• Ce mot est souvent un nom de genre et s’accompagne d’un adjectif qui désigne l’espèce : amour paternel, amour filial, amour sexuel, etc.

    Lorsque nulle épithète ne s’y joint, il est pas univoque. Pour la plupart des philosophes, il reste nom de genre, désigne tout sentiment affectueux et s’oppose à haine. Au langage mystique, au langage commun aussi, il exprime parfois des sentiments de fraternité humaine (voir aux mots Charité et Fraternité ) ou même certaines émotions devant la beauté réelle ou imaginée du Cosmos (voir ce mot ).

    Au langage le plus courant, amour désigne l’affection pour un être dont on désire, rêve ou connaît le baiser. Littré dit : « Sentiment d’affection d’un sexe pour l’autre. » Définition trop étroite et qui résout, d’un dogmatisme sournois, une grave question. Que le fait plaise ou déplaise, il y a eu, il y a des amours entre personnes du même sexe.

    Plusieurs législations condamnent l’amour homosexuel et il rencontre une opinion publique railleuse ou sévère. Est-ce parce que cette forme d’amour évite trop sûrement les pièges du génie de l’espèce ? Est-il condamné pour les mêmes raisons que le malthusianisme ? (Tout législateur est un grand repopulateur par procuration.) Est-ce parce que les religions modernes condamnent le plaisir et ne lui accordent quelque tolérance que s’il contribue aux prétendues fins de Dieu ou de la Nature ?...

    L’anarchiste obéit, en, ce domaine, à ses goûts personnels, et il ne blâme jamais les goûts innocents différents des siens. Or, il appelle innocent ce qui ne fait de mal à aucune personne réelle. Quant aux fameuses « personnes morales » ( voir ce mot ), il les considère, selon les cas, avec la plus froide indifférence ou la plus légitime hostilité.

    Solon ne punissait le non-conformisme que chez l’esclave qui le pratiquait avec une personne de condition libre. Sa loi était moins repopulatrice que protectrice de l’inégalité. En France, du XVè au XVIIè siècle, plusieurs non-conformistes furent brûlés en vertu des Etablissements de Saint Louis, mal compris, à ce qu’il semble. Le « bougre » que saint Louis faisait brûler, après jugement de l’évêque, était un hérétique. Malheureusement pour les homosexuels des siècles suivants, le mot avait changé de sens et ni les juges ecclésiastiques ni le bras séculier ne s’en étaient aperçus. Plusieurs montèrent sur le bûcher par la faute de l’Eglise et de la sémantique.

    On ne brûle plus aujourd’hui. Parfois on tue encore sournoisement. Nul n’ignore quel crime commirent contre Oscar Wilde le Code et les juges. La loi allemande punit aussi le non-conformisme. Abstraitement, la loi française est ici moins scélérate. Mais les magistrats y suppléent par de nobles subtilités et Adelsward-Fersen ne fut guère mieux traité à Paris qu’Oscar Wilde à Londres.

    Je n’ai pas le culte des définitions ( voir ce mot). Sauf en mathématiques, elles sont toujours débordées d’un côté par le défini, débordantes de l’autre. Sans se fier à elles, on tâche pourtant de les faire le moins inexactes qu’on peut. Pour ne pas exclure arbitrairement le platonisme, j’ai accordé le nom d’amour au rêve, même vague, du baiser.

    L’amour platonique n’est pas exactement l’amitié entre homme et femme. Une sexualité atténuée (platonisée, diraient précisément les psychanalystes) entre dans ce composé instable. Ici comme partout, il n’y a que des cas individuels et nos généralités disent des à peu près. L’amour de Pétrarque et de Laure s’accompagne de désir éludé par jeu ou par nécessité et si l’on ose dire, de quelque pelotage. Il est différent du sentiment de Dante pour Béatrice. Le sentiment de Dante lui-même a revêtu des nuances successives sans perdre le droit de s’appeler amour platonique : ardent et douloureux dans La Vie Nouvelle ; apaisé et comme glorieux dans Le Paradis ; presque complètement abstrait dans Le Banquet où Béatrice pâlit, se dépersonnalise, se perd presque aux brumes du symbole.

    Pour Voltaire (Dictionnaire philosophique, amour socratique, note) l’amour platonique ne fut jamais que faux semblant, où, comme il dit, « art de cacher l’adultère sous le voile ». Il explique, malicieux : « Les hommes avouaient hautement un amour qu’il était convenu que les femmes ne partageraient point... Il nous reste assez de monuments de ce temps pour nous montrer quelles étaient les mœurs que couvrait cette espèce d’hypocrisie. »

    Voltaire a raison pour beaucoup de cas. Mais le monde intérieur est plus varié qu’il ne croit. Nos classifications, bien qu’elles ne soient jamais trop riches, restent toujours insuffisantes et l’expression ne saisit qu’une partie des nuances et des formes des sentiments réels. Le platonisme fut souvent une préface hypocrite ou inquiète, une descente habile ou un glissement involontaire ; il fut parfois autre chose : le parfum, par exemple, qui reste après la liqueur bue, l’amitié charmée qui, chez les êtres tendres et sans jalousie, peut succéder aux sensualités.

    L’amour platonique nous semble un peu ridicule aujourd’hui, s’il est l’amour unique. Mais, pour le pluraliste, il peut, à côté d’émotions plus sensuelles, avoir ses heures de charme souriant. Même dans l’amour unique, si une maladie ou quelque autre obstacle s’oppose aux réalisations physiques, le platonisme apporte grâce et consolation. L’amour d’Héloïse pour Abélard diminué n’est pas simple amitié. Ce n’est pas non plus le deuil d’une veuve. Ce mélange de souvenirs, de rêve blessés, de regrets incertains, d’imaginations tendres est certes inanalysable et instable - comme tout ce qui est vivant.

    L’amour existe-t-il chez les animaux ? Chez certains, pas même la possession, ni, semble-t-il, la jouissance. La femelle du poisson écailleux abandonne ses œufs ; le mâle les féconde ensuite sans savoir, qui les a pondus. Y a-t-il quoi que ce soit qui ressemble à l’amour chez les insectes communistes, abeilles et fourmis, où le mâle est tué dès qu’il a rempli son rôle fécondateur et où une seule rencontre féconde la femelle pour toute sa vie ? La mante religieuse, certaines araignées, certaines sauterelles dévorent le mâle pendant la période ou aussitôt après. Puisqu’il accepte ce sort inévitable ou consent à ce gros risque, il faut supposer chez lui un vif attrait vers la femelle. Mais la femelle éprouve sans doute peu de plaisir, qui garde son sang-froid de chasseresse.

    Les oiseaux donnent une idée plus voisine de notre amour. Le moineau, le coq sont des mâles remarquablement doués et ardents. Le coq pose, si l’on ose dire, des lapins ; il attire parfois la femelle en poussant le même appel que s’il venait de découvrir un ver de terre. Plusieurs mammifères, le cheval, le taureau ont des allures, des fiertés, des mouvements, des regards, des cris qui disent éloquemment le désir.

    L’amour humain a pourtant ses caractéristiques et ses privilèges. Seul, l’homme n’obéit pas aux saisons et à un rythme étroit, mais aime à toute époque de l’année. Seul, il connaît les délicieuses langueurs qui suivent le baiser. Seul, il connaît les embrassements et leurs douces variantes. Son corps est sensible par toute sa surface. L’animal connaît le baiser, non la caresse. Et, sur l’étoffe de la nature, quelles brillantes ou délicates broderies dessine notre imagination...

    Mais nous savons empoisonner nos joies. La jalousie n’est pas chose exclusivement humaine ; elle prend chez l’homme une profondeur plus douloureuse. Et les pauvretés tyranniques et cruelles du sadisme, les pauvretés serviles du masochisme sont notre création.

    C’est pourquoi plusieurs condamnent l’amour ou répètent après Buffon que seul le côté physique en est bon. Supprimer les sentiments qui donnent de si grandes joies mutuelles pour mieux écarter ceux qui amènent des douleurs et des méchancetés est méthode trop appauvrisseuse. Il est d’autres moyens de tuer en soi la jalousie, l’autoritarisme, l’exclusivisme, le propriétarisme ; il est d’autres moyens de purifier l’amour de toute hostilité. Les épicuriens le savaient. Epicure et Métrodore restaient les plus parfaits des amis en aimant la même Léontium. Lucrèce fait un tableau très sombre et très âpre des amours ordinaires où « parce que le plaisir n’est point pur, des aiguillons secrets poussent à blesser l’objet même de notre frénésie. » Mais il connaît le remède aux folies, aux aigreurs et aux brutalités de l’amour unique. Il enseigne à « jeter dans les corps qu’on rencontre l’humeur amassée », à « troubler par des blessures nouvelles la blessure ancienne » et à « cueillir des voluptés exemptes de peine ».

    Notre pluralisme ( voir ce mot ), admet peut-être d’autres délicatesses que le sien, des nuances plus riches, des souvenirs plus attendris, et, à l’heure voluptueuse, un sens plus fin de ce que le baiser actuel a de saveur unique et originale.

     

    L’amour plural de Lucrèce est tourné uniquement vers le sexe. Nos choix multiples aiment des individus, les grâces personnelles de leurs caresses, de leurs paroles, de leurs pensées, de leurs sentiments. Nous aimons des uniques. Prêt à tous les accueils, l’anarchiste pluraliste distingue chaque accueilli. Il aime ce qu’il a de nouveau, de singulier, de spontané ; il ne le considère pas seulement comme une occasion, de volupté banale ou même de volupté renouvelée et originale.

    Lucrèce élimine l’amour proprement dit pour ne conserver que la volupté. À À toutes nos voluptés, sachons plutôt donner une âme et un accompagnement d’amour.

    Han RYNER

    AMOUR

    Attachement sentimental à une personne ou goût prononcé pour une chose. Telle est la définition qui, sans prétendre à être parfaite, paraît la mieux appropriée, à un mot dont on se sert couramment pour exprimer des sentiments a ce point divers, comme origine et comme nature, qu’ils n’ont presque plus aucun rapport entre eux.

    Le Français, sans violer les usages de son milieu ni les coutumes de sa langue, n’est-il pas fondé à dire :

    J’aime la musique et la peinture ? J’aime mon pays natal et l’humanité ? J’aime ma maîtresse et ma mère et quelques vieux amis ? J’aime aussi les volailles grasses et le gibier de haut goût ?

    Pourtant quelles différences profondes ne constatons-nous pas, entre le sentiment d’affectueuse gratitude éprouvé pour une mère, et le sentiment voluptueux que nous inspira notre amante ; entre l’attrait qu’exerce sur notre intellect une forme d’art, ou un genre d’étude, et le besoin que nous avons de renouveler la satisfaction gustative que nous occasionna une table bien servie !

    Plus élégante et plus précise en ceci, la langue anglaise nous offre deux termes, et non un seul, pour exprimer, sans confusion possible, tantôt les élans les plus généreux du cœur humain, et tantôt des préférences gastronomiques ou similaires.

    Il n’est pas question de jeter, à l’instar de la religion catholique, l’anathème sur les plaisirs sensuels, si légitimes et si nécessaires, ni de déclarer seuls dignes d’estime les joies platoniques et les enivrements intellectuels, mais bien de déplorer, au nom de la poésie et de la clarté, l’insuffisance fréquente des mots qui s’y rapportent.

    Notre définition ne serait point complète, en effet, si nous ne distinguions entre l’amour qui a pour objet les choses, et l’amour qui a pour objet des êtres animés, principalement les personnes humaines. Et, d’analyser ce dernier nous conduit à distinguer encore entre l’amour que l’on éprouve pour soi-même, et celui que l’on ressent pour autrui, entre l’amour idéaliste, ou familial, ou passionné, et l’amour sexuel, car les caractères n’en sont point identiques.

    L’amour de soi est représenté par l’instinct de conservation personnelle, avec le désir d’atteindre au bonheur et d’assurer son bien-être.

    Ce que l’on nomme l’amour-propre, c’est l’amour de soi conçu du point de vue moral, c’est-à-dire le respect de soi-même, en tant que mesure de préservation pour ce qu’il y a de meilleur en nous, plus le souci de notre dignité, par égard pour l’appréciation que peuvent avoir de notre conduite ceux auxquels nous avons accordé estime et affection. L’amour-propre et l’amour de soi ne sont point des défauts, mais de fort grandes qualités qui, rendant l’individu actif et de fréquentation agréable, tant en vue de son intérêt particulier qu’indirectement au profit de son entourage, méritent d’être classées parmi les vertus d’utilité sociale.

    Ni l’amour-propre ni l’amour de soi ne sont à confondre, d’ailleurs, avec l’égoïsme, qui, au point de vue de l’utilité sociale, n’est pas une vertu mais un vice, si tant est que l’on veuille bien conserver au mot égoïsme la signification consacrée par l’usage, non sans raison d’ailleurs. En effet, le mot égoïsme ne signifie pas seulement en conformité avec l’étymologie : amour de soi, mais encore et surtout : recherche des satisfactions personnelles sans considération des conséquences pour autrui. Défini ainsi, l’égoïsme apparaît nécessairement comme un remarquable facteur de tyrannie, et comme un des plus grands obstacles à l’harmonie sociale.

    L’amour, on pourrait dire le goût particulier ou le penchant, que nous avons pour certaines choses, en opposition avec l’indifférence ou l’aversion que nous éprouvons pour d’autres choses, semble provenir exclusivement des habitudes et des aptitudes transmises par notre hérédité, puis des suggestions de notre éducation première, modifiées par notre expérience propre et l’influence du milieu.

    Cet amour pour ce qui apparaît comme un prolongement de notre moi, ou bien, physiologiquement ou intellectuellement, comme une nourriture en rapport avec nos besoins, est caractérisé par un désir de possession, qui n’est point un mal, tant qu’il ne prend pas des proportions extrêmes, avec la volonté d’appropriation exclusive ou d’accaparement.

    Nous pouvons aimer les spectacles de la nature et la science, les œuvres d’art, la bonne chère et les pierres précieuses, sans en réserver pour nous seuls la jouissance à l’instar de trop nombreux maniaques qui en arrivent à ignorer le plaisir qu’il peut y avoir à faire plaisir, et oublier que, lorsqu’on a réglé toutes ses factures, on n’est jamais entièrement quitte pour cela envers l’humanité.

    L’amour que nous éprouvons pour des êtres vivants semblables à nous ou proches de nous, auxquels nous lient des sympathies, révèle à l’examen quelque chose de plus que le désir de la jouissance par la possession, surtout lorsque ne sont en jeu ni la passion érotique ni l’ardeur sexuelle.

    Ne voit-on pas fréquemment, à l’occasion de collectes publiques, de petits ménages bien modestes se priver pour porter secours, sans aucune certitude de réciprocité, à des populations lointaines dont ils n’auront, selon toute vraisemblance, jamais l’occasion de visiter le pays ? Ne vit-on point des mères, parfois des amantes, se résigner à de cruelles séparations pour assurer le bonheur d’un être cher ? Beaucoup de gens ne prennent-ils point sur leurs loisirs ou leurs économies, non seulement pour soulager des détresses cachées, mais encore pour éviter aux animaux de mauvais traitements, aux arbres des forêts la destruction, alors qu’ils ne bénéficieront point de l’ombre de ceux-ci, et que le martyre de ceux-là se produit loin de leurs regards ?

    C’est que les habitudes millénaires de l’entr’aide, plus forte que les rivalités de tous genres, ont établi entre des êtres, même appartenant à des races ou des espèces différentes, une solidarité qui souvent se manifeste par des actes spontanés, exempts de calcul.

    C’est que les personnes que nous aimons, en lesquelles nous nous retrouvons, ne sont pas seulement un prolongement de nous-mêmes, mais un peu de nous-mêmes, d’où une participation indirecte, parfois très vive, à leurs souffrances et à leurs joies.

    Et ceci nous amène à considérer l’amour, dans sa forme la plus idéaliste : la recherche du bonheur personnel par la conscience du bonheur d’autrui, même lorsque celui-ci se paye du sacrifice de notre plaisir ou de notre sécurité.

    L’instinct maternel, l’amitié, le mysticisme social en offrent de fréquents exemples.

    On ne peut en dire autant de l’amour lorsqu’il est dicté par l’attirance sexuelle. Rien ne dispose mieux, en effet, à une véritable frénésie d’appropriation, à une soif plus marquée d’égoïstes extases, en dépit des apparences.

    Lorsque la violence exquise et brutale de ces appétits se tempère, ce n’est, principalement chez l’homme, que dans la mesure où interviennent des sentiments plus durables et plus doux : la tendresse partagée, l’estime mutuelle, la communauté des habitudes et des aspirations. Ainsi, selon les tempéraments, les circonstances et le degré d’éducation, l’amour sexuel est-il susceptible de prendre des formes variées.

    Lorsque l’on dit que des animaux ou des gens sont en amour, c’est pour exprimer en termes atténués qu’ils sont en rut. Et le rut, c’est la forme la plus rudimentaire de l’attirance sexuelle, ce n’est que le besoin impérieux d’apaiser par le coït les ardeurs dont, à intervalles réguliers, sont le siège les organes génitaux masculins et féminins. La caractéristique du rut c’est de ne s’embarrasser guère d’idéalisme et de sentimentalité. Pour le plaisir de l’accouplement, le mâle cherche une femelle, la femelle aguiche un mâle. L’essentiel est qu’ils ne soient pas trop déplaisants. Et l’on se quitte sans regrets excessifs, lorsque la fringale est passée.

    Mais voici où la cérébralité intervient : les sens sont assoupis, la sexualité sans exigences. Et, tout à coup, à l’instant où, perdu dans la foule, on ne pensait guère à une idylle, un regard entre mille autres vous emplit d’un trouble étrange, un visage, une démarche entre-aperçus, fixent irrésistiblement votre attention, sans que l’on puisse démêler la cause exacte d’un attrait si puissant et si soudain. On ne se connaît point ; on n’a pas eu le loisir de s’étudier, d’apprécier ses qualités et ses défauts, ni ce que sera le contact des épidémies. Et pourtant l’on se sent pris par quelque chose de mystérieux, qui n’est point de l’amitié, et ne peut être de l’estime, qui est plus captivant et plus fort que de la sympathie et, précédant le désir, ne peut être confondu avec lui. Question d’esthétique en conformité d’ensemble avec les silhouettes de nos rêves ? Affinités charnelles obscurément révélées par d’imperceptibles détails ? On ne sait pas toujours. On ne saura peut-être jamais. Toujours est-il que c’est de cette manière que débutent très souvent les liaisons qui comptent le plus dans une existence, et représentent le mieux des liaisons d’amour, sinon par la durée, du moins par l’intensité des souvenirs qu’elles nous laissent.

    Beaucoup plus explicable et plus banal est l’amour qui s’ébauche par une camaraderie toute platonique, laquelle évolue jusqu’à l’amitié et, au premier rayon de soleil du printemps, fait se retrouver les gens dans le même lit.

    Ces tièdes associations sont fréquemment heureuses et durables, parce qu’elles dégénèrent souvent en habitudes, et sont rarement bouleversées par des tempêtes passionnelles.

    Dans un cas comme dans l’autre, il est à remarquer que ce qui a fixé le désir sexuel exclusivement sur une personne, ou tout ou moins concentré sur elle pour un temps nos préférences, c’est quelque chose d’intellectuel ou de sentimental, qui n’a que des rapports éloignés avec le besoin physiologique d’accomplir un acte reproducteur que rien n’empêcherait d’accomplir avec beaucoup d’autres personnes.

    Il y a eu admiration pour la beauté des formes, attrait pour ce que révèlent des pensées intimes l’attitude et l’expression du visage. Il peut y avoir eu simple rapprochement affectueux dû à la ressemblance des caractères, quelquefois même à la compassion pour une faiblesse ou une déchéance. Lorsque, inévitablement, surgit le feu du désir, au lieu de s’étendre au hasard, il suit la voie déjà tracée par le culte de la beauté, ou de la vérité, ou de la bonté. Ce qui ne signifie pas qu’il ne s’éteigne point si la satisfaction des sens ne se trouve en complément des autres attraits. L’attirance sexuelle n’est pas seulement le rut ; elle est déterminée par des éléments très complexes Mais elle ne dure point et fait place à une simple estime ou à une familiale affection là où le rut ne découvre point sa part.

    L’homme - et la femme est comprise dans cette expression - n’est ni un ange ni une bête... C’est un ange monté sur une bête qui réclame du foin, et se cabre et hennit de révolte lorsque la brise apporte à ses naseaux la senteur aphrodisiaque des forêts.

    Mais idéalisé, ennobli d’intelligence et de savoir, ou purement sensuel, l’amour doit être libre.

    Il se suffit à lui-même dès l’instant que, sans nuire à personne, i1 embellit notre existence et contribue à notre bonheur.

    Il n’a pas besoin de l’excuse de la procréation, qui en est seulement la conséquence normale, ni d’une sanction légale ou religieuse, qui ne sont que règlement d’intérêts ou simples formalités conventionnelles. En lui-même, il contient sa poésie et sa justification.

    La fumée de l’encens, et la lecture monotone du code civil sont incapables de faire naître l’amour où il n’existe point, de lui conférer de la moralité où il n’est que vil marchandage. L’arbitraire du législateur est impuissant à rétablir en fait l’union des. âmes, et l’appétit des sens, au sein des foyers où n’existe plus qu’animosité et que haine.

    Quelle que soit la forme des unions, ce qui en fait la beauté morale c’est la saine jeunesse et l’attachement des conjoints, l’affectueuse harmonie de leur vie intime, la constante amitié qu’ils se portent dans les épreuves de l’existence.

    Et c’est seulement en raison de ces vertus, et non de leur caractère légitime ou illégitime que nous devrions apprécier les couples humains.

     

    Tout le reste n’est que décor, souci des apparences, ou sacrifice à certaines nécessités.

    Admettre le principe de la liberté de l’amour, ce n’est pas nécessairement faire de la promiscuité la règle ; ce n’est ni condamner les liaisons durables, ni fournir des excuses à ceux qui, sans considération des tristes réalités de la vie sociale présente, sèment autour d’eux le désespoir, pour la satisfaction des caprices sans lendemain.

    Mais c’est reconnaître l’égalité parfaite de l’homme et de la femme devant une morale unique ; c’est revendiquer hautement pour tous, comme pour nous-même, le droit d’aimer qui nous plaît, suivant le mode qui nous convient, de nous accorder sans cesser de nous appartenir, sans autre condition que la réciprocité du désir, sans autre obligation que de prendre sous notre responsabilité le dommage que notre conduite aurait pu apporter dans l’existence d’autrui.

    Ce principe devrait être à la base des accords conjugaux dans une organisation sociale rationnelle, dont le but serait la collaboration des efforts de tous pour assurer à chacun le maximum de bien-être et de liberté avec le minimum de contrainte et de concessions, et non l’assujettissement permanent de l’individu à des dogmes surannés, ou pour des fins étrangères aux siennes.

