• Le Curé MESLIER, matérialiste, athée et communiste

                                  par Serge Deruette

    Le but que je me propose ici n'est pas de cerner les particularités de la pensée de Meslier, il est de le situer dans l'histoire des idées.
    Meslier était un modeste curé de campagne. Il naquit en 1664 et mourut en 1729. Il obtint en 1689, et garda le reste de sa vie, la cure d'Etrépigny, un petit village des Ardennes françaises, alors de moins de 150 habitants sans doute, moins de 200 en tout cas, situé à 10 km au sud de Charleville-Mézières et à 15 km à l'ouest de Sedan. A sa mort, il laissait trois exemplaires d'un gros mémoire manuscrit de ses "pensées et sentiments" présenté par deux lettres qu'il adressait aux "curés du voisinage". On retrouva également des annotations marginales à la Démonstration de l'existence de Dieu de Fénelon. La rédaction finale des exemplaires du Mémoire a dû se faire après 1723.
    Le curé Meslier ne fut pas seulement un de ces innombrables prêtres qui contestèrent la hiérarchie cléricale ou un de ces membres du bas-clergé qui se désolidarisèrent de leur ordre pour épouser les luttes de la paysannerie pauvre: son oeuvre est sans commune mesure avec de telles contestations religieuse ou sociale.
    Si ces prêtres étaient parvenus à s'émanciper, ici, -plutôt en haut de la hiérarchie- de leurs préjugés religieux, là -plutôt en bas- de leurs préjugés sociaux, Jean Meslier fut de ceux qui s'émancipèrent de l'un et de l'autre. Et de quelle façon, et avec quelle puissance, quelle vigueur et quelle audace il le fit. Incroyant et communiste, Meslier ne s'en tint pas là; il a "poussé jusqu'à son extrême conséquence la recherche de la vérité", c'est pourquoi il fut, d'abord et avant tout, athéiste et révolutionnaire.
    La critique de la religion, pendant tout le XVIIIè siècle, était essentiellement formulée à la faveur de l'agnosticisme ou du déisme. Quelquefois, elle était poussée jusqu'au panthéisme en lequel on s'accordait à voir la limite extrême de la radicalité dans la contestation religieuse. Le dieu situé au-dessus des hommes, dieu des oppresseurs, était relégué au-dessus de la nature, au mieux, il était la nature lui-même.
    Meslier, lui, le débusqua de son dernier retranchement et le réduisit au néant. Ce faisant, il identifia la nature à la Matière et la proclama telle. Meslier accédait ainsi au matérialisme intégral; en cela, il restera inégalé dans son siècle qui, pourtant, n'en était qu'à son commencement. A l'once du siècle suivant, tirant le bilan de la contestation religieuse dans l'histoire universelle, un homme dit de Meslier : "Il est impossible de professer l'athéisme d'une manière plus claire et plus franche". Cet homme savait de quoi il parlait: c'était Sylvain Maréchal, l'Égal, "l'homme sans Dieu".
    La critique de la société dans la France prérévolutionnaire était le fait, d'une part, de bourgeois éclairés qui représentaient concrètement leur propres intérêts de classe et en posaient les revendications pratiques, d'autre part, de communistes -plus précisément : de communautaristes qui représentaient abstraitement les intérêts des masses agraires serves et projetaient dans l'utopie les bases de communautés plus ou moins égalitaires. Mais aussi divergentes que puissent avoir été ces deux conceptions de la société, elles n'en partageaient pas moins cette même caractéristique, d'exclure toutes deux l'action populaire comme facteur de transformation du monde. Morelly, le grand réformateur communiste du milieu du XVIIIè siècle, n'échappe pas à la règle, qui "s'en remet à la sagesse des législateurs" et refuse la lutte révolutionnaire. Dom Deschamps (1716-1774), ce véritable Hegel préhégélien et français qui fut l'utopiste communiste le plus radical, même Dom Deschamps refuse de concevoir un "projet révolutionnaire d'action du peuple".
    Meslier, ici encore, de même que pour la critique religieuse, seul contre tous, prend à son propre compte d'en appeler à l' "union des peuples" pour renverser les oppresseurs et de faire entendre sa voix < d'une extrémité de la terre à l'autre". C'est en Meslier que la France trouve le premier théoricien de son histoire qui ait uni le communisme et la révolution. Avec Meslier, le communisme français cesse d'être une utopie, il devient une nécessité, et une nécessité pratique: un programme d'action populaire révolutionnaire. S'il n'a pas eu cette possibilité historique qui s'offrit, en Allemagne au XVIe et en Angleterre au XVIIè siècle, à ces deux grands chefs communistes que furent Münzer et Winstanley, de diriger une insurrection paysanne -et en cela réside la seule cause des limites de sa critique sociale -, Meslier ne leur cède en rien en ce qui concerne l'affirmation de l'action révolutionnaire où, par ailleurs, il se distingue d'eux par son athéisme. Lichtenberger a raison de penser que l'on trouve en Meslier "la pensée socialiste poussée jusqu'à ses dernières conséquences".
    Marx et Engels n'ont, pas plus que Plékhanov ou Lénine connu l'oeuvre de Meslier. Les théoriciens du matérialisme athée et scientifique ne pouvaient rien contre la pesanteur du silence qui entourait leur devancier. Mais on peut avancer sans crainte de se tromper que s'il avait connu sa pensée, Marx aurait hésité avant d'écrire sa fameuse dernière Thèse sur Feuerbach: "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde; ce qui importe, c'est de le transformer".
    Car c'est avec Meslier que la philosophie, pour la première fois de toute son histoire, s'assigne comme fin de révolutionner le monde. C'est pour libérer l'humanité que Meslier expose sa critique matérialiste de la religion et de la société : en cela son communisme révolutionnaire est avant tout matérialiste. Et s'il est vrai, comme le disent Sergent et Harmel qui récupèrent un peu trop rapidement Meslier dans le camp de l'anarchisme, que "ce qui l'animait, ce n'était pas l'esprit de la science, le souci de la vérité (mais) la haine de ce qui asservit les hommes", il faut admettre que la dénonciation de l'asservissement passait par la critique matérialiste. Un des traits constitutifs de la grandeur de Meslier est qu'il sut, ainsi que le reconnaît P. Doussot (qui pourtant méprise "les traces de la vieille mentalité rurale" dans sa pensée), " rationaliser l'ancien monisme paysan, l'amplifier et lui donner la dimension d'une philosophie". Or, cette irruption du peuple paysan brandissant sa misère au sein des salons éthérés des philosophes est, de fait, la matière et l'action révolutionnaire qui font valoir leurs droits au sein de la pensée.
    C'est parce qu'il représentait, de façon aussi brutale qu'achevée, cette intrusion scandaleuse que Meslier fut ostracisé si longtemps et que, même si les Lumières connaissaient son Mémoire, le moins que l'on puisse dire est que "leur oeuvre ne la représentait pas dans son intégralité, dans toute sa force". Voltaire fit bien, sous le titre Extrait des sentiments de Jean Meslier, un abrégé du Mémoire. "Ce fut tout simplement une mutilation" écrit Benoît Malon. Le vieux communard a raison, car le déiste bourgeois qu'était Voltaire avait soigneusement banni de son Extrait ce qu'il jugeait "trop ennuyeux et même trop révoltant" : précisément ses démonstrations communistes et révolutionnaires, athéistes et matérialistes. Voltaire tint par ailleurs à le transformer expressément en déiste: il conclut son Extrait en faisant s'adresser à Dieu cet athée implacable !.
    Victime de ce que R. Mortier appelle une "gloire ambiguë", Meslier n'a jamais dû apparaître que comme un de ces déistes dont le XVIIIè siècle français regorge, et la banalité n'est pas faite pour attirer l'attention. Et si en 1864, un Hollandais, Rudolf Charles d'Ablaing van Giessenburg, imprima et édita pour la première fois, deux cents ans après la naissance de Meslier, le texte complet d'une copie manuscrite du Mémoire, cette édition méritoire n'eut qu'une diffusion extrêmement réduite et sans doute reste confinée aux seuls cercles de libres-penseurs.
    Il n'y a guère qu'en Union soviétique, et maintenant dans les autres pays de l'Est, que Meslier a la diffusion et la renommée qu'il mérite. Le Mémoire entier fut traduit en russe en 1924. Par ailleurs, le nom de Meslier figure, entre autres avec celui de Wistanley, sur l'obélisque du Parc Gorki de Moscou élevé à la gloire des précurseurs du socialisme moderne. C'est le seul monument public au monde qui rappelle la mémoire de Meslier et, même en France où, dit Quack, "l'on trébuche suer les statues d'anti-cléricaux, on cherchera en vain celle d'un tel anti-prêtre".
    Ainsi, malgré la remarquable étude, aussi enthousiaste qu'érudite, de Maurice Dommanget, malgré la très complète et précise édition de ses Oeuvres, coordonnées par R. Desné, malgré les fort riches Colloques internationaux d'Aix-en-Provence en 1964 (dont les actes sont parus en 1966) et de Reims en 1974 (dont les actes sont parus en 1980), Meslier reste, encore aujourd'hui, un penseur ignoré dans son pays. Il ne figure dans aucun dictionnaire français usuel et en 1969, R. Desné signalait qu'en France, le nom de Meslier ne figure dans aucun manuel en usage dans les classes de Français, d'Histoire et de Philosophie, à l'exception du manuel littéraire de Castex et Surer où il apparaît dans une oeuvre renseignée comme un pamphlet de Voltaire, celui-ci étant cité après que les auteurs aient écrit que, dans ses pamphlets, "Voltaire s'affuble de personnalités d'emprunt" !.
    Et même si en cette fin de siècle des études commencent à lui être consacrées dans les sphères universitaires, il reste néanmoins un marginal au sein de ce que l'histoire et la philosophie institutionnelles consacrent comme savoir constitué. Ainsi est-il remarquable que les monumentales Studies on Voltaire and the Eighteenth Century qui en sont à plus de 220 publications de livres et de recueils d'articles depuis 1955, n'aient, à ce jour, publié aucun texte monographique ou autre consacré à Meslier, si ce n'est la communication que fit J. Deprun, sous le titre Jean Meslier et l'héritage cartésien, au Premier Congrès International sur le siècle des Lumières (à Genève en 1963) et dont les Studies ont publié les Actes. Il est d'ailleurs également significatif qu'à cette seule exception près, il n'a plus jamais été question de Meslier autrement que dans des mentions aussi rapides que rares, dans les centaines de communications qui ont été faites aux cinq Congrès ultérieurs !
    Meslier, qui écrivit avant 1729, était décidément en avance, non seulement sur son siècle, mais également sur le suivant, et sur le nôtre. Un conservateur chrétien de notre temps, P. Hazard, néanmoins familier du rationalisme puisqu'il est historien des idées du siècle des Lumières, écrit dans son ouvrage consacré à la Pensée européenne au XVIIIè siècle, à propos du Mémoire, "qu'après deux cents ans passés, on ne peut le lire sans un frémissement". Et il ajoute, comme dans un effort désespéré par lequel il essaie d'expliquer une pensée dont la radicalité dépasse son entendement: "on aurait dit qu'il n'avait jamais prié". J. Marchal qui, lui, a renoncé à tenter toute explication, préfère parler d' "un débordement d'ordures". Mais il se rappelle qu'on lui a appris à pardonner à son prochain et s'exécute: Meslier "a droit cependant à la pitié". De son côté, Ira O. Wade qui ne parvient pas à comprendre l'attaque implacable à laquelle Meslier soumet l'Église et l'État, se demande s'il "ne déraisonne pas un peu" et trouve la réponse dans le fanatisme qu'il lui suppose gratuitement. Ainsi, parce que, selon l'expression de Gruenberg, "il eut la rare hardiesse d'aller jusqu'au bout de ses conclusions logiques", dépassant par là même les limites au-delà desquelles les Lumières ne se sont jamais aventurés, Meslier serait tombé dans la déraison et le fanatisme ! Il faut plutôt reconnaître qu'ici Wade, qui consacra pourtant un demi-siècle de sa vie à l'étude des Lumières, reste ébloui devant une pensée dont l'audace et la conséquence dans le raisonnement dépassent considérablement, encore aujourd'hui, ce que le savoir considéré comme légitime peut accepter.
    Voici en quoi Meslier fut unique dans l'histoire des idées.
    Il fut d'abord et avant tout : le premier penseur révolutionnaire, et le premier communiste à fonder son point de vue sur le matérialisme et l'athéisme. S'il y eut, bien sûr, avant lui, des révolutionnaires, des communistes, des matérialistes et des athées, il fut le premier à réunir ces quatre positions en une seule et unique conception du monde. En cela, Meslier prend une place d'une importance considérable tant dans l'histoire de la pensée révolutionnaire que dans celles du communisme, du matérialisme et de l'athéisme. Son oeuvre constitue un moment capital de l'histoire de la pensée.
    Il fut également le premier matérialiste systématique et conséquent depuis Lucrèce; le premier à développer aussi complètement son point de vue; le premier théoricien systématique de l'athéisme, dont il élabora une conception achevée; le premier matérialiste mais également le premier penseur à concevoir la nature de façon dynamique; le premier matérialiste à concevoir que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que "le mouvement reste dans la matière" ; le premier philosophe à vouloir "transformer le monde"; le premier matérialiste à penser la dialectique historique de la nécessité et de la liberté, à penser que le monde s'explique par lui-même et qu'il faut néanmoins le révolutionner; le premier théoricien communiste à vouloir fonder une société sans classes, non par l'imagination utopique, mais par l'action révolutionnaire pratique; le premier théoricien révolutionnaire en France à concevoir la révolution comme une action populaire de masse; le premier communiste à considérer la religion comme le produit et la preuve de l'oppression et de l'exploitation sociales ; le premier communiste à voir dans la propriété privée l'origine et la cause de l'inégalité et de la domination; le premier révolutionnaire et communiste à reconnaître que toute la richesse vient du travail et à en déduire la théorie de la grève générale comme arme révolutionnaire ; le premier révolutionnaire et communiste à avancer l'idée de la dictature des opprimés sur leurs oppresseurs ; le premier révolutionnaire et communiste à se prononcer pour la transformation de la guerre des nations en guerre des classes.
    A ce palmarès, on peut encore ajouter des titres plus modestes: le Mémoire fut " la première attaque complète et détaillée que subit en France le christianisme" ; Meslier fut, sans doute, d'ailleurs l'auteur le plus violent de tous les temps contre le personnage de Jésus-Christ ; il récusa formellement la "magie noire", ce en quoi il fait également, comme le dit Dommanget, "figure d'isolé" dans un siècle où même les plus libres de pensées, jusque et y compris d'Holbach, s'adonnent aux "pratiques astrologiques, ésotériques et occultistes" ; il fut également seul en son siècle à appeler au tyrannicide, au régicide, dans cette époque où la monarchie est épargnée par les critiques bourgeoises et souvent même paysannes, etc..
    Ainsi, ce qui constitue l'exceptionnelle envergure intellectuelle de Meslier, c'est qu'il combina les quatre domaines de la pensée les plus avancés qui s'offraient à la philosophie de son temps : le communisme, la révolution, la négation de Dieu et la matière, alors que l'audace des autres penseurs ne dépassait jamais l'exploration d'un seul de ces champs. Il a fallu attendre Marx et Engels, c'est-à-dire la Révolution française et la révolution industrielle, la domination de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat en classe, pour que la pensée accède à nouveau, en un seul mouvement, à la conjonction de ces quatre domaines avancés de la connaissance; et la distance historique qui sépare Meslier de ses successeurs est une bonne mesure de l'avance qu'il avait sur son temps.
    Mais Meslier ne fut pas seulement grand en cela, la profondeur de sa pensée était à la mesure de l'amplitude de son horizon. Dans chacun des quatre domaines, il dépassa en pénétration et en conséquence tous les théoriciens qui, avant lui, les avaient abordés séparément. Cependant, il est un champ dans l'investigation duquel sa supériorité sur son siècle fut particulièrement écrasante, et qui fonde toute sa pensée: il s'agit de la matière. Avant de concevoir sa théorie du communisme et de la révolution, Meslier se forgea une théorie de la matière, et c'est en élaborant celle-ci de façon achevée qu'il parvint logiquement à celles-là. De même, pour pouvoir développer intégralement son athéisme militant, il dut pousser jusqu'à sa dernière extrémité la réflexion sur la matière. Déborine a raison de dire : "C'est en partant de sa conception matérialiste du monde que Meslier a fondé son éthique et sa politique (...). Les conclusions sur la nécessité d'une révolution et de l'instauration d'une société fondée sur la communauté des biens découlaient de sa conception du monde". Elles s'appuient entièrement et indéfectiblement sur le matérialisme.
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    C'est une caractérisation du matérialisme de Meslier que je tenterai maintenant, dans la perspective de l'appréhender du point de vue de la place qu'il occupe dans l'histoire de la pensée en général, et du matérialisme en particulier.
    On a souvent rattaché Meslierau cartésianisme avec lequel on lui voyait un rapport de filiation. R. Pomeau le dit "cartésien en physique" et "cartésien en métaphysique, cartésien athée"; Jean Ehrard parle de "l'accent cartésien de son langage" et " du désir de Meslier de se ranger résolument" dans la tradition cartésienne; de leur côté, Dommanget pense qu'il "applique la méthode cartésienne" et A. Adam qu'il " ne faisait que tirer les conséquences logiques du cartésianisme"; tandis que H. Manceau dit de lui qu'il était "armé par un cartésianisme totalement libre".
    Mais c'est J. Deprun qui a développé le plus largement ce point de vue. A l'occasion d'une communication au Congrès consacré au siècle des Lumières en 1963, il exposait que Meslier mérite "le nom de cartésien" et que sa pensée "constitue l'une des filières par lesquelles le cartésianisme religieux et même mystique s'est changé de l'intérieur, en son contraire sous la pression de ses propres exigences méthodologiques". Il insistait sur le fait que "Meslier conserve une attitude mentale typiquement cartésienne alors même qu'il récuse les thèses capitales des systèmes de Descartes, Malebranche ou Fénelon" pour enfin caractériser sa pensée comme un "cartésianisme d'extrême-gauche". Dans l'édition critique des Oeuvres de Meslier qu'il cordite, J. Deprun ne se fait pas faute de mettre en exergue, dans des notes explicatives, le cartésianisme qu'il pense déceler dans certaines conceptions du Mémoire. La préface philosophique qu'il consacre aux Oeuvres insiste expressément dans ce sens. L'auteur y précise son opinion que Meslier, "hérétique du cartésianisme et, si l'on veut, cartésien maudit; cartésien pourtant", est un "malebranchiste d'extrême gauche" et confirme que "par sa forme comme par son contenu, la pensée de Meslier mérite donc à bien des égards d'être qualifiée de cartésienne".
    Il est toutefois à remarquer, devant cet assaut d'avis convergents sur la question, que ces auteurs tiennent expressément à préciser qu'ils assignent au cartésianisme de Meslier cette limite d'être "interprété dans le sens matérialiste". Pomeau, on l'a vu, parle d'une métaphysique cartésienne athée ! Deprun, de son côté, reconnaît lui-même que ce sont "ses convictions matérialistes" que Meslier a exposées "dans la langue et le cadre" du système cartésien. Ainsi, chez les tenants de sa filiation cartésienne, a-t-on senti la contradiction qu'il y avait entre un tel héritage et sa conception matérialiste du monde. Puisqu'il y a là le lieu d'une discussion, je me permettrai d'y prendre part.
    Le point de vue que je voudrais défendre a déjà été exprimé sous une forme lapidaire par quelques rares auteurs. J.J. Spink décelait chez Meslier une "opposition marquée au dualisme cartésien" dont le dépassement, écrit Déborine, lui permettait d'"affirmer le matérialisme philosophique". Georges Cogniot, de son côté, énonçait avec force cette vérité si évidente qu'elle lui paraissait couler de source "bien entendu, Meslier n'est pas cartésien". C'est ce point de vue que je tenterai de développer ici.
    On sait que l'oeuvre de Descartes constitue une grande étape dans l'histoire des progrès de la pensée. Avec lui, la science est définitivement émancipée du carcan de la scolastique. En cela, Descartes est bien le plus éminent représentant philosophique de la bourgeoisie française montante sous Louis XIII et Louis XIV. Mais pour libérer la physique de ses chaînes, le grand penseur moderne dut encore payer son tribut à l'obscurantisme qui, bien que battu en brèche, imposait encore sa loi dans le domaine de la métaphysique. Descartes s'acquitta avec complaisance de cette dette. Avec lui, la raison, si elle se libère bien des entraves divines, le fait en "prouvant" rationnellement l'existence de Dieu. La connaissance du réel passait, en cette première moitié du XVIIè siècle, par la compromission avec son contraire: le dualisme cartésien n'est autre que cette contradiction non vidée, dans l'un ou l'autre sens, du matérialisme et de l'idéalisme.
    Ainsi, Descartes, pour pouvoir l'étudier sans obstacles religieux, a séparé de Dieu la matière. Ce faisant, il n'en laisse pas moins, par là même, une inconnue pour la science: c'est précisément, Dieu. Dans le long combat que mène la matière pour gagner le droit d'être enfin expliquée par elle-même, le cartésianisme représente le moment historique où elle parvient à se débarrasser de la domination de l'idée divine sans pour autant la vaincre définitivement. Dieu, relégué à l'origine des temps pour y donner l'impulsion primordiale aux choses, n'explique déjà plus la matière, mais la matière n'explique pas encore Dieu, de sorte que si celle-là existe enfin, celui-ci est toujours.
    Un tel moment de la connaissance, qui juxtaposait les contraires tout en ignorant superbement leur contradiction, ne pouvait durer éternellement. Il fallait que, tôt ou tard, il prenne conscience de ce qu'il contenait en son sein les germes de sa propre négation. Ce rôle historique fut dévolu à Bayle. Ce penseur ne représente pas à proprement parler une étape nouvelle dans l'histoire des idées, mais l'aboutissement logique du cartésianisme, la contradiction de son dualisme poussée jusqu'à l'extrême limite au-delà de laquelle il se nie. Bayle représente le moment où la rationalité du dualisme en vient à constater que le dualisme est irrationnel. Mais le dualisme, ainsi compris, n'est pas pour autant résolu : si la raison exclu Dieu de son champ de connaissance, elle ne le nie pas. En cela, Bayle ne franchit pas la frontière cartésienne. II en reste, comme le dit Rétat, à "une crise de la raison".
    Le cartésianisme devait encore être dépassé. Il le fut. Meslier représente cette nouvelle grande étape de l'histoire de la connaissance, celle de la pensée enfin débarrassée du dualisme, c'est-à-dire celle de la matière enfin débarrassée de son interprétation idéaliste, de la matière affranchie de Dieu, de la matière en tant qu'"être en général et sans restriction". C'est avec Meslier que la pensée reconnaît à la matière le droit et le devoir de se déterminer elle-même et par elle-même. Avec lui se termine la lutte de la matière pour sa propre reconquête, avec lui s'ouvre un horizon infini pour la connaissance. La matière, après ce long passage par l'aliénation à la pensée, se retrouve enfin elle-même, mais enrichie parle travail du négatif, non seulement comme elle-même, mais aussi comme plus qu'elle-même, comme matière enfin connaissable.
    Pour la première fois depuis Épicure et Lucrèce, la matière est proclamée incréée; "l'être matériel", dit Meslier, "ne peut avoir été fait, ni avoir été créé, et par conséquent il a toujours été". Une telle affirmation, qui anime toute son oeuvre, caractérise de façon incontestable cette dernière étape du progrès de la pensée qu'est le matérialisme intégral. Cette "confession de matérialisme conséquent" (pour reprendre les termes de T. Haan, marque avec la plus extrême évidence la distance qui sépare le monisme de Meslier du dualisme de Descartes. Et si l'on pense néanmoins, à la suite de J. Deprun, que "tout se passe comme si Meslier avait retourné contre la métaphysique de Descartes les exigences mêmes de sa méthode", il faut admettre qu'en cela, Meslier est bien le matérialiste conséquent qu'on lui reconnaît mais nullement un cartésien conséquent. Car le cartésianisme constitue, tant historiquement que logiquement, le moment où le matérialisme en progression et l'idéalisme en régression s'équilibrent, il consiste précisément en la juxtaposition de ces deux conceptions du monde irréductibles l'une à l'autre. En conséquence, il ne peut dépasser la contradiction non résolue qu'il renferme en son sein sans se condamner lui-même en tant que cartésianisme. De même, on ne peut résoudre l'un des termes de son dualisme par l'autre sans, par cela, le dépasser, soit en régressant vers l'idéalisme, soit en accédant au matérialisme.
    Telle est bien la raison pour laquelle on ne peut parler, comme on pourrait trop rapidement avoir tendance à le faire, de cartésianisme matérialiste. De même qu'une nuit où luit le soleil n'est pas une nuit mais un jour, de même un cartésianisme où règne sans partage la matière n'est pas un cartésianisme mais un matérialisme. Et on aura beau, en jouant sur l'élasticité propre au système de Descartes, le tendre autant que possible pour l'y voir rejoindre la position de Meslier, il faudra nécessairement, pour l'atteindre, qu'il se brise. Ainsi, il n'est pas vrai que c'est "à l'extrémité de ce physicalisme tendanciel, immanent à la pensée de Malebranche, que se place Meslier", car il s'opère, dans l'intervalle qui sépare les deux pensées, un "saut qualitatif" qui empêche de les classer dans une lignée continue qui irait, sans bond, du penseur cartésien au penseur matérialiste. Dans cette perspective, il est également erroné de caractériser Meslier comme un cartésien ou un malebranchiste "d'extrême-gauche". Pas plus qu'un "croyant" sans dieu n'est un croyant d' "extrême-gauche" -puisqu'il s'agit d'un athée- , pas plus Meslier ne peut être considéré comme un "extrémiste" du système cartésien puisqu'il accède au monisme matérialiste.
    Meslier, par ailleurs, connaissait peu le cartésianisme. J. Deprun a lui-même mis en évidence "l'absence de toute référence explicite aux écrits de Descartes, tant dans le Testament que dans les Notes sur Fénelon", et conclut à la haute probabilité que leur auteur "ne lut jamais Descartes dans le texte". Il n'a d'ailleurs "lu que peu de textes cartésiens", peut-être seulement la Démonstration de l'existence de Dieu de Fénelon qu'il a annotée et la Recherche de la vérité de Malebranche. Toutefois Meslier considère les cartésiens comme "les plus sensés des philosophes", formulation qui est loin de signifier une adhésion quelconque à cette pensée, d'autant plus qu'il précise: "des philosophes déicoles" et qu'il ne se prive pas, après leur avoir rendu grâce d'être "très judicieux", de les traiter de "fous" sur la question des "animaux-machines". W. Krauss considère d'ailleurs que cette question, fort débattue à l'époque, "était le pivot de sa lutte (celle de Meslier) contre le système de Descartes", ce sur quoi on s'accordera. Le problème de l'âme des bêtes est en effet un point très significatif du dualisme cartésien et ce n'est pas fortuitement que Meslier prit la peine d'argumenter contre lui. La théorie des "animaux-machines" résume bien l'impérialisme de l'idéalisme au sein d'une conception matérialiste mécaniste de l'organisation des êtres animés: pour élever l'homme au rang de création particulière de Dieu, Descartes est amené à abaisser les animaux. Meslier, lui, élève les animaux pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l'homme.
    Le cartésianisme, pour le dire en termes hégéliens, était une unité de contraires dans laquelle la physique était la thèse et la métaphysique l'antithèse. Meslier dépassa cette unité cartésienne contradictoire en éliminant l'antithèse (la métaphysique). Ce faisant, il ne retrouva pas la thèse (la physique cartésienne) mais plus que la thèse: la synthèse, c'est-à-dire la thèse débarrassée de son obstacle interne, la physique qui règle enfin ses comptes avec Dieu, alors que Dieu lui avait jusque-là échappé. C'est ainsi que la physique métaphysique cartésienne se retira pour céder la place au matérialisme.
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    Avec Meslier, le matérialisme à peine éclos est d'emblée mobilisé au service des combats théoriques les plus avancés, il nourrit tant l'athéisme que le communisme et la révolution. Malgré ce prodigieux bond en avant de la pensée, bien qu'il franchisse des étapes de son développement sans attendre sa maturation pour se porter aux avant postes de la lutte philosophique de son temps et de tous les temps, il est encore des auteurs qui n'acceptent pas de classer Meslier au rang des précurseurs du marxisme. Ainsi en est-il de J.-M. Goulemot qui "refuse de modeler Meslier à un marxisme qui sert à l'appréhender et à le comprendre" car, explique-t-il, "la question du progressisme de Meslier demeure posée. Qui est progressiste en ce début de XVIIIè siècle? Celui qui demande l'abolition de la propriété ou le bourgeois qui la constitue aux dépens de la possession nobiliaire ?". Ce point de vue tombe dans le travers que J. Ehrard, se référant à quelque penseurs du XVIIIè siècle dont Meslier, résume bien lorsqu'il dénonce "la vanité des explications de type mécaniste qui voient dans la littérature un simple "reflet" et tout particulièrement l'arbitraire des analyses déterministes qui prétendent induire la signification sociale des oeuvres de la condition individuelle des auteurs".
    Car c'est pécher par excès de mécanisme que d'exclure Meslier du courant de pensée qui trouvera en Marx son expression achevée sous le prétexte que la paysannerie pauvre qu'il représentait n'était porteuse d'aucun projet historique conséquent. Or, c'est précisément parce qu'il ressort de cette classe qui, bien qu'elle soit sans devenu historique, supporte tout le poids des contradictions d'une société décadente et accumule en elle l'énergie d'une révolution (qui ne sera pas la sienne), c'est précisément parce qu'il représente la classe la plus opprimée et la plus exploitée de son temps que Meslier est, plus que tout autre matérialiste français du XVIIIè siècle, un précurseur du marxisme.
    Dans cette perspective également, il n'est pas juste de parler, ainsi que le fait P. Doussot, de "l'archaïsme de Meslier" sous le prétexte que "la révolution qu'il propose est celle d'un monde qui meurt". Car la révolution par laquelle le vieux monde mourra est, par la force des choses, celle par laquelle le nouveau vivra. En usant de ce seul droit que la bourgeoisie permet aux travailleurs d'usurper: le droit de lutter à sa place, la paysannerie qui renversa dans les campagnes l'ordre social sclérosé de l'Ancien Régime n'accoucha pas de l'impossible société paysanne, mais d'une société à la mesure de son temps, celle de la bourgeoisie.
    Si l'on trouve, chez Meslier, ce matérialisme plus systématique, plus radical, plus implacable et plus résolument militant que tout ce que la bourgeoisie montante, en la personne de d'Holbach, pourra offrir de meilleur dans le domaine, c'est incontestablement à la paysannerie asservie qu'on doit l'attribuer. Par rapport aux philosophes qui lui sont contemporains, Meslier a lu peu de livres et c'est avec une bibliographie restreinte qu'il est parti à l'assaut de deux millénaires de présence idéaliste en philosophie. Qu'il dépasse en audace et en profondeur tous les penseurs de son siècle peut paraître paradoxal. En fait, le paradoxe (c'est d'ailleurs le lot de tous les paradoxes!) n'est qu'apparent. C'est parce qu'il eut une culture philosophique restreinte, parce qu'il n'eut pas l'occasion de se nourrir et de s'imprégner du cartésianisme qui offrait à la pensée un horizon nouveau et vaste, mais borné, que Meslier put franchir les limites contre lesquelles se fracassaient ou se disloquaient les idées les plus avancées de son temps. Mais ceci n'est que la raison négative de la grandeur de Meslier. La raison positive, c'est que la source de sa pensée, il l'a trouvée dans la vie elle-même. Une large expérience pratique de la vie et de la condition paysanne, tel est bien le véritable fondement de la supériorité de Meslier.
    Ainsi s'explique que, à l'extérieur des cercles où le matérialisme français se cherchait encore, et loin d'eux, dans les profondeurs paysannes de l'Ancien Régime, dans le petit village ardennais d'Etrépigny, un homme, Jean Meslier, se dressa, domina son siècle et tous les siècles du passé, et vit loin en avant.
    Extrait des "ANNALES HISTORIQUES de la RÉVOLUTION FRANÇAISE" n° 262, publié avec l'aimable autorisation du Professeur VOVELLE, directeur des Annales, et de l'auteur.

    *****

    Jean Meslier, curé

    Jean Meslier, Curé d'Etrépigny et de But en Champagne, natif du village de Mazerni, dépendant du Duché de Mazarin, était le fils d'un ouvrier en serge. Élevé à la campagne, il a néanmoins fait ses études et est parvenu à la prêtrise.
    Étant au Séminaire où il vécut avec beaucoup de régularité, il s'attacha au système de Descartes. Ses mœurs ont paru irréprochables, faisant souvent l'aumône; d'ailleurs très sobre, tant sur sa bouche que sur les femmes.
    MM. Voiry et Delavaux, l'un Curé de Va et l'autre de Boutzicourt, étaient ses confesseurs, et les seuls qu'il fréquentait.
    Il était seulement rigide partisan de la justice, et poussait quelquefois ce zèle un peu trop loin. Le Seigneur de son village nommé le Seigneur. de Touilly, ayant maltraité quelques paysans, il ne voulut pas le recommander nommément au prône : Mgr. de Mailly, archevêque de Reims, devant qui la contestation fut portée, l'y condamna. Mais le dimanche qui suivit cette décision, ce curé monta en chaire et se plaignit de la sentence du Cardinal.
    "Voici, dit-il, le sort ordinaire des pauvres curés de campagne; les archevêques, qui sont de grands seigneurs, les méprisent et ne les écoutent pas. Recommandons donc le seigneur de ce lieu. Nous prierons Dieu pour Antoine de Touilly; qu'il le convertisse, et lui fasse la grâce de ne point maltraiter le pauvre, et dépouiller l'orphelin."
    Ce seigneur présent à cette mortifiante recommandation, en porta de nouvelles plaintes au même Archevêque, qui fit venir le sieur Meslier à Donchery, où il le maltraita de paroles.
    Il n'a guère eu depuis d'autres événements dans sa vie ni d'autre bénéfice que celui d'Etrépigny.
    Les principaux de ses livres étaient la Bible, un Moréri, un Montagne et quelques Pères; ce n'est que dans la lecture de la Bible et des Pères qu'il puisa ses sentiments. Il en fit trois copies de sa main, l'une desquelles fut portée au Garde des Sceaux de France, sur laquelle on a tiré l'extrait suivant. Son manuscrit est adressé à M. Le Roux, Procureur et Avocat au Parlement, à Mézières.
    Il est écrit à l'autre côté d'un gros papier gris qui sert d'enveloppe :
    "J'ai vu et reconnu les erreurs, les abus, les vanités, les folies et les méchancetés des hommes; je les ai haïs et détestés, je l'ai osé dire pendant ma vie, mais je le dirai au moins en mourant et après ma mort; et c'est afin qu'on le sache, que je fais et écris le pré[3]sent mémoire, afin qu'il puisse servir de témoignage de vérité à tous ceux qui le verront et qui le liront si bon leur semble."
    On a aussi trouvé parmi les livres de ce curé un imprimé des Traités de M. de Fénelon, Archevêque de Cambrai [édition de 1718] sur l'Existence de Dieu et sur ses attributs, et les Réflexions du P. Tournemine, Jésuite, sur l'athéisme, auxquels traités il a mis ses notes en marge signées de sa main.
    Il avait fait deux lettres aux curés de son voisinage, pour leur faire part de ses sentiments etc. Il leur dit qu'il a consigné au Greffe de la Justice de sa Paroisse une copie de son écrit en 366 feuillets in 8°, mais qu'il craint qu'on ne la supprime, suivant le mauvais usage établi d'empêcher que les simples gens ne soient instruits, et ne connaissent la vérité.
    Ce curé a travaillé toute sa vie en secret pour attaquer toutes les opinions qu'il croyait fausses.
    Il mourut en 1733, âgé de 55 ans : on a cru que dégoûté de la vie il s'était exprès refusé les aliments nécessaires, parce qu'il ne voulut rien prendre, pas même un verre de vin.
    Par son testament, il a donné tout ce qu'il possédait, qui n'était pas considérable, à ses paroissiens, et il a prié qu'on l'enterrât dans son jardin.


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  • L'HUMANISPHÈRE par Joseph DEJACQUE

    QUELQUES MOTS D'AVERTISSEMENT

    Le but de notre société des TEMPS NOUVEAUX est de publier tous les ouvrages qui ont eu leur part d'influence dans le développement de l'idéal anarchique. A ce titre, l'HUMANISPHÈRE de Déjacques est une des Oeuvres qui méritent le plus d'être placées dans notre bibliothèque.
    En effet, Déjacques fut un anarchiste de la veille, un anarchiste avant le nom ; depuis les journées de juin, où il combattit au rang des insurgés, et sans doute bien auparavant, quoiqu'il ne soit connu que dès cette époque, il ne cessa de protester par les paroles et par les actes contre la réaction bourgeoise ; il comprenait qu'une république ainsi dirigée devait fatalement aboutir au Coup d'État. Exilé alors, non sans avoir connu les procès politiques, la prison, les persécutions de toute sorte, il continua dans les journaux anglais, belges, américains, à défendre les idées libertaires, n'hésitant pas à contredire, en d'ardentes polémiques, ses frères proscrits, Ledru-Rollin, Proudhon même, auquel il ne pardonnait pas d'exclure la femme de la cité anarchique.
    Il était poète et ses vers, d'une âpre éloquence, n'avaient, comme sa prose, d'autre but que la propagande révolutionnaire à laquelle il consacrait tout le produit de son travail. Ce fut pendant les années 1858 et 1859 qu'il publia L'HUMANISPHÈRE "UTOPIE ANARCHISTE", dans le Libertaire, journal du Mouvement Social,qui paraissait à New York, édité, rédigé, administré, expédié par le seul Déjacque. On y trouve de nombreux articles très intéressants de propagande et de principes, ainsi que de remarquables poésies empreintes d'un idéal élevé de justice et de liberté.
    Le temps ne nous paraît pas encore être venu de publier L'HUMANISPHÈRE en son entier. L'édition actuelle présentera quelques omissions, par la raison très simple que certains passages risqueraient d'être faussement interprétés ; sans parler de ceux qui lisent avec le parti-pris de trouver dans les ouvrages le mal qu'il y cherchent, tous les lecteurs n'ont pas cette belle philosophie qui permet de comprendre de très haut la pensée d'autrui, tout en gardant la sérénité de la sienne. Un jour viendra où l'Oeuvre de Déjacque sera librement publiée jusqu'à la dernière ligne.

    PRÉAMBULE

    UTOPIE: "Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable".
    ANARCHIE : "Absence de gouvernement".
    Les révolutions sont des conservations
    (P-J PROUDHON)

    Il n'y a de vraies révolutions que les révolutions d'idées
    (JOUFFROY)

    Faisons des moeurs et ne faisons plus de lois.
    (ÉMILE DE GIRARDIN)

    Réglez vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté....
    Tenez-vous donc fermes dans la liberté à l'égard de laquelle le Christ vous a affranchi et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. Car nous n'avons pas combattre contre le SANG et la CHAIR, mais contre les (illisible sur l'exemplaire Gallica).
    (L'Apôtre SAINT-PAUL)

    Ce livre n'est point une Oeuvre littéraire, c'est une Oeuvre INFERNALE, le cri d'un esclave rebelle.
    Comme le mousse de la SALAMANDRE, ne pouvant, dans ma faiblesse individuelle, terrasser tout ce qui, sur le navire de l'ordre légal, me domine et me maltraite,  quand ma journée est faite dans l'atelier, quand mon quart est fini sur le pont, je descends nuitamment à fond de cale, je prends possession de mon coin solitaire ; et, là, des dents et des ongles, comme un rat dans l'ombre, je gratte et je ronge les parois vermoulues de la vieille société. Le jour, j'utilise encore mes heures de chômage, je m'arme d'une plume comme d'une vrille, je la trempe dans le fiel en guise de graisse, et, petit à petit, j'ouvre une voie chaque jour plus grande au flot novateur, je perfore sans relâche la carène de la Civilisation. Moi, infime prolétaire, à qui l'équipage, horde d'exploiteurs, inflige journellement le supplice de la misère aggravée des brutalités de l'exil ou de la prison, j'entr'ouvre l'abîme sous les pieds de mes meurtriers, et je passe le baume de la vengeance sur mes cicatrices toujours saignantes. J'ai l'oeil sur mes maîtres. Je sais que chaque jour me rapproche du but ; qu'un formidable cri,  le sinistre SAUVE QUI PEUT !  va bientôt retentir au plus fort de leur joyeuse ivresse. RAT-DE-CALLE, je prépare leur naufrage ; ce naufrage peut seul mettre fin à mes maux comme aux maux de mes semblables. Vienne la révolution, les souffreteux n'ont-ils pas, pour biscuits, des idées en réserve, et, pour planche de salut, le socialisme !
    Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier.
    Ce livre, c'est de l'acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer dans ses fondements !
    C'est qu'aujourd'hui, sachez-le, sous leur carcan de fer, sous leur superficielle torpeur, les multitudes sont composées de grains de poudre ; les fibres des penseurs en sont les capsules. Aussi, n'est-ce pas sans danger qu'on écrase la liberté sur le front des sombres foules. Imprudents réacteurs !  Dieu est Dieu, dites-vous. Oui, mais Satan est Satan !... Les élus du veau-d'or sont peu nombreux, et l'enfer regorge de damnés. Aristocrates, il ne faut jouer avec le feu, le feu de l'enfer, entendez-vous !...
    Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. Il n'a pas été tracé par la main gantée d'un fantaisiste ; il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée à l'oreille des passions populaires. C'est de plus un chant de victoire, une salve triomphale, la proclamation de la souveraineté individuelle, l'avènement de l'universelle liberté ; c'est l'amnistie pleine et entière des peines autoritaires du passé par décret anarchique de l'humanitaire Avenir.
    Ce livre, c'est de la haine, c'est de l'amour !...

