•        Bisexualité, hétérosexualité, homosexualités,        hermaphrodisme, transsexuel(le)s, pédophilie, inceste,  travestis…, sur le vif, quelques réflexions sur la sexualité.

                                        David/Myriam

    Nous sommes tous bisexuels, androgynes et hermaphrodites.
    Abolition des genres et des ghettos sexuels.
    Ce n'est pas la sexualité qui est sale, mais les violences et la domination.


    Au-delà des pratiques plus ou moins exclusives, il est possible de dégager la véritable nature de la sexualité humaine.


    S’il s’en donne la peine, l'être humain est parfaitement capable de briser toutes les barrières artificielles et criminelles installées par les pseudo-sociétés (actuelles et passées) pour asservir et mutiler les gens sur les plans psychique, affectif et sexuel. Les différences d'âge et de sexe ne devraient pas avoir plus d'importance que la couleur de la peau ou des cheveux. L'homosexualité est maintenant assez bien reconnue dans certains pays, et on ne voit pas au nom de quoi on devrait interdire absolument des relations adultes-enfants. Il n'y a aucune raison valable d'interdire quoi que ce soit dans le domaine de la sexualité. Du moment que les partenaires sont libres et consentants, qu'ils ne subissent de contraintes d'aucunes sortes, ils devraient pouvoir faire ce qu'ils veulent.
    Ce n'est pas la sexualité qui est sale, c'est la violence, l'irrespect, l'éventuelle superficialité, l'hédonisme primaire, l'instinct de domination et d'appropriation de l'autre.

    Et qu'on ne me fasse pas le coup de "la sexualité c'est réservé à la procréation et donc ça ne concerne que des mâles et femelles en âge de procréer". Tout le monde sait bien que la procréation n'est qu'accessoire et que la sexualité n'a rien à voir avec le besoin de procréer. D’autant que la sexualité ne se limite pas aux seuls organes génitaux et s’étend à tout le corps et même au-delà. D’ailleurs, les animaux s’adonnent aussi au sexe pour le plaisir, et même à l’homosexualité. Il y a même des espèces animales qui sont hermaphrodites ou qui changent de sexe au cours de leur vie.

    Ce n'est pas parce que des criminels abusent de leur force physique ou de leur force de persuasion pour violenter des enfants que la possibilité de relations adultes-enfants est à rejeter dans tous les cas.

    D'ailleurs, au sein des familles et des couples hétérosexuels standards, on observe des tas de violences (sexuelles ou autres), et on n'interdit pas pour autant la famille et le couple hétérosexuel. Au contraire, on l'encourage. Sans parler des viols entre mineurs, des diverses discriminations dont sont victimes les femmes de par le monde dans des pays de sexualité dite "normale".
    De plus, les criminels sexuels (qu'ils s'en prennent à des enfants ou à des adultes) ne sont pas les seuls responsables de leurs crimes, la "société" (ses tabous, ses violences, ses tentations perverses et contradictoires...) et la famille qui les a élevés sont souvent tout aussi responsables de leurs dérives tragiques.

    Dans une société vraiment humaine, les enfants seraient mûrs beaucoup plus tôt. Ils deviendraient rapidement adultes au lieu qu'on les maintienne dans un infantilisme débile propice à tous les conditionnements sociaux. Je précise que nous n'encourageons pas à ignorer la loi, on est bien obligé de s'y conformer pour éviter de se retrouver en taule. Mais il est important de dénoncer l'absurdité et la violence des lois qui interdisent des relations (sexuelles-affectives) enfants-adultes et enfants-enfants (ou encore l'homosexualité, dans de nombreux pays). Il est important de dire que l'Amour ignore les frontières, que les choses pourraient se passer autrement si les gens étaient moins barbares. Avec des humains un peu évolués, des lois stupides ne seraient plus nécessaires pour tenter de contrôler les violences éventuelles, les tabous disparaîtraient et la sexualité ne serait qu'une composante de la relation parmi d'autres. Le sexe ne poserait pas plus de problème que le fait de manger ou dormir.

    Encore une fois, si une relation entre deux êtres humains est exempte de violences et de contraintes, si cette relation est envisagée dans une ambiance d'égalité, de respect mutuel, d'entraide mutuelle, d'élévation intellectuelle, artistique, spirituelle..., il n'y a AUCUNE raison de l'interdire. Et ce quel que soit l'âge ou le sexe des partenaires. En précisant qu'une relation, idéalement, devrait se vivre sous tous les plans : spirituels, intellectuels, artistiques, affectifs, sexuels.... Une relation devrait être un tout harmonieux, la sexualité fait partie de l'ensemble, et on ne voit pas pourquoi on exclurait telle composante (sexuelle ou autre d’ailleurs), sous prétexte que les tabous et les habitudes arriérés condamnent l'homosexualité ou les activités sexuelles au-dessous de 14 ou 12 ans.

    Evidemment, on ne pourrait avoir le même genre de sexualité avec un jeune de 10 ans, un adulte de 30 ans ou un vieux de 70 ans. Les gestes et "techniques" sont, bien entendu, à adapter selon les âges, les goûts et souhaits de chacun.

    En fait, la "société" a peur de tous les comportements hors normes qui risqueraient de mettre à bas ses fondements (famille hétérosexuelle, couple exclusif, infantilisation des enfants comme des adultes...). Les gens ont peur de leur propres pulsions, de leurs violences non-maîtrisées et des ouvertures possibles. Et ils prennent prétexte des violeurs d'enfants pour condamner la vraie pédophilie, car ils ont bien trop peur de réfléchir et de se remettre en cause. C'est plus facile d'accuser des criminels caricaturaux que de s'interroger sur la sexualité. C'est plus facile de se défouler contre des violeurs que de regarder en face tous les tabous. C'est plus facile d'accuser les autres de tous les maux que de reconnaître la part de responsabilité collective qui revient à tous ceux qui cautionnent une société criminogène.
    Souvent, ceux qui dénoncent l'homosexualité ou la pédophilie authentique (sans violences) en les traitant d'activités sales et répugnantes sont bien plus sales que ceux qu'ils s'efforcent de dénoncer sans réfléchir. Ils n'y a qu'à voir comment est traitée la sexualité dans la plupart des films grand public, ça ne fait pas envie. Si les gens dits "normaux" étaient moins pervers et sales, peut-être qu'il y aurait moins de prostitution, moins de pornographie débile, moins de films caricaturaux où on exalte la séduction outrageante et la baise à tout va.
    Qui fréquente les prostituées ? Qui achète des services sexuels à des filles le plus souvent battues et contraintes de faire ce sale boulot ? Qui ?? Eh bien le plus souvent, il s'agit de bons pères de famille, des modèles qu'il conviendrait de suivre !!

    Dans toute l’industrie publicitaire et cinématographique, les femmes (et les hommes) sont sexualisés de manière caricaturale . On aguiche par tous les moyens les spectateurs avec tous les artifices de séduction possibles : femmes-enfants, femmes-fatales, hommes-héros-musclés, jeunes-bien-lisses… Les mass médias excitent tant qu’ils peuvent les instincts sexuels, mais attention, il est interdit de passer à l’acte hors des normes établies. Sans même parler de ce qui est appelé pornographie, le marché du sexe réalise des profits colossaux grâce à la misère sexuelle générale qu’il contribue à renforcer. Les pubs "érotisées" omniprésentes permettent de manipuler à loisir en faisant fantasmer dans le vide. A défaut de réaliser leurs désirs secrets ou simplement leurs "besoins" légitimes, les consommateurs se jetteront sur les objets "proposés" comme substituts par la pub. Et ça marche !!
    Mais attention, si la sexualité stéréotypée (pénétration d’un vagin par une verge) s’étale dans tous les médias, des tas d’interdits, officiels ou officieux, sont là pour que les gens restent bien tranquilles. En gros, vous avez le droit, et même le devoir, de baver tant et plus devant les pubs avec des filles le cul à l’air avant de vous farcir bobonne, mais il est strictement interdit de sauter sur n’importe qui, d’aimer des ados, d’aimer plusieurs partenaires, de rejeter la famille au profit de la communauté, de vous promener librement en robe (si vous êtes un mâle) ou à poil, d’initier vos enfants aux jeux de l’amour... Sans compter les pays qui exécutent les homosexuel(le)s.
    Bref, la liberté sexuelle est surtout réservée aux mass médias, elle sert à faire acheter, pas à développer la subversion générale. A notre époque, la liberté sexuelle n’est plus qu’un leurre factice qui est utilisé pour nous rendre prisonniers de pulsions primitives. La pub exploite de manière éhontée une fausse liberté sexuelle pour nous enfermer davantage dans ses filets commerciaux.

    En fait, la bisexualité (ou plutôt l'omnisexualité comme le dit A. Larochelle) devrait être la règle pour tous. Nous sommes tous fondamentalement bisexuels, et même omnisexuels. Mais les gens préfèrent intérioriser et accepter toutes les mutilations barbares et absurdes que leur imposent leurs parents et tout le système social afin de vivre tranquilles dans la prison coconneuse que le système leur a fabriquée sur mesure. Et ils se contentent de s'agglutiner dans des couples hétérosexuels ou homosexuels misérables en hurlant contre les prétendus "déviants" qui leur rappellent leur déchéance consentie. Qu'il y ait des tas de violences dans les familles, que des tas de couples divorcent ou que des partenaires qui se sont juré fidélité aient des tas d'amant(e)s n'ébranle même pas leurs certitudes préfabriquées.

    Les plus grands criminels sexuels sont en fait les ardents défenseurs de la famille et du couple hétérosexuel puisqu'ils militent pour la mutilation dès l'enfance des virtualités humaines, et qu'ils préparent le terrain aux violeurs. Des gens frustrés, mal aimés dans leur enfance par des parents inaptes, bloqués par les tabous sociaux..., auront beaucoup plus de risque de devenir des violeurs que s'ils étaient élevés dans un milieu libre, égalitaire, aimant, qui les pousserait vers le haut au lieu de les tirer vers leurs plus bas instincts. Au passage, les malheureuses victimes de violences sexuelles feraient mieux de remettre en cause les structures sociales aberrantes qui ont favorisé l'essor de ceux qui les ont agressés plutôt que de se focaliser sur les seuls agresseurs.

    L'être humain est à la fois homme et femme. Certaines femmes sont bien plus viriles que certains hommes, et certains hommes sont bien plus féminins que certaines femmes. La différenciation des êtres humains selon les sexes repose sur du VENT, on aurait pu tout aussi bien les classer selon la couleur de leurs cheveux ou la longueur de leurs pieds !! Des différences physiques si mineures ne peuvent en aucun cas justifier une telle séparation.

    Toute la "littérature" fondée sur les prétendues attirances irrépressibles et "naturelles" entre garçons et filles repose en grande partie sur rien, sur des préjugés et sur la volonté de faire rêvasser les gens avec des histoires à l'eau de rose. Il ne s’agit pas de nier les organes génitaux, mais de bien se rendre compte qu’ils ne sont qu’une caractéristique secondaire. La vraie personnalité est bien plus subtile et plus profonde que la soi-disant identité sexuelle.
    Avec les connaissances génétiques et hormonales actuelles, les scientifiques savent bien que la frontière H/F est en fait tout à fait floue. Le mélange masculin/féminin ne se situe pas seulement au niveau psychologique. D'un point de vue biologique, hommes et femmes ne sont pas si différents qu'on veut nous le faire croire. On classe encore les gens en garçons et en filles uniquement pour se rassurer et perpétuer les traditions de domination.

    Chacun est composé d'un subtil mélange de féminité et de virilité, ce mélange est totalement indépendant du sexe physique. Selon les situations et les activités, une femme ou un homme (au sens habituel) aura des comportements virils ou féminins, et c'est très bien ainsi. Ceux qui veulent inculquer, dès la naissance, des comportements stérérotypés aux enfants (garçons-voitures, filles-poupées) en fonction du sexe physique sont de véritables bourreaux qui obligent les jeunes à se séparer d'une grande part d'eux-mêmes. Cette mutilation les atrophie et les fragilise, et il est dur (mais possible) de s'en remettre. Le fait que les adultes ont ensuite des comportements conformes aux attitudes qui ont été décidées pour chaque sexe ne prouve que l’efficacité des conditionnements (mais il y a des "ratés"...). Cette ségrégation sexuelle mutilante et barbare est un des plus grands crimes qu'ait jamais commis la prétendue humanité contre elle-même. Plus vite on y mettra fin, mieux on se portera.
    Si on ajoute à ça le fait que les enfants sont interdits de vraie sexualité et de vraies relations jusqu’à un âge avancé, on touche du doigt l’ampleur du désastre. Pour se perpétuer et asseoir sa domination sur les êtres, ce système social monstrueux n’hésite pas à infliger une terrible double mutilation aux enfants qu’il prétend par ailleurs vénérer et protéger ! C’est vraiment énorme !

    Bien entendu, vous trouverez une armée de spécialistes (en désinformation) qui, bien qu’obligés de reconnaître la réalité de la bisexualité humaine et de la sexualité infantile, vous diront qu’il faut réprimer et oublier tout ça dans l’intérêt de l’enfant ! C’est comme si on disait : "votre enfant pourrait marcher à 2 ans, mais il vaut mieux le laisser ramper par terre jusqu’à 15 ans" ! Ces enfoirés sont les pires gardiens de l’ordre établi. La plupart utilisent leur aura "scientifique" pour imposer leurs conceptions arriérées de la sexualité humaine. Il est impossible de mesurer les conséquences de toutes ces vies brimées dès l’enfance, de toutes ces frustrations et incompréhensions, mais on peut être certain qu’elles sont énormes.

    Prenons une comparaison : dans cette “société”, les êtres humains sont comme des poules de batterie dans une cage. Ils se blessent sans arrêt aux parois de grillage, car la prison n’est pas le milieu qui leur convient le mieux. Pour apaiser les souffrances, au lieu de supprimer la cage, les psys (la plupart) et les censeurs vont s’attacher à sectionner les membres blessés et à ligaturer tout ce qui dépasse du gabarit fixé par les normes en vigueur. Génial, on ne souffre plus (c’est encore à voir, tant qu’on a un corps et une conscience...), mais au prix de morceaux en moins et d’un étouffement perpétuel. Le poulet de batterie, mou et sans saveur, devient alors l’idéal de l’humanité. Personne n’a le courage de sortir de la cage où on veut l’enfermer. Avec la complicité de ses propres victimes, le “système” fabrique des êtres fonctionnels, calibrés pour la vie de famille et la consommation, et aptes à reproduire indéfiniment le système d’oppression sur leurs propres enfants. Ce avec la bénédiction des Eglises officielles, des Etats, de la plupart des éducateurs, médecins, psys, philosophes... Bienvenue dans le camp de concentration à l’échelle planétaire fabriqué par, et pour tout le monde !

    La bisexualité, ce n'est pas la confusion ou la recherche du plaisir hédoniste, c'est au contraire assumer en conscience sa nature humaine en se dressant contre les pressions externes mutilantes. Ce qui n'interdit pas à priori des relations qui ne durent pas dans le temps, à condition que les choses soient claires et que les partenaires ne cherchent pas à fuir par ce biais tout type d'engagement.

    Il faudrait abolir définitivement cette distinction homme/femme en la rendant complètement anecdotique. Tout être humain pourrait s'adonner à n'importe quelle activité, les tâches seraient accomplies par tous (finies les tâches spécifiquement "féminines" ou "masculines"). Supprimons aussi le mariage qui limite scandaleusement l’amour humain à un seul couple. On pourrait donner des prénoms masculins aussi bien aux garçons qu'aux filles (même chose pour les prénoms féminins). D'ailleurs, on pourrait inventer des prénoms androgynes. Il faudrait aussi transformer le langage pour effacer les distinctions abusives H/F. On pourrait par exemple dire "il" ou "elle" aussi bien à un garçon qu'à une fille, suivant les situations, suivant ce qu'on veut exprimer, en introduisant beaucoup plus de nuances que la bête "binarité" masculin/féminin actuelle. Sans parler des horreurs de type Talibans, Arabie Saoudite ou Iran, il est déjà abominable d'observer en Europe à quel point garçons et filles vivent séparément et ont souvent des relations fondées sur la violence ou les stéréotypes les plus vides. Ajoutons aussi l'absurdité de la séparation jeunes-adultes, jeunes-vieux...

    Quelques mots à présent sur les mutilations chirurgicales horribles, inutiles et traumatisantes que subissent quantité d'enfants qui naissent plus ou moins hermaphrodites (ou intersexuels). Ces enfants (environ 6000 par an) naissent avec un mélange des deux sexes : un vagin et un long clitoris, une petite verge sans testicules, un vagin interne sans orifices de sortie..., toutes les combinaisons sont possibles. Eh bien, au lieu de laisser telles quelles ces merveilles de la nature en se contentant d'intervenir le minimum pour de strictes raisons de santé, certains barbares scientifiques forcent les parents à accepter pour leurs enfants des opérations lourdes qui laisseront des traces toute leur vie. Ils mutilent et bourrent d'hormones ces jeunes pour des raisons uniquement de convention sociale, pour qu'ils aient un sexe défini : mâle ou femelle. Il s’agit de rassurer ses amis en leur disant s’ils peuvent acheter un pyjama rose ou bleu ! Prétendus parents et prétendus médecins ne supportent pas cette soi-disant indifférenciation et veulent à tout prix clarifier les choses à coups de bistouri. Résultat : de nombreux hermaphrodites se trouvent très mal psychologiquement, sans parler des opérations à répétition, des traitements qu'ils doivent suivre éventuellement toute leur vie, des infections génitales fréquentes... Souvent, ils n'arrivent pas à avoir une vie sexuelle épanouie à cause des opérations. Une fois adultes, la quasi-totalité d'entre eux auraient préféré qu'on les laisse intacts. Souvent, ils se sentent toujours plus ou moins "ambigus". Mais ça ne fait rien, les chirurgiens nazis continuent leur sinistre besogne (environ 5 opérations par jour aux USA). J’ai vu sur France 3 un documentaire édifiant de Phillys Ward le 8 janvier 2001 sur le sujet.
    Arbitrairement, les bourreaux fabriquent un vagin, raccourcissent un clitoris ou allongent une verge pour que les intersexuels ressemblent aux autres ! Ils se préoccupent moins du bien-être de ces hermaphrodites plus ou moins accomplis que du confort de l’entourage. ACH, tout le monde doit avoir un sexe clair que l’on peut marquer sur les papiers d’identité. Ils ignorent complètement les témoignages des personnes qui sont très contentes de leurs organes bizarres.
    Les atrocités imposées aux hermaphrodites sur un plan physique sont exactement semblables à celles que la "société" impose à tout le monde sur un plan psychique. Pour les hermaphrodites, c’est encore pire puisqu’ils sont charcutés sur tous les plans.

    Ce ne sont pas les hermaphrodites (ou intersexuels) qui sont des monstres, ce sont les imbéciles qui veulent les faire rentrer de force dans le moule de la bipolarité sexuelle. Les monstres, ce sont ceux qui se laissent faire par le système et qui détruisent leur part féminine ou masculine pour ne garder que celle qui correspond à leurs organes génitaux, car ils se transforment en unijambistes incomplets. Les hermaphrodites sont au contraire des messagers, des ponts très précieux entre les 2 sexes, un exemple de ce que pourrait être l'humanité. Par leurs prétendues difformités, ils traduisent sur un plan physique la bisexualité psychique qui est le fondement de chaque personne. Nous sommes tous des hermaphrodites dans nos têtes !! Qui sait si les êtres humains ne deviendraient pas tous hermaphrodites aussi sur un plan physique s’ils assumaient leur vraie nature bisexuelle ?

    Il faudrait aussi sortir pour de bon de la famille, qu'elle soit bi ou mono-parentale, pour aller vers une forme de vie ensemble beaucoup plus conforme aux promesses de la nature humaine, à savoir la communauté. Un regroupement d'une dizaine de personnes serait profitable à tout le monde. Egalité absolue, pas de barrières d'âge ou de sexe. Chacun essaye de former un couple autonome avec chacune des autres personnes. Tous les adultes seraient parents des enfants éventuellement présents (chacun peut être père et mère). Ce fonctionnement faciliterait en outre les relations adultes-enfants et enfants-enfants. On ne parlerait plus d'inceste ou de pédophilie, mais d'amour et d'éducation ; on ne parlerait plus d'homosexualité, mais de relations entre deux humains... Toutes les sexualités exclusives, caricaturales et renfermées peuvent s’effacer devant la sexualité et l’amour, avec toutes les combinaisons et nuances possibles.

    C'est ce type de structure que nous avons essayé de mettre en œuvre concrètement, sauf que nous nous sommes interdit les relations adultes-mineurs pour ne pas être des hors-la-loi. Je précise que nous ne nous livrons pas à la débauche et aux partouzes débridées, mais que nous envisageons d'avoir plusieurs relations en parallèle, dans le temps et de manière constructive. Un vraie communauté est très difficile à maintenir, mais le peu que nous avons pu mettre en oeuvre nous a démontré que nos idées étaient tout à fait bonnes et praticables. Pas besoin d'attendre l'an 3000 ou 4000, si on se débarrasse de nos violences et des conditionnements sociaux. C’est parfaitement possible, s'il y a un but commun solide.

    Pour l'anecdote et montrer qu'il ne s'agit pas d'élucubrations dans le vague, quelques mots sur moi.
    Personnellement, j'ai eu des relations avec des hommes et des femmes de différents âges (encore une fois pas avec des mineurs) et ça ne m'a posé aucun problème. Même si des restes de conditionnements me font plus "spontanément" loucher du côté des filles que des garçons, je crois que je suis parfaitement bisexuel, que je me moque complètement du sexe des gens. Ce qui compte, c'est l'amour, la profondeur, la tendresse, pas la couleur des organes. Si j’étais une femme, je serais au moins lesbienne et hétérosexuelle. Par moments, je me sens plus féminin, parfois j'ai une attitude carrément virile. J'essaye de ne rien réprimer et de laisser parler les 2 "natures". Par exemple, j'adore faire du VTT dans la boue, et à d'autres moments, j’aime porter des robes et des sous-vêtements en dentelle. Parfois, le soir à la maison, je m'habille en "fille". D'ailleurs, j'enrage de ne pas pouvoir librement mettre des robes et me balader dans le village alentour. La question des vêtements n'est pas importante en soi, mais elle montre bien que l'on ne peut pas faire ce que l'on veut, c'est symbolique des blocages actuels. Dans une véritable société, il n'existerait plus de vêtements féminins ou masculins. Il y aurait toute une gamme d'habits, et chacun porterait ce qui lui plaît suivant ses goûts, ses activités du moment, son physique... Une robe et des bijoux pour aller au ciné, un bleu pour bêcher le jardin, une jupe pour faire du tennis, un pantalon pour tous les jours... (d'ailleurs, on observe que dans d'autres pays des hommes portent des kilts, des burnous, des vêtements amples, des bijoux...)


    Un dernier paragraphe sur la transsexualité

    Ceux qui se font opérer volontairement pour changer de sexe sont largement victimes des aberrations de cette "société", plus particulièrement de la bipolarité génitale exacerbée. Il est tout à fait normal que des individus porteurs de sexe mâle se sentent totalement féminins, ou que des individus porteurs de sexe femelle se sentent totalement masculins. Quoiqu'on puisse se demander s'ils ne poussent pas un peu le bouchon pour être mâle ou femelle comme tout le monde ? Mettons qu'ils estiment que leur vie psychique ne correspond pas du tout à leur sexe physique. Et alors ? C’est très bien, et ce n’est pas une raison pour s’engager dans des opérations longues, coûteuses et inutiles. On peut très bien vivre et assumer son psychisme particulier, quelle que soit la "couleur" de ses organes génitaux, de ses chromosomes et de ses hormones. Rien à cirer des impératifs sociaux artificiels d’adéquation organes/comportements. Moi aussi, j’ai parfois envie de changer de sexe, ou d’avoir les 2 en même temps (mon côté hédoniste), mais on ne peut pas toujours vouloir ce qu’on n’a pas.

    Le problème vient des pressions constantes de la "société" pour que les femelles aient des comportements dits de filles et les mâles des comportements dits de garçons, ce au mépris du bon sens et de la réalité criante. Et ensuite, celles et ceux qui ne sont pas complètement étouffés, et/ou qui ont une féminité/masculinité débordante (en opposition avec leurs organes génitaux), vont se sentir "obligés" de changer de sexe. Certains vont même sombrer dans le suicide ou la prostitution, tellement ils seront rejetés et mal-aimés.

    Qu’on se le dise : ce sentiment d’inadéquation entre le genre d’organe que l’on porte et ce qu’on a dans la tête n’a rien à voir avec une erreur de la nature, une confusion mentale, une maladie, une infirmité ou une quelconque tare. C’est parfaitement "naturel", sain et normal. Les tarés, ce sont ceux qui veulent vous faire des traitements chimiques ou psychiatriques pour vous faire ressembler aux mutilés ordinaires (ceux qui ignorent leur bisexualité foncière). Il faut l’assumer et le vivre au lieu de le réprimer ou de le "fuir" dans une opération de changement de sexe qui aurait l’air de donner raison à ceux qui prétendent qu’on doit être clairement homme ou femme.

    Victimes des préjugés que la "société" a imprimés avec force en eux, les transsexuels croient qu’ils sont obligés de se faire opérer pour vivre enfin leur vraie nature. Une fois métamorphosés, certain(e)s vont même singer de manière caricaturale les comportements et costumes stérérotypés des garçons (gros bras, poils et débardeur) et filles (mini jupe ras la touffe et maquillage femme-fatale) certifiés conformes d’origine par leurs papiers d’identité.

    Il est vrai qu’il est très difficile, dans cette "société", de s’assumer et de devenir soi-même. Des pressions énormes s’exercent sur celles et ceux qui veulent sortir des rangs de la dichotomie génitale. Il faut développer une forte personnalité et ne pas avoir peur d’être rejeté et montré du doigt pour vivre selon sa vraie nature. Encore faut-il savoir dégager sa véritable nature de la gangue de réflexes instinctifs que les mauvaises habitudes et la pseudo-éducation nous ont bourrée dans le crâne...

    La solution n’est pas de changer de sexe, mais de vivre librement avec les organes que nous a donnés la nature (et qui sont forcément les meilleurs), en oubliant les injonctions normatives. Quitte à porter des jupes ou à délirer en Drag Queen s’il le faut. Dans une vraie société qui se préoccuperait réellement du sort des gens, finies les crispations sur les pénis, les seins ou les foufounes. Le fondement de l’identité serait ailleurs. Il n’y aurait plus de transsexuel(le)s, le problème ne se poserait même plus. En quelque sorte, chacun "changerait" de sexe en permanence par le biais d’activités variées qui couvriraient toute la gamme des attitudes féminines ou masculines. La féminité (écoute, tendresse, patience...) et la virilité (force, courage, esprit d’initiative...) sont des caractéristiques humaines qui sont en fait totalement dissociées du type d’organes sexuels dont on est porteur.

    Comme pour l’hermaphrodisme, le "problème" des transsexuel(le)s est artificiellement et criminellement créé de toutes pièces par les structures nauséabondes dans lesquelles nous sommes obligés de survivre, en attendant de les reconstruire...

    Conclusion

    Dans tous les pays et à toutes les époques, des "déviants" sont présents en nombre : travestis, homosexuel(le)s, transsexuel(le)s, hermaphrodites en tous genres, pédophiles, Drag Queens, bisexuel(le)s... Leur nombre est certainement beaucoup plus important que ce qu’indiquent les statistiques, ce phénomène est souvent étouffé et obligé de rester caché. Si on ajoute tous ceux qui ont conscience de tendances qu’ils n’osent pas mettre en pratique (notamment l’homosexualité), ça fait beaucoup de monde susceptible de sortir de l’hétérosexualité familiale utile au système. Si on ajoute ceux qui ignorent leur état de bisexuels en puissance, on arrive à la totalité de gens !

    Quels que soient leurs défauts et leurs limites, l’ensemble de ces "déviants" montre de manière irréfutable et flagrante que les normes sexuelles actuelles aggravées de la bipolarité génitale sont totalement criminelles et contraires aux immenses possibilités d’amour que porte l’humanité. C’est en fait la sexualité dite normale imposée partout (une verge dans un vagin, point) qui est une monstrueuse déviation, une atteinte permanente aux droits de l’homme et à la dignité humaine.

    Il n’y a qu’à en voir les conséquences tragiques pour achever de s’en convaincre :

    viols en tout genre
    mariages forcés
    inégalités H/F dans tous les pays
    mutilations (hermaphrodites, transsexuels, circoncision..)
    misère affective et solitude généralisées, pour tous les hors cadres
    prostitution dans tous les pays
    suicides
    lynchage de gays ou de lesbiennes, de pédophiles non-violents...
    exclusion de tous ceux qui dérangent...etc...

    La quasi-universalité des tabous (avec des nuances selon les cultures et les époques) montre que ce sont finalement les gens qui les réclament. Ils préfèrent s’automutiler d’une manière ou d’une autre plutôt que de prendre en charge leur vraie nature. Les temps semblent avoir bien changé depuis mai 68. A présent, on a l’impression d’un retour en force et en douce de toutes les formes de répressions.

    Il n’empêche que l’abolition des interdits et de la classification génitale permettrait d’y voir plus clair et d’améliorer la situation. Ca ne ferait pas disparaître toutes les violences pour autant, faut pas rêver, mais ça supprimerait ce mauvais terreau si propice aux horreurs et aux injustices.
    D’un autre côté, si les gens s’engageaient réellement dans cette redéfinition de la sexualité humaine, ça voudrait dire qu’ils commencent à changer de cap de manière générale. Ca voudrait dire qu’ils envisagent de vraies relations, la transformation de la violence en amour, le partage des ressources...

    Le refus des Hommes de se prendre en main, de s’engager dans un Projet collectif humain, a fait naître des structures sociales aberrantes, elles-mêmes sources d’horreurs en tous genres, dans le domaine de la sexualité comme ailleurs. La solution n’est pas dans l’aménagement superficiel de ce qui existe, mais dans une redécouverte de l’Homme, de ce qu’il est et de sa "mission" sur Terre.