    Jean MARESTAN

    AMOUR, AMOUR EN LIBERTÉ, CAMARADERIE AMOUREUSE

    Sous l’appellation d’amour, on peut comprendre force définitions. La mienne, dans cet article, sera la suivante. Par amour, j’entends tantôt l’attirance ou la passion sexuelle, tantôt le désir et la satisfaction de l’appétit sexuel, satisfaction manifestée ou par le coït ou réalisée par le besoin de toucher, caresser, embrasser quelqu’un du sexe opposé, voire de jouir de sa présence, s’entretenir avec lui. (Nystrom : La vie sexuelle et ses lois ; Forel : La question sexuelle ; Robert Michels : Sexual Ethics.)

    Individualiste anarchiste, je ne pose nullement comme un dogme que l’attraction, l’appétit, le désir sexuels - l’Amour donc - ait seulement pour origine les appas ou attraits extérieurs de l’être aimé, le fait qu’elle ou il vous « porte à la peau ». Bien au contraire, surtout lorsqu’il s’agit d’unités humaines sélectionnées comme le sont les anarchistes, l’amour peut tout aussi bien avoir pour cause la sensibilité de l’être aimé, son caractère, son intellectualité, sa nature affectueuse, les aventures dont est remplie son existence, l’activité-raison d’être de sa personnalité, ses manifestations de tendresse à votre égard, même sa persistance dans le désir. Il n’est pour moi aucun motif d’attirance ou de sympathie qui soit supérieur ou inférieur à un autre.

    Par liberté de l’amour, amour libre, amour en liberté, liberté sexuelle j’entends l’entière possibilité pour une ou un camarade, d’en aimer un, une, plusieurs autres simultanément (synchroniquement), selon que l’y pousse ou l’y incite son déterminisme particulier.

    En ce qui me concerne, individualiste anarchiste, je conçois cette possibilité, cette liberté sans égard aucun aux lois édictées par les gouvernants en matière de mœurs, aux habitudes reçues ou acceptées en fait de moralité par les sociétés humaines actuelles. Pour moi, la liberté de l’amour se conçoit « par delà le bien et le mal » conventionnels.

    Dans un milieu individualiste anarchiste, la liberté de l’amour se comprend, logiquement, en dehors de l’état civil, de la situation sociale, de l’apparence extérieure, de l’opinion publique, de la consanguinité ; elle n’a pas égard aux préjugés courants sur la pudeur, la virginité, le vice, la vertu, la considération, l’estime, la réputation, la fidélité sexuelle, etc. Elle ne tient pas compte du fait que l’être désiré ou aimé cohabite ou entretient déjà des relations amoureuses.

    Dans un milieu anarchiste individualiste, on considère comme éminemment ridicule qu’il soit réservé à un seul sexe de proposer l’expérience amoureuse, comme s’il n’appartenait pas tout autant à la compagne qu’au compagnon de faire connaître son désir de relations amoureuses. Dans un tel milieu, où l’on considère l’amour comme une question de puissance non de quantité, où on aime tous ceux et autant qu’on peut aimer sans limite autre que la capacité individuelle, il est logique qu’on considère tout et toute camarade comme un amant ou un compagnon, comme une amante ou une compagne possible, en perspective. Nulle, nul, ne saurait trouver à redire à s’y voir sollicité en vue d’une expérience amoureuse, quels que soient la, le, les camarades qui en fassent la proposition. Et cela dans n’importe, quelles circonstances ou conditions. Nul « tiers » ne saurait opposer un obstacle à la proposition de l’expérience amoureuse, à plus forte raison à sa réalisation. Dans la mesure de ses possibilités, au contraire, chacun facilitera la pratique de la liberté de l’amour considérant son geste comme un acte de camaraderie.

    En effet, l’expérience amoureuse à mon sens n’est pas seulement une manifestation d’égoïsme pur, une recherche de jouissance, de plaisir physique ou sentimental, dans le but d’augmenter la somme de bonheur individuel, je la considère comme une expérience de la vie individualiste, comme un aspect de la camaraderie qui réunit les uns aux autres les individualistes anarchistes. Voilà pourquoi les manifestations amoureuses rentrent dans le cadre de la camaraderie intersexuelle et toute, tout individualiste peut considérer comme incomplète une camaraderie qui n’incluerait pas l’expérience amoureuse.

    Par suite, dans un milieu individualiste anarchiste, où l’on a fait table rase des préjugés traditionnels, de la morale religieuse et laïque, le sentiment - autre nom pour désigner l’attraction et la sympathie sexuelle - ne se conçoit pas sur un plan métaphysique ou extraphysiologique. L’impression sentimentale n’est ni mystique ni inexplicable ; elle peut parfaitement être élucidée, raisonnée, analysée.

    Comme tous les autres produits de la sensibilité individuelle, le sentiment est susceptible d’éducation, d’entretien, de culture intensive et extensible. On peut vouloir être plus sentimental qu’on se trouve actuellement et y parvenir, comme on peut arriver, par des soins appropriés, à faire rendre à un arbre ou à une terre de plus gros fruits ou des épis plus volumineux. On peut s’éduquer en vue d’être aimant, tendre, affectueux, caressant, etc.

    C’est en prenant en considération toutes ces remarques que par amour libre j’entends des rapports sexuels aussi libres, aussi variables et aussi multiples, au sein des milieux individualistes anarchistes, que le sont ou devraient l’être entre camarades de sexe opposé les rapports intellectuels ou moraux. On ne saurait comprendre, en effet, pourquoi les manifestations amoureuses devraient être mises de côté dans les relations qu’entretiennent des camarades.

    La question de la camaraderie passant au premier plan, - toutes réserves étant faites quant aux tempéraments « solitaires » ou « amoureux uniques » exceptionnels, ou encore quant à certaines répugnances personnelles décidément invincibles - aucune, aucun camarade sain, normal, ne se refusera à tenter l’expérience de camaraderie amoureuse dès lors qu’elle est proposée par une ou un camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d’affinités affectives, sentimentales, voire intellectuelles - qui en retirerait une si grande joie, le plaisir n’étant pas moindre chez celle ou celui qui accepte la proposition.

    A vrai dire, dans un milieu individualiste anarchiste dont les constituants ont. été sélectionnés sur la base des affinités personnelles, le refus ne peut être qu’exceptionnel, étant bien entendu que toute conception de la liberté de l’amour implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté entière de se refuser à qui vous déplaît. Mais pas plus que le refus de participer à la production dans un milieu de camarades producteurs ou de s’associer à un effort quelconque en vue de rendre plus intense la joie de l’association à laquelle on appartient - le refus de camaraderie amoureuse ne saurait être l’effet du caprice, de la coquetterie, du désir de faire souffrir ou de troubler l’harmonie du groupe auquel on appartient. Je pose en thèse que dans le domaine de l’amour, des manifestations amoureuses, les individualistes anarchistes ne peuvent vouloir se faire souffrir davantage que dans les autres expériences de la vie en camaraderie.

    Du Xe au XVIe siècle, il a existé des groupements mystico-anarchistes où le toutes à tous, tous à toutes a été pratiqué avec ce résultat que ceux qui en faisaient partie ignoraient la misère, ne réglaient pas leurs différends au moyen de juges ou par l’emploi de la violence physique, ignoraient maîtres et serviteurs. Les enfants surtout apparaissent comme merveilleusement choyés. Les documents qui demeurent des persécutions qui leur furent infligées, quand ces milieux devenaient trop importants, stigmatisent en termes véhéments et leur promiscuité et l’ignorance de paternité en laquelle leurs enfants étaient tenus. C’est l’abomination de la désolation pour ces juges, pour la plupart ecclésiastiques, puisqu’il s’agissait de sectes hérétiques. Ce n’est pas une des inconséquences les moins curieuses de ces tribunaux composés d’hommes voués au célibat volontaire de se mettre à ratiociner sur des faits échappant à leur compétence.

    En régime de promiscuité sexuelle, ou de communisme sexuel, l’enfant est infiniment plus choyé qu’en régime familial. Les éléments masculins ignorent quels sont leurs enfants, aussi ceux d’entre eux qui ont des sentiments paternels les manifestent-ils généralement à l’égard de tous les enfants du groupe auxquels ils appartiennent et, par suite du sentiment acquis, à tous les enfants des milieux où ils passent.

    Je considère que le toutes à tous, tous à toutes est l’aboutissement normal et inévitable de l’application sincère et logique des théories de l’amour libre et de la liberté sexuelle. Parmi les individualistes anarchistes, naturellement, cette formule ne se conçoit appliquée que dans des milieux volontairement, librement choisis par celles et ceux qui les constituent.

    Même en laissant de côté toute conception doctrinale, il est clair que dans tout milieu sélectionné, petit ou grand, où les occasions de jouissance amoureuse, physique ou sentimentale, seraient en abondance, les ruptures amoureuses perdraient leur caractère brusque, tranché, blessant. D’ailleurs, comme les mots « toujours » et « jamais » ont une apparence et une signification trop dogmatiques pour les admettre autrement que relativement dans le vocabulaire individualiste anarchiste, si c’est « en camarades » qu’on se lie amoureusement, c’est « en camarades » qu’on se délie : sans aigreur, sans âpreté, avec douceur, en amis disposés à recommencer l’expérience amoureuse le lendemain même de sa fin, le cas échéant. A la vérité, de bons camarades ne s’imposent pas la cessation de leurs relations amoureuses ; quand ils y mettent un terme, c’est qu’ils sont d’accord l’un et l’autre.

    La liberté de l’amour implique que ceux qui la pratiquent possèdent une éducation sexuelle étendue et pratique. Tout essai de vie amoureuse sous-entend, parmi les individualistes anarchistes, que ceux qui la tentent sont au courant de l’hygiène sexuelle, des moyens à employer pour se préserver de toute contamination vénérienne, éviter les suites de tout rapport sexuel suspect ou douteux.

    On s’est demandé pourquoi des idées semblables à celles que je viens d’exposer rencontrent, particulièrement parmi l’élément féminin des milieux anarchistes - individualistes comme communistes, d’ailleurs - une mécompréhension qui est souvent de l’hostilité. Sans nier les autres causes dont l’examen approfondi allongerait démesurément cet article, on peut attribuer cette opposition à la persistance de l’éducation religieuse chez les compagnes anarchistes. Dans les pays protestants, l’idée qui présida à la Réforme, la réaction du fond contre la forme, de l’esprit contre la matière, de la foi sur les œuvres aboutit, en matière de mœurs, officiellement bien entendu, aux mêmes déviations, à la même mutilation, au même mépris de l’oeuvre de chair que dans les pays catholiques. Sous le déguisement de préceptes moraux, on y retrouve les commandements de l’Eglise romaine : « Impudique point ne seras de corps ni de consentement. - Désirs impurs rejetteras pour garder ton corps chastement. - Œuvre de chair ne consommeras qu’en mariage seulement. » Ces préjugés sont parmi les plus tenaces à déraciner et c’est pourquoi pour maint esprit averti, l’émancipation sexuelle de la femme, l’éducatrice naturelle de l’enfant, semble devoir passer avant toutes les autres émancipations. Quand on serre la question d’un peu près, il n’est pas difficile de s’apercevoir que l’émancipation réelle de la femme dépend de son émancipation religieuse absolue et de son émancipation sexuelle. C’est seulement quand elle s’est débarrassée de la notion Dieu et de la notion moralité qu’elle est délivrée de la superstition et de l’ascétisme, de l’autel et du trône, du prêtre et du mari. La femme qui « a de la religion » et la femme qui « a des mœurs » sont les deux piliers de l’esclavage féminin individuel et du conservatisme social féminin. Elles le sont par surcroît de l’ignorance et de l’exploitation où croupissent la généralité des hommes.

    E. Armand.

     


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  • A BAS LES CHEFS !

              Nous ne sommes plus au temps fabuleux de saturne, où le père dévorait ses enfants; ni au temps judaïque d’Hérode, où Légion massacrait toute une génération de frêles innocents; ce qui, après tout, n’a pas empêché Jésus d’échapper au massacre et Jupiter à la dévoration. Nous vivons une époque où l’on ne tue plus guère les enfants par le glaives ou la dent, et où il paraît assez naturel que les jeunes enterrent les vieux. Enterrons donc tout ce qui a fait son temps. ¾ hercule est mort. Pourquoi chercher à le ressusciter ? On ne pourrait, tout au plus, que le galvaniser. La massue est moins forte que le salpêtre, le salpêtre est moins fort que la pile électrique, et la pile électrique est moins forte que l’Idée ¾ A toute idée présente et à venir, salut !

     

              L’Autorité a régné si longtemps, sur les hommes, elle a tellement pris possession de l’Humanité, qu’elle a laissé partout garnison dans son esprit. Aujourd’hui encore, il est difficile, autrement qu’en idée, de la saper de fond en comble. Chacun des civilisés est pour elle une forteresse qui, sous la garde des préjugés, se dresse en ennemi sur le passage de la Liberté, cette envahissante amazone. Ainsi, tels qui se croient révolutionnaires et ne jurent que par la liberté, proclament néanmoins la nécessité de la Dictature; comme si la dictature n’excluait pas la liberté, et la liberté la dictature.

     

              Que de grands enfants, à vrai dire, parmi les révolutionnaires ! Et de grands enfants qui tiennent à leur dada; à qui il faut la République démocratique et sociale, sans doute, mais avec un empereur ou un dictateur, ce qui est tout un, pour la gouverner : gens montés à califourchon, et la face tournée vers la croupe, sur leur carcasse d’âne, et qui, les yeux fixés sur la perspective du Progrès, s’en éloignent d’autant plus qu’ils font plus de chemin pour s’en rapprocher ¾ les pieds dans cette position, galopant du côté opposé au-devant de la tête.

     

              Ces révolutionnaires-là, politiqueurs au cou pelé, ont conservé, avec l’empreinte du collier, la tache morale de la servitude, le torticolis du despotisme. Hélas ! Ils ne sont que trop nombreux parmi nous. Ils se disent républicains, démocrates ou socialistes, et ils n’ont de penchant et ils n’ont d’amour que pour l’autorité au bras de fer, au front de fer, au cœur de fer; plus monarchistes en réalité que les monarchiens, qui à côté d’eux pourraient presque passer pour des an-archistes.

     

              La Dictature, qu’elle soit une hydre à cent têtes ou à cent queues, qu’elle soit démocratique ou démagogique, ne peut assurément rien pour la liberté; elle ne peut que perpétuer l’esclavage, au moral comme au physique. Ce n’est pas en enrégimentant un peuple d’ilotes sous un joug de fer, puisque fer il y a, en l’emprisonnant dans un uniforme de volontés proconsulaires, qu’il en peut résulter des hommes intelligents et libres. Tout ce qui n’est pas la liberté est contre la liberté. La liberté n’est pas chose qui puisse s’octroyer. Il n’appartient pas au bon plaisir de quelque personnage ou comité de salut public que ce soit de la décréter, d’en faire largesses.

     

              La dictature peut couper des têtes d’hommes, elle ne saurait les faire croître et multiplier; elle peut transformer les intelligences en cadavres, elle ne saurait transformer les cadavres en intelligence; elle peut faire ramper et grouiller sous sa botte de verges les esclaves, comme des vers ou des chenilles, les aplatir sous son pas pesant - mais seule la liberté peut donner des ailes. Ce n’est que par le travail libre, le travail intellectuel et moral que notre génération, civilisation ou chrysalide, se métamorphosera en vif et brillant papillon, revêtira le type humain et prendra son essor dans l’Harmonie.

     

              Bien des gens, je le sais, parlent de la liberté sans la comprendre. Ils n’en ont ni la science ni même le sentiment. Ils ne voient jamais dans la démolition de l’Autorité régnante qu’une substitution de nom ou de personnes; ils n’imaginent pas qu’une société puisse fonctionner sans maîtres ni valets, sans chefs ni soldats; ils sont pareils, en cela, à ces réacteurs qui disent : « Il y a toujours eu des riches et des pauvres. Il y en aura toujours. Que deviendrait le pauvre sans le riche ? Il mourrait de faim. »

     

              Les démagogues ne disent pas tout à fait cela mais ils disent : « Il y a toujours eu des gouvernants et des gouvernés, il y en aura toujours. Que deviendrait le peuple sans gouvernement ? Il croupirait dans l’esclavage. » Tous ces antiquaires-là, les rouges et les blancs, sont un peu compères et compagnons; l’anarchie, le libertarisme bouleverse leur misérable entendement, entendement encombré de préjugés ignares, de niaises vanités, de crétinisme. Plagiaires du passé, les révolutionnaires rétrospectifs et rétroactifs, les dictaturistes, les inféodés à la force brutale, tous ces autoritaires cramoisis qui réclament un pouvoir sauveur, croasseront toute leur vie sans trouver ce qu’ils désirent. Semblables aux grenouilles qui demandent un roi, on les voit et on les verra toujours changer  leur Soliveau pour une Grue, le gouvernement de Juillet pour un gouvernement de Février, les massacreurs de Rouen pour les massacreurs de Juin, Cavaignac pour Bonaparte, et demain, s’il se peut, Bonaparte pour Blanqui...

     

              S’ils crient un jour : « A bas la garde municipale ! » c’est pour crier  l’instant d’après : « Vive la garde mobile ! » Ou bien ils troquent la garde mobile contre la garde impériale, comme ils troqueraient la garde impériale contre les bataillons révolutionnaires. Sujets ils étaient, sujets ils sont, sujets ils seront. Ils ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font. Ils se plaignent la veille de n’avoir pas l’homme de leur choix, ils se plaignent le lendemain de l’avoir trop.

     

              Enfin, à tout moment et à tout propos, ils invoquent l’Autorité «  au long bec emmanché d’un long cou », et ils trouvent surprenant qu’elle les croque, qu’elle les tue ! (1) Qui se dit révolutionnaire et parle de dictature n’est qu’un dupe et un fripon, un imbécile ou un traître; imbécile et dupe s’il la préconise comme l’auxiliaire de la Révolution sociale, comme un mode de transition du passé au futur, car c’est toujours conjuguer l’Autorité à l’indicatif présent; fripon et traître s’il ne l’envisage que comme un moyen de prendre place au budget et de jouer au mandataire sur tous les modes et dans tous les temps.

     

              Combien de nains, certes, qui ne demanderaient pas mieux que d’avoir des échasses officielles, un titre, des appointements, un représentation quelconque pour se tirer de la fondrière où patauge le commun des mortels et se donner des airs de géants ! Le commun des mortels sera-t-il toujours assez sot pour fournir un piédestal à ces pygmées ? Faudra-t-il toujours s’entendre dire : « Mais vous parlez de supprimer les élus du suffrage universel, de jeter par les fenêtres la représentation nationale et démocratique, que mettrez-vous à la place ? Car enfin, il faut bien quelque chose, il faut bien que quelqu’un commande : un comité de salut public, alors ? Vous ne voulez plus d’un empereur, d’un tyran, cela se comprend; mais qui le remplacera, un dictateur ?... Car tout le monde ne peut pas se conduire, et il en faut bien un qui se dévoue à gouverner les autres... »

     

              Eh ! Messieurs ou citoyens, à quoi bon le supprimer, si c’est pour le remplacer. Ce qu’il faut c’est détruire le Mal et non le déplacer. Que m’importe à moi qu’il porte tel nom ou tel autre, qu’il soit ici ou là, sous ce masque ou sous cette allure, il est encore et toujours en travers de mon chemin - On supprime un ennemi, on ne le remplace pas. La dictature, la magistrature souveraine, la monarchie, pour bien dire - car reconnaître que l’Autorité, qui est le mal, peut faire le bien, n’est-ce pas se déclarer monarchiste, sanctionner le despotisme, apostasier la Révolution ? Si on leur demande, à ces partisans absolus de la force brutale, à ces prôneurs de l’autorité démagogique et obligation, comment ils l’exerceront, de quelle manière ils organiseront ce pouvoir fort : les uns vous répondent, comme feu Marat, qu’ils veulent une dictature avec des boulets aux pieds et condamné par le peuple à travailler pour le peuple. D’abord distinguons : ou ce dictateur agira par la volonté du peuple, et alors il ne sera pas tellement dictateur, ce ne sera qu’une cinquième roue à un carrosse ou bien il sera réellement dictateur, il aura en mains guides et fouet, et il n’agira que d’après son bon plaisir, c’est-à-dire au profit exclusif de sa divine personne.

     

              Agir au nom du peuple c’est agir au nom de toute le monde, n’est-ce pas ? Et tout le monde n’est pas scientifiquement, harmoniquement, intelligemment révolutionnaire. Mais j’admets, pour me conformer à la pensée des blanquistes par exemple ¾ cette queue de carbonarisme, cette franc-maçonnerie ba-bé-bi-bou-viste, ces invisibles d’une nouvelle espèce, cette société d’intelligences... secrètes, - qu’il y a peuple et peuple, le peuple des frères initiés, les disciples du grand Architecte populaire, et le peuple ou tourbe de profanes.

     

              Ces affiliés, ces conspirateurs émérites s’entendront-ils toujours avec eux ? Seront-ils toujours d’accord sur toutes les questions et dans toutes leurs sections ? Qu’un décret soit lancé sur la propriété ou sur la famille ou sur quoi que ce soit les uns le trouveront trop radical, les autres pas assez. Mille poignards, pour lors, se lèveront mille fois par jour contre le forçat dictatorial. Il n’aurait pas deux minutes à vivre celui qui accepterait un pareil rôle. Mais il ne l’acceptera pas sérieusement, il aura sa coterie, tous les hommes de curée qui se serreront autour de lui, et lui feront un bataillon sacré de valets pour avoir les restes de son autorité, les miettes du Pouvoir. Alors il pourra peut-être bien ordonner au nom du peuple, je ne dis pas le contraire, mais, à coup sûr, contre le peuple. Il fera fusiller ou déporter tout ce qui aura des velléités libertaires.

     

              Comme Charlemagne ou je ne sais plus quel roi, qui mesurait les hommes à la hauteur de son épée, il fera décapiter toutes les intelligences qui dépasseront son niveau, il proscrira tous les progrès qui tendront plus loin que lui. Il fera comme tous les hommes de salut public, comme les politiques de 93, émules des jésuites de l’Inquisition. Il propagera l’abêtissement général, il anéantira l’initiative particulière, il fera la nuit sur le jour naissant, les ténèbres sur l’idée sociale, il nous replongera, mort ou vif, dans le charnier de la civilisation, il fera du peuple, au lieu d’une autonomie intellectuelle et morale, une automatie de chair et d’os, un corps de brutes. Car, pour un dictateur politique comme pour un dictateur Jésuite, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, ce qu’il y a de bon, c’est le cadavre !...

     

              D’autres, dans leur rêve de dictature, diffèrent quelque peu de ceux-ci,  en ce sens qu’ils ne veulent pas de la dictature d’un seul, d’un Samson uni-tête, mais à mille ou à cent mâchoires de baudet, de la dictature des petites merveilles du prolétariat, réputées par elles intelligentes parce qu’elles ont débité un jour ou l’autre quelques banalités en prose ou en vers, qu’elles ont barbouillé leurs noms sur les listes du scrutin ou sur les registres de quelque petite chapelle politico-révolutionnaire; la dictature enfin des têtes et des bras à poils pour faire concurrence aux Ratapoils  et avec mission, comme de juste, d’exterminer les aristocrates ou les philistins.

