• Au mois d'août, notre excellent confrère de Livrenblog* nous régala de chroniques littéraires par Jules Renard parues dans le Mercure de France (cf. ici par exemple). Et signala le guide de recherche mis en ligne par la bibliothèque municipale de Nevers, en préparation aux commémorations du centenaire de la mort de Renard en 1910. Chouette initiative ! qui vient rapiécer un terrible accroc dans la Toile puisque, à ma connaissance, de site consacré spécifiquement à Jules Renard, il n'y avait point... [P.S. de début janvier 2010 : Un nouveau site consacré à Jules, complémentaire car plus "grand public", vient d'être mis en ligne : Pour Jules Renard. On aime particulièrement la "Promenade" associant citations de l'écrivain et tableaux de peintres de l'époque !]

    Toujours à la remorque, mais avec cinq rames de retard, votre serviteur sans vergogne sortit de sa léthargie, scanna, OCRisa, corrigea, HTMLisa cette conférence prononcée par Han Ryner le 30 octobre 1910 au Salon d'Automne. Texte promptement paru en brochure la même année chez Eugène Figuière. Notez que l'on retrouve cette conférence dans Face au public, recueil toujours disponible.

    Et, oui, il faut découvrir, redécouvrir, lire et relire Jules Renard ! [On peut commencer par ici.]

    * qui fêta pour notre plus grand plaisir son 200e billet le 28 août dernier (Bravo et longue vie !) avec quelques bois sinueux de Foujita et un extrait du Prix Lacombyne de l'ahurissant(e) Renée Dunan (dont on publiera bien un jour l'article qu'elle consacra à Ryner).


    Jules Renard ou De l'humorisme à l'art classique
    [scan de l'ouvrage]    [brochure à imprimer]
    [brochure électronique]
    [Les Brochures du Blog Han Ryner]

    Jules Renard
    ou
    De l'humorisme à l'art classique


    Ce qui suit fut parlé, non écrit. On va lire — je voudrais dire : entendre, — une conférence prononcée le 30 octobre au Salon d'automne. Je ne publie pas la stricte « mise en clair » des hiéroglyphes sténographiques : la conférence était coupée d'abondantes lectures que j'ai supprimées, ce qui n'a pas laissé d'entraîner quelques remaniements.

    On me permettra de nommer ici les excellents artistes qui firent le succès de cette manifestation. Le public les applaudit avec un égal enthousiasme, et ce fut justice. J'adresse mes remerciements à Mlle Blanche Albane, à Mlle Marcelle Schmidt, à M. Louis Bourny. Si je croyais ces pages assez fortes pour porter le poids d'une dédicace, je les dédierais à deux autres « diseurs » de cette matinée : à Mme Suzanne Després, profonde interprète de tant d'œuvres de pensée et magistrale créatrice de Poil de Carotte ; à M. Lugné-Poé, grand artiste et grand lettré, qui a verse d'abondantes richesses étrangères au trésor de notre connaissance et de notre émotion... Mais ces deux noms ne sont-ils pas inséparables de celui de Jules Renard ?...

    H. R.


    Mesdames, Messieurs,

    Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.

    Cette déclaration à la fois modeste et fière d'un ancien romantique enfin délivré des préjugés et des procédés de l'école, ne pourrions-nous la mettre sur les lèvres de Jules Renard, naturaliste qui rejeta dès la première heure les lourdeurs et les inintelligences de Médan, humoriste qui peu à peu sut effacer la grimace d'une gaîté qui s'efforce et ricane pour montrer un visage simplement et noblement humain ?...

    Mais, lui qui, je crois bien, n'a pas dans toute son œuvre deux citations exactes ; lui qui s'applique toujours à transformer, souvent à déformer jusqu'à la parodie, ses souvenirs littéraires ; il protesterait dans un recul et dans un sourire : « Un verre ! Êtes-vous bien sûr, monsieur, que je buvais dans un verre ?... »

    En effet, l'eau fraîche de nos sources, longtemps coupée d'un filet de vinaigre, il la recueille plutôt dans une coupe rustique, autour de quoi s'enroulent, reliefs savamment naïfs, des paysans farouches, des animaux familiers, des arbres vibrants d'orage ou de soleil. Mais il serait trop décevant de vouloir enfermer Jules Renard en une définition unique. Coupe et breuvage ont varié plusieurs fois. Ou, plus exactement, malgré ça et là quelques retours et quelques pervers repentirs, contenu et contenant sont allés vers toujours plus de naturel et de simplicité. Les reliefs, d'abord voulus grotesques, deviennent ensuite d'une admirable vérité. Autour d'eux s'agitaient des lueurs folles et comme ricaneuses ; maintenant une lumière sincère les éclaire, soleil, tendresse et sympathie. Et tant d'eau limpide passe par la coupe que, diluée et noyée, l'acidité première ne se sent plus. Hélas ! l'esprit du critique a beau connaître la continuité qu'est la vie, les mots maladroits refusent de la dire. Sous l'unité apparente de l'instant nous savons quelle richesse se dissimule et qu'une parole n'est pas elle seule mais en harmoniques impossibles à noter elle répercute l'écho d'hier, elle murmure le verbe de demain. Et sous la multiplicité visible des heures regardées lointaines et éparses nous sentons couler la souterraine, la fécondante unité. Les mots sont impuissants à dire la ligne continue ; qu'ils indiquent donc les points qui permettront aux esprits attentifs de reconstruire la courbe et sa beauté frémissante. Puisqu'on ne peut expri- mer les choses qu'en gros, distinguons, un peu grossièrement, trois manières successives chez Jules Renard.

    Aux environs de 1890, quand il débutait dans le commerce des sucres et dans la littérature, les étalages littéraires autour desquels se pressait une foule d'acheteurs ou de railleurs n'offraient peut-être nulle marchandise bien précieuse. Les Parnassiens avaient une clientèle chaque jour plus importante. L'un deux — et encore ce n'était pas le moins intelligent — déclarait à M. Charles Morice : « Le temps des idées générales est passé (1) ». Ne rions pas trop fort, mesdames et messieurs. Nous connaissons les aveuglements de ceux qui nous ont précédés ; l'avenir, s'il s'occupe de nous, connaîtra les nôtres. Nous aussi, les yeux fermés, nous annonçons peut-être la mort du soleil. Il y a, dans toutes les générations, des hommes qui, sous une forme plus ou moins naïve, proclament que le temps de l'éternité est enfin passé. — Les symbolistes s'inquiétaient d'idées générales ; plusieurs étaient admirables de culture et de pénétration ou d'élan philosophique. Malheureusement la vigueur leur manquait trop. Leur vocabulaire imprécis, leur syntaxe savamment incorrecte, leurs rythmes qui boitent et qui tombent semblent propres à disperser la pensée plus qu'à la saisir. La pensée des premiers symbolistes... trop souvent une vapeur, qui monte peut-être et qui peut-être s'épanouit. Aux meilleures rencontres, elle monte et se dilate et s'évanouit comme un souvenir lointain de musique entendue, qui sait ? en un rêve d'une vie antérieure... — Mais les plus notables marchands de nouveautés — combien frippées, la plupart du temps ! — c'étaient, naturalistes ou psychologues, ceux qui frappaient sur leur poitrine en affirmant qu'il y avait là une conscience de savant et en se proclamant les observateurs. Il serait injuste de confondre les deux écoles dans un égal mépris. Le naturaliste copiait, parmi des notations banales et indifférentes, telle observation précieuse remarquée dans un manuel de physiologie. Cependant le psycho- logue démontrait longuement — oh! oui, lon- guement ! — qu'on peut rester un imbécile après avoir étudié Stendhal et les théorèmes de Spinoza sur les passions. Mais l'enfantillage du dernier était pire. Ce qui sert de cerveau à M. Paul Bourget restait aussi puéril que sa figure de bébé joufflu. Même lorsque, croyant peut-être avoir épuisé les questions sentimentales qui passionnent les femmes, il se tournerait vers les questions sociales qui passionnent les hommes, il resterait l'enfant cruellement inintelligent. Converti au christianisme — qui n'est rien, s'il n'est amour — il monterait sur une Barricade qui n'attire d'autres projectiles que les pièces de cent sous pour jeter d'atroces et stupides prédications de haines. La nullité de sa pensée contradictoire, la bassesse de ses sen- timents et son écriture si grise, si lâche, si amorphe font de lui le parfait bourgeois d'Académie. Parmi les naturalistes, plusieurs étaient des artistes et ils livraient, non toujours vaincus, un difficile combat. Dans les mots que les classiques nous ont transmis usés et transparents, abstraits et lumineux, dans les mots aussi que les romantiques ont gonflés d'éloquence et verdis ou rougis de passion, ils s'appliquaient à faire entrer, sans la trop déformer et sans la colorer trop arbitrairement, la réalité objective. Ils contraignaient la langue française, qui y répugne, à proclamer que « le monde extérieur existe ». Ils étaient, tout compte fait, les moins négligeables écrivains de l'heure ; et Jules Renard eut raison, tant qu'il fut un apprenti, de chercher ses maîtres parmi eux. Pourtant, dès le premier instant, il fit entendre, dans le chœur lourd, une voix aigrelette, qu'on distingua. C'est que la plupart des naturalistes luttaient, rarement triomphants, contre une éducation ou un tempérament romantique. En outre, leur regard et leur style, instruments grossiers, laissaient perdre ce qui est fin ou délicat ; ils n'envahissaient victorieusement que les grosses masses élémentaires : foules qui se précipitent ou qui hésitent, armées qui se concentrent ou se débandent, usines qui halètent, cathédrales ou vastes jardins et, dans leurs pages les plus adroites, la petitesse légère des locomotives. Jules Renard apportait dans l'école étonnée, avec un œil et une phrase qui sont d'excellents outils de précision, les minuties amusantes du plus méticuleux humoriste. Il apportait aussi des qualités déjà classiques qui lui permettaient de distinguer le caractéristique du banal et, rejetant le fatras accidentel, de grouper tout l'essentiel dans un ordre heureux. Le portrait de M. Vernet (2) doit à ces mérites d'être justement célèbre.

    Cependant Jules Renard, esprit analytique supérieur mais à qui la moindre synthèse coûte peine et effort, consent rarement au portrait qui savamment se compose et s'équilibre. D'ordinaire il laisse dans l'ombre la figure vaguement ébauchée, mais il regarde à la loupe et il peint avec une conscience extrême un trait unique qui, de la valeur paradoxale qu'on lui donne, devient caricatural. Et cet humorisme (3) de l'observation, comme il est habilement servi par l'humorisme de l'expression ! Ah ! les amusantes, et cocasses, et absurdes comparaisons que rapporte dans son carnier le chasseur d'images !

    Je n'ai certes pas la prétention de vous présenter, mesdames et messieurs, une classification scientifique et définitive des images. Permettez pourtant que j'en distingue deux ou trois espèces. L'image romantique s'efforce de magnifier l'objet et, aux mains des maladroits, voici que grotesquement elle le gonfle, ou bien elle le fait s'évanouir comme une vapeur trop ardente. L'image humoristique s'amuse à rapetisser ou à déformer ce dont elle parle. Mais l'image classique nous aide à voir l'objet dans ses proportions heureuses et dans son harmonie naturelle. Le romantique regarde par le gros bout de la lorgnette ; l'humoriste, par le petit bout ; mais le classique ne se sert que de ses yeux. Peut-être le romantique et l'humoriste cherchent à un même mal des remèdes contraires : ils souffrent du « désaccord existant entre les faits et nos rêves » (4). Mais le classique a eu la force d'établir en lui-même paix et santé ; il jouit, — même s'il ne l'explique pas ou s'il l'explique mal — de l'accord profond qui unit le Père et le Fils, le Réel et l'Idéal. Le romantique voudrait oublier le poids de son corps, l'humoriste s'acharne à s'arracher des ailes invisibles et inexorablement tenaces. Leurs images n'expriment, et déformée, qu'une partie de l'homme : le rêve, qui s'affole ou s'évanouit dès qu'on a l'imprudence de l'isoler ; ou l'appétit et l'habitude qui, dès que nous avons peur de l'azur, nous courbent comme les bêtes. Mais le classique s'efforce de dire tout entier ce réel, dont le rêve émané n'est pas la moindre partie. Il dresse la statue précise ; mais voyez, sa blancheur fait vibrer une atmosphère d'harmonie, ou bien son geste vaillant élargit autour d'elle une lumière héroïque.

    Les images rapetisseuses surabondent dans la première manière de Jules Renard. Beaucoup sont restées célèbres : « Un steamer : un gros cigare » (5). Voici des trois-mâts aperçus à l'horizon. Ils glissent « dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en promenade la dentelle blanche de leur jupon (6) ». Pour le Jules Renard de cette époque, « dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule » (7). Voyez, comme titubants de tempête, de vieux rochers qui « se couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe » (8). Parfois l'image, autant ou plus qu'elle rapetisse, déforme : « La mer est moutonneuse. Un invisible et infatigable menuisier lui rabote, rabote le dos, et fait des copeaux » (9). Le naturel est métamorphosé en artificiel. Même procédé quand le premier Poil de Carotte nous montre des lapins vivants « les pattes de devant raides comme s'ils allaient jouer du tambour. » Le rapetissement ridicule peut être obtenu, — méthode paradoxale mais sûre — par le grossissement d'un détail. Jules Renard regarde passer une bande d'élégants, et il remarque : « Chacun avait une route nationale dans les cheveux. » (10) Sous l'élargissement hyperbolique de la raie ne semble-t-il pas que les têtes pauvres diminuent et disparaissent ?

    Cette originalité excessive et forcée provient, pour une grande part, de la crainte d'être banal. L'humoriste est un homme qui, ayant beaucoup lu, a trop retenu ; il fuit, jusque dans les fossés et les fondrières, des souvenirs obstinés. Parfois il avoue naïvement son inquiétude. Dans un sonnet longtemps inédit mais qu'une intéressante revue nous fit connaître, Jules Renard se demande :

    Sur les parfums chauffés brillants comme des flammes,
    Sur les fleurs qu'on est las d'arroser, sur les femmes,
    Qu'est-ce qu'on pourrait bien écrire de très doux ? (11)

    « De très doux » ne serait-il pas amené par la rime ?... Si nous rencontrions une telle confession faite en prose, elle révélerait peut-être plus exactement la préoccupation de l'auteur. Ce n'est pas une fois, c'est vingt fois que, sans trop chercher, nous trouvons l'expression de cette inquiétude d'homme de lettres. La lune « est le désespoir du poète, qui ne peut en rien dire de neuf » (12). Jules Renard regarde tomber la neige et voici les réflexions que lui inspire le blanc et lent spectacle : « Je viens trop tard. Tout est dit depuis qu'il tombe de la neige — et qui pensent » (13). Nous songions à La Bruyère ; lui aussi. Mais il songeait, en outre, à Victor Hugo :

    Oh ! n'insultez jamais une femme qui tombe !

    « Assez. La neige m'ennuie. Si elle ne tombait pas, je l'insulterais » (14). Trop de souvenirs littéraires l'obsèdent et « la camelote des comparaisons encombre sa mémoire (15) ». La parodie lui est à la fois une petite vengeance contre ses persécuteurs et un moyen d'originalité à bon marché.

    Ces fantaisies douteuses ou franchement mauvaises, est-ce pour en faire grief à Jules Renard que je les ai citées ? Non certes, mais pour établir une loi qui, sans doute, n'est pas universelle, qui du moins m'apparaît générale. Pour se prouver à lui-même son existence littéraire plus encore que pour attirer promptement l'attention d'autrui, le jeune écrivain qui pénètre dans une vieille littérature exagérera presque nécessairement son originalité. A-t-il de l'esprit ? il grimacera l'humorisme. Apporte-t-il une âme éloquente et passionnée ? il rugira romantiquement. Celui qui n'est pas doué recommencera éternellement les grinçants tours de force ou les puérils tours d'adresse, à moins que lassé il ne tombe aux platitudes académiques. Mais celui dont l'originalité est profonde, le temps et l'étude l'enrichiront assez pour qu'il dédaigne ce qui était faux dans son trésor premier. Il restera, ou plutôt il deviendra lui-même, en devenant naturel ; et nous aurons un classique de plus.

