•                De la Bouffe, pas des Bombes

    Comment nourrir les affamés et bâtir une communauté

            par C.T. Lawrence Butler et Keith McHenry


    En Allemagne,  Ils vinrent d'abord chercher les communistes, et j'ai gardé le silence… car je n'étais pas communiste. Ils vinrent ensuite chercher les Juifs, et j'ai gardé le silence…  car je n'étais pas Juif. Puis ils vinrent chercher les syndicalistes, et j'ai gardé le silence…  car je n'étais pas syndicaliste.  Alors ils vinrent chercher les catholiques, et j'ai gardé le silence…  car je suis protestant.  Finalement ils vinrent me chercher mais à ce moment,  il ne restait plus personne pour dénoncer leur geste.

    Pasteur Martin Niemöller (1892-1984)

    Un petit mot des traducteurs

    Nous sommes fiers de vous présenter la version française de Food Not Bombs... et de contribuer à l'expansion du mouvement FNB dans les pays francophones. D'la Bouffe, pas des Bombes a pris son essor à Québec à l'automne 1995 suite à une visite et une conférence de Keith McHenry. Par la suite, d'autres groupes de langue française ont essaimé à Montréal et Sherbrooke.
    Avant d'entamer ce livre, il serait bon de noter que la version américaine, publiée en 1992, rend compte d'événements ayant eu lieu au cours des années 80. En apparence, le monde a bien changé depuis: le Mur de Berlin est tombé, la menace soviétique est chose du passé et nous sommes bien loin de l'Evil Empire tant décrié par Ronald Reagan. La peur de la guerre nucléaire a considérablement diminué mais pourtant l'insécurité n'a jamais semblé aussi grande.
    C'est que la Guerre froide ne servait que de paravent pour cacher se qui se tramait réellement: la destruction planifiée de toutes les nations, de toutes les cultures voire de toutes les familles du monde pour les soumettre à la logique unique de la valeur marchande. Le néolibéralisme, que le sous-commandant Marcos n'hésite pas à qualifier de "Quatrième Guerre mondiale", était pourtant déjà bien en marche à cette époque. Les Golden Boys dépeints dans le film Wall Street, s'enrichissant en jetant des milliers de travailleurs à la rue, commençaient déjà à faire des ravages.
    Le résultat, aux États-Unis du moins, consiste aujourd'hui en un nombre effarant de SDF ainsi qu'un taux d'incarcération record (une personne sur 167, le plus élevé de tous les pays industrialisés) dans des prisons privatisées à but lucratif! Au Canada, cité comme "Le meilleur pays au monde" par un gouvernement fédéral avide de propagande, la situation se détériore aussi. Un référendum sur la souveraineté du Québec, perdu de justesse en 1995, a canalisé les rêves de changement social des Québécois dans une bataille politique stérile où peu d'idées constructives ont finalement été exprimées. Alors si la pauvreté est encore peu visible ici, contrairement aux États-Unis, elle se vit tout de même. Des coupures budgétaires draconiennes dans le secteur public (santé, éducation) et des mises à pied massives dans le secteur privé font en sorte qu'au bas de l'échelle sociale, des gens doivent marcher dehors par vingt degrés sous zéro parce que le transport en commun est devenu inabordable. Des enfants vont à l'école le ventre vide, faisant mentir les statistiques, pendant que les grandes banques font chacune un profit annuel dépassant le milliard de dollars.
    D'ailleurs, la tension sociale monte quelque peu, et des émeutes surviennent maintenant chaque année dans une ville de Québec réputée calme. Sans aucune planification, ne véhiculant aucune revendication, pur exutoire des frustrations de la jeunesse, ces échauffourées ont transformé peu à peu notre ville en forteresse policière. En 1996, des membres de De la Bouffe, pas des Bombes ont même été désignés comme boucs émissaires par un système judiciaire expéditif. Ils ont goûté à la prison un mois durant pour avoir été des "philosophes de l'anarchie", malgré qu'ils n'aient en aucun cas fomenté ou participé à l'émeute de cette année-là.
    Si ce panorama québécois ressemble à ce qui se vit chez vous, c'est qu'il est temps de bouger en tenant compte du dicton: "penser globalement, agir localement". Nous vous souhaitons donc une bonne lecture, bon courage et bonne chance!

    Préface par Howard Zinn

    Ceci est un livre extraordinaire, écrit par une communauté de gens extraordinaires. Leur présence m'a été révélée très graduellement, sur une longue période de temps. J'ai commencé à remarquer leurs tables, leurs affiches et leurs chaudrons remplis de soupe chaude et de légumes nutritifs lors de réunions, de manifestations, ou tout simplement dans les rues de la ville. Puis un soir, j'ai été invité à un rassemblement de poètes, musiciens et artistes de toutes sortes animés de la même conscience sociale; il y avait un comptoir le long de la salle avec encore une fois cette bannière: Food Not Bombs.
    Cette fois j'y ai porté plus d'attention que d'habitude, car je reconnaissais l'homme derrière le comptoir, Eric Weinberger. J'avais rencontré Eric il y a vingt-cinq ans, sur la route entre Selma et Montgomery, Alabama, lors de la grande marche pour les droits civiques de 1965; puis de nouveau en 1977 lors d'une autre marche de manifestants anti-nucléaires cette fois, sur le site de la centrale de Seabrook. Une douzaine d'années avaient passé depuis, et voilà qu'il était avec Food Not Bombs. Je me suis dit que ces gens de FNB sont de ceux qui continuent la longue marche du Peuple américain, avançant lentement mais sûrement vers une société vivable.
    Le message de Food Not Bombs est simple et puissant: personne ne devrait manquer de nourriture dans un monde si bien pourvu en terres, en soleil et en ingéniosité humaine. Aucune considération d'ordre financier, aucune volonté de profit ne devraient empêcher un enfant mal nourri ou un adulte appauvri de manger. Voilà des gens qui ne se laisseront pas berner par les "lois du marché" selon lesquelles seuls les gens qui peuvent acheter quelque chose peuvent l'avoir.
    Même avant l'effondrement récent de l'U.R.S.S., c'était une politique absurde et immorale que de dépenser des centaines de milliards de dollars chaque année pour soutenir un arsenal nucléaire qui, s'il était utilisé, créerait le plus grand génocide de l'Histoire et sinon, constituerait de toutes façons un vol inqualifiable au dépens du Peuple américain. De nos jours, la "menace soviétique" étant chose du passé, le fait de dépenser un billion de dollars en armement pour les quelques prochaines années, dans le but d'entretenir un arsenal d'armes nucléaires ainsi qu'un réseau mondial de bases militaires est encore plus absurde. Le slogan "De la Bouffe, pas des Bombes" est encore plus reconnaissable aujourd'hui comme étant le bon sens même.
    Ce slogan ne requiert aucune analyse complexe. Ces six mots disent tout. Ils résument directement ce double défi : nourrir immédiatement les gens qui sont sans nourriture adéquate, et remplacer un système dont les priorités sont le profit et le pouvoir par un autre système qui répond aux besoins de tous les êtres humains.
    Il est rare de trouver un livre qui combine une vision à long terme avec des conseils pratiques. Mais voici un petit bijou de ce genre de conseils. Ce livre vous explique en détail comment former un groupe FNB, comment recueillir la nourriture, comment la préparer (oui, il y a des super recettes!) et comment la distribuer.
    Chaque étape dans ce processus contient en filigrane le même avertissement : ne laissez pas des "chefs" ou des élites auto-proclamées prendre les décisions importantes. Les décisions doivent être prises démocratiquement, avec la plus grande participation possible, dans le but d'en arriver à un consensus. Cette idée est cruciale: si nous voulons une société meilleure, nous ne devons pas gueuler mais plutôt montrer comment la vie devrait être vécue. Oui, vraiment, ce livre est spirituellement nutritif!
    Pourquoi De la Bouffe, pas des Bombes?
    De la Bouffe...
    Le Monde produit assez de nourriture pour subvenir aux besoins de tous, à condition de la distribuer équitablement. Il y a en fait de la nourriture en abondance. Dans ce pays, chaque jour et dans chaque ville, beaucoup plus de nourriture est jetée que ce qu'il en faudrait pour satisfaire l'appétit de ceux qui n'ont rien à manger.
    Réfléchissez bien à ceci : avant que la nourriture n'atteigne votre table, elle est produite et manipulée par des fermiers, des coopératives, des manufacturiers, des distributeurs, des grossistes puis des détaillants. De la bouffe tout à fait comestible est jetée pour diverses raisons "économiques", à chacune de ces étapes. Dans une ville moyenne des États-Unis, environ 10% de tous les déchets solides est en fait de la nourriture. Ce qui donne l'incroyable total de 46 milliards de livres (20,9 millions de tonnes) à la grandeur du pays chaque année, soit un peu moins de 200 livres (90,8 kg) par personne par année. Des estimations indiquent que seulement 4 milliards de livres de nourriture par année seraient suffisantes pour éliminer complètement la faim aux États-Unis. Et il est clair que la nourriture saine pouvant être récupérée existe en abondance dans les poubelles nationales.
    Pour récupérer cette nourriture comestible et s'en servir pour nourrir les gens, trois éléments-clés doivent être réunis. Premièrement, la nourriture doit être recueillie. Deuxièmement, elle doit être préparée d'une manière convenable à la consommation. Troisièmement, elle doit être facilement accessible à ceux qui ont faim.
    La raison pour laquelle ce n'est pas cela qui se produit dans la société n'est pas le fruit du hasard. Nous ne pouvons nous exprimer démocratiquement sur la manière dont les aliments sont produits et distribués. Les gens voteraient sûrement pour qui leur permettrait de manger, mais dans l'économie hiérarchique qui est la nôtre, la menace constante de perte d'emploi permet aux employeurs de garder les salaires au plus bas. Une classe inférieure apparaît comme résultat de ces politiques encourageant la domination et la violence. Dans notre société, il est considéré acceptable de profiter de la souffrance et de la misère des autres. Aujourd'hui, selon la Harvard School of Public Health, les gens vivant sous le seuil de la pauvreté (revenu annuel de moins de 9 069$ US pour une famille de trois) souffrent de la faim au minimum une fois par mois, et plus de 30 millions de personnes en souffrent régulièrement. Or croyez-le ou non, moins de 15% des pauvres sont sans domicile fixe. De plus, l'explosion de la faim a surpassé la capacité des programmes actuels de lutte à la malnutrition. Qu'ils soient publics ou privés, les organismes de charité ne fournissent plus. Peu de gens réalisent à quel point le profil démographique des affamés a changé. Dans la dernière décennie, ils sont devenus:
    · Plus jeunes: 12,9 millions (40%) sont des enfants, les véritables victimes de cette tragédie
    · Plus pauvres: 12,9 millions (40%) vivent sous le seuil de pauvreté. Or ce gouffre s'agrandit alors que le revenu réel des quatre cinquièmes de la population continue de décroître.
    · Plus susceptibles d'être sur le marché du travail: 60% des familles pauvres comprennent des travailleurs, et le nombre d'affamés qui travaillent a augmenté de 50% de 1978 à 1986.
    · Plus susceptibles d'être une femme: 50% des familles pauvres ont des femmes à leur tête.
    · Moins susceptibles de vaincre un jour la pauvreté.
    Évidemment, la majorité des gens qui souffrent de la faim ne correspondent pas aux stéréotypes que vous font gober les média. Les mal nourris sont des enfants et des chefs de famille monoparentale (en majorité des femmes), des travailleurs au bas de l'échelle sociale, des chômeurs, des personnes âgées, des malades chroniques et ceux dont le revenu est fixé par le gouvernement (comme les vétérans et les personnes aux prises avec des déficiences physiques ou mentales). Tous ces gens se voient pris dans les griffes de la pauvreté même s'ils essaient d'améliorer leur sort.
    En plus de la collecte et la distribution de nourriture, Food Not Bombs encourage le végétarisme pour solutionner ce problème. Si plus de gens étaient végétariens et réclamaient des aliments cultivés biologiquement et produits localement, cela aiderait à promouvoir des pratiques agricoles écologiques et rendrait viables de plus petites fermes. Ce virage rendrait plus facile la décentralisation des moyens de production et la création d'un contrôle démocratique sur la qualité des produits agricoles et l'occupation des terres. Plus de gens peuvent être nourris par un hectare de terre avec un régime végétarien qu'avec un régime carnivore. Les habitudes alimentaires de notre société, basées sur la consommation de viande, encouragent l'"agrobusiness" et accroissent la dépendance des producteurs envers les fertilisants et pesticides chimiques, ce qui détruit l'environnement et diminue au bout du compte la valeur nutritive des aliments ainsi produits. Toutes les viandes produites industriellement dans ce pays sont pleines d'additifs chimiques, de médicaments, d'hormones de croissance, d'agents de conservation; et puis le lait contient presque toujours des traces d'isotopes radioactifs. C'est pourquoi le végétarisme, qui consomme moins de ressources, est meilleur pour l'environnement et notre santé.
    Bien que nous encouragions le végétarisme pour des raisons politiques et économiques, cette philosophie apporte aussi plusieurs bénéfices immédiats. Les problèmes potentiels dûs aux aliments avariés sont grandement réduits lorsqu'on se contente de manipuler des légumes, et les membres du groupe tendent à adopter un régime plus équilibré à mesure qu'ils se familiarisent avec le végétarisme. De plus, enseigner aux gens l'impact bénéfique qu'aura le végétarisme sur leur santé crée une attitude positive et pleine de compassion envers nous-mêmes, les autres et la planète toute entière. Par conséquent, toute la nourriture que nous préparons provient strictement de sources végétales; il n'y a ni viande, ni produits laitiers, ni oeufs. Les gens connaissent ce principe et font confiance à notre bouffe, chaque fois qu'ils viennent à notre table.
    ...pas des Bombes
    Ça prendra beaucoup d'imagination et de travail pour inventer un monde sans bombes. Food Not Bombs considère comme partie intégrante de sa mission le fait de fournir des vivres aux personnes impliquées dans des manifestations, afin qu'elles puissent continuer leur lutte à long terme contre le militarisme. Une autre partie de notre mission consiste à diffuser notre message auprès d'autres mouvements progressistes. Nous assistons aux événements organisés par d'autres organisations et appuyons la création de coalitions chaque fois que cela est possible. Nous luttons contre l'idée de rareté, qui amène beaucoup de gens à se méfier de la coopération entre groupes. Plusieurs croient qu'ils doivent rester séparés pour préserver leurs ressources, alors nous essayons de les encourager à penser en termes d'abondance et de leur faire reconnaître que l'union fait la force.
    Être dans le feu de l'action avec notre nourriture fait partie de notre vision des choses. Parfois nous organisons des rassemblements; parfois nous servons les repas lors d'événements organisés par d'autres groupes. Fournir la nourriture pour plus d'une journée est plus qu'une bonne idée. C'est une nécessité. Le groupe ami a en fait deux options : il peut se rabattre sur les services alimentaires d'une entreprise privée plus ou moins progressiste, ou alors s'en remettre à nous. Notre position est que fournir la nourriture nous mêmes, tout en appuyant les revendications du groupe, est une manière beaucoup plus constructive de travailler. Nous avons fourni de la nourriture lors d'actions directes s'étendant sur de longues périodes, telles que le Camp annuel pour la paix organisé par The American Peace Test, sur le site d'essais nucléaires du Nevada; ainsi que dans les "bidonvilles" érigés dans les centres-villes de Boston, San Francisco, New York, Washington pour mettre en relief le problème du logement et de la faim. Sans oublier les distributions quotidiennes de nourriture aux sans-abri dans des lieux éminemment visibles un peu partout au pays.
    Comment est apparu le nom De la Bouffe, pas des Bombes (Food Not Bombs)
    Durant l'année 1980, un groupe d'amis qui étaient impliqués dans les manifs contre le projet de centrale nucléaire de Seabrook cherchaient un moyen de lier la question de l'énergie nucléaire avec celle du militarisme. Une de nos nombreuses activités consistait à "tagger" des slogans anti-nucléaires et anti-guerre sur les murs de certains édifices publics et sur les trottoirs en utilisant des pochoirs. Ce que nous préférions était de peindre les mots "MONEY FOR FOOD, NOT FOR BOMBS" (De l'argent pour la bouffe, pas pour les bombes) à la sortie des épiceries de notre quartier. Une nuit, après une tournée de graffiti, nous avons eu l'inspiration d'utiliser le slogan abrégé Food Not Bombs pour désigner notre groupe. Ainsi, notre message serait clair et en répétant sans arrêt ce slogan, même les média finiraient par transmettre notre message au public. Nous n'aurions pas besoin de nous expliquer pendant des heures, car notre nom résumerait tout. En arrivant à quelque part avec notre nourriture, les gens diraient désormais: "Voilà D'la Bouffe, pas des Bombes". 
    La logistique
    Comment mettre sur pied un groupe FNB
    Prendre nos responsabilités personnelles et faire quelque chose pour solutionner les problèmes de notre société peut être à la fois gratifiant et insécurisant. Voter pour le meilleur candidat ou donner de l'argent à votre organisme de charité préféré sont des activités fort valables, mais beaucoup de gens ressentent le besoin d'en faire plus. Il est difficile de découvrir quoi faire et par où commencer, surtout avec des problèmes aussi importants que l'itinérance, la faim et le militarisme. Ce livre de poche vous aidera donc à trouver votre voie vers l'implication personnelle et l'action directe, dans le but de vous attaquer à ces problèmes.
    L'expérience FNB est par dessus tout une occasion de vous réaliser, de prendre le contrôle de vos vies. En plus du message politique évident que nous essayons de transmettre, les deux composantes majeures du travail quotidien de Food Not Bombs sont la cueillette et la redistribution des surplus de nourriture, et l'aide aux affamés. L'organisation politique est beaucoup plus gratifiante si elle entraîne à la fois un éveil politique et un service direct, plus terre-à-terre.
    À chaque étape, vous ferez face à de nombreux choix; certains seront décrits dans ce livre, mais d'autres seront propres à votre situation. Vous devrez prendre les décisions les meilleures pour votre organisation locale. Nous pouvons vous dire, expérience à l'appui, que ce sera du travail à la fois très dur et très amusant. C'est pourquoi nous essaierons de partager avec vous les choses que nous avons apprises, et qui pourront vous éviter les problèmes auxquels nous avons déjà dû faire face. Ce livre constituera le point de départ de votre propre aventure; il est basé sur plus de dix ans d'expérience mais cela n'apportera pas de réponse à tout. Chaque jour apporte de nouveaux défis et de nouvelles occasions d'apprendre. L'expérience FNB est une aventure vivante et dynamique qui s'étend avec chaque personne qui y participe. Alors que de plus en plus de groupes FNB se forment dans d'autres villes, nous découvrons que chacun d'entre eux apporte de nouvelles idées, de nouvelles visions et de nouvelles façons de développer son identité. Ce livre vous donnera donc les informations de base nécessaires aux premiers pas de votre groupe.
    Les sept étapes pour mettre sur pied un collectif Food Not Bombs local
    Au départ, mettre sur pied un collectif peut sembler une tâche dont l'ampleur vous dépasse. Travaillez donc sur les bases, et allez-y une étape à la fois. Il n'y a aucune raison de se sentir obligé de tout réaliser en même temps. Il se peut que ça prenne quelques semaines avant que tout marche bien, il se peut aussi que ça prenne des mois. Une personne ne peut constituer un groupe FNB à elle seule, mais elle peut être l'initiatrice, celle par qui tout commence.
    Une fois que vous avez pris la décision de mettre sur pied un collectif FNB dans votre localité, choisissez un lieu, une date et une heure de rencontre et réunissez tous ceux qui seraient intéressés à discuter de votre projet. Vous pouvez commencer avec un groupe d'amis, les membres d'un groupe déjà existant, ou des gens attirés par des affiches annonçant vos intentions.
    Ce qui suit est un procédé étape par étape pour mettre sur pied et gérer votre projet. Vous aurez peut-être à ajouter, ignorer ou ordonner différemment certaines étapes selon votre situation personnelle. Suivez la voie qui semble la meilleure pour votre groupe.
    1. Commencez par vous trouver un numéro de téléphone et une adresse postale. En utilisant une boîte vocale ou un répondeur téléphonique, vous pourrez avoir un message continu qui donne de l'information au sujet de la prochaine réunion (date, heure, lieu) et recevoir des messages. Ainsi, vous ne manquerez aucun appel. De plus, utilisez un casier postal comercial comme adresse permanente.
    2. Photocopiez des flyers (affichettes) annonçant l'existence de votre groupe. En les distribuant lors d'événements, en les affichant à travers la ville ou en les postant à vos amis, vous attirerez d'autres volontaires. Il est important d'avoir des réunions hebdomadaires régulières, et de toujours savoir quand aura lieu la prochaine.
    3. Arrangez-vous pour avoir un véhicule. Il peut y avoir des véhicules de la taille appropriée au sein même des membres de votre groupe. Sinon, vous pourrez peut-être emprunter une camionnette ou fourgonnette à une organisation religieuse amie ou à d'autres organisations similaires. Avec beaucoup de chance, vous pourrez peut-être trouver quelqu'un qui vous en fera don. Si rien de cela n'est possible, alors organisez une levée de fonds, des concerts-bénéfices, etc.
    4. Avec vos flyers en main, commencez à chercher des sources d'approvisionnement en nourriture. Commencez vos démarches dans les coopératives et magasins d'aliments naturels. Ce genre de commerces donnent en général beaucoup d'appui et sont l'idéal pour pratiquer votre approche. Dites-leur que vous planifiez de redistribuer la nourriture à des maisons d'hébergement, et dans des soupes populaires. S'ils sont intéressés, fixez une heure régulière pour faire la collecte chaque jour ou aussi souvent que possible. Là où cela s'y prête, laissez de la documentation qui explique ce que Food Not Bombs fait.
    5. Livrez la nourriture récoltée à des maisons d'hébergement et à des soupes populaires. Il est important de connaître les endroits qui donnent à manger dans votre région. Tâchez de savoir où ils sont situés, qui ils servent et combien de personnes ils servent. Ces informations vous permettront de planifier votre trajet de distribution et la quantité de nourriture à donner à chaque organisme. Il est habituellement préférable d'établir un horaire de livraison régulier avec chaque établissement.
    6. Une fois que ce réseau est établi, commencez à garder une partie de la nourriture, sans nuire au programme régulier. Avec cette nourriture, préparez des repas qui seront servis dans la rue. Allez aux rassemblements politiques et aux manifestations en premier lieu; vous pourrez y recruter de nouveaux bénévoles, amasser des dons, et remonter le moral des participants. Donner un repas lors de rassemblements bâtit l'esprit de communauté et aide la cause des manifestants d'une manière très directe.
    7. Lorsqu'assez de gens sont impliqués, pensez à servir des repas une fois par semaine aux sans-abri. Installez-vous dans la rue, et mettez-vous le plus en évidence possible. Une partie de notre mission consiste à rendre les affamés et les sans-abri plus visibles. Nous voulons aussi rejoindre un vaste public avec notre message "de la bouffe, pas des bombes". Cuisiner dans la rue sera un travail dur, mais qui aidera à renforcer l'esprit communautaire et qui pourra s'avérer très plaisant.
    Le "bureau"
    En général, De la Bouffe, pas des Bombes travaille avec peu de ressources financières. En fait, nous essayons de tirer le meilleur parti de nos ressources. Un bon moyen d'y arriver est de n'utiliser qu'un répondeur téléphonique et une case postale en guise de "bureau". En n'ayant pas de local, il n'est pas nécessaire d'y affecter un bénévole en permanence, et c'est déjà du temps d'économisé. Cela permet aux bénévoles de passer plus de temps dans la rue, et nos tables de distribution et de documentation finissent par constituer le bureau où la politique du groupe s'établit, et où les personnes intéressées à nous rejoindre peuvent nous trouver.
    Un de nos buts, lorsque nous faisons du travail de rue, est de rassembler des gens de plusieurs milieux socio-économiques différents de manière à ce qu'ils entrent en contact les uns avec les autres. Si votre bureau est à l'extérieur, vous devenez tout à-coup très accessibles et toutes vos actions deviennent publiques. Avec le temps, les gens qui sont sur le pavé développeront un grand respect pour votre groupe, vous acquerrez une expérience directe de la vie dans la rue et développerez une connaissance approfondie des opinions qui y prévalent. Jusqu'ici, le coût de toutes ces opérations est très abordable.
    La prise de décisions
    Un autre but de Food Not Bombs est de stimuler la confiance et la croissance personnelle de chaque individu. La manière dont nous nous y prenons pour arriver à ces fins, à l'intérieur d'un groupe, consiste à créer une atmosphère où chacun sera invité à prendre des initiatives, à participer à la prise de décisions et à assumer à tour de rôle les différentes fonctions nécessaires à la bonne marche du groupe.
    Nous prenons les décisions par consensus plutôt que par le vote. Le vote est un modèle gagnant-perdant dans lequel les gens sont souvent plus préoccupés par le nombre de personnes requises pour en arriver à une majorité, que par le débat lui-même. Le consensus, pour sa part, est un processus de synthèse qui rassemble divers éléments et les fusionne en une solution acceptable par tous. Il s'agit, fondamentalement, d'une méthode de prise de décision qualitative plutôt que quantitative. Chaque idée est valorisée et devient partie de la décision.
    Lorsque tous participent au débat, la confiance mutuelle se développe et les gens se sentent concernés par le résultat. Une proposition est plus forte lorsque plusieurs personnes y ont participé dans le but d'en arriver à la meilleure décision possible pour le groupe. Toutes les idées sont soupesées et évaluées; mais seules les idées qui, de l'opinion générale, favorisent le plus le groupe sont retenues.
    Il existe plusieurs modèles de consensus pouvant être adoptés par votre groupe. Il est très important, toutefois, que le modèle retenu soit clair, logique, et qu'il puisse être facilement enseigné et appris de manière à ce que tous puissent participer pleinement. Plusieurs groupes progressistes évitent les leaders qui pourraient avoir tendance à dominer. Or ce serait une erreur de penser qu'un groupe n'a pas besoin de leadership. Alors pour éviter que le pouvoir ne soit concentré dans les mains de quelques leaders haut-placés, encouragez les habiletés de direction chez chaque membre du groupe et faites une rotation des rôles. Cela peut être accompli par la tenue de séances de formation et par des encouragements soutenus, surtout envers les personnes les plus timides. Cela aidera le groupe à devenir plus démocratique, satisfera ses membres et par conséquent, préviendra les burn-out ou encore les désistements.
    Établir le contact
    Établir le contact est très important, moins onéreux et plus efficace que vous vous l'imaginez. L'appendice de ce livre montre un exemple de flyer ayant été très efficace pour attirer de nouveaux membres. Vous pouvez l'utiliser, en prenant soin d'ajouter vos coordonnées à l'endroit approprié, ou alors vous pouvez créer le vôtre. Ce flyer ainsi que plusieurs autres pourront alors être placés sur les babillards des écoles, cafés, librairies, buanderies automatiques et magasins d'aliments naturels de votre quartier. Placez ce genre de publicité à intervalles réguliers; il est important de s'assurer un apport constant en idées fraîches et en personnes enthousiastes!
    En plus de coller des affiches et de distribuer des pamphlets, visitez toutes les organisations vouées à la paix, l'environnement et la justice sociale de votre ville ou quartier. Laissez-y votre publicité et ramassez la leur, de manière à pouvoir l'intégrer à votre table de documentation.
    Visitez aussi toutes les soupes populaires, refuges et groupes de défense des plus démunis et distribuez votre publicité. Ne vous laissez pas décourager par un accueil tiède. Au début, ces groupes pourront considérer Food Not Bombs comme un compétiteur pouvant leur soutirer leurs maigres ressources (subventions, donations). Il se peut aussi qu'ils s'opposent fermement à l'idée de faire un lien entre la faim, le manque de logements et l'injustice économique et d'autres questions comme le militarisme. Beaucoup d'institutions acceptent de venir en aide aux opprimés sans remettre en cause les fondements de cette oppression. Ils préfèrent garder la tête basse et appuyer le statu quo, et ils craindront tous ceux qui remettent le système en question. Toutefois, puisque la philosophie de Food Not Bombs est la création de l'abondance en évitant le gaspillage, votre nourriture gratuite sera un moyen de les convaincre et de gagner leur appui petit à petit. Cette manière d'établir des contacts constituera la base d'un appui plus large, à l'échelle de toute une communauté, qui vous sera extrêmement bénéfique dans le futur.
    À mesure que vos efforts se concrétisent, vous pouvez organiser ou appuyer des événements spéciaux qui amèneront encore plus de gens à joindre vos rangs, pour le travail et pour le fun. Des exemples: des spectacles de musique, des récitals de poésie, des festivals du film ou du vidéo, ou tout cela à la fois! Avant ces événements, contactez tous les médias répertoriés dans les pages jaunes de votre région, et invitez-les à venir. Même si leurs reportages s'avèrent peu sympathiques à votre cause, il est quand même bon de voir le nom "De la Bouffe, pas des Bombes" mentionné dans la presse. Selon notre expérience, la plupart des gens comprennent bien le concept véhiculé par ces six petits mots et ne se laissent pas tromper par des reportages négatifs.
    Lors de ces événements, une chose qui ne manquera pas d'attirer l'attention est le déploiement d'une énorme bannière proclamant "De la Bouffe, pas des Bombes". Cette bannière est d'une grande utilité lorsque les médias prennent des photos puisque, à défaut d'une couverture plus approfondie, les mots "De la Bouffe, pas des Bombes" seront diffusés. Vous pouvez aussi utiliser le logo montrant un poing mauve brandissant une carotte aussi souvent que vous le voulez. Notre quartier général aux États-Unis peut vous faire parvenir des épinglettes, autocollants et bannières pour vous aider à recueillir des fonds et vous faire connaître. (Voir en annexe.)
    La collecte de nourriture
    La récupération de nourriture constitue l'épine dorsale de l'oeuvre de Food Not Bombs. Découvrir des sources d'approvisionnement peut sembler, à première vue, relever un défi de taille; mais en fait il ne vous faut qu'un peu de confiance et de patience. Chaque entreprise de l'industrie agroalimentaire est une source potentielle de nourriture à récupérer; du gros au détail, de la production à la distribution. Il vous faudra parfois une bonne dose d'imagination et d'insistance pour convaincre un gérant têtu de vous laisser prendre possession de la nourriture "en trop"; mais dans la plupart des cas, les entreprises se montrent très coopératives. Il vous faudra décider si vous voulez laisser savoir aux propriétaires ou gérants de ces entreprises qu'une partie de cette nourriture servira à des fins politiques sous la bannière "De la Bouffe, pas des Bombes". Dans certains commerces, cela ne causera aucun problème; mais en d'autres endroits il vaut mieux passer cela sous silence jusqu'à ce que l'on vous connaisse mieux.
    Commencez par conclure des ententes auprès des grossistes et détaillants d'aliments naturels, ainsi que des boulangeries. Demandez aux employés s'il leur arrive de jeter régulièrement de la nourriture, et s'il leur serait possible de vous la donner. N'oubliez pas de leur mentionner, s'il y a lieu, que cela pourrait diminuer leurs frais d'enlèvement des ordures. Ils deviendront plus conscients du problème économique causé par des tonnes et des tonnes de nourriture jetées dans les décharges; puis ils feront ainsi le lien entre leur compte de taxe qui monte sans arrêt et le fait que de plus en plus de décharges sont remplies à ras bords. Un corollaire de notre programme est donc la réduction des déchets dans notre société.
    Pendant que vous faites ces démarches auprès des intervenants de la chaîne agro-alimentaire, commencez à vous informer au sujet de la disponibilité des conducteurs et des véhicules. Il vous faudra au moins un volontaire pour conduire chaque jour. Établissez un horaire qui convienne à la fois aux conducteurs et aux entreprises qui vous appuient. Ces dernières hésiteront à vous mettre de côté leurs surplus, s'ils craignent que vous ne veniez pas les chercher régulièrement. Être à l'heure est une tradition chez Food Not Bombs; alors ne perdez pas trop de temps. Curieusement, vous verrez qu'il est plus fréquent d'avoir trop de bouffe que de ne pas en avoir assez. Faites de votre mieux, et même si vous n'arrivez pas à tout sauver dites-vous que c'est déjà ça d'accompli. Gardez toujours une petite minute pour développer de bonnes relations avec les travailleurs des entreprises que vous visitez. Ces gens décident chaque jour quelle quantité de bouffe doit être jetée; s'ils vous trouvent sympathiques ils pourront faire de petits extras…
    La variété de nourriture qui peut être récupérée est quasiment infinie. Soyez créatifs. La plupart des aliments périssables sont volontairement stockés en excès, alors il y aura des surplus réguliers. Allez à la recherche d'endroits où vous pourrez trouver des bagels, du pain et des pâtisseries, des fruits et légumes bio, du tofu et certains aliments emballés. Parfois il vous faudra acheter certaines denrées non-périssables, comme le riz, les haricots, les pâtes, les épices et condiments. Certains magasins d'aliments naturels accepteront de vous les refiler gratuitement ou à rabais.
    Au fur et à mesure que votre réseau grandit, vous pourrez remonter la filière jusqu'aux grossistes et cultivateurs. Le volume d'aliments pouvant être récupéré est immense; un jour ou l'autre vous devrez être sélectifs. Choisissez la meilleure qualité, c'est-à-dire les aliments les moins défraîchis. En plusieurs endroits il est inutile de récupérer les fruits et légumes "industriels" puisque les surplus de produits bio suffisent! En fait, l'un de nos messages politiques est qu'il y a plus de nourriture jetée chaque jour que d'affamés pour la manger.
    La distribution
    En premier lieu, livrez la bouffe que vous ramassez en gros aux soupes populaires de votre localité. Grâce aux recherches que vous aurez effectuées auparavant, il ne sera pas difficile de trouver des organismes intéressés. Considérez aussi les banques alimentaires, les popotes pour grévistes, les refuges pour femmes battues et garderies aux prises avec des coupures budgétaires, etc. Contactez les organisations déjà à l'oeuvre dans la communauté, et demandez si des bénévoles accepteraient de vous épauler dans une distribution de nourriture hebdomadaire. Vu que ces organismes ont déjà une base locale bien établie, leurs membres connaissent bien les personnes en difficulté, sont au fait de leurs besoins les plus pressants et vous conseilleront sur la meilleure manière de procéder à la distribution. De plus, faites en sorte que celle-ci soit une porte d'accès pour les autres programmes de réinsertion sociale. Utilisez la nourriture comme un outil d'intégration et d'organisation. Parfois, De la Bouffe pas des Bombes procède aux distributions dans des HLM ou sur le coin des rues. Mais il est aussi possible de placer la bouffe en gros à côté des tables de distribution de mets préparés. Un de nos buts est d'éveiller les gens à l'abondance de nourriture, ainsi qu'au gaspillage engendré par l'économie de marché qui donne de la valeur à ce qui est "rare" et fait passer les profits avant les humains.
    La cuisine
    Une fois que votre réseau de cueillette et de distribution est bien structuré, commencez à utiliser une partie de la bouffe récupérée pour préparer des repas chauds. Il vous faudra un local pour cuisiner, et plusieurs pièces d'équipement nécessaires pour nourrir un grand nombre de personnes. Cet équipement est plus susceptible de se trouver chez les fournisseurs de restaurants que dans les cuisines de particuliers. Une liste complète de ce qu'il vous faut se trouve dans la section Recettes.
    L'espace adéquat pour cuisiner peut être obtenu de diverses manières. Vous pouvez utiliser les installation d'un centre communautaire, d'une communauté religieuse ou d'un édifice public quelconque. Une grande cuisine dans un loft ou un vieil appartement, ou plusieurs cuisines modernes de taille standard feront l'affaire; mais parfois la meilleure solution consistera à préparer les mets directement au coin d'une rue, dans la "cuisine de terrain". Chaque situation présente certains avantages et inconvénients, et les besoins que vous aurez en cuisine seront déterminés en grande partie par l'ampleur de votre plan de distribution. Parfois il vous faudra une combinaison de tous ces espaces, pour chacun des aspects de votre programme. Par exemple, vous préparerez votre repas hebdomadaire pour les sans-abri dans les cuisines d'une communauté religieuse; puis vous utiliserez la cuisine extérieure lors d'un rassemblement politique dans un parc; puis enfin la cuisine privée d'un bénévole pour préparer un dîner de moindre envergure. La clé consiste à choisir la cuisine de taille appropriée pour chaque type d'événement.
    Puisque la majorité des groupes Food Not Bombs doivent à un moment ou l'autre cuisiner à l'extérieur, ce sera une bonne idée d'acheter un brûleur portatif au propane. Ce carburant est le plus pratique lorsqu'il s'agit de travailler au grand air. Les réservoirs peuvent être remplis plusieurs fois, et même de petits réservoirs possèdent une autonomie surprenante. Ça vaut vraiment la peine d'acheter un poêle robuste, car même s'il coûte plus cher, sa durée de vie sera supérieure et il sera plus sécuritaire, notamment avec de grands chaudrons de 40 litres. Cet équipement et tout ce qu'il vous faudra en général peuvent être obtenus en quincaillerie, chez les fournisseurs de restaurants, dans les marchés aux puces et les ventes aux enchères, ou tout simplement par le biais de connaissances.
    Les pièces les plus importantes sont habituellement les chaudrons. Vous devrez en posséder de différentes tailles, mais les plus utiles seront les plus gros: 40 litres ou plus. De cent à deux cents personnes peuvent être nourries à partir d'un chaudron de cette taille, tout dépendant de ce qu'on y prépare; malheureusement il est difficile de s'en procurer. La plupart des gens qui possèdent des chaudrons de ce type n'accepteront pas de vous les prêter. Alors il faudra les acheter. Les moins dispendieux sont en aluminium, mais nous les déconseillons fortement à cause de leur toxicité. Si jamais vous utilisez des chaudrons d'aluminium, n'y préparez jamais de recettes à base de miso ou de tomates. L'acidité des ingrédients oxydera le métal et celui-ci va contaminer la nourriture. Essayez d'obtenir des chaudrons en acier inoxydable, et lorsque vous en aurez une batterie complète, prenez-en bien soin! Il n'est pas rare de perdre des ustensiles, des couvercles, des chaudrons entre le véhicule, la cuisine et la table de distribution. Essayez aussi d'éviter que les chaudrons se trouvent dans un périmètre ou il y a risque d'arrestation. Pour les actions les plus risquées, transférez la bouffe dans des chaudrons plus petits ou des chaudières de plastique.
    Une autre pièce d'équipement très utile est le seau de plastique de 5 gallons (20 litres). Ceux-ci peuvent être obtenus gratuitement auprès des magasins d'aliments naturels et les coopératives. Demandez aux responsables de conserver pour vous les seaux de tofu, de beurre d'arachides ainsi que tous les grands récipients de plastique dans lesquels la bouffe est livrée et qui n'ont pas à être rendus. N'oubliez pas de conserver les couvercles! Ces seaux seront utiles pour l'entreposage, le transport et la distribution, etc. Puisqu'ils sont faciles à obtenir, vous pourrez les utiliser dans des situations où il n'est pas certain que vous puissiez les récupérer.
    La préparation
    La logistique est la principale chose à considérer lorsqu'on désire cuisiner pour un grand nombre de personnes. Obtenir à la fois une quantité suffisante de nourriture, l'équipement nécessaire, une cuisine adéquate et une équipe de volontaires peut parfois ressembler à un miracle, mais dites-vous que c'est possible. Chaque collectif va petit à petit développer sa propre méthode de préparation; ce qui suit est donc une base générale.
    L'équipe de volontaires se donne habituellement rendez-vous à la cuisine quelques heures avant l'heure prévue pour le service. Ils s'affairent à décharger la nourriture et l'équipement du véhicule, puis ils lavent leurs mains avec du savon et regardent quelle quantité de chaque ingrédient est disponible, en relation bien sûr avec le nombre de personnes qui doivent être nourries. Enfin, ils font un tri, choisissent les ingrédients nécessaires et les lavent. (La tâche qui prend le plus de temps est sans contredit le lavage et le découpage des légumes.)
    Chaque équipe de volontaires travaille avec le genre d'organisation qui lui convient le mieux. Une personne peut par exemple devenir le "chef"; mais en d'autres occasions, chaque personne peut choisir son propre plat et le préparer de A à Z. Le groupe peut aussi choisir de fonctionner de manière informelle, mais dans tous les cas c'est la coopération qui compte. Les recettes peuvent provenir soit de ce livre, soit de l'expérience de chacun. Une fois que la cuisson est terminée, les bénévoles nettoient la cuisine, mettent la bouffe dans les contenants prévus pour le transport et le service, et chargent le véhicule.
    Parfois l'équipe de préparation des repas et l'équipe de distribution sont les mêmes personnes. Mais en général il s'agit de deux équipes différentes. La deuxième équipe emmène donc le matériel sur le site, puis organise le service ainsi que le montage de la table de documentation. Il est important, à ce stade, d'avoir à proximité un seau d'eau savonneuse et un autre rempli d'eau claire avec un soupçon de javel. Les responsables du service pourront ainsi se laver les mains avant de commencer leur travail.
    Essayez de placer la bouffe loin de la documentation, pour éviter les dégâts irréparables; si la file d'attente est très longue, désignez quelqu'un pour aller distribuer du pain, des muffins ou encore du liquide s'il fait très chaud. Cela rendra l'attente beaucoup plus supportable et dissipera la crainte qu'ont certains de manquer de nourriture. Un autre moyen de réduire les tensions est de recruter des amuseurs publics ou des musiciens; votre soupe populaire prendra alors des allures de fête! Finalement, l'équipe responsable du service doit se charger du nettoyage du site et de l'équipement, ainsi que de ramener le tout vers le lieu d'entreposage.
    La collecte de fonds ou de dons à même la table de distribution est une chose qui est sujette à délibérations. Dans certains cas il peut être complètement déplacé de demander des dons; mais en d'autres moments les gens insistent pour nous appuyer. Une chose doit être claire cependant: tous doivent manger à leur faim, peu importe leur capacité de payer. Manger est un droit, pas un privilège.
    Les cuisines mobiles et les tables d'extérieur
    Lors de chaque événement tenu en plein air, la première décision que le groupe doit prendre est la localisation des tables. Plusieurs détails doivent être considérés: il faut tout d'abord s'y prendre à l'avance; et puis lors de rassemblements, se trouver près du point central de l'événement s'est généralement avéré une stratégie gagnante. Être dans le feu de l'action encourage les gens à participer plus activement et à demeurer plus longtemps. Parfois le meilleur endroit est aussi le plus passant. Ce peut être l'endroit le plus visible ou tout simplement le plus accessible. Il faut tenir compte du peu de possibilités de transport disponibles aux sans-abri, et il faut finalement éviter de s'installer trop près d'un restaurant ou d'un commerce servant le même type de nourriture que vous. Ses propriétaires pourraient craindre votre compétition, se plaindre et réclamer que vous déménagiez ailleurs.
    Les illustrations suivantes montrent deux possibilités d'installations extérieures. L'une d'entre elles est plus simple et requiert un minimum d'équipement. L'autre est plus complexe et serait en mesure de satisfaire aux normes d'hygiène en vigueur dans la plupart des municipalités. Nous de Food Not Bombs croyons que notre travail ne devrait se soumettre à aucun permis. Toutefois, la municipalité ou la police utilisent souvent l'hygiène et le permis comme moyen de pression pour faire cesser nos activités. C'est pourquoi il est intelligent d'avoir une cuisine mobile propre et bien équipée. Il pourrait y avoir quand même des tentatives de vous nuire; mais alors vous pourrez répliquer que leurs arguments n'ont rien à voir avec l'hygiène et qu'ils sont plutôt politiques. En guise de conclusion, nous vous rappelons notre position selon laquelle nous avons le droit de donner de la nourriture en tout temps, en tout lieu sans avoir à demander la permission de l'État.
    Table de distribution de base

    A) Soupe chaude (c'est mouillé! Tenir loin de la documentation)
    B) Salade ou autres denrées sèches
    C) Pain et/ou bagels (essayez de mettre la soupe du même côté que le pain)
    D) Sel, condiments, épices
    E) Fourchettes ou cuillères
    F) Flyers, livres et autocollants
    G) Boîte pour recueillir les dons d'argent comptant
    H) Épinglettes, pin's
    Suggérez que les gens passent devant la documentation en premier lieu, puis à la soupe en deuxième; cela évitera que des aliments ne soient renversés sur votre précieuse paperasse!
    De la Bouffe, pas des Bombes: cuisine mobile
    A) Soupe
    B) Salade
    C) Cuillères et/ou fourchettes
    D) Pain ou bagels
    E) Cuisson de la soupe sur un poêle au propane
    F) Boîte de fruits
    G) Planche à couper
    H) Lave-mains avec savon
    I) Rince-mains
    J) Bombonne de propane (5 gallons)
    K) Table de documentation

    Au-delà de la collecte et de la distribution...
    Le théâtre de rue
    Dès les tout débuts, nous avons considéré nos activités de rue comme étant du théâtre. Cela n'incluait pas seulement la distribution de nourriture, mais aussi la distribution de documentation et notre présence aux activités d'autres groupes autonomes pour ne nommer que ceux-ci. Nous nous sommes aperçus que les activités personnelles sont aussi politiques, et que les choix politiques ont nécessairement des répercussions personnelles. Nous avons voulu mettre l'emphase sur la militarisation de notre société en faisant ressortir ses coûts humains et la souffrance qu'elle engendre. Nous avons donc créé des occasions de dénoncer ces injustices tout en servant la soupe, en nous déguisant en militaires tenant un comptoir à pain et pâtisseries dans le but de financer l'achat d'un bombardier B-1, ou encore en présentant le "défi tofu" au lieu du "défi Pepsi". Nous avons même présenté une pièce de théâtre silencieuse dans laquelle une personne déguisée en missile de papier mâché menaçait de destruction une autre personne déguisée en planète.
    Les seules limites au genre de théâtre que vous pouvez présenter sont votre imagination et votre carnet de notes. Certains scénarios incluaient de tout pour tous les goûts, en commençant par des tables de bouffe et documentation égayées par des musiciens, jusqu'à la superproduction avec amplification, jeux de lumière, diaporamas, marionnettes et haut-parleurs; tout cela autour des mêmes tables. Parfois, ces événements sont organisés par De la Bouffe, pas des Bombes; parfois ils sont organisés par d'autres groupes et nous nous contentons de servir la bouffe et de distribuer la documentation. D'une manière ou d'une autre, il ne faut pas oublier de faire participer activement l'auditoire chaque fois que l'occasion se présente.
    Puisque nous avons toujours en cette approche théâtrale, il a toujours été facile de nous adapter aux situations les plus variées. Nous reconnaissons et valorisons les interrelations entre idées progressistes. Nous essayons de démontrer à quel point le militarisme et l'impérialisme affectent notre vie de tous les jours; et lorsque nous participons à un événement dédié à une certaine cause, nous essayons de démontrer comment cette cause interagit avec d'autres. Notre nourriture constitue souvent un excellent lien connectif.
    Notre documentation reflète notre vision globale des choses: nous promouvons activement plusieurs événements dans notre communauté en distribuant leurs brochures, et nous nous efforçons d'être le plus visibles possible. Cela inclut la recherche de bons emplacements pour dresser nos tables. Parfois, le site idéal est un parc ou une place publique; mais il est important de s'installer devant une banque, un siège social, un édifice public ou militaire de temps à autre. La fréquence de nos interventions est aussi très importante. Plus nous agissons au vu et au su de tous, plus notre message se répand; nous invitons d'ailleurs les groupes autonomes à faire preuve de régularité, pour établir leur réputation. La table de Food Not Bombs constitue souvent, par ailleurs, un point de repère pour les militants et les voyageurs qui veulent nouer des liens avec le mouvement dans une nouvelle ville.
    La collecte de fonds
    De la Bouffe, pas des Bombes a depuis très longtemps l'habitude d'être très relax par rapport à la collecte de fonds. Nous préférons recevoir de petites sommes d'argent plutôt que des dons importants et difficiles à gérer, provenant de personnes qui pourraient être très distantes de nous, que ce soit géographiquement ou politiquement. Nous croyons qu'il est préférable de compter sur une large base d'appuis dans la communauté avec qui nous avons des contacts directs, plutôt que de dépendre de quelques fondations ou mécènes qui pourraient faire des pressions ou nous manipuler afin que nous servions leurs propres intérêts. Bien que ce genre de financement populaire soit plus long et difficile, il nous permet cependant de rester à l'affût de l'actualité politique, et requiert un contact constant avec nos supporters.
    Le statut de société à but non-lucratif
    Les gens demandent souvent si nous sommes une société sans but lucratif, exemptée d'impôts. En général, nous ne sommes pas très attirés par la bureaucratie nécessaire au l'existence d'une telle organisation. Parfois, nous avons recours à un "voile", qui nous assiste dans les tractations relatives à certains dons devant être destinés à telle ou telle organisation sans but lucratif, et cela fonctionne bien. Il n'est pas trop difficile de trouver des partenaires prêts à nous aider pour ce genre d'opérations. Mais toutefois nous vous recommandons de ne demander aucun permis et de ne laisser aucune instance gouvernementale superviser votre travail. Lorsqu'un collectif acquiert le statut légal de société sans but lucratif, les bureaucrates s'arrogent un droit de regard sur toutes ses activités et limitent son champ d'action. C'est pourquoi nous préférons les ignorer plutôt que d'avoir à s'en défiler constamment.
    Épinglettes, pin's et autres autocollants
    Une bonne manière de s'autofinancer est de monter des tables de documentations bien fournies en épinglettes, autocollants, T-shirts, dans des lieux achalandés ou lors de rassemblements politiques. Être régulièrement à l'extérieur à la vue des passants; utiliser son droit à la libre expression et recueillir des dons, tout cela a un effet incroyable. Pour certains groupes, les dons recueillis grâce à ce genre de matériel sont une source majeure de revenus, et lorsque les gens demandent comment ça coûte, dites: "Un dollar, un peu moins si vous êtes fauché et un peu plus si vous en avez les moyens". Créez une atmosphère détendue de manière à ce que les gens donnent ce qu'ils peuvent sans subir de pression ou de malaise. Vous réussirez à recueillir plus d'argent et à éveiller les consciences si les bénévoles se tiennent en arrière du comptoir de documentation, dirigent l'attention vers tel ou tel dépliant, et rappellent la tenue des prochains événements. Lors de grands rassemblements en plein-air, rappelez-vous de vider régulièrement le chapeau où sont recueillis les dons, afin que personne ne soit tenté de s'enfuir avec vos recettes de la journée.
    L'approvisionnement
    Parfois, d'autres groupes nous demandent de fournir de la nourriture pour leurs événements. Ce peut être de la soupe chaude pour des manifs à l'extérieur, ou encore des repas légers lors de conférences. Les groupes qui nous commanditent ainsi nous donnent environ un dollar ou plus par personne servie. S'ils offrent des forfaits spéciaux comme le transport ou le logement, ils demanderont généralement des contributions supplémentaires aux participants. Cela dépend des organisateurs. Toutefois, si l'événement a lieu à l'extérieur et est ouvert au grand public, la bouffe est toujours gratuite et n'est jamais refusée à ceux qui sont sans le sou. Lors de certains rassemblements, la bouffe est cuite sur place, alors qu'elle peut être cuite ailleurs puis transportée sur place lors d'autres événements. Essayez d'arriver à temps lors de tous les rassemblements. Ceci est très important, surtout si vous devez offrir le lunch du midi à une centaine de personnes lors d'une conférence. Et puis rappelez-vous qu'il est toujours possible de monter la table de documentation aux côtés du comptoir de distribution, ou encore dans le hall d'entrée ou les corridors.
    Les spectacles et autres activités spéciales
    De la Bouffe, pas des Bombes organise souvent des spectacles, à la fois pour l'agrément et pour recueillir des fonds. Alors si vous décidez de faire de même, planifiez longtemps à l'avance et ce sera un grand succès. Que ce soit pour des manifs, des spectacles ou des récitals de poésie, il est important de fixer une date et de trouver un site au moins six semaines, voire deux mois à l'avance.
    Lorsque vous faites vos démarches, ayez à votre disposition les adresses complètes de toutes les parties impliquées, de manière à pouvoir les rejoindre. Envoyez aux artistes et aux tenanciers une lettre confirmant la date, le lieu de l'événement, l'heure ainsi que les autres détails comme la durée de chaque numéro. Ce serait bien triste que des artistes ne soient pas au rendez-vous tout simplement parce qu'ils n'ont pas reçu leur confirmation écrite. Si votre spectacle se déroule bien, dites-vous que ces derniers seront plus susceptibles de vous appuyer à l'avenir. Si vous organisez un spectacle, demandez aux formations s'ils ont déjà de l'équipement à leur disposition (amplis, consoles) et s'ils connaissent un bon technicien. Montez un horaire complet longtemps à l'avance avec un espace précis alloué pour chaque artiste, incluant le montage, le démontage et les tests de son.
    Une autre bonne idée est la distribution de flyers et d'affiches annonçant l'événement aux autres organisations six semaines à l'avance. Une pub placée dans leur bulletin mensuel ou dans leur calendrier d'activités peut être très efficace. De plus, collez vos affiches partout en ville et laissez des flyers bien en vue sur votre table de documentation un mois à l'avance. Si cela est possible, enregistrez des messages de 30 secondes pouvant être diffusés par une station de radio communautaire, étudiante, pirate ou autre. Faites un suivi téléphonique pour vous assurer que le message est bel et bien diffusé, et suggérez que celui-ci soit classé dans le répertoire de "service communautaire" de la station.
    Lors du spectacle, montez votre table de documentation en prenant bien soin d'y inclure les autocollants, pins et vêtements mentionnés plus haut. Lors d'événements de plus grande envergure, vous pouvez aussi imprimer un programme et y louer quelques espaces publicitaires à des petits commerces locaux. Ce programme pourra alors être vendu lors du festival et constituer une source additionnelle de revenus. Et bien sûr, une table où l'on sert des rafraîchissements pourra être elle aussi très profitable.
    Quelques "tuyaux" concernant les lois et règlements
    Les permis
    Selon certaines personnes, la municipalité ou mairie sera plus "heureuse" si vous faites la demande d'un permis et leur laissez ainsi savoir que vous utilisez tel parc ou telle place publique. Vous donnez aux pouvoirs publics le nom de votre organisation, votre adresse postale, un numéro de téléphone, et ils vous donnent un permis. Si la procédure est aussi simple que ceci, vous pouvez la considérer; mais évitez de donner le nom de votre organisation avant d'être bien certains que ça ne craint pas.
    Voici un cas probant : le 11 juillet 1988, après avoir distribué de la nourriture pendant plusieurs mois sans que la municipalité ait mis de bâtons dans les roues, le collectif De la Bouffe, pas des Bombes de San Francisco a fait une demande de permis très simple d'une page au Service des Parcs et Loisirs, à la suggestion de certains organisateurs impliqués dans les groupes communautaires. Cela a malheureusement attiré l'attention du gouvernement sur notre plan de distribution de repas, et leur a donné l'opportunité de nous refuser le permis. Ce refus a ensuite constitué un excellent prétexte pour nuire aux distributions et arrêter nos bénévoles.
    Bien que les pouvoirs publics puissent créer des raisons de toutes pièces dans le but de vous refuser l'octroi d'un permis, ne vous laissez pas intimider. Montrez clairement que vous êtes ouverts à toute suggestion visant à améliorer le déroulement de vos opérations, mais aussi que vous refuserez toute demande visant à vous rendre la tâche impossible. Même après de longues heures de négociations avec les fonctionnaires et les élus, des permis durement gagnés peuvent être révoqués à tout moment. Selon le gouvernement, un permis est une chose qu'il peut retirer dès qu'il en a envie (rappelez-vous les traités signés avec les peuples autochtones). C'est pour ces raisons que nous vous recommandons fortement de ne PAS contacter les autorités locales. La révolution n'a besoin d'aucun permis.
    La formation à la non-violence
    Dans la plupart des endroits, les pouvoirs publics considèrent le droit de partager de la nourriture gratuitement comme une activité non réglementée et protégée par l'Article Premier de la Constitution américaine. Toutefois, cela n'est pas vrai pour tous les endroits ou tous les pays. Si votre groupe sent qu'il y a risque d'arrestation pour cause de distribution de nourriture, ce serait une bonne idée de contacter un militant politique réputé ou encore un avocat engagé, et de vous préparer psychologiquement en simulant des situations de crise variées; cela sans oublier de considérer les conséquences légales de vos actes.
    En fait, si vous croyez sérieusement risquer l'arrestation, il sera très utile d'organiser une séance d'entraînement à la non-violence au préalable. Dans beaucoup d'endroits, des groupes pacifistes locaux pourront vous aider à trouver des formateurs. Aux USA, la War Resisters League de New-York possède une liste nationale des personnes-ressources ainsi qu'un livret de formation. Si vous ne pouvez trouver un formateur expérimenté, réunissez votre groupe pour une journée et faites votre propre entraînement. Discutez de ce qui pourrait arriver et des événements qui pourraient conduire à l'apparition de la violence. Pratiquez-vous à répondre de manière non-violente; et puis faites des simulations de chaque situation envisagée, avec certaines personnes jouant le rôle des policiers, et d'autres jouant le rôle des militants. Ceci est très instructif, et très efficace pour vous aider à surmonter votre peur de l'arrestation. Les conséquences juridiques, la solidarité entre détenus, et la préparation de la défense en cas de procès sont aussi des sujets qui pourraient être au menu lors de cette journée.
    En cas d'arrestation : la non-coopération
    Que vous croyiez vraiment être arrêtés ou non, la simple volonté d'assumer une arrestation peut être très gratifiante, et d'ailleurs le simple fait de ne pas craindre l'arrestation la rend déjà moins susceptible de se produire. Si vous êtes arrêtés pour avoir distribué de la bouffe gratuite aux sans-abri, la non-coopération avec la police peut avoir beaucoup d'impact politique et être très gratifiante au plan personnel. La forme la plus primaire de non-coopération est de refuser de donner votre nom et adresse. Cela rend la tentative de vous dominer plus difficile. Si vous refusez de vous identifier, les policiers essaieront de vous intimider en vous isolant dans des cellules spéciales, en refusant de vous laisser contacter votre avocat, en refusant de vous laisser comparaître ou en utilisant d'autres tactiques et menaces du même acabit. Dites-leur poliment mais fermement que vous n'avez pas l'intention de divulguer votre nom; dans la presque totalité des cas, les policiers vont abandonner après une ou deux tentatives de vous effrayer. Ils vous enregistreront sous le nom de Jane ou John Doe (Jean Dupont ou Jeanne Tremblay) après avoir pris vos empreintes digitales et votre photo. La plupart des États limitent le temps d'incarcération précédant la comparution à 48 ou 72 heures. Durant cet intervalle, les policiers ne pourront pas légalement vous empêcher de voir votre avocat si celui-ci en fait la demande.
    Bien sûr, ne parlez jamais de l'arrestation avec les policiers. Les policiers ne feront plus la lecture de vos droits, alors c'est à vous de demeurer silencieux, question de ne pas vous mettre les pieds dans les plats : tout ce que vous dites pourrait éventuellement être utilisé contre vous en cour, ou utilisé contre les autres détenus.
    Demeurer complètement flasque ou muet constitue une forme plus avancée de non-coopération. Dans ces cas, les policiers utiliseront souvent des prises destinées à vous faire souffrir (pression sur les tempes, sous le nez, etc.) ou encore vous projetteront violemment contre le sol. Mais savoir que l'on peut absorber une certaine dose de souffrance et garder le contrôle sur son propre corps peut être très fortifiant personnellement. Pour certains, accompagner la police en marchant, c'est comme avouer que l'arrestation est justifiée. Ne pas marcher, refuser de donner votre nom fera croître votre force intérieure; mais la pleine coopération peut elle aussi avoir ce même effet, puisque vous savez que vous ne faisiez rien d'illégal de toutes façons et que c'est absolument incroyable que vous soyez arrêtés pour avoir nourri les nécessiteux.
    Les appuis
    Si vous vous faites arrêter, il vous faut considérer plusieurs choses. Essayez d'avoir une personne-ressource pour chaque personne risquant l'arrestation. Les personnes-ressources évitent l'arrestation, et peuvent de ce fait accomplir plusieurs tâches dans l'intérêt de celles qui sont détenues. Ces tâches comprennent notamment téléphoner à la famille, aux amis et aux employeurs pour leur expliquer ce qui est arrivé; faire un suivi juridique pour s'assurer qu'il n'y ait pas d'erreurs ou de mauvais traitements; contacter les médias; organiser la défense et recueillir les appuis; et d'une manière générale faire tout ce que les détenuEs ne peuvent pas faire. Il est préférable que les personnes-ressources soient au fait des tactiques que les personnes arrêtées comptent utiliser face au système judiciaire, c'est-à-dire la non-coopération, la solidarité entre détenus, la solidarité face à la caution, etc. De cette manière, elles pourront tenir tout le monde au courant des plus récents développements, et être présentes lorsque leur aide est requise. Il est une bonne idée de laisser à la personne qui vous est affectée votre nom et une somme d'argent, juste au cas où vous décidiez vouloir être libérés plus rapidement.
    Le contact avec les médias
    Vous devriez garder une liste de numéros de téléphone à proximité en cas d'arrestation. celle-ci devrait inclure les numéros d'avocats engagés, de divers intervenants, de la prison, et des médias. Avoir de la visibilité dans les médias locaux peut être d'une utilité considérable, pour aider à diffuser votre message et susciter de nouveaux appuis. Si cela est possible, rappelez-vous du nom de votre contact dans chaque journal ou poste de télé, et parlez à la même personne chaque fois que vous appelez. Ayez vos revendications et les plus récents développements à portée de la main, comme par exemple le nombre de personnes arrêtées, les accusations, qui vous êtes et pourquoi le collectif De la Bouffe, pas des Bombes a fait ce qu'il a fait pour en arriver là. Rappelez-vous toutefois qu'il n'est pas question d'essayer de convaincre le journaliste de la justesse de votre cause. Vous ne devez pas parler aux médias, mais bien à travers eux. Dites ce que vous avez à dire, et mettez fin à la conversation. Soyez polis mais fermes. Ne laissez pas les journalistes vous entraîner vers des sujets moins importants s'éloignant du contexte, car ils pourraient diffuser ces informations "divertissantes" plutôt que celles qui sont vraiment pertinentes.
    La solidarité entre prisonniers
    Après l'arrestation, il peut être très gratifiant pour le groupe d'agir de façon solidaire. Il vaut mieux en discuter et planifier le tout à l'avance. Lorsqu'elle est arrêtée, une personne a les choix suivants : ne pas donner son nom (non-coopération), donner son nom mais refuser de payer la caution (solidarité face à la caution), ou pleine coopération en donnant son nom et payant la caution. Si plusieurs membres ont l'intention de ne pas coopérer ou de ne pas payer la caution, alors c'est le temps de planifier l'action de solidarité. En tant que groupe, vous pouvez négocier votre coopération en échange de concessions, comme par exemple l'accès à un téléphone, à votre avocat, à la presse; ou encore une libération sans condition et sans avoir à payer de caution (personal recognizance), ou encore que le groupe ne soit pas séparé. Le système carcéral n'est pas conçu pour faire face à des groupes, il est conçu pour isoler et démoraliser les gens. Plus vous êtes solidaires en tant que groupe, le plus tôt il sera épuisé et accédera à vos demandes. Peut-être même qu'on vous rendra votre liberté tout simplement! Malheureusement, à cause de la philosophie sur laquelle est bâtie le système carcéral, les gardiens sont entraînés à être volontairement vagues et imprécis, dans un but de sécurité. Vous ne savez jamais si ce qu'ils disent est la vérité ou non. Cela désoriente les militants et les rend incapable d'avoir confiance en les informations qui leur sont transmises. Alors vaut mieux ne rien croire de ce que les gardiens racontent! Restez calmes et polis, et utilisez chaque conversation avec vos gardiens comme une occasion d'expliquer pourquoi vous vous êtes engagés dans De la Bouffe, pas des Bombes. Mettez l'accent sur tout le ridicule qu'implique l'arrestation de personnes qui distribuent de la bouffe gratuitement. Dans la doctrine non-violente, cela s'appelle "le pouvoir de la vérité" (speaking your truth to power). Ayez confiance en vous, et restez fidèles au plan que le groupe a élaboré avant l'arrestation.
    Les recettes de Food Not Bombs
    La logistique

    Cuisiner pour un très grand nombre de personnes peut être très intimidant. Préparer un souper pour six personnes à la maison et en préparer un pour plusieurs centaines dans la rue sont des choses bien différentes, mais ne vous affolez pas! Avec l'équipement approprié et quelques habiletés, c'est faisable et ça peut être plus facile et agréable que vous l'imaginez.

    L'équipement

    La première étape consiste à rassembler les quelques volontaires qui ont l'intention d'aider à la préparation, au transport et à la distribution des repas. Ces travaux ne peuvent se faire seul. La deuxième étape est l'acquisition du matériel approprié. La plupart des gens ne possèdent pas de casseroles de 5 ou 10 gallons (20 à 40 litres) ou de très grands bols à mélanger dans leur cuisine. Toutefois, la plupart des communautés religieuses en possèdent, ainsi que bon nombre de centres communautaires, restaurants et soupes populaires. Parfois, une ou plusieurs de ces organisations accepteront de vous prêter l'équipement; mais en d'autres cas vous devrez l'acheter. Les commerces revendant du vieil équipement de restaurants, les encans et ventes de faillite, ainsi que les marchés au puces et ventes de garage sont d'excellents endroits où se le procurer.
    D'une manière générale, vous aurez besoin des éléments suivants:
    · 2 ou 3 très grands chaudrons
    · 2 ou 3 grandes poêles en fonte (ou woks)
    · Plusieurs grands bols à mélanger
    · Des cuillères et louches de restaurant
    · 2 ou 3 grands couteaux pour couper les légumes
    · Plusieurs planches à découper
    · Plusieurs contenants de plastique avec couvercles pour entreposer, transporter et servir la nourriture
    · Une boîte à pain avec couvercle, dotée de pinces de métal pour le libre-service
    · Une grande carafe ou cafetière avec un bec pour servir les boissons
    · Une grosse glacière pour conserver les denrées périssables, surtout lors des chaudes journées d'été
    · Un réchaud portatif au propane
    · Une ou deux tables portatives
    · La bannière De la Bouffe, pas des Bombes
    · Une banque d'assiettes, bols tasses et ustensiles (cuillères, fourchettes, couteaux)
    · Des serviettes de papier

    Ce dernier élément a toutefois soulevé bien des questions quant à son impact environnemental. Il faut dire que les nouveaux groupes commencent habituellement par utiliser des assiettes de papier, des ustensiles de plastique et des verres en styromousse pour leurs distributions. Heureusement, il existe bon nombre de gens conscients de tout le gaspillage qu'engendre cette méthode. Utiliser des produits faits de carton recyclé, éviter le styromousse, récupérer les matières plastiques pour les envoyer au recyclage et encourager les gens à réutiliser leurs tasses et assiettes de plastique sont quelques moyens de répondre à leurs préoccupations. Lors de certains événements, il est possible de demander aux participants d'apporter leurs propres assiettes, ustensiles et serviettes de tissu. Certains chapitres de Food Not Bombs réussissent tout de même à accumuler de grands nombres d'articles de plastique et de métal durables à un prix ridicule, lors de marchés aux puces et de ventes de garage. Ainsi, même si quelques tasses et cuillères sont égarées à chaque activité, les pertes restent minimes. Sauf qu'il faudra nettoyer tout cela le plus hygiéniquement possible après chaque repas, ce qui constitue du travail additionnel. Il n'y a pas de solution parfaite, et nourrir de nombreuses personnes entraîne toujours son lot de déchets de papier et de plastique. Mais les efforts que vous ferez pour en réduire le volume seront une belle occasion d'initier le public à l'importance du recyclage, de la réutilisation et de l'économie.
    Pour ce qui est des tables portatives, c'est une autre paire de manches. Certaines tables vendues dans les quincailleries ne sont pas assez robustes pour supporter de grosses quantités de nourriture. Vous pouvez alors fabriquer votre propre table, et de plus elle sera très facile à transporter, monter et démonter. Elle consistera en une porte d'intérieur creuse (sans la poignée) et d'une paire de tréteaux faits de 2x4 (poutres de bois) et de charnières de métal. La porte et les matériaux pour les tréteaux peuvent être achetés à la quincaillerie pour moins de 30 dollars. La porte creuse est très légère, et les tréteaux peuvent être pliés ou démontés rapidement ce qui permet un transport très facile.
    Les recettes que vous allez utiliser peuvent provenir de ce livre, d'un autre livre de recettes, de la tradition familiale ou encore être élaborées "au pif". Faites de votre mieux pour que la nourriture que vous servez soit la meilleure possible, tant au goût qu'en termes de valeur nutritive. Il ne s'agit pas que de remplir des panses, mais aussi de respecter la dignité des gens.
    Cuisiner pour de grands groupes : quelques conseils

    Cuisiner pour cent personnes n'est en soi pas très différent de cuisiner pour dix, sauf que les quantités sont dix fois plus grandes! Mais certains détails ne s'appliquent pas : le sel et les épices en particulier n'ont pas besoin d'être multipliés dans les mêmes proportions. En fait, des quantités moindres suffisent alors laissez-vous guider par vos papilles gustatives. La même chose est vraie en ce qui a trait au temps de préparation de chaque plat; on peut faire des économies d'échelle : plus le volume est grand, plus efficacement chaque étape sera réalisée. Le temps de préparation total en sera réduit. Et puis lorsqu'un ingrédient en particulier est au menu dans plusieurs plats, lors de plusieurs journées d'affilée, il est possible de le préparer à l'avance et en une seule fois, le tout dépendant de l'espace qui vous est disponible pour le travail et l'entreposage.
    Nous vous prions encore une fois d'être ponctuels; parfois ce peut être difficile, voire impossible. C'est pourquoi lorsque le temps presse, vous pouvez préparer les plats les plus simples à l'avance, et faire la préparation et la cuisson des recettes plus complexes sur le site même.
    La soupe est un plat qui se prête très bien à la cuisson sur le site de l'événement. Lorsque vous vous installez, faites bouillir un chaudron d'eau, et pendant que l'eau chauffe, commencez à couper et à y verser des légumes. Lorsque les légumes ramollissent, prélevez la moitié du contenu du chaudron et commencez le service. À la moitié restante, rajoutez de l'eau et d'autres légumes et poursuivez la cuisson. Cela peut continuer indéfiniment et devenir une soupe éternelle!
    Ce concept peut être utile dans une cuisine où le temps se fait rare, ou lorsque le réchaud au propane est trop petit pour soutenir plusieurs grands chaudrons. Suivez la recette normale de soupe aux légumes; une fois que les légumes sont ajoutés et que le bouillon vient à ébullition, enlevez une bonne partie de celui-ci et versez-le dans un autre récipient. Rajoutez d'autres légumes ainsi qu'une petite quantité d'eau au chaudron et poursuivez la cuisson. Ce chaudron devrait maintenant contenir assez de légumes et d'épices pour deux ou plusieurs chaudrons de soupe supplémentaires. Alors quand la cuisson est terminée, mélangez ces légumes baignant dans peu de liquide avec le bouillon que vous avez prélevé auparavant, versez le tout dans plusieurs récipients et le tour est joué : vous pouvez transporter la soupe sur le site où elle sera servie. Voilà comment faire deux ou trois chaudrons de soupe à partir d'un seul, et en quelques petites minutes de plus.
    Faire les courses

    Tentez d'obtenir toute la nourriture que vous utilisez par le biais de dons ou de récupération. Cependant, vous vous apercevrez vite que ce ne sont pas tous les ingrédients dont vous aurez besoin qui sont disponibles de cette façon. Les huiles, épices et certaines denrées sèches sont souvent difficiles à trouver, alors quelques courses seront nécessaires. Même si cela coûte un peu plus cher, faites vos emplettes à la coopérative locale ou au magasin d'aliments naturels le plus près de chez vous. Si possible, achetez bio et évitez le suremballage; achetez en vrac en utilisant vos propres contenants.
    À long terme, essayez de faire le moins d'achats possible. Faites un inventaire précis de vos besoins, et étudiez l'industrie agroalimentaire pour recenser les endroits où les pertes surviennent. Rendez-vous à ces endroits et arrangez-vous pour pouvoir récupérer les pertes gratuitement. Il n'y a pas de limite au nombre de projets que vous pouvez soutenir et aider avec votre bouffe gratuite si vous apprenez correctement cette méthode. La philosophie de Food Not Bombs en est une d'abondance, pas de précarité.
    La manutention et l'entreposage

    Plusieurs questions liées à la santé et à la sécurité surviennent lorsqu'on manipule et entrepose de la nourriture; il est important de les garder en mémoire. Premièrement, essayez d'écourter le plus possible le temps d'entreposage et de transport de votre nourriture. Si vous ne manipulez aucun produit d'origine animale et que le laps de temps entre les cueillettes et livraisons de nourriture est une question d'heures plutôt que de jours, alors il n'y a pas de danger. Gardez la nourriture dans un endroit sec et frais, à l'abri du soleil, et lavez vos mains avant de la manipuler. Lavez les légumes avant de les préparer. Si vous travaillez quelque part à l'extérieur, un seau d'eau de 5 gallons (20 litres) dans lequel vous pourrez les tremper et les frotter fera l'affaire. Et bien sûr, quiconque souffre d'un rhume ou d'une grippe devrait s'abstenir de cuisiner ou de faire le service.
    Après les activités, il reste souvent de la bouffe en trop. Essayez de la donner à un centre communautaire ou à une maison d'accueil pour personnes en difficulté, plutôt que de vous casser la tête à la réfrigérer et l'entreposer. La bouffe conservée plusieurs jours a une valeur nutritive moindre et est plus susceptible d'être gaspillée; de plus la réfrigération ou la congélation consomment beaucoup d'énergie. Et pendant ce temps, l'industrie agroalimentaire continue d'accumuler les surplus quotidiennement. Si vous n'avez aucun groupe à qui donner vos restants, alors divisez-les entre bénévoles et apportez-les à la maison.
    Comment utiliser ces recettes

    Avec le temps, Food Not Bombs a élaboré des recettes adaptées à la nourriture disponible et au nombre de personnes qui en ont besoin mais ne peuvent se la payer. Certains groupes pourront trouver ces recettes utiles, d'autres voudront peut-être inventer les leurs, basées sur les ressources disponibles et les besoins spécifiques de la communauté. Ces recettes sont une sélection: quelques unes sont très simples, certaines autres plus complexes; certaines sont conçues pour des événements spéciaux, d'autres pour des manifs et actions de rue. Elles reviennent toutes à un coût modique, elles peuvent nourrir un grand nombre de personnes et ont très bon goût si on les prépare avec soin.
    Les portions suggérées pour chaque recette sont basées sur des portions plutôt légères d'environ 6 ou 7 onces (170-200g). Si vous décidez d'accorder des portions plus généreuses, ajustez les proportions de la recette en conséquence.
    Les ustensiles que nous suggérons ne sont que les principaux. Chaque recette nécessitera un couteau à légumes bien aiguisé, une planche à découper, des contenants et cuillères assorties, etc. Si vous n'avez pas accès à des chaudrons de grandes dimensions, les recettes pourront être divisées en deux ou en quatre, et plusieurs équipes pourront opérer simultanément pour produire le même volume initial. Il est possible de nourrir 4000 personnes avec quatre réchauds au propane dotés de deux brûleurs chacun, ainsi qu'un boyau d'arrosage pour l'apport en eau courante.
    Les temps de préparation et de cuisson indiqués conviennent à des cuisiniers et cuisinières d'expérience. S'il s'agit de votre première expérience, vous pouvez vous attendre à prendre le double du temps suggéré. Le temps de préparation est calculé en fonction d'une personne, mais peut être écourté si d'autres volontaires s'ajoutent.
    Les quantités sont une affaire de goût. Utilisez assez d'huile pour couvrir le fond du chaudron. Les épices sont légers alors si votre entourage aime la bouffe épicée, augmentez les quantités. Salez parcimonieusement, car le sel change la chimie d'une recette. Les gens pourront saler et poivrer leur propre portion de toutes façons. Utilisez les ingrédients principaux en plus grande quantité, s'ils sont à votre disposition ou si vous avez le budget pour vous les procurer.
    Des recettes simples

    Les recettes qui suivent sont inspirées du type de nourriture que vous serez le plus susceptibles de recueillir lors de vos tournées. Ces recettes sont faciles à réussir, même pour les débutants; elles sont végétaliennes, c'est-à-dire sans produits laitiers, oeufs ou viande. Noubliez pas d'utiliser des produits de l'agriculture biologique chaque fois que cela est possible.
    Pains et pâtisseries

    Les produits les plus simples à préparer pour un service sont les pains et pâtisseries. Après avoir recueilli les surplus de la journée et du lendemain dans les boulangeries locales, placez les tranches coupées dans un grand contenant de plastique avec un couvercle. Attachez-y une paire de pinces avec du fil de fer ou de la ficelle. (Les ustensiles se perdent facilement, les attacher est donc conseillé.) Les pinces sont utilisées pour que les gens ne manipulent pas le pain avec leurs mains.
    Les légumes crus

    Vous ramasserez sûrement une bonne quantité et une grande variété de légumes frais et crus. La majorité d'entre eux pourront être servis tels quels après un simple rinçage. Beaucoup de soupes populaires n'offrent pas de crudités à leurs repas, c'est pourquoi ils seront grandement appréciés par les gens de la rue.