     

              Ils pensent comme les premiers, que le mal n’est pas tant dans les institutions liberticides que dans le choix des hommes tyranniques. Égalitaires de nom, ils sont pour les castes en principe. Et en mettant au pouvoir les ouvriers à la place des bourgeois, ils ne doutent pas que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mettre les ouvriers au pouvoir ! En vérité, il faut ne plus se souvenir. N’avons-nous pas eu Albert au gouvernement provisoire ? Est-il possible de voir rien de plus crétin ? Qu’a-t-il été, sinon un plastron ?

     

              A l’Assemblée constituante ou législative, nous avons eu les délégués lyonnais; s’il fallait juger des représentés par les représentants, ce serait un triste échantillon de l’intelligence des ouvriers de Lyon. Paris nous a gratifié de Nadaud, nature épaisse, intelligence de mortier, qui rêvait la transformation de sa truelle en sceptre présidentielle ¾ l’imbécile ! Puis aussi Corbon, le révérend de l’Atelier, et peut-être bien le moins jésuite, car lui, du moins, n’a pas tardé à jeter le masque et à prendre place au milieu et côte à côte des réacteurs (2) Tels sur les marches du trône les courtisans sont plus royalistes  que le roi, tels sur le degrés de l’autorité officielle ou légale les ouvriers républicains sont plus bourgeois que les bourgeois. Et cela se comprend : l’esclave affranchi et devenu maître exagère toujours les vices du planteur qui l’a éduqué. Il est d’autant plus disposé à abuser du commandement qu’il a été enclin ou forcé à plus de soumission et à plus de bassesse envers ses commandeurs.

     

               Un comité dictatorial composé d’ouvriers est certainement ce que l’on pourrait trouver de plus gonflé de suffisance et de nullité et, par conséquent, de plus anti-révolutionnaire. Si l’on veut prendre au sérieux le mot de salut public, c’est d’abord, en toute occasion, d’évincer les ouvriers de toute autorité gouvernementale et ensuite, et toujours, d’évincer le plus possible de la société l’autorité gouvernementale elle-même (Mieux vaut au pouvoir des ennemis suspects que des amis douteux.) L’autorité officielle ou légale, de quelque nom qu’on la décore, est toujours mensongère et malfaisante. Il n’y a de vrai et de bienfaisant que l’autorité naturelle ou anarchique. Qui fut autorité en fait et en droit en 48 ?

     

              Est-ce le gouvernement provisoire, la commission exécutive, Cavaignac ou Bonaparte ? (3) Ni l’in ni l’autre. Car s’ils avaient en main la force brutale, ils n’étaient eux-mêmes que des instruments, les rouages engrenés de la réaction; ils n’étaient donc pas des moteurs, mais des machines. Toutes les autorités gouvernementales, même les plus autocratiques, ne sont que cela. Elles fonctionnent par la volonté d’une faction et au service de cette faction, sauf les accidents d’intrigues, les explosions d’ambition comprimée. La véritable autorité en 48, l’autorité de salut universel ne fut donc pas dans le gouvernement, mais, comme toujours, en dehors du gouvernement, dans l’initiative individuelle : Proudhon fut son plus éminent représentant (je parle dans le peuple et non dans la Chambre) C’est en lui que se personnifia l’agitation révolutionnaire des masses. Et pour cette représentation-là, il n’est besoin ni de titre, ni de mandat légalisés. Son seul titre, il lui venait de son travail, c’était sa science, son génie. Son mandat, il ne le tenait pas des autres, des suffrages arbitraires de la force brute, mais de lui seul, de la conscience et de la spontanéité de sa force intellectuelle.

     

              Autorité naturelle et anarchique, il eut toute la part d’influence à laquelle il pouvait prétendre. Et c’est une autorité qui n’a que faire des prétoriens, car elle est la dictature de l’Intelligence : elle échauffe et elle vivifie. Sa mission n’est pas de garrotter ni de raccourcir les hommes, mais de les grandir de toute la hauteur de la tête, mais de les développer de toute la force d’expansion de leur nature mentale. Elle ne produit pas, comme l’autre, des esclaves au nom de la liberté publique, elle détruit l’esclavage au nom de l’autorité privée. Elle ne s’impose pas à la plèbe en se crénelant dans un palais, en se cuirassant de mailles de fer, en chevauchant parmi ses archers, comme les barons féodaux ¾  elle s’affirme dans le peuple, comme s’affirment les astres dans le firmament, en rayonnant sur ses satellites ! (4)

     

              Quelle puissance plus grande aurait eue Proudhon, étant au gouvernement ? Non seulement il n’en aurait pas eu davantage, mais il en aurait eu beaucoup moins, en supposant même qu’il eût pu conserver au pouvoir ses passions révolutionnaires. Sa puissance lui venant du cerveau, tout ce qui aurait été de nature à porter entrave au travail de son cerveau aurait été une attaque de sa puissance. S’il eût été un dictateur botté et éperonné, armé de pied en cap, investi de l’écharpe et de la cocarde suzeraines, il eût perdu à politiquer avec son entourage tout le temps qu’il a employé à socialiser les masses. Il aurait fait de la réaction au lieu de faire de la révolution.

     

              Voyez plutôt le châtelain du Luxembourg, Louis Blanc, le mieux intentionné peut-être de tout le gouvernement provisoire, et cependant le plus perfide, celui qui a tiré les marrons du feu pour la réaction; qui a livré les ouvriers sermonnés aux bourgeois armés; qui a fait comme font tous les prédicateurs en soutane ou à rubans autoritaires, qui a prêché la charité chrétienne aux pauvres afin de sauver le riche (5) Les titres, les mandats gouvernementaux ne sont bons que pour les nullités qui, trop lâches pour être quelque chose par elles-mêmes, veulent paraître. Ils n’ont de raison d’être que pour la raison de ces avortons.

     

              L’homme fort, l’homme d’intelligence, l’homme qui est tout par le travail et rien par l’intrigue, l’homme qui est le fils de ses oeuvres et non le fils de son père, de son oncle ou de n’importe quel patron, n’a rien à démêler avec ses attributions carnavalesques; il les méprise et il les hait comme un travestissement qui souillerait sa dignité, comme quelque chose d’obscène et d’infamant. L’homme faible, l’homme ignorant, mais qui a le sentiment de l’humanité, doit les redouter aussi : il ne lui faut pour cela qu’un peu de bon sens. Car si toute arlequinade est ridicule, de plus elle est odieuse, c’est quand elle porte latte !

     

              Tout gouvernement dictatorial, qu’il soit entendu au singulier ou au pluriel, tout Pouvoir démagogique ne pourrait que retarder l’avènement de la révolution sociale en substituant son initiative, quelle qu’elle fût, sa raison omnipotente, sa volonté civique et forcée à l’initiative anarchique, à la volonté raisonnée, à l’autonomie de chacun. La révolution sociale ne peut se faire que par l’organe de tous individuellement; autrement elle n’est pas la révolution sociale. Ce qu’il faut donc, ce vers quoi il faut tendre, c’est placer tout le monde et chacun dans la possibilité, c’est-à-dire dans la nécessité d’agir, afin que le mouvement, se communiquant de l’un à l’autre, donne et reçoive l’impulsion du progrès et en décuple et en centuple ainsi la force. Ce qu’il faut enfin, c’est autant de dictateurs qu’il y a d’êtres pensants, hommes ou femmes, dans la société, afin de l’agiter, de l’insurger, de la tirer de son inertie; et non un Loyola à bonnet rouge, un général politique pour discipliner, c’est-à-dire immobiliser les uns et les autres, se poser sur leur poitrine, sur leur cœur, comme un cauchemar, afin d’en étouffer les pulsations; et sur leur front, sur leur cerveau, comme une instruction obligatoire et catéchismale, afin d’en torturer l’entendement!

     

     

              L’autorité gouvernementale, la dictature, qu’elle s’appelle empire ou république, trône ou fauteuil, sauveur de l’ordre ou comité de salut public; qu’elle existe aujourd’hui sous le nom de Bonaparte ou demain sous le nom de Blanqui ! qu’elle sorte de Ham ou de Belle-Isle; qu’elle ait dans ses insignes un aigle ou un lion empaillé... (6) la dictature n’est que le viol de la liberté par la virilité corrompue, par les syphilitiques; c’est le mal césarien inoculé avec des semences de reproduction dans les organes intellectuels de la génération populaire. Ce n’est pas un baiser d’émancipation, une naturelle et féconde manifestation de la puberté, c’est une fornication de la virginité avec la décrépitude, un attentat aux mœurs, un crime comme l’abus du tuteur envers sa pupille, c’est un humanicide !

     

              Il n’y a qu’une dictature révolutionnaire, qu’une dictature humanitaire : c’est la dictature intellectuelle et morale. Tout le monde n’est-il pas libre d’y participer ? Il suffit de le vouloir pour le pouvoir. Point n’est besoin autour d’elle et pour la faire reconnaître, de bataillons de licteurs ni de trophées de baïonnettes; elle ne marche escortée que de ses libres pensées, elle n’a pour sceptre que son faisceau de lumières. Elle ne fait pas la loi, elle la découvre; elle n’est pas Autorité, elle fait autorité. Elle n’existe que par la volonté du travail et le droit de la science. Qui la nie aujourd’hui l’affirmera demain ! Car elle ne commande pas la manœuvre en se boutonnant dans son inertie, comme un colonel de régiment, mais elle ordonne le mouvement en prêchant d’exemple, elle démontre le progrès par le progrès.

     

              - Tout le monde au même pas ! Dit l’une, et c’est la dictature de la force brute, la dictature animale. 

              - Qui m’aime me suive ! Dit l’autre, et c’est la dictature de la force intellectualisée, la dictature hominale.  L’une a pour appui tous les hommes bergers, tous les hommes troupeaux, tout ce qui commande et obéit au bercail, tout ce qui est domicilié dans la Civilisation. L’autre a pour elle les individualités faites hommes, les intelligences décivilisées.

              L’une est la dernière représentation du paganisme moderne, le soir de clôture définitive, ses adieux au public. L’autre est le début d’une ère nouvelle, son entrée en scène, le triomphe du Socialisme. L’une est si vieille qu’elle touche à la tombe; l’autre est si jeune qu’elle touche au berceau.

              - Vieille ! C’est la Loi ¾ Il faut mourir !

              - C’est la Loi de nature, enfant ¾ tu grandiras !

     

    Joseph Déjacque

     

    NOTES

     

    (1) Par opposition à la garde nationale, la garde mobile était une création du Gouvernement provisoire et lui servira à écraser les ouvriers insurgés de juin 1848 : « La révolution de février avait rejeté l’armée hors de Paris. La garde nationale, c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses nuances variées, constituait la seule force. Cependant, elle se sentait à elle seule inférieure au prolétariat. Au surplus, elle était obligée, non sans y faire la résistance la plus acharnée, non sans susciter cent obstacles divers, d’ouvrir peu à peu ses ranges et, partiellement, d’y laisser entrer les prolétaires armés. Il ne restait donc qu’une seule issue : opposer une partie des prolétaires à l’autre partie. Dans ce but, le Gouvernement provisoire forma vingt-cinq bataillons de gardes mobiles, de 1000 hommes chacun, composés de jeunes gens de 15 à 20 ans. Ils appartenaient pour la plupart au lumpenprolétariat (...) (Recrutés très jeunes) ils étaient tout à fait influençables et capables des plus hauts faits d’héroïsme et de l’abnégation la plus exaltée, comme des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus infâme. Le Gouvernement provisoire les payait à raison de 1, 50F par jour, c’est-à-dire les achetait. Il leur donnait un uniforme particulier, c’est-à-dire qui les distinguait extérieurement de la blouse (de l’ouvrier) Comme chefs ou bien on leur attacha des officiers pris dans l’armée permanente ou bien ils élisaient eux-mêmes de jeunes fils de bourgeois dont les rodomontades sur la mort pour la patrie et le dévouement à la République les séduisaient. C’est ainsi qu’il y avait face au prolétariat de Paris une armée tirée de son propre milieu, forte de 24000 hommes, jeunes, robustes, pleins de témérité. Le prolétariat salua de ses vivats la garde mobile au cours de ses marches à travers Paris. Il reconnaissait en elle ses combattants d’avant-garde sur les barricades. Il la considérait comme la garde prolétarienne en opposition avec la garde nationale bourgeoise. Son erreur était pardonnable. » (Marx, Les Luttes de classes en France, p. 39) Dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire, le communard Gustave Lefrançais raconte que, jeune instituteur en chômage, il faillit s’engager dans la garde mobile, puis préféra finalement s’inscrire dans les Ateliers Nationaux.

    (2) Pour étayer sa dénonciation des ouvriers acceptant de jouer le rôle d’otage politique de la bourgeoisie, Déjacque cite trois cas particulièrement typiques, la révolution de 1848 ayant agi comme un révélateur.

    Albert (1815-1895), fils de paysan, ouvrier mécanicien, membre des sociétés secrètes sous la Monarchie de juillet, participe aux insurrections de 1832, 1834 et 1839. En février 1848, il devient secrétaire du Gouvernement provisoire avec Louis Blanc, dont il est l’adjoint comme vice-président de la Commission du Luxembourg. Il se distingue par sa passivité et de vagues ambitions. Député de Paris, il est compromis jusqu’en 1859. Il se présentera en vain aux élections sénatoriales de 1879.

    Martin Nadaud (1815-1898), maçon limousin, prit part aux Journées parisiennes de 1831 et 1832; à la veille de la révolution de 1848, adepte du communisme réformiste de Cabet. Députe de la Creuse à l’Assemblée Législative, il devient, après le 13 juin 1849, un des dirigeants de la Montagne démantelée. Dans les milieux républicains, des gens comme Émile de Girardin envisageront sa candidature pour l’élection présidentielle de 1852. Obligé de s’exiler à Londres, après le 2 décembre, il sera partisan de « l’union des républicains », d’où ses aigres reproches à Déjacque lors de l’enterrement de Jean Goujon, le 24 juin 1852. Il vivra pratiquement en Angleterre jusqu’à la proclamation de la République en septembre 1870. Préfet de la Creuse pour Gambetta, dans l’expectative sous la Commune, il sera conseiller municipal de Paris, puis député radical « opportuniste ». Il laisse une intéressante autobiographie, Les Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon (1895)

    Anthime Corbon (1808-1891) commença à travailler à l’âge de sept ans comme « attacheur de fils, accroupi sous le métier d’un tisserand rural de la Haute-Marne ». Forte personnalité d’autodidacte, il devient typographe et un des fondateurs (et le principal rédacteur) de l’Atelier, « organe spéciale de la classe laborieuse, rédigé par des ouvriers exclusivement ». Ce journal regroupait des ouvriers influencés par le saint-simonien et socialiste catholique Buchez.

    En 1844, le journal mènera une vigoureuse campagne contre l’extension du « livret », qui asservissait l’ouvrier à son employeur. Déjacque semble avoir fait ses premières armes de journalistes à l’Atelier (dans la liste des « rédacteurs accidentels » donnée par Armand Cuvillier dans Un journal d’ouvriers, l’Atelier, 1840-1850, éd. Ouvrières, Paris, 1954, p. 202, on trouve un « Jacques, colleur »); en tous cas, il est cosignataire d’une affiche de l’Atelier en février 48. Il se séparera très rapidement d’eux, car ces ouvriers modérés ou tout du moins leurs responsables, vivement sollicités par les milieux conservateurs qui voyaient en eux un moindre mal, se laissant volontiers intégrer au nouvel appareil politique bourgeois : cependant que le gérant du journal, Pascal, devient lieutenant-colonel de la garde nationale, Corbon, élu député de Paris, est un des vice-présidents de la Constituante dont Buchez est président. L’Atelier prend parti contre les insurgés de juin. Après l’écrasement du prolétariat parisien, Corbon a cessé d’être utile pour les conservateurs raffermis : il ne sera pas réélu à la Législative de mai 1849. Journaliste et publiciste sous l’Empire, maire du 15ème arrondissement sous le Siège, « conciliateur » entre Versailles et Paris sous la Commune, Corbon finira sénateur inamovible de la IIIème République.

    (3)  Au Gouvernement provisoire formé le 24 février 1848 à l’Hôtel de Ville, succéda en mai, après les élections à l’Assemblée Constituante, une Commission exécutive de cinq membres, qui, à son tour, dut s’effacer lorsque, le 24 juin, l’Assemblée délégua les pleins pouvoirs au général Cavaignac pour écraser l’insurrection des ouvriers parisiens. Louis Bonaparte, député de la Seine à la Constituante, fut élu président de la République au suffrage universel le 10 décembre 1848.

    (4) Durant la IIème République, Proudhon, député de la Seine à la Constituante, exerça une grande influence grâce aux journaux successifs qu’il anima. Dès 1847, il avait créé un journal à un sou, c’est-à-dire à grande diffusion, le Représentant du Peuple, qui ne survivra pas au rétablissement du timbre et du cautionnement après juin 1848. Il fut remplacé par Le Peuple, puis par La Voix du Peuple, qui aura son imprimerie saccagée le 13 juin 1849 par les gardes nationaux bourgeois et disparaîtra en mai 1850 à la suite d’un procès et sous le faix des amendes. Enfin Le Peuple de 1850. Fin 1849, Proudhon avait dû fuir en Belgique.

    (5) Louis Blanc (1811-1882) fit carrière sous la Monarchie de juillet comme militant républicain et socialiste. Sa brochure sur l’Organisation du travail (1839) le rendra célèbre. Avec Albert, il sera secrétaire du Gouvernement provisoire, puis président de la « Commission du gouvernement pour les travailleurs », dite Commission du Luxembourg, du lieu où elle siégeait. Élu député de la Seine à la Constituante. Mis en accusation après les journées de juin, malgré sa passivité lors de l’insurrection, pour son attitude lors de la manifestation du 15 mai, il par en Angleterre. En 1852, avec Cabet et Pierre Leroux, il essaiera de réunir les proscrits dans une « Union socialiste ». IL était présent lors de l’enterrement de Jean Goujon le 24 juin 1852, où Déjacque lit son poème dénonçant les anciens membres du gouvernement provisoire. Il ne rentrera en France qu’en septembre 1870, après la chute de l’Empire. Élu député aux élections de 1871, il sera hostile à la Commune, tout en se prêtant à diverses manœuvres de conciliation entre Versailles et Paris. Il finira député du parti radical dont il était l’un des leaders.

    (6) Le fort de Ham où fut un moment enfermé le prétendant Louis Bonaparte sous la Monarchie de juillet; Belle-Isle où avait été enterré Blanqui de 1850 à 1857, avant d’être transféré en Corse puis en Algérie, pour être libéré au printemps 1859.

     

    Essai de biographie de Joseph Déjacque

     

    1822 -

    Naissance à Paris. Pour payer la pension de son fils à l’école Salives, rue Lenoir, (actuelle rue Aligre dans le Faubourg saint Antoine), sa mère, veuve, y travaillera comme lingère.

    1830 -

     Révolution de Juillet  : insurrection parisienne, chute de Charles X, monarchie bourgeoise avec le duc d’Orléans, Louis-Philippe.

    1834 -

    Le jeune Déjacque entre comme apprenti du commerce des papiers peints dans une manufacture de la rue Lenoir.

    1839 -

    Commis de vente chez un négociant en papiers peints du boulevard des Capucines.

    1841 -

    Engagement dans la marine de guerre, où il restera jusqu’en 1843. Il navigue en Orient. Plus tard, dans Le Libertaire, Déjacque résumera ainsi son expérience de la vie militaire : « Un chef a toujours raison » (Paroles d’un capitaine de corvette à un matelot) « L’autorité a toujours tort » (L’ex-matelot)

    1843 - 

    Durant trois ans, commis de magasin rue Louis le grand.

    1847 -

    Il adopte le métier qui restera le sien jusqu’à la fin de sa vie, celui de peintre en bâtiment et « colleur » (de papier peints). Fréquentation du groupe ouvrier qui rédige le journal l’Atelier.

    La IIème République

     

    1848 -

    Révolution de Février : insurrection parisienne, chute de Louis-Philippe, formation d’un Gouvernement provisoire à l’Hôtel de Ville et proclamation de la République le 24 février, sous la pression du prolétariat parisien armé. C’est la « république fraternelle ». Déjacque a pris part aux combats.

    16-17 mars : Manifestation des bataillons bourgeois de la garde nationale contre le Gouvernement provisoire et contre-manifestation ouvrière le lendemain. Publication d’une pièce en vers, Aux ci-devant dynastiques, aux tartuffes du peuple et de la liberté, qui traduit les illusions et les revendications du prolétariat parisien en cette période. Déjacque fréquente les clubs socialistes, entre autres « Le Club de l’émancipation des femmes », (Pauline Roland, Jeanne Deroin.)

    16 avril : Rappel de l’armée à Paris par le Gouvernement provisoire, prenant prétexte d’un rassemblement des ouvriers au Champ de Mars.

    23 avril : Élections à l’Assemblée Constituante. Majorité rurale et bourgeoisie conservatrice. C’est « la République honnête ».

    10 mai : Déjacque s’inscrit aux Ateliers Nationaux. Au cours du premier semestre 1848, la moitié des ouvriers parisiens sont réduits au chômage.

    15 mai : La Constituante envahie par les ouvriers parisiens. Arrestation des principaux chefs socialistes. Il devient évident que l’antagonisme entre la bourgeoisie, toutes fractions réunies, et le prolétariat parisien ne peut se régler que par les armes.

    22 au 25 juin :Insurrection des ouvriers parisiens qui se rendre maîtres de la moitié de la ville. L’Assemblée constituante donne les pleins pouvoirs au général républicain Cavaignac. Sous son commandement, l’armée et la garde nationale, faisant usage de l’artillerie, écrasent l’insurrection : 3000 morts parmi les insurgés, 15000 transportés (déportés). Parmi eux Déjacque, sur les pontons de Cherbourg puis de Brest. Le prolétariat est éliminé du jeu politique en tant que force autonome.

    10 décembre : Élection de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de son oncle, à la présidence de la République grâce aux votes paysans.

    1849 -

    21 mars : La loi Faucher contre le droit d’association, c’est-à-dire interdiction des derniers clubs populaires. La libération de Déjacque se situe en mars ou en mai.

    11 mai : avant de se séparer, la Constituante approuve l’action du corps expéditionnaire français en faveur du pape contre la République Romaine. Élections à l’Assemblée législative. Majorité ouvertement réactionnaire dominée par les royalistes.

    12 juin : A la veille de la manifestation annoncée, Déjacque semble avoir été arrêté et emprisonné durant quelques temps à la Force (à Paris)

    13 juin : Échec de la manifestation de la Montagne et de la garde nationale pour appuyer la demande, déposée par l’Assemblée, de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres à l’occasion du bombardement de Rome par les troupes françaises. Les chefs montagnards prennent le chemin de l’exil. Un an après la défaite du prolétariat, à laquelle elle a puissamment contribué, la petite bourgeoisie démocrate est à son tour éliminée en tant que force politique indépendante.