    Au lieu d'illustrer cette loi par des exemples isolés, laissez-moi vous en proposer une large vérification que mon sourire appellera platonicienne. Le Socrate de La République étudie la justice dans l'État pour savoir ce qu'est la justice dans l'Individu. Il se trouve — dit-il à peu près — en face d'un même texte écrit deux fois, en caractères de dimensions différentes. Il lit de préférence les lettres plus largement tracées. Est-ce uniquement parce qu'un tel parallélisme serait favorable à ma thèse ? il me semble qu'une période littéraire subit une évolution analogue à celle d'un écrivain. Le XVIIe siècle, — sans doute parce qu'il serait par excellence l'âge classique — ne se contente pas d'un seul défaut de jeunesse. L'un et l'autre se retrouvent, et sous des formes multiples, dans sa prime pétulance. Le voici romantique dans les emphases magnifiquement rythmées de Jean-Louis Guez de Balzac. Le voilà bouffon dans les phrases contournées ou pointues de Voiture. Il est romantique dans les fanfaronnades pré-cornéliennes de Scudéry et j'allais dire : dans les exagérations pré-cornéliennes de Corneille débutant. Ses grotesques et ses burlesques sont des humoristes, ses précieux aussi. Et il est tellement vrai que l'humorisme est souvent une maladie de mandarin que le premier titre d'&oe;uvre burlesque qui vienne à l'esprit est un titre de parodie. Qu'importe l'Enéide travestie ? et qu'importent l'Illusion comique ou Médée ? Par les deux mauvais chemins, par les nombreux sentiers qui en partent et y reviennent, le siècle avance vers le royal carrefour. Il y trouvera, entre mille richesses sincères, la plénitude cadencée de Bossuet, l'esprit et le naturel de La Fontaine. II y trouvera, après le Corneille de Polyeucte, le Racine de Britannicus, de Phèdre, de cette Iphigénie, groupe détaché, semble-t-il, du Parthénon et dont la pureté de lignes ne saurait être comprise des petits arrivistes toujours plus pressés de parler que de savoir, toujours plus soucieux de crier haut que de voir et de dire juste. Les plus divins des poètes, Mesdames et Messieurs, restent pourtant des hommes, et qui furent d'abord des enfants. Au précieux, le plus pincé des sourires de l'humorisme, Racine sacrifie non seulement dans sa première tragédie où le tyran, s'il essaie d'avoir « l'air mauvais », ne parvient qu'à avoir « mauvais air » ; non seulement dans la seconde où Alexandre se propose de conquérir

    Des pays inconnus même à leurs habitants ;

    mais jusque dans cette Andromaque dont tant de scènes semblent déjà d'un ciseau infaillible taillées au plus blanc des Paros. N'éprouvons-nous pas un choc douloureux et comme une souffrance physique lorsque, rompant la noble harmonie, Pyrrhus, ancien incendiaire et nouvel amoureux, gémit :

    Brulé de plus de feux que je n'en allumai ?

    Oserai-je tout dire au sujet des riches espérances que donne l'admirable jeunesse d'aujourd'hui ? Ces réalisations seront peut être plus abondantes qui viendront des passionnés et des déclamatoires ; en revanche, ces promesses sont à plus courte échéance qui, sur des rameaux dont le froissement ricane, s'ouvrent, fleurs naturelles, parmi d'autres presque pareilles, mais qui ne sont, elles, que papier savamment froissé. Deux pièces, trois au plus, suffisent pour conduire Racine à sa perfection ; il en faut dix à Corneille.

    L'humoriste — et par là, souvent il reste sympathique, même s'il n'a pas la force de dégager lentement en lui un classique — risque d'être un homme de douleur et de pudeur. Il garde un masque de gaîté outrancière et obstinée : ne pouvant montrer un visage de beauté sereine, il se refuse à révéler sa face crispée de défaite et rongée par la meute des souffrances. Les bouffonneries de Scarron gagnent une profondeur amère et je ne sais quoi de presque héroïque lorsqu'on songe aux tortures du bouffon et que les grelots s'agitent frénétiquement pour nous empêcher d'entendre, parmi les rires forcés, la déchirante victoire d'un sanglot. Les « sourires pincés » de Jules Renard nous choquent moins, si nous nous rappelons son enfance écrasée et que, fleur meurtrie dans le bouton par la gelée d'avril, son cœur n'osait s'ouvrir tant que l'atmosphère restait froide et indifférente.

    Aux environs de 1897, Jules Renard semble dégagé de ses brillants et douloureux défauts. Désormais, il s'appliquera à « être un homme chez les hommes » (16). Seulement il gardera « l'œil de l'artiste » ; il deviendra — n'est-ce pas la définition même du classique ? — « un artiste humain ».

    Je trouve un moyen facile d'étudier les nouveautés profondes de sa seconde manière en rapprochant les deux Poil de Carotte. Le roman date de 1894 ; la pièce est de 1900. Malgré la similitude des situations, quoique le personnage principal porte le même nom, nous avons bien devant nous deux enfants malheureux et de qui les caractères se manifestent différents. Douloureux et dignes de notre pitié, ils le sont également ; mais quelle plus chaude sympathie inspire le second ! La compression impérieuse ou sournoise a rendu lui-même sournois et méchant celui de la première manière : le persécuté, pour peu que l'occasion s'offre, devient bassement persécuteur. La bonté foncière du second a résisté à toutes les souffrances. On l'accuse d'avoir le cœur sec parce que, opposant à ses ennemis une sorte de résolution farouche, il leur a toujours refusé le plaisir et la victoire de le voir pleurer. Mais, quand la nouvelle bonne arrive, voyez avec quelle hâte et quelle précision il lui donne les renseignements utiles et, puisqu'elle n'a pas l'air de le repousser ou de le bafouer, comme facilement il penche vers la confession personnelle. Il s'écrie avec une ironie poignante : « Vous voyez comme j'ai le cœur sec, Annette, je me confie à la première venue. » Un mot de tendresse de son père suffit pour qu'il rejette la cuirasse d'indifférence dont il se protège et se meurtrit et pour qu'il s'épanche en une joie profonde et si nouvelle...

    De se révéler à un autre, voici qu'il se connaît, ou du moins il se pressent. « Est-ce que je gagne a été connu, papa ? — Beaucoup, » répond M. Lepic... Combien Jules Renard a gagné à consentir enfin à se connaître... Ce n'est pas ce second Poil de Carotte qui prendrait la vieille bonne au plus perfide des pièges et la ferait jeter sur le pavé ; ce n'est pas lui qui, par la plus ignominieuse des calomnies, ferait renvoyer un professeur coupable d'avoir caressé un autre élève plutôt que le petit jaloux ; surtout ce n'est pas lui qui tuerait le pauvre chat avec cet acharnement follement féroce qui nous fait souffrir dans le livre. La seule optique théatrale est insuffisante à expliquer tant d'améliorations. L'art de Jules Renard a évolué ; et son cœur consent à laisser entendre ses battements. Maintenant il ne raille plus ses personnages et ses décors pour s'empêcher de les aimer. Jadis pincé, son sourire aujourd'hui est attendri. La caractéristique de cette deuxième manière — si classique — est double : l'auteur aime ce dont il parle et l'auteur aime la vérité.

    Mais un scrupule semble le prendre. Certes, il est sûr de la sincérité de ses observations, de la sincérité aussi des fines et transparentes notations où il les enferme à mesure. Mais ces détails vrais et exprimés avec vérité pourraient encore être faussés par la façon dont on les rapproche et les groupe pour faire un ensemble. Voici à la partialité un dernier refuge possible. Pour le fermer, Jules Renard, trop consciencieux peut-être, renonce, plus encore que son maître La Bruyère, à tout artifice de composition. Il présente ses notes séparées, presque dispersées. Parfois cet isolement leur donne un aspect sec et déplaisant. Presque toujours cependant elles restent intéressantes non seulement par leur valeur propre mais par la personnalité invaincue de l'artiste. Il a un mérite qu'il ne saurait sacrifier, qui même semble chaque jour plus grand : l'écriture a encore gagné en précision heureuse. Je devrais, pour vous le montrer, lire, dans Nos frères farouches, tout ce qui concerne la vieille Honorine. Voyez-la qui avance « à peine, comme si elle se déracinait à chaque pas. » Regardez-la là-bas, au loin. Elle « revient par la traverse des champs, si courbée qu'elle paraît sans tête et que son bâton, où ses deux mains s'appliquent comme des nœuds, est plus haut qu'elle. » Et souvent quelle poésie, plus pénétrante d'être si discrète : « C'est son bâton qui repart le premier et fait le premier pas. Il doit savoir marcher, depuis le temps ! Si la vieille meurt dehors, loin du village, il est capable de rentrer tout seul à la maison ! »

    La pluie tombait, grise, monotone et amorphe. Tout à coup un rayon de soleil la pénètre et voici la merveille : sur la plus vaste et la plus pure des courbes se disposent harmonieusement, se séparant et s'unissant, se nuançant et s'affirmant, toutes les couleurs. — Tendresse et vérité, qu'un rayon pénètre l'humorisme : il devient humour et poésie.

    Cette troisième manière était-elle durable : définitive, ou qui conduit lentement à une quatrième manière impossible à prévoir ? manifestait-elle un scrupule passager, après lequel Jules Renard serait revenu, plus souple et plus riche, à sa seconde manière, si proche de la perfection ?... Seule la vie pouvait répondre à cette question. Une mort prématurée — Renard n'avait pas quarante-six ans — nous prive d'une réponse que nous espérions faite de chefs-d'œuvre.

    Vous avez peut-être remarqué, Mesdames et Messieurs, que j'ai peu parlé du théâtre de Jules Renard. Je l'aime beaucoup et je n'ai rien de particulier à en dire. Les comédies sont avec les Bucoliques les meilleures productions de la seconde manière. Elles furent écrites assez tard pour échapper aux défauts de jeunesse ; les nécessités de la technique théâtrale défendirent les plus récentes contre le déssèchement voulu du dernier livre.

    Ce qui fait le charme sûr et durable de presque toutes les pages de Jules Renard depuis 1897 c'est, autant que leur perfection formelle, la douce lueur d'humanité qui en émane. Il faut se souvenir que tous ses paysans appartiennent au centre de la France. Les trois méridionaux qu'il nous présente dans Ragotte ne comptent point. En 1893, l'humoriste les aurait rendus faux et amusants. En 1908, le classique évite ce qui serait caricatural. Il veut nous donner la chose rare et précieuse entre toutes la vérité. De ces êtres trop différents, il ne voit que les banales extériorités, et ses Carol sont franchement manqués. Mais ses compatriotes, farouches comme sa jeunesse, timides comme toute sa vie, discrets comme son art, son œil les pénètre jusqu'au fond, et sa phrase les emprisonne tout entiers, âme et corps, cœur et égoïsme. Il y a beaucoup de patience guetteuse et d'attentive persévérance dans son talent. Il dit de Ragotte « Il faut la regarder longtemps pour la voir. » II pourrait le dire de chacun de ses paysans. Et il fallait les regarder non seulement avec des yeux inquisiteurs et tenaces mais aussi avec une âme semblable à la leur, dans sa délicatesse plus continue et plus consciente. Sous leur silence et leurs réticences, il a su distinguer leur bonté foncière. Pour en rester persuadé, qu'on relise, dans les Bucoliques, le pur et souple chef-d'œuvre qui s'appelle La galette.

    Cette bonté, qu'il savait apercevoir chez autrui parce qu'elle était en lui, poussa l'ancien humoriste et l'homme toujours avisé à des attitudes et à des gestes naïfs. Par générosité, il monta dans la galère où l'on n'entre que par intérêt. Ce rieur fit, sans rire, de la politique. Oh ! il ne se dirigea pas vers la « grande politique », celle des larges indemnités et des capiteux pots de vin. Il se laissa imposer, comme des devoirs et des moyens de faire un peu de bien, les obscurs honneurs du village. Conseiller municipal de la petite commune de Chaumot, il combattit, dans cette ombre lointaine, la puissance mauvaise du châtelain. Maire de Chitry-les-Mines, il essaya de moraliser ses cinq cents administrés et leur expliqua les beautés de l'anti-alcoolisme. Délégué cantonal, il prit sa fonction au sérieux et s'indigna contre des collègues qui visitaient trop rarement les écoles. Lui qui travaillait lentement et péniblement, il donnait à un petit hebdomadaire de Clamecy des Mots d'écrit d'une simplicité délicatement curieuse. Contre le curé de Pazy qui, pour des raisons intéressées, imposait aux enfants de Chaumot six kilomètres dans le froid matinal, il écrivait de péremptoires philippiques. Cet homme d'esprit ne craignait pas l'inélégance de se manifester anti-clérical. Sur les prêtres il répétait une phrase de son père, qu'il affirme « radicale », et qui l'est en effet : « Ce sont des menteurs ou des imbéciles » (17). Son anti-cléricalisme de village était fait d'amour et de pitié. Il avait trop connu, dès son enfance, l'atmosphère irrespirable créée par ces bigotes « chez lesquelles la religion est une espèce de maladie noire qui leur racornit l'âme et qui fait d'elles des chefs-d'œuvre d'égoïsme roublard et d'hypocrisie amère ». (18) Il avait vu de bonne heure le mal que le prêtre peut faire dans un ménage ; il continuait de voir sa puissance néfaste dans certains coins de province. Pour combattre avec quelque efficace, il consentait, lui, le railleur et le sincère, à s'engager dans une de ces armées où tout officier est une canaille, où tout soldat est un imbécile et qu'on appelle des partis politiques. Il croyait obéir à une nécessité de l'action; mais il ne manifestait pour son drapeau que tout juste l'enthousiasme indispensable. Si ses adversaires l'accusaient d'admirer le Bloc — il y avait, paraît-il, à cette époque récente et lointaine, quelque chose qui s'appelait le Bloc — il protestait : « Je ne gaspille point la faculté précieuse de l'admiration » (19). Il raconte quelque part, qu'il a vu « à l'étalage d'une grande maison de comestibles une dinde stupéfiante. Elle est énorme et pleine de truffes. Elle coûte quatre-vingt francs » (20). Et il moralise : « Elle est superbe et odieuse. Elle a l'air d'une basse flatterie aux riches et d'une insulte aux pauvres. Elle donne d'abord envie de se flanquer une bonne indigestion; puis, elle donne envie de pleurer ». Et le blocard conclut : « Tant qu'un misérable pourra mourir de faim et de froid au pays de cette dinde, le Bloc n'aura rien fait ». Le Bloc n'a rien fait, non plus que ses successeurs, non plus que Catholicisme et Monarchie ses prédécesseurs. Dès que l'amour coule entre les digues étanches d'une politique, qu'elle soit laïque ou cléricale, religion positive ou socialisme, comment le fleuve qui, avec sa grâce et sa spontanéité perd jusqu'à son noble nom pour devenir la dédaigneuse et vile charité ou la ridicule et exploiteuse philanthropie, féconderait-il encore les proches campagnes ? Mais, Jules Renard, artiste qui connut souvent la perfection et observateur clairvoyant du détail, n'a rien du philosophe. Il ne pense pas assez profondément pour pénétrer la stupidité et l'impuissance de ce que les libres-penseurs de troupeau appellent leurs « idées », ou de ce que le troupeau des fidèles appelle sa « doctrine ».

    Nous aimons d'abord en lui l'artiste de la période parfaite et l'homme épanoui et révélé. Puis, consentant joyeusement aux préparations nécessaires, nous aimons la beauté de l'évolution du premier, de l'extériorisation du second. L'homme, en effet, n'a pas évolué : les premières hostilités de la vie l'avaient rendu farouche et secret ; une heure vint où il prit confiance et laissa voir toutes ses vertus natives. Un mot de tendresse suffit à jeter Poil de Carotte aux douceurs de la confession. La tiédeur du succès fondant les neiges de timidité qui cachaient le vrai Jules Renard, on connut sa bonté simple et forte. Presque à chacune des pages qu'il écrivit depuis 1897, on est tenté de s'écrier — et Jules Renard, après un recul, avouerait que le second éloge le touche davantage — : « Ah ! le bon écrivain !... Ah ! le brave homme !... »

    (1) Paris-Journal, 28 octobre 1910. Charles Morice, Le Dictionnaire de rimes de François Coppée.

    (2) Dans L'Ecornifleur.

    (3) Je suis bien obligé de dire humoriste comme tout le monde depuis vingt ans. Mais je tiens à distinguer entre l'humorisme, maladie de jeunesse chez un Jules Renard, stupidité incurable chez un Marck Twain, et l'humour anglais ou allemand. Il est déjà pénible de n'avoir qu'un mot pour désigner la manière de philosophie romantique de Jean-Paul Richter et le sourire mêlé de larmes qui est peut-être romantique aussi chez Henri Heine mais qui, chez Dickens, est souvent profondément classique.

    (4) L'Écornifleur.

    (5) L'Écornifleur.

    (6) L'Écornifleur.

    (7) Histoires naturelles.

    (8) L'Écornifleur.

    (9) L'Écornifleur.

    (10) Coquecigrues.

    (11) Le Beffroi, octobre 1910.

    (12) La Lanterne sourde.

    (13) La Lanterne sourde. C'est Jules Renard qui souligne.

    (14) La Lanterne sourde.

    (15) L'Écornifleur.

    (16) Bucoliques.

    (17) Mots d'écrit.

    (18) Mots d'écrit.

    (19) Mots d'écrit.

    (20) Mots d'écrit.


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  • Han Ryner

    André IBELS

    (Esquisse d'un "Endehors" à l'aube du XXe Siècle)

    Conférence faite à l'Université Alexandre Mercereau
    Le Caméléon

    Mesdames, Messieurs, mes chers Amis, André Ibels, dont je vais vous entretenir ce soir, aura 55 ans au mois de mai de cette année 1927. Il a publié une quinzaine de volumes, des brochures et des articles si nombreux que Dieu lui-même — si, comme nous l'enseignent Pythagore et Platon, il est plus géomètre qu'arithméticien, — ne doit pas en savoir le nombre.

    Son œuvre, très inégale et où il ne faut pas chercher la perfection, mais où l'on trouve toujours : puissance, couleur, mouvement, est tellement intéressante, tellement passionnante, que depuis un mois j'ai joyeusement interrompu le travail qui m'occupait pour joyeusement me consacrer à l'étude de ses romans, de ses drames et de ses poèmes.

    Et cependant, André Ibels n'est pas illustre. C'est à dire qu'il n'a jamais eu aucun prix littéraire ; qu'il n'est même pas décoré, comme tout écrivain de 40 ans exempt de génie et de casier judiciaire.

    S'il n'a, selon le mot de Flaubert, aucun de ces « honneurs qui déshonorent », c'eut certainement qu'il n'en a pas voulu.

