•                     Pierre Martin et la grande manifestation

                                  du 1er mai 1890 à Vienne.

    Après le Carnaval de Romans et la révolte des vilains évoqués dans une chronique de décembre dernier, voici un autre événement plus récent et relativement mal connu de l’histoire en Rhône-Alpes,  la folle journée du 1er mai 1890 à Vienne (Isère). L’évocation de cet épisode historique est aussi l’occasion de parler un peu plus longuement d’un militant anarchiste un peu oublié dans la mémoire collective : Pierre Martin, dit Le Bossu.

    La petite ville de Vienne, au Sud de Lyon, dans la vallée du Rhône, profite pleinement de la Révolution industrielle du XIXème siècle et voit s’implanter, sur son territoire, de nombreuses usines, notamment dans le secteur du textile. La spécialité locale est la fabrication du drap. La présence d’un nombre important d’ouvriers et d’ouvrières travaillant dans des conditions souvent difficiles, mal logés, mal payés et surexploités, constitue un terreau fertile pour le développement des premiers noyaux de syndicalisation. Après plusieurs mouvements de grève assez durs à St Etienne, à Vienne ou dans les environs rapprochés, la tension sociale est particulièrement vive en avril 1890. C’est le moment que choisissent un certain nombre de militants politiques (d’agitateurs professionnels comme diraient les services de police de toutes époques), pour faire une tournée de conférences dans le secteur, notamment dans le but d’essayer de familiariser les ouvriers avec l’idée de grève générale, et leur faire comprendre l’importance d’une mobilisation exemplaire pour la journée du 1er mai. Pourquoi cette date-là et pas une autre ?

    Il n’est encore aucunement question d’une quelconque « fête du travail ». Début mai 1886, un mouvement de grève considérable a eu lieu aux Etats-Unis pour réclamer (entre autres) la réduction de la durée de la journée de travail à 8h. Dès le ler mai, plus de 300 000 ouvriers ont répondu à cet appel, et 12 000 usines ont été bloquées dans tout le pays. Le mouvement de grève s’est prolongé et, lors d’un rassemblement se déroulant à Haymarket (Chicago), des heurts violents ont eu lieu avec la police. Huit militants anarchistes ont été accusés d’avoir lancé un engin explosif sur les policiers (deux d’entre-eux seulement étaient présents sur les lieux et aucun témoignage sérieux n’a permis de confirmer leur implication). Ils ont été arrêtés, jugés de façon plus qu’expéditive et cinq d’entre eux ont été condamnés à mort. Leur exécution, le 11 novembre de la même année, a soulevé l’indignation de la classe ouvrière dans le monde entier. Trois ans plus tard, le congrès de l’Internationale Socialiste, réuni à Paris, a décidé de faire du 1er mai une journée de lutte à travers le monde. Encore faut-il expliquer tout cela aux ouvrières et ouvriers concernés.

    Louise Michel, en particulier, fait partie de ces conférenciers qui ont la capacité d’électriser les foules. Les meetings auxquels elle participe, dans toute la France, attirent toujours un grand nombre d’auditeurs.  Le 13 avril, une réunion publique organisée à Vienne par Pierre Martin, un militant local, réunit environ 1200 personnes. Le 27 avril un nouveau meeting, auquel participent Louise Michel et les compagnons Joseph Tortelier et Eugène Thennevin, rassemble plus de 3000 participants. Le mot d’ordre est clair : « il faut que le 1er mai 1890, tous les ouvriers se lèvent comme un seul homme et ne se rendent pas au travail ». Le débrayage pour la journée est voté à main levée et presque à l’unanimité. Au matin du 1er mai, 2000 personnes se rassemblent à nouveau dans la grande salle du théâtre. Les militants des différentes corporations interviennent tour à tour à la tribune. La tension monte ; les esprits s’échauffent…

    Le discours de Pierre Martin est très écouté : il propose que l’on se rende dans les usines où les ouvriers n’ont pu débrayer. Dans trois entreprises au moins du secteur textile, le mot d’ordre de grève n’a pas été suivi, notamment en raison des pressions que les patrons exercent sur les employés/ées, en particulier la menace de licenciement immédiat, pratique facile à mettre en œuvre à l’époque. Les tentatives du premier magistrat de la commune pour calmer la foule sont vaines et ses paroles apaisantes sont très vite couvertes par un chahut indescriptible. Les participants au meeting forment différents cortèges pour traverser le centre ville et les quartiers populaires de Vienne. On sort les drapeaux rouges et les drapeaux noirs et on entonne « la Carmagnole » ! Les mouchards de la police estiment que le défilé rassemble environ trois mille manifestants, ce qui est une mobilisation exceptionnelle, sachant que le nombre total d’habitants de Vienne est d’environ 25 000.

    Le patron de l’usine Brocard a sinistre réputation parmi les employés/ées. Un nouveau mot d’ordre est lancé : il faut que les cortèges convergent sur la fabrique et bloquent les métiers pour que les ouvrières puissent débrayer également. La foule s’ébranle et se heurte très vite à d’importantes forces de police mobilisées pour l’occasion. Des barricades se dressent dans les ruelles et des pavés volent en direction des agents. Mais la détermination des manifestants ne fléchit pas : Brocard est un voyou, un exploiteur ; Brocard doit payer. Je laisse la parole à Pierre Martin qui est, indiscutablement l’une des figures majeures du mouvement. Voici ce qu’il déclare lors de son procès  : « On arriva enfin chez Brocard. Là, il y eut comme un frisson qui courut dans cette foule de prolétaires. Hommes, femmes et enfants s’arrêtent et un cri formidable partit de touts les poitrines : Brocard le misérable, Brocard l’affameur !…

    On enfonça les portes, on s’engouffra dans le magasin , on y saisit une coupe de draps de 43 mètres, on la jeta au peuple, on la traîna dans la boue, on la coupa, on la déchira, on se l’arracha. Il semblait qu’on coupait ; qu’on s’arrachait, qu’on déchirait du Brocard » La police intervient alors avec violence. Elle réussit à protéger les deux autres fabriques, mais ne peut empêcher le saccage des établissements Brocard. Dix-huit personnes sont arrêtées pour ces dégradations et déférées devant la cour d’assises de l’Isère. Lors de ses déclarations devant le tribunal, le même Pierre Martin, excellent orateur, ne manque pas de préciser quel est le quotidien des ouvrières et des ouvriers dans cette usine. Il est intéressant de rappeler ses propos, car on ne réalise pas toujours bien quelles étaient les conditions de travail dans ces ateliers de tissage à la fin du XIXème. « Les tisseuses et les petits appondeurs (*) travaillaient 18 h par jour et le service de nuit, pour les femmes, durait de 7 heures du soir à 5 heures et demie du matin sans interruption. » Considéré par la justice comme l’un des meneurs du mouvement, Pierre Martin est condamné à 5 ans de prison, 10 ans d’interdiction de séjour et 200 F d’amende. Les peines sont lourdes également pour les autres inculpés. Estimant que le tribunal constitue une excellente tribune pour l’exposé de ses idées, Pierre Martin ne manque pas de faire appel et il est jugé à nouveau devant la cour d’assises de Gap en fin d’année. La sentence est révisée à la baisse et la peine de prison réduite à trois années.

    Il est grand temps maintenant de nous intéresser à ce Pierre Martin, enfant du pays et personnage clé de cette histoire…

    Pierre Martin est né à Vienne, le 15 aout 1856. Sa mère était servante dans une ferme et la profession de son père n’est pas connue. Ce qui est certain c’est que la misère dans laquelle vivait sa famille l’a empêché d’entreprendre des études alors qu’il avait indubitablement les capacités pour le faire. Comme il est d’usage et de nécessité dans les couches populaires, il commence à travailler très jeune. Il débute comme apprenti dans le tissage à six ans. En 1879, âgé de 23 ans, il participe à la longue grève des ouvriers du tissage de Vienne. Celle-ci dure pendant cinq mois. Les grévistes protestent contre la baisse de leur rémunération liée à un nouveau mode de calcul du travail à la tâche. Leur détermination ne vient à pas à bout de l’intransigeance des patrons et le mouvement se termine sur un échec lourd de conséquence pour le développement du mouvement ouvrier local. Pierre Martin devient une figure importante du mouvement anarchiste.

    Bien qu’il n’ait pas fait de longues études, il est très érudit et complète ses connaissances en fréquentant la bibliothèque de Vienne et en discutant avec d’autres militants. Il va employer toute son énergie et ses talents d’organisateur et d’orateur à faire renaître le mouvement ouvrier des cendres de 1879, et entrainer l’adhésion d’un grand nombre de compagnons aux idées anarchistes. Un groupe très actif de militants se constitue sur Vienne et se dénomme « les indignés ». Un important travail de propagande est fait sur l’agglomération ; des conférences sont organisées régulièrement au théâtre de Vienne que la mairie met à disposition sans faire trop de difficultés. Pierre Martin se déplace également et rencontre Kropotkine, Elysée Reclus ou Louise Michel qu’il connait déjà. Peu à peu, l’agitation sociale se propage dans toute la région : Saint-Etienne, Lyon, Villeurbanne… et les autorités s’inquiètent.

    Prenant prétexte des attentats à la bombe qui sont perpétrés à Lyon en Octobre 1882, la police opère un vaste coup de filet dans tout le secteur. Pierre Martin est aussitôt arrêté ainsi que plusieurs compagnons viennois. En janvier 1883 débute à Lyon le procès des « soixante-six », puisqu’il s’agit là du nombre de militants arrêtés. Sur les bancs des accusés figurent bien entendu Pierre Martin, mais aussi d’autres célébrités comme Kropotkine. Martin assure lui-même sa défense, mais sa grandiloquence n’impressionne pas les jurés, et, bien qu’il ne soit finalement jugé que pour un délit d’opinion, il est condamné, une première fois, à quatre ans de prison (entre autres sanctions). « Nos idées sont-elles d’ailleurs tellement subversives qu’on ne puisse les discuter ? Nous voulons la liberté pour tous, l’égalité pour tous. Ah ! Si au lieu de prêcher l’égalité, nous avions prêché le servilisme, si nous avions dit au travailleurs : obéis, courbe l’échine, ne te plains jamais, nous ne serions pas assis sur ces bancs ! »

    Pierre Martin est enfermé à Clairvaux et sa santé va se ressentir des conditions déplorables de son séjour. il est hospitalisé à plusieurs reprises pour des problèmes pulmonaires. Son séjour derrière les barreaux affecte son physique mais en aucun cas son moral. Ses convictions se renforcent et il se lie d’amitié avec Kropotkine. Leur relation sera durable. En janvier 1886, Pierre Martin bénéficie d’une remise de peine. Il est libéré et rentre à Vienne où il va retrouver sa place dans le mouvement social. En 1890, il participe aux événements racontés au début de cette chronique et retrouve le chemin de la prison.

    Lorsqu’il est libéré, en août 1893, après avoir purgé la peine à laquelle il a été condamné par la cour d’assises de Gap, il s’installe à Romans dans la Drôme, avec sa compagne, Fanny Chaumaret. Sa santé a à nouveau été sérieusement affectée par le séjour derrière les barreaux : la pneumonie dont il a souffert à Clairvaux s’est à nouveau réveillée. Dans son nouveau lieu de résidence, la police ne lui laisse aucun répit, bien qu’il semble nettement moins actif, sur le plan politique, qu’à Vienne. Moins d’un an après sa sortie de prison, il est arrêté à nouveau et inculpé pour avoir participé à une « entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes et les propriété ». Elément clé de cette accusation, les nombreuses brochures anarchistes trouvées lors de la perquisition de son domicile… Les preuves rassemblées par les agents étant jugées plutôt légères, il bénéficie cette fois d’un non-lieu de la part de la justice, ce qui ne l’empêche pas d’être « bouclé » pendant trois mois. Pierre Martin et sa compagne quittent alors Romans. Ils vont mener une existence plutôt nomade. Le militant devient photographe ambulant et  loge dans une caravane…

    Cette existence va durer plusieurs années sans que l’on connaisse exactement tous les villages où il a séjourné.  La police, elle, continue néanmoins à le suivre à la trace. Il est à nouveau inquiété, en 1906 et 1907 pour avoir signé, au côté d’autres militants, des tracts antimilitaristes. Bien qu’il se tienne un peu à l’écart des groupes actifs, il reste un ardent défenseur des idées anarchistes et de la diffusion de ces idées dans le mouvement syndical. Sa rencontre avec Sébastien Faure va le conduire à « monter » sur Paris. Son séjour, prévu pour durer quelques jours, va finalement durer jusqu’à la fin de sa vie. Il répond aux sollicitations de ses camarades et devient administrateur du journal « Le Libertaire », auquel il consacre le reste de son énergie. La police ne manque pas une occasion de le harceler. Pendant les deux premières années de la grande guerre il va militer dans le « camp de la paix », refusant de s’associer aux partisans de l’Union sacrée. Il rejette le « manifeste des seize » publié en 1916, rédigé par un certain nombre de militants anarchistes et qui est une sorte de ralliement, plutôt boiteux, aux idées bellicistes. Pierre Martin décède, le 6 août 1916 dans les locaux du « Libertaire » et il est incinéré au cimetière du Père Lachaise.

    « En effet, n’ayant pas de santé pour deux sous, j’ai une endurance de crapaud : écrasé, abimé au physique, je bouge quand même, je remue toujours un peu. Je dois cela aux idées anarchistes qui, en procurant au moral un salutaire courage, donne à mon corps faible une résistance assez forte. » (lettre à Jean Grave, rédigée en 1892 depuis la prison d’Embrun).

    Notes – Il y a fort peu de documents sur Pierre Martin. Les sources principales utilisées pour cet article sont un article de Carole Reynaud-Paligot publié dans le journal d’histoire populaire « Gavroche » en 1992 (et reproduit dans la brochure « itinéraire » consacrée à Elysée Reclus), un texte figurant dans le « dictionnaire international des militants anarchistes » et un autre dans « l’éphéméride anarchiste ». Bien que la police se soit longuement intéressé à lui, les photos sont très rares aussi. Les cartes postales de Vienne utilisées comme illustrations pour cette chronique proviennent de la collection personnelle de l’auteur.
    (*) Précision sur le métier d’appondeur : celui qui est chargé de réparer les fils sur le renvideur et de nouer la chaîne sur le métier à tisser. Source : Tous les métiers du textiles à Vienne« . Un document passionnant rédigé par Mr Henri Collet et destiné aux visiteurs du « Musée de la draperie » de Vienne.