    15 juin : A Lyon, soulèvement du quartier ouvrier de la Croix-Rousse : 150 morts, 1500 condamnations.

    1851 -

    Août : Parution des Lazaréennes, fables et poésies sociales.

    Octobre : l’auteur passe en jugement sous la triple inculpation « d’excitation au mépris du gouvernement de la République, d’excitation à la haine entre les citoyens et d’apologie de faits qualifiés crimes par la loi. Il y avait en effet dans ce recueil une fable qui contenait l’apologie des Journées de juin » (Gazette des Tribunaux, du 23 octobre). Condamné à deux ans de prison et 2000f d’amende, Déjacque passe en Belgique puis en Angleterre.

    2 décembre : Coup d’Etat militaire de Louis Bonaparte.

    Période anglaise

    1852 -

    Mai : Gustave Lefrançais, qui sera membre de la Commune et de l’Internationale, emprisonné au lendemain du coup d’Etat, débarque à Londres. Le premier jour, il y retrouve Déjacque, « une ancienne connaissance des clubs de 1848 », qui lui trace un tableau pessimiste de l’émigration au bord de la Tamise (Souvenirs d’un Révolutionnaire, 1886) :

    « Si, économiquement, la situation des proscrits est peu satisfaisante, elle ne l’est guère plus sous le rapport moral, à entendre mon compagnon.

    Ils sont incessamment tiraillés par deux groupes principaux qui se disputent leur direction politique. « Ledru-Rollin est le chef du premier, composé de la plupart des ex-députés et de tous ceux qui, en province, exerçaient une influence électorale sérieuse en faveur de ces messieurs. Soit convictions, soit intérêts, ils s’affirment nettement comme républicains, mais aussi comme antisocialistes. La république c’est eux, comme autrefois l’Etat c’était Louis XIV; et, en dehors d’eux, il n’y a plus que des imbéciles ou des traîtres. « Ils font grand étalage des situations sacrifiées à leurs convictions et n’admettent pas qu’en exil leur autorité soit méconnue. « Les pyatistes, du nom de Félix Pyat qui en est la personnalité la plus notoire et la plus respectée, groupés sous le drapeau de la « Commune révolutionnaire », renfermant des socialistes militants et des blanquistes. Ce groupe représente l’élément le plus désintéressé et le plus ardent du parti révolutionnaire, toutes réserves faites à l’égard de quelques individualités plus bruyantes que réellement actives. Mais s’ils s’inspirent plus de sympathie que leurs rivaux, les Rollinistes, on peut leur reprocher le ton déclamatoire de leur littérature, qui n’a malheureusement ni la netteté ni la simplicité de celle de Blanqui, dont la plupart d’entre eux se réclament pourtant. « Beaucoup de proscrits enfin, peu soucieux d’être dirigés, comprenant aussi l’impossibilité d’organiser une action sérieuse en dehors du milieu où elle doit se produire, se contentant d’aller à toutes les réunions où les intérêts communs sont en jeu. On les appelle les Indépendants et ils sont assez mal vus par les embrigadés des deux autres groupes. « Déjacque affirme même que tout nouvel arrivant trouve habituellement au pont de Londres, dès qu’il y débarque, des amis de Ledru et des amis de Pyat qui, en vrais garçons d’hôtel, se le disputent pour en faire un adhérent de plus à leur clan respectif. Venu par le train de Southampton qui descend près de Waterloo Bridge, j’ai ainsi, me dit-il, échappé à ce véritable racolage. « Il existe encore un petit clan tout spécial, composé de chefs d’écoles et de leurs principaux disciples... Cabet, Pierre Leroux et Louis Blanc en sont, pourrait-on dire, les trois chefs. »

    24 juin : A l’occasion de l’enterrement d’un insurgé des Journées de juin 48, Déjacque dénonce publiquement la responsabilité des anciens membres du Gouvernement provisoire : « Un de nos camarades, l’ouvrier Goujon, de Beaune, raconte Gustave Lefrançais, est mort d’une phtisie contractée lors de son arrestation à la suite du Deux-Décembre et que les brouillards de Londres, combinés avec la misère, ont développée avec une effrayante rapidité. Tous les proscrits ont été convoqués à son enterrement, le premier depuis le coup d’Etat. « La bière était recouverte d’une serge rouge, afin que la population de Londres sût bien que c’était le convoi d’un proscrit français. Goujon fut enterré à Hampstead, au nord de la ville. « C’était précisément le 24 juin 1852, quatrième anniversaire de la grande bataille socialiste. « Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière, Félix Pyat, Nadaud, les deux Leroux, Greppo, Martin Bernard, tous ex-représentants du peuple, marchant en tête du cortège, se trouvèrent ainsi placés au premier rang autour de la fosse dans laquelle, sans autre cérémonie religieuse, on descendait le corps de notre pauvre camarade. « Nadaud prononce quelques mots d’adieu, après lesquels les assistants s’apprêtèrent à partir.

     

    « Tout à coup surgit un homme, jeune encore et pourtant déjà presque chauve, la figure hâve et blafarde, le regard à la fois triste et narquois, véritable type enfin de prolétaire parisien. « Les républicains bourgeois, dont il a flagellé maintes fois le lâche égoïsme dans les réunions de proscrits, ne le connaissaient que trop. Pressantant ce qui va se passer, ils tentent de se retirer, mais les assistants se sont resserés : impossible de partir. Ils étaient à l’honneur, ils seront à la peine; ils doivent s’y résigner. « Le colleur de papier, Déjacque, le poète des misérables, relie cette scène à l’anniversaire de juin 1848, et lance, aux mitrailleurs des prolétaires, cette vigoureuse apostrophe :

     

     

    ß

    « Alors, comme aujourd’hui,

    « En juin quarante-huit,

    « C’était jour d’hécatombe;

    « Alors au cliquetis

    « Des sabres, des fusils,

    « Au bruit sourd de la bombe,

    « Sous un lit de pavés,

    « Pour bien des réprouvés,

    « S’entrouvrait une tombe.

    « Aujourd’hui, comme alors, devant le réacteur,

    « Un des nôtres, frappé par le plomb des tortures,

    « Tortures de la chair et torture du coeur,

    « Mortelles flétrissures,

    « Un des nôtres, mâchant le désespoir subtil,

    « Ainsi qu’une amère cartouche,

    « Est tombé mutilé sur la sanglante couche

    « Aux barricades de l’exil !

    « Aujourd’hui, comme alors, assassins et victimes

    « Se trouvent en présence !... Enseignements sublimes !

    « Ceux qui nous proscrivaient, à leur tour aux proscrits.

    « Le glaive à deux tranchants de la force brutale,

    « Dont ils frappaient le Droit soulevé dans Paris,

    « Ce glaive s’est contre eux, dans une main rivale,

    « A la fin retourné !

    « C’est que toujours le crime est un appel au crime.

    « Le coup d’Etat de juin, ce vampire anonyme,

    « En vous, Tribuns, en vous, Bourgeois, s’est incarné,

    « Et Décembre n’en est que l’enfant légitime.

    « Ex-bravi de l’autorité,

    « Frappez-vous la poitrine, et, devant cette bière,

    « Qu’amendant le passé, le présent vous éclaire.

    « Il n’est qu’un talisman pour tous : la liberté ! »

     

              « Littéralement épouvantés par ces paroles vengeresses, prononcées d’une voix stridente, presque sauvage, les ex-dictateurs de 1848, Ledru-Rollin et Louis Blanc, se retirent mornes et sans trouver un mot à dire, eux qui, cependant, n’ont jamais manqué jusqu’alors de faire leur propre apologie. Le maçon Nadaud et quelques autres fanatiques de l’auteur de l’Organisation du Travail (Louis Blanc), oubliant que, l’heure venue, leur idole a lâchement abandonné ceux dont il était l’apôtre avant février, reprochent aigrement à Déjacque son « incartade intempestive » qui va réveiller les discordes assoupies devant l’ennemi commun. (...) L’ennemi commun, citoyen Nadaud, c’est tout ce qui, à Londres et à Paris, ne songe à gouverner que pour mieux garantir les privilèges sociaux contre les revendications prolétariennes, les uns au nom de l’Empire, les autres au nom de la République, ne l’oubliez pas ! »

              Alors que proscrits bourgeois et vedettes politiques s’arrangent assez bien grâce à leur fortune personnelle ou à leurs relations, la vie est dure pour la plèbe des proscrits. Pour survivre, il faut se grouper, ce que font, à Soho, Déjacque et Lefrançais avec quelques compagnons de misère : « Le matin, un peu de café au lait où il entre plus des deux tiers d’eau et un atome de cassonade. Le soir, quelques tranches de foie de boeuf grillées; c’est plus savoureux et ça épargne le beurre. Nous arrosons le tout d’une copieuse tasse thé quasi noir et le moins sucré possible : il est ainsi plus digestif. Tel est notre ordinaire. Le dimanche, si les fonds ne sont pas trop bas, chacun a, près de son « couvert », une demi-pinte de porter ! Ce qui, entre nous, confine au luxe... « asmatique » comme dit le brave père Didier (un ancien tisseur qui fait office de chef cuisinier) pour asiatique... ! »

              Une partie des réfugiés, sans travail, n’échappent au naufrage complet que grâce aux souscriptions recueillies dans les grands ateliers de Paris et de toute la France, qui permettent de leur allouer une maigre allocation hebdomadaire de quatre shillings. Mais le coterie de politiciens se disputent le contrôle de la « Commission de répartition » des fonds : « C’est surtout après le 2 décembre (1851) que la misère fut grande parmi la proscription. Les souscriptions fraternelles, eussent pu, bien employées, sans doute assurer du travail et du pain à tous les nécessiteux.  Mais des sociétés, dites de secours mutuels, accaparèrent les fonds, et sous la direction de la cohue des chefs révolutionnaires et de leurs satellites, des sommes énormes furent gaspillées au grand détriment de la dignité et de l’activité des travailleurs. Les soleils déchus, qui aspirent encore aux sphères gouvernementales, attirèrent dans leur cercle et firent graviter autour d’eux bon nombre de réfugiés désorientés, d’invalides forcés ou volontaires du travail; et toutes ces infirmités globulaires, ventres vides, bouches affamés, esprits et cœurs timorés, devinrent le cortège obligé de ces astres de la Dictature en exil.

              Les prétendants à l’autorité ont toujours en grande vénération cette maxime antédiluvienne : démoraliser pour régner. Afin de pouvoir prendre impunément des allures de maître, il faut bien créer des natures d’esclaves. Les fiers, ceux qui gardèrent la conscience du droit, furent le petit nombre.

     

     

              Et, il faut le dire, bien des demandes en grâce, bien des défections ignominieuses n’eurent pour cause que ces levains de fange déposés au sein de la proscription souffreteuse dans un but de convoitise pour d’altières prétentions personnelles, et cela par les hauts et puissants seigneurs de la démocratie, ces émigrés de fraîche date qui, comme les émigrés de l’ancien régime, mourront sans avoir rien oublié ni rien appris. Ah ! tant que, sous le nom de Société du 10 Décembre (bonapartiste) ou de la Révolution, de Saint-Vincent-de-Paul ou de La Commune-Révolutionnaire, de Saint-François-Xavier ou de La Marianne (société secrète républicaine et socialiste en France au début du IIème Empire), même, tant que les prolétaires consentiront à n’être qu’une meute qu’on mène en laisse, ils mériteront l’épithète de « vile multitude » dont un vil personnage les a qualifiés. Ce qu’il faut, pour mériter le nom d’homme, c’est que chacun s’affirme dans son individualité révolutionnaire et agisse sous la libre inspiration de ses pensées anarchiques. » (2ème éd. des Lararéennes, note 10, p. 188.)

     

    1853 -

     

    26 juillet :A Jersey, lors de l’enterrement de Louise Julien, militante et poétesse morte phtisique des suites de la prison, Déjacque fait à nouveau scandale en prenant la parole après Victor Hugo, vedette républicaine, et en prononçant un autre discours critique : « Plus tard, à Jersey, je prononcerai un autre discours comme protestation d’une décision prise en assemblée générale des proscrits, et qui investissait Victor Hugo du mandat de parler seul, et au nom de tous, aux funérailles de Louise Julien, une proscrite. Que Victor Hugo parle en son nom à lui, et comme simple individu, sous sa responsabilité personnelle, rien de mieux; mais en mon nom, et malgré moi encore, c’est un droit qu’il n’a pas et qu’il ne peut avoir, pas plus que je n’ai celui de parler au nom des autres, les autres fussent-ils assez crétins pour m’en donner mandat. Prétendre traduire la pensée, toute la pensée, rien que la pensée des autres, témérité insolente ! Le croire, absurdité collective ! Allons donc, sujets volontaires, esclaves d’habitude : « Laissez faire, laissez passer ! », comme disent les libres-échangistes, et appliquez à toute chose cette maxime revue et corrigée : « Chacun pour soi et la Liberté pour tous ! » Il s’agissait ce jour-là d’ensevelir une de ces courageuses pauvreses, morte faute de mille soins qu’on ne se procure qu’à prix d’or. Aussi, cette mort pèse-t-elle autant sur les heureux de la proscription que sur les heureux proscripteurs. » (2ème éd. des Lazaréennes, note 7, p. 186) C’est à Jersey où il semble avoir vécu de la fin 52 au début 54 que Déjacque écrit la Question Révolutionnaire.

    Période américaine

     

    1854 -

    Au printemps, Déjacque s’embarque pour New York.

    Juin : Lecture publique de la Question Révolutionnaire et des Notes dans la salle de conférence de la « Société de la Montagne », à New York. Scandale, polémiques avec les républicains bourgeois.

    Juillet : Publication en brochure de la Question Révolutionnaire.

    1855 -

    Déjacque signe le manifeste inaugural de l’Association Internationale, premier brouillon de l’Internationale, qui se crée alors à Londres et a plusieurs groupes en Amérique. Au cours de l’année, il quitte New York pour la Nouvelle-Orléans.

    1856 -

    A la Nouvelle-Orléans, comme durant tout son séjour en Amérique, Déjacque vit de son travail de peintre en bâtiment. Publication d’un pamphlet, Béranger au pilori, où il reprochait au célèbre chansonnier sa contribution à la légende napoléonienne et au culte du grand homme. A diverses reprises, Déjacque manifeste publiquement son opposition au système esclavagiste et dénonce la corruption électorale. Après en avoir donné lecture dans « les salons d’un beer house, rue Royale », vaine tentative de publier un pamphlet, La terreur aux Etats-Unis.

    1857 -

    Année particulièrement productive, celle où il écrit l’Humanisphère, utopie anarchique, publie la lettre à Proudhon (sur l’être humain, mâle et femelle), donne une édition considérablement augmentée des Lazaréennes.

    1858 -

    Février : Echec d’une souscription pour la publication de l’Humanisphère. Au printemps, Déjacque quitte définitivement la Louisiane et regagne New York. Avec quelques fonds recueillis auprès d’autres réfugiés politiques et d’Américains sympathisants, et surtout en rognant sur ses maigres ressources, il commence la publication du Libertaire, journal du mouvement social, dont il sera pratiquement le seul rédacteur.

    9 juin : Parution du premier numéro, avec l’Humanisphère comme feuilleton littéraire. Huit numéros paraîtront dans l’année. En France, attentat d’Orsini contre Napoléon III, renforcement de la dictature militaire et policière, la bourgeoisie à des nostalgies orléanistes. Sous le titre Tremblement de têtes en Europe, conclusion d’un billet du Libertaire : « Ainsi le Barbe-Bleu impérial touche aux moments suprêmes. Anes, mes bourgeois, ne voyez-vous rien venir ? Vous ne voyez que la dictature ou les d’Orléans ? Eh bien, moi, je vois deux cavaliers qui s’avancent, le Génie de l’Avenir et la Némésis de la Misère, et, plus loin, la Révolution sociale qui flamboie et l’arbre de liberté qui verdoie. »

    1859 -

    Publication de 12 numéros du Libertaire. Ses correspondants en Europe sont, à Bruxelles, deux journaux socialistes français, Le Bien-Etre Social et Le Prolétaire, à Londres l’Association Internationale et des adresses privées, à Genève le journal humoristique et politique suisse Le Carillon St-Gervais.

    Guerre d’Italie.

    Octobre : aux Etats-Unis, échec de l’abolitionniste John Brown à Harper’s Ferry pour soulever les esclaves. Faits prisonniers par les esclavagistes, John Brown et ses compagnons sont pendus.

    1860 -

    Faute de moyens financiers, la parution du Libertaire devient très irrégulière. Publication de 6 numéros dans l’année.

    Aux Etats-Unis, l’antagonisme entre États esclavagistes du Sud et abolitionnistes du Nord va s’aggravant.

    1861 -

    Début février : parution du 27ème et dernier numéro du Libertaire. Décourage, Déjacque quitte l’Amérique à la veille de la guerre de Sécession. Passant par l’Angleterre et la Belgique, il rentre en France, profitant de l’amnistie de 1860.

    La fin : On ne sait rien de certain sur les dernières années : « Déjacque est mort, fou de misère, à Paris en 1864 », note brièvement Gustave Lefrançais dans ses Souvenirs d’un Révolutionnaire.

     

    (Le texte, les notes et la biographie de Joseph Déjacque sont extraits de A BAS LES CHEFS ! Recueil de plusieurs écrits de cet ouvrier révolutionnaire, contemporain de Marx et de Lautréamont, paru aux Editions du champ Libre en 1971

    et  réédité par depuis les Editions Ach Brojsch)

     

     

    -Brochure rééditée en avril 2001 - Disponible contre un échange ou à prix libre -

    - No Copyright - Libre reproduction & diffusion -


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  • Quelques mots d’introduction

              ... Nous avons cru bon de traduire les pages que le regretté John Henry MACKAY a consacrées à L’UNIQUE dans son livre : MAX STIRNER, SEIN LEBEN UND SEIN WERK (Max Stirner, sa vie et son oeuvre) Nul n’était plus qualifié, selon nous, pour résumer “l’Unique” Mackay a, pour ainsi dire, ressuscité Stirner, il l’a suivi pas à pas dans son existence tourmentée, il a recherché toutes les traces qu’il avait laissées, il est entré en relations avec ceux qui l’avaient connu et qui vivaient encore, il a retrouvé la maison où il est né, à Bayreuth, le 25 octobre 1806 et la tombe où il a été enseveli à Berlin, le 28 juin 1856.

     

              Cependant, il s’agit ici beaucoup plus d’une adaptation que d’une traduction servile. Ignorant, en effet, quand l’ouvrage de Stirner sera réédité (ndlr : Il l’est de nouveau aujourd’hui, en 2001, édité aux Éditions de la Table Ronde) nous avons complété le travail de Mackay en y intercalant de nombreuses citations destinées à fournir au lecteur une idée exacte de la pensée de l’auteur de L’UNIQUE. Nous avons voulu, pour ainsi dire, donner en cette plaquette l’essence de L’UNIQUE. Toutes les citations ont été tirées de la traduction de Robert L. Reclaire. Rappelons que Max Stirner n’est qu’un nom de plume. Stirner s’appelait en réalité Caspar Schmidt.

     

    EMILE ARMAND.

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    L’ŒUVRE DE MAX STIRNER

     

    L’Unique et sa propriété

     

              Qu’est-ce que L’unique et sa propriété ?  Que nous apporte ce livre ? Où résident sa grandeur, son importance, son immoralité ? En un mot, quel est le secret de la puissance qu’il exerce sur nous ?

              A toutes ces questions, l’œuvre elle-même est la seule qui peut naturellement donner une réponse adéquate. Seule son étude approfondie et réitérée peut nous en approcher, et rien ne saurait et ne doit remplacer et ce travail et cette jouissance.

     

              Comme l’inépuisable riche de L’Unique et sa propriété se rit de toute description, il s’ensuit que la restitution de son contenu sous une forme systématique est littéralement impossible. En effet, Stirner, malgré le plan qu’il avait adopté pour l’exposition totale de ses conceptions, rompt lui-même l’ordonnance qu’il s’était imposée, tantôt dépassant le sujet qu’il traite, tantôt revenant en arrière, trouvant toujours à présenter sois un nouveau jour les objets de son étude.

              Il l’a senti, il l’a compris lui-même. D’ailleurs, dès le début, il déclare qu’il n’est pas dans sa pensée de suivre la filière.

     

              Dans les quelques pages qui suivent la préface de L’Unique, Stirner s’était précipité déjà sur le lecteur ahuri en lui criant : “Rien n’est, pour moi, au-dessus de moi.” ¾ quelques pages plus loin, alors qu’il est plongé dans l’étude approfondie de l’homme des temps antiques, il présente déjà l’Égoïste dans toute sa grandeur. “L’homme” ne s’est pas encore dissous dans toute sa nullité en tant que fantôme du passé, que déjà s’est dressé l’Égoïste, dans toute sa puissance et dans toute sa singularité, sinon sous une forme définie, du moins comme Unique.

     

              Alors que nous croyions “l’homme” hors de combat, alors que le “moi” s’était affirmé devant nous dans toute sa puissance et toute sa gloire, voici que, nouvel Achille, Stirner traîne le corps du vaincu à travers les plaines qui furent les témoins de sa victoire et ce n’est qu’arrivé au but que le triomphateur en personne et bien vivant laisse enfin sur le champ de bataille son ennemi sans vie et sans corps.

              Ce n’est pas que Stirner se répète. Mais inépuisable comme la Nature elle-même, qui se renouvelle dans chacune de ses apparentes répétitions et dont les formes ne se ressemblent jamais, complètement, le domaine où se meut notre auteur est immense et n’a de limites qu’en lui-même.

     

              Ce n’est pas qu’il soit négligeable de s’efforcer de saisir, même à grands traits et rapidement, les pensées directrices du livre. De même l’analyse de la langue, du style de l’ouvrage, est d’une utilité aussi incontestable que de le replacer à l’époque et dans le milieu où il fut écrit. Mais nous pensons qu’avant de parcourir solitairement les vallées et les abîmes de la pensée de Stirner, il importe de se rendre familier avec le contenu de L’Unique et de laisser le regard s’arrêter rapidement sur les cimes qui abondent. C’est le but des pages qui vont suivre.

     

              “Tout peut-être ma cause, quoiqu’elle ne puisse jamais être haro sur l’égoïste !

              ”Mais à Dieu, à l’Humanité, au Despote qui n’ont jamais basé leur cause sur rien d’autre que sur soi, à ces grands égoïstes j’enseignerai que Rien n’est au-dessus de Moi.”

     

              “Comme eux, je n’ai également basé ma cause sur Rien.”

              L’ouvrage est divisé en deux grandes parties : L’Homme et Moi.

              L’infatigable critique de ce temps-là avait tiré “l’homme” des décombres du passé et l’avait hissé sur le pavois comme l’idéal suprême et ultime. Pour les uns, tel Feuerbach, il était devenu l’entité suprême, pour les autres, tel Bruno Bauer; il venait d’être redécouvert. Examinons, dit froidement Stirner, cette entité suprême et ce retrouvé... Qu’était l’homme et qu’est-il ? - Et qu’est-il par rapport à moi ?