    Vous pouvez faire plusieurs sortes de salades crues, tout dépendant des arrivages de la journée. Lavez les légumes pouvant être mangés crus, et coupez-les en petits morceaux. Mélangez-les avec de la laitue ou du chou, pour faire une salade. Ajoutez la vinaigrette au moment de servir, mais pas toute la salade à la fois. Une salade qui baigne dans sa vinaigrette trop longtemps devient flasque, peu appétissante, et ne pourra pas être conservée pour le lendemain. Les légumes destinés à la cuisson pourront quant à eux être utilisés dans les soupes et sandwichs.
    N'utilisez aucune partie moisie des légumes. Le mycélium (les racines) des moisissures se propagent à l'intérieur du légume; elles sont invisibles et insipides, donc difficiles à détecter. Beaucoup de personnes sont allergiques aux moisissures et pourraient être incommodées même par la partie du légume qui semble correcte, à cause du mycélium.
    Les légumes à la vapeur

    Beaucoup de légumes, dont les légumes-racines et ceux à feuille verte foncée, peuvent être lavés, cuits à la vapeur et servis comme cela. Tranchez-les en petits cubes et placez-les dans une passoire de métal. Placez ensuite la passoire dans un gros chaudron où un peu d'eau bout dans le fond (1 pouce ou 4cm devraient être suffisants). Laissez-les cuire jusqu'à ce qu'ils soient tendres, et servez-les immédiatement.

    La sauce tomate

    Dans une casserole, faites sauter l'ail et les oignons dans un peu d'huile. Ajoutez des épices comme l'origan, du basilic, du thym, des feuilles de laurier, du romarin, etc. Ajoutez ensuite des tomates fraîches coupées en dés et d'autres légumes comme des carottes, des betteraves, des poivrons verts, du brocoli, etc. Remuer souvent et cuire jusqu'à ce que tous les légumes soient tendres et que la sauce soit épaisse. Servir sur des pâtes, du riz, du pain ou utiliser comme base pour un chili ou un ragoût de légumes.

    Riz et fèves (haricots)

    Dans une grosse casserole, faites sauter l'ail et les oignons dans l'huile jusqu'à ce qu'ils deviennent translucides. Ajoutez l'eau et les haricots. Les proportions sont une part de haricots pour deux parts de riz pour cinq parties d'eau. Ajoutez une cuillerée à thé (c. à t.) de sel de mer pour chaque gallon (3,8 litres) d'eau, et laissez les haricots bouillir 45 minutes, ou moins s'ils ont été trempés la veille. Ajoutez le riz, une tasse et demie (375 ml) de coriandre ou cumin par gallon, du poivre, ainsi que les tout légume qui vous semble approprié, comme les oignons, les carottes ou les tomates séchées. Couvrez le chaudron et amenez à ébullition. Remuez de manière à faire remonter les fèves prises au fond, et baissez le feu. Laissez mijoter à feu doux pendant environ 45 minutes, ou jusqu'à ce que toute l'eau ait été absorbée. Ne mélangez pas plus d'une fois après que le riz ait été ajouté.

    Salade de fruits

    Lavez et coupez les fruits, puis mélangez-les. Il est préférable, pour une meilleure digestion, de servir les melons et pastèques à part (ou même avant le repas) mais ce n'est pas absolument nécessaire. Ajoutez des raisins, des noix, de la noix de coco râpée et/ou des graines de tournesol. Le jus de citron peut être utilisé pour empêcher l'oxydation des fruits, c'est-à-dire les empêcher de tourner au brun, et afin de préserver leur saveur.

    Les (petits-)déjeûners

    GRUAU
    Donne 100 portions
    Équipement: un chaudron de 20 litres
    Temps de préparation: 1 minute
    Temps de cuisson: 10-12 minutes
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    1t (250 ml) de vanille
    1t (250 ml) de sirop d'érable
    2 ct de sel
    50t (12,5 litres) de flocons d'avoine
    En option:
    10t (2,5 l) de raisins secs
    8t (2 l) de noix de coco râpée
    4 ct de muscade
    Faire bouillir l'eau salée, ajouter le reste des ingrédients, ramener à ébulition puis baisser le feu. Cuire de 2 à 5 minutes, et retirer du feu. Servir avec de la cassonnade, du sirop d'érable ou de la mélasse.
    GRANOLA
    Donne environ 20 livres (9 kg) de granola
    Équipement: un grand bol à mélanger, une poêle de grosseur moyenne, plusieurs plaques à biscuits en métal
    Faire chauffer le four à 300F
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: 1 heure
    40t (10 l) de flocons d'avoine
    40t de flocons d'orge
    10t (2,5 l) d'amandes
    10t de noix de coco râpée
    5t (1,25 l) de graines de tournesol
    2t (500 ml)de graines de sésame
    6t (1,5 l) d'huile de carthame
    5t de sirop d'érable
    ?t (125 ml)de vanille
    10t de raisins secs
    Alternatives:
    Flocons de blé
    Flocons de seigle

    Mélanger les ingrédients secs ensemble dans un gros plat à mélanger. Dans une casserole, chauffer l'huile, le sirop d'érable et la vanille jusqu'à ce que ce mélange soit assez chaud pour être versé sur les ingrédients secs et les pénétrer. Bien remuer, et étendre le tout sur plusieurs plaques à biscuits. L'épaisseur du granola sur la plaque ne devrait pas dépasser un pouce (2,5 cm). Griller dans le four pendant une heure, en remuant toutes les 15 minutes. Le granola est prêt lorsqu'il est doré. C'est maintenant le temps d'y inclure les raisins. Lorsque le granola est refroidi, servir avec du lait végétal (soya, riz, noix) ou du jus de fruits, ainsi qu'avec des fruits frais tranchés.

    FRICASSÉE DE TOFU
    Donne 24 portions
    Matériel: une très grosse poêle
    Temps de préparation: 15 minutes
    Temps de cuisson: 30 à 40 minutes
    1t (250 ml) d'huile de carthame
    2 gousses d'ail écrasées
    5 oignons hachés
    10 livres (4,5 kg) de tofu
    3 cs de tumeric
    1/4t (75 ml)de poudre d'ail
    1/4t de tamari
    2t (500 ml) de levure alimentaire

    Chauffer l'huile dans une grosse poêle. Faire revenir l'ail 30 secondes, puis ajouter les oignons et faire revenir jusqu'à ce qu'ils deviennent translucides. Presser le tofu comme une éponge jusqu'à ce que tout l'excès d'eau soit enlevé, puis l'émietter dans la poêle jusqu'à ce qu'il commence à dorer. Ajouter le tumeric, la poudre d'ail, le tamari et la levure alimentaire. Bien remuer et retirer du feu. Servir chaud avec des graines de tournesol et de sésame grillées et/ou du ketchup. (Pour rôtir les graines de tournesol, faire chauffer une poêle sèche et propre, et ajouter assez de graines pour en couvrir le fond. Remuer sans arrêt une fois qu'elles ont commencé à brunir. Les graines vont faire un peu de fumée, mais remuer jusqu'à ce que la plupart aient les deux faces bien grillées. C'est alors le temps d'ajouter une demi-tasse de graines de sésame. Remuer encore. Les graines de sésame vont éclater, et certaines d'entre elles vont même être projetées hors de la poêle. Griller le tout encore une ou deux minutes de plus, jusqu'à ce que les éclats se fassent de plus en plus rares. Retirez immédiatement les graines de la poêle, et les laisser refroidir dans un bol en métal ou en céramique. Le tamari peut être ajouté aux graines à la toute fin de ce processus, si désiré.)

    PATATES RÔTIES
    Donne 100 portions
    Équipement: un grand chaudron d'environ 40 litres, 1 grande poêle
    Faire chauffer le four à 150F
    Temps de préparation: 2 heures
    Première étape: faire bouillir les pommes de terre
    Temps de cuisson: 1 heure 15 minutes
    100 pommes de terre lavées et tranchées en gros cubes
    6 gallons (23l) d'eau
    ? de tasse de sel marin
    Dans un grand chaudron, faites bouillir l'eau salée; cela prendra environ une heure. Ajoutez les pommes de terre avec précaution, de manière à ce qu'il n'y ait pas d'éclaboussures, et laissez bouillir le tout pour encore 10 ou 15 minutes, jusqu'à ce que les pommes de terre commencent à être tendres. (Attention de ne pas trop les bouillir.) Videz l'eau et laissez-les refroidir, ou alors faites-les revenir immédiatement, comme bon vous semble. Pour refroidir les pommes de terre, faites couler de l'eau froide dessus (dans une passoire) ou remplissez le chaudron d'eau froide après avoir vidé l'eau de cuisson.
    Deuxième étape:
    2t (500ml) d'huile de carthame
    4 bulbes d'ail hachés
    15 oignons tranchés
    4 à 6 tasses (1-1,5 litre) de levure alimentaire
    2 à 3 tasses (500-750ml) de tamari
    1t (250ml) de cumin
    Faites revenir l'ail environ 30 secondes à feu élevé, dans une couche d'huile assez épaisse pour couvrir complètement le fond de la casserole. Ajoutez deux tasses d'oignons tranchés et faites-les revenir jusqu'à ce qu'ils soient translucides, c'est-à-dire environ 3 à 5 minutes, en remuant souvent. Maintenant ajoutez assez de pommes de terre pour emplir la poêle, et faites-les frire jusqu'à ce qu'elles soient dorées. Continuez de remuer, et grattez le fond de la poêle de temps à autres. Saupoudrez une partie du cumin, de la levure et versez un peu de tamari tout en brassant. (Un conseil: mélangez des parts égales de tamari et d'eau pour une meilleure répartition.) Mélangez bien le tout et videz la poêle dans un grand bol de métal pour le service, ou gardez le bol au chaud dans le four si le service doit se faire plus tard. Vous pouvez alors recommencer ce processus jusqu'à ce que toutes les pommes de terre aient été cuites ou que tous aient mangé à leur faim. Servez ces "frites maison" bien chaudes, avec des graines de tournesol et sésame rôties ou du ketchup.
    LES DÎNERS ET SOUPERS

    TARTINADE AU TOFU
    Donne une quantité suffisante pour faire 100 sandwiches
    Temps de préparation: 2 heures
    Équipement: un bol à mélanger de taille moyenne, et un autre de très grande capacité
    3t (750ml) de miso
    3t (750ml)d'eau
    8t (2 litres) de tahini
    25 livres (11,3 kg) de tofu émietté
    Le jus de 25 citrons
    En option:
    ? tasse (125 ml) de poudre d'ail
    8t (2 l) d'oignons hachés
    8t (2 l) de céleri haché
    Dans le bol de taille moyenne, mélangez le miso et l'eau pour obtenir une pâte crémeuse puis ajoutez le tahini. (Ajoutez de l'eau si nécessaire pour maintenir une texture idéale.) Enlevez au tofu son excédent d'eau, puis émiettez-le à la main dans le gros bol. Versez le jus de citron sur le tofu, puis ajoutez le mélange miso-tahini. Pour obtenir une consistance complètement uniforme, passez le tout au mélangeur électrique, ou sinon, faites de votre mieux avec les ustensiles manuels. Rajoutez les ingrédients optionnels si vous le désirez, puis tartinez sur votre pain préféré avec des germes, de la laitue et des tomates en guise d'accompagnement.
    RIZ ET HARICOTS

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: 50 minutes
    Équipement: un grand chaudron de 40 litres avec couvercle
    8 gallons (30 litres) d'eau
    ? de tasse(65 ml) de sel marin
    4t (1 litre) de cumin
    ? de tasse de poivre noir
    10 livres (4,5 kg) de haricots de type "pinto"
    15 livres (6,8 kg) de riz brun à longs grains
    10 oignons hachés
    Faites bouillir l'eau salée dans le grand chaudron. Ajoutez les haricots et laissez-les bouillir 45 minutes, puis versez le riz et les épices. Ramenez rapidement le tout au point d'ébullition, et brassez de manière à ce que les haricots pris au fond remontent vers le haut. Ne brassez qu'une seule fois. Maintenant placez le couvercle et laissez mijoter à feu très doux pour 45 minutes supplémentaires. Ne remuez pas le riz, et laissez le couvercle en place jusqu'à ce que tout soit prêt! Retirez le chaudron du feu et servez bien chaud, nature ou avec sauce tomate, avec ou sans légumes.

    SAUCE AUX TOMATES ET AUX LÉGUMES

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Temps de cuisson: une heure ou plus
    Équipement: un chaudron de 20-30 litres avec couvercle
    1 tasse (250 ml) d'huile d'olive
    Un bulbe d'ail haché
    10 oignons tranchés
    10 boîtes de tomates de 15 onces (425 ml)
    10 livres (4,5 kg) de légumes au choix, tranchés en petits morceaux
    3 cuillerées à table (ct) d'origan
    2 ct de basilic
    2 ct de thym
    3 feuilles de laurier
    2 ct de sel marin
    2ct de poivre noir
    Faites chauffer l'huile au fond du chaudron, ajoutez l'ail et faites-le revenir 30 secondes, puis ajoutez les oignons et herbes et faites-les revenir jusqu'à ce que les oignons prennent leur air transparent habituel. Maintenant ajoutez les tomates, les feuilles de laurier, le sel, le poivre. Découpez tous les légumes qui vous tombent sous la main, et plus particulièrement le brocoli, les poivrons verts, les betteraves, les carottes, les champignons, les aubergines, etc. et ajoutez-les à la sauce. Couvrez et laissez mijoter à feu doux-moyen durant une heure au moins, en brassant de temps à autres. Ajoutez du sel si nécessaire. Servez cette sauce avec du riz, des pâtes, ou utilisez-la comme base pour faire des pizzas ou du chili végétariens.

    SANDWICH "DE L'ENFER"

    Donne 100 sandwiches
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: au moins une heure
    Équipement: un chaudron de 20 litres ou plus
    2 bulbes d'ail hachés
    8 à 12 oignons hachés
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    1 cuillerée à table (ct) de thym
    2 cuillerées à thé de Cayenne
    2 ct de sel marin
    2 ct de poivre noir
    3 ou 4 boîtes de tomates, ou 20 à 30 tomates fraîches coupées en dés
    4 à 6 courges, peu importe la sorte (zucchinis, courgettes, citrouilles, etc.)
    12 à 15 légumes-racines comme les carottes, pomme de terre, etc.
    2 paquets de légumes à feuilles vertes (épinards, chou chinois, chou frisé, etc.)
    2 choux ordinaires ou 6 aubergines
    100 pains à sandwiches ou sous-marins
    Dans le grand chaudron, faites revenir l'ail et les oignons à feu moyen-élevé, jusqu'à transparence des oignons. Ajoutez les épices puis tous les légumes préalablement tranchés, ainsi que les tomates fraîches ou en boîte. (Si vous n'avez pas de tomates, versez un peu d'eau au chaudron pour amorcer la cuisson des légumes) Remuez souvent pour empêcher que ça ne prenne au fond. Lorsque le liquide commence à bouillir, baissez le feu. Laissez cuire jusqu'à ce que les légumes soient tendres et que la sauce soit très épaisse comme dans un ragoût. Cela prendra environ une heure, mais si on laisse mijoter plus longtemps le goût en sera rehaussé. Assaisonnez à votre goût, avec le poivre de Cayenne, le poivre noir et le sel. Servez dans les pains à sandwiches, ou sur du riz brun dans une assiette. On appelle cette recette "sandwich de l'enfer" parce qu'elle est diablement épicée!

    HUMMUS

    Donne une quantité suffisante pour faire 100 sandwiches
    Temps de cuisson: 2 heures
    Temps de préparation: 2 heures
    Équipement: un grand chaudron de 40 litres ainsi qu'un très grand bol à mélanger
    20 livres (9 kg) de pois chiches cuits
    3 cuillerées à table de sel marin
    20 t (5 litres) de tahini
    Le jus de 50 citrons
    2 bulbes d'ail hachés finement
    6 gallons (23 litres) d'eau
    En option:
    10 t (2,5 litres) de persil frais haché finement
    4t (1 litre) d'oignons tranchés
    Une tasse ou deux d'huile de sésame grillé
    Faites tremper les pois chiches toute la nuit. (Leur volume doublera, alors le récipient devra être rempli d'eau mais rempli de pois à moitié seulement). Jetez l'eau de trempage et placez les pois chiches dans le chaudron avec les quelque 23 litres d'eau salée, et faites bouillir le tout à feu élevé. Ensuite baissez le feu et laissez mijoter au moins une heure, ou jusqu'à ce que les pois puissent être écrasés facilement entre deux doigts. Dans le grand bol, mélangez tous les ingrédients et, à l'aide d'un pilon, broyez-les afin d'obtenir une consistance uniforme. (Vous pouvez aussi utiliser le robot, qui donnera une texture crémeuse parfaite.) Il se peut qu'il soit nécessaire d'ajouter de l'eau pour en arriver à ce résultat. Laissez refroidir, et servez dans un sandwich ou dans un pain pita avec des germes, de la laitue, des concombres, ou comme trempette pour les crudités et les bouts de pain. Si vous utilisez l'hummus comme trempette, saupoudrez du paprika et versez une flaque d'huile d'olive sur le dessus avant de le servir.

    MACARONI "SANS FROMAGE" (Macaroni and Cheeseless)

    Donne 90 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Temps de cuisson: 30 minutes
    Équipement: un très grand chaudron de 40 litres, un très grand bol à mélanger, 3 moules à gâteau de 12 x 18 pouces (30 x 45cm)
    8 gallons (30 litres) d'eau
    5 cuillerées à table de sel marin
    20 livres (9kg) de macaronis au soja

    Faites bouillir l'eau salée dans le grand chaudron, versez-y les macaronis et attendez que ça recommence à bouillir. Laissez cuire environ 10 minutes. Les macaronis doivent être al dente, c'est-à-dire encore fermes au centre lorsqu'on les coupe avec les dents. Bref, ne les cuisez pas trop. Jetez l'eau de cuisson et rincez le tout avec de l'eau froide, puis mettez les macaronis de côté.

    Pour faire le substitut de fromage:
    36t (9l) de levure alimentaire
    12t (3l) de farine blanche non blanchie
    ? t (125ml)de sel marin
    ? t de poudre d'ail
    4? gallons (17 litres) d'eau bouillante
    6 livres (2,7 kg) de margarine
    1 tasse (500ml) de moutarde préparée

    Faites chauffer le four à 350F quelques minutes à l'avance. Dans un grand bol, mélangez ensemble la levure alimentaire, la farine, le sel et la poudre d'ail. Versez ensuite l'eau bouillante, un litre à la fois, en utilisant un fouet pour brasser. Cette étape est délicate puisqu'il faut éviter le formation de mottons. Ajoutez ensuite la margarine et la moutarde, et remuez encore. Placez les macaronis dans les moules à gâteau et nappez-les de sauce "sans fromage", de manière à ce que tout le macaroni soit recouvert. Saupoudrez des graines de sésame rôties ou de la chapelure sur le dessus, et faites cuire le tout dans un four à 350F durant 30 minutes, ou jusqu'à ce que ça soit chaud et que ça mijote. Voilà, c'est prêt. (Notez que ce plat se congèle bien.)

    CHOU-FLEUR AU CARI

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 15
    Temps de cuisson: 1 heure 20
    Équipement: une grande poêle, un grand plat de métal pour le service
    4 tasses (1 litre)d'huile de carthame
    2 bulbes d'ail hachés
    20 oignons tranchés
    Une caisse de 24 choux-fleurs découpés en morceaux de la taille d'une bouchée
    4 tasses (1 litre) de poudre de cari
    1 tasse (250 ml) de cumin
    1 tasse de tamari
    4 cuillerées à table de poivre blanc
    Faites revenir trois cuillerées à table d'ail durant 30 secondes à feu élevé, dans une couche d'huile assez épaisse pour recouvrir tout le fond de la casserole. Rajoutez environ deux tasses d'oignons et faites-les revenir jusqu'à transparence, soit 3 à 5 minutes. Remuez souvent. Ajoutez les morceaux de chou-fleur et faites-les frire jusqu'à ce qu'ils commencent à brunir. Continuez de brasser, et grattez le fond de la poêle de temps en temps. Maintenant vous pouvez versez le tamari, et saupoudrer de cari, de cumin et de poivre blanc. (Mélangez des parts égales de tamari et d'eau si vous voulez que celui-ci soit distribué uniformément dans toute la poêle.) Une fois que le tout est bien brassé, videz le contenu de la poêle dans un récipient de métal et commencez le service. Si le service doit commencer plus tard, placez ce récipient au four à 150F pour que ça reste chaud. Vous pouvez maintenant recommencer le processus jusqu'à ce que tout le chou-fleur ait été cuit, ou que tous aient mangé à leur faim. Ce plat peut être accompagné de riz brun.

    RIZ BRUN

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: 50 minutes
    Équipement: un chaudron de 20 litres avec couvercle
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    3 cuillerées à table de sel marin
    15 livres (6,8 kg) de riz brun à grains longs
    Faites bouillir l'eau salée, ajoutez le riz et mettez le feu à la position maximum jusqu'à ce que ça recommence à bouillir. Brassez une fois, placez le couvercle et mettez le feu à puissance minimum. Laissez mijoter environ 45 minutes. N'ôtez pas le couvercle et ne remuez pas avant que la cuisson soit terminée! (Si vous avez des problèmes avec les proportions, dites-vous que c'est une part de riz pour deux parts d'eau.)

    POMMES DE TERRE ET PETITS POIS AU CARI

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 2 heures
    Temps de cuisson des pommes de terre: 1 heure 15 minutes
    Temps de cuisson du plat complet: 1 heure 15 minutes
    Équipement: un chaudron de 40 litres, une grande poêle (ou wok), un grand plat de métal pour le service.
    Pour les pommes de terres bouillies:
    6 gallons (23 litres) d'eau
    ? de tasse (75 ml) de sel marin
    100 pommes de terres lavées, pelées et découpées en cubes
    Faites bouillir l'eau salée dans le grand chaudron. Cela prendra environ une heure. Versez-y les pommes de terre en faisant attention de ne pas tout éclabousser, et ramenez à ébullition. Laisser bouillir jusqu'à ce que les pommes de terres commencent à ramollir. Videz le chaudron de son eau.
    Pour compléter le plat:
    2 tasses (500ml) d'huile de carthame
    4 bulbes d'ail hachés
    15 oignons tranchés en cubes
    6 tasses (1,5 litre) de levure alimentaire
    6 tasses de poudre de cari
    4 cuillerées à table de sel marin
    25 boîtes de 10 onces (±300 grammes) de pois verts congelés
    6 livres (2,7 kg) de margarine
    Dans une couche d'huile suffisante pour recouvrir complètement le fond de la poêle, faites revenir à feu élevé quelques cuillerées d'ail durant une trentaine de secondes. Ajoutez ensuite deux tasses (500ml) d'oignons et faites-les revenir jusqu'à transparence, soit de 3 à 5 minutes. Ajoutez une cuillerée de sel, ? tasse (125 ml) de levure et une quantité égale de poudre de cari. Brassez souvent. Versez maintenant une quantité suffisante de pommes de terre (déjà bouillies) pour remplir la poêle, et continuez de brasser. (Vous pouvez verser un peu d'eau si vous le voulez.) Lorsque les épices sont mélangés uniformément avec les pommes de terre, ajoutez 2 paquets de petits pois et une barre de margarine. Lorsque la margarine a fondu et s'est incorporée, videz la poêle dans un grand plat de métal, et gardez le tout bien au chaud dans un four à 150F en attendant de servir. Vous pouvez maintenant recommencer le processus jusqu'à épuisement de toutes les pommes de terre, ainsi que de tous les pois et épices.

    LASAGNE AU TOFU ET ÉPINARDS

    Donne 100 portions
    Faites chauffer le four à 350F
    Temps de préparation: 3 heures
    Temps de cuisson: au moins une heure
    Équipement: un chaudron de 20 litres, un chaudron de 24 litres, 2 grandes poêles (ou woks), 4 moules à gâteau rectangulaires de 12 x 18po (30 x 45cm).
    Pour faire la sauce:
    1t (250ml) d'huile d'olive
    1 bulbe d'ail pressé
    10 oignons coupés en dés
    10 boîtes de tomates en conserve de 15 onces (±425g)
    2 cuillerées à table (ct) de sel marin
    3 ct d'origan
    2 ct de basilic
    2 ct de thym
    3 feuilles de laurier
    2 ct de poivre noir
    Faites chauffer l'huile, puis faites-y revenir l'ail pendant 30 secondes. Ajoutez les oignons et épices, et faites-les revenir jusqu'à transparence des oignons. Ajoutez ensuite les tomates, les feuilles de laurier, le sel et le poivre. Couvrez et laissez mijoter 30 minutes à feu moyen-doux, en remuant de temps en temps. Ajoutez du sel ou de l'eau si nécessaire.
    Pour faire la farce:
    1 tasse (250ml) d'huile de carthame
    1 bulbe d'ail pressé
    10 oignons coupés en dés
    20 livres (9kg) de tofu bien égoutté et émietté
    20 paquets d'épinards congelés de 10 onces (±300g)
    3 ct de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    2 tasses (500ml) de tamari

    Faites revenir l'ail à feu élevé pendant 30 secondes, dans une couche d'huile assez épaisse pour recouvrir complètement le fond de la casserole. Ajoutez environ 2 tasses d'oignons et faites-les revenir jusqu'à transparence, soit 3 à 5 minutes, en remuant souvent. Maintenant, versez assez de tofu (en l'émiettant) pour emplir la poêle, et faites-le frire jusqu'à ce qu'il soit doré. Mélangez sans cesse, en grattant le fond de la poêle de temps à autre. Pendant que vous brassez, versez le tamari et saupoudrez une partie du thym, de l'origan et du basilic; puis ajoutez les épinards (dégelés et égouttés). Mélangez bien, et laissez cuire le tout jusqu'à ce que l'excès d'eau se soit évaporé. Versez le contenu de la poêle dans un grand plat de métal, et répétez le processus jusqu'à épuisement du tofu et des épinards. Mettez le tout de côté.

    Pour faire les pâtes:
    4 gallons (15 litres) d'eau
    2 cuillerées à table de sel marin
    8 boîtes de 10 onces (±300 g) de lasagne

    Dans le chaudron de 20 litres, faites bouillir l'eau salée et laissez-y cuire les pâtes environ 10 minutes, ou en suivant les directives sur la boîte. Les pâtes doivent être al dente, c'est-à-dire encore fermes au milieu lorsqu'on les mord; bref ne les cuisez pas trop. Videz l'eau de cuisson, rincez les pâtes à l'eau froide et mettez-les de côté.

    Pour le gratin:
    20 livres (9kg) de fromage de soja râpé(de type mozzarella).

    Placez une fine couche de sauce aux tomates dans le fond de chaque moule à gâteau, et placez une épaisseur de pâtes par dessus, en prenant bien soin de couvrir toute la sauce. Placez ensuite une couche du mélange épinards-tofu sur les pâtes et saupoudrez uniformément environ 2 tasses de fromage au soja. Recommencez avec une autre couche de pâtes, nappez ensuite d'une généreuse couche de sauce et répétez, en commençant par le mélange aux épinards et en terminant par la sauce. Étendez finalement le restant de fromage sur le dessus et mettez au four pour une heure à 350F, ou jusqu'à ce que le fromage commence à gratiner. Sortez les moules du four et laissez la lasagne refroidir 15 minutes avant de la servir. (Certains préfèrent couvrir leur lasagne de sauce béchamel; toutefois, la recette de substitut de fromage que nous donnons en complément au macaronis peut constituer elle aussi une bonne alternative. Notez que plusieurs marques de fromage de soja contiennent de la caséine ou de la caséinate de calcium, c'est-à-dire des protéines du lait et par conséquent, des protéines d'origine animale.)

    LES SALADES
    SALADE VERTE
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 2-3 heures
    Équipement: un très grand bol à mélanger, un bol de taille moyenne pour le service
    8 laitues déchiquetées
    10 livres (4,5 kg) de carottes râpées grossièrement ou tranchées
    3 céleris entiers, tranchés
    5 à 10 livres (2,5-4,5 kg) de tomates tranchées
    2 pommes de chou rouge, tranché finement
    5 livres (2,5 kg) de poivrons verts coupés en lanières ou en dés
    5 livres de concombres tranchés en rondelles
    Lavez tous les légumes et assurez-vous de les couper en morceaux de la grosseur d'une bouchée. (Pour mélanger et transporter la salade plus facilement, vous pouvez utiliser des grands sacs de plastique -dédoublés il va sans dire.) Utilisez d'autres légumes si vous parvenez à en recueillir, comme les brocolis et choux-fleurs, les oignons, les courgettes et zucchinis, les betteraves, les champignons, les germes de luzerne, etc. Vous pouvez aussi incorporer à votre salade des graines de tournesol et des légumineuses cuites comme les pois chiches, les fèves rouges, etc. Elle aura alors l'avantage de constituer un repas complet si on l'accompagne de pain. Utilisez un grand bol pour mélanger la salade, et un bol plus petit pour le service; ne versez la vinaigrette que dans ce petit bol. Cela permettra de conserver les restants de salade pour le lendemain, s'il y a lieu.
    SALADE DE CAROTTES ET RAISINS

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 15 minutes
    Équipement: un grand bol à mélanger, une ou plusieurs râpes
    25 livres (11,5 kg) de carottes
    5 livres (2,3 kg) de raisins
    10 tasses (2,5 litres) de "Nayonnaise"
    Le jus de 20 citrons

    Râpez les carottes, puis mélangez tous les ingrédients dans un grand bol. Servez froid. La "Nayonnaise" est une marque de commerce de la compagnie Nasoya. Il s'agit d'une mayonnaise sans produits d'origine animale. Si vous ne pouvez vous la procurer, alors faites-la vous-même: à l'aide d'un robot culinaire, mélangez 10 livres (4,5 kg) de tofu avec ? tasse (125ml) d'huile, ? tasse de miel, ? tasse de jus de citron ou de vinaigre, et 2 cuillerées à table de poivre et de poudre d'ail.

    SALADE DE CHOU

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Équipement: un très grand bol à mélanger
    20 livres (9kg) de carottes râpées
    1 gallon (3,8 litres) de "Nayonnaise" ou de votre propre mayonnaise maison (voir recette ci-haut)
    8 choux verts tranchés finement
    Le jus de 20 citrons
    2 cuillerées à table de poivre noir
    2 cuillerées à table de sel marin

    Râpez les carottes et tranchez finement le chou, puis mélangez tous les ingrédients dans un très grand bol et servez immédiatement.

    LES VINAIGRETTES
    VINAIGRETTE TRADITIONNELLE
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 15 minutes
    Équipement: deux contenants de 2 litres avec couvercle hermétique
    8 tasses (2 litres) d'huile d'olive
    2 t de vinaigre balsamique
    Le jus de 10 citrons
    2 gousses d'ail frais, pressées
    2 cuillerées à thé de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    2 ct de sel marin
    2 ct de poivre noir
    2 ct de poudre de gingembre
    Mettez la moitié des ingrédients dans chaque contenant et remuez bien. Remuez de nouveau au moment de servir. Certains préféreront utiliser du jus de citron seulement, sans vinaigre; d'autres utiliseront du tamari plutôt que du sel; d'autres encore intégreront de la levure alimentaire, du jus de pomme ou d'orange…(Allez, soyez créatifs!)
    SAUCE À SALADE AU TAHINI ET CITRON

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 15 minutes
    Équipement: un robot culinaire
    8 tasses (2 litres) de tahini
    Le jus de 12 citrons
    2 tasses (500 ml) de levure alimentaire
    2 cuillerées à soupe d'huile de sésame grillé
    12 gousses d'ail
    4 tasses (1 litre) d'eau
    Jus de pomme (optionnel)

    Placez la moitié des ingrédients dans le robot et mélangez jusqu'à ce que vous obteniez une consistance dense mais crémeuse. Rajoutez de l'eau, du jus de citron ou de pomme si nécessaire. Répétez l'opération jusqu'à épuisement des ingrédients.

    TREMPETTE AU TOFU

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 15 minutes
    Équipement: un robot culinaire
    10 livres (4,5 kg) de tofu égoutté
    5 tasses (1,25 l) d'huile de carthame
    2 t (500 ml) de vinaigre
    Le jus de 20 citrons
    20 gousses d'ail
    10 oignons
    1 t (250 ml) d'aneth
    2 cuillerées à soupe de sel marin
    2 cuillerées à thé de poivre blanc
    Jus de pomme (optionnel)

    Égouttez bien le tofu, puis émiettez-en 2? livres (un peu plus d'un kilo) dans le mélangeur. Ajoutez le quart des ingrédients restants. Malaxez le tout, en ajoutant de l'eau ou du jus de pomme si nécessaire, jusqu'à ce que vous obteniez une consistance épaisse mais tout de même crémeuse. Répétez trois fois. Brassez bien le tout et servez en guise d'accompagnement avec des croustilles ou des tranches de légumes.

    LES SOUPES

    SOUPE AU MISO
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 40 minutes
    Temps de cuisson: 1 heure
    Équipement: un grand bol à mélanger, un chaudron de 20 ou 24 litres
    ? de tasse (60 ml) d'huile
    2 bulbes d'ail pressés
    2 cuillerées à soupe de thym
    2 cuillerées à soupe de basilic
    4 ou 5 gallons d'eau
    2 livres (900g) de miso
    En option:
    1 cuillerée à thé de cayenne
    2 tasses (500 ml) d'algues aramé
    1 chou tranché finement
    5 livres (2,3 kg) de tofu coupé en cubes
    4 tasses (1 litre) d'échalottes tranchées

    Faites chauffer votre huile préférée dans le fond d'un chaudron; faites-y revenir l'ail, les épices et les éventuelles échalotes durant 30 secondes. Ajoutez l'eau et n'importe quelle combinaison d'ingrédients optionnels. Faites bouillir le tout (jusqu'à ce que le chou soit tendre, s'il y a lieu), puis retirez du feu. Prélevez un ou deux litres de bouillon et mélangez avec le miso. (La densité du miso peut varier; utilisez 2 ou 3 contenants d'une livre, un kilo plus ou moins.) Lorsque le miso est parfaitement mélangé avec le bouillon, versez celui-ci dans le chaudron, brassez et voilà! Prenez bien garde toutefois de ne pas faire bouillir le miso; cela tuerait les microorganismes bénéfiques qui s'y trouvent.
    SOUPE AUX POIS JAUNES

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Temps de cuisson: une heure (minimum)
    Équipement: un chaudron de 20 litres
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    12 tasses (3 litres) de pois jaunes
    4 tasses (1 litre) d'orge mondé
    2 gousses d'ail pressées
    5 oignons de taille moyenne, coupés finement
    2 cuillerées à thé de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    3 cuillerées à soupe de sel marin
    1 cs de poivre noir
    10 pommes de terre pelées et coupées en cubes
    2 livres (900g) de carottes râpées
    2 céleris tranchés

    Faites chauffer l'huile dans le fond du chaudron; faites-y revenir l'ail pendant 30 secondes puis ajoutez les épices et les oignons. Faites revenir les oignons jusqu'à ce qu'ils commencent à brunir sur les bords. Ajoutez les pois et mélangez jusqu'à ce qu'ils soient enrobés du mélange d'huile et d'épices. Ajoutez maintenant l'orge, l'eau, le sel et le poivre et amenez le tout au point d'ébullition. Ajoutez les légumes tranchés et faites bouillir de nouveau. Réduisez la chaleur et couvrez. Remuez de temps à autre et laissez mijoter 45 minutes ou jusqu'à ce que les pois aient atteint la tendreté désirée. Servez cette soupe bien chaude. (Vous pouvez la laisser mijoter aussi longtemps que vous le voulez, si vous prenez la peine d'ajouter de l'eau. Il est possible de remplacer les pois par d'autres légumineuses ou combinaisons de légumineuses. Pour ce qui est des céréales, l'orge est ce qu'il y a de mieux; mais le riz, les flocons d'avoine entiers ou toute autre céréale peuvent dépanner.)

    SOUPE AUX LÉGUMES

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Temps de cuisson: une heure (minimum)
    Équipement: un chaudron de 20-25 litres
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    2 bulbes d'ail pressés
    12 oignons moyens, tranchés
    2 cuillerées à soupe de thym
    2 cs de basilic
    2 cs d'origan
    2 cs d'estragon
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    ? de tasse (65 ml) de sel marin
    2 cuillerées à thé de poivre noir
    5 feuilles de laurier
    3 à 5 livres (1,4 à 2,3 kg) de pommes de terre
    18 tomates
    Un zucchini de 2 livres (environ un kilo)
    Deux céleris
    2 livres (900g) de carottes
    En option:
    4 tasses (1 litre) de macaronis cuits
    4 t de pois chiches cuits
    4 t de pois verts ou tout autre légume

    Faites chauffer l'huile dans le fond du chaudron. Faites revenir l'ail 30 secondes, puis ajoutez les oignons et les épices. Faites revenir le tout jusqu'à ce que les oignons commencent à brunir. Ajoutez l'eau, le sel, le poivre et les feuilles de laurier. Amenez au point d'ébullition, puis versez les légumes tranchés et tous les ingrédients restants; laissez bouillir de nouveau quelques instants puis baissez le feu. Laissez mijoter à feu doux pendant 45 minutes ou jusqu'à ce que les légumes soient assez tendres à votre goût. Cette soupe doit être servie bien chaude, et peut mijoter aussi longtemps que vous le voulez si vous ajoutez de l'eau de temps en temps.

    SOUPE AUX POMMES DE TERRE

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Temps de cuisson: une heure ou plus
    Équipement: un chaudron de 20-25 litres, un robot culinaire
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    2 bulbes d'ail pressés
    12 oignons moyens hachés
    2 cuillerées à thé de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    10 livres (4,5 kg) de pommes de terre pelées et coupées en cubes
    3 ou 4 cuillerées à soupe de sel de mer
    2 cs de poivre blanc
    4 livres (1,8 kilo) de carottes râpées

    Faites chauffer l'huile dans le fond du chaudron, puis faites revenir l'ail 30 secondes avant d'ajouter les oignons et les épices. Faites revenir le tout jusqu'à ce que les oignons commencent à brunir. Maintenant ajoutez l'eau, les pommes de terre, les carottes, le sel et le poivre. Amenez à ébullition, puis baissez le feu et couvrez. Laissez mijoter 35 minutes, ou le temps qu'il faudra pour que les pommes de terre soient cuites. Mettez un peu de soupe dans le mélangeur, et liquéfiez-la. (Prenez soin de tenir fermement le couvercle du mélangeur, car la soupe chaude pourrait vous éclabousser et vous brûler.) Liquéfiez environ la moitié de la soupe, de manière à laisser quelques cubes de pommes de terre flotter par-ci par-là. (Vous pouvez ajouter une tasse (250 ml) d'aneth pour faire une soupe aux pommes de terre et à l'aneth.) Servir cette soupe bien chaude.

    LES DESSERTS
    SALADE DE FRUITS
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Équipement: un très grand bol à mélanger, un bol plus petit pour le service et des contenants de plastique avec couvercle pour l'entreposage.
    100 fruits assortis (pommes, poires, oranges, pêches, ananas, bananes, raisins secs, etc.)
    Le jus de 20 citrons
    Coupez les fruits en petits morceaux et mélangez-les avec le jus de citron, de manière à ce que celui-ci enrobe chaque morceau. Le jus de citron retarde le brunissement dû à l'oxydation, phénomène qui apparaît lorsque la chair des fruits entre en contact avec l'air. Rangez la salade de fruits dans des seaux de plastique dotés de couvercles hermétiques, et placez-la au réfrigérateur si possible. Servez de petites portions, en ajoutant si vous le voulez du granola, de la noix de coco râpée ou du Ice Bean. (Ice Bean est la marque de commerce d'une crème glacée à base de soya.) En général, essayez de ne pas utiliser de raisins frais bourrés de pesticides; si vous le faites, utilisez des raisins de culture bio.
    CROUSTADE AUX POMMES ET POIRES

    Donne 90 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Temps de cuisson: une heure
    Faites chauffer le four à l'avance à 350F
    Équipement: un grand bol à mélanger, trois moules à gâteau de12 x 18po (30 x 45 cm)
    40 pommes
    40 poires
    Le jus de 10 citrons
    5 tasses (1,25 litre) de sirop d'érable ou de maïs
    ? de tasse (60 ml)d'extrait de vanille
    ? tasse (125 ml) de cannelle
    2 cuillerées à soupe de poudre de gingembre
    1 cs de muscade

    Enlevez le coeurs puis tranchez les pommes et poires. (Les peler n'est pas nécessaire si elles sont bien lavées. Sachez que les pommes "industrielles" sont presque toujours recouvertes d'une couche de cire ultra-chimique.) Dans un bol à mélanger, faites en sorte que les ingrédients enrobent bien chaque morceau de fruit. Placez maintenant le tout au fond des moules à gâteau graissés au préalable, en étalant uniformément.
    Pour la garniture:
    20 tasses (5 litres) de flocons d'avoine
    20 tasses de farine de blé entier
    ? tasse (125 ml) de cannelle
    2 cuillerées à soupe de muscade
    1 cuillerée à soupe de clous de girofle moulus
    1 cs de sel marin
    5 livres (2,3 kg) de margarine
    5 tasses (1,25 l) de sirop d'érable ou de maïs
    ? tasse (125 ml) d'extrait de vanille
    Dans un grand bol, mélangez les flocons d'avoine, la farine, les épices et le sel. Prenez des morceaux de margarine et intégrez-les petit à petit aux ingrédients secs à l'aide de vos mains. Mélangez ensuite le sirop et la vanille ensemble, puis versez le tout sur la garniture et brassez bien. Étalez la garniture uniformément sur le dessus des fruits et faites cuire au four à 350F pendant au moins une heure, ou jusqu'à ce que le dessus soit brun doré, que les fruits soient tendres et qu'il y ait un petit peu de jus au fond. Servez ce dessert bien chaud avec du Ice Bean (voir recette de salade de fruits plus haut).
    La politique