    Mais comment se fait-il qu'il ne soit pas célèbre ? Voilà ce que je veux tenter de vous expliquer. En étudiant sa vie et surtout son œuvre, nous apprendrons que, s'il reste glorieusement obscur, il le doit en partie à ce qu'il est un original et un révolté, mais surtout peut-être à ce que, comme dit son ami le poète Louis Marsolleau : André Ibels est « un génie dispersé » (1). André Ibels est né le 13 mai 1872, d'une mère d'origine espagnole et d'un père d'origine écossaise. Il est fier de la grande famille à laquelle appartenait son père et découvre en lui-même de belles hérédités et qui l'intéressent. André Ibels est ici trop modeste ; il oublie trop que l'individu réel reste un miracle aussi rare dans les races nobles que dans le peuple. Son père, grand industriel, employait des centaines d'ouvriers mais, sur la fin de sa vie, il se ruina en procès et en entreprises trop hardies.

    Sa mère, musicienne née, élève de Litz, mourut de bonne heure. Le petit André eut l'existence pénible des orphelins mis en pension dès leur plus tendre enfance. Bientôt d'ailleurs le Collège Chaptal ne parut pas suffisant pour le précoce révolté et on l'envoya en Allemagne chez les Frères Moraves. De chez ces êtres religieux et autoritaires, il revint méprisant pour toujours autorité et religion.

    Au Lycée Charlemagne, où on l'envoya ensuite, cet étonnant autodidacte n'apprit jamais rien que contre ses Maîtres. Il avait par exemple pour professeur de français, un certain François Fabié, versificateur honnête et qui, dans les « Morceaux Choisis » de cette époque, était vanté par ses collègues comme un poète. Ce Fabié avait eu la présomption d'opposer à La Terre d'Émile Zola un pauvre volume de vers hostile et parasite comme son titre : La Bonne Terre. Le jeune André Ibels proclama hardiment dans un de ses devoirs La Terre comme son livre de chevet.

    Le proviseur Fallex, autre versificateur médiocre et qui — poux sur un lion — vivait d'Aristophane comme Fabié vivait et piquait sur Emile Zola — invita le petit indépendant à étudier désormais chez lui la littérature.

    Le jeune lycéen avait déjà fait brillamment ses débuts de journaliste. Il avait porté à Magnard un article qui avait paru en bonne place dans le Figaro. Il continua cette carrière précocement commencée. Non content d'écrire dans les journaux qui existaient, il fonda lui-même, à sa sortie du régiment, quelques périodiques. Il fonda par exemple, avec Charles Chatel, La Revue Anarchiste, qui ne tarda point à être saisie. André Ibels la continua sous un autre nom et inventa ce mot : « Libertaire » qui était destiné à une si brillante carrière. Naturellement, le hardi publiciste fut compromis dans le fameux « procès des Trente ». Il aura d'autres occasions de faire connaissance avec ce qu'un Procureur Général appellerait sans rire et sans s'indigner « La Justice de notre Pays ».

    Ses campagnes de journaliste le conduiront une douzaine de fois en correctionnelle (2). C'est qu'André Ibels s'attaque hardiment aux puissances.

    Il fit une campagne très ardente contre l'Assistance Publique et 1'intitula sans mâcher les mots : « Les voleurs des pauvres ».

    Une autre de ses campagnes, la Traite des Chanteuses, obtint un résultat au moins officiel. En décembre 1906, Clemenceau, qui ne faisait pas encore la Guerre, interdit par circulaire (il était Ministre de 1'Intérieur) les quêtes et autres moyens de prostitution usités dans les beuglants (3).

    Le révolté qu'est André Ihels ne s'est pas exprimé seulement de façon quotidienne par des articles de journaux, mais aussi de façon durable, en de magnifiques et puissants poèmes.

    Comme poète, il débuta par les Chansons Colorées, qu'il a négligé de me faire connaître, — sans cloute parce qu'il méprise en elles : un recueil (4).

    Au contraire, il reste légitimement fier des deux vastes poèmes épiques qu'il a publiés en 1896 et en 1907. Le premier, les Cités Futures, obtint un large succès. Ledrain, dans l'Éclair, Jaurès dans la Dépêche de Toulouse, Armand Sylvestre dans le Journal, les vantèrent magnifiquement. Et, dans le Figaro, le poète Rodenbach les compara aux Paroles d'un croyant.

    Rodenbach avait raison, si nous regardons au mouvement ; tort, si nous confrontons les couleurs.

    Rodenbach avait raison, s'il voulait signaler chez le grand prosateur d'hier et chez le grand poète d'aujourd'hui une égale ardeur révolutionnaire. Mais quelle différence dans les tendances : Lamennais est un démocrate qui espère tout du peuple éclairé ; André Ibels est un individualiste qui méprise les foules et donne aux révoltés le nom de rois, magnifique pour lui, injurieux pour Lamennais.

    Il dédie « A la Race de Caïn » le poème des Cités Futures qui est « l'histoire de ses luttes épiques » et s'applique à « réveiller les cœurs enlisés dans les sables de la crainte et de l'humilité. » Les foules, que Lamennais appelait à la libération, paraissent à André Ibels composées d'incurables esclaves esclavagistes. Elles ne sauront jamais que crucifier les nobles révoltés (voir Notice).

    Il ne voit de salut qu'à « détruire les villes des faux mages et vers les Chanaans s'exiler pour édifier les Cités Futures ».

    Au point de vue de l'art, ce qui frappe le plus dans ce puissant poème, c'est sa solide et originale unité. Singulièrement originale, puisque le poème est à la fois double et un. L'action est contée en une prose rapide, mais chaque élément de la fable soulève en vers magnifiques un vaste mouvement lyrique.

    La composition du Livre du Soleil (voir Notice) est semblable et les deux parties sont fondues avec une science encore plus sûre. La prose ici est elle-même poétique. Elle dit par fragments ingénieux le noble mythe d'Adonis. Les vers chantent des vérités, des beautés, des clans modernes où le poème antique et le poème actuel se marient souples et splendides, en duo d'éternité.

    Le poète André Ibels a encore publié un recueil de ballades satiriques : Talentiers. Il appelle de ce nom et il méprise avec une verve vigoureuse tous ceux qui écrivent « bien » ou « mal » pour ne rien exprimer on pour exprimer des riens.

    L'idéal du style pour André Ibels ne serait-il point dit avec un suffisante exactitude par la formule de Buffon « le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées ».

    Le style d'André Ibels, comme la pensée émue d'André Ibels, a toujours la flamme, la couleur, le mouvement. Il n'a pas toujours la grâce et l'harmonie.

    Peut-être André Ibels est-il, pour mon goût de mandarin dépravé, trop indifférent à la pureté. Faut-il avouer toute la vérité ? Il lui arrive quelquefois d'écrire aussi mal que Molière, que le duc de Saint-Simon, que Balzac ou que Stendhal.

    Vous riez et vous voyez que je souris, mais mon sourire a-t-il une signification et une direction unique ? Je trouve peut-être des défauts au style de ces grands écrivains et que les contemporains délicats n'avaient pas tout à fait tort contre eux. Mais, si Fénelon blâme avec justice « le galimatias » de Molière, comme Molière a raison devant la postérité contre ce Fénelon dont les grâces blondes sont complètement fanées et dont les douceurs savantes se sont affadies !

    Est-ce surtout parce que révolté et écrivain au style puissant et rugueux comme la révolte même qu'André Ibels n'est pas arrivé à la Gloire méritée ? Est-ce plutôt parce que, selon le mot de Louis Marsoleau, que je citais au commencement de cette causerie, il est « un génie dispersé » ?

    Je me rappelle en ce moment les vers fiers et nostalgiques de La Fontaine :

    J'irais plus haut peut-être au Temple de Mémoire,
    Si dans un genre seul, j'avais usé mes jours.

    La Fontaine se trompe pour l'avenir. Ceux qu'elle trouve trop riches et trop divers, la postérité encombrée se charge de les appauvrir et de les unifier.

    Le multiple La Fontaine n'est plus guère pour nous que le fabuliste. Mais avant que l'avenir simplificateur l'ait émondé, celui qui fleurit sur trop de branches trop hardies et divergentes inquiète et déroute les contemporains. Seuls, les esprits perspicaces, et ils sont rares, voient sous l'épanouissement magnifiquement ramifié l'unité solide du trône.

    D'ailleurs l'unité d'André Ibels, nous la trouverons dans la qualité la plus désagréable à ceux qui font le succès, dans l'indépendance, dans la belle inquiétude qui, toujours à la recherche de sentiers nouveaux, méprise les routes grégaires vers la réussite.

    Ce journaliste et ce poète est aussi un peintre, un dramaturge, un romancier. Peintre, il a un métier personnel, des procédés originaux, un talent inédit parce qu'il a quelque chose à dire et a montrer que les autres ne disent point et ne montrent point (voir Notice).

    Il réalise la clarté comme les plus éblouissants impressionnistes et il modèle la masse comme le feront, dès qu'ils seront équilibrés, nos meilleurs cubistes. Ses arbres avancent, criblés de soleil, et ses maisons ou ses rochers semblent vibrer dans la clarté enveloppante. Il réalise cette merveilleuse synthèse : le volume dans la lumière.

    Le dramaturge n'est pas moins original et moins complexe. Une pièce de lui Le Convoi, a été jouée plus de 1.500 fois et le critique de l'Humanité d'alors écrivait : « Pour la propagande pacifiste, c'est la meilleure pièce que nous connaissions. »

    Mais nous n'entendons pas ici, comme trop souvent aux pièces de propagande, un dialogue pauvrement et gauchement tendancieux. Le peintre qui unit volume et lumière sait, dramaturge, manier l'émotion, la pensée et la vie.

    D'autres de ses drames attaquent la famille : Il neige, par exemple, Autour de la lampe ou cette Page Blanche (voir Notice) qui obtint un double succès : au théâtre, sous le titre Le Lit Nuptial et sous une signature que je ne daignerai pas vous dire ; en librairie, sous la forme d'un roman puissant, profond et touffu.

    Ibels tirera aussi un roman d'un autre de ses drames La Maison de l'Enfer, trois actes discutés, applaudis aux Escholiers, sous le titre d'Autour de la Lampe (13 mai 1908).

    Drames et romans se valent : aux uns comme aux autres on admire la construction solide, savante et personnelle ; la création de caractères profonds, âpres et farouches ; la puissance d'enfermer leurs luttes, j'allais dire leurs rugissements, dans la solide cage d'une action vraie. On peut dire d'eux tout ce qu'Henri Duvernois écrivait à propos d'un de ces romans : tout cela est « gonflé à la fois de pensée et de vie ».

    Le romancier n'est pas moins dramatique que l'homme de théâtre, mais sa pensée s'explique plus au large et la puissance ardente de la vie n'empêche pas chez lui une rare subtilité d'analyse.

    Un de ses romans : L'Arantelle (5) dit l'artiste et l'homme dans 1'artiste. lbels a fait de son artiste un sculpteur céramiste et, avec une merveilleuse conscience, il n'a écrit ce livre qu'après avoir travaillé quelque temps comme ouvrier céramiste.

    Peut-être cet excès de conscience a déséquilibré quelque peu les proportions. Peut-être voyons-nous la flamme des fours et le fleuve splendide des coulées plus encore que les hommes et leurs souffrances.

    Un autre grand roman d'André Ibels, Gamliel, au temps de Jésus (voir Notice) — son premier roman — est une biographie romancée parue en 1901, vingt ans avant l'invention du genre, si nous en croyons les savants et impartiaux fabriciens des Nouvelles catholiques. Pardon, j'oubliais qu'elles n'avouent plus, ces Nouvelles, mais, présomption et tartufferie mêlées, osent se donner pour Littéraires.

    André Ibels avait consacré quatre années d'études à la documentation de ce grand livre. Aussi y voyons-nous, dans une neuve lumière, toute la Palestine, mœurs et paysages, au temps de Jésus.

    A Gamliel, docteur en Israël, ministre du roi Agrippa et premier féministe que l'histoire nous fasse connaître, André Ibels a voulu redonner l'importance et la taille que lui voyaient ses contemporains.

    Il a voulu aussi remettre à sa place, qui lui parait petite, Jésus « son turbulent élève ». Effort piquant, mais moins impartial que ne le croit 1'auteur. La perspective des contemporains — il devrait le savoir, lui qui en est victime n'est pas plus juste que celle de la postérité.

    Heureusement, un grand artiste comme André Ibels ne fait pas toujours ce qu'il veut : lorsqu'il se trompe dans son projet, la réalisation vaut mieux que l'intention. Dans ce livre, Gamliel, au temps de Jésus qui croit rapetisser Jésus, les pages les plus belles, celles qui restent obstinément dans notre souvenir et qui nous émeuvent par leur tenace grandeur sont celles qui concernent Jésus. Nul lecteur n'oubliera le Songe d'Ebyathar, par exemple, formidable cauchemar où le sang qui coule du Calvaire couvre la terre et, pendant des siècles, attarde la marche lourde de l'humanité.

    Le Jésus d'André Ibels ne meurt pas sur la Croix. Dépendu à temps, il vit de longues années dans la solitude. Il en sort pour aller vers des hommes qui, lui dit-on, prêchent et pratiquent sa doctrine. Ils sont particulièrement puissants à Antioche, mais le vieillard qui les visite n'est pas reconnu et, dès qu'il parle, on le chasse comme hérétique.

    Il ne trouve secours et amitié que chez un inconnu, un désabusé comme lui, Hermolaos, qui fut prêtre d'Apollon. Ils vont ensemble longtemps sans se dire leurs profondeurs.

    Mais il est des jours où l'on a besoin de se révéler tout entier au compagnon. En une de ces heures de faiblesse et d'abandon où l'on cherche par des aveux et des récits à jeter son propre fardeau sur les épaules voisines, Jésus raconte qui il est.

    En entendant le nom déjà glorieux, Hermolaos tombe à genoux. « Eh quoi, s'écrie Jésus horrifié, vas-tu toi aussi , m'adorer stupidement comme les autres ? — C'est bien assez, répond Hermolaos, de te pardonner... Mais à Jésus, on pardonne à genoux. »

    Les scènes sont nombreuses dans ce livre qui ont même grandeur épique et même profondeur tragique.

    Les deux derniers romans d'André Ibels, La Maison de l'Enfer (voir Notice) sont d'une égale beauté dramatique et les caractères, plénitudes vivantes, y sont étudiés et analysés avec profondeur et subtilité.

    La Maison de l'Enfer est une modernisation de l'aventure de Phèdre. Je ne lui ferai pas 1'injure de la comparer à certain Supplice de Phèdre, d'Henry Deberly, que l'Académie Goncourt vient de couronner (1927).

    André Ibels pousse la tragédie au drame. A Racine, il ajoute souvent Shakespeare, parfois même d'Ennery si 1'on veut ; Henri Deberly, malgré quelque subtilité dans l'analyse — mais sur ce point, ses tâtonnements, parfois heureux, sont si inférieurs à la sûre maîtrise d'André Ibels — que je suis tenté de l'appeler, depuis son succès extérieur : un néant couronné. Le pauvre homme recule devant toutes les audaces de Racine !...

    Dans son étrange Phèdre, quand on annonce la mort de Thésée, c'est que Thésée est vraiment mort. Et Phèdre, veuve, véritable, n'ose jamais avouer son amour à Hippolyte. Quant à ce ridicule Hippolyte, il tente de se suicider parce qu'Aricie l'a quitté. Sa main tremble, je suppose, en replis tortueux, de sorte qu'il se rate magnifiquement. Ce recul continuel devant toutes les situations, cette série, si j'ose dire, de non-situations aurait quelque chose d'amusant et de vaudevillesque si Deberly manifestait quelque puissance comique.

    Hélas, le malheureux lauréat n'a pas plus le sens comique que le sens tragique ou le don de la vie et son style n'est que platitude et vulgarité.

    Par son absence de personnalité et par ses jolies timidités de bébé bien sage, le petit Deberly méritait vraiment la couronne dans la plus solennelle des distributions de prix qui puérilisent si gentiment notre littérature contemporaine.

     

    André Ibels, oublié et si souvent volé, sait que parmi les oubliés et les volés d'aujourd'hui seront choisies les grandes gloires de demain. Et lui, qui fut peut-être le premier Nietschéen français, peut répéter avec fierté le mot hautain du prophète de Zarathoustra : « Nous autres, hommes posthumes ».

    Han Ryner

    Janvier 1927.

    NOTE. — La sténographie originale de cette conférence fut détruite — on ne saura jamais pourquoi — par le mari de la sténographe pris subitement d'un accès d'incompréhensible jalousie. Han Ryner eut alors la gentillesse et la peine de l'écrire.

    A cette conférence, on eut le plaisir d'applaudir dans les récitations des proses et des poèmes d'André Ibels : Mmes Marguerite Monval, du Vaudeville, Lysiane Brousseau et Regina Capello ; et Me Marco Robert.