     

              Stirner jette ensuite un coup d’œil rapide sur la vie d’un homme : une vie humaine de son début à sa maturité. Il montre la lutte que l’enfant, le réaliste, a à soutenir pour se conquérir et se dégager, jusqu’à ce que, après avoir été dès l’abord emmêlé dans les choses de ce monde, il réussisse à les laisser derrière lui. Puis cet adolescent, l’idéaliste, qui, à l’aide de sa raison, combat pour découvrir la pensée pure. Sa première découverte est l’esprit, que suit la longue période exigée pour surmonter l’influence de cette trouvaille.

     

              Enfin, c’est la victoire de l’homme mûr, de l’égoïste, de l’intérêt sur l’idéal, qui se découvre une seconde fois en chair et en os, et devient propriétaire de ses pensées et du monde, parce qu’il se place au-dessus de Tout.

              L’histoire de la vie de cet isolé peut-être transportée dans l’histoire des “Ancêtres”, qui en tant qu’Anciens et Modernes défilent, telles de grandes fresques, devant nous : les Anciens - les enfants, les réalistes, les païens; les Modernes - les enthousiastes, les idéalistes, les chrétiens; enfin, les libéraux, non pas les hommes d’âge mûr, les égoïstes, mais les plus modernes d’entre les modernes et, comme ceux-ci, encore profondément plongés dans les préjugés du christianisme.

     

              La vie de l’Esprit revit à nos yeux dans les maigres descriptions qui nous restent des anciens. La victoire des Sophistes sur le joug inexorable des Réalités est obtenue, à l’apogée du siècle de Périclès, par les armes de la raison; - dans le combat engagé par Socrate qui ne s’acheva qu’avec la mort de l’ancien monde : - dans la sagesse de vivre des Stoïciens et des Romains, dans l’hédoné (le savoir-vivre) des Épicuriens; dans le divorce définitif avec le monde consommé par les Sceptiques ? - que l’homme se conçoit comme être spirituel. Avec lui, avec le monde de l’esprit, les modernes paraissent sur la scène.

     

              Originairement séparés d’eux par une profonde crevasse, les Anciens ont eux-mêmes construit pour les Modernes un pont sur l’abîme des contradictions intérieures, et de la vérité qu’ils cherchèrent et découvrirent, ils firent eux-mêmes un mensonge. Mais les païens se soulevèrent toujours contre le monde des choses et sans cesse cherchèrent à dégager toujours plus l’homme de l’ordre du monde. De leur grande victoire sur la servitude du terrestre, les Modernes les flouèrent. Car, pour eux, les Modernes, le monde n’est plus rien, l’esprit, c’est Dieu, le vainqueur du Monde, Tout. Derrière lui, analogue à la lutte des Anciens ¾ derrière le monde, vient la lutte des deux prochains millénaires : le combat de la connaissance de Dieu.

     

              Ce combat a pris le même tour que chez les Anciens : après un long emprisonnement, l’intelligence se réveilla dans le siècle qui précéda la Réforme et on la laissa poursuivre son jeu hérétique jusqu’à ce que la Réforme prit le cœur au sérieux et depuis - devenant toujours plus antichrétienne - ce n’est plus l’homme, mais l’esprit que la conscience s’efforce d’aimer.

     

              Mais “qu’est-ce donc que l’Esprit ? L’Esprit est le créateur d’un monde spirituel.” Tiré du néant, il est lui-même sa première création, comme l’homme qui pense se crée lui-même avec sa première pensée. Tu en fais ton centre, de la même façon que l’égoïste fait son centre de son moi... “Ce n’est pas toi qui vis, mais ton esprit, tes idées“... “L’esprit est ton Dieu”...

     

              Mais Moi et l’Esprit vivons en un éternel conflit. Il habite en l’au-delà, je vis sur terre.” En vain s’efforcera-t-on de contraindre le céleste à descendre ici-bas. “ Je ne suis ni Dieu ni l’homme, je ne suis ni l’essence suprême, ni mon essence...”

     

              A cette digression sur la création de l’esprit succède une étude des Modernes au point de vue des conditions qui en font des possédés de cet Esprit. L’esprit est semblable au fantôme, que personne n’a jamais vu, mais dont ont rendu compte nombre de fois témoignage des personnes dignes de confiance (par exemple la “grand-mère“). Le monde qui t’environne, le monde tout entier, est rempli de spectre que tu as créés toi-même.

     

              Le caractère sacré de la vérité, qui te sanctifie toi-même, t’es au fond étranger, tu ne le possèdes pas.

     

              “Il nous est étranger, c’est là un signe auquel nous reconnaissons ce qui est sacré”... Mais pour celui qui ne croit pas plus à un Être suprême qu’à “l’Homme”, - l’athée, l’adorateur de l’Homme et du Christ, l’adorateur de Dieu sont sur le même plan - ce sont des croyants.

     

              Démontrer la réalité du revenant (de “l’être Dieu” sous toutes ses formes), telle a été la tâche à laquelle, des millénaires durant, s’est attelé l’homme : par exemple, l’épouvantable torture des Danaïdes, l’incompréhensibilité de toutes les apparitions. Si bien que l’homme lui-même est devenu un fantôme désagréable, tourmenté, plongé de toutes parts dans - et hanté par - l’Esprit, son propre esprit, c’est-à-dire sa création spirituelle.

     

              A la vérité, il n’y a de revenant que dans ta tête : c’est là où gît la folie qui te tourmente. Elle s’est installée dans les cerveaux que presque toute l’humanité apparaît comme un asile d’aliénés, où les déments exécutent une danse insensée autour de leurs idées fixes, tandis que les acclame la multitude stupide. “Une idée fixe, voilà ce qu’est le vrai sacro-saint” et leur fanatisme persécute l’hérétique qui ne croit pas à leurs commandements moraux. A la place de Dieu, ils ont mis la Morale et la Loi, et toutes les Oppositions de l’époque nouvelle demeurent impuissantes, parce qu’elles n’osent pas s’écarter du chemin de “la Moralité bourgeoise” Paralysés par leur demi-affranchissement, les libéraux boitent désespérément entre leur volonté d’émancipation et la morale.

     

              La victoire de la moralité n’implique rien d’autre qu’un changement de Maîtres : le “sacro-saint” s’est mué en “humain”, voilà tout. L’amour “moral” n’aime pas tel ou tel être humain en particulier, à cause de lui-même, mais l’Homme en général, par amour de l’homme ou de Dieu.

              Sacrifice de soi, renoncement à soi, dépossession de soi, - tous ces aspects formels de la démence nous dirigent dans le combat constant de nos sentiments personnels contre ceux qui nous sont inculqués; au lieu de nous laisser “impulser”, nous nous laissons bourrer le crâne par ces marottes et c’est avec une sacro-sainte timidité que nous comparaissons à la barre de notre majorité...

     

              “Jusqu’à ce jour, nous sommes restés hiérarchiques, opprimés par ceux qui s’appuient sur des pensées. La hiérarchie est la domination de la pensée, la royauté de l’esprit.”

              Une incursion dans le domaine de l’anthropologie ouvre ce dernier chapitre de la libération de l’esprit : les périodes déjà décrites de l’Antiquité - époque où l’on se rendit indépendant des choses - et du Christianisme - époque où l’on se rendit indépendant de la pensée, Stirner les met en parallèle avec la période nègre et avec la période mongole (qu’incarnent les Chinois). Quand donc est-ce que les Caucasiens se ressaisiront et vaincront-ils cet héritage, assaillant et anéantissant le ciel de l’esprit, faisant une réalité - par la découverte du soi - de la moralité de l’esprit ?

     

              C’est pour moi, l’Égoïste, que l’Esprit se dissoudra dans son néant.

              Après une digression sur la sacro-sainteté de la moralité, l’impuissance et la crainte dont on est saisi en sa présence, Stirner définit la Hiérarchie comme la domination de la pensée et de l’esprit, laquelle, au point culminant de son despotisme, implique également le triomphe de la Philosophie (“la Philosophie ne peut s’élever plus haut.”) Il décrit comment la puissance de la Moralité se fonde, telle la puissance de ses prêtres, tant sur “l’idée fixe” de la Philanthropie en ses multiples manifestations erronées, que sur la Morale en tant qu’instrument d’éducation, destiné à inculquer “une terreur sacrée.” - La vérité et le doute dans l’histoire de la Philosophie et de la Religion - voici en tout cas ce qui aurait marqué les nouvelles conclusions de la connaissance, si elle ne s’était pas adonnée à l’analyse des sujets que les temps modernes avaient libérés et cela malgré les affirmations contraires. Stirner définit ensuite le Protestantisme et le Catholicisme, montre l’irresponsabilité de celui-ci, la jeunesse d’esprit de celui-là.

     

              L’homme est sans force devant l’Insurmontable - impuissant contre sa destinée.

              La sagesse dans le monde des Anciens, la science du divin des Modernes cherchèrent à le soustraire à cette situation, celle-là s’efforçant de vaincre le monde, celle-ci en tâchant d’assujettir l’esprit. 

     

              La première y parvint, car “le moi s’est élevé au titre de “possesseur du monde” : le monde était supprimé, la première propriété était conquise. Quant à la seconde - quel long et stérile combat jusqu’à aujourd’hui ! - s’il est vrai que depuis deux mille ans “nous avons petit à petit déchiré et foulé aux “pieds maint lambeau de sainteté”, l’adversaire se relève toujours sous d’autres et de nouvelles formes. Aussi, le Saint-Esprit est-il devenu “l’idée absolue” et la confusion des idées va-t-elle croissant et s’aggravant. “Encore un pas et le monde sacré a “vaincu.”

              “Bienheureuse ingénuité de l’homme qui ne connaît que ses appétits, avec quelle cruauté on a cherché à t’immoler sur l’autel de la contrainte.”

     

              “Comment peux-tu faire du sacré ta chose ? Courage, paria, puisqu’il en est temps encore ! Cesse d’errer, criant famine, à travers les champs fauchés du profane : risque tout et rue-toi à travers les portes au cœur même du sanctuaire ! Si tu consommes les sacré, tu l’auras fait tien. Digère l’hostie et tu en es quitte !”

              Si l’évolution des Anciens peut être tracée à grands traits et clairement, l’étude des Modernes, au point de vue de leurs luttes désordonnées et contradictoires contre l’esprit, exigerait la plus grande place.

     

              Ce n’est ni la sagesse dans le monde des Anciens, ni le monde du divin du christianisme dont va se préoccuper maintenant Stirner, mais c’est du combat contre sa propre époque. Il examine cette question dans Les Affranchis auxquels il consacre maintenant un chapitre particulier.

              Il les appelle “Les Affranchis” parce que c’est ainsi qu’ils se dénomment eux-mêmes, mais il ne les considère que comme “un synonyme” de libéraux.

     

              Sous l’étiquette de libéralisme on a englobé dans tous les temps ce qu’on considérait comme parvenu aux dernières limites de la pensée extrémiste. Du sommet où il s’était placé, Stirner plonge les yeux dans les profondeurs des plaines du christianisme, s’anime à la vue de tout ce qu’il aperçoit et démontre à ceux de ses contemporains qui s’en croyait totalement débarrassés, combien solidement encore les chaînes de l’Esprit les tiennent prisonniers. Aux critiques les plus avancés de son temps, il décoche sa critique... Leur victoire, dont ils sont si fiers, n’est qu’une nouvelle défaite, à eux infligée par l’ennemi de toujours; il reprend le combat au moment où ils le cessent. Il commence où ils finissent.

     

              Sous les trois formes du Libéralisme : politique, social et humain, le mouvement progressiste du début des années 1840 s’est épandu sur le monde.

              Aujourd’hui, on dénommerait ses représentants de libres-penseurs, socialistes et ¾ éthiciens, même alors que les premiers ne possèdent plus rien de la conscience du but à atteindre et guère davantage le courage qui caractérisait les libéraux. Quant au seconds, avec l’immense élan et l’énorme croissance du mouvement social, ils se sont cristallisés en un parti politique qui cherche de nouveaux rivages au delà d’un flot éternellement agité. Pour les troisièmes, non seulement sous le nom indiqué, mais encore sous bien d’autres appellations, ils pataugent avec un pervers contentement d’eux-mêmes dans les basses eaux d’une impossible théorie du bonheur humain. Donc, les uns et les autres sont au fond demeurés absolument les mêmes et l’âpre critique de Stirner les fustige aussi opportunément que jadis.

     

              Le libéralisme politique est le champ de bataille de la bourgeoisie, laquelle s’est développée au cours de la lutte contre les classes privilégiées depuis la Révolution française. Avec le réveil de la dignité de l’homme commence l’ère politique de la vie des peuples. Le “bon citoyen” devient l’idéal suprême. “Le véritable homme est la nation” L’Etat nous confère nos “droits de l’homme”. Les intérêts de l’Etat sont nos intérêts suprêmes. Servir l’Etat est le plus grand honneur qui soit. “L’intérêt général de tous dans l’égalité générale de tous.” Telle est la première exigence de l’Etat, réclamé à grands cris par tous. La bourgeoisie cherche un maître impersonnel et le découvre dans la majorité.

     

              Sur les privilèges des classes privilégiées, la bourgeoisie édifia ses droits.

     

              Mais les ex-sujets s’aperçoivent bientôt que si les véritables propriétaires étaient eux et non l’Etat, c’était leur argent qu’on exigeait d’eux, ce à quoi ils consentirent de bonne grâce; d’ailleurs, le gouvernement qui doit se faire “accorder” quelque chose ne saurait plus passer pour absolu.

              “La Bourgeoisie est la noblesse du mérite” ses “bonnes opinions” sont sa couronne d’honneur”. Les “serviteurs” de l’Etat sont les - affranchis. Le bon citoyen jouit des “libertés politiques” dont il a été si longtemps privé.

     

              L’Etat veille sur “la liberté individuelle” - sur l’indépendance du citoyen vis à vis de tout commandement émanant d’un individu - car la légalité est la puissance inaliénable de l’Etat.

              “Il n’y a donc plus qu’un seul maître : l’autorité de l’Etat; nul n’est personnellement le maître d’autrui. Dès sa naissance, l’enfant appartient à l’Etat, ses parents ne sont que les représentants de ce dernier, et c’est lui, par exemple, qui ne tolère pas l’infanticide.

     

              “Aux yeux paternels de l’Etat, tous ses enfants sont égaux (égalité civile ou politique) et libres d’aviser de l’emporter sur les autres; ils n’ont qu’à concourir...

              “La Révolution a abouti à une réaction et cela montre ce qu’était en réalité la Révolution. Toute aspiration aboutit en effet à une réaction lorsqu’elle fait un retour sur elle-même, et commence à réfléchir; elle ne pousse à l’action qu’aussi longtemps qu’elle est une ivresse, une “irréflexion” “La réflexion”, tel est le mot d’ordre de toute réaction, parce que la réflexion pose des bornes, et dégage du “déchaînement” et du “règlement” primitifs le but précis qu’on a poursuivi, c’est-à-dire le principe.

     

              “Les mauvais sujets, les étudiants tapageurs et mécréants qui bravent toutes les convenances ne sont à proprement parler que des “philistins” : comme ces derniers il sont comme unique objet les convenances. Les braver par fanfaronnade comme ils le font, c’est encore s’y conformer; c’est, si vous voulez, s’y conformer négativement; devenus “philistins”, ils s’y conformeront un jour, et s’y conformeront positivement. Tous leurs actes, toutes leurs pensées aux uns comme aux autres visent à la “considération”, mais le philistin est réactionnaire comparé au garnement. L’un est mauvais sujet rassis, venu à résipiscence, l’autre est un philistin en herbe. L’expérience journalière démontre la vérité de cette remarque : les cheveux des pires mauvais sujets grisonnent sur les crânes des philistins...

     

              “La Révolution n’était pas dirigée contre l’ordre en général, mais contre l’ordre établi, contre un état de choses déterminé. Elle renversa un certain gouvernement et non le gouvernement; les Français ont, au contraire, été depuis écrasés sous le plus inflexible des despotismes. La Révolution tua de vieux abus immoraux, pour établir solidement des usages moraux, c’est-à-dire qu’elle ne fit que mettre la vertu à la place du vice (vice et vertu diffèrent comme le mauvais sujet et le philistin) Jusqu’à ce jour, le principe révolutionnaire n’a pas changé : ne pas s’attaquer qu’à une institution déterminée, en un mot, réformer. Plus on a amélioré, plus la réflexion qui vient ensuite met de soins à conserver le progrès réalisé. Toujours un nouveau maître est mis à la place de l’ancien, on ne démolit que pour reconstruire, et toute révolution est - une restauration. C’est toujours la différence entre le jeune et le vieux philistin. La Révolution a commencé en petite bourgeoisie par l’élévation du Tiers Etat, de la classe moyenne et elle monte en graine sans être sortie de l’arrière-boutique.”

     

              “La Bourgeoisie se reconnaît à ce qu’elle pratique une morale étroitement liée à son essence. Ce qu’elle exige avant tout, c’est qu’on ait une occupation sérieuse, une profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d’industrie, la fille de joie, le voleur, le brigand, l’assassin, le joueur, le bohême sont immoraux et le brave bourgeois éprouve à l’égard de ces “gens sans mœurs” la plus vive répulsion. Ce qui leur manque à tous, c’est cette espèce de droit de domicile dans la vie que donne un commerce solide, des moyens d’existence assurés, des revenus stables, etc.; comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au clan des “individus” dangereux, au dangereux prolétariat : ce sont des particuliers qui n’offrent aucune “garantie” et n’ont “rien à perdre” et rien à risquer.

     

              “La famille ou le mariage, par exemple, lient l’homme et ce lien le case dans la société et lui sert de garant ¾ mais qui répond de la courtisane ? Le joueur risque tout son avoir sur une carte, il ruine lui et les autres : pas de garantie !”

              “On pourrait réunir sous le nom de VAGABONDS tous ceux que le bourgeois tient pour suspects, hostiles et dangereux.

     

              “Tout vagabondage déplaît d’ailleurs au bourgeois, et il existe aussi des vagabonds de l’esprit qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s’en vont chercher au loin plus d’air et plus d’espace. Au lieu de rester au coin de l’âtre familial à remuer les cendres d’une opinion modérée, au lieu de tenir pour vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière que clôt le champ paternel, et s’en vont, par les chemins audacieux de la critique où les mène leur indomptable curiosité de douter. Les extravagants vagabonds rentrent, eux aussi, dans la classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les prolétaires, et quand ils laissent soupçonner leur manque de domicile moral, on les appelle des “brouillons”, des “têtes chaudes”, des “exaltés”.

     

              “Tel est le sens étendu qu’il faut attacher à ces mots de Prolétariat et de Paupérisme. Comme on se tromperait si l’on croyait la Bourgeoisie capable de désirer l’extinction de la misère. Bien au contraire, ne réconforte le bon bourgeois comme cette conviction incomparablement consolante qu’”un sage décret de la providence a réparti une bonne fois et pour toujours la richesse et le bonheur.” La misère qui encombre les rues autour de lui ne trouble pas le vrai citoyen au point de le solliciter à faire plus que de s’acquitter envers elle, comme en lui jetant l’aumône ou en fournissant le travail et la pitance à quelque “brave garçon laborieux” Mais il n’en sent que plus vivement combien sa paisible jouissance est troublée par les grondements de la misère remuante  et avide de changement, par ces pauvres qui ne souffrent et ne peinent plus en silence, mais qui commencent à s’agiter et à extravaguer. Enfermez le vagabond ! Jetez le perturbateur dans la plus sombre oubliette !” “ Il veut attiser les mécontentements et renverser l’ordre établi !” “Tuez, tuez !”

     

              L’erreur d’une époque fait le bénéfice des uns, alors que les autres en pâtissent. Dans l’Etat bourgeois, c’est le capitaliste qui possède une valeur; celle que son argent lui confère : le travail de son capital et celui des ouvriers, qu’il tient en sujétion.

     

              Tout ce que je possède est part la grâce de l’Etat. Je ne puis rien avoir sans sa permission. Mais que signifie pour moi la protection de l’Etat, pour moi qui ne possède rien ? ¾ La protection des privilèges au profit desquels je suis exploité. L’ouvrier ne peut pas vendre son travail à sa pleine valeur. Pourquoi ? Parce que l’Etat repose sur l’esclavage du travail. “Que le travail soit libre et l’Etat s’écroule.”

              “Bourgeois et ouvriers croient à la réalité de l’argent, ceux qui n’en ont pas sont aussi pénétrés de cette réalité que ceux qui en ont, les profanes que les clercs... L’argent régit le monde, est le tonique de l’époque bourgeoise.

     

              Un gentilhomme sans le sou et un ouvrier sans le sou sont des meurt de faim également sans valeur politique. La valeur ne va pas sans les valeurs; l’argent seul la donne, naissance et travail n’y donnent rien. Ceux qui possèdent gouvernent, mais l’Etat élit parmi les non-possédants ses serviteurs et leur distribue, avec une sage économie, quelques sommes (traitements, appointements) pour gouverner en son nom; il en fait ses régisseurs.

     

              “Le régime bourgeois livre les travailleurs aux possesseurs, c’est-à-dire à ceux qui détiennent quelque bien de l’Etat (et toute fortune est un bien de l’Etat et n’est donnée qu’en fief à l’individu) et particulièrement à ceux entre les mains desquels est l’argent, aux capitalistes.”

              “Les ouvriers possèdent une puissance formidable; qu’ils parviennent à s’en rendre compte et se décident à en user, rien ne pourra leur résister : il suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous les produits, ces produits de leur travail qu’ils s’aperçoivent être à eux comme ils proviennent d’eux.” Donc, avec le tribut payé à la puissance formidable que détiennent les ouvriers, et dont ils ne sont même pas conscients, le premier rôle passa du libéralisme politique au libéralisme social.

     

              Si, dans le stade du libéralisme politique, les personnes sont devenues égales, il n’en est pas de même en ce qui concerne ce qu’elles possèdent. Là où personne ne doit commander autrui, personne non plus ne doit posséder davantage qu’autrui. La Société se substitue à l’Etat. Mais qui est la Société ? - “Tous” Comme la “Nation” des politiciens, la “Société” est “esprit”. Elle n’a plus de corps que la nation. C’est pourquoi la propriété personnelle lui appartient.

              Devant elle, le Propriétaire suprême, nous devenons tous - des gueux. Nous n’existons, ici bas, que pour autrui. - Tous pour un. Un pour tous. - “C’est le travail qui fait notre dignité et notre - égalité.” Nous ne sommes plus des chrétiens et nous sentons notre misère.

     

              “Tant que la Foi suffit pour assurer à l’homme sa dignité et son rang, on n’eut rien à objecter au travail, quelque absorbant qu’il fut, du moment qu’il ne détournait pas l’homme de la foi. Mais aujourd’hui que chacun a en soi une humanité à cultiver, la relégation de l’homme dans un travail de machine n’a plus qu’un nom, c’est de l’esclavage. Si l’ouvrier de fabrique doit se tuer à travailler pendant douze heures et plus par jour, qu’on ne parle plus pour lui de dignité humaine...