     
    PRÉFACE

    "Connais-toi toi-même"

     La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité.
    Je procéderai donc par analogie.
    Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploierai la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
    Je suis loin d'avoir la science infuse. J'ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l'humanité. J'ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l'amour et celle de la haine, la passion de l'extrême luxe et celle de l'extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du coeur et du ventre, ceux de la chair et de l'esprit. J'ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j'ai l'intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l'art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte, les lumières, l'ombre, la solitude et l'eau pure. J'aime le travail, les forts labeurs ; j'aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J'ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée et l'opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J'ai eu des indigestions et j'ai eu faim. J'ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l'argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu'il honore du nom de crime. Je suis l'homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n'être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n'ai qu'un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l'onde ; au moindre souffle, il passe d'une expression à une autre, du calme à l'orage et de la colère à l'attendrissement. C'est pourquoi, passionnalité multiple, j'espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour bien en traiter, cela dépend autant de la connaissance qu'on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu'on a des passions des autres.
    Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l'oeuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.
    L'autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l'orthodoxie militaire, l'obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l'immobilité dans les rangs, l'autocratique fixité.
    La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l'entend. La Liberté n'enrégimente pas les hommes sous la plume d'un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l'indépendance active. L'autorité, c'est l'unité dans l'uniformité ! La liberté, c'est l'unité dans la diversité. L'axe de l'autorité, c'est la knout-archie. L'anarchie est l'axe de la liberté.
    Pour moi, il s'agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l'on n'est homme qu'à la condition d'être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une oeuvre originale et non une copie. L'esclave se modèle sur le maître, il imite. L'homme libre ne produit que son type. Il crée.
    Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m'apparaît dans l'avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l'harmonie.
    Je n'ai nulle prétention d'imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaoe. Je ne marche pas escorté d'éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l'autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très humbles sujets et publier l'ukase impérial de ses commandements. J'habite les gouffres de la société ; j'y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j'en évoque l'idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S'il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j'abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l'expression, il n'y a pas à en changer les traits : c'est la liberté absolue ou l'autorité absolue. Moi, j'ai choisi la liberté. L'autorité, on l'a vue à l'oeuvre, et ses oeuvres la condamnent. C'est la vieille prostituée qui n'a jamais enseigné que la dépravation et n'a jamais engendré que la mort. La liberté ne s'est encore fait connaître que par son timide sourire. C'est une vierge que le baiser de l'humanité n'a pas encore fécondée ; mais, que l'homme se laisse séduire par ses charmes, qu'il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu'elle porte.
    Infirmer l'autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d'une affirmation. C'est pourquoi j'affirme la liberté, pourquoi j'en déduis les conséquences.
    Je m'adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d'en arriver à faire l'exposé de l'ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l'auteur, il est nécessaire d'esquisser l'historique de l'Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l'accompagnerai jusque dans l'avenir.
    Dans cette esquisse j'ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n'ai pas son travail sous la main ; et l'eussé-je, je relis rarement un livre, je n'en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est bien souvent en désordre. S'il m'échappait des réminiscences, s'il m'arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J'ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis de l'avis d'Alfred de Musset, je puis penser ce qu'un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c'est que ceux qui n'ont pas lu le livre d'Eugène Pelletan, LE MONDE MARCHE, voulussent le lire avant de continuer la lecture du mien. L'oeuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l'humanité jusqu'à nos jours, magnifiques pages qu'il est toujours bon de connaître, et qui seront d'un grand secours à plus d'un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non seulement pour suppléer à ce qu'il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
    Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d'intelligence, et en marche!
    QUESTION GÉOLOGIQUE

    "Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d'environ deux cents comètes et planètes est l'image d'une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d'un tourbillon, figurent d'autres planètes, et que l'ensemble de ce vaste univers n'est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d'environ cent mille univers sidéraux, dont l'ensemble est un BINIVERS, qu'ensuite viennent les TRINIVERS formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance....... ; ils ne laisserons pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l'analogie universelle !"
    (CH. FOURIER)

     
    On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l'ont prise à son berceau et nous l'ont fait voir enveloppée d'abord des langes de l'inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d'une chevelure végétative, animant ses sites, s'embellissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans la vie.
    On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l'anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l'eau circule, ses intestins enduits d'une mucosité de feu.
    Mais son organisme psychologique, qui s'en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siège de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l'ignore. Et cependant les globes, pour être d'une nature différente de la nôtre, n'en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu'ici pour la surface de la Terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l'enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu'à la moelle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?
    Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l'étude zoologique est si loin d'être achevée, qui sait si l'humanité n'est pas la matière de sa cervelle ? Si l'atome humain n'est pas l'animalcule de la pensée, la molécule de l'intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu'y aurait-il d'étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d'un pôle à l'autre le front du globe ?
    Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l'affirmer ou l'infirmer absolument. Je n'ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s'occuper de l'organisme intellectuel de l'être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu'il ne me paraît sans intérêt de s'occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.
    Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter autour du soleil, et occupons-nous du mouvement de l'humanité et de sa gravitation vers le progrès.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    I.


    Un crétin ! c'est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d'eau crue ;  nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ;  infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l'amer lichen et les chênes noueux.
    Oh ! c'est un affreux spectacle que de voir l'homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ;  avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
    Que notre corps est imperceptible au milieu de l'univers, s'il n'est pas grandi par notre savoir ! que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leur têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu'il a peur d'éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l'homme serait tout cela aujourd'hui s'il ne s'était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu'il a tout osé !
    Et l'homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Mooese, sauvé des eaux, renierait le noble fils de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l'homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n'est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l'homme atteint tôt ou tard tout ce qu'il convoite !
    (ERNEST COEURDEROY)

    "Le monde marche."
    (E. PELLETAN)
     
    Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l'intelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. D'abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant de son groin la terre encore détrempée d'eau diluvienne, et il s'est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s'est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes d'herbes et l'écorce des arbres. Accroupi au pied de l'arbre dont le haut sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s'est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l'instant d'auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C'est qu'il venait de s'initier à la hauteur de sa taille corporelle. C'est que le sang qui, dans l'allure horizontale de l'homme, lui bourdonnait dans les oreilles, et l'assourdissait, lui injectait les yeux et l'aveuglait, lui inondait le cerveau et l'assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l'horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d'une tempe à l'autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.
    Jusque là l'animal humain n'avait été qu'une brute entre les brutes : il venait de se révéler homme. La pensée s'était fait jour ; elle était encore à l'état de germe, mais le germe contenait les futures moissons... L'arbre à l'ombre duquel l'homme s'était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une patte et ne lui avait servi à autre chose qu'à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l'aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d'arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd'hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu'il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l'azur et toutes les perles d'or de son splendide écrin. C'est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A l'instinct qui vagissait en lui a succédé l'intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s'est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L'homme n'est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l'action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s'est révélée en lui. Sa vie s'en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l'ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l'origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s'élève comme un aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l'infini ; les coursiers qu'il a domptés lui prêtent l'agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d'arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouter il s'est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui l'entoure.
    Ainsi l'homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d'abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L'homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l'organe générationnel, et après ses phases successives d'accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.

    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    II.

    Dieu, c'est le Mal.
     La Propriété, c'est le Vol.
     L'Esclavage, c'est l'Assassinat.
    P.J. PROUDHON
    La Famille, c'est le Mal, c'est le Vol, c'est l'Assassinat.
     
    Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n'y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n'y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l'avenir.
    Aux premiers jours de l'être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bleuets dans les prés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d'ailleurs suffisait à l'homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s'abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, je le constate, le point sur lequel j'insiste, c'est que l'homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l'heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-né, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l'oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l'ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d'amour ;  l'homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l'amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t'appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n'oublie pas qu'il faut qu'il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi, et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.
    Avant d'en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l'argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu'elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d'en arriver à a formation d'êtres complets, à la composition des espèces. Pour  l'espèce humaine, son chef-d'oeuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d'ampleur au ventre. Le développement de l'une ne correspondit pas au développement de l'autre. Il y eut fausse coupe, partant de la disharmonie. Ce n'est pas une reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l'ordre fatal qu'il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l'homme : l'homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l'eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l'orage, elle ne s'épanouit que sous le calme et rayonnant azur.
    Le jour vint donc où l'accroissement de la race humaine dépassa l'accroissement de son intelligence. L'homme, encore sur les limites de l'idiotisme, avait peu de rapport avec l'homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s'était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l'adresse de ses muscles, conquis la force et l'agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s'y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L'aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l'homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s'en disputer la possession. L'homme se rapprocha de l'homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N'importe comment, il y eut contact. D'errants qu'ils étaient, l'homme et la femme s'accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L'intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s'accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L'équilibre rompu une fois n'avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s'en emparait. L'esclavage et l'oppression s'étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l'humanité. L'ordre naturel périclitait.
    Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l'homme. Que va faire l'intelligence ? Vaincra-t-elle l'ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s'entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d'instincts fraternels qui conduit à l'affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu'elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin,  colonne lumineuse, principe de vie,  fondera-t-elle l'ordre anarchique dans l'égalité et la liberté ou,  urne funéraire, essence de mort,  fondera-t-elle l'ordre arbitraire dans la hiérarchie et l'autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L'humanité va-t-elle périr à deux pas de son berceau ?
    Hélas, peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais des siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.
    Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic a pour étiquette un seul mot : Dieu...
    Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisés pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Église et de l'État.
    Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et dans les coeurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l'homme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de es titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.
    Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité ? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel,  c'est-à-dire sous le crâne,  de l'intelligence humaine; Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le mouvement de la Liberté.
    Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait ? autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a une cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu :
    Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu ?... Dieu est donc la cause de l'univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortit de là.
    Imbécile ! Et la cause... de Dieu ?
    La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première.
    Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi est la propre cause de l'univers. Ceci est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur bien plutôt : cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils,mais le père de Dieu.
    Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulu s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !...
    L'homme,  quel orgueil à la fois et quelle puérilité !  l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'oeuf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin,  j'allais dire devant son excrément,  car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des tempes, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encre sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.
    Comme la religion,  la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.
    Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant seule et indivisible famille.
    Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.
    L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.
    Ce fut là le berceau de la famille.
    A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus s'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître.
    Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.
    Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants sont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au coeur de la place. Le pillage et l'assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance.
    Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d'ignorance individuelle et d'imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle n'être pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées.
    A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l'environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau se ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à s'émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le boeuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.
    Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois,  la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    III.
     
    Liberté, égalité fraternité !  ou la mort !
    (Sentence révolutionnaire.)

    Oeil pour oeil et dent pour dent.
    (Mooese.)

    Le monde marchait. De piéton il s'était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, boeufs et chariots, voiles et galères manoeuvraient sous la main de l'homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l'onde. L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L'horizon était élargi. L'homme avait marché, d'abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L'Asie, l'Afrique, l'Europe ne formaient plus qu'un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l'une sur l'autre, roulant dans leur courant le sang et l'or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l'industrie et l'agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s'empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L'Inde d'abord, puis l'Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d'hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L'architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu'elle se dégageât de ses entraves et produisît la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l'autre dans l'Armorique. Comme le divin Phoebus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d'esclaves ; cent mille Spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au coeur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l'idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l'avait épuisée.  Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m'empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autres levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles,  moi, le vaincu des bords de la Seine,  le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l'écho sur la terre tant que la société sera une caverne d'exploiteurs !...
    Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l'Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L'Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l'esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L'empire avait succédé à la république, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les enchanteurs d'empire avaient remplacés les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l'unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l'orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l'hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l'aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n'était plus guère que l'ombre de Rome. L'égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d'abjection et entraînée par le nautonier de la décadence, vers le séjour des morts.
    En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l'herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de forces.
    Le christianisme, oeuvre des saint-simoniens de l'époque, est d'un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et... se ressemblent. C'est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l'Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l'agneau, la victime et le sacrificateur. C'est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu'il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l'humanité,  au faîte,  le pontife ou le roi, l'homme-Dieu ; l'autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux.  A la base,  l'esclavage ou le servage, l'ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l'intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches.  Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte,  le clergé, l'armée, la bourgeoisie ; l'église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l'homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l'occasion, se guindant et sifflant comme lui.
    Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l'utopie évangélique beaucoup plus d'ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l'ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu'une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C'est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l'égale de l'homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l'esclave et lui ouvrit les portes d'un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d'ilotes. Mais il n'est pas dans la destinée de l'homme et de la femme de marcher divisés et à l'exclusion l'un de l'autre. Le Christ, ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des soeurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l'immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s'élancèrent,  coeurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L'homme et la femme mêlèrent leur sang sur l'arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C'est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l'auréole de l'enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d'ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d'assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. A la fin, cependant, le cirque s'avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.
    La grandeur de Rome n'existait plus que de nom. L'empire se débattait comme un naufrage au milieu d'un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. A la suite de cette tourmente, tout ce qu'il y avait d'écume au coeur de la société s'agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L'immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l'accouchement avaient introduit dans l'organisme maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le foetus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l'avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s'apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l'usurpation de l'Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l'on renversa l'image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu'ils prirent par la poignée, et lui mirent la pointe en l'air comme une lame hors du fourreau.
    Cependant, ces grands déplacements d'hommes ne s'étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétaires et des nationalités furent modifiées. L'esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c'était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l'évêque étaient les puissants d'alors. La fédération de ces demi-dieux forma l'empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains.  Le Moyen-Âge, disque nocturne, montait à l'horizon. Les abeilles de la science n'avaient plus où déposer leur miel, si ce n'est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n'étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l'antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu'il semblait que l'humanité n'en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l'horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l'aube au coeur de cette longue nuit. une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation,  comme on voudra les appeler,  une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l'odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son coeur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faux ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux forts s'écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L'incendie que d'infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s'éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des Spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n'y eut bientôt plus de cette rébellion qu'un peu de cendre. L'affranchissement des communes fut tout ce qu'il en résulta. Seuls, les notables d'entre les manants en profitèrent. Mais l'étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.
    On connaît trop cette époque pour qu'il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c'est d'abord comme toujours l'ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu'agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c'est la dictature, c'est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès lors s'habituèrent à n'être plus que les membres esclaves du cerveau, à n'avoir plus d'autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n'y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des decemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d'elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservie au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l'Empire n'eut qu'à atteler ce bétail à son char pour s'en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d'être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d'habitants qui peuplaient le territoire de la République, c'est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d'agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l'initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l'on avait réfléchi plus mûrement et qu'on eût vu que le corps social comme le corps humain n'est pas l'esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d'alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que cette pensée n'est que la quintessence de cette anarchie d'évolution dont l'unité est causée par les forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n'eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l'homme à l'humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l'arc-en-ciel de l'harmonie, la rayonnante pourpre de l'unité !...
    L'empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l'Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.
    Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n'est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis au temps d'un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra-diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n'est plus un plafond, le plancher d'un paradis ou d'un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c'est un océan de fluide dont ni l'oeil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d'azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement et fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. tous ces globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d'abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d'autres globes, et formant ce qu'on appelle, je crois, un système planétaire, c'est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférences en circonférence, s'agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossier leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu'une idée sphérique de l'infini, et démontrer par une argumentation sans réplique,  argumentation que l'on peut toucher de l'oeil et de la pensée,  que l'ordre anarchique est l'ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n'a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faite ni diable à la base. Le Circulus dans l'universalité détrône 'autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le Circulus dans l'humanité détrône l'autorité gouvernementale de l'homme sur l'homme et en prouve l'absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulant anarchiquement dans l'universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L'harmonie ne peut exister que par l'anarchie. Là est toute la solution du problème social. vouloir le résoudre autrement, c'est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c'est dire que la terre n'est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l'on condamna à se parjurer, et qui accepta l'humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. A ce grand autoricide, je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n'y a pas que les Jésuites qui sont d'avis que le but justifie les moyens. L'idée du Circulus dans l'humanité est à mes yeux un sujet d'une trop grande importance pour n'y consacrer que ces quelques lignes ; j'y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j'appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.
    Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l'Australie, s'étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l'Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l'éclair, et vous rapporte la réponse au mot qu'on lui jette, avec la docilité d'un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la muselle et lui donne pour carapace la carène d'un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l'hydre est si grande qu'elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu'elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. A terre, sur les chemins bordés de rail, le monstre au corps de fer, à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d'étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l'oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d'exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C'est lui qui tisse les étoffe, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l'acier ; lui enfin qui confectionne une foule d'instruments de travail et d'objets de consommation. au champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l'épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c'est un travailleur encyclopédique.
    Sans doute, dans la société telle qu'elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu'est-ce qu'un mal partiel et passager en comparaison des résultats généreux et définitifs ? C'est elle qui déblaie les routes de l'avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer un chemin qu'en passant sur des cadavres. L'ère du progrès pacifique ne s'ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.
    L'astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire, avaient professé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n'avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu'une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n'était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva malgré lui de son éducation commerciale la tradition bourgeoise des préjugés d'autonomie et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l'égalité absolues, de l'anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je sais en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l'humanité.
    1848 arriva, et l'Europe révolutionnaire, prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l'amour, l'exploitation de l'homme et de la femme par l'or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l'usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plateforme lancèrent sur l'insurrection d'énormes blocs d'armées, des flots bouillants de gardes mobiles. A force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D'innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d'une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu'il ni aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, FRÈRES ENNEMIS voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d'éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d'Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où,  parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie,  l'on clapotait dans l'urine et dans le sang jusqu'à mi-jambe, asphyxié par le manque d'air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au Moyen-Âge, une place prise d'assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent dans tous les coins et recoins, passant au fil de la baoeonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre... Jamais, depuis que le monde est monde, on n'avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes mêmes, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C'est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d'épouvantables paroles qu'on fusillât devant leur porte et qu'on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : A mort ! à la voirie !... Ah ! ces femmes-là n'étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !
    On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant parmi des prosélytes. Loin d'en détruire la semence, la persécution l'avait fait germer. Aujourd'hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l'argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Frissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l'on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu'à ce qu'il ait atteint la figure du Lion,  jusqu'à ce que le grain ait produit son épi.
    Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant au sein du Jeu de Paume cette sanglante apostrophe au front de l'aristocratie : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes !". 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans son livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : "La Propriété, c'est le vol !" Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié ! 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n'est pas d'avoir été toujours logique, tant s'en faut, mais d'avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l'homme qui a dit aussi : "Dieu, c'est le mal,  l'Esclavage, c'est l'assassinat,  la Charité, c'est une mystification,  et ainsi et encore ; l'homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l'homme ; ce même homme, hélas !, a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l'a décrétée hors l'humanité. Proudhon n'est encore qu'une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysée, et c'est malheureusement le côté du cOEur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n'est pas un anarchiste ; il n'est pas humanité, il est masculinité. Mais,  comme réformateur, s'il est des taches à ce diamant,  comme agitateur, il a d'éblouissantes étincelles. Certes, c'est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n'a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L'un n'eut qu'un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s'éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L'autre fit retentir coups de tonnerres sur coups  de tonnerres. Il n'a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.
    89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48 le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. A bientôt le 93 !
    Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l'appelait de ses voeux un illustre poète qui craignait alors qu'on fondît la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l'un ni l'autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l'Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au coeur parce qu'elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d'arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez. Les morts vont vite !...
    Allons, César, dans cette maison de perdition qu'on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins en peau de satin ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu'un jour la Révolution n'ait plus qu'à souffler dessus pour la faire disparaître.
    Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d'eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.
    Soldats, chantez la lie et l'écume, des rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites en jaillir la cervelle ; débandez des tonnes de spiritueux, faites en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée... Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d'hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d'embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !...
    Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l'encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice, pesez au poids de l'or la culpabilité des revendications sociales.  Banquiers, boutiquiers, usuriers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l'or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l'ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre.  Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l'orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l'appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d'innocenter l'accusé.  Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d'épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter.  Docteurs de l'instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons.  Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d'incapacité scientifique et de rapacité épicières vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d'une aristocratique clientèle et d'un caractère bien pensant, le chef de l'État détachera de sa couronne une étoile d'or pour la suspendre à votre boutonnière.
    Vous tous, enfin qui êtes opulents d'opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la "vile multitude", salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !...
    Et puis, après ?...
    Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l'usure ne soit pas l'usure, que la misère ne doit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la RÉVOLUTION ne soit pas la RÉVOLUTION !!...
    O bourgeois, vous qui n'avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l'heure qu'il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d'une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d'armes, avec le catéchisme-pénal d'un côté et le code-religieux de l'autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d'Austerlitz, Bourgeois, vous n'aurez rien à craindre du loup, de l'hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu'à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l'hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettre en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C'en est fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d'or piquera une tête dans l'abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste Hélène... En vérité, en vérité, je vous le dis, ce jour-là il n'y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Oeil pour Oeil, et dent pour dent !  Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Mooese...
    Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? A force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d'indigestion ?
    Quand donc les hommes comprendront-ils que l'Autorité, c'est le mal;
    Que la Propriété, qui est aussi de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Famille, qui est encore de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Religion, qui est toujours de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Légalité, la Constitutionnalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l'autorité, c'est le mal, encore le mal, toujours le mal !
    Génie de l'Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


    DEUXIÈME PARTIE.

    PRÉLUDE.

    Rêve, Idée, Utopie.

     
    Filles du droit, sylphides de mes songes,
    Égalité ! Liberté ! mes amours !
    Ne serez-vous toujours que des mensonges ?
    Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ?
    Non, n'est-ce pas ? mes déesses chéries ;
    Le jour approche où l'idéalité
    Au vieux cadran de la réalité
    Aura marqué l'heure des utopies !...
    Blonde utopie, idéal de mon coeur,
    Ah ! brave encore l'ignorance et l'erreur.
    (LES LAZARÉENNES)


    I.

    Qu'est-ce qu'une utopie ? un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L'utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L'utopie de Christophe Colomb s'est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l'Amérique est sorti à son appel des profondeurs de l'Océan. Que fut Salomon de Caus ? un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l'Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l'âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L'alchimie n'a pas réussi à faire de l'or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu'un vain métal, elle a  produit une science, la chimie. La science sociale sera l'oeuvre des rêveurs de l'harmonie parfaite.
    L'humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d'armée qui a son avant-garde dans l'avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avants postes de tirailleurs, sentinelles-perdues qui font le coup de feu de l'idée sur les limites de l'Inconnu. Toutes les grandes étapes de l'humanité, ses marches forcés sur le terrain de la conquête sociale n'ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l'Avenir, debout sur les cimes alpestres de l'utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l'Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s'ébranlaient à sa voix.  Humanité ! j'arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l'utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s'endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d'agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.  En marche ! en marche !! en marche !!!
    Aujourd'hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l'électricité existe à l'état d'enfance ; aujourd'hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu'il n'y  plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd'hui que l'imprimerie édite la parole à des cent milliers d'exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd'hui que d'échanges en échanges on est arrivé à entr'ouvrir les voies de l'unité ; aujourd'hui que les travaux de générations ont formé, d'étage en étage et d'arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd'hui que la force motrice et la force d'expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd'hui que le mot "impossible" est rayé du dictionnaire humain ; aujourd'hui que l'homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd'hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d'étincelants artistes, qu'il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd'hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu'il va changer d'allure ; il va mettre au pas la vapeur et l'électricité, il va lutter avec elles de force et d'agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l'arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l'oeil de feu qui remorque à toute chaleur d'enfer le cortège satanique de l'humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s'avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l'anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d'étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan. Place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l'Utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d'écus, forgeurs de fers, monnayeurs d'idées, au forgeur de foudre !...
     A peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m'arrêter, comme il m'arrivait bien souvent d'y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d'ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d'y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j'essayais de contenir et d'apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j'essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cOEur. L'air n'arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m'approchai de mon lit et me jetai dessus.  Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu'on me tordait le sein avec des tenailles. J'étranglais : des muscles de fer me serraient la gorge... Ah ! l'Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu'à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l'on n'est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière, dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire, à cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m'assis devant ma table. L'Idée vint s'y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l'autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon coeur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir lu ce que j'avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d'ignorances qu'il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit ; mais l'idée, me parlant à l'oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l'ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l'intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer,  sauf exceptions, bien entendu,  et où ces hérétiques de l'ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d'un fer rouge, et sans qu'on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu'elle soit officiellement l'ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l'ennemi... Si elle n'a pas encore le sentiment de la morale de l'Avenir, du moins n'a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d'armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu'elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-t-elle plus que pour la forme. On peut calculer d'avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d'abondance, il faudra bien qu'elle amène pavillon. La vieille société n'ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c'est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l'autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l'ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n'ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d'eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu'ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d'or ou de lames d'acier, ne se sentent pas à l'aise entre le monde qui vient et le monde qui s'en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu'ils marchent sur des charbons ardents. Ils est vrai qu'ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais "dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n'être pas des voleurs et des assassins !..." c'est-à-dire qu'ils n'osent pas tout à fait se l'avouer, de peur d'avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu'ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu'un jour ou l'autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l'avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c'en est fait de l'enjeu et des joueurs !
    La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d'une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu'elle meure. Quand ? plus tôt qu'on ne le croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l'apparence de la vie jusqu'à la dernière heure. Un soir d'orgie elle se couchera pour ne plus se relever.
    Quand l'Idée eut fini de parler, je l'attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l'aime ardemment qu'elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m'inondait sa prunelle. Qu'elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu'elle mit à me le raconter ces magnificences de l'utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu'un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l'Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l'idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


    II.

    Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858.  Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !
    Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !
    Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses moeurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

    III.

    L'homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s'immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c'est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu'à ce qu'elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?
    Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?
     "Les Révolutions sont des conservations."
     Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.
    Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte !  Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

    IV

    Et m'ayant donné trois baisers, l'Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l'Utopie anarchique.

    LE MONDE FUTUR
     
    La liberté mutuelle est la loi commune.
    Émile de Girardin.
    Et la terre, qui était sèche, reverdit et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dit : Où allez-vous ? on ne passe point ici.
    Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.
    Et il n'y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s'aimaient et s'aidaient en frères.
    (Paroles d'un Croyant.)

    Et d'abord, la terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs âmes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l'on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l'on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L'air, le feu, et l'eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l'homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L'électricité porte l'homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l'on mettrait aujourd'hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d'irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d'innombrables troupeaux destinés à l'alimentation de l'homme. L'homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l'électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d'une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminés par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d'eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu'un ruisseau. L'homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu'on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l'ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s'inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s'épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l'homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l'hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il ne reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd'hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l'emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d'une épaisseur et d'une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d'arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n'a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d'un point à l'autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d'un épais et moelleux tapis. Tout au long de ces avenues sont échelonnées des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils de bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s'épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles de marbre blanc. De distance ne distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malachite, en granit, en cailloux, en coquillages et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l'harmonie. Leur forme, variée à l'infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d'habiles artistes, animent par d'idéales fantaisies ces urnes, où, le soir jaillissent avec des flots de lumière, cascade de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d'une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n'est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c'est quelque chose de témérairement beau, d'audacieusement gracieux, c'est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c'est souple et c'est nerveux ; cette ornementation est à l'ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries et s'y marient harmonieusement. Sur des fonds d'or et d'argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d'érable, en bois d'ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévèrement en relief, des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l'unité. D'opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, côté externes, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l'intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faîte un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendant ou qui y montent au moyen d'un balcon mobile s'élevant ou s'abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l'ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d'un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d'avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d'amusements et de récréations, pour l'âge viril comme l'âge enfantin. dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe, qu'on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d'une richesse et d'une élégance féerique. Ces pavillons à leur étage inférieur, sont autant de péristyle par où l'on entre dans l'immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d'explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c'est un parc parsemé de massifs d'arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eux vives et eaux dormantes, s'étalent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d'étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvrefeuille et d'aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d'oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d'une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C'est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d'oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s'amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés,et ils s'en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l'épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l'homme les plus gracieuses courbes et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d'électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d'un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l'harmonie s'élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d'argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d'un croissant et d'une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l'autre à gauche, servant d'agrafes à deux ailes également de flamme vive. C'est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faut être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s'écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l'intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sorti de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut,  mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde-là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n'élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n'eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir; C'est qu'il faut mieux qu'une intelligence de cire pour tenter l'ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d'auditeurs d'entendre distinctement toutes les paroles de l'orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d'optique admirablement perfectionnés, permettent d'en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
    Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi, l'aspect grandiose de l'Océan. Vu par les yeux de l'Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m'apparaissaient plus que sous la forme d'un verre d'eau. Ce que c'est que l'homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule et déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l'utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J'entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c'est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d'intelligence capable seulement d'en comprendre le plus petit mot.
    Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le tempe des arts et des sciences, quelque chose comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l'utopiste humanité.
    Chez les fils de ce nouveau monde, il n'y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas êtes esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Étant libres, ils n'ont de culte que celui de la liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments, et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n'a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d'eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Ils ne font pas à autrui ce qu'ils ne voudraient pas que leur fît autrui, et ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu'on attente à leur libre volonté, ils n'attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l'amour et multiplier par l'amour. Hommes, ils rendent au centuple à l'humanité ce qu'enfants ils ont coûté de soins à l'humanité, et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu'ils n'ont qu'une mère commune, l'Humanité, qu'ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l'harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui sociable ne peut se mouvoir sans elle, qu'elle est la pensée universelle, l'unité des unités, la sphère des sphères, qu'elle est immanente et permanente dans l'éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l'anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu'ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s'ouvrent ; la sympathie, l'amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l'amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l'inconnu.
    Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d'oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L'homme est son roi et son Dieu  "
    "Moi et mon droit." telle est sa devise.
    Sur l'emplacement des principales grandes villes d'aujourd'hui, l'on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j'ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelque fois ce n'étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C'est à l'occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l'intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L'agriculture y avait apporté ses gerbes, l'horticulture ses fleurs et ses fruit, l'industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L'architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
    Ce n'était pas un concours comme nos concours. Il n'y avait ni jury d'admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule souveraine. C'est pour complaire à cette puissance de l'opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c'est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l'émulation, pour les faibles comme pour les forts. C'est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu'ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu'ils s'en sont plus ou moins écartés ; et l'avenir se charge de ratifier ses maternelles observation. Et tous ses fils se grandissent à l'envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l'orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.
    Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d'un des squares de l'universelle cité. C'est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l'égalité, de l'anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d'une étoile, mais ses faces rectangulaires n'ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L'architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d'une somptuosité élégante. C'est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé, qui est composé de deux chambres à coucher, d'un cabinet de bains ou de toilette, d'un cabinet de travail ou bibliothèque, d'un petit salon, et d'une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n'empêche pas qu'il y ait aussi des cheminées pour l'agrément de la vue : l'hiver, à défaut de soleil, on aime à avoir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d'eau et de lumière. L'ameublement est d'une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y  restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n'a qu'à en exprimer le désir. Veut-il même occuper le même appartement longtemps, il l'occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d'y entrer ou d'en sortit sans être vu. D'un côté, à l'intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l'autre côté, à l'extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l'amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l'amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l'intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT À TOUS ET À CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui d'essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acceptation propre, quel que soit son âge ou son sexe, S'APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre."Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Fils des enfants de riches, à l'heure de la récréation puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l'un un cerceau, l'autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s'amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l'anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l'outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d'outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l'exemple des autres et par le charme qu'ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d'amis, les convives boivent et mangent à la même table, s'emparent à leur choix d'un morceau de tel ou tel mets, d'un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d'eux n'abuse avec gloutonnerie d'une primeur ou d'un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d'une primeur savoureuse ou d'un produit rare. C'est à qui plutôt n'en prendra que la plus petite part.  A table d'hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l'homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C'est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l'homme du monde, l'aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l'instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s'oblige. C'est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.
    Hommes et femmes font l'amour quand il leur plaît, comme il leur plaît ; avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d'autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L'attrait est la seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi l'amour est-il plus durable et s'entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant; ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l'intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l'étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l'ombre et la solitude. C'est à ses sources cachées qu'elles puisent les limpides bonheurs. Il est pur des coeurs épris l'un de l'autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes.  dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l'église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d'un bal paré, au milieu d'un quadrille et avec accompagnement d'orchestre : tout l'éclat, tout le bacchanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l'heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d'ignobles bestialités.  Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces hommes et toutes ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d'études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l'amour,  si les hommes de l'avenir pouvait s'en faire une image, ils frissonneraient d'horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d'un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.
    Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l'homme à la femme. Où est le mal, s'ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c'est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très-grand nombre. L'amour vagabond est la recherche de l'amour, c'en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n'en est pas le but. L'amour unique, l'amour perpétuel de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l'apogée de l'évolution sexuelle ; c'est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l'apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.
    A l'heure où l'on aime, douter de la perpétuité de son amour n'est-ce pas l'infirmer ? Ou l'on doute, et alors on n'aime pas ; ou l'on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l'amour n'est guère possible ; il n'est jamais qu'une illusion d'un moment, trop de préjugés et d'intérêts contre-nature sont là pour le dissiper, c'est un feu aussitôt éteint qu'allumé et qui s'en va en fumée. Dans la société nouvelle, l'amour est une flamme trop vive et les brises qui l'entourent sont trop pures, trop selon la douce, suave et humaine poésie, pour qu'il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s'exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de s'appauvrir, tout ce qu'il rencontre lui sert d'aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l'éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leur pensée comme de leurs actions, ils n'ont qu'à se chercher pour se trouver. Rien ne s'est opposé à leur rencontre, rien ne s'oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s'aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l'un pour l'autre, qu'elle a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.
    Est-ce l'amour que l'amour des civilisés, l'amour à formes nues, l'amour public, l'amour légal ? C'en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L'amour chez les harmonisés, l'amour artistement voilé, l'amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l'amour anarchique, voilà ce qui est humainement et naturellement l'amour, c'en est l'idéal réalisé, la scientification. Le premier amour est l'amour animal, celui-ci est l'amour hominal. L'un est obscénité et vénalité, sensation de brute, sentiment de crétin ; l'autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d'être humain.
    Le principe de l'amour est un, pour le sauvageon comme pour l'hominal, pour l'homme des temps civilisés comme pour l'homme des temps harmoniques, c'est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l'Humanité, c'est la carnation sanguine et replète, l'enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d'oiseaux de mer ou de rubans autruchiens, c'est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n'est pas seulement dans l'étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l'élégance et le choix des parures, et surtout le luxe, dans les magnificences du coeur et cerveau.
    Chez ces perfectibilisés, la beauté n'est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d'une couronne d'or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n'est pas le reflet extérieur d'un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c'est le rayonnement de tout ce qu'il y a dans l'homme d'idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l'individu.
    Qu'est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté morale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c'est par la travail qu'elle croît et s'épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.
    L'amour essentiellement charnel, l'amour qui n'est qu'instinct, n'est, pour la race humaine, que l'indice, que la racine de l'amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassement de cette fange. L'amour hominalisé, l'amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d'où s'échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui couvrent les champs et montent aux nues.
    A Humanité en germe, amour immonde...
    A Humanité en fleur, fleur d'amour.
     
    Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple le l'Humanisphère composée, c'est-à-dire l'Humanisphère considérée dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considérée dans sa collectivité ou monument et groupes harmoniques. Cent humanisphères simples groupées autour d'un Cyclodéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de "HumanisphËre communale." Toutes les Humanisphères communales d'un même continent forment là le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de "Humanisphère continentale." La réunion de toutes les Humanisphères continentales forment le complément de la chaîne sériaire et prennent le nom de "humanisphère universelle."
    L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile, (celui du moins dont j'entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, chanter, danser, faire de la musique même (ce qui n'est pas toujours amusant pour l'auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodés par eux. Une autre partie est disposée pour l'appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie, puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières et d'objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie, à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomobiles, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l'ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d'études pour tous les goûts et pour tous les âges,  mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie,  l'observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d'histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici, ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c'est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l'équitation ; les salles de tir, du jeu de billard et de tous les jeux d'adresse, les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire etc. etc. Puis enfin vient le lieu où l'on s'assemble pour traiter les questions d'organisation sociale. C'est le petit Cyclodéon, club ou forum particulier à l'Humanisphère. Dans ce parlement de l'anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c'est bien différent de chez les civilisés ; là on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l'Humanisphère. L'initiative individuelle s'accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu'elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n'y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les Humanisphériens trouvent que c'est un président éminemment impartial et d'un laconisme fort éloquent. Aussi n'en veulent-ils pas d'autre.
    Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l'un à coucher, 'autre d'étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance où sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde volontaire que montent et descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n'est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n'y a dans l'Humanisphère d'autre règle et d'autre discipline que la volonté de chacun ; c'est un élan tout spontané, comme le coup-d'oeil d'une mère au chevet de son enfant. C'est à qui leur témoignera le plus d'amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C'est elle qui leur enseigne l'échange de doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l'étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l'instruction et de l'éducation sans s'égratigner aux épines.
    Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l'enfant comme le l'homme, l'homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s'obtiennent pas sans un travail de tête, sans dépense d'intelligence, et les caresses de l'amour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment.
    L'homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, le taille et le forme en joyau social. C'est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l'égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d'impressions qui multiplient à son front comme à son cOEur les passionnelles facettes, d'où jaillissent les étincelles du sentiment et de l'intelligence. Le diamant est emmailloté d'une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette croûte âpre. L'homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l'état de brillant qu'après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d'ignorance, son âpre et immonde virginité.
    Dans l'Humanisphère, tous les jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S'ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu'on n'est pas maussade impunément, et rappellera l'amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l'un d'eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l'opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d'un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s'il en est un dont l'ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c'est pour lui un bonnet d'âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l'Université ou un universitaire du Sacré-Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s'efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l'enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l'oeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d'intelligence et d'amour. Il faut pour cela l'inspiration de cette grande artiste qui s'appelle la Liberté.
    Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l'un d'eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s'y attarde, qu'il y demeure jusqu'au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composées, comme l'on sait, de deux chambres à coucher, libre à eux de se le partager, si c'est à la convenance de la mère et de l'enfant. Ceci est l'exception, la coutume générale est de se séparer à l'heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l'enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n'y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l'un de l'autre. Nulle inquisition, du reste, n'inspecte leur sommeil. Les veilleurs n'ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent sans sortit de leur demeure l'eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences sont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent aux champs, dans les salles d'étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part ans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n'agissant toujours que selon leurs caprices.
    Quant à ces logements, je n'ai pas besoin d'ajouter que rien n'y manque, ni le confortable, ni l'élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l'huile et les tentures de papier verni en forment l'ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.
    Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d'arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des moulures en bois verni. C'est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d'éveiller l'imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandant leurs lumières. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d'albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boîtes de jeux et de nécessaires d'outils ; enfin d'une multitude de jouets servant d'étude et d'études servant de jouets.
     
    De nos jours encore, foule de gens,  de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes,  inclinent à penser que rien ne peut s'obtenir que par l'autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C'est l'autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s'impose pas par des décrets, il résulte de l'enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L'instruction obligatoire est un contresens. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites veulent pouvoir imposer l'instruction, c'est affaire à eux, car l'instruction autoritaire, c'est l'abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l'étude et l'enseignement anarchistes, la liberté de l'instruction, afin d'avoir l'instruction de la liberté. L'ignorance est ce qu'il y a de plus antipathique à la nature humaine. L'homme, à tous les moments de la vie, et surtout l'enfant, ne demande pas mieux que d'apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s'ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime : enfant, par l'autorité paternelle, homme, par l'autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l'enfant comme l'homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en générations, cette uniformité de crétins difformes qui n'ont de l'être humain que le nom.
    L'enfant est le singe de l'homme, mais le singe perfectible. il reproduit tout ce qu'il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l'intelligence de l'homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d'abord son entendement; Que l'enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l'eau. Chez un peuple d'agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s'amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S'il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s'il est près d'un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la Société lui donnera le spectacle. Il prendra l'habitude de la brutalité, s'il est avec des brutes ; de l'urbanité s'il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s'il vit avec des travailleurs de l'industrie, de l'art ou de la science : ou bien, empreint d'un cachet de dévergondage et de désoeuvrement, s'il n'est en contact qu'avec les oisifs et les parasites.
    La société agit sur l'enfant et l'enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l'exclusion d'un de l'autre. C'est donc à tort que l'on a dit que, pour réformer la société, il fallait d'abord commencer par réformer l'enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.
    L'enfant est un miroir qui réfléchit l'image de la virilité. C'est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se déguerréotypent les traits de l'homme social. Et ces traits se reproduisent chez l'un d'autant plus accentués qu'ils sont plus en relief chez l'autre. L'homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l'enfant : "Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais." L'enfant ne tiendra pas comte des discours, si les discours ne sont pas d'accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s'attachera surtout à suivre votre exemple ; et si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n'en ferez jamais un homme de bien.
    Dans l'Humanisphère, l'enfant n'a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout ce meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du coeur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l'homme, le travail, y est devenu une série d'attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l'un à l'autre dans une immense et incessante harmonie. comment, dans un pareil milieu, l'enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ; Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l'industrie, ne pas s'essayer, dès l'âge le plus tendre, au maniement des forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s'instruire ? Répondre autrement que par l'affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.
    Voyez l'enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l'épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade, aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l'existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l'emploi de tous les objets. Mais, hélas !, bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d'intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu'il sollicite. L'enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le aire sortit une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l'expansion de son intelligence, on la muselle. Et quand l'enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu'il s'est tenu coi dans sa peau, et n'a pas ennuyé papa ou maman de ses importunes questions ; quand il s'est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu'il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d'épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s'appelle former l'esprit des enfants.  Oh ! l'autorité ! oh ! la petite famille !... Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l'infanticide !...
    Sous l'aile de la liberté, au seins de la grande famille, au contraire, l'enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes, ou femmes, que des éducateurs disposés à l'écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notions du juste et de l'utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d'équitables et de très intelligents jugements pour l'avenir.
    Chez les civilisés, l'homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l'enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d'exubérance.
     
    Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme de l'Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l'ineffable amour de la mère pour leur petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d'en être nourrice, le soin de sa beauté, l'instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.
    La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d'infanticide que la nature réprouve à l'égal de celle qui fait avorter l'organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s'étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ces fonctions organiques, attentats de lèse-maternité.
    Quoi de plus gracieux qu'une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodigant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n'est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d'alimenter à la mamelle la sève de ce brin d'homme, d'en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s'embellir, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s'y entr'ouvrir enfin de plus en plus, jusqu'à ce qu'il s'épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n'est pas femme. Son coeur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l'apparence humaine, elle n'en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu'une moitié d'amante.
    Dans l'Humanisphère, toute femme a les vibrations de l'amour. La mère comme l'amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur coeur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l'enfant comme le sourire de l'homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.