     


    [Conférence] [Notices]

    Notices

    Biographiques et Bibliographiques

    André Ibels, en effet, depuis l'âge de dix-huit ans a écrit dans les journaux de France et de l'Etranger. Il débuta par une chronique au Figaro. Depuis, on peut trouver sa signature dans presque tous les grands quotidiens et dans les revues. Citons, seulement dans les revues : La Plume, Le Mercure de France, L'Ermitage, La Revue Bleue, et dans les quoti- diens : Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin, L'Eclair, La Lanterne, La Dépêche de Toulouse, Le Journal du Soir, Le Pays, La Justice. C'est au Matin qu'il amorça sa grande campagne contre la Traite des Chanteuses, qui sauvait de la prostitution « obligatoire » 5.000 à 6.000 pauvres filles ; c'est également au Matin qu'il amorça sa courageuse campagne contre l'Assistance publique : Les Voleurs des Pauvres, et c'est encore à L'Eclair qu'il la continua. Cette campagne fut la cause des grandes améliorations qu'on apporta depuis à l'A.P. C'est également à L'Eclair que, le premier, en 1908, il dénonça les méfaits des stupéfiants (paradis artificiels). C'est encore à L'Eclair et en se plaçant uniquement au point de vue des malades, qu'il demandait dans la moitié des hôpitaux de Paris, les soins des Sœurs diplômées comme infirmières. Et c'est dans le Journal du Soir qu'il défendit le sort des Aveugles, alors presqu'abandonnés par les pouvoirs publics. Dans la Lanterne, sous le titre : Les Caboulots de l'Amour et de la Mort, André Ibels fit une vigoureuse campagne et obtint l'article 10 de la Loi du 1er septembre 1917 qui supprimait la prostitution dans les cabarets. De ce fait, plus de 10.000 cabarets à femmes furent fermés.

    Opinions :

    D'Eugène Ledrain, dans L'Eclair... (7 mars 1896).

    Je vis entrer chez moi, il y a six semaines environ, un tout jeune homme, aux yeux noirs, très étincelants. Sa conversation tantôt fine, tantôt exaltée me surprit fort. Je ne suis pas habitué à rencontrer unies celte distinction et cette sincérité dans la jeunesse qui est d'ordinaire un peu gauche et un peu trop habile...

    ... Mais j'avoue — et je le pressentais — les Cités Futures de M. André lbels — car c'est de lui qu'il s'agit — m'ont procuré un véritable ravissement...

    ...Ce qui distingue le poète André Ibels des autres poètes, ce qui fait qu'il garde toute son originalité, c'est précisément ce qui manque aux magnifiques : la passion. Lui, comme Laurent Tailhade a surtout le don de vie. Où trouver une page plus humaine qu'un certain adieu adressé au paysage basque d'automne par Laurent Tailhade ? Qui donc met dans ses livres un sentiment plus vif, des ardeurs plus violentes que M. André Ibels dans ses poèmes ?...

    ... Ici, je remplis mon métier de critique, constatant les faits d'art et de psychologie, sans aller plus loin et sans anathématiser en religion de nouvelle espèce. Il y a chez M. André Ibels un rare sentiment aristocratique comme un rare sentiment artistique. Lui et quelques-uns de ses parents se considèrent comme une race privilégiée, surhumainement douée, dépassant la taille commune et devant laquelle le reste du genre humain —c'est à dire la masse des résignés — n'a qu'à s'incliner quand ils passent. lls enferment avec soin leur pensée dans des formes précieuses que les aristocrates de lettres seuls sont en état de comprendre. Oui, avec leur phrase mystérieuse et tourmentée pleins d'eux-mêmes et se mirant comme Narcisse dans les eaux de toutes les fontaines, ils ne sont rien moins que de vrais démocrates. Ce qui les note, c'est leur dégoût de ce qui est vulgaire, c'est le soin qu'ils mettent à se chercher, à s'analyser loyalement, c'est aussi le soin de développer leur personne et c'est surtout leur amour de l'inconnu...

    ...Mais pourquoi discuter ? Je devais me borner à montrer ce qu'est maintenant la nouvelle école, d'après les Cités Futures de M. André Ibels, livre curieux et d'un art raffiné...

    D'Armand Silvestre, dans le Journal... (1896).

    ... Je demande pardon à mes lecteurs de ce long préambule que justifie pleinement ma profonde admiration pour les Cités Futures d'André Ibels. Ce poème — car c'en est enfin un — construit avec une maîtrise qui rappelle les temps où les poètes pouvaient ou savaient construire un poème, a possédé comme fond, une philosophie peut être discutable mais qui n'en est pas moins profondément humaine. Les poètes sont des prophètes et souvent d'excellents prophètes. C'est la marche héroïque, si j'ose écrire, de tous les malheureux de la terre allant à la conquête de la Terre Promise..., terre de mirage concluera le poète douloureusement. André Ibels a le secret des beaux vers et, ce qui est rare, le secret des beaux vers qui sont personnels. Et ce poète est un merveilleux musicien car, où trouver plus de musique que dans les vers d'André Ibels ? Quelquefois, à son adorable musique se mêle des vers qui rappellent les plus beaux vers de Racine :

     Le baiser de Vénus sur Adonis penchée

    ou d'André Chenier :

    Vierge, retourne à l'Ile où chantaient tes fuseaux

    etc., etc... (Calypso).

    De Georges Rodenbach, dans le Figaro... (1896) :

    ...En lisant les Cités Futures, j'ai eu la curieuse impression de lire un poème que Wagner aurait écrit s'il avait été un poète de génie au lieu de n'être qu'un musicien de génie. André Ibels a donc écrit un poème véritablement troublant, mais grandiose et cela nous change de tous ces recueils où, au petit bonheur, on entasse vers sur vers et petits poèmes sur petits poèmes... Enfin, pour terminer ce long article j'avoue que j'ai éprouvé une grande joie d'art à la lecture des Cités Futures. C'est un beau livre lyrique et pathétique qui a pour moi le grand mérite d'être un poème neuf et bien moderne. Ici, il souffle un vent nouveau et ce qu'il appelle un « apostolique espoir ». On y comprend une fois de plus combien la haine est près de l'amour. J'ai retrouvé aussi avec plaisir ce subtil Eucharis (représenté au Théâtre de la Bodinière en 1894) que j'avais un soir à applaudir. Enfin j'aime beaucoup la disposition un peu biblique avec épigraphe. André Ibels a refait, après Lame-nais, les Paroles d'un Croyant et il y a lieu de l'en féliciter. Ce poème, d'ailleurs, place son auteur au premier rang des jeunes ».

    *
    *  *

    Il n'est pas possible de citer plus d'extraits des articles qui furent publiés sur les Cités Futures. Mentionnons seulement les noms des Critiques les plus influents : Paul Adam (qui préfaça le Poème), Lucien Mulhfeld, P. Gille, Francis Viélé-Griffln, Pierre Quillard, Max Nordeau, Stuart-Merill, René Ghil, Emmanuel Signoret, Jollivet-Castellot, Yvanhoé Rambosson, C.-M. Savarit, Michel Abadie, Charles Fremine, etc., etc...

    Lire le Dictionnaire de la Poésie Française au XIXe siècle. Catulle Mendès :

    Les Cités Futures poème d'André Ibels, (préface de Paul Adam).

    Trois parties : « La Révolte » ; l'aspiration fougueuse d'une âme ardente vers un idéal social de simplicité et de justice. En quelques-unes de ces pages brûle une audace étrange, à la fois existante et douloureuse, qui s'apaise lentement au spectacle de la « Beauté ». C'est la seconde partie de ce Poème. De calmes paysages se déroulent en ces vers intenses. Une paix sereine enveloppe les marbres muets dans les Parcs morts sous la Lune lointaine. Et c'est comme la préparation recueillie à une Vie nouvelle : « 1'Amour », (la 3e partie des Cités Futures), affirmation puissante, au-dessus des théories, de la Vie génératrice, toujours belle et toujours naissante.

    Une « Prose » brève et hardie que l'auteur nomme « Livre Prophétique » accompagne les strophes larges et puissantes, et est comme leur bien interne.

    Voici un extrait des Cités Futures :

    Chant XXXVIII. — Et le Poète-Roi, ayant croisé une troupe de Cygnes qui s'exilait pareillement, il chanta leur gloire; mais son chant était triste, car il se souvenait des Martyrs qui portaient aussi des poitrails de cygnes.
    Les lys ont parfumé la pudeur de vos ailes
    Où le nuage blanc s'est reposé sur vous ;
    Un ciel immaculé vient bleuir vos prunelles
    Et la beauté vous ceint de son azur jaloux.
    Sur le profil des lacs glissant comme une aurore
    L'éblouissant poitrail creuse les flots errants
    Du sein des eaux, jailli comme une chaste amphore
    Vous labourez les lacs de sillages mourants.
    Votre corps en vaisseau, vos deux ailes en voiles
    Vous cinglez ébloui vers 1'idéal rivage
    Et le soir prophétique illumine d'étoiles
    Ces yeux peints pour le rêve et faits pour les mirages.
    Vous nagez en rêvant de cités irréelles,
    En frôlant une terre où l'on tua des Cygnes.
    Mais vos yeux lourds de joie et de grêves nouvelles
    Ne voient ni les dangers ni les rives indignes.
    Des nénuphars, couchés indolents sur les eaux
    Vous offrent, en îlots, leur torse de chair verte
    Et vous les ombragez de regards qui consolent,
    Car vous avez le cœur de vos sœurs tourterelles.
    Vous fuyez, désertant les lacs et les étangs,
    Pour oublier le chant de la douleur des êtres,
    O blanc Cygne aux yeux d'or vers qui le mal se tend
    Et qui vous révoltez pour ne le pas connaître !
    Mais quand l'Eternité se tuera dans vos yeux,
    Regretté seulement des ondes et des fleurs
    A l'heure où vous rendrez un peu d'azur aux cieux,
    Vous l'agoniserez le Chant de la Douleur.

    *
    *  *

    Extrait de la Préface du Livre du Soleil :

    ... Où trouver ailleurs que dans ce culte un amour plus intense de la Vie ?

    Cet Etre Mystérieux qui donne sa puissance au Soleil — principe éternel de toute vie ! — je me le suis imaginé, moi, vivant toujours dans notre société actuelle. Pourquoi non ? Le Soleil ne s'encadre-t-il plus dans la splendeur des paysages modernes, et ce dieu ne vaut-il point les autres ?

    Adonis, aux approches de l'hiver, s'en va donc, — à l'heure où le Soleil descend à l'Occident dans les arbres d'automne, — s'engourdir dans le froid limpide d'un lac. L'hippogriffe ne le saisit plus ; c'est une Ophélie qui veille sur lui jusqu'à l'heure marquée par le destin, où le Soleil se relèvera à l'Orient, dans les matins printanniers. Et Adonis vit... Il vivra humainement ses « quatre saisons », perdu dans les foules brutales et insou- cieuses, fouillant les ombres et les âmes ternies, portant sa lumière magique et vivifiante dans les cœurs indifférents et les esprits obscurs.

    Chaque année, il souffre, meurt et ressuscite, poète méconnu, jamais las de souffrir, de vivre et de mourir, afin de renaître, toujours plus riche d'espoirs et d'humaine tendresse; seulement, lorsqu'il vit, sa vie est un Exemple ! car c'est lui la Vie, c'est lui l'Espérance des aveugles et des souffrants, c'est lui

    Le sculpteur de la forme idéale des fleurs,

    c'est lui l'amour, la beauté, la bonté, la science ; c'est lui qu'adorait l'Ancêtre lorsqu'il regardait le Soleil poser ses rayons tranquilles sur la verdure des prairies, ou rebondir sur la cîme des arbres avant de disparaître derrière les collines ; c'est lui le Grand Alchimiste qui fait mûrir l'or dans les mines ; qui fait éclore les graines et rougir les roses et les vignes sur la terre...; et, comme il est la Poésie, c'est lui qui ouvre à l'amour le cœur des jeunes vierges et des jeunes femmes, et fait naître, sur les lèvres des poètes, le CHANT sacré, le Chant libre — (libéré même des formules imposées) — chant gonflé de désirs naturels — la polygamie par exemple..., si humaine — un chant éclatant de richesse comme un beau fruit d'été; un chant mâle et hardi, ivre d'indépendance, affranchi du temps et surtout débarrassé de l'emprise des philosophies surannées, des préjugés vieillots et des formules hypocrites qui font encore le malheur des hommes.

    Cette Epopée, ancienne et moderne, me semble complète parce qu'elle embrasse l'Homme entier dans sa double nature spirituelle et terrestre ; qu'elle lui révèle les causes essentielles de sa vie : le soleil et la lumière, et lui désigne son but : le libre développement pour atteindre au sommet des jouissances espérées.

    Le Livre du Soleil est donc un poème épique, composé, — comme les Cités Futures — de deux parties qui se lient entre elles de plus en plus étroitement à mesure qu'elles avancent, pour arriver à se fondre à la fin. Une de ces parties répond aux besoins de l'action —impossible à rendre avec art par le vers français ; —l'autre, aux besoins immortels de spiritualité et de sensibilité.

    L'art, hier, conséquent avec l'idée divine, a produit tout ce qu'il devait produire : des Phidias, des Dante, des Raphaël ; 1'art, aujourd'hui, semble plus complexe, quoiqu'en réalité il soit plus simple, puisqu'il prend ses « effets » dans la nature et dans la vie. Quelques écrivains et quelques artistes, épris de lumière, comme Monet et Rosso, l'ont compris.

    Cet art là, en brisant toute relation avec 1'Idée divine, s'est profondément, religieusement même, attaché à l'Idée humaine, plus vaste, plus grande, plus noble, plus pure et même plus troublante que l'Idée divine, dont les derniers vestiges gisent encore dans le fond des Temples où agonisent ses thuriféraires qui furent, de tous temps, les blasphémateurs de la Vie...

    — Mais, hélas ! tant que l'Homme, enlisé dans les sables de la crainte et de l'humilité, se laissera enrégimenter dans une Société qu'il n'aura point fondée ; tant qu'il ne s'écartera point de la Cité dépravante et pestilentielle ; tant qu'il ne s'en retournera point à la Nature, prendre la leçon de grandeur et de bonté que donnent les paysages et ce qui les compose, il restera ce que sont ceux qui « n'osent » ou ne « savent pas se conquérir », — un esclave !

    *
    *  *

    M. André Ibels fit sa première exposition à la Galerie Bolâtre, Avenue Kléber en 1921. Le peintre D. O. Widhopff présentait André Ibels en ces termes :

    Voici André Ibels avec son masque de pur Latin racé au teint mat. Tout le caractère de cet homme se trouve dans ses yeux, des yeux d'un marron sombre, changeant constamment, allant du doux au violent, de la tristesse à la joie, de l'ironie au sévère. Son front est haut. André Ibels est plein d'idées originales ; il est presque toujours bouillant, fiévreux parfois. Sans répit, il emploie son éloquence à défendre les choses les plus dangereuses ou à jeter bas les idoles, les puissances et les arrivistes. C'est alors qu'il faut le voir, se soulevant, gesticulant de mâle façon. Personne ne saurait l'arrêter, pas même une foule menaçante. Jadis, j'ai vu cela. C'est avec toutes ces qualités et ses défauts qu'André Ibels s'adonne à la peinture.

    ... J'ai suivi son évolution avec un intérêt croissant. Je sentais qu'avec ses dons naturels soutenus par son énergie farouche, cet éternel passionné, cet homme peu banal croîtrait vite. Et dans son exposition, il nous montre, à côté de pochades hâtives, des toiles étudiées et profondément réfléchies. C'est un peintre. C'est un peintre inquiet de vaincre des difficultés et qui peint comme tous les vrais artistes avec amour et intelligence. Il marche dans le sillon creusé par l'art libre et où déjà passèrent Pissaro, Cézanne, Van Gogh, Renoir, Medardo Rosso, etc... e suis sur que le nom d'André Ibels, un jour viendra s'ajouter aux noms de cette glorieuse pléiade.

    Extraits :

    C'est à l'Hôtel Négresco, à Nice, en février 1927, qu'André Ibels fit sa seconde exposition. La Presse Niçoise s'enthousiasma. Voici quelques extraits :

    Si realmente la formula mas sencilla y mas exacta del arte es el minimo de medios para obtener el maximo de efecto, André Ibels puede ser clasificado entre los grandes artistas.

    E. Gomez Carillo,
    l'A.B.C., de Madrid,
    de la Razon, de Buenos-Ayres.

     

    Ce qui frappe dans l'Exposition lbels, c'est une joie de peindre qui émane de chaque œuvre. Et ce qui fut &œlig;uvré avec joie porte en soi une force de persuasion vitale, qui suscite l'intérêt, détermine souvent l'admiration. Il y a souvent à admirer dans l'Exposition André Ibels.

    Georges Maurevert,
    L'Eclaireur de Nice et du Sud-Est.

    Ecrire de peinture est souvent difficile et décevant. La transposition d'une émotion est rarement réalisée de l'artiste à l'écrivain. Et il y a les enthousiasmes éphémères. Appuyées sur la solide technique du fusain, témoin de la sincérité de l'artiste, le coloris d'André Ibels, souvent violent — la Nature entre franchement en lui —n'est jamais brutal, mais toujours harmonieux.

    Georges Avril,
    L'Eclaireur de Nice et du Sud-Est.

    Je connaissais André Ibels — homme de plume — et, aujourd'hui, je découvre André Ibels homme de poil —et de fusain ; et je ne peux dire qu'une chose : c'est que le second m'enthousiasme autant que j'aime le premier. Je ne sais pas ce que les techniciens pourront dire : mais je sens qu'Ibels a découvert quelque chose de neuf ; et que c'est du grand Art où s'affirme son grand cœur.

    Charles de Richter,
    La France de Nice et du Sud-Est.

    Un étonnement tout d'abord, une admiration ensuite devant cette traduction sincère de la nature sous tous ses aspects. André lbels est un très grand artiste synthétique qui crée par des procédés nouveaux une vision tout à fait neuve.