     


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  •                                             Discours à la séance solennelle de rentrée du

                                          22 octobre 1895 de l'Université nouvelle de Bruxelles.

    Réunis en deuxième Assemblée Générale, nous tous amis, élèves et professeurs de l'Université Nouvelle, nous venons de nouveau proclamer notre dévouement à l'oeuvre commune, entrée maintenant dans sa période d'expérience décisive. Réaliserons-nous toutes les espérances que l'on met en nous ou bien serons-nous inférieurs à la tâche entreprise ? Nous avons pleine confiance en la réussite, mais quels que doivent être nos destins, nous allons en avant, associant nos efforts, et prenant chacun notre part de responsabilité collective, avec le fier sentiment de notre devoir et la puissante résolution de triompher.

    Mais de quel droit, me demandera-t-on, parlé-je ici de vouloir et d'efforts communs, alors que nous présentons, comme individus, de si grandes diversités par les idées et notamment par l'idéal sociologique ? Ce parfait accord que nous invoquons, ne serait-il qu'illusion pure et l'unité qui nous est indispensable serait-elle chimérique ? Non, cet accord, cette unité existent bien, car si différents que soient tels ou tels d'entre nous par le caractère, la compréhension de l'histoire, les aspirations vers un avenir prochain, nous sommes tous absolument unanimes à reconnaître, dans son entière plénitude, la liberté de la pensée ; nous la clamions de toute la puissance de notre être et chacun de nous y trouve la garantie de son enseignement.

    La revendication de la pensée libre fut l'origine même de notre existence comme groupe d'enseignement ; elle en sera aussi constamment la condition de vie et de prospérité. Une libre flamme, d'éclat modeste sans doute, mais alerte et vive, brûle sur l'autel que nous avons dressé de nos mains ; ce flamboiement joyeux, nous l'entretenons d'un soin jaloux, car c'est en lui que nous voyons rayonner notre âme collective.

    Ainsi nous pouvons affirmer hautement notre droit de parler d'une volonté commune. La science telle que nous la concevons, telle que nous chercherons à l'interpréter, est le lien par excellence que donne le respect sans limites du penser de l'homme. Elle sera aussi le lien que nous assurent la communauté de la méthode, la volonté ferme de ne point tirer de conclusions qui ne dérivent de l'observation et de l'expérience, d'écarter scrupuleusement toutes les idées préconçues, purement traditionnelles ou mystiques.

    Enfin nous comptons sur un troisième lien, celui que les élèves et les auditeurs noueront entre nous par leur amour de la vérité, par leur haut esprit d'étude sincère 'et désintéressée. A eux de nous élever et de nous maintenir très haut par l'appel constant qu'ils ont le droit de faire à notre zèle, car nous leur devons un enseignement, sinon toujours nouveau, du moins incessamment renouvelé par l'âpre recherche et la réflexion profonde. Puisque nous acceptons cette tâche grandiose et redoutable - contribuer à former des hommes - les étudiants qui viendront nous écouter pourront exiger de nous un dévouement unanime et complet à la cause que nous représentons. De même qu'Emerson, ils nous diront en toute justice que la première qualité de l'homme qui se consacre à la vérité scientifique est l'héroïsme.

    Cette qualité que le philosophe américain demande au professeur, il peut, d'un droit égal, même supérieur, la demander à l'élève, car celui-ci nous permet de plus vastes espoirs, c'est à lui qu'appartient l'avenir. Plusieurs d'entre nous ont déjà presque parachevé leur vie ; les jeunes qui viennent à nous l'ont à peine commencée, et nous devons les aider à vivre noblement. Ah ! ceux-là surtout doivent être des héros, et nous qui avons une part de responsabilité dans leur existence, nous ne saurions leur proposer un idéal trop grandiose, leur demander de réalisations trop hautes.

    Même en ce qui concerne uniquement les études, le but que doit atteindre l'élève est d'une singulière âpreté et, s'il veut bien faire, l'accomplissement lui coûtera de très grands efforts en courage et en persévérance, C'est qu'à l'entrée même des cours, il lui faudra choisir entre deux manières de concevoir la vie de discipline intellectuelle.

    Des milliers de jeunes gens, il le sait, cherchent à simplifier leur travail en apprenant par cour les formules de leurs manuels, en mâchant et en remâchant des phrases expectorées avant eux par des professeurs célèbres, en se casant dans le cerveau de sèches définitions, sans couleur et sans vie, comme celles d'un dictionnaire. Mais ce n'est pas là ce que nous attendons d'un étudiant digne de ce beau nom.
    Au contraire, nous le mettons vivement en garde contre tous les formulaires et les guides-ânes qui dégoûtent des livres et plus encore de la nature ; nous lui disons de se défier des programmes qui limitent l'intelligence, des questionnaires qui l'ankylosent, des abrégés qui l'appauvrissent, et nous lui conseillons d'étudier à même, avec tout l'enthousiasme de la découverte. Sans doute, puisque les règlements universitaires le veulent ainsi, et que, dans les familles mêmes, peu de parents ont le courage ou même la possibilité matérielle de préférer pour leurs enfants l'étude purement désintéressée de la science à celle qui se gradue par des examens et des diplômes, sans doute la plupart des jeunes gens inscrits à nos cours auront devant eux la perspective de formules à apprendre et de questions officielles à subir ; mais ces épreuves, que l'on considère souvent comme l'événement capital des études, sera pour eux, si vraiment ils sont des hommes, une préoccupation très secondaire. Leur grand souci sera non de paraître savoir, mais de savoir.

    Ils commenceront donc, en toute naïveté d'esprit, par l'étude joyeuse et libre de la science pour elle-même, sans aucun recours à ces aide-mémoire dont on prétend les favoriser. La nature, tel sera leur grand champ d'observation aussi souvent qu'il leur sera possible de la contempler ; c'est elle qu'ils doivent interroger, scruter directement, sans chercher à la voir, plus ou moins faussée, à travers les descriptions des livres ou les peintures des artistes. Ils étudieront aussi la nature plus restreinte, mais plus intense, que présentent les êtres vivants, l'homme surtout, avec les mille alternatives de la santé et de la maladie. En dehors de tous les bouquins que le temps vieillit, ne sont ce pas là les livres par excellence, les livres toujours vivants où, pour le lecteur attentif, de nouvelles pages, de plus en plus belles, s'ajoutent incessamment aux précédentes ?

    Ce n'est pas tout, le lecteur se transforme en auteur. Grâce au pouvoir de magie que lui donne l'expérience, il peut susciter des changements à son gré dans la nature ambiante, évoquer des phénomènes, renouveler la vie profonde des choses par les opérations du laboratoire, devenir créateur, pour ainsi dire, se transfigurer en un Prométhée porteur de feu. Et quelle parole imprimée, bien apprise par coeur, pourra jamais remplacer pour lui ces actes vraiment divins ? Et pourtant il peut avoir plus encore si l'amitié d'autres compagnons de labeur double ses forces. Les entretiens sérieux avec les camarades d'étude, chercheurs de vérité comme lui, élèveront et affirmeront son esprit, l'assoupliront à tous les exercices de la pensée, lui donneront la hardiesse et la sagacité, enrichiront à l'infini le livre de son cerveau et lui apprendront à le manier avec une parfaite aisance.

    Sans doute, parmi les jeunes gens qui se préparent aux fortes études, il en est de très exceptionnels qui ont une puissance d'absorption et de digestion intellectuelle suffisante pour utiliser tout mode d'instruction, même celui des manuels, de la manière la plus heureuse en apparence : ils font profit de tout, même des formulaires les plus insipides, comme ces mangeurs de belle santé pour lesquels, suivant un proverbe énergique, " tout ce qui entre fait ventre ". Mais si dispos qu'ils soient pour toutes les formules d'instruction, ils ont à se défier surtout de leur trop grande facilité c'est un danger capital de comprendre trop vite, sans peine, sans efforts ni long travail d'assimilation. On rejette négligemment l'os qu'un autre eût sucé jusqu'à la moelle ; on se laisse aller à l'indifférence, presque au mépris pour les choses les plus belles. On se blase honteusement à propos de la science, qui devrait susciter tant de respect, évoquer tant de joie profonde ; enfin on se borne à répéter ce que d'autres ont dit, au lieu d'apporter dans son langage l'accent personnel, la fière originalité.

    C'est donc de haut, de très haut que l'étudiant vraiment amoureux du savoir doit préluder à ces formalités de fin d'année, à ces banals examens de sortie, qui lui donneront une estampille officielle, symbole de paresse et d'arrêt définitif de l'étude par les lâches, alors que pour les vaillants elle n'implique pas même un temps de repos dans le continuel labeur. Sans doute, il faut des examens dans le haut sens du mot, et l'enseignement des philosophes grecs, tel que nous le rapportent les Dialogues de Platon, ne consistait en réalité qu'en une conversation permanente de l'étudiant avec sa propre pensée, en un examen continu de l'élève par soi- même, sans l'évocation d'un Socrate ou d'un autre penseur.

    Alors qu'il s'agissait avant tout de "se connaître soi-même", cet examen incessant était nécessaire à l'homme qui étudie ; combien plus maintenant devient-il indispensable, puisqu'il s'agit de " connaître la nature -, dont chaque individu n'est qu'une simple cellule. Ainsi, le jeune homme qui vit son enseignement doit s'interroger et se répondre sans cesse, en toute probité et sévérité : comparées à cet examen personnel, les formalités usuelles de fin d'année sont peu de chose : il les subira d'une conscience tranquille et n'éprouvera point de gêne à formuler d'une voix haute ce que son intelligence a depuis longtemps compris. Il lui suffira de, donner mentalement aux questions presque toujours incohérentes de l'examen l'unité qui leur fait défaut.

    La dignité de l'étude est à ce prix. A vous de choisir, puisque vous avez la conscience de votre responsabilité ; à vous de décider comment vous utiliserez l'enseignement de vos professeurs et amis, soit pour entasser dans votre mémoire des mots que vous oublierez au plus tôt, soit pour embrasser en vous ce monde de la connaissance qui s'agrandit sans cesse et dont chaque fait nouveau éveille un enthousiasme toujours renaissant. Si l'héroïsme d'un travail, à la fois ascétique et joyeux, vous assure cette noble conquête de la science, ne serez-vous pas amplement dédommagés de toutes les petites misères que la vie apporte avec elle ?

    Mais si vous n'avez eu d'autre mérite, au jour final, que de fournir réponse à question, comme un écho plus ou moins fidèle, si vous n'avez pas eu la pleine indépendance de votre esprit original et personnel, on se demandera si vous êtes vraiment digne de la science que vous prétendiez aimer et l'on vous accusera peut-être d'une ambition mesquine, celle des avantages matériels assurés par l'examen. On pourrait alors, comme on le fait en Russie, vous qualifier, avec une nuance de mépris, par le terme de "carriériste" et vous traiter d'apprentis industriels se remémorant des formules lucratives pour en fabriquer de l'or. Triste et honteuse "pierre philosophale".

    Celui qui a franchement mordu au fruit de l'arbre de la science sait que désormais, pendant toute sa vie, cette nourriture lui sera indispensable : apprendre fera partie de son existence même. Il importe donc que son travail se poursuive avec méthode, d'une manière harmonique et pondérée, en sorte qu'il ne devienne pas le prisonnier- de ses propres études, mais qu'il en reste le maître. Ainsi qu'il vient de vous l'être dit, l'étudiant doit s'occuper avant tout des études vers lesquelles l'entraîne son génie particulier et creuser très profondément la science spéciale qu'il se sent la vocation de professer.

    A très juste titre on vous a prémuni contre un danger, celui de vous répandre en trop de recherches à la fois, au risque de n'être plus que des amateurs, de n'avoir plus qu'une vue superficielle des choses ; mais il importe aussi de vous prémunir contre le danger opposé, celui d'une spécialisation à outrance, danger d'autant plus redoutable que certains se laissent aller facilement à le considérer comme un but à atteindre.

    Il fut un temps, tous s'en souviennent, où l'on voyait dans l'extrême division du travail comme l'une des réalisations les plus désirables de toute grande industrie manufacturière ; les économistes prônaient cet usage avec un enthousiasme presque religieux et s'exaltaient à décrire la fabrication d'une épingle, obtenu par le travail d'une centaine d'ouvriers ayant chacun pendant des journées, des mois, des années - pendant la vie entière - à faire toujours le même mouvement, à donner le même coup de ciseau, de râpe ou de brunissoir. Cette spécialisation absolue des fonctions dans l'organisme industriel a cessé de paraître si parfaitement admirable, et d'aucuns se demandent s'il est bien conforme au respect dû à l'homme de changer un être humain en un simple outil condamné pendant toute son existence à ne pas faire qu'un seul mouvement mécanique, déformant le corps, asservissant, anéantissant l'esprit.

    De même on peut douter que la recommandation habituelle, instamment répétée aux jeunes savants, d'avoir à se maintenir étroitement dans leur spécialité - dans leur Fach ou "tiroir" comme disent les Allemands – soit vraiment favorable au développement intellectuel de l'individu et au progrès de la science dans son ensemble. Le chimiste qui est simplement chimiste et qui se lie strictement à une question particulière dans le domaine infini du savoir, en acquiert-il une connaissance plus intime et plus approfondie que le camarade devenu en même temps biologiste et physicien et capable d'étudier les faits, infiniment complexes, à la multiple lueur de plusieurs sciences ? Dans toute recherche on se trouve en présence de questions qui soulèvent comme par ricochet une succession indéfinie de problèmes dans tout le savoir humain.