    D'ailleurs, ce travail de l'allaitement, comme tous les autres travaux maternels est bien plutôt un jeu qu'une peine. La science a détruit ce qui est répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C'est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c'est leur rouage infatigable qui s'en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C'est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c'est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C'est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d'acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l'homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu'elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l'équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.
    Les salons du réfectoire sont d'une architecture élégante, et n'ont rien d'uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé, encadré d'une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d'or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d'étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C'était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d'acier poli. D'une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l'autre elle tenait une coupe qu'elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l'enfant mutin qui cherchait à s'emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d'épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d'oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d'or marquaient les heures. Le soir une flamme s'épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne ; faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient les contours. Des grappes de raisin à grain de cristal pendaient à travers le feuillage et scientillaient au milieu de ces ondoynates clartées.
    Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l'or et l'argent recèlaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.
    Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les arômes de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.
    Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail, les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.
    Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc.; etc. Et librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement, il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie.
    Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles de cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une bégarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.
    Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elle rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes et aussi petites que l'on veut.
    Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C'est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l'immobilisation, une aspiration vers l'idéal avenir.
    Il y a aussi le gymnase où l'on fait assaut de force et d'agilité ; le manège où, écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l'arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.
    S'il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines ou les montagnes agrestes, où l'on rencontre, à certaines distances, des grottes et des chalets où l'on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leurs caprices ces essaims de promeneurs.
    A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l'un pour y résumer ses impressions du jour avant de se livrer au repos ; l'autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.
    Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu'il est nécessaire, on s'assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l'initiative de la parole. Les statistiques d'ailleurs, les projets, les plans ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l'urgence en a été généralement reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n'y a-t-il bien souvent qu'une voix, la voix unanime, pour l'acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l'exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s'exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d'aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontenay, les avis se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l'attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d'un commun accord la même route, sans qu'aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L'attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s'abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s'il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s'il s'ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l'Humanisphère. L'égoïsme bien entendu, l'égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne ne songe à violenter son prochain. Et c'est par égoïsme e qu'on fait échange de bons procédés.
    L'égoïsme, c'est l'homme ; sans l'égoïsme, l'homme n'existerait pas. C'est l'égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C'est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C'est l'égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d'eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C'est l'égoïsme qui stimule son ambition et l'excite à se distinguer dans toutes les carrières où l'homme fait acte de force, d'adresse, d'intelligence. C'est l'égoïsme qui l'élève à la hauteur du génie ; c'est pour se grandir, c'est pour élargir le cercle de son influence que l'homme porte haut le front et loin son regard ; c'est en vue de satisfactions personnelles qu'il marche à la conquête des satisfactions collectives. C'est pour soi, individu, qu'il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c'est pour soi qu'il redoute l'image des souffrances d'autrui. C'est pour soi encore qu'il s'émeut lorsqu'un autre est en péril, c'est à soi qu'il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l'instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables,  le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l'existence des autres. C'est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n'est que de la spéculation, spéculation d'autant plus humanitaire qu'elle est plus intelligente, d'autant plus humanicide qu'elle est plus imbécile. L'homme en société ne récolte que ce qu'il sème : la maladie s'il sème la maladie, la santé s'il sème la santé. L'homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S'il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s'il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du coeur ou du cerveau, sans que la sensation s'en répercute de l'un à l'autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l'état de communauté anarchique, à l'état de libre et intelligente nature, comme à l'état de civilisation, à l'état de l'homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation l'homme étant institutionnellement en guerre avec l'homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C'est un dogue à l'attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l'homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l'universel bonheur. Dans l'Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l'homme ne recueillant de l'homme que des parfums, ne saurait produire que du miel.  Ne maudissons donc pas l'égoïsme, car maudire l'égoïsme, c'est maudire l'homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L'homme comme la société sont perfectibles. L'ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l'instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d'inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.
    Dans l'Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L'autorité de l'anarchie, l'absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l'arbitraire de l'autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphèriens. Les dieux, les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d'aucune sorte, mais l'autonomie individuelle. C'est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c'est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu'est formé l'ordre social.
    Demandez à l'histoire, et voyez si l'autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l'ordre, l'anéantissement de l'homme par l'homme ? Est-ce l'ordre, ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l'aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c'est le meurtre. L'ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l'ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l'épée du sergent de ville ; l'ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l'or, l'eau bénite ; l'ordre à coups de fusil, à coups de bibles, à coups de billets de banque ; l'ordre qui trône sur des cadavres et s'en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés qui auront le sentiment de l'existence.
    Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n'habitent que dans les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.
    Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d'autorité a toujours produit la plus grande somme d'harmonie. Voyez le peuple du haut des barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d'hommes à peine dégrossis par le rabot de l'éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l'insurrection publique et en leur qualité d'hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu'une femme vienne à passer, et ils n'auront pour elle que des paroles décentes et polies. C'est avec un empressement tout fraternel qu'ils l'aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c'est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu'ils prendront dans leurs bras un enfant d'inconnue pour lui faire traverser la barricade. C'est une métamorphose instantanée. Dans l'homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l'homme de la veille.  Laissez réédifier l'Autorité, et l'homme du lendemain sera bientôt redevenu l'homme de la veille !
    Q'on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après Février 48 : il n'y avait dans la foule, plus grande qu'elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d'ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n'eut lieu. C'était à qui se protégerait l'un l'autre. La multitude s'écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d'un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l'homme, c'est la maladie, qui produit l'engorgement ; chez les multitudes, c'est la police et la force armée : la maladie porte le nom d'autorité. L'anarchie est l'état de santé des multitudes.
    Autre exemple :
    C'était en 1841, je crois,  à bord d'une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu'ils présidaient à la manoeuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manoeuvre s'exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu'il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu'avec une douceur toute féminine. Jamais manoeuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S'agissait-il de prendre un ris aux huniers, c'était fait en un clin d'oeil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n'aurait pas agi plus promptement d'un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n'attendait pas qu'il donnât l'ordre mais qu'il permît d'exécuter la manoeuvre. Et pas la moindre confusion, pas un noeud d'oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s'y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c'était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l'autorité, le matelot n'agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manoeuvre des mains et de l'intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypsodans les mers d'Orient. L'officier en question ne séjourna que 2 mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.
    Or donc l'absence d'ordres, voilà l'ordre véritable. La loi et le glaive, ce n'est que l'ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C'est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L'anarchie en est l'antipode, et cet antipode est l'axe du monde humanisphérien.
    La liberté est tout leur gouvernement.
    La liberté est toute leur constitution.
    La liberté est toute leur législation.
    La liberté est toute leur réglementation.
    La liberté est toute leur contraction.
    Tout ce qui n'est pas la liberté est hors les moeurs.
    La liberté, toute la liberté, rien que la liberté,  telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.
    Manque-t-on dans un coin de l'Europe des produits d'un autre continent ? Les journaux de l'Humanisphère le mentionnent, c'est inséré au Bulletin de publicite, ce moniteur de l'anarchique universalité ; et les Humanisphères de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d'Europe l'expédient. L'échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, telle Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu'importe, demain c'est elle sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d'Humanisphère comme il change d'appartement,  que dans la circulation universelle une chose soit ici ou là-bas, qu'est-ce que cela peut faire ? Chacun n'est-il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?
    En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas davantage qu'on forçât un homme à travailler, qu'il ne comprendrait qu'on le forçât à manger. Le  besoin de travailler est aussi impérieux chez l'homme naturel que le besoin de manger. L'homme n'est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c'est pour les faire fonctionner. Le travail, manuel et intellectuel, est la nourriture qui les fait vivre. Si l'homme n'avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître et alors, à la place des mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme un mollusque, deux écailles.  Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés ! La paresse n'est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l'esclavage et de la civilisation ; c'est quelque chose d'Immonde et de contre nature que l'on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c'est une débauche du bras, un engourdissement de l'esprit. La paresse, ce n'est pas une jouissance, c'est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de tels fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d'exercice du bras comme au besoin d'exercice du ventre. Il n'est pas plus possible de rationner l'appétit de la production que l'appétit de la consommation. C'est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et l'on ferait mourir d'indigestion les autres. L'individu seul est capable de savoir la dose de labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l'écurie, le maître octroie à l'animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté, l'animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre, mieux que le maître, ce qui convient à son tempérament.
    Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s'arracher un brin d'herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu'ils n'en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s'arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au delà de leurs besoins ?
    L'autorité, c'est la paresse.
    La liberté, c'est le travail.
    L'esclave seul est paresseux, riche ou pauvre ;  le riche, esclave des préjugés, de la fausse science ; le pauvre, esclave de l'ignorance et des préjugés,  tous deux esclaves de la loi, l'un pour la subir, l'autre pour l'imposer. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l'inertie ses facultés productives ? L'homme inerte n'est pas un homme, il est moins qu'une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d'intelligence ne peut moins faire que de lui obéir, et l'intelligence, ce n'est pas l'oisiveté, c'est le mouvement fécondateur, c'est le progrès. L'intelligence de l'homme, c'est son instinct, et cet instinct lui dit sans cesse : Travaille ; mets la main comme le front à l'oeuvre ; produis et découvre ; les productions et les découvertes, c'est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail, c'est la vie. La paresse, c'est la mort.  Meurs ou travaille !
    Dans l'Humanisphère, la propriété n'étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l'activité et la rapidité du travail font éclore autour de l'homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n'a plus qu'à allonger la main pour saisir le fruit, qu'à attendre au pied de l'arbre pour y avoir un abri. Seulement l'arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C'est l'anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l'ombrageuse bestialité, mais l'anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C'est l'anarchie, non plus dans la faiblesse et l'ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l'anarchie dans la force et le savoir, tronc rameaux de l'harmonie, le glorieux épanouissement de l'homme en fleur, de l'homme libre, dans les régions de l'azur et sous le rayonnement de l'universelle solidarité.
    Chez les Humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu'un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L'homme veut être complet, et il n'est complet qu'à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n'est pas un homme naturel ; c'est une monstruosité qui ne provoquerait que l'éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l'Humanisphère. L'homme doit être à la fois homme de pensée et homme d'action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l'oeuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L'homme n'est plus un homme alors, mais une serinette.
    Un Humanisphérien non seulement pense et agit à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d'orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre ; il passera du burin à la pioche, du fourneau de cuisine à un pupitre d'orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c'est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l'harmonie. Il n'en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l'instant d'après, et dans une autre production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l'homme acquiert la possession de plus d'objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c'est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.
    Je répète ici ce que j'ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l'homme, ce n'est pas seulement d'une moitié de l'humanité dont il est question, mais de l'humanité entière, de la femme comme de l'homme, de l'Etre humain. Ce qui s'applique à l'un s'applique également à l'autre. Il n'y a qu'une exception à la règle générale, un travail qui est l'apanage exclusif de la femme, c'est celui de l'enfantement et de l'allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu'elle ne peut guère s'occuper activement des autres. C'est une spécialité qui l'éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevé, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.
    A sa naissance, l'enfant est inscrit sous les noms et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu'on lui a donnés ou en change. Dans l'Humanisphère, il n'y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l'artifice. Tous sont égaux et légitimes devant l'Humanisphère et l'humanisphérité. Tant que l'embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le foetus dans l'organe interne, il est considéré comme ne faisant qu'un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s'opère lorsque l'enfant peut aller et venir seul. La mère et l'enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l'enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la meute des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d'une longue couvée, ne se soucie plus de l'avoir constamment auprès d'elle, alors ils peuvent se séparer. L'appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s'y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu'un nouveau-né perde sa mère, ou qu'une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l'enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l'orphelin la mamelle d'une chèvre ou d'une lionne. Il est même d'usage parmi les mères nourricières de faire boire à l'enfant chétif du lait d'animaux vigoureux tel le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d'ânesse aux poitrinaires. (N'oublions pas qu'à l'époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l'homme possède des troupeaux d'ours comme nous possédons aujourd'hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l'homme ; qu'ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s'inclinent devant l'auréole de lumière et d'électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L'homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)
    La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l'hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, d'ours ou boeuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l'homme et des facultés de l'homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C'est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier qui est la petite humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, telle aussi l'Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l'homme libre. C'est à son ombre qu'il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.
    Comme on doit le penser, il n'y a pas de médecins, c'est dire qu'il n'y a pas de maladies. Qu'est-ce qui cause les maladies aujourd'hui ? Les émanations pestilentielles d'une partie du globe et, surtout, le manque d'équilibre dans l'exercice des organes humains. L'homme s'épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L'un se tord dans les convulsions du jeûne, l'autre dans les coliques et les hoquets de l'indigestion. L'un occupe son bras à l'exclusion de son cerveau, l'autre son cerveau à l'exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l'homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d'où s'exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu'il y ait des maladies comme l'avocat a intérêt à ce qu'il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l'arsenic ; d'une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d'une Brinvilliers, mais vraiment qu'est-ce qu'une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu'on nomme des médecins ? La Brinvilliers n'attentait qu'à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l'intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n'ayez pas des académies de médecins ! Hommes d'amphithéâtres ou d'échafauds, assassinez s'il le faut le présent, mais épargnez au moins l'avenir !...
    Chez les Humanisphériens, il y a équation dans l'exercice des facultés de l'homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'y occupe pas de chirurgie ni d'anatomie. Aucun art, aucune science n'y sont négligés. Il n'est même pas un humanispérien qui n'ait plus ou moins suivi un de ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d'hygiène et d'anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l'un un bol d'exercice, l'autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.
    Contrairement à Gall et à Lavater qui ont pris l'effet pour la cause, ils ne croient pas que l'homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-il ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés, (sauf de rares exceptions : il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie,) les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d'une telle ou telle autre manière. La physionomie de l'homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu'il avait étant enfant. La crâniologie de l'homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n'a le plus souvent rien de comparable avec celle qu'il avait au berceau.  De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d'élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l'abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d'une épaule, de même aussi l'exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes à rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l'épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement les stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l'homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l'homme le plus parfait. Le type de l'idéal n'est sans doute pas d'être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue,  au nom de la prétendue science,  venait dire que c'est le soleil qui s'échappe des rayons, et non les rayons qui s'échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d'hommes ! Paradis d'épiciers !
    Comme il n'y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n'y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s'il y en a encore, c'est conservé dans l'esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d'antiquité. Les livres mêmes des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc. etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques ; personne ne les lit, ce sont des langues mortes, du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s'avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu'il a le courage d'en lire quelques lignes, il referme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions syphilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.
    La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l'amitié et l'amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l'humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les moeurs. L'amour n'est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n'est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L'amitié n'est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu'on accepte ou refuse sa marchandise, c'est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l'Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel, l'apparence n'est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur chez les civilisés. L'homme libre porte au coeur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n'est pas même une exception parmi les humanisphériens.
    Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d'idéal que ces populations ne trouvent pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l'impossible. La femme, surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l'autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s'abandonne avec tout l'élan du coeur et de l'imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l'amour divin est l'intrigue. Tous ces chants d'anges et d'angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d'encens, cet opéra de l'éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d'orchestre, ces stalles d'azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d'Eve, ont des places d'honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d'impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée,  sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole,  vers l'idéalisation de l'être humain dans les sphères parsemées d'écueils et constellées de superstition du fluiditique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s'insurge par la superstition contre ce degré d'infériorité sur lequel l'homme l'a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l'ascension céleste, de la bestialité de l'homme à la spiritualité de Dieu.
    Dans l'Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L'homme n'est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l'homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l'instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L'homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l'un à l'autre. Les sources vives du coeur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l'homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L'amour n'est plus du mysticisme ou de la bestialité, l'amour a toutes les voluptés ses sensations physiques et morales, l'amour c'est de l'humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L'idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l'aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l'imagination, il faut qu'il y ait des nuages, et sous le crâne des humanisphériens, il n'y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n'y a point de ténèbres ; là où règne l'intelligence, il n'y a point de superstition. Aujourd'hui que l'existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l'expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.
    Dans le monde civilisé, tout n'est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l'esprit. L'esprit est un égout à d'abjectes pensées, la chair un exutoire à d'immondes plaisirs. En ce temps-ci l'homme et la femme ne font pas l'amour, ils font leurs besoins... En ce temps là ce sera une besoin pour eux que l'amour ! Et ce n'est qu'avec le feu de la passion au coeur, avec l'ardeur du sentiment au cerveau qu'ils s'uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n'agiront plus que dans l'ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l'esprit. La liberté aura tout purifié.
    Après avoir visité en détail les bâtiments de l'humanisphère, où tout n'est qu'ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de sciences et d'arts et musées de toutes les productions ; après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l'électricité est le mobile, laborieuses d'engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d'esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l'attraction est l'unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l'évolution anarchique produit l'harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s'abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l'intérieur et l'extérieur de l'Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d'aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d'une humanisphère à une humanisphère, d'un contient à un continent, et d'un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses,  comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu'on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l'Autorité, quand l'Anarchie, cette loi de la Liberté, a des moeurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu'on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?... Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont que des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu'il s'agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu'il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c'est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu'elle ne s'éveillât pas à la lumière. L'autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l'humanité et l'étouffe ; qu'elle entende la voix de la Liberté, qu'elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura retrouvé la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l'amour, au bonheur !
    Bien que dans l'Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s'exécutaient sans qu'aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C'était bien simple pourtant. Qu'est-ce qui rend le travail attrayant ? Ce n'est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s'exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n'est pas toujours la profession qu'il aurait choisi : le hasard plus que l'attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu'il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu'avec dégoût ce travail qu'il accomplissait naguère avec plaisir. L'ivrognerie et la paresse n'ont pas d'autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée, et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d'élite, ils s'insurgent jusqu'au meurtre, jusqu'au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d'hommes, fer contre fer et face à face avec l'échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !...
    Dans l'Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s'exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d'une barricade, et sont entièrement libres d'y rester le temps qu'ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n'y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d'aptitude à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l'initiative, selon qu'il s'en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n'y a pas d'autorité. De plus il est rare qu'il n'y ait pas mélange d'hommes et de femmes parmi les travailleurs d'une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fût-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l'accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s'en abstiennent seront charmés que d'autres s'en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d'autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l'homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l'humanité. J'ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort de Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire prendre par un co-détenu leur tour de corvée,  et c'était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures,  mais qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l'argent qui eût pu servir à les en affranchir. L'homme véritablement homme, l'homme égooestement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu'elle procure aux autres que de s'en dispenser en vue d'une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c'est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L'égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d'immortalité célestes. Les humanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l'Humanité, afin de jouir,  depuis l'instant de leur naissance jusqu'à l'extinction de leur vie,  des bénéfices de l'assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur qu'au prix de l'universel bonheur.
    Je n'ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n'a rien d'uniforme, chacun s'habille à sa guise. Il n'y a pas de mode spéciale. L'élégance et la simplicité en est le signe général. C'est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu'en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap ou de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d'une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen-Âge ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l'étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L'un laisse flotter sa blouse, l'autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d'acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L'hiver, l'un s'enveloppe d'un manteau, l'autre d'un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, imaginent les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d'elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d'or ou d'argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre porte des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l'infini. Elles ne cherchent pas à s'uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leurs vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s'épilent pas plus les poils blancs qu'ils ne s'arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tolle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu'au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu'il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l'habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d'un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d'un frac à tête de crétin et à queue de morue. L'habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C'est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s'habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l'Humanisphère, l'humanité est loin d'être un chenille, elle n'est plus prisonnière de son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l'ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l'élégante envergure du papillon.  Prise dans le sens absolu, l'enveloppe, c'est l'homme : La physionomie n'est jamais un masque pour qui sait l'interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n'est pas beau : combien plus laid encore est son moral !
    Dans mes excursions, je n'avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j'eus l'occasion d'assister à un enterrement.
    Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d'un grand berceau. Il n'était environné d'aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d'oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à la suite. Je les imitai.
    Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s'arrêta. La machine en question avait à peu près l'apparence d'une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d'un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l'enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.
    Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d'insalubrité, et qu'il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu'attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu'ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n'est pas la superstition qui fait loi chez eux, c'est la science. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l'âme et du corps, ils ne reconnaissent que l'unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et une formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide ou plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l'âme fût une chose distincte du corps,  ce que tout dénie,  il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.
    De même que, à la chaleur du calorique la vapeur de l'eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu'on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d'électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s'ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l'électricité qui l'anime ne disparaîtra pas dans l'impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l'existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s'évapore ; corps et âme se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l'aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c'est-à-dire à l'infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu'est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d'êtres imperceptibles, susceptibles d'attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce que est la même chose, le mouvement, c'est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l'action chimique de la nature. C'est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l'homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s'use par le frottement, la locomotive va au rebut, l'homme à la tombe. C'est ce qu'on appelle la mort, et qui n'est rien qu'une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.
    Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l'on voudrait que l'âme, qui n'est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d'infiniment petits dont le tout s'appelle un homme ; l'on voudrait que l'âme ne se renouvelât pas d'année en année et d'instant en instant ; qu'elle ne perdît rien de son individualité en s'exhalant au dehors, et n'acquît rien de l'individualité des autres en en respirant les émanation ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l'on voudrait,  vaniteuse et absurde inconséquence de notre part !  que ce souffle de destruction ne pût briser l'âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?
    En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l'immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l'on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l'on finit par conclure qu'ils sont l'un et l'autre.
    Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champ de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d'aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l'humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d'en retarder ainsi l'avènement à la lumière. Comme il n'y a pas à douter que la terre ne fasse échange d'émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l'homme est pure, plus elle est apte à s'exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C'est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l'humanité soit perdu pour l'humanité, afin que ces restes repassés à l'alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.
    Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l'amour de l'humanité jusqu'à l'anthropophagie : ils mangent l'homme après sa mort, mais sous une forme qui n'a rien de répugnant, sous forme d'hostie, c'est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d'aliments. C'est la communion de l'homme par l'homme, la résurrection des restes cadavériques à l'existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d'une vie nouvelle, avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L'immortalité, affirment-ils, n'a rien d'immatériel. L'homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils, se dissout quand il a fini sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère.  L'homme sème l'homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L'humanité est la sève de l'humanité, et elle s'épanouit en elle et s'exhale au dehors, nuage de pensée ou d'encens qui s'élève vers les mondes meilleurs.
    Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l'induction et la déduction, sur l'analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.
    Je parcourus tous les continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je vis partout qu'une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-rouges ;) la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L'humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d'une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de suaves pensées, est comme un parfum qui s'en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d'énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d'un clair ruisseau dans un cours d'eau calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C'est l'être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans la pensée l'empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c'est l'homme fait homme.
    Ainsi m'est apparu le monde ultérieur, ainsi s'est déroulé sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélé à mon esprit l'harmonique anarchie ; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine.
    O Liberté ! Cérès de l'anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d'un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l'Avenir, la corne d'abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.
    Et toi, Idée, merci de m'avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon coeur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n'ont que des regards d'amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d'humains ; laisse-moi m'épanouir parmi toutes ces fleurs d'hommes et de femmes ; laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l'universelle félicité !
    Idée, pôle d'amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m'abandonne pas ; ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l'autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m'as donné le spectacle. O toi par qui s'opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre ma vie dans l'Humanisphère et l'humanisphérité !...
    Enfant, me dit-elle, je ne puis t'accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vu naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du coeur le cadavre ambulant de l'Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l'exemple, la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plateforme (de) l'échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l'étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbares ignorances. Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l'autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoise un sanglant défi ; combat avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou .... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d'épines, mords l'éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton coeur ; c'est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n'est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l'humanité future !...
    Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d'arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l'an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n'est pas une femme de lupanar qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d'elle pour en obtenir le sourire. C'est une grande dame fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du coeur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l'antipode de la civilisation, elle y convie l'Humanité. Avec la vapeur et l'électricité on abrège les distances. Tous les chemins de fer conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!
    L'Idée avait parlé : je m'inclinai...


    TROISIÈME PARTIE.

    Période transitoire.

    Comment s'accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer d'une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c'est un pas vers l'anarchique liberté, j'y applaudirai. Que le progrès s'opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Italie ; d'une manière quelconque que l'unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s'unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s'organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l'accaparement privé par l'exhibition publique et le commerce du capital par l'échange des produits ; qu'ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu'ils décrètent en germe l'abolition de toute espèce d'usure, et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l'on supprime l'héritage et qu'on emploie le produit des successions à doter chaque mère d'une pension pour l'allaitement et l'éducation de son enfant ; qu'on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu'on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu'on les rase, et qu'on édifie sur leur emplacement des monuments d'utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l'inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le code pénal et l'échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu'elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l'Avenir et non un retour au Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.
    Tout ce qui est devenu grand et fort a d'abord été chétif et faible. L'homme d'aujourd'hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l'était l'homme d'autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n'est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l'homme comme les sociétés civilisées précèdent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l'engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, comme il faut à l'homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L'avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l'équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l'attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C'est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l'un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu'avec plus de force son inclinaison naturelle, et n'en affirme qu'avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d'y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l'Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d'effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l'Infini, toutes ces magnificences de l'universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l'intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté; Tout ce qui est devant toi c'est ton domaine, l'immensité c'est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l'attraction. Debout, blonde souveraine,  mère, non plus cette fois de l'enfant infirme d'un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d'hommes en possession de tous leurs sens, d'amours lucides et armés d'un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l'Avenir !...
    Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait voeu de liberté, Ernest Coeurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l'un d'eux dans son livre La Révolution dans l'homme et dans la société,prophétisent la régénération de la société par l'invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l'analogie qu'ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s'établira en Europe qu'autant que l'Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d'affirmer que la liberté doit être partout ou n'est nulle part. Mais ce n'est pas seulement en Europe, c'est par tout le globe que l'unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde de ses racines, puisse s'élever assez haut pour abriter l'Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l'universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n'est pas seulement l'invasion des Cosaques sur la France qu'il faudrait appeler, c'est aussi l'invasion des Cipayes de l'Hindoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie ; celle des Peaux-rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-unis, plus sauvages que les Peaux-rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu'il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l'Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu'ils n'étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n'est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin.  C'est du creux sillon, c'est du fond de l'atelier, c'est charriant, dans ses flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au coeur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique Cité ; c'est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C'est au bruit de cette tempête sociale, c'est au courant de cette inondation régénératrice que croulera la Civilisation en décadence. C'est au souffle de l'esprit novateur que l'océan populaire bondira de son gouffre. C'est la tourmente des idées nouvelles qui passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines
    Ce n'est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c'est la lumière. Les anciens n'ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l'esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l'esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l'arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s'étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront, pied à pied, idée à idée, toute l'Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l'oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l'Anarchie Sociale. L'Europe conquise et librement organisée, il faudra que l'Amérique se socialise à son tour. La république de l'Union, cette pépinière d'épiciers qui s'octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l'étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l'Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d'Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l'intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au coeur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d'un fouet et d'une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours de l'or et du sang à sucer... La Babel américaine enfin tremblera sur ses fondements.
    Du Nord au sud et de l'Est à l'Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les Etats.
    La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-unis sociaux d'Europe enjambera l'Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l'homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n'y a pas place pour l'exploitation. Aussi s'enfuiront-ils jusqu'aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.
    Ainsi le socialisme d'abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification, et d'envahissement  en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe.


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  •        Lectures anarchistes de Spinoza par Daniel Colson


    I - Bakounine et Proudhon

    Vraisemblablement Bakounine n'a jamais eu le temps ni la volonté de lire directement ou de façon approfondie Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses textes les plus philosophiques ne sont pas sans être marqués par l'influence de ce philosophe. Chez Bakounine, on peut ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza.
    Une appréhension de jeunesse, principalement à travers la première philosophie de Schelling 3 qui, de façon diffuse, ne cesse jamais d'inspirer sa pensée; comme le montrent le type de liberté dont il se réclame 4, sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout, sa conception matérialiste de la nature et du monde.

    " La nature c'est la somme des transformations réelles qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein [...]. Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, peu m'importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d'autres sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d'actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. " 5
    La seconde référence, sans doute influencée par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite et fortement critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme, n'échappe pas aux illusions de tous ceux, et ils sont nombreux, qui prétendent considérer toute chose du " point de vue de l'absolu, ou, comme disait Spinoza, sub aeternitatis ", en renvoyant ainsi l'homme au néant de son existence " relative "6.

    " Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu'ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la fange du monde matériel; de la perfection absolue dans l'imperfection absolue; de la pensée à l'être, ou plutôt de l'Être suprême dans le néant. "7

    Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine, deux lectures possibles de Spinoza :

    - Avec, d'un côté, un Spinoza théologien, certes atypique, mais théologien quand même, pour qui Dieu s'identifie à la nature, à la substance, mais toujours sous la forme d'un principe premier et transcendant, cause absolue et infinie d'une infinité d'êtres finis, irrémédiablement renvoyés au néant de leur finitude.
    - De l'autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux, via Schelling et Diderot, d'une conception de la nature pensée sous la forme d'une " combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, nullement prédéterminée ", d'une " infinité d'actions et de réactions particulières ". Une nature qu'il importe peu alors qu'on l'appelle Dieu ou absolu.
    Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza, on peut ainsi retrouver l'ambiguïté des interprétations contemporaines de ce philosophe, et d'abord du sens qu'il convient de donner à la formule célèbre de l'Éthique, Deus sive natura.
    - Dieu/ou/la nature; s'agit-il de deux définitions équivalentes d'une même réalité; la substance, cause infinie, absolue, lointaine et verticale de tout ce qui existe? 8
    - Dieu/c'est-à-dire/la nature; le concept de Dieu n'est-il au contraire que le point de départ conventionnel d'un processus de pensée qui le transforme en autre chose, en une perception nouvelle du monde qui est le nôtre? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente de la scolastique se transforme en cause de soi 9, où, comme le voulait Bakounine, la nécessité peut enfin se transformer en véritable liberté 10.

    Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il faut effectivement choisir, à travers une troisième traduction possible de la formule célèbre de Spinoza, une traduction résolument disjonctive, certes erronée, mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix de Spinoza face à Descartes et à la pensée de son temps, des choix et de l'engagement qu'impliquent l'intérêt actuel pour ses textes et le sens qu'ils peuvent prendre pour nous.

    o o o

    Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent de De la création de l'ordre (publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes parties à la philosophie et à la métaphysique. À l'exception de rares allusions, en passant, dans les Contra dictions économiques, il faut attendre 1858 et son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l'Église pour que Proudhon s'engage enfin dans une critique de Spinoza; à la mesure de tout ce qui peut rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d'une façon qui manifeste une lecture directe et attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l'objet de trois développements critiques; dans la quatrième étude, à propos du problème de l'État; dans la septième, à propos de l'absolu; dans la huitième, à propos de la conscience et de la liberté.

    De ces trois critiques, c'est certainement la première qui est la plus sévère et la plus expéditive. Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme 11. " Saint de la philosophie ", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza a su, avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et des dominations de la religion 12. Mais " en désapprenant l'Évangile " il s'est contenté de " rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison d'État de Platon 13. Nécessité et raison, tel est l'insupportable couple conceptuel que réinventent Machiavel, Hobbes et Spinoza; un couple qui justifie le " plus effroyable despotisme "14. En effet, parce qu'il obéit au principe de nécessité, l'État échappe à tout jugement, à toute distinction entre le bien et le mal. Il " a le droit de gouverner, au besoin par la violence, et d'envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort "15. " Balancées " par la seule et hypothétique prudence du souverain face à une révolte toujours possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques, elles ne cessent jamais d'obéir à la raison d'État, à la raison politique 16.

    La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza, mais l'Éthique, son œuvre philosophique majeure. On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon : " Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l'absolu. "17 On retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la plupart des philosophes, l'erreur de Spinoza est dans son point de départ. " Principe d'illusion et de charlatanisme ", l'absolu peut bien s'" incarne(r) dans la personne [...], dans la race, dans la cité, la corporation, l'État, l'Église ", il aboutit inévitablement à Dieu 18. Que Spinoza, dans l'Éthique, commence directement par Dieu est donc à mettre au crédit de son extrême rigueur, mais la rigueur d'un " grand esprit dévoyé par l'absolu "19.

    Cette erreur du commencement n'est pas seulement philosophique. Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable du despotisme et de la raison d'État. En effet, face à l'absolu, être infini, que peut l'homme du fond de sa finitude, de l'esclavage de ses passions? Rien, sinon se soumettre à " une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d'État "20.

    " Spinoza, qui croyait faire l'éthique de l'humanité, a refait, more geometrico, l'éthique de l'Être suprême, c'est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l'humanité vit depuis soixante siècles. On l'a accusé d'athéisme : c'est le plus profond des théologiens. "21

    La troisième critique, peut-être la plus discutable, est en même temps la plus intéressante, pour trois raisons : 1) parce qu'en abordant la question de la liberté elle est au cœur du problème spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté; 2) parce que, en pensant déceler une contradiction dans le système de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce système, dans l'enchaînement nécessaire (donc despotique) de ses développements; 3) parce que, ce faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être, les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme.
    Rappelons l'essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son habitude du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit une théorie qui aboutit à le nier; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre, propose au contraire une théorie qui le suppose nécessairement 22.

    Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté. Au- delà de l'intérêt qu'une telle thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même de considérer la force de l'intuition de Proudhon, on ne peut tout d'abord qu'être surpris par son inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de l'absolu, de la nécessité et de la raison d'État, qui, très logiquement, refuse toute signification au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la liberté, une liberté inhérente à son sys tème? Entraîné par son goût de la provocation, Proudhon est conduit à développer une argumentation paradoxale.
    Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l'est que parce qu'il est d'abord un cartésien conséquent. En affirmant avec Descartes la nécessité absolue de l'Être (Dieu), Spinoza se contente de montrer l'inconséquence d'une pensée qui se réclame par ailleurs de la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un tel système exclut toute liberté 23. Mais cette incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à partir du système de Descartes, on la retrouve, inversée, dans la philosophie de Spinoza, sous le regard de Proudhon cette fois. Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans l'Éthique, il prétend montrer comment l'homme, création dégradée et misérable de la toute- puissance divine, soumise à l'obscurité et aux illusions des passions, peut malgré tout " remonter le courant de la nécessité " qui l'a produit, s'affranchir des passions qui l'entravent et le trompent, accéder à la " liberté aux dépens de la nécessité qu'elle se subordonne "? 24

    " Il faut le voir pour le croire; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point? L'Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc-arbitre de l'homme. Le mot n'y est pas, et il est juste de dire que l'auteur n'en croit rien; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles? "25

    On est sans doute ici au plus près de l'intuition de Proudhon, l'intuition que Spinoza peut dire autre chose que ce qu'il semble dire à ses lecteurs du XIXe siècle; l'intuition d'une autre signification du spinozisme, masqué par le " système de Descartes " et par deux siècles de traductions et de critiques plus ou moins aveugles; une signification qui n'apparaîtrait à l'œil à demi perspicace de Proudhon que sous la forme d'une contradiction. Contra diction chez Spinoza, mais contra diction (ou hésitation) chez Proudhon lui-même. En effet, dans sa fougue démonstrative et rhétorique, Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases l'ambivalence qui le saisit tout à coup. L'affirmation de la liberté (le franc-arbitre) qu'il croit déceler chez Spinoza est-elle une simple contradiction de son système ou, au contraire, comme il le dit plus loin, sa conséquence nécessaire? 26 Spinoza n'est-il que le disciple de Descartes, un disciple intransigeant et rigoureux qui irait jusqu'aux extrêmes conclusions du système de son maître, ou bien au contraire le génial inventeur d'une théorie nouvelle, d'une " originalité sans égale "? 27

    " Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles? "On mesure mieux, cent cinquante ans plus tard, la grande difficulté où se trouvait Proudhon pour expliciter son intuition. Pour cela il aurait fallu qu'il revienne au texte latin et qu'il accorde à Spinoza une attention et une sorte de désintéressement personnel qui n'étaient ni dans son tempérament, ni dans ses habitudes. Il aurait surtout fallu qu'il aille jusqu'au bout de sa critique des traducteurs et des critiques de son temps, car malgré l'acuité de son regard et ses propres qualités de limier ou de chien de chasse, il était effectivement doublement prisonnier de cette traduction et de cette critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement calamiteux 28; prisonnier d'une interprétation française de Spinoza soucieuse de réduire ce dernier à n'être qu'un continuateur de Descartes, un sectateur de l'absolu, un rationaliste et un idéaliste impénitent, un pur logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche expérimentale 29.
    Âme pour mens, passions pour affectus, générale pour commune, etc., comment, avec une telle traduction, Proudhon aurait-il pu échapper à une lecture idéaliste et chrétienne d'un texte qui, écrit en latin, prend bien soin d'utiliser le vocabulaire et les catégories de pensée de son temps? Sous la plume trompeuse de Saisset et le regard méfiant de Proudhon, Spinoza ne se contente pas d'apparaître comme un héritier de la gnose chrétienne et de sa théorie métaphysique de la Chute et de la Rédemption 30. Sa pensée semble s'inscrire naturellement dans une catharsis et un dualisme tout aussi traditionnels : la liberté contre la nécessité, la connaissance opposée aux passions du corps, l'âme comme principe spirituel de salut et de liberté 31.

    Mais c'est pourtant ici, à l'intérieur même de son incompréhension de Spinoza, que l'analyse de Proudhon est la plus intéressante, pour la question qu'il lui pose, et pour la réponse que cette question implique :

    " Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité de plus en plus affaiblies ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu'elles n'en ont reçu au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres? "32

    Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n'a-t-il pas complètement tort de reprocher à Proudhon son fréquent idéalisme, sa fascination pour les catégories de Kant et sa fâcheuse tendance à faire parfois de la conscience et de la liberté humaine une faculté a priori et transcendantale, absolue 33. Mais si Proudhon devait vraiment succomber à ses penchants idéalistes, c'était certainement au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste et logicien en train d'être inventé par la tradition française. Or il n'en est rien. Proudhon pose une tout autre question à Spinoza. Il ne se satisfait pas de la liberté abstraite que lui présente la traduction de Saisset, ce degré zéro de la liberté que Proudhon appelle joliment " communion sèche, l'hypothèse de la liberté en attendant la liberté "34. Mais, du même coup, il montre comment lui-même refuse de se satisfaire du vide métaphysique qu'implique habituellement la théorie du libre arbitre 35. Son problème n'est plus celui du franc-arbitre, conçu sous la forme d'une faculté abstraite et transcendantale, a priori et générale, mais au contraire celui de la force ou plutôt des forces capables de produire l'homme comme être conscient et libre. En effet, aux yeux de Proudhon, ce que le système de Spinoza présuppose invinciblement, au même titre que son propre système, ce n'est pas la liberté absolue, abstraite, métaphysique, que dénonceront Bakou ni ne et Malatesta, ce sont des forces et des puissances, ces " forces libres " dont il demande à Spinoza comment il peut ignorer l'existence pour penser la libération de l'homme 36.

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    Comment penser ces puissances préalables et fondatrices? Comment celles-ci peuvent-elles donner vie à une liberté suffisamment radicale pour mériter qu'on la nomme libre arbitre? On connaît (ou l'on devrait connaître) la réponse de Proudhon que l'on pourrait résumer ainsi.
    1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance est une liberté; toute liberté est une puissance. Et c'est sous ce double aspect, indissociable, que l'une et l'autre sont, ensemble, la " condition préalable et productrice " de tout exercice de la raison 37.

    2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent ni d'une faculté a priori et transcendantale, ni d'une nature humaine préalable et fondatrice. Comme la raison et comme toutes les propriétés que l'homme peut développer, elles sont elles-mêmes une " résultante "38; la résultante d'un composé d'autres puissances 39, elles-mêmes résultantes d'autres composés, d'autres forces, etc. Ce que Proudhon résume en disant que " l'homme est un groupe "40.

    3) D'où un premier principe proudhonien. Dans l'homme, comme dans toute chose, ce qui semble être au principe, au commencement, ne vient qu'après, n'est qu'un effet de composition, la liberté comme l'âme, les facultés comme l'ensemble des éléments ou des essences apparemment à l'origine du composé humain, l'unité de la création comme l'unité du moi 41.

    4) Résultante d'un enchaînement et d'un enchevêtrement d'autres résultantes, puissance et liberté humaines ne sont pas pour autant un simple effet, déterminé, réductible à la somme des forces et des éléments qui se sont associés pour les produire. Elles n'entrent en rien dans un schéma déterministe de causes et d'effets. Elles sont à la fois plus et autres, distinctes des forces qui les rendent possibles 42. Elles sont radicalement nouvelles.
    5) D'où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante et liberté, la puissance humaine est à la fois une réalité radicalement nouvelle, autonome, porteuse de sa propre force, et à la fois l'expression des forces et des puissances qui, en se composant, la rendent possible 43. Pour Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation, volontairement antinomique : autonomie radicale de cette résultante comme réalité propre; dépendance radicale de cette résultante par rapport aux forces qui la rendent possible 44.

    6) On peut ainsi comprendre l'ambiguïté apparente des formules de Proudhon lorsque, pour définir la liberté humaine, il parle à la fois de forces libres et de libre arbitre. Puissance nouvelle au regard des puissances qui la rendent possible, la liberté humaine justifie tout à fait qu'on lui reconnaisse l'ensemble des caractéristiques qui s'attachent généralement à la notion de libre arbitre. En effet, contrairement à ce que pense Bakounine et à ce que suggèrent certaines formules de Proudhon, la notion de libre arbitre et le " sentiment intime " qui l'affirme n'ont rien d'idéalistes 45. Leur idéalisme n'est que l'effet de leur ignorance, l'ignorance de ce qui les rend possibles, des forces et du jeu de composition de forces sans lesquels ils ne seraient rien et dont ils sont pourtant l'expression autonome 46.
    7) C'est en ce sens, essentiel à l'ensemble des analyses de Proudhon, que la liberté humaine ou le libre arbitre peuvent aussi se transformer en illusion despotique, en absolu mensonger et autoritaire, se croire à l'origine de ce qui le rend possible, transformer l'erreur déterministe de l'effet en erreur tout aussi déterministe de la cause. La puissance de la liberté humaine n'est ni un effet ni une cause mais la résultante forcément autonome, comme toute résultante, d'un composé de forces sans lesquelles elle n'est rien. Voilà ce qu'il faut comprendre pour Proudhon.47

    8) Dernière caractéristique de la réponse de Proudhon, qui découle de toutes les autres, mais en reconduisant, et en bouclant de façon élargie, à l'échelle de tout ce qui existe, le balancement et les contradictions qui donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure, la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité et la richesse du composé qui la produit, prétendre s'affranchir de toute nécessité externe et interne, prétendre à l'absolu 48.

    Elle ne cesse jamais d'être une partie intégrante du monde qui la produit et dont elle semble si fortement se distinguer 49. Cela pour quatre grandes raisons.

    a - Le composé humain ne diffère en rien de tout autre composé, de tout ce qui compose la nature, si ce n'est en degré de puissance :
    " L'homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal, mais à un plus haut degré que ces derniers; d'autant plus vivant, plus sentant et mieux pensant que ses organes, groupes secondaires, sont dans un accord plus parfait entre eux, et forment une combinaison plus vaste. "50

    b - La liberté propre au composé humain n'est elle-même que le degré supérieur d'une liberté présente dans tout composé, aussi rudimentaire soit-il, dans la mesure où la liberté est coextensive à la puissance des êtres :
    " [...] la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l'homme qui seul tend à s'affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s'en affranchit en effet. "51

    c - Résultante d'un enchevêtrement de puissances et de spontanéités, la liberté humaine n'est pas un achèvement. C'est une liberté en devenir, le degré intermédiaire d'une puissance et d'une liberté plus haute à construire, à partir de l'ensemble des puissances constitutives du monde et du jeu de composition qu'elles autorisent :
    " [...] en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l'être, en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapproche du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l'homme même, le libre arbitre se montre d'autant plus énergique que les éléments qui l'engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. "52

    d - Inscrite, en aval et en amont, dans l'ensemble des puissances constitutives de ce qui est, la liberté humaine est à la fois une partie et le tout, à la fois " ce qu'il y a de plus grand dans la nature " et, comme l'écrit Proudhon, " le résumé de la nature, toute la nature "53 :
    " [...] l'homme, multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie intégrante du monde, qu'il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre. "54

    C'est en ce sens que la liberté humaine, telle que la conçoit Proudhon, peut rompre avec les illusions despotiques et idéalistes de la liberté cartésienne et s'affirmer comme révolutionnaire 55. C'est en ce sens qu'elle annonce les conceptions anarchistes à venir, en particulier celles d'Elisée Reclus, lorsque celui-ci affirme " le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l'action des forces telluriques ", lorsqu'il explique comment " l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même ", mais aussi lorsqu'il affirme dans la même page, au plus près de la pensée de Proudhon, comment " c'est de l'homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit le monde "56.