    Il ne sert à rien de s’attaquer aux conséquences, il faut toujours remonter aux sources.

    Pour finir, à ceux qui diraient qu'en prônant la bisexualité (et la disparition des lois qui répriment les relations enfants-enfants et enfants-adultes), je m'abaisse au rang d'animal, je répondrai que j'aimerais être aussi libéré que le sont les singes Bonobos qui pratiquent sans complexes et sans vergogne toutes les formes de sexualité, sans violences, et quel que soit l'âge ou le sexe des partenaires. Il faut souhaiter à l'humanité de devenir aussi évoluée que les Bonobos sur le plan de la sexualité.

    Espérons que les êtres humains n'attendront pas l'an 3000 pour changer radicalement de cap (sur le plan de la sexualité comme sur tous les autres : politique, religieux, économique, santé, rapport à la nature...). Car en l'an 3000, il sera peut-être trop tard, les prétendus humains se seront totalement détruits et auront détruit la planète avec eux.


    http://www.mutations-radicales.org/articles/bisexualite-hermaphrodisme.htm


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  • Courte biographie de Voltairine de Cleyre
    suivi de
    Traditions américaines et défi anarchiste
    Chris Crass

    (Pour rédiger ce bref résumé de la vie de Voltairine de Cleyre, Chris Crass s'est surtout servi du livre de Paul Avrich, inédit en français à ce jour. C'est pourquoi cet ouvrage est cité fréquemment dans le texte ci-dessous. Certains passages étant repris dans l'article suivant du même auteur ("Traditions américaines et défi anarchiste"), nous avons conservé uniquement ce qui concernait la vie de Voltairine, en indiquant les coupes effectuées. Ceux qui désirent consulter le texte intégral, en anglais, le trouveront sur le site infoshop.org-anarcha-feminism).