    Je ne veux en citer qu'un exemple pris dans le recoin le plus étroit de ma spécialité géographique, jalousement surveillée par tant de savants rébarbatifs. Une de leurs recommandations les plus urgentes pour l'étude des cartes est de dresser les enfants à la mensuration de leur chambre d'école avec ses bancs, ses tables, ses pauvres murs blancs ou décorés sans goût. Voilà le microcosme qu'il s'agit d'abord de connaître à fond, de mesurer dans tous les sens, de cartographier, de placer dans l'espace relativement aux rues et aux maisons des alentours. Mais un obstacle se présente aussitôt. Pour orienter ces tables, ces bancs, ces murs, ne faut-il pas déjà sortir de la chambre afin de tracer des lignes indéfinies vers les points cardinaux, c'est-à-dire par delà la terre, la lune et le soleil, les étoiles et les voies lactées, jusque dans le monde sans bornes de l'éther inconnu ? Pour ses débuts dans la science l'élève doit s'enfermer dans un trou, et voici que l'univers s'ouvre autour de lui dans son immensité.

    Et pour toutes les sciences il serait facile de faire des observations analogues, car on ne saurait s'imaginer un seul fait qui ne se trouve au point de croisement de toutes les séries de phénomènes que l'on étudie dans la nature ; pour l'expliquer en son entier il faudrait tout savoir. Aussi l'étudiant voit-il s'allongé devant lui la perspective d'un champ d'étude illimité. Une bonne méthode exige que dans cet infini tâche de connaître à fond, avec une précision, une netteté parfaite, chaque point qui se rapporte à la spécialité dont il sera dans le monde l'interprète écouté avec déférence, mais que dans les autres sciences, il ait - des clartés de tout, comme la femme de Molière, qu'il n'ignore aucun des grands ordres de faits, aucune des idées générales, qu'il embrasse dans son esprit tout le savoir possible, afin d'apprécier tous les progrès qui s'accompliront dans le monde de la pensée et se sente vivre par toutes les follicules de son cerveau.

    Outre le danger d'une spécialisation trop étroite, dans un cercle dépourvu d'horizon, il existe une autre spécialisation qui serait plus dangereuse encore si l'on pouvait en admettre la sincérité parfaite et si elle ne consistait pour une part de vanité, pour l'autre en hypocrisie. Même dans certains ouvrages de haut savoir, où l'on ne s'attendrait, pas à trouver de pareilles pauvretés, il est question de "science allemande" ou de "science française", de "science italienne", ou de quelque autre science dite "nationale", comme si la notion même de la connaissance libre n'excluait pas toutes les survivances de frontières et d'inimitiés nationales. Il n'y a ni Alpes, ni Pyrénées, ni Balkans, ni Vistule, ni Rhin pour transformer la vérité d'en deçà en erreur d'au-delà. C'est en parfaite communion fraternelle que les savants séparés par montagnes, fleuves ou mer ont à juger de la valeur d'une hypothèse ou d'une théorie ; la nationalité d'un inventeur n'ajoute rien à la valeur de sa découverte et ne lui retranche rien.

    Et d'ailleurs, comment donner une estampille nationale à ce qui par essence même est d'origine infiniment multiple, au produit d'une collaboration universelle de toutes les nations et de tous les temps ? Que deviendrait le plus audacieux des savants si tout à coup les théorèmes d'Euclide, la "table" dite de Pythagore et les lois d'Archimède venaient à lui manquer, si l'alphabet des Phéniciens et les chiffres arabes disparaissaient de sa mémoire ? Chaque homme de science n'est qu'un représentant de l'immense humanité pensante, et s'il lui arrive de l'oublier, il diminue d'autant la grandeur de son oeuvre. Quel étonnement accueillerait l'homme d'étude clamant la gloire de la science gasconne, burgonde, normande ou campinoise, et le ridicule est-il moindre pour celui qui se vante d'être un astre dans la pléiade française ou dans la constellation germanique ?

    Et pourtant on ose même émettre la prétention bizarre de rétrécir la science aux intérêts d'un parti, d'une classe, d'un souverain. Certes, tel fameux chimiste prêta largement au rire lorsqu'il présenta au roi Louis-Philippe "deux gaz qui allaient avoir l'honneur de se combiner devant lu " ; mais faut-il rire ou pleurer quand on entend un professeur éminent et de très haut savoir, mais ayant peut-être à se faire pardonner son nom français, revendiquer un privilège pour les savants allemands, celui d'être les gardes intellectuels de l'impériale maison des Hohenzollern ? En admettant que l'étudiant idéal, tel que nous le rêvons en vous, sache parfaitement diriger son travail et donner à sa science toute la hauteur et l'ampleur nécessaires, il lui restera toujours à résoudre la grande question posée devant les hommes depuis la légende relative à l'arbre de la connaissance et au fruit défendu.

    Il lui faudra prouver par son exemple qu'on devient réellement heureux par l'accroissement du savoir. Sinon, des âmes timorées se complairont toujours à penser qu'il eût mieux valu croupir dans l'ignorance primitive, et même parmi ceux qui étudièrent il s'en trouvera certainement qui, fatigués du long effort, se laisseront décourager, cesseront de se confier à leur raison. Ils consentiront à ce qu'on leur bande les yeux, ou du moins, qu'on les garnisse d'écrans, d'œillères et de visières, et désormais aveugles ou à demi, ils s'en remettront à la conduite des hommes qui se disent éclairés par la lumière céleste de la foi, catholique dans l'Europe occidentale, orthodoxe en Russie, brahmaniste en Inde, bouddhiste dans l'Extrême-Orient, ou partout vaguement mystique, abandonnée aux forces inconnues de l'au-delà.

    Nous pouvons comprendre, en effet, deux sortes de bonheur, données toutes les deux par la paix de la conscience. La première, que glorifie Tolstoï, est celle de l'humble esprit, du primitif qui ne demande rien et se laisse vivre, reconnaissant de tout ce que le destin lui apporte, fortune ou infortune ; la seconde est le bonheur de l'homme fort qui cherche toujours à connaître sa voie, et qui, même dans l'incertitude de l'esprit, garde une parfaite égalité d'âme, parce qu'il sait diriger ses études et ses actes pour arriver au calme suprême conquis par la bonté et le vouloir incessant. Entre ces deux genres de bonheur en existe-t-il un troisième, celui que cherchait Pascal, par l' "abêtissement de la pensée" ? Il est permis d'en douter, car Pascal et tous ceux qui goûtèrent déjà au fruit de la science ne réussissent point à oublier complètement ce qu'ils avaient appris. Il est trop tard pour qu'ils retrouvent le bonheur dans la simplicité de l'ignorance ; la lutte des deux principes qui les tenaillent ne peut que les entraîner à la souffrance ou même au désespoir. Pour eux il n'y aurait qu'un salut, ne pas regarder en arrière, pousser résolument en avant sur le chemin du savoir.

    On se rappelle que, lors des grands événements de la Révolution du dernier siècle, alors que tant d'hommes intelligents étaient menacés par le couteau de la guillotine, le langage des vaillants n'en devenait que plus fier à mesure que croissait le danger ; ceux qui voulaient rester libres quand même avaient fait un "pacte avec la mort". A leur exemple, chacun de nous doit avoir si haute idée de son labeur que pour l'accomplir il fasse un pacte avec tous les désastres possibles et impossibles : c'est ainsi qu'il restera sûr d'un bonheur qui ne trompe jamais, planant au-dessus de toutes les misères de la vie.

    Et surtout que pour ses études il ne compte sur aucune récompense, sur aucune dette que la société aurait contractée envers lui ; celle-ci ne lui doit rien et lui donne suffisamment en lui assurant la joie d'apprendre et d'utiliser son savoir pour le service d'autrui. Mais s'il attend que la science le rémunère comme un rentier de l'Etat, qu'il ne s'en prenne qu'à lui-même si elle vient à le tromper, si elle n'élève pas son esprit, n'anoblit pas son coeur et ne lui donne pas la sérénité d'une existence heureuse. Plus il sait, c'est-à-dire plus il a reçu, et plus il doit donner en échanger, plus son oeuvre doit prendre un caractère de dévouement et même de sacrifice ; il ne peut s'acquitter envers ses frères qu'en devenant apôtre.

    Vivifier la science par la bonté, l'animer d'un amour constant pour le bien public, tel est le seul moyen de la rendre productrice du bonheur, non seulement par les découvertes qui accroissent les richesses de toute nature et par celles qui pourraient alléger le travail de l'homme, mais surtout par les sentiments de solidarité qu'elle évoque entre ceux qui étudient et par les joies que suscite tout progrès dans la compréhension des choses. Ce bonheur est un bonheur actif : ce n'est pas l'égoïste satisfaction de garder l'esprit en repos, sans troubles ni rancoeurs ; au contraire il consiste dans l'exercice ardu et continuel de la pensée, dans la jouissance de la lutte que l'aide mutuelle rend triomphante, dans la conscience d'une force constamment employée. Le bonheur auquel la science nous convie est donc un bonheur qu'il nous faut travailler à conquérir tous les jours. Il n'est pour nous de repos que dans la mort.

    "Mais, nous dira-t-on, l'oeuvre que vous offrez en idéal au jeune homme n'est-elle pas difficile, presque impossible" ? Certes, nous lui demandons d'accomplir une oeuvre très haute. N'avons-nous pas fait nôtre la parole d'Emerson : "Le savant doit être un héros" ?

     

    ELYSEE RECLUS


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  • L’individualisme social



    (Éthique, esthétique et prospective d’esprit anarchiste)



    À diverses occasions, il m’a été demandé un résumé précis de ma conception d’un individualisme social que je dénomme tout aussi bien un anarchisme social. En particulier, on s’est préoccupé de l’accord entre une morale de vie personnelle anarchiste dans un milieu quelconque et les modes d’intervention, tant individuels que collectifs, dans les évolutions (éventuellement les révolutions) de ce milieu.

    On s’est parfois étonné que je paraisse attacher moins d’importance à une action de groupes spécifiquement anarchistes qu’à une participation aux activités d’organisations diverses, participation non exempte de critique et parfois de réserves. D’aucuns ont cru déceler, dans ces collaborations individuelles à des organismes étrangers à l’anarchie, une contradiction ou une incompatibilité avec l’action anarchiste des foyers individualistes d’action sociale que je préconise.

    C’est une réponse à ces questions que j’ai tentée au premier article résumant l’esprit des cinq ouvrages de la série et dans deux articles conclusifs. Cette réponse est éclairée par la reproduction de larges passages de quelques lettres suscitées par des critiques extérieures et par des objections de militants libertaires. On m’excusera d’avoir à me répéter. Comment l’éviter en résumant un thème qui n’a pas varié ? Ce n’est peut-être pas inutile puisque, fort souvent, des objections me sont faites par des lecteurs qui n’ont pas remarqué qu’une réponse se trouvait en quelque endroit des cinq livres où est défini l’individualisme social.



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    Le comportement et l’action

    (Action individuelle Action collective)

     

    Morale de vie à soi, pour soi et envers le prochain

    En dépit des enseignements de tout ordre qui sacralisent la morale et veulent qu’elle soit en quelque sorte innée (ce qui n’est vrai que de l’instinct de sociabilité) et par conséquent unique, je n’hésite pas à affirmer qu’un anarchiste serait dans une situation invivable s’il ne pratiquait deux morales. En public, il paraît se conformer à celle de tout le monde parce que telle est la condition nécessaire de ses activités. Dans sa vie personnelle, dans ses rapports avec ses proches, il se réfère aux données générales qui fondent l’anarchisme. Se référer, ce n’est pas opter. Il repense ces données et les personnalise.

    Ce concept de vie personnelle est exactement une éthique d’ordre rationaliste mais non pas une manière de catéchisme rationaliste. L’anarchiste construit ou reconstruit une éthique à sa mesure. Il doit donc en rassembler les matériaux. Il ne les trouvera que dans les acquis “ actuels ” de la science, spécialement de l’anthropologie, de la génétique, de la biophysique et de la psychosomatique. Est-ce à dire qu’il lui faille devenir un scientifique ? En aucune façon. Il suffit qu’il prenne la peine de lire quelque peu et se tienne informé du niveau des connaissances, qu’il assimile ce qu’il en faut pour accéder aux idées générales rationnelles et en tirer quelques déductions essentielles. Un anarchiste a le goût du savoir et l’esprit en éveil. Ce qui cependant lui importe, c’est moins d’apprendre que de comprendre, d’être entraîné à observer et à réfléchir de sorte qu’il sache pourquoi il adopte ou rejette telle ou telle manière d’être.

    Cela qui est simple étant posé, il reste à dire un mot de l’esthétique qui ne concerne pas que les artistes. Il n’est d’éthique qui vaille si elle n’est pas vivifiée par la sensibilité et par le sentiment. La sensibilité, le sentiment échappent au rationnel. La raison ne les contrôle jamais tout à fait. Nous en dirons donc autant de l’esthétique. Bien qu’elle soit un objet de culture, elle a de toute manière sa source dans le tempérament. De fait, elle débouche aussi bien sur le paroxysme que sur la rigueur, sur l’harmonie concertée ou sur le paradoxe. Puisque c’est affaire de tempérament, je n’ai rien ici à en dire sinon de rappeler son extrême importance, non seulement sociale mais davantage encore dans cette forme anarchiste de vie personnelle où nécessairement on vit beaucoup sur soi.

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    La dualité d’une morale dont un seul aspect se réfère à notre éthique appelle un commentaire. Les exigences extérieures de la morale reçue entraînent une relativation de la morale personnelle. Il est de bon sens de la consentir en la contrôlant plutôt que de se heurter aux incompréhensions. Ce qui ne serait plus de bon sens ce serait que la relativation devînt une palinodie en prêtant à des échappatoires. Il est à cela une sauvegarde absolue et qui tient dans l’observance d’une règle constante d’honnêteté intellectuelle et de loyauté et dans un refus délibéré de parvenir.

    J’entends par refus de parvenir le dédain des distinctions officielles et l’indifférence aux vanités sociales, sous le couvert d’un quant-à-soi au besoin effronté, voire insolent. On n’y doit pas inclure les promotions professionnelles. Il ne serait pas réaliste de tenir un anarchiste pour un surhomme échappant au désir naturel de mieux-être matériel et au besoin normal de manifester ses capacités.