    On connaît donc le problème posé par Proudhon et sa façon d'y répondre. Un lecteur de Spinoza, même peu expérimenté, ne manquera pas d'être frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine, par la proximité (intime dirait Bakounine) qui unit ces deux auteurs. En quoi les lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées des vieilles interprétations idéalistes et logiciennes, permettent-elles de vérifier ou d'infirmer cette intuition?

    II - L'interprétation marxiste

    Dans l'intérêt actuel pour Spinoza, la lecture marxiste occupe une place importante, au plus près des préoccupations sociales et révolutionnaires de Proudhon et plus généralement de la pensée libertaire, mais au plus loin également, comme nous allons essayer de le montrer. L'opposition la plus visible, et sans doute la plus déterminante, porte sur le lien que cette lecture marxiste prétend établir entre les textes politiques de Spinoza et l'ensemble de sa philosophie. Parce que, aux yeux de ce courant, elle " est de part en part politique ", la pensée de Spinoza n'admettrait pas d'être scindée entre des textes de pure philosophie et des textes politiques en partie circonstanciels 57. Au contraire, comme A. Matheron s'est efforcé de le montrer, la doctrine politique de Spinoza, parce qu'elle est homologue à la structure de l'Éthique, permettrait seule de penser les relations interhumaines et surtout de construire le concept d'individualité si essentiel à la compréhension de la pensée de Spinoza et à l'intérêt que nous pouvons lui porter 58. Mieux, comme le montre A. Negri (et comme on avait pu le dire de Marx en d'autres temps), c'est dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé, le si bien nommé Traité de l'autorité politique (TP), que Spinoza deviendrait enfin lui-même, que, au terme d'un long processus de maturation, de promesses et de crises, sa pensée connaîtrait son achèvement, l'ul time fondation capable de donner sens à l'ensemble des écrits antérieurs.
    Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui " l'innovation spinozienne [...] rend vraie l'imagination du communisme "59, pour qui le spinozisme " est une philosophie du communisme ", a-t-elle toutes les raisons de confirmer les objections de Proudhon. Et pourtant, avec son génie de frôler parfois les positions libertaires alors même qu'elle s'en éloigne le plus, cette interprétation peut également sembler satisfaire largement aux exigences d'une lecture anarchiste; cela de trois façons.

    - À propos de la question de Dieu et du commencement en premier lieu, la principale objection de Proudhon et de Bakounine. Contre une interprétation jusqu'ici largement dominante, la thèse de A. Negri prétend justement montrer comment Spinoza parvient, au fil de son œuvre, à se libérer de Dieu comme commencement absolu. Pour A. Negri, " l'Éthique commence [...] in media res. Elle ne suit [...] qu'en apparence le rythme d'une abstraction fondatrice. L'Éthique n'est en aucun cas une philosophie du commencement. [...] Chez Spinoza il n'y a pas de commencement "60.

    - Seconde raison d'être satisfait par l'interprétation marxiste et politique de Spinoza : la question de la force et de la puissance. Comment, demandait Proudhon, Spinoza peut-il penser la libération de l'homme sans présupposer nécessairement l'existence de forces libres capables d'une telle libération? Là encore, certaines formules de Negri peuvent tout à fait sembler satisfaire à l'objection de Proudhon. À la subjectivité humaine, collective et individuelle, conçue par Proudhon sous la forme d'un composé de forces et de puissances, répond, presque en des termes identiques, la façon dont le Spinoza de Negri est censé penser le sujet et la subjectivité : sous la forme d'une " continuité subjective " de la " puissance de l'être "61, un " être puissant, qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne connaît que sa propre force constitutive "62.

    - Troisième et dernier point d'accord, qui découle du précédent : le refus de la médiation. Contre une interprétation traditionnelle qui tend, d'une façon ou d'une autre, à placer Spinoza du côté de Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social et d'une vision juridique de la démocratie, Negri prétend bien établir le " positivisme juridique de Spinoza "63. Comme l'écrit brutalement Matheron dans sa préface, pour le Spinoza de Negri, " le droit, c'est la puissance, et rien d'autre "64. État (hérité du vieil absolutisme précapitaliste), société bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production comme organisation et comme forme de commandement : toutes ces " médiations des forces productives " sont radicalement récusées par le Spinoza de Negri65. " Chez Spinoza, il n'y a [...] plus la moindre trace de médiation : c'est une philosophie de l'affirmation pure, [...] c'est une philosophie totalisante de la spontanéité "66. Comment l'anarchisme, qui a fait de l'action directe et du refus de tout intermédiaire, de tout représentant, un des axes essentiels de sa pensée et de sa pratique, pourrait-il ne pas faire sienne une interprétation pour qui " le refus du concept même de médiation est au fondement de la pensée de Spinoza "67?

    Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de faire sienne l'interprétation marxiste de Spinoza; mais trois raisons presque trop belles, qui accentuent jusqu'à la caricature les traits que l'on reconnaît habituellement à l'anarchisme : son immanentisme absolu et l'immédiateté de ses repères et de ses prises de position; son refus de toute médiation, de toute attente, de tout échelonnement, de toute délégation et de toute représentation; le volontarisme exacerbé et subjectif d'une vision utopique prétendant se soumettre la réalité, immédiatement et directement. Trois raisons qui, par leur radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi immédiatement la méfiance d'un mouvement habitué, depuis plus d'un siècle - du Marx de la Guerre civile en France au Kampuchéa démocratique de Pol Pot, en passant par l'État et la Révolution de Lénine et la Révolution culturelle maoïste -, à d'autres travestissements de ses positions, à d'autres simplifications, à d'autres mises en scène d'une pratique et d'une vision libertaires beaucoup plus complexes et subtiles que ne le voudraient ses manifestations les plus visibles et ses détracteurs les plus courants.

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    Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri, il suffit d'observer comment, dans leur démarche et leurs conclusions, elles tendent à vérifier les pires inquiétudes de Proudhon. In media res, partir du milieu des choses, nous dit A. Negri; et, plus précisément, partir de la multiplicité des " êtres particuliers " qui peuplent le " monde des modes "68. Mais à la radicalité de cette première et de cette seconde affirmation, qui ne font l'objet d'aucun développement conséquent, s'oppose aussitôt l'abstraction négative et tout aussi radicale, mais longuement développée cette fois, de la troisième : le refus de toute médiation. Un refus violent et absolu qui conduit aussitôt Negri, sans transition donc, à affirmer l'" unité " et l'" univocité " de l'" être " dont toutes ces " choses " ne sont plus que l'" émanation ", à affirmer la " potentialité absolue de l'être " comme " source " des " mille et une actions singulières de chaque être ", à affirmer la " compacité ", la " totalité " et la " centralité " d'un être unique dont les modes ne sont que des " formes ", des " variations " et des " figures ", à affirmer la " transparence " et la " force unifiante " de l'être, bref à affirmer et réaffirmer sans cesse l'" être " ou le " divin " comme " production infinie de puissance "69.
    Entre les modes et la substance il n'y a rien. Telle est la thèse de Negri sur Spinoza. Ou plutôt, et c'est ici que les affirmations apparemment si libertaires de Negri s'éloignent infiniment du projet anarchiste, dans ce rien il y a la politique qui l'autorise et qui l'exige, le pouvoir politique, la toute-puissance politique, l'absolu du politique dénoncé par Proudhon, ce presque rien qui fait tout et qui fait toute la différence avec le projet libertaire. Écho théorique assourdi du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri récuse toute médiation de l'être, mais c'est pour mieux confier au seul politique la redoutable prérogative, non seulement de " médiatiser " sa puissance et sa vérité, mais encore de le " constituer " comme " puissance " et comme " vérité ", de le faire " être ", à travers sa " constitution " la plus parfaite, cette " révolution " sans " devenir " qu'est l'omnino absolutum imperium de la démocratie 70.

    Chez le Spinoza de Negri, l'" être " et la " subjectivité politique " ne sont que les deux faces d'une seule et même puissance, vérifiant ainsi jusqu'à l'absurde, le diagnostic sans appel de Proudhon et de Bakounine : l'enchaînement inéluctable d'une pensée fondée sur le double absolu de la religion et de la politique, de la nécessité et de l'arbitraire, de la " nécessité absolue " comme justification absolue d'un arbitraire absolu 71; un absolu en miroir où l'être communiste se réalise directement dans le ballet sans failles de la politique qui lui donne corps, là où les choses et les hommes sont effectivement condamnés à participer au plus effroyable des despotismes, à l'harmonie ou (selon les moments) à la vin dicte de masse d'une mise en scène politique des corps et des âmes qui ne tolère aucun écart, aucun vide, aucune hésitation, aucune maladresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique forcément négative, aucune histoire forcément incertaine, aucune expérience forcément tâtonnante, bref, aucun devenir.

    Comme l'écrit Negri :

    " L'actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l'être ne veut pas s'assujettir à un devenir qui ne détient pas la vérité 72. La vérité se dit de l'être, la vérité est révolutionnaire, l'être est déjà révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté, face à la vérité de notre être révolutionnaire. Aujourd'hui, le devenir veut en effet détruire l'être, et supprimer sa vérité. Le devenir veut anéantir la révolution; [...] une crise est toujours une violation négative de l'être, contre sa puissance de transformation. "73

    Et c'est spontanément et sans surprise que l'enthousiasme révolutionnaire de Negri renoue, comme naturellement, avec les références religieuses de soumission à l'absolu que Proudhon et Bakounine avaient cru si vite déceler chez Spinoza :

    " Le monde est l'absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette circularité surabondante de sens et d'existences. "Tu as pitié de tout parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont le souffle impérissable est en toute chose"(Livre de la sagesse, 11, 26-12,1) [...] Tel est le contenu de l'être et de la révolution. "74
    Dans le cadre de cette étude, il n'est pas possible ni même utile d'analyser en détail les impasses et l'impuissance d'une interprétation qui, à travers les concepts de multitude, d'imagination et d'individu, s'efforce en vain de donner ne serait-ce que d'un contenu matériel à la politique comme " constitution de l'être ". Fidèle à la tradition despotique dont il se réclame, Negri se contente de masquer le vide terrifiant de ses conceptions politiques derrière une interminable évaluation pédagogique des progrès et des reculs de Spinoza sur le chemin de la vérité : à travers " discriminations " et " césures ", " limites " et " interruptions ", " destructions " et " reconstructions ", " passages décisifs " et " seuils critiques "; mais aussi " crises " et " stades intermédiaires ", " blocages " et marches en " avant "; ou encore, " approximations " et " faiblesses " momentanées, " confusions " et " dissymétries ", " retours en arrière " et " accidents ", " incertitudes " et " déséquilibres internes "; et puis, de nouveau, " reculs " et " banalités ", " ambiguïtés " et " confusions ", " renversements " et " réapparitions résiduelles ", etc.75, en attendant le très attendu silence final de l'inachèvement du TP, là où, faussement désolée, l'" imagination " des dirigeants révolutionnaires (et autres Pol Pot de l'être) peut enfin se déployer sans entraves.

    Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de Dieu, de l'absolu; 2) lier ses conceptions politiques à cette métaphysique de l'absolu, en débouchant ainsi sur le plus " effroyable des despotismes "; 3) être incapable de rendre compte de la liberté que, paradoxalement, son système présuppose nécessairement. Sous l'apparat de ses proclamations révolutionnaires, l'interprétation marxiste ne fait que confirmer, à la énième puissance pourrait-on dire, les deux premières objections. Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne peut que buter sur la troisième, une objection à rebours, qui s'étonne du texte même de Spinoza, de ce qu'" incroyablement " il continue de dire malgré ce qu'il semble dire, malgré ce qu'on lui fait dire; une objection entêtée et entêtante que Negri lui même ne peut s'empêcher d'opposer à ses propres conclusions :

    " Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation constitutive de l'absoluité (c'est la thèse de Negri), comment en même temps peut-elle être un régime de liberté? Comment la liberté peut-elle devenir un régime politique sans renier sa propre naturalité? "76
    Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique de Proudhon :
    " Comment une philosophie de la liberté peut-elle se résumer en une forme absolue de gouvernement ou au contraire comment une forme absolue de pouvoir peut-elle être compatible avec une philosophie de la liberté? [...] Comment rendre compatible absoluité et liberté? "77

    Et, un peu plus loin :
    " Ne serions-nous pas en présence d'une utopie totalitaire [...] (là où) toute distinction et toute détermination s'évanouissent? "78
    Il est difficile de mieux dire et d'exiger avec plus de force une autre interprétation de Spinoza.

    III - Une autre lecture de Spinoza

    Dans un texte récent 79, A. Matheron, un de ceux qui, bien avant Negri, ont contribué le plus à développer une lecture politique et marxisante de Spinoza, fournit, après des années de recherches et d'interrogations, une ultime explication de l'inachèvement du TP, de la non-rédaction de la partie finale sur la démocratie qui, selon Negri, est censée, par son absence même, donner le sens de l'ensemble de la démarche philosophique de Spinoza. De façon un peu désabusée, A. Matheron se demande si Spinoza, dans son souci d'intervenir efficacement dans les luttes politiques de son temps, n'a pas hésité à divulguer une vérité terrifiante : non plus, comme le pense Negri, le joyeux secret de la libération et de la révolution à venir, mais, au contraire, et dans un sens indiscutablement anarchiste cette fois, la certitude accablée qu'" à la racine même " de la société politique et de l'État il y a " quelque chose d'irrémédiablement mauvais "80. Pour le tardif Spinoza anarchiste de Matheron, et contre le Spinoza communiste de Negri, il n'y aurait rien à attendre du politique, fût-il démocratique, puisque " la forme élémentaire de la démocratie, selon Spinoza, c'est le lynchage " et que la " puissance de la multitude " ne cherche qu'à assurer la sécurité des " conformistes " et à réprimer les " déviants "81. En conséquence, seule une " communauté de sages " pourrait prétendre à une vie collective libérée de la crainte et de l'obéissance, mais, comme le remarque A. Matheron, " nous aurions alors une démocratie sans imperium, et ce ne serait plus vraiment un État "82.

    L'anarchie donc.

    Au-delà de l'ironie facile que l'esprit logicien du marxisme théorique ne man que jamais de provoquer, la conclusion finale de A. Matheron, qui, à la façon d'un grain de sable, fait trébucher trente ans d'une lourde interprétation politique de Spinoza, offre cependant l'intérêt de rappeler qu'une autre lecture de ce philosophe est possible; une lecture qui, dans un premier temps, viserait à soigneusement séparer ce que l'interprétation marxiste s'efforce de confondre : séparer les écrits politiques (avec leurs raisons d'être si particulières) de l'Éthique et des autres ouvrages philosophiques (avec leurs propres fins, radicalement autres)83; séparer la " forme absolue du pouvoir ", que l'on peut effectivement déduire des premiers, de la " philosophie de la liberté " propre aux seconds.

    Comme le rappelle G. Deleuze, parce qu'elle est soumise " à un ordre extrinsèque, déterminé par des sentiments passifs d'espoir et de crainte " et qu'elle est fondée sur l'obéissance, le commandement et l'interdit, la faute et la culpabilité, le mérite et le démérite, le bien et le mal 84, la société politique, la meilleure soit-elle, ne peut en aucun cas avoir les mêmes fins que le philosophe.
    " Il est certain que le philosophe trouve dans l'État démocratique et les milieux libéraux les conditions les plus favorables. Mais en aucun cas il ne confond ses fins avec celles d'un État, ni avec les buts d'un milieu, puisqu'il sollicite dans la pensée des forces qui se dérobent à l'obéissance comme à la faute, et dresse l'image d'une vie par-delà le bien et le mal, rigoureuse innocence sans mérite ni culpabilité. Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers milieux, mais à la manière d'un ermite, d'une ombre, voyageur, locataire de pensions meublées. "85

    Il est vrai, si l'on excepte la référence explicite à Nietzsche, que la distinction de Deleuze peut sembler tout d'abord s'inscrire dans une interprétation de Spinoza tout à fait traditionnelle, avec d'un côté un programme pour la multitude, la foule et le vulgaire irrémédiablement soumis aux passions et à l'imagination, qu'un État " civilisateur " doit guider et manipuler de l'extérieur, et de l'autre le petit nombre, l'élite des philosophes, ermites et individus sans attaches, seuls capables d'accéder à la raison, par eux-mêmes, de l'intérieur, par la force de la pensée et par leur solitude même.86

    Hérétique (pour Yovel), déviant (pour le dernier Matheron), grand vivant pour Deleuze, soucieux d'inventer un homme nouveau qui rompt avec l'homme de la masse, de la plèbe, de la foule et du troupeau, sans doute le philosophe spinoziste peut-il prétendre, de Stirner à Onfray, en passant par Nietzsche, Guyau, Libertad et Palente, faire écho à toute une dimension de l'anarchisme : sa dimension individualiste. Mais comment, dans une perspective libertaire, cette opposition tranchée de l'individu au social pourrait-elle ouvrir à une interprétation de Spinoza qui, en relativisant ou en écartant les écrits politiques, prétendrait trouver dans l'individualité du philosophe le lieu et le principe d'une émancipation collective de l'humanité? Par quel paradoxe de la pensée libertaire, la libération collective devrait-elle justement s'écarter du politique proprement dit, de l'action de masse, de la multitude (pensée sous le signe négatif du communisme, du despotisme et du conformisme) pour se frayer un pas sage du côté des exigences et des possibilités de la libération individuelle?
    Ce paradoxe, on a vu comment Proudhon s'efforçait de le penser, en particulier à travers son refus d'opposer l'individu et le groupe, à travers sa conception de l'individu comme composé de puissances et son affirmation selon laquelle l'individu est un groupe 87. Mais, d'une autre façon, il n'est pas moindre du côté des différentes interprétations de Spinoza, là où la multitude et l'individu (au sens moderne du terme) ne sont pas forcément où l'on croit d'abord les trouver.
     
    Le communisme et la multitude des individus

    Paradoxe de l'interprétation politique tout d'abord, tout entière tendue vers l'émergence du politique et sa " constitution de l'être " : une émergence à venir, puisqu'elle s'identifie à la révolution, et une constitution en " projet " qui ne peut trouver sa pleine et véritable expression que dans le vide et l'inachèvement du TP 88. Projetée sur l'avenir, il faut bien cependant que cette constitution ait un présent et un passé (ou des antécédents) qui justifient que l'on puisse, présentement, parler d'elle, qui puissent fonder matériellement l'existence future de la multitude. Ce présent et ce passé comme genèse de ce qui est en train de naître, comme tension vers l'avenir, Negri s'efforce de les saisir à travers ce qu'il appelle une généalogie : la " généalogie du collectif "89.

    Cette généalogie offre un double visage. Elle s'attache tout d'abord à la démarche de Spinoza, à la trajectoire d'une recherche difficile et discontinue, depuis l'" utopie positive ", " mystique " et " panthéiste " du Court Traité, jusqu'à l'inachèvement du TP, en passant par une succession parfois récurrente de conceptions " métaphysiques ", " physiques ", " baroques " et " mystiques ". Forcément rétrospective, et bien qu'elle occupe l'essentiel de l'Anomalie sauvage, cette lecture chronologique du chemin ou, plutôt, des chemins suivis par Spinoza dans sa quête de l'être, n'est pourtant pas encore, à proprement parler, la " généalogie du collectif " que Negri prétend mettre au jour 90. Pédagogique et interprétative, elle vise surtout à montrer comment Spinoza devient Spinoza 91. Prégénéalogie à la rigueur, ou généalogie négative 92 puisque, de crise en crise, elle s'attache au devenir spinoziste, cette lecture, parce qu'elle connaît la fin de l'histoire, peut bien épouser patiemment les errements et les aléas qu'implique tout devenir; avec ses " impasses " et ses " blocages ", ses " approximations " et ses " faiblesses ", ses " ambiguïtés " et ses " confusions ", ses " incertitudes " et autres " erreurs ", " énigmes " et " hypo stases "93. Elle ne peut en aucune façon être confondue avec la généalogie du collectif et de la révolution, que, à la façon de Jean-Baptiste pour le Christ, elle se contente, au mieux, de préparer.

    Dans l'analyse de Negri, la véritable généalogie spinoziste du collectif et de la révolution est ailleurs. Elle commence là où s'achève la quête de Spinoza, en 1664 ou 1665 pour être précis, au moment de la seconde guerre anglo-hollandaise, lorsque, égaré dans les contradictions et le labyrinthe panthéiste de la fin du livre II de l'Éthique, il opère une véritable coupure épistémologique 94. C'est alors que Spinoza découvre enfin ce qu'il pressentait depuis le début et qu'il avait si longtemps cherché : l'importance du politique; et plus précisément encore du " sujet " de l'action politique.

    En effet, avec la rédaction du TP et sa traduction philosophique supposée des livres III et IV de l'Éthique, ce ne sont pas seulement la politique et sa phénoménologie pleine de fureur et de superstitions qui font irruption dans le système de Spinoza. La nouveauté essentielle, le " renversement ontologique " qui, pour Negri, fondent enfin la possibilité d'une véritable généalogie du collectif, c'est la mise au jour du " sujet " de cette action politique 95; c'est l'invention de l'" individualité humaine " comme condition première, comme fondement de la multitude et donc de la constitution de l'être 96. Pour Negri, avec le TP et les livres III et IV de l'Éthique, Spinoza sort enfin (non sans rechutes) des brumes panthéistes, naturalistes, physiques et métaphysiques de ses tentatives antérieures. Il peut enfin " passer de la physique à la physiologie, et de celle-ci à la psychologie "; il peut enfin " parcourir la généalogie de la conscience ", passer " du "conatus" au sujet "97. Abandonnant les vastes horizons panthéistes et métaphysiques du monde et de la nature, " la potentia, figure générale de l'être ", peut enfin se concentrer dans la cupiditas, cette forme humaine du conatus, et " investir " " le monde des passions et des relations historiques "; en attendant que le TP parachève cette première généalogie et montre, par son inachèvement même, comment, à partir de cette " constitution de l'individu ", de ces " individus formés ", de ces " puissances individuelles " (" premier niveau de socialisation "), " souveraineté et pouvoir " sont enfin " aplatis sur la multitude et sur les processus de constitution de l'État à partir des individus "98.
    Paradoxe de l'interprétation politique de Spinoza. En croyant s'ouvrir sur l'infini de la multitude, elle est conduite à s'enfermer derrière l'étroite et incertaine clôture de l'individu 99. L'infini collectif se transforme en indé fini 100. Et le défini se limite à la pauvreté conceptuelle d'un sujet réduit au mot à mot des traités de morale du XVIIe siècle 101.
     
    L'anarchie et l'individualité multiple

    Si le paradoxe de la multitude du politique c'est d'être pensée à partir de l'individu, sur le registre quantitatif du même (communisme), on pourrait dire que le paradoxe de l'" individualité " du philosophe c'est d'être pensée à partir du multiple, sur le registre qualitatif du différent (anarchie).

    Pour bien saisir le sens (physique et conceptuel) de ce double paradoxe, il faut franchir deux siècles, aller un instant en Ukraine, là où anarchie et communisme se sont directement affrontés. Dans le livre qu'il écrit, à chaud, en 1921, sur le mouvement libertaire makhnoviste, après quatre ans de luttes cruelles et multiformes dans les immenses plaines d'Ukraine, Archinoff conclut ainsi, solennellement, en contrepoint du vieux mot d'ordre de la Première Internationale :

    " Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. "102

    Par son étrangeté, cet appel exprime assez bien le mouvement d'une autre lecture de Spinoza, une lecture apparemment strictement philosophique et individuelle, qui semble vouloir se détourner de la politique proprement dite alors même qu'elle annonce un projet collectif d'une tout autre nature 103.

    Fondement psychologique archaïque d'un avenir collectif hypothétique, l'individualité humaine du Spinoza politique est d'abord une fin, comme on vient de le voir, un but longtemps cherché, prometteur pour la suite, mais qui, une fois trouvé, efface les longues errances qui l'ont précédé. Philosophique et libertaire, l'autre interprétation est très exactement inverse. À une lecture politique qui part des vastes espaces de la pensée spinoziste, mais pour les transformer en simples horizons et aboutir à l'étroit jardin des passions humaines, elle oppose une lecture qui part de l'individualité humaine, de la simplicité et de la banalité apparentes de son fonctionnement psychologique, mais pour l'ouvrir sur l'immensité de la nature dont elle n'est qu'une partie, sur l'infini de ce qui est et de ce qu'elle peut 104. Fortitudo (avec son double aspect d'Animositas et de Generositas), Titillatio, Presentia Animi, Humanitas, etc., la longue liste des définitions (plus de soixante-dix) dont se sert Spinoza pour saisir les nuances de l'expérience humaine peut bien être empruntée aux représentations les plus courantes du XVIIe siècle, aux traités de morale les plus éculés et à l'utilisation volontairement mécanique de la théorie des passions 105. Comme les notions scolastiques ou tout simplement le latin très ordinaire qu'emploie Spinoza, elles servent à de tout autres fins, ouvrent à de tout autres réalités que ce que leur banalité psychologique peut laisser croire.

    C'est en ce sens (entre autres choses) que Spinoza peut être rapproché de Nietzsche :

    " Le philosophe s'empare des vertus ascétiques - humilité, pauvreté, chasteté - pour les faire servir à des fins tout à fait particulières, inouïes, fort peu ascétiques en vérité. Il en fait l'expression de sa singularité. [...] Humilité, pauvreté, chasteté, c'est sa manière à lui (le philosophe) d'être un Grand Vivant, et de faire de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse, trop riche, trop sensuelle. "106

    " Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs! " Point d'arrivée dans l'interprétation marxiste, point de départ dans l'interprétation philosophique et libertaire, l'individualité humaine et ses passions n'occupent pas seulement une position opposée dans la façon de lire Spinoza 107. À cette différence de place correspond d'autres oppositions qui portent en premier lieu sur la nature de cette individualité et sur l'orientation dans le temps du processus de transformation dans lequel elle est engagée.

    L'orientation dans le temps tout d'abord. Si le Spinoza politique pro cède en deux temps nettement distincts, du panthéisme initial à l'individu, puis de l'individu à la multitude, ces deux mouvements opèrent dans une direction commune où le temps des choses vient coïncider avec le temps de la pensée, du passé vers l'avenir, du début à la fin, de l'origine naturaliste et métaphysique de l'être à sa constitution politique, " de la nature à la seconde nature ", " de la physique à l'activité de l'homme ", du fond infini des choses et des signes (cette " obscure complexion " de l'existence dont parle Negri) à l'étroit champ clos des désirs humains, au champ de bataille du politique, là où, cri du cœur, Negri rêve de voir un jour l'" infini " enfin " organisé "108.

    Le mouvement du Spinoza philosophe et libertaire est d'une nature radicalement différente. Etranger à une conception linéaire du temps où Macherey n'a aucun mal à reconnaître, malgré les dénégations de Negri, la vision profondément hégélienne du marxisme 109, il met en œuvre un temps tout autre, multiple et qualitatif, qui tient à la durée des choses, " à la réa lité des choses qui durent " dont parle B. Rousset 110, et aux rapports de composition, de recomposition et de décomposition qui augmentent, diminuent ou détruisent la puissance d'agir de ces choses existantes 111. S'il fallait à tout prix, pour pouvoir les comparer, convertir la durée du Spinoza libertaire sur le registre temporel du Spinoza politique, il faudrait parler d'aval et d'amont. Alors que le Spinoza politique procède d'amont en aval, du fond des choses aux individus, puis des individus à la multitude, on pourrait dire que l'autre Spinoza opère d'aval en amont, des individus tels qu'ils existent présentement vers ce qui les constitue comme individus, du champ clos des passions politiques vers le fond obscur et infini des réalités qu'elles masquent, du donné immédiat vers l'infini dont il est issu comme composition finie et donc comme expression singulière d'une altérité infinie.

    Le Spinoza philosophe et libertaire, ne se réclame pas moins de la révolution que son frère ennemi politique, mais pour lui la révolution à venir n'est pas en aval, dans le vide et l'arbitraire d'une constitution politique dont la matérialité se réduirait aux seules passions de la nature humaine. Elle est en amont, dans l'infini des " possibles " dont les formes d'individuation présentes ne sont qu'une expression actuelle, celle dont on part 112. Comme tend à le montrer B. Rousset et contrairement au vide et à la pauvreté matérielle de l'imagination du politique, ces possibles ou potentiels, en amont de l'individualité humaine, fondement de ce qu'elle peut, ne sont ni les produits irréels et erronés de l'imagination ni de simples virtualités (au sens scolastique du terme)113. " Possibles pratiques ", " réellement possibles ", ils sont " impliqués " dans l'" être infini " où se déploie l'expérimentation humaine 114. Ils existent " par implication " dans une durée qui s'identifie au " mouvement " et à la " vie ", ou, dans le vocabulaire de Deleuze, sur un " plan d'immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d'être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités "115.

    Que le possible spinoziste puisse être ainsi pensé en amont du moment actuel ou que l'avenir spinoziste puisse être pensé dans le passé, n'est absurde ou paradoxal que sur le registre du temps linéaire ou du temps dialectique (si étranger à Spinoza). Dans l'interprétation libertaire de la durée spinoziste, passé et avenir, amont et aval, se confondent dans un présent intempestif où tout est donné, où la durée dépend de la multiplicité des choses, virtuelles et formelles, où, contrairement à l'acception scolastique de ces termes, le virtuel n'est pas moins réel que le formel, la puissance moins ré elle que l'acte 116. C'est en ce sens que le " fond " spinoziste et les " profondeurs " libertaires dont parlent Archinoff et Proudhon, sont très précisément une surface, un déjà-là, un présent, patient et impatient, où tout est toujours là comme possible, un présent où " tout est possible ". C'est en ce sens également, en deçà ou parallèlement à la pensée libertaire proprement dite, que Spinoza peut être rapproché du très leibnizien G. Tarde pour qui il convenait de refuser de considérer les êtres ou les individus comme des " souches premières ", comme des " données absolument premières ", mais seulement comme des " émergences " présentement existantes d'une infinité d'autres émergences possibles, d'autres " possibles ", en lutte les uns contre les autres pour exister 117. C'est en ce sens enfin, au plus près de nous, que les conceptions de Spinoza peuvent être rapprochées de toute une dimension de la pensée de G. Simondon pour qui " l'individuation des êtres n'épuise pas complètement les potentiels d'individuation ", pour qui " l'individu [...] existe comme supérieur à lui-même, car il véhicule avec lui une réalité plus complète, que l'individuation n'a pas épuisée, qui est neuve encore et potentielle, animée par des potentiels "; une réalité que G. Simondon appelle " nature ", c'est-à-dire la " réalité du possible, sous les espèces de cet apeirôn dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée "118.

    Nous ne savons même pas ce que peut un corps. Balibar a raison de souligner, contre Negri, en quoi l'individualité humaine spinoziste n'est en rien assimilable à un sujet, une conscience ou une personne. Il a raison d'expliquer que l'objet de l'Éthique n'est pas l'individu (au sens moderne du terme), mais " la forme de l'individualité "; raison d'affirmer, après Proudhon, que " toute individualité humaine est prise [...] dans l'entre-deux des formes d'individualité inférieures qui se composent en elle, mais ne s'y dissolvent pas pour autant, et des formes d'individualité supérieures dans lesquelles elle peut entrer [...] "119.
    Mais Balibar a tort de réduire cet immense jeu de composition des individus possibles à l'étroit champ passionnel et affectif des relations inter humaines (théorie des passions), de lui confier, non sans une certaine approximation, le soin de constituer, de façon transversale, la subjectivité humaine et de penser ainsi assurer, mieux que Negri, la transition vers la multitude du politique 120.

    Parce qu'elles sont prises non dans l'entre-deux mais dans l'entre-mille de tous les autres rapports et individus qui composent la nature, les passions humaines, pas plus que les individu alités qu'elles affectent, ne sont " un empire dans un empire "121. Parce qu'ils sont pris entre des formes d'individu alités inférieures qui se composent en eux et des formes d'individualités supérieures dans lesquelles ils peuvent entrer, les différents individus humains ne sont eux-mêmes qu'une modalité des formes infinies d'individus qui, à des degrés divers et par emboîtements successifs, composent le monde existant 122.

    " Voilà pourquoi Spinoza lance de véritables cris : vous ne savez pas ce dont vous êtes capables, en bon et en mauvais, vous ne savez pas d'avance ce que peut un corps ou une âme, dans telle rencontre, dans tel agencement, dans telle combinaison. "123

    o o o

    Dans la préface qu'il a donnée à la traduction française du livre de Negri, Deleuze résume ainsi sa propre manière de lire et de comprendre Spinoza et, d'une certaine façon, compte tenu des circonstances, sa propre façon de concevoir la politique chez Spinoza :

    " Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant que tels, ils ne se définissent pas seulement par leurs rencontres et leurs chocs au hasard (état de crise). Ils se définissent par des rapports entre une infinité de parties qui composent chaque corps, et qui le caractérisent déjà comme une "multitude". Il y a donc des processus de composition et de décomposition des corps, suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs corps formeront un tout, c'est-à-dire un troisième corps, s'ils composent leurs rapports respectifs dans des circonstances concrètes. Et c'est le plus haut exercice de l'imagination, le point où elle inspire l'entendement, de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant des rapports composables. "124

    C'est sans doute dans ce texte, ramassé et abstrait et pourtant si proudhonien par sa forme et son contenu, que la rencontre entre une lecture philosophique et libertaire de Spinoza et la pensée anarchiste proprement dite apparaît le plus nettement; de trois grandes façons :

    1) À propos de la multitude en premier lieu. Sans doute les guillemets qu'emploie Deleuze servent-ils à marquer une certaine distance, à signifier qu'il s'agit d'une notion propre à l'auteur qu'il préface et que ce mot ne fait pas partie des principaux concepts de Spinoza 125. Mais ils servent aussi à montrer comment, en employant le mot multitude et en le réintroduisant au cœur de la philosophie de Spinoza, Deleuze transforme complètement sa signification politique initiale. Si, pour Proudhon, l'individu est un groupe, un composé de forces ou de puissances qui ne diffère que de degré de tous les autres composés (minéraux, végétaux et animaux)126, le Spinoza de Deleuze ne dit pas autre chose. Avec Proudhon et contre Negri, la multitude cesse d'être l'horizon hypothétique et insaisissable d'une révolution à venir; elle est déjà-là, à portée de la main, en nous et autour de nous. La multitude n'est plus la synthèse finale et unifiante de toutes les individualités humaines conduites par une seule âme, du côté de l'infiniment grand (la " constitution de l'être "); elle se démultiplie en une infinité de multitudes, à l'intérieur d'une infinité de corps et d'âmes, du côté d'une infinité d'infiniment petits 127. Mieux encore, parce qu'elle est intérieure à chaque corps et à chaque âme, donc à tous les corps et à toutes les âmes, la multitude cesse d'être attachée aux seules réalités humaines, à l'individualité humaine et à l'étroitesse de ses passions. De l'intérieur de toute chose, elle embrasse la totalité des corps et des âmes, la totalité des individualités qu'elles soient humaines ou non humaines.

    2) La force en second lieu. " Les corps (et les âmes) sont des forces ", nous dit Deleuze et c'est " en tant que tels " 1) que par des rapports entre une infinité de parties ils se définissent comme multitude; 2) qu'ils sont pris (âmes et corps) dans des " processus de composition et de décomposition [...] suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent ". En quelques mots, cette force que Proudhon exigeait de Spinoza, qu'il identifiait lui-même à la résul tante de tout composé, et qui, chez Negri, s'était transformée en entité abstraite et générale (la " puissance de l'être "), Deleuze la réintroduit au centre des analyses de Spinoza, dans chaque corps (et dans chaque âme) et dans son acception la plus matérielle qui soit (physique, chimique, biologique).

    Grâce à la force et à la multitude, ce que l'interprétation politique de Spinoza s'était efforcée de séparer, la nature et la seconde nature (Negri), l'humain et le non-humain (Mathe ron)128, le Spinoza de Deleuze les réunit de nouveau :

    " Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant d'une infinité de façons. "129
    Comme le dit encore Deleuze, le " plan de la nature " " ne sépare pas du tout des choses qui seraient dites naturelles et des choses qui seraient dites artificielles "130. Plan d'immanence et unité de composition 131, ou, dans le vocabulaire de Bakounine cette fois, " combinaison universelle [...] d'une infinité d'actions et de réactions particulières que toutes ces choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres "132, les processus de composition et de décomposition des corps et des âmes obéissent tous, humains ou non-humains, à un modèle physico-chimique 133. Même les notions communes qui, à partir des plus universelles, commandent l'architecture et le développement rationnels et géométriques de l'Éthique, sont aussi, dans leur construction, non seulement une " mathématique du réel ou du concret ", mais surtout " des Idées physico-chimiques, ou biologiques, plutôt que géométriques "134. Et l'éthique elle-même, cette spécificité de la puissance humaine, est également, dans ce qui la fonde comme dans sa mise en œuvre, une " épreuve " d'ordre physico-chimique 135.

    3) La liberté enfin. Rabattues sur ce qui est, sur l'amont des possibles, les différentes formes d'individualités que peut revêtir l'existence humaine peuvent bien embrasser la totalité infinie des déterminations matérielles, être de part en part matérielles. Contrairement aux apparences et aux a priori idéalistes d'une pensée dualiste, elles ne sont en rien réduites aux forces naturelles, au non-humain (voire à l'inhumain). Bien au contraire; c'est grâce à ce retour entêté sur ce qui fonde et constitue son existence, sur l'infini matériel des possibles, que l'homme peut prétendre accéder à un monde de liberté, à un monde humain, un monde à soi, un monde où, cessant d'être séparé de sa force, il devient enfin maître de sa puissance d'agir. Comme l'écrit Deleuze :

    " Ce qui définit la liberté, c'est un "intérieur" et un "soi" de la nécessité [...]. L'homme, le plus puissant des modes finis, est libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir [...]. "136

    Puissance, liberté, puissance d'agir, intérieur, " soi ", même si les références théoriques sont différentes, nous retrouvons ainsi le vocabulaire et les perspectives de Proudhon :

    " Si l'homme pense par lui-même, s'il produit ses idées comme son droit, il est libre. "137

    Tel est le but, pour Proudhon comme pour le Spinoza de Deleuze, le Spinoza de la connaissance par notions communes 138. Et la question qu'implique ce but commun est également la même : comment penser par soi-même? Comment produire ses idées et son droit?139 Pour le Spinoza de Deleuze il y faut les signes et l'expérience : les signes ou les idées comme " sombres précurseurs " des notions communes 140; l'expérience ou l'expérimentation comme préalable à toute pensée, à toute réappropriation de la puissance et donc à toute liberté 141. Pour Proudhon il y faut les signes et l'action : les signes ou les idées comme a priori certes mensonger et source d'esclavage mais dont on peut retrouver les origines et qui, rapportés à ce qui les produit (les actes, les faits, la pensée instinctive), peuvent permettre à l'homme de se libérer et de penser par lui-même 142; l'action comme condition des signes et de la pensée, comme fondement de la puissance et de la liberté 143. Dans les deux cas la démarche est la même : partir des signes comme condition immédiate et à venir d'une pensée libre et par soi-même (ou en soi pour Deleuze) mais pour remonter aussitôt à la source de toute pensée et de toute liberté : l'expérimentation pour Spinoza, l'action pour Proudhon et, après lui, pour les principaux courants du mouvement libertaire.
    Il est vrai que Proudhon (dans De la Justice tout du moins) tend à lier cette action au seul travail, " un et identique dans son plan (et) infini dans ses applications, comme la création elle-même "144, alors que pour le Spinoza de Deleuze le " plan " de l'expérience humaine, " plan d'immanence ou de consistance, toujours variable ", c'est la " Nature " tout entière. Mais, dans les deux approches, aussi différentes qu'elles puissent être par ailleurs, il s'agit bien : 1) de situer cette expérience ou cette action humaine sur un plan de composition infini, à travers des rapports que Spinoza appelle notions communes (pensées sur un modèle physico-chimique et biologique) et Proudhon éléments du savoir ou éléments du travail (plutôt pensés sur un modèle physico-mathématique)145; 2) de rapporter ces expériences ou ces actions de composition aux formes d'intériorité toujours plus complexes et étendues que constituent les composés humains; par sélection chez le Spinoza de Deleuze, sélection des " corps qui conviennent avec le nôtre, et qui nous donnent de la joie, c'est-à-dire augmentent notre puissance "146; par intériorisation des rapports de travail chez Proudhon, une intériorisation immémoriale (à l'origine de l'humanité comme de chaque individu) mais sans cesse répétée et élargie au plan de composition infinie de l'industrie humaine 147.

    Corps et âme parmi d'autres corps et d'autres âmes, mais " le plus puissant des modes finis ", et " libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir ", l'homme a ainsi le pouvoir d'expérimenter, d'apprendre à connaître ce qui est bon et mauvais pour sa puissance d'agir, pour sa liberté 148. Et c'est à travers cette expérimentation des rapports qui lui conviennent, à l'intérieur et à l'extérieur de ce qui le constitue, des refus et des accords, des oui et des non, des associations toujours révocables, qu'il peut étendre ces rapports à des formes d'associations toujours plus larges, disposer d'une puissance toujours plus " intense ", là où il ne s'agit plus d'utilisations ou de captures, mais de sociabilités et de communautés 149.
    Contrairement à la cité politique dont rêve Negri, l'émancipation philosophique et libertaire que l'on peut lire chez Spinoza cesse alors d'être fondée sur la crainte ou l'angoisse, la récompense et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine, elle cesse de s'en remettre à l'État et de lui confier le soin de tenir lieu de raison à ceux qui n'en ont pas, au plus grand nombre, aux esclaves 150. Renonçant à toute coercition extérieure, même lorsque celle-ci se dit éclairée, l'émancipation peut naître " des rapports qui se composent directement et naturellement ", " des puissances ou des droits qui s'additionnent naturellement "151. Elle peut prétendre naître directement des individus et des collectivités (qui sont elles-mêmes des individus), de leur capacité à transformer, composer et recomposer à l'infini le " plan d'immanence ou de consistance toujours variable " de ce qui est 152.