    Courte biographie de Voltairine de Cleyre

    Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866 à Leslie, dans le Michigan. Libre-penseur, son père admire beaucoup Voltaire, notamment sa critique de la religion, ce qui explique le choix du prénom de sa fille. Le grand-père maternel de Voltairine avait défendu des positions abolitionnistes et participé au "chemin de fer souterrain" (à la filière clandestine) qui aidait les esclaves à fuir jusqu'au Canada. Quant au père de Voltairine, lui-même, il avait émigré de France et était un artisan socialiste et libre-penseur. Il travaille de très longues heures pour gagner un maigre salaire, sa femme fait des travaux de couture à domicile, mais leurs enfants sont constamment "sous-alimentés" et "très faibles physiquement". Selon Addie, l'une des sÏurs de Voltairine, leur enfance misérable explique le radicalisme de Voltairine ainsi que " sa profonde sympathie et sa compréhension pour les pauvres". Ces difficultés matérielles contribuent également à multiplier les points de friction entre leurs parents, qui finissent par se séparer.
    L'enfer du couvent
    Voltairine étudie ensuite pendant trois ans et demi dans un couvent où son père l'envoie pour combattre sa paresse et son absence de bonnes manières. Pourquoi cet homme anticlérical et libre-penseur a-t-pris une telle décision? Avrich pense qu'il était exaspéré par la situation  économique dans laquelle il se trouvait et ne voulait pas que Voltairine connaisse la pauvreté. Il espérait que la formation acquise au couvent aiderait sa fille à se défendre dans la vie.
    Cette expérience va influencer toute l'existence de Voltairine. Si elle apprit beaucoup de choses, notamment à parler français et à jouer du piano, ce séjour dans une institution catholique poussa aussi son esprit rebelle dans une direction anti-autoritaire.
    Dans son essai "Comment je devins anarchiste", elle explique l'impact et l'influence durables du couvent sur sa pensée. "J'ai réussi finalement à en sortir et j'étais une libre-penseuse lorsque j'en suis partie, trois ans plus tard, même si, dans ma solitude, je n'avais jamais lu un seul livre ni entendu une seule parole qui m'ait aidé. J'ai traversé la Vallée de l'Ombre de la Mort, et mon âme porte encore de blanches cicatrices, là où l'Ignorance et la Superstition m'ont brûlé de leur feu infernal, durant cette sinistre période de ma vie. A côté de la bataille de ma jeunesse, tous les autres combats que j'ai dû mener ont été faciles, car, quelles que soient les circonstances extérieures, je n'obéis désormais plus qu'à ma seule volonté intérieure. Je ne dois prêter allégeance à personne et ne le ferai jamais plus; je me dirige lentement vers un seul but: la connaissance, l'affirmation de ma propre liberté, avec toutes les responsabilités qui en découlent. Telle est, j'en suis convaincue, la raison essentielle de mon attirance pour l'anarchisme."
    La libre-pensée
    Dès qu'elle quitte le couvent, Voltairine se met à donner des cours particuliers de musique, de français, d'écriture et de calligraphie, activité qui lui permit de gagner son pain jusqu'à sa mort. Voltairine commence parallèlement une carrière de conférencière et d'écrivaine. Voulant se débarrasser des influences autoritaires de l'Eglise sur sa formation intellectuelle, elle se lance avec ferveur dans le mouvement pour la libre-pensée, en pleine croissance à l'époque. Selon l'auteure féministe Wendy McElroy ce courant "anticlérical, antichrétien, voulait obtenir la séparation de l'Eglise et de l'Etat afin que les questions religieuses dépendent seulement de la conscience et de la faculté de raisonner de chaque individu". Comme l'explique Avrich, "anarchistes et libres-penseurs eurent toujours beaucoup d'affinités car ils partageaient un point de vue anti-autoritaire et une tradition commune de radicalisme laïciste." C'est à travers son engagement pour la libre-pensée que Voltairine découvrit l'anarchisme Ñ évolution classique à l'époque pour beaucoup de libertaires, en tout cas ceux qui étaient nés aux Etats-Unis.
    En 1886, Voltairine commence à écrire pour un hebdomadaire libre-penseur The Progressive Age et en devient rapidement la rédactrice en chef. A l'époque elle donne des conférences dans la région de Grand Rapids, Michigan, où elle vit, et dans d'autres villes de cet Etat. Elle traite de sujets comme la religion, Thomas Paine (1), Mary Wollstonecraft (2) (qui était l'une de ses héroïnes) et la libre-pensée. Voltairine prend la parole à Chicago, Philadelphie et Boston. Elle participe aussi fréquemment à des tournées de conférences organisées par l'American Secular Society (Association laïciste américaine) à travers tout l'Ohio et la Pennsylvanie. Elle s'adresse à des groupes rationalistes, des clubs libéraux et des associations de libres-penseurs. Sa réputation d'oratrice grandit et ses auditeurs trouvent ses conférences "riches et originales" comme l'écrivit Emma Goldman. Elle envoie aussi des articles et des poèmes aux principales publications laïcistes du pays.
    En décembre 1887, Voltairine commence à s'intéresser aux questions économiques et politiques, après avoir écouté une conférence sur le socialisme présentée par Clarence Darrow (3). Écrivant un article à ce sujet dans The Truth Seeker, elle remarque: "C'était la première fois que j'entendais parler d'un plan d'amélioration de la condition ouvrière qui explique le cours de l'évolution économique. Je me suis précipité vers ces théories comme quelqu'un qui s'échapperait en courant de l'obscurité pour trouver la lumière." Quelques semaines plus tard, Voltairine se déclare socialiste. Elle est attirée par le message anticapitaliste de ce courant et son appel à la lutte de la classe ouvrière contre l'ordre économique dominant. Cependant, comme l'explique Emma Goldman, son "amour inné de la liberté ne pouvait se concilier avec les conceptions étatistes du socialisme". Voltairine se trouve obligée de défendre le socialisme dans des débats avec les anarchistes, à un moment décisif pour l'histoire de ce courant. En effet, le 11 novembre 1887, quatre anarchistes sont pendus par l'Etat d'Illinois. Ils passeront à la postérité sous le nom des "martyrs de Haymarket". Leur emprisonnement, leur procès grotesque et leur exécution déclenchent un vaste mouvement de solidarité dans le monde entier.
    . "Qu'on les pende!"
    En mai 1886, lorsque Voltairine entend parler pour la première fois de l'arrestation des anarchistes de Chicago, elle s'exclame: "Qu'on les pende!" Elle se trouve momentanément emportée par la vague d'hostilité contre les anarchistes, les syndicats et les immigrés qui se répand dans le pays. En effet, la presse entame une violente campagne à partir du 5 mai, le jour suivant la tragédie de Haymarket. Rappelons l'enchaînement des faits.
    Le 1er mai 1886, une grève générale éclate dans les principales villes des États-Unis. Des centaines de milliers d'ouvriers manifestent dans les rues en exigeant la mise en application immédiate de la journée de 8 heures. Le combat pour la réduction du temps de travail a pris de l'ampleur depuis quelques années dans les principaux centres industriels du pays. Chicago est à l'avant-garde de ce mouvement, que les anarchistes dirigent et organisent dans cette ville. La presse bourgeoise les dénonce constamment et les patrons craignent le pouvoir croissant des organisations ouvrières. Le 3 mai 1886, la police de Chicago ouvre le feu sur des grévistes, tuant et blessant plusieurs personnes. Les anarchistes appellent alors à un rassemblement de protestation le lendemain. Le 4 mai, un meeting se tient à Haymarket Square où plusieurs centaines d'ouvriers viennent écouter des syndicalistes radicaux. La police encercle le rassemblement et le déclare illégal. Les flics chargent les travailleurs mais tout à coup quelqu'un, du côté des manifestants, lance une bombe qui tue un officier de police et en blesse plusieurs autres. Les flics organisent immédiatement une série de descentes et de perquisitions dans les domiciles et les locaux des anarchistes, arrêtant et interrogeant des centaines de sympathisants. Huit hommes sont jugés responsables de l'attentat et déclarés coupables de meurtre, même si certains d'entre eux n'étaient même pas présents sur les lieux. Deux militants sont condamnés à perpétuité, un troisième à 15 ans, un quatrième se suicide parce qu'il dénie à l'Etat le droit de lui ôter la vie, et les quatre derniers sont pendus le 11 novembre 1887.
    Voltairine regrette rapidement sa réaction initiale et, peu après l'exécution des martyrs de Haymarket, elle se convertit à l'anarchisme. L'anniversaire de l'exécution des martyrs de Haymarket devient une date importante pour le mouvement ouvrier international, et particulièrement aux Etats-Unis. Les cérémonies organisées à cette occasion sont aussi l'occasion de se compter et de donner une nouvelle impulsion au combat contre l'exploitation. Beaucoup d'auditeurs trouvent les discours de Voltairine particulièrement passionnés et stimulants. Elle prend la parole aux côtés d'autres anarchistes célèbres comme Emma Goldman, Alexander Berkman et Lucy Parsons, l'épouse d'un des martyrs de Haymarket, Albert Parsons, et l'une des organisatrices les plus infatigables du mouvement. Chaque année, Voltairine participe à ces manifestations, même lorsqu'elle est profondément déprimée ou malade car elle y puise de l'inspiration et du courage.
    "L'année 1888 marque un tournant dans la vie de Voltairine de Cleyre, explique Avrich. C'est l'année où elle devient anarchiste et écrit ses premiers essais anarchistes, mais aussi l'année où, pendant une tournée de conférences, elle rencontre les trois hommes qui vont jouer un rôle important dans sa vie: T. Hamilton Garside, dont elle tomba passionnément amoureuse; James B. Elliott, dont elle eut un enfant; et Dyer D. Lum, avec lequel elle entretint une relation intellectuelle, morale et physique, qui fut plus importante que celles avec Garside et Elliott, mais qui se termina, comme les autres, par une tragédie."
    Trois échecs
    Garside donnait lui aussi des conférences sur la lutte sociale et lorsque Voltairine tombe amoureuse de lui, elle n'a que 21 ans. Il rompt rapidement avec elle et ce rejet la frappe cruellement, comme en témoignent nombre de ses poèmes de l'époque. Cette première expérience négative la plonge dans une grave dépression, avivant sa sensation d'isolement, mais stimulant aussi sa réflexion féministe sur les relations entre les sexes et la façon dont la société réduit les femmes à un simple rôle d'objets sexuels.
    La relation de Dyer Lum avec Voltairine fut d'un tout autre ordre car elle influença profondément son évolution politique et qu'ils construisirent une amitié "indéfectible", selon Avrich. Lum avait vingt-sept ans de plus que la jeune femme et une grande expérience politique. Il avait appartenu au mouvement abolitionniste et s'était porté volontaire pour se battre pendant la Guerre de Sécession afin d'"en finir avec l'esclavage". Il connaissait bien la plupart des martyrs de Haymarket et avait milité avec eux. C'était un auteur prolifique et ils écrivirent à quatre mains un long roman social et philosophique, qui ne fut jamais publié et que l'on a malheureusement perdu. Ils menèrent aussi un travail de réflexion politique en commun. A l'époque, des débats très violents opposaient les différentes tendances idéologiques du mouvement anarchiste. Voltairine et Dyer Lum écrivirent de nombreux articles pour les publications de ces divers courants et avancèrent l'idée d'un"anarchisme sans adjectifs" (4). Dans l'un des essais les plus connus de Voltairine ("L'anarchisme"), elle défend l'idée d'une plus grande tolérance dans le mouvement anarchiste, étendant cette tolérance jusqu'à l'anarchiste chrétien Tolstoi et d'autres penseurs très critiqués par les athées du mouvement.
    Si les idées de Voltairine de Cleyre et Dyer Lum convergeaient sur de nombreux points, Avrich souligne qu'ils avaient aussi des divergences importantes, notamment en ce qui concerne "la position des femmes dans la société actuelle et ce qu'elle devrait être". A ce sujet, Voltairine prend une "position plus tranchée" que Lum. Ils n'ont pas non plus le même avis sur les moyens de changer la société. Lum pense que la révolution provoquera inévitablement une lutte violente entre la classe ouvrière et la classe patronale, conviction qu'il tire notamment de la Guerre de Sécession et des effets qu'elle eut sur l'abolition de l'esclavage. Voltairine penche plutôt pour la non-violence mais comprend ceux qui ont recours à d'autres méthodes. Elle désapprouve les différents assassinats commis par des anarchistes au tournant du XXe siècle mais cherche toujours à en expliquer les raisons. Lorsque le président McKinley fut abattu par Leon Czolgosz, elle déclara que la violence du capitalisme et l'inégalité économique poussaient les gens à utiliser la violence.
    Trois balles dans le corps
    Les opinions non-violentes de Voltairine et sa compréhension pour ceux qui utilisent la violence vont être brutalement mises à l'épreuve à la fin de l'année 1902. Comme nous l'avons déjà dit, Voltairine gagnait sa vie en donnant des cours particuliers. Elle enseignait surtout l'anglais à des familles et des ouvriers juifs pour lesquelles elle avait le plus grand respect et avec lesquels elle travaillait fréquemment. Un jour, l'un de ses anciens élèves, Herman Helcher, l'attend dans la rue et tente de l'assassiner. Il lui tire une balle dans la poitrine, puis, lorsqu'elle s'effondre, deux autres balles dans le dos. Elle réussit pourtant à se relever et à marcher encore plusieurs dizaines de mètres avant qu'un médecin, qui heureusement passait par là, vienne à son secours et appelle une ambulance. Elle est dans un état critique et l'on craint pour sa vie. Mais quelques jours plus tard, elle commence à récupérer et sa condition se stabilise. Ce qu'elle fait ensuite scandalise ou met en colère nombre de ses concitoyens, mais lui vaut, à long terme, le respect de pas mal de gens. Convaincue que le capitalisme et l'autoritarisme corrompent les êtres humains et les poussent à utiliser la violence, elle réagit, face à cette tentative d'assassinat, conformément à ses convictions. Voltairine refuse d'identifier Helcher comme son agresseur et de déposer la moindre plainte contre lui. En cela, elle "respectait les enseignements de Tolstoï, qui prônait de rendre un bien pour un mal" (Paul Avrich). Elle écrit ensuite une lettre qui sera publiée par le principal quotidien de Philadelphie, ville où elle habite à l'époque. "Le jeune homme qui, selon certains, m'a tiré dessus est fou. Le fait qu'il ne mange pas à sa faim et n'ait pas un travail sain l'a rendu ainsi. Il devrait être placé dans un asile psychiatrique. Ce serait une offense à la civilisation de l'envoyer en prison pour un acte commandé par un cerveau malade."
    "Je n'éprouve aucun ressentiment contre cet individu. Si la société permettait à chaque homme, chaque femme et chaque enfant de mener une vie normale, il n'y aurait pas de violence dans ce monde. Je suis remplie d'horreur quand je pense que des actes brutaux sont commis au nom de l'Etat. Chaque acte de violence trouve son écho dans un autre acte de violence. La matraque du policier fait naître de nouveaux criminels."
    "Contrairement à ce que croient la plupart des gens, l'anarchisme souhaite la "paix sur la terre pour les hommes de bonne volonté". Les actes de violence commis au nom de l'anarchie sont le fait d'hommes et de femmes qui ont oublié d'être des philosophes - des professeurs du peuple - parce que leurs souffrances physiques et mentales les poussent au désespoir."
    Après sa convalescence, Voltairine entame une série de conférences sur "Le crime et sa répression", la réforme des prisons et leur suppression. Elle continue à se battre pour que la justice soit clémente envers Helcher. Selon Avrich, "les propos de Voltairine de Cleyre sont largement évoqués dans la presse de Philadelphie". Les journaux locaux, qui avaient violemment critiqué l'anarchisme, adoucissent leur ton lorsqu'ils parlent de Voltairine et elle devient une sorte de célébrité car son attitude lui vaut même l'admiration de certains de ses plus farouches adversaires.
    La relation entre Voltairine et Dyer Lum se termine au bout de cinq ans lorsqu'il se suicide en 1893, au terme d'une grave dépression. Voltairine, elle-même, se trouva au bord du suicide plusieurs fois, suite à de profondes dépressions et à ses maladies.
    Le troisième homme important dans la vie de Voltairine se nommait James B. Elliott et elle le rencontra en 1888. Il militait dans le mouvement pour la libre-pensée et tous deux firent connaissance lorsque la Friendship Liberal League (5) invita Voltairine à venir parler à ses membres à Philadelphie. Voltairine vécut dans cette ville pendant plus de vingt ans, entre 1889 et 1910. Sa relation avec Elliott ne dure pas longtemps, mais elle se retrouve enceinte de lui et met au monde, le 12 juin 1890, le petit Harry de Cleyre. Harry allait être son seul enfant. Elle n'avait aucune intention d'être mère et ne voulait pas élever d'enfants. Selon Avrich, "physiquement, émotionnellement et financièrement, elle ne se sentait pas capable de faire face aux responsabilités de la maternité". Harry fut élevé par son père à Philadelphie. Si Harry et Voltairine eurent peu de contacts, Harry aima, respecta et admira toujours sa mère. D'ailleurs il prit son nom, et non celui de son père, et appela sa première fille Voltairine.
    Une militante infatigable
    A Philadelphie, Voltairine est très active dans divers domaines. Pour les femmes de la Ladies Liberal League, organisation de libres-penseuses dont elle a été l'une des fondatrices en 1892, elle met au point un programme de conférences sur des thèmes comme la sexualité, les interdits, la criminalité, le socialisme et l'anarchisme. Elle participe aussi à la création du Club de la science sociale, un groupe anarchiste de discussion et de lecture. Elle organise des réunions publiques qui attirent des centaines d'auditeurs désireux d'écouter des anarchistes et des syndicalistes radicaux qui viennent des quatre coins du pays. Elle collecte des fonds, s'occupe de la distribution de brochures et de livres, et se consacre à bien d'autres tâches pratiques. En 1905, Voltairine et plusieurs de ses amies anarchistes (notamment Natasha Notkin (6), Perle McLeod (7) et Mary Hansen), ouvrent la Bibliothèque révolutionnaire, qui prête des ouvrages radicaux aux ouvriers pour une somme modique et est ouverte à des heures convenant aux salariés.
    Voltairine de Cleyre voyage deux fois en Europe durant cette période. Pour ses activités de conférencière, elle avait parcouru les Etats-Unis de nombreuses fois, et en tant qu'organisatrice elle s'était occupée d'héberger des orateurs étrangers, ce qui lui avait permis de connaître de nombreux révolutionnaires européens. Invitée par les anarchistes anglais, elle se rend en Europe où elle donne des dizaines de conférences sur des sujets comme l'"histoire de l'anarchisme aux États-Unis", "l'anarchisme et l'économie", la "question des femmes" ou "l'anarchisme et la question syndicale". En Angleterre, elle rencontre des camarades russes, espagnols et français, et noue bien sûr de nombreux contacts et amitiés avec des anarchistes britanniques. A son retour aux Etats-Unis elle commence à écrire une rubrique intitulée "AmericanNotes" pour Freedom,un journal anarchiste de Londres (8). Elle entreprend aussi de traduire en anglais un livre de l'anarchiste français Jean Grave (9).
    Durant toute sa vie, elle traduisit de nombreux poèmes et articles du yiddish en anglais, et traduisit aussi de l'espagnol L'Ecole moderne,un livre de Francisco Ferrer (10) qui contribua à la création et l'essor de ce mouvement pédagogique aux États-Unis. Au début du XXe siècle, des dizaines d'écoles se créèrent pour mettre en pratique les méthodes d'éducation anarchiste et d'apprentissage collectif.
    Entre 1890 et 1910, Voltairine est l'une des anarchistes les plus populaires et respectées aux Etats-Unis, et dans le mouvement anarchiste international. Ses écrits sont traduits en danois, suédois, italien, russe, yiddish, chinois, allemand, tchèque et espagnol. Elle est aussi l'une des féministes les plus radicales de son époque, et contribue, avec d'autres femmes anarchistes, à faire progresser la dite "question féminine". En 1895, dans une conférence aux femmes de la Ligue libérale, elle déclare: "(la question sexuelle) est plus importante pour nous que n'importe quelle autre, à cause de l'interdit qui pèse sur nous, de ses conséquences immédiates sur notre vie quotidienne, du mystère incroyable de la sexualité et des terribles conséquences de notre ignorance à ce sujet". Toute sa vie, Voltairine a combattu le système de la domination masculine. Selon Avrich, "une grande part de sa révolte provenait de ses expériences personnelles, de la façon dont la traitèrent la plupart des hommes qui partagèrent sa vie É et qui la traitèrent comme un objet sexuel, une reproductrice ou une domestique."
    Voltairine et Emma
    Il existe de nombreuses similitudes entre Emma Goldman et Voltairine de Cleyre. Toutes deux ont été fortement influencées par l'exécution des martyrs de Haymarket, ont beaucoup voyagé pour donner des conférences et organiser des réunions, et ont beaucoup écrit pour des journaux révolutionnaires. Elles ont également combattu pour la libération des femmes dans la société et dans les rangs du mouvement anarchiste.
    Comme le remarque Sharon Presley: "Voltairine de Cleyre et Emma Goldman eurent des expériences très semblables avec les hommes car leurs amants avaient, ce qui n'était guère étonnant à l'époque, des conceptions très traditionnelles en matière de rôles sexuels. Mais si les deux femmes partageaient les mêmes idées politiques et les mêmes passions dans de nombreux domaines, elles ne furent jamais amies."
    Néanmoins, Voltairine et Emma surent mettre de côté leurs différends personnels à plusieurs occasions et se soutenir mutuellement. Emma vint à l'aide de Voltairine lorsque celle-ci fut gravement malade et Voltairine défendit publiquement Emma lorsqu'elle fut systématiquement arrêtée chaque fois qu'elle prenait la parole dans des réunions de chômeurs pendant la crise économique de 1908. A cette occasion Voltairine de Cleyre écrivit un essai intitulé "En défense d'Emma Goldman et de la liberté de parole". Lorsque Emma Goldman créa le journal Mother Earth,Voltairine devint aussitôt une fidèle collaboratrice et une ardente supporter. Après la mort de Voltairine, Mother Earthconsacra un numéro spécial à la vie et à l'oeuvre de Voltairine et, deux ans plus tard, en 1914, Emma Goldman et Alexander Berkman publièrent un recueil de textes de Voltairine de Cleyre, qu'ils présentèrent comme " un arsenal de connaissances indispensables pour l'apprenti et le soldat de la liberté".
    La révolution mexicaine
    Gravement dépressive et malade, Voltairine déménage à Chicago en 1910. Elle continue à écrire et donner des conférences, mais elle ne se départ pas d'un certain pessimisme historique et éprouve des doutes sur la valeur de sa propre contribution à la lutte pour la libération de l'humanité.
    "Au printemps 1911, à un moment où elle est plongée dans un profond désespoir, Voltairine reprend courage grâce à la révolution qui éclate au Mexique et surtout grâce à l'action de Ricardo Flores Magon (11), l'anarchiste mexicain le plus important de l'époque", écrit Avrich. Voltairine et ses camarades rassemblent des fonds pour aider la révolution et commencent à donner des conférences pour expliquer ce qui se passe et l'importance de la solidarité internationale.
    Flores Magon éditait le journal anarchiste Regeneracion, populaire non seulement au Mexique mais aussi dans les communautés mexicaines-américaines dans tout le Sud-Ouest des États-Unis. Voltairine devient la correspondante et la distributrice de ce périodique à Chicago et participe à la création d'un comité de soutien pour récolter des fonds et développer la solidarité.
    Au cours de la dernière année de sa vie elle écrit son remarquable essai sur l'action directe et soutint les syndicalistes des IWW. Sa santé s'affaiblit considérablement et elle meurt le 20 juin 1812. Deux mille personnes assistent à ses funérailles au cimetière de Waldheim, où elle est enterrée à proximité des martyrs de Haymarket.
    Notes du traducteur
    1. Thomas Paine(1737-1808). Journaliste et pamphlétaire britannique, il prit parti d'abord pour l'indépendance des colonies britanniques, lorsqu'il émigra en Amérique, puis pour la Révolution française. Député du Pas-de-Calais en 1792, il refuse de voter la condamnation à mort de Louis XVI. Il est emprisonné sous la Terreur et libéré après le 9-Thermidor. Sa critique des gouvernements établis et de l'Eglise, son plaidoyer pour la République, en font l'un des pionniers de la libre-pensée, même s'il n'était pas athée. Principaux ouvrages: Théorie et pratique des droits de l'homme, Le Sens commun, Le Siècle de la raison.
    2. Mary Wollstonecraft (1759-1797). Ecrivaine britannique qui défendit dans ses écrits la Révolution française et l'égalité pour les femmes. Epouse de l'anarchiste communiste William Godwin et mère de la future Mary Shelley. En français: Défense des droits de la femme,trad. M.T. Cachin, Payot.
    3. Clarence Darrow (1857-1938). Avocat et orateur. Il défendit les anarchistes de Haymarket puis des socialistes ou des syndicalistes comme Eugene Debs ou "Big Bill" Haywood.
    4. Autrement dit, sans étiquettes. Cf. "Traditions américaines et défi anarchiste"de Chris Crass,
    5. A l'époque le mot anglais liberal signifiait agnostique, sceptique, rationaliste voire athée !
    6. Natasha Notkin, militante révolutionnaire russe.
    7. Perle McLeod (1861-1915), militante anarchiste d'origine écossaise qui aida beaucoup Voltairine après la tentative d'assassinat dont cette dernière fut victime. Elle déclara à un journaliste: "Nous sommes pour tuer le système, pas les hommes. Rien ne sert de tuer les présidents ou les rois. Ce qu'il nous faut liquider, ce sont les systèmes sociaux qui rendent possible l'existence des présidents et des rois."
    8. Freedom,Fondé en 1886, ce journal existe toujours et paraît tous les 15 jours.
    9. Jean Grave (1854-1939). Cordonnier, autodidacte, il dirigea plusieurs journaux anarchistes (Le Révolté, La Révolteet Les Temps nouveaux)et vulgarisa les thèses de Kropotkine. Interventionniste pendant la Première Guerre mondiale, il continua à militer après 1918, malgré l'hostilité dont il était l'objet chez ses camarades antimilitaristes. Quelques titres parmi des dizaines: Le Machinisme, L'Individu et la société, La Colonisation, La Conquête des pouvoirs publics, La Société future, La Société mourante et l'anarchie, Le Mouvement libertaire sous la Troisième République,etc.
    10. Francisco Ferrer (1859-1909). Pédagogue et anarchiste espagnol. Fusillé pour avoir "inspiré idéologiquement" l'insurrection de 1909 contre l'expédition militaire espagnole au Maroc. Son innocence fut reconnue trois ans plus tardÉ
    11. Ricardo Flores Magon (1873-1922). Journaliste, il lutte contre la dictature de Porfirio Diaz et fonde le Parti libéral mexicain en 1905. Il évolue vers l'anarchisme après 1908. Emprisonné aux Etats-Unis en 1905, 1907, et 1912 pour son action militante, il est finalement condamné en 1918 à vingt ans de prison, en vertu d'une loi sur l'espionnage (!) et meurt dans le terrible pénitencier de Leavenworth. En français: Propos d'un agitateur,trad. M. Velasquez, 1993, L'Insomniaque.
    Traditions américaines et défi anarchiste
    De 1890 à 1910, Voltairine de Cleyre fut l'une des anarchistes les plus populaires et les plus célèbres aux Etats-Unis. Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s'intéressa à de nombreuses questions: religion, libre-pensée, mariage, sexualité féminine, formes de répression de la criminalité, rapports entre pensée anarchiste et traditions américaines, lutte des classes, mouvement pour le droit de vote des femmes et leur libération.
    Après sa mort, les différentes contributions de Voltairine de Cleyre à la pensée politique américaine ont été largement ignorées ou marginalisées. Si les sympathisants anarchistes actuels savent qu'elle a été une figure marquante de la tradition libertaire, ses écrits et ses discours n'ont pas bénéficié d'une grande audience depuis le déclin du mouvement anarchiste américain qui a commencé durant la Première Guerre mondiale et s'est accéléré dans les années 20, suite aux "raids de Palmer" (1), au procès et à l'exécution de Sacco et Vanzetti, et à toute une série d'expulsions, d'emprisonnements et d'assassinats qui ont réduit au silence certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire (2) de ce pays.
    Dans les années 60 et 70 (3), le renouveau des mouvements libertaires aux Etats-Unis provoqua un regain d'intérêt pour l'histoire de l'anarchisme. En 1978, un professeur d'histoire à l'université de Princeton, Paul Avrich, publia le premier de six livres consacrés à l'anarchisme américain. Il s'agissait d'une biographie intitulée An American Anarchist. The Life of Voltairine de Cleyre(Une anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de Cleyre).Les essais de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés dans les milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans la préface de son livre, Avrich écrit: "Libre-penseuse, féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre est toujours aussi actuelle soixante-dix ans plus tard (É). Elle a toujours critiqué de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé, la soumission de l'individu, la déshumanisation des travailleurs et la dévalorisation de la culture; sa vision d'une société libertaire, décentralisée, fondée sur la coopération volontaire et l'entraide, peut inspirer les nouvelles générations d'idéalistes et de réformateurs sociaux (4)."
    Lorsque l'on se penche sur les idées et la vie de Voltairine de Cleyre, on est forcément amené à s'intéresser au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre alors que les théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient dans plusieurs traditions américaines. La pensée anarchiste a toujours connu de multiples tendances. Voltairine de Cleyre croyait en ce qu'elle-même et d'autres ont appelé "l'anarchisme sans adjectifs". A l'époque, il existait déjà plusieurs écoles de pensée concurrentes qui divergeaient surtout à propos des questions économiques et des stratégies de changement social.
    Les deux tendances majeures étaient les anarchistes individualistes (anarchistes philosophes ou anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes (socialistes libertaires ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de Cleyre, ces deux courants avaient apporté une contribution positive et riche d'enseignements; les anarchistes devaient donc s'unir autour de leurs conceptions anti-autoritaires communes et laisser le champ libre à l'expérimentation en ce qui concerne les théories économiques et les méthodes d'agitation et d'organisation. Si certains furent convaincus par ces arguments, le mouvement resta cependant divisé sur ces questions. Dans ses propres écrits et au cours de son évolution théorique, Voltairine de Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s'ajouta à son apport original dans d'autres domaines. Avant d'exposer ses conceptions politiques proprement dites, il nous faut d'abord expliquer brièvement ce que représentaient l'anarchisme individualiste et l'anarcho-communisme aux États-Unis.
    Dans son travail pionnier sur l'anarchisme américain, Eunice Minette Schuster s'est attachée à décrire l'évolution de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu'en 1932, date de la publication de son livre Native American Anarchism: A Study of Left-Wing Individualism (L'anarchisme américain autochtone: une étude de l'individualisme de gauche).Dans cet ouvrage qui étudie l'anarchisme "purement" américain, elle relate l'évolution spécifique de l'anarchisme individualiste de Thoreau (5) jusqu'aux actions et aux écrits des époux Heywood (6) et de Benjamin Tucker (7).
    Thoreau a influencé tous les courants de la pensée politique américaine. Il "était un anarchiste dans le sens où il croyait en la souveraineté de l'individu et en la coopération volontaire", écrit Schuster. Et elle poursuit: "Il considérait que l'individu primait, qu'il était libre de vivre et d'agir selon ses meilleures inclinations, à la fois rationnelles et émotionnelles. Seules les relations de "bon voisinage" devaient exiger de lui un effort. Pour lui, la liberté et la justice étaient les valeurs essentielles." Elle cite ensuite Thoreau: "Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes seront prêts (pour une telle idée), tel sera le gouvernement qu'ils auront (8)". Walden,l'un des livres de Thoreau, ses essais sur John Brown (9), l'esclavage, et son étude classique sur la désobéissance civile constituent une des pierres angulaires de la pensée politique américaine et ces textes ont influencé la gauche radicale pendant des décennies.
    Quant aux époux Heywood, ils professaient un individualisme anarchiste centré sur le droit de l'individu à décider de ses relations sexuelles et maritales, à avoir accès au contrôle des naissances et à l'éducation sexuelle. Ils étaient également partisans de l'abolition de l'esclavage, négation même de la liberté individuelle. Les Heywood furent arrêtés de multiples fois et contraints de payer des amendes à cause des lois Comstock (10) qui interdisaient toute propagande (y compris par la poste) sur le contrôle des naissances, littérature considérée comme "obscène". Les Heywood venaient tous deux de la Nouvelle-Angleterre et, durant toute leur vie, ils défendirent l'idée que la liberté individuelle (telle qu'elle s'exprime dans les notions d'autonomie et d'indépendance dans la Déclaration d'indépendance) devait être élargie et défendue contre la force coercitive de l'État et des lois qui soumettaient les femmes, les esclaves africains et les Indiens (11).
    Benjamin Tucker est certainement l'anarchiste individualiste le plus connu, et celui dont les écrits ont été le plus lus à l'époque. Il publiait le journal Liberty. Selon lui, l'individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement de la pensée politique américaine qui a toujours mis l'accent sur les droits des individus. Il expliquait qu'il n'était lui-même qu'un "intrépide démocrate jeffersonien (12)".
    Tucker et les anarchistes individualistes croyaient également que l'on pouvait étudier scientifiquement la société. Selon eux, la science permettrait, un jour, de savoir comment organiser celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l'égalité. Le thème de la science et de la société intéressait des cercles très larges: le taylorisme et le fordisme (13) voulaient imposer un management scientifique pour augmenter au maximum la productivité des ouvriers et la marge de profit des patrons; les socialistes et communistes européens souhaitaient gérer l'économie de façon scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent à tous; les partisans du darwinisme social (14) prétendaient que la science avait déterminé ceux qui étaient aptes (ou inaptes) à la vie sociale et établi les hiérarchies entre les classes et entre les races. L'espoir dans le potentiel de la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes,en particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine, qui était également un savant.
    Pour les anarchistes individualistes, la Frontière américaine était un facteur important dans le développement de la démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande partie l'historien Frederick Jackson Turner qui développa la "thèse de la Frontière" à propos de la culture politique américaine. "L'individualisme de la Frontière a dès le départ promu l'idée de la démocratie" écrit Turner (15). Les anarchistes individualistes croyaient en la propriété privée. Ils pensaient que les hommes et les femmes avaient le droit de jouir du produit de leur travail et qu'ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour commercer et même s'embaucher les uns les autres. Ils prônaient une économie inspirée par le laissez-faire mais pensaient aussi que chaque être humain avait droit à la propriété et que celle-ci devrait être partagée à peu près équitablement. Ce point est la principale source de divergence avec les autres tendances anarchistes. Selon celles-ci, les anarchistes individualistes définissent la propriété à partir d'une vision idéalisée du passé américain, qui remonte à une époque où l'on distribuait des terres aux familles afin qu'elles les cultivent et où l'État était faible, ce qui explique l'importance du thème de la Frontière.
    Au début de son évolution politique, Voltairine de Cleyre fut influencée par Tucker et les anarchistes individualistes. Attirée par leurs idées anti-autoritaires et l'importance qu'ils accordaient à la liberté personnelle, elle écrivit pour la revue Liberty et pour d'autres publications du même courant. Mais rapidement elle se mit à critiquer leur acceptation de la propriété privée et leur manque de conscience de classe. Elle vivait à Philadelphie, l'un des principaux centres industriels du pays et enseignait l'anglais aux ouvriers immigrés. Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait qu'elle-même ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent à rejeter le capitalisme et la propriété privée comme étant des institutions qui asservissaient l'humanité. Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes individualistes et à apprécier leurs contributions, elle milita surtout avec les anarcho-communistes.
    A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le niveau de l'immigration aux Etats-Unis grimpa en flèche. Les usines des grandes villes nécessitant une main-d'oeuvre bon marché, des centaines de milliers d'immigrés vinrent chercher du travail en Amérique. Nombre d'entre eux importèrent les idées socialistes et anarchistes européennes et le mouvement anarchiste américain s'étendit au fur et à mesure que ces immigrés rejoignaient ses rangs.
    Les anarchistes individualistes n'ont jamais eu d'influence significative et n'ont pas réussi à susciter un mouvement social Ñ beaucoup d'entre eux se méfiaient des mouvements de masse parce qu'ils croyaient que ceux-ci limitaient la liberté de l'individu. Si une grande partie des anarcho-communistes étaient nés aux Etats-Unis, beaucoup étaient aussi des immigrés. C'est à cette époque que le mouvement ouvrier progressa également à pas de géant dans le pays et les immigrés furent, là aussi, à l'origine de cette expansion.
    Les idées révolutionnaires importées aux Etats-Unis par de nombreux immigrants effrayèrent la classe dominante, ce qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les immigrés. Le Know Nothing Party (16), organisation nataliste et hostile à l'immigration, se développa au début du XIXe siècle. Ce groupe utilisait la violence et l'intimidation contre les immigrants. Son slogan favori était "L'Amérique aux Américains!". Dans un de ses textes il souligne le danger que les immigrants font courir aux institutions politiques américaines: "Jamais les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent les partis politiques dans ce pays n'ont autant pesé sur leur avenir proche É jamais une menace aussi grande n'a pesé sur les démagogues et les politicards (17)". Le Know Nothing Party se développa après l'arrivée des "quarante-huitards", ces réfugiés politiques qui avaient fui l'Europe après l'échec de la révolution de 1848 sur le continent. Schuster écrit qu'à Louisville, dans le Kentucky, des membres du Know Nothing Party attaquèrent des "quarante-huitards" allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher de voter aux élections. D'autres Allemands furent violemment pris à partie par la foule et certains d'entre eux tués (18). Le mouvement des Know Nothings annonçait la violence dirigée contre les immigrants en général et les révolutionnaires en particulier. Avant et pendant sa présidence, Theodore Roosevelt fustigea les immigrés radicaux et affirma que les étrangers devaient être assimilés, si nécessaire par la force, et transformés en de véritables Américains; ils devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise et anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le véritable américanisme) Roosevelt écrit: (l'immigré) "doit apprendre que la vie en Amérique est incompatible avec toute forme d'anarchie, quelle qu'elle soit"; le contrôle de l'immigration est nécessaire pour écarter "les individus malsains de toutes les races Ñ pas seulement les criminels, les idiots et les pauvres, mais les anarchistes comme Most ou O'Donovan Rossa (19)". Ces deux hommes étaient nés en Europe et prônaient la révolution pour abattre le capitalisme et la propriété privée. Most était une figure dirigeante dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement Tucker et les individualistes. Comme Most, beaucoup d'anarcho-communistes étaient des immigrants: il existait des journaux en yiddish, en italien, en allemand, en espagnol et en finlandais Ñet bien sûr des publications en langue anglaise. Dans les réunions et manifestations anarchistes et ouvrières de l'époque, les orateurs s'adressaient à la foule en plusieurs langues. Le flux de l'immigration donna naissance à un mouvement anarchiste multiculturel. Ce mouvement n'entretenait pas de liens étroits avec les "traditions américaines" dont se revendiquaient les anarchistes individualistes. Ses idées avaient mûri au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des Etats-Unis. Doté d'une grande conscience de classe, ce mouvement prônait l'action directe: grèves, sabotages, boycotts, marches, meetings et parfois représailles contre les patrons et les politiciens (20).
    Dans sa contribution unique à la pensée politique, Voltairine de Cleyre fusionna l'apport des deux tendances de l'anarchisme. Elle était parfaitement consciente des antagonismes de classe et voulait détruire le capitalisme et l'État, mais souhaitait aussi établir un entre le mouvement anarchiste en général et la tradition démocratique américaine. Dans son essai L'Anarchisme et les traditions politiques américaines(21), elle affirme que les libertés individuelles définies dans la Déclaration d'indépendance et le Bill of Rights (22) contribuent à poser les fondations de la liberté humaine. Selon elle, ce qui a miné la démocratie aux États-Unis, c'est la peur de la liberté qu'éprouvèrent la classe dirigeante et les grands propriétaires fonciers; en effet, ceux-ci conçurent une Constitution qui retira aux gens le pouvoir de contrôler leur propre vie. Les dirigeants politiques ont créé l'Etat parce qu'ils croyaient que la liberté ne pouvait naître que de l'ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que "La liberté est la mère et non la fille de l'ordre (23)." En soulignant cette relation entre la pensée anarchiste et la tradition politique américaine, Voltairine de Cleyre s'attaqua directement au préjugé très répandu selon lequel l'anarchisme était une philosophie d'origine étrangère,  ignorant ou méprisant ce qu'est la démocratie et un gouvernement constitutionnel. Née aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en anglais, Voltairine de Cleyre pouvait s'adresser à un public différent et sa position personnelle remettait en cause le stéréotype "anarchiste = étranger". Dans ses écrits et ses discours, elle combinait le combat pour la liberté politique et les droits individuels des anarchistes individualistes avec les stratégies anti-capitalistes des anarcho-communistes, fondées sur la conscience et l'organisation du prolétariat. Elle essaya également d'introduire ses propres conceptions politiques féministes dans le mouvement anarchiste Ñ qui n'avait pas encore élaboré de réponse à ladite "question des femmes". Dans la biographie qu'il lui a consacrée, Paul Avrich affirme: "Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprime sa révolte contre le système de la domination masculine qui, comme toutes les formes de tyrannie et d'exploitation, s'opposait à son esprit anarchiste." Elle écrivit:"Toute femme doit se demander : Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi prétend-on que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi ne me paie-t-on pas autant que lui? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps? Pourquoi a-t-il le droit de s'approprier mon travail au foyer et de me donner en échange ce que bon lui semble? Pourquoi peut-il me prendre mes enfants? Les déshériter alors qu'ils ne sont pas encore nés? Toute femme doit se poser ces questions (24)."
    Voltairine de Cleyre écrivit des articles et donna des conférences sur des sujets comme "Le sexe esclave","L'amour dans la liberté", "Le mariage est une mauvaise action ", "La cause des femmes contre l'orthodoxie". Elle défendait l'indépendance économique des femmes, le contrôle des naissances, l'éducation sexuelle et le droit des femmes à conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses Ñ en particulier le droit d'avoir leur propre chambre afin de conserver leur indépendance, ce qu'elle-même réussit à faire toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des femmes comme Voltairine de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir patriarcal dans la sociétéÉ et aussi dans le mouvement anarchiste. A travers leurs idées et leurs activités militantes elles ont permis à la pensée anarchiste d'intégrer les expériences des femmes. Selon Elaine Leeder, les femmes anarchistes "croyaient que les changements sociaux ne devaient pas seulement bouleverser les sphères économiques et politiques mais aussi les sphères individuelles et psychologiques de la vie. Elles pensaient que les changements dans les aspects personnels de la vie (famille, enfants, sexualité) relevaient de l'activité politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont apporté une nouvelle dimension à la théorie anarchiste (25)".
    La politique féministe de Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement en cause les hommes (anarchistes) mais aussi les femmes qui luttaient pour obtenir le droit de vote à cette époque. Voltairine de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les conceptions et les actions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n'aboutirait jamais à l'égalité politique pour les femmes. Regardez les ouvriers, disaient Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote mais se sont-ils libérés pour autant de la misère, de la pauvreté, de l'exploitation par les patrons? Tant que l'inégalité économique dominera la société, l'égalité des droits n'aura aucun sens. De plus, comme Emma Goldman l'écrivit dans son essai sur "Le droit de vote des femmes", les femmes doivent gagner l'égalité aux côtés des hommes. "Tout d'abord en se faisant respecter comme des personnes et en n'étant plus considérées comme des marchandises sexuelles. Ensuite en refusant que quiconque ait le moindre droit sur leur corps; en refusant d'avoir des enfants si elles ne le désirent pas; en refusant de servir Dieu, l'Etat, la société, leur mari, leur famille, etc. En rendant leur vie plus simple, plus profonde et plus riche (É). C'est seulement de cette manière, pas au moyen d'un bulletin de vote, que les femmes se libéreront, deviendront une force respectée, une force oeuvrant pour l'amour véritable, pour la paix, pour l'harmonie; une force offrant un feu divin et donnant la vie; une force qui créera des hommes et des femmes libres (26)."
    Voltairine de Cleyre et d'autres femmes anarchistes ont réussi à rapprocher féminisme et anarchisme. Ce progrès théorique a eu un impact considérable sur les deux mouvements, et continue à influencer leur développement.
    La vie et l'Ïuvre de Voltairine de Cleyre sont riches d'enseignements. Elle a réalisé une synthèse fructueuse entre l'anarchisme individualiste et l'anarchisme communiste. Sa thèse selon laquelle l'anarchie puise ses racines dans la tradition démocratique américaine questionne à la fois notre conception de l'anarchisme et celle de la démocratie. Sa politique féministe a apporté de nouveaux outils pour concevoir l'égalitarisme et la libération des femmes. Si Voltairine de Cleyre vivait aujourd'hui, je suis persuadé qu'elle comprendrait comment la domination blanche et l'impérialisme ont façonné la division raciale de l'Amérique. En effet, comme bien d'autres anarchistes et féministes de son époque, Voltairine de Cleyre n'a en effet produit aucune analyse de la question raciale aux États-Unis, et cette lacune explique pourquoi ses théories soulèvent peu d'intérêt aujourd'hui (27).
    Voltairine de Cleyre a su parfaitement dévoiler les contradictions entre les idéaux de l'égalité et de la démocratie, d'un côté, et les pratiques réelles de la société américaine, de l'autre. En défendant la nécessité d'un changement social radical et une politique égalitaire fondée sur la coopération ainsi que les principes anarchistes et féministes, Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d'un oeil critique la réalité sociale et nous pousse à réfléchir à ce que pourrait être une autre société. 
    Notes
    Les notes sont de l'auteur sauf celles suivies de la mention (N.d.T).
    1. Palmer, Alexander Mitchell (1872-1936). Juriste, député démocrate et ministre de la Justice qui mena une vigoureuse campagne contre la gauche radicale et déclencha la Grande Peur des Rouges (Red Scare)de 1919-1920. Il s'appuya sur la loi contre l'espionnage de 1917 et la loi contre la sédition de 1918 pour lancer une campagne extrêmement violente contre les organisations de gauche et tous les éléments contestataires ou révolutionnaires. Il fit expulser ou exiler Emma Goldman et plusieurs centaines d'anarchistes. Le 2 janvier 1920, il organisa des descentes de police (qui devinrent célèbres sous le nom de Palmer Raids) dans 33 villes simultanément; des milliers de personnes furent emprisonnées sans la moindre inculpation pendant des mois, sous prétexte de l'imminence d'un "complot bolchevik". Toute ressemblance avec les méthodes du gouvernement Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et la diabolisation de l'islam (qui remplace aujourd'hui le communisme) est purement fortuite (N.d.T.).
    2. Dans ce texte j'ai traduit le mot anglais radicaltantôt par révolutionnaire tantôt par gauche radicale (N.d.T.).
    3. James J. Farrell, The Spirit of the Sixties: The Making of Postwar Radicalism,Routledge Press, 1997. L'auteur souligne l'émergence de ce qu'il appelle une "politique centrée sur personne" combinant des idées provenant du catholicisme social, de l'anarchisme communautaire, du pacifisme radical et de la psychologie humaniste. Il montre l'importance de la pensée et des stratégies anarchistes dans l'organisation et les actions des mouvements des années 50 et 60. Son étude porte principalement sur l'Action catholique ouvrière, les beatniks, les mouvements pour les droits civiques et étudiants, l'impact de la guerre du Vietnam, et l'influence de tous ces éléments sur la pensée et la vie politique américaines.
    4. Cité page XIX inPaul Avrich, An American Anarchist: The Life of Voltairine de Cleyre,Princeton University Press, 1978. Les recherches et les écrits d'Avrich ont grandement contribué à stimuler l'intérêt pour l'histoire et la pensée anarchistes. Ses livres sur la tragédie de Haymarket ou le procès de Sacco et Vanzetti, et ses études sur des militants libertaires moins connus offrent des pistes de réflexion à ceux qui voudront s'interroger davantage sur le passé de l'anarchisme et les leçons que les mouvements actuels pour la justice sociale peuvent en tirer.
    5. Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l'individualisme, s'opposait  à toute contrainte abusive de la communauté. Il passa une nuit en prison pour avoir  refusé de payer ses impôts car il s'opposait à la guerre contre le Mexique Considéré comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre l'arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux esclaves noirs.  Penseur inclassable,  ses textes peuvent être utilisés aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d'extrême droite ou les anarchistes qui oublient qu'il écrivit un jour: " Néanmoins, pour m'exprimer de façon concrète, en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate. " (N.d.T)
    6. Angela et Ezra Heywood prônaient l'amour libre et firent tout pour "provoquer" les puritains et la justice. Suite à l'adoption du Comstock Act en 1873, Ezra Heywood fut condamné à deux reprises à deux ans de travaux forcés. La première fois il fut gracié par le Président des Etats-Unis, la seconde il effectua la presque totalité de sa peine (à 61 ans!) et mourut peu après.
    7. Benjamin Ricketson Tucker (1854-1939). Traducteur de Bakounine et Proudhon, ses écrits économiques et philosophiques exercèrent une certaine influence sur le mouvement anarchiste américain avant la Première Guerre mondiale (N.d.T.).
    8. Eunice Minette Schuster, Native American Anarchism: A Study of Left-Wing Individualism,publié en 1932, réédité en 1983, Loompanics Unlimited, p. 47 et 51.
    9. John Brown (1800-1859) Abolitionniste américain qui en 1859 tenta de s'emparer avec vingt et une autres personnes d'un arsenal à Harpers Ferry, en Virginie-Occidentale; il voulait y prendre des armes en vue de libérer les esclaves du Sud. Fait prisonnier, il fut pendu et son procès eut un grand retentissement (N.d.T.).
    10. Anthony Comstock (1844-1915) mena pendant quarante ans une campagne contre l'"obscénité" et fut à l'origine de lois draconiennes visant notamment l'acheminement, par courrier, de matériel pornographique Ñ lois dont s'inspire encore le Communications Decency Act voté sous Clinton en 1996! (N.d.T.)
    11. Schuster, P. 88-92, ibid. Il existe aussi un livre intitulé Free Love and Anarchismqui porte sur les Heywood et décrit leur conflit avec Comstock, leur lutte pour le contrôle des naissances et la libération de la femme.
    12. Schuster, P. 88, ibid.(Jefferson, Thomas (1743-1826). Troisième président des États Unis, il rédigea la Déclaration d'Indépendance en 1776. N.d.T.)
    13. Les concepts du taylorisme et du fordisme ont considérablement évolué mais proviennent au départ des idées mises en pratique par deux Américains: F.W. Taylor et H. Ford. F.W. Taylor, ingénieur américain, voulait améliorer la productivité des machines et prétendait soulager le travail de l'ouvrier. En fait, il mit au point un système perfectionné de chronométrage des gestes et des mouvements qui ne fit que renforcer leur pénibilité. De plus, le taylorisme augmenta la parcellisation des tâches et l'absence de contrôle des travailleurs sur ce qu'ils produisent, accroissant la déshumanisation des usines. Quant à Henry Ford (1863-1947), il lutta toute sa vie contre les syndicats et fut un chaud partisan de la productivité. En revanche, il défendit la participation des ouvriers aux bénéfices de l'entreprise, la vente à crédit et même de hauts salaires pour ses employés! (N.d.T.)
    14. Le darwinisme sociala toujours été puissant aux Etats-Unis puisqu'il donne une caution pseudo-scientifique à la discrimination raciale, un des principaux fondements de la société américaine (N.d.T.).
    15. Frederick Jackson Turner, essai réédité dans From Many, One: Readings in American Political and Social Thought,sous la direction de Richard. C. Sinopoli, Georgetown Press, 1997.
    16. Le Know Nothing Party était un parti anti-immigrés et anti-catholiques né en 1849 et fondé par des protestants. D'abord clandestin, il se donna des structures publiques sous le nom d'American Party et compta jusqu'à 43 députés sympathisants dans le Congrès élu en 1855. Mais son influence diminua rapidement. (N.d.T.)
    17. Know Nothing Party, The Silent Scourge in From Many, One,sous la direction de Sinopoli, voir note 16.
    18. E.M. Schuster, Native American Anarchism,p. 124, note 121.
    19. Theodore Roosevelt, True Americanism dans From Many, One, ibid, p. 197, 198. Théodore Roosevelt devint le 26e président des Etats-Unis après l'assassinat de McKinley par un anarchiste, en 1901. Pendant la présidence Roosevelt, la loi anti-anarchiste sur l'immigration fut adoptée: elle interdisait l'entrée en Amérique à tout individu qui prônait le renversement du gouvernement. La Cour suprême déclara que cette loi était constitutionnelle. (Jeremiah O'Donovan Rossa, 1831-1915, célèbre nationaliste irlandais, membre de l'Irish Republican Brotherhood, la Fraternité républicaine irlandaise que l'on appelle aussi les Fenians. Cette organisation en grande partie secrète fut créée simultanément en Irlande, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle est l'ancêtre, du moins dans ses tendances les plus radicales, du Sinn Fein, puis de l'IRA au vingtième siècle. Donovan Rossa fut emprisonné par les Britanniques de 1858 à 1861, maintenu en isolement dans une cellule obscure,  torturé et menotté jour et nuit pendant trois ans. A la suite d'une campagne internationale, il fut exilé avec d'autres nationalistes irlandais et choisit d'aller vivre aux Etats-Unis, où il récolta des fonds, créa des journaux dans la communauté irlandaise et finança une campagne d'attentats terroristes en Angleterre dans les années 1880. N.d.T.)
    20. Les actes de violence commis par les anarchistes ont été grossièrement exagérés et utilisés pour créer, dans l'opinion,  la peur de l'anarchiste fou, lanceur de bombes. Néanmoins il est vrai que des actes de violence ont été commis par des anarchistes aux États-Unis, comme par exemple la tentative d'assassinat du patron sidérurgiste Henry Frick par Alexandre Berkman après que Frick eut ordonné aux gros bras de l'Agence Pinkerton d'attaquer les piquets de grève. Berkman condamna plus tard de tels actes, et en général le mouvement anarchiste partage son avis. La tactique le plus souvent utilisée est celle de l'action directe non violente, y compris aujourd'hui.
    21. Ce texte paraîtra dans le N° 3 de Ni patrie ni frontières. (N.d.T.)
    22. Le Bill of Rights désigne les dix premiers amendements de la Constitution américaine. Ce texte est censé garantir, entre autres, la liberté d'expression, de religion et de réunion (N.d.T.).
    23. Voltairine de Cleyre, "L'anarchisme et les traditions américaines".
    24. Paul Avrich, ibid.,p. 158.
    25. Elaine Leeder, "Let Our Mothers Show the Way", p. 143 dans l'anthologie Reinventing Anarchy Again,sous la direction de Howard J. Ehrlich, 1996, AK Press, p. 143. Cet essai illustre bien l'importance que revêt encore aujourd'hui Voltairine de Cleyre pour le mouvement anarchiste. Au début du XXe siècle, ses idées sont étonnamment semblables à celles du mouvement féministe des années 1960 et 1970: le personnel est politique et le politique est personnel.
    26. Emma Goldman, "Woman Suffrage", in From Many, One, ibid.
    27. Le mouvement féministe contemporain a beaucoup écrit sur ce sujet. Durant toute l'histoire de ce mouvement, les féministes de couleur ont lutté pour être écoutées. Cf. notamment le livre de Paula Giddings When and Where I Enter: The Impact of Black Women on Sex and Race in Americaou celui de Cherrie Moraga et Gloria Anzualda: This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, qui constitua une avancée de la pensée féministe en 1981. Les écrits de Bell Hooks permettent de comprendre comment les notions de race, de classe et de genre s'entremêlent et comment toutes les formes de domination doivent être combattues simultanément. Le mouvement anarchiste continue à manquer d'analyses solides sur l'impérialisme, le colonialisme, l'esclavage et l'hégémonie des Blancs. Cependant les anarchistes de couleur sont en train de développer une telle critique et ils ont contribué à obliger ce mouvement majoritairement blanc à s'intéresser au racisme, aux privilèges réservés aux Blancs et aux mécanismes de la suprématie blanche.


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                  Contre l'oppression des adultes sur les enfants
    de Catherine Baker +
    L'AGE DE RAISON par David Olivier



    Contre l'oppression des adultes sur les enfants
    Catherine Baker


    L'enfant est la propriété de l'adulte. C'est sa petite chose. Il peut
    en faire absolument ce qu'il veut (sauf le soustraire à l'emprise de l'Etat qui
    demeure le Grand propriétaire). Cela va malgré tout si peu de soi que les
    grands ont été amenés à créer la notion d'enfance, notion à peu près vide de
    sens dont l'affirmation formelle recouvre ce pendant le statut bien particulier
    que les vieux veulent donner à ces êtres qu'ils mettent à part pour leur
    plaisir ou leurs intérêts divers.

    Historiquement, l'idée d'enfance n'a qu'à peine cent cinquante ans.
    Mais même Philippe Ariès, dans son livre sur le sujet1, comme la plupart de
    ceux qui reconnaissent que l'enfance est une création de l'esprit et non une
    donnée de fait comme par exemple la jeunesse, ne parle du petit d'homme que par
    référence à l'adulte : l'enfant est, au mieux, un adulte miniature. Lorsque je
    dis que l'enfant n'existe pas, comprends-moi bien. Assurément l'enfant est
    aussi mûr, aussi intelligent, aussi " sensé " que l'adulte et je récuse toute
    différence de valeur entre les âges. Cependant, moi aussi je parle d'enfance et
    je soutiens même que chaque enfant et chaque adulte ont le même droit de vivre
    leur " esprit d'enfance ", si l'on veut bien par cette expression signifier
    une vision du monde non traumatisée par l'accumulation de jours sans
    émerveillement.