    Si les facultés d’invention, de conception sont des qualités particulières, tous les hommes sont doués d’une impulsion de compétition et d’un esprit de concurrence, celui-ci n’étant qu’une perversion de l’instinct d’émulation. Il suffit, à qui veut s’affirmer anarchiste, de faire prédominer en soi le goût de l’émulation saine et, ensuite, de s’attacher en conscience à faire bénéficier l’anarchisme de ce que l’on obtient, par exemple une situation professionnelle avantagée qui vous échoit. Je dis bien qui vous échoit car il est exclu que l’on sollicite ou que même on accepte une promotion qui vous ligote.

    Postulats et action dans le social

    Quel mobile, m’ont objecté des individualistes intégraux, engage un anarchiste à se mêler aux luttes sociales ? Je rappelle simplement que l’homme est sociable d’instinct et qu’un individualiste n’est jamais indifférent à l’égard de quelques autres, quoi qu’il prétende. Aussi bien constitue-t-il des associations affinitaires et celles-ci, du reste, n’échappent pas au contrôle des pouvoirs. Je rappelle aussi que l’individualiste utilise comme chacun les organismes sociaux, ce qui implique une réciprocité. C’est la réciprocité qui justifie un égoïsme fondamental judicieusement conçu. (Cf. mon disque : “ Éloge de l’Égoïsme ”.) Enfin, la condition personnelle de l’individualiste dépend, comme toute autre condition, de son milieu. Il ne saurait se détacher de son environnement, des luttes qui s’y manifestent et tournent à son profit ou son désavantage. D’aucuns rétorquent avec désinvolture que ce n’est qu’une question de débrouillage personnel. Il se peut, mais il s’agit alors, quant à l’éthique, d’un autre “ milieu ”.

     

    Ce qui distingue l’anarchiste, c’est l’originalité de ses mobiles, une originalité marquée par la contrainte qu’il s’impose d’écarter les impulsions vulgaires sans y être incité par l’espoir ou la crainte des sanctions d’un au-delà qu’il n’envisage pas. Par cette même raison, il rejette tout finalisme idéologique comme facteur d’action. Certes, il se réfère à des idées mais à des idées qui correspondent à ce qui est connu dans l’ordre des sciences positives, d’où il suit que son action se situe dans l’immédiat et que l’avenir ne lui est qu’un thème d’hypothèses. Il est donc amené à considérer que l’homme, selon l’histoire confirmée par la génétique, n’a pas fondamentalement changé depuis le paléolithique. Il y a peu de chance que l’eugénisme le transforme dans la structure de ses gènes et, du reste, il serait alors un autre et c’est lui et non un autre qui nous occupe. Pourtant, l’homme n’est pas stable. Il obéit à des volitions à la fois bonnes et mauvaises qui sont conditionnées par les circonstances de temps et de lieu, par les traditions, les morales, les mœurs, les réflexes qui en résultent. Ces conditions varient peu ou prou, lentement ou brusquement, mais elles ne cessent de varier. L’anarchiste pense et agit en conséquence de ces deux faits en apparence contradictoires : la constance de l’être intérieur et les variations de ses préceptes et de ses attitudes. Là réside l’une des raisons qui font que n’est pas anarchiste un esprit qui n’est pas disponible.

    Cette théorie des variations explique aussi bien les différenciations ethniques que la diversité des caractères individuels et des qualités personnelles. Les racismes, les chauvinismes, les impérialismes, les autoritarismes et les préjugés de caste n’ont cessé d’adultérer cette notion biologique afin de créer et d’entretenir les situations morales et matérielles propices à leur abus. Réduire les conflits qui en sont la conséquence, dans tous les temps et sous tous les régimes, est l’objet de ce que l’on appelle un progrès de l’homme et que, dans l’optique anarchiste, nous appellerons plus exactement un progrès du comportement. C’est en effet des changements dans l’ordre matériel des choses que découlent des changements dans les rapports humains. Il en résulte, plus ou moins et selon les causes des changements matériels, de nouveaux concepts de l’éthique et de l’esthétique. C’est dans l’élaboration de ces nouveaux concepts que l’anarchiste se doit de situer le champ d’action qui répond le mieux à sa vocation de lanceur d’idées, de libre critique en tous domaines, d’éducateur des éducateurs, d’agent de prospectives dégagées des systèmes. Voilà un énoncé qui incite à sourire. Opposerai-je quelques noms de précurseurs aux sourires ? Pas même. Il suffit de penser à ce qu’un grain d’esprit, s’il contient un germe qui vaille, engendrera de grains dans les hasards du futur. L’inconvénient est autre. Cette sorte d’anarchisme n’est pas de nature à séduire les ambitions médiocres. Je ne soutiendrais pas que ce soit là un véritable inconvénient.

    Des formes de l’action

    On ne lance pas des idées hérétiques sans se heurter aux préjugés des sectes et aux privilèges des pouvoirs. L’anarchiste, qui rencontre à tout moment l’animadversion et l’ostracisme, doit avoir l’orgueil de les mériter par la rigueur en acte de sa pensée, mais il lui est possible de réduire leur nuisance en suscitant l’estime. Cette bénéfique estime est écartée par les inconséquences de démagogies vaticinantes et par un verbalisme systématiquement injurieux. On ne séduit ainsi qu’une certaine catégorie de personnes qui, certes, ne manquent pas de motifs de mécontentement mais qui n’en ont guère d’être anarchistes. Elles s’éloignent dès qu’elles se rendent compte qu’un anarchisme de gueuloir est inapte à tenir de fallacieuses promesses.

    Que peut donc l’anarchiste ? D’abord se garder d’un recrutement du tout venant afin d’accomplir, sans concessions ni vain battage, sa double mission de prospective et d’opposition par les moyens qui lui sont propres : l’esprit critique rationnel, la satire et l’ironie qui forcent l’attention, la totale indépendance de jugement que lui confère le refus de la brigue et de l’intrigue.

    Quant à se faire l’animateur de mouvements organisés, il le peut en se gardant de les présenter comme étant intrinsèquement anarchistes. Il n’est pas de réalisations pratiques sans accommodements qui prêtent à compromission. On risque inutilement d’y déconsidérer l’anarchisme. S’il réussit, un mouvement mené avec des concours extérieurs sera porté au compte de l’anarchisme par son animateur. S’il échoue, ce ne sera qu’un accident en marge de l’anarchisme. On évite les faux-pas en agissant, selon l’objet et selon les moyens de chacun, soit seul, soit de concert avec les membres d’un groupe, par des participations à des organismes divers (syndicats, ligues, cercles culturels, tribunes et publications accessibles) et à des colloques où l’on s’attache à faire apprécier des vues anarchistes, au besoin sans trop le proclamer. Plus directement, sous le couvert d’un foyer anarchiste et par des publications éditées en coopération, il est loisible d’intervenir dans les problèmes “ actuels ”, en dehors de toute autre référence que celle de l’anarchisme, en examinant ces problèmes tels qu’ils se posent en fait, dans une situation donnée, avec toute l’objectivité que ne peuvent avoir ni les partis, ni les sectes, ni même les syndicats politisés. Une telle objectivité suffit à classer et délivre du prosélytisme. C’est par la réflexion que l’on vient à cet anarchisme, opposé à la loi du nombre.

     

    L’efficacité des idées

    Il est une autre raison de ne point prétendre à élaborer des institutions proprement anarchistes dans un milieu légaliste et de leur préférer des organismes parallèles. Un anarchiste, qui se veut chercheur avant d’être propagateur, verrait sa disponibilité contrariée par les servitudes que comportent le maintien et le développement de tout organisme. Il est plus facile d’être secondé lorsque la doctrine n’est pas impliquée dans l’affaire. Or qui peut, mieux qu’un animateur, s’occuper de prospective ? Il ne peut ignorer que la prospective suppose des hypothèses et qu’une hypothèse, en sociologie comme en science, exige la confirmation des expériences de laboratoire. L’expérience de l’anarchiste est sa propre vie. En y introduisant la réalisation d’une thèse sans un processus transitoire, il fausserait la méthode qu’exige l’objectivité. C’est ainsi qu’ont échoué tant de colonies phalanstériennes.

    Si, au contraire, des anarchistes lancent gratuitement des idées dans le public, dussent-ils les habiller et quelque peu les sucrer, ils ne compromettent ni leur personne ni leur doctrine et ils s’ouvrent néanmoins un crédit car les anonymats sont souvent relatifs. Je répète encore ceci qui est dans un des ouvrages de la série, les anarchistes ensemencent dans le champ d’autrui et c’est autrui qui, peu à peu, sélectionne le bon grain. Pour nous, diront d’aucuns, où est le profit ?

    Je répondrai : “ Dans la satisfaction d’être un anarchiste, ce que vous n’êtes pas puisque vous posez cette question. ”

    La référence proudhonienne

    Ces définitions ne sont pas des vues de l’esprit. Je les appuie sur une référence indiscutable. Maintes fois j’eus l’occasion de rétorquer en public que l’anarchisme n’était destructeur que de ce qui se périmait et qu’il était, en revanche, l’initiateur d’activités constructives. Je citais le fédéralisme, le syndicalisme, le mutuellisme, les contrats collectifs, la contraception, toutes choses qui, après des décennies, se sont intégrées dans le social sans qu’intervienne une révolution libertaire.

    On objecterait vainement que ces choses ne sont pas ce que les anarchistes voudraient qu’elles fussent. Le fait est qu’elles sont, qu’elles ne furent pas au temps où un Proudhon , un Robin les pensaient et qu’elles ne seraient peut-être pas encore si, au lieu de les adapter à notre temps, on eût attendu que les rendît parfaites une révolution aléatoire.

    Je ne saurais laisser dans l’ombre une remarque qui est toute au bénéfice de l’individualisme et aussi de l’action personnelle. Ces réalisations, la contraception exceptée, sont issues de la pensée du seul Proudhon , un Proudhon qui se déclarait nettement opposant à tout communisme, qui n’ameutait pas les foules et ne dirigeait rien. Après lui, Bakounine qui fut son contraire a perdu contre Marx une bataille décisive alors que la philosophie positive de Proudhon a tenu.

    L’anarchisme et le prosélytisme

    C’est dans l’esprit de cette philosophie proudhonienne, dans l’esprit aussi et peut-être plus généralement de la philosophie épicurienne que je pense et dis de l’anarchisme qu’il est une constante et non pas une fin ou la recherche d’une fin. Il est exigeant. Trop pour attirer de massives adhésions et, par cela même, il ne séduit qu’en passant les capacités ambitieuses. Ce sont ces deux faits normalement conjugués qui détournent nombre de libertaires du concept d’anarchisme social. Il était aisé, naguère, d’écarter l’individualisme stirnérien asocial ou l’individualisme rynérien classé dans le domaine de la haute poésie. Référé à Proudhon , un individualisme social n’est pas sans défense.

    Je dirai tout de suite que sa défense la plus efficace tient à sa nature : il ne recrute pas. Oh ! certes, il n’existera que s’il rencontre des hommes et des femmes qui lui seront voués comme d’autres, dans les laboratoires, sont voués passionnément à la recherche anonyme en équipes, comme le sont dans leurs couvents les religieux et les religieuses missionnaires. Que vaudrait l’anarchisme si de tels militants lui étaient refusés ? Au gré des circonstances, ils ne lui ont jamais manqué. Il est certainement important que ces militants touchent beaucoup de sympathisants actifs et qu’ils contrarient effectivement beaucoup d’adversaires. Il n’est pas moins important qu’ils ne soient pas eux-mêmes trop nombreux. Il est rare que le nombre s’accorde à la qualité.

    Pour le définir par une image, l’individualisme social se situe au sommet des beffrois plutôt qu’au confort des hémicycles. Il n’en est pas moins accessible à tout esprit ouvert, fût-il de peu de savoir. Il est par contre interdit à tout esprit médiocre, fût-il fort instruit. S’il est nécessaire que l’anarchisme soit enseignant par la culture de quelques-uns, il est mieux encore qu’il le soit par l’exemplarité de tous. On vient à lui de spontanéité. On s’en écarte ou il écarte lorsque manque une conscience sûre de la grandeur du “ moi ”, un moi dont les inclinations fraternelles ne l’emportent pas aux dépens de la dignité.

    De ce fameux moi haïssable, j’ai dit dans “ Éloge de l’Égoïsme ” comment il ne s’enrichit que pour la satisfaction de donner. C’est ainsi que l’avaient compris les épicuriens. Le christianisme ne l’a déconsidéré qu’en imposant l’ineptie d’une morale d’individus masqués. Je me garderai donc d’écrire que si l’anarchisme est exigeant c’est qu’il demande un sacrifice. Que non pas ! Il demande seulement que l’on subordonne par préférence — et seulement par préférence — le plus bas au plus haut. Rien n’est à rejeter de la vie, mais le plus haut est payant.

    Nature et rôle des foyers

    J’ai cité des hommes de foi voués à leur religion. On me rétorque : “ Ils ont des séminaires de formation, des congrégations qui coordonnent leurs missions. Où sont vos séminaires ? Où sont vos congrégations ? ” Je serais tenté de répondre, si cela ne semblait une échappatoire, que l’individualisme exclut un enseignement orienté et les contraintes d’une agglutination. Ce ne serait pas tout à fait vrai. Un anarchiste doit être formé. On préfère qu’il se forme soi-même et les livres y pourvoient. De bons écrivains anarchistes n’ont pas eu d’autres maîtres. Néanmoins, il gagne à confronter ses pensées à d’autres pensées, à corriger un certain savoir par d’autres savoirs. Il n’échappe pas non plus à un besoin tout humain de contacts. Dans des rencontres affinitaires il enrichit sa sensibilité des dons de l’amitié, des harmonies sensuelles, de la récréation des arts. Au sein d’une communauté de pensée, ses activités libres s’amplifient par la coopération. C’est afin de satisfaire à ces postulats que je préconise la création de foyers individualistes.