    G. Spada,
    Nouveau Journal.

    André Ibels, connu de fort bonne heure comme ardent et beau poète, puis un peu plus tard comme romancier hardi et bousculeur de tous clichés littéraires, en outre polémiste vigoureux houspillant travers, ridicules, illogismes et injustices partout où il les trouve, est aussi un peintre dont la personnalité s'est tout d'un coup, pour ainsi dire, imposée à sa première personnalité d'écrivain.

    Nous avons, cette semaine, à Nice, une conférence d'André Ibels, sur « Trente ans de Boulevard », pour le samedi de l'Artistique. Elle eut lieu hier, émouvant les curiosités par sa franchise et par toute la vie qui l'animait. Mais André Ibels ne se contente pas de parler au milieu de nous. Il expose au Négresco une trentaine de ses fusains rehaussés de couleurs qui sont du plus haut intérêt, non moins vivants, en vérité que sa parole, et d'un effet absolument nouveau. C'est un événement de peinture ; André Ibels l'a voulu dater de Nice qu'il aime et à laquelle il est venu l'apporter.

    Marcel Luguet,
    La Vie Niçoise

    Simple and clear in conception, and no less clear and simple in exception, the "coloured charcoals" André Ibels, reveal in the artist a rare and scrupulous concern for unity.

    Are not these the very qualifies of the highest art ?

    W. Morton Fullerton,
    Figaro (page d'Amérique).

    Il faut applaudir à toutes les tentatives de décentralisation et féliciter aussi ceux qui aident cette décentralisation. André Ibels est parti à Nice pour exposer dans les grands salons du Négresco, « une trentaine de fusains rehaussés de couleurs ». C'est une formule simple, toute nouvelle, mais qu'il fallait trouver : simplement conçue, plus simplement peut-être exécutée, les fusains rehaussés d'André Ibels, montrent, dans leur ensemble, un rare souci d'unité. Unité, minimum de moyens, maximum d'effet, c'est peut-être là les trois principales exigences du grand art.

    Figaro (16 février).

    *
    *  *

    Pour Autour de la Lampe, comme pour le Livre du Soleil, nous ne pouvons citer, faute de place, que les noms des principaux critiques, en mentionnant tout particulièrement les feuilletons dramatiques d'Henri Bidou dans le Journal des Débats et de Régis Gignoux, dans Messidor. Jean Richepin, Catulle Mendès, Fernand Hérold, Edouard Sarradin, Adolphe Aderer, Adolphe Brisson, Nozière, François de Nion, Montcornet, Marcillac, René Benoist, Alfred Mortier, Un Monsieur de l'Orchestre, P. Mealy, Th. Massiac.

    Cette pièce fut très discutée. Quelques-uns s'élevèrent surtout contre 1'audace du sujet — ... et le sujet était « Phèdre ! » M. Robert D'Humières devait reprendre cette pièce avec, comme héroïne, l'admirable actrice Vera Sergine. Il ne l'osa pas. M. Quinson eut la même tentation suivie de la même faiblesse. C'est de cette pièce, mais en portant le sujet après la guerre, que M. André Ibels tira en effet son roman : La Maison de l'Enfer.

    *
    *  *

    Gamliel, au temps de Jésus (épuisé). Les éditeurs de cette biographie romancée, première en date, dans un but de lucre, tirèrent bien quelques exemplaires « avec ce titre », mais s'empressèrent — et sans autorisation de l'auteur — de jeter sur le roman plusieurs milliers d'exemplaires avec un titre qui leur semblait plus suggestif : Gamliel, une « orgie » au Temps de Jésus.

    Un grand article que Max Nordan, l'auteur de Dégénérescence, consacra à ce livre a paru dans la Gazette de Francfort (en 1901). Nous détachons les lignes suivantes :

    ... L'érudition de M. André lbels est variée, pittoresque, minutieuse si parfois, mais rarement défaillante dans les détails. Il a admirablement saisi le caractère des temps troubles où mouraient les vieilles croyances et s'élaboraient les nouvelles. Il a fait puissamment revivre les figures tragiquement grandes, sauvages et per-. verses des Hérodiens. Gamliel est bien attrayant dans son mélange de patriotisme mystique, de liberté, d'esprit, d'atavisme juridique et d'habitudes hellénistes. Peut-être 1'auteur n'a-t-il pas été également juste envers les Romains qui, à ce moment, produisaient encore d'autres types que Pilate et le Chevalier Mundus. Le songe prophétique d'Ebyathar résume admirablement le reproche que le néo-paganisme adresse au christianisme... etc.

    Paul Adam, l'auteur de Basile et Sophia n'hésitait pas, dix ans plus tard, au cours d'une préface écrite pour la Louve, de M. Louis Dumont, à se souvenir de Gamliel au Temps de Jésus d'André Ibels :

    ...L'éducation de l'esprit peut se faire intégralement — écrivait-il — par une série de lectures successives. On peut visiter l'âme de 1'Egypte si 1'on se plaît à l'œuvre de Th. Gautier, si l'on s'intéresse à son roman de la Momie.

    Magon nous a apprit à connaître les Phéniciens. Carthage apparaît d'une manière inoubliable avec la splendide psychologie des Mercenaires à qui la beauté de Salammbo en impose, comme la merveilleuse intelligence de Flaubert en impose au siècle. Les Contes Latins de Jean Richepin et même le médiocre Quo Vadis nous ont permis de fréquenter les citoyens de Rome. Renan nous a présenté Jésus et André Ibels, ce peuple de Jérusalem avec son farouche Gamliel au temps de Jésus, etc...

    Gamliel au temps de Jésus est traduit en espagnol sous ce titre : La ultima estrella de Israel (6) (La Dernière Etoile d'lsrael) et c'est sous ce titre qu'il sera réimprimé prochainement.

    Autres critiques...

    Ces deux lettres seulement qui, pour La Page Blanche, valent mieux que toutes les critiques :

    Mon cher Ami... Vous venez d'écrire avec la Page Blanche un beau, un important roman. Il manque à la plupart des écrivains d'aujourd'hui cette science de la vie dont un livre doit être plein à craquer. Le vôtre, avec ses exquises qualités d'art, d'émotion et d'esprit, révèle un trésor d'observations humaines. Et comme c'est abondant, aisé, généreux. Enfin, je vous félicite de tout mon cœur et je vous souhaite le grand succès que vous méritez. Affectueux souvenir de votre ami, lointain mais attentif et affectueux, Henri Duvernois.
    ...Bien, très bien, vivant et pas banal, intéressant par surcroît votre Page Blanche. Je vous jette en hâte une félicitation cordiale et vous excuserez ma brièveté, etc., etc... Ma très cordiale amitié, J.-H. ROSNY.

    Cette seule lettre pour la Maison de l'Enfer (7) :

    Mon cher Ami. Je viens de lire pour la seconde fois votre très beau roman : La Maison de l'Enfer, si riche en matière et si complet puisqu'il est gonflé à la fois de vie et de pensée, qu'il est intelligent — et prenez ce terme dans son sens le plus large et le plus noble et humain. Jamais, je le crois bien, l'on n'a opposé avec plus de forces et de preuves, l'Homme dans son intellectualisme et la Femme dans son instinct.

    Que de bêtises l'on écrira à propos de ce livre !

    Je pense que j'en écrirais moins que les autres si je trouvais une tribune pour m'exprimer. Je vais la chercher. Au cas où quelqu'un vous demanderait un article n'hésitez pas à me désigner. Je serais très heureux de dire mon admiration et de l'expliquer.

    Votre affectionné,
    Henri Duvernois.

    Œuvres d'André IBELS

    Poèmes :

    • Les Chansons colorées (épuisé)
    • Les Cités Futures (épuisé)
    • Le Livre du Soleil (épuisé)

    Romans :

    • Gamliel, au temps de Jésus (épuisé)
    • L'Arantelle (en collab. avec G. de Lys) (épuisé)
    • La Page Blanche (Fasquelle, édit.)
    • La Maison de l'Enfer (Fasquelle, édit.)
    • La Bourgeoise Pervertie (Fasquelle, édit.)

    Divers :

    • Les Demi-Cabots (en collab., dessins d'H. G. labels) (Fasquelle, édit.)

    Théâtre :

    • Eucharis (épuisé)
    • Le Convoi (épuisé)
    • Il neige ! (Joubert, édit.)
    • Le Sonnet (épuisé)
    • Zozo (en collabo.) (épuisé)
    • P. P. C. (Les Petits Trous pas chers) (Joubert, édit.)
    • La Planète llilloud (Joubert, édit.)
    • La Pitchounette (épuisé)
    • Autour de la Lampe (épuisé)

    En carton :

    Rolla, L'Acteur Inconnu, La Dernière des Capulets, La Côte (avec Marcel Luguet), Yvaine, La Sainte des Cimes, La Page Blanche, etc.

    [Conférence] [Notices]

    (1) C'est à propos de la « Quotidienne » consacrée à La Page Blanche que Louis Marsolleau écrivit dans L'Eclair cette phrase :

    « On peut dire d'André Ibels que c'est un génie dispersé. Poète, romancier, dramaturge, il est journaliste et conférencier; il fait de la peinture, fabrique des meubles et sans doute compose de la musique le reste du temps. Mais au moins ses meubles sont-ils jolis, sa peinture bonne et excellente, sa littérature en tous genres ?

    « Certainement; c'est un Artiste.

    « Le dernier roman qu'André Ibels vient de nous donner : La Page Blanche, est tout à fait attachant... ».

    (Analyse de la Page Blanche) :

    ... Dans La Page Blanche, comme en toutes ses œuvres, d'ailleurs, André Ibels se montre ce qu'il est, un moraliste acerbe et un redresseur de torts, sans cesse cabré contre les opinions toutes faites et les préjugés ; prenant les fausses vertus et leur tordant le cou, comme Verlaine souhaitait qu'on le fit à l'éloquence. Car la caractéristique de cet homme brun à la voix âpre et au teint safrané, c'est une générosité sans cesse en bataille contre toutes les injustices et toutes les sottises consacrées. C'est un apôtre rageur. André Ibels, isolé et un peu farouche, est un indépendant, un véritable « en dehors » ; et je l'aime de n'avoir jamais brigué un seul des innombrables « prix littéraires » du jour et de n'avoir, de sa vie, déposé aucun volume sur le paillasson d'un jury. C'est un mérite qui se fait rare, autant dire : exceptionnel.

    (2) Il fut d'ailleurs toujours acquitté et presque toujours avec les félicitation du Tribunal — (le fait mérite d'être noté).

    (3) Cette circulaire est aujourd'hui l'« article 10 » de la Loi sur les Débits de Boissons.

    (4) C'est surtout parce qu'il a été impossible de retrouver cette œuvre de jeunesse qui, selon lui, ne présente guère d'intérêt.

    (5)Épuisé. Bose, éditeur.

    (6) Renacimiento, éditeur, San Marcos, 42, Madrid.

    (7)Traduit en espagnol par Joachim Belda (éditeur Avenda de Condé de Penalver, Gran Via S, Madrid).


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    Je le savais assez souffrant… Au début de décembre 1937, il s’excusait dans une lettre de son long retard apporté à me répondre en s’exprimant ainsi : « Paresse chez moi signifie toujours mauvais état de santé. Depuis trois mois, ce sont surtout mes yeux qui me gênent. »

    Han Ryner n’est plus. Une brève information de presse, six lignes à peine quelques mots hâtivement lancés à la Radio entre deux communiqués mensongers ; c’est ainsi que nous apprîmes que celui qui pour nous était la sagesse vivante même, était décédé en son modeste appartement sur les bords de la Seine, au 38, Quai des Célestins, à Paris.

    Il m’avait trop appris à garder devant la mort cette sérénité magnifique qui animait toute la vie de sa pensée pour qu’une douleur angoissant vînt me tenailler à l’annonce de sa fin. Laissons là nos douleurs intérieures pour courir vers d’autres impérieux désirs qui nous sollicitent, ceux qui nous conseillent de mieux le faire connaître, de mieux le faire aimer par tous ceux qui ne l’ayant point approché, l’ayant à peine lu ou entendu, éprouveront cet irrésistible besoin de mieux le connaître afin de s’abreuver aux sources d’inspiration pleines d’un riche enseignement qu’il nous a offert dans une vie généreuse, toute de bonté, d’amour qu’agrémentait une rare sagesse.

    Si je l’avais, en une dédicace publique, salué comme mon père spirituel, c’est qu’à maintes reprises, au cours de ma vie, son oeuvre m’avait « aidé pour le débrouillement de l’originel chaos intérieur ». A ce sujet, dans une préface qu’il écrivait pour mon Érasme, Han Ryner, mettant cependant les choses, au point, disait : « Qu’un naïf dogmatique n’aille pas s’imaginer que nous sommes d’accord en tout. Nous sommes d’accord, au contraire, que père et fils doivent avoir chacun sa vie, sa pensée, son caractère indépendants ; que répéter est une vertu de perroquet, non de l’homme ; qu’imiter quelqu’un est aussi injurieux pour l’aîné ridiculement affublé du titre de « maître », que pour le cadet humilié du titre de « disciple ». Nous nous aimons dans nos libres différences. Nous nous aimons d’être deux sincérités et de réaliser chacun, sans se préoccuper de l’autre, plus que des autres, son harmonie. »

    De parents catalans, des environs de Perpignan et non fils d’un père norvégien et d’une mère espagnole comme le veut, on ne sait trop pourquoi, la légende entretenue par son pseudonyme, peut-être, Han Ryner ; Ner Jacques, Elie, Henri, Ambroise est né à Nemours en Algérie le 7 décembre 1861. Son père était employé des postes à Millas, sa mère originaire de Thuir. Le petit Ner, a un mois à peine, quand sa mère est envoyée en France, à Montluçon (Allier). Sa famille y habitera jusqu’en 1865, ensuite successivement, il se voit transplanté avec les siens à Tarbes (Hautes Pyrénées) jusqu’en 1870, puis à Rognac (Bouches du Rhône), sur les bords de cet étang de Berr que plus tard il dépeignit si passionnément dans ce roman : La Fille manquée :

    « Reber est une sorte d’oasis perdus dans un désert. Un canal et la petite rivière d’Arc lui apportent de l’eau, permettent à la vallée une grossière beauté verte et grasse, saine et banale. Mais des collines l’enserrent, sèches, rocheuses, exquises d’élégance maigre. Elles s’élèvent par gradins successifs, offrent, à des hauteurs diverses, de petit plateaux sur lesquels on se retourne pour un spectacle chaque fois plus vaste. Il donne, le spectacle de plus en plus généreux, une partie de l’étang ; puis l’étang tout entier et ses admirables courbes ; puis, au delà même de l’étang, l’infini de « la grande mer ». Plus on s’éloigne du petit coin fertile, plus on sent la beauté noble des grands espaces sans détail, plus l’esprit s’accorde au rythme des chênes nains qui moutonnent sur l’étendue des rocs dans la lumière blanche, s’accorde au rythme des vagues qui font de la mer sans bornes une harmonie dans le soleil. »

    Enfin, Henri Ner, va en classe, à sept kilomètres de chez lui. Il lit sur la route les petits livres de la « Bibliothèque Nationale », à vingt-cinq centimes, qui ont fait, me disait-il lui-même, en partie son éducation. Pour se les procurer, notre jeune écolier économise un sou sur les dix centimes qu’il reçoit de son père pour le déjeuner de midi. A quelque temps de là, Henri Ner commence ses études latines à Forcalquier, collège dirigé par l’abbé Saurin, et me raconta sa fille, bien que en arrivant, il ne sache pas un mot de latin « à la fin de l’année, il est classé 1er, au bout de deux ans il en remontre à son maître, qui, à vrai dire, n’était pas un latiniste ».

    Henri Ner travaille avec ardeur, il obtient son baccalauréat et est dispensé ainsi d’être soldat. Il termine ensuite ses études au Lycée d’Aix-en-Provence, est reçu boursier à la Faculté de cette même ville. En 1882, Henri Ner, est nommé Professeur de seconde à Draguignan, puis successivement son humeur inquiète le conduit à Sisteron, à Bray, à Bourgoin, dans le département de l’Isère, pour enfin échouer à Nogent-le-Rotrou. Mais entretemps, Henri Ner s’est fait recaler à la licence de philosophie. Il nous a conté la chose dans son livre Chair vaincue non sans quelque talent. Cependant l’année suivante, pour avoir répondu à la même question dans un esprit semblable, il est reçu et félicité par l’examinateur qui était autre. Mais, nous dit Banville d’Hostel : « Avant qu’il fut question de Chair Vaincue, Ryner, qui n’était alors que Henri Ner, commençait d’écrire des romans empreints d’une observation aigüe et d’un jugement droit ; tels furent : Pauvre Petit Orgueilleux et Printemps : fané, restés inédits. Mais il n’écrivait pas que des romans. Sous, le pseudonyme de Louis Aloisius, il donnait au « Radical des Alpes » une série de boutades anticléricales, qui n’annonçaient pas encore Psychodore. Il se plut même à intriguer les Aixois en signant, dans les journaux de l’endroit, des articles très informés du nom gracieux de Louise Carlau, ce qui est assez piquant lorsqu’il s’agit du futur pamphlétaire du Massacre des Amazones.