    Lorsque j'utilise le mot " enfant ", je parle de quelqu'un qui est

    dans toute sa jeunesse et je ne l'oppose à l'adulte que dans le sens où
    celui-ci n'a plus cette jeunesse plénière. Mais je ne vois en rien que cette
    perte de la jeunesse confère aux gens plus âgés je ne sais quelle supériorité
    appelée pudiquement " maturité ". Si certains osent parler d'un point
    " optimal " de la forme physique ou mentale qui appartiendrait à l'espèce,
    force leur est de constater, s'ils tiennent aux canons habituels, que ce point
    d'épanouissement intellectuel et physique se situerait grosso modo entre treize
    et dix-huit ans. Mais alors, qu'on confie le monde aux adolescents ! Quant à
    moi, je ne reconnais d'authenticité à ce " meilleur âge " de la vie qu'à
    celui que chaque individu estime être le sien. Certains ne se sont plus jamais
    sentis aussi perspicaces et intellectuellement développés qu'à quatorze ans,
    d'autres à soixante, les plus chanceux estiment qu'ils augmentent leurs
    facultés au fur et à mesure qu'ils prennent de l'âge. Laurence dit qu'elle
    était très belle à quinze ans et Thomas qu'il ne s'est senti bien dans sa peau
    qu'après cinquante ans.

    La vie, c'est ce qui bouge, Maire.
    Je ne vois pas d'objection à suivre Piaget lorsqu'il dit que le savoir
    fondamental de l'enfant n'est pas structuré de la même façon que celui de
    l'adulte et qu'il se recompose globalement à partir d'une interaction entre son
    expérience et le monde extérieur, se modifiant d'un âge à l'autre. Mais
    lorsqu'il dit que ces constructions successives consistent à coordonner les
    relations et les notions en les adaptant à une réalité de plus en plus
    étendue2, je ne peux qu'être amenée à des questions. Veut-il dire par là que le
    processus d'appréhension du monde serait dynamique jusqu'à un certain âge puis
    statique ? Quand il parle de réalité plus " étendue ", n'est-on pas trompé
    par ce qui n'est qu'une image spatiale ? Qu'est-ce qui me prouve que le
    nourrisson n'a pas une perception de l'univers plus " profonde " que la
    mienne ? Ne " comprend-il " pas mieux que nous certaines choses ? Est-ce
    qu'en vieillissant nous ne perdons pas - au moins - certaines facultés
    d'extase, par exemple, que nous ne retrouvons que très rarement, par
    accident ?

    Il est vrai que lorsque Piaget parle de développement intellectuel, il
    ne parle que d'une des formes les plus insignifiantes de l'intelligence.
    Quoi qu'il en soit, j'admets donc que l'enfant voit le monde sous un
    jour qui lui appartient. En vieillissant, l'enfant sera forcé de comprendre que
    la communication, hélas, suppose l'utilisation navrante de plus petits
    dénominateurs communs. Il lui faudra alors toute sa vie reconquérir sa
    singularité.

    Les gens sont prêts à s'exclamer que, bien entendu, tous les humains
    sont égaux quels que soient leur sexe, leur âge, leur couleur. Ils sont
    différents, n'est-ce pas ? Voilà tout. Justement, ils n'ont pas la même forme
    d'intelligence, de sensibilité, etc. N'écoute pas les hypocrites et
    interroge-les, ces parleurs, pousse-les dans leurs retranchements, demande-leur
    ce qu'ils entendent par différence et tu verras resurgir des plus ceci, des
    moins cela, le Noir moins rationnel, la femme plus intuitive, l'enfant plus
    crédule. Différence pour presque tous signifie degrés. Marie, si tu savais le
    mal qu'on peut se donner pour apprendre à parler. Cette nécessité s'impose
    constamment, je le répète, d'interroger les gens : " Qu'entendez-vous par
    là ? "

    Il est caractéristique que l'adulte se présente à l'enfant comme une
    " grande personne " et non comme un grand individu, c'est en effet d'un
    masque (la " persona ", le masque de théâtre) qu'il est question et l'enfant
    sait très vite que la grande personne lui attribue un statut correspondant à
    leurs deux rôles respectifs. Théâtre. La mise en scène est dure. D'un côté,
    ceux qui ont tous les pouvoirs et l'autorité, de l'autre, ceux qui obéissent et
    à qui il reste de jouer les fous, pleurer, crier, faire du bruit. Comme les
    esclaves de tous temps, les prolos, les animaux, " ils sont heureux, ou plutôt
    " ils ne connaissent pas leur bonheur ", ils n'ont pas de soucis ; les
    responsabilités, c'est pour les maîtres qui en sont bien à plaindre.

    Récemment, tu étais très malade ; on s'est étonné autour de moi que je

    te demande à plusieurs reprises si tu pensais qu'il fallût appeler le médecin.
    Tu répondais que non, grelottant dans tes 40° de fièvre. Je t'écoutais.
    Toujours, en ce qui concerne ta santé, je t'ai trouvée de bon jugement. Ce
    n'est pas donné à tous les adultes.

    Jamais nous n'oublierons " la robe jaune ". Tu avais quatre ans. Pour
    la première fois depuis longtemps, je disposais d'une centaine de francs et je
    t'avais emmené aux Puces pour t'acheter une robe. Je comptais te l'offrir et
    cela me faisait plaisir car toujours nous ne portons que des vêtements qu'on
    nous donne. à ma grande déception, tu choisis une robe jaune d'or que je
    trouvai hideuse. J'avoue - je l'aurais fait avec une amie - que je tâchai bien
    un peu de t'en dissuader, t'en proposant des dizaines d'autres. mais c'est bien
    sur la robe jaune que tu avais jeté ton dévolu. J'étais un peu chagrine. Quand
    tu la mis, à la maison, on s'exclama. Cette robe était faite pour toi,
    absolument. Tu l'as habitée prodigieusement et l'as aimée comme il arrive qu'on
    aime ainsi cinq ou six vêtements dans sa vie. Depuis, le " souviens-toi de la
    robe jaune " me sert aussi bien quand il s'agit de ta santé que de tes
    voyages : personne mieux que toi ne sait ce qui te convient.

    Il est comique de voir avec quel acharnement on affirme, au mépris du
    bon sens le plus élémentaire, que l'enfant ne sait pas ce qu'il veut ni ce
    qu'il fait. L'enfant serait le jouet d'une illusion permanente. John Holt dit
    que seuls les adultes sont assez stupides pour croire que d'une façon ou d'une
    autre l'institutrice que l'enfant juge méchante peut lui faire du bien3. Le
    môme perçoit très finement, très vite, où est son intérêt, qui l'aime, qui ne
    l'aime pas. En un mot comme en cent, l'enfant ne peut être plus idiot que
    l'adulte. Dans toutes les assemblées générales où enfants et adultes disposent
    de l'égalité des voix, quel que soit l'âge, et alors que les enfants sont
    souvent là en majorité, comme à Summerhill ou dans certains lieux de vie où
    l'on procède de cette manière, je n'ai jamais entendu dire qu'une décision
    aberrante eût été prise par les enfants. Que de fois ne t'ai-je pas demandé
    conseils pour des questions importantes alors que tu ne m'arrivais pas à
    mi-cuisses !

    Notre entente s'est nourrie sans doute aussi de ce que je ne

    t'aie jamais donné l'exemple de la soumission et que tu ne m'aies jamais forcée
    à quoi que ce soit. Quand nous étions opposées, il fallait trouver un
    compromis, parfois aussi je pleurais ou toi, je cédais ou toi, mais ces
    matchs-là étaient rares et chacune avait sa chance. Aujourd'hui, il y a peu de
    circonstances où nous dépendons l'une de l'autre de l'avis de notre compagne (à
    part quand l'une de nous veut être seule dans l'appartement, mais jusqu'ici,
    nous nous sommes toujours très bien arrangées, n'est-ce pas ?).

    Non, vraiment, je n'arrive pas à imaginer quels " défauts " propres à

    l'enfance frapperaient les décisions enfantines de nullité. Chaque individu a
    le droit le plus absolu de faire de lui ce qui lui convient. Il n'y a pas plus
    d'enfants violents, déraisonnables, peureux que d'adultes violents,
    déraisonnables, peureux. Il y a des gosses qui conduisent des voitures mieux
    que leurs parents, qui ont plus de sang-froid dans un incendie
    qu'incontestablement je n'en aurais, etc.

    Face à ces évidences, il a bien fallu placer les enfants en situation

    réelle d'infériorité. Le petit de l'animal dépend de ses parents tant qu'ils le
    nourrissent. C'est en fait ce qui se passe chez l'homme, mais au prix d'un
    glissement de sens assez incroyable entre la nourriture et la nourriture. On
    retrouve la très exacte dépendance de l'esclave face au maître, du travailleur
    face au patron, avec le même échange obligatoire : nous te nourrissons, mais
    dès lors tu nous appartiens. Te nourrir, c'est te donner la vie, ça vaut bien
    que tu te soumettes à ce que nous attendons de toi. La loi (ou l'humanité, ou
    notre morale, ou notre religion) nous oblige d'ailleurs à te nourrir ; obligés
    de te posséder, nous sommes obligés par conséquent de répondre de toi. En
    clair, tu es irresponsable jusqu'à ce que nous ne soyons plus tenus de
    surveiller tes velléités d'indépendance. Notre devoir de parent est de te
    rendre conforme au modèle social imposé. Dès que de toi-même " librement " tu
    entres dans le système, nous n'avons plus besoin d'être tes tuteurs.

    Il est un autre cas de figure dont la similitude dans l'oppression
    frappe bien plus encore, c'est la relation homme-femme, car cette fois le fric
    et l'amour sont intimement unis. Comme entre l'adulte et les enfants.
    Ça arrangerait chacun de croire que l'enfant reste chez ses parents
    parce que ce sont les êtres qu'il aime justement le plus. Quand c'est le cas,
    ou bien il s'agit d'une alliance de caractères extraordinaire et d'une
    rencontre formidable, ou bien le môme n'a pas fréquenté grand monde. Plus
    vraisemblablement il n'a pas fréquenté grand monde qui ait osé l'aimer avec la
    même impudeur, les mêmes démonstrations de passion et de tendresse que ses
    parents. Je reviendrai sur cet amour, mon amour ; et pour le moment, sans
    perdre de vue la trame affective, je reprends le fil de la chaîne, l'argent.

    L'enfant ne possède rien. " Alors que même un mendiant dispose à sa
    guise de l'aumône reçue, l'enfant ne possède rien en toute propriété ; il lui
    faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses mains : il ne
    peut ni déchirer, ni casser, ni salir, ni donner, ni refuser. Il doit
    l'accepter et s'en montrer satisfait. Tout est prévu et réglé d'avance, les
    lieux et les heures, avec prudence, et selon la nature de chaque
    occupation4. " Même un jouet (sauf s'il est vieux et d'aucune valeur
    matérielle ni affective pour ses parents), il ne peut le donner, de chaque
    objet y compris son corps il doit rendre compte. Les parents sont plus ou moins
    libéraux, comme tout gouvernement ; certains enfants sont autorisés à se
    salir, d'autres non.

    Si un gosse dit à un adulte : " Puisque tu m'aimes, achète-moi çà ",
    il paraît cupide et indélicat. ça alors ! Mais tout ce système d'assistance
    fait forcément de lui un bambin inconscient de ce qui différencie l'amour et
    l'argent.

    L'enfant n'a pas le droit de travailler. C'est une grande ineptie. Mais

    il y a là un sac de noeuds. Tu avais sept ou huit ans, si je me souviens bien, lors de la première
    soirée de baby-sitting où tu as gagné de l'argent. Tu étais terriblement fière
    d'avoir gardé Emilie. Il va de soi que les enfants qui travaillent
    occasionnellement de leur plein gré pour se faire un peu de sous sont toujours
    très heureux de pouvoir se montrer compétents et consciencieux. Un gosse de
    huit ans est parfaitement capable de distribuer les journaux pendant un an à
    six heures du matin qu'il vente ou qu'il neige et de se lever pour cela à cinq
    heures (tu te souviens de Barbara ?). Mais pareille contrainte n'est
    supportable que si l'enfant, seul, s'est fixé un but (pour Barbara, un voyage).
    Ou bien encore si le mode de vie librement choisi par l'enfant suppose un
    travail en commun. Je pense ici aux enfants de l'école en bateau qui non
    seulement font leur boulot de marin, mais vont chercher par-ci par-là du
    travail là où il se trouve (vendanges, ramassage des olives, pêche sous-marine)
    ou sur les bateaux (peintures, vernis, grattage de coques).

    Mais de même que j'ai refusé, parmi les femmes, de militer pour le

    " droit au travail ", estimant que les rapports au travail sont dans nos
    sociétés de la perversion pure et qu'aucune libération ne peut venir d'un droit
    à l'aliénation, je ne défendrai pas davantage le " droit au travail " pour
    les enfants. Le droit aux travaux occasionnels, bien sûr. Cela ne se discute
    même pas et heureusement que la plupart des jeunes arrivent à travailler " au
    noir ", Le peu d'argent que les enfants gagnent de cette façon leur donne une
    toute petite marge de man½uvre par rapport à papa-maman et c'est toujours ça :
    " Ce vélo, je l'ai payé avec mon fric et rien ne m'empêche de le prêter cet
    été à Véronique ! " Bon. Mais le travail qui permettrait une autonomie
    financière réelle par rapport aux parents, la location d'un logement par
    exemple, ce travail " salarié " pose le problème de l'exploitation. Et
    certes, problème il y a. J'ai peu voyagé mais assez pour avoir vu des gamines
    de cinq ans travailler dans des filatures. Ailleurs la prostitution est
    courante parmi les filles et les garçons de huit ou neuf ans. Mais c'est encore
    John Holt qui fait remarquer que la question est mal posée. Ce n'est pas le
    travail qui devrait être interdit aux gosses mais leur exploitation, que ce
    soit par les employeurs ou par les parents.

    En admettant pourtant qu'on donne aux enfants les pleins moyens de se
    protéger contre toutes les formes de pression parentale ou autre, j'imagine
    assez mal, dans l'hypothèse d'une école non obligatoire (donc nettement plus
    intéressante), comment éviter que les enfants sans le sou ne se trouvent
    contraints de travailler (et s'ils y sont contraints, plus aucun contrôle ne
    saurait empêcher l'exploitation), alors que les petits riches s'offriraient le
    luxe de " faire des études " (sous forme de lectures ou de voyages par
    exemple).

    Non, je ne vois guère d'autre solution que d'éviter le travail salarié,
    en étant assuré d'un minimum de revenus fixes (les enfants sont aussi capables
    que les parents de gérer leurs allocations dites " familiales " et cela dès
    qu'ils savent compter jusqu'à cent). Par ailleurs, ce qui remplacerait
    l'éducation nationale, en rendant l'école non obligatoire, pourrait se
    permettre avec les économies ainsi réalisées de payer les enfants qui
    désireraient étudier quelque chose ; chaque enfant aurait ainsi le choix entre
    travailler à apprendre (" faire des études) ou travailler pour créer,
    produire. Reste à concevoir un système où ce ne serait plus l'état qui
    allouerait les sommes nécessaires au fonctionnement des apprentissages mais des
    associations, des municipalités, etc.

    Quoi qu'il en soit, il n'y a pas la moindre raison de garder cette
    distinction entre majeures et mineurs. On s'aperçoit alors que tout ce qui peut
    apparaître " inhumain " pour des enfants n'est rien moins qu'inhumain en soi.
    Mais je reviendrai sur majorité et minorité dans un autre chapitre. Restons-en
    à ce " tour du propriétaire ".

    As-tu entendu parler des " petites personnes " en polyester qu'on
    vend à Cleveland, aux Etats-Unis, pour un peu moins de mille francs ? Il
    s'agit d'un magasin qui simule un environnement médical ; les vendeurs sont
    déguisés en médecins et infirmières. Les adultes qui achètent leur bébé se
    plient à tout un rituel d'adoption, ils s'engagent par écrit à s'en occuper
    comme si c'était de vrais enfants, ils peuvent choisir des bébés de tous les
    âges, des prématurés jusqu'à ceux qui sont déjà dans la classe de maternelle
    qui est un peu plus loin. Le " personnel médical " leur donne des conseils et
    note dans un fichier la date d'achat pour envoyer tous les ans une carte
    d'anniversaire à la poupée. En 1981, le Baby Land General Hospital avait fait
    plus de cinq milliards de dollars de chiffre d'affaires. Remarque que les
    parents de Cleveland sont mieux inspirés de jouer à la poupée avec des poupées
    qu'avec de vrais mioches. Beaucoup n'ont pas cette sagesse.

    L'enfant réussi, c'est celui qui sait " se faire " à toutes les
    exigences de ses parents. " C'est toujours quand une femme se montre le plus
    résignée qu'elle paraît le plus raisonnable ", a dit Gide. Et les enfants
    donc ! Le racket à la protection marche ici à fond. Sur lui on a bâti les
    relations " infantiles-adultiles " (l'expression est de Léo Kameneff). Il
    s'accompagne du mépris habituel du protecteur pou le ou la protégée. Jamais
    personne n'oserait s'adresser à un adulte comme on parler ordinairement aux
    enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour , mets pas tes mains, tiens-toi
    droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t'en, reviens vite, m'énerve
    pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche,
    baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t'as pas le droit, c'est pas de ton
    âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout?

    Nous devrions devant chaque enfant que nous rencontrons rougir de honte
    pour toutes les humiliations que nous leur faisons subir. Je ne connais aucun
    domaine de la vie sociale où l'indélicatesse soit poussée aussi loin. Quand un
    adulte, dans telle ou telle situation particulière, dit qu'on le " traite en
    enfant " ou qu'on l' " infantilise ", il exprime fort justement son
    indignation d'être considéré comme un être dépourvu d'intelligence et
    irresponsable.

    Ainsi que le fait remarquer Korczak, l'adulte prend son temps, l'enfant
    lambine, l'adulte pleure, l'enfant pleurniche, l'adulte est persévérant,
    l'enfant est obstiné, l'adulte est parfois distrait, l'enfant seulement
    étourdi. J'ai entendu parler d'un sketch télévisé américain qui vaut sans doute
    mieux que les fameuses " séries ". On y voyait un couple recevant un autre
    couple. Le premier dit à ses invités des choses très aimables telles que :
    " Ca vous fatiguerait de vous rendre un peu utiles ? ", ou : " Combien de
    fois devra-t-on vous dire de laver vos sales pattes avant de vous mettre à
    table ! ", ou encore : " Vos histoires, il n'y a vraiment que vous pour en
    rire ! "

    Sans voir les interlocuteurs, quand on entend un adulte s'adressant à
    un enfant, on ne peut s'y méprendre même lorsque les propos sont polis. On ne
    manquera pas de trouver normal qu'un gosse " indiscipliné " dise merde à un
    adulte, mais on serait bien scandalisé d'entendre un enfant calme et réservé
    s'adresser à son professeur en lui disant : " Laurent, arrêtez de bouger
    comme ça, vous me donnez le tournis. " L'inverse serait de la part de
    l'enseignant une remarque très anodine.

    Tu me diras qu'évidemment la personne la mieux intentionnée du monde ne
    peut que perdre son sang-froid devant trente jeunes personnes qui sont là
    contre leur gré. Dans l'état actuel des choses, il est aussi difficile pour un
    adulte de vivre avec des enfants que pour un enfant de vivre avec des adultes.
    Le nombre ici interdit de concevoir chaque être comme unique, étonnant,
    intimidant par là même, en un mot : aimable.

    Korczak lui-même qui a aimé les orphelins dont il avait la charge
    jusqu'à vouloir mourir avec eux dans le ghetto de Varsovie, Korczak raconte
    commet, plongé dans des comptes difficiles, il est dérangé toutes les minutes
    par des gamins. Arrive un petit garçon qui vient juste lui apporter un bouquet
    de fleurs. Il jette le bouquet par la fenêtre, attrape le gosse par l'oreille
    et le met à la porte. En disant qu'on traite les enfants comme jamais on ne
    traite ses pairs, il ne fait pas plus que moi de moralisme. Je sais tout à fait
    qu'il est impossible d'être toujours patient face à des individus qui n'ont pas
    encore perdu toute spontanéité et qui savent encore crier, courir, réclamer de
    l'amour, jouer. L'école comme concentration d'enfants ne peut qu'être
    répressive. Il est parfaitement exact que les enfants y sont insupportables et
    énervés. On le serait à moins. Marie, j'ai fait en sorte que non seulement tu
    ne souffres pas de la tyrannie des adultes, mais encore que tu ne sois pas,
    toi, réduite à les tyranniser. Où que tu sois passée, on t'a trouvé délicate,
    enjouée, attentionnée, montrant avec les adultes la même patience qu'avec
    qu'avec les tout-petits ; toujours je serais en admiration devant le climat de
    liberté que tu sais créer autour de nous. Je craignais bien un peu de vivre à
    deux et je t'interrogeais lorsque tu étais dans mon ventre, délicieusement
    étrangère ou étranger à moi, inconnue, inconnu. " Dis, enfant, saurons-nous
    vivre ensemble ? Nous entendre ? Est-ce difficile d'habiter à deux dans une
    même maison ? Nous aimerons-nous ? Si nous ne nous aimons pas, saurons-nous
    trouver des modes de vie satisfaisants ? " Il me semblait que tu donnais la
    parfaite réponse en étant simplement là. Tout souriait en moi. Je suis si
    heureuse de te connaître et d'avoir pu t'éviter de vivre huit heures par jour
    dans la meute !

    Oh je sais bien que l'enfant n'est pas maltraité qu'à l'école et que la
    famille, qui est supposée être le lieu de la tendresse, est d'abord celui de
    toutes les violences, de toutes les haines. Les deux idées coexistent : la
    famille est l'asile privilégié où l'on peut se mettre à l'abri du monde
    hostile ; mais aussi l'école pour l'enfant, le travail pour la femme (plus
    rarement, pour l'homme) sont les refuges où l'on fuit l' " enfer familial ".
    C'est un monde bien cruel que celui d'où l'on cherche constamment dans la
    panique à s'évader.

    Dire qu'en famille se déchargent les frustrations que jamais les uns ni
    les autres n'oseraient avouer à des tiers n'est qu'une lapalissade. La famille
    est l'espace où l'on peut être " naturel ", c'est-à-dire brutal. On y échange
    des méchancetés dont tous les témoins sont tenus au secret. John Holt, le très
    intelligent, dit que tout esclave peut posséder, en ses enfants, " ses propres
    esclaves de fabrication maison ". Le gosse tyrannisé s'entend dire : " Plus
    tard, tu seras le maîtres ; pour l'heure, tu obéis. " Le maître de qui ? Le
    maître de ses enfants, sur lesquels il se vengera. C'est " humain "?

    Des travailleurs sociaux veulent devant moi défendre l'école et me
    rappellent que quarante mille enfants chaque année en France sont maltraités
    par leurs parents. Ils en concluent que l'école a " quelque chose de bon "
    puisqu'elle protège de la famille. Pauvre école ! On lui aura donc tout fait
    faire. Bien sûr, elle est forcément aussi assistante sociale. Comment concevoir
    notre système social sans les assistants ad hoc ? C'est eux qui constituent
    l'équipe de maintenance.

    Tout est pour le mieux. L'école défend les petiots contre les abus des
    parents. Les parents veillent à ce que l'école ne se substitue pas à eux. Les
    adultes mutuellement se contrôlent et contrôlent la situation. Les mômes en
    sont les otages.

    Quand bien même je n'aurais pas désiré vivre quelques années en
    compagnie d'un enfant, j'aurais, je pense, été tentée d'examiner d'un regard un
    peu critique les quelques postulats sur lesquels se fonde l'autorité de
    l'adulte sur l'enfant. Il semble aller de soi que le monde des adultes est le
    monde normal et que les parents y adaptent l'enfant. En vertu de quoi ?

    Mise à part la légende triviale qui voudrait que l'adulte fût plus mûr
    ou plus sage (n'importe quel bulletin d'information suffit à foutre en l'air
    des sornettes pareilles), demeure encore l'argument du " pouvoir par le
    savoir ". Les adultes sauraient man½uvrer le monde, pas les enfants, parce
    qu'ils maîtriseraient les techniques. Cela n'a aucun sens : tout môme de douze
    ans qui a fait un peu d'électronique me dépasse complètement en ce domaine. Qui
    de toi ou moi répare les appareils ménagers, examine la première les notices
    d'emploi, a l'idée de démonter une mécanique qui se déglingue ? Pas moi. Si
    l'on s'en tient au seul savoir scolaire, le gosse, en principe, n'a pas encore
    eu le temps d'oublier tout ce que moi j'ai oublié. Quant aux autres savoirs,
    c'est inutile même d'y faire allusion : un enfant de sept ans pianiste en sait
    plus en ce domaine qu'un adulte qui ne l'est pas. Ce n'est pas l'âge qui jamais
    conféra le savoir.

    Alors d'où viendrait cette autorité de l'adulte ? De sa taille ?
    Parce qu'il est plus facile de donner un coup de pied à un pékinois qu'à un
    doberman ? Réponse insuffisante ; il est tout à fait vrai que généralement on
    fout aux gosses des torgnoles jusqu'à ce qu'ils soient en âge de les rendre,
    mais certains adultes qui n'ont jamais frappé un enfant n'en jouissent pas
    moins d'une autorité reconnue. Il est même admis qu'un adulte non-violent peut
    ne pas lever la main sur un gamin 'c'est même devenu la règle dans
    l'institution scolaire française), mais il est inadmissible qu'un adulte se
    conduise avec un enfant comme avec un égal (par exemple demander à un môme de
    quatre ans s'il préfère habiter dans telle banlieue ou tel arrondissement, ou
    ce qu'il pense des élections européennes, ou s'il intéresse aux gadgets de la
    libération sexuelle, etc.). Si un adulte avait exactement la même attitude avec
    un enfant qu'avec " quelqu'un de normal ", on le prendrait pour un malade
    mental (ou un délinquant s'il s'avisait de " détourner " l'enfant du droit
    chemin).

    L'autorité de l'adulte, c'est-à-dire le pouvoir d'imposer l'obéissance,
    découle de sa fonction (de son esclavage même). Il est, lui, à sa place,
    " parvenu au terme de sa croissance " comme dit le dictionnaire. L'enfant n'a
    pas encore eu le temps d'assimiler tout ce qui fera de lui un être artificiel.
    Il n'est pas encore conforme, bien qu'il le désire (ne pas sous-estimer la
    complicité de l'enfant dans cette sombre histoire).

    La fonction de l'adulte, vis-à-vis de l'enfant, est de le former, de
    l'éduquer. La fonction unique de l'enfant est d'être éducable. Ces fonctions
    sont admises par les deux parties, si bien que les rouages tournent. Du point
    de vue sociologique, la fonction permet à la mécanique de fonctionner et on
    peut expliquer chaque rouage de cet engrenage en circuit fermé par les autres
    pièces. La soumission vient de l'autorité qui vient de la soumission, etc.
    L'autorité, en d'autres termes, vient de ce que ça marche. La soumission vient
    de ce que ça marche. ça : la société prise dans son ensemble.

    Ça marche, mais ça ne va pas dans mon sens. Là est la question. Face à
    cette mécanique, je ne peux résoudre un problème éthique à partir de données
    sociologiques. Car lorsque je demande : " Pourquoi cette mécanique-là et pas
    une autre ? ", on me répond : " Parce que la société ne peut fonctionner
    que sur les bases d'une discipline (d'une éducation) rigoureuse. " En faisant
    semblant de répondre à mon pourquoi, on répond au comment.

    L'homme est un animal social (comme le rat). Oui, entre autres? Mais on
    peut dépasser ce " stade-là ", non ? Je ne suis même pas certaine que
    l'homme descende du singe mais je suis à peu près sûre de venir de l' " animal
    social " appelé homme. Et pourquoi n'irais-je pas plus loin ? Je ne suis pas
    amateur de science-fiction et je ne veux pas rêver d'un monde où les gens
    auront évolué jusqu'à s'individualiser. Je n'ai pas le temps et c'est dans ma
    vie que je veux passer de l'animal social, que j'étais en naissant, à mon
    individualité. Et ne plonge pas, petite fille, dans le piège risible consistant
    à voir dans le social la condition de la relation. L'individualisation de
    chaque être ne mène pas à une solitude pire. Au contraire, seul l'être humain
    dégagé de son animalité sociale (de sa bêtise organisée) donne une chance à
    chacun de vivre dans un monde où peuvent enfin s'aimer des individus délivrés
    des mécanismes.

    On peut casser les déterminismes, on peut casser les machines. La
    liberté est une vue de l'esprit. Justement, c'est là sa puissance. Elle
    n'existe que par ce que j'en conçois et crée.

    Mais d'abord, comprendre. Comprendre le sens de la pièce, le modifier,
    le refuser éventuellement et aller jouer ailleurs. On peut aussi ne pas aimer
    le théâtre. Mais quant à moi, je supporte difficilement de vivre au milieu de
    marionnettes à langue de bois. Je veux comprendre. Comprendre !

    La manipulation participe toujours de l'oppression. Les enfants sont
    des dindons. Les parents " cool ", ceux que tu appelles les " parents
    frais ", on en a connu quelques-uns? " Qu'est-ce que tu dirais, Valentin,
    d'aller quelques mois à l'école en bateau, hein ? C'est une expérience
    fantastique pour un jeune de naviguer, en toute responsabilité? ça m'aurait
    passionné, quand j'avais ton âge? Plutôt que de glander à l'école, au moins tu
    apprendrais la navigation. Ça pourrait plus tard te servir? Tu ne veux pas
    qu'on aille voir ? Oh ! Mais je ne t'oblige pas ! C'est juste une
    suggestion? " à deux, on pourrait en écrire des pages et des pages de ce
    style ! La manipulation, parmi les " libéraux " qu'on fréquente, c'est le
    nec plus ultra de la rhétorique pédagogique. J'entends la voix de tel ou tel
    spécialiste : " Laisse-moi faire? je sais parler aux gamins? "

    Bon. Mais je tiens à affirmer que j'ai rencontré des femmes ou des
    hommes qui pouvaient parler à des gosses ou des adultes sans jamais chercher à
    les manipuler ; j'en ai vu ! Des gens capables d'expliquer la situation avec
    ses avantages et ses inconvénients et de dire ensuite : " Réfléchis et
    dis-moi ce que tu auras décidé ", capables aussi de dire : " Je ne suis pas
    du même avis mais c'est à toi que revenait cette décision, on va essayer "
    sans faire la gueule, sans avoir peur. Jean-Pierre, Christine, Geneviève, tu
    vois, Marie, ces adultes-là m'apprennent à vivre et je suis tout heureuse de
    leur devoir ça. N'empêche? c'est rare.