    Il va de soi que de tels foyers ne sauraient être conçus comme le sont des sections de partis. C’est la diversité et non la conformité des opinions qui en conditionne et en constitue l’élément attractif. Ils sont l’occasion de rencontres où une solidarité s’instaure, où chacun s’enrichit des réflexions de chacun. C’est à partir de ces rencontres que se coordonnent ou bien se spécialisent utilement les activités. Elles sont aussi, relativement aux idées personnelles, un banc d’essai.

    Action collective et activités parallèles

    Sur le plan local, les manifestations publiques d’un foyer sont de divers ordres et en correspondance avec les moyens du bord. Un parallélisme de la propagande s’ordonne et permet à ceux qui agissent dans une même discipline de se concerter et de s’épauler. Il est normal et utile que dans un foyer comportant un assez grand nombre de membres, des groupes de travail se constituent et informent les militants aux fins de documenter les propagandistes.

    Mais un foyer s’anémierait très vite s’il n’était qu’une manière de séminaire. Il doit être en même temps un foyer culturel ouvert au public, soit sous son propre titre, soit en animant un cercle concurrent des maisons de la culture conformistes. Il a aussi vocation pour organiser toutes sortes de réunions publiques en tout ce qui touche l’actualité des problèmes de sociologie, aussi bien politiques qu’éthiques et esthétiques. Des concours extérieurs ne sont pas à exclure de telles manifestations et les membres d’un foyer eux-mêmes ne sauraient y être contraints à soutenir des thèmes préconçus. Il suffit que les propos des uns et des autres ne s’écartent pas de l’objectivité. Être objectif, ce n’est pas être infaillible mais c’est reconnaître éventuellement son erreur et la corriger. Cette honnêteté intellectuelle entraîne assez rarement une même attitude chez les adversaires. Elle entraîne en revanche un sentiment d’estime à l’égard des anarchistes qui la pratiquent. Cela n’est pas sans conséquence utile en ce qui touche une action conduite sous le couvert de l’anarchisme.

    Quant à une certaine coordination de l’action des foyers, fussent-ils constitués pour un objet particulier, elle trouve son expression dans la définition de vues communes sur des faits de l’actualité. C’est affaire de colloques. C’est aussi, sur le plan des conceptions fondamentales, une affaire de congrès dès que des foyers se constituent en unions aux fins d’organiser, par les soins d’un secrétariat responsable, l’édition en coopérative de publications diverses. Il est utile et possible qu’en dehors de leurs Unions propres, les membres des foyers individualistes ou les foyers eux-mêmes élargissent leurs contacts, développent leur action, en adhérant à une fédération anarchiste ouverte à toutes les tendances.

    Ces notions pratiques ne sont que des indications. C’est à l’usé que s’adapte l’outil. J’ai surtout voulu montrer qu’un foyer individualiste et social à la fois ne dépend que d’initiatives au niveau local ou bien régional et que, si un tel groupement est propre à soutenir les activités de chacun, il reste que chacun y conserve le caractère personnel de son comportement et la liberté d’agir selon ses vues et ses moyens, dans le foyer et hors le foyer.

    Il est important de noter que si un foyer, un groupe de foyers sont de nature à soutenir, à étendre les activités d’un militant œuvrant selon un concept d’individualisme social, ils ne sont nullement la condition nécessaire de ces activités. Un anarchiste individualiste tel que je le définis agit de soi-même et se passe au besoin de l’appui d’un foyer ou d’un groupement de même ordre. Ce qui importe, c’est d’abord sa personnalité. Il lui est loisible de la manifester, selon ses capacités particulières, au sein des syndicats, des ligues, des centres de culture et des associations de tout ordre. Il ne lui est pas interdit de fonder lui-même une association en marge de l’anarchisme dès qu’il l’anime dans un esprit qui ne contredit pas à l’essentiel de l’éthique dont il se réclame.

    Un foyer est un moyen, seulement un moyen et non une réunion de secte. Comme tel, il est adaptable à toutes les formes de l’action et sa souplesse se prête à des objectifs référés aux disciplines les plus variées. Il suffit que l’objectif choisi concoure à la promotion de la “ personne” dans les ordres conjugués de l’éthique et de l’esthétique, que l’on ne s’y réfère qu’au réel et que le postulat de base soit celui d’une constante disponibilité.

    D’aucuns remarqueront sans doute que de tels foyers ne sont pas de nature à permettre l’organisation d’un mouvement spécifiquement révolutionnaire. Pourquoi le seraient-ils ? La révolution est considérée de nos jours, sous l’influence du marxisme, comme une chose en soi alors qu’elle n’a jamais été qu’un accident intermittent (violent ou pacifique, recherché ou subi, technique ou climatique) intervenant dans le processus des évolutions. J’ai dit, dans “ L’Anarchisme et le Réel ”, pourquoi une révolution proprement anarchiste est une utopie — au sens classique du terme — voire un non-sens. Il est théoriquement possible qu’il en aille différemment d’une révolution socialiste-libertaire. Il s’agit alors beaucoup plus de socialisme que d’anarchisme, avec ce que l’on doit en attendre de compétitions entre hommes d’action, même libertaires. Ils le montrent assez dans leurs conflits de tendances et de personnes. Du reste, plus d’un refuse la désinence anarchiste qui ne s’accorde pas bien avec le démocratisme. (Cf. ci-après : “ Lettre à Maurice Fayolle ”.) Je précise que dans n’importe quelle révolution, l’anarchiste individualiste est libre de choisir, bien que social, l’attitude qu’à son opinion les circonstances déterminent. S’il y participe, ce n’est que dans la mesure où un mieux lui paraît possible et c’est vers ce mieux que tend son action sans trop d’illusion. Sinon, il ne lui est nullement interdit, quoi que d’autres en pensent, de s’abstenir et de se réserver pour une action différée qui sera la sienne et non celle d’un courant.

    Je n’ai rien dit de la violence et de l’action directe car ce sont affaires de conscience et de circonstances. Gandhi lui-même n’excluait pas la violence sous une certaine forme de légitime défense. Il est permis de considérer que c’est un acte de légitime défense que l’action directe, individuelle ou maquisarde, à l’égard d’une dictature abusive à l’excès. Je dis seulement que c’est là un engagement personnel et qu’une action directe — individuelle ou en commando — doit être conçue de manière à ne compromettre ni les groupes ni les individus qui ont opté pour d’autres méthodes.

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    Anarchisme et socialisme libertaire

    ( Extrait d’une lettre à Maurice Fayolle )

     

    Tu m’affirmes que “ toute vie sociétaire, toute vie organisée exige, de la part de ceux qui acceptent d’entrer dans cette communauté... l’abandon volontaire et conscient d’une certaine partie de leur liberté. ” Cette affirmation est une évidence que tu exprimes en commun avec tous les politiciens et tous les sociologues, des monarchistes aux marxistes inclus. Personne ne la conteste, sauf les individualistes intégraux dont je ne suis pas. Cependant, je comprends ceux-ci dès qu’il s’agit, comme tu le dis, “ d’accepter d’entrer dans une communauté ”, car “ accepter ” c’est avoir la liberté du choix. Mais ces individualistes n’intéressent qu’eux-mêmes, sinon ils rentrent dans la règle en constituant entre eux des associations d’égoïstes selon Stirner. Là aussi un contrat s’impose, mais différent de celui des anarchistes communistes. Il s’agit donc de savoir, compte tenu des nuances au sein de chaque tendance générale, si ces anarchistes peuvent ou non cohabiter dans une même fédération. J’y reviendrai.

    Résolvons d’abord le problème du comportement et de l’action, non pas dans une association “ choisie ”, mais dans “ la ” société qui est ce qu’elle est, composée d’hommes qui sont ce qu’ils sont et où, nolens volens, les anarchistes sont inclus. Nous nous efforçons d’agir sur les évolutions de cette société (et dans ses révolutions qui en sont les accidents intermittents) aux fins de promouvoir un milieu où l’individu puisse jouir d’un maximum de liberté compatible avec la nature des choses et développer les facultés qu’il détient en potentiel. Tous les anarchistes sont d’accord sur cette définition. Ils divergent quant aux moyens.

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    Les communistes libertaires s’associent en vue de faire une propagande et de mener une action révolutionnaire dont l’aboutissement serait une très éventuelle société anarchiste. Une telle action implique, ainsi que tu le soulignes, une discipline acceptée permettant une cohésion et une cohérence. À la vérité, ce serait là un parti. Tu t’en défends en précisant que dans un tel groupement anarchiste la majorité n’impose pas ses décisions à la minorité. Fort bien. Dis-moi seulement ce que deviennent la cohésion et la cohérence ? Dans la pratique j’ai constaté que les zizanies se manifestent davantage entre communistes qu’entre communistes et individualistes.

     

    Il ressort de cela qu’une société libertaire — très éventuelle — serait une société comme une autre. Elle brimerait ses minorités selon le principe d’un abandon nécessaire — et non plus accepté — d’une partie de leur liberté. Il y aurait contrainte inéluctablement par référence au bien commun. Air connu.

    Je suis donc plus logique que ne le sont les communistes libertaires lorsque je dis, après et avec Proudhon , que “ la communauté est le pire des tyrans ”. Cependant, comme toute société est une communauté, si je me défends contre elle en tant qu’anarchiste, je participe, en tant que partie prenante, à ses activités et à ses évolutions. D’où ma définition d’un anarchisme social à quoi j’ajoute cette précision que l’anarchisme est à mon sens une constante et non pas une fin. Je serais opposant dans une société dite libertaire.

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    À cela tu réponds que l’anarchisme social “ est une formule creuse : il n’y a pas de synthèse possible entre le socialisme et l’individualisme ”. Je te rétorque qu’il est assez probable que la synthèse soit malaisée avec les théories socialistes. C’est bien pourquoi je constate que beaucoup de libertaires sont plus socialistes qu’anarchistes. Ce fait — qui te chiffonne — est confirmé par tel ou tel écrivain communiste ou socialiste libertaire qui ne veut pas ou ne veut plus de la désinence anarchiste.

    En revanche, la synthèse entre l’individualisme de la vie personnelle et les conditions de la vie sociale n’est pas seulement possible, elle existe. Cette formule “ creuse ”, je l’ai personnellement remplie durant cinquante ans de vie individuelle strictement anarchiste (puisque je lui ai sacrifié mes intérêts professionnels) et d’activités sociales ininterrompues. J’ai milité en tant qu’anarchiste, pour des causes touchant la liberté, dans des organisations où je me rencontrais avec des tenants d’opinions opposées. Ainsi me suis-je rencontré sur une tribune avec des prêtres que je combattais à d’autres tribunes, avec Marc Sangnier que j’attaquais dans un livre, avec le capitaliste Lemaigre-Dubreuil et un futur ministre marocain pour la cause anticolonialiste, avec François Mauriac même et, contre la peine de mort, avec des prélats et d’anciens ministres, sans parler du Club du Faubourg, de la libre pensée, du nudisme intégral, de la démographie, de la contraception. Louis Lecoin n’a-t-il pas fait de même pour l’objection de conscience ? Voilà un creux assez bien rempli.

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    Il va de soi qu’il n’est pas de formule qu’un anarchiste puisse prendre à la lettre. Je ne suis pas le dernier à nuancer sans cesse mes positions dans la pratique. Il s’ensuit qu’un fédéralisme proprement anarchiste constitue un amalgame de tendances ou, plus exactement, un organisme de liaison pour tout ce qui ressortit à une action commune et, par la voie des congrès, un moyen de contacts, les diverses tendances accomplissant chacune, parallèlement, sa propre propagande.

    La voie que je propose vaut ce qu’elle vaut. Elle a pour elle de m’avoir maintenu dans une philosophie de vie anarchiste quand tant d’autres s’en éloignaient.

    Février 1967.

     

    Relativité de l’autorité et de la hiérarchie

    ( Lettre à André Arru )

     

    Il faut d’abord définir le sens que l’on adopte dans l’emploi du vocable anarchisme. Pour Proudhon et pour les fédéralistes dissidents de la Première Internationale, il s’agit bien d’une société sans gouvernement, à la lettre : sans chef. Les réalités ont assoupli cette vue qui devint l’objet tout théorique d’un monde à construire. Les divers systèmes envisagés (sauf chez Stirner qui n’a de plan d’aucune sorte) ont abouti à reconstituer le gouvernement et l’État sous le maquillage, fait de bonne foi, d’autres noms : communes, associations mutualistes et syndicales, fédérées et confédérées, avec des comités élus (parlements), des bureaux et des secrétaires responsables (gouvernements). (1)

    L’expérience des révolutions du XXe siècle a fait comprendre ce que deviendrait, après une révolution accomplie selon ces vues, l’esprit libertaire. Il y a généralement accord sur ce point chez les anarchistes d’obédience individualiste et chez beaucoup d’autres.

    Je tourne donc la page et je donne un autre sens au vocable anarchisme. Je reviens à l’étymologie : arkhè, principe, primauté, et arkhein, commander, donc le commandement des premiers ayant pouvoir sur tout. L’anarchisme devient le refus de ce commandement des premiers considérés comme premiers en toutes choses. Ce principe est contraire au fait de la hiérarchie discriminatoire des valeurs diverses dans leur qualité propre et dans leur répartition. L’anarchisme ramène la fonction de gouvernement aux limites de son utilité et les agents du pouvoir chacun dans le cadre de son emploi, tout ce qui peut être fait par ententes des intéressés étant régi par contrats libres, le pouvoir ne veillant qu’à la loyauté de l’exécution. (Cf. “ L’Homme et la Propriété”.) La conception de la hiérarchie apparaît ainsi non comme une gradation mais comme une division, voire une dispersion des pouvoirs. Exactement le contraire de ce que l’on m’impute.

    Quant à l’autorité (kratos), c’est le pouvoir. On peut discuter des qualités et des défauts réciproques de l’aristocratie et de la démocratie. L’une et l’autre sont autorité et nous sommes d’accord — du moins entre opposants à la dévotion aux systèmes — sur l’illusion d’une société qui serait organisée, si l’on peut ainsi dire, sans autorité d’aucune sorte. Donc, jusqu’à nouvel ordre, l’autorité est un fait, quelque forme qu’on lui donne ou que l’on subisse. Nous sommes également d’accord, parce que ce sont des constatations, que si elle est utilisée abusivement par les “ kratos ” contre la liberté, elle n’en est pas moins nécessaire à la défense de celle-ci contre les forbans, petits et grands, et contre les aspirants au “ kratos ” absolu.