    Notes

    1. Habermas étant sans doute l'exemple le plus spectaculaire de ce retour à Kant.
    2. Cf. Luc Bonet, " Spinoza : un philosophe "bon à penser" pour l'anarchisme ", dans le Monde libertaire, n° 915, 1993 et, du côté spinoziste, A. Negri, l'Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza (AS), PUF, 1982, pp. 192, 308, 332-333.3. Mais aussi les matérialistes français, en particulier Diderot.
    4. « En obéissant aux lois de la nature [...] l’homme n’est point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui sont inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe et qui constituent tout son être : en leur obéissant il obéit à lui-même. » Œuvres complètes, Champ libre, VIII, p. 201.
    5. Ibid., p. 192.
    6. Ibid., I, p. 137.
    7. Ibid., VIII, p. 91.
    8. Sur la double causalité dont la pensée de Spinoza peut faire l'objet, " l'une horizontale constituée par la série indéfinie des autres choses, l'autre verticale constituée par Dieu ", cf. G. Deleuze, Spinoza philosophie pratique (SPP), Éditions de Minuit, pp. 78-79, et Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Seuil, 1991, pp. 208 et sq.
    17. Ibid., t. III, p. 173.
    18. Ibid., pp. 185 et 175.
    19. Ibid., p. 177.
    20. Ibid., pp. 177-178.
    21. Ibid., p. 178.
    22. Ibid., p. 376.
    28. La traduction de 1840. Sur son utilisation par Proudhon, cf. ibid., p. 374.
    29. Sur cette interprétation idéaliste et rationaliste de Spinoza, cf. R. Misrahi, Éthique, PUF, 1990, pp. 9-10 et P.-F. Moreau, Spinoza et l'expérience, PUF, 1994, pp. 227 et sq.
    30. De la Justice, III, p. 373.
    31. Ibid., p. 375.
    37. Ibid.
    38. " L'homme est libre, il ne peut pas ne l'être pas, parce qu'il est composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre ", ibid., p. 409.
    39. " L'homme [...] est un composé de puissances ", la Guerre et la Paix, Rivière, p. 128.
    40. " L'homme vivant est un groupe ", Philosophie du progrès, Rivière, p. 128.
    41. Justice, t. III, pp. 409, 408, 401 et 172.
    42. Ibid., pp. 408-410.
    43. Ibid., p. 409.
    44. Ibid., pp. 411 et 426 : " La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l'homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer ; sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. "
    45. Sur ce " sens intime ", cette " certitude subjective " ou encore cette " phénoménalité du moi ", ibid. pp. 335, 337, 347. Sur un " libre arbitre " non idéaliste, cf. ibid., p. 409, cité plus loin.
    51. Justice, t. III, p. 403.
    52. Ibid., p. 433 et p. 409 : " C'est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l'être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l'être social. "
    53. Ibid., p. 175.
    59. A. Negri, Spinoza subversif (SS), Kimé, 1992, p. 139.
    60. AS, pp. 101-102 et 320.
    61. Ibid., et SS, p. 49.
    62. AS, p. 49.
    63. Ibid., p. 195 et SS, p. 28.
    64. Ibid., p. 22.
    65. Sur ce point, AS, pp. 225-226.
    66. Ibid., p. 102.
    67. Ibid., p. 227.
    70. Ibid., pp. 339 et 336. SS, p. 22 et " Démocratie et éternité " (DE) dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994, pp. 141-142.
    71. " Nous éprouvons ici la seconde raison de l'actualité de Spinoza. Il décrit le monde comme nécessité absolue, comme présence de la nécessité. Mais c'est justement cette présence qui est contradictoire. Elle nous restitue immédiatement la nécessité comme contingence, la nécessité absolue comme contingence absolue. " SS, p. 12.
    72. Au sens où " aucun " " devenir " ne peut y prétendre, comme le montre la suite de la citation.
    73. SS, p. 9.
    74. Ibid., p. 10.
    79. " L'indignation et le conatus de l'État spinoziste ", dans (sous la direction de M. Revault d'Allonnes et de H. Rizk) Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.
    80. Ibid., pp. 163-164.
    81. Ibid., p. 159.
    82. Ibid., p. 164.
    83. Pour une tentative d'explication, cf. l'hypothèse du " double langage " développée par Y. Yovel, op. cit., pp. 170 et sq.
    84. SPP, pp. 146 et 10.
    88. Comme l'écrit Negri : " La philosophie de Spinoza est une philosophie sans temps : son temps, c'est le futur ! " AS, p. 64.
    89. AS, pp. 33, 64, 234, 239.
    90. Dans sa préface, Negri qualifie cette " lecture de Spinoza " de " lecture du passé ", ibid., pp. 32-34.
    91. Sur les ambiguïtés de cette première généalogie, cf. P. Macherey, Avec Spinoza, études sur la doctrine et l'histoire du spinozisme, PUF, 1992, pp. 246 et sq.
    92. Au sens où l'on peut parler de théologie négative.
    93. Voir plus haut et (pour les énigmes et les hypostases) AS, pp. 118, 119, 145, 149.
    94. Negri n'emploie pas le mot, mais l'essentiel de son analyse est construite à partir 1) des notions de " césure " (AS, pp. 155, 159, 171, 175 ; SS, p. 14), de " rupture " (pp. 236, 252), de " renversement " (pp. 170, 176, 212, 234), de " discontinuité " (p. 244), de " renversement ontologique " (p.154), etc. 2) de l'opposition, entre le " premier " et le " second " Spinoza (pp. 39, 60, 67, 320), la " première " et la " seconde fondation " (pp. 99, 213, 214, 264, 266, 291), la " première " et la " seconde couche " (de l'Éthique) (pp. 103, 131, 139, 153, 162, 176, 198, 212, 213), la " première " et la " seconde rédaction " (toujours de l'Éthique) (pp. 90, 212, 265, 294) et, surtout, la " première " et la " seconde nature " (pp. 170, 187, 213, 321, 325, 339).
    95. " Le schéma général du projet étant ainsi posé, Spinoza en vient à traiter spécifiquement de la généalogie de la conscience, du passage du "conatus" au sujet, en termes analytiques. " AS, p. 239.
    96. Ibid., pp. 187, 192 et 254 et sq. Pour plus de commodités nous continuons de suivre ici Negri, mais cette analyse pourrait aussi bien, sans grandes modifications, être appliquée à l'ouvrage majeur de A. Matheron (Individu et communauté) où, plus restrictif encore, celui-ci explique comment c'est seulement avec la proposition 29 du livre III que Spinoza se décide enfin à " trancher le nœud gordien " en posant " sans le démontrer " qu'il s'agit maintenant de la seule " nature humaine ". " Par la suite, c'est seulement des hommes qu'il parlera. " op. cit., p. 155.
    97. SS, p. 23 ; AS, pp. 234 et 239. Un schéma que, sous une forme différente, on retrouve chez Matheron qui, dans la préface qu'il a donnée au livre de Negri, explique " comment, chez cet être naturel très composé qu'est l'homme, se constitue progressivement la subjectivité ; comment le conatus humain, devenu désir, déploie autour de lui [...] un monde humain qui est véritablement une "seconde nature" ", ibid., p. 21.
    98. SS, p. 23 ; SA, p. 244 ; SS, p. 25 ; SA, p. 243 ; SS, p. 29. Sur la réduction des essences individuelles humaines, toujours singulières, par définition (éth., II, déf. II ; éth., II, prop. 13, lem. 3 ; éth., III, prop. 57), à une " nature " " spécifiquement humaine " qui coupe radicalement l'homme de ce " qui n'est pas spécifiquement humain ", cf. A. Matheron, op. cit., pp. 146 et sq. Sur la difficulté que rencontre Matheron à penser cette notion de " nature humaine ", déterminante pour la suite de son analyse (comme pour Negri), et qu'il définit comme " quelque chose d'intermédiaire ", cf. ibid., p. 38.
    99. Une conséquence que Negri observe lui-même lorsqu'il remarque comment la difficulté à donner une " unité intérieure " à l'individu (lorsqu'on passe du conatus à la cupiditas) rend difficile toute définition de la multitudo comme sujet politique, " de sorte qu'il semble que la multitudo puisse être un sujet politique seulement comme idée de raison ou comme produit de l'imagination ", SS, p. 59.
    100. Un double indéfini en l'occurrence, comme le remarque Negri, puisque la " multitude " est à la fois " insaisissable " dans son " concept " et dans sa " matérialité ", SS, p. 55.
    101. Sur le resserrement des vastes perspectives politiques et révolutionnaires censées être ouvertes par Spinoza, autour de quelques traits psychologiques transformés en concepts majeurs (animositas, pietas, prudentia...), cf. SS, et plus particulièrement p. 60 où l'impuissance à donner un contenu conceptuel et matériel à la " multitude " et la contradiction entre " l'absoluité de la prétention démocratique " et la " liberté " finissent par se résoudre dans la banale notion de " tolérance ". D'une certaine façon, la démarche de Negri est comparable (à l'exception des effets) à celle de Lénine, parti des vastes considérations sur le développement du capitalisme, et qui, dans son testament politique, finit par confier l'avenir de la révolution aux traits psychologiques de Staline, Trotsky et Boukharine.
    102. Archinoff, le Mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969, p. 388.
    103. L'appel d'Archinoff s'inscrit dans une perception libertaire que Proudhon, soixante-dix ans avant la révolution russe, formule en ces termes : " Toute théodicée, je l'ai démontré à satiété, est une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous est donnée a priori dans le fait même de notre existence [...]. " Justice, t. III, p. 347.
    104. éth, III, préface. éth., IV, prop. 4 ; éth., IV, chap. XXXII ; et éth., III, prop. 2, scol. : " Personne n'a jusqu'à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps. " " On ne sait pas quel est le pouvoir du Corps. "
    105. Sur ce point, cf. P.-F. Moreau, Spinoza l'expérience et l'éternité, PUF, 1994, pp. 379 et sq ; A. Matheron, op. cit., pp. 83-85 ; E. Balibar, op. cit. pp. 87 et sq ; et A. Negri lui-même lorsque, un peu découragé, il observe, à propos du livre IV, comment " le poids des recueils de morale du xviie siècle se fait ici sentir ". SA, p. 262.
    106. G. Deleuze, SPP, pp. 10-11.
    107. Sans entrer dans une analyse détaillée, indiquons seulement qu'à la lecture quasi chronologique de Negri, transformant, comme on l'a vu, la pensée de Spinoza en une sorte de longue gestation de l'être, s'oppose, doublement, la lecture de Deleuze qui, tout en tenant compte des ruptures et des événements dans la vie et la pensée de Spinoza, montre comment l'Éthique doit d'abord être lue de façon verticale (sous forme de plateaux, les propositions, les scolies, le livre V " coextensif " à tous les autres) et, surtout, comment l'importance des notions communes commande une lecture à rebours de l'Éthique, à partir d'une " expérimentation " immédiate, un " art " d'" organiser les bonnes rencontres " (Cf. SPP, chap V ; SPE, chap XVII et " Spinoza et les trois "éthiques" ", dans Critique et Clinique (CC), Éditions de Minuit, 1993). Dans l'analyse de Negri, les " notions communes " ne jouent qu'un rôle extrêmement marginal, simple " possibilité logique ", instrument de " communication logique ", " solution purement formelle ". AS, pp. 183-184 et 258.
    108. AS, pp. 339, 156 et 335 : " Émancipation veut donc dire organisation de l'infini [...]. La désutopie est la forme spécifique de l'organisation de l'infini. "
    109. Op. cit., p. 246.
    110. B. Rousset, " Le réalisme spinoziste de la durée ", dans l'Espace et le Temps, Vrin, 1991, pp. 176 et sq. ; et, du même, " Les implications de l'identité spinoziste ", dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.
    111. " Spinoza définit par la durée les variations continues de l'existence. " " La durée se dit donc, non pas des rapports eux-mêmes, mais de l'appartenance de parties actuelles sous tel ou tel rapport. " G. Deleuze, SPP, pp. 57 et 110. La durée spinoziste est multiple car elle s'attache aux variations de la puissance d'agir et de pâtir propre à chaque corps existant qui est toujours lui-même l'" expression " d'une " essence singulière ". Cf. G. Deleuze, SPE, p. 209.
    112. Sur la notion de " possible " chez Spinoza, cf. B. Rousset, " Les implications... ", op. cit., pp. 12 et sq.
    113. Sur la critique spinoziste du " possible " de la scolastique, cf. G. Deleuze, SPP, p. 89 et SPE, p. 194.
    114. SPP., pp. 19 et 14.
    115. B. Rousset, " Le réalisme... ", p. 177 et G. Deleuze, SPP, p. 171.
    116. B. Rousset, " Les implications... ", p. 14 : " être réellement possible, c'est être, non pas presque réel, mais être effectivement réel : être en puissance, c'est être en acte. "
    117. Sur ce point, cf. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l'histoire, Vrin, 1970, p. 154 ; et, sur sa rencontre avec une lecture " libertaire " de Spinoza, G. Deleuze, SPP, pp. 124 et 110.
    118. G. Simondon, l'Individuation psychique et collective, Aubier, 1989, pp. 215, 194 et 196.
    119. Op. cit., pp. 87 et sq ; et G. Deleuze, SPP, p. 166 : " Chaque lecteur de Spinoza sait que les corps et les âmes ne sont pas pour Spinoza des substances ni des sujets mais des modes. "
    120. Balibar a l'art de résoudre les difficultés en affirmant sereinement, y compris dans le même concept et à la façon de son maître Lénine, deux choses contradictoires. Il parle, par exemple, sans sourciller, d'" obéissance-non obéissance " ou d'" état-non état ", ibid., p. 63 ; il est vrai qu'en son temps une célèbre revue anarchiste, Noir et Rouge, avait fini, de façon très proche mais avec l'excuse d'un authentique désespoir théorique, par parler de " groupe-non groupe ". Dans ce qui nous occupe ici, Balibar se contente d'observer comment " en réalité, sans que disparaisse l'idée d'individualité (c'est-à-dire de stabilité d'un composé), sans laquelle il n'y aurait pas de désir ni de force (conatus), c'est le processus même, le réseau affectif traversant chaque individu [...] qui devient bientôt le véritable objet (ou le véritable sujet) ", p. 89. L'incapacité de Balibar à faire disparaître l'" individualité " (mais sans expliquer pourquoi) suffit à montrer en quoi l'étroit champ clos du réseau affectif est incapable de rendre compte de la réalité (" en réalité ") et de la façon dont l'existence humaine se situe dans cette réalité et peut la transformer.
    121. Cf. éth. III, préface ; et éth., IV, prop. 4. " Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la Nature et qu'il ne puisse pas subir d'autres changements que ceux qui dépendent de sa seule nature et dont il est la cause adéquate. "
    122. éth., II, prop. 13, scol. Sur l'idée d'emboîtement, cf. G. Deleuze, SPP, p. 47.
    123. G. Deleuze, SPP, p. 168. Sur les implications concrètes d'une telle conception des choses, cf. le slogan de mai 68, " La police avec nous ! " ou l'expérience, que chacun a pu faire, de ce que " devient " un anarchiste lorsqu'on lui donne ou qu'il accepte un brassard de membre d'un service d'ordre quelconque (sans parler d'une kalachnikov).
    124. AS, p. 11.
    125. Comme le remarque Balibar, la notion de multitude est totalement absente de l'Éthique, présente dans le TTP mais le plus souvent de façon péjorative ; et c'est seulement avec le TP qu'elle acquiert une signification politique nettement affirmée, op. cit., pp. 67 et sq.
    126. Voir plus haut.
    127. Sur le caractère quantitatif (et non numérique) de la composition d'un mode, sur l'idée d'une infinité d'ensembles infinis et, pis (Deleuze, après Spinoza, étant toujours prêt à aggraver son cas sur le champ de tir des mathématiques appliqués), l'idée d'" infinités plus ou moins grandes " (selon la puissance des modes), cf. STE, pp. 183 et sq. La remarque de Deleuze peut laisser penser que la " multitude " ne caractérise que le " corps " et non l'âme que Deleuze n'introduit (par deux fois) qu'entre parenthèses. Mais, pour Deleuze, même la multiplicité ou la multitude des " corps simples ", extérieurs les uns aux autres, a son répondant dans l'âme, dans la mesure où l'" extension " n'est pas un privilège de l'étendue et que la pensée a elle-même " des parties modales extensives, des idées qui correspondent aux corps les plus simples ", SPE, p. 174 ; sur ce point, cf. également R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz, l'idée d'animisme universel, Vrin, 1992, pp. 67 et sq. Ce problème du rapport entre le corps et l'âme (problématique du xviie siècle) me permet d'indiquer que c'est très volontairement que je m'expose dans l'ensemble de ce texte au reproche de " naturaliser " Spinoza et donc de naturaliser la lecture libertaire de ce philosophe. Sans doute le matérialisme radical de l'anarchisme (en particulier chez Bakounine) m'y autorise-t-il, et le contexte actuel rend-il nécessaire cette insistance. Mais, sans le montrer ici, je voudrais indiquer que cette " naturalisation " (peut-être outrancière et inquiétante pour certains), contrairement aux apparences, laisse toute sa place à la " conscience ", à la " pensée " et bien sûr à la " raison ".
    128. Op. cit., p. 147 : " Il y a donc des communautés biologiques élémentaires qui, parce qu'elles se fondent sur ce qui, en l'homme, n'est pas spécifiquement humain, peuvent englober aussi des animaux et des choses: communauté, par exemple, entre le paysan, sa famille, ses bêtes, son champ et ses idoles. Mais ce n'est pas d'elles que pourra jamais naître la sociabilité authentique, qui a une tout autre origine. "
    129. SPP, p. 164.
    130. Ibid., pp. 167.
    131. Ibid., et p. 155.
    132. œ. C., VIII, p. 201.
    133. SPP, p. 58. Sur cette idée non métaphorique de " modèle ", pensée au plus près du mode ou de la modalité, cf. SPE, p. 236
    134. SPP., pp. 129 et 156.
    135. Ibid., p. 58.
    136. Ibid., p. 114.
    137. De la Justice, t. III, p. 71.
    138. Sur ce point, cf. CC, pp. 180 et sq.
    139. Sur le lien, chez Spinoza, entre " droit ", " éthique " et le modèle physique et " biologique " qui sert à les penser, cf. SPE, p. 236.
    140. " Au plus profond du mélange obscur des corps ", là où se poursuit " le combat entre les servitudes et les libérations ", CC, p. 182.
    141. Cf. SPP, pp. 169 et 161 : " Les notions communes sont un Art, l'art de l'Éthique elle-même : organiser les bonnes rencontres, composer des rapports vécus, former les puissances, expérimenter. "
    142. De la Justice, tome iii, pp. 69, 71-73.
    143. " Que pouvons-nous attendre de l'homme [...] ? - Une seule chose, des actes " " La réflexion, et par conséquent l'idée, naît en l'homme de l'action, non l'action de la réflexion ", ibid., pp. 72 et 71.
    144. Ibid., p. 89.
    145. Ibid., pp. 79, 73. De la Justice est construite autour de la notion d'" équilibre " et, de ce point de vue, les " rapports " et " convenances " propres au travail et à l'industrie sont pensés en termes d'" équation ", d'" égalité ", d'" accord ", etc. Mais la notion proudhonienne de " composition ", si importante par ailleurs pour penser les différentes formes d'individualités, relève, comme chez le Spinoza de Deleuze, d'un modèle " chimique " qui permet d'ailleurs à Proudhon, entre autres modèles de pensée, de sortir du seul " plan " du travail, comme l'indique le paragraphe de De la création de l'ordre consacré à la notion de " composition " : " Ainsi le travail, manifestation de l'intelligence et de l'activité humaine, suit les lois de la nature et de la pensée ; il ne se divise pas, si j'ose employer ce langage chimique, en ses parcelles intégrantes, il se dédouble en ses espèces constituantes. " De la création de l'ordre, Rivière, p. 329.
    146. CC, p. 179.
    147. Cf. Justice, t. II, pp. 15, 79 et 127.
    148. SPP, p. 144.
    149. Ibid., p. 169.
    150. SPE, pp. 245-247.
    151. Ibid., p. 244.
    152. SPP, p. 171.


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  • L'HUMANISPHÈRE par Joseph DEJACQUE

    QUELQUES MOTS D'AVERTISSEMENT

    Le but de notre société des TEMPS NOUVEAUX est de publier tous les ouvrages qui ont eu leur part d'influence dans le développement de l'idéal anarchique. A ce titre, l'HUMANISPHÈRE de Déjacques est une des Oeuvres qui méritent le plus d'être placées dans notre bibliothèque.
    En effet, Déjacques fut un anarchiste de la veille, un anarchiste avant le nom ; depuis les journées de juin, où il combattit au rang des insurgés, et sans doute bien auparavant, quoiqu'il ne soit connu que dès cette époque, il ne cessa de protester par les paroles et par les actes contre la réaction bourgeoise ; il comprenait qu'une république ainsi dirigée devait fatalement aboutir au Coup d'État. Exilé alors, non sans avoir connu les procès politiques, la prison, les persécutions de toute sorte, il continua dans les journaux anglais, belges, américains, à défendre les idées libertaires, n'hésitant pas à contredire, en d'ardentes polémiques, ses frères proscrits, Ledru-Rollin, Proudhon même, auquel il ne pardonnait pas d'exclure la femme de la cité anarchique.
    Il était poète et ses vers, d'une âpre éloquence, n'avaient, comme sa prose, d'autre but que la propagande révolutionnaire à laquelle il consacrait tout le produit de son travail. Ce fut pendant les années 1858 et 1859 qu'il publia L'HUMANISPHÈRE "UTOPIE ANARCHISTE", dans le Libertaire, journal du Mouvement Social,qui paraissait à New York, édité, rédigé, administré, expédié par le seul Déjacque. On y trouve de nombreux articles très intéressants de propagande et de principes, ainsi que de remarquables poésies empreintes d'un idéal élevé de justice et de liberté.
    Le temps ne nous paraît pas encore être venu de publier L'HUMANISPHÈRE en son entier. L'édition actuelle présentera quelques omissions, par la raison très simple que certains passages risqueraient d'être faussement interprétés ; sans parler de ceux qui lisent avec le parti-pris de trouver dans les ouvrages le mal qu'il y cherchent, tous les lecteurs n'ont pas cette belle philosophie qui permet de comprendre de très haut la pensée d'autrui, tout en gardant la sérénité de la sienne. Un jour viendra où l'Oeuvre de Déjacque sera librement publiée jusqu'à la dernière ligne.

    PRÉAMBULE

    UTOPIE: "Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable".
    ANARCHIE : "Absence de gouvernement".
    Les révolutions sont des conservations
    (P-J PROUDHON)

    Il n'y a de vraies révolutions que les révolutions d'idées
    (JOUFFROY)

    Faisons des moeurs et ne faisons plus de lois.
    (ÉMILE DE GIRARDIN)

    Réglez vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté....
    Tenez-vous donc fermes dans la liberté à l'égard de laquelle le Christ vous a affranchi et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. Car nous n'avons pas combattre contre le SANG et la CHAIR, mais contre les (illisible sur l'exemplaire Gallica).
    (L'Apôtre SAINT-PAUL)

    Ce livre n'est point une Oeuvre littéraire, c'est une Oeuvre INFERNALE, le cri d'un esclave rebelle.
    Comme le mousse de la SALAMANDRE, ne pouvant, dans ma faiblesse individuelle, terrasser tout ce qui, sur le navire de l'ordre légal, me domine et me maltraite,  quand ma journée est faite dans l'atelier, quand mon quart est fini sur le pont, je descends nuitamment à fond de cale, je prends possession de mon coin solitaire ; et, là, des dents et des ongles, comme un rat dans l'ombre, je gratte et je ronge les parois vermoulues de la vieille société. Le jour, j'utilise encore mes heures de chômage, je m'arme d'une plume comme d'une vrille, je la trempe dans le fiel en guise de graisse, et, petit à petit, j'ouvre une voie chaque jour plus grande au flot novateur, je perfore sans relâche la carène de la Civilisation. Moi, infime prolétaire, à qui l'équipage, horde d'exploiteurs, inflige journellement le supplice de la misère aggravée des brutalités de l'exil ou de la prison, j'entr'ouvre l'abîme sous les pieds de mes meurtriers, et je passe le baume de la vengeance sur mes cicatrices toujours saignantes. J'ai l'oeil sur mes maîtres. Je sais que chaque jour me rapproche du but ; qu'un formidable cri,  le sinistre SAUVE QUI PEUT !  va bientôt retentir au plus fort de leur joyeuse ivresse. RAT-DE-CALLE, je prépare leur naufrage ; ce naufrage peut seul mettre fin à mes maux comme aux maux de mes semblables. Vienne la révolution, les souffreteux n'ont-ils pas, pour biscuits, des idées en réserve, et, pour planche de salut, le socialisme !
    Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier.
    Ce livre, c'est de l'acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer dans ses fondements !
    C'est qu'aujourd'hui, sachez-le, sous leur carcan de fer, sous leur superficielle torpeur, les multitudes sont composées de grains de poudre ; les fibres des penseurs en sont les capsules. Aussi, n'est-ce pas sans danger qu'on écrase la liberté sur le front des sombres foules. Imprudents réacteurs !  Dieu est Dieu, dites-vous. Oui, mais Satan est Satan !... Les élus du veau-d'or sont peu nombreux, et l'enfer regorge de damnés. Aristocrates, il ne faut jouer avec le feu, le feu de l'enfer, entendez-vous !...
    Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. Il n'a pas été tracé par la main gantée d'un fantaisiste ; il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée à l'oreille des passions populaires. C'est de plus un chant de victoire, une salve triomphale, la proclamation de la souveraineté individuelle, l'avènement de l'universelle liberté ; c'est l'amnistie pleine et entière des peines autoritaires du passé par décret anarchique de l'humanitaire Avenir.
    Ce livre, c'est de la haine, c'est de l'amour !...

     
    PRÉFACE

    "Connais-toi toi-même"

     La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité.
    Je procéderai donc par analogie.
    Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploierai la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
    Je suis loin d'avoir la science infuse. J'ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l'humanité. J'ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l'amour et celle de la haine, la passion de l'extrême luxe et celle de l'extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du coeur et du ventre, ceux de la chair et de l'esprit. J'ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j'ai l'intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l'art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte, les lumières, l'ombre, la solitude et l'eau pure. J'aime le travail, les forts labeurs ; j'aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J'ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée et l'opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J'ai eu des indigestions et j'ai eu faim. J'ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l'argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu'il honore du nom de crime. Je suis l'homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n'être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n'ai qu'un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l'onde ; au moindre souffle, il passe d'une expression à une autre, du calme à l'orage et de la colère à l'attendrissement. C'est pourquoi, passionnalité multiple, j'espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour bien en traiter, cela dépend autant de la connaissance qu'on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu'on a des passions des autres.
    Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l'oeuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.
    L'autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l'orthodoxie militaire, l'obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l'immobilité dans les rangs, l'autocratique fixité.
    La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l'entend. La Liberté n'enrégimente pas les hommes sous la plume d'un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l'indépendance active. L'autorité, c'est l'unité dans l'uniformité ! La liberté, c'est l'unité dans la diversité. L'axe de l'autorité, c'est la knout-archie. L'anarchie est l'axe de la liberté.
    Pour moi, il s'agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l'on n'est homme qu'à la condition d'être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une oeuvre originale et non une copie. L'esclave se modèle sur le maître, il imite. L'homme libre ne produit que son type. Il crée.
    Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m'apparaît dans l'avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l'harmonie.
    Je n'ai nulle prétention d'imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaoe. Je ne marche pas escorté d'éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l'autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très humbles sujets et publier l'ukase impérial de ses commandements. J'habite les gouffres de la société ; j'y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j'en évoque l'idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S'il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j'abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l'expression, il n'y a pas à en changer les traits : c'est la liberté absolue ou l'autorité absolue. Moi, j'ai choisi la liberté. L'autorité, on l'a vue à l'oeuvre, et ses oeuvres la condamnent. C'est la vieille prostituée qui n'a jamais enseigné que la dépravation et n'a jamais engendré que la mort. La liberté ne s'est encore fait connaître que par son timide sourire. C'est une vierge que le baiser de l'humanité n'a pas encore fécondée ; mais, que l'homme se laisse séduire par ses charmes, qu'il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu'elle porte.
    Infirmer l'autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d'une affirmation. C'est pourquoi j'affirme la liberté, pourquoi j'en déduis les conséquences.
    Je m'adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d'en arriver à faire l'exposé de l'ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l'auteur, il est nécessaire d'esquisser l'historique de l'Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l'accompagnerai jusque dans l'avenir.
    Dans cette esquisse j'ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n'ai pas son travail sous la main ; et l'eussé-je, je relis rarement un livre, je n'en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est bien souvent en désordre. S'il m'échappait des réminiscences, s'il m'arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J'ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis de l'avis d'Alfred de Musset, je puis penser ce qu'un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c'est que ceux qui n'ont pas lu le livre d'Eugène Pelletan, LE MONDE MARCHE, voulussent le lire avant de continuer la lecture du mien. L'oeuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l'humanité jusqu'à nos jours, magnifiques pages qu'il est toujours bon de connaître, et qui seront d'un grand secours à plus d'un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non seulement pour suppléer à ce qu'il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
    Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d'intelligence, et en marche!
    QUESTION GÉOLOGIQUE

    "Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d'environ deux cents comètes et planètes est l'image d'une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d'un tourbillon, figurent d'autres planètes, et que l'ensemble de ce vaste univers n'est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d'environ cent mille univers sidéraux, dont l'ensemble est un BINIVERS, qu'ensuite viennent les TRINIVERS formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance....... ; ils ne laisserons pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l'analogie universelle !"
    (CH. FOURIER)

     
    On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l'ont prise à son berceau et nous l'ont fait voir enveloppée d'abord des langes de l'inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d'une chevelure végétative, animant ses sites, s'embellissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans la vie.
    On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l'anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l'eau circule, ses intestins enduits d'une mucosité de feu.
    Mais son organisme psychologique, qui s'en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siège de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l'ignore. Et cependant les globes, pour être d'une nature différente de la nôtre, n'en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu'ici pour la surface de la Terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l'enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu'à la moelle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?
    Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l'étude zoologique est si loin d'être achevée, qui sait si l'humanité n'est pas la matière de sa cervelle ? Si l'atome humain n'est pas l'animalcule de la pensée, la molécule de l'intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu'y aurait-il d'étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d'un pôle à l'autre le front du globe ?
    Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l'affirmer ou l'infirmer absolument. Je n'ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s'occuper de l'organisme intellectuel de l'être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu'il ne me paraît sans intérêt de s'occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.
    Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter autour du soleil, et occupons-nous du mouvement de l'humanité et de sa gravitation vers le progrès.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    I.


    Un crétin ! c'est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d'eau crue ;  nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ;  infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l'amer lichen et les chênes noueux.
    Oh ! c'est un affreux spectacle que de voir l'homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ;  avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
    Que notre corps est imperceptible au milieu de l'univers, s'il n'est pas grandi par notre savoir ! que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leur têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu'il a peur d'éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l'homme serait tout cela aujourd'hui s'il ne s'était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu'il a tout osé !
    Et l'homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Mooese, sauvé des eaux, renierait le noble fils de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l'homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n'est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l'homme atteint tôt ou tard tout ce qu'il convoite !
    (ERNEST COEURDEROY)

    "Le monde marche."
    (E. PELLETAN)
     
    Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l'intelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. D'abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant de son groin la terre encore détrempée d'eau diluvienne, et il s'est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s'est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes d'herbes et l'écorce des arbres. Accroupi au pied de l'arbre dont le haut sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s'est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l'instant d'auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C'est qu'il venait de s'initier à la hauteur de sa taille corporelle. C'est que le sang qui, dans l'allure horizontale de l'homme, lui bourdonnait dans les oreilles, et l'assourdissait, lui injectait les yeux et l'aveuglait, lui inondait le cerveau et l'assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l'horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d'une tempe à l'autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.
    Jusque là l'animal humain n'avait été qu'une brute entre les brutes : il venait de se révéler homme. La pensée s'était fait jour ; elle était encore à l'état de germe, mais le germe contenait les futures moissons... L'arbre à l'ombre duquel l'homme s'était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une patte et ne lui avait servi à autre chose qu'à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l'aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d'arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd'hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu'il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l'azur et toutes les perles d'or de son splendide écrin. C'est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A l'instinct qui vagissait en lui a succédé l'intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s'est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L'homme n'est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l'action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s'est révélée en lui. Sa vie s'en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l'ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l'origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s'élève comme un aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l'infini ; les coursiers qu'il a domptés lui prêtent l'agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d'arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouter il s'est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui l'entoure.
    Ainsi l'homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d'abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L'homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l'organe générationnel, et après ses phases successives d'accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.

    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    II.

    Dieu, c'est le Mal.
     La Propriété, c'est le Vol.
     L'Esclavage, c'est l'Assassinat.
    P.J. PROUDHON
    La Famille, c'est le Mal, c'est le Vol, c'est l'Assassinat.
     
    Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n'y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n'y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l'avenir.
    Aux premiers jours de l'être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bleuets dans les prés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d'ailleurs suffisait à l'homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s'abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, je le constate, le point sur lequel j'insiste, c'est que l'homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l'heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-né, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l'oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l'ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d'amour ;  l'homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l'amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t'appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n'oublie pas qu'il faut qu'il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi, et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.
    Avant d'en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l'argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu'elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d'en arriver à a formation d'êtres complets, à la composition des espèces. Pour  l'espèce humaine, son chef-d'oeuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d'ampleur au ventre. Le développement de l'une ne correspondit pas au développement de l'autre. Il y eut fausse coupe, partant de la disharmonie. Ce n'est pas une reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l'ordre fatal qu'il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l'homme : l'homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l'eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l'orage, elle ne s'épanouit que sous le calme et rayonnant azur.
    Le jour vint donc où l'accroissement de la race humaine dépassa l'accroissement de son intelligence. L'homme, encore sur les limites de l'idiotisme, avait peu de rapport avec l'homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s'était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l'adresse de ses muscles, conquis la force et l'agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s'y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L'aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l'homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s'en disputer la possession. L'homme se rapprocha de l'homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N'importe comment, il y eut contact. D'errants qu'ils étaient, l'homme et la femme s'accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L'intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s'accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L'équilibre rompu une fois n'avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s'en emparait. L'esclavage et l'oppression s'étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l'humanité. L'ordre naturel périclitait.
    Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l'homme. Que va faire l'intelligence ? Vaincra-t-elle l'ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s'entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d'instincts fraternels qui conduit à l'affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu'elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin,  colonne lumineuse, principe de vie,  fondera-t-elle l'ordre anarchique dans l'égalité et la liberté ou,  urne funéraire, essence de mort,  fondera-t-elle l'ordre arbitraire dans la hiérarchie et l'autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L'humanité va-t-elle périr à deux pas de son berceau ?
    Hélas, peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais des siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.
    Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic a pour étiquette un seul mot : Dieu...
    Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisés pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Église et de l'État.
    Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et dans les coeurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l'homme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de es titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.
    Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité ? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel,  c'est-à-dire sous le crâne,  de l'intelligence humaine; Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le mouvement de la Liberté.
    Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait ? autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a une cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu :
    Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu ?... Dieu est donc la cause de l'univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortit de là.
    Imbécile ! Et la cause... de Dieu ?
    La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première.
    Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi est la propre cause de l'univers. Ceci est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur bien plutôt : cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils,mais le père de Dieu.
    Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulu s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !...
    L'homme,  quel orgueil à la fois et quelle puérilité !  l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'oeuf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin,  j'allais dire devant son excrément,  car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des tempes, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encre sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.
    Comme la religion,  la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.
    Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant seule et indivisible famille.
    Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.
    L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.
    Ce fut là le berceau de la famille.
    A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus s'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître.
    Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.
    Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants sont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au coeur de la place. Le pillage et l'assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance.
    Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d'ignorance individuelle et d'imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle n'être pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées.
    A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l'environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau se ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à s'émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le boeuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.
    Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois,  la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    III.
     
    Liberté, égalité fraternité !  ou la mort !
    (Sentence révolutionnaire.)

    Oeil pour oeil et dent pour dent.
    (Mooese.)

    Le monde marchait. De piéton il s'était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, boeufs et chariots, voiles et galères manoeuvraient sous la main de l'homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l'onde. L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L'horizon était élargi. L'homme avait marché, d'abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L'Asie, l'Afrique, l'Europe ne formaient plus qu'un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l'une sur l'autre, roulant dans leur courant le sang et l'or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l'industrie et l'agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s'empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L'Inde d'abord, puis l'Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d'hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L'architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu'elle se dégageât de ses entraves et produisît la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l'autre dans l'Armorique. Comme le divin Phoebus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d'esclaves ; cent mille Spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au coeur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l'idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l'avait épuisée.  Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m'empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autres levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles,  moi, le vaincu des bords de la Seine,  le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l'écho sur la terre tant que la société sera une caverne d'exploiteurs !...
    Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l'Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L'Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l'esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L'empire avait succédé à la république, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les enchanteurs d'empire avaient remplacés les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l'unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l'orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l'hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l'aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n'était plus guère que l'ombre de Rome. L'égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d'abjection et entraînée par le nautonier de la décadence, vers le séjour des morts.
    En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l'herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de forces.
    Le christianisme, oeuvre des saint-simoniens de l'époque, est d'un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et... se ressemblent. C'est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l'Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l'agneau, la victime et le sacrificateur. C'est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu'il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l'humanité,  au faîte,  le pontife ou le roi, l'homme-Dieu ; l'autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux.  A la base,  l'esclavage ou le servage, l'ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l'intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches.  Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte,  le clergé, l'armée, la bourgeoisie ; l'église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l'homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l'occasion, se guindant et sifflant comme lui.
    Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l'utopie évangélique beaucoup plus d'ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l'ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu'une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C'est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l'égale de l'homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l'esclave et lui ouvrit les portes d'un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d'ilotes. Mais il n'est pas dans la destinée de l'homme et de la femme de marcher divisés et à l'exclusion l'un de l'autre. Le Christ, ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des soeurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l'immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s'élancèrent,  coeurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L'homme et la femme mêlèrent leur sang sur l'arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C'est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l'auréole de l'enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d'ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d'assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. A la fin, cependant, le cirque s'avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.
    La grandeur de Rome n'existait plus que de nom. L'empire se débattait comme un naufrage au milieu d'un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. A la suite de cette tourmente, tout ce qu'il y avait d'écume au coeur de la société s'agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L'immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l'accouchement avaient introduit dans l'organisme maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le foetus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l'avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s'apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l'usurpation de l'Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l'on renversa l'image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu'ils prirent par la poignée, et lui mirent la pointe en l'air comme une lame hors du fourreau.
    Cependant, ces grands déplacements d'hommes ne s'étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétaires et des nationalités furent modifiées. L'esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c'était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l'évêque étaient les puissants d'alors. La fédération de ces demi-dieux forma l'empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains.  Le Moyen-Âge, disque nocturne, montait à l'horizon. Les abeilles de la science n'avaient plus où déposer leur miel, si ce n'est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n'étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l'antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu'il semblait que l'humanité n'en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l'horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l'aube au coeur de cette longue nuit. une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation,  comme on voudra les appeler,  une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l'odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son coeur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faux ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux forts s'écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L'incendie que d'infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s'éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des Spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n'y eut bientôt plus de cette rébellion qu'un peu de cendre. L'affranchissement des communes fut tout ce qu'il en résulta. Seuls, les notables d'entre les manants en profitèrent. Mais l'étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.
    On connaît trop cette époque pour qu'il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c'est d'abord comme toujours l'ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu'agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c'est la dictature, c'est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès lors s'habituèrent à n'être plus que les membres esclaves du cerveau, à n'avoir plus d'autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n'y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des decemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d'elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservie au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l'Empire n'eut qu'à atteler ce bétail à son char pour s'en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d'être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d'habitants qui peuplaient le territoire de la République, c'est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d'agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l'initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l'on avait réfléchi plus mûrement et qu'on eût vu que le corps social comme le corps humain n'est pas l'esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d'alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que cette pensée n'est que la quintessence de cette anarchie d'évolution dont l'unité est causée par les forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n'eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l'homme à l'humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l'arc-en-ciel de l'harmonie, la rayonnante pourpre de l'unité !...
    L'empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l'Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.
    Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n'est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis au temps d'un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra-diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n'est plus un plafond, le plancher d'un paradis ou d'un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c'est un océan de fluide dont ni l'oeil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d'azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement et fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. tous ces globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d'abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d'autres globes, et formant ce qu'on appelle, je crois, un système planétaire, c'est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférences en circonférence, s'agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossier leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu'une idée sphérique de l'infini, et démontrer par une argumentation sans réplique,  argumentation que l'on peut toucher de l'oeil et de la pensée,  que l'ordre anarchique est l'ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n'a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faite ni diable à la base. Le Circulus dans l'universalité détrône 'autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le Circulus dans l'humanité détrône l'autorité gouvernementale de l'homme sur l'homme et en prouve l'absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulant anarchiquement dans l'universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L'harmonie ne peut exister que par l'anarchie. Là est toute la solution du problème social. vouloir le résoudre autrement, c'est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c'est dire que la terre n'est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l'on condamna à se parjurer, et qui accepta l'humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. A ce grand autoricide, je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n'y a pas que les Jésuites qui sont d'avis que le but justifie les moyens. L'idée du Circulus dans l'humanité est à mes yeux un sujet d'une trop grande importance pour n'y consacrer que ces quelques lignes ; j'y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j'appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.
    Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l'Australie, s'étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l'Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l'éclair, et vous rapporte la réponse au mot qu'on lui jette, avec la docilité d'un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la muselle et lui donne pour carapace la carène d'un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l'hydre est si grande qu'elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu'elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. A terre, sur les chemins bordés de rail, le monstre au corps de fer, à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d'étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l'oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d'exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C'est lui qui tisse les étoffe, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l'acier ; lui enfin qui confectionne une foule d'instruments de travail et d'objets de consommation. au champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l'épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c'est un travailleur encyclopédique.
    Sans doute, dans la société telle qu'elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu'est-ce qu'un mal partiel et passager en comparaison des résultats généreux et définitifs ? C'est elle qui déblaie les routes de l'avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer un chemin qu'en passant sur des cadavres. L'ère du progrès pacifique ne s'ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.
    L'astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire, avaient professé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n'avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu'une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n'était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva malgré lui de son éducation commerciale la tradition bourgeoise des préjugés d'autonomie et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l'égalité absolues, de l'anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je sais en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l'humanité.
    1848 arriva, et l'Europe révolutionnaire, prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l'amour, l'exploitation de l'homme et de la femme par l'or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l'usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plateforme lancèrent sur l'insurrection d'énormes blocs d'armées, des flots bouillants de gardes mobiles. A force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D'innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d'une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu'il ni aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, FRÈRES ENNEMIS voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d'éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d'Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où,  parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie,  l'on clapotait dans l'urine et dans le sang jusqu'à mi-jambe, asphyxié par le manque d'air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au Moyen-Âge, une place prise d'assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent dans tous les coins et recoins, passant au fil de la baoeonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre... Jamais, depuis que le monde est monde, on n'avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes mêmes, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C'est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d'épouvantables paroles qu'on fusillât devant leur porte et qu'on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : A mort ! à la voirie !... Ah ! ces femmes-là n'étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !
    On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant parmi des prosélytes. Loin d'en détruire la semence, la persécution l'avait fait germer. Aujourd'hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l'argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Frissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l'on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu'à ce qu'il ait atteint la figure du Lion,  jusqu'à ce que le grain ait produit son épi.
    Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant au sein du Jeu de Paume cette sanglante apostrophe au front de l'aristocratie : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes !". 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans son livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : "La Propriété, c'est le vol !" Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié ! 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n'est pas d'avoir été toujours logique, tant s'en faut, mais d'avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l'homme qui a dit aussi : "Dieu, c'est le mal,  l'Esclavage, c'est l'assassinat,  la Charité, c'est une mystification,  et ainsi et encore ; l'homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l'homme ; ce même homme, hélas !, a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l'a décrétée hors l'humanité. Proudhon n'est encore qu'une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysée, et c'est malheureusement le côté du cOEur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n'est pas un anarchiste ; il n'est pas humanité, il est masculinité. Mais,  comme réformateur, s'il est des taches à ce diamant,  comme agitateur, il a d'éblouissantes étincelles. Certes, c'est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n'a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L'un n'eut qu'un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s'éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L'autre fit retentir coups de tonnerres sur coups  de tonnerres. Il n'a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.
    89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48 le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. A bientôt le 93 !
    Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l'appelait de ses voeux un illustre poète qui craignait alors qu'on fondît la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l'un ni l'autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l'Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au coeur parce qu'elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d'arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez. Les morts vont vite !...
    Allons, César, dans cette maison de perdition qu'on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins en peau de satin ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu'un jour la Révolution n'ait plus qu'à souffler dessus pour la faire disparaître.
    Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d'eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.
    Soldats, chantez la lie et l'écume, des rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites en jaillir la cervelle ; débandez des tonnes de spiritueux, faites en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée... Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d'hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d'embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !...
    Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l'encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice, pesez au poids de l'or la culpabilité des revendications sociales.  Banquiers, boutiquiers, usuriers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l'or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l'ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre.  Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l'orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l'appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d'innocenter l'accusé.  Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d'épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter.  Docteurs de l'instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons.  Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d'incapacité scientifique et de rapacité épicières vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d'une aristocratique clientèle et d'un caractère bien pensant, le chef de l'État détachera de sa couronne une étoile d'or pour la suspendre à votre boutonnière.
    Vous tous, enfin qui êtes opulents d'opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la "vile multitude", salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !...
    Et puis, après ?...
    Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l'usure ne soit pas l'usure, que la misère ne doit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la RÉVOLUTION ne soit pas la RÉVOLUTION !!...
    O bourgeois, vous qui n'avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l'heure qu'il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d'une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d'armes, avec le catéchisme-pénal d'un côté et le code-religieux de l'autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d'Austerlitz, Bourgeois, vous n'aurez rien à craindre du loup, de l'hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu'à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l'hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettre en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C'en est fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d'or piquera une tête dans l'abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste Hélène... En vérité, en vérité, je vous le dis, ce jour-là il n'y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Oeil pour Oeil, et dent pour dent !  Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Mooese...
    Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? A force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d'indigestion ?
    Quand donc les hommes comprendront-ils que l'Autorité, c'est le mal;
    Que la Propriété, qui est aussi de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Famille, qui est encore de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Religion, qui est toujours de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Légalité, la Constitutionnalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l'autorité, c'est le mal, encore le mal, toujours le mal !
    Génie de l'Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


    DEUXIÈME PARTIE.