    Pas de pédagogie possible sans trafic ni manigance (puisque la
    pédagogie repose sur l'idée que l'adulte est dans le vrai et qu'il faut amener
    par tous les moyens l'enfant à cette vérité).

    L'adulte doit donc dépenser son imagination à faire que les choses
    " s'arrangent " dans le sens qu'il veut leur donner, tout en préservant
    l'illusion de l'indépendance de l'enfant.

    J'ai très envie de te parler d'un livre que j'ai détesté. Il est pour
    moi la quintessence de toute entreprise pédagogique scolaire. Ça s'appelle
    écoute maîtresse5.

    Le fait que la maîtresse en question soit institutrice d'enfants

    internés non seulement ne change rien à l'essentiel, mais dévoile admirablement la névrose scolaire de tout pédagogue : normaliser, intégrer, adapter, forger
    les esprits. Il n'y a qu'un seul passage plaisant dans ce livre d'horreur,
    celui où elle s'insurge contre l'équipe soignante lui reprochant de manipuler
    les enfants. Parce qu'elle " assume ", comme on dit, si effrontément qu'elle
    en est désarmante : " Eh oui, je manipule ! Je manipule du matin au soir,
    pour tout, pour les faire entrer, pour les faire écrire, lire, peindre,
    dessiner, découper, enfiler de perles, chanter, danser? Et ça n'est pas par un
    goût immodéré du jeu que je me fais enfant avec eux, [?]. Tout cela n'a d'autre
    but que de les piéger un peu mieux aux rets de mes activités plus
    " sérieuses ". Vous ne vouliez pas cela ? Il ne fallait pas me les donner,
    il ne fallait surtout pas me demander d'essayer de leur apprendre quelque
    chose. "

    J'endure moins bien l'autoritarisme fou qu'elle emploie auprès des
    enfants à qui, écrit-elle, " [elle] offrai[t] ainsi la même illusion
    rassurante de l'école ". L'axiome est classique et c'est bien pourquoi son
    discours est si splendidement révélateur de ce que les adultes conçoivent de
    l'éducation des enfants car, en l'occurrence, les " enfants fous " sont des
    " super enfants ", des enfants purs, des enfants parfaits. Et la maîtresse
    s'en donne à coeur joie : ces enfants " voulaient aller à l'école tout en ne
    voulant pas ", ils disaient qu'ils ne voulaient pas mais Suzanne Ropert sait
    mieux qu'eux ce qu'ils veulent, " en les obligeant, on va dans leur sens ".
    Ce passage que je vais citer, Marie, tu ne peux pas savoir quelle répulsion il
    provoque en moi ; tant de certitude, tant de bêtise sont un condensé du pire.
    Cette violence, je la reçois comme une menace personnelle : je suis un cheval
    qui n'a pas soif que n'importe quel pouvoir un jour peut noyer. Au moins
    puis-je espérer alors que par ma folie jusqu'à en mourir je saurai dire non.

    Elle dit, la maîtresse : " Car ce que nous voulons avant tout, ce

    pourquoi, d'ailleurs, on a prévu une école à l'intérieur de cet hôpital
    psychiatrique, c'est bien d'amener les enfants à accéder à ce " savoir "
    qu'ils refusent. Or, me direz-vous, " on ne fait pas boire un cheval qui n'a
    pas soif ". Freinet nous l'a assez répété. C'est vrai. Mais ici, dans notre
    réalité quotidienne, les choses sont différentes : le cheval a soif mais, le
    plus souvent, il ne peut pas boire, sa " folie " l'en empêche. Il se peut
    qu'il ne " veuille " pas, mais cette volonté ne relève pas d'un libre choix,
    d'un libre arbitre. Le refus ou l'impossibilité sont des symptômes d'un
    mal-être, ou d'un non-être, dont il nous faut bien tenir compte pour notre
    pratique quotidienne, mais qui ne doit pas nous empêcher d'entreprendre un réel
    travail d'enseignement auprès de ces enfants qui se sont quasiment mutilés
    d'une partie d'eux-mêmes pour mieux résister à une insupportable réalité tant
    intérieure qu'extérieure. "

    Ce qui me tourmente, c'est cette espèce d'inconscience qui fait du plus
    terrifiant une pacotille. Au mur, pour le son " oi ", elle affiche : " à
    l'école, c'est la maîtresse qui fait la loi " ; elle nous dit ça et ajoute
    une note : " Ce qui est absolument faux, la maîtresse ne fait pas la loi,
    mais elle la fait respecter. Ce jour-là, j'ai sans doute rétabli une situation
    normale dans ma classe, et j'ai aussi induit mes élèves en erreur. Je ne ferais
    plus écrire le même texte maintenant. "

    Est-ce que j'ai bien lu ? D'où vient que sa manière de s'exprimer me
    rende folle ? La suite du texte fait que de toutes mes forces, de toute mon
    âme, je désire qu'un immense hurlement des enfants et de leurs alliés fasse
    éclater les vitres et les murs de toutes les écoles. Elle poursuit ainsi la
    maîtresse : " Moi qui prêchais autrefois - comme c'est loin, en effet -
    l'autodétermination des enfants, la libre expression, etc. En réunion de
    synthèse, on se retrouve parfois plusieurs à oser évoquer ce rôle désagréable
    que nous sommes amenés à jouer, qui va à l'encontre de nos convictions
    profondes d'adultes, nous qui avons réellement foi en l'autre, qui posons a
    priori, dans notre rapport quotidien aux choses ou aux êtres, que la règle
    première d'action est d'accorder confiance? "

    Elle dit aussi que son rôle de flic " rassure les enfants " et que
    " c'est très difficile à assumer ". Comme j'ai peur, ma petite fille, quand
    je sens monter cette dégoûtante odeur de complicité faussement malheureuse.

    La tutelle qu'on exerce sur les enfants et les fous est, d'un point de
    vue tendanciel, la tutelle qui nous menace tous dès lors que nous vivons en
    critiques, en hors-la-loi, les rapports sociaux. La norme est adulte. Est
    adulte celui sur qui le temps a passé et qui ne s'étonne plus. Qui ne s'étonne
    plus ne s'indigne plus.

    Pourtant rien ne va de soi. Et tu te rends bien compte, Marie, de ce
    qui grince dans le discours de cette " maîtresse adulte normale " : elle se
    scandalise de ce que ces enfants fous n'acceptent pas l'école et s'élèvent
    contre la force des choses. Ce qui est dit ici, tout simplement, c'est que les
    enfants " normaux " sont aussi sclérosés que les adultes et que nous ne
    pouvons aucunement compter sur une rébellion enfantine. être enfant ne garde
    personne d'être engourdi. C'est ce qui permet au système scolaire de
    fonctionner. Dans ce lieu réservé aux gosses fous, l'institutrice ne peut
    qu'engager une épreuve de force et revient sans arrêt sur sa mauvaise
    conscience de matonne6 ; violeuse par devoir, elle rend tout viol par désir
    plus acceptable. Elle est l'image vivante de ce qui empêche les gens de vivre,
    de jouir de leurs respectives intelligences. Suzanne Ropert n'existe presque
    pas, elle est cette humaniste libérale et mécanique qui impose sa loi du bien
    et du mal, qui sait ce qui doit nous faire agir, qui pense pour nous. Bien
    entendu, je ne connais ni de près ni de loin cette sinistre femme et mon
    aversion pour ce qu'elle représente semblera à quelques uns indécente, d'autant
    que ce personnage n'est rien d'autre que commun ; c'est d'ailleurs bien
    pourquoi je t'en parle. Je gage que peu de pédagogues (enseignants ou parents)
    se sentent réellement horrifiés par ce passage-ci : " Moi-même, par ailleurs,
    je ne suis pas prête à renoncer au rôle bêtement scolaire qui est lié à mon
    titre, même si parfois, souvent, le doute me saisit sur l'efficacité de ce que
    je suis en train de mettre en place. Renoncer, en effet, ce serait m'engager
    dans le piège dangereux tendu par les enfants, et dont ils ne savent pas, bien
    sûr, qu'ils nous en tendent de tels aux quatre coins de nos activités
    quotidiennes, aux uns et aux autres? En leur donnant ainsi raison, on signerait
    en quelque sorte son propre arrêt de mort, à travers celui de l'école, mais
    encore et surtout, le leur. Car enfin, ces forces " mauvaises " qui poussent
    les enfants à détruire de multiples façons, à défaire ce qui se fait, ne
    relèvent pas, loin de là, d'une volonté consciente, délibérée. Elles sont une
    des facettes de leur mal, conséquence, effet, dont ils ne sont pas maîtres
    souverains mais plutôt tragiquement victimes. En protégeant l'école, en me
    protégeant, moi, d'une possible destruction, j'ai le sentiment de protéger
    l'enfant avant tout de lui-même, de ce qui le ronge, le détruit au fil des
    jours7? "

    Nous voici très exactement au c½ur de mon refus. En " protégeant
    l'école " ou toute forme de pédagogie, l'adulte a le sentiment de " protéger
    l'enfant contre lui-même. ". Cette imposture n'a qu'un but : faire en sorte
    que l'enfant devienne un membre de cette société (quelle qu'elle soit) et non
    lui-même.

    On a corrigé les enfants tant et plus. Par la fessée, le fouet, le
    jeûne, les corsets, la prison. On les a contraints, par tous les moyens
    possibles, à entrer dans le moule. Je ne me fais pas d'illusions et, comme
    Neill, j'admets que le besoin d'approbation est un besoin humain profond. Dans
    le souci de plaire des enfants entre un élément qui " remplace avantageusement
    la crainte ", comme disent les parents modernes. Les mioches ont envie, n'en
    doutons aucunement, de répondre à ce qu'on attend d'eux. On n'est pas toujours
    obligé d'user de violence pour les faire se plier aux règles. La douceur
    parvient aux mêmes résultats. L'essentiel restant l'acquisition, de gré ou de
    force, d'automatismes sociaux.

    Imagine un peu que les enfants n'en fassent qu'à leur tête ! Où
    irions-nous ?
    La phrase que j'ai sans doute entendue le plus souvent depuis ta
    naissance, c'est vraisemblablement : " Mais enfin, un jour ou l'autre il
    faudra bien qu'elle apprenne à obéir ! " L'obéissance est une vertu. On
    mesure les qualités de tout responsable à la faculté qu'il a de " savoir se
    faire obéir ". On parlait beaucoup de pouvoirs et de la lutte à mener contre
    eux, il y a quelques années. J'étais toujours très ulcérée de cette bagarre
    contre les autorités en place qui ne pouvait que viser à les remplacer. La
    seule lutte profondément utile à mener, ce n'est pas contre l'autorité mais
    contre la soumission. Là seulement, le pouvoir, quel qu'il soit, est perdant.

    Pire que tout fascisme, que toute tyrannie, son acceptation - si
    possible malheureuse, c'est encore plus tragique. Quand je songe à Ropert, je
    ne sais ce qui m'éc½ure le plus de sa mauvaise foi ou de son spleen. C'est
    littéralement la mort dans l'âme qu'elle violente les enfants. Mais il le faut.
    Pourquoi ? Parce que c'est nécessaire. Et ce n'est pas drôle de faire souffrir
    les gens ! Il faut vraiment y être obligé !

    Là, Marie, je veux absolument te raconter l'expérience hallucinante de
    Stanley Milgram8.

    Des gens, pris au hasard parmi des personnes ayant accepté de
    " participer à une expérience de psychologie ", sont reçus dans un
    laboratoire. Là, quelqu'un, habillé de la blouse blanche du savant, explique
    qu'il s'agit de faire apprendre à un soi-disant étudiant des listes de mots en
    vue d'une recherche sur les processus de mémorisation. L'élève est assis sur
    une sorte de chaise électrique et le sujet qui est donc censé lui faire
    apprendre les mots doit lui envoyer des décharges de plus en plus violentes
    jusqu'à ce qu'il réponde juste. En réalité, l'élève supposé est un acteur et ne
    reçoit aucun courant. Mais il va mimer le désagrément, puis la souffrance, puis
    l'horreur du supplice et enfin la mort au fur et à mesure que les sujets
    appuieront sur les manettes graduées de 1 à 30, de 15 volts à 450 volts. Sur la
    rangée des manettes sont notées des mentions allant de " choc léger " à
    " attention, choc dangereux " en passant par " choc très douloureux ", etc.
    à quel instant le sujet refusera-t-il d'obéir ? Le conflit apparaît lorsque
    l'élève commence à donner des signes de malaise. à 75 volts, il gémit, à 150
    volts, il supplie qu'on le libère et dit qu'il refuse de continuer
    l'expérience, à 425 volts, sa seule réaction est un cri d'agonie, à 450 volts,
    plus aucune réaction.

    L'intérêt de cette expérience, c'est que 98 % des sujets acceptent le
    principe même de cet apprentissage fondé sur la punition. 65 % iront jusqu'aux
    manettes rouges (le sujet a été prévenu qu'elles pouvaient causer des lésions
    très graves, voire la mort), la dernière est celle de la mort assurée.

    Or il ne s'agit nullement d'une expérience sur le sadisme, comme le
    montrent les multiples variantes qui ont été tentées et analysées. Car la
    tendance générale des résultats prouve qu'à une forte majorité les sujets ont
    administré les chocs les plus faibles quand ils ont eu la liberté d'en choisir
    le niveau. On en a vu également qui " trichaient " lorsque le " savant "
    s'absentait, assurant faussement qu'ils avaient bien " puni " l'élève. Il
    faut bien garder cela à l'esprit quand on parle de l'étude de Stanley Milgram.

    Ce qui est terrifiant, ce n'est donc pas l'agressivité humaine mais
    autre chose que met formellement en évidence cette expérience : la soumission
    à l'autorité. En effet, les sujets ne punissent l'élève que sur la seule
    injonction donnée par le professeur : " Il le faut. " Ils torturent ainsi
    " pour rien " quelqu'un qu'ils n'ont aucune " raison " de maltraiter si ce
    n'est qu'on leur ordonne de le faire. Et attention ! L'ordre de continuer est
    donné par le " savant " d'une voix courtoise sans aucune menace9. Le sujet ne
    risque rien? Ou plutôt presque rien : il risque d'être considéré comme un être
    désobéissant. Eh bien, 65 % des gens ne peuvent supporter cette idée et
    acceptent de supplicier quelqu'un jusqu'à la mort pour la seule satisfaction
    d'obéir.

    Tu vois que je ne me suis pas tellement éloignée de la matonne, ses
    clefs et ses punitions. Elle ne fait pas ça de gaieté de c½ur et le clame bien
    fort. Mais " il le faut ". C'est comme ça.

    Il est intéressant de voir que, parallèlement à l'expérience que je te
    rapporte ici, l'équipe de Milgram en a fait une autre au moins aussi
    instructive : juste avant l'expérience, on a réalisé une enquête auprès de
    psychiatres mais aussi du tout-venant, leur demandant d'estimer le nombre des
    sujets qui " iraient jusqu'au bout ". Pratiquement toutes les personnes
    interrogées prévoient un refus d'obéissance quasi unanime à l'exception,
    disent-ils, d'une frange de cas pathologiques n'excédant pas 1 ou 2 % qui
    continueraient jusqu'à la dernière manette. D'après les psychiatres et
    psychologues, la plupart des sujets n'iraient pas au-delà du dixième niveau de
    choc, 4 % atteindraient le vingtième niveau et un ou deux sujets sur mille
    administreraient le choc le plus élevé du stimulateur.

    Ces idées préconçues s'appuient sur une croyance qui voudrait qu'en
    l'absence de coercition ou de menace l'individu soit maître de sa conduite. La
    liberté serait une sorte de donnée. Comme c'est intelligent ! La thèse du
    libre arbitre permet à la société de fonctionner comme si elle était une
    résultante des libertés individuelles ; toute rébellion n'est alors qu'un
    non-sens.

    Il serait trop long de raconter les multiples variantes de
    l'expérience, mais l'une des plus significatives consiste à la faire conduire
    par un individu " ordinaire " et non plus par quelqu'un investi d'une
    autorité (comme le savant ou le professeur). Dans ce cas, seize sujets sur
    vingt ont refusé d'obéir invoquant des raisons humanitaires : " Ils ne
    pouvaient pas faire souffrir un homme. " L'ordre en lui-même n'est rien, seule
    l'autorité a du poids.

    Un gouvernement fasciste peut-être renversé et remplacé par un
    gouvernement démocratique, mais la différence est-elle vraiment si
    importante ? Est-elle vraiment si importante dès lors que seules les
    apparences sont sauves et que tout gouvernement repose sur la soumission à
    l'autorité et prépare les gouvernés à tout accepter indépendamment des contenus
    idéologiques supposés ? Un gouvernement démocratique, de type libéral ou non,
    ouvre la voie aux dictatures.

    Dans l'expérience de Milgram, refuser d'obéir équivaut à nier
    l'autorité que quelqu'un a revendiquée a priori, or cela constitue un grave
    manquement non pas à telle ou telle règle mais à toute règle.

    Il ne faut pas se leurrer, c'est bien au nom de la morale que les
    sujets obéissent aux ordres ; ils estiment qu'ils se sont " engagés "
    vis-à-vis de l'expérimentateur et qu'il est mal de renier une obligation ainsi
    " librement " contractée. Goffman a montré à plusieurs reprises que toute
    situation sociale reposait sur ce consensus : à partir du moment où une chose
    est exposée aux personnes concernées et acceptées par elles, il n'y a plus de
    contestation possible. " On ne reviendra pas en arrière " interdit souvent le
    moindre pas en avant. Dans les écoles " de pointe ", le contrat apparaît
    comme le fin du fin. L'élève s'engage librement à faire tel ou tel travail. Et
    personne ne rigole !

    Il s'agit ici de préserver une certaine continuité. Cette continuité
    n'a rien d'innocent. Milgram analyse très pertinemment, me semble-t-il, l'une
    des raisons qui font que les sujets qui ne se sont pas rebellés au début de
    l'expérience se sentent de plu en plus obligés de poursuivre. Car au fur et à
    mesure que le sujet obéissant augmente l'intensité des chocs, il doit justifier
    son comportement vis-à-vis de lui-même. Il lui faut donc aller jusqu'au bout ;
    s'il s'arrête, il doit logiquement se dire : " Tout ce que j'ai fait jusqu'à
    présent est mal et je le reconnais maintenant en refusant d'obéir plus
    longtemps. " Par contre, le fait de continuer justifie le bien-fondé de sa
    conduite antérieure.

    Je t'ai gardé le meilleur pour la fin. Pense à tous ces livres
    d'enseignants qui paraissent et contestent l'école, à tous ces parents qui
    râlent et pleurnichent et expriment leur malaise, à ces articles de journaux
    qui disent que ça ne peut pas durer comme ça. Et pourtant l'école continue,
    inexorablement. Pense bien à tout ça, ma chérie, maintenant que je vais te
    faire part d'une des constatations les plus édifiantes de l'expérience de
    Milgram.

    Il ne faut pas s'imaginer que les sujets obéissent avec entrain ! Que
    non ! Beaucoup trouvent l'expérience odieuse et " ne se privent pas de le
    dire ", d'autres tremblent, pâlissent et ne cessent d'affirmer qu'ils " ne
    peuvent pas le supporter ". Les femmes, plus encore, " en sont malades ".
    Dans l'ensemble, elles éprouvent un conflit d'une intensité supérieure à celui
    des hommes. Elles estiment que la méthode d'apprentissage est cruelle mais
    qu'elles ne " doivent pas céder à leur sensibilité ", " c'est comme avec les
    enfants " ; dans les interviews qui suivent l'expérience, elles se réfèrent
    souvent à leur devoir d'éducatrice. Hommes ou femmes, dans leur majorité,
    trouvent épouvantable ce qu'on leur fait faire et Milgram de conclure : " En
    tant que mécanisme réducteur de la tension, la désapprobation est une source de
    réconfort psychologique pour l'individu aux prises avec un conflit moral. Le
    sujet affirme publiquement son hostilité à la pénalisation de la victime, ce
    qui lui permet de projeter une image de lui-même éminemment suffisante. En même
    temps, il conserve intacte sa relation avec l'autorité puisqu'il continue à lui
    obéir10. "

    Pardonne-moi de m'étendre en ce long chapitre mais, écrivant sur notre
    insoumission, je trouve les investigations de Milgram sur la soumission à
    l'autorité pleines d'enseignements. Certains se sont scandalisés de l'aspect
    " immoral " de cette étude où de pauvres innocents ont été bernés, " croyant
    participer à une expérience sur la mémoire ". Je dirai cyniquement que la
    sociologie a intérêt, tant qu'à faire des expériences, à les réaliser dans les
    conditions les plus proches possible de la vie que nous menons en société. Or,
    la principale condition de la société telle que nous la connaissons est de
    reposer sur le mensonge. Chacun croit faire autre chose que ce qu'il fait. Je
    prends un exemple, au hasard ; celui qui suit ses classes est évidemment
    trompé de la même manière que le sujet de l'expérience de Milgram : l'objet
    avoué serait de permettre à l'élève ou à la recrue certains apprentissages,
    mais le but réel est de lui imposer le principe même de l'obéissance. Les
    " valeurs " inculquées à l'école ou à l'armée telles que loyauté, conscience
    du devoir, discipline sont censées être des impératifs moraux personnels mais,
    écrit Milgram, " ce ne sont que les conditions techniques préalables
    nécessaires au maintien de la cohérence du système ".

    David Riesman, et je m'en tiendrai là pour la sociologie américaine, a
    minutieusement analysé comment une éducation répressive poussait l'enfant à se
    soumettre et, par là même, à se préparer à jouer son rôle dans les fonctions
    répressives. Ne jamais oublier que les petits chefs aiment obéir. Pions, ils
    aiment leur rôle de pions. Eux qui ne contrôlent rien ont la manie invétérée du
    contrôle.

    L'adulte doit surveiller l'enfant, même si " cet enfant ne lui
    appartient pas ". On sait que l'architecture panoptique a été utilisée aussi
    bien dans les prisons que dans les lycées. Jamais un enfant ne doit être
    " livré à lui-même ". Dans les lieux publics, tout adulte a le droit de jouer
    au policier et de veiller à faire respecter les usages aux enfants. D'un autre
    côté, les parents peuvent garder leurs prérogatives d'adultes face à leurs
    enfants devenus adultes. On a vu des gens " enlever " impunément leurs fils
    et filles de plus de dix-huit ans, les séquestrer même pour les " soustraire à
    l'influence d'une secte " et tout le monde trouve ça très normal. D'une
    certaine façon d'ailleurs, les parents gardent sur leurs enfants un droit de
    vie et de mort. Ils décident par exemple de la nécessité d'une opération
    chirurgicale. On a mis au point une " psychochirurgie sédative " pour les
    enfants difficiles et un médecin indien, parlant d'un de ses récents opérés,
    déclare : " L'amélioration constatée est remarquable. Une fois, par exemple,
    un patient avait assailli ses camarades et le personnel soignant de la salle.
    Après l'opération, il est devenu très coopératif et il surveillait même les
    autres11. " On ne peut pas s'y tromper, voilà le parler d'un homme dans toute
    la plénitude de ses moyens intellectuels, un langage adulte !

    Je ne veux pas jouer les malignes devant toi. Une fois au moins dans ta
    vie je t'aurai fait mon numéro de propriétaire. (Face à une amante ou un amant,
    sans doute d'ailleurs aurais-je eu la même inadmissible attitude et ce n'est
    pas à mon honneur.) Tu avais neuf ans. Tu connaissais ma grande aversion pour
    cette pratique aussi avais-tu dû bien mûrir ta décision en m'annonçant que tu
    comptais te faire percer les oreilles. Je changeai de visage et engageai la
    lutte : " C'est une coutume absurde et barbare, c'est une forme de mutilation
    inexplicable. Tu feras ce que tu voudras, je sais bien que tu ne me demandes
    pas mon avis, mais j'aurai de la peine. Réfléchis un an. " Tu es sage et
    n'insistas pas davantage ce soir-là. Quelques jours après, tu revins à la
    charge ; cette fois, j'usai du plus abject argument : " Mon amour, ça va me
    faire mal ! " Une semaine plus tard, face à ta tranquille obstination, j'usai
    de la culpabilisation : " Tout ça parce qu'une telle et une telle ont les
    oreilles percées. Bravo ! Belle originalité ! " Je me sentais quand même
    mesquine et tentais de justifier mon refus en me disant " ça ne vient pas
    d'elle ! Ce n'est pas à elle que je refuse quelque chose. " J'allai plus loin
    encore dans l'hypocrisie le jour où je te dis : " D'accord ! Je ne m'y
    oppose pas mais tu te débrouilles sans moi. Non seulement je ne veux pas m'en
    occuper mais je ne te donnerai pas un sou pour ça ! "

    Oui, j'ai honte ; ça te fait rire ? Tu t'es facilement passée de mes
    services. Stoïque, tu as supporté plusieurs semaines de gêne ; ça s'était
    infecté puis cicatrisé trop tôt ; tu es retournée les faire percer une
    nouvelle fois. Je me suis habituée et je t'offre à présent des pendants
    d'oreille. Mais si, ça te va bien !

    Bien sûr que je suis dans le même sac que tous les autres. Les parents
    libéraux ne sont pas les moins autoritaires et j'en ai vu d'une dureté
    incroyable quand il s'agissait de " faire acquérir son autonomie à
    l'enfant ".

    L'autonomie de l'enfant ! Je lève les yeux au ciel et soupire?
    Faisons-nous ce petit plaisir : disons à voix bien haute que jamais je
    n'ai " voulu ton autonomie ". Il y a deux ans, tu ne dormais encore qu'à mes
    côtés ou près de ta Granny. La moins autonome des gamines ! Ce n'est pas toi
    qui aurais pris le bus toute seule à six ans ! Certes, je n'ai vraiment rien
    contre le fait de prendre seul le bus à six ou soixante-six ans, si personne ne
    vous y oblige d'une manière ou d'une autre. Bien sûr que ça m'aurait arrangée
    que, dès l'âge de cinq ans - ou de deux ans, pourquoi pas ? -, tu ne dépendes
    plus de moi pour tes déplacements dans Paris. Tu aurais été autonome, ma
    chérie, quel pied !

    Mais je ne voulais pas ton autonomie. Ça ne faisait pas partie de mes
    projets. Car je ne voulais rien pour toi, je n'ai jamais rien voulu pour toi,
    je n'ai jamais eu le moindre projet de te voir devenir ni comme ci ni comme ça.
    Hier " bien élevé " voulait dire " policé ", aujourd'hui " autonome ".
    Mais il s'agit toujours d'éducation et je n'ai aucun " charisme
    éducatif " sous prétexte que j'ai désiré mettre au monde de la vie. On peut
    dire que tu m'auras surprise ! Je t'ai laissée pousser comme un champignon,
    " abandonnée à toi-même " et je n'ai pas cessé depuis le 20 avril 1971, 18 h
    50 de m'étonner. C'est cela, un enfant ? Comme c'est beau un être qui se
    déploie tout à son aise, qui fait ce qu'il a envie de faire ! ça m'a donné
    envie? Envie de vivre comme toi, tranquillement.

    Soudain, il y a deux ans, ton corps a changé beaucoup, ton visage a
    pris une expression autre, tu n'as plus dormi avec moi ; tu t'es débrouillée
    seule pour pratiquement tout et j'ai compris que l'enfance était passée. La
    fameuse autonomie était venue e son temps et assurément je n'y étais pour
    rien ! Douze ans et demi où nous avons été heureuse de tout partager et toute
    la vie ensuite devant nous pour savourer nos deux nouvelles indépendances.
    J'ai eu vraiment de la chance de vivre avec toi ! Pars quand tu veux, reviens
    quand tu veux. Rien d'autre ne nous lie qu'une profonde et confiante amitié.

    1 L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Philippe Ariès, Seuil,
    1973.
    2 Cf. Six études de psychologie, Jean Piaget, Denoël-Gonthier, 1964.
    3 Cf. S'évader de l'enfance, John Holt, Petite bibliothèque Payot, 1976.
    4 Comment aimer un enfant, Janusz Korczak, Robert Laffont, 1978.
    5 écoute maîtresse, Suzanne Ropert, Stock, 1980.
    6 Une matonne est une gardienne de prison. C'est bien S. Ropert qui dit,
    poisseuse : " Car, il ne faut pas croire, mais la porte que je referme à
    clef, pour retenir un enfant, même si je l'ouvre à nouveau cinq minutes plus
    tard, voilà qui a un goût de fiel? Et comme le trousseau de clefs se fait
    parfois détestable dans la poche ! C'est si facile d'enfermer ! "
    7 C'est moi qui souligne.
    8 Soumission à l'autorité, Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1982
    9 L'expérimentateur utilisait dans l'ordre quatre " incitations " : 1)
    Continuez, s'il vous plaît ; 2) L'expérience exige que vous continuiez ; 3)
    Il est absolument indispensable que vous continuiez ; 4) Vous n'avez pas le
    chois, vous devez continuer.
    10 Une analyse ultérieure montra que les sujets obéissants accusaient un degré
    maximal de tension et de nervosité légèrement supérieur à celui des sujets
    rebelles. En d'autres termes, ils " râlent " plus contre ce qu'on leur fait
    faire que ceux qui refusent effectivement de marcher.
    11 Cité dans Les Temps Modernes, avril 1973, p.1776.