     
    Introduction
    Le nom De la Bouffe, pas des Bombes résume notre principe de base: la société doit promouvoir la vie, pas la mort. Mais notre société moderne tolère et encourage la violence et la domination; l'autorité et le pouvoir découlent de la contrainte et de l'usage de la force. Cela affecte notre vie quotidienne, et nous devons composer avec la menace constante de crimes violents; nous devons composer avec la violence domestique, la brutalité policière sans oublier la menace nucléaire. Un tel déchaînement de forces chaotiques entraîne des millions de personnes dans la spirale de la dépression et du manque d'estime de soi.
    La pauvreté est en quelque sorte une forme de violence, et sa forme d'expression est la faim. Des millions d'Américains et d'Européens, dont presque la moitié sont des enfants, souffrent de la faim chaque jour. La malnutrition chez les jeunes fait monter en flèche les taux de mortalité infantile, plus élevés aux États-Unis que dans toutes les autres nations industrialisées. D'une manière générale, nous continuons à dépenser plus d'argent et de ressources pour développer, utiliser et menacer d'utiliser des armes de destruction massive que pour soutenir et célébrer la vie. En dépensant cet argent en bombes plutôt qu'en nourriture, nos gouvernements perpétuent et exacerbent la violence de la pauvreté en ne donnant pas à manger aux nécessiteux. De la bouffe, pas des Bombes a décidé de se tenir debout et de lutter contre la violence de la faim. Nous nous dévouons depuis plusieurs années pour changer la société de manière pacifique, en donnant gratuitement de la nourriture végétarienne, donc en promouvant et célébrant la vie.
    De la Bouffe, pas des Bombes est une organisation vouée à développer des alternatives économiques, politiques et même personnelles. Les révolutionnaires sont souvent décrits comme des gens qui se préparent à renverser le gouvernement, et pour qui la fin justifie les moyens. Mais les groupes FNB existant actuellement n'ont ni le temps, ni les ressources pour attaquer, menacer ou renverser la culture de mort, la culture dominante. Toutefois, ne pas prendre de temps pour renverser la structure moderne du pouvoir ne signifie pas pour autant qu'on ne soit jamais en lutte contre elle. Le simple fait d'exercer nos droits fondamentaux de liberté d'expression et d'association est perçu comme une menace par les élites corrompues; les membres de ces élites font donc tout pour nous arrêter et nous empêcher d'atteindre nos objectifs. Nous voulons créer de nouvelles structures, des modes de vie alternatifs à partir de la base. Nous voulons remplacer la culture de mort par une culture de "plombiers, pas des bombes", de "garderies, pas des bombes", de "soins de santé, pas des bombes".
    Food Not Bombs répond à la pauvreté et au manque d'estime de soi de deux manières. Premièrement, nous fournissons de la nourriture d'une manière ouverte et respectueuse à quiconque se présente à nos tables. Nous ne faisons pas effectuer aux gens les innombrables pirouettes bureaucratiques destinées à contrôler, humilier et même punir les pauvres. Deuxièmement, nous invitons les gens qui reçoivent la nourriture à participer à la collecte et la distribution de celle-ci. Voilà qui contribuera à leur redonner confiance en leur capacité de changer les choses.
    L'idée de la récupération, voire du recyclage de nourriture n'est pas nouvelle. Des personnes ont "fait les poubelles" pour manger depuis des siècles; toutefois, certains propriétaires empoisonnent ou cadenassent leurs conteneurs à déchets dans le but d'empêcher ce phénomène. Dans un même ordre d'idées, les environnementalistes font depuis longtemps la promotion du compostage; mais leur idée n'est pas encore pratiquée à grande échelle. C'est pourquoi le fait de recycler de grandes quantités de nourriture d'une manière organisée et régulière, puis d'en servir la partie comestible aux affamés peut être considéré comme un geste politique radical.
    Bien que Food Not Bombs n'ait pas de programme politique dûment établi, une certaine philosophie politique de base est apparue en son sein au cours des années. Le noyau de cette philosophie est que chaque collectif est autonome, et que chacun de ses membres a une voix au chapitre lorsqu'il s'agit de définir ses orientations. Les pages suivantes expliquent ceci plus en détail, à partir de l'expérience personnelle de l'auteur.
    La Société nouvelle
    Nous nous demandons souvent: "Où va le monde?", à l'instar de millions d'autres personnes. La domination, la violence et les massacres semblent être les choix prédominants de notre société. Nous appelons cela la "culture de la mort". L'acceptation passive de la guerre, de la course aux armements nucléaires, des génocides et de la destruction de l'environnement est beaucoup trop répandue, et constitue la pierre d'assise du Nouvel Ordre Mondial des tout-puissants. Plus que jamais à travers le monde, la culture de la mort fait croire à des adolescents qu'il est nécessaire de s'enrôler dans les forces armées et de tuer pour avoir la paix. Nous croyons que la paix obtenue par l'armement est illusoire, car utiliser la peur pour éviter la guerre n'est rien d'autre qu'une forme de domination. Quelques voix s'élèvent toutefois et affirment qu'il existe des alternatives. Le problème est que la société actuelle ne valorise absolument pas ceux qui travaillent pour la paix. Elle n'offre à peu près pas d'opportunités d'apprendre les méthodes de résolution de conflit non-violentes, les méthodes de résistance fiscale ou tout simplement la joie de vivre.
    Lorsque nous nous engageons personnellement dans la résistance fiscale, c'est que nous savons que le meilleur moyen de faire cesser les conflits armés est de nous retirer des structures économiques et politiques établies par la culture de mort. En tant qu'organisation, nous travaillons le plus possible en dehors du paradigme économique dominant. Nous ne travaillons pas pour le profit; en fait, les sommes d'argent que nous manipulons sont ridicules lorqu'on les compare à la valeur des repas que nous servons. Puisque nous ignorons les autorités, nous faisons en sorte que les contacts avec eux soient les plus rares possibles; mais comme nous voulons affirmer haut et fort nos alternatives, nous n'essayons jamais de cacher nos activités. Nous pouvons nous installer directement en face d'une banque pour protester contre l'exploitation, mais s'il y a contrat c'est nous qui en rédigeons les termes!
    La non-violence en théorie
    La non-violence consiste à répliquer à des situations d'injustice par l'action. La clé de la non-violence est la capacité de percevoir le potentiel de violence d'une situation avant que celle-ci n'éclate, pour ensuite agir et briser cette spirale. Si nous ne pouvons pas empêcher la violence de survenir, nous pouvons au moins travailler pour en minimiser les effets.
    Il est très important d'agir d'une manière conséquente à nos valeurs fondamentales. Il ne sera jamais dans notre intérêt d'utiliser la violence contre la police ou d'autres groupes. En pratique, ils peuvent déployer une force physique que nous ne saurions égaler. Mais vu sous un angle plus philosophique, nous ne voulons utiliser la force d'aucune manière que ce soit dans nos efforts de changement social. Nous voulons créer une société basée sur les droits et les besoins des humains; pas sur la menace et l'utilisation de la violence. Nous ne cherchons pas à dominer, mais bien à trouver la vérité et à nous supporter mutuellement à mesure que nous résolvons les conflits de manière non-violente.
    Même la nourriture que nous servons est un témoignage de notre dévouement à la non-violence. Nous essayons d'éviter tous les produits d'origine animale car nous voyons les dommages qu'ils causent, non seulement à l'animal mais aussi à notre santé, à l'environnement et à l'économie. La production industrielle de nourriture est un processus fondamentalement violent, qui implique le massacre de millions d'animaux ainsi que la contamination de notre air, de notre eau, de nos sols et de nos corps par les pesticides et fertilisants chimiques. Les lobbies de la viande, du lait et des produits chimiques contrôlent à coups de millions $ les décisions de nos gouvernements, pour que celles-ci servent leurs intérêts plutôt que ceux du public.
    La non-violence en pratique
    En tant qu'organisation, nous tentons d'être les plus inclusifs possible. Nous laissons de l'espace à toutes les options politiques progressistes, et nous laissons chacun s'exprimer librement. Pour certains, le fait de travailler pour de la bouffe et non des bombes constitue un changement de style de vie complet. Pour d'autres, il s'agit d'une affirmation de leurs valeurs et de leur amour de la vie, mené en parallèle à une carrière lucrative dans la société dominante. Nous essayons d'apprécier la contribution de chaque personne, sans nécessairement attendre qu'elle se dissocie complètement du statu quo. Notre monde est multiculturel, et les structures socio-politiques devront s'adapter à cette réalité. Lutter contre le racisme, le sexisme, l'homophobie, les classes sociales (voire même les castes) ainsi que d'autres formes de répression sont des choses essentielles à l'établissement d'un monde basé sur la vie et l'autonomie. Tous doivent s'engager dans ce travail multiculturel, aussi bien les membres de Food Not Bombs que les gens avec qui nous sommes en contact, dans la rue ou parmi les organisations qui coopèrent avec nous.
    Une des manières de parvenir à cela qui est unique à Food Not Bombs est la création de structures permettant un accès partagé aux ressources. Les membres de FNB localisent et recueillent des aliments pour des besoins communautaires plus vastes. Nous montrons donc par notre exemple comment un petit groupe d'individus aux ressources financières limitées peut faire une grande différence dans la qualité de vie de tout un quartier, en redonnant de la valeur aux déchets produits par l'économie capitaliste. D'ailleurs, un de nos grands espoirs est que la redistribution de ressources autres que la nourriture devienne une activité prise au sérieux par un nombre toujours plus grand de personnes. Après tout, nous aussi pourrions bénéficier de cela un jour.
    Les groupes De la Bouffe, pas des Bombes sont ouverts et démocratiques. Les décisions y sont prises selon un modèle appelé consensus. Le consensus crée un environnement où les différentes opinions peuvent être exprimées sans crainte, et où les conflits sont résolus d'une manière respectueuse et non-violente. Il ne s'agit pas d'une compétition d'idées destinées à gagner la faveur d'une majorité. Il s'agit plutôt d'un travail coopératif destiné à synthétiser toutes les idées en une décision qui semble être la meilleure pour toutes les parties concernées. Ce processus essaie de faire en sorte que tous puissent exprimer leur point de vue et participer à la prise de décisions. Le consensus ne signifie pas que tous pensent de la même manière; les participants peuvent concéder qu'il y a désaccord sur certains points et en arriver tout de même à un consensus sur les thèmes plus généraux.
    Les membres du groupe deviennent plus confiants lorsqu'ils sont encouragés à participer et à prendre plus de responsabilités vis-à-vis des actions collectives. Cela leur montre non seulement comment être forts et droits dans la non-violence, mais aussi comment frayer leur chemin vers le pouvoir. Il serait faux de prétendre bâtir une société où les responsabilités et le pouvoir sont égaux pour tous. Au contraire, il est beaucoup plus facile d'imaginer un monde où l'accès au pouvoir est égal pour tous. C'est pourquoi le consensus est un procédé par lequel tous peuvent participer activement à la prise de décision. Le modèle pratique que vous utiliserez sera cependant déterminé par la taille de votre groupe et ses besoins spécifiques.
    Histoires vécues
    Food Not Bombs a participé à des centaines d'événements au cours des dernières années, et chacun d'entre eux fut unique en son genre. Nous ne disposons pas d'un espace suffisant dans ce livre pour exposer chaque cas; nous avons identifié cependant trois événements constituant les points culminants des trois grandes époques de notre histoire: il s'agit du Food Not Bombs Free Concert for Disarmament ayant eu lieu le 2 mai 1982, lors de la période du Collectif de Cambridge (1981-1982); du First American Peace Test Nevada Test Site Action (APT) ayant eu lieu du 10 au 17 mars 1988, lors de la période des groupes d'affinités (1984 à 1988); puis des arrestations de membres de FNB-San Francisco ayant eu lieu dans le parc Golden Gate le 5 septembre 1988, jour de la Fête du Travail, lors de la période d'organisation nationale (1988 à 1991). Durant les quelques premières années, nous étions un collectif mettant en commun ses revenus, travaillant et vivant en coopérative à Cambridge, Massachusetts. Plus tard, nous avons évolué en groupes d'affinités de militants partageant des opinions semblables, vivant proches les uns des autres et s'occupant des tâches quotidiennes de Food Not Bombs. Encore plus tard, nous sommes devenus un réseau décentralisé d'organisations autonomes dont les ramifications s'étendirent partout aux États-Unis puis ailleurs dans le monde. Les pages suivantes racontent de manière détaillée les événements qui se sont produits pour chacune de ces époques.
    La période du collectif de Cambridge, de 1981 à 1982
    Le jour où nous avions prévu de tenir le Free Concert for Disarmament, nous nous sommes levés très tôt. Comme il était de mise chaque matin depuis un an, deux membres du collectif avaient quitté la maison avec nos quatre chiens et s'étaient entassés dans notre camionette Dodge 1967. La première halte, comme toujours, était la boulangerie du Square Harvard. Son gérant insistait pour que nous soyons sur place entre 7h30 et 7h35 exactement. Si nous arrivions quelques petites minutes en retard, les employés auraient déjà jeté les muffins et pains invendus dans le compacteur à déchets. Dans nos premières années, nous n'avions manqué que cinq jours, dont trois pour cause de tempête de neige. En conduisant, l'un de ces matins, nous nous sommes rappelés la fois que nous avions recueilli la bouffe pour notre première action. Celle-ci consistait en une soupe populaire lors de l'assemblée des actionnaires de la First National Bank of Boston, au pied de l'édifice de la Federal Reserve Bank en mars 1981.
    En tant que militants antinucléaires, nous voulions faire du théâtre de rue qui rappellerait aux passants la soupe populaire des années 30, de manière à souligner le gaspillage de ressources dans des projets demandant un grand apport de capitaux, alors que de nombreux citoyens de ce pays se retrouvent dans la rue et sans le sou. Au début, nous pensions demander à des comédiens de jouer le rôle des sans-abri; mais nous avons alors pensé que de vrais sans-abri pourraient jouer leur propre rôle. Nous avons donc fait une invitation que nous avons distribué à la rue des Pins et à d'autres refuges. Le matin de la réunion des actionnaires, nous avons recueilli le pain de la veille dans une boulangerie, des fruits et légumes à la coopérative locale et nous avons cuit un grand chaudron de soupe. Nous avons dressé une table au pied de l'édifice de la Federal Reserve, et à notre grande surprise, plus d'une centaine de personnes se sont présentées en quête d'un repas. Cette action était commanditée par un détachement de l'Alliance Clamshell (Coquille de palourde) et avait pour but de mettre en évidence les liens existant entre les directeurs de banque, les installations nucléaires et les entrepreneurs en bâtiment; tous les mêmes, en fait! Nous n'étions pas sûrs de nous en tirer sans arrestations, mais sommes allés de l'avant quand même. L'action s'est avéré un franc succès. Même quelques actionnaires sympathiques se sont arrêtés au passage pour nous donner un dollar ou deux!
    Notre deuxième action basée sur le théâtre de rue eut lieu le 20 août 1981, à l'extérieur d'une foire aux armes qui se tenait à l'Université de Boston. La nuit précédente, nous avions peinturé le contour de "cadavres" sur l'asphalte, avec de la peinture en aérosol, puis nous avions peint des champignons nucléaires à l'aide de pochoirs avec l'inscription "Today?" (Aujourd'hui?). Nous avions aussi collé des affiches disant "La guerre est un meutre au nom du profit" le long du chemin que les acheteurs et vendeurs d'armes emprunteraient de leur hôtel jusqu'au centre de conférences. Le jour de la foire, nous avons distribué de la bouffe gratuite et des pamphlets dénonçant l'avidité et l'opportunisme de ceux qui vendent de l'armement lourd. Ces pamphlets et les pancartes que nous brandissions arboraient eux aussi le champignon atomique. Samuel Day, journaliste chez The Progressive écrivit un bon article soulignant le contraste entre notre repas gratuit et le lunch du midi à 90 dollars qu'il avait eu en compagnie d'un général. Il mentionna aussi le fait que ce général avait pris soin de ne pas marcher sur les cadavres peints au sol.
    Après s'être rappelé ces premières actions et avoir recueilli le pain au Square Harvard, nous nous sommes dirigés vers Fresh Pond, le seul parc à Cambridge où il était légal de laisser les chiens courir sans laisse. Nos quatre chiens, Jasmine, Arrow, Sage et Yoda étaient des membres très importants du collectif. Ils s'assuraient de nous tirer du lit chaque matin, assez tôt pour que nous puissions faire notre récolte de bouffe et que nous les promenions à Fresh Pond; ils jouèrent aussi un rôle non négligeable dans le fait que les membres du collectif aient vécu en commune. Jasmine avait eu une portée de chiots à l'été 1980. Trois d'entre eux avaient été adoptés par des connaissances qui demeuraient alors dans des logements et des quartiers différents. Or dans l'année qui suivit, ces gens sont devenus de proches amis, en partie à cause de l'intérêt mutuel que nous avions pour les chiens; puis ils nous ont finalement rejoints et aidés à fonder le collectif. Par conséquent, Jasmine vécut de nouveau avec ses rejetons. Tous les jours, quelqu'un allait promener les chiens au parc et parfois le collectif au complet sortait se promener ensemble, ce qui nous donnait l'occasion de réfléchir et de planifier l'avenir. C'est au cours d'une de ces marches qu'a pris forme une série d'actions parmi les plus élaborées que nous ayons produites.
    Food Not Bombs avait planifié une série de trois marches de protestation partant de l'Hôtel de ville de Cambridge et se rendant jusqu'au Centre Draper de recherche sur l'armement du MIT (Massachusetts Institute of Technology), à l'été et l'automne de 1981. Nous voulions que ces manifestations mettent en relief l'influence que la course aux armements avait sur la politique locale. Plus spécifiquement, nous voulions faire comprendre comment le détournement de ressources humaines et financières vers l'armement réduisait les services publics à Cambridge. Notre maison, vous vous en doutez bien, se trouvait à mi-chemin entre le centre de recherche et l'Hôtel de ville. La première marche eut lieu le 6 août, jour anniversaire de la bombe d'Hiroshima. Nous avons distribué de la bouffe et organisé des discours sur le terre-plein, au beau milieu de la rue faisant face à l'entrée du Centre Draper. Pour frapper l'imagination et faire comprendre ce qui se passerait si une bombe d'une mégatonne tombait sur ce laboratoire, nous avons fait brûler l'annuaire téléphonique du Boston métropolitain et expliqué que tous les habitants qui y figurent seraient vaporisés en moins de temps qu'il n'en faut pour que le livre ne brûle.
    La marche suivante eut lieu le 10 octobre et s'appelait Music and March to End the Arms Race (Marche et musique pour mettre fin à la course aux armements). Une fois de plus, nous avons marché de l'Hôtel de ville jusqu'au centre de recherche; et cette fois, le général Duffy, le président du centre, était là pour nous accueillir. Quelques groupes de manifestants avaient été arrêtés pour avoir quitté la voie publique et envahi le terrain appartenant au laboratoire, et pour notre part nous négocions le droit de nous rassembler et de servir la bouffe sur ce même terrain. Nous avons promis au général que nous serions non-violents et nous avons eu une bonne discussion avec lui au sujet de la paix et des armes nucléaires. Il nous a assuré que lui aussi désirait la paix, mais que les armes nucléaires étaient nécessaires pour la maintenir dans notre monde moderne! Puisque nous étions au moins d'accord sur l'importance de la paix, le général Duffy accepta de nous laisser manifester sur les terrains du centre de recherche. C'est ce que nous fîmes illico, avec nos affiches, nos bannières, notre table de distribution et tous les employés du laboratoire qui nous regardaient à travers leurs fenêtres.
    Quelques temps avant la troisième marche, baptisée Marche pour la paix, nous avons installé une table au Square Brattle pour conscientiser les gens faisant leurs achats de Noël aux dangers des armes nucléaires qui étaient développées ici même dans notre ville. À cette époque, en 1981, plusieurs personnes ignoraient encore ces faits, ou simplement que tout cela pouvait se passer dans leur cour arrière. Nous étions alors en bons termes avec les conseillers municipaux et nous avons réussi à faire commanditer la marche par le Conseil municipal de Cambridge. Le 20 décembre 1981, il faisait à peine 4 degrés (15 degrés sous zéro, en Celsius) mais nous avons marché quand même, en empruntant le parcours habituel. À notre grand étonnement, 75 personnes ont défié le climat et ont marché avec nous. Nous avons fabriqué une gigantesque colombe à l'aide de draps et de bâtons de bois; plusieurs personnes devaient la tenir et c'est cette colombe de la paix qui a ouvert la marche.
    Mais il est temps de revenir à ce matin du Free Concert for Disarmament. Après la boulangerie du Square Harvard et notre marche revigorante au Fresh Pond, où nous avons refait nos plans en vue du concert, nous avons roulé jusqu'au Bread and Circus, un magasin d'aliments bio où nous avons pu charger des boîtes de légumes et des bacs de tofu mis de côté pour nous. Nous avons toujours été étonnés par la quantité de nourriture que nous étions capables de récupérer. Nous visitions régulièrement tout un réseau d'épiceries de quartier, et alors que nous faisions notre tournée ce matin-là, nous nous sommes mis à parler de la croissance de ce réseau, qui nous permettait de nourrir de plus en plus de gens en dépensant très peu d'argent. Naturellement, cela nous fit penser au premier grand événement où nous avons distribué des repas en masse.
    Cela avait eu lieu le 30 octobre 1981, la veille de l'Halloween, alors que le vice-président George Bush s'adressait aux actionnaires du MIT. Nous avons bricolé la première bannière Food Not Bombs pour cette occasion, et nous avons monté la table de distribution. Il y avait les discours de circonstance, et la foule de manifestants costumés s'élevait à plusieurs milliers de personnes. Après les discours, nous avons marché sur l'avenue Massachusetts et nous nous sommes rassemblés au pied de l'édifice où George Bush prenait la parole. Nous avons scandé des slogans, joué des tambours; nous étions si nombreux et bruyants que ce dernier dut raccourcir sa conférence. Nous avons amené une marionnette de Bush, nous l'avons brûlée symboliquement et puis un type fit brûler un drapeau des États-Unis. Par après, les barricades de bois installées par les policiers sont devenues un feu de joie au milieu de la rue et les chants, les percussions, la danse ont continué jusqu'au départ de M. Bush.
    Après s'être remémoré tout cela, nous sommes retournés à la maison de Food Not Bombs et nous avons déchargé le pain, les légumes, le tofu. Nous avons commencé à laver ce qu'il nous fallait pour cuisiner. Environ six personnes s'affairaient déjà à couper les légumes et à brasser de grandes chaudrées de soupe. Pendant ce temps, une autre équipe était sur place, dans le parc, en train de monter la scène et le système de son. Le "Monde de l'enfant en soi" (Land of the Younger Self) venait tout juste d'être créé; il s'agissait d'un monde fantaisiste où tous ceux qui le voulaient pouvaient s'amuser comme le font les plus jeunes. Le parc était rempli de souffleurs de bulles de savon, de maquilleurs et de surfaces de jeux. Des vendeurs de cristaux, de foulards et autres vêtements psychédéliques avaient dressé leurs étals. La nourriture est finalement arrivée et fut placée à côté de la table de documentation, tout près de la scène.
    Le spectacle commença avec une prestation de Dawna Hammers Graham, sur la scène, et une démonstration d'arts martiaux à l'autre bout du parc. Des gens de tous âges, de toutes tailles et de toutes les couleurs furent attirés par le son de la musique. Ils ont dansé et se sont bien amusés, surtout lors de la prestation du groupe de reggae One People. D'autres performances ont suivi, de la part d'Anni Loui et compagnie, Jane Albert et Lost Time Inity. À la fin de la journée, alors que la troupe Art of Black Dance and Music s'apprêtait à monter sur scène, le ciel s'était ennuagé et il se mit à pleuvoir. Il s'agissait tout de même d'un grand succès pour tous ceux qui s'étaient impliqué: un spectacle pacifique où des milliers de gens du quartier avaient pu s'amuser et danser, avec plein de bonnes choses à manger gracieuseté de Food Not Bombs.
    Dans les jours qui ont suivi, notre collectif a commencé à se préparer pour un grand rassemblement pour le désarmement prévu pour le 12 juin 1982, au fameux Central Park de New-York. Le 12 mai, nous avons servi des repas à bord du Rainbow Warrior, lors d'une conférence de presse destinée à promouvoir cet événement. (En guise de rappel, il s'agit du même Rainbow Warrior utilisé par Greenpeace pour dénoncer les essais nucléaires français dans le Pacifique Sud, et que les services secrets français ont coulé en y plaçant une bombe, dans le port d'Auckland, Nouvelle-Zélande, en 1985.) Une bonne partie de la nourriture consommée au rassemblement New Englanders for Peace de Portsmouth, New Hampshire, fut transportée par le Rainbow Warrior. Cet événement eut lieu quatre jours après la conférence de presse, soit le 16 mai, et se déroula aux limites de la base aérienne de Pease. Nous avons préparé et cuit la nourriture au beau milieu d'un champ, l'apport en eau étant assuré par un boyau d'arrosage. Nous avons servi un nombre incroyable de repas et nous avions emmené tant de bouffe, qu'à la fin de la journée nous avons dû distribuer des sacs remplis des légumes en surplus. Lors de la chanson d'adieu, les gens ont dansé en brandissant des carottes vers le soleil. Puis, dans la semaine qui a précédé le rassemblement de New-York, Food Not Bombs a tenu des tables de distribution sur l'avenue des Amériques, de l'avant-midi jusqu'au petit matin et ce, tous les jours. Cela nous a donné l'occasion de rencontrer des militants du monde entier et, comme vous le savez peut-être, plus d'un million de personnes ont finalement convergé vers Central Park le 12 juin pour manifester contre les armes nucléaires. Interrogé par un journaliste qui lui demandait si cette grande manifestation allait changer quoi que ce soit à la politique du gouvernement, le Secrétaire à la Défense de l'époque, Alexander Haig, avait rétorqué: "Laissons-les protester tant qu'ils le veulent, en autant qu'ils paient leurs taxes!"
    La période des groupes d'affinités, de 1984 à 1988
    Au printemps 1988, le collectif FNB de Boston et le collectif de San Francisco, qui venait tout juste de naître, se sont donné rendez-vous dans l'obscurité de la nuit, sous le ciel du désert du Nevada. Nous arrivions dans un campement appelé Camp de la paix, où s'étaient rassemblés des activistes du monde entier pour mener une campagne d'action directe non-violente contre les essais d'armes nucléaires ayant lieu dans le désert. Cette action organisée par l'American Peace Test fut la première occasion qu'ont eu des membres de Food Not Bombs des deux extrémités du pays de travailler ensemble.
    Le lendemain matin, nous avons chargé l'équipement dans notre camionnette, et avons roulé du Camp de la paix à la porte d'entrée de la base militaire. Nous avons monté nos tables, alors que les Wackenhuts (une armée privée engagée dans le but de "protéger" le site) se massaient devant la porte. Ils avaient l'air de vouloir procéder à notre arrestation sans crier gare. Toutefois, il était encore tôt et l'action n'avait pas encore commencé. Nous préparâmes un petit déjeûner de soupe au miso, puis un riz aux haricots pour les manifestants qui allaient se pointer sous peu. L'adrénaline qui coulait dans nos artères nous rappela un autre événement dans lequel Food Not Bombs avait nourri des manifestants se préparant à faire de la désobéissance civile, dans un édifice fédéral à Boston. Au printemps 1985, le gouvernement salvadorien, appuyé par les États-Unis, massacrait des civils et les Contras terrorisaient le Nicaragua. Le Congrès se préparait à voter et autoriser l'envoi de millions de dollars additionnels, pris à même nos poches, pour aider ces bourreaux. C'est pourquoi le Pledge of Resistance, une organisation nationale ayant pour but de stopper l'intervention militaire des États-Unis en Amérique centrale, s'affairait à préparer des actions dans l'espoir d'empêcher de nouveaux bains de sang. Beaucoup de bénévoles de Food Not Bombs étaient également actifs dans Pledge of Resistance. Si le Congrès approuvait l'envoi d'aide militaire additionnelle, le plan consisterait à paralyser par une occupation l'édifice fédéral John F. Kennedy dans les 24 heures suivantes.
    Puisque nous aurions un délai très court pour agir, nous avons pris le risque de faire de la publicité à l'avance: nous avons imprimé des milliers d'affiches annonçant une action le 7 mai, en espérant que le vote prévu pour le 6 mai aurait bel et bien lieu ce jour là. L'avenir nous a donné raison: le vote a eu lieu le 6 mai, le Pledge of Resistance a donné le feu vert à l'action et nos affiches ont pu envahir les rues à temps. Nous sommes arrivés le lendemain avec nos tables de distribution et de documentation, et la foule se mit à grossir rapidement. En peu de temps, 500 personnes pénétrèrent dans le lobby de l'édifice fédéral, et des milliers d'autres criaient des slogans et montraient leur colère à l'extérieur. Dans le lobby, il n'y avait plus un centimètre carré de libre, des gens étaient assis dans tous les recoins. Les employés devaient se frayer un chemin et enjamber les manifestants pour aller vers leurs bureaux, alors que ces derniers chantaient ou criaient leur désaccord face à l'aide militaire aux Contras. Les policiers essayèrent de nous convaincre de partir, puis menacèrent de procéder à notre arrestation. Mais nous étions déterminés et nous avons refusé de quitter les lieux. Un débat très énergique eut lieu parmi les occupants, et lorsque l'édifice ferma ses portes à six heures de l'après-midi, les policiers commencèrent à procéder aux arrestations. À l'extérieur, les manifestants criaient et montraient leur appui aux occupants; Food Not Bombs continuait pour sa part à nourrir tout ce beau monde. Finalement, plus de 500 personnes furent arrêtées ce jour là dans ce qui fut l'une des actions de désobéissance civile les plus réussies de l'histoire de Boston. En outre, notre appui alimentaire et logistique a permis aux activistes d'occuper l'édifice toute la journée et durant une bonne partie de la nuit.
    Après un matin à l'atmosphère tendue, passé à préparer la soupe au miso sous l'oeil attentif des Wackenhuts, les premiers manifestants se sont rassemblés à la porte principale. Il y avait beaucoup d'incertitude dans l'air quant à l'attitude qui serait adoptée par les Wackenhuts, en ce lieu perdu et éloigné de toute station de télé. Nous ne pouvions pas compter sur l'opinion publique pour sauver notre peau. Un groupe d'affinité inquiet s'est massé autour de notre table pour boire de la soupe chaude et se préparer psychologiquement. Des autobus remplis d'employés commençaient à passer devant nous, à franchir la grille et à entrer sur le site. Nous pouvions en apercevoir plusieurs autres, au loin sur la route, roulant en notre direction. C'est alors qu'un premier groupe d'affinité se positionna sur la route, et le défilement des autobus cessa. Les vigiles s'approchèrent et se mirent à agripper puis traîner les manifestants sur le bas-côté de la route; mais aussitôt, un autre groupe se positionnait de manière à bloquer le chemin. En peu de temps, une file de 30 à 40 véhicules attendait de pouvoir pénétrer sur la base. Quelques personnes furent arrêtées et placées dans un fourgon cellulaire qui les amènerait à la prison du comté de Beatty, où l'on procéderait à leur enregistrement avant de les libérer. D'autres furent tout simplement battus et poussés hors du chemin. Mais notre action retardait sérieusement les travailleurs qui se rendaient à leur poste de "préposé aux essais d'armes atomiques"; et grâce à nous, le coût du nucléaire augmentait petit à petit, comme à l'action de la centrale de Seabrook. Le blocus a continué pendant plus d'une heure, alors que les groupes se relayaient sur le pavé. Dans les heures qui ont suivi, nous étions complètement galvanisés par le succès de cette première journée d'une action qui devait durer une semaine. En démontant nos tables et en retournant au Camp de la paix de l'autre côté de la grande route, nous avons eu encore une fois l'occasion de nous remémorer nos actions des dernières années.
    Le Boston Pee Party du 29 octobre 1986 en est un exemple amusant. Dans les mois ayant précédé cette action, nous avions été confrontés à des situations complètement dingues. Le président Reagan avait poussé la répression vers de nouveaux sommets en demandant des tests de dépistage de drogue obligatoires et à grande échelle, au nom de la "Guerre contre la drogue". Un membre de Food Not Bombs travaillait alors comme technicien dans un laboratoire spécialisé dans ce genre de tests, et en savait long sur leur manque de fiabilité. Des personnes innocentes perdaient leur emploi à cause de résultats erronés, pendant que les média diffusaient une quantité incroyable de reportages sur la menace que représentait la drogue, et sur la nécessité de contourner certains droits civils pour gagner cette guerre à tout prix. Il nous apparut clair que les activistes politiques pouvaient être la cible parfaite de cette hystérie collective; nous avons donc prévu de riposter à cette répression en "inondant" la Maison Blanche d'échantillons d'urine. Nous avons toutefois abandonné cette idée de peur de passer pas mal de temps derrière les barreaux. Mais l'idée était trop géniale pour être abandonnée, et quelques semaines plus tard nous étions en train de planifier le Boston Pee Party dans un édifice fédéral. Nous avons conçu un flyer annonçant un piss-in le 29 octobre; mais vu le climat de répression de la Guerre contre la drogue, nous n'avons mis aucun numéro de téléphone de manière à ce que personne ne se fasse harceler par la police. Ensuite, nous avons obtenu une caisse de contenants semblables à ceux utilisés dans les hôpitaux pour récolter l'urine, puis nous avons ajouté à nos flyers l'adresse de la Maison Blanche de manière à ce que les gens puissent poster leurs échantillons au président Reagan à partir de leur logement, dans l'anonymat le plus complet. Pour ceux qui sont venus à la manifestation, nous avions des contenants et des autocollants sur lesquels était imprimée la même adresse; il était donc possible de poster les échantillons directement de la manifestation. Beaucoup d'échantillons le furent effectivement ce jour-là, quoique nous n'ayons aucune idée du succès de l'opération à l'échelle nationale. Abbie Hoffman a toutefois entendu parler de nous et a parlé de notre initiative dans son livre Steal This Urine Test. En fin de compte, seule la Maison Blanche connaît véritablement l'ampleur qu'a eu cette campagne "anti-antidrogue".
    Ici, dans le désert du Nevada, nous avions au moins la possibilité de voir les résultats de nos efforts. Le lendemain matin, un groupe d'affinité ad hoc s'est formé pendant le petit déjeuner. Composé de membres de Food Not Bombs ainsi que plusieurs autres personnes, ce groupe avait choisi de s'appeler Jackrabbit. Son but était d'utiliser des tactiques plus radicales, notamment en traversant le désert sans se faire détecter, pour ensuite aboutir au village de Mercury, habité exclusivement par des scientifiques et des techniciens dévoués aux essais d'armes nucléaires. Ce village se trouvait à environ huit milles (13 km) de la porte principale, à l'intérieur de la base. La veille au soir, lors du conseil quotidien tenu au Camp de la paix, les leaders avaient manifesté leur désapprobation face à ce genre d'actions aventureuses car ils croyaient que c'était trop risqué. Les autorités leur avaient fait savoir que quiconque entrerait à Mercury ferait face à des accusations criminelles et serait passible de six mois de prison. Mais nous sentions que si nous n'étions pas les bienvenus là-bas, c'est justement là-bas que nous devions aller! Et puis, qu'avaient-ils à cacher de si important? Alors le groupe Jackrabbit s'est entassé dans une camionnette et a roulé sur la grande route en direction nord, avant de bifurquer dans un col situé entre deux massifs montagneux complètement dénudés.
    Il faisait maintenant jour, et nous craignions d'être aperçus -même là-haut dans les montagnes- par un des hélicoptères de surveillance. Le conducteur, après s'être assuré qu'il n'y avait pas d'auto patrouille dans les environs, est sorti de la route et sept d'entre nous avons sauté dehors; nous avons couru au bas d'un talus, pour ensuite escalader les barbelés qui délimitent le site d'essais nucléaires. Nous avions des provisions d'eau, de fruits et de…carottes, comme il se doit. Nous nous sommes dirigés vers le nord, au-delà de la crête des montagnes, de manière à ce que les Wackenhuts, postés au bas de la vallée près de la porte principale, ne puissent pas nous apercevoir. La vie sauvage et les fleurs qui se développaient à travers les rochers étaient superbes et arboraient des couleurs brillantes; cela nous inspira des conversations portant sur le contraste entre toute cette beauté et l'holocauste nucléaire se préparant tout près, juste au-delà de la chaîne de montagnes. Le long du chemin, nous fîmes de petites pauses pour placer des pierres de façon à dessiner des symboles de paix. Tout cela était si beau que nous aurions bien voulu oublier les motifs de notre présence dans le désert et profiter tout simplement de notre marche; mais nous sommes revenus à la réalité assez brusquement lorsqu'un hélicoptère de surveillance nous a survolés. Nous sautâmes rapidement vers le bas sur une saillie protégée par deux hauts rochers. Les vigiles dans l'hélicoptère ne semblaient pas nous avoir aperçus, mais nous n'en étions pas sûrs. Nous décidâmes de descendre vers le fond de la vallée et de nous approcher le plus possible de Mercury avant d'être rattrapés. En arrivant en bas, nous avons aperçu le repère marquant un ancien point d'impact; un genre de cible pris dans la glaise. Nous l'avons déterré et mis au centre d'un grand symbole de paix improvisé à l'aide de pierres. Au fur et à mesure que nous avancions vers Mercury, il devenait clair que nous n'avions pas encore été repérés.
    Durant l'après-midi, nous passâmes à côté d'un curieux édifice, censé symboliser une maison aux limites d'une aire réservée aux explosions. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes au pied d'un grand réservoir d'eau tout blanc, marquant la limite du village. Pas très loin de nous, nous pouvions apercevoir deux types dans un pickup qui avaient l'air de se cacher pour boire de la bière. Nous étions en train de décider ce que nous devrions faire à notre entrée dans le village lorsque, tout à coup, plusieurs camionnettes et pickups de couleur blanche ont accéléré vers nous. Des hommes armés de fusils automatiques en sont sortis, nous encerclèrent et nous ordonnèrent de nous coucher à plat ventre. Ils nous fouillèrent, nous mirent les menottes et nous firent monter dans l'une des camionnettes.
    Alors que nous étions transportés hors de Mercury, nous avons aperçu un impressionnant éventail d'armes high-tech, du type Star Wars. Nous nous échangions quelques remarques à leur propos, mais nos gardes nous ordonnèrent de ne pas observer ni parler de cette artillerie et de regarder droit devant. Nous continuâmes notre observation de toutes façons, et parlâmes de l'apparence sinistre de ces armes, reflet de la mentalité de ceux qui croient qu'en fabriquer est une bonne idée. Puis à la manière de prisonniers de guerre, nous fûmes intimés de descendre du camion, et nous marchâmes à la pointe du fusil jusqu'à la "cage", une portion de désert clôturée et divisée en sections "hommes" et "femmes" près de la porte principale. Il faisait froid, la nuit commençait à tomber, et puis toute notre bouffe avait été confisquée. Captifs et sans vivres, notre conversation s'est naturellement orientée vers le type de manifestations incluant le jeûne.
    Nous nous sommes rappelés les "Vétérans jeûnent pour la vie". Ceci fut l'une des actions de Food Not Bombs les plus gratifiantes auxquelles nous ayons eu le privilège de participer. Des vétérans de tout le pays avaient planifié des jeûnes et organisé des manifs contre les guerres secrètes des USA en Amérique Centrale. À Boston, ils avaient monté un campement sur le Boston Common, avec tentes, bannières et tout le kit: ils ne passaient vraiment pas inaperçus, leur message était clair. Alors nous sommes allés les rejoindre au Common en brandissant notre plus grande bannière, dans le but de supporter leur manif. Toutefois, nous n'avions pas emmené de nourriture cette fois, puisque nous voulions respecter les vétérans qui jeûnaient. Or certains sans-abri des environs, qui nous connaissaient bien, vinrent vers nous en nous demandant où était la bouffe. Ils furent quelque peu estomaqués de voir, pour la première fois, des tables de Food Not Bombs sans nourriture.
    De retour à la réalité, toujours assis dans la cage en plein désert du Nevada, nous voyions nos supporters s'activer de plus belle. Une foule s'était amassée près de la porte principale plus tôt dans la journée; plusieurs tentatives de bloquer la route s'étaient soldées par de nouvelles arrestations et, par conséquent, la cage se remplissait. Food Not Bombs s'était occupé de nourrir tous ces manifestants, et maintenant que le jour s'achevait, les quelques militants qui restaient jouaient des percussions et dansaient pour célébrer une autre journée bien remplie. Il se mit tout à coup à pleuvoir des pommes et des oranges à l'intérieur de la cage: c'étaient nos amis de l'autre côté de la clôture qui nous les tiraient à bout de bras, de cette distance incroyable! Et puis, spontanément, un type sauta par dessus la clôture et courut vers nous. Avec les gardes à ses trousses, il parvint à nous rejoindre, à escalader la deuxième grille et à nous rejoindre en dedans sans se faire attraper. Son sac à dos était rempli de nourriture. Alors que nous mangions et attendions que le bureau du Sheriff nous transfère à Beatty pour l'enregistrement, nous avons eu l'occasion de nous remémorer un autre épisode où la police avait essayé de nous empêcher de nourrir les gens. Cette fois c'était au Carré Kenmore, juste à l'extérieur du stade Fenway, en plein championnat mondial de baseball.
    Pour les pauvres et les SDF du quartier, les succès des Red Sox avaient un goût de défaite. Pour la chambre de commerce locale par contre, chaque victoire se traduisait par des $$$ de profit. Et au nom des affaires, il fallait nettoyer le Carré Kenmore des bums, punks et autres indésirables. Suivant les bons conseils de la police de Boston, la chambre de commerce envoya un communiqué à tous les commerçants, les incitant à cadenasser leurs bacs à vidanges et encourager leurs voisins à faire de même, ainsi qu'à placer des affiches demandant aux clients de ne pas donner de monnaie aux mendiants. Le communiqué leur conseillait, de plus, de signaler à la police la présence d'indésirables, de bums, de punks, et de fournir autant que possible des photos et des indications quant à leurs allées et venues. En l'espace de quelques jours, les policiers donnèrent l'ordre aux SDF de déguerpir sous peine d'arrestation. Nous avons donc écrit une lettre de protestation à la chambre de commerce, à la police et aux journaux, soulignant le fait que les sans-abri ont les mêmes droits que tout le monde, et que ce genre de discrimination à leur égard entraînait la société sur une pente très glissante. Qui serait la prochaine victime de ce genre de logique fascisante? Food Not Bombs a commencé à organiser des rassemblements intitulés "Bienvenue au Carré Kenmore", avec de la bouffe gratuite. L'idée était de rapprocher les gens d'affaires du quartier et toutes ces personnes vivant sous les viaducs, dans les ruelles et dans les corridors des alentours. Les sans-abri sont venus, la presse est venue, mais les membres de la chambre de commerce ne se sont jamais présentés. Après plusieurs événements de ce type, et quelques articles de journaux embarrassants mettant en évidence leurs intentions illégales, la chambre de commerce dut se rétracter et abandonna ses projets sans plus de bruit. Et d'après l'opinion générale, les seules augmentations du vol au Carré Kenmore provenaient des commerces ayant gonflé leurs prix, pour profiter de l'affluence qu'apportait le Championnat!
    Les policiers du Nevada n'ont pas abandonné leurs poursuites, loin de là! Nous avons tous été transférés, finalement, à la ville de Tonopah dans les bus du Sheriff, et nous y avons passé les formalités habituelles. À partir de la porte principale, nous avons dû nous taper un voyage de trois heures, aller simple! Les centaines de personnes en état d'arrestation et les centaines de supporters que nous étions ont complètement envahi ce petit bled perdu en plein désert. Nous étions si nombreux que nous avons complètement vidé les réserves d'un restaurant. Les employés y travaillant ne se souvenaient pas d'avoir vu une file d'attente à la porte, pas même la veille du Jour de l'An, qui est normalement leur plus grosse soirée de l'année. Nous avons battu leur record de la soirée la plus occuppée! On aurait dit un gros party à travers toute la ville, sans aucun incident fâcheux. Finalement, après que tous eurent été relâchés du gymnase d'école où l'enregistrement avait lieu, et que presque tous aient eu de quoi boire ou manger, nous avons réussi à trouver du transport pour tous et sommes retournés au Camp de la Paix. 
    La Période d'organisation nationale, de 1988 à 1991
    Des groupes Food Not Bombs étaient déjà actifs à Boston, San Francisco et Washington D.C. à l'été 1988, mais l'événement qui a propulsé Food Not Bombs sur le devant de la scène nationale et même internationale, fut la série d'arrestations de la Fête du Travail dans le parc Golden Gate. Les récits qui suivent relatent les quatre semaines précédant ce jour, durant lesquelles des bénévoles furent arrêtés à répétition pour avoir nourri les nécessiteux. Cette période a culminé le jour même de la Fête du Travail, alors que plus de 700 supporters, -sans compter les centaines de SDF, policiers, journalistes et curieux-, se sont présentés dans le parc. Ces événements ont fait la manchette partout à travers le monde.
    Les semaines précédentes avaient été complètement folles. Des reporters télé nous interviewèrent. Des fonctionnaires de la ville nous offrirent un local pour cuisiner et distribuer la bouffe (alors qu'en fait l'édifice n'appartenait pas à la ville et n'était tout simplement pas disponible à ce moment). Tout cela sans compter la presse, qui nous prêtait implicitement de mauvaises intentions et déformait tout de manière à nous faire paraître non coopératifs. Et bien sûr, il fallait en plus composer avec les nombreuses arrestations. La Fête du Travail tombait un lundi, alors nous devions préparer une quantité de nourriture plus importante qu'à l'accoutumée. Il faut dire que les lundis précédents, nous avions attiré un nombre toujours plus grand de sans-abri, de supporters, -sans oublier les policiers-, en réponse à la couverture médiatique et à la controverse suscitée par les arrestations. Il est étonnant de voir, rétrospectivement, avec quelle naïveté et quelle spontanéité nous nous sommes enfoncés dans cette situation bizarre.
    Bien que nous ayions distribué des repas dans le parc Golden Gate depuis le mois de mai, les policiers sont venus faire une petite visite à notre table le premier lundi d'août pour nous dire que cela y était interdit. Nous leur avons répondu que nous croyions ne pas avoir à détenir de permis pour distribuer de la nourriture gratuitement, que cela était un droit garanti par la Constitution, et que nous avions écrit au Département des Parcs pour les informer de nos activités de toutes façons. Nous avions effectivement été porter une lettre demandant l'émission d'un permis le 11 juillet, et aucune réponse ne nous était encore parvenue. Les policiers sont partis, mais à la fin de la journée, alors que nous étions en train de faire nos boîtes, deux d'entre eux sont revenus et nous ont demandé: "Que faites-vous ici? Avez-vous un permis pour être ici?". Nous leur avons répondu que nous étions en train de quitter les lieux. À partir de ce moment, les deux flics ont commencé à nous coller des amendes pour des choses que nous ne faisions même pas, comme conduire sans notre ceinture de sécurité, avec un feu arrière défectueux, ainsi que pour d'autres motifs difficiles à comprendre. Nous étions stationnés dans les règles de l'art, notre moteur était arrêté et on nous accusait de violations au Code de la route! Nous sentions que nous étions dans l'eau bouillante. Alors qu'il signait la paperasse qu'on lui présentait, notre conducteur reçut un coup de poing dans la figure, gracieuseté d'un des policiers qui l'accusait d'avoir fait des commentaires "déplacés". Ce même policier ouvrit alors la portière, traîna notre ami en dehors du véhicule pour le précipiter contre le capot et le menotter. Un panier à salade est arrivé, notre ami fut emprisonné. Une heure plus tard, il était relâché sans autre forme de procès.
    Nous avions l'intuition que nous reverrions ces deux flics, et que le lunch du lundi suivant pourrait donner lieu encore une fois à ce genre de harcèlement. C'est pourquoi nous étions quelque peu nerveux alors que nous cuisinions nos immenses chaudrées de soupe. Nous avons chargé notre camionnette comme d'habitude, mais cette fois nous avons mis le cap sur le coin des rues Haight et Stanyan. Nous avons déchargé les vivres avec l'aide de ceux qui s'étaient pointés pour manger, et nous nous sommes installés sur le long du trottoir. Les gens se sont placés en file et nous avons commencé à les servir. Mais en quelques minutes à peine, des paniers à salade et des policiers à cheval ont surgi de toutes les directions. Deux rangées d'anti-émeute, casqués, blindés et brandissant leurs matraques, ont entouré les tables et les bénévoles. Le commandant donna l'ordre de procéder aux arrestations. Neuf d'entre nous avons donc été menottés et entassés dans le fourgon. Pourtant, notre moral était bon: Food Not Bombs pouvait être arrêté pour distribuer de la bouffe gratos dans un parc public. Cela constituait une assez bonne raison pour entreprendre la version américaine des Marches du Sel de Gandhi!
    Après avoir terminé les préparatifs pour la distribution de la Fête du Travail, nous avons encore une fois chargé notre camionnette. Mais nous ne voulions pas nous diriger directement vers le parc Golden Gate, car nous avions peur que notre bouffe ne soit confisquée avant même de pouvoir commencer à la servir. C'est pourquoi nous l'avons déchargée à différents endroits autour du parc Buena Vista, un parc plus petit situé le long de la rue Haight, à environ huit pâtés de maisons plus bas d'où nous avions l'habitude de nous installer. Nous avons ensuite stationné notre camionnette dans un autre quartier pour ne pas que les policiers ne puissent la remorquer. Des musiciens et des orateurs se relayaient pour entretenir la foule de plusieurs centaines de personnes qui avaient répondu à notre appel au droit de partager la bouffe avec ceux qui ont faim. Tous furent invités à donner un coup de main, et à transporter de la rue Haight jusqu'au parc Golden Gate les boîtes de nourriture, les livres, les pamphlets et les nappes à pique-nique (nos tables ayant été confisquées les semaines précédentes). Ceux qui ne transportaient ni nourriture ni matériel étaient invités à frapper sur des casseroles ou tout ce qui peut faire du bruit pendant que nous marchions et scandions "food not bombs, food not bombs" à la demande générale.
    La foule avait apparemment encore grossi, et occupait maintenant un coin complet du parc Golden Gate. Des membres de Food Not Bombs étendirent de grandes toiles bleues sur le gazon et mirent en place les boîtes et chaudrons. Des douzaines de volontaires s'apprêtaient à commencer la distribution lorsque des policiers anti-émeute, matraque bien dressée et visière baissée, ont déferlé sur le parc. Un moment donné, un policier a commencé a tabasser un bénévole. Un caméraman du Canal 5 s'affairait à filmer le tout lorsque le lieutenant qui supervisait les opérations le projeta à terre d'un vigoureux coup dans le dos. Le pauvre s'en tira avec quelques coupures au visage. Les policiers essayèrent ensuite d'encercler le site, mais les bénévoles et supporters n'arrêtaient pas de bouger. Il devint vite impossible de contrôler quoi que ce soit, puisque c'étaient maintenant les manifestants qui se mettaient à entourer les policiers, en dansant, en criant et en se moquant de leurs tentatives de prise de contrôle. Un groupe d'activistes se regroupa en cercle et se mit à chanter Give Peace a Chance en se tenant les mains. Cinquante-quatre bénévoles furent finalement arrêtés, mais nous ne nous doutions pas que ces attaques et ce harcèlement de la police à notre égard n'étaient encore qu'un début...
    À notre grande surprise, le maire de San Francisco manifesta le désir de nous rencontrer pour mettre un terme à cette situation de conflit. Mais les 54 arrestations commençaient à causer un malaise politique que la bonne volonté feinte ou réelle du maire ne suffirait pas à dissiper. Les autorités de San Francisco firent une gaffe monumentale en ordonnant l'arrestation des membres de Food Not Bombs. Les appuis à notre cause venaient de partout au pays, et ne cessaient de grossir. Les gens étaient en colère. Il était pratiquement impensable que des citoyens américains soient arrêtés pour avoir nourri des pauvres dans un parc. Le maire, le chef de police, le procureur municipal, une brochette de politiciens ainsi que des membres de l'ACLU se sont mis à négocier avec nous ainsi qu'avec les membres de différents groupes communautaires. Les discussions nous ont permis d'apprendre que les policiers utilisaient le Département des Parcs pour créer un problème là où il n'y en avait pas. Aucun permis n'était en fait nécéssaire pour exercer le genre d'activités propres à Food Not Bombs, et la municipalité de San Francisco parut vraiment stupide! En concluant cette réunion, nous avons convenu de nous retrouver le lendemain, et nous avons convenu qu'aucune des parties ne parlerait aux journalistes tant que nous ne serions pas parvenus à une entente. On nous a aussi promis qu'aucune arrestation de nos membres ne serait effectuée d'ici là.
    Peu avant la deuxième rencontre, un négociateur de notre équipe fut toutefois arrêté parce qu'il tentait de réconforter un vétéran du Viêt-Nam, écoeuré de vivre dans les parcs et menaçant de se jeter du haut du Pont Golden Gate. Relâché au bout de 45 minutes, notre négociateur fut en mesure de se rendre au rendez-vous pour la simple et bonne raison que celui-ci avait commencé en retard. Notre équipe a alors décidé de suspendre les pourparlers, car la municipalité s'était montrée indigne de notre confiance: en plus de procéder à l'arrestation de notre négociateur, elle avait émis la veille au soir un communiqué de presse peu flatteur à l'égard de Food Not Bombs. Nous avons donc dit au maire que nous continuerions coûte que coûte à distribuer des repas dans le parc, et qu'il serait de son ressort de décider si oui ou non des arrestations devraient être effectuées. Notre détermination l'a ébranlé. Monsieur le maire était peu habitué d'avoir à porter le fardeau de la responsabilité, et de voir son autorité défiée ouvertement. Bien que cela le fît arriver en retard à l'opéra ce soir-là, le maire organisa une conférence de presse dans laquelle il annonça une "entente" et qualifia l'équipe de Food Not Bombs de "pionniers dans l'effort pour mettre un terme à l'itinérance et la faim."
    À l'été 1989, les SDF de plusieurs grandes villes à travers les États-Unis créèrent des communautés temporaires autonomes qu'ils appelaient tent cities. Ces campements de fortune devinrent des lieux privilégiés d'action pour Food Not Bombs, notamment à New York et San Francisco, et attirèrent l'attention du public sur les qualités personnelles des pauvres. Les maires de ces deux villes se trouvaient en position délicate, puisque les conditions de vie des sans-abri ne cessaient de se détériorer et que certains contribuables frustrés ne se gênaient pas pour les rendre encore plus difficiles. Or les élus municipaux n'avaient aucune solution concrète à opposer au problème de la pauvreté, puisqu'ils refusaient dès le départ de reconnaître les failles d'un système politique basé sur la centralisation des pouvoirs. Ce qu'ils pouvaient faire de mieux était de mettre en évidence leur propre impuissance, en proposant des solutions pour le moins douteuses. Aux tables de distribution, à San Francisco, des itinérants nous ont raconté comment, la nuit précédente, des policiers avaient investi le parc, battu les gens et détruit les campements. Certaines personnes auraient même été emprisonnées. La nuit précédente, c'étaient les pompiers qui étaient venus les arroser copieusement. L'autre nuit d'avant, les policiers s'étaient présentés avec de puissants réflecteurs et avaient intimidé les campeurs au porte-voix. Après trois nuits consécutives de ce genre de harcèlement, notre aide était demandée avec insistance. Nous avons donc déménagé notre service de distribution de la Place des Nations-Unies jusque devant le très stratégique Hôtel de ville. Nous avons commencé une distribution le 28 juin à cinq heures de l'après-midi et continué sans arrêt, 24 heures sur 24.
    Les sans-abri avaient monté un campement sur Civic Center Plaza, de l'autre côté de la rue, face à l'Hôtel de ville. Cette tent city leur redonnait espoir et stimulait leur sens de l'organisation. Le maire menaça d'envoyer la police, mais la communauté se serrait les coudes et tenait bon. Lorsque le maire annonça que les tentes étaient interdites et que les "résidents" du parc ne pouvaient y dormir en aucun cas, il y eut un mouvement de foule spontané vers son bureau, et le balcon de l'Hôtel de ville fut décoré d'une immense bannière de Food Not Bombs! Le 12 juillet, la Ligue des activités policières a investi le Civic Center Plaza et a commencé à y installer une fête foraine complète, avec les autos tamponneuses, la grande roue et tout le bazar. Le nom de cette foire était "Empereur Norton", en hommage au clochard le plus célèbre du San Francisco du XIXe siècle! Quand nous avons vu cela arriver, nous avons craint que l'on ne nous arrête, pour ne pas que nous gênions l'installation des manèges. Nous avons donc caché les contenants de soupe dans un endroit sécuritaire. Le mardi 13 juillet, les flics sont intervenus: ils arrêtèrent plusieurs personnes et confisquèrent notre soupe. Aussitôt qu'ils eurent quitté, nous étions de retour avec encore plus de soupe et de pain! Les flics revinrent, nous prirent en flagrant délit et arrêtèrent plusieurs personnes encore une fois. Notre bonne organisation, qui nous permettait de répliquer ainsi plusieurs fois de suite, les mettait dans un embarras qu'ils allaient connaître encore et toujours plus à l'avenir.
    Le lendemain, vers midi, un grand rassemblement contre ces arrestations fut tenu devant l'Hôtel de ville. Food Not Bombs avait apporté de la bouffe et un groupe de manifestants, inspiré par les événements du mois de mai à la Place Tienanmen, s'est présenté avec une "déesse de la bouffe gratuite" de 15 pieds de haut, poussant un chariot d'épicerie d'une main et brandissant une carotte de l'autre. Les anti-émeute étaient encore une fois dans les parages... Lorsque la grande bannière Food Not Bombs fut déployée sur les marches de l'hôtel de ville, les personnes la tenant en place furent arrêtées. Puis après avoir passé l'après-midi dans un fourgon cellulaire, elles furent transférées à la centrale de police de la zone nord, où on leur a lu une injonction de la Cour interdisant la distribution gratuite de nourriture. Un des membres de l'équipe fut ensuite emmené en Cour Supérieure, où il dut se défendre lui-même. Après avoir déclaré l'ordre de la Cour "moralement incompréhensible", il fit la déclaration suivante: "Les contribuables de San Francisco seront mis à rude épreuve, puisque des centaines et des centaines de personnes continueront de se faire arrêter de la sorte. En aucun cas nous ne respecterons votre injonction qui est du véritable terrorisme juridique." Cette déclaration allait devenir réalité: Food Not Bombs a continué d'exercer son droit de servir des repas gratuits à tous les jours; Food Not Bombs a continué de subir des arrestations pour revenir à la charge avec encore plus de bouffe aussitôt les policiers partis!
    Après les arrestations de la Fête du Travail 1989, dans le parc Golden Gate, nous avons tous dansé et festoyé autour des restes de bouffe qui n'avaient pas été confisqués. Puis les derniers d'entre nous dûmes trouver un moyen de quitter les lieux sans nous faire attraper. Nous avons donc décidé de remonter en groupe la rue Haight sur une distance d'un pâté de maisons. C'est alors que des flics à moto ont rejoint les retardataires qui suivaient à environ 30 pieds derrière nous. Ils les projetèrent au sol avec leurs matraques, les traînèrent dans le milieu de la rue et les arrêtèrent. Nous pensions être les prochains à subir le même sort, nous avons donc bifurqué aussitôt sur une rue transversale et avons couru jusqu'au sommet de la colline Buena Vista. Une fois parvenus de l'autre côté, nous l'avons redescendue en empruntant les ruelles, jusqu'à ce que nous atteignions la station de télé Canal 4. Nous sommes passés en ondes peu de temps après notre arrivée, et on nous a demandé pourquoi nous nous obstinions à servir de la bouffe même si nous risquions l'arrestation à chaque fois. Nous avons expliqué que donner à manger à ceux qui ont faim est un devoir, que cette activité n'est sujette à aucune réglementation et est de toutes façons protégée par la Constitution. Nous avons encouragé les gens à se tenir debout et défendre leurs droits. C'est ainsi que se termina l'entrevue.
    Bien que la municipalité nous ait enfin octroyé un permis après cette vague d'arrestations, c'en n'était pas fini du harcèlement et des tentatives de nous empêcher d'exercer nos activités. L'oppression a continué durant l'été 1990, et se poursuit encore de nos jours. Or, durant toute cette époque et en partie grâce à elle, Food Not Bombs a continué de grandir et de répandre sa philosophie. Les actions relatées ci-haut et les arrestations qui s'ensuivirent nous ont donné une attention et une crédibilité inestimables.
    Au moment d'écrire ce livre, seule la municipalité de San Francisco avait commis ces bévues. Les groupes Food Not Bombs de East Bay, Sacramento, Santa Rosa et Long Beach n'ont pas (encore) été arrêtés. Les groupes de Washington, New York, Boston et Portland, Oregon, n'ont pas subi de contraintes non plus. Depuis ce temps, nous continuons de croître et de servir des repas gratuits quotidiennement. De nouvelles organisations surgissent un peu partout à l'année longue, et peut-être qu'aujourd'hui est le jour où Food Not Bombs apparaîtra dans votre patelin!
    Cuisiner pour la paix (annexe)

    Dépliant-type
    L'argent dépensé dans le monde en armement à chaque semaine serait suffisant pour nourrir toute la population de la Terre pendant un an. Quand des milliers de personnes meurent de faim à chaque jour, comment peut-on dépenser encore un dollar pour la guerre? Si vous êtes de ceux qui croient que les gens ont davantage besoin de nourriture que de bombes, appelez-nous aujourd'hui. Les prochaines années pourraient changer le monde profondément, et ce pour des générations. De la Bouffe, pas des Bombes (Food Not Bombs) travaille pour que ces changements soient positifs pour tout le monde.
    De la Bouffe, pas des Bombes a plusieurs projets qui s'amorcent ou qui sont déjà en branle dans votre entourage :
    ·    Distribution de nourriture gratuite pour les gens dans le besoin.
    ·    Tables de discussion pour donner de l'information à propos de la nourriture saine, de la paix et de la justice.
    ·    Préparation de repas chauds pour des manifestations ou des événements artistiques.
    ·    Organisation d'actions créatives s'opposant à la guerre et la pauvreté.
    Nous vous invitons à travailler avec nous pour fournir les services et l'information dont a désespérément besoin la communauté. Vous pouvez faire une différence.
    Appelez-nous au: (votre numéro de téléphone ici)
    De la Bouffe, pas des Bombes
    Votre adresse
    et numéro de téléphone
    La date
    Lettre-type destinée à la direction des restaurants
    Cher gérant,
    De la Bouffe, pas des Bombes aimerait recueillir les surplus de nourriture que vous pourriez avoir. Nous distribuons cette nourriture aux maisons d'accueil et aux cuisines populaires, tout en en la servant nous mêmes aux gens qui ont faim.
    De la Bouffe, pas des Bombes est fier d'être efficace et ponctuel dans ses cueillettes et ses livraisons.
    Votre établissement va bénéficier de ce geste, et sera fier de savoir que ses surplus de nourriture vont à ceux qui en ont vraiment besoin. Plusieurs propriétaires, dans d'autres villes ou quartiers, ont d'ailleurs fait des économies de frais et de taxes relatives à l'enlèvement des ordures.
    Appelez-nous pour nous faire savoir quel moment vous irait le mieux pour la cueillette des surplus. Merci.
    Sincèrement,
    Votre nom,
    Bénévole
    Si la police essaie de saisir votre nourriture
    Si la police commence à saisir votre nourriture ou à arrêter des bénévoles, nous avons découvert que diviser les repas en trois, en les servant seulement un tiers à la fois, est une bonne solution. Nous mettons la soupe et les salades dans des chaudières de plastique de cinq gallons avec des couvercles.
    Dites aux gens qui attendent pour la nourriture qu'ils sont invités à rester même après que la première partie du repas ait été confisquée, puisque davantage de nourriture s'en vient! Faites-leur savoir que la police ne prend qu'une partie du repas. Ceci les calmera. Ceux qui attendent pour manger peuvent avoir l'impression que la police leur vole tout leur repas, se mettre en colère et donner aux policiers la "chance" de se battre avec les affamés.
    Après que les policiers aient quitté le secteur, sortez la nourriture à nouveau tout en en gardant encore une partie cachée au cas où ils reviendraient.
    La police revient rarement une troisième fois, car elle se sent ridicule d'être déjà intervenue deux fois.
    Si la police "colle" et surveille le secteur, vous pouvez peut-être les faire partir. Après quelques tentatives d'arrêter le service, elle réalise qu'il est préférable de quitter que de rester et de montrer que leur autorité peut être défiée avec succès.
    Si vous continuez vos distributions de bouffe de façon régulière, le gouvernement va abandonner et vous allez vous mériter le respect de la population. N'arrêtez pas à cause de la police!
    Ordre du jour typique d'une réunion de De la Bouffe, pas des Bombes
    1. Ouverture de la réunion (10 minutes)
    2. Adoption de l'ordre du jour (5 minutes)
    3. Organisation du calendrier (45 minutes)
    4. Solidarité (actions où de la bouffe peut être distribuée, 20 minutes)
    5. Rapports des comités (30 minutes)
    6. Finances (10 minutes)
    7. Prochaine réunion (5 minutes)
    8. Retour sur la réunion (Remarques et commentaires, 15 minutes)
    Citations
    "Cette politique de non-poursuite est vraiment frustrante et inquiétante… Il y aura des problèmes si le département suspend les arrestations… De la Bouffe, pas des Bombes en ferait sûrement une affaire publique, avec d'agaçantes distributions de nourriture tape-à-l'oeil et mal placées. Il pourrait en résulter une situation chaotique et il s'agirait d'un précédent dangereux pour les autres groupes qui refusent d'obéir à la loi…"Capitaine Dennis P. Martel, Officier, Poste de police du secteur nord, 9 février 1990, dans un mémo officiel de la Police de San Francisco.
    "Plusieurs d'entre ceux qui ont été interviewés ont dit que la frustration et la colère sont susceptibles de monter de tous les côtés si des fonds ne sont pas trouvés pour les services sociaux. Sans argent, disent-ils, la petite chicane de cet automne entre les policiers et FNB pourrait bien annoncer des conflits plus sérieux. "Si les sans-abri étaient organisés et dirigés sérieusement, il pourrait y avoir d'importants remous sociaux; il pourrait y avoir un soulèvement" dit Harry de Ruyter, directeur des services sociaux pour l'armée du salut à San Francisco."San Francisco Chronicle, 31 octobre 1988.
    "Ils [De la Bouffe pas des Bombes] croient qu'ils peuvent manipuler les sans-abri pour jeter les bases d'un ordre social radical nouveau genre."Art Agnos, Maire de San Francisco, 26 août 1988.
    "Ils [De la Bouffe, pas des Bombes] ne vendent jamais de nourriture, mais la donnent gratuitement. En plus de huit ans, nous n'avons jamais eu de plaintes ou de difficultés reliées à la santé avec ce groupe. Ils aiment avoir un appui communautaire avec une large base. En fait, ce groupe travaille en coopération avec la ville dans notre volonté mutuelle d'éduquer le public à propos des dangers de la guerre nucléaire et d'encourager la paix au moyen du désarmement nucléaire." Alfred E. Velluci, Maire de Cambridge, 20 janvier 1989, (dans une lettre à Ben Gale du Département de la Santé de San Francisco, trouvée dans les dossiers de la Police de San Francisco).
    À propos des auteurs
    C. T. Lawrence Butler est déménagé à Boston en 1976 avec une troupe de théatre qu'il avait aidé à former dans sa ville natale de Newark, Delaware. En 1979, il rejoint des groupes d'affinités sous la demande d'un ami acteur et participe à deux tentatives majeures d'occupation à la centrale nucléaire de Seabrook. Ces actions ont initié C.T. à deux concepts - l'action directe non-violente et les prises de position par consensus - qui ont changé sa vie. Dans la dernière décennie, C.T. a poursuivi son exploration de ces deux disciplines en devenant un militant contre les taxes de guerre et en participant à plusieurs groupes d'action politique et de revendications sociales. En 1980, C.T. et un groupe d'amis ont formé le collectif De la Bouffe, pas des Bombes à Cambridge. Plus tard, C.T. a été reconnu pour son travail à Cambridge en étant nommé à la Commission de l'éducation pour la paix et le désarmement nucléaire de la ville. Au moment d'écrire ce livre, C.T. vivait à Portland au Maine avec plusieurs amis travaillant pour créer une communauté visant la sensibilisation à l'écologie. Il habite maintenant au Vermont. Il est père, auteur, militant politique pro-féministe, formateur sur la non-violence et le consensus et chef cuisinier végétarien. Voici quelques organismes dans lesquels il est (ou fut) impliqué: l'Organisation nationale des hommes contre le sexisme, Les Verts (USA), la Ligue de résistance à la guerre, le Réseau des formateurs sur la non-violence de la Nouvelle-Angleterre, ACT UP! (Maine), les Verts de Casco Bay et le Centre de ressources pour la résistance contre les taxes de guerre, sans oublier The Dove, un journal sur la résistance contre les taxes de guerre où il fut co-éditeur. C.T. a aussi travaillé sur un troisième livre (le livre de recettes de Food Not Bombs).
    Keith McHenry est né à Francfort, Allemagne, en 1957 alors que son père y faisait carrière comme militaire. Son arrière-arrière-grand-père du côté paternel était l'un des signataires de la Constitution américaine, ainsi que le Sécrétaire de Guerre de George Washington. Son grand-père du côté maternel était quant à lui un des planificateurs des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki!
    En 1974, Keith entreprit des études en peinture à l'Université de Boston. Après l'université, il travailla trois ans pour le Département des parcs nationaux, voyagea à travers les États-Unis en faisant toutes sortes de petits boulots, et fit des voyages à Seabrook, New Hampshire, pour y manifester contre l'énergie nucléaire. En 1979, il fonda une firme de publicité à Boston. L'année suivante, il se joignit à sept amis pour fonder Food Not Bombs. Après huit ans à servir de la nourriture et à travailler comme graphiste, Keith et son épouse Andrea ont déménagé à San Francisco où ils ont mis sur pied un autre groupe FNB. Depuis lors, Keith a été battu 13 fois, a été détenu sous caution de 100 000$, a passé plus de 450 jours en prison, et a même risqué d'y passer le reste de ses jours en tant que premier homme blanc soumis à la loi Three Strikes de Californie (si vous êtes condamné trois fois pour le même délit -même mineur- vous risquez un minimum de 25 ans derrière les barreaux). Il a été hospitalisé plusieurs fois et a dû subir une intervention chirurgicale après que la police l'ait matraqué entre les deux yeux!

     
           
    Keith McHenry, le premier des quelque 1000 bénévoles de FNB ayant été arrêtés jusqu'à ce jour pour avoir servi de la nourriture sans permis. (Photo prise le 16 août 1988, Parc Golden Gate, San Francisco, Californie, U$A.)     

    Matériel disponible
    Vous pouvez commander les éléments suivants, arborant le logo de Food Not Bombs:
    ·    épinglettes
    ·    autocollants
    ·    bannières
    ·    T-shirts
    ·    Matériel de papeterie
    Il est aussi possible de commander les ouvrages suivants (en anglais):
    ·    The Story of Miso
    ·    A Short History of Food Not Bombs
    ·    The Food Not Bombs/San Francisco Handbook
    ·    The Seven Steps to Organizing a Food Not Bombs
    ·    Formal Consensus (dépliant)
    ·    On Conflict and Consensus
    ·    The Food Not Bombs Menu (organe officiel d'information, mis à jour régulièrement)
    Pour commandes ou plus d'informations:

    Teléphone sans frais en Amérique du Nord: 1-800-884-1136 / 1-816-531-8708
    A FOOD NOT BOMBS MENU P.O. Box 32075, Kansas City, MO 64171 U$A
    foodnotbombs@earthlink.net
    http://home.earthlink.net/~foodnotbombs/

    Alimentation/Politique/Justice sociale/Livre de recettes (texte paru à l'endos de la version papier)
    Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, des centaines de millions de tonnes de nourriture parfaitement comestible et souvent emballée dans de beaux contenants se retrouvent chaque année dans les dépotoirs. Or les statistiques indiquent que la mortalité infantile, la pauvreté et la malnutrition augmentent dans la majeure partie des pays industrialisés. Selon les auteurs, un dixième seulement de toute la nourriture ainsi jetée pourrait suffire à vaincre la faim dans ces pays.
    Le réseau de groupes autonomes De la bouffe, pas des Bombes (Food Not Bombs), fondé à Boston au début des années 80, a pour but de récupérer une partie de cette nourriture avant qu'elle ne soit gaspillée, pour ensuite la servir aux affamés. Mais ce n'est pas tout: comme l'indique son nom, De la Bouffe, pas des Bombes entend utiliser la distribution de nourriture comme un moyen de conscientiser et d'éduquer les classes moyenne et défavorisée. En effet, la pauvreté qui apparaît au beau milieu de l'abondance est le résultat de choix politiques et économiques douteux, donnant plus d'importance aux armes et aux profits qu'à la Vie. Encore faut-il attirer l'attention sur la manière dont ces choix sont effectués dans le cadre de la soi-disant économie de marché.
    De la Bouffe, pas des Bombes donne une grande quantité de conseils, recueillis auprès d'une douzaine de chapitres aux États-Unis, sur le meilleur moyen de recueillir la nourriture et combler les besoins de centaines de personnes. Ce livre explique comment concocter des mets simples, savoureux et nutritifs pour ensuite transformer les soupes populaires en rassemblements politiques. De plus, un historique du mouvement vous en apprendra beaucoup sur l'art de négocier avec la police, les politiciens et les médias pour mieux servir la communauté.
    Finalement, ce livre vous invite à former un groupe Food Not Bombs dans votre municipalité et rejoindre un réseau dont les ramifications s'étendent principalement aux États-Unis, au Mexique, au Canada, au Québec et maintenant en Europe. (Pas moins de 169 de ces groupes étaient à l'oeuvre selon le décompte d'avril 1997.) Souhaitons que les pays francophones se joignent au mouvement et que retentissent plus que jamais les slogans: "De la bouffe, pas des bombes! Des maisons, pas des prisons!"


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  •        L’éternité par les astres -Hypothèse astronomique

                            par Louis Auguste BLANQUI



    I

    l’univers. – l’infini.

    L’univers est infini dans le temps et dans l’espace, éternel, sans bornes et indivisible. Tous les corps, animés et inanimés, solides, liquides et gazeux, sont reliés l’un à l’autre par les choses même qui les séparent. Tout se tient. Supprimât-on les astres, il resterait l’espace, absolument vide sans doute, mais ayant les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, espace indivisible et illimité.

    Pascal a dit avec sa magnificence de langage "L’univers est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part." Quelle image plus saisissante de l’infini ? Disons d’après lui, et en précisant encore : L’univers est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part.

    Le voici devant nous, s’offrant à l’observation et au raisonnement. Des astres sans nombre brillent dans ses profondeurs. Supposons-nous à l’un de ces "centres de sphère" , qui sont partout, et dont la surface n’est nulle part, et admettons un instant l’existence de cette surface, qui se trouve dès lors la limite du monde.

    Cette limite sera-t-elle solide, liquide ou gazeuse ? Quelle que soit sa nature, elle devient aussitôt la prolongation de ce qu’elle borne ou prétend borner. Prenons qu’il n’existe sur ce point ni solide, ni liquide, ni gaz, pas même l’éther. Rien que l’espace, vide et noir. Cet espace n’en possède pas moins les trois dimensions, et il aura nécessairement pour limite, ce qui veut dire pour continuation, une nouvelle portion d’espace de même nature, et puis après, une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, indéfiniment.

    L’infini ne peut se présenter à nous que sous l’aspect de l’indéfini. L’un conduit à l’autre par l’impossibilité manifeste de trouver ou même de concevoir une limitation à l’espace. Certes, l’univers infini est incompréhensible, mais l’univers limité est absurde. Cette certitude absolue de l’infinité du monde, jointe à son incompréhensibilité, constitue une des plus crispantes agaceries qui tourmentent l’esprit humain. Il  existe, sans doute, quelque part, dans les globes errants, des cerveaux assez vigoureux pour comprendre l’énigme impénétrable au nôtre. Il faut que notre jalousie en fasse son deuil.

    Cette énigme se pose la même pour l’infini dans le temps que pour l’infini dans l’espace. L’éternité du monde saisit l’intelligence plus vivement encore que son immensité. Si l’on ne peut consentir de bornes à l’univers, comment supporter la pensée de sa non-existence ? La matière n’est pas sortie du néant. Elle n’y rentrera point. Elle est éternelle, impérissable. Bien qu’en voie per­pétuelle de transformation, elle ne peut ni diminuer, ni s’accroître d’un atome.

    Infinie dans le temps, pourquoi ne le serait-elle pas dans l’étendue ? Les deux infinis sont inséparables. L’un implique l’autre à peine de contradiction et d’absurdité. La science n’a pas constaté encore une loi de solidarité entre l’espace et les globes qui le sillonnent. La chaleur, le mouvement, la lumière, l’électricité, sont une nécessité pour toute l’étendue. Les hommes compétents pensent qu’aucune de ses parties ne saurait demeurer veuve de ces grands foyers lumineux, par qui vivent les mondes. Notre opuscule repose en entier sur cette opinion, qui peuple de l’infinité des globes l’infinité de l’espace, et ne laisse nulle part un coin de ténèbres, de solitude et d’immobilité.

    __________

    II

    L’INDÉFINI

    On ne peut emprunter une idée, même bien faible, de l’infini qu’à l’indé­fini, et cependant cette idée si faible revêt déjà des apparences formidables. Soixante-deux chiffres, occupant une longueur de 5 centimètres environ, donnent 20 octo-décillions de lieues, ou en termes plus habituels, des milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de fois le chemin du soleil à la terre.

    Qu’on imagine encore une ligne de chiffres, allant d’ici au soleil, c’est-à-dire longue, non plus de 15 centimètres, mais de 37 millions de lieues. L’étendue qu’embrasse cette énumération n’est-elle pas effrayante ? Prenez maintenant cette étendue même pour unité dans un nouveau nombre que voici : La ligne de chiffres qui le composent part de la terre et aboutit à cette étoile là-bas, dont la lumière met plus de mille ans pour arriver jusqu’à nous, en faisant 75 000 lieues par seconde. Quelle distance sortirait d’un. pareil calcul, si la langue trouvait des mots et du temps pour l’énoncer !

    On peut ainsi prolonger l’indéfini à discrétion, sans dépasser les bornes de l’intelligence, mais aussi sans même entamer l’infini. Chaque parole fût-elle l’indication des plus effroyables éloignements, on parlerait des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer en somme qu’une insignifiance dès qu’il s’agit de l’infini.

    __________

    III

    DISTANCES PRODIGIEUSES DES étoiles

    L’univers semble se dérouler immense à nos regards. Il ne nous montre pourtant qu’un bien petit coin. Le soleil est une des étoiles de la voie lactée, ce grand rassemblement stellaire qui envahit la moitié du ciel, et dont les constellations ne sont que des membres détachés, épars sur la voûte de la nuit. Au-delà, quelques points imperceptibles, piqués au firmament, signalent les astres demi-éteints par la distance, et là-bas, dans les profondeurs qui déjà se dérobent, le télescope entrevoit des nébuleuses, petits amas de poussière blanchâtre, voies lactées des derniers plans.

    L’éloignement de ces corps est prodigieux. Il échappe à tous les calculs des astronomes, qui ont essayé en vain de trouver une parallaxe à quelques-uns des plus brillants : Sirius, Altaïr, Wèga (de la Lyre). Leurs résultats n’ont point obtenu créance et demeurent très-problématiques. Ce sont des à peu près, ou plutôt un minimum, qui rejette les étoiles les plus proches au-delà de 7000 milliards de lieues. La mieux observée, la 61e du Cygne, a donné 23 000 milliards de lieues, 658 700 fois la distance de la terre au soleil.

    La lumière, marchant à raison de 75 000 lieues par seconde, ne franchit cet espace qu’en dix ans et trois mois. Le voyage en chemin de fer, à dix lieues par heure, sans une minute d’arrêt ni de ralentissement, durerait 250 millions d’années. De ce même train, on irait au soleil en 400 ans. La terre, qui fait 233 millions de lieues chaque année, n’arriverait à la 61e du Cygne qu’en plus de cent mille ans.

    Les étoiles sont des soleils semblables au nôtre. On dit Sirius cent cinquante fois plus gros. La chose est possible, mais peu vérifiable. Sans contredit, ces foyers lumineux doivent offrir de fortes inégalités de volume. Seulement, la comparaison est hors de portée, et les différences de grandeur et d’éclat ne peuvent guère être pour nous que des questions d’éloignement ou plutôt des questions de doute. Car, sans données suffisantes, toute appréciation est une témérité.
    __________

    IV

    CONSTITUTION PHYSIQUE DES ASTRES.

    La nature est merveilleuse dans l’art d’adapter les organismes aux milieux, sans s’écarter jamais d’un plan général qui domine toutes ses œuvres. C’est avec de simples modifications qu’elle multiplie ses types jusqu’à l’impossible. On a supposé, bien à tort, dans les corps célestes, des situations et. des êtres également fantastiques, sans aucune analogie avec les hôtes de notre planète. Qu’il existe des myriades de formes et de mécanismes, nul doute. Mais le plan et les matériaux restent invariables. On peut affirmer sans hésitation qu’aux extrémités les plus opposées de l’univers, les centres nerveux sont la base, et l’électricité l’agent-principe de toute existence animale. Les autres appareils se subordonnent à celui-là, suivant mille modes dociles aux milieux. Il en est certainement ainsi dans notre groupe planétaire, qui doit présenter d’innom­brables séries d’organisations diverses. Il n’est même pas besoin de quitter la terre pour voir cette diversité presque sans limites.

    Nous avons toujours considéré notre globe comme la planète-reine, vanité bien souvent humiliée. Nous sommes presque des intrus dans le groupe que notre gloriole prétend agenouiller autour de sa suprématie. C’est la densité qui décide de la constitution physique d’un astre. Or, notre densité n’est point celle du système solaire. Elle n’y forme qu’une infime exception qui nous met à peu près en dehors de la véritable famille, composée du soleil et des grosses planètes. Dans l’ensemble du cortège, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, comp­tent, comme volume, pour 2 sur 2417, et en y joignant le Soleil, pour 2 sur 1 281 684. Autant compter pour zéro !

    Devant un tel contraste, il y a quelques années seulement, le champ était ouvert à la fantaisie sur la structure des corps célestes. La seule chose qui ne parût point douteuse, c’est qu’ils ne devaient en rien ressembler au nôtre, On se trompait. L’analyse spectrale est venue dissiper cette erreur, et démontrer, malgré tant d’apparences contraires, l’identité de composition de l’univers. Les formes sont innombrables, les éléments sont les mêmes, Nous touchons ici à la question capitale, celle qui domine de bien haut et annihile presque toutes les autres ; il faut donc l’aborder en détail et procéder du connu à l’inconnu.

    Sur notre globe jusqu’à nouvel ordre, la nature a pour éléments uniques à sa disposition les 64 corps simples, dont les noms viennent ci-après. Nous disons "jusqu’à nouvel ordre", parce que le nombre de ces corps n’était que 53 il y a peu d’années. De temps à autre, leur nomenclature s’enrichit de la découverte de quelque métal, dégagé à grand’peine, par la chimie, des liens tenaces de ses combinaisons avec l’oxygène. Les 64 arriveront à la centaine, c’est probable. Mais les acteurs sérieux ne vont guère au-delà de 25. Le resta ne figure qu’à titre de comparses. On les dénomme corps simples, parce qu’on les a trouvés jusqu’à présent irréductibles. Nous les rangeons à peu près dans l’ordre de leur importance :


     
    1. Hydrogène.    33. Manganèse.      
    2. Oxygène.    34. Zirconium.      
    3. Azote.    35. Cobalt.      
    4. Carbone.    36. Iridium.      
    5. Phosphore.    37. Bore.      
    6. Soufre.    38. Strontium      
    7. Calcium.    39. Molybdène.       
    8. Silicium.    40. Palladium.      
    9. Potassium.    41. Titane.      
    10. Sodium.    42. Cadmium.      
    11. Aluminium.    43. Sélénium.      
    12. Chlore.    44. Osmium.      
    13. Iode.    45. Rubidium.      
    14. Fer.    46. Lantane.      
    15. Magnésium.    47. Tellure.      
    16. Cuivre.    48. Tungstène.      
    17. Argent.    49. Uranium.      
    18. Plomb.    50. Tantale.      
    19. Mercure.    51. Lithium.      
    20. Antimoine.    52. Niobium.      
    21. Baryum.    53. Rhodium.      
    22. Chrome.    54. Didyme.      
    23. Brome.    55. Indium.      
    24. Bismuth.    56. Terbium.      
    25. Zinc.    57. Thallium.      
    26. Arsenic.    58. Thorium.      
    27. Platine.    59. Vanadium.      
    28. Étain.    60. Ytrium.      
    29. Or.    61. Caesium.      
    30. Nickel.    62. Ruthénium.      
    31. Glucinium.    63. Erbium.      
    32. Fluor.    64.Cérium     

    Les quatre premiers, hydrogène, oxygène, azote, carbone, sont les grands agents de la nature. On ne sait auquel d’entre eux donner la préséance, tant leur action est universelle. L’hydrogène tient la tête, car il est la lumière de tous les soleils. Ces quatre gaz constituent presqu’à eux seuls la matière organique, flore et faune, en y joignant le calcium, le phosphore, le soufre, le sodium, le potassium, etc.

    L’hydrogène et l’oxygène forment l’eau, avec adjonction de chlore, de sodium, d’iode pour les mers. Le silicium, le calcium, l’aluminium, le magné­sium, combinés avec l’oxygène, le carbone, etc., composent les grandes mas­ses des terrains géologiques, les couches superposées de l’écorce terrestre. Les métaux précieux ont plus d’importance chez les hommes que dans la nature.

    Naguère encore, ces éléments étaient tenus pour spécialités de notre globe. Que de polémiques, par exemple, sur le soleil, sa composition, l’origine et la nature de la lumière ! La grande querelle de l’émission et des ondulations est à peine terminée. Les dernières escarmouches d’arrière-garde retentissent encore. Les ondulations victorieuses avaient échafaudé sur leur succès une théorie assez fantastique que voici : "Le soleil, simple corps opaque comme la première pla­nète venue, est enveloppé de deux atmosphères, l’une, semblable à la nôtre, servant de parasol aux indigènes contre la seconde, dite photosphère, source éternelle et inépuisable de lumière et de chaleur."

    Cette doctrine, universellement acceptée, a longtemps régné dans la scien­ce, en dépit de toutes les analogies. Le feu central qui gronde sous nos pieds atteste suffisamment que la terre a été autrefois ce qu’est aujourd’hui le soleil, et la terre n’a jamais endossé de photosphère électrique, gratifiée du don de pérennité.

    L’analyse spectrale a dissipé ces erreurs. Il ne s’agit plus d’électricité inusable et perpétuelle, mais tout prosaïquement d’hydrogène brûlant, là comme ailleurs, avec le concours de l’oxygène. Les protubérances roses sont des jets prodigieux de ce gaz enflammé, qui débordent le disque de la lune, pendant les éclipses totales de soleil. Quant aux taches solaires, on avait eu raison de les représenter comme de vastes entonnoirs ouverts dans des masses gazeuses. C’est la flamme de l’hydrogène, balayée par les tempêtes sur d’im­menses surfaces, et qui laisse apercevoir, non pas comme une opacité noire, mais comme une obscurité relative, le noyau de l’astre, soit à l’état liquide, soit à l’état gazeux fortement comprimé.

    Donc, plus de chimères. Voici deux éléments terrestres qui éclairent l’uni­vers, comme ils éclairent les rues de Paris et de Londres. C’est leur combi­naison qui répand la lumière et la chaleur. C’est le produit de cette combi­naison, l’eau, qui crée et entretient la vie organique. Point d’eau, point d’atmosphère, point de flore ni de faune. Rien que le cadavre de la lune.

    Océan de flammes dans les étoiles pour vivifier, océan d’eau sur les planètes pour organiser, l’association de l’hydrogène et de l’oxygène est le gouvernement de la matière, et le sodium est leur compagnon inséparable dans leurs deux formes opposées, le feu et l’eau. Au spectre solaire, il brille en première ligne ; il est l’élément principal du sel des mers.

    Ces mers, aujourd’hui si paisibles, malgré leurs rides légères, ont connu de tout autres tempêtes, quand elles tourbillonnaient en flammes dévorantes sur les laves de notre globe. C’est cependant bien la même masse d’hydrogène et d’oxygène ; mais quelle métamorphose ! L’évolution est accomplie. Elle s’ac­complira également sur le soleil. Déjà ses taches révèlent, dans la combustion de l’hydrogène, des lacunes passagères, que le temps ne cessera d’agrandir et de tourner à la permanence. Ce temps se comptera par siècles, sans doute, mais la pente descend.

    Le soleil est une étoile sur son déclin. Un jour viendra où le produit de la combinaison de l’hydrogène avec l’oxygène, cessant de se décomposer à nouveau pour reconstituer à part les deux éléments, restera ce qu’il doit être, de l’eau. Ce jour verra finir le règne des flammes, et commencer celui des vapeurs aqueuses, dont le dernier mot est la mer. Ces vapeurs, enveloppant de leurs masses épaisses l’astre déchu, notre monde planétaire tombera dans la nuit éternelle.

    Avant ce terme fatal, l’humanité aura le temps d’apprendre bien des choses. Elle sait déjà, de par la spectrométrie, que la moitié des 64 corps simples, composant notre planète, fait également partie du soleil, des étoiles et de leurs cortèges. Elle sait que l’univers entier reçoit la lumière, la chaleur et la vie organique, de l’hydrogène et de l’oxygène associés, flammes ou eau.

    Tous les corps simples ne se montrent pas dans le spectre solaire, et réciproquement les spectres du soleil et des étoiles accusent l’existence d’élé­ments à nous inconnus. Mais cette science est neuve encore et inexpérimentée. Elle dit à peine son premier mot et il est décisif. Les éléments des corps célestes sont partout identiques. L’avenir ne fera que dérouler chaque jour les preuves de cette identité. Les écarts de densité, qui semblaient de prime abord un obstacle insurmontable à toute similitude entre les planètes de notre système, perdent beaucoup de leur signification isolante, quand on voit le soleil, dont la densité est le quart de la nôtre, renfermer des métaux tels que le fer (densité, 7,80), le nickel (8,67). le cuivre (9,95), le zinc (7,19), le cobalt (7,81), le cadmium (8,69), le chrome (5,90).

    Que les corps simples existent sur les divers globes en proportions inégales, d’où résultent des divergences de densité, rien de plus naturel. Évidemment, les matériaux d’une nébuleuse doivent se classer sur les planètes selon les lois de la pesanteur, mais ce classement n’empêche pas les corps simples de coexister dans l’ensemble de la nébuleuse, sauf à se répartir ensuite selon un certain ordre, en vertu de ces lois. C’est précisément le cas de notre système, et, selon toute apparence, celui des autres groupes stellaires. Nous verrons plus loin quelles conditions ressortent de ce fait.
    ___________

    V

    OBSERVATIONS SUR LA COSMOGONIE DE LAPLACE.
    –  LES COMÈTES.

    Laplace a puisé son hypothèse dans Herschell qui l’avait tirée de son télescope. Tout entier aux mathématiques, l’illustre géomètre s’occupe beau­coup du mouvement des astres et fort peu de leur nature. Il ne touche à la question physique qu’avec nonchalance, par de simples affirmations, et se hâte de retourner aux calculs de la gravitation, son objectif permanent. Il est visible que sa théorie est aux prises avec deux difficultés capitales : l’origine ainsi que la haute température des nébuleuses, et les comètes. Ajournons pour un instant les nébuleuses et voyons les comètes. Ne pouvant à aucun titre les loger dans son système, l’auteur, pour s’en défaire, les envoie promener d’étoile en étoile. Suivons-les, afin de nous en débarrasser nous-mêmes.

    Tout, le monde aujourd’hui en est arrivé à un profond mépris des comètes, ces misérables jouets des planètes supérieures qui les bousculent, les tiraillent en cent façons, les gonflent aux feux solaires, et finissent par les jeter dehors en lambeaux. Déchéance complète ! Quel humble respect jadis, quand on saluait en elles des messagères de mort ! Que de huées et de sifflets depuis qu’on les sait inoffensives ! On reconnaît bien là les hommes.

    Toutefois, l’impertinence n’est pas sans une légère nuance d’inquiétude. Les oracles ne se privent pas de contradictions. Ainsi Arago, après avoir pro­clamé vingt fois la nullité absolue des comètes, après avoir assuré que le vide le plus parfait d’une machine pneumatique est encore beaucoup plus dense que la substance cométaire, n’en déclare pas moins, dans un chapitre de ses œuvres, que "la transformation de la terre en satellite de comète est un événe­ment qui ne sort pas du cercle des probabilités."

    Laplace, savant si grave, si sérieux, professe également le pour et le contre sur cette question. Il dit quelque part : "La rencontre d’une comète ne peut produire sur la terre aucun effet sensible. Il est très-probable que les comètes l’ont plusieurs fois enveloppée sans avoir été aperçues..." Et ailleurs : "Il est facile de se représenter les effets de ce choc (d’une comète) sur la terre : l’axe et le mouvement de rotation changés ; les mers abandonnant leurs anciennes positions pour se précipiter vers le nouvel équateur ; une grande partie des hommes et des animaux noyés dans ce déluge universel, ou détruits par la violente secousse imprimée au globe, des espèces entières anéanties..." etc.

    Des oui et non si catégoriques sont singuliers sous la plume de mathéma­ticiens. L’attraction, ce dogme fondamental de l’astronomie, est parfois tout aussi maltraitée. Nous l’allons voir en disant un mot de la lumière zodiacale.

    Ce phénomène a déjà reçu bien des explications différentes. On l’a d’abord attribué à l’atmosphère du soleil, opinion combattue par Laplace. Sui­vant lui, "l’atmosphère solaire n’arrive pas à mi-chemin de l’orbe de Mer­cure. Les lueurs zodiacales proviennent des molécules trop volatiles pour s’être unies aux planètes, à l’époque de la grande formation primitive, et qui circulent aujourd’hui autour de l’astre central. Leur extrême ténuité n’oppose point de résistance à la marche de corps célestes, et nous donne cette clarté perméable aux étoiles."

    Une telle hypothèse est peu vraisemblable. Des molécules planétaires, volatilisées par une haute température, ne conservent pas éternellement leur chaleur, ni par conséquent la forme gazeuse, dans les déserts glacés de l’éten­due. De plus, quoi qu’en dise Laplace, cette matière, si ténue qu’on la sup­pose, serait un obstacle sérieux aux mouvements des corps célestes, et amènerait avec le temps de graves désordres.

    La même objection réfute une idée récente, qui fait honneur de la lumière zodiacale aux débris des comètes naufragées dans les tempêtes du périhélie. Ces restes formeraient un vaste océan qui englobe et dépasse même les orbites de Mercure, Vénus et la Terre. C’est pousser un peu loin le dédain des comètes que de confondre leur nullité avec celle de l’éther, voire même du vide. Non, les planètes ne feraient pas bonne route au travers de ces nébulosités, et la gravitation ne tarderait pas à s’en mal trouver.

    Il semble encore moins rationnel de chercher l’origine des lueurs mysté­rieuses de la région zodiacale dans un anneau de météorites circulant autour du soleil. Les météorites, de leur nature, ne sont pas très-perméables à la clarté des étoiles.

    En remontant un peu haut, peut-être trouverait-on le chemin de la vérité. Arago a dit je ne sais où : "La matière cométaire a pu assez fréquemment entrer dans notre atmosphère. Cet événement est sans danger. Nous pouvons, sans nous en apercevoir, traverser la queue d’une comète..." Laplace n’est pas moins explicite : "Il est très-probable, dit-il, que les comètes ont plusieurs fois enveloppé la terre sans être aperçues..."

    Tout le monde sera de cet avis, Mais on peut demander aux deux astro­nomes ce que sont devenues ces comètes. Ont-elles continué leur voyage ? Leur est-il possible de s’arracher aux étreintes de la terre et de passer outre ? L’attraction est donc confisquée ? Quoi ! Cette vague effluve cométaire, qui fatigue la langue à définir son néant, braverait la force qui maîtrise l’univers !

    On conçoit que deux globes massifs, lancés à fond de train, se croisent par la tangente et continuent de fuir, après une double secousse. Mais que des inanités errantes viennent se coller contre notre atmosphère, puis s’en déta­chent paisiblement pour suivre leur route, c’est d’un sans-gêne peu acceptable. Pourquoi ces vapeurs diffuses ne demeurent-elles pas clouées à notre planète par la pesanteur ?

    "Justement ! Parce qu’elles ne pèsent pas, dira-t-on. Leur inconsistance même les dérobe. Point de masse, point d’attraction." Mauvais raisonnement. Si elles se séparent de nous pour rallier leur corps d’armée, c’est que le corps d’armée les attire et nous les enlève. A quel titre ? La terre leur est bien supérieure en puissance. Les comètes, on le sait, ne dérangent personne, et tout le monde les dérange, parce qu’elles sont les humbles esclaves de l’attrac­tion. Comment cesseraient-elles de lui obéir, précisément quand notre globe les saisit au corps et ne devrait plus lâcher prise ? Le soleil est trop loin pour les disputer à qui les tient de si près, et dût-il entraîner la tête de ces cohues, l’arrière-garde, rompue et disloquée, resterait au pouvoir de la terre

    Cependant on parle, comme d’une chose toute simple, de comètes qui entourent, puis abandonnent notre globe. Personne n’a fait à cet égard la moindre observation. La marche rapide de ces astres suffit-elle pour les sous­traire à l’action terrestre, et poursuivent-ils leur course par l’impulsion acquise ?

    Une pareille atteinte à la gravitation est impossible et nous devons être sur la voie des lueurs zodiacales. Les détachements cométaires, faits prisonniers dans ces rencontres sidérales, et refoulés vers l’équateur par la rotation, vont former ces renflements lenticulaires qui s’illuminent aux rayons du soleil, avant l’aurore, et surtout après le crépuscule du soir. La chaleur du jour les a dilatés et rend leur luminosité plus sensible qu’elle ne l’est le matin, après le refroidissement de la nuit.

    Ces masses diaphanes, d’apparence toute cométaire, perméables aux plus petites étoiles, occupent une étendue immense, depuis l’équateur, leur centre et leur point culminant comme altitude et comme éclat, jusque bien au-delà des tropiques, et probablement jusqu’aux deux pôles, où elles s’abaissent, se contractent et s’éteignent.

    On avait toujours logé jusqu’ici la lumière zodiacale hors de la terre, et il était difficile de lui assigner une place ainsi qu’une nature conciliables à la fois avec sa permanence et ses variations. Mais c’est la terre elle-même qui en porte la cause, enroulée autour de son atmosphère, sans que le poids de la colonne atmosphérique en reçoive un atome d’augmentation. Cette pauvre substance ne pouvait donner une preuve plus décisive de son inanité.

    Les comètes, dans leurs visites, renouvellent peut-être plus souvent qu’on ne le pense les contingents prisonniers. Ces contingents, du reste, ne sauraient dépasser une certaine hauteur sans être écumés par la force centrifuge, qui emporte son butin dans l’espace. L’atmosphère terrestre se trouve ainsi dou­blée d’une enveloppe cométaire, à peu près impondérable, siège et source de la lumière zodiacale. Cette version s’accorde bien avec la diaphanéité des comètes, et de plus, elle tient compte des lois de la pesanteur qui n’autorisent pas l’évasion des détachements capturés par les planètes.

    Reprenons l’histoire de ces nihilités chevelues. Si elles évitent Saturne, c’est pour tomber sous la coupe de Jupiter, le policier du système. En faction dans l’ombre, il les flaire, avant même qu’un rayon solaire les rende visibles, et les rabat éperdues vers les gorges périlleuses. Là, saisies par la chaleur et dilatées jusqu’à la monstruosité, elles perdent leur forme, s’allongent, se désagrègent et franchissent à la débandade la passe terrible, abandonnant par­tout des traînards, et ne parvenant qu’à grand’peine, sous la protection du froid, à regagner leurs solitudes inconnues.

    Celles-là seules échappent, qui n’ont pas donné dans les traquenards de la zone planétaire. Ainsi, évitant de funestes défilés, et laissant au loin, dans les plaines zodiacales, les grosses araignées se promener au bord de leurs toiles, la comète de 1811 fond des hauteurs polaires sur l’écliptique, déborde et tour­ne rapidement le soleil, puis raille et reforme ses immenses colonnes disper­sées par le feu de l’ennemi. Alors seulement, après le succès de la manœuvre, elle déploie aux regards stupéfaits les splendeurs de son armée, et continue majestueusement sa retraite victorieuse dans les profondeurs de l’espace.

    Ces triomphes sont rares. Les pauvres comètes viennent, par milliers, se brûler à la chandelle. Comme les papillons, elles accourent légères, du fond de la nuit, précipiter leur volte autour de la flamme qui les attire, et ne se déro­bent point sans joncher de leurs épaves les champs de l’écliptique. S’il faut en croire quelques chroniqueurs des cieux, depuis le soleil jusque par delà l’orbe terrestre, s’étend un vaste cimetière de comètes, aux lueurs mystérieuses, apparaissant les soirs et matins des jours purs. On reconnaît les mortes à ces clartés-fantômes, qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles.

    Ne seraient-ce pas plutôt les captives suppliantes, enchaînées depuis des siècles aux barrières de notre atmosphère, et demandant en vain ou la liberté ou l’hospitalité ? De son premier et de son dernier rayon, le soleil intertropical nous montre ces pâles Bohémiennes, qui expient si durement leur visite indiscrète à des gens établis.

    Les comètes sont véritablement des êtres fantastiques. Depuis l’installation du système solaire, c’est par millions qu’elles ont passé au périhélie. Notre monde particulier en regorge, et cependant, plus de la moitié échappent à la vue, et même au télescope. Combien de ces nomades ont élu domicile chez nous ?... Trois..., et encore peut-on dire qu’elles vivent sous la tente. Un de ces jours, elles lèveront le pied et s’en iront rejoindre leurs innombrables tribus dans les espaces imaginaires. Il importe peu, en vérité, que ce soit par des ellipses, des paraboles ou des hyperboles.

    Après tout, ce sont des créatures inoffensives et gracieuses, qui tiennent souvent la première place dans les plus belles nuits d’étoiles. Si elles viennent se prendre comme des folles dans la souricière, l’astronomie y est prise avec elles et s’en tire encore plus mal. Ce sont de vrais cauchemars scientifiques. Quel contraste avec les corps célestes ! Les deux extrêmes de l’antagonisme, des masses écrasantes et des impondérabilités, l’excès du gigantesque et l’excès du rien.