    Il signera entretemps d’autres articles sous les pseudonymes de certains des personnages de ses romans futurs, tels : Leo Charade, Jean Sahac ou Pierre Dapré que nous retrouverons dans son Crime d’Obéir. C’est vers cette époque que dans un village proche de Sisteron, le choléra se déclara. Henri Ner s’y rendit pour suppléer à la désertion des notables qui avaient préféré déguerpir. On demandait des volontaires à Amergues, Henri Ner décide un officier de santé à l’accompagner et avec deux autres amis s’en allèrent soigner les malades, enterrer les victimes, désinfecter les habitations.

    Mais voici la chose racontée :

    « Mais il fallait des aliments, Han Ryner se rend à Sisteron et à Digne, et, après avoir fait quelques reproches légitimes au sous-préfet et au préfet, obtient finalement une charrette de denrées qu’il amène à Amergues. L’épidémie est vite en décroissance dans le petit village, mais elle sévit avec fureur à Sisteron, Han Ryner revient alors dans cette ville et fonde un Comité de secours qui bientôt a raison du fléau. A la rentrée des classes — car cette épidémie s’était déclarée pendant les vacances — Han Ryner fut interpellé par le principal du collège qui lui reprocha d’avoir agi de sa propre initiative, sans demander l’avis de l’Administration. Mais le Recteur d’Académie, lui, plus intelligent, fit décorer Han Ryner des palmes académiques ! Ce fut sa seule décoration. » Henri Ner gagna donc les palmes académiques, mais fut préservé du choléra et reçut même une lettre d’éloges signée d’un « ministre décédé » peu de temps avant la naissance de l’épidémie.

    En 1889, sous son nom Henri Ner, parait Chair Vaincue que préface Jean Aicard qui déjà a entrevu en l’auteur un « inquiétant retourneur de mots et d’idées ».

    « L’autorité de la morale, écrit Jean. Aicard, était hier encore dans la sanction objective : en Dieu. Elle n’est plus que dans la conscience. La conscience se suffit-elle ? Question effrayante ! … ce je ne sais quel charme intérieur, quel plaisir secret, contentement harmonieux, d’avoir agi en conformité avec la direction des lois de l’univers, est-il, pour tous les hommes, un attrait suffisant vers le bien ? et que fera l’homme libre dans ces cas où la loi sociale contrarie la loi purement vitale, naturelle ? Nous voici au noeud de la question, mon cher ami, — et c’est ici que je proclame volontiers, au point de vue social, c’est-à-dire du développement des civilisations, la supériorité d’une morale usuelle, d’une discipline, — en dehors de laquelle l’homme qui médite, soit insuffisance, soit surabondance d’idées, n’est, en effet, qu’un animal dépravé !

    Que de temps perdu, pour un consciencieux, à chercher sa voie, à peser ses scrupules, à s’interroger…

    … Je crois à la justice de la conscience… pour ceux qui ont une conscience !… Et voilà un cercle vicieux. Dieu, cette figure fausse d’une vérité absolue, c’était une conscience pour tous ! L’Idée de Dieu donnait une conscience à ceux qui n’en avaient pas, concrétait l’idée de conscience pour le regard des moins subtils. En Dieu, la conscience du monde est atteinte…

    Aussi la mort de Dieu est-elle l’événement le plus formidable de notre âge.

    …Votre héros conclut deux vérités « impossible et nécessaire » et c’est lui qui a fait ma préface, — car se placer hardiment en face de l’Antinomie universelle, du Fait et de l’Aspiration, c’est affirmer l’inconnaissable, c’est-à-dire l’inconnu plus grand que l’incapacité de connaître, — c’est se réserver pour les dieux. Sans la mort, et vouloir L’action dans la vie… »

    L’année 1895 l’amène à Paris, il est nommé professeur adjoint au Lycée Louis le Grand puis au Lycée Charlemagne. Avec joie, Henri Nec verra cependant approcher sa retraite afin de pouvoir travailler, car si déjà il nous a donné Chair Vaincue, Chant du Divorce, Ce qui meurt, La Folie de Misère, qui caractérise si on peut dire sa première étape, presque entièrement ignorée de beaucoup même parmi ceux qui l’ont étudié, déjà on sent naître l’Han Ryner futur. Il parlera de tout cela comme de « rognures ». Au début de ma découverte avec sa pensée, comme je lui écrivais afin de m’informer de l’homme et de son oeuvre écrite jusqu’à cette date, il me répondait aimablement son embarras pour donner suite à ma lettre, vu que toute son oeuvre antérieure à 1903 était épuisé, introuvable, puis me parlant de sa vie il m’apprenait : « Quant à ma vie rien qui vaille la peine d’être conté. Et ce qui serait le moins éloigné d’offrir un vague intérêt serait si long à dire : petites persécutions ridicules dans l’Université parce que j’écrivais des choses peu universitaires, longue conspiration du silence dans toute la presse. » Terminant sa lettre en me remerciant d’avance pour tout ce que je proposais de faire en faveur de son oeuvre qu’il croyait peut-être utile à quelques-uns, il concluait : « L’histoire d’un écrivain, c’est son oeuvre. Et qu’elle ait été plus ou moins contrariée par les circonstances, qu’importe ? S’il y a quelques fleurs, on les respire ; quelques fruits, on s’en nourrit ; il n’y a pas grand intérêt à savoir si l’arbre a subit plus ou moins de vent et si des maladroits ou des malintentionnés ont cassé quelques-unes de ses branches. Le résultat compte seul. »

                                                                   Hem Day


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  • J'ai adopté la forme par demandes et par réponses si commode pour l'exposition rapide. Elle n'exprime ici aucune prétention dogmatique. Il n'y a pas ici un maître qui interroge et un disciple qui répond. Il y a un individualiste qui se questionne lui-même. J'ai voulu indiquer dans la première ligne qu'il s'agit d'un dialogue intérieur. Tandis que le catéchisme demande : "Etes-vous chrétien ?", je dis : "Suis-je individualiste ?". Mais, prolongé, le procédé n'irait pas sans inconvénients et, une fois mon intention marquée, je me suis souvenu que le soliloque emploie fréquemment la seconde personne.


    On trouvera pêle-mêle dans ce petit livre des vérités qui sont certaines - mais dont on ne peut d'ailleurs découvrir qu'en soi-même la certitude - et des opinions qui sont probables. Il y a des problèmes qui admettent plusieurs réponses. D'autres - en dehors de la solution héroïque, qu'on peut conseiller seulement lorsque tout le reste est crime - n'ont pas de solution tout à fait satisfaisante et les à peu près que je propose ne sont pas supérieurs à d'autres à peu près. Je n'insiste pas. Le lecteur qui ne saurait point faire le départ et, acquiesçant aux vérités, trouver des probabilités analogues à mes probabilités et souvent plus harmonieuses à lui-même, serait indigne, du nom d'individualiste.


    Faute de développement ou pour d'autres raisons, je laisserai souvent insatisfait l'esprit même le plus fraternel. Je ne puis que recommander aux hommes de bonne volonté la lecture assidue du Manuel d'Epictète. Là, mieux que partout ailleurs, se trouve la réponse à nos inquiétudes et à nos doutes. Là plus que partout ailleurs, celui qui est capable du vrai courage, puisera le courage.


    A Epictète, à d'autres aussi, j'ai emprunté des formules, sans croire toujours nécessaire d'indiquer mes dettes. Dans un travail de la nature de celui-ci, les choses importent, non leur origine et on mange plus d'un fruit sans demander au jardinier le nom du fleuve ou du ruisseau qui féconde son jardin.

     


     

    Chapitre premier : De l'individualisme et de quelques individualistes

    Suis-je individualiste ? Je suis individualiste.

    Qu'est-ce que j'entends par individualisme ? J'entends par individualisme la doctrine morale qui, ne s'appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu'à la conscience individuelle.

    Le mot individualisme n'a-t-il jamais désigné que cette doctrine ? On a souvent donné le nom d'individualisme à des apparences de doctrines destinées à couvrir d'un masque philosophique l'égoïsme lâche ou l'égoïsme conquérant et agressif.

    Citez un égoïste lâche qu'on appelle quelquefois individualiste. Montaigne. Connaissez-vous des égoïstes conquérants et agressifs qui se proclament individualistes? Tous ceux qui étendent aux relations des hommes entre eux la loi brutale du combat pour la vie.

    Citez des noms. Stendhal, Nietzsche (1).

    Nommez quelques vrais individualistes. Socrate, Epicure, Jésus, Epictète.

    Pourquoi aimez-vous Socrate ? Il n'enseignait pas une vérité extérieure à ceux qui l'écoutaient, mais il leur apprenait à trouver la vérité en eux-mêmes.

    Comment mourut Socrate ? Il mourut condamné par les loi" et par les juges, assassiné par la Cité, martyr de l'individualisme.

    De quoi l'accusait-on ? De ne pas honorer les dieux que la Cité honorait et de corrompre la jeunesse.

    Que signifiait ce dernier grief ? Il signifiait que Socrate professait des opinions désagréables au pouvoir.

    Pourquoi aimes-vous Epicure ? Sous son élégance nonchalante, il fut un héros.

    Citez une parole ingénieuse de Sénèque sur Epicure : Sénèque appelle Epicure " un héros déguisé en femme ".

    Quel bien fit Epicure ? Il délivra ses disciples de la crainte des dieux ou de Dieu, qui est le commencement de la folie.

    Quelle fut la grande vertu d'Epicure ? La tempérance. II distinguait entre les besoins naturels et les besoins imaginaires. Il montrait qu'il faut bien peu de chose pour satisfaire la faim et la soif, pour se défendre contre le chaud et le froid. Et il se libérait de tous les autres besoins, c'est-à-dire de presque tous les désirs et de presque toutes les craintes qui asservissent les hommes.

    Comment mourut Epicure ? Il mourut d'une longue et douloureuse maladie en se vantant d'un parfait bonheur.

    Connaît-on généralement le véritable Epicure ? Non. Des disciples infidèles ont couvert leurs vices de sa doctrine, comme on cache un ulcère sous un manteau volé.

    Epicure est il coupable de ce que de faux disciples lui ont fait dire ? On n'est jamais coupable de la sottise ou de la perfidie d'autrui.

    La déformation de la doctrine d'Epicure est elle un phénomène exceptionnel ? Toute parole de vérité, si elle est écoutée de beaucoup d'hommes, est transformée en mensonge par les superficiels, par les habiles et par les charlatans.

    Pourquoi aimez-vous Jésus ? Il vécut libre et errant, étranger à tout lien social. Il fut l'ennemi des prêtres, des cultes extérieurs et, en général, de toutes les organisations.

    Comment mourut-il ? Poursuivi .par les prêtres, abandonné par l'autorité judiciaire, il mourut cloué sur la croix par les soldats. Il est, avec Socrate, la plus célèbre victime de la Religion, le plus illustre martyr de l'individualisme.

    Connaît-on généralement le véritable Jésus ? Non. Les prêtres ont crucifié sa doctrine comme son corps. Ils ont transformé en poison le breuvage vivifiant. Sur les paroles faussées de l'ennemi des organisations et des cultes extérieurs, ils ont fondé la plus organisée et la plus pompeusement vide des religions.

    Jésus est-il coupable de ce que les disciples et les prêtres ont fait de sa doctrine ? On n'est jamais coupable de la sottise ou de la perfidie d'autrui.

    Pourquoi aimez-vous Epictète ? Le stoïcien Epictète supporta courageusement la pauvreté et l'esclavage. Il fut parfaitement heureux dans les situations les plus pénibles aux hommes ordinaires.

    Comment connaissons-nous la doctrine d'Epictète ? Son disciple Arrien a recueilli quelques-unes de ses paroles dans un petit livré intitulé Manuel d'Epictète.

    Que pensez-vous du Manuel d'Epictète ? Sa noblesse précise et sans défaillance, sa simplicité exempte de tout charlatanisme me le rendent beaucoup plus précieux que les Evangiles. Le Manuel d'Epictète est le plus beau et le plus libérateur de tous les livres.

    N'y a-t-il pas dans l'histoire d'autres individualistes célèbres ? Il y en a d'autres. Mais ceux que j'ai nommés sont les plus purs et les plus faciles à comprendre.

    Pourquoi ne nommez-vous pas les cyniques Antisthène et Diogène ? Parce que la doctrine cynique est l'ébauche de la doctrine stoïcienne.

    Pourquoi ne nommez-vous pas Zénon de Cittium, le fondateur du stoïcisme ? Sa vie fut admirable et, selon les témoignages anciens, ne cessa de ressembler à sa philosophie. Mais aujourd'hui il est moins connu que ceux que j'ai nommés.

    Pourquoi ne nommez-vous pas le stoïcien Marc-Aurèle ? Parce qu'il fut empereur.

    Pourquoi ne nommez-vous pas Descartes ? Descartes fut un individualiste intellectuel. Il ne fut pas assez nettement un individualiste moral. Sa véritable morale paraît avoir été stoïcienne. Mais il n'osa pas la rendre publique. Il fit connaître seulement une "morale provisoire" dans laquelle il se recommande d'obéir aux lois et coutumes de son pays, ce qui est le contraire de l'individualisme. Il semble d'ailleurs avoir manqué de courage philosophique en d'autres circonstances.

    Pourquoi ne nommez-vous pas Spinoza? La vie de Spinoza fut admirable. II vivait sobrement, de quelques grains de gruau ou d'un peu de soupe au lait. Refusant les chaires qu'on lui offrit, il gagna toujours sa nourriture par un travail manuel. Sa doctrine morale est un mysticisme stoïcien. Mais, trop exclusivement intellectuel, il professe une étrange politique absolutiste et ne réserve contre le pouvoir que la liberté de penser. Son nom fait d'ailleurs songer à une grande puissance métaphysique plus encore qu'à une grande beauté morale.

    (1) Le Petit Manuel individualiste ne nomme pas de vivants.

    Chapitre II : Préparation à l'individualisme pratique

    Suffit-il de se proclamer individualiste ? Non. Une religion peut se contenter de l'adhésion verbale et de quelques gestes d'adoration. Une philosophie pratique qui n'est point pratiquée n'est rien.

    Pourquoi les religions peuvent-elles montrer plus d'indulgence que les doctrines morales ? Les dieux des religions sont des monarques puissants. Ils sauvent les fidèles par des grâces et des miracles. Ils accordent le salut en échange de la loi, de certaines paroles rituelles et de certains gestes convenus. Ils peuvent même me tenir compte de gestes que je fais faire et de paroles que je fais prononcer par des mercenaires.

    Que dois-je faire pour mériter réellement le nom d'individualiste? Je dois mettre tous mes actes d'accord avec ma pensée.

    Cet accord n'est-il pas pénible à obtenir ? Il est moins pénible qu'il ne le paraît.

    Pourquoi ? L'individualiste qui commence est retenu par les faux biens et les mauvaises habitudes. Il ne se libère pas sans quelque déchirement. Mais le désaccord entre ses actes et sa pensée lui est plus pénible que tous les renoncements. Il en souffre comme le musicien souffre d'un manque d'harmonie. Le musicien ne voudrait, à aucun prix, passer sa vie an milieu de bruits discordants. De même mon inharmonie est pour moi la plus grande des douleurs.

    Comment s'appelle l'effort pour mettre sa vie d'accord avec sa pensée ? Il s'appelle la vertu.

    La vertu obtient-elle une récompense ? La vertu est sa récompense à elle-même.

    Que signifient ces paroles ? Elles signifient deux choses : 1° Si je songe à une récompense, je ne suis pas vertueux. La vertu a pour premier caractère le désintéressement. 2° La vertu désintéressée crée le bonheur.

    Qu'est-ce que le bonheur ? Le bonheur est l'état de l'âme qui se sent parfaitement libre de toutes les servitudes étrangères et en parfait accord avec elle-même.

    N'y a-t-il donc bonheur que lorsqu'on n'a plus besoin de faire effort et le bonheur succède-t-il à la vertu ? Le sage a toujours besoin d'effort et de vertu. Il est toujours attaqué par le dehors. Mais le bonheur n'existe, en effet, que dans l'âme où il n'y a plus de lutte intérieure.

    Est-on malheureux dans la poursuite de la sagesse ? Non. Chaque victoire, en attendant le bonheur, produit de la joie.

    Qu'est-ce que la joie ? La joie est le sentiment du passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande. La joie est le sentiment qu'on avance vers le bonheur.

    Distinguez par une comparaison la joie et le bonheur. Un être pacifique, forcé de combattre, remporte une victoire qui le rapproche de la paix : il éprouve de la joie. Il arrive enfin à une paix que rien ne pourra troubler : il est dans le bonheur.

    Faut-il essayer d'obtenir le bonheur et la perfection dès le premier jour où l'on comprend ? Il est rare qu'on puisse tenter sans imprudence la perfection immédiate.

    Quel danger courent les impatients ? Le danger de reculer et de se décourager.

    Comment convient-il de se préparer à la perfection ? Il convient d'aller à Epictète en passant par Epicure.

    Que voulez-vous dire ? Il faut d'abord se placer au point de vue d'Epicure et distinguer les besoins naturels des besoins imaginaires. Quand nous serons capables de mépriser pratiquement tout ce qui n'est pas nécessaire à la vie ; quand nous dédaignerons le luxe et le confortable ; quand nous savourerons la volupté physique qui sort des nourritures et des boissons simples ; quand notre corps saura aussi bien que notre âme la bonté du pain et de l'eau : nous pourrons avancer davantage.

    Quel pas restera-t-il à faire ? Il restera à sentir que, même privé de pain et d'eau, nous serions heureux ; que, dans la maladie la plus douloureuse et la plus dénuée de secours, nous serions heureux ; que, même en mourant dans les supplices et au milieu des injures de tous, nous serions heureux.