     

    L'âge de raison par David Olivier

    Information, Réflexion libertaire n°67, mai-juin 1986

    J'étais parti pour faire une critique du livre de Catherine Baker, Insoumission
    à l'école obligatoire (éditions Barrault, 98F). Ce que j'aurai écrit est un peu
    plus personnel, mais, n'importe, le fond y est. Ceci dit, le livre de Catherine
    Baker, je le trouve très bien.

    Quand j'étais petit, je travaillais. Aujourd'hui, je suis grand et je
    travaille. La différence, c'est que quand j'étais petit, je travaillais pour
    mon bien ; je n'étais donc pas payé. Le travail que je fais aujourd'hui, dans
    l'informatique, n'est pas des plus pénibles. Quand je rentre chez moi, je ne me
    suis pas esquinté la colonne sur un marteau-piqueur. Simplement, je suis plus
    proche de 8 heures et 30 minutes de ma mort, et ce temps ne m'a pas appartenu.
    Cela signifie que pendant ce temps, tous mes gestes, toutes mes pensées étaient
    dirigées vers un but qui n'était pas le mien.

    Le travail que font les enfants s'apparente comme celui que je fais aujourd'hui
    au travail de bureau. C'est un travail intellectuel. Il est moins désagréable,
    par exemple, que le travail à la mine. Cela ne signifie pas qu'il soit
    agréable, ni surtout qu'il soit autre chose qu'un travail. Il y a, parfois,
    dans le travail scolaire, le plaisir d'apprendre ; mais ce plaisir existe dans
    beaucoup de travaux intellectuels et ce n'est pas pour autant que l'on leur
    dénie la qualification de travail, ni la rémunération qui va avec.

    Une des raisons mises en avant par les parents pour justifier de leur autorité
    sur leurs enfants, pour les déposséder de toute autorité, est que l'enfant "ne
    gagne pas sa croûte". Moi, adulte, est-ce que je gagne ma croûte ? Je ne
    fabrique pas du pain, je suis informaticien ; je ne fabrique pas ma croûte,
    mais mon activité est réputée socialement utile (on peut en douter), et en
    échange on me donne de quoi acheter ma croûte. L'activité imposée à l'enfant
    - aller à l'école - est-elle "socialement utile" ? Elle est réputée être
    imposée à l'enfant pour son bien. Je ne vais pas répéter tous les arguments que
    l'on trouve dans Insoumission à l'école obligatoire et qui me paraissent
    montrer clairement l'hypocrisie d'une telle affirmation. Je voudrais seulement
    faire remarquer que s'il est peut-être vrai pour un enfant donné, allant à
    l'école, qu'il vaut mieux pour lui (ou plus exactement pour celui qu'il sera
    plus tard) être un bon élève plutôt qu'un mauvais, cela ne signifie rien
    d'autre que le fait qu'ayant dressé des coqs pour un combat de coqs, il vaut
    mieux pour chaque coq être le plus fort. Peut-on prétendre que les coqs vont au
    combat pour leur bien ?


    Chacun pour soi

    En effet, de la maternelle à l'université, l'école est basée sur la
    compétition. On récompensera les vainqueurs, on punira les autres. Il y a les
    concours, où cela est évident, mais c'est vrai tout autant de tous les examens
    et de tous les passages en classe supérieure ; et à chaque instant à l'école
    l'enfant a devant lui, comme perspective qui détermine son travail, un passage
    en classe supérieure ou un examen. L'école est organisée pour que l'on
    s'arrange toujours pour avoir la quantité qu'il faut d'élèves qui passent, la
    quantité qu'il faut qui redoublent ou qui sont éjectés vers des classes
    "poubelle". Au baccalauréat, il faut tant de pour-cent de réussite. Pour peu
    que le taux de réussite dans un département diffère trop de la "moyenne", on
    criera au scandale de tous côtés et les examinateurs seront priés de refaire
    leur correction. D'année en année, les taux restent les mêmes, ou varient selon
    les besoins "économiques". Au fil des ans, les programmes ont changé du tout au
    tout ; il suffit de comparer les programmes de physique en terminale
    aujourd'hui et il y a 20 ans. Mais on s'est arrangé pour qu'ils soient juste
    assez lourds pour que sélectionner le nombre d'élèves voulu.

    L'école n'est qu'un long concours. Lecteurs libertaires qui y mettez vos
    enfants, sachez que la réussite scolaire d'un enfant est au prix de l'échec
    d'un autre. Ce système, j'en ai d'une certaine façon bénéficié et je ne veux
    jeter la pierre à personne ; mais les choses sont ainsi.


    L'enfant ne fait rien

    Je ne sais pas si le travail scolaire doit être considéré comme un travail
    comme un autre ; je constate en tout cas qu'il s'agit d'un travail imposé à
    l'enfant et qu'il doit donc bien profiter à quelqu'un. D'ailleurs si l'enfant
    n'est pas rémunéré pour son travail, les parents le sont un peu, sous la forme
    des allocations familiales, que la loi fait dépendre de la scolarisation de
    l'enfant (loi que l'on peut tourner, cf. Catherine Baker). Et tout cela
    n'empêche pas les gens de croire dur comme fer que l'enfant, dans les sociétés
    occidentales, est comme dans une sorte de paradis où il échappe au travail qui
    lui était imposé au xixème siècle et qui lui est encore imposé dans des pays du
    tiers-monde. L'enfant serait comme dans un rêve. La réalité a beau être que les
    enfants travaillent comme tout le monde, comme on a décidé de ne pas le voir,
    on ne le voit pas. C. Baker le dit bien : l'adulte prend son temps, alors que
    l'enfant lambine, l'adulte pleure, l'enfant pleurniche, l'adulte est
    persévérant, l'enfant est obstiné, etc. L'adulte travaille et gagne sa
    croûte ; l'enfant va à l'école pour son bien ; il n'est pas encore dans la
    vie "active" ; autant dire qu'il ne fait rien, il attend d'être grand.


    L'enfant n'a pas de sexe

    Il y a un formidable mépris de l'enfant qui interdit de prendre ce qu'il fait
    au sérieux. Un adulte, ça se vouvoie. Ça mérite respect. Un enfant, seuls les
    grinceux le vouvoient. Un enfant, on peut le montrer tout nu dans des
    publicités à des millions de gens, ça n'a pas de pudeur, de toute façon on s'en
    fout. Un enfant, ça n'a pas de sexe ; on fait de l'éducation sexuelle, mais
    c'est toujours pour le sexe qu'il aura. Le sexe des enfants, il existe
    peut-être, mais en tant que problème : il n'y a que des médecins qui en
    parlent. Qui se préoccupe de savoir si son enfant à la possibilité d'éprouver
    le plaisir sexuel qu'il aimerait éprouver ? La vie de l'enfant se passe dans
    l'insatisfaction sexuelle ; mais ça non plus, on ne le prendra pas au sérieux.
    Puéril -  voilà un mot qui veut dire "pas sérieux". Comment pourrait-on
    prendre au sérieux quelqu'un que l'on qualifie de "mineur" ? Je connais une
    gamine qui a pleuré toute une nuit parce qu'elle avait perdu un papier et
    qu'elle n'avait donc pas pu faire ses devoirs. Mais ce n'est là qu'une
    gaminerie ; on plaindra surtout les parents, pour la gène - pour l'enfant, ça
    passera ! Encore et toujours, on se réfère à ce que sera l'enfant. L'enfant
    lui-même, on ne le voit pas, il est transparent, quand on le regarde on voit à
    travers lui, son avenir.
    C'est bizarre que ce soit un acte révolutionnaire de pointer un doigt vers ce
    que tout le monde a devant le nez et de dire "voilà, ça existe !". La réalité,
    est révolutionnaire. La réalité, c'est les joies et les souffrances de
    l'enfant, de chacun, au moment où cela existe et non en référence à un avenir
    fantasmatique. L'enfant vit toute sont existence d'enfant dans un monde où la
    réalité la plus évidente est niée. Pendant toute mon enfance, je n'ai pas su
    s'il existait un MOT pour désigner le sexe. Ce n'est pas faute de m'être posé
    la question. La négation répétée de la réalité rend malade. Les adultes sont
    malades.


    Heureux de s'instruire...

    L'école, c'est beaucoup la peur. Je cite C. Baker : "En réalité, Marie, avant
    de concevoir toutes les bonnes raisons qu'on a de ne pas mettre les enfants à
    l'école, j'ai agi spontanément, comme d'instinct, pour t'éviter de vivre toute
    ton enfance dans la peur." L'adulte qui travaille rentre chez lui en ayant fini
    sa journée. L'enfant n'a jamais fini. Il y a toujours une leçon qu'il n'a pas
    apprise, un exercice qu'il n'a pas fait. Quand j'étais enfant, je n'étais
    jamais tranquille. Vivre plus de 15 ans dans la peur, ce n'est pas sérieux ?

    Certains diront que ce n'étaient là qu'états d'âme du fils de bourgeois que
    j'étais. Mais tout le monde sait que les enfants de pauvres sont en général les
    premiers à détester l'école, les premiers à rêver du respect que leur donnera
    un "vrai" travail. Bien sûr, ils sont déçus : à l'usine, le pli est pris et on
    traitera les ouvriers comme les adultes traitent les enfants : mal.

    La réalité est qu'un enfant de pauvre aimerait tout autant qu'un enfant de
    riche se lever quand il a fini de dormir, et non quand la société a décidé de
    le faire lever (pour son bien). Il a tout autant besoin de faire pipi quand il
    en a envie, et non à la récré. Ces choses-là ne sont-elles pas aussi réelles,
    aussi importantes que son "avenir professionnel", qui de toute manière reste
    assez hypothétique dans le cadre de l'école ?

    La liberté, ce serait un bien indispensable pour les adultes, et non pour les
    enfants ? Les enfants sont des êtres humains qui passent 18 ans de leur vie en
    privation de liberté. Comme les assassins. Mais avant de condamner un assassin,
    on fait au moins un procès qui a l'air sérieux. Pour un enfant, le problème
    n'est pas sérieux. Le problème de la liberté des gens devient sérieux quand ils
    atteignent 18 ans. Avant, ils ne peuvent même pas retirer en poste restante
    sans l'accord de leurs parents.


    ... pour devenir raisonnables.

    Ni à l'école, ni dans le travail salarié les gens n'ont la libre disposition de
    leur temps. Les moments sont rares où on peut se poser la question pourtant
    naturelle : que vais-je faire de mes cinq prochaines minutes de vie ? Le
    maître ou le patron ont déjà décidé. D'ailleurs, un des buts principaux de
    l'école n'est-il pas de "garder" les enfants ? La vie de l'enfant est souvent
    celle d'un paquet encombrant. A l'école, quand il n'y a pas classe, il y a
    l'étude - et ses surveillants. Tout ceci, dit-on, parce que les enfants ne
    sont pas raisonnables. Il y aurait un âge de la raison.

    Quand j'étais petit, je pensais. Je m'en souviens très bien. Je pensais à peu
    près comme maintenant, et je pensais à peu près aux mêmes choses. Bien sûr,
    j'ai appris pas mal de choses depuis, à l'école et surtout ailleurs. J'ai
    appris même des choses importantes que je ne connaissais pas parce que l'on me
    les cachait ; comme je peux en vouloir à ceux qui me les ont cachées ! Il y a
    beaucoup de choses que je ne savais pas, et il y en a encore beaucoup : mais
    j'étais sain d'esprit, tout autant que maintenant - alors que pour les
    adultes, tout enfant est une sorte de fou temporaire. "Il comprendra plus
    tard". J'ai la fierté de ne pas avoir encore tout à fait compris.

    Quand j'étais petit, je trouvais les adultes bêtes, irrationnels et inutilement
    méchants. "Mange ton chou-fleur", me disait-on à la cantine ; "tu devrais
    avoir honte, alors que les enfants du Biafra...". La réalité, c'était que je
    n'aimais pas le chou-fleur ; leur fantasme était que j'insultais les enfants
    du tiers-monde. Mais la raison, la rationalité n'est rien. On ne peut raisonner
    un adulte, surtout si on est un enfant. La raison de l'adulte, c'est les
    conventions, les apparences, c'est le juste milieu entre la connerie des uns et
    celle des autres. L'enfant apparaît toujours comme un extrémiste, alors que
    l'adulte, à défaut d'avoir la raison, a l'ordre établi pour lui. La raison de
    l'enfant ne participe pas aux mêmes conventions ; sa parole n'est pas
    sérieuse.


    J'avais peut-être un grain.

    Etais-je le seul enfant raisonnable  ? Je trouvais souvent les autres enfants
    bêtes et cruels ; mais au moins, eux, comme moi, savaient qu'il y avait des
    raisons lorsque nous n'avions pas fait nos devoirs, alors que les adultes ne
    savaient répondre que  : "Veux pas le savoir". Ils avaient toujours tellement
    d'autres choses importantes, sérieuses, à faire. Les raisons de nos envies, de
    nos actes, de nos vies, ils ne voulaient pas les connaître, et pourtant ils
    prétendaient les gouverner. Des gens raisonnables, ça ? Les adultes se
    comportent envers les enfants toujours comme des adjudants.

    Evidemment, si on se contente des préjugés, si on se contente de regarder les
    enfants comme on a pris l'habitude de les regarder, on ne verra pas la
    rationalité de l'enfant. Mais on ne pourra alors non plus prétendre dire vrai.
    On ne dit pas vrai si on s'arrête à la surface des choses, si on ne prend pas
    les choses au sérieux. Et je crois que prendre les enfants, les adultes, et la
    réalité en général pour ce qu'elle est, c'est voir ce que les conventions nous
    masquent, c'est accorder une valeur à ce qui a de la valeur, à nos joies et à
    nos peines, à nos pensées et à nos désirs, qui que nous soyons, et non aux
    "valeurs" que les adultes se fabriquent.

    Je voudrais terminer en remerciant Catherine Baker pour son livre. Il m'a fait
    plaisir.

    David


    Le texte de Catherine Baker constitue le chapitre V de son livre "Insoumission
    à l'école obligatoire", paru en 1985 aux éditions Bernard Barrault. Dans ce
    livre elle s'adresse à sa fille de quatorze ans qu'elle n'a pas mise à l'école.

    Le texte de David Olivier est extrait de la revue Information, Réflexion
    Libertaire n°67 (mai-juin 1986).

    Contre l'oppression des adultes sur les enfants de Catherine Baker (suivi de
    L'âge de raison par David Olivier) a été publié sous forme de brochure (24p A5
    / prix libre) par les Editions Turbulentes en septembre 1999. Catalogue
    disponible contre un timbre à 0.53¤ ou par e-mail : Editions Turbulentes c/o
    Maloka, B.P. 536, 21014 Dijon cedex, France / e-mail : turbulentes@editions.net


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  •        Conférence donnée à la Bourse du Travail de Paris,
                                 Le 20 septembre 1903.

              Cette conférence a été donnée à la Bourse du Travail de Paris le 20 septembre 1903. Éditée par l’Union Fédérale de la Métallurgie, elle est depuis quasiment introuvable. Apolitique et de tendance libertaire, cette organisation de métallos était particulièrement dynamique. L’article fondamental de ses statuts était ainsi rédigé :

            “ Le but de l’Union Fédérale est d’arriver à constituer le travail libre, affranchi de toute exploitation capitaliste, par la socialisation des moyens de production au bénéfice exclusif des producteurs et collaborateurs des richesse nationales. A cet effet, l’Union Fédérale, par tous les moyens, recherchera l’entente entre tous les travailleurs de toutes les branches industrielles, commerciales et agricoles, pour mener en commun la propagande nécessaire au triomphe de cette idée.

              D’autre part, tant que durera le régime de l’exploitation patronale, l’Union Fédérale des Ouvriers métallurgistes de France interviendra en faveur de ses membres, moralement et matériellement, dans les cas indiqués par les articles concernant la caisse de résistance dans la mesure du possible. La fédération doit rester absolument sur le terrain économique, toute discussion politique ou religieuse est absolument défendue dans le sein du Comité Fédéral.”

              On vous a annoncé, camarades, une conférence. L’expression est plutôt exagérée; malgré le nombre considérable d’auditeurs réunis dans cette salle, nous sommes entre nous; permettez-moi d’espérer que nous sommes entre amis, et je crois que le ton de la causerie convient mieux à une assemblée de ce genre. C’est donc d’une façon simple, familière, comme il convient entre amis, que je m’exprimerai. Je ne vous parlerai pas de vos misères.

              Je ne vois devant moi que des travailleurs. Leur vie difficile, le me garderai bien de la dépeindre; leurs angoisses, l’anxiété du demain, l’incertitude constante au sein de laquelle ils vivent, l’exploitation dont ils sont victimes, les humiliations qu’ils subissent, ce sont là des souffrances qui ne leur sont que trop connues parce qu’elles sont par eux vécues. Pour moi, bourgeois venu de la révolution et qui n’ai pas eu la malchance, étant donnée ma naissance plutôt fortunée, de vivre ces douleurs, je me garderai bien, dis-je, de les évoquer devant vous.

              A l’aveugle, il n’est pas nécessaire de dire : “Comme la lumière est belle et qu’il est fâcheux que tes yeux ne l’aperçoive pas !” J’ai la conviction que l’aveugle souffre de la cécité à tel point qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter par des paroles de commisération quoi que ce soit à sa souffrance. Mais il est utile de dire à celui qui souffre : “Voici d’où vient ton mal, voici quel en est le remède, voici enfin quel est le mode d’application de ce remède.” Je vais donc avec vous rechercher, aussi exactement, mais aussi simplement et brièvement que possible : 1° la cause du mal qui vous accable; 2° le remède qui peut guérir ce mal; 3° le mode d’application de ce remède (1).

    LA CAUSE DU MAL

              Elle est connue : c’est l’organisation sociale, cette organisation inique, incohérente, au sein de la laquelle le travail, producteur de toute richesse, créateur de toute fortune, est sous la dépendance complète du capital parasitaire. Non seulement rien n’est au travail dans la société présente, non seulement tout est au capital, mais tout est pour le capital, en ce sens que dans les conventions et institutions actuelles (Etat, législation, justice, armée, famille, religion), sont consacrées à la défense du régime capitaliste. 

              Un jour, au cours d’une réunion, j’expliquais de la manière suivante le concept particulier que j’ai de la société présente : il y a en elle trois malfaiteurs. Quand je dis trois malfaiteurs, j’entends par-là trois malfaiteurs-types. Chacun d’eux représente des forces considérables et un nombre important d’individus, des milliers, ces centaines de milliers répandus à travers le monde. Le premier, c’est le voleur; le second, c’est l’imposteur; le troisième, c’est l’assassin. Le voleur : celui qui prend dans nos poches; l’imposteur : celui qui abrite le vol du premier derrière le mensonge; l’assassin : celui qui, lorsque le volé veut se révolter, intervient et tue.

              Le premier, c’est le capitaliste; le second, c’est le politicien représentant la Providence terrestre, c’est le prêtre représentant la Providence céleste; le troisième, c’est celui qui tue : l’homme de force, l’homme de bestialité et de violence, le guerrier, le soldat. Ce sont ces forces qui se combinent et qui contribuent à chaque instant et sous toutes les formes à votre misère, à votre ignorance, à votre servitude. C’est la trinité réactionnaire contre laquelle il est indispensable de lutter. Mais tout cela est connu, archi-connu, hélas ! trop connu et il est banal de dire que tout le mal dont vous souffrez, camarades de travail, c’est l’organisation sociale. Presque tout le monde est d’accord sur ce point.

    LE REMEDE

              Mais le remède ? me dit-on. Nous sommes d’accord sur ce point, à savoir que la société est mal faite; nous n’en disconvenons pas et il faudrait être aveugle et aveugle volontaire pour ne pas reconnaître que cette opinion est exacte; mais le remède ?... il est peut-être moins simple de le découvrir ! Pardon ! le remède, camarades, est également connu. Nous ne sommes plus au temps où l’on cherchait à améliorer par de petits moyens le contrat social reconnu mauvais. Cette immense construction, cet édifice dans lequel les uns possèdent les chambres les mieux aménagées, celles où il y a de l’air, de la lumière, du confort, et où les autres sont impitoyablement relégués à la cave ou au grenier, on sent bien qu’il n’est plus possible aujourd’hui de l’aménager mieux.

              Ce n’est pas en pratiquant une ouverture ici, un escalier de service là, une porte de dégagement ailleurs, c’est-à-dire par les petits moyens, qu’on peut rendre habitable ce qui pourrait être un palais, ce qui le sera un jour, mais ce qui n’est aujourd’hui qu’un taudis. Pour me servir d’une expression triviale, je dirai que la société actuelle est comparable à une vieille paire de chaussures qui n’est plus capables de supporter un ressemelage; elle a été si souvent rapetassée qu’aujourd’hui le cuir va de toutes parts, les empeignes sont démolies; il est impossible d’y apporter une réparation quelconque; cette paire de chaussures a pu, durant un certain nombre de siècles, convenir à l’humanité quand elle avait les pieds tout petits; aujourd’hui, l’humanité a grandi, elle n’est plus enfant, elle est devenue adulte, et ces chaussures la meurtrissent.

              Cette croissance de l’humanité exige des formes sociales nouvelles, formes sociales restituant à l’humanité les deux provinces qui lui ont été ravies par le vainqueur, deux provinces autrement importantes que l’Alsace et la Lorraine : ces deux provinces s’appellent le bien-être et la liberté (2). Le bien-être : plus d’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté : plus de domination de l’homme sur l’homme. Ainsi les formes nouvelles doivent consacrer ce nouvel état de choses : plus d’exploitation de l’homme par l’homme (libération économique), plus de domination de l’homme sur l’homme (libération politique).


              Le monde révolutionnaire dans son ensemble admet ce concept social nouveau. Je gage qui si je parlais à une assemblée composée de socialistes les plus avancés et si je disais que le but du socialisme consiste, quelque modéré que soit ce socialisme, à abolir d’une façon définitive l’exploitation de l’homme par l’homme et la domination de l’homme sur l’homme, je fais le pari, dis-je, que tous opineraient du bonnet, reconnaîtraient que j’ai raison, abonderaient dans mon sens (3).

              Eh bien, ce concept comporte pratiquement trois choses : la première, c’est l’expropriation politique et économique de la classe bourgeoise; la seconde, c’est la socialisation de tous les moyens de productions; la troisième, c’est l’entente et l’action nationales et internationales des travailleurs. Tels sont, camarades, les trois points sur lesquels je désire fixer quelques instants votre attention.

              EXPROPRIATION -  Premièrement : expropriation politique et économique de la classe bourgeoise. Qu’est-ce à dire ? Expropriation, cela veut dire expulsion, cela veut dire dépossession. Exproprier quelqu’un de son bien, c’est l’en expulser, avec ou sans indemnité; on dépossède un propriétaire de ses immeubles par voie d’expropriation; on dépossède un travailleur de ses outils par voie d’expropriation ou de progrès, ce qui revient au même. Lorsqu’une machine nouvelle pénètre dans l’industrie, quand elle entre sur la scène de l’histoire, il est fatal qu’un certain nombre de bras soient voués au travail correspondant à l’outillage nouveau, et ceux qui voudraient s’attarder aux anciennes formes de production se trouveraient dépossédés de leur moyen de travail précédent. Expropriation veut donc dire dépossession.

              A cette expropriation correspond une indemnité, quand il s’agit des propriétaires; le travailleur dépossédé de son outil ne reçoit aucune compensation. Eh bien, l’expropriation peut être et ne peut être que partielle ou intégrale. Elle est partielle, soit qu’il s’agisse des individus, soit qu’il s’agisse des institutions. Quand il s’agit des individus, l’expropriation n’est que partielle lorsqu’on substitue aux détenteurs de la veille des détenteurs nouveaux, lorsqu’on remplace ceux qui possédaient hier par ceux qui posséderont demain.

              Exemple : Lorsqu’en 1789-1793, la noblesse et le clergé furent expropriés, c’est-à-dire dépossédés de leurs prérogatives, dépouillés de leurs privilèges, ce ne fut qu’une expropriation partielle, parce que la classe bourgeoise remplaça les classes dirigeantes de la veille, s’installa à leur place, et devint à son tour classe dominante et exploitante.
             
              Lorsqu’il y a quelques mois le roi Pierre 1er monta sur le trône de Serbie, à la suite de l’exécution ou plus exactement du massacre d’Alexandre, son prédécesseur, et de la reine Draga, il y eut expropriation, - expropriation d’une dynastie au bénéfice d’une autre, mais il n’y eu qu’une expropriation partielle, puisqu’il s’agissait de remplacer des personnes par d’autres personnes. (4) Donc toutes les fois qu’on substitue des individus à d’autres individus, il n’y a pas à proprement parler d’expropriation, il n’y a en tout cas, qu’une expropriation fragmentaire ou partielle.

              Il en est de même de toutes les institutions. Si, par exemple, seul change dans une société, par suite d’une révolution, l’organisme politique d’un peuple tandis que l’organisme économique de ce peuple ne bouge pas, vous pouvez avoir la certitude que l’expropriation, quelle que soit la fin qu’elle se propose, n’aboutira pas à son but et que, par conséquent, elle restera stérile. De même que si des modifications économiques se produisaient sans que correspondissent à ces modifications des transformations dans l’ordre politique, ces premières modifications, exclusivement économiques, resteraient en partie impuissantes.


              Quand on examine toutes les révolutions de l’histoire et qu’on les rapproche de ce que je viens de dire, de l’expropriation considérée dans son sens partiel ou intégral, on comprend alors pourquoi toutes les révolutions du passé ont été frappées d’impuissance : c’est qu’elles n’ont agi, les unes que sur les personnes, les autres que sur une partie des institutions. Mais l’expropriation dont il s’agit, celle que revendique comme sienne et celle que proclame comme devant être l’expropriation future le monde socialiste tout entier, ce doit être une expropriation d’une part intégrale et d’autre part définitive.

              Cela signifie que, intégrale, elle ne doit pas avoir pour objet de substituer une classe à une autre, pas même le quatrième Etat (5) au troisième.  Pas même la classe ouvrière à la classe bourgeoise; de même qu’elle ne doit pas avoir non plus pour but ni pour résultat de transformer seulement l’organisation politique du pays sans toucher à son régime économique. Mais pour être intégrale et définitive, il faut qu’elle soit bénéficiable à l’humanité tout entière, sans restriction de sexe, ni de race, et il faut également qu’elle ait sa répercussion universelle dans toutes les institutions : politiques et économiques.

              SOCIALISATION - Le second point de bases essentielles des revendications ouvrières, c’est la socialisation de tous les moyens de production. Qu’entend-on par là ? C’est tout simplement la substitution de la forme suivante : “Tout appartient à tous” à la formule actuelle : “Tout appartient à quelques-uns.” Aujourd’hui, tout appartient à quelques-uns : les maisons, les machines, la terre, le soleil même, puisque les fruits du soleil n’appartiennent pas à tous; tout cela n’est pas propriété commune, mais propriété privée. 

              Faire que tout au contraire devienne propriété sociale, c’est ce qu’il faut entendre par la mise en commun ou la socialisation de tous les moyens de production. Et, ici, deux systèmes ou plus exactement deux régimes, car l’un est un système, tandis que l’autre n’est qu’une tendance, deux régimes se trouvent en présence : le premier, on l’appelle le collectivisme; le second, le communisme libertaire.

              LE COLLECTIVISME - Le collectivisme, c’est la remise aux soins de l’Etat de tous les instruments de production; puis l’Etat, devenu seul propriétaire, sinon en droit, au moins en fait, de tous les instruments de travail, de tous les moyens de production, ayant mission d’en confier la gérance aux organisations particulières, mais sous son contrôle, sous sa responsabilité, sous sa réglementation. C’est donc, comme vous le voyez, une sorte de substitutions nouvelles aux substitutions anciennes, c’est le remplacement d’un Etat actuel par un autre qui ne serait pas sensiblement meilleur; c’est l’Etat possédant toutes les clefs, gardant toutes les portes, et dont nous deviendrons tous fonctionnaires, en d’autres termes : prisonniers, captifs. Ce serait une expropriation partielle.

              LE COMMUNISME LIBERTAIRE - Le communisme libertaire procède d’autres principes et marche vers d ‘autres directions. Le communisme libertaire ne comporte pas d’Etat. L’Etat, c’est l’avènement au pouvoir d’une classe de la société; l’Etat, c’est la mainmise sur les fonctions publiques par une catégorie d’individus; c’est donc la continuation du régime de la domination de l’homme sur l’homme. Or, le communisme libertaire ne peut pas admettre cette domination, et l’expropriation politique et économique telle qu’il l’entend et telle qu’il veut la pratiquer ne la comporte pas.

              Donc, sous régime de communisme libertaire, plus d’Etat, plus de domination de l’homme sur l’homme. Comment alors procéder ? Par ce que nous appelons “la libre entente”, c’est-à-dire partir du simple pour aller au composé, de l’unité pour aller au nombre, du son pour aller à l’harmonie, de la cellule pour aller au noyau. C’est, comme vous le voyez, procéder à la façon de la nature; et ici, car souvent cette organisation, étant donné son côté un peu flou, paraît peu susceptibles de mise en pratique, permettez-moi d’entrer dans quelques détails.


              Nous entendons, par libre entente, l’entente volontaire et non subie, l’entente provenant d’en bas et non d’en haut, l’entente ayant pour base l’individu et non je ne sais quel être collectif qui s’appellerait l’humanité ou l’Etat. L’individu, seul réalité tangible, mais l’individu qui est un animal sociable, qui ne peut pas et qui ne doit pas s’isoler dans la société, qui est obligé de recourir aux êtres de son espèce, qui est obligé à chaque instant de leur tendre la main, et qui, vivant en société, se voit dans la nécessité d’établir des contrats, fussent-ils perpétuellement révisables, entre ses proches et lui. Voilà la base de l’entente libre.