    Par conséquent le problème n’est pas — du moins avant longtemps — de supprimer l’autorité mais de l’empêcher d’abuser et de la désacraliser. En principe, la lutte contre les abus est dévolue aux groupements d’opposition (partis, syndicats, associations). Ce rôle est mal tenu parce que les oppositions sont d’intérêt ou d’ambition, ou d’idéologie sectaire. Elles ne tendent le plus souvent qu’à une substitution. D’où les conflits sociaux et les propagandes révolutionnaires.

    Qui peut impulser ces oppositions dans le sens le meilleur, dénoncer aux militants les palinodies de leurs chefs, dénoncer les carences des uns et des autres, si ce ne sont les anarchistes ? Tel est, à mon sens, leur rôle. Ce rôle peut être souvent déterminant, à condition qu’on soit un certain nombre à le tenir et de ne jamais oublier que c’est avec les “ autres ” que l’action est possible et que le succès ne peut et ne doit apporter aux anarchistes que des satisfactions morales. Tout autrement, on deviendrait un parti avec toutes les palinodies que cela comporte. On ne serait plus anarchiste.

    Pour conduire une action contre l’autorité, il n’est pas besoin de nier celle-ci. Cette négation contrarie une évidence et diminue le crédit des anarchistes. Il est moins indiqué encore de prétendre à une révolution anarchiste dont nous savons — si tant était qu’on l’a pût faire — qu’elle débuterait par un autoritarisme. (Cf. “ L’Anarchisme et le Réel ”.)

    Venons-en à la hiérarchie. Sans reprendre les définitions données dans les livres de la série, je retiens et soutiens que dans l’ordre des valeurs morales un anarchiste s’efforce de parvenir au sommet. Cela ne lui confère aucun droit sinon celui de se faire respecter. Si on lui refuse, par conformité au dogme du refus absolu de toute autorité, une supériorité de valeur morale en ne lui laissant que le droit d’affirmer sa personnalité, on le ramène au niveau de tout individu capable de s’affirmer dans sa personnalité propre, celle d’un arriviste des affaires, par exemple, ou du proxénétisme, ou du hold up. Au mieux, et encore est-ce sous condition d’un critère moral, on en vient au niveau de l’ambitieux de renommée, voire de bonne renommée. Alors, à quoi bon se créer des difficultés lorsqu’il est si simple d’être quelque chose dans les sociétés de bienfaisance de cent espèces ? C’est bien par conviction, par réflexion sur les éthiques et par choix d’une des valeurs de l’éthique que l’on pense, vit et agit en anarchiste. C’est donc bien selon un critère de valeur que l’on se détermine. Cela ne signifie pas une supériorité absolue sur d’autres valeurs morales. Cela précise qu’il est une hiérarchie des comportements.

    Conclusion. — Le terme hiérarchie (ordre du sacré) étant depuis longtemps usité dans une acception extensive, il n’y a pas de raison d’en changer. Je substitue donc à la hiérarchie des individus et des castes ou des catégories une hiérarchie des capacités et des valeurs comme telles. De ce fait, chaque individu, lorsqu’il est en situation d’exercer un pouvoir, nécessaire ou utile, n’exerce pas ce pouvoir en tant que personne mais en tant que détenteur d’une capacité ad hoc. Son autorité ne dépasse pas l’objet de la capacité, dans la limite de la responsabilité que comporte son exercice.

    Sur le plan de la valeur morale, le meilleur n’a de pouvoirs que ceux qui lui sont consentis bénévolement en tant qu’il est un exemple. Cette sorte d’autorité ne s’impose pas et moins encore si elle est une valeur morale anarchiste. C’est manifester sa propre valeur de caractère et d’honnêteté que de la reconnaître chez un autre. Cela n’interdit pas de noter les failles qu’elle comporte. Toutefois, il est bien de ne pas exploiter mesquinement ces failles. Il suffit de les connaître afin d’en tenir compte au besoin.

    3 avril 1964.

    •••

    (1) Les associations d’égoïstes selon Stirner n’ont rien d’un système social. On trouve chez Proudhon et chez Kropotkine des textes où il est question de réformer ou de contenir l’État et non plus de le supprimer. Je cite de ces textes dans les ouvrages de la série.



    De l’objectivisme anarchiste et du rationalisme relativé
    (Réponse à une critique d’André Thérive dans “ Écrits de Paris ”. Avril 1964)

     

    ... L’essentiel de ma position tient en ceci : l’anarchisme n’est et ne peut être qu’une philosophie du comportement personnel (individualisme) à partir de quoi se détermine une action sociale contingente d’ordre individuel (sociologues, artistes) ou d’ordre associationniste (syndicats, mutuelles, ligues). Cette vue réduit votre objection quant au “ collectivisme dans les choses ”, la réponse étant contenue dans le second terme de la formule : “ individualisme dans les personnes ”.

    À la vérité, votre objection est de fond. Il s’agit du christianisme et de cela exclusivement. Votre étonnement en ce qui touche Proudhon initiateur de l’anarchie est accessoire. Il n’a d’autre raison que les commentaires de Georges Valois au service de la doctrine monarchiste. Tout est contenu dans un anarchisme objectif. C’est ainsi que les inconsolés de la IVe République —- qui m’écœura de bout en bout —- me font grief d’un pseudo-gaullisme lorsque je constate que ce ne sont pas les “ gauches ” qui ont décolonisé et que c’est un officier général qui a établi un statut des objecteurs. Proudhon est le premier publiciste qui ait défini l’anarchie comme refus et non plus comme absence de gouvernement. (Godwin avant lui esquissa la chose sans la définir nettement). Si Proudhon e fonda pas la coopération, il établit la théorie du mutuellisme à partir de quoi l’anarchiste Pelloutier élabora le syndicalisme dont les animateurs furent des anarchistes. C’est sa définition du “ principe fédératif ” qui fonda le communisme libertaire (1), à mon sens dépassé. C’est à sa théorie des contrats que je me réfère (Cf. “ L’Homme et la Propriété ” ) dans une vue d’opposition constructive aux excès de l’État. Si Proudhon n’est pas anarchiste, c’est que je ne le suis pas moi-même. Je passe sur ses divagations pornocratiques d’avant la préhistoire.

     

    Je reviens au christianisme. Vous évoquez des exégèses insuffisantes et des banalités rationalistes. Deux mille ans d’exégèses chrétiennes ont bien davantage banalisé les thèmes évangéliques sans réduire aucune des involutions fondamentales, pas même le trilemme de Sextus Empiricus. Les exégètes en sont aujourd’hui réduits, pour répondre aux données nouvelles de la préhistoire, de la proto-histoire et de l’histoire critique, à tenir les Écritures pour des symboles, ce qu’avait pressenti Pascal. Comment s’y référer dès lors ? Il est significatif que le père Teilhard ignore le péché originel. (Toute sa théologie se réfère aux Évangiles et au Christ.)

    Il est pour moi plus significatif encore que mes amis catholiques (parmi lesquels sont des ecclésiastiques de valeur) laissent de côté la synthèse résumée que je fais dans mon livre ( “ L’Anarchisme et le Réel ”) des origines rationnelles et des enchaînements sociologiques des diverses religions, ce qui est un apport concret au rationalisme. On ne retient que ma position touchant l’absolu et ses conséquences et on s’accorde avec moi sur la morale.

    N’est-ce pas un autre apport que la définition de l’instinct de survie ? Le professeur Chauchard, au cours d’une controverse, ne m’a rien objecté qui fût scientifique. Il s’est replié sur des positions métaphysiques.

    J’ai constaté que les arguments antirationalistes que j’eus souvent à réfuter sont tombés dès que j’ai résolument relativé la raison, au déplaisir parfois de rationalistes de secte. Il en alla de même lorsque je défendis le hasard tant déconsidéré en le relativant à la loi des grands nombres et, depuis, j’eus plaisir à référer cette vue au père Teilhard.

    En résumé, les deux points de mon livre qui sont loués ou qui heurtent sont ceux que je définis succinctement bien que j’y tienne spécialement. Les chrétiens sont heurtés par une morale fondée sur un égoïsme intelligent. Cela coupe le lyrisme des orateurs sacrés. Les “ libéraux ” —- vers lesquels vous pensez que j’inclinerais volontiers —- ne peuvent pas admettre sincèrement la théorie du refus de parvenir. Vous me direz que Jean Guéhenno l’a préconisée. Oui, mais non dans un esprit anarchiste puisqu’il est inutilement devenu académicien. Un prélat a mieux compris qui m’a écrit ces mots : “ Votre anarchiste est un moine athée ”. De fait, il s’agit bien de comportement anarchiste, donc singulier.

     

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    (1) Indirectement, Proudhon étant mutuelliste et nullement communiste.

     

    Les rationalistes et l’Église

    (Extrait d’une lettre à un ami ecclésiastique)

     

    Les documents dont j’ai pu prendre connaissance m’intéressent d’autant plus qu’ils sont destinés aux enseignants dans l’Église et non aux incroyants. La manière de penser et de juger de ceux-ci et de ceux-là y apparaît dans ce qu’elle a d’inconciliable. Ainsi s’explique que chacun se réfère à sa vérité et n’en sorte pas aisément. D’où, en droit strict, l’obligation de respecter la pensée de l’autre et aussi son expression, ce qui implique la possibilité d’enquêter et de contredire.

    Vous ne contesterez pas que, dans le passé, l’Église ne s’est pas illustrée par l’affirmation de ce droit et la manifestation de ce respect. Ainsi fut rendu nécessaire l’anticléricalisme. Je veux bien qu’il soit dépassé sous sa forme aiguë. Il subsistera en l’état de vigilance dans les esprits libres parce qu’il y aura toujours des esprits cléricaux abusifs dans toutes les Églises, disons dans toutes les sectes.

    À cet égard, la lettre pontificale sur “ Le bien commun et la personne dans l’État contemporain ” (mai 1964), marque une évolution qui suscite en moi quelque humour. Je suis tenté d’écrire que, en marge du divin, sur le plan temporel de la philosophie sociale, l’Église se rallie au principe essentiel de l’anarchisme. Lorsque, dans cette lettre, je lis “ qu’une exacte définition du bien commun requiert une référence constante à la personne humaine ”, j’y vois un parallèle à la définition que je donne dans mon livre : “ Collectivisme dans les choses, individualisme dans les personnes ”. Aussi bien, le texte dans son ensemble précise-t-il la primauté de la personne telle que nous l’entendons.

    L’analyse d’une étude du cardinal Béa sur “ l’historicité des Évangiles synoptiques ” ne permet guère de nous accorder ni de nous convaincre mutuellement. Il me suffit — il suffit à tout esprit rationaliste — d’être en mesure de dire pourquoi on révoque en doute l’historicité.

    Il est précisé en cette étude qu’elle s’oppose aux exégèses fondées sur la méthode de “ l’histoire des formes ”, c’est-à-dire la critique des styles, des divergences dans le contenu des textes, de leur parenté avec des récits contemporains. L’analyse qui y est faite de la psychologie du temps et de celle de l’écrivain dans ce temps, des intentions propres aux rédacteurs par quoi sont atténuées sinon tout à fait justifiées les divergences évidentes entre les trois Évangiles, ne manque ni d’intérêt ni de vérité psychologique. En revanche, elle est sans valeur historique — quoi que prétende l’auteur — en ce qu’elle se fonde essentiellement sur deux présupposés. D’abord le postulat à priori que les Évangiles sont nécessairement doués de l’inerrance parce que, “outre qu’ils sont l’œuvre d’hommes, sont en même temps et principalement œuvre et parole de Dieu lui-même ”. Or, pour l’incroyant, il ne s’agit pas de prouver l’historicité des Évangiles par la réalité de Dieu mais la réalité de Dieu par l’historicité des Évangiles.

    Ensuite, cet autre postulat que l’historicité est affirmée par le témoignage des contemporains et, singulièrement, celui des apôtres. Nous remarquerons que les contemporains en général ne témoignent nullement. Les Romains sont muets. Le sanhédrin est si peu ébloui par les miracles et par la parole imagée de l’Homme-Dieu venu afin d’éclairer le monde, qu’il fait supplicier Jésus. Quant aux apôtres, leurs “ témoignages ” ne sont écrits, et en partie par des tiers ( Marc et Luc), que bien après la prédication de Paul.

    Du reste, l’étude ne conteste pas la fragilité du témoignage humain qu’elle s’attache à relativer. Involontairement, l’auteur en souligne les incertitudes en citant comme témoin Paul lui-même qui n’a pas connu Jésus : “ J’ai reçu du Seigneur ce que moi-même je vous ai transmis. ” (1. Cor. XI, 23.) Il a reçu du Seigneur ! Où ? Quand ? Comment ?

    Lorsque l’auteur de cette critique reproche aux exégètes rationalistes d’avancer que la matière des Évangiles est faite de légendes créées par un milieu populaire pré-chrétien, il donne comme preuve contraire une organisation des groupes religieux entre lesquels les apôtres assuraient une liaison et veillaient au maintien d’une orthodoxie. L’inconvénient de cette “ preuve ”, c’est qu’elle est postérieure à la mort de Jésus et se réfère aux textes pauliniens.

    Rien de tout cela n’explique suffisamment les divergences constatées dans les récits touchant la Résurrection. Or, seule, la matérialité de la Résurrection prouverait Dieu par la divinité de Jésus.

    Ce ne sont pas les lignes ci-après relevées dans l’étude en question qui me convaincront de la véracité des Écritures : “... Jésus a fait s’adresser à nous douze apôtres, afin qu’ils puissent se compléter les uns et les autres et que leur témoignage fût non seulement plus solide mais aussi plus riche et plus exhaustif, autant que cela est possible. ” Ne pensez-vous pas que si Jésus tenait tant à ce que le “ témoignage ” fût solide, riche et exhaustif, il eût agi sagement en ne se remettant aux apôtres que du soin de conserver et de transmettre un texte qu’il eût écrit de sa main ?