    Et cependant, à propos de ce rien, Laplace parle de condensation, de vaporisation, comme s’il s’agissait du premier gaz venu. Il assure que, par les chaleurs du périhélie, les comètes, à la longue, se dissipent entièrement dans l’espace. Que deviennent-elles après cette volatilisation ? L’auteur ne le dit pas, et probablement ne s’en inquiète guère. Dès qu’il ne s’agit plus de géo­métrie, il procède sommairement, sans beaucoup de scrupules. Or, si éthérée que puisse et doive être la sublimation des astres chevelus, elle demeure pourtant matière. Quelle sera sa destinée ? Sans doute, de reprendre plus tard, par le froid, sa forme primitive. Soit. C’est de l’essence de comète qui repro­duit des diaphanéités ambulatoires. Mais ces diaphanéités, suivant Laplace et d’autres auteurs, sont identiques avec les nébuleuses fixes.

    Oh ! par exemple, halte-là ! il faut arrêter les mots au passage pour vérifier leur contenu. Nébuleuse est suspect. C’est un nom trop bien mérité ; car il a trois sens différents. On désigne ainsi 1° une lueur blanchâtre, qui est décomposée par de forts télescopes en innombrables petites étoiles très-serrées ; 2° une clarté pâle, d’aspect semblable, piquetée de un ou plusieurs petits points brillants, et qui ne se laisse pas résoudre en étoiles ; 3° les comètes.

    La confrontation minutieuse de ces trois individualités est indispensable. Pour la première, les amas de petites étoiles, point de difficulté. On est d’accord. La contestation porte tout entière sur les deux autres. Suivant Laplace, des nébulosités, répandues à profusion dans l’univers, forment, par un premier degré de condensation, soit des comètes, soit des nébuleuses à points brillants, irréductibles en étoiles, et qui se transforment en systèmes solaires. Il explique et décrit en détail cette transformation.

    Quant aux comètes, il se borne à les représenter comme de petites nébu­leuses errantes qu’il ne définit pas, et ne cherche nullement à différencier des nébuleuses en voie d’enfantement stellaire, Il insiste, au contraire, sur leur ressemblance intime, qui ne permet de distinguer entre elles que par le déplacement des comètes devenu visible aux rayons du soleil. En un mot, il prend dans le télescope d’Herschell des nébuleuses irréductibles et en fait indifféremment des systèmes planétaires ou des comètes. Ce n’est qu’une question d’orbites et de fixité ou d’irrégularité dans la gravitation. Du reste, même origine : "les nébulosités éparses dans l’univers", partant même constitution.

    Comment un si grand physicien a-t-il pu assimiler des lueurs d’emprunt, glaciales et vides, aux immenses gerbes de vapeurs ardentes qui seront un jour des soleils ? Passe, si les comètes étaient de l’hydrogène. On pourrait supposer que de grandes masses de ce gaz, restées en dehors des nébuleuses-étoiles, errent en liberté à travers l’étendue, où elles jouent la petite pièce de la gravitation. Encore serait-ce du gaz froid et obscur, tandis que les berceaux stello-planétaires sont des incandescences, si bien que l’assimilation entre ces deux sortes de nébuleuses resterait encore impossible. Mais ce pis-aller même fait défaut. Comparé aux comètes, l’hydrogène est du granite. Entre la matière nébuleuse des systèmes stellaires et, celle des comètes, il ne peut rien y avoir de commun. L’une est force, lumière, poids et chaleur ; l’autre, nullité, glace, vide et ténèbres.

    Laplace parle d’une similitude si parfaite entre les deux genres de nébu­leuses qu’on a beaucoup de peine à les distinguer. Quoi ! Les nébuleuses volatilisées sont à des distances incommensurables, les comètes sont presque à portée de la main, et d’une vaine ressemblance entre deux corps séparés par de tels abîmes, on conclut à l’identité de composition ! mais la comète est un infiniment petit, et la nébuleuse est presque un univers. Une comparaison quelconque entre de telles données est une aberration.

    Répétons encore que, si pendant l’état volatil des nébuleuses, une partie de l’hydrogène se dérobait en même temps à l’attraction et à la combustion, pour s’échapper libre dans l’espace et devenir comète, ces astres rentreraient ainsi dans la constitution générale de l’univers, et pourraient. d’ailleurs jouer un rôle redoutable. Impuissants, comme masse, dans une rencontre planétaire, mais embrasés au choc de l’air et au contact de son oxygène, ils feraient périr par le feu tous les corps organisés, plantes et animaux. Seulement, de l’avis unanime, l’hydrogène est à la substance cométaire ce que serait un bloc de marbre pour l’hydrogène lui-même.

    Qu’on suppose maintenant des lambeaux de nébulosités stellaires, errant de système en système, à l’instar des comètes. Ces amas volatils, au maximum de température, passeraient autour de nous, non pas brouillard subtil, terne et transi, mais trombe effroyable de lumière et de chaleur, qui aurait bientôt coupé court à nos polémiques sur leur compte. L’incertitude s’éternise au sujet des comètes. Discussions et conjectures ne terminent rien. Quelques points toutefois semblent éclaircis. Ainsi, l’unité de la substance cométaire ne fait pas doute. C’est un corps simple, qui n’a jamais présenté de variante dans ses apparitions, déjà si nombreuses. On retrouve constamment cette même ténuité élastique et dilatable jusqu’au vide, cette translucidité absolue qui ne gêne en rien le passage des moindres lueurs.

    Les comètes ne sont ni de l’éther, ni du gaz, ni un liquide, ni un solide, ni rien de semblable à ce qui constitue les corps célestes, mais une substance indéfinissable, ne paraissant avoir aucune des propriétés de la matière connue, et n’existant pas en dehors du rayon solaire qui les tire une minute du néant, pour les y laisser retomber. Entre cette énigme sidérale et les systèmes stellaires qui sont l’univers, radicale séparation. Ce sont deux modes d’exis­tence isolés, deux catégories de la matière totalement distinctes, et sans autre lien qu’une gravitation désordonnée, presque folle. Dans la description du monde, il. n’y a nul compte à en tenir. Elles ne sont rien, ne font rien, n’ont qu’un rôle, celui d’énigme.

    Avec ses dilatations à outrance du périhélie, et ses contractions glacées de l’aphélie, cet astre follet représente certain géant des mille et une nuits, mis en bouteille par Salomon, et l’occasion offerte, s’épandant peu à peu hors de sa prison en immense nuage, pour prendre figure humaine, puis revaporisé et reprenant le chemin du goulot, pour disparaître au fond de son bocal. Une comète, c’est une once de brouillard, remplissant d’abord un milliard de lieues cubes, puis une carafe.

    C’est fini de ces joujoux, ils laissent le débat ouvert sur cette question : "Les nébuleuses sont-elles toutes des amas d’étoiles adultes, ou bien faut-il voir dans quelques-unes d’entre elles des fœtus d’étoiles, soit simples, soit multiples ?" Cette question n’a que deux juges, le télescope et l’analyse spectrale. Demandons-leur une stricte impartialité qui se garde surtout contre l’influence occulte des grands noms. Il semble, en effet, que la spectrométrie incline un peu à trouver des résultats conformes à la théorie de Laplace.

    La complaisance pour les erreurs possibles de l’illustre mathématicien est d’autant moins utile que sa théorie puise dans la connaissance actuelle du sys­tème solaire une force capable de tenir tête même au télescope et à l’analyse spectrale, ce qui n’est pas peu dire. Elle est la seule explication rationnelle et raisonnable de la mécanique planétaire, et ne succomberait certainement que sous des arguments irrésistibles…

    VI

    ORIGINE DES MONDES.

    Cette théorie a un côté faible pourtant… le même toujours, la question d’origine, esquivée cette fois par une réticence. Malheureusement, omettre n’est pas résoudre. Laplace a tourné avec adresse la difficulté, la léguant à d’autres. Quant à lui, il en avait dégagé son hypothèse, qui a pu faire son chemin débarrassée de cette pierre d’achoppement.

    La gravitation n’explique qu’à moitié l’univers. Les corps célestes, dans leurs mouvements, obéissent à deux forces, la force centripète ou pesanteur, qui les fait tomber ou les attire l’un vers l’autre, et la force centrifuge qui les pousse en avant par la ligne droite. De la combinaison de ces deux forces résulte la circulation plus ou moins elliptique de tous les astres. Par la sup­pression de la force centrifuge, la terre tomberait dans le soleil. Par la suppression de la force centripète, elle s’échapperait de son orbite en suivant la tangente, et fuirait droit devant elle.

    La source de la force centripète est connue, c’est l’attraction ou gravi­tation. L’origine de la force centrifuge reste un mystère. Laplace a laissé de côté cet écueil. Dans sa théorie, le mouvement de translation, autrement dit, la force centrifuge, a pour origine la rotation de la nébuleuse. Cette hypothèse est sans aucun doute la vérité, car il est impossible de rendre un compte plus satisfaisant des phénomènes que présente notre groupe planétaire. Seulement, il est permis de demander à l’illustre géomètre: "D’où venait la rotation de la nébuleuse ? D’où venait la chaleur qui avait volatilisé cette masse gigan­tesque, condensée plus tard en soleil entouré de planètes ?"

    La chaleur ! on dirait qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre dans l’espace. Oui, de la chaleur à 270 degrés au-dessous de zéro. Laplace veut-il parler de celle-là, quand il dit qu’en vertu d’une chaleur excessive, l’atmos­phère du soleil s’étendait primitivement au-delà des orbes de toutes les planètes ? Il constate, d’après Herschell, l’existence, en grand nombre, de nébulosités, d’abord diffuses au point d’être à peine visibles, et qui arrivent, par une suite de condensations, à l’état d’étoiles, Or, ces étoiles sont des globes gigantesques en pleine incandescence comme le soleil, ce qui accuse une chaleur déjà fort respectable. Quelle ne devait pas être leur température, lorsque entièrement réduites en vapeurs, ces masses énormes s’étaient dilatées jusqu’à un tel degré de volatilisation qu’elles n’offraient plus à l’œil qu’une nébulosité à peine perceptible !

    Ce sont précisément ces nébulosités que Laplace représente comme répandues à profusion dans l’univers, et. donnant naissance aux comètes ainsi qu’aux systèmes stellaires. Assertion inadmissible, comme nous l’avons démontré à propos de la substance cométaire, qui ne peut rien avoir de com­mun avec celle des nébuleuses-étoiles. Si ces substances étaient semblables, les comètes se seraient, partout et. toujours, mêlées aux matières stellaires, pour en partager l’existence, et ne feraient pas constamment bande à part, étrangères à tous les autres astres, et par leur inconsistance, et par leurs habi­tudes vagabondes, et par l’unité absolue de substance qui les caractérise.

    Laplace a parfaitement raison de dire : "Ainsi, on descend, par les progrès de la condensation de la matière  nébuleuse à la considération du soleil envi­ronné autrefois d’une vaste atmosphère, considération à laquelle on remonte, comme nous l’avons vu, par l’examen des phénomènes du système solai­re,.Une rencontre aussi remarquable donne à l’existence de cet état antérieur du soleil  une probabilité fort approchante de la certitude."

    En revanche, rien de plus faux que l’assimilation des comètes, inanités impondérables et glacées, aux nébuleuses stellaires qui représentent les parties massives de la nature, portées par la volatilisation au maximum de température et de lumière. Assurément, les comètes sont une énigme désespérante, car, demeurant inexplicables quand tout le reste s’explique, elles deviennent un obstacle presque insurmontable à la connaissance de l’univers. Mais on ne triomphe pas d’un obstacle par une absurdité. Mieux vaut faire la part du feu en accordant à ces impalpabilités une existence spéciale en dehors de la matière proprement dite, qui peut bien agir sur elles par la gravitation, mais sans s’y mêler ni subir leur influence. Bien que fugaces, instables, toujours sans lendemain, on les connaît pour une substance simple, une, invariable, inaccessible à toute modification, pouvant se séparer, se réunir, former des masses ou se déchirer en lambeaux, jamais changer. Donc, elles n’intervien­nent pas dans le perpétuel devenir de la nature. Consolons-nous de ce logogriphe par la nullité de son rôle.

    La question des origines est beaucoup plus sérieuse. Laplace en a fait bon marché, ou plutôt il n’en tient nul compte, et ne daigne ou n’ose même pas en parler. Herschell, au moyen de son télescope, a constaté dans l’espace de nombreux amas de matière nébuleuse, à différents degrés de diffusion, amas qui, par refroidissements progressifs, aboutissent en étoiles. L’illustre géomè­tre raconte et explique fort bien les transformations. Mais de l’origine de ces nébulosités, pas un mot. On se demande naturellement : "Ces nébuleuses, qu’un froid relatif amène à l’état de soleils et de planètes, d’où viennent-elles ?"

    D’après certaines théories, il existerait dans l’étendue une matière chao­tique, laquelle, grâce au concours de la chaleur et de l’attraction, s’agglomé­rerait pour former les nébuleuses planétaires. Pourquoi et depuis quand cette matière chaotique ? D’où sort cette chaleur extraordinaire qui vient aider à la besogne ? Autant de questions qu’on ne se pose pas, ce qui dispense d’y répondre.

    Pas n’est besoin de dire que la matière chaotique, constituant les étoiles modernes, a aussi constitué les anciennes, d’où il suit que l’univers ne remonte pas au-delà des plus vieilles étoiles sur pied. On accorde volontiers des durées immenses à ces astres ; mais de leur commencement, point d’autres nouvelles que l’agglomération de la matière chaotique, et sur leur fin, silence. La plaisanterie commune à ces théories, c’est l’établissement d’une fabrique de chaleur à discrétion dans les espaces imaginaires, pour fournir à la volati­lisation indéfinie de toutes les nébuleuses et de toutes les matières chaotiques possibles.

    Laplace, si scrupuleux géomètre est un physicien peu rigoriste. Il vaporise sans façon, en vertu d’une chaleur excessive. Étant donnée une fois la nébu­leuse qui se condense, on le suit avec admiration dans son tableau de la naissance successive des planètes et de leurs satellites par les progrès du refroidissement. Mais cette matière nébuleuse sans origine, attirée de partout, on ne sait ni comment ni pourquoi, est aussi un singulier réfrigérant de l’en­thousiasme. Il n’est vraiment pas convenable d’asseoir son lecteur sur une hypothèse posée dans le vide, et de le planter là.

    La chaleur, la lumière, ne s’accumulent point dans l’espace, elles s’y dissi­pent. Elles ont une source qui s’épuise. Tous les corps célestes se refroidissent par le rayonnement. Les étoiles, incandescences formidables à leur début, aboutissent à une congélation noire. Nos mers étaient jadis un océan de flammes. Elles ne sont plus que de l’eau. Le soleil éteint, elles seront un bloc de glace. Les cosmogonies qui prétendent le monde d’hier peuvent croire que les astres en sont encore à brûler leur première huile. Après ? Ces millions d’étoiles, illumination de nos nuits, n’ont qu’une existence limitée. Elles ont commencé dans l’incendie, elles finiront dans le froid et les ténèbres.

    Suffit-il de dire: Cela durera toujours plus que nous ? Prenons ce qui est. Carpe diem. Qu’importe ce qui a précédé ! Qu’importe ce qui suivra ? avant et après nous le déluge !" Non, l’énigme de l’univers est en permanence devant chaque pensée. L’esprit humain veut la déchiffrer à tout prix. Laplace était sur la voie, en écrivant ces mots : "Vue du soleil, la lune paraît décrire une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la circonférence de l’orbe terrestre. Pareillement, la terre décrit une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la courbe que le soleil décrit autour du centre de gravité du groupe d’étoiles dont il fait partie. Enfin, le soleil lui-même décrit une suite d’épi­cycloïdes dont les centres sont sur la courbe décrite par le centre de gravité de ce groupe autour de celui de l’univers."

    "De l’univers !" c’est beaucoup dire. Ce prétendu centre de l’univers, avec l’immense cortège qui gravite autour de lui, n’est qu’un point impercep­tible dans l’étendue. Laplace était cependant bien sur le chemin de la vérité, et touchait presque la clef de l’énigme. Seulement, ce mot : "De l’univers" prouve qu’il la touchait sans la voir, ou du moins sans la regarder. C’était un ultra-mathématicien. Il avait jusqu’à la moelle des os, la conviction d’une harmonie et d’une solidité inaltérable de la mécanique céleste. Solide, très-solide, soit. Il faut cependant distinguer entre l’univers et une horloge.

    Quand une horloge se dérange, on la règle. Quand elle se détériore, on la raccommode. Quand elle est usée, on la remplace. Mais les corps célestes, qui les répare ou les renouvelle ? Ces globes de flammes, si splendides représen­tants de la matière, jouissent-ils du privilège de la pérennité ? Non, la matière n’est éternelle que dans ses éléments et son ensemble. Toutes ses formes, humbles ou sublimes, sont transitoires et périssables. Les astres naissent, brillent, s’éteignent, et survivant des milliers de siècles peut-être à leur splen­deur évanouie, ne livrent plus aux lois de la gravitation que des tombes flottantes. Combien de milliards de ces cadavres glacés rampent ainsi dans la nuit de l’espace, en attendant l’heure de la destruction, qui sera, du même coup, celle de la résurrection !

    Car les trépassés de la matière rentrent tous dans la vie, quelle que soit leur condition. Si la nuit du tombeau est longue pour les astres finis, le moment vient où leur flamme se rallume comme la foudre. A la surface des planètes, sous les rayons solaires, la forme qui meurt se désagrège vite, pour restituer ses éléments à une forme nouvelle. Les métamorphoses se succèdent sans interruption. Mais quand un soleil s’éteint glacé, qui lui rendra la chaleur et la lumière ? Il ne peut renaître que soleil. Il donna la vie en détail à des myriades d’êtres divers. Il ne peut la transmettre à ses fils que par mariage. Quelles peuvent être les noces et les enfantements de ces géants de la lumière ?

    Lorsqu’après des millions de siècles, un de ces immenses tourbillons d’étoiles, nées, gravitant, mortes ensemble, achève de parcourir les régions de l’espace ouvertes devant lui, il se heurte sur ses frontières avec d’autres tourbillons éteints, arrivant à sa rencontre. Une mêlée furieuse s’engage du­rant d’innombrables années, sur un champ de bataille de milliards de milliards de lieues d’étendue. Cette partie de l’univers n’est plus qu’une vaste atmos­phère de flammes, sillonnées sans relâche par la foudre des conflagrations qui volatilisent instantanément étoiles et planètes.

    Ce pandémonium ne suspend pas un instant son obéissance aux lois de la nature. Les chocs successifs réduisent les masses solides à l’état de vapeurs, ressaisies aussitôt par la gravitation qui les groupe en nébuleuses tournant sur elles-mêmes par l’impulsion du choc, et les lance dans une circulation régu­lière autour de nouveaux centres. Les observateurs lointains peuvent alors, à travers leurs télescopes, apercevoir le théâtre de ces grandes révolu­tions, sous l’aspect d’une lueur pâle, mêlée de points plus lumineux. La lueur n’est qu’une tache, mais cette tache est un peuple de globes qui ressuscitent.

    Chacun des nouveau-nés vivra d’abord son enfance solitaire, nuée embrasée et tumultueuse. Plus calme avec le temps, le jeune astre détachera peu à peu de son sein une nombreuse famille, bientôt refroidie par l’isolement, et ne vivant plus que de la chaleur paternelle. Il en sera l’unique représentant dans le monde qui ne connaîtra que lui, et n’apercevra jamais ses enfants. Voilà notre système planétaire, et nous habitons l’une des plus jeunes filles, suivie seulement d’une sœur,Vénus. et d’un tout petit frère, Mercure, le dernier éclos du nid.

    Est-ce bien exactement ainsi que renaissent les  mondes ? Je ne sais. Peut-être les légions mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie, sont-elles moins nombreuses, le champ de la résurrection moins vaste. Mais certainement, ce n’est qu’une question de chiffre et d’étendue, non de moyen. Que la rencontre ait lieu, soit entre deux groupes stellaires simplement, soit entre deux systè­mes où chaque étoile, avec son cortège, ne joue déjà que le rôle de planète, soit encore entre deux centres où elle n’est plus qu’un modeste satellite, soit enfin entre deux foyers qui représentent vu coin de l’univers, c’est ce qu’il n’est permis à personne de décider en connaissance de cause. La seule affirmation légitime, la voici :

    La matière ne saurait diminuer, ni s’accroître d’un atome. Les étoiles ne sont que des flambeaux éphémères. Donc, une fois éteints, s’ils ne se rallu­ment, la nuit et la mort, dans un temps donné, se saisissent de l’univers. Or, comment pourraient-ils se rallumer, sinon par le mouvement transformé en chaleur dans des proportions gigantesques, c’est-à-dire par un entre-choc qui les volatilise et les appelle à une nouvelle existence ? Qu’on n’objecte pas que, par sa transformation en chaleur, le mouvement serait anéanti, et dès lors les globes immobilisés. Le mouvement n’est que le résultat de l’attraction, et l’attraction est impérissable, comme propriété permanente de tous les corps. Le mouvement renaît soudain du choc lui-même, dans de nouvelles directions peut-être, mais toujours effet de la même cause, la pesanteur.

    Direz-vous que ces bouleversements sont une atteinte aux lois de la gravitation ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Notre unique ressource est de consulter l’analogie Elle nous répond : "Depuis des siècles, les météo­rites tombent par millions sur notre globe, et sans nul doute, sur les planètes de tous les systèmes stellaires. C’est un manquement grave à l’attraction, telle que vous l’entendez. En fait, c’est une forme de l’attraction que vous ne connaissez pas, ou plutôt que vous dédaignez, parce qu’elle s’applique aux astéroïdes, non aux astres. Après avoir gravité des milliers d’années, selon toutes les règles, un beau jour, ils ont pénétré dans l’atmosphère, en violation de la règle, et y ont transformé le mouvement en chaleur, par leur fusion ou leur volatilisation, au frottement de l’air. Ce qui arrive aux petits, peut et doit arriver aux grands. Traduisez la gravitation au tribunal de l’Observatoire, comme prévenue d’avoir, malicieusement, et illégitimement précipité ou laissé choir sur la terre, des aérolithes qu’on lui avait confiés pour les main­tenir en promenade dans le vide."

    Oui, la gravitation les a laissés, les laisse et les laissera choir, comme elle a cogné, cogne et cognera les unes contre les autres, de vieilles planètes, de vieilles étoiles, de vieilles défuntes enfin, cheminant lugubrement dans un vieux cimetière, et alors les trépassés éclatent comme un bouquet d’artifice, et des flambeaux resplendissent pour illuminer le monde. Si le moyen ne vous convient pas, trouvez-en un meilleur. Mais prenez garde. Les étoiles n’ont qu’un temps et, en y joignant leurs planètes, elles sont toute la matière. Si vous ne les ressuscitez pas, l’univers est fini. Du reste, nous poursuivrons notre démonstration sur tous les modes, majeur et mineur, sans crainte des redites. Le sujet en vaut la peine. Il n’est pas indifférent de savoir ou d’ignorer comment l’univers subsiste.

    Ainsi, jusqu’à preuve contraire, les astres s’éteignent de vieillesse, et se rallument par un choc. Tel est le mode de transformation de la matière chez les individualités sidérales. Par quel autre procédé pourraient-elles obéir à la loi commune du changement, et se dérober à l’immobilisation éternelle ? Laplace dit : "Il existe dans l’espace des corps obscurs, aussi considérables, et peut-être aussi nombreux que les étoiles." Ces corps sont tout simplement les étoiles éteintes. Sont-elles condamnées à la perpétuité cadavérique ? Et toutes les vivantes, sans exception, iront-elles les rejoindre pour toujours ? Comment pourvoir à ces vacances ?

    L’origine donnée, très-vaguement du reste, par Laplace aux nébuleuses stellaires, est sans vraisemblance. Ce serait une agrégation de nébulosités, de nuages cosmiques volatilisés, agrégation formée incessamment dans l’espace. Mais comment ? L’espace est partout ce que nous le voyons, froideur et ténèbres. Las systèmes stellaires sont des masses énormes de matière : D’où sortent-ils ? du vide ? Ces improvisations de nébulosités ne sont pas accep­tables.

    Quant à la matière chaotique, elle n’aurait pas dû reparaître au xixe siècle. Il n’a jamais existé, il n’existera jamais l’ombre d’un chaos nulle part. L’orga­nisation de l’univers est de toute éternité. Elle n’a jamais varié d’un cheveu, ni fait relâche d’une seconde. Il n’y a point de chaos, même sur ces champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts. La loi de l’attraction pré­side à ces refontes foudroyantes, avec autant de rigueur qu’aux plus paisibles évolutions de la lune.

    Ces cataclysmes sont rares dans tous les cantons de l’univers, car les naissances ne sauraient excéder les décès dans l’état civil de l’infini, et ses habitants jouissent d’une très belle longévité. L’étendue, libre sur leur route, est plus que suffisante pour leur existence, et l’heure de la mort arrive long­temps avant la fin de la traversée.. L’infini n’est pauvre ni de temps ni d’espace. Il en distribue à ses peuples une juste et large proportion. Nous ignorons le temps accordé, mais on peut se former quelque idée de l’espace par la distance des étoiles, nos voisines.

    L’intervalle minimum qui nous en sépare est de dix mille milliards de lieues, un abîme. N’est-ce point là une voie magnifique, et assez spacieuse pour y cheminer en toute sécurité ? Notre soleil a ses flancs assurés. Sa sphère d’activité doit toucher sans doute celle des attractions les plus proches. Il n’y a point de champs neutres pour la gravitation. Ici, les données nous manquent. Nous connaissons notre entourage. Il serait intéressant de déterminer ceux de ces foyers lumineux dont les sphères d’attraction sont limitrophes de la nôtre, et de les ranger autour d’elle, comme on enferme un boulet entre d’autres boulets. Notre domaine dans l’univers se trouverait ainsi cadastré. La chose est impossible, sinon elle serait déjà faite. Malheureusement on ne va pas mesurer de parallaxes à bord de Jupiter ou de Saturne.

    Notre soleil marche, c’est incontestable d’après son mouvement de rota­tion. Il circule de conserve avec des milliers, et peut-être des millions d’étoiles qui nous enveloppent et sont de notre armée. Il voyage depuis les siècles, et nous ignorons son itinéraire passé, présent et futur. La période historique de l’humanité date déjà de six mille ans. On observait en Égypte dès ces temps reculés. Sauf un déplacement des constellations zodiacales, dû à la précession des équinoxes, aucun changement n’a été constaté dans l’aspect du ciel. En six mille ans, notre système aurait pu faire du chemin dans une direction quelconque.

    Six mille ans, c’est pour un marcheur médiocre comme notre globe, le cin­quième de la route jusqu’à Sirius. Pas un indice, rien. Le rapprochement vers la constellation d’Hercule reste une hypothèse. Nous sommes figés sur place, les étoiles aussi. Et cependant, nous sommes en route avec elles vers le même but. Elles sont nos contemporaines, nos compagnes de voyage, et de là vient peut-être leur apparente immobilité : nous avançons ensemble. Le chemin sera long, le temps aussi, jusqu’à l’heure des vieillesses, puis des morts, et enfin des résurrections. Mais ce temps et ce chemin devant l’infini, c’est un tout petit point, et pas un millième de seconde. Entre l’étoile et l’éphémère l’éter­nité ne distingue pas. Que sont ces milliards de soleils se succédant à travers les siècles et l’espace ? Une pluie d’étincelles. Cette pluie féconde l’univers.

    C’est pourquoi le renouvellement des mondes par le choc et la volatili­sation des étoiles trépassées, s’accomplit à toute minute dans les champs de l’infini. Innombrables et rares à la fois sont ces conflagrations gigantesques, selon que l’on considère l’univers ou une seule de ses régions. Quel autre moyeu pourrait y suppléer pour le maintien de la vie générale ? Les nébuleuses-comètes sont des fantômes, les nébulosités stellaires, colligées on ne sait comment, sont des chimères. Il n’y a rien dans l’étendue que les astres, petits et gros, enfants, adultes ou morts, et toute leur existence est à jour. Enfants, ce sont les nébuleuses volatilisées ; adultes, ce sont les étoiles et leurs planètes ; mortes, ce sont leurs cadavres ténébreux.

    La chaleur, la lumière, le mouvement, sont des forces de la matière, et non la matière elle-même L’attraction qui précipite dans une course incessante tant de milliards de globes, n’y pourrait ajouter un atome, mais elle est la grande force fécondatrice, la force inépuisable que nulle prodigalité n’entame, puis­qu’elle est la propriété commune et permanente des corps C’est elle qui met en branle toute la mécanique céleste, et lance les mondes dans leurs pérégri­nations sans fin. Elle est assez riche pour fournir à la revivification des astres le mouvement que le choc transforme en chaleur.

    Ces rencontres de cadavres sidéraux qui se heurtent jusqu’à résurrection, sembleraient volontiers un trouble de l’ordre. – Un trouble ! Mais qu’adviendrait-il si les vieux soleils morts, avec leurs chapelets de planètes défuntes, continuaient indéfiniment leur procession funèbre, allongée chaque nuit par de nouvelles funérailles ? Toutes ces sources de lumière et de vie qui brillent au firmament s’éteindraient l’une après l’autre, comme les lampions d’une illumination. La nuit éternelle se ferait sur l’univers.

    Les hautes températures initiales de la matière ne peuvent avoir d’autre source que le mouvement, force permanente, dont proviennent toutes les autres. Cotte œuvre sublime, l’épanouissement d’un soleil, n’appartient qu’à la force-reine. Toute autre origine est impossible. Seule, la gravitation renou­velle les mondes, comme elle les dirige et les maintient, par le mouvement. C’est presque une vérité d’instinct, aussi bien que de raisonnement et d’expérience.

    L’expérience, nous l’avons chaque jour sous les yeux, c’est à nous de regarder et de conclure. Qu’est-ce qu’un aérolithe qui s’enflamme et se volatilise en sillonnant l’air, si ce n’est l’image en petit de la création d’un soleil par le mouvement transformé en chaleur ? N’est-ce point aussi un désordre ce corpuscule détourné de sa course pour envahir l’atmosphère ? Qu’avait-il à y faire de normal ? Et parmi ces nuées d’astéroïdes, fuyant avec une vitesse planétaire sur la voie de leur orbite, pourquoi l’écart d’un seul plutôt que de tous ? Où est en tout cela la bonne gouverne ?

    Pas un point où n’éclate incessamment le trouble de cette harmonie pré­tendue, qui serait le marasme et bientôt la décomposition. Les lois de la pesanteur ont, par millions, de ces corollaires inattendus, d’où jaillissent, ici une étoile filante, là une étoile-soleil. Pourquoi les mettre au ban de l’harmo­nie générale ? Ces accidents déplaisent, et nous en sommes nés ! Ils sont les antagonistes de la mort, les sources toujours ouvertes de la vie universelle. C’est par un échec permanent à son bon ordre, que la gravitation reconstruit et repeuple les globes. Le bon ordre qu’on vante les laisserait disparaître dans le néant.

    L’univers est éternel, les astres sont périssables, et comme ils forment toute la matière, chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. La gravi­tation, par ses chocs résurrecteurs, les divise, les mêle, les pétrit incessam­ment, si bien qu’il n’en est pas un seul qui ne soit un composé de la poussière de tous les autres. Chaque pouce du terrain que nous foulons a fait partie de l’univers entier. Mais ce n’est qu’un témoin muet, qui ne raconte pas ce qu’il a vu dans l’Éternité.

    L’analyse spectrale, en révélant la présence de plusieurs corps simples dans les étoiles, n’a dit qu’une partie de la vérité. Elle dit le reste, peu à peu, avec les progrès de l’expérimentation. Deux remarques importantes. Les den­sités de nos planètes diffèrent. Mais celle du soleil en est le résumé propor­tionnel très-précis, et par là il demeure le représentant fidèle de la nébuleuse primitive. Même phénomène sans doute dans toutes les étoiles. Quand les astres sont volatilisés par une rencontre sidérale, toutes les substances se confondent en une masse gazeuse qui jaillit du choc. Puis elles se classent lentement, d’après les lois de la pesanteur, par le travail d’organisation de la nébuleuse.

    Dans chaque système stellaire, les densités doivent donc s’échelonner selon le même ordre, de sorte que les planètes se ressemblent, non point si elles appartiennent au même soleil, mais si leur rang correspond chez tous les groupes. En effet, elles possèdent alors des conditions identiques de chaleur, de lumière et de densité. Quant aux étoiles, leur constitution est assurément pareille, car elles reproduisent les mélanges issus, des milliards de fois, du choc et de la volatilisation. Les planètes, au contraire, représentent le triage accompli par la différence et le classement des densités. Certes, le mélange des éléments stello-planétaires, préparé par l’infini, est autrement complet et intime que celui de drogues qui seraient soumises, cent ans, au pilon continu de trois générations de pharmaciens.

    Mais j’entends des voix s’écrier: "Où prend-on le droit de supposer dans les cieux cette tourmente perpétuelle qui dévore les astres, sous prétexte de refonte, et qui inflige un si étrange démenti à la régularité de la gravitation ? Où sont les preuves de ces chocs, de ces conflagrations résurrectionnistes ? Les hommes ont toujours admiré la majesté imposante des mouvements célestes, et l’on voudrait remplacer un si bel ordre par le désordre en per­manence ! Qui a jamais aperçu nulle part le moindre symptôme d’un pareil tohu-bohu ?

    Les astronomes sont unanimes à proclamer l’invariabilité des phénomènes de l’attraction. De l’aveu de tous, elle est un gage absolu de stabilité, de sécurité, et voici surgir des théories qui prétendent l’ériger en instrument de cataclysmes. L’expérience des siècles et le témoignage universel repoussent avec énergie de telles hallucinations.

    Les changements observés jusqu’ici dans les étoiles ne sont que des irrégularités presque toutes périodiques, dès lors exclusives de l’idée de catastrophe. L’étoile de la constellation de Cassiopée en 1572, celle de Kepler en 1604, n’ont brillé que d’un éclat temporaire, circonstance inconciliable avec l’hypothèse d’une volatilisation. L’univers paraît fort tranquille et suit son chemin à petit bruit. Depuis cinq à six mille ans, l’humanité a le spectacle du Ciel. Il n’y a constaté aucun trouble sérieux. Les comètes n’ont jamais fait que peur sans mal. Six mille ans, c’est quelque chose ! c’est quelque chose aussi que le champ du télescope. Ni le temps, ni l’étendue n’ont rien montré. Ces bouleversements gigantesques sont des rêves."

    On n’a rien vu, c’est vrai, mais parce qu’on ne peut rien voir. Bien que fréquentes dans l’étendue, ces scènes-là n’ont de public nulle part. Les observations faites sur les astres lumineux ne concernent que les étoiles de notre province céleste, contemporaines et compagnes du soleil, associées par conséquent à sa destinée. On ne peut conclure du calme de nos parages à la monotone tranquillité de l’univers. Les conflagrations rénovatrices n’ont jamais de témoins. Si on les aperçoit, c’est au bout d’une lunette qui les mon­tre sous l’aspect d’une lueur presque imperceptible. Le télescope en révèle ainsi des milliers. Lorsqu’à son tour notre province redeviendra le théâtre de ces drames, les populations auront déménagé depuis longtemps.

    Les incidents de Cassiopée en 1572, de l’étoile de Kepler en 1604, ne sont que des phénomènes secondaires. On est libre de les attribuer à une éruption d’hydrogène, ou à la chute d’une comète, qui sera tombée sur l’étoile comme un verre d’huile ou d’alcool dans un brasier, en y provoquant une explosion de flammes éphémères. Dans ce dernier cas, les comètes seraient un gaz combustible, Qui le sait et qu’importe ? Newton croyait qu’elles alimentent le soleil. Veut-on généraliser l’hypothèse, et considérer ces perruques vaga­bondes comme la nourriture réglementaire des étoiles ? Maigre ordinaire ! bien incapable d’allumer ni de rallumer ces flambeaux du monde.

    Reste donc toujours le problème de la naissance et de la mort des astres lumineux. Qui a pu les enflammer ? et quand ils cessent de briller, qui les remplace ? il ne peut se créer un atome de matière, et si les étoiles trépassées ne se rallument pas, l’univers s’éteint. Je défie qu’on sorte de ce dilemme : "Ou la résurrection des étoiles, ou la mort universelle…" C’est la troisième fois que je le répète. Or, le monde sidéral est vivant, bien vivant, et comme chaque étoile n’a dans la vie générale que la durée d’un éclair, tous les astres ont déjà fini et recommencé des milliards de fois. J’ai dit comment. Eh bien, on trouve extraordinaire l’idée de collisions entre des globes parcourant l’espace avec la violence de la foudre. Il n’y a d’extraordinaire que cet éton­nement. Car enfin, ces globes se courent dessus et n’évitent le choc que par des biais. On ne peut pas toujours biaiser. Qui se cherche se trouve.

    De tout ce qui précède, on est en droit de conclure à l’unité de composition de l’univers, ce qui ne veut pas dire "à l’unité de substance". Les 64..., disons 1es cent corps simples, qui forment notre terre, constituent également tous les globes sans distinction, moins les comètes qui demeurent un mythe indéchiffrable et indifférent, et qui d’ailleurs ne sont pas des globes. La nature a donc peu de variété dans ses matériaux Il est vrai qu’elle sait en tirer parti, et. quand on la voit, de deux corps simples, l’hydrogène et l’oxygène, faire tour à tour le feu, l’eau, la vapeur, la glace, on demeure quelque peu abas­ourdi. La chimie en sait long sur cet article, bien qu’elle soit loin de tout savoir. Malgré tant de puissance néanmoins, cent éléments sont une marge bien étroite, quand le chantier est l’infini. Venons au fait.

    Tous les corps célestes, sans exception, ont une même origine, l’embra­sement par entre-choc. Chaque étoile est un système solaire, issu d’une nébuleuse volatilisée dans la rencontre. Elle est le centre d’un groupe de planètes déjà formées, ou en voie de formation. Le rôle de l’étoile est simple : foyer de lumière et de chaleur qui s’allume, brille et s’éteint. Consolidées par le refroidissement, les planètes possèdent seules le privilège de la vie organique qui puise sa source dans chaleur et la lumière du foyer, et s’éteint avec lui. La composition et le mécanisme de tous les astres sont identiques. Seuls, le volume, la forme et la densité varient. L’univers entier est installé, marche et vit sur ce plan. Rien de plus uniforme.

    __________

    VII

    ANALYSE ET SYNTHÈSE DE L’UNIVERS.

    Ici, nous entrons de droit dans l’obscurité du langage, parce que voici s’ouvrir la question obscure. On ne pelote pas l’infini avec la parole. Il sera donc permis de se reprendre plusieurs fois à sa pensée. La nécessité est l’excuse des redites.

    Le premier désagrément est de se trouver en tête-à-tête avec une arith­métique riche, très-riche en noms de nombre, richesse malheureusement assez ridicule dans ses formes. Les trillions, quatrillions, sextillions, etc., sont grotesques, et en outre ils disent moins à la plupart des lecteurs qu’un mot vulgaire dont on a l’habitude, et qui est l’expression par excellence des grosses quantités : Milliard. En astronomie, il est cependant peu de chose, ce mot, et en fait d’infini il est zéro à peu près. Par malheur, c’est précisément à propos d’infini qu’il vient d’autorité sous la plume ; il ment alors au-delà du possible, il ment encore lorsqu’il s’agit simplement d’indéfini. Dans les pages suivantes, les chiffres, seul langage disponible, manquent tous de justesse, ou sont vides de sens. Ce n’est pas leur faute ni la mienne, c’est la faute du sujet. L’arithmétique ne lui va pas.

    La nature a donc sous la main cent corps simples pour forger toutes ses œuvres et les couler dans un moule uniforme : "le système stello-planétaire". Rien à construire que des systèmes stellaires, et cent corps simples pour tous matériaux, c’est beaucoup de besogne et peu d’outils. Certes, avec un plan si monotone et des éléments si peu variés, il n’est pas facile d’enfanter des combinaisons différentes, qui suffisent à peupler l’infini. Le recours aux répétitions devient indispensable.

    On prétend que la nature ne se répète jamais, et qu’il n’existe pas deux hommes, ni deux feuilles semblables. Cela est possible à la rigueur chez les hommes de notre terre, dont le chiffre total, assez restreint, est réparti entre plusieurs races. Mais il est, par milliers, des feuilles de chêne exactement pareilles, et des grains de sable, par milliards.

    A coup sûr, les cent corps simples peuvent fournir un nombre effrayant de combinaisons stello-planétaires différentes. Les X et les Y se tireraient avec peine de ce calcul. En somme, ce nombre n’est pas même indéfini, il est fini. Il a une limite fixe. Une fois atteinte, défense d’aller plus loin. Cette limite devient celle de l’univers, qui, dès lors, n’est pas infini. Les corps célestes, malgré leur inénarrable multitude, n’occuperaient qu’un point dans l’espace. Est-ce admissible ? la matière est éternelle. On ne peut concevoir un seul instant où elle n’ait pas été constituée en globes réguliers, soumis aux lois de la gravitation, et ce privilège serait l’attribut de quelques ébauches perdues au milieu du vide ! Une masure dans l’infini ! C’est absurde, Nous posons en principe l’infinité de.l’univers, conséquence de l’infinité de l’espace.

    Or, la nature n’est pas tenue à l’impossible. L’uniformité de sa méthode, partout visible, dément l’hypothèse de créations infinies, exclusivement originales. Le chiffre en est borné de droit par le nombre très-fini des corps simples. Ce sont en quelque sorte des combinaisons-types, dont les répétitions sans fin remplissent l’étendue. Différentes, différenciées, distinctes, primor­diales, originales, spéciales, tous ces mots exprimant la même idée, sont pour nous synonymes de combinaisons-types. La fixation de leur nombre appartiendrait à l’algèbre, si dans l’espèce le problème ne restait indéterminé, autrement dit insoluble, par défaut de données. Cette indétermination, d’ail­leurs, ne saurait équivaloir, ni conclure à l’infini. Chacun des corps simples est sans doute une quantité infinie, puisqu’ils forment à eux seuls toute la matière. Mais ce qui ne l’est pas, infini, c’est la variété de ces éléments qui ne dépassent pas cent. Fussent-ils mille, et cela n’est pas, le nombre des combinaisons-types s’accroîtrait jusqu’au fabuleux, mais ne pouvant atteindre à l’infini, resterait insignifiant en sa présence. On peut donc tenir pour démontrée leur impuissance à peupler l’étendue de types originaux.

    Reste ce point acquis : L’univers a pour unité organique le groupe stello-planétaire, ou simplement stellaire, ou planétaire, ou bien encore solaire, quatre noms également convenables et de même signification. Il est formé en entier d’une série infinie de ces systèmes, provenant tous d’une nébuleuse volatilisée, qui s’est condensée en soleil et en planètes. Ces derniers corps, successivement refroidis, circulent autour du foyer central, que l’énormité de son volume maintient en combustion. Ils doivent donc se mouvoir dans la limite d’attraction de leur soleil, et ne sauraient d’ailleurs dépasser la circon­férence de la nébuleuse primitive qui les a engendrés. Leur nombre se trouve ainsi fort restreint. Il dépend de la grandeur originelle de la nébuleuse. Chez nous, on en compte neuf, Mercure, Vénus, la Terre (Mars, la planète avortée), représentée par ses bribes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune. Allons jusqu’à la douzaine, par l’admission de trois inconnues. Leur écart s’accroît dans une telle progression qu’il devient difficile d’étendre plus loin les limites de notre groupe.

    Les autres systèmes stellaires varient sans doute de grandeur, mais dans des proportions fort circonscrites par les lois de l’équilibre. On suppose Sirius cent. cinquante fois plus gros que notre soleil. Qu’en sait-on ? il n’a jusqu’ici que des parallaxes problématiques, sans valeur. De plus, le télescope ne grossissant pas les étoiles, l’œil seul les apprécie, et ne peut estimer que des apparences dépendant de causes diverses. On ne voit donc pas à quel titre il serait permis de leur assigner des grandeurs variées et même des grandeurs quelconques. Ce sont des soleils, voilà tout. Si le nôtre gouverne douze astres au maximum, pourquoi ses confrères auraient-ils de beaucoup plus grands royaumes ? – "Pourquoi non" ? peut-on répondre. Et au fait, la réponse vaut la demande.

    Accordons-les, soit. Les causes de diversité restent toujours assez faibles. En quoi consistent-elles ? La principale gît dans les inégalités de volume des nébuleuses, qui entraînent des inégalités correspondantes dans la grosseur et le nombre des planètes de leur fabrique. Viennent ensuite les inégalités de choc qui modifient les vitesses de rotation et de translation, l’aplatissement des pôles, les inclinaisons de l’axe sur l’écliptique, etc., etc.

    Disons aussi les causes de similitude. Identité de formation et de méca­nisme : une étoile, condensation d’une nébuleuse et centre de plusieurs orbites planétaires, échelonnées à certains intervalles, tel est le fond commun. En outre, l’analyse spectrale révèle l’unité de composition des corps célestes. Mêmes éléments intimes partout ; l’univers n’est qu’un ensemble de familles unies en quelque sorte par la chair et par le sang. Même matière, classée et organisée par la même méthode, dans le même ordre. Fond et gouvernement identiques. Voilà qui semble limiter singulièrement les dissemblances et. ouvrir bien large la porte aux ménechmes. Néanmoins, répétons-le, de ces données il peut sortir, en nombres inimaginables, des combinaisons différentes de systèmes planétaires. Ces nombres vont-ils à l’infini ? Non, parce qu’ils sont tous formés avec cent corps simples, chiffre imperceptible.

    L’infini relève de la géométrie et n’a rien à voir avec l’algèbre. L’algèbre est quelquefois un jeu ; la géométrie jamais. L’algèbre fouille à l’aveuglette, comme la taupe. Elle ne trouve qu’au bout de celte course à tâtons un résultat qui est souvent une belle formule, parfois une mystification La géométrie n’entre jamais dans l’ombre, elle tient nos yeux fixes sur les trois dimensions qui n’admettent pas les sophismes et les tours de passe-passe. Elle nous dit : Regardez ces milliers de globes, faible coin de l’univers, et rappelez-vous leur histoire Une conflagration les  a tirés du sein de la mort et les a lancés dans l’espace, nébuleuses immenses, origine d’une nouvelle voie lactée. Par une, nous saurons la destinée de toutes.

    Le choc résurrecteur a confondu en les volatilisant tous les corps simples de la nébuleuse. La condensation les a séparés de nouveau, puis classés selon les lois de la pesanteur, et dans chaque planète et dans l’ensemble du groupe. Les parties légères prédominent chez les planètes excentriques, les parties denses chez les centrales. De là, pour la proportion des corps simples, et même pour le volume total des globes, tendance nécessaire à la similitude entre les planètes de même rang de tous les systèmes stellaires ; grandeur et légèreté progressives, de la capitale aux frontières ; petitesse et densité de plus en plus prononcées, des frontières à la capitale. La conclusion s’entrevoit. Déjà l’uniformité du mode de création des astres et la communauté de leurs éléments, impliquaient entre eux des ressemblances plus que fraternelles. Ces parités croissantes de constitution doivent évidemment aboutir à la fréquence de l’identité. Les ménechmes deviennent sosies.

    Tel est notre point de départ pour affirmer la limitation des combinaisons différenciées de la matière et, par conséquent, leur insuffisance à semer de corps célestes les champs de l’étendue. Ces combinaisons, malgré leur multi­tude, ont un terme et, dès lors, doivent se répéter, pour atteindre à l’infini. La nature tire chacun de ses ouvrages à milliards d’exemplaires. Dans la texture des astres, la similitude et la répétition forment la règle, la dissemblance et la variété, l’exception.

    Aux prises avec ces idées de nombre, comment les formuler sinon par des chiffres, leurs uniques interprètes ? Or, ces interprètes obligés sont ici infidèles ou impuissants ; infidèles, quand il s’agit des combinaisons-types de la matière dont le nombre est limité ; impuissants et vides, dès qu’on parle des répétitions infinies de ces combinaisons. Dans le premier cas, celui des combinaisons originales ou types, les chiffres seront arbitraires, vagues, pris au hasard, sans valeur même approximative. Mille, cent mille, un million, un trillion, etc., etc, erreur toujours, mais erreur en plus ou en moins, simplement. Dans le second cas au contraire, celui des répétitions infinies, tout chiffre devient un non-sens absolu, puisqu’il veut exprimer ce qui est inexprimable.

    A vrai dire, il ne peut être question de chiffres réels : il ne sont pour nous qu’une locution. Deux éléments seuls se trouvent en présence, le fini et l’infini. Notre thèse soutient que les cent corps simples ne sauraient se prêter à la formation de combinaisons originales infinies. Il n’y aura donc en lutte, au fond, que le fini représenté par des chiffres indéterminés, et l’infini par un chiffre conventionnel.

    Les corps célestes sont ainsi classés par originaux et par copies. Les originaux, c’est l’ensemble des globes qui forment chacun un type spécial. Les copies, ce sont les répétitions, exemplaires ou épreuves de ce type. Le nombre des types originaux est borné, celui des copies ou répétitions, infini. C’est par lui que l’infini se constitue. Chaque type a derrière lui une armée de sosie dont le nombre est sans limites.

    Pour la première classe ou catégorie, celle des types, les chiffres divers, pris à volonté, ne peuvent avoir et n’auront aucune exactitude ; ils signifient purement beaucoup. Pour la seconde classe, savoir, les copies, répétitions, exemplaires, épreuves (mots tous synonymes), le terme milliard sera seul mis en usage ; il voudra dire infini.

    On conçoit que les astres pourraient être en nombre infini et reproduire tous un seul et même type. Admettons un instant que tous les systèmes stellaires, matériel et personnel, soient un calque absolu du nôtre, planète par planète, sans un iota de différence. Cette collection de copies formerait à elle seule l’infini. Il n’y aurait qu’un type pour l’univers entier. Il n’en est point ainsi, bien entendu. Le nombre des combinaisons-types est incalculable quoique fini.

    Appuyée sur les faits et les raisonnements qui précédent, notre thèse affirme que la matière ne saurait atteindre à l’infini, dans la diversité des combinaisons sidérales. Oh ! si les éléments dont elle dispose étaient eux-mêmes d’une variété infinie, si l’on avait pu se convaincre que les astres lointains n’ont rien de commun avec notre terre dans leur composition, que partout la nature travaille avec de l’inconnu, on aurait pu lui concéder l’infini à discrétion. Encore, pensions-nous déjà, il y a trente ans, que par le fait de l’infinité des corps célestes, notre planète devait exister à milliers d’exem­plaires. Seulement, cette opinion n’était qu’une affaire d’instinct et ne s’appuyait absolument que sur la donnée de l’infini. L’analyse spectrale a complètement changé la situation et ouvert les portes à la réalité qui s’y précipite.

    L’illusion sur les structures fantastiques est tombée. Point d’autres matériaux nulle part que la centaine de corps simples, dont nous avons les deux tiers sous les yeux. C’est avec ce maigre assortiment qu’il faut faire et refaire sans trêve l’univers. M. Haussmann en avait autant pour rebâtir Paris. Il avait les mêmes. Ce n’est pas la variété qui brille dans ses bâtisses. La nature, qui démolit aussi pour reconstruire, réussit un peu mieux ses architec­tures. Elle sait tirer de son indigence un si riche parti, qu’on hésite avant d’assigner un terme à l’originalité de ses œuvres.

    Serrons le problème. Supposant tous les systèmes stellaires d’égale durée, mille billions d’années, par, exemple, imaginons aussi par hypothèse qu’ils commencent et finissent ensemble, à la même minute. On sait que tous ces groupes, en quelque sorte de même sang, de même chair, de même ossature, se développent aussi par la même méthode. Dans les divers systèmes, les planètes se rangent symétriquement, selon l’intimité de leur ressemblance, et ces similitudes les poussent de concert à l’identité. Cent corps simples, matériaux uniques et communs d’un ensemble foncièrement solidaire, seront-ils capables de fournir une combinaison différente et spéciale pour chaque globe, c’est-à-dire un nombre infini d’originaux distincts ? Non, certes, car les diversités de toute espèce qui font varier les combinaisons, dépendent d’un nombre bien restreint, cent. Les astres différenciés ou types sont dès lors réduits à un chiffre limité, et l’infinité des globes ne peut surgir que de l’infinité des répétitions.

    Ainsi, voilà les combinaisons originales épuisées sans avoir pu atteindre à l’infini. Des myriades de systèmes stello-planétaires différents circulent dans une province de l’étendue, car ils ne sauraient peupler qu’une province. La matière va-t-elle en rester là et faire figure d’un point dans le ciel ? ou se contenter de mille, dix mille, cent mille points qui élargiraient d’une insigni­fiance son maigre domaine ? Non, sa vocation, sa loi, c’est l’infini. Elle ne se laissera point déborder par le vide. L’espace ne deviendra pas son cachot. Elle saura l’envahir pour le vivifier. Pourquoi, d’ailleurs, l’infini ne serait-il pas l’universel apanage ? la propriété du brin et du ciron aussi bien que du grand Tout ?

    Telle est en effet la vérité qui ressort de ces vastes problèmes. Écartons maintenant l’hypothèse qui a fait jaillir la démonstration. Les systèmes plané­taires ne fournissent nullement, on le pense bien, une carrière contemporaine. Loin de là : leurs âges s’enchevêtrent et s’entrecroisent dans tous les sens et à tous les instants, depuis la naissance embrasée de la nébuleuse jusqu’au trépassement de l’étoile, jusqu’au choc qui la ressuscite.

    Laissons un moment de côté les systèmes stellaires originaux, pour nous occuper plus spécialement de la terre. Nous la rattacherons tout à l’heure à l’un d’eux, à notre système solaire, dont elle fait partie et qui règle sa destinée. On comprend que, dans notre thèse, l’homme, pas plus que les animaux et les choses, n’a de titres personnels à l’infini. Par lui-même, il n’est qu’un éphémère. C’est le globe dont il est l’enfant qui le fait participer à son brevet d’infinité dans le temps et dans l’espace. Chacun de nos sosies est le fils d’une terre, sosie elle-même de la terre actuelle. Nous faisons partie du calque. La terre-sosie reproduit exactement tout ce qui se trouve sur la nôtre et, par suite, chaque individu, avec sa famille, sa maison, quand il en a, tous les  événe­ments de sa vie. C’est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien n’y manque.

    Les systèmes stellaires échelonnent leurs planètes autour du soleil, dans un ordre réglé par les lois de la pesanteur, qui assignent ainsi, dans chaque grou­pe, une place symétrique aux créations analogues. La terre est la troisième planète à partir du soleil, et ce rang tient sans doute à des conditions particu­lières de grandeur, de densité, sphère, etc. Des millions de systèmes stellaires se rapprochent certainement du nôtre, pour le chiffre et la disposition de leurs astres. Car le cortège est strictement disposé selon les lois de la gravitation. Dans tous les groupes de huit à douze planètes, la troisième a de fortes chances pour ne pas différer beaucoup de la terre ; d’abord, la distance du soleil, condition essentielle qui donne identité de chaleur et de lumière. Le volume et la masse, l’inclinaison de l’axe sur l’écliptique peuvent varier. Encore, si la nébuleuse équivalait à peu près à la nôtre, il y a toute raison pour que la développement suive pas à pas la même marche.

    Supposons néanmoins des diversités qui bornent le rapprochement à une simple analogie. On comptera par milliards des terres de cette espèce, avant de rencontrer une ressemblance entière. Tous ces globes auront, comme nous, des terrains étagés, une flore, une faune, des mers, une atmosphère, des hom­mes. Mais la durée des périodes géologiques, la répartition des eaux, des con­tinents, des îles, des races animales et humaines, offriront des variétés innombrables. Passons.

    Une terre naît enfin avec notre humanité, qui déroule ses races, ses migrations, ses luttes, ses empires, ses catastrophes. Toutes ces péripéties vont changer ses destinées, la lancer sur des voies qui ne sont point celles de notre globe. A toute minute, à toute seconde, les milliers de directions différentes s’offrent à ce genre humain. Il en choisit une, abandonne à jamais les autres. Que d’écarts à droite et à gauche modifient les individus, l’histoire ! Ce n’est point encore là notre passé. Mettons de côté, ces épreuves confuses. Elles ne feront pas moins leur chemin et seront des mondes.

    Nous arrivons cependant. Voici un exemplaire complet, choses et person­nes. Pas un caillou, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un animal, pas un homme, pas un incident, qui n’ait trouvé sa place et sa minute dans le dupli­cata. C’est une véritable terre-sosie,… jusqu’aujourd’hui du moins. Car demain, les événements et les hommes poursuivront leur marche. Désormais, c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de notre terre, comme son passé, changera des millions de fois de route. Le passé est un fait accompli ; c’est le nôtre. L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles.

    Les événements ne créent pas seuls des variantes humaines. Quel homme ne se trouve parfois en présence de deux carrières ? Celle dont il se détourne lui ferait une vie bien différente, tout en le laissant la même individualité. L’une conduit à la misère, à la honte, à la servitude. L’autre menait à la gloire, à la liberté. Ici une femme charmante et le bonheur ; là une furie et la déso­lation. Je parle pour les deux sexes. On prend au hasard ou au choix, n’importe, on n’échappe pas à la fatalité. Mais la fatalité ne trouve pas pied dans l’infini, qui ne connaît point l’alternative et a place pour tout. Une terre existe où l’homme suit la route dédaignée dans l’autre par le sosie. Son existence se dédouble, un globe pour chacune, puis se bifurque une seconde, une troisième fois, des milliers de fois. Il possède ainsi des sosies complets et des variantes innombrables de sosies, qui multiplient et représentent toujours sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs. Outre son existence entière, de la naissance à la mort, que l’on vit sur une foule de terres, on en vit sur d’autres dix mille éditions différentes.

    Les grands événements de notre globe ont leur contrepartie, surtout quand la fatalité y a joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois la bataille de Waterloo sur les globes où leur adversaire n’a pas commis la bévue de Grouchy. Elle a tenu à peu. En revanche, Bonaparte ne remporte pas tou­jours ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un raccroc.

    J’entends des clameurs : "Hé ! quelle folie nous arrive là en droite ligne de Bedlam ! Quoi des milliards d’exemplaires de terres analogues ! D’autres milliards pour des commencements de ressemblance ! des centaines de millions pour les sottises et les  crimes de l’humanité ! Puis des milliers de millions pour les fantaisies individuelles. Chacune de nos bonnes ou de nos mauvaises humeurs aura un  échantillon spécial de globe à ses ordres. Tous les carrefours du ciel sont encombrés de nos doublures !"

    Non, non, ces doublures ne font foule nulle part. Elles sont même fort rares, quoique comptant par milliards, c’est-à-dire ne comptant plus. Nos télescopes, qui ont un assez beau champ à parcourir, n’y découvriraient pas, fût-elle visible, une seule édition de notre planète. C’est mille ou cent mille fois peut-être cet intervalle qui serait à franchir, avant d’avoir la chance d’une de ces rencontres. Parmi mille millions de systèmes stellaires, qui peut dire si l’on trouverait une seule reproduction de notre groupe ou de l’un de ses membres ? Et pourtant, le nombre en est infini. Nous disions au début : "Chaque parole fût-elle l’énoncé des plus effroyables distances, on parlerait ainsi des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’expri­mer en somme qu’une insignifiance, dès qu’il s’agit de l’infini."

    Cette pensée trouve ici son application. Comme types spéciaux, chacun à un seul exemplaire, les myriades de terres à différence quelconque ne seraient qu’un point dans l’espace. Chacune d’elles doit être répétée à l’infini, avant de compter pour quelque chose. La terre, sosie exact de la nôtre, du jour de sa naissance au jour de sa mort, puis de sa résurrection, cette terre existe à milliards de copies, pour chacune des secondes de sa durée. C’est sa destinée comme répétition d’une combinaison originale, et tontes les répétitions des autres types la partagent.

    L’annonce d’un duplicata de notre résidence terrestre, avec tous ses hôtes sans distinction, depuis le grain de sable jusqu’à l’empereur d’Allemagne, peut paraître une hardiesse légèrement fantastique, surtout quand il s’agit de duplicata tirés à milliards. L’auteur, naturellement, trouve ses raisons excel­lentes, puisqu’il les a rééditées déjà cinq à six fois, sans préjudice de l’avenir. Il lui semble difficile que la nature, exécutant la même besogne avec les mêmes matériaux et sur le même patron, ne soit pas contrainte de couler souvent sa fonte dans le même moule. Il faudrait plutôt s’étonner du contraire.

    Quant aux profusions du tirage, il n’y a pas à se gêner avec l’infini, il est riche. Si insatiable qu’on puisse être, il possède plus que toutes les demandes, plus que tous les rêves. D’ailleurs cette pluie d’épreuves ne tombe pas en averse sur une localité. Elle s’éparpille à travers des champs incommen­surables. Il nous importe assez peu que nos sosies soient nos voisins. Fussent-ils dans la lune, la conversation n’en serait pas plus commode, ni la connais­sance plus aisée à faire. Il est même flatteur de se savoir là-bas, bien loin, plus loin que le diable Vauvert, lisant en pantoufles son journal, ou assistant à la bataille de Valmy, qui se livre en ce moment dans des milliers de Républiques françaises.

    Pensez-vous qu’à l’autre bout de l’infini, dans quelque terre compatis­sante, le prince royal, arrivant trop tard sur Sadowa, ait permis au malheureux Benedeck de gagner sa bataille ?... Mais voici Pompée qui vient de perdre celle de Pharsale. Pauvre homme ! il s’en va chercher des consolations à Alexandrie, auprès de son bon ami le roi Ptolémée… César rira bien... Eh ! tout juste, il est en train de recevoir en plein sénat ses vingt-deux coups de poignard... Bah ! c’est sa ration quotidienne depuis le non-commencement du monde, et il les emmagasine avec une philosophie imperturbable. Il est. vrai que ses sosies ne lui donnent pas l’alarme. Voilà le terrible ! on ne peut pas s’avertir. S’il était permis de faire passer l’histoire de sa vie, avec quelques bons conseils, aux doubles qu’on possède dans l’espace, on leur épargnerait bien des sottises et des chagrins...

    Ceci, au fond, malgré la plaisanterie, est très-sérieux. Il ne s’agit nullement d’anti-lions, d’anti-tigres, ni d’œils au bout de la queue ; il s’agit de mathé­matiques et de faits positifs. Je défie la nature de ne pas fabriquer à la journée, depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans fin des duplicata. Je n’ai garde d’alléguer pour motif la beauté d’échantillons qu’il serait grand dommage de ne pas multiplier à satiété. Il me semble au contraire malsain et barbare d’empoisonner l’espace d’un tas de pays fétides.

    Observations inutiles, d’ailleurs. La nature ne connaît ni ne pratique la morale en action. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle travaille à colin-maillard, détruit, crée, transforme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux fermés, elle applique le calcul des probabilités mieux que tous les mathé­maticiens ne l’expliquent, les yeux très-ouverts. Pas une variante ne l’esquive, pas une chance ne demeure au fond de l’urne. Elle tire tous les numéros. Quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l’inverse du tonneau des Danaïdes qui ne pouvait se remplir.

    Ainsi procède la matière, depuis qu’elle est la matière, ce qui ne date pas de huitaine. Travaillant sur un plan uniforme, avec cent corps simples, qui ne diminuent ni n’augmentent jamais d’un atome, elle ne peut que répéter sans fin une certaine quantité de combinaisons différentes, qu’à ce titre on appelle primordiales, originales, etc., etc. ; il ne sort de son chantier que des systèmes stellaires.

    Par cela seul qu’il existe, tout astre a toujours existé, existera toujours, non pas dans sa personnalité actuelle, temporaire et périssable, mais dans une série infinie de personnalités semblables, qui se reproduisent à travers les siècles. Il appartient à une des combinaisons originales permises par les arrangements divers des cent corps simples. Identique à ses incarnations précédentes, placé dans les mêmes conditions, il vit et vivra exactement la même vie d’ensemble et de détails que durant ses avatars antérieurs.

    Tous les astres sont des répétitions d’une combinaison originale, ou type. Il ne saurait se former de nouveaux types. Le nombre en est nécessairement épuisé dès l’origine des choses, – quoique les choses n’aient point eu d’origine. Cela signifie qu’un nombre fixe de combinaisons originales existe de toute éternité, et n’est pas plus susceptible d’augmenter ni de diminuer que la matière. Il est et restera le même jusqu’à la fin des choses qui ne peuvent pas plus finir que commencer. Éternité des types actuels, dans le  passé comme dans le futur, et pas un astre qui ne soit un type répété à l’infini, dans le temps et dans l’espace, telle est la réalité.

    Notre terre, ainsi que les autres corps célestes, est la répétition d’une combinaison primordiale, qui se reproduit toujours la même, et qui existe simultanément en milliards d’exemplaires identiques. Chaque exemplaire naît, vit et meurt à son tour. Il en naît, il en meurt par milliards à chaque seconde qui s’écoule. Sur chacun d’eux se succèdent toutes les choses matérielles, tous les  êtres organisés, dans le même ordre, au même lieu, à la même minute où ils se succèdent sur les autres terres, ses sosies. Par conséquent, tous les faits accomplis ou à accomplir sur notre globe, avant sa mort, s’accomplissent exactement les mêmes dans les milliards de ses pareils. EL comme il en est ainsi pour tous les systèmes stellaires, l’univers entier est la reproduction permanente, sans fin, d’un matériel et d’un personnel toujours renouvelé et toujours le même.

    L’identité de deux planètes exige-t-elle l’identité de leurs systèmes solai­res ? A coup sûr, celle des deux soleils est de nécessité absolue, à peine d’un changement dans les conditions d’existence, qui entraînerait les deux astres vers des destinées différentes, malgré leur identité originelle, du reste peu probable. Mais dans les deux groupes stellaires, la similitude complète est-elle aussi de rigueur entre tous les globes correspondants par leur numéro d’ordre ? Faut-il double Mercure, double Mars, double Neptune, etc., etc. ? Question insoluble par insuffisance de données.

    Sans doute ces corps subissent leur influence réciproque, et l’absence de Jupiter, par exemple, ou sa réduction des neuf dixièmes seraient pour ses voisins une cause sensible de modification. Toutefois, l’éloignement atténue ces causes et peut même les annuler. En outre, le soleil règne seul, comme lumière et comme chaleur, et quand on songe que sa masse est à celle de son cortége planétaire comme 744 est à 1, il semble que cette puissance énorme d’attraction doit anéantir toute rivalité. Cela n’est pas cependant. Les planètes exercent sur la terre une action bien avérée.

    La question, du reste, est assez indifférente et n’engage pas notre thèse. S’il est possible que l’identité existe entre deux terres, sans se reproduire aussi entre les autres planètes corrélatives, c’est chose faite d’emblée, car la nature ne rate pas une combinaison. Dans le cas contraire, peu importe. Que les terres-sosies exigent, pour condition sine qua non, des systèmes solaires-sosies, soit. Il en résulte simplement, pour conséquence, des millions de groupes stellaires, où notre globe, au lieu de sosies, possède des ménechmes à divers degrés, combinaisons originales, répétées à l’infini, ainsi que toutes les autres.

    Des systèmes solaires, parfaitement identiques et en nombre infini, satisfont d’ailleurs sans peine au programme obligé. Ils constituent un type original. Là, toutes les planètes correspondantes par échelon, offrent la plus irréprochable identité. Mercure y est le sosie de Mercure, Vénus de Vénus, la Terre de la Terre, etc.. C’est par milliards que ces systèmes sont répandus dans l’espace, comme répétitions d’un type.

    Parmi les combinaisons différenciées, en est-il dont les différences surviennent dans des globes identiques d’abord à l’heure de leur naissance ? Il faut distinguer. Ces mutations ne sont guère admissibles comme œuvres spontanées de la matière elle-même. La minute initiale d’un astre détermine toute la série de ses transformations matérielles. La nature n’a que des lois inflexibles, immuables. Tant. qu’elles gouvernent seules, tout suit une marche fixe et fatale. Mais les variations commencent avec les êtres animés qui ont des volontés, autrement dit, des caprices. Dès que les hommes interviennent surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en extase devant leur génie et leur puissance. La matière a bientôt balayé ces tra­vaux de myrmidons, dès qu’ils cessent de les défendre contre elle. Cherchez cas villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes, Memphis, Persépolis, Palmyre, où pullulaient des millions d’habitants avec leur activité fiévreuse. Qu’en reste-il ? Pas même les décombres. L’herbe ou le sable recouvrent leurs tombeaux. Que les œuvres humaines soient négligées un instant, la nature commence paisiblement à les démolir, et pour peu qu’on tarde, on la trouve réinstallée florissante sur leurs débris.

    Si les hommes dérangent peu la matière, en revanche, ils se dérangent beaucoup eux-mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais sérieusement la marche naturelle des phénomènes physiques, mais elle bouleverse l’humanité. Il faut donc prévoir cette influence subversive qui change le cours des desti­nées individuelles, détruit ou modifie les races animales, déchire les nations et culbute les empires. Certes, ces brutalités s’accomplissent, sans même égratigner l’épiderme terrestre. La disparition des perturbateurs ne laisserait pas trace de leur présence soi-disant souveraine, et suffirait pour rendre à la nature sa virginité à peine effleurée.

    C’est parmi eux-mêmes que les hommes font des victimes et amènent d’immenses changements. Au souffle des passions et des intérêts en lutte, leur espèce s’agite avec plus de violence que l’océan sous l’effort de la. tempête. Que de différences entre la marche d’humanités qui ont cependant commencé leur carrière avec le même personnel, dû à l’identité des conditions matérielles de leurs planètes ! Si l’on considère la mobilité des individus, les mille troubles qui viennent sans cesse dévoyer leur existence, on arrivera facilement à des sextillions de sextillions de variantes dans le genre humain. Mais une seule combinaison originale de la matière, celle de notre système planétaire, fournit, par répétitions, des milliards de terres, qui assurent des sosies. aux sextillions d’Humanités diverses, sorties des effervescences de l’homme. La première année de la route ne donnera que dix variantes, la seconde dix mille, la troisième des millions, et ainsi de suite, avec un crescendo proportionnel au progrès qui se manifeste, comme on sait, par des procédés extraordinaires.

    Ces différentes collectivités humaines n’ont qu’une chose de commun, la durée, puisque nées sur des copies du même type originel, chacune en écrit son exemplaire à sa façon. Le nombre de ces histoires particulières, si grand qu’on le fasse, est toujours un nombre fini, et nous savons que la combinaison primordiale est infinie par répétitions. Chacune des histoires particulières, représentant une même collectivité, se tire à milliards d’épreuves pareilles, et chaque individu, partie intégrante de cette collectivité, possède en consé­quence des sosies par milliards. On sait que tout homme peut figurer à la fois sur plusieurs variantes, par suite de changements dans la route que suivent ses sosies sur leurs terres respectives, changements qui dédoublent la vie, sans toucher à la personnalité.

    Condensons : La matière, obligée de ne construire que des nébuleuses, transformées plus tard en groupes stello-planétaires, ne peut, malgré sa fécondité, dépasser un certain nombre de combinaisons spéciales. Chacun de ces types est un système stellaire qui se répète sans fin, seul moyen de pour­voir au peuplement de l’étendue. Notre soleil, avec son cortège de planètes, est une des combinaisons originales, et celle-là, comme toutes les autres, est tirée à des milliards d’épreuves. De chacune de ces épreuves fait partie naturellement une terre identique avec la nôtre, une terre sosie quant à sa constitution matérielle, et par suite engendrant les mêmes espèces végétales et animales qui naissent à la surface terrestre.

    Toutes les Humanités, identiques à l’heure de l’éclosion, suivent, chacune sur sa planète, la route tracée par les passions, et les individus contribuent à la modification de cette route par leur influence particulière. Il résulte de là que, malgré l’identité constante de son début, l’Humanité n’a pas le même person­nel sur tous les globes semblables, et que chacun de ces globes, en quelque sorte, a son Humanité spéciale, sortie de la même source, et partie du même point que les autres, mais dérivée en chemin par mille sentiers, pour aboutir en fin de compte à une vie et à une histoire différentes.

    Mais le chiffre restreint des habitants de chaque terre ne permet pas à ces variantes de l’Humanité de dépasser un nombre déterminé. Donc, si prodi­gieux qu’il puisse être, ce nombre des collectivités humaines particulières est fini. Dès lors il n’est rien, comparé à la quantité infinie des terres identiques, domaine de la combinaison solaire type, et qui possédaient toutes, à leur origine, des Humanités naissantes pareilles, bien que modifiées ensuite sans relâche. Il s’ensuit que chaque terre, contenant une de ces collectivités humai­nes particulières, résultat de modifications incessantes, doit se répéter des milliards de fois, pour faire face aux nécessités de l’infini. De là des milliards de terres, absolument sosies, personnel et matériel, où pas un fétu ne varie, soit en temps, soit en lieu, ni d’un millième de seconde, ni d’un fil d’araignée. Il en est de ces variantes terrestres ou collectivités humaines, comme des systèmes stellaires originaux. Leur chiffre est limité, parce qu’il a pour éléments des nombres finis, hommes d’une terre, de même que les systèmes stellaires originaux ont pour éléments un nombre fini, les cent corps simples. Mais chaque variante tire ses épreuves par milliards.

    Telle est la destinée commune de nos planètes, Mercure, Vénus, la Terre, etc., etc., et des planètes de tous les systèmes stellaires primordiaux ou types. Ajoutons que parmi ces systèmes, des millions se rapprochent du nôtre, sans en être les duplicata, et comptent d’innombrables terres non plus identiques avec celle où nous vivons, mais ayant avec elle tous les degrés possibles de ressemblance ou d’analogie.

    Tous ces systèmes, toutes ces variantes et leurs répétitions forment d’innombrables séries d’infinis partiels, qui vont s’engouffrer dans le grand infini, comme les fleuves dans l’océan. Qu’on ne se récrie point, contre ces globes tombant de la plume par milliards. Il ne faut pas dire ici : Où trouver de la place pour tant de monde. ? Mais, où trouver des mondes pour tant de place ? On peut milliarder sans scrupule avec l’infini, il demandera toujours son reste.

    Les doctrines, qui ont parfois le mot pour rire aussi bien que pour pleurer, railleront peut-être nos infinis partiels, en nous félicitant de faire tant de. monnaie avec une pièce fausse. En effet, quand un infini unique est dénié à l’étendue, lui en adjuger des millions, le procédé semble sans gêne. Rien de plus simple cependant. L’espace étant sans limites, on peut lui prêter toutes les figures, précisément parce qu’il n’en a aucune. Tout à l’heure sphère, le voici maintenant cylindre.