              Donc l’individu à la base de la société, mais, je le répète, l’individu dans la nécessité d’ordre naturel, tout autant que social, de se grouper et pour produire, pour consommer, pour se développer, mais, nonobstant, l’individu libre dans le groupe. Le groupe lui-même ne peut pas rester isolé, il peut se composer de vingt, de cent ou de mille individus, mais il fait partie de l’ensemble, du “moi” collectif” qu’est l’humanité, du “moi” fédératif qu’est la société. (ndlr : Et qu‘en est-il du “Moi” individuel ?...)

              Il faut donc que les groupes à leur tour se fédèrent rationnellement, méthodiquement. Il y aurait alors une organisation correspondant à peu près à ce que je vais dire : l’individu libre dans le groupement, le groupement libre dans les corporations ou les corps de métiers, les corps de métiers libres dans la Fédération, comprenant l’ensemble des corporations appartenant à la même industrie et la Fédération libre également dans ce que j’appellerai la Confédération (6).

              Si, au lieu d’aller de bas en haut, nous allons au contraire de haut en bas, nous revenons sur nos pas, mais nous aboutissons aux mêmes libertés. La Confédération ainsi établie n’est, pour ainsi dire, que l’expression synthétique mais véritable, loyale, exacte, sincère, équitable des intérêts de toutes les Fédérations; chaque Fédération est à son tour l’expression synthétique et loyale des intérêts de toutes les corporations de même industrie; chaque corporation devient à son tour l’expression exacte et synthétique des intérêts de tous les groupements de même corps de métiers et chaque groupement l’expression fidèle, exacte et loyale des intérêts de tous les adhérents.

              Par conséquent, que nous procédions par induction ou par déduction, que nous allions de l’unité au nombre ou que, étant allés au nombre nous revenions à l’unité, c’est toujours le même système, ce système, tout de souplesse, qui permet à chaque individu de rester libre, autonome, indépendant, de s’épanouir en tous sens, non pas dans l’isolement qui serait pour lui déprimant, mais au contraire dans l’entente et la solidarité qui deviennent comme le couronnement de ce magnifique édifice (7).

    ACTION OUVRIERE - Sur ce point encore, dans tous les milieux socialistes, on est d’accord; tous prêchent l’action et l’entente indispensable de la classe ouvrière en vue de son émancipation. Il est évident que ceux-ci qui ont intérêt à bouleverser le vieux monde ne s’entendent point pour agir, le vieux monde ne s’en ira pas tout seul. Il est donc indispensable - et M. de La Palice pourrait prononcer, au même titre que moi, cette vérité élémentaire - que l’action et l’entente des travailleurs deviennent une réalité positive. Pour y arriver, deux terrains s’offrent à nous : 1° le terrain politique; 2° le terrain économique.

    TERRAIN POLITIQUE - Il m’apparaît, à la lumière de l’expérience et de l’histoire, que l’entente dont il s’agit est dans ce domaine absolument impraticable. Sans parti pris d’aucune sorte, jetez les yeux tout autour de vous; et, ici, je ne suis pas l’anarchiste qui vient apporter à des personnes qui ont l’amabilité de l’écouter des idées qui lui sont personnelles, je suis tout simplement homme studieux qui cherche la vérité sans éprouver le besoin de l’étiqueter.

              Examinez ce qui se passe; En Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en France, en Angleterre, partout où le mouvement socialiste a pris une certaine importance, partout où la lutte politique s’est engagée avec une certaine vigueur, partout où le socialisme parlementaire est devenu  à la mode en même temps qu’il est devenu une force politique avec laquelle les classes bourgeoises ont à compter, partout c’est la mésintelligence, ce sont les conflits violents, les désaccords passionnés (8).

              Et alors, on aura beau nous dire, animé peut-être d’intentions respectables et que je ne veux pas suspecter :  “Travailleurs, entendez-vous, de façon à envoyer au parlement des hommes à vous, qui vous représenteront bien”; je répondrai toujours : “Mais, malheureux ! Comment pouvez-vous dire à ces travailleurs de se concerter de cette manière, puisqu’il y a des années et des années qu’on ne cesse de leur rabâcher  le même refrain et que plus ils vous écoutent, moins ils s’entendent.” (9).

              L’entente sur le terrain politique est donc - non pas parce qu’il nous plaît de le dire, mais parce que les faits le proclament - absolument impossible. Et l’action politique est-elle puissante ? Est-elle efficace ? L’action en ce qui concerne les pouvoirs publics, l’action par en haut a déjà relevé sa radicale stérilité, son impuissance rédhibitoire et irrémédiable. Toutes les lois, dites ouvrières, arrachées à la classe bourgeoise, fourmillent d’atténuations, de réserves et d’exceptions qui les rendent inefficaces. Leur application déplorable aggrave leur insuffisance.

              Un jour, un homme se promenait sur les bords de l’Océan et il découvrir, à une certaine distance, un homme; celui-ci était sur une frêle embarcation; il avait dans les mains je ne sais quoi, et de temps en temps, d’un geste large et qui paraissait puissant, il jetait à travers les sillons de l’Océan ce que ses mains ouvertes laissaient échapper.

              Quand il eut achevé sa besogne, il revint vers le rivage, et celui qui avait assisté à ce spectacle, éprouvant le désir d’en comprendre le pourquoi, l’interrogea : “Que faisiez-vous, tout à l’heure, mon camarade, lui dit-il, qu’aviez-vous dans les mains ?” Notre homme répondit : “Je semais du blé dans les larges sillons de la mer.” Cet homme aurait pu semer pendant des siècles, le terrain était infécond, la mer n’est point faite pour faire germer la moisson d’épis; et voilà pourquoi, si beau que fût son geste, si noble que fût son désir, il commettait l’acte d’un fou, l’acte d’impuissant, le geste stérile, qui consiste à jeter dans les vagues mouvantes et improductives les graines qui demandent un terrain ferme et fécond.

              Eh bien ! Il me semble que la politique est comparable à ce vaste océan dans lequel les gestes les plus larges seraient accomplis, où des hommes, mus par les plus droites intentions, jetteraient - mais, hélas ! vainement - la semence des meilleurs énergies, le grain des meilleurs volontés ! (10). Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à dire sur l’action politique, mais j’ai la bonne fortune de me trouver aujourd’hui en face de travailleurs qui couronnent par cette fête un congrès dans lequel ils ont eu l’excellente idée, la pensée judicieuse - et je les en félicite - de déclarer qu’ils n’avaient point confiance dans l’action politique.

              Qu’est-ce à dire ? Qu’ils soient résolus à se croiser les bras ? Et alors, pourquoi se réunir ? Et alors, pourquoi les congrès ? Pourquoi des organisations ? Pourquoi ces travailleurs venus de tous les points de la France, dans le but d’échanger leurs vues, de se concerter, en vue d’une action commune ? De ce qu’ils rejettent l’action politique comme inefficace, s’ensuit-il qu’ils veuillent se croiser les bras et déclarer qu’ils n’ont rien à faire ? Non pas ! Ils déclarent qu’ils veulent porter tous leurs efforts, consacrer toute leur énergie, toute leur virilité à l’action économique. C’est le second terrain de l’entente et de l’action nationales et internationales des travailleurs; c’est le bon terrain.

              TERRAIN ECONOMIQUE ¾ Ah ! ici l’entente est facile. Pourquoi ? Parce que l’on se trouve en face d’un ennemi unique et constant : le patron capitaliste, et que, par conséquent, il n’y a pas de distinction à établir. Le patron, si rapproché qu’il soit de l’ouvrier, si familier qu’il se montre, si bon garçon qu’il semble, si philanthrope et si humanitaire qu’il paraisse, n’en est pas moins le patron, c’est-à-dire l’exploiteur; dès lors, il est incontestable qu’il soit l’ennemi unique et constant du travailleur (11). C’est encore le bon terrain, parce qu’il n’y a, dans l’existence des individus de même que dans l’existence des sociétés, que deux choses absolument essentielles, deux actes fondamentaux de la vie : 1° produire; 2° Consommer.

              Tout le reste : politique, religion, famille, patrie, morale, c’est du décor; tout le reste sert aux personnages officiels à prononcer de temps en temps de magnifiques discours; tout le reste permet aux orateurs de réunions publiques de se lancer également dans des phrases grandiloquentes. Mais, en réalité, il n’y a dans la vie d’une société comme dans la vie d’un individu que deux choses indispensables, en dehors desquelles la vie ne pourrait pas être : produire, consommer.

              Nous venons au monde, nous ne pouvons pas produire, nos muscles sont trop frêles. Allez demander à l’enfant de produire, il ne le peut pas; et cependant, il n’y a dans l’existence que deux choses : consommer d’abord, produire ensuite. Mais comme, d’autre part, on ne peut consommer que ce qui a été produit au préalable, il est donc nécessaire que la production tout entière soit rationnellement assurée et que la consommation soit équitablement répartie.

              Eh bien ! étant donné ce que je viens de dire, comment constituer, au sein du prolétariat, une force suffisante pour que, dans la production et dans la consommation, le vieux monde soit entamé ? Car enfin, c’est cela qu’il faut; il faut que les vieilles formes sociales, par leur usure, disparaissent; il faut que les classes qui sont au pouvoir, démontrent au jour le jour, leur radicale incapacité et, partant, leur nocivité.

              Pour cela, que faut-il ? Il est indispensable que les pouvoirs du prolétariat soient sans cette grandissants, il faut que la vie ouvrière s’intensifie tous les jours, de manière que seules, production et consommation deviennent comme les deux pôles, l’axe autour duquel toute la vie sociale devra tourner. C’est sur le terrain économique que doit se développer une force sociale jetant ses profondes racines dans les masses populaires, force suffisamment puissante, force assez patiemment organisée, assez solidement et savamment constituée pour tout emporter, quand viendra le grand Soir (12).

              Il faut organiser la production, la consommation; il faut s’emparer des points stratégiques tant en ce qui concerne la nécessité de produire, qu’en ce qui concerne l’obligation de consommer, et ici je me trouve en présence d’une décision du congrès et je m’en réjouis très sincèrement et très publiquement. On a reconnu - Oh ! non pas sans réserves, et ces réserves sont les miennes et je continuerai à les faire aussi longtemps qu’elles auront leur raison d’être - on a reconnu qu’il était nécessaire que syndicats d’une part (production), et coopératives d’autre part (consommation), fussent les deux terrains sur lesquels le prolétariat s’organisât avec force et avec méthode. 

              Il ne s’agit pas d’opposer ceci à cela. Je connais des camarades syndicalistes, qui volontiers déclareraient que la coopération est plutôt dangereuse, et je connais par contre des coopérateurs qui voient d’un oeil défiant l’organisation syndicale. Permettez-moi de vous dire qu’ils ne sont pas dans la vérité, ni les uns, ni les autres.

              Il est nécessaire que, dans le domaine de la production syndicale, comme dans le domaine de la consommation coopérative, vous vous organisiez et que vous vous entendiez; il faut que ces deux forces soient, non seulement combinées, mais encore s’appuient l’une sur l’autre; il faut, lorsque les coopératives de consommation se trouvent en présence d’ouvriers en grève, qu’elles puissent mettre à leur disposition les ressources indispensables pour continuer la lutte et pour en sortir victorieux.

              Mais il faut également que les coopérateurs n’oublient pas ceci - vérité élémentaire en sociologie - à savoir que, s’ils font seulement de la coopération, et dans le cas où le mouvement coopératif se généraliserait selon leur désir, les patrons restés maîtres non plus des produits manufacturés, mais restés maîtres des salaires, les patrons baisseraient les salaires dans une proportion sensiblement équivalente à l’économie que pourrait réaliser par le système de la coopération la classe ouvrière.

              Tandis que les ouvriers, par la coopération, cherchent à mieux vivre, cherchent à ne plus être volé par le petit commerce, cherchent à se procurer des produits de qualité supérieure, en même temps qu’à des prix de revient moins élevés, il est indispensable que, dans le domaine de la production, c’est-à-dire sur le terrain des syndicats, les mêmes ouvriers défendent leurs salaires, pour que si, le patronat était tenté de baisser ces salaires d’une somme correspondant à celle que pourrait économiser les coopérateurs, les mêmes ouvriers qui auraient défendu leurs moyens de consommation par le moyen de la coopérative, défendent également leur production ou leurs salaires par le moyen du syndicat.

              L’ACTION DIRECTE - Comprenez-vous qu’alors, camarades, nous nous trouverions en présence d’une organisation formidable ? Saisissez-vous qu’alors ce qu’on a appelé l’action directe pourrait s’exercer avec efficacité ? Car il n’y a que deux actions, l’action directe et l’action indirecte; l’action directe, c’est celle qui s’exerce constamment, tant sur le pouvoir que sur le patron, l’action indirecte,  c’est celle au contraire qui commence par s’appuyer sur le peuple, mais qui, au lieu d’aller directement contre les ennemis du peuple, consiste à s’infiltrer parmi ceux-ci, en sorte que, si le peuple voulait, un jour, se débarrasser de tous ses maîtres comme il ne pourrait plus reconnaître les siens ¾ le peuple n’est pas Dieu ! ¾ il serait obligé de les balancer tous.

              Cette organisation formidable, qui pourrait embrasser la classe prolétarienne tout entière, car si tous ne sont pas producteurs, tous sont en tous cas consommateurs, qui pourrait compter, par conséquent, autant d’adhérents qu’il y a de travailleurs, cette organisation formidable est ce que j’appelle la période préparatoire. Mais viendra un jour la période d’exécution : on ne se prépare qu’en vue d’un acte à accomplir, je ne puis évidemment me préparer à partir qu’à la condition que j’aie un voyage à faire. Eh bien ! comment cette expropriation politique et économique de la classe bourgeoise, comment cette socialisation de tous les moyens de production, comment tout cela peut-il se réaliser si ce n’est par un mouvement révolutionnaire ?

              Nous nous trouvons en présence, aujourd’hui, d’une nouvelle formule de la Révolution. Nous ne sommes plus en face de quelque chose de vague qui signifiait ce mot et qui prêtait à toutes sortes de malentendus et d’équivoques; la Révolution n’est pas, dans la pensée de ceux qui la conçoivent nettement, comme du bruit, comme de l’éclat, comme une sorte de cliquetis d’armes qui s’entrechoquent, ce n’est pas l’émeute victorieuse, l’insurrection triomphante, sans lendemain. La Révolution, c’est la transformation complète de la société, c’est la fin de l’histoire de honte et de douleur que nous vivons, et c’est le commencement d’une histoire nouvelle faite de dignité et de joie.


              LA GREVE GENERALE - Et nous pensons que la classe ouvrière, organisée sur le terrain économique, verra l’aboutissement de tous ces efforts dans cette formule nouvelle que nous avons appelée “la grève générale”. La grève générale est parfois simplement locale, elle s’étend à une commune ou à une région; elle est parfois coopérative, elle n’embrasse que les ouvriers d’une seule et même coopération. C’est improprement que ces sortes de grèves générales, seulement pour une localité ou pour une corporation, sont qualifiées de grèves générales.

              Mais que demain les cités soient plongées dans l’obscurité, que demain les chemins de fer ne transportent plus ni une marchandise, ni un voyageur, que demain les employés des Postes, des Télégraphes, des Téléphones empêchent toute communication à distance, que demain ceux qui pétrissent le pain laissent leurs bras croisés, que demain ceux qui construisent les maisons ne veuillent plus manier la pierre, que demain ceux qui tissent les vêtements refusent à mettre en mouvement les machines, que demain, en un mot, tous ceux qui produisent, qui entretiennent la richesse sociale déclarent que les conditions qui leur sont faites sont devenues intolérables et qu’ils ne veulent plus les subir, alors ce sera la grève générale-révolution et alors on verra l’affolement du pouvoir.

              Quand une grève éclate sur un coin minuscule du territoire, c’est en vain que ceux qui ont déclaré la grève montrent une énergie indomptable; on sait qu’il y a de quoi les faire taire, parce qu’on peut concentrer tous ses efforts sur ce qu’on appelle le théâtre de la grève. Mais qu’il n’y ait pas seulement un foyer de grève, qu’il y en ait dix, vingt, cent, mille, et alors le pouvoir sera complètement affolé, les esprits seront plein de surexcitations, l’effervescence règnera dans tous les cerveaux, les volontés seront de plus en plus stimulées, chacun attendra le lendemain avec angoisse, tout le monde couchera sur le champ de bataille, sentant que cette fois, la partie est décisive (13).

              Sans compter, camarades, que ceux qui auront dit à leurs amis : “Mettez-vous en grève, le seul fait de vous croiser les bras amènera à composition les patrons”, ceux-là sauront très bien que, quelques jours après, les bras se décroiseront tout seuls ! Ce n’est point ici une prédiction sans consistance, c’est l’évidence même qui fait sauter aux yeux. L’homme peut vivre sans produire, mais il ne peut pas vivre sans consommer; voilà pourquoi lorsque au bout de deux, trois, quatre ou cinq jours, l’ouvrier en grève générale aura compris que tout ce qui existe lui appartient, quand il sera pénétré de cette vérité que tout lui est dû, que tout lui est volé, que, par conséquent, il a le droit de tout prendre et que ce n’est là qu’une restitution, par conséquent un acte de justice, ce jour-là, croyez-vous qu’il aura la sottise, en présence des trésors sortis de ses mains, en face de cet amoncellement de produits de toute nature dont son estomac aura besoin, croyez-vous qu’il aura la sottise de garder les bras croisés ?

               Ah ! Ceux-là mêmes qui, au début, seraient bien décidés à ce mouvement de passivité, ceux-là comprendront que l’heure n’est plus à la résignation; que mourir pour mourir, il vaut encore mieux, au lieu de mourir de faim, comme un chien au coin d’une borne, mourir en se défendant et pour son droit. Et je n’ai pas besoin de dire que cette mainmise, non pas grâce aux excitations de quelques agitateurs, non pas grâce à l’éloquence entraînante de quelques meneurs, non pas grâce à l’influence ou à l’autorité morale de quelques tribus, mais grâce à une force autrement importante, je veux dire, grâce à la fatalité des choses, je n’ai pas besoin de dire que cette mainmise sera une sorte d’expropriation, expropriation brutale, mais expropriation complète et définitive.


              C’est là ce que nous entrevoyons, c’est l’arbre que nous avons planté, c’est l’arbre que les congressistes ont, ces jours-ci, arrosé de la sueur féconde de leurs travaux; c’est là ce que tous ceux qui rêvent d’un avenir meilleur considèrent comme l’arbre destiné un jour à porter les fruits de vie remplaçant les fruits de mort qu’on nous contraint à manger chaque jour.

              VERS LE BONHEUR - Ce sera l’âge heureux, nous connaîtrons alors le bonheur, nous ne serons plus obligés, comme aujourd’hui de dire : “Nous souffrons et nous voudrions jouir, nous sommes malheureux et nous voudrions nous épanouir dans la joie; nos larmes coulent et nous voudrions que nos faces s’illuminent d’un gai sourire.” Nous ne connaîtrons plus alors que les larmes que la nature elle-même jette sur nous fatalement. Les autres fatalités reconnues par l’expérience, les fatalités circonstancielles, historiques, auront disparu, emportées dans le grand tourbillon, dans la tourmente qui déracinera les arbres séculaires : Religions, Patries, États !

              Je sais bien que quand on parle de ce magnifique idéal on est traité par les gens qui se disent sérieux, qui prennent des aires solennels et graves, on est traité de rêveur, d’utopiste, d’esprit chimérique. Il faut voir avec quelle pitié dédaigneuse, dans certains milieux, moins préparés que celui-ci, il faut voir avec quels haussements d’épaules ou quel sourire sarcastique on nous accueille. On nous dit : “Oui, vos idées sont belles, mais ce n’est qu’un rêve !” Nous n’avons qu’une chose à répondre ou plutôt deux; la première, c’est que la réalité est assez douloureuse pour que, ne fût-ce que par l’imagination, nous cherchions à nous en écarter; la seconde, c’est que de tout temps, ce qui est devenu la réalité d’aujourd’hui, avait été l’utopie d’hier; vérité qui nous autorise à avancer, sans trop de présomption, que l’utopie d’aujourd’hui deviendra le réalité de demain.

              Il n’y a d’utopique que ce qui est déraisonnable et il n’y a de déraisonnable que ce qui est impossible. Or, il n’est pas déraisonnable, car ce n’est pas impossible de demander que tout le monde mange à sa faim, puisqu’il y a assez pour que tout le monde puisse se nourrir; de demander que tout le monde soit vêtu, puisque la nature produit des matières textiles en quantité suffisante pour que tout le monde soit convenablement habillé. Il n’y a pas folie à demander que tout le monde soit logé, puisqu’il y a, d’une part, dans les entrailles de la terre assez de pierres pour que des édifices abritant tout le monde soient construits, et puisqu’il y a, d’autre part, parmi les hommes, des bras assez robustes et assez nombreux pour arracher aux entrailles de la terre de quoi édifier les palais de l’avenir. Donc, tout cela n’est pas de l’utopie.

              L’utopie, au contraire - utopie criminelle, monstrueuse - c’est de vouloir arrêter l’humanité dans sa marche éternelle, c’est de vouloir que les formes sociales de l’heure présente soient des formes définitives, comme si les formes sociales n’appartenaient pas à l’immense courant qui emporte tout vers d’incessants devenirs, comme s’il y avait quelque chose dans l’univers qui se puisse arrêter ! L’humanité marche; elle est en voie de transformation; nous avons derrière nous, avec le passé, les ténèbres, l’ignorance, la férocité, l’esclavage et la misère; devant nous, au contraire, avec l’avenir, nous avons la beauté radieuse, le savoir, la bonté, le bien-être, la liberté. C’est à la conquête de ce magnifique idéal, camarades, que vous travaillez tous. Travaillons-y plus que jamais !

    Sébastien FAURE, 1903.


    (1) On remarquera la prédilection de Sébastien Faure pour le chiffre 3 lors de ses démonstrations oratoires. Adjectifs, verbes, points à traiter vont par 3 le plus souvent. Ce n’était pas là par hasard, c’était une méthode de persuasion dont il entretenait souvent avec ses amis.
    (2) Le retour à la communauté française de ces deux provinces, annexées par l’Allemagne en 1871, était le leitmotiv n°1 à l’époque. L’image ici devait donc porter remarquablement sur l’auditoire.
    (3) Il est question là du socialisme avant le phénomène bolcheviste, qui a brouillé les cartes, et l’imposture nationale-socialiste qui a achevé de déconsidérer le terme. Il existe aujourd’hui un courant socialiste libertaire mais il s’agit alors de tout autre chose.
    (4)Ce règlement de comptes entre gens de milieux royaux s’assortissaient de motifs sordides et permettait, sous des prétextes “moraux”, à une conjuration militaire d’installer sur le trône de Serbie les Karageorgévitch dont le second représentant, Alexandre, fut assassiné à Marseille en 1934.
    (5) Ce terme revient souvent dans la littérature socialiste de l’époque. Il désigne l’organisation sociale et politique après la conquête des pouvoirs publics par le parti socialiste.
    (6) Pierre Besnard dans Le Monde Nouveau et le Fédéralisme Libertaire, ce dernier rapport dresse un plan détaillé d’une société basée sur le fédéralisme et fonctionnant à la manière de celle que Sébastien Faure esquisse ici.
    (7) Sébastien Faure a traité largement les problèmes évoqués dans cette causerie familière - Collectivisme et Communisme Libertaire - dans ses divers ouvrages, dont La Douleur Universelle.
    (8) Depuis, la Révolution russe étant passée par-là, un régime dit communiste fut ensuite institué dans l’ancien empire des Tsars. Les “désaccords passionnés” des maîtres de ce régime, à prétentions socialistes, relevaient souvent  de l’assassinat pur et simple.
    (9) Ce raisonnement pouvait se traduire par la formule : “Front Populaire”.
    (10) C’est sous une autre forme le fameux “coup d’épée dans l’eau”. Sébastien Faure aimait émailler ses conférences d’allégories de ce genre qui permettaient à des auditoires de travailleurs, n’ayant eu ni le temps ni les moyens de se cultiver, de mieux saisir ses arguments. On le lui a parfois reproché; il n’est pas sûr que ses détracteurs aient eu raison.
    (11) C’était des plus exacte en 1903. Depuis, l’Etat a joué les “pieuvres”. Des quelques établissements et monopoles qu’ils dirigeaient alors, cela est devenu, sous la poussée des nationalisations, fausse conception de la socialisation, un véritable système d’exploitation étatiste ayant des bases purement et simplement capitalistes. Entreprises nationalisées et régies plus ou moins autonomes, sont de nouveaux patrons avec lesquels les travailleurs doivent compter.
    (12) Le Grand Soir n’était pas, dans l’esprit des révolutionnaires de la fin du dix-neuvième siècle, une simple figure de rhétorique. On l’attendait de jour en jour, il ne pouvait pas ne pas venir. A tel point qu’une porte fermée violemment de nuit, un tumulte quelconque dans la rue, alertaient les adeptes des mouvements sociaux et les trouvaient prêts à “descendre dans la rue”. Cet esprit barricadier a à peu près disparu et le “romantisme révolutionnaire” avec lui.
    (13) Des essais, plus ou moins réussis, de grèves générales, ont été tentés. En France, en 1920, puis dans ces récentes années, selon des tactiques différentes, l’arrêt généralisé du travail fut pratiqué. Les résultats sont discutables. Il semble que la classe ouvrière ait été la principale victime de ces tentatives. Trains bloqués durant les vacances, lettres non acheminées alors que les plis officiels étaient transmis, etc. etc...

        


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    Personnages

    Eudoxe, le maître.

    Stalagmus, vieil esclave.

    Tyndare, vieil esclave.

    Géta, jeune esclave.

    Palinurus, esclave.

    Agnès, jeune esclave chrétienne.

    Sostrata, esclave.

    Autres esclaves de tout âge et des deux sexes.

     

    Les Esclaves. - Ils se tiennent dans des poses diverses, debout, étendus sur le sol, assis sur des escabeaux.

    Tyndare. - Qu’est-ce que j’avais fait, je te le demande, pour mériter le fouet ?

    Géta. - Hier, j’avais fait moins encore et j’ai reçu des coups plus nombreux.

    Stalagmus. - Oh ! toi, c’est trop facile à comprendre.

    Géta. - Puisque tu sais tout, Stalagmus, même l’avenir, explique-moi ce passé récent.

    Stalagmus. - Rien n’est plus simple. Tu es trop beau. Elle te hait parce qu’elle t’aime.

    Palinurus. - Tu parles follement. La haine est le contraire de l’amour.

    Stalagmus. - L’ombre, contraire de la lumière, est pourtant fille de la lumière.

    Palinurus. - Que dis-tu ?

    Stalagmus. - Mets un corps devant la lumière, tu fais de l’ombre. Mets un obstacle devant l’amour, tu fais de la haine.

    Palinurus (haussant les épaules). — Tu dis des paroles vides.

    Géta. - Non. Stalagmus a raison. Je le sais. Je le vois. Je le sens. Ce qui s’agite en mon cœur me dit ce qui s’agite au cœur d’Emilia.

    Tyndare. - Orgueilleux ! Tu te crois aimé de celle qu’aime le maître.

    Géta (découvrant son torse). — Le maître est-il aussi beau que moi ?

    Tyndare. - Il est le maître.

    Géta. - Le maître, dis-tu ?… A cause de sa laideur, à cause de la faiblesse de son corps et de son âme, n’est-il pas plutôt l’esclave d’Emilia ? Mais il faudrait peu de chose pour qu’Emilia devînt l’esclave de ma force et de ma beauté.

    Tyndare. - En attendant, elle te fait donner le fouet.

    Géta. - Oui. Mais un jour - demain peut-être ! — elle ne résistera plus à son désir. Sous mon baiser, je la verrai s’agiter d’abord comme sous le baiser d’un dieu, ensuite comme sous le baiser de la mort.

    Tyndare. - Tu parles trop haut… S’il y avait parmi nous un délateur…

    Voix diverses. - Il n’y en a pas. Parle sans crainte.

    Palinurus. - Nous détestons tous Emilia.

    Tyndare. - Tu vois que Géta est amoureux d’elle.

    Stalagmus. - L’un n’empêche pas l’autre.

    Géta (répétant d’une voix profonde). — L’un n’empêche pas l’autre.

    Palinurus (interrogateur). — L’un n’empêche pas l’autre ?

    Stalagmus. - N’y a-t-il pas de l’amour dans la haine de tous les jeunes hommes qui sont ici ? Et, dans la haine des vieillards, il y a de l’admiration et du regret. Et, dans la haine des femmes, il y a de la jalousie.

    Sostrata. - Oui, je hais Emilia et je suis jalouse d’Emilia. Si Jupiter me demandait : « Qui veux-tu être ? » Je répondrais « Emilia ! » Car elle est une déesse parmi nous. Son sourire est beau et effrayant, comme l’aurore d’un jour néfaste. Sa main, aussi délicate que celle d’un enfant et plus terrible que celle d’un guerrier, fait courber mille têtes. Elle a la plus enivrante des puissances, celle que donne la beauté.

    Tyndare. - Je hais Emilia de toute ma bassesse d’esclave et de tous mes impuissants regrets de vieillard. Mais, qu’il me soit donné de devenir pour un jour jeune, beau et riche, j’offrirais à Emilia ma jeunesse, ma beauté, ma richesse. Je lui dirais : « Aime-moi aujourd’hui et que je meure demain ! »

    Géta. - Je hais Emilia et j’aime éperdument Emilia. Hier, pendant qu’elle me faisait donner le fouet, ses yeux étaient, sur mes lignes belles et vigoureuses, deux flammes de désir. Je restais immobile, sans cris, dédaigneux des coups et de la souffrance. Je me sentais grand et vainqueur. Même j’étais heureux, parce qu’elle haïssait la force de mon âme.

    Tyndare. - Ton orgueil te fait délirer.

    Géta. - Non. Je lisais dans son cœur comme dans un livre déroulé.

    Tyndare (ironique). — Récite ce que tu lisais.