    Ce sommet de sagesse est-il abordable à tous ? Ce sommet est abordable à tout homme de bonne volonté qui se sent un penchant naturel vers l'individualisme.

    Quel est le chemin intellectuel qui conduit à ce sommet ? C'est la doctrine stoïcienne des vrais biens et des vrais maux.

    Comment appelle-t-on encore cette doctrine ? On l'appelle encore la doctrine des choses qui dépendent de nous et des choses qui ne dépendent pas de nous.

    Quelles sont les choses qui dépendent de nous ? Nos opinions, nos désirs, nos inclinations, nos aversions, en un mot toutes nos actions intérieures.

    Quelles sont les choses qui ne dépendent point de nous ? Le corps, les richesses, la réputation, les dignités, en un mot toutes les choses qui ne sont point du nombre de nos actions intérieures.

    Quels sont les caractères des choses qui dépendent de nous ? Elles sont libres par nature ; rien ne peut les arrêter ou leur faire obstacle.

    Quels sont les caractères des choses qui ne dépendent point de nous ? Elles sont faibles, esclaves, sujettes à beaucoup d'obstacles et d'inconvénients, et entièrement étrangères à l'homme.

    Quel est l'autre nom des choses qui ne dépendent pas de nous ? Les choses qui ne dépendent pas de nous s'appellent aussi les choses indifférentes.

    Pourquoi ? Parce qu'aucune d'elles n'est un vrai bien ou un vrai mal.

    Qu'arrive-t-il à celui qui prend les choses indifférentes pour des biens, ou pour des maux ? Il trouve partout des obstacles ; il est affligé, troublé ; il se plaint des choses et des hommes.

    N'éprouve-t-il pas un plus grand mal encore ? Il est esclave du désir et de la crainte.

    Quel est l'état de celui qui sait pratiquement que les choses qui ne dépendent pas de nous sont indifférentes ? Il est libre. Personne ne peut le forcer à faire ce qu'il ne veut pas ou l'empêcher de faire ce qu'il veut. Il n'a à se plaindre de rien ni de personne.

    La maladie, la prison, la pauvreté, par exemple, ne diminuent-elles point ma liberté ? Les choses extérieures peuvent diminuer la liberté de mon corps et de mes mouvements. Elles ne sont pas des empêchements pour ma volonté, si je n'ai pas la folie de vouloir ce qui ne dépend pas de moi.

    La doctrine d'Epicure ne suffit-elle pas dans le courant de la vie ? La doctrine d'Epicure suffit si j'ai les choses nécessaires à la vie et si je me porte bien. Elle me rend devant la joie l'égal des animaux, qui ne se forgent pas des inquiétudes et des maux imaginaires. Mais, dans la maladie ou dans la faim, elle ne suffit plus.

    Suffit-elle dans les relations sociales ? Dans les relations sociales courantes, elle peut suffire. Elle me libère de tous les tyrans qui n'ont de pouvoir que sur mon superflu.

    Y a-t-il des circonstances sociales où elle ne suffit plus ? Elle ne suffit plus si le tyran peut me priver de pain ; s'il peut me mettre à mort ou blesser mon corps.

    Qui appelez-vous tyran ? J'appelle tyran quiconque, en agissant sur les choses indifférentes, telles que mes richesses ou mon corps, prétend agir sur ma volonté. J'appelle tyran quiconque essaie de modifier mon état d'âme par d'autres moyens que la persuasion raisonnable.

    N'y a-t-il pas des individualistes auxquels l'épicurisme suffira ? Quelque que soit mon présent, j'ignore l'avenir. J'ignore si la grande attaque où l'épicurisme ne suffit plus ne me guette pas à quelque détour de ma vie. Je dois donc, dès que j'ai atteint la sagesse épicurienne, travailler à me fortifier davantage, jusqu'à l'invulnérabilité stoïcienne.

    Comment vivrai-je dans le calme ? Dans le calme, je pourrai vivre doucement et sobrement comme Epicure, mais avec l'esprit d'Epictète.

    Est-il utile à la perfection de se proposer un modèle tel que Socrate, Jésus ou Epictète ? Cette méthode est mauvaise.

    Pourquoi? Parce que j'ai à réaliser mon harmonie, non celle d'un autre.

    Combien y a-t-il de sortes de devoirs ? Il y a deux sortes de devoirs : les devoirs universels et les devoirs personnels.

    Qu'appelez-vous devoirs universels ? J'appelle devoirs universels ceux qui s'imposent à tout homme sage.

    Qu'appelez-vous devoirs personnels ? J'appelle devoirs personnels ceux qui s'imposent particulièrement à moi.

    Existe-t-il des devoirs personnels ? Il existe des devoirs personnels. Je suis un être particulier qui se trouve dans des situations particulières. J'ai un certain degré de force physique, de force intellectuelle et je possède plus ou moins de richesses. J'ai un passé à continuer. J'ai à lutter contre une destinée hostile, ou à collaborer avec une destinée amie.

    Distinguez par un signe facile les devoirs personnels et les devoirs universels. Sauf exception, les devoirs universels sont des devoirs d'abstention. Presque tous les devoirs d'action sont des devoirs personnels. Même dans les circonstances rares où l'action s'impose à tous, le détail de l'action portera la marque de l'agent, sera comme la signature de l'artiste moral.

    Le devoir personnel peut-il contredire le devoir universel ? Non. Il est comme la fleur, qui ne saurait pousser que sur la plante.

    Mes devoirs personnels sont-ils ceux de Socrate, de Jésus ou d'Epictète ? Ils ne leur ressemblent en rien, si je ne mène pas une vie apostolique.

    Qui m'apprendra mes devoirs personnels et mes devoirs universels ? Ma conscience.

    Comment m'apprendra-t-elle mes devoirs universels ? En me disant ce que j'attendrais de tout homme sage.

    Comment m'apprendra-t-elle mes devoirs personnels ? En me disant ce que je dois exiger de moi.

    Y a-t-il des devoirs difficiles? Il n'y a pas de devoir difficile pour le sage.

    Avant que j'aie atteint la sagesse, la pensée de Socrate, de Jésus, d'Epictète, ne me sera-t-elle pas utile dans les difficultés ? Elle pourra m'être utile. Mais je ne me représenterai jamais ces grands individualistes comme des modèles.

    Comment me les représenterai-je ? Je me les représenterai comme des témoins. Et je désirerai qu'ils ne blâment point ma façon d'agir.

    Y a-t-il des fautes graves et des fautes légères ? Toute faute reconnue telle avant d'être commise est grave.

    Théoriquement, pour juger de ma situation ou de celle d'autrui dans la voie de la sagesse, ne puis je pas distinguer des fautes graves et des fautes légères ? Je le puis.

    Qu'appellerai-je faute légère ? J'appellerai ordinairement faute légère celle qu'Epictète blâmerait et qu'Epicure ne blâmerait pas.

    Qu'appellerai-je faute grave ? J'appellerai faute grave celle que blâmerait même l'indulgence d'Epicure.

    Chapitre III : Des relations des individus entre eux

    Dites la formule des devoirs envers autrui. Tu aimeras ton prochain comme toi-même et ton Dieu par dessus toute chose.

    Qu'est-ce que mon prochain ? Les autres hommes.

    Pourquoi appelez vous les autres hommes votre prochain ? Parce que, doués de raison et de volonté, ils sont plus proches de moi que les animaux.

    Qu'est-ce que les animaux ont de commun avec moi ? La vie, la sensibilité, l'intelligence.

    Ces caractères communs me créent-ils des devoirs envers les animaux ? Ces caractères communs me créent le devoir de ne point faire souffrir les animaux, de leur éviter les souffrances inutiles et de ne point les tuer sans nécessité.

    Quel droit me donne l'absence de raison et de volonté chez les animaux ? Les animaux n'étant pas des personnes, j'ai le droit de me faire servir par eux dans la mesure de leurs forces et de les transformer en instruments.

    Ai-je le même droit sur certains hommes ? Je n'ai jamais le droit de considérer une personne comme un moyen. Chaque personne est un but, une fin. Je ne puis que demander aux personnes des services qu'elles m'accorderont librement, par bienveillance ou en échange d'autres services.

    N'y a-t-il pas des races inférieures ? Il n'y a pas de races inférieures. L'individu noble peut fleurir dans toutes les races.

    N'y a-t-il pas des individus inférieurs incapables de raison et de volonté ? Le fou excepté, tout homme est capable de raison et de volonté. Mais beaucoup n'écoutent. que leurs passions et n'ont que des caprices. C'est parmi eux que se rencontrent ceux qui ont la prétention de commander.

    Ne puis-je me faire des instruments avec ces individus incomplets ? Non. Je dois les considérer comme des enfants arrêtés dans leur développement, mais en qui l'homme s'éveillera peut-être demain.

    Que penserai-je des ordres de ceux qui ont la prétention de commander ? Un ordre ne peut être qu'un caprice d'enfant ou une fantaisie de fou.

    Comment dois-je aimer mon prochain ? Comme moi-même.

    Que signifient ces mots ? Ils signifient : de la même façon que je dois m'aimer.

    Qui m'apprendra comment je dois m'aimer ? La seconde partie de la formule m'apprend comment je dois m'aimer.

    Répétez cette seconde partie. Tu aimeras ton Dieu par dessus toute chose.

    Qu'est-ce que Dieu ? Dieu a plusieurs sens : il a un sens différent dans chaque religion ou métaphysique et il a un sens moral.

    Quel est le sens moral du mot Dieu ? Dieu est le nom de la perfection morale

    Que signifie dans la formule d'amour, le possessif TON : "tu aimeras TON Dieu" ? Mon Dieu, c'est ma perfection morale.

    Qu'est-ce que je dois aimer par dessus toute chose ? Ma raison, ma liberté, mon harmonie intérieure, mon bonheur car ce sont là les autres noms de mon Dieu.

    Mon Dieu exige t-il des sacrifices ? Mon Dieu exige que je lui sacrifie mes désirs et mes craintes ; il exige que je méprise les faux biens et que je sois "pauvre d'esprit".

    Qu'exige-t-il encore ? Il exige encore que je sois prêt à lui sacrifier ma sensibilité et, au besoin, ma vie.

    Qu'aimerai-je donc chez mon prochain ? J'aimerai le Dieu de mon prochain, c'est-à-dire sa raison, son harmonie intérieure, son bonheur.

    N'ai-je pas des devoirs envers la sensibilité de mon prochain ? J'ai envers la sensibilité de mon prochain les mêmes devoirs qu'envers la sensibilité des animaux ou envers la mienne.

    Expliquez-vous. Je ne créerai ni chez autrui ni chez moi de souffrance inutile.

    Puis-je créer de la souffrance utile ? Je ne puis pas créer activement de la souffrance utile. Mais certaines abstentions nécessaires auront pour conséquence de la souffrance chez autrui ou chez moi. Je ne dois pas plus sacrifier mon Dieu à la sensibilité d'autrui qu'à ma sensibilité.

    Quels sont mes devoirs envers la vie d'autrui ? Je ne dois ni tuer ni blesser mon prochain.

    N'y a-t-il pas des cas où l'on a le droit de tuer ? Dans le cas de légitime défense, il semble que la nécessité crée le droit de tuer. Mais, presque toujours, si je suis assez brave, je conserverai le sang froid qui permet de se sauver sans tuer.

    Ne vaut il pas mieux subir l'attaque sans se défendre ? L'abstention est, en effet, ici, le signe d'une vertu supérieure, la véritable solution héroïque.

    N'y a t il pas, en face de la souffrance d'autrui, des abstentions injustifiées équivalant exactement à de mauvaises actions ? Il y en a. Si je laisse mourir celui que je puis sauver sans crime, je suis un véritable assassin.

    Citez à ce sujet une parole de Bossuet. "Ce riche inhumain a dépouillé le pauvre parce qu'il ne l'a pas revêtu ; il l'a égorgé cruellement, parce qu'il ne l'a pas nourri ".

    Que pensez-vous de la sincérité ? La sincérité est mon premier devoir envers les autres et envers moi-même, le témoignage que mon Dieu exige comme un sacrifice continuel, comme une flamme que je ne dois jamais laisser éteindre.

    Quelle est la sincérité la plus nécessaire ? La proclamation de mes certitude morales.

    Quelle sincérité placez-vous au second rang ? La sincérité dans l'expression de mes sentiment.

    L'exactitude dans l'exposition des faits extérieurs est-elle sans importance ? Elle est beaucoup moins importante que les deux grandes sincérités philosophique et sentimentale. Le sage l'observe cependant.

    Combien y a-t-il de mensonges ? Il y a trois sortes de mensonges: le mensonge malicieux, le mensonge officieux et le mensonge joyeux.

    Qu'est-ce que le mensonge malicieux ? Le mensonge malicieux est celui qui a pour but de nuire à autrui.

    Que pensez-vous du mensonge malicieux ? Le mensonge malicieux est un crime et une lâcheté.

    Qu'est-ce que le mensonge officieux ? Le mensonge officieux est celui qui a pour but mon utilité ou celle d'autrui.

    Que pensez-vous du mensonge officieux ? Quand le mensonge officieux ne contient aucun élément nuisible, le sage ne le blâme pas chez autrui ; mais il l'évite pour lui-même.

    N'y a-t il pas des cas où le mensonge officieux s'impose, si un mensonge peut, par exemple, sauver la vie à quelqu'un ? Dans ce cas, le sage pourra faire un mensonge qui ne touche qu'aux faits. Mais presque toujours, au lieu de mentir, il refusera de répondre.

    Le mensonge joyeux est-il permis ? Le sage s'interdit le mensonge joyeux.

    Pourquoi ? Le mensonge joyeux sacrifie à un jeu l'autorité de la parole qui, conservée, peut quelquefois être utile à autrui.

    Le sage s'interdit-il la fiction ? Le sage ne s'interdit aucune fiction avouée et il lui arrive de dire des paraboles des fables, des symboles ou des mythes.

    Que doivent être les relations entre l'homme et la femme ? Les relations entre l'homme et la femme doivent être, comme toutes les relations entre personnes, absolument libres des deux côtés.

    Y a-t-il une autre règle à observer dans ces relations ? Elles doivent exprimer une sincérité mutuelle.

    Que pensez-vous de l'amour? L'amour mutuel est la plus belle parmi les choses indifférentes, la plus proche d'être une vertu. Il fait la noblesse du baiser.

    Le baiser sans amour est-il une faute ? Si le baiser sans amour est la rencontre de deux désirs et de deux plaisirs, il ne constitue pas une faute.

    Chapitre IV : De la Société

    N'ai-je de relations qu'avec des individus isolés ? J'ai des relations non seulement avec des individus isolés, mais aussi avec divers groupes sociaux et, d'une façon générale, avec la société.

    Qu'est-ce que la société ? La société est la réunion des individus pour une oeuvre commune.

    Une oeuvre commune peut-elle être bonne ? Une oeuvre commune peut être bonne, à de certaines conditions.

    A quelles conditions ? L'œuvre commune sera bonne si, par amour mutuel ou par amour de l'œuvre, les ouvriers agissent tous librement, et si leurs efforts se groupent et se soutiennent en une coordination harmonieuse.

    En fait, l'œuvre sociale a-t-elle ce caractère de liberté ? En fait, l'œuvre sociale n'a aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres. Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l'amour, mais les gestes grinçants de la contrainte.

    Que concluez-vous de ce caractère de l'œuvre sociale ? J'en conclus que l'œuvre sociale est mauvaise.

    Comment le sage considère-t-il la société ? Le sage considère la société comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.

    Quelle est l'attitude du sage en face des limites ? Le sage regarde les limites comme des nécessités matérielles et il les subit physiquement avec indifférence.

    Que sont les limites pour celui qui est en marche vers la sagesse ? Pour celui qui est en marche vers la sagesse, les limites constituent des dangers.

    Pourquoi ? Celui qui ne distingue pas encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles en contraintes morales.

    Que doit faire l'individualiste imparfait en face de la contrainte sociale ? Il doit défendre contre elle sa raison et sa volonté. Il repoussera les préjugés qu'elle impose aux autres hommes, il se défendra de l'aimer ou de la haïr ; il se délivrera progressivement de toute crainte et de tout désir à son égard ; il se dirigera vers la parfaite indifférence, qui est la sagesse en face des choses qui ne dépendent pas de lui.

    Le sage espère-t-il une meilleure société ? Le sage se défend de toute espérance.

    Le sage croit-il au progrès ? Il remarque que les sages sont rares à toute époque et qu'il n'y a pas de progrès moral.

    Le sage se réjouit-il des progrès matériels ? Le sage remarque que les progrès matériels ont pour objet d'accroître les besoins artificiels des uns et le travail des autres. Le progrès matériel lui apparaît comme un poids croissant qui enfonce de plus en plus l'humanité dans la boue et dans la peine.

    L'invention des machines perfectionnées ne diminuera-telle pas le labeur humain ? L'invention des machines a toujours aggravé le travail. Elle l'a rendu plus pénible et moins harmonieux. Elle a remplacé l'initiative libre et intelligente par une précision servile et craintive. Elle a fait de l'ouvrier, jadis maître souriant des outils, l'esclave tremblant de la machine.

    Comment la machine, qui multiplie les produits, ne diminue-t-elle pas la quantité de travail à fournir par l'homme ? L'homme est avide et la folie des besoins imaginaires grandit à mesure qu'on la satisfait. Plus l'insensé a de choses superflues, plus il veut en avoir.