    PRÉLUDE.

    Rêve, Idée, Utopie.

     
    Filles du droit, sylphides de mes songes,
    Égalité ! Liberté ! mes amours !
    Ne serez-vous toujours que des mensonges ?
    Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ?
    Non, n'est-ce pas ? mes déesses chéries ;
    Le jour approche où l'idéalité
    Au vieux cadran de la réalité
    Aura marqué l'heure des utopies !...
    Blonde utopie, idéal de mon coeur,
    Ah ! brave encore l'ignorance et l'erreur.
    (LES LAZARÉENNES)


    I.

    Qu'est-ce qu'une utopie ? un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L'utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L'utopie de Christophe Colomb s'est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l'Amérique est sorti à son appel des profondeurs de l'Océan. Que fut Salomon de Caus ? un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l'Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l'âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L'alchimie n'a pas réussi à faire de l'or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu'un vain métal, elle a  produit une science, la chimie. La science sociale sera l'oeuvre des rêveurs de l'harmonie parfaite.
    L'humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d'armée qui a son avant-garde dans l'avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avants postes de tirailleurs, sentinelles-perdues qui font le coup de feu de l'idée sur les limites de l'Inconnu. Toutes les grandes étapes de l'humanité, ses marches forcés sur le terrain de la conquête sociale n'ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l'Avenir, debout sur les cimes alpestres de l'utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l'Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s'ébranlaient à sa voix.  Humanité ! j'arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l'utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s'endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d'agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.  En marche ! en marche !! en marche !!!
    Aujourd'hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l'électricité existe à l'état d'enfance ; aujourd'hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu'il n'y  plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd'hui que l'imprimerie édite la parole à des cent milliers d'exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd'hui que d'échanges en échanges on est arrivé à entr'ouvrir les voies de l'unité ; aujourd'hui que les travaux de générations ont formé, d'étage en étage et d'arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd'hui que la force motrice et la force d'expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd'hui que le mot "impossible" est rayé du dictionnaire humain ; aujourd'hui que l'homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd'hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d'étincelants artistes, qu'il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd'hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu'il va changer d'allure ; il va mettre au pas la vapeur et l'électricité, il va lutter avec elles de force et d'agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l'arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l'oeil de feu qui remorque à toute chaleur d'enfer le cortège satanique de l'humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s'avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l'anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d'étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan. Place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l'Utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d'écus, forgeurs de fers, monnayeurs d'idées, au forgeur de foudre !...
     A peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m'arrêter, comme il m'arrivait bien souvent d'y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d'ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d'y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j'essayais de contenir et d'apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j'essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cOEur. L'air n'arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m'approchai de mon lit et me jetai dessus.  Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu'on me tordait le sein avec des tenailles. J'étranglais : des muscles de fer me serraient la gorge... Ah ! l'Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu'à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l'on n'est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière, dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire, à cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m'assis devant ma table. L'Idée vint s'y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l'autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon coeur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir lu ce que j'avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d'ignorances qu'il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit ; mais l'idée, me parlant à l'oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l'ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l'intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer,  sauf exceptions, bien entendu,  et où ces hérétiques de l'ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d'un fer rouge, et sans qu'on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu'elle soit officiellement l'ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l'ennemi... Si elle n'a pas encore le sentiment de la morale de l'Avenir, du moins n'a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d'armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu'elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-t-elle plus que pour la forme. On peut calculer d'avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d'abondance, il faudra bien qu'elle amène pavillon. La vieille société n'ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c'est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l'autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l'ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n'ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d'eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu'ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d'or ou de lames d'acier, ne se sentent pas à l'aise entre le monde qui vient et le monde qui s'en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu'ils marchent sur des charbons ardents. Ils est vrai qu'ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais "dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n'être pas des voleurs et des assassins !..." c'est-à-dire qu'ils n'osent pas tout à fait se l'avouer, de peur d'avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu'ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu'un jour ou l'autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l'avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c'en est fait de l'enjeu et des joueurs !
    La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d'une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu'elle meure. Quand ? plus tôt qu'on ne le croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l'apparence de la vie jusqu'à la dernière heure. Un soir d'orgie elle se couchera pour ne plus se relever.
    Quand l'Idée eut fini de parler, je l'attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l'aime ardemment qu'elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m'inondait sa prunelle. Qu'elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu'elle mit à me le raconter ces magnificences de l'utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu'un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l'Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l'idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


    II.

    Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858.  Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !
    Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !
    Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses moeurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

    III.

    L'homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s'immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c'est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu'à ce qu'elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?
    Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?
     "Les Révolutions sont des conservations."
     Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.
    Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte !  Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

    IV

    Et m'ayant donné trois baisers, l'Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l'Utopie anarchique.

    LE MONDE FUTUR
     
    La liberté mutuelle est la loi commune.
    Émile de Girardin.
    Et la terre, qui était sèche, reverdit et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dit : Où allez-vous ? on ne passe point ici.
    Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.
    Et il n'y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s'aimaient et s'aidaient en frères.
    (Paroles d'un Croyant.)

    Et d'abord, la terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs âmes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l'on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l'on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L'air, le feu, et l'eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l'homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L'électricité porte l'homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l'on mettrait aujourd'hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d'irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d'innombrables troupeaux destinés à l'alimentation de l'homme. L'homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l'électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d'une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminés par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d'eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu'un ruisseau. L'homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu'on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l'ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s'inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s'épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l'homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l'hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il ne reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd'hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l'emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d'une épaisseur et d'une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d'arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n'a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d'un point à l'autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d'un épais et moelleux tapis. Tout au long de ces avenues sont échelonnées des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils de bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s'épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles de marbre blanc. De distance ne distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malachite, en granit, en cailloux, en coquillages et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l'harmonie. Leur forme, variée à l'infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d'habiles artistes, animent par d'idéales fantaisies ces urnes, où, le soir jaillissent avec des flots de lumière, cascade de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d'une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n'est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c'est quelque chose de témérairement beau, d'audacieusement gracieux, c'est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c'est souple et c'est nerveux ; cette ornementation est à l'ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries et s'y marient harmonieusement. Sur des fonds d'or et d'argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d'érable, en bois d'ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévèrement en relief, des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l'unité. D'opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, côté externes, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l'intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faîte un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendant ou qui y montent au moyen d'un balcon mobile s'élevant ou s'abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l'ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d'un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d'avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d'amusements et de récréations, pour l'âge viril comme l'âge enfantin. dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe, qu'on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d'une richesse et d'une élégance féerique. Ces pavillons à leur étage inférieur, sont autant de péristyle par où l'on entre dans l'immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d'explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c'est un parc parsemé de massifs d'arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eux vives et eaux dormantes, s'étalent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d'étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvrefeuille et d'aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d'oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d'une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C'est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d'oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s'amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés,et ils s'en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l'épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l'homme les plus gracieuses courbes et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d'électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d'un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l'harmonie s'élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d'argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d'un croissant et d'une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l'autre à gauche, servant d'agrafes à deux ailes également de flamme vive. C'est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faut être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s'écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l'intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sorti de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut,  mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde-là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n'élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n'eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir; C'est qu'il faut mieux qu'une intelligence de cire pour tenter l'ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d'auditeurs d'entendre distinctement toutes les paroles de l'orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d'optique admirablement perfectionnés, permettent d'en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
    Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi, l'aspect grandiose de l'Océan. Vu par les yeux de l'Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m'apparaissaient plus que sous la forme d'un verre d'eau. Ce que c'est que l'homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule et déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l'utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J'entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c'est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d'intelligence capable seulement d'en comprendre le plus petit mot.
    Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le tempe des arts et des sciences, quelque chose comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l'utopiste humanité.
    Chez les fils de ce nouveau monde, il n'y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas êtes esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Étant libres, ils n'ont de culte que celui de la liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments, et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n'a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d'eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Ils ne font pas à autrui ce qu'ils ne voudraient pas que leur fît autrui, et ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu'on attente à leur libre volonté, ils n'attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l'amour et multiplier par l'amour. Hommes, ils rendent au centuple à l'humanité ce qu'enfants ils ont coûté de soins à l'humanité, et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu'ils n'ont qu'une mère commune, l'Humanité, qu'ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l'harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui sociable ne peut se mouvoir sans elle, qu'elle est la pensée universelle, l'unité des unités, la sphère des sphères, qu'elle est immanente et permanente dans l'éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l'anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu'ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s'ouvrent ; la sympathie, l'amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l'amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l'inconnu.
    Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d'oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L'homme est son roi et son Dieu  "
    "Moi et mon droit." telle est sa devise.
    Sur l'emplacement des principales grandes villes d'aujourd'hui, l'on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j'ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelque fois ce n'étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C'est à l'occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l'intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L'agriculture y avait apporté ses gerbes, l'horticulture ses fleurs et ses fruit, l'industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L'architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
    Ce n'était pas un concours comme nos concours. Il n'y avait ni jury d'admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule souveraine. C'est pour complaire à cette puissance de l'opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c'est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l'émulation, pour les faibles comme pour les forts. C'est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu'ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu'ils s'en sont plus ou moins écartés ; et l'avenir se charge de ratifier ses maternelles observation. Et tous ses fils se grandissent à l'envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l'orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.
    Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d'un des squares de l'universelle cité. C'est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l'égalité, de l'anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d'une étoile, mais ses faces rectangulaires n'ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L'architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d'une somptuosité élégante. C'est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé, qui est composé de deux chambres à coucher, d'un cabinet de bains ou de toilette, d'un cabinet de travail ou bibliothèque, d'un petit salon, et d'une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n'empêche pas qu'il y ait aussi des cheminées pour l'agrément de la vue : l'hiver, à défaut de soleil, on aime à avoir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d'eau et de lumière. L'ameublement est d'une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y  restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n'a qu'à en exprimer le désir. Veut-il même occuper le même appartement longtemps, il l'occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d'y entrer ou d'en sortit sans être vu. D'un côté, à l'intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l'autre côté, à l'extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l'amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l'amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l'intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT À TOUS ET À CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui d'essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acceptation propre, quel que soit son âge ou son sexe, S'APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre."Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Fils des enfants de riches, à l'heure de la récréation puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l'un un cerceau, l'autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s'amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l'anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l'outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d'outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l'exemple des autres et par le charme qu'ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d'amis, les convives boivent et mangent à la même table, s'emparent à leur choix d'un morceau de tel ou tel mets, d'un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d'eux n'abuse avec gloutonnerie d'une primeur ou d'un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d'une primeur savoureuse ou d'un produit rare. C'est à qui plutôt n'en prendra que la plus petite part.  A table d'hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l'homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C'est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l'homme du monde, l'aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l'instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s'oblige. C'est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.
    Hommes et femmes font l'amour quand il leur plaît, comme il leur plaît ; avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d'autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L'attrait est la seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi l'amour est-il plus durable et s'entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant; ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l'intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l'étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l'ombre et la solitude. C'est à ses sources cachées qu'elles puisent les limpides bonheurs. Il est pur des coeurs épris l'un de l'autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes.  dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l'église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d'un bal paré, au milieu d'un quadrille et avec accompagnement d'orchestre : tout l'éclat, tout le bacchanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l'heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d'ignobles bestialités.  Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces hommes et toutes ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d'études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l'amour,  si les hommes de l'avenir pouvait s'en faire une image, ils frissonneraient d'horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d'un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.
    Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l'homme à la femme. Où est le mal, s'ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c'est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très-grand nombre. L'amour vagabond est la recherche de l'amour, c'en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n'en est pas le but. L'amour unique, l'amour perpétuel de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l'apogée de l'évolution sexuelle ; c'est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l'apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.
    A l'heure où l'on aime, douter de la perpétuité de son amour n'est-ce pas l'infirmer ? Ou l'on doute, et alors on n'aime pas ; ou l'on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l'amour n'est guère possible ; il n'est jamais qu'une illusion d'un moment, trop de préjugés et d'intérêts contre-nature sont là pour le dissiper, c'est un feu aussitôt éteint qu'allumé et qui s'en va en fumée. Dans la société nouvelle, l'amour est une flamme trop vive et les brises qui l'entourent sont trop pures, trop selon la douce, suave et humaine poésie, pour qu'il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s'exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de s'appauvrir, tout ce qu'il rencontre lui sert d'aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l'éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leur pensée comme de leurs actions, ils n'ont qu'à se chercher pour se trouver. Rien ne s'est opposé à leur rencontre, rien ne s'oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s'aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l'un pour l'autre, qu'elle a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.
    Est-ce l'amour que l'amour des civilisés, l'amour à formes nues, l'amour public, l'amour légal ? C'en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L'amour chez les harmonisés, l'amour artistement voilé, l'amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l'amour anarchique, voilà ce qui est humainement et naturellement l'amour, c'en est l'idéal réalisé, la scientification. Le premier amour est l'amour animal, celui-ci est l'amour hominal. L'un est obscénité et vénalité, sensation de brute, sentiment de crétin ; l'autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d'être humain.
    Le principe de l'amour est un, pour le sauvageon comme pour l'hominal, pour l'homme des temps civilisés comme pour l'homme des temps harmoniques, c'est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l'Humanité, c'est la carnation sanguine et replète, l'enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d'oiseaux de mer ou de rubans autruchiens, c'est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n'est pas seulement dans l'étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l'élégance et le choix des parures, et surtout le luxe, dans les magnificences du coeur et cerveau.
    Chez ces perfectibilisés, la beauté n'est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d'une couronne d'or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n'est pas le reflet extérieur d'un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c'est le rayonnement de tout ce qu'il y a dans l'homme d'idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l'individu.
    Qu'est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté morale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c'est par la travail qu'elle croît et s'épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.
    L'amour essentiellement charnel, l'amour qui n'est qu'instinct, n'est, pour la race humaine, que l'indice, que la racine de l'amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassement de cette fange. L'amour hominalisé, l'amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d'où s'échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui couvrent les champs et montent aux nues.
    A Humanité en germe, amour immonde...
    A Humanité en fleur, fleur d'amour.
     
    Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple le l'Humanisphère composée, c'est-à-dire l'Humanisphère considérée dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considérée dans sa collectivité ou monument et groupes harmoniques. Cent humanisphères simples groupées autour d'un Cyclodéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de "HumanisphËre communale." Toutes les Humanisphères communales d'un même continent forment là le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de "Humanisphère continentale." La réunion de toutes les Humanisphères continentales forment le complément de la chaîne sériaire et prennent le nom de "humanisphère universelle."
    L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile, (celui du moins dont j'entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, chanter, danser, faire de la musique même (ce qui n'est pas toujours amusant pour l'auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodés par eux. Une autre partie est disposée pour l'appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie, puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières et d'objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie, à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomobiles, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l'ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d'études pour tous les goûts et pour tous les âges,  mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie,  l'observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d'histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici, ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c'est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l'équitation ; les salles de tir, du jeu de billard et de tous les jeux d'adresse, les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire etc. etc. Puis enfin vient le lieu où l'on s'assemble pour traiter les questions d'organisation sociale. C'est le petit Cyclodéon, club ou forum particulier à l'Humanisphère. Dans ce parlement de l'anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c'est bien différent de chez les civilisés ; là on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l'Humanisphère. L'initiative individuelle s'accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu'elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n'y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les Humanisphériens trouvent que c'est un président éminemment impartial et d'un laconisme fort éloquent. Aussi n'en veulent-ils pas d'autre.
    Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l'un à coucher, 'autre d'étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance où sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde volontaire que montent et descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n'est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n'y a dans l'Humanisphère d'autre règle et d'autre discipline que la volonté de chacun ; c'est un élan tout spontané, comme le coup-d'oeil d'une mère au chevet de son enfant. C'est à qui leur témoignera le plus d'amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C'est elle qui leur enseigne l'échange de doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l'étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l'instruction et de l'éducation sans s'égratigner aux épines.
    Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l'enfant comme le l'homme, l'homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s'obtiennent pas sans un travail de tête, sans dépense d'intelligence, et les caresses de l'amour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment.
    L'homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, le taille et le forme en joyau social. C'est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l'égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d'impressions qui multiplient à son front comme à son cOEur les passionnelles facettes, d'où jaillissent les étincelles du sentiment et de l'intelligence. Le diamant est emmailloté d'une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette croûte âpre. L'homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l'état de brillant qu'après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d'ignorance, son âpre et immonde virginité.
    Dans l'Humanisphère, tous les jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S'ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu'on n'est pas maussade impunément, et rappellera l'amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l'un d'eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l'opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d'un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s'il en est un dont l'ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c'est pour lui un bonnet d'âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l'Université ou un universitaire du Sacré-Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s'efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l'enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l'oeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d'intelligence et d'amour. Il faut pour cela l'inspiration de cette grande artiste qui s'appelle la Liberté.
    Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l'un d'eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s'y attarde, qu'il y demeure jusqu'au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composées, comme l'on sait, de deux chambres à coucher, libre à eux de se le partager, si c'est à la convenance de la mère et de l'enfant. Ceci est l'exception, la coutume générale est de se séparer à l'heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l'enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n'y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l'un de l'autre. Nulle inquisition, du reste, n'inspecte leur sommeil. Les veilleurs n'ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent sans sortit de leur demeure l'eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences sont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent aux champs, dans les salles d'étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part ans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n'agissant toujours que selon leurs caprices.
    Quant à ces logements, je n'ai pas besoin d'ajouter que rien n'y manque, ni le confortable, ni l'élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l'huile et les tentures de papier verni en forment l'ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.
    Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d'arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des moulures en bois verni. C'est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d'éveiller l'imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandant leurs lumières. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d'albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boîtes de jeux et de nécessaires d'outils ; enfin d'une multitude de jouets servant d'étude et d'études servant de jouets.
     
    De nos jours encore, foule de gens,  de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes,  inclinent à penser que rien ne peut s'obtenir que par l'autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C'est l'autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s'impose pas par des décrets, il résulte de l'enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L'instruction obligatoire est un contresens. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites veulent pouvoir imposer l'instruction, c'est affaire à eux, car l'instruction autoritaire, c'est l'abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l'étude et l'enseignement anarchistes, la liberté de l'instruction, afin d'avoir l'instruction de la liberté. L'ignorance est ce qu'il y a de plus antipathique à la nature humaine. L'homme, à tous les moments de la vie, et surtout l'enfant, ne demande pas mieux que d'apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s'ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime : enfant, par l'autorité paternelle, homme, par l'autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l'enfant comme l'homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en générations, cette uniformité de crétins difformes qui n'ont de l'être humain que le nom.
    L'enfant est le singe de l'homme, mais le singe perfectible. il reproduit tout ce qu'il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l'intelligence de l'homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d'abord son entendement; Que l'enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l'eau. Chez un peuple d'agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s'amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S'il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s'il est près d'un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la Société lui donnera le spectacle. Il prendra l'habitude de la brutalité, s'il est avec des brutes ; de l'urbanité s'il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s'il vit avec des travailleurs de l'industrie, de l'art ou de la science : ou bien, empreint d'un cachet de dévergondage et de désoeuvrement, s'il n'est en contact qu'avec les oisifs et les parasites.
    La société agit sur l'enfant et l'enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l'exclusion d'un de l'autre. C'est donc à tort que l'on a dit que, pour réformer la société, il fallait d'abord commencer par réformer l'enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.
    L'enfant est un miroir qui réfléchit l'image de la virilité. C'est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se déguerréotypent les traits de l'homme social. Et ces traits se reproduisent chez l'un d'autant plus accentués qu'ils sont plus en relief chez l'autre. L'homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l'enfant : "Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais." L'enfant ne tiendra pas comte des discours, si les discours ne sont pas d'accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s'attachera surtout à suivre votre exemple ; et si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n'en ferez jamais un homme de bien.
    Dans l'Humanisphère, l'enfant n'a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout ce meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du coeur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l'homme, le travail, y est devenu une série d'attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l'un à l'autre dans une immense et incessante harmonie. comment, dans un pareil milieu, l'enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ; Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l'industrie, ne pas s'essayer, dès l'âge le plus tendre, au maniement des forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s'instruire ? Répondre autrement que par l'affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.
    Voyez l'enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l'épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade, aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l'existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l'emploi de tous les objets. Mais, hélas !, bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d'intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu'il sollicite. L'enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le aire sortit une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l'expansion de son intelligence, on la muselle. Et quand l'enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu'il s'est tenu coi dans sa peau, et n'a pas ennuyé papa ou maman de ses importunes questions ; quand il s'est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu'il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d'épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s'appelle former l'esprit des enfants.  Oh ! l'autorité ! oh ! la petite famille !... Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l'infanticide !...
    Sous l'aile de la liberté, au seins de la grande famille, au contraire, l'enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes, ou femmes, que des éducateurs disposés à l'écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notions du juste et de l'utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d'équitables et de très intelligents jugements pour l'avenir.
    Chez les civilisés, l'homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l'enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d'exubérance.
     
    Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme de l'Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l'ineffable amour de la mère pour leur petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d'en être nourrice, le soin de sa beauté, l'instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.
    La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d'infanticide que la nature réprouve à l'égal de celle qui fait avorter l'organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s'étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ces fonctions organiques, attentats de lèse-maternité.
    Quoi de plus gracieux qu'une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodigant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n'est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d'alimenter à la mamelle la sève de ce brin d'homme, d'en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s'embellir, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s'y entr'ouvrir enfin de plus en plus, jusqu'à ce qu'il s'épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n'est pas femme. Son coeur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l'apparence humaine, elle n'en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu'une moitié d'amante.
    Dans l'Humanisphère, toute femme a les vibrations de l'amour. La mère comme l'amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur coeur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l'enfant comme le sourire de l'homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.

    D'ailleurs, ce travail de l'allaitement, comme tous les autres travaux maternels est bien plutôt un jeu qu'une peine. La science a détruit ce qui est répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C'est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c'est leur rouage infatigable qui s'en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C'est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c'est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C'est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d'acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l'homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu'elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l'équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.
    Les salons du réfectoire sont d'une architecture élégante, et n'ont rien d'uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé, encadré d'une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d'or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d'étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C'était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d'acier poli. D'une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l'autre elle tenait une coupe qu'elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l'enfant mutin qui cherchait à s'emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d'épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d'oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d'or marquaient les heures. Le soir une flamme s'épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne ; faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient les contours. Des grappes de raisin à grain de cristal pendaient à travers le feuillage et scientillaient au milieu de ces ondoynates clartées.
    Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l'or et l'argent recèlaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.
    Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les arômes de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.
    Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail, les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.
    Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc.; etc. Et librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement, il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie.
    Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles de cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une bégarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.
    Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elle rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes et aussi petites que l'on veut.
    Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C'est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l'immobilisation, une aspiration vers l'idéal avenir.
    Il y a aussi le gymnase où l'on fait assaut de force et d'agilité ; le manège où, écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l'arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.
    S'il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines ou les montagnes agrestes, où l'on rencontre, à certaines distances, des grottes et des chalets où l'on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leurs caprices ces essaims de promeneurs.
    A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l'un pour y résumer ses impressions du jour avant de se livrer au repos ; l'autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.
    Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu'il est nécessaire, on s'assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l'initiative de la parole. Les statistiques d'ailleurs, les projets, les plans ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l'urgence en a été généralement reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n'y a-t-il bien souvent qu'une voix, la voix unanime, pour l'acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l'exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s'exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d'aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontenay, les avis se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l'attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d'un commun accord la même route, sans qu'aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L'attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s'abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s'il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s'il s'ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l'Humanisphère. L'égoïsme bien entendu, l'égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne ne songe à violenter son prochain. Et c'est par égoïsme e qu'on fait échange de bons procédés.
    L'égoïsme, c'est l'homme ; sans l'égoïsme, l'homme n'existerait pas. C'est l'égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C'est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C'est l'égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d'eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C'est l'égoïsme qui stimule son ambition et l'excite à se distinguer dans toutes les carrières où l'homme fait acte de force, d'adresse, d'intelligence. C'est l'égoïsme qui l'élève à la hauteur du génie ; c'est pour se grandir, c'est pour élargir le cercle de son influence que l'homme porte haut le front et loin son regard ; c'est en vue de satisfactions personnelles qu'il marche à la conquête des satisfactions collectives. C'est pour soi, individu, qu'il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c'est pour soi qu'il redoute l'image des souffrances d'autrui. C'est pour soi encore qu'il s'émeut lorsqu'un autre est en péril, c'est à soi qu'il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l'instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables,  le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l'existence des autres. C'est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n'est que de la spéculation, spéculation d'autant plus humanitaire qu'elle est plus intelligente, d'autant plus humanicide qu'elle est plus imbécile. L'homme en société ne récolte que ce qu'il sème : la maladie s'il sème la maladie, la santé s'il sème la santé. L'homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S'il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s'il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du coeur ou du cerveau, sans que la sensation s'en répercute de l'un à l'autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l'état de communauté anarchique, à l'état de libre et intelligente nature, comme à l'état de civilisation, à l'état de l'homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation l'homme étant institutionnellement en guerre avec l'homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C'est un dogue à l'attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l'homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l'universel bonheur. Dans l'Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l'homme ne recueillant de l'homme que des parfums, ne saurait produire que du miel.  Ne maudissons donc pas l'égoïsme, car maudire l'égoïsme, c'est maudire l'homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L'homme comme la société sont perfectibles. L'ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l'instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d'inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.
    Dans l'Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L'autorité de l'anarchie, l'absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l'arbitraire de l'autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphèriens. Les dieux, les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d'aucune sorte, mais l'autonomie individuelle. C'est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c'est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu'est formé l'ordre social.
    Demandez à l'histoire, et voyez si l'autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l'ordre, l'anéantissement de l'homme par l'homme ? Est-ce l'ordre, ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l'aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c'est le meurtre. L'ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l'ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l'épée du sergent de ville ; l'ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l'or, l'eau bénite ; l'ordre à coups de fusil, à coups de bibles, à coups de billets de banque ; l'ordre qui trône sur des cadavres et s'en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés qui auront le sentiment de l'existence.
    Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n'habitent que dans les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.
    Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d'autorité a toujours produit la plus grande somme d'harmonie. Voyez le peuple du haut des barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d'hommes à peine dégrossis par le rabot de l'éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l'insurrection publique et en leur qualité d'hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu'une femme vienne à passer, et ils n'auront pour elle que des paroles décentes et polies. C'est avec un empressement tout fraternel qu'ils l'aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c'est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu'ils prendront dans leurs bras un enfant d'inconnue pour lui faire traverser la barricade. C'est une métamorphose instantanée. Dans l'homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l'homme de la veille.  Laissez réédifier l'Autorité, et l'homme du lendemain sera bientôt redevenu l'homme de la veille !
    Q'on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après Février 48 : il n'y avait dans la foule, plus grande qu'elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d'ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n'eut lieu. C'était à qui se protégerait l'un l'autre. La multitude s'écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d'un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l'homme, c'est la maladie, qui produit l'engorgement ; chez les multitudes, c'est la police et la force armée : la maladie porte le nom d'autorité. L'anarchie est l'état de santé des multitudes.
    Autre exemple :
    C'était en 1841, je crois,  à bord d'une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu'ils présidaient à la manoeuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manoeuvre s'exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu'il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu'avec une douceur toute féminine. Jamais manoeuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S'agissait-il de prendre un ris aux huniers, c'était fait en un clin d'oeil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n'aurait pas agi plus promptement d'un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n'attendait pas qu'il donnât l'ordre mais qu'il permît d'exécuter la manoeuvre. Et pas la moindre confusion, pas un noeud d'oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s'y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c'était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l'autorité, le matelot n'agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manoeuvre des mains et de l'intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypsodans les mers d'Orient. L'officier en question ne séjourna que 2 mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.
    Or donc l'absence d'ordres, voilà l'ordre véritable. La loi et le glaive, ce n'est que l'ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C'est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L'anarchie en est l'antipode, et cet antipode est l'axe du monde humanisphérien.
    La liberté est tout leur gouvernement.
    La liberté est toute leur constitution.
    La liberté est toute leur législation.
    La liberté est toute leur réglementation.
    La liberté est toute leur contraction.
    Tout ce qui n'est pas la liberté est hors les moeurs.
    La liberté, toute la liberté, rien que la liberté,  telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.
    Manque-t-on dans un coin de l'Europe des produits d'un autre continent ? Les journaux de l'Humanisphère le mentionnent, c'est inséré au Bulletin de publicite, ce moniteur de l'anarchique universalité ; et les Humanisphères de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d'Europe l'expédient. L'échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, telle Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu'importe, demain c'est elle sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d'Humanisphère comme il change d'appartement,  que dans la circulation universelle une chose soit ici ou là-bas, qu'est-ce que cela peut faire ? Chacun n'est-il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?
    En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas davantage qu'on forçât un homme à travailler, qu'il ne comprendrait qu'on le forçât à manger. Le  besoin de travailler est aussi impérieux chez l'homme naturel que le besoin de manger. L'homme n'est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c'est pour les faire fonctionner. Le travail, manuel et intellectuel, est la nourriture qui les fait vivre. Si l'homme n'avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître et alors, à la place des mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme un mollusque, deux écailles.  Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés ! La paresse n'est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l'esclavage et de la civilisation ; c'est quelque chose d'Immonde et de contre nature que l'on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c'est une débauche du bras, un engourdissement de l'esprit. La paresse, ce n'est pas une jouissance, c'est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de tels fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d'exercice du bras comme au besoin d'exercice du ventre. Il n'est pas plus possible de rationner l'appétit de la production que l'appétit de la consommation. C'est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et l'on ferait mourir d'indigestion les autres. L'individu seul est capable de savoir la dose de labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l'écurie, le maître octroie à l'animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté, l'animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre, mieux que le maître, ce qui convient à son tempérament.
    Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s'arracher un brin d'herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu'ils n'en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s'arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au delà de leurs besoins ?
    L'autorité, c'est la paresse.
    La liberté, c'est le travail.
    L'esclave seul est paresseux, riche ou pauvre ;  le riche, esclave des préjugés, de la fausse science ; le pauvre, esclave de l'ignorance et des préjugés,  tous deux esclaves de la loi, l'un pour la subir, l'autre pour l'imposer. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l'inertie ses facultés productives ? L'homme inerte n'est pas un homme, il est moins qu'une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d'intelligence ne peut moins faire que de lui obéir, et l'intelligence, ce n'est pas l'oisiveté, c'est le mouvement fécondateur, c'est le progrès. L'intelligence de l'homme, c'est son instinct, et cet instinct lui dit sans cesse : Travaille ; mets la main comme le front à l'oeuvre ; produis et découvre ; les productions et les découvertes, c'est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail, c'est la vie. La paresse, c'est la mort.  Meurs ou travaille !
    Dans l'Humanisphère, la propriété n'étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l'activité et la rapidité du travail font éclore autour de l'homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n'a plus qu'à allonger la main pour saisir le fruit, qu'à attendre au pied de l'arbre pour y avoir un abri. Seulement l'arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C'est l'anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l'ombrageuse bestialité, mais l'anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C'est l'anarchie, non plus dans la faiblesse et l'ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l'anarchie dans la force et le savoir, tronc rameaux de l'harmonie, le glorieux épanouissement de l'homme en fleur, de l'homme libre, dans les régions de l'azur et sous le rayonnement de l'universelle solidarité.
    Chez les Humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu'un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L'homme veut être complet, et il n'est complet qu'à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n'est pas un homme naturel ; c'est une monstruosité qui ne provoquerait que l'éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l'Humanisphère. L'homme doit être à la fois homme de pensée et homme d'action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l'oeuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L'homme n'est plus un homme alors, mais une serinette.
    Un Humanisphérien non seulement pense et agit à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d'orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre ; il passera du burin à la pioche, du fourneau de cuisine à un pupitre d'orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c'est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l'harmonie. Il n'en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l'instant d'après, et dans une autre production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l'homme acquiert la possession de plus d'objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c'est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.
    Je répète ici ce que j'ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l'homme, ce n'est pas seulement d'une moitié de l'humanité dont il est question, mais de l'humanité entière, de la femme comme de l'homme, de l'Etre humain. Ce qui s'applique à l'un s'applique également à l'autre. Il n'y a qu'une exception à la règle générale, un travail qui est l'apanage exclusif de la femme, c'est celui de l'enfantement et de l'allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu'elle ne peut guère s'occuper activement des autres. C'est une spécialité qui l'éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevé, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.
    A sa naissance, l'enfant est inscrit sous les noms et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu'on lui a donnés ou en change. Dans l'Humanisphère, il n'y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l'artifice. Tous sont égaux et légitimes devant l'Humanisphère et l'humanisphérité. Tant que l'embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le foetus dans l'organe interne, il est considéré comme ne faisant qu'un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s'opère lorsque l'enfant peut aller et venir seul. La mère et l'enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l'enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la meute des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d'une longue couvée, ne se soucie plus de l'avoir constamment auprès d'elle, alors ils peuvent se séparer. L'appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s'y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu'un nouveau-né perde sa mère, ou qu'une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l'enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l'orphelin la mamelle d'une chèvre ou d'une lionne. Il est même d'usage parmi les mères nourricières de faire boire à l'enfant chétif du lait d'animaux vigoureux tel le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d'ânesse aux poitrinaires. (N'oublions pas qu'à l'époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l'homme possède des troupeaux d'ours comme nous possédons aujourd'hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l'homme ; qu'ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s'inclinent devant l'auréole de lumière et d'électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L'homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)
    La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l'hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, d'ours ou boeuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l'homme et des facultés de l'homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C'est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier qui est la petite humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, telle aussi l'Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l'homme libre. C'est à son ombre qu'il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.
    Comme on doit le penser, il n'y a pas de médecins, c'est dire qu'il n'y a pas de maladies. Qu'est-ce qui cause les maladies aujourd'hui ? Les émanations pestilentielles d'une partie du globe et, surtout, le manque d'équilibre dans l'exercice des organes humains. L'homme s'épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L'un se tord dans les convulsions du jeûne, l'autre dans les coliques et les hoquets de l'indigestion. L'un occupe son bras à l'exclusion de son cerveau, l'autre son cerveau à l'exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l'homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d'où s'exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu'il y ait des maladies comme l'avocat a intérêt à ce qu'il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l'arsenic ; d'une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d'une Brinvilliers, mais vraiment qu'est-ce qu'une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu'on nomme des médecins ? La Brinvilliers n'attentait qu'à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l'intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n'ayez pas des académies de médecins ! Hommes d'amphithéâtres ou d'échafauds, assassinez s'il le faut le présent, mais épargnez au moins l'avenir !...
    Chez les Humanisphériens, il y a équation dans l'exercice des facultés de l'homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'y occupe pas de chirurgie ni d'anatomie. Aucun art, aucune science n'y sont négligés. Il n'est même pas un humanispérien qui n'ait plus ou moins suivi un de ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d'hygiène et d'anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l'un un bol d'exercice, l'autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.
    Contrairement à Gall et à Lavater qui ont pris l'effet pour la cause, ils ne croient pas que l'homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-il ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés, (sauf de rares exceptions : il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie,) les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d'une telle ou telle autre manière. La physionomie de l'homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu'il avait étant enfant. La crâniologie de l'homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n'a le plus souvent rien de comparable avec celle qu'il avait au berceau.  De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d'élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l'abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d'une épaule, de même aussi l'exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes à rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l'épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement les stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l'homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l'homme le plus parfait. Le type de l'idéal n'est sans doute pas d'être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue,  au nom de la prétendue science,  venait dire que c'est le soleil qui s'échappe des rayons, et non les rayons qui s'échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d'hommes ! Paradis d'épiciers !
    Comme il n'y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n'y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s'il y en a encore, c'est conservé dans l'esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d'antiquité. Les livres mêmes des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc. etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques ; personne ne les lit, ce sont des langues mortes, du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s'avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu'il a le courage d'en lire quelques lignes, il referme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions syphilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.
    La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l'amitié et l'amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l'humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les moeurs. L'amour n'est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n'est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L'amitié n'est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu'on accepte ou refuse sa marchandise, c'est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l'Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel, l'apparence n'est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur chez les civilisés. L'homme libre porte au coeur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n'est pas même une exception parmi les humanisphériens.
    Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d'idéal que ces populations ne trouvent pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l'impossible. La femme, surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l'autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s'abandonne avec tout l'élan du coeur et de l'imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l'amour divin est l'intrigue. Tous ces chants d'anges et d'angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d'encens, cet opéra de l'éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d'orchestre, ces stalles d'azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d'Eve, ont des places d'honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d'impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée,  sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole,  vers l'idéalisation de l'être humain dans les sphères parsemées d'écueils et constellées de superstition du fluiditique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s'insurge par la superstition contre ce degré d'infériorité sur lequel l'homme l'a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l'ascension céleste, de la bestialité de l'homme à la spiritualité de Dieu.
    Dans l'Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L'homme n'est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l'homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l'instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L'homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l'un à l'autre. Les sources vives du coeur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l'homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L'amour n'est plus du mysticisme ou de la bestialité, l'amour a toutes les voluptés ses sensations physiques et morales, l'amour c'est de l'humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L'idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l'aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l'imagination, il faut qu'il y ait des nuages, et sous le crâne des humanisphériens, il n'y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n'y a point de ténèbres ; là où règne l'intelligence, il n'y a point de superstition. Aujourd'hui que l'existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l'expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.
    Dans le monde civilisé, tout n'est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l'esprit. L'esprit est un égout à d'abjectes pensées, la chair un exutoire à d'immondes plaisirs. En ce temps-ci l'homme et la femme ne font pas l'amour, ils font leurs besoins... En ce temps là ce sera une besoin pour eux que l'amour ! Et ce n'est qu'avec le feu de la passion au coeur, avec l'ardeur du sentiment au cerveau qu'ils s'uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n'agiront plus que dans l'ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l'esprit. La liberté aura tout purifié.
    Après avoir visité en détail les bâtiments de l'humanisphère, où tout n'est qu'ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de sciences et d'arts et musées de toutes les productions ; après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l'électricité est le mobile, laborieuses d'engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d'esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l'attraction est l'unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l'évolution anarchique produit l'harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s'abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l'intérieur et l'extérieur de l'Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d'aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d'une humanisphère à une humanisphère, d'un contient à un continent, et d'un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses,  comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu'on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l'Autorité, quand l'Anarchie, cette loi de la Liberté, a des moeurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu'on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?... Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont que des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu'il s'agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu'il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c'est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu'elle ne s'éveillât pas à la lumière. L'autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l'humanité et l'étouffe ; qu'elle entende la voix de la Liberté, qu'elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura retrouvé la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l'amour, au bonheur !
    Bien que dans l'Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s'exécutaient sans qu'aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C'était bien simple pourtant. Qu'est-ce qui rend le travail attrayant ? Ce n'est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s'exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n'est pas toujours la profession qu'il aurait choisi : le hasard plus que l'attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu'il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu'avec dégoût ce travail qu'il accomplissait naguère avec plaisir. L'ivrognerie et la paresse n'ont pas d'autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée, et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d'élite, ils s'insurgent jusqu'au meurtre, jusqu'au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d'hommes, fer contre fer et face à face avec l'échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !...
    Dans l'Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s'exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d'une barricade, et sont entièrement libres d'y rester le temps qu'ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n'y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d'aptitude à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l'initiative, selon qu'il s'en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n'y a pas d'autorité. De plus il est rare qu'il n'y ait pas mélange d'hommes et de femmes parmi les travailleurs d'une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fût-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l'accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s'en abstiennent seront charmés que d'autres s'en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d'autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l'homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l'humanité. J'ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort de Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire prendre par un co-détenu leur tour de corvée,  et c'était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures,  mais qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l'argent qui eût pu servir à les en affranchir. L'homme véritablement homme, l'homme égooestement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu'elle procure aux autres que de s'en dispenser en vue d'une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c'est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L'égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d'immortalité célestes. Les humanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l'Humanité, afin de jouir,  depuis l'instant de leur naissance jusqu'à l'extinction de leur vie,  des bénéfices de l'assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur qu'au prix de l'universel bonheur.
    Je n'ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n'a rien d'uniforme, chacun s'habille à sa guise. Il n'y a pas de mode spéciale. L'élégance et la simplicité en est le signe général. C'est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu'en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap ou de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d'une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen-Âge ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l'étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L'un laisse flotter sa blouse, l'autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d'acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L'hiver, l'un s'enveloppe d'un manteau, l'autre d'un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, imaginent les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d'elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d'or ou d'argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre porte des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l'infini. Elles ne cherchent pas à s'uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leurs vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s'épilent pas plus les poils blancs qu'ils ne s'arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tolle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu'au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu'il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l'habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d'un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d'un frac à tête de crétin et à queue de morue. L'habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C'est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s'habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l'Humanisphère, l'humanité est loin d'être un chenille, elle n'est plus prisonnière de son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l'ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l'élégante envergure du papillon.  Prise dans le sens absolu, l'enveloppe, c'est l'homme : La physionomie n'est jamais un masque pour qui sait l'interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n'est pas beau : combien plus laid encore est son moral !
    Dans mes excursions, je n'avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j'eus l'occasion d'assister à un enterrement.
    Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d'un grand berceau. Il n'était environné d'aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d'oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à la suite. Je les imitai.
    Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s'arrêta. La machine en question avait à peu près l'apparence d'une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d'un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l'enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.
    Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d'insalubrité, et qu'il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu'attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu'ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n'est pas la superstition qui fait loi chez eux, c'est la science. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l'âme et du corps, ils ne reconnaissent que l'unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et une formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide ou plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l'âme fût une chose distincte du corps,  ce que tout dénie,  il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.
    De même que, à la chaleur du calorique la vapeur de l'eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu'on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d'électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s'ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l'électricité qui l'anime ne disparaîtra pas dans l'impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l'existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s'évapore ; corps et âme se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l'aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c'est-à-dire à l'infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu'est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d'êtres imperceptibles, susceptibles d'attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce que est la même chose, le mouvement, c'est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l'action chimique de la nature. C'est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l'homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s'use par le frottement, la locomotive va au rebut, l'homme à la tombe. C'est ce qu'on appelle la mort, et qui n'est rien qu'une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.
    Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l'on voudrait que l'âme, qui n'est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d'infiniment petits dont le tout s'appelle un homme ; l'on voudrait que l'âme ne se renouvelât pas d'année en année et d'instant en instant ; qu'elle ne perdît rien de son individualité en s'exhalant au dehors, et n'acquît rien de l'individualité des autres en en respirant les émanation ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l'on voudrait,  vaniteuse et absurde inconséquence de notre part !  que ce souffle de destruction ne pût briser l'âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?
    En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l'immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l'on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l'on finit par conclure qu'ils sont l'un et l'autre.
    Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champ de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d'aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l'humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d'en retarder ainsi l'avènement à la lumière. Comme il n'y a pas à douter que la terre ne fasse échange d'émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l'homme est pure, plus elle est apte à s'exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C'est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l'humanité soit perdu pour l'humanité, afin que ces restes repassés à l'alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.
    Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l'amour de l'humanité jusqu'à l'anthropophagie : ils mangent l'homme après sa mort, mais sous une forme qui n'a rien de répugnant, sous forme d'hostie, c'est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d'aliments. C'est la communion de l'homme par l'homme, la résurrection des restes cadavériques à l'existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d'une vie nouvelle, avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L'immortalité, affirment-ils, n'a rien d'immatériel. L'homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils, se dissout quand il a fini sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère.  L'homme sème l'homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L'humanité est la sève de l'humanité, et elle s'épanouit en elle et s'exhale au dehors, nuage de pensée ou d'encens qui s'élève vers les mondes meilleurs.
    Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l'induction et la déduction, sur l'analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.
    Je parcourus tous les continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je vis partout qu'une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-rouges ;) la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L'humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d'une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de suaves pensées, est comme un parfum qui s'en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d'énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d'un clair ruisseau dans un cours d'eau calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C'est l'être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans la pensée l'empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c'est l'homme fait homme.
    Ainsi m'est apparu le monde ultérieur, ainsi s'est déroulé sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélé à mon esprit l'harmonique anarchie ; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine.
    O Liberté ! Cérès de l'anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d'un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l'Avenir, la corne d'abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.
    Et toi, Idée, merci de m'avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon coeur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n'ont que des regards d'amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d'humains ; laisse-moi m'épanouir parmi toutes ces fleurs d'hommes et de femmes ; laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l'universelle félicité !
    Idée, pôle d'amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m'abandonne pas ; ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l'autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m'as donné le spectacle. O toi par qui s'opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre ma vie dans l'Humanisphère et l'humanisphérité !...
    Enfant, me dit-elle, je ne puis t'accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vu naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du coeur le cadavre ambulant de l'Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l'exemple, la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plateforme (de) l'échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l'étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbares ignorances. Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l'autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoise un sanglant défi ; combat avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou .... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d'épines, mords l'éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton coeur ; c'est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n'est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l'humanité future !...
    Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d'arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l'an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n'est pas une femme de lupanar qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d'elle pour en obtenir le sourire. C'est une grande dame fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du coeur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l'antipode de la civilisation, elle y convie l'Humanité. Avec la vapeur et l'électricité on abrège les distances. Tous les chemins de fer conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!
    L'Idée avait parlé : je m'inclinai...