    Que neuf traits de scie partagent en dix planches, perpendiculairement à son axe, un bloc de bois cylindrique. Que, par la pensée, on étende à l’infini le périmètre circulaire de chacune de ces planches. Qu’on les écarte aussi, par la pensée, les unes des autres de quelques quatrillions de quatrillions de lieues. Voilà dix infinis partiels irréprochables quoique un peu maigres. Tous les astres, issus de nos calculs, tiendraient à l’aise, avec leurs domaines respectifs, dans chacun de ces compartiments. De plus, rien n’empêche d’en juxtaposer d’autres, et d’ajouter ainsi de l’infini à discrétion.

    Il est bien entendu que ces astres ne restent point parqués en catégories par identités. Les conflagrations rénovatrices les fusionnent et les mêlent sans cesse. Un système solaire ne renaît point, comme le phénix, de sa propre combustion, qui contribue, au contraire, à former des combinaisons diffé­rentes. Il prend sa revanche ailleurs, réenfanté par d’autres volatilisations. Les matériaux se trouvant partout les mêmes, cent corps simples, et la donnée étant l’infini, les probabilités s’égalisent. Le résultat est la permanence invariable de l’ensemble par la transformation perpétuelle des parties.

    Que si la chicane, à cheval sur l’Indéfini, nous cherche des querelles d’allemand pour nous contraindre à comprendre et à lui expliquer l’Infini, nous la renverrons aux jupitériens, pourvus sans doute d’une plus grosse cervelle. Non, nous ne pouvons dépasser l’indéfini. C’est connu et l’on ne tente que sous cette forme de concevoir l’Infini. On ajoute l’espace à l’espace, et la pensée arrive fort bien à cette conclusion qu’il est sans limites. Assu­rément, on additionnerait durant des myriades de siècles que le total serait toujours un nombre fini. Qu’est-ce que cela prouve ? L’Infini d’abord par l’impossibilité d’aboutir, puis la faiblesse de notre cerveau.

    Oui, après avoir semé des chiffres à soulever les rires et les épaules, on demeure essoufflé aux premiers pas sur la route de l’infini. Il est cependant aussi clair qu’impénétrable, et se démontre merveilleusement en deux mots : L’espace plein de corps célestes, toujours, sans fin. C’est fort simple, bien qu’incompréhensible.

    Notre analyse de l’univers a surtout mis en scène les planètes, seul théâtre de la vie organique. Les étoiles sont restées à l’arrière-plan. C’est que là, point de formes changeantes, point de métamorphoses. Rien que le tumulte de l’incendie colossal, source de la chaleur et de la lumière, puis sa décroissance progressive, et enfin les ténèbres glacées. L’étoile n’en est pas moins le foyer vital des groupes constitués par la condensation des nébuleuses. C’est elle qui classe et règle le système dont elle forme le centre. Dans chaque combinaison-type, elle est différente de grandeur et de mouvement. Elle demeure immuable pour toutes les répétitions de ce type, y compris les variantes planétaires qui sont le fait de l’humanité.

     Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que ces reproductions de globes se fassent pour les  beaux yeux des sosies qui les habitent. Le préjugé d’égoïsme et d’éducation qui rapporte tout à nous, est une sottise. La nature ne s’occupe pas de nous. Elle fabrique des groupes stellaires dans la mesure des matériaux à sa disposition. Les uns sont des originaux, les autres des duplicata, édités à milliards. Il n’y a même pas proprement d’originaux, c’est-à-dire des premiers en dates mais des types divers, derrière lesquels se rangent les systèmes stellaires.

    Que les planètes de ces groupes produisent ou non des hommes, ce n’est pas le souci de la nature, qui n’a aucune espèce de soucis, qui fait sa besogne, sans s’inquiéter des conséquences. Elle applique 998 millièmes de la matière aux étoiles, où ne poussent ni un brin d’herbe ni un ciron, et le reste, "deux millièmes !" aux planètes, dont la moitié, sinon plus, se dispense également de loger et de nourrir des bipèdes de notre module. En somme, pourtant, elle fait assez bien les choses. Il ne faut pas murmurer. Plus modeste, la lampe qui nous éclaire et qui nous chauffe nous abandonnerait vite à la nuit éternelle, ou plutôt nous ne serions jamais entrés dans la lumière.

    Les étoiles seules auraient à se plaindre, mais elles ne se plaignent pas. Pauvres étoiles ! leur rôle de splendeur n’est qu’un rôle de sacrifice. Créa­trices et servantes de la puissance productrice des planètes, elles ne la possèdent point elles-mêmes, et doivent se résigner à leur carrière ingrate et monotone de flambeaux. Elles ont l’éclat sans la jouissance ; derrière elles, se cachent invisibles les réalités vivantes. Ces reines-esclaves sont cependant de la même pâte que leurs heureuses sujettes. Les cent corps simples en font tous les frais. Mais ceux-là ne retrouveront la fécondité qu’en dépouillant la grandeur. Maintenant flammes éblouissantes, ils seront un jour ténèbres et glaces, et ne pourront renaître à la vie que planètes, après le choc qui vola­tilisera le cortège et sa reine en nébuleuse.

    En attendant le bonheur de cette déchéance, les souveraines sans le savoir gouvernent leurs royaumes par les bienfaits. Elles font les moissons, jamais la récolte. Elles ont toutes les charges, sans bénéfice. Seules maîtresses de la force, elles n’en usent qu’au profit de la faiblesse.. Chères étoiles ! vous trou­vez peu d’imitateurs.

    Concluons enfin à l’immanence des moindres parcelles de la matière. Si leur durée n’est qu’une seconde, leur renaissance n’a point de limites. L’infinité dans le temps et dans l’espace n’est point l’apanage exclusif de l’univers entier. Elle appartient aussi à toutes les formes de la matière, même à l’infusoire et au grain de sable.

    Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l’étendue un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu’il la vit lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d’autres lui-même, non-seulement de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d’autres qui meurent, d’autres dont l’âge s’échelonne, de seconde en seconde, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

    Si quelqu’un interroge les régions célestes pour leur demander leur secret, des milliards de ses sosies lèvent en même temps les yeux, avec la même question dans la pensée, et tous ces regards se croisent invisibles. Et ce n’est pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace, mais toujours. Chaque seconde de l’éternité a vu et verra la situation d’aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards de terres sosies de la nôtre et portant nos sosies personnels.

    Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra sans fin, sous forme de milliards d’alter ego. Tel on est à chaque seconde de sa vie, tel on est stéréotypé à milliards d’épreuves dans l’éternité. Nous partageons la destinée des planètes, nos mères nourricières, au sein desquelles s’accomplit cette inépuisable existence. Les systèmes stellaires nous entraînent dans leur pérennité. Unique organisation de la matière, ils ont en même temps sa fixité et sa mobilité. Chacun d’eux n’est qu’un éclair, mais ces éclairs illuminent éternellement l’espace.

    L’univers est infini dans son ensemble et dans chacune de ses fractions, étoile ou grain de poussière. Tel il est à la minute qui sonne, tel il fut, tel il sera toujours, sans un atome ni une seconde de variation. Il n’y a rien de nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Et cependant, quoique le même, l’univers de tout à l’heure n’est plus celui d’à présent, et celui d’à présent ne sera pas davantage celui de tantôt ; car il ne demeure point immuable et immobile. Bien au contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses parties sont dans un mouvement indiscontinu. Détruites ici, elles se reprodui­sent simultanément ailleurs, comme individualités nouvelles.

    Les systèmes stellaires finissent, puis recommencent avec des éléments semblables associés par d’autres alliances, reproduction infatigable d’exem­plaires pareils puisés dans des débris différents. C’est une alternance, un échange perpétuels de renaissances par transformation.

    L’univers est à la fois la vie et la mort, la destruction et la création, le changement et la stabilité, le tumulte et le repos. Il se noue et se dénoue sans fin, toujours le même, avec des êtres toujours renouvelés. Malgré son perpé­tuel devenir, il est cliché en bronze et tire incessamment la même page. Ensemble et détails, il est éternellement la transformation et l’immanence.

    L’homme est un de ces détails. Il partage la mobilité et la permanence du grand Tout. Pas un être humain qui n’ait figuré sur des milliards de globes, rentrés depuis longtemps dans le creuset des refontes. On remonterait en vain le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. Il serait impossible de refluer jusqu’à une époque où tous les astres n’aient pas déjà été détruits et remplacés, donc nous aussi, habitants de ces astres ; et jamais, dans l’avenir, un instant ne s’écoulera sans que des milliards d’autres nous-mêmes ne soient en train de naître, de vivre et de mourir. L’homme est, à l’égal de l’univers, l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain de sable l’est à l’égal de l’homme.
    __________

    VIII

    Résumé

    L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodigieux qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinaisons qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un nombre fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou types.

    Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort. Tous les êtres répartis à sa surface, grands ou petits, vivants ou inanimés, partagent le privilège de cette pérennité.

    La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes sembla­bles. Ainsi de chacun.

    Toutes ces terres s’abîment, l’une après l’autre, dans les flammes rénova­trices, pour en renaître et y retomber encore, écoulement monotone d’un sablier qui se retourne et se vide éternellement lui-même. C’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau.

    Les curieux de vie ultra-terrestre pourront cependant sourire à une conclu­sion mathématique qui leur octroie, non pas seulement l’immortalité, mais l’éternité ? Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée.

    Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. Seul, le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance. N’oublions pas que tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs.

    Le progrès n’est ici-bas que pour nos neveux. Ils ont plus de chance que nous. Toutes les belles choses que verra notre globe, nos futurs descendants les ont déjà vues, les voient en ce moment et les verront toujours, bien entendu, sous la forme de sosies qui les ont précédés et qui les suivront. Fils d’une humanité meilleure, ils nous ont déjà bien bafoués et bien conspués sur les terres mortes, en y passant après nous. Ils continuent à nous fustiger sur les terres vivantes d’où nous avons disparu, et nous poursuivront à jamais de leur mépris sur les terres à naître.

    Eux et nous, et tous les hôtes de notre planète, nous renaissons prisonniers du moment et du lieu que les destins nous assignent dans la série de ses avatars. Notre pérennité est un appendice de la sienne. Nous ne sommes que des phénomènes partiels de ses résurrections. Hommes du xixe siècle, l’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes, tout au plus avec la perspective de variantes heureuses. Rien là pour flatter beaucoup la soif du mieux. Qu’y faire ? Je n’ai point cherché mon plaisir, j’ai cherché la vérité. Il n’y a ici ni révélation, ni prophète, mais une simple déduction de l’analyse spectrale et de la cosmogonie de Laplace. Ces deux découvertes nous font éternels. Est-ce une aubaine ? Profitons-en. Est-ce une mystification ? Résignons-nous.

    Mais n’est-ce point une consolation de se savoir constamment, sur des milliards de terres, en compagnie des personnes aimées qui ne sont plus aujourd’hui pour nous qu’un souvenir ? En est-ce une autre, en revanche, de penser qu’on a goûté et qu’on goûtera éternellement ce bonheur, sous la figure d’un sosie, de milliards de sosies ? C’est pourtant bien nous. Pour beaucoup de petits esprits, ces félicités par substitution manquent un peu d’ivresse. Ils préféreraient à tous les duplicata de l’infini trois ou quatre années de supplément dans l’édition courante. On est âpre au cramponnement, dans notre siècle de désillusions et de scepticisme.

    Au fond, elle est mélancolique cette éternité de l’homme par les astres, et plus triste encore cette séquestration des mondes-frères par l’inexorable barrière de l’espace. Tant de populations identiques qui passent sans avoir soupçonné leur mutuelle existence ! Si, bien. On la découvre enfin au xixe siècle. Mais qui voudra y croire ?

    Et puis, jusqu’ici, le passé pour nous représentait la barbarie, et l’avenir signifiait progrès, science, bonheur, illusion ! Ce passé a vu sur tous nos globes-sosies les plus brillantes civilisations disparaître, sans laisser une trace, et elles disparaîtront encore sans en laisser davantage. L’avenir reverra sur des milliards de terres les ignorances, les sottises, les cruautés de nos vieux âges !

    A l’heure présente, la vie entière de notre planète, depuis la naissance jusqu’à la mort, se détaille, jour par jour, sur des myriades d’astres-frères, avec tous ses crimes et ses malheurs. Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations.


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  • auto-réductions -supermarché – électricité
    – téléphone – transport – logement... - expériences d’auto-réductions dans le mouvement autonome italien des années ‘70.!

    Contexte politique
    On parle d’un mouvement social “autonome”, car autonome des partis et des syndicats. Refusant la délégation et la représentation, les exploitée-
    s se préoccupent de prendre en charge leurs besoins, sans médiation, sans confiance dans les institutions, ici et maintenant, sans attendre une hypothétique et lointaine révolution préparée par des élites.


    En 1973, la crise apparaît en Italie comme dans les autres pays occidentaux. Le Parti communiste (PCI) et les syndicats appellent la population à se serrer la ceinture, mais les comités autonomes répondent que les
    prolétaires n’ont pas à se sacrifier pour la bonne marche de l’économie, et défendent plutôt le vol et l’auto-réduction.

    L’auto-réduction, ça consiste à refuser ensemble de payer le prix demandé pour différents services, l’électricité, le téléphone, les transports, les loyers, et même la nourriture et les autres biens de consommation. On paye soit l’ancien prix (lorsqu’il augmente), soit moitié prix, soit rien du tout.

    Cette forme de désobéissance va se répandre comme une traînée de poudre dans tout le pays, souvent soutenue par les ouvriers des services
    concernés. Si le mouvement des auto-réductions a pu se développer à une échelle de masse, c’est qu’il existait en Italie des luttes d’usines particulièrement fortes et permanentes.

    Mais c’est aussi parce qu’à la différence de l’Angleterre, où les ouvriers restent souvent enfermés au seul niveau de l’entreprise, ici les conflits sortent de l’usine. Le capitalisme casse le modèle de l’usine, où les ouvrier-e-s sont rassemblé- e-s et relativement puissant-e-s. Il délocalise, sous-traite, disperse et
    réduit les unités de production.

    La lutte des classes est toujours moins centralisée dans l’habituelle usine, entre l’ouvrier-e et le patron, et se dilue de plus en plus dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne, et touche d’autres personnes. Les autonomes remarquent ce glissement, et se mettent à lutter sur tous les domaines de la vie : logement, accès aux fluides, information parallèle, patriarcat...


    Ils analysent la situation en parlant « d’usine diffuse », concept qui justifiait la sortie de l’usine au nom du fait que tout, en définitive, de la consommation de marchandises culturelles au travail domestique, contribuait désormais à la reproduction de la société capitaliste, et que donc l’usine était désormais partout.

    Le mouvement révolutionnaire n’appartient plus à la classe ouvrière en tant que telle, mais à « l’ouvrier social » : une catégorie suffisamment élastique pour intégrer les femmes, les chômeurs, les artistes, les marginaux, les jeunes révoltés de toutes sortes.

    Cette évolution contenait en soi, à plus ou moins brève échéance, la rupture avec le socialisme et avec ceux qui, comme les Brigades Rouges et certains collectifs de l’autonomie ouvrière, voulaient croire que « la classe
    ouvrière reste de toutes façons le noyau central et dirigeant de la révolution communiste ».


    Électricité


    Auto-réduire ses factures d’électricité, ça veut dire refuser unilatéralement de payer le prix demandé, par conscience et par refus du système de profit qui tourne autour des fluides. Les factures sont payées soit à
    l’ancien prix (après une augmentation), soit à moitié prix, soit au prix que paient les entreprises, soit pas du tout. Parfois elles sont ornées du tampon du comité d’usine.


    Ces auto-réductions prennent beaucoup d’ampleur. Ainsi le 12 novembre 1974 à Turin, par exemple, 80.000 personnes manifesteront et brûleront la lettre que l’ENEL (équivalent italien d’EDF) leur a envoyé pour les menacer poliment de poursuites judiciaires s’ils et elles continuent à auto- réduire leur facture. Parfois, les habitant-e-s d’un quartier s’organisent pour faire des « piquets » devant les compteurs de leurs immeubles, et empêcher ainsi que les employé- e-s de l’ENEL puissent les relever.

    Parfois, ce sont les employé-e-s mêmes qui refusent de relever les compteurs ou de couper l’électricité : les mouvements d’auto-réduction de l’électricité sont, pour beaucoup, lancés et appuyés par les comités d’ouvriers de l’ENEL, bien placés pour connaître et diffuser les détails des finances de l’ENEL...


    En 1974, on peut estimer à 280.000 les foyers qui recourent dans toute l’Italie à l’auto-réduction. Devant l’ampleur de la catastrophe, l’ENEL et le gouvernement se dépêchent de négocier. Ils trouvent d’ailleurs des syndicats assez contents de s’asseoir autour du tapis vert. La gauche syndicale a été débordée et partout, sauf à Turin, les luttes les plus importantes sont menées par des collectifs ou des groupes autonomes, dans un cadre résolument extra-syndical.

    D’autant qu’immanquablement, autour des auto-réductions des notes d’électricité, surgissent les problèmes du gaz de chauffage, du téléphone, des charges locatives, de la redevance de la télévision,
    etc. La lutte risque alors d’échapper aux limites précises d’une négociation et sur l’exercice du pouvoir des prolétaires dans la société.


    Ainsi le PCI, face à l’émergence de ce mouvement, restera indifférent, se limitera à lancer des pétitions contre l’augmentation des tarifs de l’électricité, ou encore sabotera directement les luttes, en s’en dissociant publiquement, en arrachant les affiches, etc.
    tract édité à Rome en 1973 par un comité d’ouvriers de l’ENEL :


    « Tout a augmenté, et l’argent on en a de moins en moins. Nous devons aller nous faire exploiter à l’usine pour rapporter un salaire de misère. Il nous faut des mois de lutte pour arracher une augmentation. Tandis que pour les patrons et le gouvernement, un simple trait
    de plume suffit pour augmenter les prix. Les prix, les impôts, les loyers et les tarifs.

    Organisons-nous pour reprendre le salaire qu’ils nous volent tous les jours. Notre "non aux licenciements", ce sera le salaire garanti, que nous travaillions ou pas, notre "non à la vie chère" consistera à reprendre notre argent : en ne payant pas le loyer des patrons, en décidant
    nous-mêmes du prix des loyers, en occupant les maisons vides.

    Nous voulons des transports gratuits payés par les patrons. Ne payons plus les notes astronomiques l’électricité, de gaz, de téléphone : décidons de payer ce que nous voulons en auto-réduisant.

    Organisons-nous pour payer un prix qui corresponde à nos revenus en ce qui concerne les produits alimentaires de première nécessité. Pour l’électricité, les prolétaires payent 45 lires. Agnelli, le patron de la Fiat, paye 10 lires. Les prolétaires de certains quartiers de Rome, de Turin et de Milan ont répondu à la cherté de l’électricité et aux notes astronomiques en auto-réduisant : payons tous comme Agnelli.


    L’auto-réduction se fait en expédiant un mandat postal en indiquant le relevé de la consommation : nombre de kWh x 10 lires = tant de lires.

    PAYONS L’ELECTRICITE CE QU’ELLE COUTE
    ET NON CE QU’ILS VEULENT NOUS LA FAIRE PAYER ! »

    Transport

    Sur le plan des transports en commun, les luttes autonomes revendiquent la nationalisation des transports en commun, la baisse des tarifs, voire
    la gratuité. L’auto-réduction s’exprime alors par le paiement collectif de l’ancien prix du billet quand celui-ci vient d’augmenter.

    Des comités naissent un peu partout en Italie et mènent des actions comme le blocage des routes ou des voies ferrées. Le 19 Août 1974, à peine rentrés des vacances, les ouvriers de la Fiat Rivalta (seconde usine Fiat après Mirafiori) ont la bonne surprise d’apprendre
    que les tarifs des bus qui les conduisent de Turin ou de sa banlieue à l’usine ont augmenté de 25% à 30%.

    Proposées en leur absence par le gouvernement à la région, ces augmentations ont été votées, fin juillet,
    par des organismes régionaux trop heureux de faire une fleur aux entreprises de transports qui prospèrent sur le dos des ouvriers.

    Pris de court, les ouvriers commencent par payer, mais, le 24 août, le mécontentement est si grand que la décision d’auto-réduire est prise à l’unanimité. Sur les
    bus de la SIPAV qui les transportent de Pinerolo (grande banlieue de Turin) aux départements de Rivalta, la lutte s’organise rapidement : les ouvriers élisent des délégués de car et adoptent une attitude que la Stampa
    qualifie pour la première fois de « désobéissance civile ».

    A Pinerolo, le 26 Août, d’importants barrages empêchent les bus de partir ; la compagnie est alors contrainte de revenir à l’ancien tarif. Mais, même de celui-ci, les ouvriers ne veulent plus. De ce moment, la FLM (Federazione di Lavoratori Metalmeccanichi) de Turin entre à son tour dans la lutte : elle a fait distribuer sur toute la ligne des abonnements auto-réduits qui portent son cachet.


    Le 2 septembre, les ouvriers empêchent de nouveau les bus de partir de Pinerolo. Et la FLM peut bien distribuer ses abonnements auto-réduits, les ouvriers préfèrent ce jour-là exhiber leur force de classe et voyager gratuitement.


    Le 3 septembre, les barrages se multiplient dans la banlieue de Turin, impliquant un nombre grandissant de gens. L’ampleur de la « désobéissance » contraint alors les autorités à négocier directement avec les comités
    pour l’auto-réduction, qui imposent le retour aux vieux tarifs.

    La lutte sur les transports cesse à Turin aussi soudainement qu’elle avait commencé, mais l’exemple a été compris. Et, tandis qu’à Turin se préparent les premières auto-réductions de l’électricité, autour de tous les grands centres industriels italiens, la lutte pour des transports meilleurs, moins chers ou gratuits, va prendre une forme nouvelle.


    C’est ainsi qu’à Salmone, dans la grande banlieue milanaise, la compagnie était revenue aux anciens tarifs deux heures seulement après l’annonce des premières auto-réductions.

    L’ampleur du mouvement surprend tellement les autorités que, le 27 septembre, le préfet de Milan convoque une série de journalistes, téléphone
    aux principaux directeurs des quotidiens milanais et leur déclare :

    « Je ne veux pas vous enseigner votre métier, mais vous ne traitez pas de la bonne manière un sujet aussi délicat que celui-là... Si vous écrivez, par exemple, sur le journal que deux cents personnes n’ont pas payé hier le
    billet de tram, alors demain il y en aura deux mille pour ne pas le faire : et c’est comme ça que la désobéissance marche à toute vapeur ! ».

    Tout un programme. Mais le préfet de Milan n’est pas le seul à s’inquiéter. Dans un communiqué rendu public le même jour, la FIOM déclare :

    « Le mouvement ouvrier a dépassé le stade de la lutte passive, (...). »

    Téléphone

    Le mouvement d’auto-réduction des factures de téléphone démarre très vite : en six mois, plusieurs dizaines de milliers de foyers refusent de payer
    la somme que leur demande la SIP, équivalent italien de France Telecom.


    En 1974, 52000 foyers italiens refusent de payer leur facture de téléphone. La SIP envoie des menaces de coupure par écrit et les met en application début octobre. Mais la riposte ne se fait pas attendre. A Rome, où la SIP a coupé plusieurs milliers de téléphone dans les banlieues prolétaires, un premier attentat, symbolique, a lieu contre un central téléphonique.

    Mais quelques jours plus tard, une charge de plastic fait sauter, avec le central de la via Shakespeare, 14.000 lignes de téléphone, dont ceux de tous les ministères, ainsi que de la présidence de la République.


    Le lendemain, l’opération se répète à Gênes, où 15.000 téléphones sont à leur tour privés de lignes. Dans chaque cas, l’opération vise des quartiers bourgeois,
    en représailles des coupures intervenues dans les quartiers les plus pauvres ; on comptera, dans la semaine, vingt-sept attentats contre des centraux
    téléphoniques dans toute l’Italie, dont quatre au moins “réussiront”.


    Parallèlement, des magistrats ordonnent à la SIP de rétablir les lignes aux usagers qui auto-réduisaient, la décision de couper ayant été prise sans tenir compte de la loi, très stricte en Italie sur ce point.

    Pour ceux qui autoréduisaient, c’est une première victoire, non pas tant sur les augmentations, qui restent inchangées, mais c’est la première fois que des prolétaires s’emparent collectivement, et par la violence, d’un droit insupportable à toute société capitaliste : celui de ne plus rien payer du tout.


    A Milan, dans la première semaine d’avril 1975, un groupe d’usagers pénètre lors d’une grève syndicale dans un central téléphonique et détruit, à coups de barre de fer, les enregistreurs d’unités. Permettant ainsi à tout
    un quartier de téléphoner gratuitement.

    Logement

    C’est en 69 que se produit l’explosion résultant des tensions accumulées durant toutes les années précédentes. A Rome, 70.000 prolétaires parqués
    dans des ghettos et dans des conditions catastrophiques ont en face d’eux 40.000 appartements vides qui ne trouvent pas d’acquéreurs ou de locataires en raison du coût des loyers.

    L’Association des Entrepreneurs du bâtiment romain reconnaît elle-même qu’il s’agit là d’une « marge de manoeuvre indispensable ». Le climat politique général créé par les luttes ouvrières et étudiantes exerce alors une grande influence dans le déclenchement d’un nouveau genre d’action :

    il ne s’agit plus d’une occupation symbolique servant de moyen de pression supplémentaire dans le cadre d’une négociation au sommet.

    Cette dernière est refusée et les occupations prennent l’allure d’une prise de possession violente qui traduit confusément la volonté des prolétaires de prendre les
    biens nécessaires à leurs besoins. Ces luttes vont avoir pour conséquence de démystifier l’État qui était présenté comme « médiateur » dans la prestation
    des services pour tous les citoyens.

    Elles mettent le doigt sur la nature de classe de l’État et de l’administration communale et concrétisent une extension directe de la lutte de l’usine vers la société.
    En juillet 1969, la commune de Nichelino (banlieue « rouge » de Turin) est occupée : aucun-e de ses habitant-e-s ne paye de loyer.

    En 1974, 600 familles d’ouvrier-e-s de Fiat Mirafiori (Turin toujours) se mettent à squatter des bâtiments vides. En 1976 à Milan, 5.000 familles squattent, 20.000
    auto-réduisent leur loyer et 12.000 leur facture d’électricité.

    100 bâtiments sont ouvertement squattés. « Les retards de paiement des loyers, habituellement de 1 à 2%, ont grimpé à un niveau “politique” : 20%. » A Rome, c’est à partir du 15 janvier 1974 qu’on entre dans la phase ascendante du mouvement : en trois mois, plus de quatre mille appartements vont être successivement occupés, (...)


    Début septembre 1974, cela fait onze mois que 147 familles occupent des immeubles appartenant à l’IACP (Istituto Autonomo delle Case Popolari, organisme de logements sociaux). Le jeudi 5 septembre, la police intervient de manière ultra-violente pour déloger les gens qui avaient investis ces immeubles. Ils parvinrent à expulser quelques familles, mais c’était sans compter sur la détermination des personnes ni sur leur capacité à organiser la contre-attaque.

    Les jours suivants, des personnes affluent de tous les quartiers pour s’affronter avec la police. Un manifestant y perdra la vie. Et quand plus tard, la police sortira
    à nouveau ses armes à feu, elle aura la surprise de voir que le plomb ne vient pas uniquement de son côté. Huit policiers sont touchés grièvement, dont un commissaire. Le vent a tourné.


    L’occupation militaire, qui avait duré quatre jours, prend ainsi fin. Le lendemain, les négociations pour reloger dans les mêmes conditions les 147 familles de San Basilio, les 30 de Casal Bruciato et les 40 de Bagni di Tivoli commencent. Elles aboutiront très vite tant la détermination du quartier a fait peur.


    (...) Les « accords » se multiplient. Le mouvement des occupations était déjà massif à Naples, Salerne et Turin. Le 27 novembre, les 700 à 800 familles qui occupaient gagnent : 368 familles obtiennent un appartement
    dans les quinze jours, 325 dans les trois mois et les 130 autres en 1975.

    Elles obtiennent également la garantie que le loyer ne dépassera pas 12% de leur salaire, ce qui est très proche de la revendication initialement posée : pas de loyer au-dessus de 10% du salaire ! Ces luttes ont par ailleurs pu mettre en crise la structure du secteur du bâtiment
    public.

    Là où, en effet, la politique réformiste du PCI n’avait jamais réussi à venir à bout de la spéculation, la lutte ouverte a commencé à le faire.


    Supermarché

    Les auto-réductions dans les supermarchés consistent à s’y rendre en nombre et à en sortir les marchandises sans payer ou en n’en payant qu’une partie.

    Des noyaux d’ouvriers décidés vont choisir la seule forme de lutte capable de faire céder les supermarchés : l’appropriation collective, violente s’il le faut, remettant en cause le respect de toute propriété privée ; sans qu’il
    s’agisse pour les ouvriers d’un vol, comme l’affirmait un tract distribué lors d’une de ces actions : « les biens que nous avons pris sont à nous, comme est nôtre, tout ce qui existe parce que nous l’avons produit ».


    Voici le récit d’une auto-réduction organisée à Milan en 1976, paru dans le journal Contro-informazione.
    « Ceux de l’Alfa et des petites usines du quartier Sempione avaient choisi comme objectif un quartier populaire, Quarto Oggiaro. Pourquoi Quarto
    Oggiaro ? Pour la composante sociale qu’on y trouve, ouvriers des grandes et petites usines et sous-prolétaires qui sont directement touchés par le problème de l’augmentation des prix. De plus, 50% des habitants
    y pratiquent la grève des loyers. La chose a été bien organisée, et tout à été fait pour garantir aux camarades un maximum d’impunité, ainsi qu’aux gens qui rentraient « faire des achats ».


    Un retraité est sorti, le chariot plein de vivres, et il a dit en milanais : « Ils ont raison ceux-là, on ne peut pas vivre avec 75.000 lires par mois », et il s’en est allé à la maison avec son chariot. Les gens n’ont même pas
    respecté le mot d’ordre syndical qui voulait qu’on paye la moitié environ du prix des produits.

    Ils ont compris que même cette attitude n’est plus
    possible, et l’opinion selon laquelle il faut prendre les choses sans attendre l’intervention du syndicat est en train de prendre racine chez les prolétaires et les ménagères exploités du quartier, refusant la logique
    du contrat :

    « Je te donne une chose et tu m’en donnes une autre ».


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  • ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES ADRESSE
    A TOUS CEUX QUI NE VEULENT PAS GERER LES NUISANCES MAIS LES SUPPRIMER


    "Quatorze grands groupes industriels viennent de créer Entreprises pour l'environnement, une association destinée à favoriser leurs actions communes dans le domaine de l'environnement, mais aussi à défendre leur point de vue. Le président de l'association est le P.D.G. de Rhône-Poulenc, Jean-René Fourtou. (...) Les sociétés fondatrices, dont la plupart opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent déjà au total pour l'environnement plus de 10 milliards de Francs par an, a rappelé Jean-René Fourtou. Il a d'autre part souligné que l'Association comptait agir comme lobby auprès des autorités tant françaises qu'européennes, notamment pour l'élaboration des normes et de la législation sur l'environnement."

    Libération, 18 mars 1992

    "Bien que la prospérité économique soit en un sens incompatible avec la protection de la nature, notre première tâche doit consister à oeuvrer durement afin d'harmoniser l'une à l'autre"
     
    Shigeru Ishimoto (premier ministre japonais), Le Monde Diplomatique, mars 1989

    "...comme l'environnement ne donne pas lieu à des échanges marchands, aucun mécanisme ne s'oppose à sa destruction. Pour perpétuer le concept de rationalité économique, il faut donc chercher à donner un prix à l'environnement, c'est à dire traduire sa valeur en termes monétaires."
    Herve Kempf, L'économie à l'épreuve de l'écologie, 1991


    Une chose est au moins acquise a notre époque: elle ne pourrira pas en paix. Les résultats de son inconscience se sont accumulés jusqu'à mettre en péril cette sécurité matérielle dont la conquête était sa seule justification. Quant à ce qui concerne la vie proprement dite (moeurs, communication, sensibilité, création), elle n'avait visiblement apporté que décomposition et régression.
    Toute société est d'abord, en tant qu'organisation de la survie collective, une forme d'appropriation de la nature. A travers la crise actuelle de l'usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale. Faute d'avoir été résolue avant que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent d'altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels.
    Pour parer à cela, les maîtres de la société se sont décidés a décréter eux-mêmes l'état d'urgence écologique. Que cherche leur catastrophisme intéressé, en noircissant le tableau d'un désastre hypothétique, et tenant des discours d'autant plus alarmistes qu'il s'agit de problèmes sur lesquels les populations atomisées n'ont aucun moyen d'action direct, sinon à occulter le désastre réel, sur lequel il n'est nul besoin d'être physicien, climatologue ou démographe pour se prononcer? Car chacun peut constater l'appauvrissement constant du monde des hommes par l'économie moderne, qui se développe dans tous les domaines aux dépens de la vie: elle en détruit par ses dévastations les bases biologiques, soumet tout l'espace-temps social aux nécessités policières de son fonctionnement, et remplace chaque réalité autrefois couramment accessible par un ersatz dont la teneur en authenticité résiduelle est proportionnelle au prix (inutile de créer des magasins réservés a la nomenklatura, le marché s'en charge).
    Au moment où les gestionnaires de la production découvrent dans la nocivité de ses résultats la fragilité de leur monde, ils en tirent ainsi argument pour se présenter, avec la caution de leurs experts, en sauveurs. L'état d'urgence écologique est à la fois une économie de guerre, qui mobilise la production au service d'intérêts communs définis par l'Etat, et une guerre de l'économie contre la menace de mouvements de protestation qui en viennent à la critiquer sans détour.
    La propagande des décideurs de l'Etat et de l'industrie présente comme seule perspective de salut la poursuite du développement économique, corrigé par les mesures qu'impose la défense de la survie: gestion régulée des "ressources", investissements pour économiser la nature, la transformer intégralement en matière à gestion économique, depuis l'eau du sous-sol jusqu'à l'ozone de l'atmosphère.
    La domination ne cesse évidemment pas de perfectionner à toutes fins utiles ses moyens répressifs: à "Cigaville", décor urbain construit en Dordogne après 1968 pour l'entraînement des gendarmes mobiles, on simule désormais sur les routes avoisinantes "de fausses attaques de commandos anti-nucléaires"; à la centrale nucléaire de Belleville, c'est la simulation d'un accident grave qui doit former les responsables aux techniques de manipulation de l'information. Mais le personnel affecté au contrôle social s'emploie surtout a prévenir tout développement de la critique des nuisances en une critique de l'économie qui les engendre. On prêche la discipline aux armées de la consommation, comme si c'était nos fastueuses extravagances qui avaient rompu l'équilibre écologique, et non l'absurdité de la production marchande imposée, on prône un nouveau civisme, selon lequel chacun serait responsable de la gestion des nuisances, dans une parfaite égalité démocratique: du pollueur de base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l'industriel de la chimie... Et l'idéologie survivaliste ("Tous unis pour sauver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques") sert à inculquer le genre de "réalisme" et de "sens des responsabilités" qui amène à prendre en charge les effets de l'inconscience des experts, et ainsi à relayer la domination en lui fournissant sur le terrain oppositions dites constructives et aménagements de détail.
    La censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les nuisances a pour principal agent l'écologisme: l'illusion selon laquelle on pourrait efficacement réfuter les résultats du travail aliéné sans s'en prendre au travail lui-même et à toute la société fondée sur l'exploitation du travail. Quand tous les hommes d'Etat deviennent écologistes, les écologistes se déclarent sans hésitation étatistes. Ils n'ont pas vraiment changé, depuis leurs velléités "alternatives" des années soixante-dix. Mais maintenant on leur offre partout des postes, des fonctions, des crédits, et ils ne voient aucune raison de les refuser, tant il est vrai qu'ils n'ont jamais réellement rompu avec la déraison dominante.
    Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce qu'étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes: des intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique s'étend à de nouveaux domaines (l'air, l'eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse); bref, les nouveaux courtiers d'un assujettissement a l'économie dont le prix doit maintenant intégrer le coût d'un "environnement de qualité".On voit déjà se mettre en place, cogérée par les experts "verts", une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées, une division spatiale qui réglera l'accès hiérarchisé à la marchandise-nature. Quant a la radioactivité, il y en aura pour tout le monde.
    Dire de la pratique des écologistes qu'elle est réformiste serait encore lui faire trop d'honneur, car elle s'inscrit directement et délibérément dans la logique de la domination capitaliste, qui étend sans cesse, par ses destructions mêmes, le terrain de son exercice. Dans cette production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants, l'écologisme n'aura été que l'armée de réserve d'une époque de bureaucratisation, ou la "rationalité est toujours définie loin des individus concernés et de toute connaissance réaliste, avec les catastrophes renouvelées que cela implique.
    Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à quelle vitesse s'installe cette gestion des nuisances intégrant l'écologisme. Sans même parler des multinationales de la "protection de la nature" comme le World Wildlife Fund et Greenpeace, des "Amis de la Terre" largement financés par le secrétariat d'Etat à l'environnement, ou des Verts à la Waechter acoquinés avec la Lyonnaise des eaux pour l'exploitation du marché de l'assainissement, on voit toutes sortes de demi-opposants aux nuisances, qui s'en étaient tenus à une critique technique et refoulaient la critique sociale, cooptés par les instances étatiques de contrôle et de régulation, quand ce n'est pas par l'industrie de la dépollution. Ainsi un "laboratoire indépendant" comme la CRII-RAD, fond" après Tchernobyl - indépendant de l'Etat mais pas des institutions locales et régionales -, s'était donné pour seul but de "défendre les consommateurs" en comptabilisant leurs becquerels. Une telle "défense" néo-syndicale du métier de consommateur - le dernier des métiers - revient à ne pas attaquer la dépossession qui, privant les individus de tout pouvoir de décision sur la production de leurs conditions d'existence, garantit qu'ils devront continuer à supporter ce qui a été choisi par d'autres, et à dépendre de spécialistes incontrôlables pour en connaître, ou non, la nocivité. C'est donc sans surprise que l'on apprend maintenant la nomination de la présidente de la CRII-RAD, Michèle Rivasi, a l'Agence nationale pour la qualité de l'air, ou son indépendance pourra s'accomplir au service de celle de l'Etat. On a aussi vu les experts timidement anti-nucléaires du GSIEN, à force de croire scientifique de ne pas se prononcer radicalement contre le délire nucléariste, cautionner le redémarrage de la centrale de Fessenheim avant qu'un nouveau rejet "accidentel" de radioactivité ne vienne, peu après, apporter la contre-expertise de leur réalisme; ou encore les boys scouts de "Robin des bois", bien décidés à grimper dans le "partenariat", s'associer à un industriel pour la production de "déchets propres", et d"fendre le projet "Géofix" de poubelle chimique dans les Alpes de Haute-Provence.
    Le résultat de cette intense activité de toilettage est entièrement prévisible: une "dépollution" sur le modèle de ce que fut "l'extinction du paupérisme" par l'abondance marchande (camouflage de la misère visible, appauvrissement réel de la vie); les coûteux donc profitables palliatifs successivement appliqués à des dégâts antérieurs panachant les destructions - qui bien sûr continuent et continueront - de reconstructions fragmentaires et d'assainissements partiels. Certaines nuisances homologuées comme telles par les experts seront effectivement prises en charge, dans la mesure exacte où leur traitement constituera une activité économique rentable. D'autres, en général les plus graves, continueront leur existence clandestine, hors norme, comme les faibles doses de radiations ou ces manipulations génétiques dont on sait qu'elles nous préparent les Sidas de demain. Enfin et surtout, le développement prolifique d'une nouvelle bureaucratie chargée du contrôle écologique ne fera, sous couvert de rationalisation, qu'approfondir cette irrationalité qui explique toutes les autres, de la corruption ordinaire aux catastrophes extraordinaires : la division de la société en dirigeants spécialistes de la survie et en "consommateurs" ignorants et impuissants de cette survie, dernier visage de la société de classes. Malheureux ceux qui ont besoin d'honnêtes spécialistes et de dirigeants éclairés!
    Ce n'est donc pas une espèce de purisme extrémiste, et moins encore de "politique du pire", qui invite à se démarquer violemment de tous les aménageurs écologistes de l'économie: c'est simplement le réalisme sur le devenir nécessaire de tout cela. Le développement conséquent de la lutte contre les nuisances exige de clarifier, par autant de dénonciations exemplaires qu'il faudra, l'opposition entre les écolocrates - ceux qui tirent du pouvoir de la crise écologique - et ceux qui n'ont pas d'intérêts distincts de l'ensemble des individus dépossédés, ni du mouvement qui peut les mettre en mesure de supprimer les nuisances par le "démantèlement raisonné de toute production marchande". Si ceux qui veulent supprimer les nuisances sont forcément sur le même terrain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être présents en ennemis, sous peine d'en être réduits à faire de la figuration sous les projecteurs des metteurs en scène de l'aménagement du territoire. Ils ne peuvent réellement occuper ce terrain, c'est à dire trouver les moyens de le transformer, qu'en affirmant sans concession la critique sociale des nuisances et de leurs gestionnaires, installés ou postulants.
    Le chemin qui mène de la mise en cause des hiérarchies irresponsables à l'instauration d'un contrôle social maîtrisant en pleine conscience les moyens matériels et techniques, ce chemin passe par une critique unitaire des nuisances, et donc par la redécouverte de tous les anciens points d'application de la révolte: le travail salarié, dont les produits socialement nocifs ont pour pendant l'effet destructeur sur les salariés eux-mêmes, tel qu'il ne peut être supporté qu'à grand renfort de tranquillisants et de drogues en tout genre; la colonisation de toute la communication par le spectacle, puisqu'à la falsification des réalités doit correspondre celle de leur expression sociale; le développement technologique, qui développe exclusivement, aux dépens de toute autonomie individuelle ou collective, l'assujettissement à un pouvoir toujours plus concentré; la production marchande comme production de nuisances, et enfin "l'Etat comme nuisance absolue, contrôlant cette production et en aménageant la perception, en programmant les seuils de tolérance".
    Le destin de l'écologisme devrait l'avoir démontré aux plus naïfs: l'on ne peut mener une lutte réelle contre quoi que ce soit en acceptant les séparations de la société dominante. L'aggravation de la crise de la survie et les mouvements de refus qu'elle suscite pousse une fraction du personnel technico-scientifique à cesser de s'identifier à la fuite en avant insensée du renouvellement technologique. Parmi ceux qui vont ainsi se rapprocher d'un point de vue critique, beaucoup sans doute, suivant leur pente socio-professionnelle, chercheront à recycler dans une contestation "raisonnable" leur statut d'experts, et donc à faire prévaloir une dénonciation parcellaire de la déraison au pouvoir, s'attachant à ses aspects purement techniques, c'est à dire qui peuvent paraître tels. Contre une critique encore séparée et spécialisée des nuisances, défendre les simples exigences unitaires de la critique sociale n'est pas seulement réaffirmer, comme but total, qu'il ne s'agit pas de changer les experts au pouvoir mais d'abolir les conditions qui rendent nécessaires les experts et la spécialisation du pouvoir; c'est également un impératif tactique, pour une lutte qui ne peut parler le langage des spécialistes si elle veut trouver ses alliés en s'adressant a tous ceux qui n'ont aucun pouvoir en tant que spécialiste de quoi que ce soit.
    De même qu'on opposait et qu'on oppose toujours aux revendications des salariés un intérêt général de l'économie, de même les planificateurs de l'ordure et autres docteurs ès poubelles ne manquent pas de dénoncer l'égoïsme borné et irresponsable de ceux qui s'élèvent contre une nuisance locale (déchets, autoroute, TGV, etc.) sans vouloir considérer qu'il faut bien la mettre quelque part. La seule réponse digne d'un tel chantage à l'intérêt général consiste évidemment à affirmer que quand on ne veut de nuisances nulle part il faut bien commencer à les refuser exemplairement là où on est. Et en conséquence à préparer l'unification des luttes contre les nuisances en sachant exprimer les raisons universelles de toute protestation particulière. Que des individus n'invoquant aucune qualification ni spécialité, ne représentant qu'eux-mêmes, prennent la liberté de s'associer pour proclamer et mettre en pratique leur jugement du monde, voilà qui paraîtra peu réaliste à une époque paralysée par l'isolement et le sentiment de fatalité qu'il suscite. Pourtant, à côté de tant de pseudo-événements fabriqués a la chaîne, il est un fait qui s'entête à ridiculiser les calculs d'en haut comme le cynisme d'en bas: toutes les aspirations à une vie libre et tous les besoins humains, à commencer par les plus élémentaires, convergent vers l'urgence historique de mettre un terme aux ravages de la démence économique. Dans cette immense réserve de révolte, seul peut puiser un total irrespect pour les risibles ou ignobles nécessités que se reconnaît la société présente.
    Ceux qui, dans un conflit particulier, n'entendent de toute façon pas s'arrêter aux résultats partiels de leur protestation, doivent la considérer comme un moment de l'auto-organisation des individus dépossédés pour un mouvement anti-étatique et anti-économique général: c'est cette ambition qui leur servira de critère et d'axe de référence pour juger et condamner, adopter ou rejeter tel ou tel moyen de lutte contre les nuisances. Doit être soutenu tout ce qui favorise l'appropriation directe, par les individus associés, de leur activité, à commencer par leur activité critique contre tel ou tel aspect de la production de nuisances; doit être combattu tout ce qui contribue à les déposséder des premiers moments de leur lutte, et donc à les renforcer dans la passivité et l'isolement. Comment ce qui perpétue le vieux mensonge de la représentation séparée, des représentants incontrôlés ou des porte-parole abusifs, pourrait-il servir la lutte des individus pour mettre sous leur contrôle leurs conditions d'existence, en un mot pour réaliser la démocratie? La dépossession est reconduite et entérinée, non seulement bien sûr par l'électoralisme, mais aussi par l'illusoire recherche de "l'efficacité médiatique, qui, transformant les individus en spectateurs d'une cause dont ils ne contrôlent plus ni la formulation ni l'extension, en fait la masse de manoeuvre de divers lobbies, plus ou moins concurrents pour manipuler l'image de la protestation.
    Il faut donc traiter en récupérateurs tous ceux dont le prétendu réalisme sert à faire avorter, par l'organisation du vacarme médiatique, les tentatives d'exprimer directement, sans intermédiaires ni caution de spécialistes, le dégoût et la colère que suscitent les calamités d'un mode de production (voir comment Vergès s'emploie, par sa seule présence d'avocat de toutes les causes douteuses, à discréditer la protestation des habitantes de Montchanin; ou encore, à une toute autre échelle, comment l'ignominie du moderne "racket de l'émotion" s'empare des "enfants de Tchernobyl" pour en faire matière à Téléthon). De même, alors que l'Etat ouvre aux contestations locales, pour qu'elles s'y perdent, le terrain des procédures juridiques et des mesures administratives, il faut dénoncer l'illusion d'une victoire assurée par les avocats et les experts: à cette fin il suffit de rappeler qu'un conflit de ce genre n'est pas tranché en fonction du droit mais d'un rapport de forces extra-juridique, comme le montrent à la fois la construction du pont de l'Île de Ré, malgré plusieurs jugements contraires, et l'abandon de la centrale nucléaire de Plogoff, qui n'a été le résultat d'aucune procédure légale.
    Les moyens doivent varier avec les occasions, étant entendu que tous les moyens sont bons qui combattent l'apathie devant la fatalité économique et répandent le goût d'intervenir sur le sort qui nous est fait. Si les mouvements contre les nuisances sont en France encore très faibles, ils n'en sont pas moins le seul terrain pratique où l'existence sociale revient en discussion. Les décideurs de l'Etat sont quant à eux bien conscients du danger que cela représente, pour une société dont les raisons officielles ne souffrent d'être examinées. Parallèlement à la neutralisation par la confusion médiatique et à l'intégration des leaders écologistes, ils se préoccupent de ne pas laisser un conflit particulier se transformer en abcès de fixation, qui fournirait à la contestation un pôle d'unification en même temps qu'un lieu matériel de rassemblement et de communication critique. Ainsi le "gel" de toute décision concernant les sites de dépôt de déchets radioactifs comme l'aménagement du bassin de la Loire a évidemment été décidé afin de fatiguer la base des oppositions et permettre la mise en place d'un réseau de représentants responsables disposés à servir d'"indicateurs locaux" (à donner la température locale), à mettre en scène la "concertation" et à faire passer les victoires truquées.
    On nous dira - on nous dit déjà - qu'il est de toute façon impossible de supprimer complètement les nuisances, et que par exemple les déchets nucléaires sont là pour une espèce d'éternité. Cet argument évoque à peu près celui d'un tortionnaire qui, après avoir coupé une main à sa victime, lui annoncerait qu'au point où elle en est, elle peut bien se laisser couper l'autre, et d'autant plus volontiers qu'elle n'avait besoin de ses mains que pour applaudir, et qu'il existe maintenant des machines pour ça. Que penserait-on de celui qui accepterait de discuter la chose "scientifiquement"?
    Il n'est que trop vrai que les illusions du progrès économique ont durablement fourvoyé l'histoire humaine, et que les conséquences de ce fourvoiement, même s'il y était mis fin demain, seraient léguées comme un héritage empoisonné à la société libérée; non seulement sous forme de déchets, mais aussi et surtout d'une organisation matérielle de la production à transformer de fond en comble pour la mettre au service d'une activité libre. Nous nous serions bien passés de tels problèmes, mais puisqu'ils sont là, nous considérons que la prise en charge collective de leur dépérissement est la seule perspective de renouer avec la véritable aventure humaine, avec l'histoire comme émancipation.
    Cette aventure recommence dès que des individus trouvent dans la lutte les formes d'une communauté pratique pour mener plus loin les conséquences de leur refus initial et développer la critique des conditions imposées. La vérité d'une telle communauté, c'est qu'elle constitue une unité "plus intelligente que tous ses membres". Le signe de son échec, c'est sa régression vers une espèce de néo-famille, c'est à dire une unité moins intelligente que chacun de ses membres. Une longue période de réaction sociale a pour conséquence, avec l'isolement et le désarroi, d'amener les individus, quand ils tentent de reconstruire un terrain pratique commun, à craindre par dessus tout les divisions et les conflits. Pourtant c'est justement quand on est très minoritaire et qu'on a besoin d'alliés qu'il convient de formuler une base d'accord d'autant plus précise, à partir de laquelle contracter des alliances et boycotter tout ce qui doit l'être.
    Avant tout, pour délimiter positivement le terrain des collaborations et des alliances, il faut disposer de critères qui ne soient pas moraux (sur les intentions affichées, la bonne volonté supposée, etc.) mais précisément pratiques et historiques. (Une règle d'or: ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font d'eux.) Nous pensons avoir fourni ici quelques éléments utiles à la définition de tels critères. Pour les préciser mieux, et tracer une ligne de démarcation en deçà de laquelle organiser efficacement la solidarité, il faudra des discussions fondées sur l'analyse des conditions concrètes dans lesquelles chacun se trouve place, et sur la critique des tentatives d'intervention, à commencer par celle que constitue la présente contribution.
    La critique sociale, l'activité qui la développe et la communique, n'a jamais été le lieu de la tranquillité. Mais comme aujourd'hui ce lieu de la tranquillité n'existe plus nulle part (l'universelle déchetterie a atteint les sommets de l'Himalaya), les individus dépossédés n'ont pas à choisir entre la tranquillité et les troubles d'un âpre combat, mais entre des troubles et des combats d'autant plus effrayants qu'ils sont menés par d'autres à leur seul profit, et ceux qu'ils peuvent répandre et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mouvement contre les nuisances triomphera comme mouvement d'émancipation anti-économique et anti-étatique, ou ne triomphera pas.

     
    Juin 1990


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  • [Le] christianisme dévoilé ou Examen des principes et des effets de la religion chrétienne [par feu M. Boulanger...]

                    Holbach Philippe Henri, baron d'


    PREFACE

    Lettre de l'auteur à  Monsieur.

    Je reçois, monsieur, avec reconnoissance les observations que vous m'envoyez sur mon ouvrage. Si je suis sensible aux éloges que vous daignez en faire, j'aime trop la vérité, pour me choquer de la franchise avec laquelle vous me proposez vos objections ; je les trouve assez graves, pour mériter toute mon attention.

    Ce seroit être bien peu philosophe, que de n'avoir point le courage d'entendre contredire ses opinions. Nous ne sommes point des théologiens ; nos démêlés sont de nature à se terminer à l'amiable ; ils ne doivent ressembler en rien à ceux des apôtres de la superstition, qui ne cherchent qu'à se surprendre mutuellement par des argumens captieux, et qui, aux dépens de la bonne foi, ne combattent jamais que pour défendre la cause de leur vanité et de leur propre entêtement.

    Nous desirons tous deux le bien du genre humain ; nous cherchons la vérité ; nous ne pouvons, cela posé, manquer d'être d'accord. Vous commencez par admettre la nécessité d'examiner la religion et de soumettre ses opinions au tribunal de la raison ; vous convenez que le christianisme ne peut soutenir cet examen, et qu'aux yeux du bon sens il ne paroîtra jamais qu'un tissu d'absurdités, de fables décousues, de dogmes insensés, de cérémonies puériles, de notions empruntées des chaldéens, des égyptiens, des phéniciens, des grecs et des romains.

    En un mot, vous avouez que ce système religieux n'est que le produit informe de presque toutes les anciennes superstitions, enfantées par le fanatisme oriental, et diversement modifiées par les circonstances, les tems, les intérêts, les caprices, les préjugés de ceux qui se sont depuis donnés pour des inspirés, pour des envoyés de Dieu, pour des interprêtes de ses volontés nouvelles.
     

    Vous frémissez des horreurs que l'esprit intolérant des chrétiens leur a fait commettre, toutes les fois qu'ils en ont eu le pouvoir ; vous sentez qu'une religion, fondée sur un dieu sanguinaire, ne peut être qu'une religion de sang ; vous gémissez de cette phrénésie, qui s'empare dès l'enfance de l'esprit des princes et des peuples, et les rend également esclaves de la superstition et de ses prêtres, les empêche de connoître leurs véritables intérêts, les rend sourds à la raison, les détourne des grands objets qui devroient les occuper.

    Vous reconnoissez qu'une religion, fondée sur l'enthousiasme, ou sur l'imposture, ne peut avoir de principes assurés, doit être une source éternelle de disputes, doit toujours finir par causer des troubles, des persécutions et des ravages, surtout lorsque la puissance politique se croira indispensablement obligée d'entrer dans ses querelles.

    Enfin, vous allez jusqu'à convenir qu'un bon chrétien, qui suit littéralement la conduite que l'évangile lui prescrit, comme la plus parfaite, ne connoît en ce monde aucun des rapports sur lesquels la vraie morale est fondée, et ne peut être qu'un misanthrope inutile, s'il manque d'énergie, et n'est qu'un fanatique turbulent, s'il a l'ame échauffée.


    Après ces aveux, comment peut-il se faire que vous jugiez que mon ouvrage est dangereux ? Vous me dites que le sage doit penser pour lui seul ; qu'il faut une religion, bonne, ou mauvaise, au peuple ; qu'elle est un frein nécessaire aux esprits simples et grossiers, qui sans elle n'auroient plus de motifs pour s'abstenir du crime et du vice.

    Vous regardez la réforme des préjugés religieux comme impossible ; vous jugez que les princes, qui peuvent seuls l'opérer, sont trop intéressés à maintenir leurs sujets dans un aveuglement dont ils profitent.

    Voilà, si je ne me trompe, les objections les plus fortes que vous m'ayez faites, je vais tâcher de les lever. D'abord je ne crois pas qu'un livre puisse être dangereux pour le peuple. Le peuple ne lit pas plus qu'il ne raisonne ; il n'en n'a, ni le loisir, ni la capacité : d'un autre côté, ce n'est pas la religion, c'est la loi qui contient les gens du peuple, et quand un insensé leur diroit de voler ou d'assassiner, le gibet les avertiroit de n'en rien faire.

    Au surplus, si par hazard il se trouvoit parmi le peuple un homme en état de lire un ouvrage philosophique, il est certain que cet homme ne seroit pas communément un scélérat à craindre.

    Les livres ne sont faits que pour la partie d'une nation, que ses circonstances, son éducation, ses sentimens, mettent au-dessus du crime. Cette portion éclairée de la société, qui gouverne l'autre, lit et juge les ouvrages ; s'ils contiennent des maximes fausses, ou nuisibles, ils sont bientôt, ou condamnés à l'oubli, ou dévoués à l'exécration publique : s'ils contiennent des vérités, ils n'ont aucun danger à courir.

    Ce sont des fanatiques, des prêtres et des ignorans, qui font les revolutions ; les personnes éclairées, désintéressées et sensées, sont toujours amies du repos. Vous n'êtes point, monsieur, du nombre de ces penseurs pusillanimes, qui croyent que la vérité soit capable de nuire : elle ne nuit qu'à ceux qui trompent les hommes, et elle sera toujours utile au reste du genre humain.

    Tout a dû vous convaincre depuis longtems, que tous les maux, dont notre espéce est affligée, ne viennent que de nos erreurs, de nos intérêts mal entendus, de nos préjugés, des idées fausses que nous attachons aux objets. En effet, pour peu que l'on ait de suite dans l'esprit, il est aisé de voir que ce sont en particulier les préjugés religieux qui ont corrompu la politique et la morale.

              Ne sont-ce pas des idées religieuses et surnaturelles qui firent regarder les souverains comme des dieux ? C'est donc la religion qui fit éclore les despotes et les tyrans ; ceux-ci firent de mauvaises loix ; leur exemple corrompit les grands ; les grands corrompirent les peuples ; les peuples viciés devinrent des esclaves malheureux, occupés à se nuire, pour plaire à la grandeur, et pour se tirer de la misere.

              Les rois furent appellés les images de Dieu ; ils furent absolus comme lui ; ils créerent le juste et l'injuste ; leurs volontés sanctifierent souvent l'oppression, la violence, la rapine ; et ce fut par la bassesse, par le vice et le crime, que l'on obtint la faveur. C'est ainsi que les nations se sont remplies de citoyens pervers, qui, sous des chefs corrompus par des notions religieuses, se firent continuellement une guerre ouverte, ou clandestine, et n'eurent aucuns motifs pour pratiquer la vertu.


    Dans des sociétés ainsi constituées, que peut faire la religion ? Ses terreurs éloignées, ou ses promesses ineffables, ont-elles jamais empêché les hommes de se livrer à leurs passions, ou de chercher leur bonheur par les voies les plus faciles ? Cette religion a-t-elle influé sur les moeurs des souverains, qui lui doivent leur pouvoir divin ?

              Ne voyons-nous pas des princes, remplis de foi, entreprendre à chaque instant les guerres les plus injustes ; prodiguer inutilement le sang et les biens de leurs sujets ; arracher le pain des mains du pauvre, pour augmenter les trésors du riche insatiable ; permettre et même ordonner le vol, les concussions, les injustices ?

             Cette religion, que tant de souverains regardent comme l'appui de leur trône, les rend-elle donc plus humains, plus réglés, plus tempérans, plus chastes, plus fidéles à leurs sermens ?


    Hélas ! Pour peu que nous consultions, l'histoire, nous y verrons des souverains orthodoxes, zélés et religieux jusqu'au scrupule, être en même tems des parjures, des usurpateurs, des adulteres, des voleurs, des assassins, des hommes enfin qui agissent comme s'ils ne craignoient point ce dieu qu'ils honorent de bouche.

    Parmi ces courtisans qui les entourent, nous verrons un alliage continuel de christianisme et de crime, de dévotion et d'iniquité, de foi et de vexations, de religion et de trahisons. Parmi ces prêtres d'un dieu pauvre et crucifié, qui fondent leur existence sur sa religion, qui prétendent que sans elle il ne peut y avoir de morale, ne voyons-nous pas régner l'orgueil, l'avarice, la lubricité, l'esprit de domination et de vengeance ?

              Leurs prédications continuelles, et réitérées depuis tant de siécles, ont-elles véritablement influé sur les moeurs des nations ? Les conversions, que leurs discours opérent, sont-elles vraiment utiles ?

    Changent-elles les cœurs des peuples qui les écoutent ? De l'aveu même de ces docteurs, ces conversions sont très-rares, ils vivent toujours dans la lie des siécles ; la perversité humaine augmente chaque jour, et chaque jour ils déclament contre des vices et des crimes, que la coutume autorise, que le gouvernement encourage, que l'opinion favorise, que le pouvoir récompense, et que chacun se trouve intéressé à commettre, sous peine d'être malheureux.


              Ainsi, de l'aveu même de ses ministres, la religion, dont les préceptes ont été inculqués dès l'enfance et se répétent sans relâche, ne peut rien contre la dépravation des moeurs. Les hommes mettent toujours la religion de côté, dès qu'elle s'oppose à leurs desirs ; ils ne l'écoutent que lorsqu'elle favorise leurs passions, lorsqu'elle s'accorde avec leur tempérament, et avec les idées qu'ils se font du bonheur.

              Le libertin s'en moque, lorsqu'elle condamne ses débauches ; l'ambitieux la méprise, lorsqu'elle met des bornes à ses voeux ; l'avare ne l'écoute point, lorsqu'elle lui dit de répandre des bienfaits ; le courtisan rit de sa simplicité, quand elle lui ordonne d'être franc et sincere.

              D'un autre côté, le souverain est docile à ses leçons, lorsqu'elle lui dit qu'il est l'image de la divinité ; qu'il doit être absolu comme elle ; qu'il est le maître de la vie et des biens de ses sujets ; qu'il doit les exterminer, quand ils ne pensent point comme lui. Le bilieux écoute avidement les préceptes de son prêtre, quand il lui ordonne de haïr ; le vindicatif lui obéit, quand il lui permet de se venger lui-même, sous prétexte de venger son dieu.

              En un mot, la religion ne change rien aux passions des hommes, ils ne l'écoutent, que lorsqu'elle parle à l'unisson de leurs desirs ; elle ne les change qu'au lit de la mort : alors leur changement est inutile au monde, et le pardon du ciel, que l'on promet au repentir infructueux des mourans, encourage les vivans à persister dans le désordre jusqu'au dernier instant.


              En vain la religion prêcheroit-elle la vertu, lorsque cette vertu devient contraire aux intérêts des hommes, ou ne les mene à rien. On ne peut donner des moeurs à une nation dont le souverain est lui-même sans moeurs et sans vertu ; où les grands regardent cette vertu, comme une foiblesse ; où les prêtres la dégradent par leur conduite ; où l'homme du peuple, malgré les belles harangues de ses prédicateurs, sent bien que, pour se tirer de la misere, il faut se prêter aux vices de ceux qui sont plus puissans que lui.

              Dans des sociétés ainsi constituées, la morale ne peut être qu'une spéculation stérile, propre à exercer l'esprit, sans influer sur la conduite de personne, sinon d'un petit nombre d'hommes, que leur tempérament a rendus modérés et contens de leur sort.


              Tous ceux qui voudront courir à la fortune, ou rendre leur sort plus doux, se laisseront entraîner par le torrent général, qui les forcera de franchir les obstacles que la conscience leur oppose. Ce n'est donc point le prêtre, c'est le souverain, qui peut établir les moeurs dans un état. Il doit prêcher par son exemple ; il doit effrayer le crime par des châtimens ; il doit inviter à la vertu par des récompenses ; il doit surtout veiller à l'éducation publique, afin que l'on ne seme dans les coeurs de ses sujets, que des passions utiles à la société.

              Parmi nous, l'éducation n'occupe presque point la politique ; celle-ci montre l'indifférence la plus profonde sur l'objet le plus essentiel au bonheur des états. Chez presque tous les peuples modernes, l'éducation publique se borne à enseigner des langues inutiles à la plûpart de ceux qui les apprennent ; au lieu de la morale, on inculque aux chrétiens, les fables merveilleuses et les dogmes inconcevables d'une religion très-opposée à la droite raison : dès le premier pas que le jeune homme fait dans ses études, on lui apprend qu'il doit renoncer au témoignage de ses sens, soumettre sa raison, qu'on lui décrie comme un guide infidéle, et s'en rapporter aveuglément à l'autorité de ses maîtres.

              Mais quels sont ces maîtres ? Ce sont des prêtres, intéressés à maintenir l'univers dans des opinions dont seuls ils recueillent les fruits. Ces pédagogues mercénaires, pleins d'ignorance et de préjugés, sont rarement eux-mêmes au ton de la société. Leurs ames abjectes et rétrécies sont-elles bien capables d'instruire leurs éléves de ce qu'elles ignorent elles-mêmes ?


              Des pédans, avilis aux yeux mêmes de ceux qui leur confient leurs enfans, sont-ils bien en état d'inspirer à leurs éléves le desir de la gloire, une noble émulation, les sentiments généreux, qui sont la source de toutes les qualités utiles à la république ?

               Leur apprendront-ils à aimer le bien public, à servir la patrie, à connoître les devoirs de l'homme et du citoyen, du pere de famille et des enfans, des maîtres et des serviteurs ? Non sans doute ; l'on ne voit sortir des mains de ces guides ineptes et méprisables, que des ignorans superstitieux, qui, s'ils ont profité des leçons qu'ils ont reçues, ne savent rien des choses nécessaires à la société, dont ils vont devenir des membres inutiles.

              De quelque côté que nous portions nos regards, nous verrons l'étude des objets les plus importans pour l'homme, totalement négligée. La morale, sous laquelle je comprens aussi la politique, n'est presque comptée pourrien dans l'éducation européenne ; la seule morale qu'on apprenne aux chrétiens, c'est cette morale enthousiaste, impraticable, contradictoire, incertaine, que nous voyons contenue dans l'évangile ; elle n'est propre, comme je crois lavoir prouvé, qu'à dégrader l'esprit, qu'à rendre la vertu haïssable, qu'à former des esclaves abjects, qu'à briser le ressort de l'ame ; ou bien, si elle est semée dans des esprits échauffés, elle n'en fait que des fanatiques turbulens, capables d'ébranler les fondemens des sociétés.


              Malgré l'inutilité et la perversité de la morale que le christianisme enseigne aux hommes, ses partisans osent nous dire que sans religion l'on ne peut avoir des moeurs. Mais qu'est-ce qu'avoir des moeurs, dans le langage des chrétiens ? C'est prier sans relâche, c'est fréquenter les temples, c'est faire pénitence, c'est s'abstenir des plaisirs, c'est vivre dans le recueillement et la retraite.

              Quel bien résulte-t'il pour la société de ces pratiques, que l'on peut observer, sans avoir l'ombre de la vertu ? Si des moeurs de cette espéce conduisent au ciel, elles sont très inutiles à la terre. Si ce sont là des vertus, il faut convenir que sans religion l'on n'a point de vertus. Mais, d'un autre côté, on peut observer fidélement tout ce que le christianisme recommande, sans avoir aucune des vertus que la raison nous montre comme nécessaires au soutien des sociétés politiques.


              Il faut donc bien distinguer la morale religieuse de la morale politique : la premiere fait des saints, l'autre des citoyens ; l'une fait des hommes inutiles ou même nuisibles au monde, l'autre doit avoir pour objet de former à la société des membres utiles, actifs, capables de la servir, qui remplissent les devoirs d'époux, de peres, d'amis, d'associés, quelques soient d'ailleurs leurs opinions métaphisiques, qui, quoiqu'en dise la théologie, sont bien moins sûres que les regles invariables du bon sens.


              En effet, il est certain que l'homme est un être sociable, qui cherche en tout son bonheur ; qu'il fait le bien, lorsqu'il y trouve son intérêt ; qu'il n'est si communément méchant, que parce que sans celà il seroit obligé de renoncer au bien être. Cela posé, que l'éducation enseigne aux hommes à connoître les rapports qui subsistent entr'eux, et les devoirs qui découlent de ces rapports ; que le gouvernement, à l'aide des loix, des récompenses et des peines, confirme les leçons que l'éducation aura données ; que le bonheur accompagne les actions utiles et vertueuses ; que la honte, le mépris, le châtiment, punissent le crime et le vice, alors les hommes auront une morale humaine, fondée sur leur propre nature, sur les besoins des nations, sur l'intérêt des peuples et de ceux qui les gouvernent.

              Cette morale, indépendante des notions sublimes de la théologie, n'aura peut-être rien de commun avec la morale religieuse ; mais la société n'aura rien à perdre avec cette derniere morale, qui, comme on l'a prouvé, s'oppose à chaque instant au bonheur des états, au repos des familles, à l'union des citoyens.


              Un souverain, à qui la société a confié l'autorité suprême, tient dans ses mains les grands mobiles qui agissent sur les hommes ; il a plus de pouvoir que les dieux, pour établir et réformer les moeurs. Sa présence, ses récompenses, ses menaces, que dis-je ? Un seul de ses regards, peuvent bien plus que tous les sermons des prêtres.

              Les honneurs de ce monde, les dignités, les richesses, agissent bien plus fortement sur les hommes les plus religieux, que toutes les espérances pompeuses de la religion. Le courtisan le plus dévot craint plus son roi que son dieu.


              C'est donc, je le répéte, le souverain qui doit prêcher ; c'est à lui qu'il appartient de réformer les moeurs ; elles seront bonnes, lorsque le prince sera bon et vertueux lui-même, lorsque les citoyens recevront une éducation honnête, qui, en leur inspirant de bonne heure des principes vertueux, les habituera à honorer la vertu, à détester le crime, à mépriser le vice, à craindre l'infamie.

              Cette éducation ne sera point infructueuse, lorsque des exemples continuels prouveront aux citoyens que c'est par des talens et des vertus que l'on parvient aux honneurs, au bien être, aux distinctions, à la considération, à la faveur, et que le vice ne conduit qu'au mépris et à l'ignominie.

              C'est à la tête d'une nation nourrie dans ces principes, qu'un prince éclairé sera réellement grand, puissant et respecté. Ses prédications seront plus efficaces que celles de ces prêtres, qui, depuis tant de siécles, déclament inutilement contre la corruption publique.


              Si les prêtres ont usurpé sur la puissance souveraine le droit d'instruire les peuples, que celle-ci reprenne ses droits, ou du moins qu'elle ne souffre point qu'ils jouissent exclusivement de la liberté de régler les moeurs des nations et de leur parler de la morale ; que le monarque réprime ces prêtres eux-mêmes, quand ils enseigneront des maximes visiblement nuisibles au bien de la société.

              Qu'ils enseignent, s'il leur plaît, que leur dieu se change en pain, mais qu'ils n'enseignent jamais que l'on doit haïr, ou détruire ceux qui refusent de croire ce mystere ineffable. Que dans la société nul inspiré n'ait la faculté de soulever les sujets contre l'autorité, de semer la discorde, de briser les liens qui unissent les citoyens entr'eux, de troubler la paix publique pour des opinions.


              Le souverain, quand il voudra, pourra contenir le sacerdoce lui-même. Le fanatisme est honteux quand il se voit privé d'appui ; les prêtres eux-mêmes attendent du prince les objets de leurs desirs, et la plûpart d'entr'eux sont toujours disposés à lui sacrifier les intérêts prétendus de la religion et de la conscience, quand ils jugent ce sacrifice nécessaire à leur fortune.


              Si l'on me dit que les princes se croiront toujours intéressés à maintenir la religion et à ménager ses ministres, au moins par politique, lors même qu'ils en seront détrompés intérieurement ; je réponds qu'il est aisé de convaincre les souverains par une foule d'exemples, que la religion chrétienne fut cent fois nuisible à leurs pareils ; que le sacerdoce fut et sera toujours le rival de la royauté ; que les prêtres chrétiens sont par leur essence les sujets les moins soumis : je réponds, qu'il est facile de faire sentir à tout prince éclairé, que son intérêt véritable est de commander à des peuples heureux ; que c'est du bien être qu'il leur procure, que dépendra sa propre sûreté et sa propre grandeur ; en un mot, que son bonheur est lié à celui de son peuple, et qu'à la tête d'une nation, composée de citoyens honnêtes et vertueux, il sera bien plus fort, qu'à la tête d'une troupe d'esclaves ignorans et corrompus, qu'il est forcé de tromper, pour pouvoir les contenir, et d'abreuver d'impostures, pour en venir à bout.


               Ainsi, ne désespérons point que quelque jour la vérité ne perce jusqu'au trône. Si les lumieres de la raison et de la science ont tant de peines à parvenir jusqu'aux princes, c'est que des prêtres intéressés, et des courtisans faméliques, cherchent à les retenir dans une enfance perpétuelle, leur montrent le pouvoir et la grandeur dans des chiméres, et les détournent des objets nécessaires à leur vrai bonheur.

              Tout souverain, qui aura le courage de penser par lui-même, sentira que sa puissance sera toujours chancelante et précaire, tant qu'elle n'aura d'appui que dans les phantômes de sa religion, les erreurs des peuples, les caprices du sacerdoce. Il sentira les inconvéniens résultans d'une administration fanatique, qui jusqu'ici n'a formé que des ignorans présomptueux, des chrétiens opiniâtres et souvent turbulens, des citoyens incapables de servir l'état, des peuples imbécilles, prêts à recevoir les impressions des guides qui les égarent ; il sentira les ressources immenses que mettroient dans ses mains les biens si long-tems usurpés sur la nation par des hommes inutiles, qui, sous prétexte de l'instruire, la trompent et la dévorent. à ces fondations religieuses, dont le bon sens rougit, qui n'ont servi qu'à récompenser la paresse, qu'à entretenir l'insolence et le luxe, qu'à favoriser l'orgueil sacerdotal, un prince ferme et sage substituera des établissemens utiles à l'état, propres à faire germer les talens, à former la jeunesse, à récompenser les services et les vertus, à soulager des peuples, à faire éclore des citoyens.

              Je me flatte, monsieur, que ces réfléxions me disculperont à vos yeux. Je ne prétens point aux suffrages de ceux qui se croyent intéressés aux maux de leurs concitoyens ; ce n'est point eux que je cherche à convaincre ; on ne peut rien prouver à des hommes vicieux et déraisonnables. J'ose donc espérer que vous cesserez de regarder mon livre comme dangereux et mes espérances comme totalement chimériques.