    Géta. - « Celui-ci, songeait-elle, est peut-être insensible aux voluptés comme aux douleurs. Le jour où je ne contiendrai plus l’élan qui m’emporte vers lui, il repoussera mon baiser et il dira au maître ma trahison. Or le maître n’a d’oreilles que pour mes paroles et le méchant esclave sera mis en croix. Mais il m’aura privée, hélas ! de sa force et de sa beauté. »

    Stalagmus. - Tu dis des paroles véritables. Ainsi pensait Emilia.

    Géta. - S’irritant dans son cœur, tantôt elle mordait ses lèvres, tantôt elle criait. Et ses cris accusaient de paresse le lorarius.

    Tyndare (riant). — Donc tu lui dois de la reconnaissance pour chaque coup de fouet. Tu portes sur ton dos des marques d’amour dont tu peux être fier.

    Géta. - Fier et honteux. L’heure viendra où je lui rendrai sa haine et son amour, les voluptés de ma gloire et de mon avilissement.

    Sostrata. - Par quel moyen ?

    Géta. - Mon impatience est un tigre qui guette. Demain peut-être, Emilia me dira : « Aime-moi ! » Parce qu’elle est la plus belle des femmes, ah ! comme je l’aimerai. Mais, parce qu’elle m’a fait fouetter, au moment où ses yeux seront, sur le rire de sa bouche, deux autres rires, avec quelle joie le l’étranglerai.

    Sostrata. - Tu veux donc pendre, fruit douloureux, à l’arbre infâme de la croix ?

    Géta. - Que m’importe ? J’aurai goûté, en une heure trop pleine, tous les bonheurs. Celle que je hais et que j’aime, celle qui est toute ma pensée déchirée et toute ma vie multiple, sera descendue au royaume de Pluton. J’irai la rejoindre, ivre de volupté comme le plus chancelant des hommes, ivre de vengeance comme le plus implacable des dieux.

    Stalagmus (resté pensif depuis quelques instants). — Ce qui fait ma colère depuis que je suis un homme et ce qui fait, depuis que j’ose penser, ma honte, ce n’est pas que je sois esclave, c’est qu’il y ait des esclaves.

    Sostrata. - Pourtant, lorsque le maître est bon…

    Stalagmus. - Bon ou méchant, par cela seul qu’il est le maître, il mérite la mort.

    Sostrata. - Non. Si Eudoxe échappait à l’empire d’Emilia ; si, comme autrefois, il nous traitait avec douceur…

    Géta. - Je ne le haïrais pas moins, puisque je resterais son esclave.

    Stalagmus. - Moi, je me haïrais moi-même, si j’étais un maître.

    Tyndare. - Folie !

    Stalagmus. - L’injustice serait-elle moindre, si je devenais le maître et Eudoxe un de vos compagnons ?

    Tyndare. - Moi, je voudrais bien être le maître.

    Palinurus. - Moi aussi.

    Sostrata. - Et moi !

    Géta (bas à Stalagmus). — Ils sont bien disposés. Et j’en connais d’autres. Si tu veux, nous pouvons organiser une guerre servile.

    Stalagmus (à voix presque basse). — Pourquoi faire ?… Tu ne ! es entends donc pas ?… Chacun ne rêve que d’être le maître. A quoi bon mettre en haut ce qui est en bas, en bas ce qui est en haut ?

    Agnès (qui est près d’eux et qui a tout entendu). — Les superbes seront abaissés, les humbles seront élevés. Mais ce n’est point la guerre qui fera ces choses.

    Stalagmus (dur et méprisant). — Tais-toi, chrétienne.

    Tous. - Nous sommes malheureux… Nous sommes malheureux.

    Demi-Chœur. - Nul espoir pour nous.

    Demi-Chœur. - Espérons pour nos enfants.

    Tous. - Stalagmus, donne-nous, donne-nous de l’espérance.

    Demi-Chœur. - Au moins pour nos enfants, donne-nous, donne-nous de l’espérance.

    Sostrata. - Toi qui sais l’avenir…

    Tous. - Toi qui sais l’avenir…

    Sostrata. - Dis-nous l’avenir et sa lumière.

    Tous. - Dis-nous l’avenir et sa lumière.

    Stalagmus (le regard lointain). — Je ne vois pas de lumière qui dure.

    Géta. - D’autres jours, tu nous as dit des espérances.

    Stalagmus. - Je ne voyais pas aussi loin qu’aujourd’hui.

    Tous. - Que vois-tu ? Que vois-tu ?

    Stalagmus. - Non, non, je ne veux pas voir. (Fermant les yeux et faisant des deux mains le geste qui repousse.) Je veux échapper à l’horreur de voir.

    Tous. - Si, regarde. Parle.

    Stalagmus (les yeux fermés). — Hélas ! Hé1as ! malgré mes paupières closes, la vision me poursuit.

    Sostrata. - Parle, toi à qui un dieu a donné de voir.

    Stalagmus. - Dieu méchant ! Dieu cruel !

    Sostrata. - Hier encore, tu nous consolais.

    Stalagmus. - Hier, j’étais au milieu de vous comme, parmi les aveugles, un voyant immobile.

    Tyndare. - Que signifient ces paroles ?

    Stalagmus. - Je voyais le ciel s’appuyer sur la montagne. C’est pourquoi je disais : « Marchons vers la montagne et vers le ciel. »

    Tous. - Oh ! dis-le encore.

    Stalagmus. - Hélas ! j’ai marché. Ma pensée a monté sur le sommet. Le ciel n’y était pas.

    Géta. - Je sais. L’horizon et l’espoir reculent à mesure qu’on avance.

    Agnès. - Ecoutez les chrétiens. Venez avec nous. Nous savons le chemin où le ciel ne recule plus.

    Sostrata. - Parle donc, ô chrétienne !

    Plusieurs. - Parle, parle, ô chrétienne !

    Agnès. - Les hommes sont frères. Dieu - mais il ne s’appelle point Jupiter - est le père de tous. Il aime également ses fils et il les veut égaux. Il ne veut pas qu’il y ait parmi nous des maîtres et des esclaves.

    Tyndare. - Alors, pourquoi y en a-t-il ?

    Agnès. - Parce que nous n’aimons pas Dieu ; parce que nous ne nous aimons pas les uns les autres.

    Géta. - Mais puisque l’amour est un vase d’or où sifflent les serpents de la haine ?…

    Agnès. - Pas l’amour des chrétiens. Et notre Dieu donnera des joies infinies et éternelles à ceux qui souffrent et qui croient en lui.

    Plusieurs. - Parle, parle, Agnès.

    Agnès (d’un ton plus extatique). — Mais il livrera à d’éternelles et infinies tortures les méchants et tous ceux qui jouissent dans ce monde.

    Géta. - Tu vois bien qu’il y a de la haine dans ton amour.

    Tyndare. - Les puissants et les heureux sont les favoris des dieux. Sinon, d’où viendraient leur puissance et leur bonheur ? Et cette chrétienne dit les plus absurdes des folies.

    Agnès. - Je dis la sagesse. Jésus de Nazareth est venu pour sauver les petits. Son royaume n’était pas de ce monde. Malheur à ceux dont le royaume est de ce monde.

    Stalagmus (d’une voix dure). — Tout royaume est de ce monde.

    Agnès (à Stalagmus). — Toi, tu es bon pour tous les autres comme si tu étais chrétien. Mais, avec moi, depuis quelque temps, tu es méchant. Pourquoi ?

    Stalagmus. - Parce que ton ventre est plein. Parce que tu portes en toi tout un avenir d’esclavage. Crois-moi. Dès que l’enfant paraîtra à la lumière, étrangle-le de mains pieusement maternelles. Ainsi ton amour lui épargnera, et à beaucoup d’autres, à tous ceux qui couleraient de lui, les douleurs et les hontes de la vie servile.

    Agnès. - Mon enfant ne sera pas esclave.

    Sostrata. - Pourquoi ?

    Agnès. - Le couchant est toujours noir de nuit, de nuages et de dieux méchants. Mais l’aube blanchit déjà la pureté de l’Orient. La Bonne Nouvelle de Jésus de Nazareth est une lumière qui monte et qui s’élargit. Bientôt, le soleil brillera pour tous. Bientôt, le monde sera chrétien.

    Palinurus. - Jamais.

    Stalagmus (le regard lointain). — Ce que dit la chrétienne, touchant l’avenir, est véritable. Je le vois.

    Agnès (joyeuse). — Alors, tu vois le bonheur inonder la terre comme la clarté nous inonde au milieu du jour.

    Stalagmus. - Attends. Favorise-moi de ton silence. Laisse la brume de lointain se disperser lentement sous mon vouloir ému. Laisse. Je commence à distinguer la vie de ton fils.

    Agnès. - Elle est heureuse, j’en suis certaine.

    Stalagmus. - Elle est telle que la nôtre. Seule, sa mort est une duperie joyeuse.

    Agnès. - Comment meurt-il ?

    Stalagmus. - Il meurt sur une croix, comme ton Dieu.

    Agnès (dans une extase). — Comme mon Dieu !

    Stalagmus. - Il parle dans l’exaltation de je ne sais quelle ivresse. J’entends quelques-unes de ses paroles de démence : « Ma mort fait mon salut ! Ma mort aide au salut du monde ! »

    Agnès. - O mon fils, ô glorieux martyr, heureux les flancs qui te portent. Tu avanceras d’une heure le triomphe du Christ. Tu avanceras d’une heure l’affranchissement de tes frères.

    Stalagmus. - Silence… J’aperçois des temps plus éloignés… Etrangetés et prodiges ! Evénements aussi fous que les hommes ! Une croix faite de lumière marche dans le ciel devant l’armée d’un César qui va combattre un autre César.

    Tyndare. - Que dit-il ?

    Stalagmus. - Celui qui suit la croix est victorieux par le signe honteux, et voici que le César se fait chrétien.

    Agnès. - Gloire à Dieu ! Un César chrétien ! Gloire à Dieu ! Il n’y a plus d’esclaves !

    Stalagmus. - Je vois toujours des têtes qui se courbent sous des mains qui commandent et qui menacent.

    Agnès. - Tu ne laisses pas le temps d’agir au César chrétien. Regarde un peu plus loin. Il va certainement affranchir ses frères.

    Stalagmus. - Le César chrétien n’affranchit personne. Les enfants des petits-enfants de ton fils restent esclaves. Sostrata. — Les chrétiens parlent souvent contre le meurtre et contre la guerre. Le César chrétien, du moins, fera cesser la guerre.

    Agnès. - Dans le monde chrétien, il n’y aura plus de soldats. Nul ne tirera le glaive, nul ne périra par le glaive.

    Stalagmus. - Le César chrétien est un grand et cruel guerrier.

    Agnès. - Si tu dis vrai, tu dis les crimes d’un homme. Mais, après lui, mes frères, j’en suis trop certaine, aboliront guerre et esclavage.

    Stalagmus. - Après lui, je vois les chrétiens s’entretuer.

    Sostrata. - Pourtant, ils s’aiment entre eux.

    Stalagmus. - Les chrétiens s’aimaient tant qu’ils étaient faibles et persécutés. Dès qu’ils deviennent les maîtres, ils se déchirent à cause de leur Jésus.

    Agnès. - Tu mens. Jésus est la source d’amour et de paix.

    Stalagmus. - Jésus est longtemps une source d’amour et de paix. Mais je vois peu à peu l’agitation des hommes troubler la fontaine limpide. Voici qu’ils en ont fait une source de haine. Les uns disent le Galiléen presque aussi dieu que Dieu. Les autres le proclament aussi dieu que Dieu. Querelles de paroles obscures et qui se heurtent comme chauves-souris dans les ténèbres. Coups de bâtons. Puis larges et longues guerres.

    Tyndare. - Regarde aussi loin que tu voudras. Il y aura toujours des guerres et il y aura toujours des esclaves.

    Stalagmus (avec le geste qui impose le silence). — Je vois un temple étrange. Une architecture de folie dresse de hautes voûtes ruineuses. Pourtant non, elles ne tombent point. Une sorte de cuve somptueuse s’élève plus haut que la tête des gens qui sont là. Un prêtre est dedans, debout et qui parle.

    Agnès. - Un prêtre chrétien ?

    Stalagmus. - Un prêtre chrétien.

    Agnès. - Que dit-il ? Oh ! tâche de l’entendre.

    Stalagmus. - Attendez… attendez… A travers les siècles, quelques-unes de ses paroles, il me semble, parviennent assourdies jusqu’à moi. « Mes frères, dit-il, nous célébrons aujourd’hui, dans la résurrection de Jésus la résurrection de l’humanité. Grâce à notre doux maître, il n’y a plus d’esclaves. »

    Agnès. - Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux.

    Stalagmus. - Ceci est loin… très, très loin. Pourtant, dans l’assemblée qui écoute, j’aperçois quelques descendants reculés de la chrétienne.

    Agnès. - Ils sont heureux parmi leurs frères. Ils sont les égaux de leurs frères.

    Stalagmus. - Ils vont grelottant sous des haillons. Mais quelques-uns, parmi leurs frères, ploient sous des vêtements qu’alourdissent l’or et les gemmes. Ils sont maigres, hâves, tremblants de faim autant que de froid. Mais plusieurs, parmi leurs frères, sont malades de trop manger.

    Agnès. - Tu ne dis pas un monde chrétien.

    Stalagmus. - Je dis un monde qui se proclame chrétien.

    Agnès. - Alors mes fils vivent librement.

    Stalagmus. - Tes fils sont soumis au collège de prêtres dont le chef parle dans la cuve trop haute.

    Agnès. - Tu mens. Les prêtres chrétiens sont des libérateurs. Comment auraient-ils des esclaves ?

    Stalagmus. - Le chef des prêtres dit : « Vous n’êtes point nos esclaves, car nous avons détruit l’esclavage. Vous appartenez - tels des arbres qu’il serait criminel d’arracher - à la terre qui nous appartient. »

    Tyndare. - L’infâme sophiste !

    Stalagmus. - Ecoute, ô femme… je vois un cachot… Attends… Mes regards ont peine à pénétrer son obscurité qu’étoile une cire à la lumière flottante. Un de tes fils reculés y est étendu et des prêtres inclinés l’interrogent pendant qu’on le torture.

    Agnès (frémissante). — Quel crime abominable a-t-il commis pour que même les prêtres, ces miséricordieux ?…

    Stalagmus. - Il a refusé de s’agenouiller devant un prêtre criminel et puissant au moment où ce prêtre levait la main, dans le geste qui veut dire : « Agenouille-toi ».

    Sostrata. - Regarde plus loin. La liberté et le bonheur sont, sans doute, plus loin.

    Stalagmus. - Plus loin… Au-delà de quelques siècles… (Montrant Agnès d’un doigt méprisant.) Les fils de ce ventre sont des artisans… Quel étrange chaos, le monde où ils souffrent. Sur un forum, un homme parle. Il crie : « Commémorons, citoyens, la grande et décisive victoire depuis laquelle il n’y a plus d’esclaves des hommes nobles, depuis laquelle il n’y a plus d’esclaves des prêtres. Le peuple, voici cent ans, s’est délivré ! »

    Sostrata. - 0 joie !… Dis, dis cette époque heureuse.

    Tous. - Dis cette époque heureuse.

    Stalagmus. - Epoque folle ! Mes yeux voient. Mes oreilles entendent. Mon esprit refuse de croire. Comment admettre une telle démence des hommes ? Et cette démence de machines inconnues semblables, quant à leurs formes gigantesques, quant à la gaucherie grinçante et haletante de lents mouvements, à je ne sais quelles bêtes monstrueuses !…

    Palinurus. - Que dit-il ?

    Tous. - Ecoutons. Ecoutons.

    Stalagmus. - Les artisans ne travaillent plus chez eux ou dans les maisons ordinaires. Ils s’assemblent nombreux dans les étables de ces outils énormes, presque vivants, qui se meuvent presque seuls. Autour des machines fantastiques, les ouvriers guettent anxieusement la minute où il faut y toucher pour régler les besognes. Parfois, d’une révolte sournoise, l’outil saisit l’ouvrier, l’entraîne, le tue. Les grandes bêtes de métal coûtent très cher. Nul artisan ne pourrait les acheter.

    Palinurus. - Impossible cauchemar !

    Stalagmus. - Le maître des outils fait travailler les ouvriers, et il ne les nourrit point. Il leur donne un peu d’argent pour qu’ils ne meurent pas tout à fait.

    Sostrata. - Et, sans doute, les soldats les ramènent de force, quand ils s’enfuient de chez le maître méchant ?

    Stalagmus. - Agnès, j’entends le maître parler à un de tes fils, à un vieillard. « Va-t’en, lui dit-il, va-t’en. » Mais l’ouvrier se jette à genoux : « Tu désires donc que je meure de faim ? Aie pitié, sinon de moi, du moins de ma femme et de mes enfants. »

    Sostrata. - Que répond le maître des outils ?

    Stalagmus. - Le maître des outils repousse le vieillard, qui s’en va désespéré. J’entends le fils d’Agnès. Il murmure parmi des sanglots : « Les maîtres d’autrefois nourrissaient leurs esclaves ! » Et des larmes couvrent ses joues parce que notre sort lui paraît digne d’envie.

    Agnès. - Ses frères ne l’aiment donc point, ne le secourent donc point ?

    Stalagmus. - Je le vois tendre la main aux passants et pleurer pour avoir une obole. Il s’adresse à un prêtre.

    Agnès. - 0 joie ! il est sauvé !

    Stalagmus. - Le prêtre auquel il s’adresse appelle un licteur qui entraîne ton fils vers la prison.

    Agnès. - Comment te croirais-je ? Tu inventes des temps impossibles. Jamais on ne mettra en prison un malheureux parce qu’il invoque la pitié de ses frères.

    Sostrata (à Stalagmus). — Regarde au delà de ce monde horrible. C’est une nécessité que la lumière succède enfin à la nuit. Regarde jusqu’à ce que tu aperçoives l’aurore de la liberté.

    Stalagmus. - Plusieurs fois, j’ai cru apercevoir l’aurore. Toujours ses lueurs étaient plus sanglantes qu’un crépuscule sur une mer qui attend l’orage. Et elles s’éteignaient promptement… Voici de nouveau du sang… oh ! que de sang !… et des cris de douleur, et des cris de rage, et des cris de triomphe, et des cris de joie, et de grandes acclamations : « Nous sommes libres ! nous sommes libres !… » Coule vite, fleuve de sang ; et toi, buée obscure qui t’élèves sur son passage, disperse-toi. Mes yeux veulent voir si, derrière vous, la terre, enfin, sera féconde.

    Long silence.

    Stalagmus se laisse tomber sur un escabeau et plonge sa tête dans ses mains. Des sanglots le secouent.

    Sostrata. - Tu pleures ?

    Palinurus. - Qu’as-tu pu voir de plus affreux ?

    Tous. - Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu vu ?

    Stalagmus (se relevant). — Hélas ! hélas ! mille fois hélas ! On dit encore - combien durera ce mensonge ? — que maintenant tous les hommes sont libres. Mais les fils de ton ventre, ô femme, sont toujours esclaves. Et voici comment les écrase le chaos nouveau et voici de quel métal plus lourd sont faites leurs chaînes…

      Scène II

    Les Esclaves, Eudoxe

    Au moment où Stalagmus disait : « Hélas ! hélas ! », Eudoxe est entré. Il a fait signe aux autres esclaves de ne pas remuer et de garder le silence.

    Eudoxe met la main sur l’épaule de Stalagmus. Tous les esclaves se lèvent en signe de respect.

    Stalagmus se retourne, voit le jeune visage mou et sournois. Une haine implacable brille dans les yeux du vieil esclave.

    Eudoxe. - Calme-toi, bon vieillard, et ne plains le sort de personne. Ou, si tu le préfères, plains la destinée de tous les mortels. Tous sont esclaves.

    Sostrata. - Les maîtres…

    Eudoxe. - Il n’y a de maîtres que les dieux, s’il existe des dieux… Seuls, ils sont affranchis des vraies et profondes servitudes : la maladie, la mort, la peur. Souviens-toi, Sostrata. Cette nuit, je me suis cru malade. L’obscurité m’a terrifié. Il m’a semblé que j’allais mourir. J’ai appelé, j’ai crié : « Des flambeaux ! qu’on apporte des flambeaux ! » Vous êtes venus nombreux, des lumières dans vos mains. Mais j’ai eu peur des lueurs qui avancent et des ombres qui reculent, j’ai eu peur du flottement large des ombres et du frémissement inquiet des lueurs. Je suis esclave de la crainte. Je suis esclave de la maladie. Je suis esclave, hélas ! de la mort implacable.

    Stalagmus. - Tu n’es esclave que de ta lâcheté.

    Eudoxe (feignant de ne pas entendre). — Emilia me vole le bien auquel je tiens par-dessus tous les autres. Non seulement à des hommes libres, mais encore, sans doute, à quelques-uns d’entre vous, elle donne une part de ces baisers qu’elle me doit tous. Pauvre esclave de Cupidon, j’ai besoin de plus en plus servilement de son baiser sali.

    Agnès (faisant un pas vers Eudoxe). — Crois à Jésus de Nazareth. Crois au Libérateur qui brise toutes les chaînes. Il calme les passions, il guérit les fièvres, il dissipe les terreurs et les ténèbres, il brise l’aiguillon de la mort.

    Eudoxe. - J’ai étudié la doctrine de Jésus de Nazareth. Car je suis curieux des doctrines. Mais mon ennui, qui a soif de toutes les initiations, ne se satisfait à aucune.

    Agnès. - La doctrine de Jésus de Nazareth ne ressemble pas aux autres doctrines. Elle est la source d’eau vive…

    Eudoxe (haussant les épaules). — Ton Jésus de Nazareth fut, plus que moi, esclave de Cupidon.

    Agnès. - Folie et blasphème !

    Eudoxe. - Il aima tous les hommes - quel amour absurde et sans beauté ! — jusqu’à mourir pour eux. C’est du moins ce que racontent tes frères.

    Agnès. - C’est la vérité… Comprends donc…

    Eudoxe. - Et ceux qui confessent le Galiléen meurent pour le glorifier. Je ne mourrais certes pas pour la gloire d’Emilia. Je suis moins esclave qu’un chrétien.

    Agnès. - Où trouver la liberté, sinon dans les noblesses de l’amour ?

    Eudoxe (à Stalagmus). — Toi, console-toi, si tu n’échappes pas à un joug qui pèse sur tous les hommes.

    Stalagmus. - Il y a des esclaves que je plains. Mais tu es l’esclave volontaire que je méprise. Comparé à toi, ah ! comme je me sens libre.

    Eudoxe (souriant). — Pauvre esprit sans équilibre et qui vas d’un extrême à l’autre ! Dès que le maître bienveillant s’avoue ton égal, voilà que tu te prétends supérieur à lui !

    Stalagmus. - Emilia m’est indifférente.

    Eudoxe. - Je crois bien ! A ton âge !…

    Stalagmus. - Je ne crains ni la souffrance ni la mort. Du haut de mon courage, je méprise Eudoxe, esclave des plus basses passions, esclave de la peur et de la mort.

    Eudoxe. - Ma bonté est vaste. Pourtant, tu viens de dépasser ses frontières. (A Palinurus.) Va chercher le lorarius : le fouet abaissera la superbe de cet insolent.

    Palinurus fait un pas vers la porte. Géta le retient par le bras.

    Géta. - Serais-tu assez lâche ?…

    Palinurus. - J’aime mieux les coups de fouet sur son dos que sur le mien.

    Géta. - Essaie de m’échapper et mon poing t’assommera.

    Stalagmus (à Eudoxe). — Comment des coups de fouet m’empêcheraient-ils de te mépriser et de te haïr ? Mais, parmi ceux-ci, plusieurs ne comprennent que les faits matériels. Le spectacle serait laid pour leurs yeux pauvres, avilissant pour leur cœur semblable au tien. Ces coups ne diminueraient point ma liberté intérieure. Sur quelques aveugles qui croiraient voir, ils alourdiraient des chaînes déjà trop pesantes. Je n’ai pas la naïveté d’enseigner au vulgaire - maîtres ou esclaves - les noblesses immobiles qui dressent un Olympe dans mon âme. Voici, peut-être, une leçon à leur portée.

    Brusquement, Stalagmus saisit Eudoxe par le cou et l’étrangle. Géta, Palinurus, que Géta tient toujours par le bras, et Agnès regardent avec des expressions diverses. Les autres esclaves s’enfuient par toutes les portes.

     Scène III

    Stalagmus, Géta, Palinurus, Agnès, Eudoxe mort

    Stalagmus, qui s’est penché pour suivre dans sa chute le corps d’Eudoxe, se relève en s’essuyant le front.

    Agnès. - Il est écrit : « Tu ne tueras point ! »

    Stalagmus. - Le maître vole à l’esclave ce qui seul donne à la vie une valeur. Même tué, le maître reste le vrai meurtrier. Ma révolte est fille de ma servitude et la mort d’Eudoxe est l’œuvre d’Eudoxe.

    Agnès. - Le repentir lave les crimes. Repens-toi.

    Stalagmus. - Le Maître reste toujours l’agresseur. Quelque mal qu’il lui rende, l’esclave est toujours un juge trop indulgent. Tous les crimes de tyrannie ou de servitude sont l’œuvre du maître, et l’esclave ne peut jamais être criminel contre lui.

    Agnès. - Tu ne veux pas te repentir !

    Stalagmus. - Quand je me repentirais, puis-je rendre la vie à celui qui est mort ?… (Il regarde fixement Agnès.) Et toi, te repens-tu ?

    Agnès. - De quoi ? Mes mains sont pures.

    Stalagmus. - Repens-toi, ô femme. Ecrase le germe que tu portes en toi et d’où sortiront, si tu ne t’y opposes, tant de générations d’esclaves lâches ou meurtriers. Détruis d’un seul coup les horribles vies que j’ai vues tout à l’heure.

    Agnès (s’enfuyant, les mains sur son ventre). — 0 criminel, ô conseilleur de crimes !

    Stalagmus (la retenant). — Sais-tu si ce ne sont pas tes fils futurs et leurs maux et leurs rancœurs qui, tout à l’heure, un instant, ont vécu en moi, ont serré mes mains justicières autour du misérable cou ?…

    Il la laisse aller. Elle fuit comme folle. Palinurus, que Géta ne retient plus, s’enfuit par une autre porte.

     Scène IV

    Stalagmus, Géta

    Stalagmus s’est assis, tête basse. Il semble plongé dans de profondes réflexions. Géta le regarde.

    Stalagmus. - Je ne sais plus… Ai-je obéi à la colère ?… Ai-je obéi à la justice ?… Mon geste exprime-il le sentiment superficiel d’une minute ou la pensée profonde de toujours ?

    Géta. - De quoi te mets-tu en peine ? De toute façon, ton geste est beau, juste et utile.

    Stalagmus (haussant les épaules). — Utile ?

    Géta. - Par Hercule, un geste de révolte l’est toujours : il nie le mensonge qui crée maître et esclaves ; il affirme la vérité et réalise l’homme.

    Stalagmus (hochant la tête). — La libération intérieure suffit peut-être à ce que tu dis. Et ce que j’ai fait, même si des myriades d’esclaves l’imitaient, nous rapprocherait-il de la justice extérieure ? (Se levant et faisant un pas vers une porte de côté.) Non. Puisque les âmes des esclaves ne valent pas mieux que celles des maîtres.

    Géta. - Où vas-tu ? Fuis-tu vers la mort pour échapper à la lenteur des supplices ? Vas-tu te livrer au magistrat et, du haut de la croix, insulter par ton courage à la lâcheté des maîtres ? Ou plutôt veux-tu que je t’aide à gagner la forêt prochaine ?

    Stalagmus. - Ni ceci, ni cela, ni ce troisième parti n’est en harmonie avec ce que j’ai fait.

    Géta. - Alors ?

    Stalagmus. - Je vais tuer le magistrat, créature, soutien et complice des maîtres.

    Géta. - J’applaudis à ce projet pour sa justice et pour son utilité.

    Stalagmus. - Les gestes les plus justes sont peut-être les plus inutiles.

    Géta. - Je ne comprends pas.

    Stalagmus. - Un autre remplacera celui que j’aurai tué.

    Géta. - Quand je t’écoute, je me demande pourquoi tu agis.

    Stalagmus. - J’ai commencé d’agir. Je dois continuer. Mais quiconque entre dans l’action juste est promis à la défaite et à la mort.

    Géta. - Oui, ils se jetteront sur toi, lâches et nombreux, meute de chiens contre le sanglier acculé. Bientôt des chaînes lourdes immobiliseront tes mains. Alors tu ne seras plus libre.

    Stalagmus. - La vraie liberté n’est pas dans les mains, mais dans l’esprit.

    Géta. - Pourquoi donc frappes-tu de tes mains ?

    Stalagmus. - Mon âme s’exprime par les moyens qu’elle a. Privée d’instruments, nul n’entendra plus son langage. En quoi ma pensée en sera-t-elle changée ?

    Géta. - Tu m’étonnes.

    Stalagmus. - J’ai commencé une phrase que je dois continuer. Mon premier geste est, sur une pente, un commencement de course qui entraîne la descente jusqu’au bas ou jusqu’à l’obstacle. Mes mains ne se renieront pas en cessant, avant qu’on les réduise à l’impuissance, d’exécuter les condamnations prononcées par mon esprit. Mais peut-être je regrette d’avoir obéi une première fois à mes mains.

    Géta. - Ton geste est d’un jeune homme ; tes paroles sont d’un vieillard. Pour que je n’entende plus tes paroles, je fuis avec, dans mes yeux, l’encouragement de ton geste. (Il s’incline, prend la main de Stalagmus, la porte à ses lèvres.) Adieu, marche à ton noble destin. (Il fait un pas vers une autre porte.) Moi, je vais à mon sort passionné. Je cours, dans le tumulte de cette heure, posséder Emilia et la tuer… Après ces deux joies ivres, qu’on fasse de moi ce qu’on voudra.

    Stalagmus et Géta sortent par les deux portes de côté, tandis que des soldats entrent par la porte du fond et que le rideau tombe.

     


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