     

              “Tout plaisir d’un esprit cultivé est interdit aux ouvriers au service d’autrui; il ne leur reste que les plaisirs grossiers, toute culture leur est fermée. Pour être bon chrétien, il suffit de croire et croire est possible en quelque situation qu’on se trouve; aussi les gens à convictions chrétiennes n’ont-ils en vue que la piété des travailleurs asservis, leur patience, leur résignation, etc., etc. Les classes opprimées purent à la rigueur supporter toute leur misère aussi longtemps qu’elles furent chrétiennes, car le christianisme est un merveilleux étouffoir de tous les murmures et de toutes les révoltes, mais il ne s’agit plus, aujourd’hui d’étouffer les désirs, il faut les satisfaire. La Bourgeoisie qui a proclamé l’Évangile de la joie de vivre, de la jouissance matérielle s’étonne de voir cette doctrine trouver des adhérents parmi nous, les pauvres; elle a montré que ce qui rend heureux, ce n’est ni la foi ni la pauvreté, mais l’instruction et la richesse; et c’est bien ainsi que nous l’entendons aussi, nous autres Prolétaires !”

     

              Jadis, pour obtenir quelque chose, il fallait complaire à son maître; depuis la Révolution, il faut avoir de la chance. Une société où les hommes ne soient plus le jouet de la chance, voilà l’idéal socialiste. Ne pas oublier que si cette tendance se manifeste par la haine des “malheureux” contre les “heureux”, c’est-à-dire la haine de ceux pour lesquels le sort n’a peu ou rien fait, contre ceux qu’il a comblés - la mauvaise humeur du malheureux ne s’adresse pas tant au chômeur qu’à la chance elle-même; cette colonne pourrie de l’édifice bourgeois.

     

              La concurrence - le jeu de hasard de l’offre et de la demande - disparaît. Le communisme se lève : chacun est un ouvrier et tout appartient à tous. La Bourgeoisie avait proclamé libres les biens matériels. Le communisme donne réellement ces biens à chacun, le lui impose et l’oblige à en tirer parti. La Bourgeoisie rendait la production libre, le communisme contraint à la production et n’admet que les producteurs, les artisans. “Il ne reste plus à la critique qu’à démontrer que l’acquisition de ces biens ne fait encore nullement des hommes.” Ce sera la tâche du libéralisme humanitaire.

     

              “Le postulat du libéralisme en vertu duquel chacun doit faire de soi un homme pour acquérir une humanité implique pour chacun la nécessité d’avoir le temps de se consacrer à cette humanisation et de travailler à soi-même...

              “Le principe du travail supprime évidemment celui de la chance et de la concurrence. Mais il a également pour effet de maintenir le travailleur dans ce sentiment que l’essentiel en lui est le travailleur dégagé de tout égoïsme; le travailleur se soumet à la suprématie d’une société de travailleurs, comme le bourgeois acceptait sans objection la concurrence.

     

              “Que la société n’est pas un MOI capable de donner, de prêter ou de permettre, mais uniquement un moyen, un instrument dont nous nous servons, ¾ que nous n’avons aucun devoir social, mais uniquement des intérêts à la poursuite desquels nous faisons servir la société, - que nous ne devons à la société aucun sacrifice, mais que si nous sacrifions quelque chose, ce n’est jamais qu’à nous-mêmes, - ce sont là des choses dont les Socialistes ne peuvent s’aviser : ils sont “libéraux” et, comme tels, imbus d’une principe religieux; la société qu’ils rêvent est ce qu’était auparavant l’Etat : - sacré !”

     

              “La société dont nous tenons tout est un nouveau maître, un nouveau fantôme, un nouvel être suprême qui nous impose service et devoir.’

              Ce libéralisme, on peut l’appeler “humain” ou “humanitaire”, bien qu’il se dénomme lui-même “critique”, parce qu’il ne dépasse pas le principe du Libéralisme, l’homme; le critique, toutefois, restant toujours un libéral. Humanus est le nom du sacré.

     

              Tout ce que fait l’ouvrier est pour son bien-être matériel; le bourgeois, lui, n’a déclaré l’homme que “libre par sa naissance” Tous les deux ont une nécessité : l’un de la Société, l’autre de l’Etat pour leurs buts égoïstes. Ils ne font rien pour l’Humanité.

              Si c’est l’intérêt purement humain qui me confère une valeur auprès de l’homme, c’est seulement mon “désintéressement complet” qui, pour lui, fait de moi un Homme. Niant l’Etat et la Société qui ne le satisfont pas, le libéral humanitaire conserve cependant l’un et l’autre et il parvient à les obtenir tous deux dans la “société humanitaire”

     

              Au lieu de se dire : “je suis Homme”, il cherche à atteindre l’Homme en soi, le corporel, grâce à des idées spéculatives.

              Le libéral humanitaire méprise la conscience du bourgeois autant que celle de l’ouvrier, le travail en masse des prolétaires et la “haine de la domination des maîtres” si chère aux bourgeois - il ne connaît que la conscience humaine. Il revendique le dernier principe - l’Homme ¾ placé au-dessus de toute restriction limitative.

     

              Les luttes intestines des libéraux, des modérés jusqu’aux extrémistes, n’ont porté jusqu’ici que sur la mesure de la liberté - un peu plus, un peu moins, liberté complète. - Leurs luttes n’ont donc jamais revêtu un caractère très dangereux.

              “Tout cela ce sont des idées, tandis que toi tu as un corps. Penses-tu donc pouvoir jamais devenir homme en soi ? Penses-tu que nos descendants ne trouveront plus aucun préjugé, aucune barrière à renverser contre lesquelles nos forces n’auront pas suffi ?

              “Ou t’imagines-tu que tes quarante ou cinquante ans t’ont mené si loin que les jours qui suivront n’auront plus rien à te retrancher et que tu es à présent un homme ? Les hommes de l’avenir lutteront encore pour mainte liberté que nous ne sentons pas même nous manquer. Que fais-tu de cette liberté future ? Si tu voulais ne t’estimer rien avant d’être devenu homme, tu attendrais jusqu’au “jugement dernier”, jusqu’au jour où l’homme et l’humanité auront atteint la perfection. Mais, d’ici là, tu sera sûrement mort : où est le prix de ta victoire ?”

     

              Mais l’ennemi mortel du libéral humanitaire, son unique adversaire, c’est moi, l’égoïste, l’inhumain. Je me refuse à l’Etat bourgeois, à la société des gueux, à l’idéale société humanitaire. La liberté des uns n’est pas ma liberté; le bien-être des autres n’est pas mon bien-être, les droits de l’homme ne sont pas mes droits. Derrière votre négation des maîtres, de la propriété, des dieux, je vois réapparaître, ressusciter un maître qui est l’Etat, une propriété qui est le travail, un dieu qui est l’homme  nouvel asservissement, nouveaux soucis, nouvel foi.

     

              Car les buts du libéralisme s’appellent “ordre raisonnable”, “comportement moral”, “liberté restreinte” ¾ ils ne s’intitulent pas Anarchie, absence de lois, propriété de l’Unique.

              Le gain du libéralisme humanitaire est cependant le mien : j’ai appris de la critique à n’être à mon aise que dans l’analyse. “Je me garderai bien de refuser les bénéfices réalisés sous les différentes directives par les efforts du Libéralisme. Seulement... ce que l’homme a l’air d’avoir gagné, c’est Moi, et Moi seul qui l’ai gagné.”

     

              “Je ne prétends pas avoir ou être rien de particulier qui me fasse passer avant les autres, je ne veux bénéficier à leurs dépens d’aucun privilège ¾ mais je ne me mesure pas à la mesure des autres, et si je ne veux pas de passe-droit en ma faveur, je ne veux pas non plus d’aucune sorte de droit. Je veux être tout ce que je puis être, avoir tout ce que je puis avoir. Que les autres soient ou aient quelque chose d’analogue, que m’importe. Avoir ce que j’ai, être ce que je suis, ils ne le peuvent. Je ne leur fait aucun tort, pas plus que je ne fais tort au rocher en ayant sur lui le privilège du mouvement. S’il pouvait l’avoir, il l’aurait.

     

              “Je ne me prends pas pour quelque chose de particulier. Je me tiens pour unique. J’ai bien quelque analogie avec les autres, mais cela n’a d’importance que pour la comparaison et la réflexion. Je suis incomparable, unique : ma chair n’est pas leur chair, mon esprit n’est pas leur esprit : que vous les rangiez dans des catégories sociales, “la Chair, l’Esprit”, ce sont là de vos pensées,  qui n’ont rien de commun avec ma chair et mon esprit, et ne peuvent le moins du monde prétendre à me dicter une “vocation.”

     

              “Je ne veux respecter en toi rien, ni le propriétaire, ni le gueux, ni même l’Homme, mais je peux t’employer... il se pourrait que j’étudiasse chez toi l’humanité, mais tu n’es jamais, à mes yeux, que ce que tu es pour moi, c’est-à-dire mon objet et en tant que mon objet, ma propriété.

              “Le Libéralisme humanitaire est l’apogée de la gueuserie. Nous devons commercer par descendre jusqu’au dernier échelon du dénuement et de la gueuserie si nous voulons parvenir à l’individualité; mais est-il rien de plus misérable que l’Homme - tout nu ?

     

              “C’est toutefois dépasser la gueuserie que de me dépouiller même de l’Homme après m’être aperçu que lui aussi m’est étranger et n’est pas un titre sur lequel je puisse rien fonder, mais ce n’est plus là de la gueuserie pure; ses dernières guenilles tombées, le gueux, se dressant dans sa nudité, dépouillé de toute enveloppe étrangère, se trouve avoir rejeté même sa gueuserie et cesser d’être un gueux.

              “Je ne suis plus un gueux mais j’en fus un.”

     

              Le jugement de Stirner sur le libéralisme était porté. “L’Unique et sa Propriété” n’avait pas encore paru que la Critique fit un nouveau pas en avant et l’obligea d’ajouter un post-scriptum à ce qu’il avait écrit et de s’occuper de la dernière trouvaille de cette fameuse critique. La voici : “L’Etat, même sous la forme d’ “Etat libre” est complètement jeté par dessus bord, car il est foncièrement incapable de remplir le rôle de la “société humaine.” “La masse, être spirituel, voilà le nouveau chouchou de la Critique critiquante !”

              “La masse, un être spirituel !”

     

              La Critique “apprendra à connaître” et découvrira qu’elle est en contradiction avec l’homme; elle démontrera que la masse est inhumaine et n’aura plus de peine à faire cette preuve qu’elle n’en a eu à démontrer que le divin et le national, autrement dit, l’Église et l’Etat, sont la négation même de l’humanité. La Critique ne peut, avec son hypothèse de l’Homme, ni éclairer, ni satisfaire la masse. “Si, en face de la Bourgeoisie elle n’est déjà qu’une “couche sociale inférieure”, une masse politiquement sans valeur, c’est en face de l’Homme, à plus forte raison, qu’elle va n’être plus qu’une simple “masse”, un ramassis inhumain ou un troupeau de non-hommes.” En dépit de son aversion pour les dogmes, la Critique campe sur le même terrain que le dogmatisme : le terrain de la pensée. Lié par son processus mental “incapable de comprendre la signification formidable d’un cri de joie sans pensée”, il demeure emprisonné dans le monde de la pensée : un monde religieux.”

     

              “Ce n’est pas le penser qui peut me délivrer de la possession, mais bien son absence de pensée, ou moi, l’impensable, l’insaisissable.”

              Or, “les pensées et le penser ne me sont pas sacrés : lorsque je les attaque, c’est ma peau que je défends.”

              “La Critique soutient bien, par exemple, que la libre critique doit vaincre l’Etat, mais elle se défend contre le reproche que lui fait le gouvernement de l’Etat de provoquer à l’indiscipline et à la licence; elle pense que l’indiscipline et la licence ne devrait pas triompher, et qu’elle seule le doit. C’est bien plutôt le contraire; ce n’est que par l’audace ennemie de toute règle et de toute discipline que l’Etat peut être vaincu.”

     

              “Si les hypothèses qui ont cours jusqu’à présent doivent se désorganiser et disparaître, elles ne doivent pas se résoudre simplement à une hypothèse supérieure, telle que la pensée ou le penser, même la Critique. Leur destruction doit m’être profitable à Moi, sinon la solution nouvelle qui naîtra de leur mort rentrerait dans la série innombrable de toutes celles qui jusqu’à présent n’ont jamais déclaré fausses les anciennes vérités et fait crouler des hypothèses depuis longtemps acceptées que pour édifier sur leurs ruines le trône d’un étranger, d’un intrus : Homme, Dieu, Etat ou Monde.”

     

              Ainsi cette dernière solution de la Critique : que les hypothèses du passé ne peuvent être mis au rancart que si de nouvelles les remplacent; cette solution fait hausser les épaules à notre auteur parce que ne solutionnant absolument rien.

     

              La dernière trouvaille de l’Homme a fait figure de Dieu nouveau. “A l’aube des temps nouveaux se dresse L’Homme-Dieu.” “L’Homme n’a tué le Dieu que pour devenir à son tour le seul Dieu qui règne dans les cieux.” “L’au-delà extérieur est balayé, mais l’au-delà intérieur est devenu un nouveau ciel.”

              Dieu et l’homme doivent mourir devant l’homme-dieu, afin que nous puissions vivre.

              Qui se dressa à l’aube des temps nouveaux ? - Voilà la question telle qu’elle se pose aujourd’hui ? Et la réponse, que nous connaissons déjà, s’élève claire et distincte : MOI.

     

              Qu’est-ce que ma propriété ? Est-ce ma liberté, la doctrine du christianisme, le “rêve enchanteur”, l’aspiration universelle ? Non. “L’Individualité, c’est à dire ma propriété, est au contraire toute mon existence et ma réalité, c’est moi-même.” “Je suis libre de ce que je n’ai pas, je suis propriétaire de ce qui est en mon pouvoir ou de ce dont je suis capable. Quand ma liberté devient ma puissance, c’est alors qu’elle est parfaite, accomplie.” Toute autre liberté ne peut être que l’aspiration vers une liberté déterminée et implique toujours une nouvelle domination.

     

              “La Révolution pouvait bien inspirer à ses défenseurs le sublime orgueil de combattre pour la Liberté, mais elle n’avait cependant en vue qu’une liberté; aussi en résulta-t-il une domination nouvelle, celle de la Loi.” “La liberté ne peut être que la liberté tout entière; un bout de liberté n’est pas la liberté.” “Si la liberté est le but de vos efforts, sachez vouloir sans vous arrêter à mi-chemin.” Si je me suis délivré de tout ce qui n’est pas moi, il reste Moi, toujours et encore moi.“ Puisque je recherche la liberté ce n’est que dans mon intérêt, pourquoi, dis-je, ne pas me regarder comme le commencement, le milieu et la fin ? Est-ce que je ne vaux pas plus que la liberté ? N’est-ce pas moi qui me fait libre et ne suis-je donc pas le premier ?” Mais je ne veux pas seulement être affranchi de ce qui m’opprime; je veux être propriétaire de ma puissance. “L’individuel est foncièrement libre, libre de naissance; le libre n’est qu’en mal de liberté.”

     

              Seule la liberté que tu prends peux te conduire à ton affranchissement ! “Ne cherchez pas dans l’abnégation une liberté qui vous dépouille de vous-mêmes, mais cherchez-vous vous-mêmes, devenus des égoïstes, et que chacun de vous devienne un Moi tout-puissant. Plus nettement : refaites connaissance avec vous-mêmes, apprenez à connaître ce que vous êtes réellement et abandonnez vos efforts hypocrites, votre manie insensée d’^être autre chose que ce que vous êtes... Tous vos actes, tous vos efforts sont de l’égoïsme inavoué, secret, caché, dissimulé.”

     

              “Qu’aurez-vous donc quand vous aurez la liberté ? - Bien entendu, je parle ici de la liberté complète et non de vos miettes de liberté. Vous serez débarrassés de tout, d’absolument tout ce qui vous gêne et rien dans la vie ne pourra plus vous gêner et vous importuner. Et pour l’amour de qui voulez-vous être délivrés de ces ennuis ? Pour l’amour de vous-mêmes, parce qu’ils contrecarrent vos désirs, mais supposez que quelque chose ne vous soit pas pénible, mais au contraire agréable; - par exemple le regard, très doux, sans doute, mais irrésistiblement impérieux de votre maîtresse : voudrez-vous aussi en être débarrassés ? Non, et vous renoncerez sans regret à votre liberté. Pourquoi ? De nouveau pour l’amour de vous-mêmes. Ainsi donc vous faites de vous la mesure et le juge de tout. Vous mettez volontiers de côté votre liberté, lorsque la non-liberté, le doux “esclavage d’amour” a pour vous plus de charmes, et vous la reprenez à l’occasion lorsqu’elle recommence à vous plaire...”

     

              En possession de ma propriété, je suis le propriétaire de ma puissance, de mes rapports avec le prochain, de ma jouissance personnelle et je suis en elle, si je me sais l’Unique !...

              “J’assure ma liberté contre le monde en raison de ce que je m’approprie le monde, quelque moyen d’ailleurs que j’emploie pour le conquérir et le faire mien : persuasion, prière, ordre catégorique ou même hypocrisie, fourberie, etc. Les moyens auxquels je m’adresse ne dépendent que de ce que je suis. Suis-je faible, je ne disposerai que de moyens faibles, tels que ceux que j’ai cités, et qui suffisent cependant pour venir à bout d’une certaine partie du monde. Aussi la tromperie, la duplicité et le mensonge paraissent-ils plus noirs qu’ils ne sont.

     

              Qui refuserait de tromper la police et de tourner la loi, qui ne prendrait bien vite un air de candide loyauté lorsqu’il rencontre les policiers, pour cacher quelque illégalité qu’il vient de commettre, etc. ? Celui qui ne le fait pas se laisse violenter, c’est un lâche - par scrupules; je sens déjà que ma liberté est rabaissée, lorsque je ne puis imposer ma volonté à un autre (qu’il soit sans volonté, comme un rocher ou qu’il veuille, comme un gouvernement, un individu, etc.); mais c’est renier mon individualité que de m’abandonner moi-même à autrui, de céder, de plier, de renoncer, par soumission et résignation.

     

              Abandonner une manière de faire qui ne conduit pas au but ou quitter un mauvais chemin, c’est tout autre chose que de me soumettre. Je tourne un rocher qui barre ma route jusqu’à ce que j’aie assez de poudre pour le faire sauter; je tourne les lois de mon pays tant que je n’ai pas la force de les détruire. Si je ne puis saisir la lune, doit-elle, pour cela, m’être “sacrée”, m’être une Astarté ? Si je pouvais seulement t’empoigner, je n’hésiterais certes pas, et si je trouvais un moyen de parvenir jusqu’à toi, tu ne me ferais pas peur ! Tu es l’inaccessible, mais tu ne le resteras que jusqu’à ce que j’ai conquis la puissance qu’il faut pour t’atteindre, et ce jour là, tu seras mienne; je ne m’incline pas devant toi, attends que mon heure soit venue. C’est ainsi que toujours ont agi les hommes forts...”

     

              “Ayez la force et la liberté viendra toute seule.” “Je ne puis avoir qu’autant de liberté que m’en crée mon individualité. Les moutons seront bien avancés que personne ne rogne leur franc-parler ! Ils en restent au bêlement.” “Une liberté qui se donne (ou qui s’octroie) n’est pas la liberté... seule la liberté qu’on prend, celle des égoïstes, vole à pleines voiles.” “C’est à l’égoïsme que le libéral en veut, car l’égoïste ne s’attache jamais à une chose pour l’amour de cette chose, mais bien pour l’amour de lui-même : la chose doit lui servir. Il est d’un égoïste de n’accorder à la chose aucune valeur propre ou absolue, et de se faire soi-même la mesure de cette valeur.”

     

              “Est-ce que je m’appartiens lorsque je me suis livré à la sensualité ? Est-ce à moi-même, à ma propre décision que j’obéis, lorsque j’obéis à la chair, à mes sens ? Je ne suis vraiment mien que lorsque je suis soumis à ma propre puissance, et non à celle des sens, pas plus d’ailleurs qu’à celle de quiconque n’est pas moi (Dieu, les hommes, l’autorité, la loi, l’Etat, l’Église, etc.) Ce qui poursuit mon égoïsme, c’est ce qui m’est utile à moi, l’autonome et l’autocrate.” “Pour l’égoïste, toute chose ne serait qu’un moyen dont il est, en dernière analyse, lui-même le but; doit-il protéger ce qui ne lui sert à rien ? ¾ le propriétaire, par exemple, doit-il protéger l’Etat ?”

     

              ”L’individualité renferme en elle-même, toute propriété et réhabilite ce que le langage chrétien avait déshonoré (par exemple : “un intérêt égoïste”, “une individualité”, “particularité”, “amour propre”, etc.) Mais L’INDIVIDUALITE n’a aucune mesure extérieure, car elle n’est nullement, comme la liberté, la moralité, l’humanité, etc., une idée ¾ Somme des propriétés de l’individu, elle n’est que le signalement de son propriétaire.

     

              Les dernières conséquences du christianisme ont été atteintes : le libéralisme a proclamé le “véritable Homme” et la religion chrétienne s’est métamorphosée en la religion de l’humanité. Celle-ci est devenue à son tour la religion du “Libre Etat” qui se dresse contre et se protège, grâce à elle, de : l’Égoïste, du Non-Homme, de l’inhumain.

     

              “Bien que tout non-homme soit un homme. L’Etat l’exclut de son sein ou l’emprisonne, et fait d’un hôte de l’Etat l’hôte d’une prison (d’une maison de fous ou d’une maison de santé, d’après le Communisme)... Il est facile de définir en termes sèchement techniques ce qu’on entend par un non-homme; c’est un homme qui ne correspond pas au concept Homme, comme l’inhumain est quelque chose d’humain qui ne coïncide pas avec l’ensemble des attributs qui forment la notion d’humain... On dit : il paraît que les hommes se contentent de cette “pétition de principes” ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que pendant tout le temps, il n’a existé que des non-hommes. Quel individu a jamais coïncidé avec son schème ? Le christianisme ne connaît qu’un seul et unique Homme - le Christ, - et celui-là même n’est, au point de vue opposé, qu’un non-homme c’est un homme surhumain, un “Dieu”. L’homme réel n’est que le ¾ non-homme.

     

              “Je suis en réalité l’Homme et le non-homme tout ensemble, car je suis à la fois homme et plus qu’homme : je suis le “Moi” de cette individualité qui est ma et rien que ma propriété.”

     

              “La moralité est incompatible avec l’égoïsme parce que ce n’est pas à Moi, mais seulement à l’Homme que je suis qu’elle accorde une valeur. Si l’Etat est une société d’hommes, et non une réunion de Moi dont chacun n’a en vue que lui-même, il ne peut subsister sans la Moralité et doit être fondé sur elle... Aussi l’Etat et Moi sommes-nous ennemis. Le bien de cette “société humaine” ne me tient pas à cœur, à moi, l’égoïste, je ne fais que l’employer; mais afin de pouvoir pleinement en user, je la convertis en ma propriété, j’en fais ma créature, c’est-à-dire que je l’anéantis et que j’édifie à sa place l’association des Égoïstes.”