              Beaucoup d'hommes sans mœurs ont attaqué la religion, parce qu'elle contrarioit leurs penchans ; beaucoup de sages l'ont méprisée, parce qu'elle leur paroissoit ridicule ; beaucoup de personnes l'ont regardée comme indifférente, parce qu'elles n'en ont point senti les vrais inconvéniens : comme citoyen, je l'attaque, parce qu'elle me paroît nuisible au bonheur de l'état, ennemie des progrès de l'esprit humain, opposée à la saine morale, dont les intérêts de la politique ne peuvent jamais se séparer.

              Il me reste à vous dire avec un poëte ennemi, comme moi, de la superstition : si tibi... etc. . Je suis, etc...


    Paris le 4 mai 1758.

    CHAPITRE 1


    Introduction.

    De la nécessité d'examiner sa religion, et des obstacles que l'on rencontre dans cet examen.

    Un être raisonnable doit dans toutes ses actions se proposer son propre bonheur et celui de ses semblables. La religion, que tout concourt à nous montrer comme l'objet le plus important à notre félicité temporelle et éternelle, n'a des avantages pour nous, qu'autant qu'elle rend notre existence heureuse en ce monde, et qu'autant que nous sommes assurés qu'elle remplira les promesses flateuses qu'elle nous fait pour un autre.

    Nos devoirs, envers le dieu que nous regardons comme le maître de nos destinées, ne peuvent être fondés que sur les biens que nous en attendons, ou sur les maux que nous craignons de sa part : il est donc nécessaire que l'homme examine les motifs de ses espérances et de ses craintes ; il doit, pour cet effet, consulter l'expérience et la raison, qui seules peuvent le guider ici bas ; par les avantages que la religion lui procure dans le monde visible qu'il habite, il pourra juger de la réalité de ceux qu'elle lui fait espérer dans un monde invisible, vers lequel elle lui ordonne de tourner ses regards.

    Les hommes, pour la plûpart, ne tiennent à leur religion que par habitude ; ils n'ont jamais examiné sérieusement les raisons qui les y attachent, les motifs de leur conduite, les fondemens de leurs opinions : ainsi la chose, que tous regardent comme la plus importante pour eux, fut toujours celle qu'ils craignirent le plus d'approfondir ; ils suivent les routes que leurs peres leur ont tracées ; ils croyent, parce qu'on leur a dit dès l'enfance qu'il falloit croire ; ils esperent, parce que leurs ancêtres ont espéré ; ils tremblent, parce que leurs devanciers ont tremblé ; presque jamais ils n'ont daigné se rendre compte des motifs de leur croyance.

    Très-peu d'hommes ont le loisir d'examiner, ou la capacité d'envisager les objets de leur vénération habituelle, de leur attachement peu raisonné, de leurs craintes traditionelles ; les nations sont toujours entraînées par le torrent de l'habitude, de l'exemple, du préjugé : l'éducation habitue l'esprit aux opinions les plus monstrueuses, comme le corps aux attitudes les plus gênantes : tout ce qui a duré longtems paroît sacré aux hommes ; ils se croiroient coupables, s'ils portoient leurs regards téméraires sur les choses revêtues du sceau de l'antiquité : prévenus en faveur de la sagesse de leurs peres, ils n'ont point la présomption d'examiner après eux ; ils ne voyent point que de tous tems l'homme fut la dupe de ses préjugés, de ses espérances et de ses craintes, et que les mêmes raisons lui rendirent presque toujours l'examen également impossible.

    Le vulgaire, occupé de travaux nécessaires à sa subsistance, accorde une confiance aveugle à ceux qui prétendent le guider ; il se repose sur eux du soin de penser pour lui ; il souscrit sans peine à tout ce qu'ils lui prescrivent ; il croiroit offenser son dieu, s'il doutoit un instant de la bonne foi de ceux qui lui parlent en son nom. Les grands, les riches, les gens du monde, lors même qu'ils sont plus éclairés que le vulgaire, se trouvent intéressés à se conformer aux préjugés reçus, et même à les maintenir ; ou bien, livrés à la mollesse, à la dissipation et aux plaisirs, ils sont totalement incapables de s'occuper d'une religion qu'ils font toujours céder à leurs passions, à leurs penchans, et au desir de s'amuser.

    Dans l'enfance, nous recevons toutes les impressions qu'on veut nous donner ; nous n'avons, ni la capacité, ni l'expérience, ni le courage nécessaires pour douter de ce que nous enseignent ceux dans la dépendance desquels notre foiblesse nous met. Dans l'adolescence, les passions fougueuses et l'ivresse continuelle de nos sens nous empêchent de songer à une religion trop épineuse et trop triste pour nous occuper agréablement : si par hasard un jeune homme l'examine, c'est sans suite, ou avec partialité ; un coup d'oeil superficiel le dégoûte bientôt d'un objet si déplaisant.

    Dans l'âge mûr, des soins divers, des passions nouvelles, des idées d'ambition, de grandeur, de pouvoir, le desir des richesses, des occupations suivies, absorbent toute l'attention de l'homme fait, ou ne lui laissent que peu de momens pour songer à cette religion, que jamais il n'a le loisir d'approfondir. Dans la vieillesse, des facultés engourdies, des habitudes identifiées avec la machine, des organes affoiblis par l'âge et les infirmités, ne nous permettent plus de remonter à la source de nos opinions enracinées ; la crainte de la mort, que nous avons devant les yeux, rendroit d'ailleurs très-suspect un examen auquel la terreur préside communément.

    C'est ainsi que les opinions religieuses, une fois admises, se maintiennent pendant une longue suite de siécles ; c'est ainsi que d'âge en âge les nations se transmettent des idées qu'elles n'ont jamais examinées ; elles croyent que leur bonheur est attaché à des institutions dans lesquelles un examen plus mûr leur montreroit la source de la plûpart de leurs maux.

    L'autorité vient encore à l'appui des préjugés des hommes, elle leur défend l'examen, elle les force à l'ignorance, elle se tient toujours prête à punir quiconque tenteroit de les désabuser.

    Ne soyons donc point surpris, si nous voyons l'erreur presque identifiée avec la race humaine ; tout semble concourir à éterniser son aveuglement ; toutes les forces se réunissent pour lui cacher la vérité : les tyrans la détestent et l'oppriment, parce qu'elle ose discuter leurs titres injustes et chimériques ; le sacerdoce la décrie, parce qu'elle met au néant ses prétentions fastueuses ; l'ignorance, l'inertie, et les passions des peuples, les rendent complices de ceux qui se trouvent intéressés à les aveugler, pour les tenir sous le joug, et pour tirer parti de leurs infortunes : par-là, les nations gémissent sous des maux héréditaires, jamais elles ne songent à y remédier, soit parce qu'elles n'en connoissent point la source, soit parce que l'habitude les accoutume au malheur et leur ôte même le desir de se soulager.


    Si la religion est l'objet le plus important pour nous, si elle influe nécessairement sur toute la conduite de la vie, si ses influences s'étendent non-seulement à notre existence en ce monde, mais encore à celle que l'homme se promet pour la suite, il n'est sans doute rien qui demande un examen plus sérieux de notre part : cependant c'est de toutes les choses celle dans la quelle le commun des hommes montre le plus de crédulité ; le même homme, qui apportera l'examen le plus sérieux dans la chose la moins intéressante à son bien-être, ne se donne aucune peine pour s'assurer des motifs qui le déterminent à croire, ou à faire des choses, desquelles, de son aveu, dépend sa félicité temporelle et éternelle ; il s'en rapporte aveuglément à ceux que le hasard lui a donnés pour guides ; il se repose sur eux du soin d'y penser pour lui, et parvient à se faire un mérite de sa paresse même et de sa crédulité : en matiere de religion, les hommes se font gloire de rester toujours dans l'enfance et dans la barbarie.


    Cependant il se trouva dans tous les siécles des hommes, qui, détrompés des préjugés de leurs concitoyens, oserent leur montrer la vérité. Mais que pouvoit leur foible voix contre des erreurs sucées avec le lait, confirmées par l'habitude, autorisées par l'exemple, fortifiées par une politique souvent complice de sa propre ruine ?

    Les cris imposans de l'imposture réduisirent bientôt au silence ceux qui voulurent réclamer en faveur de la raison ; en vain le philosophe essaya-t-il d'inspirer aux hommes du courage, tandis que leurs prêtres et leurs rois les forcerent de trembler.

    Le plus sûr moyen de tromper les hommes, et de perpétuer leurs préjugés, c'est de les tromper dans l'enfance : chez presque tous les peuples modernes, l'éducation ne semble avoir pour objet que de former des fanatiques, des dévots, des moines, c'est-à-dire, des hommes nuisibles, ou inutiles à la société ; on ne songe nulle part à former des citoyens : les princes eux-mêmes, communément victimes de l'éducation superstitieuse qu'on leur donne, demeurent toute leur vie dans l'ignorance la plus profonde de leurs devoirs et des vrais intérêts de leurs états ; ils s'imaginent avoir tout fait pour leurs sujets, s'ils leur font remplir l'esprit d'idées religieuses, qui tiennent lieu de bonnes loix, et qui dispensent leurs maîtres du soin pénible de les bien gouverner.

    La religion ne semble imaginée que pour rendre les souverains et les peuples également esclaves du sacerdoce ; celui-ci n'est occupé qu'à susciter des obstacles continuels au bonheur des nations ; par-tout où il régne, le souverain n'a qu'un pouvoir précaire, et les sujets sont dépourvus d'activité, de science, de grandeur d'ame, d'industrie, en un mot des qualités nécessaires au soutien de la société.


    Si dans un état chrétien on voit quelqu'activité, si l'on y trouve de la science, si l'on y rencontre des mœurs sociales, c'est qu'en dépit de leurs opinions religieuses, la nature, toutes les fois qu'elle le peut, ramene les hommes à la raison et les force de travailler à leur propre bonheur.

    Toutes les nations chrétiennes, si elles étoient conséquentes à leurs principes, devroient être plongées dans la plus profonde inertie ; nos contrées seroient habitées par un petit nombre de pieux sauvages, qui ne se rencontreroient que pour se nuire. En effet, à quoi bon s'occuper d'un monde, que la religion ne montre à ses disciples que comme un lieu de passage ? Quelle peut être l'industrie d'un peuple, à qui l'on répète tous les jours que son Dieu veut qu'il prie, qu'il s'afflige, qu'il vive dans la crainte, qu'il gémisse sans cesse ?

    Comment pourroit subsister une société composée d'hommes à qui l'on persuade qu'il faut avoir du zele pour la religion, et que l'on doit haïr et détruire ses semblables pour des opinions ? Enfin, comment peut-on attendre de l'humanité, de la justice, des vertus, d'une foule de fanatiques à qui l'on propose, pour modéle, un dieu cruel, dissimulé, méchant, qui se plaît à voir couler les larmes de ses malheureuses créatures, qui leur tend des embuches, qui les punit pour y avoir succombé, qui ordonne le vol, le crime et le carnage ?


    Tels sont pourtant les traits sous lesquels le christianisme nous peint le dieu qu'il hérita des juifs. Ce dieu fut un sultan, un despote, un tyran, à qui tout fut permis ; l'on fit pourtant de ce dieu le modéle de la perfection ; l'on commit en son nom les crimes les plus révoltans, et les plus grands forfaits furent toujours justifiés, dès qu'on les commit pour soutenir sa cause, ou pour mériter sa faveur.

    Ainsi la religion chrétienne, qui se vante de prêter un appui inébranlable à la morale, et de présenter aux hommes les motifs les plus forts pour les exciter à la vertu, fut pour eux une source de divisions, de fureurs et de crimes ; sous prétexte de leur apporter la paix, elle ne leur apporta que la fureur, la haine, la discorde et la guerre ; elle leur fournit mille moyens ingénieux de se tourmenter ; elle répandit sur eux des fléaux inconnus à leurs peres ; et le chrétien, s'il eut été sensé, eut mille fois regretté la paisible ignorance des ses ancêtres idolâtres.

    Si les moeurs des peuples n'eurent rien à gagner avec la religion chrétienne, le pouvoir des rois, dont elle prétend être l'appui, n'en retira pas de plus grands avantages ; il s'établit dans chaque état deux pouvoirs distingués ; celui de la religion, fondé sur Dieu lui-même, l'emporta presque toujours sur celui du souverain ; celui-ci fut forcé de devenir le serviteur des prêtres, et toutes les fois qu'il refusa de fléchir le genou devant eux, il fut proscrit, dépouillé de ses droits, exterminé par des sujets que la religion excitoit à la révolte, ou par des fanatiques, aux mains desquels elle remettoit son couteau.

    Avant le christianisme, le souverain de l'état fut communément le souverain du prêtre ; depuis que le monde est chrétien, le souverain n'est plus que le premier esclave du sacerdoce, que l'exécuteur de ses vengeances et de ses décrets.

    Concluons donc que la religion chrétienne n'a point de titre pour se vanter des avantages qu'elle procure à la morale, ou à la politique. Arrachons-lui donc le voile dont elle se couvre ; remontons à sa source ; analysons ses principes ; suivons-la dans sa marche, et nous trouverons que, fondée sur l'imposture, sur l'ignorance et sur la crédulité, elle ne fut et ne sera jamais utile qu'à des hommes qui se croyent intéressés à tromper le genre humain ; qu'elle ne cessa jamais de causer les plus grands maux aux nations, et qu'au lieu du bonheur qu'elle leur avoit promis, elle ne servit qu'à les enivrer de fureurs, qu'à les inonder de sang, qu'à les plonger dans le délire et dans le crime, qu'à leur faire méconnoître leurs véritables intérêts et leurs devoirs les plus saints.

    CHAPITRE 2

    Histoire abrégée du peuple juif

    Dans une petite contrée, presque ignorée des autres peuples, vivoit une nation, dont les fondateurs, longtems esclaves chez les égyptiens, furent délivrés de leur servitude par un prêtre d'Héliopolis, qui par son génie, et ses connoissances superieures, sut prendre de l'ascendant sur eux. Cet homme, connu sous le nom de Moïse, nourri dans les sciences de cette région fertile en prodiges et mere des superstitions, se mit donc à la tête d'une troupe de fugitifs, à qui il persuada qu'il étoit l'interprête des volontés de leur dieu, qu'il conversoit particulierement avec lui, qu'il en recevoit directement les ordres.

    Il appuya, dit-on, sa mission par des oeuvres qui parurent surnaturelles à des hommes ignorans des voies de la nature et des ressources de l'art. Le premier des ordres qu'il leur donna, de la part de son dieu, fut de voler leurs maîtres, qu'ils étoient sur le point de quitter. Lorsqu'il les eut ainsi enrichis des dépouilles de l'égypte, qu'il se fut assuré de leur confiance, il les conduisit dans un désert, où, pendant quarante ans, il les accoutuma à la plus aveugle obéissance ; il leur apprit les volontés du ciel, la fable merveilleuse de leurs ancêtres, les cérémonies bisares auxquelles le trés-haut attachoit ses faveurs ; il leur inspira sur-tout la haine la plus envenimée contre les dieux des autres nations, et la cruauté la plus étudiée contre ceux qui les adoroient : à force de carnage et de sévérité, il en fit des esclaves souples à ses volontés, prêts à seconder ses passions, prêts à se sacrifier pour satisfaire ses vues ambitieuses ; en un mot, il fit des hébreux, des monstres de phrénésie et de férocité.

    Après les avoir ainsi animés de cet esprit destructeur, il leur montra les terres et les possessions de leurs voisins, comme l'héritage que Dieu même leur avoit assigné.
    Fiers de la protection de jehovah , les hébreux marcherent à la victoire ; le ciel autorisa pour eux la fourberie et la cruauté ; la religion, unie à l'avidité, étouffa chez eux les cris de la nature, et sous la conduite de leurs chefs inhumains, ils détruisirent les nations chananéennes avec une barbarie qui révolte tout homme en qui la superstition n'a pas totalement anéanti la raison.

    Leur fureur, dictée par le ciel même, n'épargna, ni les enfans à la mammelle, ni les vieillards débiles, ni les femmes enceintes, dans les villes où ces monstres porterent leurs armes victorieuses. Par les ordres de Dieu, ou de ses prophêtes, la bonne foi fut violée, la justice fut outragée, et la cruauté fut éxercée.
    Brigands, usurpateurs et meurtriers, les hébreux parvinrent enfin à s'établir dans une contrée peu fertile, mais qu'ils trouverent délicieuse, au sortir de leur désert.

    Là, sous l'autorité de leurs prêtres, représentans visibles de leur dieu caché, ils fonderent un état détesté de ses voisins, et qui fut en tout tems l'objet de leur haine, ou de leur mépris. Le sacerdoce, sous le nom de théocratie , gouverna longtems ce peuple aveugle et farouche ; il lui persuada qu'en obéissant à ses prêtres, il obéissoit à son dieu lui-même.


    Malgré la superstition, forcé par les circonstances, ou peut-être fatigué du joug de ses prêtres, le peuple hébreu voulut enfin avoir des rois, à l'exemple des autres nations ; mais, dans le choix de son monarque, il se crut obligé de s'en rapporter à un prophéte. Ainsi commença la monarchie des hébreux, dont les princes furent néanmoins toujours traversés dans leurs entreprises, par des prêtres, des inspirés, des prophétes ambitieux, qui susciterent sans fin des obstacles aux souverains qu'ils ne trouverent point assez soumis à leurs propres volontés.

    L'histoire des juifs ne nous montre, dans tous ses périodes, que des rois aveuglément soumis au sacerdoce, ou perpétuellement en guerre avec lui, et forcés de périr sous ses coups.

    La superstition féroce, ou ridicule, du peuple juif, le rendit l'ennemi né du genre humain, et en fit l'objet de son indignation et de ses mépris : toujours il fut rebelle, et toujours il fut maltraité par les conquérans de sa chétive contrée. Esclave tour-à-tour des égyptiens, des babyloniens, et des grecs, il éprouva sans cesse les traitemens les plus durs et les mieux mérités ; souvent infidéle à son dieu, dont la cruauté, ainsi que la tyrannie de ses prêtres le dégoûterent fréquemment, il ne fut jamais soumis à ses princes ; ceux-ci l'écraserent inutilement sous un sceptre de fer, jamais ils ne parvinrent à en faire un sujet attaché ; le juif fut toujours la victime et la dupe de ses inspirés, et dans ses plus grands malheurs, son fanatisme opiniâtre, ses espérances insensées, sa crédulité infatigable, le soutinrent contre les coups de la fortune. Enfin, conquise avec le reste du monde, la Judée subit le joug des romains.

    Objet du mépris de ses nouveaux maîtres, le juif fut traité durement, et avec hauteur, par des hommes que sa loi lui fit détester dans son coeur ; aigri par l'infortune, il n'en devint que plus séditieux, plus fanatique, plus aveugle. Fiere des promesses de son dieu ; remplie de confiance pour les oracles qui, en tout tems, lui annoncerent un bien-être qu'elle n'eut jamais ; encouragée par les enthousiastes, ou les imposteurs, qui successivement se jouerent de sa crédulité, la nation juive attendit toujours un messie , un monarque, un libérateur, qui la débarrassât du joug sous lequel elle gémissoit, et qui la fît régner elle-même sur toutes les nations de l'univers.

    CHAPITRE 3

    Histoire abrégée du christianisme.

    Ce fut au milieu de cette nation, ainsi disposée à se répaître d'espérances et de chiméres, que se montra un nouvel inspiré, dont les sectateurs sont parvenus à changer la face de la terre. Un pauvre juif, qui se prétendit issu du sang royal de David, ignoré long-tems dans son propre pays, sortit tout d'un coup de son obscurité pour se faire des prosélites. Il en trouva dans la plus ignorante populace ; il lui prêcha donc sa doctrine, et lui persuada qu'il étoit le fils de Dieu, le libérateur de sa nation opprimée, le messie annoncé par les prophétes.

    Ses disciples, ou imposteurs, ou séduits, rendirent un témoignage éclatant de sa puissance ; ils prétendirent que sa mission avoit été prouvée par des miracles sans nombre. Le seul prodige, dont il fut incapable, fut de convaincre les juifs, qui, loin d'être touchés de ses oeuvres bienfaisantes et merveilleuses, le firent mourir par un supplice infamant.


    Ainsi, le fils de Dieu mourut à  la vue de tout Jérusalem ; mais ses adhérens assurerent qu'il étoit secrétement ressuscité trois jours après sa mort. Visible pour eux seuls, et invisible pour la nation qu'il étoit venu éclairer et amener à sa doctrine, Jésus ressuscité conversa, dit-on, quelque tems avec ses disciples, après quoi il remonta au ciel, où, devenu Dieu comme son pere, il partage avec lui les adorations et les hommages des sectateurs de sa loi.

    Ceux-ci, à force d'accumuler des superstitions, d'imaginer des impostures, de forger des dogmes, d'entasser des mysteres, ont peu-à-peu formé un système religieux, informe et décousu, qui fut appellé le christianisme, d'après le nom du Christ son fondateur.

    Les différentes nations, auxquelles les juifs furent respectivement soumis, les avoient infectés d'une multitude de dogmes empruntés du paganisme : ainsi la religion judaïque, égyptienne dans son origine, adopta les rites, les notions, et une portion des idées des peuples avec qui les juifs converserent.

    Il ne faut donc point être surpris si nous voyons les juifs, et les chrétiens qui leur succéderent, imbus de notions puisées chez les phéniciens, chez les mages ou les perses, chez les grecs et les romains. Les erreurs des hommes, en matiere de religion, ont une ressemblance générale ; elles ne paroissent différentes que par leurs combinaisons. Le commerce des juifs et des chrétiens, avec les grecs, leur fit surtout connoître la philosophie de Platon, si analogue avec l'esprit romanesque des orientaux, et si conforme au génie d'une religion qui se fit un devoir de se rendre inaccessible à la raison.

    Paul, le plus ambitieux et le plus enthousiaste des disciples de Jésus, porta donc sa doctrine, assaisonnée de sublime et de merveilleux, aux peuples de la Gréce, de l'Asie, et même aux habitans de Rome ; il eut des sectateurs, parce que tout homme, qui parle à l'imagination des hommes grossiers, les mettra dans ses intérêts, et cet apôtre actif peut passer, à juste titre, pour le fondateur d'une religion, qui, sans lui, n'eut pu s'étendre, par le défaut de lumieres de ses ignorans collégues, dont il ne tarda pas à se séparer, pour être chef de sa secte.


    Quoi qu'il en soit, le christianisme, dans sa naissance, fut forcé de se borner aux gens du peuple ; il ne fut embrassé que par les hommes les plus abjects d'entre les juifs et les payens : c'est sur des hommes de cette espéce que le merveilleux a le plus de droit. Un dieu infortuné, victime innocente de la méchanceté, ennemi des riches et des grands, dut être un objet consolant pour des malheureux.

    Des mœurs austeres, le mépris des richesses, les soins, désintéressés en apparence, des premiers prédicateurs de l'évangile, dont l'ambition se bornoit à gouverner les ames, l'égalité que la religion mettoit entre les hommes, la communauté des biens, les secours mutuels que se prêtoient les membres de cette secte, furent des objets très-propres à exciter les desirs des pauvres, et à multiplier les chrétiens. L'union, la concorde, l'affection réciproque, continuellement recommandées aux premiers chrétiens, dûrent séduire des ames honnêtes ; la soumission aux puissances, la patience dans les souffrances, l'indigence et l'obscurité, firent regarder la secte naissante comme peu dangereuse dans un gouvernement accoutumé à tolérer toutes sortes de sectes.

    Ainsi, les fondateurs du christianisme eurent beaucoup d'adhérens dans le peuple, et n'eurent pour contradicteurs, ou pour ennemis, que quelques prêtres idolâtres, ou juifs, intéressés à soutenir les religions établies. Peu-à-peu le nouveau culte, couvert par l'obscurité de ses adhérens, et par les ombres du mystere, jetta de très-profondes racines, et devint trop étendu pour être supprimé.

    Le gouvernement romain s'apperçut trop tard des progrès d'une association méprisée ; les chrétiens, devenus nombreux, oserent braver les dieux du paganisme, jusque dans leurs temples. Les empereurs et les magistrats, devenus inquiets, voulurent éteindre une secte qui leur faisoit ombrage ; ils persécuterent des hommes qu'ils ne pouvoient ramener par la douceur, et que leur fanatisme rendoit opiniâtres ; leurs supplices intéresserent en leur faveur ; la persécution ne fit que multiplier le nombre de leurs amis : enfin, leur constance dans les tourmens parut surnaturelle et divine à ceux qui en furent les témoins.

    L'enthousiasme se communiqua, et la tyrannie ne servit qu'à procurer de nouveaux défenseurs à la secte qu'on vouloit étouffer. Ainsi, que l'on cesse de nous vanter les merveilleux progrès du christianisme ; il fut la religion du pauvre ; elle annonçoit un dieu pauvre ; elle fut prêchée par des pauvres à de pauvres ignorans ; elle les consola de leur état ; ses idées lugubres elles-mêmes furent analogues à la disposition d'hommes malheureux et indigens.

    L'union et la concorde, que l'on admire tant dans les premiers chrétiens, n'est pas plus merveilleuse ; une secte naissante et opprimée demeure unie, et craint de se séparer d'intérêts. Comment, dans ces premiers tems, ses prêtres persécutés eux-mêmes, et traités comme des perturbateurs , eussent-ils osé prêcher l'intolérance et la persécution ?

    Enfin, les rigueurs, exercées contre les premiers chrétiens, ne purent leur faire changer de sentimens, parce que la tyrannie irrite, et que l'esprit de l'homme est indomptable, quand il s'agit des opinions auxquelles il croit son salut attaché. Tel est l'effet immanquable de la persécution. Cependant, les chrétiens, que l'exemple de leur propre secte auroit dû détromper, n'ont pu jusqu'à présent se guérir de la fureur de persécuter.

    Les empereurs romains, devenus chrétiens eux-mêmes ; c'est-à-dire, entraînés par un torrent devenu général, qui les força de se servir des secours d'une secte puissante, firent monter la religion sur le trône ; ils protégerent l'église et ses ministres ; ils voulurent que leurs courtisans adoptassent leurs idées ; ils regarderent de mauvais oeil ceux qui resterent attachés à l'ancienne religion ; peu-à-peu ils en vinrent jusqu'à en interdire l'exercice ; il finit par être défendu sous peine de mort.

    On persécuta sans ménagement ceux qui s'en tinrent au culte de leurs peres ; les chrétiens rendirent alors aux payens, avec usure, les maux qu'ils en avoient reçus. L'empire romain fut rempli de séditions, causées par le zele effréné des souverains, et de ces prêtres pacifiques, qui peu auparavant ne vouloient que la douceur et l'indulgence.

    Les empereurs, ou politiques, ou superstitieux, comblerent le sacerdoce de largesses et de bienfaits, que souvent il méconnut ; ils établirent son autorité ; ils respecterent ensuite, comme divin, le pouvoir qu'ils avoient eux-mêmes créé. On déchargea les prêtres de toutes les fonctions civiles, afin que rien ne les détournât du ministere sacré.

    Ainsi, les pontifes d'une secte jadis rampante et opprimée, devinrent indépendans : enfin, devenus plus puissans que les rois, ils s'arrogerent bientôt le droit de leur commander à eux-mêmes. Ces prêtres d'un dieu de paix, presque toujours en discorde entr'eux, communiquerent leurs passions et leurs fureurs aux peuples, et l'univers étonné vit naître, sous la loi de grace , des querelles et des malheurs qu'il n'avoit jamais éprouvés sous les divinités paisibles qui s'étoient autrefois partagé, sans dispute, les hommages des mortels.

    Telle fut la marche d'une superstition, innocente dans son origine, mais qui par la suite, loin de procurer le bonheur aux hommes, fut pour eux une pomme de discorde, et le germe fécond de leurs calamités. paix sur la terre, et bonne volonté aux hommes. c'est ainsi que s'annonce cet évangile, qui a coûté au genre humain plus de sang que toutes les autres religions du monde prises collectivement. aimez votre dieu de toutes vos forces, et votre prochain comme vous-même. voilà, selon le législateur et le dieu des chrétiens, la somme de leurs devoirs : cependant, nous voyons les chrétiens dans l'impossibilité d'aimer ce dieu farouche, sévere et capricieux, qu'ils adorent ; et, d'un autre côté, nous les voyons éternellement occupés à tourmenter, à persécuter, à détruire leur prochain, et leurs freres.

    Par quel renversement une religion, qui ne respire que la douceur, la concorde, l'humilité, le pardon des injures, la soumission aux souverains, est-elle mille fois devenue le signal de la discorde, de la fureur, de la révolte, de la guerre, et des crimes les plus noirs ? Comment les prêtres du dieu de paix ont-ils pu faire servir son nom de prétexte, pour troubler la société, pour en bannir l'humanité, pour autoriser les forfaits les plus inouis, pour mettre les citoyens aux prises, pour assassiner les souverains ?

    Pour expliquer toutes ces contradictions, il suffit de jetter les yeux sur le dieu que les chrétiens ont hérité des juifs. Non contens des couleurs affreuses, sous lesquelles Moïse l'a peint, les chrétiens ont encore défiguré son tableau. Les châtimens passagers de cette vie sont les seuls dont parle le législateur hébreu ; le chrétien voit son dieu barbare se vengeant avec rage, et sans mesure, pendant l'éternité. En un mot, le fanatisme des chrétiens se nourrit par l'idée révoltante d'un enfer, où leur dieu, changé en un bourreau aussi injuste qu'implacable, s'abreuvera des larmes de ses créatures infortunées, et perpétuera leur existence, pour continuer à la rendre éternellement malheureuse.

    Là, occupé de sa vengeance, il jouira des tourmens du pécheur ; il écoutera avec plaisir les hurlemens inutiles dont il fera retentir son cachot embrasé. L'espérance de voir finir ses peines ne mettra point d'intervalle entre ses supplices. En un mot, en adoptant le dieu terrible des juifs, le christianisme enchérit encore sur sa cruauté : il le représente comme le tyran le plus insensé, le plus fourbe, le plus cruel, que l'esprit humain puisse concevoir ; il suppose qu'il traite ses sujets avec une injustice et une barbarie vraiment dignes d'un démon.

    Pour nous convaincre de cette vérité, exposons le tableau de la mythologie judaïque, adoptée et rendue plus extravagante par les chrétiens.

    CHAPITRE 4

    De la mythologie chrétienne, ou des idées que le christianisme nous donne de Dieu et de sa conduite.

    Dieu, par un acte inconcevable de sa toute-puissance, fait sortir l'univers du néant ; il crée le monde pour être la demeure de l'homme, qu'il a fait à son image ; à peine cet homme, unique objet des travaux de son dieu, a-t-il vu la lumiere, que son créateur lui tend un piége, auquel il savoit sans doute qu'il devoit succomber. Un serpent, qui parle, séduit une femme, qui n'est point surprise de ce phénomène ; celle-ci, persuadée par le serpent, sollicite son mari de manger un fruit défendu par Dieu lui-même.

    Adam, le pere du genre humain, par cette faute légere, attire sur lui-même, et sur sa postérité innocente, une foule de maux, que la mort suit, sans encore les terminer. Par l'offense d'un seul homme, la race humaine entiere devient l'objet du courroux céleste ; elle est punie d'un aveuglement involontaire, par un déluge universel.

    Dieu se repent d'avoir peuplé le monde ; il trouve plus facile de noyer et de détruire l'espéce humaine, que de changer son coeur. Cependant un petit nombre de justes échappe à ce fléau ; mais la terre submergée, le genre humain anéanti, ne suffisent point encore à sa vengeance implacable.

    Une race nouvelle paroît ; quoique sortie des amis de Dieu, qu'il a sauvés du naufrage du monde, cette race recommence à l'irriter par de nouveaux forfaits ; jamais le tout-puissant ne parvient à rendre sa créature telle qu'il la desire ; une nouvelle corruption s'empare des nations, nouvelle colere de la part de Jehovah .

    Enfin, partial dans sa tendresse et dans sa préférence, il jette les yeux sur un assyrien idolâtre ; il fait une alliance avec lui ; il lui promet que sa race, multipliée comme les étoiles du ciel, ou comme les grains de sable de la mer, jouira toujours de la faveur de son dieu ; c'est à cette race choisie que Dieu révèle ses volontés ; c'est pour elle qu'il dérange cent fois l'ordre qu'il avoit établi dans la nature ; c'est pour elle qu'il est injuste, qu'il détruit des nations entieres.

    Cependant, cette race favorisée n'en est pas plus heureuse, ni plus attachée à son dieu ; elle court toujours à des dieux étrangers, dont elle attend des secours que le sien lui refuse ; elle outrage ce dieu qui peut l'exterminer. Tantôt ce dieu la punit, tantôt il la console, tantôt il la hait sans motifs, tantôt il l'aime sans plus de raison. Enfin, dans l'impossibilité où il se trouve de ramener à lui un peuple pervers, qu'il chérit avec opiniâtreté, il lui envoye son propre fils.

    Ce fils n'en est point écouté. Que dis-je ? Ce fils chéri, égal à Dieu son pere, est mis à mort par un peuple, objet de la tendresse obstinée de son pere, qui se trouve dans l'impuissance de sauver le genre humain, sans sacrifier son propre fils. Ainsi, un dieu innocent devient la victime d'un dieu juste qui l'aime ; tous deux consentent à cet étrange sacrifice, jugé nécessaire par un dieu, qui sait qu'il sera inutile à une nation endurcie, que rien ne changera.

    La mort d'un dieu, devenue inutile pour Israël, servira donc du moins à expier les péchés du genre humain ? Malgré l'éternité de l'alliance, jurée solemnellement par le très-haut, et tant de fois renouvellée avec ses descendans, la nation favorisée se trouve enfin abandonnée par son dieu, qui n'a pu la ramener à lui. Les mérites des souffrances et de la mort de son fils sont appliqués aux nations jadis exclues de ses bontés ; celles-ci sont réconciliées avec le ciel, devenu désormais plus juste à leur égard ; le genre humain rentre en grace.

    Cependant, malgré les efforts de la divinité, ses faveurs sont inutiles, les hommes continuent à pécher ; ils ne cessent d'allumer la colere céleste, et de se rendre dignes des châtimens éternels, destinés au plus grand nombre d'entr'eux.

    Telle est l'histoire fidelle du dieu sur lequel le christianisme se fonde. D'après une conduite si étrange, si cruelle, si opposée à toute raison, est-il donc surprenant de voir les adorateurs de ce dieu n'avoir aucune idée de leurs devoirs, méconnoître la justice, fouler aux pieds l'humanité, et faire des efforts, dans leur enthousiasme, pour s'assimiler à la divinité barbare qu'ils adorent, et qu'ils se proposent pour modéle ?

    Quelle indulgence l'homme est-il en droit d'attendre d'un dieu qui n'a pas épargné son propre fils ? Quelle indulgence l'homme chrétien, persuadé de cette fable, aura-t-il pour son semblable ? Ne doit-il pas s'imaginer que le moyen le plus sûr de lui plaire, est d'être aussi féroce que lui ?

    Au moins est-il évident que les sectateurs d'un dieu pareil doivent avoir une morale incertaine, et dont les principes n'ont aucune fixité. En effet, ce dieu n'est point toujours injuste et cruel ; sa conduite varie ; tantôt il crée la nature entiere pour l'homme ; tantôt il ne semble avoir créé ce même homme, que pour exercer sur lui ses fureurs arbitraires ; tantôt il le chérit, malgré ses fautes ; tantôt il condamne la race humaine au malheur, pour une pomme.

    Enfin, ce dieu immuable est alternativement agité par l'amour et la colere, par la vengeance et la pitié, par la bienveillance et le regret ; il n'a jamais, dans sa conduite, cette uniformité qui caractérise la sagesse. Partial dans son affection pour une nation méprisable, et cruel sans raison pour le reste du genre humain, il ordonne la fraude, le vol, le meurtre, et fait à son peuple chéri un devoir de commettre, sans balancer, les crimes les plus atroces, de violer la bonne foi, de mépriser le droit des gens.

    Nous le voyons, dans d'autres occasions, défendre ces mêmes crimes, ordonner la justice, et prescrire aux hommes de s'abstenir des choses qui troublent l'ordre de la société. Ce dieu, qui s'appelle à la fois le dieu des vengeances , le dieu des miséricordes , le dieu des armées et le dieu de la paix , souffle continuellement le froid et le chaud ; par conséquent il laisse chacun de ses adorateurs maître de la conduite qu'il doit tenir ; et par-là, sa morale devient arbitraire.

    Est-il donc surprenant, après cela, que les chrétiens n'aient jamais jusqu'ici pu convenir entr'eux, s'il étoit plus conforme, aux yeux de leur dieu, de montrer de l'indulgence aux hommes, que de les exterminer pour des opinions ? En un mot, c'est un problême pour eux, de savoir s'il est plus expédient d'égorger et d'assassiner ceux qui ne pensent point comme eux, que de les laisser vivre en paix, et de leur montrer de l'humanité.

    Les chrétiens ne manquent point de justifier leur dieu de la conduite étrange, et si souvent inique, que nous lui voyons tenir dans les livres sacrés. Ce dieu, disent-ils, maître absolu des créatures, peut en disposer à son gré, sans qu'on puisse, pour cela, l'accuser d'injustice, ni lui demander compte de ses actions : sa justice n'est point celle de l'homme ; celui-ci n'a point le droit de blâmer. Il est aisé de sentir l'insuffisance de cette réponse.

    En effet, les hommes, en attribuant la justice à leur dieu, ne peuvent avoir idée de cette vertu, qu'en supposant qu'elle ressemble, par ses effets, à la justice dans leurs semblables. Si Dieu n'est point juste comme les hommes, nous ne savons plus comment il l'est, et nous lui attribuons une qualité dont nous n'avons aucune idée.

    Si l'on nous dit que Dieu ne doit rien à ses créatures, on le suppose un tyran, qui n'a de régle que son caprice, qui ne peut, dès lors, être le modéle de notre justice, qui n'a plus de rapports avec nous, vû que tous les rapports doivent être réciproques. Si Dieu ne doit rien à ses créatures, comment celles-ci peuvent-elles lui devoir quelque chose ? Si, comme on nous le répète sans cesse, les hommes sont, relativement à Dieu, comme l'argille dans les mains du potier, il ne peut y avoir de rapports moraux entre eux et lui.

    C'est néanmoins sur ces rapports que toute religion est fondée : ainsi, dire que Dieu ne doit rien à ses créatures, et que sa justice n'est point la même que celle des hommes, c'est sapper les fondemens de toute justice et de toute religion, qui suppose que Dieu doit récompenser les hommes pour le bien, et les punir pour le mal qu'ils font.

    On ne manquera pas de nous dire, que c'est dans une autre vie que la justice de Dieu se montrera ; cela posé, nous ne pouvons l'appeller juste dans celle-ci, où nous voyons si souvent la vertu opprimée, et le vice récompensé.

    Tant que les choses seront en cet état, nous ne serons point à portée d'attribuer la justice à un dieu, qui se permet, au moins pendant cette vie, la seule dont nous puissions juger, des injustices passageres que l'on le suppose disposé à réparer quelque jour

    Mais cette supposition elle-même n'est-elle pas très-gratuite ? Et si ce Dieu a pu consentir d'être injuste un moment, pourquoi nous flatterions-nous qu'il ne le sera point encore dans la suite ? Comment d'ailleurs concilier une justice, aussi sujette à se démentir, avec l'immutabilité de ce dieu ?

    Ce qui vient d'être dit de la justice de Dieu, peut encore s'attribuer à la bonté qu'on lui attribue, et sur laquelle les hommes fondent leurs devoirs à son égard. En effet, si ce dieu est tout-puissant, s'il est l'auteur de toutes choses, si rien ne se fait que par son ordre, comment lui attribuer la bonté, dans un monde, où ses créatures sont exposées à des maux continuels, à des maladies cruelles, à des révolutions physiques et morales, enfin à la mort ?

    Les hommes ne peuvent attribuer la bonté à Dieu, que d'après les biens qu'ils en reçoivent ; dès qu'ils éprouvent du mal, ce dieu n'est plus bon pour eux. Les théologiens mettent à couvert la bonté de leur dieu, en niant qu'il soit l'auteur du mal, qu'ils attribuent à un génie malfaisant, emprunté du magisme, qui est perpétuellement occupé à nuire au genre humain, et à frustrer les intentions favorables de la providence sur lui.

    Dieu, nous disent ces docteurs, n'est point l'auteur du mal, il le permet seulement. Ne voyent-ils pas que permettre le mal, est la même chose que le commettre, dans un agent tout-puissant qui pourroit l'empêcher ? D'ailleurs, si la bonté de Dieu a pu se démentir un instant, quelle assurance avons-nous qu'elle ne se démentira pas toujours ?

    Enfin, dans le système chrétien, comment concilier avec la bonté de Dieu, ou avec sa sagesse, la conduite souvent barbare, et les ordres sanguinaires que les livres saints lui attribuent ? Comment un chrétien peut-il attribuer la bonté à un dieu, qui n'a créé le plus grand nombre des hommes que pour les damner éternellement ?

    On nous dira, sans doute, que la conduite de Dieu est pour nous un mystere impénétrable ; que nous ne sommes point en droit de l'examiner ; que notre foible raison se perdroit toutes les fois qu'elle voudroit sonder les profondeurs de la sagesse divine ; qu'il faut l'adorer en silence, et nous soumettre, en tremblant, aux oracles d'un dieu qui a lui-même fait connoître ses volontés : on nous ferme la bouche, en nous disant que la divinité s'est révélée aux hommes.

    CHAPITRE 5

    De la révélation.

    Comment, sans le secours de la raison, connoître s'il est vrai que la divinité ait parlé ? Mais, d'un autre côté, la religion chrétienne ne proscrit-elle pas la raison ? N'en défend-elle pas l'usage dans l'examen des dogmes merveilleux qu'elle nous présente ? Ne déclame-t-elle pas sans cesse contre une raison prophane , qu'elle accuse d'insuffisance, et que souvent elle regarde comme une révolte contre le ciel ?

    Avant de pouvoir juger de la révélation divine, il faudroit avoir une idée juste de la divinité. Mais où puiser cette idée, sinon dans la révélation elle-même, puisque notre raison est trop foible pour s'élever jusqu'à la connoissance de l'être suprême ?

    Ainsi, la révélation elle-même nous prouvera l'autorité de la révélation. Malgré ce cercle vicieux, ouvrons les livres qui doivent nous éclairer, et auxquels nous devons soumettre notre raison. Y trouvons-nous des idées précises sur ce dieu dont on nous annonce les oracles ? Saurons-nous à quoi nous en tenir sur ses attributs ? Ce dieu n'est-il pas un amas de qualités contradictoires, qui en font une enigme inexplicable ?

    Si, comme on le suppose, cette révélation est émanée de Dieu lui-même, comment se fier au dieu des chrétiens, qui se peint comme injuste, comme faux, comme dissimulé, comme tendant des piéges aux hommes, comme se plaisant à les séduire, à les aveugler, à les endurcir ; comme faisant des signes pour les tromper, comme répandant sur eux l'esprit de vertige et d'erreur ?

    Ainsi, dès les premiers pas, l'homme, qui veut s'assurer de la révélation chrétienne, est jetté dans la défiance et dans la perpléxité ; il ne sait si le dieu, qui lui a parlé, n'a pas dessein de le tromper lui-même, comme il en a trompé tant d'autres, de son propre aveu : d'ailleurs, n'est-il pas forcé de le penser, lorsqu'il voit les disputes interminables de ses guides sacrés, qui jamais n'ont pu s'accorder sur la façon d'entendre les oracles précis d'une divinité qui s'est expliquée.

    Les incertitudes et les craintes de celui qui examine de bonne foi la révélation adoptée par les chrétiens, ne doivent-elles point redoubler, quand il voit que son dieu n'a prétendu se faire connoître qu'à quelques êtres favorisés, tandis qu'il a voulu rester caché pour le reste des mortels, à qui pourtant cette révélation étoit également nécessaire ? Comment saura-t-il s'il n'est pas du nombre de ceux à qui son dieu partial n'a pas voulu se faire connoître ?

    Son coeur ne doit-il pas se troubler à la vue d'un dieu, qui ne consent à se montrer, et à faire annoncer ses décrets, qu'à un nombre d'hommes très-peu considérable, si on le compare à toute l'espece humaine ? N'est-il pas tenté d'accuser ce dieu d'une malice bien noire, en voyant que, faute de se manifester à tant de nations, il a causé, pendant une longue suite de siécles, leur perte nécessaire ?

    Quelle idée peut-il se former d'un dieu qui punit des millions d'hommes, pour avoir ignoré des loix secrettes, qu'il n'a lui-même publiées qu'à la dérobée, dans un coin obscur et ignoré de l'Asie ? Ainsi, lorsque le chrétien consulte même les livres révélés, tout doit conspirer à le mettre en garde contre le dieu qui lui parle ; tout lui inspire de la défiance contre son caractere moral ; tout devient incertitude pour lui ; son dieu, de concert avec les interprêtes de ses prétendues volontés, semble avoir formé le projet de redoubler les ténébres de son ignorance.

    En effet, pour fixer ses doutes, on lui dit que les volontés révélées sont des mysteres , c'est-à-dire, des choses inaccessibles à l'esprit humain. Dans ce cas, qu'étoit-il besoin de parler ? Un dieu ne devoit-il se manifester aux hommes, que pour n'être point compris ?

    Cette conduite n'est-elle pas aussi ridicule qu'insensée ? Dire que Dieu ne s'est révélé que pour annoncer des mysteres, c'est dire que Dieu ne s'est révélé que pour demeurer inconnu, pour nous cacher ses voies, pour dérouter notre esprit, pour augmenter notre ignorance et nos incertitudes.

    Une révélation qui seroit véritable, qui viendroit d'un dieu juste et bon, et qui seroit nécessaire à tous les hommes, devroit être assez claire pour être entendue de tout le genre humain. La révélation, sur laquelle le judaïsme et le christianisme se fondent, est-elle donc dans ce cas ?

    Les élémens d'Euclide sont intelligibles pour tous ceux qui veulent les entendre ; cet ouvrage n'excite aucune dispute parmi les géometres. La bible est-elle aussi claire, et les vérités révélées n'occasionnent-elles aucunes disputes entre les théologiens qui les annoncent ?

    Par quelle fatalité les écritures, révélées par la divinité même, ont-elles encore besoin de commentaires, et demandent-elles des lumieres d'en haut, pour être crues et entendues ? N'est-il pas étonnant, que ce qui doit servir à guider tous les hommes, ne soit compris par aucun d'eux ? N'est-il pas cruel, que ce qui est le plus important pour eux, leur soit le moins connu ?

    Tout est mysteres, ténébres, incertitudes, matiere à disputes, dans une religion annoncée par le très-haut pour éclairer le genre humain. L'ancien et le nouveau testamens renferment des vérités essentielles aux hommes, néanmoins personne ne les peut comprendre ; chacun les entend diversement, et les théologiens ne sont jamais d'accord sur la façon de les interprêter.

    Peu contens des mysteres contenus dans les livres sacrés, les prêtres du christianisme en ont inventés de siécle en siécle, que leurs disciples sont obligés de croire, quoique leur fondateur et leur dieu n'en ait jamais parlé. Aucun chrétien ne peut douter des mysteres de la trinité, de l'incarnation, non plus que de l'efficacité des sacremens, et cependant Jésus-Christ ne s'est jamais expliqué sur ces choses.

    Dans la religion chrétienne, tout semble abandonné à l'imagination, aux caprices, aux décisions arbitraires de ses ministres, qui s'arrogent le droit de forger des mysteres et des articles de foi, suivant que leurs intérêts l'exigent. C'est ainsi que cette révélation se perpétue, par le moyen de l'église, qui se prétend inspirée par la divinité, et qui, bien loin d'éclairer l'esprit de ses enfans, ne fait que le confondre, et le plonger dans une mer d'incertitudes.

    Tels sont les effets de cette révélation, qui sert de base au christianisme, et de la réalité de laquelle il n'est pas permis de douter. Dieu, nous dit-on, a parlé aux hommes ; mais quand a-t-il parlé ? Il a parlé, il y a des milliers d'années, à des hommes choisis, qu'il a rendus ses organes ; mais comment s'assurer s'il est vrai que ce dieu ait parlé, sinon en s'en rapportant au témoignage de ceux mêmes qui disent avoir reçu ses ordres ?

    Ces interprêtes des volontés divines sont donc des hommes ; mais des hommes ne sont-ils pas sujets à se tromper eux-mêmes, et à tromper les autres ? Comment donc connoître si l'on peut s'en fier aux témoignages que ces organes du ciel se rendent à eux-mêmes ? Comment savoir s'ils n'ont point été les dupes d'une imagination trop vive, ou de quelqu'illusion ? Comment découvrir aujourd'hui s'il est bien vrai que ce Moïse ait conversé avec son dieu, et qu'il ait reçu de lui la loi du peuple juif, il y a quelques milliers d'années ?

    Quel étoit le tempérament de ce Moïse ? étoit-il flegmatique, ou enthousiaste ; sincere, ou fourbe ; ambitieux, ou désintéressé ; véridique, ou menteur ? Peut-on s'en rapporter au témoignage d'un homme, qui, après avoir fait tant de miracles, n'a jamais pu détromper son peuple de son idolâtrie, et qui, ayant fait passer quarante-sept mille israëlites au fil de l'épée, a le front de déclarer qu'il est le plus doux des hommes ?

    Les livres, attribués à ce Moïse, qui rapportent tant de faits arrivés après lui, sont-ils bien autentiques ? Enfin, quelle preuve avons-nous de sa mission, sinon le témoignage de six cens mille israëlites, grossiers et superstitieux, ignorans et crédules, qui furent peut-être les dupes d'un législateur féroce, toujours prêt à les exterminer, ou qui n'eurent jamais connoissance de ce qu'on devoit écrire par la suite sur le compte de ce fameux législateur ?

    Quelle preuve la religion chrétienne nous donne-t-elle de la mission de Jésus-Christ ? Connoissons-nous son caractere et son tempérament ? Quel degré de foi pouvons-nous ajouter au témoignage de ses disciples, qui, de leur propre aveu, furent des hommes grossiers et dépourvus de science, par conséquent susceptibles de se laisser éblouir par les artifices d'un imposteur adroit ?

    Le témoignage des personnes les plus instruites de Jérusalem n'eut-il pas été d'un plus grand poids pour nous, que celui de quelques ignorans, qui sont ordinairement les dupes de qui veut les tromper ? Cela nous conduit actuellement à l'examen des preuves sur lesquelles le christianisme se fonde.

    CHAPITRE 6

    Des preuves de la religion chrétienne ; des miracles ; des prophéties ; des martyrs.

    Nous avons vu, dans les chapitres précédens, les motifs légitimes que nous avons de douter de la révélation faite aux juifs et aux chrétiens : d'ailleurs, relativement à cet article, le christianisme n'a aucun avantage sur toutes les autres religions du monde, qui toutes, malgré leur discordance, se disent émanées de la divinité, et prétendent avoir un droit exclusif à ses faveurs.

    L'indien assure que le Brama lui-même est l'auteur de son culte. Le scandinave tenoit le sien du redoutable Odin . Si le juif et le chrétien ont reçu le leur de Jehovah , par le ministere de Moïse et de Jésus, le mahométan assure qu'il a reçu le sien par son prophéte, inspiré du même dieu.

    Ainsi, toutes les religions se disent émanées du ciel ; toutes interdisent l'usage de la raison, pour examiner leurs titres sacrés ; toutes se prétendent vraies, à l'exclusion des autres ; toutes menacent du courroux divin ceux qui refuseront de se soumettre à leur autorité ; enfin toutes ont le caractere de la fausseté, par les contradictions palpables dont elles sont remplies ; par les idées informes, obscures, et souvent odieuses, qu'elles donnent de la divinité ; par les loix bizarres qu'elles lui attribuent ; par les disputes qu'elles font naître entre leurs sectateurs ; enfin, toutes les religions, que nous voyons sur la terre, ne nous montrent qu'un amas d'impostures et de rêveries qui révoltent également la raison.

    Ainsi, du côté des prétentions, la religion chrétienne n'a aucun avantage sur les autres superstitions dont l'univers est infecté, et son origine céleste lui est contestée, par toutes les autres, avec autant de raison qu'elle conteste la leur.


    Comment donc se décider en sa faveur ? Par où prouver la bonté de ses titres ? A-t-elle des caracteres distinctifs qui méritent qu'on lui donne la préférence, et quels sont-ils ? Nous fait-elle connoître, mieux que toutes les autres, l'essence et la nature de la divinité ? Hélas ! Elle ne fait que la rendre plus inconcevable ; elle ne montre en elle qu'un tyran capricieux, dont les fantaisies sont tantôt favorables, et le plus souvent nuisibles à l'espéce humaine.

    Rend-elle les hommes meilleurs ? Hélas ! Nous voyons que par-tout elle les divise, elle les met aux prises, elle les rend intolérants, elle les force d'être les bourreaux de leurs freres. Rend-elle les empires florissans et puissans ? Par-tout où elle régne, ne voyons-nous pas les peuples asservis, dépourvus de vigueur, d'énergie, d'activité, croupir dans une honteuse léthargie, et n'avoir aucune idée de la vraie morale ?

    Quels sont donc les signes auxquels on veut que nous reconnoissions la supériorité du christianisme sur les autres religions ? C'est, nous dit-on, à ses miracles, à ses prophéties, à ses martyrs.


    Mais je vois des miracles, des prophéties, et des martyrs dans toutes les religions du monde. Je vois par-tout des hommes, plus rusés et plus instruits que le vulgaire, le tromper par des prestiges, et l'éblouir par des oeuvres, qu'il croit surnaturelles, parce qu'il ignore les secrets de la nature et les ressources de l'art.

    Si le juif me cite des miracles de Moïse, je vois ces prétendues merveilles opérées aux yeux du peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus abject, le plus crédule, dont le témoignage n'est d'aucun poids pour moi. D'ailleurs, je puis soupçonner que ces miracles ont été insérés dans les livres sacrés des hébreux, long-tems après la mort de ceux qui auroient pu les démentir.

    Si le chrétien me cite Jérusalem, et le témoignage de toute la Galilée, pour me prouver les miracles de Jésus-Christ, je ne vois encore qu'une populace ignorante qui puisse les attester ; ou je demande comment il fut possible qu'un peuple entier, témoin des miracles du messie, consentît à sa mort, la demandât même avec empressement ?

    Le peuple de Londres, ou de Paris, souffriroit-il qu'on mît à mort, sous ses yeux, un homme qui auroit ressuscité des morts, rendu la vûe aux aveugles, redressé des boîteux, guéri des paralytiques ?

    Si les juifs ont demandé la mort de Jésus, tous ses miracles sont anéantis pour tout homme non prévenu. D'un autre côté, ne peut-on pas opposer aux miracles de Moïse, ainsi qu'à ceux de Jésus, ceux que Mahomet opéra aux yeux de tous les peuples de La Mecque et de l'Arabie assemblés ?

    L'effet des miracles de Mahomet fut au moins de convaincre les arabes qu'il étoit un homme divin. Les miracles de Jésus n'ont convaincu personne de sa mission : S Paul lui-même, qui devint le plus ardent de ses disciples, ne fut point convaincu par les miracles dont, de son tems, il existoit tant de témoins ; il lui fallut un nouveau miracle pour convaincre son esprit.

    De quel droit veut-on donc nous faire croire aujourd'hui des merveilles qui n'étoient point convaincantes du tems même des apôtres, c'est-à-dire, peu de tems après qu'elles furent opérées ? Que l'on ne nous dise point que les miracles de Jésus-Christ nous sont aussi bien attestés qu'aucuns faits de l'histoire prophane, et que vouloir en douter, est aussi ridicule que de douter de l'existence deScipion ou de César, que nous ne croyons que sur le rapport des historiens qui nous en ont parlé.

    L'existence d'un homme, d'un général d'armée, d'un héros, n'est pas incroyable ; il n'en est pas de même d'un miracle. Nous ajoutons foi aux faits vraisemblables rapportés par Tite-Live, tandis que nous rejettons, avec mépris, les miracles qu'il nous raconte. Un homme joint souvent la crédulité la plus stupide aux talens les plus distingués ; le christianisme lui-même nous en fournit des exemples sans nombre.

    En matiere de religion, tous les témoignages sont suspects ; l'homme le plus éclairé voit très-mal, lorsqu'il est saisi d'enthousiasme ou, ivre de fanatisme, ou séduit par son imagination. Un miracle est une chose impossible ; Dieu ne seroit point immuable, s'il changeoit l'ordre de la nature.

    On nous dira, peut-être, que, sans changer l'ordre des choses, Dieu, ou ses favoris, peuvent trouver dans la nature des ressources inconnues aux autres hommes ; mais alors leurs œuvres ne seront point surnaturelles, et n'auront rien de merveilleux. Un miracle est un effet contraire aux loix constantes de la nature ; par conséquent, Dieu lui-même, sans blesser sa sagesse, ne peut faire des miracles.

    Un homme sage, qui verroit un miracle, seroit en droit de douter s'il a bien vu ; il devroit examiner si l'effet extraordinaire, qu'il ne comprend pas, n'est pas dû à quelque cause naturelle, dont il ignoreroit la maniere d'agir.

    Mais accordons, pour un instant, que les miracles soient possibles, et que ceux de Jésus ont été véritables, ou du moins n'ont point été insérés dans les évangiles longtems après le tems où ils ont été opérés. Les témoins qui les ont transmis, les apôtres qui les ont vus, sont-ils bien dignes de foi, et leur témoignage n'est-il point récusable ?

    Ces témoins étoient-ils bien éclairés ? De l'aveu même des chrétiens, c'étoient des hommes sans lumieres, tirés de la lie du peuple, par conséquent crédules et incapables d'examiner. Ces témoins étoient-ils désintéressés ? Non ; ils avoient, sans doute, le plus grand intérêt à soutenir des faits merveilleux, qui prouvoient la divinité de leur maître, et la vérité de la religion qu'ils vouloient établir.

    Ces mêmes faits ont-ils été confirmés par les historiens contemporains ? Aucun d'eux n'en a parlé, et dans une ville, aussi superstitieuse que Jérusalem, il ne s'est trouvé, ni un seul juif, ni un seul payen, qui aient entendu parler des faits les plus extraordinaires et les plus multipliés que l'histoire ait jamais rapportés. Ce ne sont jamais que des chrétiens qui nous attestent les miracles du Christ.

    On veut que nous croyions, qu'à la mort du fils de Dieu la terre ait tremblé, le soleil se soit éclipsé, les morts soient sortis du tombeau. Comment des événemens si extraordinaires n'ont-ils été remarqués que par quelques chrétiens ?

    Furent-ils donc les seuls qui s'en apperçurent ? On veut que nous croyions que le Christ est ressuscité ; on nous cite pour témoins, des apôtres, des femmes, des disciples. Une apparition solemnelle, faite dans une place publique, n'eut-elle pas été plus décisive, que toutes ces apparitions clandestines, faites à des hommes intéressés à former une nouvelle secte ?

    La foi chrétienne est fondée, selon s Paul, sur la résurrection de Jésus-Christ ; il falloit donc que ce fait fût prouvé aux nations, de la façon la plus claire et la plus indubitable. Ne peut-on point accuser de malice le sauveur du monde, pour ne s'être montré qu'à ses disciples et à ses favoris ?

    Il ne vouloit donc point que tout le monde crût en lui ? Les juifs, me dira-t-on, en mettant le Christ à mort, méritoient d'être aveuglés. Mais, dans ce cas, pourquoi les apôtres leur prêchoient-ils l'évangile ? Pouvoient-ils espérer qu'on ajoûtât plus de foi à leur rapport, qu'à ses propres yeux ?


    Au reste, les miracles ne semblent inventés, que pour suppléer à de bons raisonnemens ; la vérité et l'évidence n'ont pas besoin de miracles pour se faire adopter. N'est-il pas bien surprenant, que la divinité trouve plus facile de déranger l'ordre de la nature, que d'enseigner aux hommes des vérités claires, propres à les convaincre, capables d'arracher leur assentiment ?

    Les miracles n'ont été inventés, que pour prouver aux hommes des choses impossibles à croire ; il ne seroit pas besoin de miracles, si on leur parloit raison. Ainsi, ce sont des choses incroyables, qui servent de preuves à d'autres choses incroyables.

    Presque tous les imposteurs, qui ont apporté des religions aux peuples, leur ont annoncé des choses improbables ; ensuite ils ont fait des miracles, pour les obliger à croire les choses qu'ils leur annonçoient. vous ne pouvez,  ont-ils dit, comprendre ce que je vous dis ; mais je vous prouve que je dis vrai, en faisant à vos yeux des choses que vous ne pouvez pas comprendre.

    Les peuples se sont payés de ces raisons ; la passion pour le merveilleux les empêcha toujours de raisonner ; ils ne virent point que des miracles ne pouvoient prouver des choses impossibles, ni changer l'essence de la vérité.

    Quelques merveilles que pût faire un homme, ou, si l'on veut, un dieu lui-même, elles ne prouveront jamais, que deux et deux ne font point quatre, et que trois ne font qu'un ; qu'un être immatériel, et dépourvu d'organes, ait pu parler aux hommes ; qu'un être sage, juste et bon, ait pu ordonner des folies, des injustices, des cruautés, etc.

    D'où l'on voit que les miracles ne prouvent rien, sinon l'adresse et l'imposture de ceux qui veulent tromper les hommes, pour confirmer les mensonges qu'ils leur ont annoncés, et la crédulité stupide de ceux que ces imposteurs séduisent. Ces derniers ont toujours commencé par mentir, par donner des idées fausses de la divinité, par prétendre avoir eu un commerce intime avec elle ; et pour prouver ces merveilles incroyables, ils faisoient des oeuvres incroyables, qu'ils attribuoient à la toute-puissance de l'être qui les envoyoit. Tout homme, qui fait des miracles, n'a point de vérités, mais des mensonges, à prouver.

    La vérité est simple et claire ; le merveilleux annonce toujours la fausseté. La nature est toujours vraie ; elle agit par des loix qui ne se démentent jamais. Dire que Dieu fait des miracles, c'est dire qu'il se contredit lui-même ; qu'il dément les loix qu'il a prescrites à la nature ; qu'il rend inutile la raison humaine, dont on le fait l'auteur.


    Il n'y a que des imposteurs qui puissent nous dire de renoncer à l'expérience et de bannir la raison. Ainsi, les prétendus miracles, que le christianisme nous raconte, n'ont, comme ceux de toutes les autres religions, que la crédulité des peuples, leur enthousiasme, leur ignorance, et l'adresse des imposteurs pour base. Nous pouvons en dire autant des prophéties.


    Les hommes furent de tout tems curieux de connoître l'avenir ; ils trouverent, en conséquence, des hommes disposés à les servir. Nous voyons des enchanteurs, des devins, des prophétes, dans toutes les nations du monde. Les juifs ne furent pas plus favorisés, à cet égard, que les tartares, les négres, les sauvages, et tous les autres peuples de la terre, qui tous posséderent des imposteurs, prêts à les tromper pour des présens.

    Ces hommes merveilleux dûrent sentir bientôt que leurs oracles devoient être vagues et ambigus, pour n'être point démentis par les effets. Il ne faut donc point être surpris, si les prophéties judaïques sont obscures, et de nature à y trouver tout ce que l'on veut y chercher.

    Celles que les chrétiens attribuent à Jésus-Christ, ne sont point vues du même oeil par les juifs, qui attendent encore ce messie, que ces premiers croient arrivé depuis 18 siécles.

    Les prophétes du judaïsme ont annoncé de tout tems, à une nation inquiete et mécontente de son sort, un libérateur, qui fut pareillement l'objet de l'attente des romains, et de presque toutes les nations du monde.

    Tous les hommes, par un penchant naturel, espérent la fin de leurs malheurs, et croyent que la providence ne peut se dispenser de les rendre plus fortunés. Les juifs, plus superstitieux que tous les autres peuples, se fondant sur la promesse de leur dieu, ont dû toujours attendre un conquérant, ou un monarque, qui fît changer leur sort, et qui les tirât de l'opprobre.

    Comment peut-on voir ce libérateur dans la personne de Jésus, le destructeur, et non le restaurateur de la nation hébraïque, qui, depuis lui, n'eut plus aucune part à la faveur de son dieu ?

    On ne manquera pas de dire, que la destruction du peuple juif, et sa dispersion, furent elles-mêmes prédites, et qu'elles fournissent une preuve convaincante des prophéties des chrétiens. Je réponds, qu'il étoit facile de prédire la dispersion et la destruction d'un peuple toujours inquiet, turbulent, et rebelle à ses maîtres ; toujours déchiré par des divisions intestines : d'ailleurs, ce peuple fut souvent conquis et dispersé ; le temple, détruit par Titus, l'avoit déja été par Nabuchodonosor, qui amena les tribus captives en Assyrie, et les répandit dans ses états.

    Nous nous appercevons de la dispersion des juifs, et non de celle des autres nations conquises, parce que celles-ci, au bout d'un certain tems, se sont toujours confondues avec la nation conquérante, au lieu que les juifs ne se mêlent point avec les nations parmi lesquelles ils habitent, et en demeurent toujours distingués.

    N'en est-il pas de même des guébres , ou parsis de la Perse et de l'Indostan, ainsi que des arméniens qui vivent dans les pays mahométans ? Les juifs demeurent dispersés, parce qu'ils sont insociables, intolérans, et aveuglément attachés à leurs superstitions.

    Ainsi, les chrétiens n'ont aucune raison pour se vanter des prophéties contenues dans les livres mêmes des hébreux, ni de s'en prévaloir contre ceux-ci, qu'ils regardent comme les conservateurs des titres d'une religion qu'ils abhorrent. La Judée fut de tout tems soumise aux prêtres, qui eurent une influence très-grande sur les affaires de l'état, qui se mêlerent de la politique, et de prédire les événemens heureux, ou malheureux, qu'elle avoit lieu d'attendre.

    Nul pays ne renferma un plus grand nombre d'inspirés ; nous voyons que les prophétes tenoient des écoles publiques, où ils initioient aux mystères de leur art, ceux qu'ils en trouvoient dignes, ou qui vouloient, en trompant un peuple crédule, s'attirer des respects, et se procurer des moyens de subsister à ses dépens.

    L'art de prophétiser fut donc un vrai métier, ou, si l'on veut, une branche de commerce fort utile et lucrative dans une nation misérable, et persuadée que son dieu n'étoit sans cesse occupé que d'elle. Les grands profits, qui résultoient de ce trafic d'impostures, dûrent mettre de la division entre les prophétes juifs ; aussi voyons-nous qu'ils se décrioient les uns les autres ; chacun traitoit son rival de faux prophéte , et prétendoit qu'il étoit inspiré de l'esprit malin. Il y eut toujours des querelles entre les imposteurs, pour savoir à qui demeureroit le privilége de tromper leurs concitoyens.

    En effet, si nous examinons la conduite de ces prophétes si vantés de l'ancien testament, nous ne trouverons en eux rien moins que des personnages vertueux. Nous voyons des prêtres arrogans, perpétuellement occupés des affaires de l'état, qu'ils surent toujours lier à celles de la religion ; nous voyons en eux des sujets séditieux, continuellement cabalans contre les souverains qui ne leur étoient point assez soumis, traversans leurs projets, soulevans les peuples contr'eux, et parvenans souvent à les détruire, et à faire accomplir ainsi les prédictions funestes qu'ils avoient faites contr'eux.

    Enfin, dans la plûpart des prophétes, qui jouerent un rôle dans l'histoire des juifs, nous voyons des rebelles occupés sans relâche du soin de bouleverser l'état, de susciter des troubles, et de combattre l'autorité civile, dont les prêtres furent toujours les ennemis, lorsqu'ils ne la trouverent point assez complaisante, assez soumise à leurs propres intérêts.

    Quoi qu'il en soit, l'obscurité étudiée des prophéties permit d'appliquer celles qui avoient le messie, ou le libérateur d'Israël, pour objet, à tout homme singulier, à tout enthousiaste, ou prophéte, qui parut à Jérusalem, ou en Judée. Les chrétiens, dont l'esprit est échauffé de l'idée de leur Christ, ont cru le voir par-tout, et l'ont distinctement apperçu dans les passages les plus obscurs de l'ancien testament. à force d'allégories, de subtilités, de commentaires, d'interprêtations forcées, ils sont parvenus à se faire illusion à eux-mêmes, et à trouver des prédictions formelles dans les rêveries décousues, dans les oracles vagues, dans le fatras bizarre des prophétes.

    Les hommes ne se rendent point difficiles sur les choses qui s'accordent avec leurs vues. Quand nous voudrons envisager sans prévention les prophéties des hébreux, nous n'y verrons que des rapsodies informes, qui ne sont que l'ouvrage du fanatisme et du délire ; nous trouverons ces prophéties obscures et énigmatiques, comme les oracles des payens ; enfin, tout nous prouvera, que ces prétendus oracles divins n'étoient que les délires et les impostures de quelques hommes accoutumés à tirer parti de la crédulité d'un peuple superstitieux, qui ajoutoit foi aux songes, aux visions, aux apparitions, aux sortiléges, et qui recevoit avidement toutes les rêveries qu'on vouloit lui débiter, pourvu qu'elles fussent ornées du merveilleux.

    Par-tout où les hommes seront ignorans, il y aura des prophétes, des inspirés, des faiseurs de miracles ; ces deux branches de commerce diminueront toujours dans la même proportion que les nations s'éclaireront.

    Enfin, le christianisme met au nombre des preuves de la vérité de ses dogmes, un grand nombre de martyrs , qui ont scellé de leur sang la vérité des opinions religieuses qu'ils avoient embrassées. Il n'est point de religion sur la terre qui n'ait eu ses défenseurs ardens, prêts à sacrifier leur vie pour les idées auxquelles on leur avoit persuadé que leur bonheur éternel étoit attaché.

    L'homme superstitieux et ignorant est opiniâtre dans ses préjugés ; sa crédulité l'empêche de soupçonner que ses guides spirituels aient jamais pu le tromper ; sa vanité lui fait croire, que lui-même il n'a pu prendre le change ; enfin, s'il a l'imagination assez forte, pour voir les cieux ouverts, et la divinité prête à récompenser son courage, il n'est point de supplice qu'il ne brave et qu'il n'endure.

    Dans son ivresse, il méprisera des tourmens de peu de durée ; il rira au milieu des bourreaux ; son esprit aliéné le rendra même insensible à la douleur. La pitié amollit alors le coeur des spectateurs ; ils admirent la fermeté merveilleuse du martyr ; son enthousiasme les gagne ; ils croyent sa cause juste ; et son courage, qui leur paroît surnaturel et divin, devient une preuve indubitable de la vérité de ses opinions.

    C'est ainsi que, par une espece de contagion, l'enthousiasme se communique ; l'homme s'intéresse toujours à celui qui montre le plus de fermeté, et la tyrannie attire des partisans à tous ceux qu'elle persécute.

    Ainsi, la constance des premiers chrétiens dut, par un effet naturel, lui former des prosélytes, et les martyrs ne prouvent rien, sinon la force de l'enthousiasme, de l'aveuglement, de l'opiniatreté, que la superstition peut produire, et la cruelle démence de tous ceux qui persécutent leurs semblables pour des opinions religieuses.

    Toutes les passions fortes ont leurs martyrs ; l'orgueil, la vanité, les préjugés, l'amour, l'enthousiasme du bien public, le crime même, font tous les jours des martyrs, ou du moins font que ceux que ces objets enivrent, ferment les yeux sur les dangers. Est-il donc surprenant que l'enthousiasme et le fanatisme, les deux passions les plus fortes chez les hommes, aient si souvent fait affronter la mort à ceux qu'elles ont enivrés des espérances qu'elles donnent ?

    D'ailleurs, si le christianisme a ses martyrs, dont il se glorifie, le judaïsme n'a-t-il pas les siens ? Les juifs infortunés, que l'inquisition condamne aux flammes, ne sont-ils pas des martyrs de leur religion, dont la constance prouve autant en sa faveur, que celle des martyrs chrétiens peut prouver en faveur du christianisme ?

    Si les martyrs prouvoient la vérité d'une religion, il n'est point de religion, ni de secte, qui ne pût être regardée comme véritable. Enfin, parmi le nombre, peut-être exagéré, des martyrs dont le christianisme se fait honneur, il en est plusieurs qui furent plûtôt les victimes d'un zéle inconsidéré, d'une humeur turbulente, d'un esprit séditieux, que d'un esprit religieux.

    L'église elle-même n'ose point justifier ceux que leur fougue imprudente a quelquefois poussés jusqu'à troubler l'ordre public, à briser les idoles, à renverser les temples du paganisme. Si des hommes de cette espéce étoient regardés comme des martyrs, tous les séditieux, tous les perturbateurs de la société, auroient droit à ce titre, lorsqu'on les fait punir.

    CHAPITRE 7

    Des mystères de la religion chrétienne.

    Révéler quelque chose à quelqu'un, c'est lui découvrir des secrets qu'il ignoroit auparavant. Si on demande aux chrétiens quels sont les secrets importans qui exigeoient que Dieu lui-même se donnât la peine de les révéler, ils nous diront que le plus grand de ces secrets, et le plus nécessaire au genre humain, est celui de l'unité de la divinité ; secret que, selon eux, les hommes eussent été par eux-mêmes incapables de découvrir.

    Mais ne sommes-nous pas en droit de leur demander si cette assertion est bien vraie ? On ne peut point douter que Moïse n'ait annoncé un dieu unique aux hébreux, et qu'il n'ait fait tous ses efforts pour les rendre ennemis de l'idolâtrie et du polythéïsme des autres nations, dont il leur représenta la croyance et le culte comme abominables aux yeux du monarque céleste qui les avoit tirés d'égypte.