    Il est curieux que l’on ait tant écrit après sa mort et après que Paul eut parlé alors que rien de son temps ne nous est parvenu. Il est bien curieux encore que la prédication de Jésus puis des apôtres ait tout d’abord négligé d’informer les Romains et tout à fait ignoré l’existence des Chinois, des Américains et des Australiens. Comme a dit à peu près le pape au Concile, les intentions de Dieu se manifestent lentement.

    À mon sentiment (je dis bien à mon sentiment sans plus) les choses paraissent s’être passées comme si une secte essénienne, apparentée à l’école réformatrice que nous ont révélée les manuscrits de la mer Morte, ennemie de l’occupant romain et davantage encore des clercs collaborateurs, avait mené une agitation efficace sous la conduite d’un prophète qui se serait appelé ou fait appeler Jésus (le Jeschouah — Jéhovah sauve —- commun chez les Juifs). Le sanhédrin, vindicatif et haineux, voulant faire un exemple, aurait obtenu que le condamné, au lieu d’être attaché à la croix selon la coutume, y fût cloué, ce qui aurait causé scandale et horreur. Le coup de lance du centurion ne serait-il pas un geste de pitié ?

    Ainsi, Jésus serait apparu aux regards des sectes résistantes comme un héros exceptionnel et la fabulation, autour de sa vie et de son, nom, se serait développée selon un processus psycho-sociologique dont les exemples surabondent. C’est alors que le savant et talentueux Paul, conduit à la réforme pour des raisons qui resteront inconnues, aurait joué la grande scène de la vision et valorisé le mythe christique.

    Les textes sont applicables à cette vue ni mieux ni plus mal qu’à celle de l’Église. Ce qui demeure incontestable, c’est que la religion chrétienne, organisée et définie, ne commence qu’avec Paul. Ce qui, aussi, est non moins contestable, c’est que les choses vont partout dans le monde de la même façon, que l’on croie au Christ, à Vishnou, au Bouddha, à Mahomet ou à l’éternité de l’énergie en soi.

    En ce qui concerne l’hymne à Aton que les spécialistes tiennent pour le plus net des premiers textes monothéistes, je noterai seulement que le “ fait ” de la tendance monothéiste se concrétise dans Ammon-Râ. Je ne pouvais dans mon livre signaler Aton sans l’expliquer. Ce n’était pas de mon objet et ce m’était inutile car Aton n’est qu’un substitut de Râ imposé par Aménophis IV en réaction politique aux dieux thébains. Son symbole est le disque solaire qui est aussi celui de Râ. Or il est dit dans un hymne à Râ que ce dernier est le dieu créateur : “ Tous les hommes sont issus de ses yeux et tous les dieux sont nés de la parole de sa bouche. ”

    Le soleil évoqué n’est donc concret qu’en tant que forme visible du dieu créateur. L’hymne à Aton répète l’hymne à Râ : “ Tu as créé la terre selon ton désir. Toi seul... ” Ce n’est pas d’un astre concret que le scribe eût écrit : “ Combien excellentes sont tes pensées, O Seigneur de l’Éternité. ”

    Si j’ajoute que les livres des Morts enseignaient l’existence d’un au-delà où le bonheur n’était promis qu’aux charitables, aux véridiques, aux pieux à l’égard des morts, il me sera permis, en m’en tenant à l’essentiel, de maintenir que les symboles bibliques viennent de Sumer par la Chaldée et que les jugements de l’au-delà selon les Égyptiens n’ont pas été ignorés de Moïse. Peut-être, à s’en tenir à une datation incertaine, n’a-t-il pas connu l’hymne à Aton, mais il a connu le culte dévoué à Râ. À cet égard, une référence à Aton est discutable. Je m’en suis gardé (1).

    Ce qui est à retenir de tout cela, ce sont les constantes de la psychologie des hommes, des hommes tendant à rationaliser l’irrationnel afin de satisfaire leur besoin de réponse à de vains pourquoi. Il en résulta du moins qu’ils mirent très tôt l’accent sur le comportement moral. Ils continuent d’accentuer. Ils oublient un peu trop d’appuyer sur la lettre. C’est cette carence qui donne un sens à nos activités parallèles.

     

    15 septembre 1964.

     

    (1) Mon correspondant contestait que Moïse eût substitué le dieu unique Yahvé aux dieux ancestraux, les Elohim, ce pluriel devenu singulier par une prétendue marque d’excellence, le “ nous ” royal. Or, dans la Genèse, au chapitre de “ La Chute de l’Homme ”, on lit : “ Dieu dit : Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous... ” L’un de nous exige que l’on soit plusieurs. Que ne s’est-on avisé de cette curieuse inadvertance !



    L’influence de hegel

    (Note sur l’anarchisme aux origines)

     

    Je relève dans ma brochure “ Le Démocrate devant l’Autorité ”, une phrase qui me paraît ambiguë et je crois bon de l’expliciter. J’ai écrit (p. 35), sur le rôle des partis dans la révolution du XXe siècle : “... les disciples antihégéliens de Bakounine et de Proudhon intervenant comme tiers parti par le truchement du syndicalisme. ”

    On pourrait penser que l’action de Bakounine et de Proudhon est ainsi définie comme antihégélienne à priori. Or on sait que Bakounine fut d’abord, selon la mode du temps, sous l’influence de Hegel dont il se détourna par la suite. Quant à Proudhon , si son originalité était trop affirmée pour que la philosophie de Hegel pût le marquer profondément, il ne fut pas indifférent à l’hégélianisme et Marx a pu se vanter de l’en avoir contaminé. Cette contamination n’a pas excédé le goût accentué de la thèse et de l’antithèse qui a causé quelques malentendus. Elle a surtout provoqué chez Proudhon le rejet de la synthèse considérée comme un obstacle au mouvement de la vie. Cet attachement au jeu des thèmes contradictoires, ce refus de la sclérose dans les systèmes, c’est exactement la disponibilité anarchiste.

    Si j’ai fait cette sorte de mise au point c’est que, dans la perspective de “ l’Individualisme social ”, il n’est meilleure référence que la diversité d’un écrivain dont toutes les nuances de la pensée anarchiste se réclament.



    Des écritures révélées

    (Autre lettre à un ami ecclésiastique)



    Quand j’écris que le Tout est peut-être énergie, vous paraissez traduire : Tout n’est que matérialité alors que je dis bien, au contraire, que Tout est esprit du fait que l’énergie absolue (constatée et non définissable en son essence) contient les potentialités attribuées aux dieux ou à Dieu. Elle m’apparaît dans l’Absolu comme étant Dieu dégagé de ses involutions et de ses contradictions anthropomorphiques.

    À cette vue, vous opposez, ainsi que tout croyant en un Dieu défini, les textes de la Révélation tenus à priori pour authentiques et prétendument confirmés par des autorités scientifiques. À cela je rétorque qu’en la matière les “ autorités ” sortent souvent de leur spécialité et ne sont plus alors que ce qu’elles sont. Le père Teilhard, par exemple, est un géologue et un anthropologue et non un biologiste. En théologie, il est poète. Cela ne diminue en rien l’intérêt de son œuvre sauf à ne la point tenir pour une indiscutable référence.

    En tout cas, il est prudent de ne pas solliciter les bonnes références. Je n’ai pas lu que Kramer ait écrit qu’il avait constaté dans les textes sumériens des ressemblances avec la Bible comme vous le lui faites dire. Il a constaté des antériorités. Les faits essentiels rapportés dans la Genèse sont chez les Sumériens, leur cheminement est apparent au travers des légendes chaldéennes et, comme par hasard, Abraham était chaldéen, issu d’Ur qui était en territoire sumérien. Lorsque Kramer nous apprend comment un quiproquo dû à une mauvaise traduction fit sortir la femme d’une côte d’Adam, il faut beaucoup de bonne volonté pour accepter la Genèse en tant qu’Écriture révélée. Qu’après cela Kramer — qui n’est ni critique littéraire, ni critique d’art, ni physicien — prétende que la Bible montre “ une vigueur créatrice sans équivalent dans l’histoire du monde ”, c’est un droit qu’il a d’émettre une opinion de chrétien qui n’est qu’une opinion. On peut préférer le “ miracle ” grec du Ve s., surtout dès qu’il s’agit de sciences positives. C’est bien dans la Genèse que je lis qu’au premier jour Dieu créa la terre et la lumière et au quatrième les astres qui fournissent cette lumière qui les aurait précédés et le soleil postérieur à son satellite autour duquel, qui plus est, il aurait tourné en ce temps-là. Je lis aussi que les poissons et les oiseaux furent créés comme ça, d’un coup. On ne voit pas de bactéries, de coelentérés et, curieusement, les reptiles apparaissent après les oiseaux. Evidemment, les Hébreux n’avaient pas entendu parler d’un certain archéoptéryx, ou bien ils avaient mal compris l’histoire que Dieu leur avait contée. En ces matières, il est des confirmations qui vont de soi et que l’on retrouve aussi bien en Chine qu’en Judée. Ce sont les erreurs qui comptent.

    On est autorisé à penser que les évangélistes, qui n’écrivirent que plusieurs lustres après l’événement, sont aussi douteux que leurs grands-pères. Un bout d’écrit de la main de Jésus eût mieux fait notre affaire. C’est là une étourderie qui pourrait bien dénoncer un tour de Lucifer. Il y a du mazdéisme dans les rapports du Diable et du Bon Dieu. J’en trouve aussi comme un écho dans le rationalisme avec la théorie des antagonismes de Lupasco que l’on rencontre dans la théorie des contraires équilibrés chez Proudhon qui dut l’emprunter peu ou prou à Héraclite.

    Au fond, les préoccupations des hommes sont d’un même ordre — avec plus ou moins de logique et surtout d’illogisme — dans toutes les religions et toutes les philosophies. Le dieu solaire Mythra (encore le mazdéisme) en est le symbole universel. Il ne fut pas ignoré des Grecs malgré Phébus, les chrétiens ont dû le poursuivre jusqu’en Bretagne. N’est-il pas finalement le dieu des rationalistes porteurs de flambeaux ? C’est cela et cela seul qui importe à qui tente de ne pas vivre seulement au ras de la terre.



    De l’équilibre des contraires

    (Complément à la lettre précédente)



    La référence à Héraclite appelle un commentaire. Si la réputation du philosophe ionien a souffert de l’obscurité de son style, il n’en manifesta pas moins un extraordinaire trait de génie lorsqu’il énonça que rien n’est, que tout devient et que ce devenir se fait par des interchangements, dans un mouvement continu, des contraires identiques. La science du XXe siècle confirme cette identité quand tout se ramène à l’énergie unique d’infimes particules dont le mouvement fait éclater des galaxies comme il fait une goutte d’eau en combinant deux gaz.

    Cette conception du monde fut étouffée durant quelque vingt-cinq siècles par la dualité esprit-matière des diverses religiosités, tout spécialement du christianisme. De nos jours, ce n’est pas seulement dans l’ordre physique qu’elle reprend ses droits. Un univers constitué dans son tout et ses parties par un équilibre instable de contraires identiques remet en question toute la philosophie et situe la condition de l’homme dans une perspective fort éloignée des spiritualismes issus de la seule imagination.

    Dans un article publié par “ Contre-Courant” (n° du 20 mai 1967), j’ai esquissé l’idée d’un spiritualisme athée fondé sur l’énergie unitaire. Ce peut n’être qu’une vue de l’esprit. Elle en vaut d’autres puisqu’elle répond à la logique de mon individualisme. Ce qui est certain, c’est que le concept de contraires équilibrés en continuelles interférences, selon des lois fondamentales immuables, élimine les notions de bien et de mal en soi. Le bien et le mal ne sont tels que relativement et ne sont possibles que l’un par l’autre. La vie et la mort sont des contraires mais ce sont les éléments dont l’arrangement est modifié par la mort que l’on retrouve dans le processus vital. La vie est mouvement. La loi des vivants est par conséquent l’action incessante de tout l’être, corps et pensée, l’action nécessaire pour que l’existant soit vivant. Le changement que l’on appelle la mort nous disperse comme tout se disperse et se mue en de nouveaux états.

    La phénoménologie de Husserl d’où est sortie l’absurde idée de l’absurdité dont se repaît l’existentialisme et qui conduit à certains excès oniriques de la psychanalyse retarde sur Héraclite. Les philosophes en conviendront lorsqu’ils auront retrouvé les voies de la science expérimentale.

    Ce qu’il importe de noter plus spécialement c’est que cette loi du mouvement équilibré des contraires identiques, en supprimant la notion de bien et de mal en soi délivre les théologiens d’un problème qu’ils n’ont jamais pu résoudre. Comment l’auraient-ils pu puisque ce problème n’existait pas ? Mais alors le Dieu qu’ils conçoivent, tel qu’ils le conçoivent, impliquant ce problème, que devient-il ?

    Il reste que le bien et le mal que les hommes se font entre eux ne sont pas sans relever d’une volonté intelligente des hommes eux-mêmes. Si les loups carnivores ne se mangent pas entre eux, c’est bien qu’il n’y a pas d’impératif de nature à ce que nous soyons plus sots et plus féroces que les loups. Là, et là seulement, se situe le problème du bien et du mal. Sa solution dépend de la raison réfléchie et combative plus que des homélies.



    Une attitude de continuité

    (Thème d’un colloque avec René Bianco et Roland Lewin)



    Que peut-on espérer de l’évolution des hommes ? C’est la réponse que l’on donne à cette question qui détermine toute philosophie de l’action. La plupart des idéologues — j’entends ceux d’une bonne foi souvent passionnée — font confiance à la continuité et à l’expansion d’une éducation qui transformerait fondamentalement la psychologie. Plus rares sont les praticiens des sciences humaines qui se réfèrent aux données moins exaltantes mais moins décevantes de la biologie.