     

              “Le monde que crée le croyant (Esprit croyant) s’appelle Église; le monde que crée l’Homme (Esprit humain) s’appelle Etat. Mais ce n’est point là mon monde. Ce que j’exécute n’est jamais humain in abstracto, mais m’est toujours propre; mon oeuvre d’homme est différente de toutes les autres oeuvres d’hommes, et ce n’est que grâce à cette différence qu’elle est réelle et qu’elle m’appartient. L’humain en soi est une abstraction et, par conséquent, un fantôme, un être imaginaire.”

     

              A la place de Dieu, l’Homme est devenu le Maître, le Médiateur, l’Esprit; de lui, l’Homme, je reçois mon “Droit”; il conditionne mes relations et m’en indique les limites; il m’attribue ma valeur propre. “La puissance est à l’Homme, le monde est à l’Homme et je suis à l’Homme.”

              A la question : “qu’est-ce donc que l’Homme ?”, je réponds : “c’est moi”. L’Etat et Moi, nous sommes en état d’hostilité. Je me moque de son exigence de faire de moi un Homme selon sa conception. Moi, le profanateur, je me dresse contre l’Homme.

              Ma puissance qui est ma propriété, par qui je suis ma propriété, me donne ma propriété, je suis moi-même ma puissance.

              “Le Droit est la volonté souveraine de la Société.” Tout droit établi est un droit accordé. Je dois en révérer toutes les formes, n’importe où je les rencontre, et m’y assujettir. Mais qu’y a-t-il de commun entre Moi et “le droit de la société” - Moi et “le droit de tous” ¾Moi et l’égalité des droits - Moi et les prétendus droits naturels ?”

              “Qui peut s’enquérir du Droit s’il ne se place au point de vue religieux ? Le Droit n’est-il pas une notion religieuse, c’est-à-dire quelque chose de sacré ? L’égalité des droits que proclame la Révolution n’est, sous un autre nom, que l’égalité chrétienne, l’égalité fraternelle qui règne entre les enfants de Dieu, entre les chrétiens; c’est, en un mot, la fraternité.”

              Or, “c’est à moi de décider ce qui est pour moi le Droit. Hors de moi, pas de droit, ce qui m’est juste est juste. Il se peut que les autres ne jugent pas pour cela que c’est juste, mais c’est leur affaire et non la mienne : à eux de se garder !

              “Alors même qu’une chose paraîtrait injuste à tout le monde, si cette chose m’était juste, c’est-à-dire si je la voulais, je me soucierais peu du monde.”

              Le Droit devient verbe dans la Loi. La volonté souveraine est le soutien de l’Etat, sa seule possibilité d’existence. L’Etat ne peut consentir à ce que personne ait de volonté propre; autrement ce serait sa fin.

              “Celui qui doit, pour exister, compter sur le manque de volonté des autres est tout bonnement un produit de ces autres, comme le maître est un produit du serviteur. Si la soumission venait à cesser, c’en serait fait de la domination.”

              Ma volonté d’individu est destructrice de l’Etat. Tout Etat est despotique, que le despote soit un, qu’ils soient plusieurs ou que (et c’est ainsi qu’on peut représenter une république), tous étant maîtres, l’un soit le despote de l’autre.

              Je ne reconnais aucun devoir, je ne me laisse pas lié et ne veux pas me regarder comme lié. Si je n’ai pas de devoir, je ne connais pas de loi.

              “Mais tout serait bien vite sans dessus dessous, si chacun pouvait faire ce qu’il veut !” “Et qui vous dit que chacun pourrait tout faire ? N’êtes vous pas là et êtes-vous obligé de laisser tout faire ? Défendez-vous et on ne vous fera rien ! Celui qui veut briser votre volonté est votre ennemi; traitez-le comme tel.”



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  • Aux mains de l’Etat, la force s’appelle “droit”, aux mains de l’individu elle se nomme “crime” Crime signifie emploi de sa force par l’individu; ce n’est que par le crime que l’individu peut détruire la puissance de l’Etat, quand il est d’avis que c’est lui qui est au-dessus de l’Etat et non l’Etat qui est au-dessus de lui.”

     

              Mes relations avec l’Etat ne sont pas celles qu’entretient un Unique avec d’autres Uniques ayant eux-mêmes leur loi et leur norme de vie, mes relations avec l’Etat sont celles de pécheur à Saint. Mais la sainteté est une idée fixe et ce sont les idées fixes qui engendrent les crimes.

              “Ni la raison divine, ni la raison humaine n’ont de réalité; seules ta raison et ma raison sont réelles, de même que et parce que toi et moi seuls sommes réels.”

     

              “La dernière opposition et la plus radicale, celle de l’Unique à l’Unique, est au fond bien éloignée de ce qu’on entend par opposition, sans pour cela retomber dans l’unicité ou l’identité. Et tant qu’Unique, tu n’as plus rien de commun avec personne, et par là-même plus rien d’inconciliable ou d’hostile. Tu ne demandes plus contre lui ton droit à un tiers et tu ne te tiens plus avec lui sur le terrain du droit ni sur aucun autre terrain commun. L’opposition se résout en une séparation, en une unicité radicale.”

     

              “Ce que me permet ma puissance, personne d’autre n’a besoin de me le permettre; elle me donne la seule autorisation qu’il me faille. Le droit est une marotte, dont nous a gratifiés un fantôme... La force, c’est moi-même, moi qui suis puissant et le possesseur de la puissance.”

     

              De ma puissance sur le monde découlent mes rapports avec lui.

              Stirner consacre presque un tiers de son ouvrage à ce chapitre : l’anéantissement de toute puissance étrangère cherchant à opprimer et à supprimer le Moi sous ses différents aspects, en premier lieu - l’exposé de nos relations mutuelles, telles qu’elles résultent du conflit et de l’harmonie de nos intérêts, en second lieu.

     

              Le peuple - l’Humanité et la famille (ce minuscule petit peuple) vit de Moi, l’Égoïste, mais sa liberté n’est pas ma liberté. Le bien public n’est pas mon bien, mais le suprême degré de l’abnégation. Un peuple ne peut être libre qu’aux dépens de l’individu, car sa liberté ne touche que lui et n’est pas l’affranchissement de l’individu; plus le peuple est libre, plus l’individu est lié. C’est à l’époque de sa plus grande liberté que le peuple établit l’ostracisme, bannit les athées et fit boire la ciguë au plus probe de ses penseurs.” Le peuple ne m’est pas sacré. “Tout ce qui est sacré est un lien, une chaîne.” Moi, l‘unique, je ne pense qu’à ma mise en valeur. “La chute des peuples et de l’humanité sera le signal de mon élévation.”

     

              “... Il n’est personne qui n’ait remarqué l’intérêt passionné que l’époque actuelle témoigne pour la question sociale de préférence à toute autre question, et qui n’ait en conséquence dirigé spécialement son attention sur la société. Pourtant si cet intérêt était moins aveuglé par la passion, on ne perdrait pas de vue l’individu pour ne plus voir que la Société, et on reconnaîtrait qu’une Société ne peut guère se renouveler tant que ses éléments vieillis ne sont pas remplacés par d’autres...”

     

              “... Le peuple chrétien a produit deux sociétés qui dureront ce que lui-même durera : l’Etat et l’Église. Peut-on les appeler des associations d’égoïstes ? Poursuivons-nous en elles un intérêt égoïste , personnel, individuel ou y poursuivons-nous un intérêt populaire (parce que du peuple chrétien) sous le nom d’intérêt de l’Etat ou d’intérêt de l’Église ? M’est-il en elles possible, m’est-il par elles permis d’être moi-même ? Puis-je penser et agir comme je peux, puis-je me manifester, m’affirmer, vivre ma vie à moi ? Ne dois-je pas laisser intactes la majesté de l’Etat et la sainteté de l’Église ?

     

               “... Ainsi donc, ce que je veux, je ne le puis pas. Mais est-il une société, quelle qu’elle soit, où je puisse espérer trouver cette liberté d’action illimitée ? Non ! Et une société est-elle capable de nous satisfaire ? En aucune façon ! C’est tout autre chose de me heurter à un autre Moi ou de me heurter à un peuple, à une généralité. Dans le premier cas, mon adversaire et moi combattons d’égal à égal; dans le second, je suis un adversaire méprisé, enchaîné et tenu en tutelle...”

     

              “... Tant qu’il reste debout une seule institution qu’il n’est pas permis à l’individu d’abolir, le Moi est encore bien loin d’être Sa propriété et d’être autonome. Comment parler de liberté, tant que je dois par exemple me lier par serment à une constitution, à une charte, à une loi, tant que je dois jurer d’appartenir corps et âme à mon Peuple ? Comment être moi, même s’il n’est permis à mes facultés de se développer que pour autant qu’elles ne troublent pas l’harmonie de la société ? ...”  (WEITLING)

     

              Il y a une différence entre la société et les relations entre les humains. La société peut être comparée à une assemblée de personnes réunies en une salle ou dans un bâtiment qu’elles occupent en commun. On ne leur demande pas d’être là. Les relations, au contraire, impliquent conscience et réciprocité. Il s’ensuit que la société n’est pas mon oeuvre ni la tienne, elle est l’œuvre d’un tiers : l’Etat ou l’Église.

     

              On sait que la famille est une communauté qui se considère comme inébranlable et sacrée. D’ailleurs, elle ne peut être cette communauté que si tous ses membres en observent la loi : là ne peut s’en détacher sous peine d’être criminel envers elle, de la “déshonorer”, d’ “en faire la honte”, etc. L’individu chez qui l’instinct égoïste n’est pas assez fort se soumet : il “fait honneur à sa famille” Si, au contraire, le sang égoïste bout avec assez d’ardeur dans ses veines, il préfère être regardé comme un dévoyé et ses soustraire à ses lois (d’ailleurs le bien de ma famille et mon bien peuvent coïncider, ce qui est utile (ou avantageux) à ma famille peut l’être également pour moi; la famille n’est plus alors une communauté sacrée, c’est une union réciprocitaire) La famille étant une communauté sacrée à laquelle l’individu doit obéissance, la fonction de juge lui appartient, comme il ressort des tribunaux ou “conseils” de famille. L’ancien droit chinois donnait à la responsabilité de la famille une sanction très logique en faisant expier par toute la famille la faute d’un de ses membres.

     

              L’Etat, qui peut délier les membres de la famille de leurs obligations vis-à-vis d’elle, est une société et non pas une association. Supérieur à la famille, il en est l’extension. Il me prend sous son aile tutélaire et je vis de sa “grâce”. Toute la culture qu’il est capable de me donner est un dressage en vue de faire de moi “un bon instrument”, un “membre utile à la Société” La domination de l’Etat ne diffère pas de celle de l’Église; l’une s’appuie sur la piété, l’autre sur la moralité. La fameuse tolérance des sociétés démocratiques ne s’exerce qu’en faveur de ce qui est “inoffensif” et “sans danger” L’Etat ne poursuit jamais qu’un but : limiter, assujettir l’individu, le subordonner à une généralité quelconque. La libre activité de l’Unique n’a jamais été, ne sera jamais son but. L’Etat ne connaît que le machinisme.

     

              Les nationalistes s’efforcent de faire une unité abstraite et sans vie de tout ce qui est abeille humaine. Les individualistes, eux, luttent pour l’unité personnellement voulue qui naît de l’association.

     

              C’est la marque de toutes les tendances réactionnaires de vouloir instaurer quelque chose de général, d’abstrait, un concept creux et sans vie, tandis que les vœux des égoïstes tendant à délivrer les individus pleins de vie et de vigueur du faix des généralités abstraites...”

     

              Celui-là est le vrai politicien qui a foi en l’Etat; dans son parti est enfermé tout son horizon. Lui, le bon citoyen personnifie “l’esprit inné de la légitimité de la loi” et il se soumet sans protester aux châtiments qu’elle édicte. Mais comme les châtiments infligés par l’Église sont tombés en désuétude, de même disparaîtront ceux prescrits par l’Etat.

     

              “... Ne peut-on être d’aucun parti ? Entendons-nous : En entrant dans votre parti et dans vos cercles, je conclus avec vous une alliance, qui durera aussi longtemps que votre parti et moi poursuivons le même but. Mais si aujourd’hui je me rallie à son programme, demain peut-être je ne pourrai plus le faire et je lui deviendrai infidèle. Le parti n’a pour moi rien qui me lie, rien d’obligatoire et je ne le respecte pas; s’il cesse de me plaire je me retourne contre lui...”

     

              Le peuple ne vaut pas mieux que l’Etat.

     

              “... Le peuple met une véritable rage à exciter la police contre tout ce qui lui semble immoral ou souvent simplement inconvenant, et cette rage de moralité que possède le peuple est pour la police une protection bien plus sûre que celle que pourrait lui assurer le gouvernement...”

     

              Celui qui se refuse à dépenser ses forces pour des sociétés aussi restreintes que la Famille, le Parti ou la Nation aspire encore et toujours à une société de signification plus haute : la “société humaine” ou “l’Humanité”

     

              “... Le Peuple est le corps, l’Etat est l’esprit de cette personne souveraine qui m’a jusqu’ici opprimé. On a voulu transfigurer le Peuple et l’Etat en l’élargissant jusqu’à y voir respectivement l’humanité et la raison universelle. Mais ce magnificat  n’aboutit qu’à rendre la servitude plus lourde; Philanthropes et Humanitaires sont des maîtres aussi absolus que les Politiciens et les Démocrates...”

     

              “... L’histoire cherche l’homme : mais l’homme c’est toi, c’est moi, c’est nous ! Après l’avoir pris pour un être mystérieux, une divinité, et l’avoir cherché dans le Dieu d’abord, puis dans l’Homme (l’humanité, le genre humain), je l’ai enfin trouvé dans l’individu borné et passager, dans l’Unique...”

     

              Je suis possesseur de l’humanité. Je suis l’humanité, et je ne fais rien pour le bien d’une autre humanité. La propriété de l’Humanité est la mienne. Je ne respecte pas sa propriété.

     

              “... Je ne recule pas avec un religieux effroi devant ta ou votre propriété : je la considère toujours, au contraire, comme ma propriété que je n’ai pas à respecter. Traitez donc de même ce que vous appelez ma propriété. C’est en nous plaçant tous à ce point de vue qu’il nous sera le plus facile de nous entendre...”

     

              La pauvreté consiste en ce que je ne puis pas me faire valoir comme je le veux. L’Etat est un obstacle qui m’empêche d’entrer en relations directes avec les autres. Ma propriété privée n’existe que par la grâce de l’Etat : je ne peux “concurrencer” qu’au-dedans des limites qu’il me trace. Je ne puis utiliser que les moyens d’échange, l’argent qu’il autorise. Les formes de l’Etat peuvent changer, ses intentions sont toujours les mêmes.

     

              Or, ma propriété est ce qui est en ma puissance et rien d’autre. A quoi suis-je légitimement autorisé ? A tout ce dont je suis capable. La puissance étrangère, la puissance que je laisse à autrui a fait de moi un serf; puisse ma propre puissance faire de moi un propriétaire !

     

              Ce n’est pas par l’amour que se résoudra la question sociale.

     

              “... Les ouvriers qui réclament une augmentation de salaire sont traités en criminels dès qu’ils tentent de l’arracher de force au patron. Que doivent-ils faire ? S’ils n’usent pas de leur force, ils s’en retourneront les mains vides; mais user de sa force, recourir à la contrainte, c’est mettre en pratique l’aide-toi toi-même, c’est se faire valoir soi-même - tirer librement et réellement de sa propriété ce qu’elle vaut - toutes choses que l’Etat ne peut tolérer. Que faire donc, diront les travailleurs ? Que faire ? Vous compter, ne compter que sur vous-mêmes et ne pas vous occupez de l’Etat...”

     

              Le Communisme n’abolit pas la pauvreté réelle.

     

              “... Que les bien soient entre les mains de la communauté qui m’en accorde une partie ou entre les mains des particuliers, il en résulte toujours pour moi la même contrainte, attendu que je ne puis en aucun cas en disposer. Bien entendu, en abolissant la propriété personnelle, le communisme ne fait que me rejeter plus profondément sous la dépendance d’autrui, autrui s’appelant désormais la généralité ou la communauté... le but que poursuis le Communisme est un nouvel Etat, un statut, un ordre de choses destiné à paralysé la liberté de mes mouvements, un pouvoir souverain supérieur à moi : il s’oppose avec raison à l’oppression dont je suis victime de la part des individus propriétaires, mais le pouvoir qu’il donne à la communauté est plus tyrannique encore...

     

              C’est par une autre voie que l’égoïsme marche vers l’extinction du paupérisme.

     

              “... Si les hommes parviennent à perdre le respect de la propriété, chacun aura une propriété de même que tous les esclaves deviennent hommes libres dès qu’ils cessent de respecter en leur maître un maître. Alors pourront se conclure des alliances entre individus, des associations d’égoïstes, qui auront pour effet de multiplier les moyens d’action de chacun et d’affermir sa propriété sans cesse menacée...”

     

              “... Si le Socialiste dit : La Société me donne ce qu’il me faut, - l’Égoïste répond : Je reprends ce qu’il me faut. Si les Communistes agissent en gueux, l’Égoïste agit en propriétaire...”

     

              Qu’on ne se laisse pas donc appâter par l’amour ! Qu’on ne se laisse pas attraper par la promesse de la communauté des biens ! C’est de l’égoïsme seul que la plèbe doit attendre quelque aide; cette aide, elle doit se le prêter à elle-même et c’est ce qu’elle fera. La plèbe est une puissance pourvu qu’elle ne se laisse pas dompter par la crainte. La propriété ne doit et ne peut donc pas être abolie; ce qu’il faut c’est l’arracher aux fantômes pour en faire ma propriété. Alors s’évanouira cette illusion que je ne suis pas autorisé à prendre tout ce dont j’ai besoin.

     

              La question de la propriété ne sera résolue que par la guerre de tous contre un. Les pauvres ne deviendront libres et propriétaires que lorsqu’ils s’insurgeront, se soulèveront, s’élèveront. Quoique vous leur donniez, ils voudront toujours davantage, car ils ne veulent rien moins que la suppression de tout don, de toute aumône, sous quelque forme que ce soit.

     

              Mais, demandera-t-on, que se passera-t-il quand les sans fortune auront pris courage ? Comment s’opèrera le nivellement ? Ce que fera un esclave quand il aura brisé ses chaînes ? ¾ Attendez et vous le saurez.

     

              “Des unions entre individus multiplieront les moyens d’action de chacun et sauvegarderont sa propriété menacée”... “Si nous voulons nous approprier le sol, au lieu d’en laisser l’aubaine aux propriétaires fonciers, unissons-nous, associons-nous dans ce but et formons une union qui s’en rendra propriétaire. Si nous réussissons, ceux qui sont propriétaires cesseront de l’être. Et de même que nous les aurons dépossédés de la terre et du sol, nous pourrons encore les expulser de mainte autre propriété, pour la faire nôtre, la propriété de nos ravisseurs”... Ce à quoi tous veulent avoir part sera retiré de ce même individu qui veut l’avoir pour lui tout seul et sera érigé en bien commun. En tant que bien commun, chacun en a sa part, et cette part sera sa propriété... La propriété dont nous sommes encore dépourvus en ce moment sera mieux utilisée dans les mains de nous tous. Unissons-nous pour ce vol.”

     

              “Le paupérisme est un corollaire de la non-valeur du Moi, de mon impuissance à me faire valoir. Aussi Etat et paupérisme sont-ils deux phénomènes inséparables. L’Etat n’admet pas que je me mette moi-même à profit et il n’existe qu’à condition que je n’aie pas voix au chapitre : toujours il vise à tirer parti de moi, c’est-à-dire à m’exploiter, à me dépouiller, à me faire servir à quelque chose, ne fût-ce, qu’à engendrer une proles (prolétariat); il veut que je sois sa créature.”

     

              Que me parlez-vous de liberté de concurrence, ô bourgeois, alors que les moyens de concourir, les choses nécessaires à la concurrence, me font défaut ? Loin de moi, fabricants du bonheur du peuple, avec votre partage égal. Je prends ce dont j’ai besoin. Et ce dont j’ai besoin, c’est autant que je suis capable de m’approprier.

     

              Mon verbe est aussi ma propriété et là où me manque la liberté d’expression, je m’approprie “la liberté de la presse” La presse peut être libre de bien des choses, mais elle ne le sera jamais que de ce dont je suis moi-même libre. Affranchissons-nous de tout ce qui est sacré, soyons sans foi et sans loi et nos discours le seront aussi. Une liberté de la presse n’est qu’un permis d’imprimer que me délivre l’Etat, et l’Etat ne permettra jamais et il ne peut librement permettre que j’emploie la presse à l’anéantir. Il en est de même si la presse devient propriété du Peuple. Il en est de la liberté de la presse comme de toute autre liberté, je dois la prendre moi-même. La liberté de la presse ne peut produire qu’une presse responsable. Une presse irresponsable ne peut naître que de la propriété de la presse. Ce n’est pas libre que doit être la presse - elle doit être à Moi ! L’individualité, la propriété de la presse, voilà ce que je veux conquérir. D’ailleurs, la presse est ma propriété à partir du moment où, pour Moi, il n’y a rien au-dessus de Moi, ni Etat, ni Église, ni Peuple, ni Société !

     

              “... Une infatigable âpreté à la curée ne nous laisse pas le temps de respirer et de nous arrêter à une jouissance paisible. Nous ne connaissons pas la joie de posséder... Lorsqu’on parle d’organiser le travail, on ne peut avoir en vue que celui dont d’autres peuvent s’acquitter à notre place, par exemple, celui du boucher, de laboureur, etc.; mais il est des travaux qui restent du ressort de l’égoïsme, attendu que personne ne peut exécuter pour vous le tableau que vous peignez, produire vos compositions musicales, etc.; personne ne peut faire l’œuvre de Raphaël. Ces derniers travaux sont ceux d’un Unique, ce sont les oeuvres que cet Unique seul est à même d’exécuter, tandis que les premiers sont des travaux banaux que l’on pourrait appeler humains, attendu que l’individualité de l’ouvrier y est sans importance et qu’on peut y dresser à peu près tous les hommes... il est par conséquent toujours à souhaiter que nous nous unissions pour les travaux humains, afin qu’ils n’absorbent plus tout notre temps et tous nos efforts comme ils le faisaient sous le régime de la concurrence.”

     

              Rien ne s’oppose à “payer de notre poche un prix équitable aux infirmes, aux malades et aux vieillards, pour que la faim et la misère ne nous les enlèvent pas; car si nous voulons qu’ils vivent, la satisfaction de ce désir il convient que nous l’achetions; je dis bien que nous l’achetions, je ne songe nullement à une misérable aumône. Leur vie est aussi leur propriété, à ceux-là même qui ne peuvent pas travailler; et si nous voulons (n’importe pour quelle raison) qu’ils ne nous privent pas de cette vie qui est à eux, il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir ce résultat qu’en l’achetant.” Pourquoi ? “Parce que nous aimons à voir autour de nous des visages souriants”, ne voudrions-nous pas leur bien-être ?