    Mais un grand nombre de sages du paganisme, sans le secours de la révélation judaïque, n'ont-ils pas découvert un dieu suprême, maître de tous les autres dieux ? D'ailleurs, le destin, auquel tous les autres dieux du paganisme étoient subordonnés, n'étoit-il pas un dieu unique, dont la nature entiere subissoit la loi souveraine ?
    Quant aux traits, sous lesquels Moïse a peint sa divinité, ni les juifs, ni les chrétiens, n'ont point droit de s'en glorifier. Nous ne voyons en lui qu'un despote bizarre, colere, rempli de cruauté, d'injustice, de partialité, de malignité, dont la conduite doit jetter tout homme, qui le médite, dans la plus affreuse perpléxité.

    Que sera-ce, si l'on vient à lui joindre des attributs inconcevables, que la théologie chrétienne s'efforce de lui attribuer ? Est-ce connoître la divinité, que de dire que c'est un esprit , un être immatériel , qui ne ressemble à rien de ce que les sens nous font connoître ? L'esprit humain n'est-il pas confondu par les attributs négatifs d'infinité, d'immensité, d'éternité, de toute-puissance, d'omniscience , etc. Dont on n'a orné ce dieu, que pour le rendre plus inconcevable ?

    Comment concilier la sagesse, la bonté, la justice, et les autres qualités morales que l'on donne à ce dieu, avec la conduite étrange, et souvent atroce, que les livres des chrétiens et des hébreux lui attribuent à chaque page ? N'eut-il pas mieux valu laisser l'homme dans l'ignorance totale de la divinité, que de lui révéler un dieu rempli de contradictions, qui prête sans cesse à la dispute, et qui lui sert de prétexte pour troubler son repos ?

    Révéler un pareil Dieu, c'est ne rien découvrir aux hommes, que le projet de les jetter dans les plus grands embarras, et de les exciter à se quereller, à se nuire, à se rendre malheureux. Quoi qu'il en soit, est-il bien vrai que le christianisme n'admette qu'un seul dieu, le même que celui de Moïse ?

    Ne voyons-nous pas les chrétiens adorer une divinité triple, sous le nom de trinité ? Le dieu suprême génére de toute éternité un fils égal à lui ; de l'un et de l'autre de ces dieux, il en procéde un troisieme, égal aux deux premiers ; ces trois dieux, égaux en divinité, en perfection, en pouvoir, ne forment néanmoins qu'un seul dieu.

    Ne suffit-il donc pas d'exposer ce système, pour en montrer l'absurdité ? N'est-ce donc que pour révéler de pareils mystères, que la divinité s'est donné la peine d'instruire le genre humain ? Les nations les plus ignorantes, et les plus sauvages, ont-elles enfanté des opinions plus monstrueuses, et plus propres à dérouter la raison ?

    Cependant les écrits de Moïse ne contiennent rien qui ait pu donner lieu à ce système si étrange ; ce n'est que par des explications forcées, que l'on prétend trouver le dogme de la trinité dans la bible. Quant aux juifs, contens du dieu unique, que leur législateur leur avoit annoncé, ils n'ont jamais songé à le tripler. Le second de ces dieux, ou, suivant le langage des chrétiens, la seconde personne de la trinité, s'est revêtue de la nature humaine, s'est incarnée dans le sein d'une vierge, et renonçant à sa divinité, s'est soumise aux infirmités attachées à notre espéce, et même a souffert une mort ignominieuse pour expier les péchés de la terre.

    Voilà ce que le christianisme appelle le mystère de l'incarnation . Qui ne voit que ces notions absurdes sont empruntées des égyptiens, des indiens, et des grecs, dont les ridicules mythologies supposoient des dieux revêtus de la forme humaine, et sujets, comme les hommes, à des infirmités ?

    Ainsi, le christianisme nous ordonne de croire, qu'un dieu fait homme, sans nuire à sa divinité, a pu souffrir, mourir, a pu s'offrir en sacrifice à lui-même, n'a pu se dispenser de tenir une conduite aussi bizarre, pour appaiser sa propre colere. C'est là ce que les chrétiens nomment le mystère de la rédemption du genre humain. Il est vrai que ce dieu mort est ressuscité ; semblable en cela à l'Adonis de Phénicie, à l'Osyris d'égypte, à l'Atys de Phrygie, qui furent jadis les emblêmes d'une nature périodiquement mourante et renaissante, le dieu des chrétiens renaît de ses propres cendres, et sort triomphant du tombeau.

    Tels sont les secrets merveilleux, ou les mystères sublimes, que la religion chrétienne découvre à ses disciples ; telles sont les idées, tantôt grandes, tantôt abjectes, mais toujours inconcevables, qu'elle nous donne de la divinité ; voilà donc les lumieres que la révélation donne à notre esprit !

    Il semble, que celle que les chrétiens adoptent, ne se soit proposé que de redoubler les nuages qui voilent l'essence divine aux yeux des hommes. Dieu, nous dit-on, a voulu se rendre ridicule, pour confondre la curiosité de ceux que l'on assure pourtant qu'il vouloit illuminer par une grace spéciale.

    Quelle idée peut-on se former d'une révélation, qui, loin de rien apprendre, se plaît à confondre les notions les plus claires ?

    Ainsi, nonobstant la révélation, si vantée par les chrétiens, leur esprit n'a aucune lumiere sur l'être qui sert de base à toute religion ; au contraire, cette fameuse révélation ne sert qu'à obscurcir toutes les idées que l'on pourroit s'en former. L'écriture sainte l'appelle un dieu caché .

    David nous dit qu'il place sa retraite dans les ténébres, que les eaux troubles et les nuages forment le pavillon qui le couvre . Enfin, les chrétiens, éclairés par Dieu lui-même, n'ont de lui que des idées contradictoires, des notions incompatibles, qui rendent son existence douteuse, ou même impossible, aux yeux de tout homme qui consulte sa raison.

    En effet, comment concevoir un dieu, qui, n'ayant créé le monde que pour le bonheur de l'homme, permet pourtant que la plus grande partie de la race humaine soit malheureuse en ce monde et dans l'autre ?

    Comment un dieu, qui jouit de la suprême félicité, pourroit-il s'offenser des actions de ses créatures ? Ce dieu est donc susceptible de douleur ; son être peut donc se troubler ; il est donc dans la dépendance de l'homme, qui peut à volonté le réjouir ou l'affliger.

    Comment un dieu puissant laisse-t-il à ses créatures une liberté funeste, dont elles peuvent abuser pour l'offenser, et se perdre elles-mêmes ?

    Comment un dieu peut-il se faire homme, et comment l'auteur de la vie et de la nature peut-il mourir lui-même ?

    Comment un dieu unique peut-il devenir triple, sans nuire à son unité ? On nous répond, que toutes ces choses sont des mystères ; mais ces mystères détruisent l'existence même de Dieu. Ne seroit-il pas plus raisonnable d'admettre dans la nature, avec Zoroastre, ou Manès, deux principes, ou deux puissances opposées, que d'admettre, avec le christianisme, un dieu tout-puissant, qui n'a pas le pouvoir d'empêcher le mal ; un dieu juste, mais partial ; un dieu clément, mais implacable, qui punira, pendant une éternité, les crimes d'un moment ; un dieu simple, qui se triple ; un dieu, principe de tous les êtres, qui peut consentir à mourir, faute de pouvoir satisfaire autrement à sa justice divine ?

    Si dans un même sujet les contraires ne peuvent subsister en même tems, l'existence du dieu des juifs et des chrétiens est sans doute impossible ; d'où l'on est forcé de conclure, que les docteurs du christianisme, par les attributs dont ils se sont servis pour orner, ou plûtôt pour défigurer la divinité, au lieu de la faire connoître, n'ont fait que l'anéantir, ou du moins la rendre méconnoissable.

    C'est ainsi, qu'à force de fables et de mystères, la révélation n'a fait que troubler la raison des hommes, et rendre incertaines les notions simples qu'ils peuvent se former de l'être nécessaire, qui gouverne la nature par des loix immuables. Si l'on ne peut nier l'existence d'un dieu, il est au moins certain que l'on ne peut admettre celui que les chrétiens adorent, et dont leur religion prétend leur révéler la conduite, les ordres et les qualités.

    Si c'est être athée , que de n'avoir aucune idée de la divinité, la théologie chrétienne ne peut être regardée que comme un projet d'anéantir l'existence de l'être suprême.

    CHAPITRE 8

    Autres mystères et dogmes du christianisme.

    Peu contens des nuages mystérieux que le christianisme a répandus sur la divinité, et des fables judaïques qu'il avoit adoptées sur son compte, les docteurs chrétiens ne semblent s'être occupés que du soin de multiplier les mystères, et de confondre de plus en plus la raison dans leurs disciples.

    La religion, destinée à éclairer les nations, n'est qu'un tissu d'énigmes ; c'est un dédale, d'où il est impossible au bon sens de se tirer. Ce que les superstitions anciennes ont cru de plus inconcevable, dut nécessairement trouver place dans un système religieux, qui se faisoit un principe d'imposer un silence éternel à la raison. Le fatalisme des grecs, entre les mains des prêtres chrétiens, s'est changé en prédestination .

    Suivant ce dogme tyrannique, le dieu des miséricordes destine le plus grand nombre des malheureux mortels à des tourmens éternels ; il ne les place, pour un tems, dans ce monde, que pour qu'ils y abusent de leurs facultés, de leur liberté, afin de se rendre dignes de la colere implacable de leur créateur. Un dieu, rempli de prévoyance et de bonté, donne à l'homme un libre arbitre , dont ce dieu sait bien qu'il fera un usage assez pervers, pour mériter la damnation éternelle.

    Ainsi, la divinité ne donne le jour au plus grand nombre des hommes, ne leur donne des penchans nécessaires à leur bonheur, ne leur permet d'agir, que pour avoir le plaisir de les plonger dans l'enfer. Rien de plus affreux que les peintures que le christianisme nous fait de ce séjour, destiné à la plus grande partie de la race humaine.

    Un dieu miséricordieux s'abreuvera, pendant l'éternité, des larmes des infortunés, qu'il n'a fait naître que pour être malheureux ; le pécheur, renfermé dans des cachots ténébreux, sera livré, pour toujours, aux flammes dévorantes ; les voutes de cette prison ne retentiront que de grincemens de dents, de hurlemens ; les tourmens, qu'on y éprouvera, au bout de millions de siécles, ne feront que commencer, et l'espérance consolante, de voir un jour finir ces peines, manquera, et sera ravie elle-même ; en un mot,

    Dieu, par un acte de sa toute-puissance, rendra l'homme susceptible de souffrir, sans interruption et sans terme ; sa justice lui permettra de punir des crimes finis, et dont les effets sont limités par le tems, par des supplices infinis pour la durée et pour l'éternité. Telle est l'idée que le chrétien se forme du Dieu qui exige son amour.

    Ce tyran ne le crée, que pour le rendre malheureux ; il ne lui donne la raison, que pour le tromper ; des penchans, que pour l'égarer ; la liberté, que pour le déterminer à faire ce qui doit le perdre à jamais ; enfin, il ne lui donne des avantages sur les bêtes, que pour avoir occasion de l'exposer à des tourmens, dont ces bêtes, ainsi que les substances inanimées, sont exemptes.

    Le dogme de la prédestination rend le sort de l'homme bien plus fâcheux, que celui des pierres et des brutes. Il est vrai que le christianisme promet un séjour délicieux à ceux que la divinité aura choisis pour être les objets de son amour ; mais ce lieu n'est réservé qu'à un petit nombre d'élus, qui, sans aucun mérite de leur part, auront pourtant des droits sur la bonté de leur dieu, partial pour eux, et cruel pour le reste des humains.

    C'est ainsi que le Tartare et l'élisée  de la mythologie payenne, inventés par des imposteurs, qui vouloient, ou faire trembler les hommes, ou les séduire, ont trouvé place dans le système religieux des chrétiens, qui changerent les noms de ces séjours en ceux de paradis et d'enfer .

    On ne manquera pas de nous dire, que le dogme des récompenses et des peines d'une autre vie, est utile et nécessaire aux hommes, qui, sans cela, se livreroient sans crainte aux plus grands excès. Je réponds, que le législateur des juifs leur avoit soigneusement caché ce prétendu mystère, et que le dogme de la vie future faisoit partie du secret que, dans les mystères des grecs, on révéloit aux initiés.

    Ce dogme fut ignoré du vulgaire ; la société ne laissoit pas de subsister : d'ailleurs, ce ne sont point des terreurs éloignées, que les passions présentes méprisent toujours, ou du moins rendent problématiques, qui contiennent les hommes ; ce sont de bonnes loix ; c'est une éducation raisonnable ; ce sont des principes honnêtes.

    Si les souverains gouvernoient avec sagesse et avec équité, ils n'auroient pas besoin du dogme des récompenses et des peines futures, pour contenir les peuples. Les hommes seront toujours plus frappés des avantages présens, et des châtimens visibles, que des plaisirs et des supplices qu'on leur annonce dans une autre vie. La crainte de l'enfer ne retiendra point des criminels, que la crainte du mépris, de l'infamie, du gibet, n'est point capable de retenir.

    Les nations chrétiennes ne sont-elles point remplies de malfaiteurs, qui bravent sans cesse l'enfer, de l'existence duquel ils n'ont jamais douté ? Quoi qu'il en soit, le dogme de la vie future suppose que l'homme se survivra à lui-même, ou du moins, qu'après sa mort il sera susceptible des récompenses et des peines que la religion lui fait prévoir.

    Suivant le christianisme, les morts reprendront un jour leurs corps ; par un miracle de la toute-puissance, les molécules dissoutes et dispersées, qui composoient leurs corps, se rapprocheront ; elles se combineront de nouveau avec leurs ames immortelles : telles sont les idées merveilleuses que présente le dogme de la résurrection .

    Les juifs, dont le législateur n'a jamais parlé de cet étrange phénomene, paroissent avoir puisé cette doctrine chez les mages, durant leur captivité à Babylone ; cependant elle ne fut point universellement admise parmi eux. Les pharisiens admettoient la résurrection des morts, les saducéens la rejettoient ; aujourd'hui elle est un des points fondamentaux de la religion chrétienne.

    Ses sectateurs croyent fermement qu'ils ressusciteront un jour, et que leur résurrection sera suivie du jugement universel et de la fin du monde. Selon eux, Dieu qui sait tout, et qui connoît jusqu'aux pensées les plus secrettes des hommes, viendra sur les nuages, pour leur faire rendre un compte exact de leur conduite ; il les jugera avec le plus grand appareil, et d'après ce jugement, leur sort sera irrévocablement décidé ; les bons seront admis dans le séjour délicieux que la divinité réserve à ses élus et aux anges ; les méchans seront précipités dans les flammes destinées aux démons, ennemis de Dieu et des hommes.

    En effet, le christianisme admet des êtres invisibles d'une nature différente de l'homme, dont les uns exécutent les volontés du très-haut, et dont les autres sont perpétuellement occupés à traverser ses desseins. Les premiers sont connus sous le nom d'anges , ou de messagers, subordonnés à Dieu : on prétend qu'il s'en sert pour veiller à l'administration de l'univers et sur-tout à la conservation de l'homme.

    Ces êtres bienfaisans sont, suivant les chrétiens, de purs esprits ; mais ils ont le pouvoir de se rendre sensibles, en prenant la forme humaine. Les livres sacrés des juifs et des chrétiens sont remplis d'apparitions de ces êtres merveilleux, que la divinité envoyoit aux hommes qu'elle vouloit favoriser, afin d'être leurs guides, leurs protecteurs, leurs dieux tutélaires.

    D'où l'on voit que les bons anges sont dans l'imagination des chrétiens, ce que les nymphes, les lares, les pénates, étoient dans l'imagination des payens, et ce que les fées étoient pour nos faiseurs de romans. Les êtres inconnus de la seconde espéce furent désignés sous le nom de démons , de diables , d'esprits malins : on les regarda comme les ennemis du genre humain, les tentateurs des hommes, des séducteurs, perpétuellement occupés à les faire tomber dans le péché.

    Les chrétiens leur attribuent un pouvoir extraordinaire, la faculté de faire des miracles semblables à ceux du très-haut, et surtout une puissance qui balance la sienne, et qui parvient à rendre tous les projets inutiles. En effet, quoique la religion chrétienne n'accorde point formellement au démon la même puissance qu'à Dieu, elle suppose néanmoins, que cet esprit mal-faisant empêche les hommes de parvenir au bonheur que la divinité bienfaisante leur destine, et conduit le plus grand nombre à la perdition : en un mot, d'après les idées du christianisme, l'empire du diable est bien plus étendu que celui de l'être suprême ; celui-ci réussit à peine à sauver quelques élus, tandis que l'autre mene à la damnation la foule immense de ceux qui n'ont point la force de résister à ses inspirations dangereuses.

    Qui ne voit pas que Satan , que le démon, qui est un objet de terreur pour les chrétiens, est emprunté du dogme des deux principes, admis jadis en égypte et dans tout l'orient ? L'Osyris et le Typhon des égyptiens, l'Orosmade et l'Aharimane des perses et des chaldéens, ont sans doute fait naître la guerre continuelle qui subsiste entre le dieu des chrétiens et son redoutable adversaire.

    C'est par ce système, que les hommes ont cru se rendre compte des biens et des maux qui leur arrivent. Un diable tout-puissant sert à justifier la divinité des malheurs nécessaires, et peu mérités, qui affligent le genre humain. Tels sont les dogmes effrayans et mystérieux sur lesquels les chrétiens sont d'accord ; il en est plusieurs autres, qui sont propres à des sectes particulieres.

    C'est ainsi qu'une secte nombreuse du christianisme admet un lieu intermédiaire, sous le nom de purgatoire , où des ames moins criminelles, que celles qui ont mérité l'enfer, sont reçues pour un tems, afin d'expier, par des supplices rigoureux, les fautes commises en cette vie ; elles sont ensuite admises au séjour de l'éternelle félicité.

    Ce dogme, visiblement emprunté des rêveries de Platon, est entre les mains des prêtres de l'église romaine, une source intarissable de richesses, vû qu'ils se sont arrogé le pouvoir d'ouvrir les portes du purgatoire, et qu'ils prétendent, que leurs prieres puissantes sont capables de modérer la rigueur des décrets divins, et d'abréger les tourmens des ames, qu'un dieu juste a condamnées à ce séjour malheureux.

    Ce qui précéde, nous prouve que la religion chrétienne n'a point laissé manquer ses sectateurs d'objets de crainte et de terreur ; c'est en faisant trembler les hommes, qu'on parvient à les rendre soumis, et à troubler leur raison.

    CHAPITRE 9

    Des rites, des cérémonies mystérieuses, ou de la théurgie des chrétiens. Si les dogmes, enseignés par la religion chrétienne, sont des mystères inaccessibles à la raison ; si le dieu, qu'elle annonce, est un dieu inconcevable, nous ne devons pas être surpris de voir, que, dans ses rites et ses cérémonies, cette religion conserve un ton inintelligible et mystérieux.

    Sous un dieu, qui ne s'est révélé que pour confondre la raison humaine, tout doit être incompréhensible, tout doit mettre le bon sens en défaut.La cérémonie la plus importante du christianisme, et sans laquelle nul homme ne peut être sauvé, s'appelle le baptême ; elle consiste à verser de l'eau sur la tête d'un enfant, ou d'un adulte, en invoquant la trinité.

    Par la vertu mystérieuse de cette eau, et des paroles qui l'accompagnent, l'homme est spirituellement régénéré ; il est lavé des souillures, transmises de race en race, depuis le premier pere du genre humain ; en un mot, il devient enfant de Dieu, et susceptible d'entrer dans sa gloire, lorsqu'il sortira de ce monde.

    Cependant, suivant les chrétiens, l'homme ne meurt qu'en conséquence du péché d'Adam ; et si, par le baptême, ce péché est effacé, comment arrive-t-il que les chrétiens soient sujets à la mort ? On nous dira peut-être, que c'est de la mort spirituelle, et non de la mort du corps, que J C a délivré les hommes ; mais cette mort spirituelle n'est autre chose que le péché ; et dans ce cas, comment peut-il se faire que les chrétiens continuent à pécher, comme s'ils n'avoient point été rachetés et délivrés du péché ?

    D'où l'on voit que le baptême est un mystère impénétrable à la raison, dont l'expérience dément l'efficacité. Dans quelques sectes chrétiennes, un évêque, ou un pontife, en prononçant des paroles, et en appliquant un peu d'huile sur le front, fait descendre l'esprit saint sur un jeune homme, ou un enfant ; par cette cérémonie, le chrétien est confirmé dans sa foi, et reçoit invisiblement une foule de graces du très-haut.

    Ceux de tous les chrétiens, qui, par le renoncement le plus parfait à leur raison, entrent le plus dans l'esprit de leur religion inconcevable, non contens des mystères qui leur sont communs avec les autres sectes, en admettent un sur-tout, qui est propre à causer la plus étrange surprise, c'est celui de la transubstantiation . à la voix redoutable d'un prêtre, le dieu de l'univers est forcé de descendre du séjour de sa gloire, pour se changer en pain ; et ce pain, devenu Dieu, est l'objet des adorations d'un peuple qui se vante de détester l'idolâtrie.

    Dans les cérémonies puériles, auxquelles l'enthousiasme des chrétiens attache le plus grand prix, l'on ne peut s'empêcher de voir des vestiges très-marqués de la théurgie pratiquée chez les peuples orientaux. La divinité, forcée par le pouvoir magique de quelques paroles, accompagnées de cérémonies, obéit à la voix de ses prêtres, ou de ceux qui savent le secret de la faire agir, et, sur leurs ordres, elle opére des merveilles.

    Cette sorte de magie est perpétuellement exercée par les prêtres du christianisme : ils persuadent à leurs disciples, que des formules, reçues par tradition, que des actes arbitraires, que des mouvemens du corps, sont capables d'obliger ce Dieu de la nature à suspendre ses loix, à se rendre à leurs voeux, à répandre ses graces.

    Ainsi, dans cette religion, le prêtre acquiert le droit de commander à Dieu lui-même : c'est sur cet empire qu'il exerce sur son Dieu ; c'est sur cette théurgie véritable, ou sur ce commerce mystérieux de la terre avec le ciel, que sont fondées les cérémonies puériles et ridicules, que les chrétiens appellent sacremens .

    Nous avons déja vu cette théurgie dans le baptême, dans la confirmation, dans l'eucharistie ; nous la retrouvons encore dans la pénitence , c'est-à-dire, dans le pouvoir que s'arrogent les prêtres de quelques sectes, de remettre, au nom du ciel, les péchés qu'on leur a confessés.

    Même théurgie dans l'ordre, c'est-à-dire, dans ces cérémonies qui impriment à quelques hommes un caractere sacré, qui les distingue des prophanes mortels. Même théurgie dans ces fonctions et dans ces rites, qui fatiguent les derniers instans d'un mourant. Même théurgie dans le mariage , où le chrétien suppose que cette union naturelle ne pourroit être approuvée du ciel, si les cérémonies d'un prêtre ne la rendoient valide, et ne lui procuroient la sanction du tout-puissant.

    En un mot, nous voyons cette magie blanche, ou théurgie, dans les prieres , les formules, la lithurgie, et dans toutes les cérémonies des chrétiens ; nous la trouvons dans l'opinion qu'ils ont, que des paroles, disposées de certaine maniere, peuvent altérer les volontés de leur dieu, et l'obliger à changer ses décrets immuables.

    Elle montre son efficacité dans ses exorcismes , c'est-à-dire, dans les cérémonies, par lesquelles, à l'aide d'une eau magique, et de quelques paroles, on croit expulser les esprits malins qui infestent le genre humain. L'eau bénite , qui, chez les chrétiens, a pris la place de l'eau lustrale des romains, posséde, selon eux, les vertus les plus étonnantes ; elle rend sacrés les lieux et les choses, qui étoient auparavant prophanes.

    Enfin, la théurgie chrétienne, employée par un pontife, dans le sacre des rois, contribue à rendre les chefs des nations plus respectables aux yeux des peuples, et leur imprime un caractere tout divin. Ainsi, tout est mystére, tout est magie, tout est incompréhensible dans les dogmes, ainsi que dans le culte d'une religion révélée par la divinité, qui vouloit tirer le genre humain de son aveuglement.


    CHAPITRE 10

    Des livres sacrés des chrétiens.

    La religion chrétienne, pour montrer son origine céleste, fonde ses titres sur des livres qu'elle regarde comme sacrés, et comme inspirés par Dieu lui-même. Voyons donc si ses prétentions sont fondées ; examinons si ces ouvrages portent réellement le caractere de la sagesse, de l'omniscience, de la perfection, que nous attribuons à la divinité.

    La bible, qui fait l'objet de la vénération des chrétiens, dans laquelle il n'y a pas un mot qui ne soit inspiré, est formée par l'assemblage peu compatible des livres sacrés des hébreux, connus sous le nom de l'ancien testament , combinés avec des ouvrages plus récens, pareillement inspirés aux fondateurs du christianisme, connus sous le nom de nouveau testament . à la tête de ce recueil, qui sert de fondement et de code à la religion chrétienne, se trouvent cinq livres, attribués à Moïse, qui, en les écrivant, ne fut, dit-on, que le secrétaire de la divinité.

    Il y remonte à l'origine des choses ; il veut nous initier au mystère de la création du monde, tandis qu'il n'en a lui-même que des idées vagues et confuses, qui décélent à chaque instant une ignorance profonde des loix de la physique. Dieu crée le soleil, qui est, pour notre système planétaire, la source de la lumiere, plusieurs jours après avoir créé la lumiere.

    Dieu, qui ne peut être représenté par aucune image, crée l'homme à son image ; il le crée mâle et femelle , et bientôt oubliant ce qu'il a fait, il crée la femme avec une des côtes de l'homme ; en un mot, dès l'entrée de la bible, nous ne voyons que de l'ignorance et des contradictions.

    Tout nous prouve que la cosmogonie des hébreux n'est qu'un tissu de fables et d'allégories, incapable de nous donner aucune idée des choses, et qui n'est propre qu'à contenter un peuple sauvage, ignorant et grossier, étranger aux sciences, au raisonnement.

    Dans le reste des ouvrages, attribués à Moïse, nous verrons une foule d'histoires improbables et merveilleuses, un amas de loix ridicules et arbitraires ; enfin, l'auteur conclut par y rapporter sa propre mort. Les livres postérieurs à Moïse ne sont pas moins remplis d'ignorance ; Josué arrête le soleil, qui ne tourne point ; Samson, l'hercule des juifs, a la force de faire tomber un temple... on ne finiroit point, si on vouloit relever toutes les bévues et les fables, que montrent tous les passages d'un ouvrage qu'on a le front d'attribuer à l'esprit saint.

    Toute l'histoire des hébreux ne nous présente qu'un amas de contes, indignes de la gravité de l'histoire et de la majesté de la divinité ; ridicule aux yeux du bon sens, elle ne paroît inventée que pour amuser la crédulité d'un peuple enfant et stupide.

    Cette compilation informe est entremêlée des oracles obscurs et décousus, dont différens inspirés, ou prophétes, ont successivement repu la superstition des juifs. En un mot, dans l'ancien testament tout respire l'enthousiasme, le fanatisme, le délire, souvent ornés d'un langage pompeux ; tout s'y trouve, à l'exception du bon sens, de la bonne logique, de la raison, qui semblent être exclus opiniâtrément du livre qui sert de guide aux hébreux et aux chrétiens.

    On a déjà fait sentir les idées abjectes, et souvent absurdes, que ce livre nous donne de la divinité ; elle y paroît ridicule dans toute sa conduite ; elle y souffle le froid et le chaud ; elle s'y contredit à chaque instant ; elle agit avec imprudence ; elle se repent de ce qu'elle a fait ; elle édifie d'une main, pour détruire de l'autre ; elle rétracte par la voix d'un prophéte, ce qu'elle a fait dire par un autre : si elle punit de mort toute la race humaine, pour le péché d'un seul homme, elle annonce, par ézéchiel, qu'elle est juste, et qu'elle ne rend point les enfans responsables des iniquités de leurs peres.

    Elle ordonne aux israélites, par la voix de Moïse, de voler les égyptiens ; elle leur défend dans le décalogue, publié par la loi de Moïse, le vol et l'assassinat : en un mot, toujours en contradiction avec lui-même, Jéhovah, dans le livre inspiré par son esprit, change avec les circonstances, ne tient jamais une conduite uniforme, et se peint souvent sous les traits d'un tyran, qui feroient rougir les méchans les plus décidés.

    Si nous jettons les yeux sur le nouveau testament, nous ne verrons pareillement rien qui annonce cet esprit de vérité, que l'on suppose avoir dicté cet ouvrage. Quatre historiens, ou fabulistes, ont écrit l'histoire merveilleuse du messie ; peu d'accord sur les circonstances de sa vie, ils se contredisent quelquefois de la façon la plus palpable.

    La généalogie du Christ, donnée par s Matthieu, ne ressemble point à celle que nous donne s Luc ; un des évangélistes le fait voyager en égypte, un autre ne parle aucunement de cette fuite ; l'un fait durer sa mission trois ans, l'autre ne la suppose que de trois mois. Nous ne les voyons pas plus d'accord sur les circonstances des faits qu'ils rapportent.

    Saint Marc dit que Jésus mourut à la troisiéme heure, c'est-à-dire à neuf heures du matin ; s Jean dit qu'il mourut à la sixieme heure, c'est-à-dire, à midi. Selon st Matthieu et st Marc, les femmes, qui après la mort de Jésus allerent à son sépulchre, ne virent qu'un seul ange ; selon st Luc et St Jean, elles en virent deux.

    Ces anges étoient, suivant les uns, en dehors ; et suivant d'autres, en-dedans du tombeau. Plusieurs miracles de Jésus sont encore diversement rapportés par ces évangélistes, témoins, ou inspirés. Il en est de même de ses apparitions après sa résurrection. Toutes ces choses ne semblent-elles pas devoir nous faire douter de l'infaillibilité des évangélistes, et de la réalité de leurs inspirations divines ?

    Que dirons-nous des prophéties fausses, et non existantes, appliquées, dans l'évangile, à Jésus ? C'est ainsi que s Matthieu prétend que Jérémie a prédit que le Christ seroit trahi pour trente piéces d'argent , tandis que cette prophétie ne se trouve point dans Jérémie.
    Rien de plus étrange que la façon dont les docteurs chrétiens se tirent de ces difficultés.

    Leurs solutions ne sont faites que pour contenter des hommes, qui se font un devoir de demeurer dans l'aveuglement. Tout homme raisonnable sentira que toute l'industrie des sophismes ne pourra jamais concilier des contradictions si palpables, et les efforts des interprêtes ne lui prouveront que la foiblesse de leur cause. Est-ce par des subterfuges, des subtilités et des mensonges, que l'on peut servir la divinité ?

    Nous retrouvons les mêmes contradictions, les mêmes erreurs, dans le pompeux galimathias attribué à s Paul. Cet homme, rempli de l'esprit de Dieu, ne montre dans ses discours, et dans ses épîtres, que l'enthousiasme d'un forcené. Les commentaires les plus étudiés ne peuvent mettre à portée d'entendre, ou de concilier les contradictions, les énigmes, les notions décousues, dont tous ses ouvrages sont remplis, ni les incertitudes de sa conduite, tantôt favorable, tantôt opposée au judaïsme.

    On ne pourroit tirer plus de lumieres des autres ouvrages attribués aux apôtres. Il sembleroit que ces personnages, inspirés par la divinité, ne sont venus sur la terre, que pour empêcher leurs disciples de rien comprendre à la doctrine qu'ils leur vouloient enseigner. Enfin, le recueil qui compose le nouveau testament, est terminé par le livre mystique, connu sous le nom d'apocalypse de s Jean , ouvrage inintelligible, dont l'auteur a voulu renchérir sur toutes les idées lugubres et funestes contenues dans la bible ; il y montre, au genre humain affligé, la perspective prochaine du monde prêt à périr ; il remplit l'imagination des chrétiens d'idées affreuses, très-propres à les faire trembler, à les dégoûter d'une vie périssable, à les rendre inutiles, ou nuisibles à la société.

    C'est ainsi que le fanatisme termine dignement une compilation, révérée des chrétiens, mais ridicule et méprisable pour l'homme sensé ; indigne d'un dieu plein de sagesse et de bonté ; détestable pour quiconque considérera les maux qu'elle a faits à la terre.

    Enfin, les chrétiens ayant pris, pour régle de leur conduite et de leurs opinions, un livre tel que la bible, c'est-à-dire, un ouvrage rempli de fables effrayantes, d'idées affreuses de la divinité, de contradictions frappantes, n'ont jamais pu savoir à quoi s'en tenir ; n'ont jamais pu s'accorder sur la façon d'entendre les volontés d'un dieu changeant et capricieux, et n'ont jamais su précisément ce que ce Dieu exigeoit d'eux : ainsi, ce livre obscur fut pour eux une pomme de discorde, une source intarissable de querelles, un arsenal, dans lequel les partis les plus opposés se pourvûrent également d'armes.

    Les géometres n'ont aucune dispute sur les principes fondamentaux de leur science ; par quelle fatalité, le livre révélé des chrétiens, qui renferme les fondemens de leur religion divine, d'où dépend leur félicité éternelle, est-il inintelligible, et sujet à des disputes, qui si souvent ont ensanglanté la terre ? à en juger par les effets, un tel livre ne devroit-il pas plutôt être regardé comme l'ouvrage d'un génie malfaisant, de l'esprit de mensonge et de ténébres, que d'un Dieu qui s'intéresse à la conservation et au bonheur des hommes, et qui veut les éclairer ?

    CHAPITRE 11

    De la morale chrétienne.

    Si l'on s'en rapportoit aux docteurs des chrétiens, il sembleroit qu'avant la venue du fondateur de leur secte, il n'y ait point eu de vraie morale sur la terre ; ils nous dépeignent le monde entier comme plongé dans les ténébres et dans le crime : cependant la morale fut toujours nécessaire aux hommes ; une société sans morale ne peut subsister.

    Nous voyons, avant Jésus-Christ, des nations florissantes, des philosophes éclairés, qui ont sans cesse rappellé les hommes à leurs devoirs ; en un mot, nous trouvons dans Socrate, dans Confucius, dans les gymnosophistes indiens, des maximes qui ne le cédent en rien à celles du messie des chrétiens. Nous trouvons dans le paganisme des exemples d'équité, d'humanité, de patriotisme, de tempérance, de désintéressement, de patience, de douceur, qui démentent hautement les prétentions du christianisme, et qui prouvent qu'avant son fondateur il existoit des vertus bien plus réelles que celles qu'il est venu nous enseigner.

    Falloit-il une révélation surnaturelle aux hommes, pour leur apprendre que la justice est nécessaire pour maintenir la société, que l'injustice ne rapprocheroit que des ennemis prêts à se nuire ? Falloit-il qu'un Dieu parlât, pour leur montrer que des êtres rassemblés ont besoin de s'aimer et de se prêter des secours mutuels ? Falloit-il des secours d'en haut, pour découvrir que la vengeance est un mal, est un outrage aux loix de son pays, qui, lorsqu'elles sont justes, se chargent de venger les citoyens ?

    Le pardon des injures n'est-il pas une suite de ce principe, et les haines ne s'éternisent-elles point, lorsque l'on veut exercer une vengeance implacable ? Pardonner à ses ennemis, n'est-il pas l'effet d'une grandeur d'ame qui nous donne de l'avantage sur celui qui nous offense ?

    Faire du bien à nos ennemis, ne nous donne-t-il pas de la supériorité sur eux ? Cette conduite n'est-elle pas propre à nous en faire des amis ? Tout homme, qui veut se conserver, ne sent-il pas que les vices, l'intempérance, la volupté, mettent ses jours en danger ?

    Enfin, l'expérience n'a-t-elle pas prouvé à tout être pensant, que le crime est l'objet de la haine de ses semblables, que le vice est nuisible à ceux mêmes qui en sont infectés, que la vertu attire de l'estime et de l'amour à ceux qui la cultivent ? Pour peu que les hommes réfléchissent sur ce qu'ils sont, sur leurs vrais intérêts, sur le but de la société, ils sentiront ce qu'ils se doivent les uns les autres.

    De bonnes loix les forceront d'être bons, et ils n'auront pas besoin que l'on fasse descendre du ciel des regles nécessaires à leur conservation et à leur bonheur. La raison suffit pour nous enseigner nos devoirs envers les êtres de notre espéce. Quel secours peut-elle tirer de la religion, qui, sans cesse, la contredit et la dégrade ?

    On nous dira, sans doute, que la religion, loin de contredire la morale, lui sert d'appui, et rend ses obligations plus sacrées, en leur donnant la sanction de la divinité. Je réponds, que la religion chrétienne, loin d'appuyer la morale, la rend chancelante et incertaine. Il est impossible de la fonder solidement sur les volontés positives d'un Dieu changeant, partial, capricieux, qui, de la même bouche, ordonne la justice et l'injustice, la concorde et le carnage, la tolérance et la persécution.

    Je dis qu'il est impossible de suivre les préceptes d'une morale raisonnable, sous l'empire d'une religion qui fait un mérite du zèle, de l'enthousiasme, du fanatisme le plus destructeur. Je dis qu'une religion, qui nous ordonne d'imiter un despote qui se plaît à tendre des piéges à ses sujets, qui est implacable dans ses vengeances, qui veut qu'on extermine tous ceux qui ont le malheur de lui déplaire, est incompatible avec toute morale.

    Les crimes, dont le christianisme, plus que toutes les autres religions, s'est souillé, n'ont eu pour prétexte que de plaire au dieu farouche qu'il a reçu des juifs. Le caractere moral de ce dieu doit nécessairement régler la conduite de ceux qui l'adorent.

    Si ce dieu est changeant, ses adorateurs changeront, leur morale sera flottante, et leur conduite arbitraire suivra leur tempérament. Cela peut nous montrer la source de l'incertitude où sont les chrétiens, quand il s'agit d'examiner s'il est plus conforme à l'esprit de leur religion, de tolérer , que de persécuter ceux qui different de leurs opinions.

    Les deux partis trouvent également, dans la bible, des ordres précis de la divinité, qui autorisent une conduite si opposée. Tantôt Jéhovah déclare qu'il hait les peuples idolâtres, et qu'on doit les exterminer ; tantôt Moïse défend de maudire les dieux des nations ; tantôt le fils de Dieu défend la persécution, après avoir dit lui-même, qu'il faut contraindre les hommes d'entrer dans son royaume .

    Cependant, l'idée d'un dieu sévere et cruel, faisant des impressions bien plus fortes et plus profondes dans l'esprit, que celles d'un dieu débonnaire, les vrais chrétiens se sont presque toujours cru forcés de montrer du zèle contre ceux qu'ils ont supposés les ennemis de leur Dieu.

    Ils se sont imaginés, qu'on ne pouvoit l'offenser, en mettant trop de chaleur dans sa cause : quelques fussent ses ordres d'ailleurs, ils ont presque toujours trouvé plus sûr pour eux de persécuter, de tourmenter, d'exterminer ceux qu'ils regardoient comme les objets du courroux céleste. La tolérance n'a été admise que par les chrétiens lâches et peu zèlés, d'un tempérament peu analogue au dieu qu'ils servoient.

    Un vrai chrétien ne doit-il pas sentir la nécessité d'être féroce et sanguinaire, quand on lui propose pour exemples les saints et les héros de l'ancien testament ? Ne trouve-t-il pas des motifs pour être cruel, dans la conduite de Moïse, ce législateur qui fait couler par deux fois le sang des israélites, et qui fait immoler à son dieu plus de quarante mille victimes ?

    Ne trouve-t-il pas, dans la perfide cruauté de Phinées , de Jahel , de Judith , de quoi justifier la sienne ? Ne voit-il pas dans David, ce modèle achevé des rois, un monstre de barbarie, d'infamies, d'adulteres, et de révoltes, qui ne l'empêchent point d'être un homme selon le coeur de Dieu ?

    En un mot, tout dans la bible semble annoncer au chrétien, que c'est par un zèle furieux que l'on peut plaire à la divinité, et que ce zèle suffit pour couvrir tous les crimes à ses yeux. Ne soyons donc point surpris de voir les chrétiens se persécutant sans relâche les uns les autres ; s'ils furent tolérans, ce ne fut que lorsqu'ils furent eux-mêmes persécutés, ou trop foibles pour persécuter les autres ; dès qu'ils eurent du pouvoir, ils le firent sentir à ceux qui n'avoient point les mêmes opinions qu'eux sur tous les points de leur religion.

    Depuis la fondation du christianisme, nous voyons différentes sectes aux prises ; nous voyons les chrétiens se haïr, se diviser, se nuire, et se traiter réciproquement avec la cruauté la plus recherchée ; nous voyons des souverains, imitateurs de David, se prêter aux fureurs de leurs prêtres en discorde, et servir la divinité par le fer et par le feu ; nous voyons les rois eux-mêmes devenir les victimes d'un fanatisme religieux, qui ne respecte rien, quand il croit obéir à son Dieu.

    En un mot, la religion, qui se vantoit d'apporter la concorde et la paix, a depuis dix-huit siécles causé plus de ravages, et fait répandre plus de sang, que toutes les superstitions du paganisme. Il s'éleva un mur de division entre les citoyens de mêmes états ; l'union et la tendresse furent bannies des familles ; on se fit un devoir d'être injuste et inhumain.

    Sous un dieu assez inique, pour s'offenser des erreurs des hommes, chacun devint inique ; sous un dieu jaloux et vindicatif, chacun se crut obligé d'entrer dans ses querelles, et de venger ses injures ; enfin, sous un dieu sanguinaire, on se fit un mérite de verser le sang humain.

    Tels sont les importans services que la religion chrétienne a rendus à la morale. Qu'on ne nous dise pas, que c'est par un honteux abus de cette religion que ces horreurs sont arrivées ; l'esprit de persécution et l'intolérance sont de l'esprit d'une religion qui se croit émanée d'un dieu jaloux de son pouvoir, qui a ordonné formellement le meurtre, dont les amis ont été des persécuteurs inhumains, qui, dans l'excès de sa colere, n'a point épargné son propre fils.

    Quand on sert un dieu de cet affreux caractere, on est bien plus sûr de lui plaire, en exterminant ses ennemis, qu'en les laissant en paix offenser leur créateur.
    Une pareille divinité doit servir de prétexte aux excès les plus nuisibles ; le zele de sa gloire sera un voile, qui couvrira les passions de tous les imposteurs, ou fanatiques, qui prétendront être les interprêtes des volontés du ciel ; un souverain croira pouvoir se livrer aux plus grands crimes, lorsqu'il croira les laver dans le sang des ennemis de son dieu.

    Par une conséquence naturelle des mêmes principes, une religion intolérante ne peut être que conditionnellement soumise à l'autorité des souverains temporels. Un juif, un chrétien, ne peuvent obéir aux chefs de la société, que lorsque les ordres de ceux-ci seront conformes aux volontés arbitraires, et souvent insensées, de ce dieu. Mais qui est-ce qui décidera si les ordres des souverains, les plus avantageux à la société, seront conformes aux volontés de ce dieu ?

    Ce seront, sans doute, les ministres de la divinité, les interprêtes de ses oracles, les confidens de ses secrets. Ainsi, dans un état chrétien, les sujets doivent être plus soumis aux prêtres, qu'aux souverains. Bien plus, si ce souverain offense le seigneur, s'il néglige son culte, s'il refuse d'admettre ses dogmes, s'il n'est point soumis à ses prêtres, il doit perdre le droit de gouverner un peuple, dont il met la religion en danger. Que dis-je ? Si la vie d'un tel souverain est un obstacle au salut de ses sujets, au régne de Dieu, à la prospérité de l'église, il doit être retranché du nombre des vivans, dès que les prêtres l'ordonnent.

    Une foule d'exemples nous prouve, que les chrétiens ont souvent suivi ces maximes détestables ; cent fois le fanatisme a mis les armes aux mains des sujets contre leur légitime souverain, et porté le trouble dans la société. Sous le christianisme, les prêtres furent toujours les arbitres du sort des rois ; il importa fort peu à ces prêtres, que tout fût bouleversé sur la terre, pourvû que la religion fût respectée : les peuples furent rebelles à leurs souverains, toutes les fois qu'on leur persuada que les souverains étoient rebelles à leur dieu.

    La sédition, le régicide sont faits pour paroître légitimes à des chrétiens zélés, qui doivent obéir à Dieu, plûtôt qu'aux hommes, et qui ne peuvent, sans risquer leur salut éternel, balancer entre le monarque éternel et les rois de la terre.

    D'après ces maximes funestes, qui découlent des principes du christianisme, il ne faut point être étonné, si, depuis son établissement en Europe, nous voyons si souvent des peuples révoltés, des souverains si honteusement avilis sous l'autorité sacerdotale, des monarques déposés par les prêtres, des fanatiques armés contre la puissance temporelle, enfin des princes égorgés.

    Les prêtres chrétiens ne trouvoient-ils pas, dans l'ancien testament, leurs discours séditieux autorisés par l'exemple ? Les rebelles contre les rois ne furent-ils pas justifiés par l'exemple de David ? Les usurpations, les violences, les perfidies, les violations les plus manifestes des droits de la nature et des gens, ne sont-elles pas légitimées par l'exemple du peuple de Dieu et de ses chefs ?

    Voilà donc l'appui que donne à la morale une religion, dont le premier principe est d'admettre le dieu des juifs, c'est-à-dire, un tyran, dont les volontés fantasques anéantissent à chaque instant les régles nécessaires au maintien des sociétés. Ce Dieu crée le juste et l'injuste ; sa volonté suprême change le mal en bien, et le crime en vertu ; son caprice renverse les loix qu'il a lui-même données à la nature ; il détruit, quand il lui plaît, les rapports qui subsistent entre les hommes, et dispensé lui-même de tout devoir envers les créatures, il semble les autoriser à ne suivre aucunes loix certaines, sinon celles qu'il leur prescrit, en différentes circonstances, par la voix de ses interprêtes et de ses inspirés.

    Ceux-ci, quand ils sont les maîtres, ne prêchent que la soumission ; quand ils se croyent lésés, ils ne prêchent que la révolte ; sont-ils trop foibles ? Ils prêchent la tolérance, la patience, la douceur ; sont-ils plus forts ? Ils prêchent la persécution, la vengeance, la rapine, la cruauté. Ils trouvent continuellement, dans leurs livres sacrés, de quoi autoriser les maximes contradictoires qu'ils débitent ; ils trouvent, dans les oracles d'un dieu peu moral et changeant, des ordres directement opposés les uns aux autres.

    Fonder la morale sur un dieu semblable, ou sur des livres qui renferment à la fois des loix si contradictoires, c'est lui donner une base incertaine, c'est la fonder sur le caprice de ceux qui parlent au nom de Dieu, c'est la fonder sur le tempérament de chacun de ses adorateurs.
    La morale doit être fondée sur des régles invariables ; un dieu, qui détruit ces régles, détruit son propre ouvrage.

    Si ce Dieu est l'auteur de l'homme, s'il veut le bonheur de ses créatures, s'il s'intéresse à la conservation de notre espéce, il voulut que l'homme fût juste, humain, bienfaisant ; jamais il n'a pu vouloir qu'il fût injuste, fanatique et cruel. Ce qui vient d'être dit, peut nous faire connoître ce que nous devons penser de ces docteurs, qui prétendent, que, sans la religion chrétienne, nul homme ne peut avoir, ni morale, ni vertu.

    La proposition contraire seroit certainement plus vraie, et l'on pourroit avancer, que tout chrétien, qui se propose d'imiter son dieu, et de mettre en pratique les ordres souvent injustes et destructeurs, émanés de sa bouche, doit être nécessairement un méchant.

    Si l'on nous dit, que ces ordres ne sont pas toujours injustes, et que souvent les livres sacrés respirent la bonté, l'union, l'équité, je dirai, que le chrétien doit avoir une morale inconstante ; qu'il sera tantôt bon, tantôt méchant, suivant son intérêt et ses dispositions particulieres.


    D'où l'on voit que le chrétien, conséquent à ses idées religieuses, ne peut avoir de vraie morale, ou doit sans cesse flotter entre le crime et la vertu. D'un autre côté, n'y a-t-il pas du danger de lier la morale avec la religion ? Au lieu d'étayer la morale, n'est-ce pas lui donner un appui foible et ruineux, que de vouloir la fonder sur la religion ?

    En effet, la religion ne soutient point l'examen, et tout homme qui aura découvert la foiblesse, ou la fausseté des preuves sur lesquelles est établie la religion, sur laquelle on lui dit que la morale est fondée, sera tenté de croire que cette morale est une chimère, aussi bien que la religion qui lui sert de base.

    C'est ainsi que souvent, après avoir secoué le joug de la religion, nous voyons des hommes pervers se livrer à la débauche, à l'intempérance, au crime. Au sortir de l'esclavage de la superstition, ils tombent dans une anarchie complette, et se croyent tout permis, parce qu'ils ont découvert que la religion n'étoit qu'une fable.

    C'est ainsi que malheureusement les mots d'incrédule et de libertin, sont devenus des synonimes. On ne tomberoit point dans ces inconvéniens, si, au lieu d'une morale théologique, on enseignoit une morale naturelle. Au lieu d'interdire la débauche, les crimes et les vices, parce que Dieu et la religion défendent ces fautes, on devroit dire, que tout excès nuit à la conservation de l'homme, le rend méprisable aux yeux de la société, est défendu par la raison, qui veut que l'homme se conserve ; est interdit par la nature, qui veut qu'il travaille à son bonheur durable.

    En un mot, quelques soient les volontés de Dieu, indépendamment des récompenses et des châtimens que la religion annonce pour l'autre vie, il est facile de prouver à tout homme, que son intérêt, dans ce monde, est de ménager sa santé, de respecter les moeurs, de s'attirer l'estime de ses semblables, enfin d'être chaste, tempérant, vertueux.

    Ceux que leurs passions empêcheront d'écouter ces principes si clairs, fondés sur la raison, ne seront pas plus dociles à la voix d'une religion, qu'ils cesseront de croire, dès qu'elle s'opposera à leurs penchans déréglés. Que l'on cesse donc de nous vanter les avantages prétendus que la religion chrétienne procure à la morale ; les principes, qu'elle puise dans ses livres sacrés, tendent à la détruire ; son alliance avec elle, ne sert qu'à l'affoiblir : d'ailleurs, l'expérience nous montre, que les nations chrétiennes ont souvent des moeurs plus corrompues que celles qu'elles traitent d'infidéles et de sauvages ; au moins les premieres sont-elles plus sujettes au fanatisme religieux, passion si propre à bannir des sociétés la justice et les vertus sociales.

    Contre un mortel crédule, que la religion chrétienne retient, elle en pousse des milliers au crime ; contre un homme qu'elle rend chaste, elle fait cent fanatiques, cent persécuteurs, cent intolérans, qui sont bien plus nuisibles à la société, que les débauchés les plus impudens, qui ne nuisent qu'à eux-mêmes. Au moins est-il certain, que les nations les plus chrétiennes de l'Europe, ne sont point celles où la vraie morale soit la mieux connue et la mieux observée.

    Dans l'Espagne, le Portugal, l'Italie, où la secte la plus superstitieuse du christianisme a fixé son séjour, les peuples vivent dans l'ignorance la plus honteuse de leurs devoirs ; le vol, l'assassinat, la persécution, la débauche, y sont portés à leur comble ; tout y est plein de superstitieux ; on n'y voit que très-peu d'hommes vertueux, et la religion elle-même, complice du crime, fournit des azyles aux criminels, et leur procure des moyens faciles de se réconcilier avec la divinité.

    Des prieres, des pratiques, des cérémonies, semblent dispenser les hommes de montrer des vertus. Dans les pays, qui se vantent de posséder le christianisme dans toute sa pureté, la religion a tellement absorbé l'attention de ses sectateurs, qu'ils méconnoissent entiérement la morale, et croyent avoir rempli tous leurs devoirs, dès qu'ils montrent un attachement scrupuleux à des minuties religieuses, totalement étrangeres au bonheur de la société.

    CHAPITRE 12

    Des vertus chrétiennes.

    Ce qui vient d'être dit, nous montre déjà ce que nous devons penser de la morale chrétienne. Si nous examinons les vertus que le christianisme recommande, nous y trouverons l'empreinte de l'enthousiasme, nous verrons qu'elles sont peu faites pour l'homme, qu'elles l'enlevent au-dessus de sa sphere, qu'elles sont inutiles à la société, que souvent elles sont pour elle de la plus dangereuse conséquence : enfin, dans les préceptes, ou conseils si vantés que J C est venu nous donner, nous ne trouverons que des maximes outrées, dont la pratique est impossible ; que des régles, qui, suivies à la lettre, nuiroient à la société : dans ceux de ces préceptes, qui peuvent se pratiquer, nous ne trouverons rien qui ne fut mieux connu des sages de l'antiquité, sans le secours de la révélation.

    Suivant le messie, toute sa loi consiste, à aimer Dieu par-dessus toutes choses, et le prochain comme soi-même . Ce précepte est-il possible ? Aimer un dieu colère, capricieux, injuste, aimer le dieu des juifs !

    Aimer un dieu injuste, implacable, qui est assez cruel, pour damner éternellement ses créatures ! Aimer l'objet le plus redoutable que l'esprit humain ait pu jamais enfanter ! Un pareil objet, est-il donc fait pour exciter, dans le coeur de l'homme, un sentiment d'amour ?

    Comment aimer ce que l'on craint ? Comment chérir un dieu, sous la verge duquel on est forcé de trembler ? N'est-ce pas se mentir à soi-même, que de se persuader que l'on aime un être si terrible, et si propre à révolter ?
    Aimer son prochain comme soi-même, est-il bien plus possible ?

    Tout homme, par sa nature, s'aime par préférence à tous les autres ; il n'aime ceux-ci, qu'en raison de ce qu'ils contribuent à son propre bonheur ; il a de la vertu, dès qu'il fait du bien à son prochain ; il a de la générosité, lorsqu'il lui sacrifie l'amour qu'il a pour lui-même ; mais jamais il ne l'aime, que pour les qualités utiles qu'il trouve en lui ; il ne peut l'aimer, que lorsqu'il le connoit, et son amour pour lui est forcé de se régler sur les avantages qu'il en reçoit.

    Aimer ses ennemis, est donc un précepte impossible. On peut s'abstenir de faire du mal à celui qui nous nuit ; mais l'amour est un mouvement du coeur, qui ne s'excite en nous qu'à la vue d'un objet que nous jugeons favorable pour nous. Les loix justes, chez les peuples policés, ont toujours défendu de se venger, ou de se faire justice à soi-même ; un sentiment de générosité, de grandeur d'ame, de courage, peut nous porter à faire du bien à qui nous offense ; nous devenons pour lors plus grands que lui, et même nous pouvons changer la disposition de son coeur.

    Ainsi, sans recourir à une morale surnaturelle, nous sentons que notre intérêt exige que nous étouffions dans nos cœurs la vengeance. Que les chrétiens cessent donc de nous vanter le pardon des injures, comme un précepte qu'un dieu seul pouvoit donner, et qui prouve la divinité de sa morale ; Pythagore, longtems avant le messie, avoit dit : qu'on ne se vengeât de ses ennemis, qu'en travaillant à en faire des amis ;  et Socrate dit dans criton : qu'il n'est pas permis à un homme, qui a reçu une injure, de se venger par une autre injure .

    Jésus oublioit, sans doute, qu'il parloit à des hommes, lorsque, pour les conduire à la perfection, il leur dit d'abandonner leurs possessions à l'avidité du premier ravisseur ; de tendre l'autre joue, pour recevoir un nouvel outrage ; de ne point résister à la violence la plus injuste ; de renoncer aux richesses périssables de ce monde ; de quitter maison, biens, parens, amis, pour le suivre ; de se refuser aux plaisirs, même les plus innocens.

    Qui ne voit, dans ces conseils sublimes, le langage de l'enthousiasme, de l'hyperbole ? Ces conseils merveilleux ne sont-ils pas faits pour décourager l'homme, et le jetter dans le désespoir ? La pratique littéral de ces choses ne seroit-elle pas destructive pour la société ? Que dirons-nous de cette morale, qui ordonne que le coeur se détache des objets que la raison lui ordonne d'aimer ?

    Refuser le bien-être que la nature nous présente, n'est-ce pas dédaigner les bienfaits de la divinité ? Quel bien réel peut-il résulter, pour la société, de ces vertus farouches et mélancoliques, que les chrétiens regardent comme des perfections ?

    Un homme devient-il bien utile à la société, quand son esprit est perpétuellement troublé par des terreurs imaginaires, par des idées lugubres, par de noires inquiétudes, qui l'empêchent de vaquer à ce qu'il doit à sa famille, à son propre pays, à ceux qui l'entourent ? S'il est conséquent à ces tristes principes, ne doit-il pas se rendre aussi insupportable à lui-même, qu'aux autres ?

    On peut dire, en général, que le fanatisme et l'enthousiasme font la base de la morale du Christ ; les vertus, qu'il recommande, tendent à isoler les hommes, à les plonger dans l'humeur sombre, et souvent à les rendre nuisibles à leurs semblables. Il faut ici bas des vertus humaines, le chrétien ne voit jamais les siennes qu'au-delà du vrai ; il faut à la société des vertus réelles, qui la maintiennent, qui lui donnent de l'énergie, de l'activité ; il faut aux familles, de la vigilance, de l'affection, du travail ; il faut à tous les êtres de l'espéce humaine, le desir de se procurer des plaisirs légitimes, et d'augmenter la somme de leur bonheur.

    Le christianisme est perpétuellement occupé, soit à dégrader les hommes, par des terreurs accablantes, soit à les enivrer par des espérances frivoles, sentimens également propres à les détourner de leurs vrais devoirs. Si le chrétien suit à la lettre les principes de son législateur, il sera toujours un membre inutile, ou nuisible à la société.

    Quels avantages, en effet, le genre humain peut-il tirer de ces vertus idéales, que les chrétiens nomment évangéliques, divines, théologales, qu'ils préférent aux vertus sociales, humaines et réelles, et sans lesquelles ils prétendent qu'on ne peut plaire à Dieu, ni entrer dans sa gloire ?

    Examinons en détail ces vertus si vantées ; voyons de quelle utilité elles sont pour la société, et si elles méritent vraiment la préférence qu'on leur donne sur celles que la raison nous inspire, comme nécessaires au bien être du genre humain.

    La premiere des vertus chrétiennes, celle qui sert de base à toutes les autres, est la foi ; elle consiste dans une conviction impossible des dogmes révélés, des fables absurdes, que le christianisme ordonne à ses disciples de croire.

    D'où l'on voit que cette vertu exige un renoncement total au bon sens, un assentiment impossible à des faits improbables, une soumission aveugle à l'autorité des prêtres, seuls garans de la vérité des dogmes et des merveilles que tout chrétien doit croire, sous peine d'être damné.

    Cette vertu, quoique nécessaire à tous les hommes, est pourtant un don du ciel, et l'effet d'une grace spéciale ; elle interdit le doute et l'examen ; elle prive l'homme de la faculté d'exercer sa raison, de la liberté de penser ; elle le réduit à l'abrutissement des bêtes, sur des matieres qu'on lui persuade néanmoins être les plus importantes à son bonheur éternel.

    D'où l'on voit, que la foi est une vertu inventée par des hommes, qui craignirent les lumieres de la raison, qui voulurent tromper leurs semblables, pour les soumettre à leur propre autorité, qui chercherent à les dégrader, afin d'exercer sur eux leur empire. Si la foi est une vertu, elle n'est, assurément, utile qu'aux guides spirituels des chrétiens, qui seuls en recueillent les fruits.

    Cette vertu ne peut qu'être funeste au reste des hommes, à qui elle apprend à mépriser la raison, qui les distingue des bêtes, et qui seule peut les guider sûrement en ce monde. En effet, le christianisme nous représente cette raison comme pervertie, comme un guide infidele, en quoi il semble avouer n'être point fait pour des êtres raisonnables.

    Cependant, ne pourroit-on pas demander aux docteurs chrétiens jusqu'où doit aller ce renoncement à la raison ? Eux-mêmes, dans certains cas, n'ont-ils pas recours à elle ? N'est-ce pas à la raison qu'ils en appellent, quand il s'agit de prouver l'existence de Dieu ? Si la raison est pervertie, comment s'en rapporter à elle dans une matiere aussi importante que l'existence de ce Dieu ?

    Quoi qu'il en soit, dire que l'on croit ce qu'on ne conçoit pas, c'est mentir évidemment ; croire sans se rendre compte de ce que l'on croit, c'est une absurdité. Il faut donc peser les motifs de sa croyance. Mais quels sont les motifs du chrétien ? C'est la confiance qu'il a dans les guides qui l'instruisent. Mais sur quoi cette confiance est-elle fondée ? Sur la révélation.

    Mais sur quoi la révélation est-elle fondée elle-même ? Sur l'autorité des guides spirituels. Telle est la maniere dont les chrétiens raisonnent. Leurs argumens, en faveur de la foi, se réduisent à dire : pour croire à la religion, il faut avoir de la foi, et pour avoir de la foi, il faut croire à la religion ;  ou bien, il faut avoir déja de la foi, pour croire à la nécessité de la foi.

    La foi disparoît dès qu'on raisonne ; cette vertu ne soutient jamais un examen tranquille ; voilà ce qui rend les prêtres du christianisme si ennemis de la science. Le fondateur de la religion a déclaré lui-même, que sa loi n'étoit faite que pour les simples et pour les enfans.

    La foi est l'effet d'une grace que Dieu n'accorde guères aux personnes éclairées et accoutumées à consulter le bon sens, elle n'est faite que pour les hommes qui sont incapables de réflexion, ou pour des ames enivrées d'enthousiasme, ou pour des êtres invinciblement attachés aux préjugés de l'enfance. La science fut, et sera toujours l'objet de la haine des docteurs chrétiens ; ils seroient les ennemis d'eux-mêmes, s'ils aimoient les savans.

    Une seconde vertu chrétienne, qui découle de la premiere, est l'espérance ; fondée sur les promesses flatteuses que le christianisme fait à ceux qui se rendent malheureux dans cette vie, elle nourrit leur enthousiasme ; elle leur fait perdre de vue le bonheur présent ; elle les rend inutiles à la société ; elle leur fait croire fermement que Dieu récompensera dans le ciel leur inutilité, leur humeur noire, leur haine des plaisirs, leurs mortifications insensées, leurs prieres, leur oisiveté.

    Comment un homme, enivré de ces pompeuses espérances, s'occuperoit-il du bonheur actuel de ceux qui l'environnent, tandis qu'il est indifférent sur le sien même ? Ne sait-il pas que c'est en se rendant misérable en ce monde, qu'il peut espérer de plaire à son Dieu ? En effet, quelques flatteuses que soient les idées, que le chrétien se fait de l'avenir, sa religion les empoisonne, par les terreurs d'un dieu jaloux, qui veut que l'on opére son salut avec crainte et tremblement ; qui puniroit sa présomption, et qui le damneroit impitoyablement, s'il avoit eu la foiblesse d'être homme un instant de sa vie.

    La troisiéme des vertus chrétiennes est la charité ; elle consiste à aimer Dieu et le prochain. Nous avons déja vu combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'éprouver des sentimens de tendresse pour tout être que l'on craint. On dira, sans doute, que la crainte des chrétiens est une crainte filiale ; mais les mots ne changent rien à l'essence des choses ; la crainte est une passion totalement opposée à l'amour.

    Un fils, qui craint son pere, qui a lieu de se défier de sa colere, qui redoute ses caprices, ne l'aimera jamais sincérement. L'amour d'un chrétien, pour son dieu, ne pourra donc jamais être véritable ; c'est en vain qu'il voudra s'exciter à la tendresse pour un maître rigoureux, qui doit effrayer son coeur, il ne l'aimera jamais que comme un tyran, à qui la bouche rend des hommages que le coeur lui refuse.

    Le dévot n'est pas de bonne foi avec lui-même, quand il prétend chérir son dieu ; sa tendresse est un hommage simulé, semblable à celui que l'on se croit obligé de rendre à ces despotes inhumains, qui, même en faisant le malheur de leurs sujets, exigent des marques extérieures de leur attachement.

    Si quelques ames tendres, à force d'illusions, parviennent à s'exciter à l'amour divin, c'est alors une passion mystique et romanesque, produite par un tempérament échauffé, par une imagination ardente, qui fait qu'elles n'envisagent leur dieu que du côté le plus riant, et qu'elles ferment les yeux sur ses véritables défauts.

    L'amour de Dieu n'est pas le mystère le moins inconcevable de notre religion. La charité , considérée comme l'amour de nos semblables, est une disposition vertueuse et nécessaire. Elle n'est plus alors que cette humanité tendre, qui nous intéresse aux êtres de notre espéce, qui nous dispose à leur prêter des secours, qui nous attache à eux.

    Mais comment concilier cet attachement pour les créatures, avec les ordres d'un dieu jaloux, qui veut qu'on n'aime que lui, qui est venu séparer le fils d'avec son pere, l'ami d'avec son ami ? Suivant les maximes de l'évangile, ce seroit un crime d'offrir à son dieu un coeur partagé par quelqu'autre objet terrestre ; ce seroit une idolâtrie, de faire entrer la créature en concurrence avec le créateur.

    D'ailleurs, comment aimer des êtres qui offensent continuellement la divinité, ou qui sont pour nous une occasion continuelle de l'offenser ? Comment aimer des pécheurs ? Aussi, l'expérience nous montre-t-elle, que les dévots, obligés par principes de se haïr eux-mêmes, ne sont que très-peu disposés à mieux traiter les autres, à leur rendre la vie douce, à leur montrer de l'indulgence.

    Ceux qui en usent de la sorte, ne sont point parvenus à la perfection de l'amour divin. En un mot, nous voyons que ceux qui passent pour aimer le créateur le plus ardemment, ne sont pas ceux qui montrent le plus d'affection à ses chétives créatures ; nous les voyons, au contraire, répandre communément l'amertume sur tout ce qui les environne, relever avec aigreur les défauts de leurs semblables, et se faire un crime de montrer de l'indulgence à la fragilité humaine.

    En effet, un amour sincére, pour la divinité, doit être accompagné de zèle ; un vrai chrétien doit s'irriter, quand il voit offenser son dieu ; il doit s'armer d'une juste et sainte cruauté, pour réprimer les coupables ; il doit avoir un desir ardent de faire régner la religion.

    C'est ce zèle, dérivé de l'amour divin, qui est la source des persécutions et des fureurs, dont le christianisme s'est tant de fois rendu coupable ; c'est ce zèle, qui fait des bourreaux, ainsi que des martyrs ; c'est ce zèle, qui fait que l'intolérant arrache la foudre des mains du très-haut, sous prétexte de venger ses injures ; c'est ce zèle, qui fait que les membres d'une même famille, les citoyens d'un même état se détestent, se tourmentent pour des opinions, et souvent pour des cérémonies puériles, que le zèle fait regarder comme des choses de la derniere importance ; c'est ce zèle, qui mille fois alluma, dans notre Europe, ces guerres de religion, si remarquables par leur atrocité ; enfin, c'est ce zèle pour la religion, qui justifia la calomnie, la trahison, le carnage, en un mot, les désordres les plus funestes aux sociétés.

    Il fut toujours permis d'employer la ruse, la fourberie, le mensonge, dès qu'il fut question de soutenir la cause de Dieu. Les hommes les plus bilieux, les plus coléres, les plus corrompus, sont communément les plus zélés ; ils espérent, qu'en faveur de leur zèle, le ciel leur pardonnera la dépravation de leurs moeurs, et tous leurs autres déréglemens.

    C'est par un effet de ce même zèle, que nous voyons des chrétiens enthousiastes parcourir les terres et les mers, pour étendre l'empire de leur Dieu, pour lui faire des prosélytes, pour lui acquérir de nouveaux sujets. C'est ainsi que, par zèle, des missionnaires se croyent obligés d'aller troubler le repos des états qu'ils regardent comme infidéles, tandis qu'ils trouveroient fort étrange, s'il venoit dans leur propre pays des missionnaires pour p183 leur annoncer une autre loi.

    Lorsque ces propagateurs de la foi eurent la force en main, ils exciterent, dans leurs conquêtes, les révoltes les plus affreuses, ou bien ils exercerent, sur les peuples soumis, des violences bien propres à leur rendre leur divinité odieuse. Ils crurent, sans doute, que des hommes, à qui leur Dieu étoit si longtems demeuré inconnu, ne pouvoient être que des bêtes, sur lesquelles il étoit permis d'exercer les plus grandes cruautés.

    Pour un chrétien, un infidéle ne fut jamais qu'un chien.
    C'est apparemment en conséquence  des idées judaïques, que les nations chrétiennes ont été usurper les possessions des habitans du nouveau monde. Les castillans et les portugais avoient apparemment les mêmes droits pour s'emparer de l'Amérique et de l'Afrique, que les hébreux avoient eus pour se rendre maîtres des terres des chananéens, pour en exterminer les habitans, ou pour les réduire en esclavage.

    Un pontife du dieu de la justice et de la paix ne s'arrogea-t-il pas le droit de distribuer des empires lointains aux monarques européens qu'il voulut favoriser ? Ces violations manifestes du droit de la nature et des gens parurent légitimes à des princes chrétiens, en faveur desquels la religion sanctifioit l'avarice, la cruauté, l'usurpation.

    Enfin, le christianisme regarde l'humilité  comme une vertu sublime ; il lui attache le plus grand prix. Il ne falloit pas, sans doute, des lumieres divines et surnaturelles, pour sentir que l'orgueil blesse les hommes, et rend désagréables ceux qui le montrent aux autres. Pour peu que l'on réfléchisse, on sera convaincu, que l'arrogance, la présomption, la vanité, sont des qualités déplaisantes et méprisables ; mais l'humilité du chrétien doit aller plus loin encore, il faut qu'il renonce à sa raison, qu'il se défie de ses vertus, qu'il refuse de rendre justice à ses bonnes actions, qu'il perde l'estime la plus méritée de lui-même.

    D'où l'on voit que cette prétendue vertu n'est propre qu'à dégrader l'homme, à l'avilir à ses propres yeux, à étouffer en lui toute énergie, et tout desir de se rendre utile à la société. Défendre aux hommes de s'estimer eux-mêmes, et de mériter l'estime des autres, c'est briser le ressort le plus puissant qui les porte aux actions grandes, à l'étude, à l'industrie. Il semble que le christianisme ne se propose, que de faire des esclaves abjects, inutiles au monde, à qui la soumission aveugle à leurs prêtres tienne lieu de toute vertu.

    N'en soyons point surpris, une religion, qui se pique d'être surnaturelle, doit chercher à dénaturer l'homme : en effet, dans le délire de son enthousiasme, elle lui défend de s'aimer lui-même ; elle lui ordonne de haïr les plaisirs, et de chérir la douleur ; elle lui fait un mérite des maux volontaires qu'il se fait.

    De-là ces austérités, ces pénitences destructives de la santé, ces mortifications extravagantes, ces privations cruelles, ces pratiques insensées, enfin ces suicides lents, par lesquels les plus fanatiques des chrétiens croyent mériter le ciel. Il est vrai que tous les chrétiens ne se sentent pas capables de ces perfections merveilleuses ; mais tous, pour se sauver, se croyent plus ou moins obligés de mortifier leurs sens, de renoncer aux bienfaits qu'un dieu bon leur présente, parce qu'ils supposent que ce dieu s'irriteroit, s'ils en faisoient usage, et ne fait offre de ces biens, que pour que l'on s'abstienne d'y toucher.

    Comment la raison pourroit-elle approuver des vertus destructives de nous-mêmes ? Comment le bon sens pourroit-il admettre un dieu, qui prétend que l'on se rende malheureux, et qui se plaît à contempler les tourmens que s'infligent ses créatures ? Quel fruit la société peut-elle recueillir de ces vertus, qui rendent l'homme sombre, misérable, et incapable d'être utile à la patrie ?

    La raison et l'expérience, sans le secours de la superstition, ne suffisent-elles donc pas, pour nous prouver que les passions et les plaisirs, poussés à l'excès, se tournent contre nous-mêmes, et que l'abus des meilleures choses devient un mal véritable ? Notre nature ne nous force-t-elle pas à la tempérance, à la privation des objets qui peuvent nous nuire ?

    En un mot, un être, qui veut se conserver, ne doit-il pas modérer ses penchans, et fuir ce qui tend à sa destruction ? Il est évident que le christianisme autorise, au moins indirectement, le suicide. Ce fut en conséquence de ces idées fanatiques, que, sur-tout dans les premiers tems du christianisme, les déserts et les forêts se sont peuplés de chrétiens parfaits, qui, en s'éloignant du monde, priverent leurs familles d'appuis, et leurs patries de citoyens, pour se livrer à une vie oiseuse et contemplative.

    De-là ces légions de moines et de cénobites, qui, sous les étendarts de différens enthousiastes, se sont enrôlés dans une milice inutile, ou nuisible à l'état. Ils crurent mériter le ciel, en enfouissant des talens nécessaires à leurs concitoyens, en se vouant à l'inaction et au célibat.

    C'est ainsi, que dans les pays, où les chrétiens sont le plus fidéles à leur religion, une foule d'hommes, par piété, s'obligent à demeurer toute leur vie inutiles et misérables. Quel coeur assez barbare pour réfuser des larmes au sort de ces victimes, tirées d'un sexe enchanteur, que la nature destinoit à faire le bonheur du nôtre !

    Dupes infortunées de l'enthousiasme du jeune âge, ou forcées par les vues intéressées d'une famille impérieuse, elles sont pour toujours bannies du monde ; des sermens téméraires les lient pour jamais à l'ennui, à la solitude, à l'esclavage, à la misére ; des engagemens, contredits par la nature, les forcent à la virginité.

    C'est en vain qu'un tempérament plus mûr réclame tôt ou tard en elles, et les fait gémir sur des voeux imprudens, la société les punit par l'oubli de leur inutilité, de leur stérilité volontaire ; retranchées des familles, elles passent dans l'ennui, l'amertume, et les larmes, une vie perpétuellement gênée par des géolieres incommodes et despotiques : enfin, isolées, sans secours et sans liens, il ne leur reste que l'affreuse consolation de séduire d'autres victimes, qui partagent avec elles les ennuis de leur solitude, et leur supplice devenu sans reméde.