    TROISIÈME PARTIE.

    Période transitoire.

    Comment s'accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer d'une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c'est un pas vers l'anarchique liberté, j'y applaudirai. Que le progrès s'opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Italie ; d'une manière quelconque que l'unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s'unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s'organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l'accaparement privé par l'exhibition publique et le commerce du capital par l'échange des produits ; qu'ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu'ils décrètent en germe l'abolition de toute espèce d'usure, et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l'on supprime l'héritage et qu'on emploie le produit des successions à doter chaque mère d'une pension pour l'allaitement et l'éducation de son enfant ; qu'on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu'on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu'on les rase, et qu'on édifie sur leur emplacement des monuments d'utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l'inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le code pénal et l'échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu'elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l'Avenir et non un retour au Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.
    Tout ce qui est devenu grand et fort a d'abord été chétif et faible. L'homme d'aujourd'hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l'était l'homme d'autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n'est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l'homme comme les sociétés civilisées précèdent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l'engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, comme il faut à l'homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L'avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l'équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l'attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C'est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l'un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu'avec plus de force son inclinaison naturelle, et n'en affirme qu'avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d'y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l'Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d'effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l'Infini, toutes ces magnificences de l'universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l'intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté; Tout ce qui est devant toi c'est ton domaine, l'immensité c'est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l'attraction. Debout, blonde souveraine,  mère, non plus cette fois de l'enfant infirme d'un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d'hommes en possession de tous leurs sens, d'amours lucides et armés d'un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l'Avenir !...
    Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait voeu de liberté, Ernest Coeurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l'un d'eux dans son livre La Révolution dans l'homme et dans la société,prophétisent la régénération de la société par l'invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l'analogie qu'ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s'établira en Europe qu'autant que l'Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d'affirmer que la liberté doit être partout ou n'est nulle part. Mais ce n'est pas seulement en Europe, c'est par tout le globe que l'unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde de ses racines, puisse s'élever assez haut pour abriter l'Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l'universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n'est pas seulement l'invasion des Cosaques sur la France qu'il faudrait appeler, c'est aussi l'invasion des Cipayes de l'Hindoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie ; celle des Peaux-rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-unis, plus sauvages que les Peaux-rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu'il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l'Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu'ils n'étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n'est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin.  C'est du creux sillon, c'est du fond de l'atelier, c'est charriant, dans ses flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au coeur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique Cité ; c'est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C'est au bruit de cette tempête sociale, c'est au courant de cette inondation régénératrice que croulera la Civilisation en décadence. C'est au souffle de l'esprit novateur que l'océan populaire bondira de son gouffre. C'est la tourmente des idées nouvelles qui passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines
    Ce n'est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c'est la lumière. Les anciens n'ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l'esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l'esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l'arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s'étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront, pied à pied, idée à idée, toute l'Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l'oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l'Anarchie Sociale. L'Europe conquise et librement organisée, il faudra que l'Amérique se socialise à son tour. La république de l'Union, cette pépinière d'épiciers qui s'octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l'étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l'Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d'Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l'intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au coeur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d'un fouet et d'une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours de l'or et du sang à sucer... La Babel américaine enfin tremblera sur ses fondements.
    Du Nord au sud et de l'Est à l'Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les Etats.
    La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-unis sociaux d'Europe enjambera l'Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l'homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n'y a pas place pour l'exploitation. Aussi s'enfuiront-ils jusqu'aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.
    Ainsi le socialisme d'abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification, et d'envahissement  en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe.


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  •                            L'HUMANISPHÈRE
                                Joseph DEJACQUE

                      QUELQUES MOTS D'AVERTISSEMENT

    Le but de notre société des TEMPS NOUVEAUX est de publier tous les ouvrages qui ont eu leur part d'influence dans le développement de l'idéal anarchique. A ce titre, l'HUMANISPHÈRE de Déjacques est une des Oeuvres qui méritent le plus d'être placées dans notre bibliothèque.


    En effet, Déjacques fut un anarchiste de la veille, un anarchiste avant le nom ; depuis les journées de juin, où il combattit au rang des insurgés, et sans doute bien auparavant, quoiqu'il ne soit connu que dès cette époque, il ne cessa de protester par les paroles et par les actes contre la réaction bourgeoise ; il comprenait qu'une république ainsi dirigée devait fatalement aboutir au Coup d'État. Exilé alors, non sans avoir connu les procès politiques, la prison, les persécutions de toute sorte, il continua dans les journaux anglais, belges, américains, à défendre les idées libertaires, n'hésitant pas à contredire, en d'ardentes polémiques, ses frères proscrits, Ledru-Rollin, Proudhon même, auquel il ne pardonnait pas d'exclure la femme de la cité anarchique.
    Il était poète et ses vers, d'une âpre éloquence, n'avaient, comme sa prose, d'autre but que la propagande révolutionnaire à laquelle il consacrait tout le produit de son travail. Ce fut pendant les années 1858 et 1859 qu'il publia L'HUMANISPHÈRE "UTOPIE ANARCHISTE", dans le Libertaire, journal du Mouvement Social,qui paraissait à New York, édité, rédigé, administré, expédié par le seul Déjacque. On y trouve de nombreux articles très intéressants de propagande et de principes, ainsi que de remarquables poésies empreintes d'un idéal élevé de justice et de liberté.
    Le temps ne nous paraît pas encore être venu de publier L'HUMANISPHÈRE en son entier. L'édition actuelle présentera quelques omissions, par la raison très simple que certains passages risqueraient d'être faussement interprétés ; sans parler de ceux qui lisent avec le parti-pris de trouver dans les ouvrages le mal qu'il y cherchent, tous les lecteurs n'ont pas cette belle philosophie qui permet de comprendre de très haut la pensée d'autrui, tout en gardant la sérénité de la sienne. Un jour viendra où l'Oeuvre de Déjacque sera librement publiée jusqu'à la dernière ligne.

    PRÉAMBULE

    UTOPIE: "Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable".
    ANARCHIE : "Absence de gouvernement".
    Les révolutions sont des conservations
    (P-J PROUDHON)

    Il n'y a de vraies révolutions que les révolutions d'idées
    (JOUFFROY)

    Faisons des moeurs et ne faisons plus de lois.
    (ÉMILE DE GIRARDIN)

    Réglez vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté....
    Tenez-vous donc fermes dans la liberté à l'égard de laquelle le Christ vous a affranchi et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. Car nous n'avons pas combattre contre le SANG et la CHAIR, mais contre les (illisible sur l'exemplaire Gallica).
    (L'Apôtre SAINT-PAUL)

    Ce livre n'est point une Oeuvre littéraire, c'est une Oeuvre INFERNALE, le cri d'un esclave rebelle.
    Comme le mousse de la SALAMANDRE, ne pouvant, dans ma faiblesse individuelle, terrasser tout ce qui, sur le navire de l'ordre légal, me domine et me maltraite,  quand ma journée est faite dans l'atelier, quand mon quart est fini sur le pont, je descends nuitamment à fond de cale, je prends possession de mon coin solitaire ; et, là, des dents et des ongles, comme un rat dans l'ombre, je gratte et je ronge les parois vermoulues de la vieille société. Le jour, j'utilise encore mes heures de chômage, je m'arme d'une plume comme d'une vrille, je la trempe dans le fiel en guise de graisse, et, petit à petit, j'ouvre une voie chaque jour plus grande au flot novateur, je perfore sans relâche la carène de la Civilisation. Moi, infime prolétaire, à qui l'équipage, horde d'exploiteurs, inflige journellement le supplice de la misère aggravée des brutalités de l'exil ou de la prison, j'entr'ouvre l'abîme sous les pieds de mes meurtriers, et je passe le baume de la vengeance sur mes cicatrices toujours saignantes. J'ai l'oeil sur mes maîtres. Je sais que chaque jour me rapproche du but ; qu'un formidable cri,  le sinistre SAUVE QUI PEUT !  va bientôt retentir au plus fort de leur joyeuse ivresse. RAT-DE-CALLE, je prépare leur naufrage ; ce naufrage peut seul mettre fin à mes maux comme aux maux de mes semblables. Vienne la révolution, les souffreteux n'ont-ils pas, pour biscuits, des idées en réserve, et, pour planche de salut, le socialisme !
    Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier.
    Ce livre, c'est de l'acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer dans ses fondements !
    C'est qu'aujourd'hui, sachez-le, sous leur carcan de fer, sous leur superficielle torpeur, les multitudes sont composées de grains de poudre ; les fibres des penseurs en sont les capsules. Aussi, n'est-ce pas sans danger qu'on écrase la liberté sur le front des sombres foules. Imprudents réacteurs !  Dieu est Dieu, dites-vous. Oui, mais Satan est Satan !... Les élus du veau-d'or sont peu nombreux, et l'enfer regorge de damnés. Aristocrates, il ne faut jouer avec le feu, le feu de l'enfer, entendez-vous !...
    Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. Il n'a pas été tracé par la main gantée d'un fantaisiste ; il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée à l'oreille des passions populaires. C'est de plus un chant de victoire, une salve triomphale, la proclamation de la souveraineté individuelle, l'avènement de l'universelle liberté ; c'est l'amnistie pleine et entière des peines autoritaires du passé par décret anarchique de l'humanitaire Avenir.
    Ce livre, c'est de la haine, c'est de l'amour !...

     
    PRÉFACE

    "Connais-toi toi-même"

     La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité.
    Je procéderai donc par analogie.
    Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploierai la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
    Je suis loin d'avoir la science infuse. J'ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l'humanité. J'ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l'amour et celle de la haine, la passion de l'extrême luxe et celle de l'extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du coeur et du ventre, ceux de la chair et de l'esprit. J'ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j'ai l'intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l'art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte, les lumières, l'ombre, la solitude et l'eau pure. J'aime le travail, les forts labeurs ; j'aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J'ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée et l'opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J'ai eu des indigestions et j'ai eu faim. J'ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l'argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu'il honore du nom de crime. Je suis l'homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n'être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n'ai qu'un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l'onde ; au moindre souffle, il passe d'une expression à une autre, du calme à l'orage et de la colère à l'attendrissement. C'est pourquoi, passionnalité multiple, j'espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour bien en traiter, cela dépend autant de la connaissance qu'on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu'on a des passions des autres.
    Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l'oeuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.
    L'autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l'orthodoxie militaire, l'obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l'immobilité dans les rangs, l'autocratique fixité.
    La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l'entend. La Liberté n'enrégimente pas les hommes sous la plume d'un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l'indépendance active. L'autorité, c'est l'unité dans l'uniformité ! La liberté, c'est l'unité dans la diversité. L'axe de l'autorité, c'est la knout-archie. L'anarchie est l'axe de la liberté.
    Pour moi, il s'agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l'on n'est homme qu'à la condition d'être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une oeuvre originale et non une copie. L'esclave se modèle sur le maître, il imite. L'homme libre ne produit que son type. Il crée.
    Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m'apparaît dans l'avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l'harmonie.
    Je n'ai nulle prétention d'imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaoe. Je ne marche pas escorté d'éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l'autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très humbles sujets et publier l'ukase impérial de ses commandements. J'habite les gouffres de la société ; j'y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j'en évoque l'idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S'il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j'abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l'expression, il n'y a pas à en changer les traits : c'est la liberté absolue ou l'autorité absolue. Moi, j'ai choisi la liberté. L'autorité, on l'a vue à l'oeuvre, et ses oeuvres la condamnent. C'est la vieille prostituée qui n'a jamais enseigné que la dépravation et n'a jamais engendré que la mort. La liberté ne s'est encore fait connaître que par son timide sourire. C'est une vierge que le baiser de l'humanité n'a pas encore fécondée ; mais, que l'homme se laisse séduire par ses charmes, qu'il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu'elle porte.
    Infirmer l'autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d'une affirmation. C'est pourquoi j'affirme la liberté, pourquoi j'en déduis les conséquences.
    Je m'adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d'en arriver à faire l'exposé de l'ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l'auteur, il est nécessaire d'esquisser l'historique de l'Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l'accompagnerai jusque dans l'avenir.
    Dans cette esquisse j'ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n'ai pas son travail sous la main ; et l'eussé-je, je relis rarement un livre, je n'en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est bien souvent en désordre. S'il m'échappait des réminiscences, s'il m'arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J'ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis de l'avis d'Alfred de Musset, je puis penser ce qu'un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c'est que ceux qui n'ont pas lu le livre d'Eugène Pelletan, LE MONDE MARCHE, voulussent le lire avant de continuer la lecture du mien. L'oeuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l'humanité jusqu'à nos jours, magnifiques pages qu'il est toujours bon de connaître, et qui seront d'un grand secours à plus d'un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non seulement pour suppléer à ce qu'il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
    Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d'intelligence, et en marche!
    QUESTION GÉOLOGIQUE

    "Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d'environ deux cents comètes et planètes est l'image d'une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d'un tourbillon, figurent d'autres planètes, et que l'ensemble de ce vaste univers n'est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d'environ cent mille univers sidéraux, dont l'ensemble est un BINIVERS, qu'ensuite viennent les TRINIVERS formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance....... ; ils ne laisserons pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l'analogie universelle !"
    (CH. FOURIER)

     
    On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l'ont prise à son berceau et nous l'ont fait voir enveloppée d'abord des langes de l'inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d'une chevelure végétative, animant ses sites, s'embellissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans la vie.
    On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l'anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l'eau circule, ses intestins enduits d'une mucosité de feu.
    Mais son organisme psychologique, qui s'en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siège de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l'ignore. Et cependant les globes, pour être d'une nature différente de la nôtre, n'en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu'ici pour la surface de la Terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l'enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu'à la moelle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?
    Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l'étude zoologique est si loin d'être achevée, qui sait si l'humanité n'est pas la matière de sa cervelle ? Si l'atome humain n'est pas l'animalcule de la pensée, la molécule de l'intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu'y aurait-il d'étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d'un pôle à l'autre le front du globe ?
    Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l'affirmer ou l'infirmer absolument. Je n'ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s'occuper de l'organisme intellectuel de l'être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu'il ne me paraît sans intérêt de s'occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.
    Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter autour du soleil, et occupons-nous du mouvement de l'humanité et de sa gravitation vers le progrès.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    I.


    Un crétin ! c'est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d'eau crue ;  nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ;  infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l'amer lichen et les chênes noueux.
    Oh ! c'est un affreux spectacle que de voir l'homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ;  avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
    Que notre corps est imperceptible au milieu de l'univers, s'il n'est pas grandi par notre savoir ! que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leur têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu'il a peur d'éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l'homme serait tout cela aujourd'hui s'il ne s'était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu'il a tout osé !
    Et l'homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Mooese, sauvé des eaux, renierait le noble fils de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l'homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n'est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l'homme atteint tôt ou tard tout ce qu'il convoite !
    (ERNEST COEURDEROY)

    "Le monde marche."
    (E. PELLETAN)
     
    Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l'intelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. D'abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant de son groin la terre encore détrempée d'eau diluvienne, et il s'est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s'est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes d'herbes et l'écorce des arbres. Accroupi au pied de l'arbre dont le haut sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s'est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l'instant d'auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C'est qu'il venait de s'initier à la hauteur de sa taille corporelle. C'est que le sang qui, dans l'allure horizontale de l'homme, lui bourdonnait dans les oreilles, et l'assourdissait, lui injectait les yeux et l'aveuglait, lui inondait le cerveau et l'assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l'horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d'une tempe à l'autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.
    Jusque là l'animal humain n'avait été qu'une brute entre les brutes : il venait de se révéler homme. La pensée s'était fait jour ; elle était encore à l'état de germe, mais le germe contenait les futures moissons... L'arbre à l'ombre duquel l'homme s'était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une patte et ne lui avait servi à autre chose qu'à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l'aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d'arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd'hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu'il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l'azur et toutes les perles d'or de son splendide écrin. C'est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A l'instinct qui vagissait en lui a succédé l'intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s'est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L'homme n'est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l'action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s'est révélée en lui. Sa vie s'en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l'ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l'origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s'élève comme un aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l'infini ; les coursiers qu'il a domptés lui prêtent l'agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d'arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouter il s'est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui l'entoure.
    Ainsi l'homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d'abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L'homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l'organe générationnel, et après ses phases successives d'accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.

    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    II.

    Dieu, c'est le Mal.
     La Propriété, c'est le Vol.
     L'Esclavage, c'est l'Assassinat.
    P.J. PROUDHON
    La Famille, c'est le Mal, c'est le Vol, c'est l'Assassinat.
     
    Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n'y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n'y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l'avenir.
    Aux premiers jours de l'être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bleuets dans les prés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d'ailleurs suffisait à l'homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s'abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, je le constate, le point sur lequel j'insiste, c'est que l'homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l'heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-né, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l'oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l'ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d'amour ;  l'homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l'amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t'appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n'oublie pas qu'il faut qu'il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi, et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.
    Avant d'en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l'argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu'elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d'en arriver à a formation d'êtres complets, à la composition des espèces. Pour  l'espèce humaine, son chef-d'oeuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d'ampleur au ventre. Le développement de l'une ne correspondit pas au développement de l'autre. Il y eut fausse coupe, partant de la disharmonie. Ce n'est pas une reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l'ordre fatal qu'il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l'homme : l'homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l'eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l'orage, elle ne s'épanouit que sous le calme et rayonnant azur.
    Le jour vint donc où l'accroissement de la race humaine dépassa l'accroissement de son intelligence. L'homme, encore sur les limites de l'idiotisme, avait peu de rapport avec l'homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s'était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l'adresse de ses muscles, conquis la force et l'agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s'y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L'aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l'homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s'en disputer la possession. L'homme se rapprocha de l'homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N'importe comment, il y eut contact. D'errants qu'ils étaient, l'homme et la femme s'accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L'intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s'accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L'équilibre rompu une fois n'avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s'en emparait. L'esclavage et l'oppression s'étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l'humanité. L'ordre naturel périclitait.
    Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l'homme. Que va faire l'intelligence ? Vaincra-t-elle l'ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s'entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d'instincts fraternels qui conduit à l'affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu'elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin,  colonne lumineuse, principe de vie,  fondera-t-elle l'ordre anarchique dans l'égalité et la liberté ou,  urne funéraire, essence de mort,  fondera-t-elle l'ordre arbitraire dans la hiérarchie et l'autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L'humanité va-t-elle périr à deux pas de son berceau ?
    Hélas, peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais des siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.
    Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic a pour étiquette un seul mot : Dieu...
    Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisés pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Église et de l'État.
    Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et dans les coeurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l'homme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de es titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.
    Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité ? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel,  c'est-à-dire sous le crâne,  de l'intelligence humaine; Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le mouvement de la Liberté.
    Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait ? autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a une cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu :
    Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu ?... Dieu est donc la cause de l'univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortit de là.
    Imbécile ! Et la cause... de Dieu ?
    La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première.
    Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi est la propre cause de l'univers. Ceci est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur bien plutôt : cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils,mais le père de Dieu.
    Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulu s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !...
    L'homme,  quel orgueil à la fois et quelle puérilité !  l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'oeuf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin,  j'allais dire devant son excrément,  car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des tempes, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encre sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.
    Comme la religion,  la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.
    Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant seule et indivisible famille.
    Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.
    L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.
    Ce fut là le berceau de la famille.
    A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus s'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître.
    Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.
    Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants sont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au coeur de la place. Le pillage et l'assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance.
    Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d'ignorance individuelle et d'imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle n'être pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées.
    A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l'environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau se ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à s'émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le boeuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.
    Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois,  la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    III.
     
    Liberté, égalité fraternité !  ou la mort !
    (Sentence révolutionnaire.)

    Oeil pour oeil et dent pour dent.
    (Mooese.)

    Le monde marchait. De piéton il s'était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, boeufs et chariots, voiles et galères manoeuvraient sous la main de l'homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l'onde. L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L'horizon était élargi. L'homme avait marché, d'abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L'Asie, l'Afrique, l'Europe ne formaient plus qu'un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l'une sur l'autre, roulant dans leur courant le sang et l'or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l'industrie et l'agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s'empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L'Inde d'abord, puis l'Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d'hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L'architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu'elle se dégageât de ses entraves et produisît la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l'autre dans l'Armorique. Comme le divin Phoebus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d'esclaves ; cent mille Spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au coeur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l'idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l'avait épuisée.  Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m'empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autres levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles,  moi, le vaincu des bords de la Seine,  le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l'écho sur la terre tant que la société sera une caverne d'exploiteurs !...
    Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l'Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L'Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l'esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L'empire avait succédé à la république, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les enchanteurs d'empire avaient remplacés les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l'unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l'orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l'hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l'aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n'était plus guère que l'ombre de Rome. L'égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d'abjection et entraînée par le nautonier de la décadence, vers le séjour des morts.
    En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l'herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de forces.
    Le christianisme, oeuvre des saint-simoniens de l'époque, est d'un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et... se ressemblent. C'est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l'Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l'agneau, la victime et le sacrificateur. C'est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu'il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l'humanité,  au faîte,  le pontife ou le roi, l'homme-Dieu ; l'autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux.  A la base,  l'esclavage ou le servage, l'ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l'intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches.  Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte,  le clergé, l'armée, la bourgeoisie ; l'église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l'homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l'occasion, se guindant et sifflant comme lui.
    Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l'utopie évangélique beaucoup plus d'ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l'ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu'une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C'est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l'égale de l'homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l'esclave et lui ouvrit les portes d'un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d'ilotes. Mais il n'est pas dans la destinée de l'homme et de la femme de marcher divisés et à l'exclusion l'un de l'autre. Le Christ, ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des soeurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l'immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s'élancèrent,  coeurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L'homme et la femme mêlèrent leur sang sur l'arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C'est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l'auréole de l'enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d'ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d'assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. A la fin, cependant, le cirque s'avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.
    La grandeur de Rome n'existait plus que de nom. L'empire se débattait comme un naufrage au milieu d'un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. A la suite de cette tourmente, tout ce qu'il y avait d'écume au coeur de la société s'agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L'immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l'accouchement avaient introduit dans l'organisme maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le foetus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l'avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s'apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l'usurpation de l'Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l'on renversa l'image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu'ils prirent par la poignée, et lui mirent la pointe en l'air comme une lame hors du fourreau.
    Cependant, ces grands déplacements d'hommes ne s'étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétaires et des nationalités furent modifiées. L'esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c'était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l'évêque étaient les puissants d'alors. La fédération de ces demi-dieux forma l'empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains.  Le Moyen-Âge, disque nocturne, montait à l'horizon. Les abeilles de la science n'avaient plus où déposer leur miel, si ce n'est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n'étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l'antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu'il semblait que l'humanité n'en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l'horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l'aube au coeur de cette longue nuit. une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation,  comme on voudra les appeler,  une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l'odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son coeur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faux ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux forts s'écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L'incendie que d'infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s'éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des Spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n'y eut bientôt plus de cette rébellion qu'un peu de cendre. L'affranchissement des communes fut tout ce qu'il en résulta. Seuls, les notables d'entre les manants en profitèrent. Mais l'étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.
    On connaît trop cette époque pour qu'il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c'est d'abord comme toujours l'ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu'agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c'est la dictature, c'est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès lors s'habituèrent à n'être plus que les membres esclaves du cerveau, à n'avoir plus d'autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n'y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des decemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d'elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservie au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l'Empire n'eut qu'à atteler ce bétail à son char pour s'en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d'être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d'habitants qui peuplaient le territoire de la République, c'est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d'agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l'initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l'on avait réfléchi plus mûrement et qu'on eût vu que le corps social comme le corps humain n'est pas l'esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d'alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que cette pensée n'est que la quintessence de cette anarchie d'évolution dont l'unité est causée par les forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n'eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l'homme à l'humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l'arc-en-ciel de l'harmonie, la rayonnante pourpre de l'unité !...
    L'empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l'Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.
    Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n'est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis au temps d'un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra-diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n'est plus un plafond, le plancher d'un paradis ou d'un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c'est un océan de fluide dont ni l'oeil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d'azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement et fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. tous ces globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d'abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d'autres globes, et formant ce qu'on appelle, je crois, un système planétaire, c'est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférences en circonférence, s'agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossier leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu'une idée sphérique de l'infini, et démontrer par une argumentation sans réplique,  argumentation que l'on peut toucher de l'oeil et de la pensée,  que l'ordre anarchique est l'ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n'a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faite ni diable à la base. Le Circulus dans l'universalité détrône 'autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le Circulus dans l'humanité détrône l'autorité gouvernementale de l'homme sur l'homme et en prouve l'absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulant anarchiquement dans l'universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L'harmonie ne peut exister que par l'anarchie. Là est toute la solution du problème social. vouloir le résoudre autrement, c'est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c'est dire que la terre n'est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l'on condamna à se parjurer, et qui accepta l'humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. A ce grand autoricide, je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n'y a pas que les Jésuites qui sont d'avis que le but justifie les moyens. L'idée du Circulus dans l'humanité est à mes yeux un sujet d'une trop grande importance pour n'y consacrer que ces quelques lignes ; j'y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j'appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.
    Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l'Australie, s'étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l'Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l'éclair, et vous rapporte la réponse au mot qu'on lui jette, avec la docilité d'un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la muselle et lui donne pour carapace la carène d'un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l'hydre est si grande qu'elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu'elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. A terre, sur les chemins bordés de rail, le monstre au corps de fer, à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d'étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l'oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d'exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C'est lui qui tisse les étoffe, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l'acier ; lui enfin qui confectionne une foule d'instruments de travail et d'objets de consommation. au champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l'épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c'est un travailleur encyclopédique.
    Sans doute, dans la société telle qu'elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu'est-ce qu'un mal partiel et passager en comparaison des résultats généreux et définitifs ? C'est elle qui déblaie les routes de l'avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer un chemin qu'en passant sur des cadavres. L'ère du progrès pacifique ne s'ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.
    L'astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire, avaient professé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n'avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu'une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n'était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva malgré lui de son éducation commerciale la tradition bourgeoise des préjugés d'autonomie et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l'égalité absolues, de l'anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je sais en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l'humanité.
    1848 arriva, et l'Europe révolutionnaire, prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l'amour, l'exploitation de l'homme et de la femme par l'or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l'usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plateforme lancèrent sur l'insurrection d'énormes blocs d'armées, des flots bouillants de gardes mobiles. A force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D'innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d'une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu'il ni aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, FRÈRES ENNEMIS voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d'éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d'Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où,  parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie,  l'on clapotait dans l'urine et dans le sang jusqu'à mi-jambe, asphyxié par le manque d'air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au Moyen-Âge, une place prise d'assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent dans tous les coins et recoins, passant au fil de la baoeonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre... Jamais, depuis que le monde est monde, on n'avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes mêmes, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C'est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d'épouvantables paroles qu'on fusillât devant leur porte et qu'on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : A mort ! à la voirie !... Ah ! ces femmes-là n'étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !
    On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant parmi des prosélytes. Loin d'en détruire la semence, la persécution l'avait fait germer. Aujourd'hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l'argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Frissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l'on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu'à ce qu'il ait atteint la figure du Lion,  jusqu'à ce que le grain ait produit son épi.
    Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant au sein du Jeu de Paume cette sanglante apostrophe au front de l'aristocratie : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes !". 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans son livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : "La Propriété, c'est le vol !" Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié ! 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n'est pas d'avoir été toujours logique, tant s'en faut, mais d'avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l'homme qui a dit aussi : "Dieu, c'est le mal,  l'Esclavage, c'est l'assassinat,  la Charité, c'est une mystification,  et ainsi et encore ; l'homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l'homme ; ce même homme, hélas !, a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l'a décrétée hors l'humanité. Proudhon n'est encore qu'une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysée, et c'est malheureusement le côté du cOEur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n'est pas un anarchiste ; il n'est pas humanité, il est masculinité. Mais,  comme réformateur, s'il est des taches à ce diamant,  comme agitateur, il a d'éblouissantes étincelles. Certes, c'est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n'a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L'un n'eut qu'un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s'éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L'autre fit retentir coups de tonnerres sur coups  de tonnerres. Il n'a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.
    89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48 le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. A bientôt le 93 !
    Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l'appelait de ses voeux un illustre poète qui craignait alors qu'on fondît la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l'un ni l'autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l'Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au coeur parce qu'elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d'arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez. Les morts vont vite !...
    Allons, César, dans cette maison de perdition qu'on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins en peau de satin ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu'un jour la Révolution n'ait plus qu'à souffler dessus pour la faire disparaître.
    Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d'eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.
    Soldats, chantez la lie et l'écume, des rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites en jaillir la cervelle ; débandez des tonnes de spiritueux, faites en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée... Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d'hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d'embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !...
    Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l'encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice, pesez au poids de l'or la culpabilité des revendications sociales.  Banquiers, boutiquiers, usuriers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l'or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l'ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre.  Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l'orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l'appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d'innocenter l'accusé.  Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d'épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter.  Docteurs de l'instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons.  Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d'incapacité scientifique et de rapacité épicières vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d'une aristocratique clientèle et d'un caractère bien pensant, le chef de l'État détachera de sa couronne une étoile d'or pour la suspendre à votre boutonnière.
    Vous tous, enfin qui êtes opulents d'opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la "vile multitude", salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !...
    Et puis, après ?...
    Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l'usure ne soit pas l'usure, que la misère ne doit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la RÉVOLUTION ne soit pas la RÉVOLUTION !!...
    O bourgeois, vous qui n'avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l'heure qu'il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d'une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d'armes, avec le catéchisme-pénal d'un côté et le code-religieux de l'autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d'Austerlitz, Bourgeois, vous n'aurez rien à craindre du loup, de l'hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu'à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l'hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettre en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C'en est fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d'or piquera une tête dans l'abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste Hélène... En vérité, en vérité, je vous le dis, ce jour-là il n'y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Oeil pour Oeil, et dent pour dent !  Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Mooese...
    Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? A force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d'indigestion ?
    Quand donc les hommes comprendront-ils que l'Autorité, c'est le mal;
    Que la Propriété, qui est aussi de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Famille, qui est encore de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Religion, qui est toujours de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Légalité, la Constitutionnalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l'autorité, c'est le mal, encore le mal, toujours le mal !
    Génie de l'Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


    DEUXIÈME PARTIE.

    PRÉLUDE.

    Rêve, Idée, Utopie.

     
    Filles du droit, sylphides de mes songes,
    Égalité ! Liberté ! mes amours !
    Ne serez-vous toujours que des mensonges ?
    Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ?
    Non, n'est-ce pas ? mes déesses chéries ;
    Le jour approche où l'idéalité
    Au vieux cadran de la réalité
    Aura marqué l'heure des utopies !...
    Blonde utopie, idéal de mon coeur,
    Ah ! brave encore l'ignorance et l'erreur.
    (LES LAZARÉENNES)


    I.

    Qu'est-ce qu'une utopie ? un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L'utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L'utopie de Christophe Colomb s'est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l'Amérique est sorti à son appel des profondeurs de l'Océan. Que fut Salomon de Caus ? un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l'Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l'âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L'alchimie n'a pas réussi à faire de l'or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu'un vain métal, elle a  produit une science, la chimie. La science sociale sera l'oeuvre des rêveurs de l'harmonie parfaite.
    L'humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d'armée qui a son avant-garde dans l'avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avants postes de tirailleurs, sentinelles-perdues qui font le coup de feu de l'idée sur les limites de l'Inconnu. Toutes les grandes étapes de l'humanité, ses marches forcés sur le terrain de la conquête sociale n'ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l'Avenir, debout sur les cimes alpestres de l'utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l'Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s'ébranlaient à sa voix.  Humanité ! j'arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l'utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s'endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d'agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.  En marche ! en marche !! en marche !!!
    Aujourd'hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l'électricité existe à l'état d'enfance ; aujourd'hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu'il n'y  plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd'hui que l'imprimerie édite la parole à des cent milliers d'exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd'hui que d'échanges en échanges on est arrivé à entr'ouvrir les voies de l'unité ; aujourd'hui que les travaux de générations ont formé, d'étage en étage et d'arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd'hui que la force motrice et la force d'expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd'hui que le mot "impossible" est rayé du dictionnaire humain ; aujourd'hui que l'homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd'hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d'étincelants artistes, qu'il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd'hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu'il va changer d'allure ; il va mettre au pas la vapeur et l'électricité, il va lutter avec elles de force et d'agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l'arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l'oeil de feu qui remorque à toute chaleur d'enfer le cortège satanique de l'humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s'avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l'anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d'étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan. Place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l'Utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d'écus, forgeurs de fers, monnayeurs d'idées, au forgeur de foudre !...
     A peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m'arrêter, comme il m'arrivait bien souvent d'y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d'ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d'y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j'essayais de contenir et d'apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j'essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cOEur. L'air n'arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m'approchai de mon lit et me jetai dessus.  Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu'on me tordait le sein avec des tenailles. J'étranglais : des muscles de fer me serraient la gorge... Ah ! l'Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu'à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l'on n'est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière, dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire, à cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m'assis devant ma table. L'Idée vint s'y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l'autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon coeur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir lu ce que j'avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d'ignorances qu'il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit ; mais l'idée, me parlant à l'oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l'ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l'intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer,  sauf exceptions, bien entendu,  et où ces hérétiques de l'ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d'un fer rouge, et sans qu'on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu'elle soit officiellement l'ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l'ennemi... Si elle n'a pas encore le sentiment de la morale de l'Avenir, du moins n'a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d'armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu'elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-t-elle plus que pour la forme. On peut calculer d'avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d'abondance, il faudra bien qu'elle amène pavillon. La vieille société n'ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c'est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l'autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l'ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n'ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d'eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu'ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d'or ou de lames d'acier, ne se sentent pas à l'aise entre le monde qui vient et le monde qui s'en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu'ils marchent sur des charbons ardents. Ils est vrai qu'ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais "dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n'être pas des voleurs et des assassins !..." c'est-à-dire qu'ils n'osent pas tout à fait se l'avouer, de peur d'avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu'ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu'un jour ou l'autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l'avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c'en est fait de l'enjeu et des joueurs !
    La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d'une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu'elle meure. Quand ? plus tôt qu'on ne le croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l'apparence de la vie jusqu'à la dernière heure. Un soir d'orgie elle se couchera pour ne plus se relever.
    Quand l'Idée eut fini de parler, je l'attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l'aime ardemment qu'elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m'inondait sa prunelle. Qu'elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu'elle mit à me le raconter ces magnificences de l'utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu'un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l'Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l'idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


    II.

    Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858.  Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !
    Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !
    Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses moeurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

    III.

    L'homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s'immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c'est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu'à ce qu'elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?
    Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?
     "Les Révolutions sont des conservations."
     Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.
    Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte !  Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

    IV

    Et m'ayant donné trois baisers, l'Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l'Utopie anarchique.

    LE MONDE FUTUR
     
    La liberté mutuelle est la loi commune.
    Émile de Girardin.
    Et la terre, qui était sèche, reverdit et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dit : Où allez-vous ? on ne passe point ici.
    Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.
    Et il n'y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s'aimaient et s'aidaient en frères.
    (Paroles d'un Croyant.)