     

              “... Abolir le régime de la concurrence ne veut pas dire favoriser le régime de la corporation. Voici la différence : dans la corporation, faire le pain, etc., est l’affaire des compagnons : sous la concurrence, c’est l’affaire de ceux à qui il plaît de concourir; dans l’association, c’est l’affaire de ceux qui ont besoin de pain, par conséquent la mienne, la vôtre; ce n’est l’affaire ni des compagnons, ni de boulangers patentés, mais bien celle des associés.”

     

              “De l’amour tel qu’il est naturel à l’homme de le ressentir, la civilisation a fait un commandement !... Moi aussi, j’aime les hommes, non seulement quelques-uns mais chacun d’eux. Mais je les aime avec la conscience de mon égoïsme : je les aime parce que l’amour me rend heureux; j’aime parce qu’il m’est naturel et agréable d’aimer. Je ne connais pas d’obligation d’aimer. J’ai de la sympathie pour tout être sensible, ce qui l’afflige m’afflige et ce qui le soulage me soulage : je pourrais le tuer, je ne saurais le martyriser... Quand je vois souffrir celui que j’aime, je souffre avec lui et je n’ai de repos que je n’aie tout tenté pour le consoler et l’égayer. Quand je le vois joyeux, sa joie me rend joyeux... Et c’est parce que je ne puis supporter ce pli douloureux sur le front aimé, c’est par conséquent dans mon intérêt que je l’efface par un baiser... Je ne veux dissiper que mon chagrin... Le principe de l’amour m’assure contre la domination du monde, car quoi qu’il arrive, j’aime. Ce qui est laid, par exemple, peut m’inspirer de la répulsion, mais comme j’ai résolu d’aimer, je surmonte cette impression désagréable, comme je surmonte toute autre antipathie.”

     

              “... Quand le monde se trouve sur mon chemin (et il s’y trouve toujours), je le consomme pour apaiser la faim de mon égoïsme : tu n’es pour moi qu’une nourriture; de même, toi aussi, tu me consommes et tu me fais servir à ton usage. Il n’y a entre nous qu’un rapport, celui de l’utilité, du profit, de l’intérêt. Nous ne devons rien à l’autre, car ce que je puis paraître te devoir, c’est tout au plus à moi que je le dois. Si pour te faire sourire, je t’aborde avec une mine joyeuse, c’est que j’ai intérêt à ton sourire et que mon visage est au service de mon désir. A mille autres personnes que je ne désire pas faire sourire, je ne sourirai pas.”

     

              Je ne connais donc aucun “commandement d’aimer”” Comme tous mes autres sentiments, l’amour est ma propriété. Je donne mon amour, je l’accorde, je le prodigue parce que cela me rend heureux. Si vous croyez y avoir droit, méritez-le. Je ne laisse pas prescrire de mesure à mes sensations ni imposer de but à mes sentiments. Il n’est entre Moi et le monde qu’un rapport : celui de l’utilité.

     

              “... Si j’ai dit d’abord : j’aime le monde, je puis tout aussi bien ajouter à présent : Je ne l’aime pas; car je l’anéantis comme je m’anéantis; j’en use et je l’use. Je ne m’astreins pas à n’éprouver pour les hommes qu’un seul et invariable sentiment, je donne libre cours à tous ceux dont je suis capable. Pourquoi ne le déclarerai-je pas crûment ?” ... Oui, j’utilise le monde et les hommes (1) Je puis ainsi rester ouvert à toute espèce d’impressions, sans qu’aucune d’elle m’arrache à moi-même.

     

              Je ne trahirai pas la confiance que j’ai librement permis qu’on ait en moi; qu’un homme qui poursuit mon ami me demande dans quelle direction il s’est enfui, je le mettrai certainement sur une fausse piste. Une parole d’honneur ou un serment ne m’engagent donc qu’envers celui à qui moi-même je donne le droit de les recevoir; contraint à jure de dire la vérité, je ne donnerai qu’une parole contrainte, c’est-à-dire hostile, la parole d’un ennemi... Tu as voulu me lier ? Apprends donc que je puis rompre tes liens.

     

              “Notre désir de délivrer le monde des liens qui entravent sa liberté n’a pas sa source dans notre amour pour lui, mais dans notre amour pour nous; n’étant ni par profession ni par amour les libérateurs du monde, nous voulons simplement en enlever la possession à d’autres et le faire nôtre : il ne faut pas qu’il reste asservi à Dieu (l’Église) et à la loi (l’Etat), mais qu’il devienne notre propriété. Quand le monde est à nous, il n’exerce plus sa puissance contre nous, mais pour nous. Mon égoïsme a intérêt à affranchir le monde, afin qu’il devienne ma propriété.”

     

              L’état primitif de l’homme n’est pas l’isolement, mais bien la société... La société est notre état de nature... Mais l’union ou l’association sont la dissolution de la société. Il est vrai qu’une association peut dégénérer en société, comme une pensée peut dégénérer en idée fixe; cela à lieu quand dans la pensée s’éteint l’énergie pensante, le penser lui-même, ce perpétuel désaveu de toutes les pensées qui prennent trop de consistance... Qu’une société, l’Etat par exemple, restreigne ma liberté, cela ne me touche guère... Mon individualité au contraire, je n’entends pas la laisser entamer... Il importe assez peu que je me prive moi-même (par exemple par un contrat) de telle ou telle liberté, car il y a loin d’une société qui ne restreint que ma liberté à une société qui restreint mon individualité. La première est union, accord, association; la seconde est tyrannie et asservissement. D’ailleurs on ne peut éviter une certaine limitation de la liberté, car il est impossible de s’affranchir de tout.

     

              Pour en revenir à l’association, il est évident que les restrictions à la liberté et les obstacles à la volonté n’y manqueront pas; car son but n’est pas spécialement la liberté, qu’elle sacrifie à l’individualité, mais cette individualité elle-même. Elle est aux antipodes de l’Etat, qui est l’ennemi, le meurtrier de l’individu, alors qu’elle ¾ l’association ¾ elle en est la fille et l’auxiliaire.

     

    (1) Ja, Ich benutze die Welt und die Menschen.

     

              Contrairement à l’Etat qui s’impose à moi, l’association est mon oeuvre, ma créature, est née de moi, elle n’est pas une puissance spirituelle supérieure à mon esprit... D’ailleurs, pas plus que je ne veux être l’esclave de mes maximes (j’entends qu’elles restent incessamment exposées à la critique), je n’entends “vendre mon âme” à l’association.

     

              Si je m’associe avec mon prochain, c’est pour que cet accord augmente ma force, pour que nos puissances réunies produisent plus que l’une d’elles prise isolément. Mais je ne vois dans cette réunion rien d’autre qu’une augmentation de ma force et je ne la maintiens que tant qu’elle est ma force multipliée.

     

              Ce n’est que dans l’association que votre unicité peut s’affirmer, parce que l’association ne vous possède pas, mais que c’est vous qui la possédez. Et voici la différence entre l’association et la société : dans l’association tu apportes toute ta puissance, tout ce que tu as, tout ce que tu es, tu t’y fais valoir, dans la société, par contre, toi, ton être, ton avoir, ton activité êtes utilisés. Dans l’association, tu vis en égoïste; dans la société, tu vis en homme, excédé de devoirs sociaux et tu ne peux la quitter, tandis que tu peux quitter l’association si elle a cessé de présenter des avantages pour toi. La société te considère comme son serviteur, elle te réclame comme son bien, elle peut exister sans toi, elle est sacrée, elle se sert de toi. L’association, au contraire, est ton outil, ton arme, elle n’existe que pour toi et par toi, elle aiguise et amplifie ta force naturelle, tu te sers d’elle, elle la ta propriété.

     

              Si je m’associe, c’est dans mon intérêt, par pu égoïsme. D’ailleurs en fait de “sacrifice” je ne renonce que ce qui échappe à mon pouvoir, autrement dit, je ne renonce à rien du tout.

     

              Pour moi, j’aime mieux avoir recours à l’égoïsme des hommes qu’à leurs “services d’amour”, à leur miséricorde, à leur charité, etc. L’égoïsme exige LA RECIPROCITE (donnant, donnant), il ne fait rien pour rien et s’il offre ses services, c’est pour qu’on les achète, c’est-à-dire qu’on le considère comme un propriétaire.-

     

              Au fronton de notre époque, on lit une maxime : “Fais-toi valoir”.

     

              Dresse-toi contre les institutions qui mettent en danger ta propriété d’Unique ¾ non pas en faisant la révolution, mais l’insurrection.

     

              Révolution et insurrection ne sont pas synonymes. La première consiste en un bouleversement de l’ordre établi, du statut de l’Etat ou de la société, elle n’a donc qu’une porté politique ou sociale. La seconde... n’est pas une levée de boucliers, mais l’acte d’individus qui s’élèvent, qui se redressent, sans s’inquiéter des institutions qui vont craquer sous leurs efforts ni de celles qui pourront en résulter. La révolution avait en vue un régime nouveau, l’insurrection nous mène à ne plus nous laisser régir, mais à nous régir nous-mêmes et elle ne fonde pas de brillantes espérances sur les “institutions à venir”... Elle est mon effort pour me dégager du présent qui m’opprime; et dès que je l’ai abandonné, ce présent est mort et tombe en décomposition... En somme, mon but n’est pas de renverser ce qui est, mais de m’élever au-dessus de lui, mes intentions et mes actes n’ont rien de politique ni de social; n’ayant d’autres objets que moi et mon individualité, ils sont égoïstes... La révolution ordonne d’instituer, d’instaurer; l’insurrection veut qu’on se soulève ou qu’on s’élève.

     

              Je n’ai pas de devoirs envers les autres, pas plus que je n’en ai envers moi (par exemple le devoir de la conservation opposé au suicide) Je ne m’humilie plus devant aucune puissance... Toutes les puissances qui furent mes maîtresses, le les rabaisse au rôle de mes servantes. Les idoles n’existent que par Moi; il suffit que je ne les crée plus pour qu’elles ne soient plus; il n’y a de “puissances supérieures” que parce que je les élève et me mets au-dessous d’elles.

     

              Pour les moralistes et les humanitaires, le monde demeure un “pieu désir” (pium desiderium), c’est-à-dire un au-delà, l’inaccessible. Mes relations avec le monde consistent en ce que je jouis de lui et l’emploie à ma jouissance. Relations équivaut à jouissance du monde et cela rentre dans ma jouissance de Moi.

     

              “La question, désormais, n’est plus de savoir comment conquérir la vie, mais comment la dépenser et en jouir; il ne s’agit plus de faire fleurir en moi le vrai moi, mais de faire ma vendange et de consommer ma vie.”

     

              Le monde n’a, jusqu’à présent, aspiré qu’à conquérir la vie.  Nous cherchons, nous, la jouissance de la vie. Quel abîme entre ces deux conceptions ! D’après la première, je me cherche; d’après l’autre, je me possède et je jouis de moi d’après mon bon plaisir. Je ne tremble pas pour ma vie, je la prodigue.

     

              “Pour triompher de l’aspiration à la vie, la jouissance de la vie doit la vaincre sous la double forme (montrée par Schiller dans sa poésie : L’Idéal et la Vie), écraser aussi bien la tendresse spirituelle que la détresse temporelle, exterminer à la fois la soif de l’idéal et la faim du pain quotidien. Celui qui doit user sa vie à la conserver ne peut en jouir, et celui qui la cherche ne l’a pas et ne peut plus en jouir : tous deux sont pauvres.

     

              Pendant des siècles, on a soupiré vers l’avenir et vécu dans l’espérance ¾ devant nous s’ouvre l’époque de la jouissance. A la barbarie des premiers sacrifices humains a succédé le sacrifice de la vie individuelle sur l’autel du devoir ou d’un catéchisme. Ayant un créancier auquel nous devons notre vie, nous n’avons aucun droit de la dépenser pour nous, le suicide même devient une action immorale. L’humanité est le credo des libéraux.

     

              Un homme n’est “appelé” à rien, il n’a pas plus de “devoir” ou de “vocation” que n’en ont une plante ou un animal, mais s’il n’a pas de vocation ou de mission à remplir, il a des forces et ces forces se déploient, se manifestent où elles sont parce que, pour elles, être c’est se manifester et qu’elles ne peuvent pas plus rester inactives que ne le peut la vie qui, si elle “s’arrêtait” ne serait plus la vie.

     

              Employer ses forces n’est pas la vocation et le devoir de l’homme, mais son fait, perpétuellement réel et actuel.

     

              Les hommes sont comme ils doivent être et comme ils peuvent être. On n’est pas capable d’être ce qu’on n’est pas, on n’est pas capable de faire ce qu’on ne fait pas. Possibilité et réalité sont inséparables. Les gens intelligents prennent les hommes “comme ils sont” et non “comme ils devraient être”.

     

              Aussi longtemps que durera l’époque des prêtres et des pédagogues, le penser dressera sa domination contre l’égoïsme. L’histoire n’a été, jusqu’ici, que l’histoire de l’homme spirituel. La suite des siècles lui a donné la culture et j’entends profiter de ses expériences. J’accepte avec reconnaissance tout ce que les siècles de culture m’ont acquis : je ne veux rien rejeter ou abandonner. Mais je veux encore DAVANTAGE.

     

              Ce qu’un homme est, les choses le sont à ses yeux. De là cette considération que tout jugement que je porte sur un objet est l’œuvre, la création de ma volonté; je suis par là de nouveau averti de ne pas me perdre dans la créature qu’est mon jugement mais de rester le créateur qui juge et toujours crée à nouveau.

     

              La pensée libre n’est pas ma pensée. “Radicalement différente de la pensée libre et la pensée qui m’est propre, ma pensée, qui ne me conduit pas mais que je conduis, que je tiens en laisse et que je lance ou retiens à mon gré. Cette pensée, ma propriété, diffère autant de la pensée libre que la sensualité que j’ai en mon pouvoir et que je satisfait s’il me plaît et comme il me plaît, diffère de la sensualité libre, débridée, à laquelle je succombe.”

     

              Que pourrait donc être pour moi la liberté de pensée ? - Un mot vide de sens, - Les pensées, les vôtres et les miennes, sont ma propriété, et j’en use selon mon plaisir.

     

              La langue ou “le mot” exerce sur nous la plus affreuse tyrannie parce qu’elle conduit contre nous toute une armée d’idées fixes. Le langage, comme la pensée, doit être ta propriété.

     

              Que sont les vérités ? - Pour le croyant, une chose accomplie, un fait; pour le libre-penseur, une chose qui doit encore être décidée. “Les vérités sont des phrases, des expressions, des mots (logos); reliés les uns aux autres, enfilés bout à bout et rangés en lignes, ces mots forment la logique, la science, la philosophie.”

     

              “Le penser ne peut pas plus cesser que le sentir, mais la puissance des pensées et des idées, la domination des théories et des principes, l’empire de l’Esprit, en un mot la Hiérarchie durera aussi longtemps que les prêtres auront la parole - les prêtres, c’est-à-dire les théologiens, les philosophes, les hommes d’Etat, les philistins, les libéraux, les maîtres d’école, les domestiques, les parents, les enfants, les époux, etc... La Hiérarchie durera tant qu’on croira à des principes, tant qu’on y pensera ou même qu’on les critiquera; car la critique même la plus corrosive, celle qui ruine tous les principes admis, le fait en définitive encore au nom d’un principe.”

     

              Le secret de la critique est “une vérité” : tel est l’arcane de sa force.

     

              Pour toute critique libre, le critérium était une pensée; pour la critique propre, égoïste, le critérium c’est moi... Est vrai ce qui est mien; est faux ce dont je suis la propriété : vraie, par exemple, est l’association “volontaire” (1) - faux sont l’Etat et la société... Aucune pensée n’est sacrée, aucun sentiment n’est sacrée. Pensées, sentiments, croyances sont révocables et son ma propriété précaire que Moi-même je détruis comme c’est Moi qui a crée.

     

              “Tant qu’il reste une seule vérité à laquelle l’homme doit vouer sa vie et ses forces parce qu’il est homme, il est asservi à une règle, à une domination, à une loi, etc. : il reste serf. L’Homme, l’Humanité, la Liberté sont des vérités de ce genre.“

     

              Rien, aucun “intérêt suprême de l’humanité”, aucune “cause sacrée” ne vaut que tu la serves et que tu t’en occupes pour l’amour d’elle; ne lui cherche aucune autre valeur que dans ce qu’elle vaut pour toi.

     

              Ce n’est pas l’Homme qui est la mesure de tout : je suis cette mesure... Quand je critique, je n’ai pas seulement en vue mon but, je me procure en outre un plaisir, je m’amuse selon mon goût : suivant que cela me convient, je mâche la chose ou je me borne à en respirer le parfum.

     

              “Par votre activité, vous créez d’innombrables oeuvres : vous avez changé la figure de la Terre et édifié partout des monuments humains : de même, grâce à votre pensée, vous pouvez découvrir d’innombrables vérités, et nous nous en réjouirons de tout cœur. Mais je ne consentirai jamais à me faire l’esclave de vos machines nouvelles : je n’aiderai à les mettre en marche que pour mon usage; vos vérités non plus, je ne veux que les employer, sans me laisser employer par elles ou pour elles.”

     

              Que m’importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien ? Que ce soit humain ou inhumain, libéral ou illibéral, du moment que cela mène au but que je poursuis, du moment que cela me satisfait, c’est bien. Accablez-le de tous les prédicats qu’il vous plaira, je m’en moque.

     

              “De même que le monde, en devenant ma propriété, est devenu un matériel dont je fais ce que je veux, l’esprit doit, en devenant ma propriété, redescendre à létal de matériel devant lequel je ne ressens plus la terreur du sacré. Désormais, je ne frissonnerai plus d’horreur à aucune pensée, quelque téméraire ou “diabolique” qu’elle paraisse, car, pour peu qu’elle me devienne trop importune et désagréable, sa fin est en mon pouvoir; et désormais je ne m’arrêterai plus en tremblant devant une action parce que l’esprit d’impiété, d’immoralité ou d’injustice y habite, pas plus que saint Boniface ne s’abstint par scrupule religieux d’abattre les chênes sacrés des païens. Comme les choses du monde sont devenues vaines, vaines doivent devenir les pensées de l’esprit.”

     

              A la sentence chrétienne “nous sommes tous des pécheurs”, j’oppose celle-ci : nous sommes tous parfaits ! Car nous sommes à chaque instant tout ce que nous pouvons être et rien ne nous oblige jamais à être davantage.

     

              Telles sont mes relations avec le monde.

     

              Les dernières pages sont consacrées à définir “l’Unique” et les fondations sur lesquelles il repose.

              “Si je ne sers plus aucune idée, aucun être supérieur”, il va de soi que je ne servirai plus non plus aucun homme - sauf et dans tous les cas - Moi. Et ce n’est pas seulement par l’être ou par l’action, mais encore par la conscience que je suis l’Unique.

     

              “Il te revient plus que le divin, l’humain, etc.; il te revient ce qui est tien.

     

              “Regarde-toi comme plus puissant que tout ce pourquoi on te fait passer, et tu seras plus puissant; regarde-toi comme plus et tu seras plus.

     

              “Tu n’es pas simplement voué à tout le divin et autorisé à tout l’humain, mais tu es possesseur du tien, c’est-à-dire de tout ce que tu as la force de t’approprier.”

     

              ... “Moi, je ne suis pas “un moi” auprès d’autres “moi” : je suis le seul Moi, je suis Unique. Et mes besoins, mes actions, tout en moi est unique. C’est par le seul fait que je suis ce Moi unique que je fais de tout ma propriété, rien qu’en me mettant en oeuvre et en me développant. Ce n’est pas comme Homme que je me développe, et je ne développe pas l’Homme : c’est Moi qui Me développe.

     

              “Tel est le sens de l’Unique.”

     

              “Que l’individu est pour soi une histoire du monde, et que le reste de l’histoire n’est que sa propriété, cela dépasse la vue du Chrétien. Pour ce dernier, l’histoire est supérieure, parce qu’elle est l’histoire du Christ ou de “l’Homme”; pour l’égoïste, seule son histoire a une valeur, parce qu’il ne veut développer que lui et non le plan de Dieu, les dessins de la providence, la liberté, etc... Il ne se regarde pas comme un instrument de l’Idée ou un vaisseau de Dieu. Il ne se reconnaît aucune vocation, il ne s’imagine pas n’avoir d’autre raison d’être que de contribuer au développement de l’humanité et ne croit pas devoir y apporter son obole : il vit sa vie sans se soucier que l’humanité en tire perte ou profit. Eh quoi ! Suis-je au monde pour y réaliser des idées ? Pour apporter par mon civisme ma pierre à la réalisation de l’idée d’Etat ou pour, par le mariage, donner une existence comme époux et père à l’idée de Famille ? Que me veut cette vocation ? Je ne vis pas plus d’après une vocation que la fleur ne s’épanouit et n’exhale son parfum par devoir.”

     

              “On dit de Dieu : “Les noms ne te nomment pas” Cela est également juste de Moi; aucun concept ne m’exprime, rien de ce qu’on donne comme mon essence ne m’épuise, ce ne sont que des noms. On dit encore de Dieu qu’il est parfait et n’a nulle vocation de tendre vers une perfection. Et Moi ?

     

              “Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais Unique.”

     

              Dans l’Unique, le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Être supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que e soit l’Homme, faiblit devant le sentiment de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience.

     

              “Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire :

     

              “Je n’ai basé ma cause sur Rien.”

     

              Ainsi l’ouvrage s’achève comme il avait commencé.

     

    (1) Verein que Reclaire traduit par “association” exprime toujours l’idée d’ “union”, de coopération volontaire - Dans sa polémique avec son critique Moses Hess, Stirner  donne quelques exemples d’ “unions” déjà existantes : “Peut-être qu’en ce moment même se réunissent des enfants devant sa fenêtre pour jouer en bons camarades. Qu’il les regarde et il verra des associations d’égoïstes assez gaies. Peut-être que M. Hess possède un ami, une amante; dans ce cas il saura de quelle manière un cœur s’attache à un autre, de quelle façon deux individus égoïstes s’associent pour jouir l’un de l’autre et comment il se fait que chacun y trouve son compte. Peut-être rencontrera-t-il dans la rue quelques amis qui l’inviteront à prendre un verre de vin avec eux - Est-ce qu’il les suit pour leur faire charité ? Ou bien est-ce qu’il se réunit avec ses amis parce qu’il s’en promet une jouissance ? Est-ce que ses convives auront l’obligeance de lui faire de beaux remerciements pour son sacrifice ? Ou bien sont-ils conscients d’avoir pour une heure formé une union d’égoÏstes ?”

     

    (WIGANDS VIERTELJAHRSCHRIFT, III, 193-194.)

     

    JOHN-HENRY MACKAY

     

    - Brochure rééditée en janvier 2002 - No Copyright ( photocopiez & diffusez !!)  -

     

     


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