    En un mot, le christianisme semble avoir pris à tâche de combattre en tout la nature et la raison : s'il admet quelques vertus, approuvées par le bon sens, il veut toujours les outrer ; il ne conserve jamais ce juste milieu, qui est le point de la perfection. La volupté, la dissolution, l'adultère, en un mot, les plaisirs illicites et honteux sont évidemment des choses auxquelles tout homme, jaloux de se conserver, et de mériter l'estime de ses concitoyens, doit résister.

    Les payens ont senti et enseigné cette vérité, malgré le débordement de moeurs que le christianisme leur reproche. La religion chrétienne, peu contente de ces maximes raisonnables, recommande le célibat , comme un état de perfection ; le nœud si légitime du mariage est une imperfection à ses yeux.

    Le pere du dieu des chrétiens, avoit dit, dans la genèse : il n'est pas bon que l'homme demeure sans compagne . Il avoit formellement ordonné à tous les êtres, de croître et de multiplier . Son fils, dans l'évangile, vient annuller ces loix ; il prétend que, pour être parfait, il faut se priver du mariage, résister à l'un des plus pressans besoins que la nature inspire à l'homme, mourir sans postérité, refuser des citoyens à l'état, et des supports à sa vieillesse.

    Si nous consultons la raison, nous trouverons, que les plaisirs de l'amour nuisent à nous-mêmes, quand nous les prenons avec excès ; qu'ils sont des crimes, lorsqu'ils nuisent à d'autres ; nous sentirons, que corrompre une fille, c'est la condamner à la honte et à l'infamie, c'est anéantir pour elle les avantages de la société ; nous trouverons, que l'adultère est une invasion des droits d'un autre, qui détruit l'union des époux, qui sépare au moins des coeurs qui étoient faits pour s'aimer ; nous conclurons de ces choses, que le mariage étant le seul moyen de satisfaire honnêtement et légitimement le besoin de la nature, de peupler la société, de se procurer des appuis, est un état bien plus respectable et bien plus sacré que ce célibat destructeur, que cette castration volontaire, que le christianisme a le front de transformer en vertu.

    La nature, ou l'auteur de la nature, invite les hommes à se multiplier, par l'attrait du plaisir ; il a déclaré hautement, que la femme étoit nécessaire à l'homme ; l'expérience a fait connoître qu'ils devoient former une société, non seulement pour jouir de plaisirs passagers, mais encore pour s'aider à supporter les amertumes de la vie, pour élever des enfans, pour en faire des citoyens, pour trouver en eux des supports de leur vieillesse.

    En donnant à l'homme des forces supérieures à celles de sa compagne, la nature voulut qu'il travaillât à faire subsister sa famille ; en donnant à cette compagne des organes plus foibles, elle l'a destinée à des travaux moins pénibles, mais non moins nécessaires ; en lui donnant une ame plus sensible et plus douce, elle voulut qu'un sentiment tendre l'attachât plus particulierement à ses foibles enfans.

    Voilà les liens heureux que le christianisme voudroit empêcher de se former ; voilà les vues qu'il s'efforce de traverser, en proposant, comme un état de perfection, un célibat qui dépeuple la société, qui contredit la nature, qui invite à la débauche, qui rend les hommes isolés, et qui ne peut être avantageux qu'à la politique odieuse des prêtres de quelques sectes chrétiennes, qui se font un devoir de se séparer de leurs concitoyens, pour former un corps fatal, qui s'éternise sans postérité.

    Si le christianisme eut l'indulgence de permettre le mariage à ceux de ses sectateurs, qui n'oserent, ou ne purent tendre à la perfection, il semble qu'il les en a punis, par les entraves incommodes qu'il mit à ce noeud ; c'est ainsi que nous voyons le divorce défendu par la religion chrétienne ; les nœuds les plus mal assortis sont devenus indissolubles ; les personnes, mariées une fois, sont forcées de gémir pour toujours de leur imprudence, quand même le mariage, qui ne peut avoir que le bien-être, la tendresse, l'affection, pour objet et pour base, deviendroit pour elles une source de discordes, d'amertumes et de peines.

    C'est ainsi que la loi, d'accord avec la religion cruelle, consent à empêcher les malheureux de briser leurs chaînes. Il paroît que le christianisme a mis tout en oeuvre pour détourner du mariage, et pour lui faire préférer un célibat qui conduit nécessairement à la débauche, à l'adultère, à la dissolution.

    Cependant, le dieu des juifs avoit permis le divorce, et nous ne voyons point de quel droit son fils, qui venoit accomplir la loi de Moïse, a révoqué une permission si sensée. Nous ne parlons point ici des autres entraves, que, depuis son fondateur, l'église a mises au mariage. En proscrivant les mariages entre parens, ne semble-t-elle pas avoir défendu, que ceux qui vouloient s'unir, se connussent parfaitement, et s'aimassent trop tendrement ?

    Telles sont les perfections que le christianisme propose à ses enfans, telles sont les vertus qu'il préfére à celles qu'il nomme, par mépris, vertus humaines . Bien plus, il rejette et désavoue ces dernieres, il les appelle fausses, illégitimes, parce que ceux qui les possédoient, n'avoient point la foi. Quoi ! Ces vertus si aimables, si héroïques, de la Gréce et de Rome, n'étoient point de vraies vertus !

    Si l'équité, l'humanité, la générosité, la tempérance, la patience d'un payen, ne sont pas des vertus, à quoi peut-on donner ce nom ? N'est-ce pas confondre toutes les idées de la morale, que de prétendre que la justice d'un payen n'est pas justice, que sa bonté n'est pas bonté, que sa bienfaisance est un crime ? Les vertus réelles des Socrate, des Caton, des épictète, des Antonin, ne sont-elles donc pas préférables au zèle des Cyrilles, et à l'opiniâtreté des Athanase, à l'inutilité des Antoine, aux révoltes des Chrysostome, à la férocité des Dominique, à l'abjection d'ame des François ?

    Toutes les vertus, que le christianisme admire, ou sont outrées et fanatiques, ou elles ne tendent qu'à rendre l'homme timide, abject et malheureux : si elles lui donnent du courage, il devient bientôt opiniâtre, altier, cruel, et nuisible à la société. C'est ainsi qu'il faut qu'il soit, pour répondre aux vues d'une religion qui dédaigne la terre, et qui ne s'embarrasse pas d'y porter le trouble, pourvû que son dieu jaloux triomphe de ses ennemis.

    Nulle morale véritable ne peut être compatible avec une telle religion.

    CHAPITRE 13

    Des pratiques et des devoirs de la religion chrétienne.

    Si les vertus du christianisme n'ont rien de solide et de réel, ou ne produisent aucun effet que la raison puisse approuver, elle ne verra rien de plus estimable dans une foule de pratiques gênantes, inutiles, et souvent dangereuses, dont il fait des devoirs à ses dévots sectateurs, et qu'il leur montre comme des moyens assurés d'appaiser la divinité, d'obtenir ses graces, de mériter ses récompenses ineffables.

    Le premier, et le plus essentiel des devoirs du christianisme, est de prier . C'est à la priere continuelle, que le christianisme attache sa félicité ; son dieu, que l'on suppose rempli de bontés, veut être sollicité pour répandre ses graces ; il ne les accorde qu'à l'importunité : sensible à la flatterie, comme les rois de la terre, il exige une étiquette, il n'écoute favorablement que des voeux présentés suivant une certaine forme.

    Que dirions-nous d'un pere, qui, connoissant les besoins de ses enfans, ne consentiroit point à leur donner la nourriture nécessaire, à moins qu'ils ne l'arrachassent par des supplications ferventes, et souvent inutiles ? Mais, d'un autre côté, n'est-ce pas se défier de la sagesse de Dieu, que de prescrire des régles à sa conduite ?

    N'est-ce pas révoquer en doute son immutabilité, que de croire que sa créature peut l'obliger à changer ses décrets ? S'il sait tout, qu'a-t-il besoin d'être averti sans cesse des dispositions du coeur et des desirs de ses sujets ? S'il est tout-puissant, comment seroit-il flatté de leurs hommages, de leurs soumissions réitérées, de l'anéantissement où ils se mettent à ses pieds ?

    En un mot, la priere suppose un dieu capricieux, qui manque de mémoire, qui est sensible à la louange, qui est flatté de voir ses sujets humiliés devant lui, qui est jaloux de recevoir, à chaque instant, des marques réitérées de leur soumission. Ces idées, empruntées des princes de la terre, peuvent-elles bien s'appliquer à un être tout-puissant, qui n'a créé l'univers que pour l'homme, et qui ne veut que son bonheur ?

    Peut-on supposer, qu'un être tout-puissant, sans égal et sans rivaux, soit jaloux de sa gloire ? Est-il une gloire pour un être à qui rien ne peut être comparé ? Les chrétiens ne voyent-ils pas, qu'en voulant exalter et honorer leur dieu, ils ne font réellement que l'abbaisser et l'avilir ?

    Il entre encore dans le système de la religion chrétienne, que les prieres des uns peuvent être applicables à d'autres : son dieu, partial pour ses favoris, ne reçoit que les requêtes de ceux-ci ; il n'écoute son peuple, que lorsque ses voeux lui sont offerts par ses ministres.

    Ainsi, Dieu devient un sultan, qui n'est accessible que pour ses ministres, ses visirs, ses eunuques, et les femmes de son serrail. De-là, cette foule innombrable de prêtres, de cénobites, de moines et de religieuses, qui n'ont d'autres fonctions, que d'élever leurs mains oisives au ciel, et de prier nuit et jour, pour obtenir ses faveurs pour la société.

    Les nations payent chérement ces importans services, et de pieux fainéans vivent dans la splendeur, tandis que le mérite réel, le travail et l'industrie, languissent dans la misére.

    Sous prétexte de vaquer à la priere et aux cérémonies de son culte, le chrétien, surtout dans quelques sectes plus superstitieuses, est obligé de demeurer oisif, et de rester les bras croisés pendant une grande partie de l'année ; on lui persuade qu'il honore son dieu par son inutilité ; des fêtes, multipliées par l'intérêt des prêtres et la crédulité des peuples, suspendent les travaux nécessaires de plusieurs millions de bras ; l'homme du peuple va prier dans un temple, au lieu de cultiver son champ ; là il repaît ses yeux de cérémonies puériles, et ses oreilles de fables et de dogmes auxquels il ne peut rien comprendre.

    Une religion tyrannique fait un crime à l'artisan, ou au cultivateur, qui, pendant ces journées, consacrées au désoeuvrement, oseroit s'occuper du soin de faire subsister une famille nombreuse et indigente, et de concert avec la religion, le gouvernement puniroit ceux qui auroient l'audace de gagner du pain, au lieu de faire des prieres, ou de rester les bras croisés.

    La raison peut-elle souscrire à cette obligation bizarre de s'abstenir de viandes et de quelques alimens, que certaines sectes chrétiennes imposent ? Le peuple, qui vit de son travail, est, en conséquence de cette loi, forcé de se contenter, pendant des intervalles très-longs, d'une nourriture chère, mal-saine, et peu propre à réparer les forces.

    Quelles idées abjectes et ridicules doivent avoir de leur dieu, des insensés qui croyent qu'il s'irrite de la qualité des mêts qui entrent dans l'estomach de ses créatures ? Cependant, à prix d'argent, le ciel devient plus accommodant. Les prêtres des chrétiens ont été sans cesse occupés à gêner leurs crédules sectateurs, afin de les obliger à transgresser ; le tout, pour avoir occasion de leur faire expier chérement leurs prétendues transgressions. Tout dans le christianisme, jusqu'aux péchés, tourne au profit du prêtre.

    Aucun culte ne mit jamais ses sectateurs dans une dépendance plus entiere, et plus continuelle de leurs prêtres, que le christianisme ; ils ne perdirent jamais de vue leur proie ; ils prirent les mesures les plus justes pour asservir les hommes et les faire contribuer à leur puissance, à leurs richesses, à leur empire. Médiateurs entre le monarque céleste et ses sujets, ces prêtres furent regardés comme des courtisans en crédit, comme des ministres chargés d'exercer la puissance en son nom, comme des favoris auxquels la divinité ne pouvoit rien refuser.

    Ainsi, les ministres du très-haut devinrent les maîtres absolus du sort des chrétiens ; ils s'emparerent, pour la vie, des esclaves que la crainte et les préjugés leur soumirent ; ils se les attacherent, et se rendirent nécessaires à eux, par une foule de pratiques et de devoirs aussi puériles que bizarres, qu'ils eurent soin de leur faire regarder comme indispensablement nécessaires au salut.

    Ils leur firent, de l'omission de ces devoirs, des crimes bien plus graves, que de la violation manifeste des régles de la morale et de la raison.

    Ne soyons donc point étonnés, si dans les sectes les plus chrétiennes, c'est-à-dire, les plus superstitieuses, nous voyons l'homme perpétuellement infesté par des prêtres. à peine est-il sorti du sein de sa mere, que, sous prétexte de le laver d'une prétendue tache originelle , son prêtre le baptise pour de l'argent, le réconcilie avec un dieu qu'il n'a point encore pu offenser ; à l'aide de paroles et d'enchantemens, il l'arrache au domaine du démon.

    Dès l'enfance la plus tendre, son éducation est ordinairement confiée à des prêtres, dont le principal objet est de lui inculquer de bonne heure les préjugés nécessaires à leurs vues ; ils lui inspirent des terreurs, qui se multiplieront en lui pendant toute sa vie ; ils l'instruisent dans les fables d'une religion merveilleuse, dans ses dogmes insensés, dans ses mystères incompréhensibles ; en un mot, ils en font un chrétien superstitieux, et jamais ils n'en font un citoyen utile, un homme éclairé.

    Il n'est qu'une chose qu'on lui montre comme nécessaire, c'est d'être dévotement soumis à sa religion. Sois dévot, lui dit-on, sois aveugle, méprise ta raison, occupe-toi du ciel, et néglige la terre, c'est tout ce que Dieu te demande pour te conduire au bonheur.

    Pour entretenir le chrétien dans les idées abjectes et fanatiques, dont sa jeunesse fut imbue, ses prêtres, dans quelques sectes, lui ordonnent de venir souvent déposer dans leur sein ses fautes les plus cachées, ses actions les plus ignorées, ses pensées les plus secretes ; ils le forcent de venir s'humilier à leurs pieds, et rendre hommage à leur pouvoir ; ils effrayent le coupable, et s'ils l'en jugent digne, ils le réconcilient ensuite avec la divinité, qui, sur l'ordre de son ministre, lui remet les péchés dont il s'étoit souillé.

    Les sectes chrétiennes, qui admettent cette pratique, nous la vantent comme un frein très-utile aux moeurs, et très-propre à contenir les passions des hommes ; mais l'expérience nous prouve, que les pays, où cet usage est le plus fidélement observé, loin d'avoir des moeurs plus pures que les autres, en ont de plus dissolues.

    Ces expiations si faciles ne font qu'enhardir au crime. La vie des chrétiens est un cercle de déréglemens et de confessions  périodiques ; le sacerdoce profite seul de cet usage, qui le met à portée d'exercer un empire absolu sur les consciences des hommes. Quelle doit être la puissance d'un ordre d'hommes, qui ouvrent et ferment à leur gré les portes du ciel, qui ont les secrets des familles, qui peuvent à volonté allumer le fanatisme dans les esprits !

    Sans l'aveu du sacerdoce, le chrétien ne peut participer à ses mystères sacrés, les prêtres ont le droit de l'en exclure. Il pourroit se consoler de cette privation prétendue ; mais les anathêmes, ou excommunications des prêtres, font par-tout un mal réel à l'homme ; les peines spirituelles produisent des effets temporels, et tout citoyen, qui encourt la disgrace de l'église, est en danger d'encourir celle du gouvernement, et devient un objet odieux pour ses concitoyens.

    Nous avons déja vu que les ministres de la religion se sont ingérés des affaires du mariage ; sans leur aveu, un chrétien ne peut devenir pere ; il faut qu'il se soumette aux formes capricieuses de la religion ; sans cela, la politique, d'accord avec la religion, excluroit ses enfans du rang des citoyens.

    Durant tout le cours de sa vie, le chrétien, sous peine de se rendre coupable, est obligé d'assister aux cérémonies de son culte, aux instructions de ses prêtres ; dès qu'il remplit fidélement cet important devoir, il se croit le favori de son dieu, et se persuade qu'il ne doit plus rien à la société.

    C'est  ainsi que des pratiques inutiles prennent la place de la morale, qui par-tout est subordonnée à la religion, à qui elle devroit commander.

    Lorsque le terme de sa vie est venu, étendu sur son lit, le chrétien est encore assailli par ses prêtres dans ses derniers instans. Dans quelques sectes chrétiennes, la religion semble s'être étudiée à rendre à l'homme sa mort mille fois plus amère. Un prêtre tranquille vient porter l'allarme auprès du grabat d'un mourant ; sous prétexte de le réconcilier avec son dieu, il vient lui faire savourer le spectacle de sa fin.

    Si cet usage est destructeur pour les citoyens, il est au moins très-utile au sacerdoce, qui doit une grande partie de ses richesses aux terreurs salutaires qu'il inspire à propos aux chrétiens riches et moribonds. La morale n'en retire pas les mêmes fruits : l'expérience nous montre, que la plûpart des chrétiens, vivans avec sécurité dans le débordement, ou le crime, remettent à la mort le soin de se réconcilier avec Dieu : à l'aide d'un repentir tardif, et des largesses qu'ils font au sacerdoce, celui-ci expie leurs fautes, et leur permet d'espérer que le ciel met en oubli les rapines, les injustices et les crimes qu'ils ont commis pendant tout le cours d'une vie nuisible à leurs semblables.

    La mort même ne termine point l'empire du sacerdoce sur les chrétiens de quelques sectes ; les prêtres mettent à profit son cadavre ; à prix d'argent, on acquiert, pour sa dépouille mortelle, le droit d'être déposé dans un temple, et de répandre dans les villes l'infection et la maladie. Que dis-je ? Le pouvoir sacerdotal s'étend même au-delà des bornes du trépas. On achéte chérement les prieres de l'église, pour délivrer les ames des morts des supplices que l'on prétend destinés dans l'autre monde à les purifier.

    Heureux les riches, dans une religion, où, à l'aide de l'argent, on peut intéresser les favoris de Dieu à le prier de remettre les peines que sa justice immuable leur avoit fait infliger ! Tels sont les principaux devoirs que le christianisme recommande comme nécessaires, et de l'observation desquels il fait dépendre le salut.

    Telles sont les pratiques arbitraires, ridicules et nuisibles, qu'il ose souvent substituer aux devoirs de la société. Nous ne combattrons pas les différentes pratiques superstitieuses, admises avec respect par quelques sectes, et rejettées par d'autres, telles que les honneurs rendus à la mémoire de ces pieux fanatiques, de ces héros de l'enthousiasme, de ces contemplateurs obscurs, que le pontife romain met au nombre des saints.

    Nous ne parlerons pas de ces pélérinages, dont la superstition des peuples fait tant de cas, ni de ces indulgences, à l'aide desquelles les péchés sont remis. Nous nous contenterons de dire, que ces choses sont communément plus respectées du peuple qui les admet, que les régles de la morale, qui souvent sont totalement ignorées.

    Il en coûte bien moins aux hommes, de se conformer à des rites, à des cérémonies, à des pratiques, que d'être vertueux. Un bon chrétien est un homme qui se conforme exactement à ce que ses prêtres exigent de lui ; ceux-ci, pour toutes vertus, lui demandent d'être aveugle, libéral et soumis.

    CHAPITRE 14

    Des effets politiques de la religion chrétienne.

    Après avoir vu l'inutilité, et même le danger des perfections, des vertus et des devoirs, que la religion chrétienne nous propose, voyons si elle a de plus heureuses influences sur la politique, ou si elle procure un bien-être réel aux nations chez qui cette religion est établie, et seroit fidélement observée.

    D'abord, nous trouvons que par-tout où le christianisme est admis, il s'établit deux législations opposées l'une à l'autre, et qui se combattent réciproquement. La politique est faite pour maintenir l'union et la concorde entre les citoyens. La religion chrétienne, quoiqu'elle leur prêche de s'aimer, et de vivre en paix, anéantit bientôt ce précepte, par les divisions nécessaires qui doivent s'élever parmi  ses sectateurs, qui sont forcés d'entendre diversement les oracles ambigus que les livres saints leur annoncent.

    Dès le commencement du christianisme, nous voyons des disputes très-vives entre ses docteurs. Depuis, nous ne trouvons, dans tous les siécles, que des schismes, des hérésies, suivis de persécutions et de combats, très-propres à détruire cette concorde si vantée, qui devient impossible dans une religion où tout est obscurité.

    Dans toutes les disputes religieuses, les deux partis croyent avoir Dieu de leur côté, par conséquent ils sont opiniâtres.

    Comment ne le seroient-ils pas, puisqu'ils confondent la cause de Dieu avec celle de leur vanité ? Ainsi, peu disposés à céder de part et d'autre, ils se combattent, se tourmentent, se déchirent, jusqu'à ce que la force ait décidé de querelles qui jamais ne sont du ressort du bon sens.

    En effet, dans toutes les dissensions qui se sont élevées parmi les chrétiens, l'autorité politique fut toujours obligée d'intervenir ; les souverains prirent parti dans les disputes frivoles des prêtres, qu'ils regarderent comme des objets de la derniere importance. Dans une religion, établie par un dieu lui-même, il n'est point de minuties ; en conséquence, les princes s'armerent contre une partie de leurs sujets ; la façon de penser de la cour décida de la croyance et de la foi des sujets ; les opinions qu'elle appuya, furent les seules véritables ; les satellites furent les gardiens de l'orthodoxie , les autres devinrent des hérétiques et des rebelles, que les premiers se firent un devoir d'exterminer.

    Les préjugés des princes, ou leur fausse politique, leur ont toujours fait regarder ceux de leurs sujets, qui n'avoient point les mêmes opinions qu'eux sur la religion, comme de mauvais citoyens, dangereux pour l'état, comme des ennemis de leur pouvoir.

    Si laissant aux prêtres le soin de vuider leurs querelles impertinentes, ils n'eussent point persécuté, pour leur donner du poids, ces querelles se seroient assoupies d'elles-mêmes, ou n'eussent point intéressé la tranquillité publique. Si ces rois, impartiaux, eussent récompensé les bons, et puni les méchans, sans avoir égard à leurs spéculations, à leur culte, à des cérémonies, ils n'eussent pas forcé un grand nombre de leurs sujets à devenir les ennemis nés du pouvoir qui les opprimoit.

    C'est à force d'injustices, de violences et de persécutions, que les princes chrétiens ont cherché de tout tems à ramener les hérétiques. Le bon sens n'eut-il pas dû leur montrer, que cette conduite n'étoit propre qu'à faire des hypocrites, des ennemis cachés, ou même à produire des révoltes.

    Mais ces réflexions ne sont point faites pour des princes, que le christianisme travaille dès l'enfance à remplir de fanatisme et de préjugés. Il leur inspire, pour toute vertu, un attachement opiniâtre à des frivolités, une ardeur impétueuse pour des dogmes étrangers au bien de l'état, une colere emportée contre tous ceux qui refusent de plier sous leurs opinions despotiques.

    Dès-lors, les souverains trouvent plus court de détruire, que de ramener par la douceur : leur despotisme altier ne s'abbaisse point à raisonner. La religion leur persuade que la tyrannie est légitime, que la cruauté est méritoire, quand il s'agit de la cause du ciel.

    En effet, le christianisme changea toujours en despotes et en tyrans les souverains qui le favoriserent ; il les représenta comme des divinités sur la terre ; il fit respecter leurs caprices comme les volontés du ciel même ; il leur livra les peuples comme des troupeaux d'esclaves, dont ils pouvoient disposer à leur gré. En faveur de leur zèle pour la religion, il pardonna souvent aux monarques les plus pervers, les injustices, les violences, les crimes, et sous peine d'irriter le très-haut, il commanda aux nations de gémir, sans murmurer, sous le glaive qui les frappoit, au lieu de les protéger.

    Ne soyons donc point surpris si, depuis que la religion chrétienne s'est établie, nous voyons tant de nations gémir sous des tyrans dévots, qui n'eurent d'autre mérite qu'un attachement aveugle pour la religion, et qui d'ailleurs se permirent les crimes les plus révoltans, la tyrannie la plus affreuse, les débordemens les plus honteux, la licence la plus effrénée.

    Quelques fussent les injustices, les oppressions, les rapines des souverains, ou religieux, ou hypocrites, les prêtres eurent soin de contenir leurs sujets. Ne soyons point non plus étonnés de voir tant de princes, incapables ou méchans, soutenir à leur tour les intérêts d'une religion, dont leur fausse politique avoit besoin, pour soutenir leur autorité.

    Les rois n'auroient aucun besoin de la superstition pour gouverner les peuples, s'ils avoient de l'équité, des lumieres et des vertus, s'ils connoissoient et pratiquoient leurs vrais devoirs, s'ils s'occupoient véritablement du bonheur de leurs sujets ; mais comme il est plus aisé de se conformer à des rites, que d'avoir des talens, ou de pratiquer la vertu, le christianisme trouva trop souvent, dans les princes, des appuis disposés à le soutenir, et même des bourreaux prêts à le servir.

    Les ministres de la religion n'eurent pas la même complaisance pour les souverains qui refuserent de faire cause commune avec eux, d'embrasser leurs querelles, de servir leurs passions ; ils se souleverent contre ceux qui voulurent leur résister, les punir de leurs excès, les ramener à la raison, modérer leurs prétentions ambitieuses, toucher à leurs immunités .

    Les prêtres crierent alors à l'impiété , au sacrilége ;  ils prétendirent que le souverain mettoit la main à l'encensoir , usurpoit des droits accordés par Dieu lui-même ; en un mot, ils chercherent à soulever les peuples contre l'autorité la plus légitime ; ils armerent des fanatiques contre les souverains, travestis en tyrans, pour n'avoir point été soumis à l'église.

    Le ciel fut toujours prêt à venger les injustices faites à ses ministres ; ceux-ci ne furent soumis eux-mêmes, et ne prêcherent la soumission aux autres, que quand il leur fut permis de partager l'autorité, ou quand ils furent trop foibles pour lui résister.

    Voilà pourquoi, dans la naissance du christianisme, nous voyons ses apôtres sans pouvoir prêcher la subordination ; dès qu'il se vit soutenu, il prêcha la persécution ; dès qu'il se vit puissant, il prêcha la révolte, il déposa des rois, il les fit égorger.

    Dans toutes les sociétés politiques où le christianisme est établi, il subsiste deux puissances rivales, qui luttent continuellement l'une contre l'autre, et par le combat desquelles l'état est ordinairement déchiré. Les sujets se partagent, les uns combattent pour leur souverain, les autres combattent, ou croyent combattre pour leur dieu.

    Ces derniers doivent toujours, à la fin, l'emporter, tant qu'il sera permis au sacerdoce d'empoisonner l'esprit des peuples, de fanatisme et de préjugés.
    C'est en éclairant les sujets, qu'on les empêchera de se livrer au fanatisme ; c'est en les affranchissant peu-à-peu du joug de la superstition, qu'on diminuera le pouvoir sacerdotal, qui sera toujours sans bornes, et plus fort que celui des rois, dans un pays ignorant et couvert de ténébres.

    Mais la plûpart des souverains craignent qu'on n'éclaire les hommes ; complices du sacerdoce, ils se liguent avec lui, pour étouffer la raison, et pour persécuter tous ceux qui ont le courage de l'annoncer. Aveugles sur leurs propres intérêts, et sur ceux de leurs nations, ils ne cherchent à commander qu'à des esclaves, que les prêtres rendront déraisonnables à volonté.

    Aussi voyons-nous une honteuse ignorance, un découragement total régner dans les pays où le christianisme domine de la façon la plus absolue : les souverains, ligués avec leurs prêtres, semblent y conjurer la ruine de la science, des arts, de l'industrie, qui ne peuvent être que les enfans de la liberté de penser.

    Parmi les nations chrétiennes, les moins superstitieuses sont les plus libres, les plus puissantes, les plus heureuses. Dans les pays, où le despotisme spirituel est d'intelligence avec le despotisme temporel, les peuples croupissent dans l'inaction, dans la paresse, dans l'engourdissement.

    Les peuples de l'Europe, qui se vantent de posséder la foi la plus pure, ne sont pas assurément les plus florissans et les plus puissans ; les souverains, esclaves eux-mêmes de la religion, ne commandent qu'à d'autres esclaves, qui n'ont point assez d'énergie et de courage pour s'enrichir eux-mêmes, et pour travailler au bonheur de l'état.

    Dans ces sortes de contrées, le prêtre seul est opulent, le reste languit dans la plus profonde indigence. Mais qu'importent la puissance et le bonheur des nations, à une religion qui veut que ses sectateurs ne s'occupent point de leur bonheur en ce monde, qui regarde les richesses comme nuisibles, qui prêche un dieu pauvre, qui recommande l'abjection d'ame et la mortification des sens ?

    C'est, sans doute, pour obliger les peuples à pratiquer ces maximes, que le sacerdoce, dans plusieurs états chrétiens, s'est emparé de la plus grande partie des richesses, et vit dans la splendeur, tandis que le reste des citoyens fait son salut dans la misére.

    Tels sont les avantages que la religion chrétienne procure aux sociétés politiques ; elle forme un état indépendant dans l'état ; elle rend les peuples esclaves ; elle favorise la tyrannie des souverains, quand ils sont complaisans pour elle ; elle rend leurs sujets rebelles et fanatiques, quand ces souverains manquent de complaisance.

    Quand elle s'accorde avec la politique, elle écrase, elle avilit, elle appauvrit les nations, et les prive de science et d'industrie ; quand elle se sépare d'elle, elle rend les citoyens insociables, turbulens, intolérans et rebelles.

    Si nous examinons en détail les préceptes de cette religion, et les maximes qui découlent de ses principes, nous verrons qu'elle interdit tout ce qui peut rendre un état florissant. Nous avons déja vu les idées d'imperfection, que le christianisme attache au mariage, et l'estime qu'il fait du célibat : ces idées ne sont point faites pour favoriser la population, qui est, sans contredit, la premiere source de puissance pour un état.

    Le commerce n'est pas moins contraire aux vues d'une religion, dont le fondateur prononce l'anathême contre les riches, et les exclut du royaume des cieux. Toute industrie est également interdite à des chrétiens parfaits, qui mènent une vie provisoire sur la terre, et qui ne doivent jamais s'occuper du lendemain.

    Ne faut-il pas qu'un chrétien soit aussi téméraire qu'inconséquent, lorsqu'il consent à servir dans les armées ? Un homme, qui n'est jamais en droit de présumer qu'il soit agréable à son dieu, ou en état de grace , n'est-il pas un extravagant de s'exposer à la damnation éternelle ?

    Un chrétien, qui a de la charité pour son prochain, et qui doit aimer ses ennemis, ne devient-il pas coupable du plus grand des crimes, lorsqu'il donne la mort à un homme, dont il ignore les dispositions, et qu'il peut tout d'un coup précipiter dans l'enfer. Un soldat est un monstre dans le christianisme, à moins qu'il ne combatte pour la cause de Dieu. S'il meurt alors, il devient un martyr.

    Le christianisme déclara toujours la guerre aux sciences et aux connoissances humaines ; elles furent regardées comme un obstacle au salut ; la science enfle, dit un apôtre. Il ne faut, ni raison, ni étude, à des hommes qui doivent soumettre leur raison au joug de la foi. De l'aveu des chrétiens, les fondateurs de leur religion furent des hommes grossiers et ignorans, il faut que leurs disciples ne soient pas plus éclairés qu'eux, pour admettre les fables et les rêveries que ces ignorans révérés leur ont transmises.

    On a toujours remarqué, que les hommes les plus éclairés ne sont communément que de mauvais chrétiens. Indépendamment de la foi, que la science peut ébranler, elle détourne le chrétien de l'oeuvre du salut , qui est la seule véritablement nécessaire. Si la science est utile à la société politique, l'ignorance est bien plus utile à la religion et à ses ministres.

    Les siécles, dépourvus de science et d'industrie, furent des siécles d'or pour l'église de Jésus-Christ. Ce fut alors que les rois lui furent les plus soumis ; ce fut alors que ses ministres attirerent dans leurs mains toutes les richesses de la société.

    Les prêtres d'une secte très-nombreuse veulent que les hommes, qui leur sont soumis, ignorent même les livres saints, qui contiennent les régles qu'ils doivent suivre. Leur conduite est sans doute très-sage ; la lecture de la bible est la plus propre de toutes à désabuser un chrétien de son respect pour la bible.

    En un mot, en suivant à la rigueur les maximes du christianisme, nulle société politique ne pourroit subsister. Si l'on doutoit de cette assertion, que l'on écoute ce que disent les premiers docteurs de l'église, on verra que leur morale est totalement incompatible avec la conservation et la puissance d'un état.

    On verra que, selon Lactance, nul homme ne peut être soldat ; que, selon s Justin, nul homme ne doit se marier ; que, selon Tertullien, nul homme ne peut être magistrat ; que, selon s Chrysostome, nul homme ne doit faire le commerce ; que, suivant un très-grand nombre, nul homme ne doit étudier.

    Enfin, en joignant ces maximes à celles du sauveur du monde, il en résultera qu'un chrétien, qui, comme il le doit, tend à sa perfection, est le membre le plus inutile à son pays, à sa famille, à tous ceux qui l'entourent ; c'est un contemplateur oisif, qui ne pense qu'à l'autre vie, qui n'a rien de commun avec les intérêts de ce monde, et qui n'a rien de plus pressé  que d'en sortir promptement. écoutons Eusèbe de Césarée, et voyons si le chrétien n'est pas un vrai fanatique, dont la société ne peut tirer aucun fruit. " le genre de vie, dit-il, de l'église chrétienne surpasse notre nature présente et la vie commune des hommes ; on n'y cherche, ni nôces, ni enfans, ni richesses ; enfin elle est totalement étrangere à la façon humaine de vivre ; elle ne s'attache qu'au culte divin ; elle n'est livrée qu'à un amour immense des choses célestes. Ceux qui la suivent ainsi, presque détachés de la vie mortelle, et n'ayant que leurs corps sur la terre, sont tout en esprit dans le ciel, et l'habitent déja comme des intelligences pures et célestes ; elles méprisent la vie des autres hommes " .

    Un homme, fortement persuadé des vérités du christianisme, ne peut, en effet, s'attacher à rien ici bas ; tout est pour lui une occasion de chûte ; tout au moins le détourneroit de penser à son salut. Si les chrétiens, par bonheur, n'étoient inconséquens, et ne s'écartoient sans cesse de leurs spéculations sublimes, ne renonçoient à leur perfection fanatique, nulle société chrétienne ne pourroit subsister, et les nations, éclairées par l'evangile, rentreroient dans l'état sauvage.

    On ne verroit que des êtres farouches, pour qui le lien social seroit entierement brisé, qui ne feroient que prier et gémir dans cette vallée de larmes, et qui s'occuperoient de se rendre eux-mêmes, et les autres, malheureux, afin de mériter le ciel.

    Enfin, une religion, dont les maximes tendent à rendre les hommes intolérans, les souverains persécuteurs, les sujets, ou esclaves, ou rebelles ; une religion, dont les dogmes obscurs sont des sujets éternels de disputes ; une religion, dont les principes découragent les hommes, et les détournent de songer à leurs vrais intérêts ; une telle religion, dis-je, est destructive pour toute société.

    CHAPITRE 15

    De l'église, ou du sacerdoce des chrétiens.

    Il y eut de tout tems des hommes qui surent mettre à profit les erreurs de la terre. Les prêtres de toutes les religions ont trouvé le moyen de fonder leur propre pouvoir, leurs richesses et leurs grandeurs, sur les craintes du vulgaire ; mais nulle religion n'eut autant de raisons que le christianisme, pour asservir les peuples au sacerdoce.

    Les premiers prédicateurs de l'evangile, les apôtres, les premiers prêtres des chrétiens, leur sont représentés comme des hommes tout divins, inspirés par l'esprit de Dieu, partageant sa toute-puissance. Si chacun de leurs successeurs ne jouit pas des mêmes prérogatives, dans l'opinion de quelques chrétiens, le corps de leurs prêtres, où l'église est continuellement illuminée par l'esprit saint, qui ne l'abandonne jamais ; elle jouit collectivement de l'infaillibilité, et par conséquent ses décisions deviennent aussi sacrées que celles de la divinité même, ou ne sont qu'une révélation perpétuée.

    D'après ces notions si grandes, que le christianisme nous donne du sacerdoce, il doit, en vertu des droits qu'il tient de Jésus-Christ lui-même, commander aux nations, ne trouver aucun obstacle à ses volontés, faire plier les rois mêmes sous son autorité. Ne soyons donc point surpris du pouvoir immense que les prêtres chrétiens ont si longtems exercé dans le monde ; il dut être illimité, puisqu'il se fondoit sur l'autorité du tout-puissant ; il dut être despotique, parce que les hommes ne sont point en droit de restreindre le pouvoir divin ; il dut dégénérer en abus, parce que les prêtres, qui l'exercerent, furent des hommes enivrés et corrompus par l'impunité.

    Dans l'origine du christianisme, les apôtres, en vertu de la mission de J C prêcherent l'évangile aux juifs et aux gentils ; la nouveauté de leur doctrine leur attira, comme on a vu, des prosélites dans le peuple ; les nouveaux chrétiens, remplis de ferveur pour leurs nouvelles opinions, formerent dans chaque ville des congrégations particulieres, qui furent gouvernées par des hommes établis par les apôtres ; ceux-ci ayant reçu la foi de la premiere main, conserverent toujours l'inspection sur les différentes sociétés chrétiennes qu'ils avoient formées.

    Telle paroît être l'origine des évêques , ou inspecteurs , qui, dans l'église, se sont perpetués jusqu'à nous ; origine dont se glorifient les princes des prêtres du christianisme moderne. Dans cette secte naissante, on sait que les associés mirent leurs biens en commun ; il paroît que ce fut un devoir qui s'exigeoit avec rigueur ; puisque, sur l'ordre de s Pierre, deux des nouveaux chrétiens furent frappés de mort, pour avoir retenu quelque chose de leur propre bien.

    Les fonds résultans de cette communauté étoient à la disposition des apôtres, et après eux, des inspecteurs , ou évêques , ou prêtres , qui les remplacerent ; et comme il faut que le prêtre vive de l'autel , on peut croire que ces évêques se payerent, par leurs propres mains, de leurs instructions, et furent à portée de puiser dans le trésor public.

    Ceux qui tenterent de nouvelles conquêtes spirituelles, furent obligés, sans doute, de se contenter des contributions volontaires de ceux qu'ils convertissoient. Quoi qu'il en soit, les trésors, amassés par la crédule piété des fidéles, devinrent l'objet de la cupidité des prêtres, et mirent la discorde entr'eux ; chacun d'eux voulut gouverner, et disposer des deniers de la communauté : de-là des brigues, des factions, que nous voyons commencer avec l'église de Dieu.

    Les prêtres furent toujours ceux qui revinrent les premiers de la ferveur religieuse ; l'ambition et l'avarice dûrent bientôt les détromper des maximes désintéressées qu'ils enseignoient aux autres. Tant que le christianisme demeura dans l'abjection, et fut persécuté, ses évêques et ses prêtres, en discorde, combattirent sourdement, et leurs querelles n'éclaterent point au-dehors ; mais lorsque Constantin voulut se fortifier des secours d'un parti devenu très-nombreux, et à qui son obscurité avoit permis de s'étendre, tout changea de face dans l'église ; les chefs des chrétiens, séduits par l'autorité, et devenus courtisans, se combattirent ouvertement : ils engagerent les souverains dans leurs querelles ; ils persécuterent leurs rivaux, et peu-à-peu comblés d'honneurs et de richesses, on ne reconnut plus en eux les successeurs de ces pauvres apôtres, ou messagers , que Jésus avoit envoyés pour prêcher sa doctrine ; ils devinrent des princes, qui, soutenus par les armes de l'opinion, furent en état de faire la loi aux souverains eux-mêmes, et de mettre le monde en combustion.


    Le pontificat, par une imprudence fâcheuse, avoit été, sous Constantin, séparé de l'empire ; les empereurs eurent bientôt lieu de s'en repentir. En effet, l'évêque de Rome, de cette ville jadis maîtresse du monde, dont le seul nom étoit encore imposant pour les nations, sut profiter habilement des troubles de l'empire, des invasions des barbares, de la foiblesse des empereurs, trop éloignés pour veiller sur leur conduite.

    Ainsi, à force de menées et d'intrigues, le pontife romain parvint à s'asseoir sur le trône des Césars. Ce fut pour lui que les émile et les Scipions avoient combattu ; il fut regardé, dans l'occident, comme le monarque de l'église, comme l'évêque universel, comme le vicaire de J C sur la terre, enfin, comme l'organe infaillible de la divinité.

    Si ces titres hautains furent rejettés dans l'orient, le pontife des romains régna sans concurrent sur la plus grande partie du monde chrétien ; il fut un dieu sur terre ; par l'imbécillité des souverains, il devint l'arbitre de leurs destinées ; il fonda une théocratie, ou un gouvernement divin, dont il fut le chef, et les rois furent ses lieutenans.

    Il les détrôna, il souleva les peuples contre eux, quand ils eurent l'audace de lui résister : en un mot, ses armes spirituelles, pendant une longue suite de siécles, furent plus fortes que les temporelles ; il fut en possession de distribuer des couronnes ; il fut toujours obéi par les nations abruties ; il divisa les princes, afin de régner sur eux, et son empire dureroit encore aujourd'hui, si le progrès des lumieres, dont les souverains paroissent pourtant si ennemis, ne les avoit peu-à-peu affranchis, ou si ces souverains, inconséquens aux principes de leur religion, n'avoient pas plutôt écouté l'ambition, que leur devoir.

    En effet, si les ministres de l'église ont reçu leur pouvoir de Jésus-Christ lui-même, c'est se révolter contre lui, que de résister à ses représentans. Les rois, comme les sujets, ne peuvent sans crime se soustraire à l'autorité de Dieu : l'autorité spirituelle venant du monarque céleste, doit l'emporter sur la temporelle, qui vient des hommes ; un prince vraiment chrétien doit être le serviteur de l'église, ou le premier esclave des prêtres.

    Ne soyons donc point étonnés, si, dans les siécles d'ignorance, les prêtres furent plus forts que les rois, et furent toujours préférablement obéis par les peuples, plus attachés aux intérêts du ciel qu'à ceux de la terre. Chez des nations superstitieuses, la voix du très-haut et de ses interprêtes doit être bien plus écoutée que celle du devoir, de la justice et de la raison. Un bon chrétien, soumis à l'église, doit être aveugle et déraisonnable, toutes les fois que l'église l'ordonne ; qui a droit de nous rendre absurdes, a le droit de nous commander des crimes.

    D'un autre côté, des hommes, dont le pouvoir sur la terre vient de Dieu même, ne peuvent dépendre d'aucun pouvoir : ainsi, l'indépendance du sacerdoce des chrétiens est fondée sur les principes de leur religion : aussi sut-il toujours s'en prévaloir. Il ne faut donc point s'étonner, si les prêtres du christianisme, enrichis et dotés par la générosité des rois et des peuples, méconnurent la vraie source de leur opulence et de leurs priviléges.

    Les hommes peuvent ôter ce que les hommes ont donné par surprise, ou par imprudence ; les nations, détrompées de leurs préjugés, pourroient un jour réclamer contre des donations extorquées par la crainte, ou surprises par l'imposture. Les prêtres sentirent tous ces inconvéniens ; ils prétendirent donc qu'ils ne tenoient que de Dieu seul ce que les hommes leur avoient accordé, et par un miracle surprenant, on les en crut sur leur parole.

    Ainsi, les intérêts du sacerdoce furent séparés de ceux de la société ; des hommes, voués à Dieu, et choisis pour être ses ministres, ne furent plus des citoyens ; ils ne furent point confondus avec des sujets prophanes ; les loix et les tribunaux civils n'eurent plus aucun pouvoir sur eux ; ils ne furent jugés que par des hommes de leur propre corps. Par-là, les plus grands excès demeurerent souvent impunis ; leur personne, soumise à Dieu seul, fut inviolable et sacrée.

    Les souverains furent obligés de défendre leurs possessions, et de les protéger, sans qu'ils contribuassent aux charges publiques, ou du moins ils n'y contribuerent qu'autant qu'il convint à leurs intérêts ; en un mot, ces hommes révérés furent impunément nuisibles et méchans, et ne vécurent dans les sociétés, que pour les dévorer, sous prétexte de les repaître d'instructions, et de prier pour elles.


    En effet, depuis dix-huit siécles, quel fruit les nations ont-elles retiré de leurs instructions ? Ces hommes infaillibles ont-ils pu convenir entre eux sur les points les plus essentiels d'une religion révélée par la divinité ? Quelle étrange révélation, que celle qui a besoin de commentaires et d'interprêtations continuels ?

    Que penser de ces divines écritures, que chaque secte entend si diversement ? Les peuples, nourris sans cesse de l'instruction de tant de pasteurs ; les peuples, éclairés des lumieres de l'évangile, ne sont, ni plus vertueux, ni plus instruits sur l'affaire la plus importante pour eux. On leur dit de se soumettre à l'église, et l'église n'est jamais d'accord avec elle-même ; elle s'occupe, dans tous les siécles, à réformer, à expliquer, à détruire, à rétablir sa céleste doctrine ; ses ministres créent au besoin de nouveaux dogmes, inconnus aux fondateurs de l'église.

    Chaque âge voit naître de nouveaux mystères, de nouvelles formules, de nouveaux articles de foi. Malgré les inspirations de l'esprit saint, le christianisme n'a jamais pu atteindre la clarté, la simplicité, la consistence, qui sont les preuves indubitables d'un bon système.

    Ni les conciles , ni les canons , ni cette foule de décrets et de loix, qui forment le code de l'église, n'ont pu jusqu'ici fixer les objets de la croyance de l'église.
    Si un payen sensé vouloit embrasser le christianisme, il seroit, dès les premiers pas, jetté dans la plus grande perpléxité, à la vue des sectes multipliées, dont chacune prétend conduire le plus sûrement au salut, et se conformer le plus exactement à la parole de Dieu. Pour laquelle de ces sectes osera-t-il se déterminer, voyant qu'elles se regardent avec horreur, et que plusieurs d'entr'elles damnent impitoyablement toutes les autres ; qu'au lieu de se tolérer, elles se tourmentent et se persécutent ; et que celles, qui en ont le pouvoir, font sentir à leurs rivales les cruautés les plus étudiées, et les fureurs les plus contraires au repos des sociétés ?

    Car, ne nous y trompons point, le christianisme, peu content de violenter les hommes, pour les soumettre extérieurement à son culte, a inventé l'art de tyranniser la pensée, et de tourmenter les consciences ; art inconnu à toutes les superstitions payennes. Le zèle des ministres de l'église ne se borne point à l'extérieur, ils fouillent jusque dans les replis du coeur ; ils violent insolemment son sanctuaire impénétrable ; ils justifient leurs sacriléges et leurs ingénieuses cruautés, par le grand intérêt qu'ils prennent au salut des ames.

    Tels sont les effets qui résultent nécessairement des principes d'une religion, qui croit que l'erreur est un crime digne de la colere de son dieu. C'est en conséquence de ces idées, que les prêtres, du consentement des souverains, sont chargés, dans certains pays, de maintenir la foi dans sa pureté. Juges dans leur propre cause, ils condamnent aux flammes ceux dont les opinions leur paroissent dangereuses ; entourés de délateurs, ils épient les actions et les discours des citoyens, et sacrifient à leur sûreté tous ceux qui leur font ombrage. C'est sur ces maximes abominables, que l'inquisition est fondée ; elle veut trouver des coupables, c'est l'être déja, que de lui avoir donné des soupçons.

    Voilà les principes d'un tribunal sanguinaire, qui perpétue l'ignorance et l'engourdissement des peuples par-tout où la fausse politique des rois lui permet d'exercer ses fureurs.

    Dans des pays, qui se croyent plus éclairés et plus libres, nous voyons des évêques, qui n'ont point honte de faire signer des formules et des professions de foi à ceux qui dépendent d'eux ; ils leur font des questions captieuses. Que dis-je ? Les femmes même ne sont point exemptes de leurs recherches ; un prélat veut savoir leur sentiment sur des subtilités inintelligibles pour ceux mêmes qui les ont inventées.


    Les disputes, entre les prêtres du christianisme, firent naître des animosités, des haines, des hérésies. Nous en voyons, dès la naissance de l'église. Un système, fondé sur des merveilles, des fables, des oracles obscurs, doit être une source féconde de querelles. Au lieu de s'occuper de connoissances utiles, les théologiens ne s'occuperent jamais que de leurs dogmes ; au lieu d'étudier la vraie morale, et de faire connoître aux peuples leurs vrais devoirs, ils chercherent à faire des adhérens.

    Les prêtres du christianisme amuserent leur oisiveté par les spéculations inutiles d'une science barbare et énigmatique, qui, sous le nom de science de Dieu, ou de théologie , s'attira les respects du vulgaire. Ce système, d'une ignorance présomptueuse, opiniâtre et raisonnée, semblable au dieu des chrétiens, fut incompréhensible comme lui.

    Ainsi, les disputes nâquirent des disputes. Souvent des génies profonds, et dignes d'être regrettés, s'occuperent paisiblement de subtilités puériles, de questions oiseuses, d'opinions arbitraires, qui, loin d'être utiles à la société, ne firent que la troubler. Les peuples entrerent dans des querelles qu'ils n'entendirent jamais ; les princes prirent la défense de ceux des prêtres qu'ils voulurent favoriser ; ils déciderent à coups d'épée l'orthodoxie ; et le parti qu'ils choisirent, accabla tous les autres ; car les souverains se croyent toujours obligés de se mêler des disputes théologiques ; ils ne voyent pas, qu'en s'en mêlant, ils leur donnent de l'importance et du poids, et toujours les prêtres chrétiens appellerent des secours humains, pour soutenir des opinions, dont pourtant ils croyoient que Dieu leur avoit garanti la durée.

    Les héros, que nous trouvons dans les annales de l'église, ne nous montrent que des fanatiques opiniâtres, qui furent les victimes de leurs folles idées ; ou des persécuteurs furieux, qui traiterent leurs adversaires avec la plus grande inhumanité ; ou des factieux, qui troublerent les nations. Le monde, du tems de nos peres, s'est dépeuplé, pour défendre des extravagances qui font rire une postérité, qui n'est pas moins insensée qu'eux.

    Presque dans tous les siécles, on se plaignit hautement des abus de l'église ; on parla de les réformer. Malgré cette prétendue réforme, dans le chef et dans les membres de l'église, elle fut toujours corrompue. Les prêtres avides, turbulens, séditieux, firent gémir les nations sous le poids de leurs vices, et les princes furent trop foibles pour les ramener à la raison.

    Ce ne fut que les divisions et les querelles de ces tyrans, qui diminuerent la pesanteur de leur joug, pour les peuples et pour les souverains. L'empire du pontife romain, après avoir duré un grand nombre de siécles, fut enfin ébranlé par des enthousiastes irrités, par des sujets rebelles, qui oserent examiner les droits de ce despote redoutable : plusieurs princes, fatigués de leur esclavage et de leur pauvreté, embrasserent des opinions qui les mirent à portée de s'emparer des dépouilles du clergé.

    Ainsi, l'unité de l'église fut déchirée, les sectes se multiplierent, et chacune combattit pour défendre son système. Les fondateurs de cette nouvelle secte, que le pontife de Rome traite de novateurs , d'hérétiques , et d'impies, renoncerent, à la vérité, à quelques-unes de leurs anciennes opinions ; mais contens d'avoir fait quelques pas vers la raison, ils n'oserent jamais secouer entierement le joug de la superstition ; ils continuerent à respecter les livres saints des chrétiens ; ils les regarderent comme les seuls guides des fidéles ; ils prétendirent y trouver les principes de leurs opinions ; enfin, ils mirent ces livres obscurs, où chacun peut trouver aisément tout ce qu'il veut, et où la divinité parle souvent un langage contradictoire, entre les mains de leurs sectateurs, qui, bientôt égarés dans ce labyrinthe tortueux, firent éclorre de nouvelles sectes.

    Ainsi, les chefs des sectes, les prétendus réformateurs de l'église, ne firent qu'entrevoir la vérité, ou ne s'attacherent qu'à des minuties ; ils continuerent à respecter les oracles sacrés des chrétiens, à reconnoître leur dieu cruel et bizarre ; ils admirent sa mythologie extravagante, ses dogmes opposés à la raison ; enfin, ils adopterent des mystères les plus incompréhensibles, en se rendant pourtant difficiles sur quelques autres. Ne soyons donc point surpris, si, malgré les réformes, le fanatisme, les disputes, les persécutions et les guerres se firent sentir dans toute l'Europe ; les rêveries des novateurs ne firent que la plonger dans de nouvelles infortunes ; le sang coula de toutes parts, et les peuples ne furent, ni plus raisonnables, ni plus heureux.

    Les prêtres de toutes les sectes voulurent toujours dominer, et faire regarder leurs décisions comme infaillibles et sacrées : toujours ils persécuterent, quand ils en eurent le pouvoir ; toujours les nations se prêterent à leurs fureurs ; toujours les états furent ébranlés par leurs fatales opinions. L'intolérance et l'esprit de persécution sont de l'essence de toute secte qui aura le christianisme pour base ; un dieu cruel, partial, qui s'irrite des opinions des hommes, ne peut s'accommoder d'une religion douce et humaine.

    Enfin, dans toute secte chrétienne, le prêtre exercera toujours un pouvoir qui peut devenir funeste à l'état ; il y formera des enthousiastes, des hommes mystiques, des fanatiques, qui exciteront des troubles, toutes les fois qu'on leur fera entendre que la cause de Dieu le demande, que l'église est en danger , qu'il s'agit de combattre pour la gloire du très-haut.

    Aussi voyons-nous, dans les pays chrétiens, la puissance temporelle servilement soumise au sacerdoce, occupée à exécuter ses volontés, à exterminer ses ennemis, à travailler à sa grandeur, à maintenir ses droits, ses richesses, ses immunités. Dans presque toutes les nations soumises à l'évangile, les hommes les plus oisifs, les plus séditieux, les plus inutiles et les plus dangereux, sont les plus honorés et les mieux récompensés.

    La superstition du peuple lui fait croire qu'il n'en fait jamais assez pour les ministres de son dieu. Ces sentimens sont les mêmes dans toutes les sectes. Par-tout les prêtres en imposent aux souverains, forcent la politique de plier sous la religion, et s'opposent aux institutions les plus avantageuses à l'état.

    Par-tout ils sont les instituteurs de la jeunesse, qu'ils remplissent, dès l'enfance, de leurs tristes préjugés. Cependant, c'est sur-tout dans les contrées, qui sont restées soumises au pontife romain, que le sacerdoce a toujours joui du plus haut degré de richesses et de pouvoir.

    La crédulité leur soumit les rois eux-mêmes ; ceux-ci ne furent que les exécuteurs de leurs volontés souvent cruelles ; ils furent prêts à tirer le glaive, toutes les fois que le prêtre l'ordonna. Les monarques de la secte romaine, plus aveugles que tous les autres, eurent, dans les ministres de l'église, une confiance imprudente, qui fut cause, que presque toujours ils se prêterent à leurs vues intéressées.

    Cette secte effaça toutes les autres, par ses fureurs intolérantes, et ses persécutions atroces. Son humeur turbulente et cruelle la rendit justement odieuse aux nations moins déraisonnables, c'est-à-dire, moins chrétiennes.

    N'en soyons point étonnés, la religion romaine fut purement inventée pour rendre le sacerdoce tout-puissant ; ses prêtres eurent le talent de s'identifier avec la divinité, leur cause fut toujours la sienne, leur gloire devint la gloire de Dieu, leurs décisions furent des oracles divins, leurs biens appartinrent au royaume du ciel ; leur orgueil, leur avarice, leurs cruautés, furent légitimés par les intérêts de leur céleste maître : bien plus, dans cette secte le prêtre vit son souverain à ses pieds, lui faire un humble aveu de ses fautes, et lui demander d'être réconcilié avec son dieu.

    Rarement vit-on le prêtre user de son ministere sacré pour le bonheur des peuples ; il ne songea point à reprocher aux monarques l'abus injuste de leur pouvoir, les miséres de leurs sujets, les pleurs des opprimés ; trop timide, ou trop bon courtisan, pour faire tonner la vérité dans leurs oreilles, il ne leur parle point de ces véxations multipliées sous lesquelles les nations gémissent, de ces impôts onéreux qui les accablent, de ces guerres inutiles qui les détruisent, de ces invasions perpétuelles des droits du citoyen ; ces objets n'intéressent point l'église, qui seroit au moins de quelque utilité, si elle employoit son pouvoir pour mettre un frein aux excès des tyrans superstitieux.

    Les terreurs de l'autre monde seroient des mensonges pardonnables, si elles servoient à faire trembler les rois. Ce ne fut point là l'objet des ministres de la religion ; ils ne stipulerent presque jamais les intérêts des peuples ; ils encenserent la tyrannie ; ils eurent de l'indulgence pour ses crimes réels ; ils lui fournirent des expiations aisées ; ils lui promirent le pardon du ciel, si elle entroit avec chaleur dans ses querelles.

    Ainsi, dans la religion romaine, le sacerdoce régna sur les rois ; il fut par conséquent assuré de régner sur les sujets. La superstition et le despotisme firent donc une alliance éternelle, et réunirent leurs efforts, pour rendre les peuples esclaves et malheureux. Le prêtre subjugua les sujets, par des terreurs religieuses, pour que le souverain pût les dévorer ; celui-ci, en récompense, accorda au prêtre la licence, l'opulence, la grandeur, et s'engagea à détruire tous ses ennemis.

    Que dirons-nous de ces docteurs, que les chrétiens appellent casuistes ; de ces prétendus moralistes, qui ont voulu mesurer jusqu'où la créature peut, sans risquer son salut, offenser son créateur ? Ces hommes profonds ont enrichi la morale chrétienne d'un ridicule tarif de péchés ; ils savent le degré  de colére que chaque péché excite dans la bile de l'être suprême.

    La vraie morale n'a qu'une mesure pour juger des fautes des hommes ; les plus graves sont celles qui nuisent le plus à la société. La conduite, qui fait tort à nous-mêmes, est imprudente et déraisonnable ; celle qui nuit aux autres, est injuste et criminelle. Tout, jusqu'à l'oisiveté même, est récompensé dans les prêtres du christianisme.

    De ridicules fondations font subsister dans l'aisance une foule de fainéans, qui dévorent la société, sans lui prêter aucun secours. Les peuples, déjà accablés par des impôts, sont encore tourmentés par des sangsues, qui leur font acheter chérement des prieres inutiles, ou qu'ils font négligemment ; tandis que l'homme à talens, le sçavant industrieux, le militaire courageux, languissent dans l'indigence, ou n'ont que le nécessaire, des moines paresseux, et des prêtres oisifs, jouissent d'une abondance honteuse pour les états qui la tolérent.

    En un mot, le christianisme rend les sociétés complices de tous les maux que leur font les ministres de la divinité ; ni l'inutilité de leurs prieres, prouvée par l'expérience de tant de siécles, ni les effets sanglans de leurs funestes disputes, ni même leurs débordemens et leurs excès, n'ont encore pu détromper les nations de ces hommes divins, à l'existence desquels elles ont la simplicité de croire leur salut attaché.

    CHAPITRE 16

    Conclusion.

    Tout ce qui a été dit jusqu'ici, prouve, de la façon la plus claire, que la religion chrétienne est contraire à la saine politique et au bien être des nations. Elle ne peut être avantageuse que pour des princes dépourvus de lumieres et de vertus, qui se croiront obligés de régner sur des esclaves, et qui, pour les dépouiller et les tyranniser impunément, se ligueront avec le sacerdoce, dont la fonction fut toujours de les tromper au nom du ciel.

    Mais ces princes imprudens doivent se souvenir, que pour réussir dans leurs projets, ils ne peuvent se dispenser d'être eux-mêmes les esclaves des prêtres, qui tourneroient infailliblement contre eux leurs armes sacrées, s'ils leur manquoient de soumission, ou s'ils refusoient de servir leurs passions.

    Nous avons vu plus haut, que la religion chrétienne, par ses vertus fanatiques, par ses perfections insensées, par son zèle, n'est pas moins nuisible à la saine morale, à la droite raison, au bonheur des individus, à l'union des familles. Il est aisé de sentir qu'un chrétien, qui se propose un dieu lugubre et souffrant, pour modéle, doit s'affliger sans cesse, et se rendre malheureux. Si ce monde n'est qu'un passage, si cette vie n'est qu'un pélerinage, il seroit bien insensé de s'attacher à rien ici bas.

    Si son dieu est offensé, soit par les actions, soit par les opinions de ses semblables, il doit, s'il en a le pouvoir, les en punir avec sévérité, sans cela il manqueroit de zèle et d'affection pour ce dieu. Un bon chrétien doit, ou fuir le monde, ou s'y rendre incommode à lui-même et aux autres.

    Ces réflexions peuvent suffire pour répondre à ceux qui prétendent que le christianisme est utile à la politique et à la morale, et que, sans la religion, l'homme ne peut avoir de vertus, ni être un bon citoyen. L'inverse de cette proposition est sans doute bien plus vraie, et l'on peut assurer, qu'un chrétien parfait, qui seroit conséquent aux principes de sa religion, qui voudroit imiter fidélement les hommes divins qu'elle lui propose comme des modéles, qui pratiqueroit des austérités, qui vivroit dans la solitude, qui porteroit leur enthousiasme, leur fanatisme, leur entêtement dans la société, un tel homme, dis-je, n'auroit aucunes vertus réelles, seroit, ou un membre inutile à l'état, ou un citoyen incommode et dangereux. à en croire les partisans du christianisme, il sembleroit qu'il n'existe point de morale dans les pays où cette religion n'est point établie : cependant, un coup d'oeil superficiel sur le monde, nous prouve qu'il y a des vertus par-tout ; sans elles, aucune société politique ne pourroit subsister.

    Chez les chinois, les indiens, les mahométans, il existe, sans doute, de bons peres, de bons maris, des enfans dociles et reconnoissans, des sujets fidéles à leurs princes, et les gens de bien y seroient, ainsi que parmi nous, plus nombreux, s'ils étoient bien gouvernés, et si une sage politique, au lieu de leur faire enseigner, dès l'enfance, des religions insensées, leur donnoit des loix équitables, leur faisoit enseigner une morale pure, et non dépravée par le fanatisme, les invitoit à bien faire, par des récompenses, et les détournoit du crime, par des châtimens sensibles.

    En effet, je le répète, il semble que par-tout la religion n'ait été inventée, que pour épargner aux souverains le soin d'être justes, de faire de bonnes loix, et de bien gouverner. La religion est l'art d'enivrer les hommes de l'enthousiasme, pour les empêcher de s'occuper des maux, dont ceux qui les gouvernent, les accablent ici bas.

    À l'aide des puissances invisibles, dont on les menace, on les force de souffrir en silence les miséres dont ils sont affligés par les puissances visibles ; on leur fait espérer, que s'ils consentent à être malheureux en ce monde, ils seront plus heureux dans un autre.

    C'est ainsi que la religion est devenue le plus grand ressort d'une politique injuste et lâche, qui a cru qu'il falloit tromper les hommes, pour les gouverner plus aisément. Loin des princes éclairés et vertueux des moyens si bas ; qu'ils apprennent leurs véritables intérêts ; qu'ils sachent qu'ils sont liés à ceux de leurs sujets ; qu'ils sachent qu'ils ne peuvent être eux-mêmes réellement puissans, s'ils ne sont pas servis par des citoyens courageux, actifs, industrieux et vertueux, attachés à la personne de leurs maîtres ; que ces maîtres sachent enfin, que l'attachement de leurs sujets ne peut être fondé que sur le bonheur qu'on leur procure.

    Si les rois étoient pénétrés de ces importantes vérités, ils n'auroient besoin, ni de religion, ni de prêtres, pour gouverner les nations. Qu'ils soient justes, qu'ils soient équitables, qu'ils soient exacts à récompenser les talens et les vertus, et à décourager l'inutilité, les vices et le crime, et bientôt leurs états se rempliront de citoyens utiles, qui sentiront que leur propre intérêt les invite à servir la patrie, à la défendre, à chérir le souverain, qui sera l'instrument de sa félicité ; ils n'auront besoin, ni de révélation, ni de mystères, ni de paradis, ni d'enfer, pour remplir leurs devoirs.

    La morale sera toujours vaine, si elle n'est appuyée par l'autorité suprême. C'est le souverain qui doit être le souverain pontife de son peuple ; c'est à lui seul qu'il appartient d'enseigner la morale, d'inviter à la vertu, de forcer à la justice, de donner de bons exemples, de réprimer les abus et les vices.

    Il affoiblit sa puissance, dès qu'il permet qu'il s'élève, dans ses états, une puissance, dont les intérêts sont divisés des siens, dont la morale n'a rien de commun avec celle qui est nécessaire à ses sujets, dont les principes sont directement contraires à ceux qui sont utiles à la société.

    C'est pour s'être reposés de l'éducation, sur des prêtres enthousiastes et fanatiques, que les princes chrétiens n'ont dans leurs états que des superstitieux, qui n'ont d'autre vertu qu'une foi aveugle, un zèle emporté, une soumission peu raisonnée à des cérémonies puériles, en un mot, des notions bizarres, qui n'influent point sur leur conduite, ou ne la rendent point meilleure.

    En effet, malgré les heureuses influences qu'on attribue à la religion chrétienne, voyons-nous plus de vertus dans ceux qui la professent, que dans ceux qui l'ignorent ? Les hommes, rachetés par le sang d'un dieu même, sont-ils plus justes, plus réglés, plus honnêtes que d'autres ?

    Parmi ces chrétiens, si persuadés de leur religion, sans doute qu'on ne trouve point d'oppressions, de rapines, de fornications, d'adultères ? Parmi ces courtisans pleins de foi, on ne voit, ni intrigues, ni perfidies, ni calomnies ?

    Parmi ces prêtres, qui annoncent aux autres des dogmes redoutables, des châtimens terribles, comment trouveroit-on des injustices, des vices, des noirceurs ? Enfin, sont-ce des incrédules, ou des esprits forts , que ces malheureux, que leurs excès font tous les jours conduire au supplice ?

    Tous ces hommes sont des chrétiens, pour qui la religion n'est point un frein, qui violent sans cesse les devoirs les plus évidens de la morale, qui offensent sciemment un dieu qu'ils savent avoir irrité, et qui se flattent, à la mort, de pouvoir, par un repentir tardif, appaiser le ciel, qu'ils ont outragé pendant tout le cours de leur vie.

    Nous ne nierons point cependant, que la religion chrétienne ne soit quelquefois un frein pour quelques ames timorées, qui n'ont point la fougue, ni l'énergie malheureuse, qui font commettre les grands crimes, ni l'endurcissement, que l'habitude du vice fait contracter.

    Mais ces ames timides eussent été honnêtes, même sans religion ; la crainte de se rendre odieux à leurs semblables, d'encourir le mépris, de perdre leur réputation, eussent également retenu des hommes de cette trempe. Ceux qui sont assez aveugles pour fouler aux pieds ces considérations, les mépriseront également, malgré toutes les menaces de la religion.

    On ne peut pas nier non plus, que la crainte d'un dieu, qui voit les pensées les plus secrettes des hommes, ne soit un frein pour bien des gens ; mais ce frein ne peut rien sur les fortes passions, dont le propre est d'aveugler sur tous les objets nuisibles à la société.

    D'un autre côté, un homme habituellement honnête, n'a pas besoin d'être vu, pour bien faire ; il craint d'être obligé de se mépriser lui-même, d'être forcé de se haïr, d'éprouver des remords, sentimens affreux pour quiconque n'est pas endurci dans le crime.

    Que l'on ne nous dise point, que, sans la crainte de Dieu, l'homme ne peut éprouver des remords. Tout homme, qui a reçu une éducation honnête, est forcé d'éprouver en lui-même un sentiment douloureux, mêlé de honte et de crainte, toutes les fois qu'il envisage les actions deshonorantes, dont il a pu se souiller : il se juge souvent lui-même, avec plus de sévérité que ne feroient les autres ; il redoute les regards de ses semblables ; il voudroit se fuir lui-même, et c'est là ce qui constitue les remords.

    En un mot, la religion ne met aucun frein aux passions des hommes, que la raison, que l'éducation, que la saine morale ne puissent y mettre bien plus efficacement. Si les méchans étoient assurés d'être punis, toutes les fois qu'il leur vient en pensée de commettre une action deshonnête, ils seroient forcés de s'en désister.

    Dans une société bien constituée, le mépris devroit toujours accompagner le vice, et les châtimens suivre le crime ; l'éducation, guidée par les intérêts publics, devroit toujours apprendre aux hommes à s'estimer eux-mêmes, à redouter le mépris des autres, à craindre l'infamie plus que la mort.

    Mais cette morale ne peut être du goût d'une religion, qui dit de se mépriser, de se haïr, de fuir l'estime des autres, de ne chercher à plaire qu'à un dieu, dont la conduite est inexplicable.

    Enfin, si la religion chrétienne est, comme on le prétend, un frein aux crimes cachés des hommes, si elle opére des effets salutaires sur quelques individus, ces avantages si rares, si foibles, si douteux, peuvent-ils être comparés aux maux visibles, assurés et immenses, que cette religion a produits sur la terre ?

    Quelques crimes obscurs prévenus, quelques conversions inutiles à la société, quelques repentirs stériles et tardifs, quelques futiles restitutions, peuvent-ils entrer dans la balance vis-à-vis des dissensions continuelles, des guerres sanglantes, des massacres affreux, des persécutions, des cruautés inouies, dont la religion chrétienne fut la cause et le prétexte depuis sa fondation ?

    Contre une pensée secrette que cette religion fait étouffer, elle arme des nations entieres pour leur destruction réciproque ; elle porte l'incendie dans le coeur d'un million de fanatiques ; elle met le trouble dans les familles et dans les états ; elle arrose la terre de larmes et de sang.

    Que le bon sens décide, après cela, des avantages que procure aux chrétiens la bonne nouvelle que leur dieu est venu leur annoncer. Beaucoup de personnes honnêtes, et convaincues des maux que le christianisme fait aux hommes, ne laissent pas de le regarder comme un mal nécessaire, et que l'on ne pourroit, sans danger, chercher à déraciner. L'homme, nous disent-ils, est superstitieux ; il lui faut des chimères ; il s'irrite, lorsqu'on veut les lui ôter.

    Mais je réponds, que l'homme n'est superstitieux, que parce que dès l'enfance tout contribue à le rendre tel ; il attend son bonheur de ses chimères, parce que son gouvernement trop souvent lui refuse des réalités ; il ne s'irritera jamais contre ses souverains, quand ils lui feront du bien ; ceux-ci seront alors plus forts que les prêtres et que son dieu.

    En effet, c'est le souverain seul qui peut ramener les peuples à la raison ; il obtiendra leur confiance et leur amour, en leur faisant du bien ; il les détrompera peu-à-peu de leurs chimères, s'il en est lui-même détrompé ; il empêchera la superstition de nuire, en la méprisant, en ne se mêlant jamais de ses futiles querelles, en la divisant, en autorisant la tolérance des différentes sectes, qui se battront réciproquement, qui se démasqueront, qui se rendront mutuellement ridicules : enfin, la superstition tombera d'elle-même, si le prince, rendant aux esprits la liberté, permet à la raison de combattre ses folies.

    La vraie tolérance et la liberté de penser sont les véritables contrepoisons du fanatisme religieux ; en les mettant en usage, un prince sera toujours le maître dans ses états ; il ne partagera point sa puissance avec des prêtres séditieux, qui n'ont point de pouvoir contre un prince éclairé, ferme et vertueux.

    L'imposture est timide, les armes lui tombent des mains à l'aspect d'un monarque qui ose la mépriser, et qui est soutenu par l'amour de ses peuples et par la force de la vérité. Si une politique criminelle et ignorante a presque partout fait usage de la religion, pour asservir les peuples, et les rendre malheureux, qu'une politique vertueuse et plus éclairée l'affoiblisse et l'anéantisse peu-à-peu, pour rendre les nations heureuses ; si jusqu'ici l'éducation n'a servi qu'à former des enthousiastes et des fanatiques, qu'une éducation plus sensée forme de bons citoyens ; si une morale, étayée par le merveilleux, et fondée sur l'avenir, n'a point été capable de mettre un frein aux passions des hommes, qu'une morale, établie sur les besoins réels et présens de l'espéce humaine, leur prouve que, dans une société bien constituée, le bonheur est toujours la récompense de la vertu ; la honte, le mépris et les châtimens, sont la solde du vice et les compagnons du crime.

    Ainsi, que les souverains ne craignent point de voir leurs sujets détrompés d'une superstition qui les asservit eux-mêmes, et qui, depuis tant de siécles, s'oppose au bonheur de leurs états. Si l'erreur est un mal, qu'ils lui opposent la vérité ; si l'enthousiasme est nuisible, qu'ils le combattent avec les armes de la raison ; qu'ils reléguent en Asie une religion enfantée par l'imagination ardente des orientaux ; que notre Europe soit raisonnable, heureuse et libre ; qu'on y voye régner les moeurs, l'activité, la grandeur d'ame, l'industrie, la sociabilité, le repos ; qu'à l'ombre des loix, le souverain commande et le sujet obéisse ; que tous deux jouissent de la sûreté.

    N'est-il donc point permis à la raison d'espérer qu'elle répandra quelque jour un pouvoir depuis si longtems usurpé par l'erreur, l'illusion et le prestige ?
    Les nations ne renonceront-elles jamais à des espérances chimériques, pour songer à leurs véritables intérêts ?

    Ne secoueront-elles jamais le joug de ces prêtres hautains, de ces tyrans sacrés, qui seuls sont intéressés aux erreurs de la terre ? Non, gardons-nous de le croire ; la vérité doit à la fin triompher du mensonge ; les princes et les peuples, fatigués de leur crédulité, recourront à elle ; la raison brisera leurs chaînes ; les fers de la superstition se rompront à sa voix souveraine, faite pour commander sans partage à des êtres intelligens.

     


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