    Et d'abord, la terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs âmes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l'on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l'on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L'air, le feu, et l'eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l'homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L'électricité porte l'homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l'on mettrait aujourd'hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d'irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d'innombrables troupeaux destinés à l'alimentation de l'homme. L'homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l'électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d'une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminés par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d'eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu'un ruisseau. L'homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu'on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l'ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s'inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s'épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l'homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l'hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il ne reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd'hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l'emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d'une épaisseur et d'une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d'arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n'a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d'un point à l'autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d'un épais et moelleux tapis. Tout au long de ces avenues sont échelonnées des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils de bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s'épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles de marbre blanc. De distance ne distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malachite, en granit, en cailloux, en coquillages et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l'harmonie. Leur forme, variée à l'infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d'habiles artistes, animent par d'idéales fantaisies ces urnes, où, le soir jaillissent avec des flots de lumière, cascade de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d'une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n'est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c'est quelque chose de témérairement beau, d'audacieusement gracieux, c'est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c'est souple et c'est nerveux ; cette ornementation est à l'ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries et s'y marient harmonieusement. Sur des fonds d'or et d'argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d'érable, en bois d'ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévèrement en relief, des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l'unité. D'opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, côté externes, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l'intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faîte un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendant ou qui y montent au moyen d'un balcon mobile s'élevant ou s'abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l'ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d'un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d'avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d'amusements et de récréations, pour l'âge viril comme l'âge enfantin. dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe, qu'on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d'une richesse et d'une élégance féerique. Ces pavillons à leur étage inférieur, sont autant de péristyle par où l'on entre dans l'immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d'explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c'est un parc parsemé de massifs d'arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eux vives et eaux dormantes, s'étalent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d'étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvrefeuille et d'aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d'oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d'une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C'est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d'oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s'amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés,et ils s'en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l'épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l'homme les plus gracieuses courbes et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d'électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d'un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l'harmonie s'élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d'argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d'un croissant et d'une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l'autre à gauche, servant d'agrafes à deux ailes également de flamme vive. C'est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faut être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s'écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l'intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sorti de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut,  mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde-là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n'élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n'eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir; C'est qu'il faut mieux qu'une intelligence de cire pour tenter l'ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d'auditeurs d'entendre distinctement toutes les paroles de l'orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d'optique admirablement perfectionnés, permettent d'en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
    Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi, l'aspect grandiose de l'Océan. Vu par les yeux de l'Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m'apparaissaient plus que sous la forme d'un verre d'eau. Ce que c'est que l'homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule et déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l'utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J'entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c'est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d'intelligence capable seulement d'en comprendre le plus petit mot.
    Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le tempe des arts et des sciences, quelque chose comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l'utopiste humanité.
    Chez les fils de ce nouveau monde, il n'y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas êtes esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Étant libres, ils n'ont de culte que celui de la liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments, et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n'a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d'eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Ils ne font pas à autrui ce qu'ils ne voudraient pas que leur fît autrui, et ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu'on attente à leur libre volonté, ils n'attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l'amour et multiplier par l'amour. Hommes, ils rendent au centuple à l'humanité ce qu'enfants ils ont coûté de soins à l'humanité, et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu'ils n'ont qu'une mère commune, l'Humanité, qu'ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l'harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui sociable ne peut se mouvoir sans elle, qu'elle est la pensée universelle, l'unité des unités, la sphère des sphères, qu'elle est immanente et permanente dans l'éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l'anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu'ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s'ouvrent ; la sympathie, l'amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l'amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l'inconnu.
    Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d'oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L'homme est son roi et son Dieu  "
    "Moi et mon droit." telle est sa devise.
    Sur l'emplacement des principales grandes villes d'aujourd'hui, l'on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j'ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelque fois ce n'étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C'est à l'occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l'intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L'agriculture y avait apporté ses gerbes, l'horticulture ses fleurs et ses fruit, l'industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L'architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
    Ce n'était pas un concours comme nos concours. Il n'y avait ni jury d'admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule souveraine. C'est pour complaire à cette puissance de l'opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c'est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l'émulation, pour les faibles comme pour les forts. C'est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu'ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu'ils s'en sont plus ou moins écartés ; et l'avenir se charge de ratifier ses maternelles observation. Et tous ses fils se grandissent à l'envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l'orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.
    Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d'un des squares de l'universelle cité. C'est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l'égalité, de l'anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d'une étoile, mais ses faces rectangulaires n'ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L'architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d'une somptuosité élégante. C'est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé, qui est composé de deux chambres à coucher, d'un cabinet de bains ou de toilette, d'un cabinet de travail ou bibliothèque, d'un petit salon, et d'une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n'empêche pas qu'il y ait aussi des cheminées pour l'agrément de la vue : l'hiver, à défaut de soleil, on aime à avoir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d'eau et de lumière. L'ameublement est d'une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y  restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n'a qu'à en exprimer le désir. Veut-il même occuper le même appartement longtemps, il l'occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d'y entrer ou d'en sortit sans être vu. D'un côté, à l'intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l'autre côté, à l'extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l'amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l'amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l'intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT À TOUS ET À CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui d'essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acceptation propre, quel que soit son âge ou son sexe, S'APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre."Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Fils des enfants de riches, à l'heure de la récréation puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l'un un cerceau, l'autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s'amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l'anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l'outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d'outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l'exemple des autres et par le charme qu'ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d'amis, les convives boivent et mangent à la même table, s'emparent à leur choix d'un morceau de tel ou tel mets, d'un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d'eux n'abuse avec gloutonnerie d'une primeur ou d'un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d'une primeur savoureuse ou d'un produit rare. C'est à qui plutôt n'en prendra que la plus petite part.  A table d'hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l'homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C'est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l'homme du monde, l'aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l'instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s'oblige. C'est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.
    Hommes et femmes font l'amour quand il leur plaît, comme il leur plaît ; avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d'autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L'attrait est la seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi l'amour est-il plus durable et s'entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant; ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l'intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l'étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l'ombre et la solitude. C'est à ses sources cachées qu'elles puisent les limpides bonheurs. Il est pur des coeurs épris l'un de l'autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes.  dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l'église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d'un bal paré, au milieu d'un quadrille et avec accompagnement d'orchestre : tout l'éclat, tout le bacchanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l'heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d'ignobles bestialités.  Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces hommes et toutes ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d'études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l'amour,  si les hommes de l'avenir pouvait s'en faire une image, ils frissonneraient d'horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d'un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.
    Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l'homme à la femme. Où est le mal, s'ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c'est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très-grand nombre. L'amour vagabond est la recherche de l'amour, c'en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n'en est pas le but. L'amour unique, l'amour perpétuel de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l'apogée de l'évolution sexuelle ; c'est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l'apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.
    A l'heure où l'on aime, douter de la perpétuité de son amour n'est-ce pas l'infirmer ? Ou l'on doute, et alors on n'aime pas ; ou l'on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l'amour n'est guère possible ; il n'est jamais qu'une illusion d'un moment, trop de préjugés et d'intérêts contre-nature sont là pour le dissiper, c'est un feu aussitôt éteint qu'allumé et qui s'en va en fumée. Dans la société nouvelle, l'amour est une flamme trop vive et les brises qui l'entourent sont trop pures, trop selon la douce, suave et humaine poésie, pour qu'il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s'exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de s'appauvrir, tout ce qu'il rencontre lui sert d'aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l'éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leur pensée comme de leurs actions, ils n'ont qu'à se chercher pour se trouver. Rien ne s'est opposé à leur rencontre, rien ne s'oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s'aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l'un pour l'autre, qu'elle a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.
    Est-ce l'amour que l'amour des civilisés, l'amour à formes nues, l'amour public, l'amour légal ? C'en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L'amour chez les harmonisés, l'amour artistement voilé, l'amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l'amour anarchique, voilà ce qui est humainement et naturellement l'amour, c'en est l'idéal réalisé, la scientification. Le premier amour est l'amour animal, celui-ci est l'amour hominal. L'un est obscénité et vénalité, sensation de brute, sentiment de crétin ; l'autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d'être humain.
    Le principe de l'amour est un, pour le sauvageon comme pour l'hominal, pour l'homme des temps civilisés comme pour l'homme des temps harmoniques, c'est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l'Humanité, c'est la carnation sanguine et replète, l'enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d'oiseaux de mer ou de rubans autruchiens, c'est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n'est pas seulement dans l'étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l'élégance et le choix des parures, et surtout le luxe, dans les magnificences du coeur et cerveau.
    Chez ces perfectibilisés, la beauté n'est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d'une couronne d'or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n'est pas le reflet extérieur d'un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c'est le rayonnement de tout ce qu'il y a dans l'homme d'idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l'individu.
    Qu'est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté morale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c'est par la travail qu'elle croît et s'épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.
    L'amour essentiellement charnel, l'amour qui n'est qu'instinct, n'est, pour la race humaine, que l'indice, que la racine de l'amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassement de cette fange. L'amour hominalisé, l'amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d'où s'échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui couvrent les champs et montent aux nues.
    A Humanité en germe, amour immonde...
    A Humanité en fleur, fleur d'amour.
     
    Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple le l'Humanisphère composée, c'est-à-dire l'Humanisphère considérée dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considérée dans sa collectivité ou monument et groupes harmoniques. Cent humanisphères simples groupées autour d'un Cyclodéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de "HumanisphËre communale." Toutes les Humanisphères communales d'un même continent forment là le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de "Humanisphère continentale." La réunion de toutes les Humanisphères continentales forment le complément de la chaîne sériaire et prennent le nom de "humanisphère universelle."
    L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile, (celui du moins dont j'entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, chanter, danser, faire de la musique même (ce qui n'est pas toujours amusant pour l'auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodés par eux. Une autre partie est disposée pour l'appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie, puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières et d'objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie, à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomobiles, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l'ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d'études pour tous les goûts et pour tous les âges,  mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie,  l'observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d'histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici, ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c'est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l'équitation ; les salles de tir, du jeu de billard et de tous les jeux d'adresse, les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire etc. etc. Puis enfin vient le lieu où l'on s'assemble pour traiter les questions d'organisation sociale. C'est le petit Cyclodéon, club ou forum particulier à l'Humanisphère. Dans ce parlement de l'anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c'est bien différent de chez les civilisés ; là on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l'Humanisphère. L'initiative individuelle s'accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu'elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n'y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les Humanisphériens trouvent que c'est un président éminemment impartial et d'un laconisme fort éloquent. Aussi n'en veulent-ils pas d'autre.
    Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l'un à coucher, 'autre d'étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance où sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde volontaire que montent et descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n'est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n'y a dans l'Humanisphère d'autre règle et d'autre discipline que la volonté de chacun ; c'est un élan tout spontané, comme le coup-d'oeil d'une mère au chevet de son enfant. C'est à qui leur témoignera le plus d'amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C'est elle qui leur enseigne l'échange de doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l'étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l'instruction et de l'éducation sans s'égratigner aux épines.
    Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l'enfant comme le l'homme, l'homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s'obtiennent pas sans un travail de tête, sans dépense d'intelligence, et les caresses de l'amour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment.
    L'homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, le taille et le forme en joyau social. C'est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l'égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d'impressions qui multiplient à son front comme à son cOEur les passionnelles facettes, d'où jaillissent les étincelles du sentiment et de l'intelligence. Le diamant est emmailloté d'une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette croûte âpre. L'homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l'état de brillant qu'après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d'ignorance, son âpre et immonde virginité.
    Dans l'Humanisphère, tous les jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S'ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu'on n'est pas maussade impunément, et rappellera l'amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l'un d'eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l'opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d'un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s'il en est un dont l'ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c'est pour lui un bonnet d'âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l'Université ou un universitaire du Sacré-Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s'efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l'enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l'oeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d'intelligence et d'amour. Il faut pour cela l'inspiration de cette grande artiste qui s'appelle la Liberté.
    Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l'un d'eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s'y attarde, qu'il y demeure jusqu'au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composées, comme l'on sait, de deux chambres à coucher, libre à eux de se le partager, si c'est à la convenance de la mère et de l'enfant. Ceci est l'exception, la coutume générale est de se séparer à l'heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l'enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n'y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l'un de l'autre. Nulle inquisition, du reste, n'inspecte leur sommeil. Les veilleurs n'ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent sans sortit de leur demeure l'eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences sont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent aux champs, dans les salles d'étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part ans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n'agissant toujours que selon leurs caprices.
    Quant à ces logements, je n'ai pas besoin d'ajouter que rien n'y manque, ni le confortable, ni l'élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l'huile et les tentures de papier verni en forment l'ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.
    Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d'arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des moulures en bois verni. C'est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d'éveiller l'imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandant leurs lumières. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d'albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boîtes de jeux et de nécessaires d'outils ; enfin d'une multitude de jouets servant d'étude et d'études servant de jouets.
     
    De nos jours encore, foule de gens,  de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes,  inclinent à penser que rien ne peut s'obtenir que par l'autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C'est l'autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s'impose pas par des décrets, il résulte de l'enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L'instruction obligatoire est un contresens. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites veulent pouvoir imposer l'instruction, c'est affaire à eux, car l'instruction autoritaire, c'est l'abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l'étude et l'enseignement anarchistes, la liberté de l'instruction, afin d'avoir l'instruction de la liberté. L'ignorance est ce qu'il y a de plus antipathique à la nature humaine. L'homme, à tous les moments de la vie, et surtout l'enfant, ne demande pas mieux que d'apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s'ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime : enfant, par l'autorité paternelle, homme, par l'autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l'enfant comme l'homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en générations, cette uniformité de crétins difformes qui n'ont de l'être humain que le nom.
    L'enfant est le singe de l'homme, mais le singe perfectible. il reproduit tout ce qu'il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l'intelligence de l'homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d'abord son entendement; Que l'enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l'eau. Chez un peuple d'agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s'amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S'il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s'il est près d'un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la Société lui donnera le spectacle. Il prendra l'habitude de la brutalité, s'il est avec des brutes ; de l'urbanité s'il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s'il vit avec des travailleurs de l'industrie, de l'art ou de la science : ou bien, empreint d'un cachet de dévergondage et de désoeuvrement, s'il n'est en contact qu'avec les oisifs et les parasites.
    La société agit sur l'enfant et l'enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l'exclusion d'un de l'autre. C'est donc à tort que l'on a dit que, pour réformer la société, il fallait d'abord commencer par réformer l'enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.
    L'enfant est un miroir qui réfléchit l'image de la virilité. C'est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se déguerréotypent les traits de l'homme social. Et ces traits se reproduisent chez l'un d'autant plus accentués qu'ils sont plus en relief chez l'autre. L'homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l'enfant : "Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais." L'enfant ne tiendra pas comte des discours, si les discours ne sont pas d'accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s'attachera surtout à suivre votre exemple ; et si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n'en ferez jamais un homme de bien.
    Dans l'Humanisphère, l'enfant n'a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout ce meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du coeur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l'homme, le travail, y est devenu une série d'attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l'un à l'autre dans une immense et incessante harmonie. comment, dans un pareil milieu, l'enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ; Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l'industrie, ne pas s'essayer, dès l'âge le plus tendre, au maniement des forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s'instruire ? Répondre autrement que par l'affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.
    Voyez l'enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l'épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade, aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l'existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l'emploi de tous les objets. Mais, hélas !, bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d'intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu'il sollicite. L'enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le aire sortit une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l'expansion de son intelligence, on la muselle. Et quand l'enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu'il s'est tenu coi dans sa peau, et n'a pas ennuyé papa ou maman de ses importunes questions ; quand il s'est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu'il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d'épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s'appelle former l'esprit des enfants.  Oh ! l'autorité ! oh ! la petite famille !... Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l'infanticide !...
    Sous l'aile de la liberté, au seins de la grande famille, au contraire, l'enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes, ou femmes, que des éducateurs disposés à l'écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notions du juste et de l'utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d'équitables et de très intelligents jugements pour l'avenir.
    Chez les civilisés, l'homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l'enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d'exubérance.
     
    Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme de l'Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l'ineffable amour de la mère pour leur petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d'en être nourrice, le soin de sa beauté, l'instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.
    La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d'infanticide que la nature réprouve à l'égal de celle qui fait avorter l'organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s'étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ces fonctions organiques, attentats de lèse-maternité.
    Quoi de plus gracieux qu'une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodigant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n'est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d'alimenter à la mamelle la sève de ce brin d'homme, d'en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s'embellir, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s'y entr'ouvrir enfin de plus en plus, jusqu'à ce qu'il s'épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n'est pas femme. Son coeur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l'apparence humaine, elle n'en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu'une moitié d'amante.
    Dans l'Humanisphère, toute femme a les vibrations de l'amour. La mère comme l'amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur coeur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l'enfant comme le sourire de l'homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.

    D'ailleurs, ce travail de l'allaitement, comme tous les autres travaux maternels est bien plutôt un jeu qu'une peine. La science a détruit ce qui est répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C'est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c'est leur rouage infatigable qui s'en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C'est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c'est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C'est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d'acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l'homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu'elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l'équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.
    Les salons du réfectoire sont d'une architecture élégante, et n'ont rien d'uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé, encadré d'une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d'or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d'étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C'était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d'acier poli. D'une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l'autre elle tenait une coupe qu'elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l'enfant mutin qui cherchait à s'emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d'épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d'oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d'or marquaient les heures. Le soir une flamme s'épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne ; faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient les contours. Des grappes de raisin à grain de cristal pendaient à travers le feuillage et scientillaient au milieu de ces ondoynates clartées.
    Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l'or et l'argent recèlaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.
    Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les arômes de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.
    Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail, les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.
    Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc.; etc. Et librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement, il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie.
    Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles de cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une bégarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.
    Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elle rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes et aussi petites que l'on veut.
    Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C'est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l'immobilisation, une aspiration vers l'idéal avenir.
    Il y a aussi le gymnase où l'on fait assaut de force et d'agilité ; le manège où, écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l'arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.
    S'il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines ou les montagnes agrestes, où l'on rencontre, à certaines distances, des grottes et des chalets où l'on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leurs caprices ces essaims de promeneurs.
    A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l'un pour y résumer ses impressions du jour avant de se livrer au repos ; l'autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.
    Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu'il est nécessaire, on s'assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l'initiative de la parole. Les statistiques d'ailleurs, les projets, les plans ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l'urgence en a été généralement reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n'y a-t-il bien souvent qu'une voix, la voix unanime, pour l'acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l'exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s'exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d'aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontenay, les avis se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l'attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d'un commun accord la même route, sans qu'aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L'attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s'abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s'il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s'il s'ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l'Humanisphère. L'égoïsme bien entendu, l'égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne ne songe à violenter son prochain. Et c'est par égoïsme e qu'on fait échange de bons procédés.
    L'égoïsme, c'est l'homme ; sans l'égoïsme, l'homme n'existerait pas. C'est l'égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C'est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C'est l'égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d'eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C'est l'égoïsme qui stimule son ambition et l'excite à se distinguer dans toutes les carrières où l'homme fait acte de force, d'adresse, d'intelligence. C'est l'égoïsme qui l'élève à la hauteur du génie ; c'est pour se grandir, c'est pour élargir le cercle de son influence que l'homme porte haut le front et loin son regard ; c'est en vue de satisfactions personnelles qu'il marche à la conquête des satisfactions collectives. C'est pour soi, individu, qu'il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c'est pour soi qu'il redoute l'image des souffrances d'autrui. C'est pour soi encore qu'il s'émeut lorsqu'un autre est en péril, c'est à soi qu'il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l'instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables,  le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l'existence des autres. C'est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n'est que de la spéculation, spéculation d'autant plus humanitaire qu'elle est plus intelligente, d'autant plus humanicide qu'elle est plus imbécile. L'homme en société ne récolte que ce qu'il sème : la maladie s'il sème la maladie, la santé s'il sème la santé. L'homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S'il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s'il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du coeur ou du cerveau, sans que la sensation s'en répercute de l'un à l'autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l'état de communauté anarchique, à l'état de libre et intelligente nature, comme à l'état de civilisation, à l'état de l'homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation l'homme étant institutionnellement en guerre avec l'homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C'est un dogue à l'attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l'homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l'universel bonheur. Dans l'Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l'homme ne recueillant de l'homme que des parfums, ne saurait produire que du miel.  Ne maudissons donc pas l'égoïsme, car maudire l'égoïsme, c'est maudire l'homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L'homme comme la société sont perfectibles. L'ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l'instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d'inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.
    Dans l'Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L'autorité de l'anarchie, l'absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l'arbitraire de l'autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphèriens. Les dieux, les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d'aucune sorte, mais l'autonomie individuelle. C'est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c'est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu'est formé l'ordre social.
    Demandez à l'histoire, et voyez si l'autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l'ordre, l'anéantissement de l'homme par l'homme ? Est-ce l'ordre, ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l'aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c'est le meurtre. L'ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l'ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l'épée du sergent de ville ; l'ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l'or, l'eau bénite ; l'ordre à coups de fusil, à coups de bibles, à coups de billets de banque ; l'ordre qui trône sur des cadavres et s'en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés qui auront le sentiment de l'existence.
    Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n'habitent que dans les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.
    Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d'autorité a toujours produit la plus grande somme d'harmonie. Voyez le peuple du haut des barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d'hommes à peine dégrossis par le rabot de l'éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l'insurrection publique et en leur qualité d'hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu'une femme vienne à passer, et ils n'auront pour elle que des paroles décentes et polies. C'est avec un empressement tout fraternel qu'ils l'aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c'est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu'ils prendront dans leurs bras un enfant d'inconnue pour lui faire traverser la barricade. C'est une métamorphose instantanée. Dans l'homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l'homme de la veille.  Laissez réédifier l'Autorité, et l'homme du lendemain sera bientôt redevenu l'homme de la veille !
    Q'on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après Février 48 : il n'y avait dans la foule, plus grande qu'elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d'ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n'eut lieu. C'était à qui se protégerait l'un l'autre. La multitude s'écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d'un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l'homme, c'est la maladie, qui produit l'engorgement ; chez les multitudes, c'est la police et la force armée : la maladie porte le nom d'autorité. L'anarchie est l'état de santé des multitudes.
    Autre exemple :
    C'était en 1841, je crois,  à bord d'une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu'ils présidaient à la manoeuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manoeuvre s'exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu'il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu'avec une douceur toute féminine. Jamais manoeuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S'agissait-il de prendre un ris aux huniers, c'était fait en un clin d'oeil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n'aurait pas agi plus promptement d'un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n'attendait pas qu'il donnât l'ordre mais qu'il permît d'exécuter la manoeuvre. Et pas la moindre confusion, pas un noeud d'oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s'y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c'était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l'autorité, le matelot n'agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manoeuvre des mains et de l'intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypsodans les mers d'Orient. L'officier en question ne séjourna que 2 mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.
    Or donc l'absence d'ordres, voilà l'ordre véritable. La loi et le glaive, ce n'est que l'ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C'est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L'anarchie en est l'antipode, et cet antipode est l'axe du monde humanisphérien.
    La liberté est tout leur gouvernement.
    La liberté est toute leur constitution.
    La liberté est toute leur législation.
    La liberté est toute leur réglementation.
    La liberté est toute leur contraction.
    Tout ce qui n'est pas la liberté est hors les moeurs.
    La liberté, toute la liberté, rien que la liberté,  telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.
    Manque-t-on dans un coin de l'Europe des produits d'un autre continent ? Les journaux de l'Humanisphère le mentionnent, c'est inséré au Bulletin de publicite, ce moniteur de l'anarchique universalité ; et les Humanisphères de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d'Europe l'expédient. L'échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, telle Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu'importe, demain c'est elle sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d'Humanisphère comme il change d'appartement,  que dans la circulation universelle une chose soit ici ou là-bas, qu'est-ce que cela peut faire ? Chacun n'est-il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?
    En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas davantage qu'on forçât un homme à travailler, qu'il ne comprendrait qu'on le forçât à manger. Le  besoin de travailler est aussi impérieux chez l'homme naturel que le besoin de manger. L'homme n'est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c'est pour les faire fonctionner. Le travail, manuel et intellectuel, est la nourriture qui les fait vivre. Si l'homme n'avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître et alors, à la place des mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme un mollusque, deux écailles.  Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés ! La paresse n'est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l'esclavage et de la civilisation ; c'est quelque chose d'Immonde et de contre nature que l'on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c'est une débauche du bras, un engourdissement de l'esprit. La paresse, ce n'est pas une jouissance, c'est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de tels fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d'exercice du bras comme au besoin d'exercice du ventre. Il n'est pas plus possible de rationner l'appétit de la production que l'appétit de la consommation. C'est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et l'on ferait mourir d'indigestion les autres. L'individu seul est capable de savoir la dose de labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l'écurie, le maître octroie à l'animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté, l'animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre, mieux que le maître, ce qui convient à son tempérament.
    Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s'arracher un brin d'herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu'ils n'en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s'arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au delà de leurs besoins ?
    L'autorité, c'est la paresse.
    La liberté, c'est le travail.
    L'esclave seul est paresseux, riche ou pauvre ;  le riche, esclave des préjugés, de la fausse science ; le pauvre, esclave de l'ignorance et des préjugés,  tous deux esclaves de la loi, l'un pour la subir, l'autre pour l'imposer. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l'inertie ses facultés productives ? L'homme inerte n'est pas un homme, il est moins qu'une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d'intelligence ne peut moins faire que de lui obéir, et l'intelligence, ce n'est pas l'oisiveté, c'est le mouvement fécondateur, c'est le progrès. L'intelligence de l'homme, c'est son instinct, et cet instinct lui dit sans cesse : Travaille ; mets la main comme le front à l'oeuvre ; produis et découvre ; les productions et les découvertes, c'est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail, c'est la vie. La paresse, c'est la mort.  Meurs ou travaille !
    Dans l'Humanisphère, la propriété n'étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l'activité et la rapidité du travail font éclore autour de l'homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n'a plus qu'à allonger la main pour saisir le fruit, qu'à attendre au pied de l'arbre pour y avoir un abri. Seulement l'arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C'est l'anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l'ombrageuse bestialité, mais l'anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C'est l'anarchie, non plus dans la faiblesse et l'ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l'anarchie dans la force et le savoir, tronc rameaux de l'harmonie, le glorieux épanouissement de l'homme en fleur, de l'homme libre, dans les régions de l'azur et sous le rayonnement de l'universelle solidarité.
    Chez les Humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu'un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L'homme veut être complet, et il n'est complet qu'à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n'est pas un homme naturel ; c'est une monstruosité qui ne provoquerait que l'éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l'Humanisphère. L'homme doit être à la fois homme de pensée et homme d'action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l'oeuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L'homme n'est plus un homme alors, mais une serinette.
    Un Humanisphérien non seulement pense et agit à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d'orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre ; il passera du burin à la pioche, du fourneau de cuisine à un pupitre d'orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c'est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l'harmonie. Il n'en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l'instant d'après, et dans une autre production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l'homme acquiert la possession de plus d'objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c'est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.
    Je répète ici ce que j'ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l'homme, ce n'est pas seulement d'une moitié de l'humanité dont il est question, mais de l'humanité entière, de la femme comme de l'homme, de l'Etre humain. Ce qui s'applique à l'un s'applique également à l'autre. Il n'y a qu'une exception à la règle générale, un travail qui est l'apanage exclusif de la femme, c'est celui de l'enfantement et de l'allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu'elle ne peut guère s'occuper activement des autres. C'est une spécialité qui l'éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevé, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.
    A sa naissance, l'enfant est inscrit sous les noms et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu'on lui a donnés ou en change. Dans l'Humanisphère, il n'y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l'artifice. Tous sont égaux et légitimes devant l'Humanisphère et l'humanisphérité. Tant que l'embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le foetus dans l'organe interne, il est considéré comme ne faisant qu'un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s'opère lorsque l'enfant peut aller et venir seul. La mère et l'enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l'enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la meute des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d'une longue couvée, ne se soucie plus de l'avoir constamment auprès d'elle, alors ils peuvent se séparer. L'appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s'y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu'un nouveau-né perde sa mère, ou qu'une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l'enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l'orphelin la mamelle d'une chèvre ou d'une lionne. Il est même d'usage parmi les mères nourricières de faire boire à l'enfant chétif du lait d'animaux vigoureux tel le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d'ânesse aux poitrinaires. (N'oublions pas qu'à l'époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l'homme possède des troupeaux d'ours comme nous possédons aujourd'hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l'homme ; qu'ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s'inclinent devant l'auréole de lumière et d'électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L'homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)
    La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l'hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, d'ours ou boeuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l'homme et des facultés de l'homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C'est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier qui est la petite humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, telle aussi l'Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l'homme libre. C'est à son ombre qu'il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.
    Comme on doit le penser, il n'y a pas de médecins, c'est dire qu'il n'y a pas de maladies. Qu'est-ce qui cause les maladies aujourd'hui ? Les émanations pestilentielles d'une partie du globe et, surtout, le manque d'équilibre dans l'exercice des organes humains. L'homme s'épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L'un se tord dans les convulsions du jeûne, l'autre dans les coliques et les hoquets de l'indigestion. L'un occupe son bras à l'exclusion de son cerveau, l'autre son cerveau à l'exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l'homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d'où s'exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu'il y ait des maladies comme l'avocat a intérêt à ce qu'il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l'arsenic ; d'une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d'une Brinvilliers, mais vraiment qu'est-ce qu'une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu'on nomme des médecins ? La Brinvilliers n'attentait qu'à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l'intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n'ayez pas des académies de médecins ! Hommes d'amphithéâtres ou d'échafauds, assassinez s'il le faut le présent, mais épargnez au moins l'avenir !...
    Chez les Humanisphériens, il y a équation dans l'exercice des facultés de l'homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'y occupe pas de chirurgie ni d'anatomie. Aucun art, aucune science n'y sont négligés. Il n'est même pas un humanispérien qui n'ait plus ou moins suivi un de ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d'hygiène et d'anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l'un un bol d'exercice, l'autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.
    Contrairement à Gall et à Lavater qui ont pris l'effet pour la cause, ils ne croient pas que l'homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-il ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés, (sauf de rares exceptions : il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie,) les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d'une telle ou telle autre manière. La physionomie de l'homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu'il avait étant enfant. La crâniologie de l'homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n'a le plus souvent rien de comparable avec celle qu'il avait au berceau.  De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d'élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l'abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d'une épaule, de même aussi l'exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes à rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l'épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement les stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l'homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l'homme le plus parfait. Le type de l'idéal n'est sans doute pas d'être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue,  au nom de la prétendue science,  venait dire que c'est le soleil qui s'échappe des rayons, et non les rayons qui s'échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d'hommes ! Paradis d'épiciers !
    Comme il n'y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n'y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s'il y en a encore, c'est conservé dans l'esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d'antiquité. Les livres mêmes des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc. etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques ; personne ne les lit, ce sont des langues mortes, du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s'avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu'il a le courage d'en lire quelques lignes, il referme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions syphilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.
    La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l'amitié et l'amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l'humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les moeurs. L'amour n'est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n'est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L'amitié n'est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu'on accepte ou refuse sa marchandise, c'est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l'Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel, l'apparence n'est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur chez les civilisés. L'homme libre porte au coeur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n'est pas même une exception parmi les humanisphériens.
    Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d'idéal que ces populations ne trouvent pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l'impossible. La femme, surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l'autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s'abandonne avec tout l'élan du coeur et de l'imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l'amour divin est l'intrigue. Tous ces chants d'anges et d'angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d'encens, cet opéra de l'éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d'orchestre, ces stalles d'azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d'Eve, ont des places d'honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d'impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée,  sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole,  vers l'idéalisation de l'être humain dans les sphères parsemées d'écueils et constellées de superstition du fluiditique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s'insurge par la superstition contre ce degré d'infériorité sur lequel l'homme l'a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l'ascension céleste, de la bestialité de l'homme à la spiritualité de Dieu.
    Dans l'Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L'homme n'est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l'homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l'instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L'homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l'un à l'autre. Les sources vives du coeur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l'homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L'amour n'est plus du mysticisme ou de la bestialité, l'amour a toutes les voluptés ses sensations physiques et morales, l'amour c'est de l'humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L'idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l'aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l'imagination, il faut qu'il y ait des nuages, et sous le crâne des humanisphériens, il n'y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n'y a point de ténèbres ; là où règne l'intelligence, il n'y a point de superstition. Aujourd'hui que l'existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l'expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.
    Dans le monde civilisé, tout n'est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l'esprit. L'esprit est un égout à d'abjectes pensées, la chair un exutoire à d'immondes plaisirs. En ce temps-ci l'homme et la femme ne font pas l'amour, ils font leurs besoins... En ce temps là ce sera une besoin pour eux que l'amour ! Et ce n'est qu'avec le feu de la passion au coeur, avec l'ardeur du sentiment au cerveau qu'ils s'uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n'agiront plus que dans l'ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l'esprit. La liberté aura tout purifié.
    Après avoir visité en détail les bâtiments de l'humanisphère, où tout n'est qu'ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de sciences et d'arts et musées de toutes les productions ; après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l'électricité est le mobile, laborieuses d'engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d'esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l'attraction est l'unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l'évolution anarchique produit l'harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s'abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l'intérieur et l'extérieur de l'Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d'aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d'une humanisphère à une humanisphère, d'un contient à un continent, et d'un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses,  comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu'on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l'Autorité, quand l'Anarchie, cette loi de la Liberté, a des moeurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu'on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?... Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont que des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu'il s'agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu'il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c'est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu'elle ne s'éveillât pas à la lumière. L'autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l'humanité et l'étouffe ; qu'elle entende la voix de la Liberté, qu'elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura retrouvé la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l'amour, au bonheur !
    Bien que dans l'Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s'exécutaient sans qu'aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C'était bien simple pourtant. Qu'est-ce qui rend le travail attrayant ? Ce n'est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s'exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n'est pas toujours la profession qu'il aurait choisi : le hasard plus que l'attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu'il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu'avec dégoût ce travail qu'il accomplissait naguère avec plaisir. L'ivrognerie et la paresse n'ont pas d'autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée, et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d'élite, ils s'insurgent jusqu'au meurtre, jusqu'au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d'hommes, fer contre fer et face à face avec l'échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !...
    Dans l'Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s'exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d'une barricade, et sont entièrement libres d'y rester le temps qu'ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n'y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d'aptitude à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l'initiative, selon qu'il s'en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n'y a pas d'autorité. De plus il est rare qu'il n'y ait pas mélange d'hommes et de femmes parmi les travailleurs d'une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fût-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l'accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s'en abstiennent seront charmés que d'autres s'en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d'autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l'homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l'humanité. J'ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort de Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire prendre par un co-détenu leur tour de corvée,  et c'était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures,  mais qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l'argent qui eût pu servir à les en affranchir. L'homme véritablement homme, l'homme égooestement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu'elle procure aux autres que de s'en dispenser en vue d'une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c'est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L'égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d'immortalité célestes. Les humanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l'Humanité, afin de jouir,  depuis l'instant de leur naissance jusqu'à l'extinction de leur vie,  des bénéfices de l'assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur qu'au prix de l'universel bonheur.
    Je n'ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n'a rien d'uniforme, chacun s'habille à sa guise. Il n'y a pas de mode spéciale. L'élégance et la simplicité en est le signe général. C'est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu'en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap ou de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d'une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen-Âge ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l'étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L'un laisse flotter sa blouse, l'autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d'acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L'hiver, l'un s'enveloppe d'un manteau, l'autre d'un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, imaginent les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d'elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d'or ou d'argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre porte des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l'infini. Elles ne cherchent pas à s'uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leurs vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s'épilent pas plus les poils blancs qu'ils ne s'arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tolle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu'au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu'il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l'habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d'un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d'un frac à tête de crétin et à queue de morue. L'habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C'est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s'habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l'Humanisphère, l'humanité est loin d'être un chenille, elle n'est plus prisonnière de son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l'ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l'élégante envergure du papillon.  Prise dans le sens absolu, l'enveloppe, c'est l'homme : La physionomie n'est jamais un masque pour qui sait l'interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n'est pas beau : combien plus laid encore est son moral !
    Dans mes excursions, je n'avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j'eus l'occasion d'assister à un enterrement.
    Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d'un grand berceau. Il n'était environné d'aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d'oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à la suite. Je les imitai.
    Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s'arrêta. La machine en question avait à peu près l'apparence d'une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d'un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l'enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.
    Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d'insalubrité, et qu'il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu'attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu'ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n'est pas la superstition qui fait loi chez eux, c'est la science. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l'âme et du corps, ils ne reconnaissent que l'unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et une formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide ou plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l'âme fût une chose distincte du corps,  ce que tout dénie,  il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.
    De même que, à la chaleur du calorique la vapeur de l'eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu'on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d'électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s'ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l'électricité qui l'anime ne disparaîtra pas dans l'impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l'existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s'évapore ; corps et âme se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l'aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c'est-à-dire à l'infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu'est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d'êtres imperceptibles, susceptibles d'attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce que est la même chose, le mouvement, c'est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l'action chimique de la nature. C'est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l'homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s'use par le frottement, la locomotive va au rebut, l'homme à la tombe. C'est ce qu'on appelle la mort, et qui n'est rien qu'une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.
    Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l'on voudrait que l'âme, qui n'est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d'infiniment petits dont le tout s'appelle un homme ; l'on voudrait que l'âme ne se renouvelât pas d'année en année et d'instant en instant ; qu'elle ne perdît rien de son individualité en s'exhalant au dehors, et n'acquît rien de l'individualité des autres en en respirant les émanation ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l'on voudrait,  vaniteuse et absurde inconséquence de notre part !  que ce souffle de destruction ne pût briser l'âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?
    En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l'immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l'on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l'on finit par conclure qu'ils sont l'un et l'autre.
    Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champ de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d'aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l'humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d'en retarder ainsi l'avènement à la lumière. Comme il n'y a pas à douter que la terre ne fasse échange d'émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l'homme est pure, plus elle est apte à s'exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C'est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l'humanité soit perdu pour l'humanité, afin que ces restes repassés à l'alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.
    Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l'amour de l'humanité jusqu'à l'anthropophagie : ils mangent l'homme après sa mort, mais sous une forme qui n'a rien de répugnant, sous forme d'hostie, c'est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d'aliments. C'est la communion de l'homme par l'homme, la résurrection des restes cadavériques à l'existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d'une vie nouvelle, avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L'immortalité, affirment-ils, n'a rien d'immatériel. L'homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils, se dissout quand il a fini sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère.  L'homme sème l'homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L'humanité est la sève de l'humanité, et elle s'épanouit en elle et s'exhale au dehors, nuage de pensée ou d'encens qui s'élève vers les mondes meilleurs.
    Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l'induction et la déduction, sur l'analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.
    Je parcourus tous les continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je vis partout qu'une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-rouges ;) la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L'humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d'une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de suaves pensées, est comme un parfum qui s'en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d'énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d'un clair ruisseau dans un cours d'eau calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C'est l'être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans la pensée l'empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c'est l'homme fait homme.
    Ainsi m'est apparu le monde ultérieur, ainsi s'est déroulé sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélé à mon esprit l'harmonique anarchie ; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine.
    O Liberté ! Cérès de l'anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d'un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l'Avenir, la corne d'abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.
    Et toi, Idée, merci de m'avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon coeur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n'ont que des regards d'amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d'humains ; laisse-moi m'épanouir parmi toutes ces fleurs d'hommes et de femmes ; laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l'universelle félicité !
    Idée, pôle d'amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m'abandonne pas ; ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l'autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m'as donné le spectacle. O toi par qui s'opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre ma vie dans l'Humanisphère et l'humanisphérité !...
    Enfant, me dit-elle, je ne puis t'accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vu naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du coeur le cadavre ambulant de l'Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l'exemple, la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plateforme (de) l'échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l'étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbares ignorances. Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l'autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoise un sanglant défi ; combat avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou .... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d'épines, mords l'éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton coeur ; c'est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n'est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l'humanité future !...
    Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d'arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l'an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n'est pas une femme de lupanar qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d'elle pour en obtenir le sourire. C'est une grande dame fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du coeur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l'antipode de la civilisation, elle y convie l'Humanité. Avec la vapeur et l'électricité on abrège les distances. Tous les chemins de fer conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!
    L'Idée avait parlé : je m'inclinai...


    TROISIÈME PARTIE.

    Période transitoire.

    Comment s'accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer d'une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c'est un pas vers l'anarchique liberté, j'y applaudirai. Que le progrès s'opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Italie ; d'une manière quelconque que l'unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s'unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s'organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l'accaparement privé par l'exhibition publique et le commerce du capital par l'échange des produits ; qu'ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu'ils décrètent en germe l'abolition de toute espèce d'usure, et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l'on supprime l'héritage et qu'on emploie le produit des successions à doter chaque mère d'une pension pour l'allaitement et l'éducation de son enfant ; qu'on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu'on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu'on les rase, et qu'on édifie sur leur emplacement des monuments d'utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l'inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le code pénal et l'échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu'elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l'Avenir et non un retour au Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.
    Tout ce qui est devenu grand et fort a d'abord été chétif et faible. L'homme d'aujourd'hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l'était l'homme d'autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n'est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l'homme comme les sociétés civilisées précèdent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l'engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, comme il faut à l'homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L'avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l'équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l'attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C'est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l'un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu'avec plus de force son inclinaison naturelle, et n'en affirme qu'avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d'y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l'Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d'effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l'Infini, toutes ces magnificences de l'universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l'intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté; Tout ce qui est devant toi c'est ton domaine, l'immensité c'est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l'attraction. Debout, blonde souveraine,  mère, non plus cette fois de l'enfant infirme d'un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d'hommes en possession de tous leurs sens, d'amours lucides et armés d'un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l'Avenir !...
    Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait voeu de liberté, Ernest Coeurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l'un d'eux dans son livre La Révolution dans l'homme et dans la société,prophétisent la régénération de la société par l'invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l'analogie qu'ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s'établira en Europe qu'autant que l'Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d'affirmer que la liberté doit être partout ou n'est nulle part. Mais ce n'est pas seulement en Europe, c'est par tout le globe que l'unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde de ses racines, puisse s'élever assez haut pour abriter l'Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l'universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n'est pas seulement l'invasion des Cosaques sur la France qu'il faudrait appeler, c'est aussi l'invasion des Cipayes de l'Hindoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie ; celle des Peaux-rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-unis, plus sauvages que les Peaux-rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu'il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l'Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu'ils n'étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n'est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin.  C'est du creux sillon, c'est du fond de l'atelier, c'est charriant, dans ses flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au coeur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique Cité ; c'est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C'est au bruit de cette tempête sociale, c'est au courant de cette inondation régénératrice que croulera la Civilisation en décadence. C'est au souffle de l'esprit novateur que l'océan populaire bondira de son gouffre. C'est la tourmente des idées nouvelles qui passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines
    Ce n'est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c'est la lumière. Les anciens n'ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l'esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l'esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l'arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s'étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront, pied à pied, idée à idée, toute l'Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l'oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l'Anarchie Sociale. L'Europe conquise et librement organisée, il faudra que l'Amérique se socialise à son tour. La république de l'Union, cette pépinière d'épiciers qui s'octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l'étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l'Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d'Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l'intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au coeur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d'un fouet et d'une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours de l'or et du sang à sucer... La Babel américaine enfin tremblera sur ses fondements.
    Du Nord au sud et de l'Est à l'Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les Etats.
    La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-unis sociaux d'Europe enjambera l'Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l'homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n'y a pas place pour l'exploitation. Aussi s'enfuiront-ils jusqu'aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.
    Ainsi le socialisme d'abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification, et d'envahissement  en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe.


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