    De nos jours encore, trop d’activistes sociaux restent sous la dominance de la philosophie et de la science du XlXe siècle. Effectivement, celles-ci ont promu les révolutions du XXe siècle, celles des bouleversements socio-politiques et davantage celle des laboratoires. Cependant, si la boutade de Léon Daudet sur le stupide XlXe siècle est une sottise, il est néanmoins de fait que la notion de progrès intrinsèquement humain, telle que la concevaient les penseurs du temps, n’est plus acceptable. Sans doute les progrès des sciences et des techniques ont-ils dépassé les prévisions. Il reste que les hommes ne sont pas assurés d’être capables de dominer leurs inventions. Dans quel détestable esprit n’en usent-ils pas trop souvent et ne sentons-nous pas combien était juste et prémonitoire l’apostrophe de Rabelais : “ Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ” ? À la limite, ce pourrait être la ruine de l’humanité.

    C’est qu’il s’en faut — on l’a dit à l’encontre des optimistes excessifs — que l’adaptation de la morale aux moyens de la technique se fasse sans décalages et sans perturbations. À l’inverse de la poétique d’André Chénier, sur des pensers anciens on vit des temps nouveaux. Il n’est que de voir, dans le domaine de l’écologie, comment les taupinières individuelles résistent à l’élan des gratte-ciel où l’on se défend pourtant mieux de la promiscuité que dans les entassements de masures. Le décalage, les attardements ont une raison qu’il importe de ne pas dissimuler si l’on veut orienter l’éducation des mœurs selon une appréciation exacte des constantes psychologiques et dégager de ces constantes, tout au moins à son propre usage, une définition des attitudes qu’il est bon d’observer dans les rapports sociaux.

    Il n’est pas de mon objet d’analyser en quelques phrases les données de ce problème qui ressortit à la psychanalyse (lorsqu’elle se garde de la subjectivité) et, mieux, à la psycho-somatique. Aussi bien suffit-il de rappeler les acquis de la science en ces domaines pour situer les conditions de notre évolution mentale. C’est en effet de l’évolution des comportements qu’il s’agit et non pas de progrès. Il est, certes, un progrès considérable dans l’ordre du savoir. Dans l’ordre de la psychologie, il n’y a qu’une modification des réflexes traditionnels, lesquels sont bien moins personnels que commandés par les influences du milieu.

    •••

    Toute éthique, qu’elle soit individuelle ou sociale, totalitaire ou anarchiste, découle de l’idée que l’on se fait de l’évolution. Chez un anarchiste qui se défie des formules illusoires, cette idée se définit à partir de constatations et non de théories. C’est se référer inconsciemment aux motivations religieuses ou métaphysiques que de croire à un psychisme susceptible d’être fondamentalement transformé par une éducation qui est à reprendre à chaque génération et par un épanouissement économique qui, s’il est propre à introduire plus de justice dans la société, n’affectera nullement l’individualité des caractères. On ne saurait en conséquence élaborer une prospective qui vaille en ce qui touche l’éthique sans considérer ce que sont les hommes qui aménagent le social. On les a toujours vus l’aménager au mieux de leurs intérêts ou de leurs ambitions, cultiver les pantalonnades et les astuces des fallacieuses philanthropies.

    Les plus anciennes chroniques de tous les peuples de tous les temps ne nous apprennent-elles pas que les hommes obéissent à des réflexes de sentiment que les manifestations extérieures, en conformité avec la morale édictée, ne font que maquiller ? La biologie explique cette pérennité, quoi qu’en dise la philosophie existentielle. Puisque, jusqu’à nouvel ordre, les caractères acquis ne se transmettent pas, le stock de nos gènes n’a pas varié depuis les origines. Il détermine donc, selon la loi des grands nombres, une moyenne également invariante des facultés bonnes et mauvaises des hommes.

    Dira-t-on, en se référant par exemple aux techniques de la mise en condition, que le psychisme échappe à la rigueur de cette loi ? On ne voit pas comment. Outre que ces procédés, y compris l’usage des hallucinogènes, ne sont pas précisément des fortifiants de la volonté, ils ne sauraient modifier de façon transmissible la constitution du cortex, des neurones, des glandes, du métabolisme en un mot. Ils n’ont d’autre effet que de détériorer et d’abâtardir. Une saine éducation exige donc que la culture des facultés propres à chaque personne ne néglige pas d’utiliser plutôt que de brimer la nature instinctive, l’infra-conscient si l’on préfère. Ce sont les non-sens des morales idéalistes qui déconsidèrent la culture et fournissent de prétextes les tenants des rigueurs autoritaristes.

    Par contre, il est certain que l’influence d’une éducation objective conjuguée avec l’influence d’un milieu assaini permet d’améliorer les attitudes dans les rapports sociaux. Cette certitude est appuyée, entre autres, sur l’expérience qui a permis, en élevant de vrais jumeaux dans des milieux différents, de constater que la manière d’être de chacun d’eux reflétait les caractères de leurs foyers d’accueil.

    Je déduis de ces constatations que le scepticisme pyrrhonien, cet ancêtre de la circonspection anarchiste, conduit à un optimisme de raison et à une action de propagande cohérente à la réalité. J’aime et je pratique la poésie. Je ne consens pas néanmoins à situer au-dessus de la pensée la poésie de l’illusion et je tiens pour vain le décris du réel, d’un behaviorisme où s’inscrit la totalité de la vie et qui est en cela source de poésie virile. Si j’apprécie autant que tout autre le vertige des sommets, c’est quand je sens que mes pieds sont bien fixés sur le rocher. Je ne goûte pas l’attirance des précipices. On ne contestera pas que les échecs des doctrines de l’illusion découragent les individus lucides un instant séduits.

    •••

    Après les révolutions violentes conduites dans la ligne d’une quelconque idéologie, ni les censures ni les homélies ne parviennent à masquer les conséquences qui s’ensuivent. Celles-ci se dénoncent dans la brigue, la compétition, la dureté, l’hypocrisie, l’arbitraire des leaders triomphants et de leurs séides. Les structures ont été bouleversées, des privilèges ont été supprimés. D’autres privilèges ont été implantés au profit d’individus dont la mentalité reproduit celle de leurs prédécesseurs. Il faut d’avance le savoir et n’attendre d’une révolution que l’adéquation de nouvelles normes aux moyens du temps, de telle sorte que, tout compte fait, le plus grand nombre ait gagné au change. Encore est-il sage de penser que ce gain sera différé.

    C’est à partir de cette conformité au réel qu’est concevable l’efficience d’une action éducative et activiste, aux fins de susciter des désirs de mieux-être et de plus-être touchant tous les individus, à des degrés divers sans doute, mais avec de moindres écarts par l’effet d’un maximum d’égalisation des moyens. Les hommes ne seront pas changés pour autant. Ce sont leurs pulsions qui changeront d’objet. Valoriser socialement les tendances bénéfiques et refouler les agressivités par la pénalisation qu’est le décri de l’opinion incitent à jouer honnêtement le jeu des intérêts communs. L’homme apparaît et agit alors comme s’il était autre. C’est en cela que les progrès techniques déterminent, en enrichissant la collectivité, un phénomène d’humanisation au plan mental autant qu’au plan matériel.

    •••

    C’est dans cette perspective que doit se situer aujourd’hui, demain et toujours, l’action oppositionnelle des anarchistes. Ils ont vocation de s’y manifester en flèche car ils ne sont pas seuls, ils ne seront jamais seuls à résister aux organisateurs et aux profiteurs du grégarisme. À partir de positions philosophiques ou religieuses, beaucoup sont tendus vers une montée de l’homme, beaucoup ont souci de la formation, de la défense de la personnalité. Leurs efforts sont limités — ils en ont conscience — par les servitudes inhérentes à leur profession, à leur condition sociale, voire par les restrictions que comporte leur idéologie. Les plus avisés ne sont pas indifférents aux pointes que poussent les anarchistes lorsque ceux-ci réagissent à des méfaits tolérés sinon admis et qu’ils sont seuls à pouvoir dénoncer. Si, en les dénonçant, ils savent proposer des corrections concrètes qui soient applicables dans le présent et non pas seulement dans un avenir indéterminé, ils retiennent l’attention et d’autant plus qu’ils donnent un prétexte à d’autres moins libres de poser des problèmes que d’eux-mêmes ils n’osaient ou ne pouvaient aborder. C’est le désintéressement voulu des anarchistes qui leur confère cette efficacité. C’est pourquoi j’ai dit et je maintiens que leur satisfaction personnelle ne réside pas dans une réussite mais dans la jouissance de la rationalité de leur éthique, dans la prise de conscience des bienfaits qui résultent, pour soi et pour autrui, d’une conformité aux pulsions biologiques fondamentales dès qu’elles sont sélectionnées et adaptées par des intelligences sans écrans métaphysiques.

    En ce sens et selon l’optique anarchiste, j’insiste sur l’importance d’un égoïsme rattaché d’une part à l’instinct de conservation et, d’autre part, à une conception de l’entraide et de la réciprocité qui, loin de lui être antinomique, en est l’épanouissement. (Cf. mon disque : “ Éloge de l’Égoïsme ”.)

    À qui prétend, non sans dédain, que cette éthique du comportement n’est qu’un behaviorisme, je réponds en insistant sur ce que j’ai dit plus haut de la poésie évanescente le plus souvent bréhaigne. Il est excellent que cette éthique se réfère à des données scientifiques mais elle va plus haut. La conception d’un “ moi ” essentiel qui veut s’agrandir et se dépasser aboutit à un altruisme de fait qui n’est ni métaphysique ni moralisateur.

    La garantie contre les déceptions qui conduisent tant de jeunes virtualité, tant de forces potentielles aux abandons tient dans une volonté délibérée, exactement anarchiste, de scepticisme réfléchi à l’égard des idéologies. Il s’appuie, en revanche, sur une certitude quant au dynamisme intrinsèque des évolutions que ne cessent de promouvoir les insatisfactions et les curiosités inhérentes à l’homme.

    Sans être exceptionnelles, les qualités que requiert l’anarchisme ne sont pas des mieux partagées. C’est pourquoi un anarchiste, s’il se sait, s’il se veut un promoteur, s’il s’exonère des vains soucis de finalité, est assuré de trouver en soi la justification et le salaire de sa constance. Il est bon et sans doute nécessaire que l’instrument de ses activités soit un crible plutôt qu’un porte-voix.



    Septembre 1967.



    Pérennité de l’anarchisme

    (Résumé conclusif)



    J’ai rappelé que des communistes ou des socialistes libertaires, qui se veulent révolutionnaires au sens politico-social du terme, ont renoncé ou demandé que dans leur ligne on renonce à ce qu’ils appellent l’étiquette anarchiste. Cette étiquette anarchiste, dans les perspectives qui sont les leurs, couvre une matière d’un anarchisme contestable. Ils en sont gênés et ils gênent bien davantage la propagation d’une philosophie spécifiquement anarchiste.

    Dans les conjonctures de notre temps, les socialistes libertaires sont — avec les trotskystes et d’autres petites variétés de révolutionnaires — des éléments oppositionnels au sein du mouvement plus généralement référé au communisme. Or tout communisme est grégarisant par nature, le contraire donc de l’anarchisme. C’est ce qu’avait fort bien vu Proudhon à l’encontre de Marx. J’ai noté quelque part que le communisme collectivise les personnes en même temps que les choses.

    L’anarchisme n’est pas une étiquette. Il est le nom propre d’une philosophie évolutive qui définit une éthique et une esthétique de vie personnelle, quelle que soit la société où l’on vit en un temps donné. Sa source scientifique remonte à Démocrite et à Anaxagore, sa morale à notre Epicure, sa méthode d’appréhension des faits, d’attitude selon les faits, au scepticisme de Pyrrhon. Il est donc plus ancien que le christianisme qui n’a pu le détruire et lui a beaucoup emprunté par le truchement des interférences stoïciennes. C’est par le moyen d’interférences de cet ordre que la philosophie anarchiste passe de l’individuel au social. Rigoureuse en tant que mode de vie individuelle, elle se relative, en tant que méthode critique, à la réalité du présent. Elle est un humanisme actif dans le social vivant et, au regard du social en devenir, elle est promotrice d’idées prospectives et non pas de systèmes. De ce fait, elle se veut révolutionnaire mais en profondeur.

    L’autonomie de la pensée, chez un anarchiste, est sans restriction. Par là, il est individualiste intégralement. L’expression critique et culturelle de sa pensée, par contre, appelle une association libre avec d’autres anarchistes. Toutefois, les activités positives des uns et des autres dans une société organisée selon les définitions psycho-sociales des lieux et des temps ne peuvent qu’être relativées aux circonstances. Elles n’ont d’efficacité que sous la forme d’interventions au sein des organisations à mobiles progressistes et, avec celles-ci, contre les associations de conservation ou de réaction. C’est ainsi que l’individualiste est social de fait en se gardant du socialisme catéchisé.

    Cette conception — parmi d’autres — concilie les divergences secondaires, normalement foisonnantes dans un milieu anarchiste, dès que l’on envisage l’action comme un harcèlement accroché au réel et non comme un moyen d’atteindre à quelque système préconçu, limitatif par conséquent et, pour le moins, aléatoire. Nous avons en notre siècle connu trop de révolutions pour en ignorer la contingence et pour ne pas savoir que l’anarchiste y reste insatisfait lorsqu’il n’y est pas irrémédiablement muselé sinon liquidé. La foule et ses meneurs, de quelque nom que ceux-ci se parent, ne sont pas anarchistes.

    Il reste qu’une action de harcèlement n’a de sens et d’effet que si elle est réfléchie, appuyée sur des références et des investigations attentives. Cela demande, avec un minimum d’intercollaboration, du travail, de la gratuité, de l’honnêteté dans les jugements et les attaques. Ce que l’on combat n’est pas nécessairement tout de mauvaise qualité pas plus que nous ne sommes en tout de qualité excellente. Une telle attitude est moins facile à tenir que celle d’une démagogie de l’anti-tout ou de la splendeur des nuées. Elle exige, avec du caractère, un certain détachement des contingences. Mais, référée aux constantes d’une philosophie anarchiste, elle a pour elle la durée et, par suite, une efficacité dans le temps. Elle confère, dans le présent, la satisfaction de construire sa personnalité et de se sentir exister par soi, pour soi, avec l’Autre qui nous est fraternel.

     

    Charles-Auguste BONTEMPS.


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    ANARCHISME

     

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