    Le sage exerce-t-il une action sociale ? Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu'on n'agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L'action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s'abstient d'y prendre part.

    Le sage n'est-il pas égoïste d'oublier le bonheur du peuple ? Le sage sait que ces mots : "le bonheur du peuple" n'ont aucun sens. Le bonheur est intérieur et individuel ; on ne peut le produire qu'en soi-même.

    Le sage n'a donc pas pitié des opprimés ? Le sage sait que l'opprimé qui se plaint aspire à devenir oppresseur. Il le soulage dans la mesure de ses moyens, mais il ne croit pas au salut par l'action commune.

    Le sage ne croit donc pas aux réformes ? Il remarque que les réformes changent les noms des choses, non les choses elles-mêmes. L'esclave est devenu le serf, puis le salarié. On n'a jamais réformé que le langage. Le sage reste indifférent à ces questions de philologie.

    Le sage est-il révolutionnaire ? L'expérience prouve au sage que les révolutions n'ont jamais de résultats durables. La raison lui dit que le mensonge ne se réfute pas par le mensonge et que la violence ne se détruit pas par la violence.

    Qu'est-ce que le sage pense de l'anarchie ? Le sage regarde l'anarchie comme une naïveté.

    Pourquoi ? L'anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté.

    N'a-t-il pas raison ? La vraie limite n'est pas le gouvernement mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches.

    Pourquoi le sage ne travaille-t-il pas à détruire la société ? La société est inévitable comme la mort. Sur le plan matériel, notre puissance est faible contre de telles limites. Mais le sage détruit en lui le respect et la crainte de la société comme il détruit en lui la crainte de la mort. Il est indifférent à la forme politique et sociale du milieu où il vit comme il est indifférent au genre de mort qui l'attend.

    Le sage n'agira-t il donc jamais sur la société ? Le sage sait qu'on ne détruit ni l'injustice sociale ni l'eau de la mer. Mais il s'efforce de sauver un opprimé d'une injustice particulière, comme il se jette à l'eau pour sauver un noyé.

    Chapitre V : Des relations sociales

    Le travail est-il une loi sociale ou une loi naturelle ? Le travail est une loi naturelle aggravée par la société.

    Comment la société aggrave-t-elle la loi naturelle du travail ? De trois façons: 1° Elle dispense arbitrairement un certain nombre d'hommes de tout travail et rejette leur part du fardeau sur les autres hommes ; 2° Elle emploie beaucoup d'hommes à des travaux inutiles, à des fonctions sociales ; 3° Elle multiplie chez tous et particulièrement chez les riches les besoins imaginaires et elle impose au pauvre l'odieux travail nécessaire à la satisfaction de ces besoins.

    Pourquoi trouvez -vous naturelle la loi du travail ? Parce que mon corps a des besoins naturels que seuls les produits du travail satisferont.

    Vous ne considérez donc comme travail que le travail manuel ? Sans doute.

    L'esprit n'a-t-il pas aussi des besoins naturels ? Le seul besoin naturel de nos facultés intellectuelles, c'est l'exercice. L'esprit reste toujours un enfant heureux qui a besoin de mouvement et de jeu.

    Ne faut-il pas des ouvriers spéciaux pour donner à l'esprit des occasions de jouer ? Le spectacle de la nature, l'observation des passions humaines et le plaisir des conversations suffiraient aux besoins naturels de l'esprit.

    Vous condamnez donc l'art, la science et la philosophie ? Je ne condamne pas ces plaisirs. Semblables à l'amour, ils sont nobles tant qu'ils restent désintéressés. Dans l'art, dans la science, dans la philosophie, dans l'amour, la volupté que j'éprouve à me donner ne doit pas être payée par celui qui goûte la volupté de recevoir.

    Mais il y a des artistes qui créent avec peine et des savants qui cherchent avec fatigue ? Si la peine dépasse le plaisir, je ne vois pas pourquoi ces pauvres gens ne s'abstiennent point.

    Vous exigeriez donc de l'artiste et du savant un travail manuel ? Du savant et de l'artiste, comme de l'amoureux ou de l'amoureuse, la nature exige un travail manuel puisqu'elle leur impose, comme aux autres hommes, des besoins matériels.

    L'infirme a aussi des besoins matériels et vous n'auriez pas la cruauté de lui imposer une besogne dont il est incapable ? Sans doute, mais je ne considère pas comme des infirmités la beauté du corps ou la puissance de la pensée.

    L'individualiste travaillera donc de ses mains ? Oui, autant que possible.

    Pourquoi dites-vous : Autant que possible ? Parce que la société a rendu difficile l'obéissance à la loi naturelle. Il n'y a pas de travail manuel rémunérateur pour tout le monde. D'ordinaire, on s'éveille à l'individualisme trop tard pour faire l'apprentissage d'un métier naturel. La société a volé à tous, pour le livrer à quelques-uns, le grand instrument du travail naturel, la terre.

    L'individualiste peut donc, dans l'état actuel des choses, vivre d'une besogne qu'il ne considère pas comme un vrai travail ? Il le peut.

    L'individualiste peut-il être fonctionnaire ? Oui. Mais il ne peut pas consentir à toutes sortes de fonctions.

    Quelles sont les fonctions dont s'abstiendra l'individualiste ? L'individualiste s'abstiendra de toute fonction de l'ordre administratif, de l'ordre judiciaire ou de l'ordre militaire. Il ne sera pas préfet ou policier, officier, juge ou bourreau.

    Pourquoi ? L'individualiste ne peut pas être au nombre des tyrans sociaux.

    Quelles fonctions pourra-t-il accepter ? Les fonctions qui ne nuisent pas à autrui.

    En dehors des fonctions rétribuées par le gouvernement, n'y a t-il pas des carrières nuisibles et dont l'individualiste s'abstiendra ? Il y en a.

    Citez-en quelques-uns. Le cambriolage, la banque, l'exploitation de la courtisane, l'exploitation de l'ouvrier.

    Quelles seront les relations de l'individualiste avec ses inférieurs sociaux ? Il respectera leur personnalité et leur liberté. Il n'oubliera jamais que le devoir professionnel est une fiction, et le devoir humain la seule réalité morale. Il n'oubliera jamais que les hiérarchies sont des folies et il agira naturellement, non socialement, avec des hommes que le mensonge social affirme ses inférieurs, mais dont la nature a fait ses égaux.

    L'individualiste aura-t-il beaucoup de relations extérieures avec ses inférieurs sociaux ? Il évitera les abstentions qui pourraient les froisser. Mais il les verra peu, de crainte de les trouver sociaux et non naturels ; je veux dire de crainte de les trouver serviles, gênés ou hostiles.

    Quelles seront les relations de l'individualiste avec ses collègues ou ses confrères ? Il sera poli et serviable avec eux. Mais, autant qu'il pourra le faire sans les blesser, il évitera leur conversation.

    Pourquoi? Pour se défendre contre deux poisons subtils : l'esprit de corps et l'abrutissement professionnel.

    Comment se conduira l'individualiste avec ses supérieurs sociaux ? L'individualiste n'oubliera pas que les paroles de ses supérieurs sociaux traitent presque toujours de choses indifférentes. Il écoutera avec indifférence et répondra le moins possible. Il ne fera pas d'objections. Il n'indiquera pas des méthodes qui lui paraîtraient meilleures. Il évitera toute discussion inutile.

    Pourquoi ? Parce que le supérieur social est d'ordinaire un enfant vaniteux et irritable.

    Si le supérieur social ordonne, non plus une chose indifférente, mais une injustice ou une cruauté, que fera l'individualiste ? Il refusera d'obéir.

    La désobéissance ne lui fera-t-elle pas courir des dangers ? Non. Devenir l'instrument de l'injustice et du mal, c'est la mort de la raison et de la liberté. Mais la désobéissance à l'ordre injuste ne met en danger que le corps et les ressources matérielles, qui sont au nombre des choses indifférentes.

    Quelle sera la pensée de l'individualiste devant l'ordre ? L'individualiste dira mentalement au chef injuste : Tu es une des incarnations modernes du tyran. Mais le tyran ne peut rien contre le sage.

    L'individualiste expliquera-t-il son refus d'obéir ? Oui, s'il croit le chef social capable de comprendre et de revenir de son erreur. Presque toujours le chef social est incapable de comprendre.

    Que fera alors l'individualiste ? Devant un ordre injuste le refus d'obéir est le seul devoir universel. La forme du refus dépend de ma personnalité.

    Comment l'individualiste considère-t-il la foule? L'individualiste considère la foule comme une des plus brutales parmi les forces naturelles.

    Comment agit-il dans une foule qui ne fait point de mal ? Il s'efforce de ne point sentir en conformité avec la foule et de ne point laisser noyer, même pour un instant, sa personnalité.

    Pourquoi ? Pour rester un homme libre. Parce que tout à l'heure peut-être un choc imprévu fera jaillir la cruauté de la foule, et celui qui aura commencé de sentir comme elle, celui qui fera vraiment partie de la foule aura de la peine à se dégager au moment de l'élan moral.

    Que fera le sage si la foule où il se trouve essaie une injustice ou une cruauté ? Le sage s'opposera par tous les moyens nobles ou indifférents à l'injustice ou à la cruauté.

    Quels sont les moyens que le sage n'emploiera pas, même en ces circonstances ? Le sage ne descendra pas au mensonge, à la prière, ou à la flagornerie.

    Flatter la foule est un puissant moyen oratoire. Le sage se l'interdira-t-il absolument ? Le sage pourra adresser à la foule, comme à un enfants ces éloges qui sont l'enveloppe ironiquement aimable des conseils. Mais il saura que la limite est incertaine et l'aventure dangereuse. Il ne s'y hasardera que s'il est bien sûr non seulement de la fermeté de son âme, mais encore de la souplesse précise de sa parole.

    Le sage citera-t-il devant les tribunaux ? Le sage ne citera jamais devant les tribunaux.

    Pourquoi ? Citer devant les tribunaux c'est, pour des intérêts matériels et indifférents, sacrifier à l'idole sociale et reconnaître la tyrannie. Il y a en outre lâcheté à appeler à son secours la puissance de tous.

    Que fera le sage s'il est accusé ? Il pourra, selon son caractère, dire la vérité ou opposer à la tyrannie sociale le dédain et le silence.

    Si l'individualiste se reconnaît coupable, que dira-t-il ? Il dira sa faute réelle et naturelle, la distinguera nettement de la faute apparente et sociale pour laquelle on le poursuit. Il ajoutera que sa conscience lui inflige pour sa véritable faute le véritable châtiment. Mais la société, qui n'agit que sur les choses indifférentes, lui infligera, pour sa faute apparente, une punition apparente.

    Si le sage accusé est innocent devant sa conscience et coupable devant les lois, que dira-t-il ? Il expliquera comment son crime légal est une innocence naturelle. Il dira son mépris pour la loi, cette injustice organisée et cette impuissance qui ne peut rien sur nous, mais seulement sur notre corps et nos richesses, choses indifférentes.

    Si le sage accusé est innocent devant sa conscience et devant la loi, que dira-t-il ? Il pourra dire seulement son innocence réelle. S'il daigne expliquer ses deux innocences, il déclarera que la première seule lui importe.

    Le sage témoignera-t-il devant les tribunaux civils ? Le sage ne refusera pas son témoignage au faible opprimé.

    Le sage témoignera-t-il en correctionnelle et devant les assises ? Oui, s'il connaît une vérité utile à l'accusé.

    Si le sage connaît une vérité nuisible à l'accusé que fera-t-il ? Il se taira.

    Pourquoi ? Parce qu'une condamnation est toujours une injustice et le sage ne se rend pas complice d'une injustice.

    Pourquoi dites-vous qu'une condamnation est toujours une injustice ? Parce que nul homme n'a le droit d'infliger la mort à un autre homme ou de l'enfermer en prison.

    La société n'a-t-elle pas d'autres droits que l'individu ? La société, réunion des individus, ne peut avoir un droit qui ne se trouve en aucun individu. Des zéros additionnés, si nombreux qu'on les suppose, donnent toujours zéro au total.

    La société n'est-elle pas en légitime défense contre certains malfaiteurs ? Le droit de légitime défense ne dure pas plus longtemps que l'attaque elle-même.

    Le sage siégera-t-il comme juré ? Le sage, appelé à faire partie d'un jury, pourra refuser de siéger ou y consentir.

    Que fera le sage qui aura consenti à être juré ? Il répondra toujours Non à la première question : L'accusé est-il coupable ?

    Cette réponse ne sera-t-elle pas quelquefois un mensonge? Cette réponse ne sera jamais un mensonge.

    Pourquoi ? La question du président doit se traduire ainsi : "Voulez-vous que nous infligions une peine à l'accusé ?" Et je suis obligé de répondre "Non", car je n'ai le droit d'infliger de peine à personne.

    Que pensez-vous du duel? Tout appel à la violence est un mal. Mais le duel est un moindre mal que l'appel en justice.

    Pourquoi? Il n'est pas une lâcheté, il ne crie pas au secours et n'emploie pas contre un seul la force de tous.

    Chapitre VI : Des sacrifices aux idoles

    Puis-je sacrifier aux idoles de mon temps et de mon pays ? Je puis laisser avec indifférence les idoles me prendre les choses indifférentes. Mais je dois défendre ce qui dépend de moi et qui appartient à mon Dieu.

    Comment distinguerai-je mon Dieu d'avec les idoles ? Mon Dieu est proclamé par ma conscience dès qu'elle est vraiment ma voix et non plus un écho. Mais les idoles sont l'œuvre de la société.

    A quel autre caractère reconnaît-on les idoles ? Mon Dieu ne désire que le sacrifice des choses indifférentes. Les idoles exigent le sacrifice de moi-même.

    Expliquez-vous ? Les idoles proclament comme des vertus les bassesses les plus serviles, discipline et obéissance passive. Elles exigent le sacrifice de ma raison et de ma volonté.

    Les idoles commettent-elles d'autres injustices ? Non contentes de vouloir détruire ce qui leur est supérieur et que je n'ai jamais le droit d'abandonner, elles veulent que je leur sacrifie ce qui ne m'appartient en aucune façon, la vie de mon prochain.

    Connaissez-vous d'autres caractères des idoles ? Le vrai Dieu est éternel et immense. C'est toujours et partout que je dois obéir à ma raison. Mais les idoles varient avec les temps et les pays.

    Montrez comment les idoles varient avec les temps. Autrefois, on me demandait de supprimer ma raison et de tuer mon prochain pour la gloire de je ne sais quel Dieu étranger et extérieur à moi ou pour la gloire du Roi. Aujourd'hui, on me demande les mêmes sacrifices abominables pour l'honneur de la Patrie. Demain, on les exigera peut-être pour l'honneur de la Race, de la Couleur ou de la Partie du Monde.

    L'idole varie-t-elle seulement lorsque son nom change ? L'idole évite autant que possible de changer de nom. Mais elle varie souvent.

    Citez des changements de l'idole que n'accompagne pas un changement de nom. Dans un pays voisin, l'idole Patrie était la Prusse ; aujourd'hui, sous le même nom, l'idole est l'Allemagne. Elle demandait au Prussien de tuer le Bavarois. Plus tard, elle demanda au Prussien et au Bavarois de tuer le Français. Le Savoyard et le Niçois risquaient en 1859 de s'incliner bientôt devant une patrie dessinée en botte ; les hasards de la diplomatie leur font adorer une patrie hexagonale. Le Polonais hésite entre une idole morte et une idole vivante ; l'Alsacien entre deux idoles vivantes, qui prétendent au même nom de Patrie.

    Quelles sont les principales idoles actuelles ? Dans certains pays, le Roi ou l'Empereur ; dans d'autres, on ne sait quelle fraude dénommée Volonté du Peuple. Partout l'Ordre, le Parti politique, la Religion, la Patrie, la Race, la Couleur. Il ne faut pas oublier l'opinion publique avec ses mille noms, depuis le plus emphatique, l'Honneur, jusqu'au plus trivialement bas, le Qu'en dira-t-on.

    La couleur est-elle une idole dangereuse ? La Couleur blanche, surtout. Il lui arriva d'unir en un même culte Français, Allemands, Russes et Italiens et d'obtenir de tous ces nobles prêtres le sacrifice sanglant d'un grand nombre de Chinois.

    Connaissez-vous d'autres crimes de la Couleur Blanche ? C'est elle qui fait de l'Afrique entière un enfer. C'est elle qui a détruit les Indiens d'Amérique et qui fait lyncher les nègres.

    Les adorateurs de la Couleur Blanche n'offrent-ils que du sang à leur idole ? Ils lui offrent aussi des louanges.

    Dites ces louanges. Ce serait trop longue litanie. Mais, quand la Couleur Blanche exige un crime, la liturgie appelle ce crime une nécessité de la Civilisation et du Progrès.

    La Race est elle une idole dangereuse ? Oui, surtout quand elle s'allie à la Religion.

    Dites quelques crimes de ces alliées ? Les guerres médiques, les conquêtes des Sarrasins, les croisades, le massacre des Arméniens, l'antisémitisme.

    Quelle est aujourd'hui l'idole la plus exigeante et la plus universellement respectée ? La Patrie.

    Dites les exigences particulières de la Patrie. Le service militaire et la guerre.

    L'individualiste peut-il être soldat en temps de paix ? Oui, tant qu'on ne lui ordonne pas de crime.

    Que fait le sage en temps de guerre ? Le sage n'oublie jamais l'ordre du vrai Dieu, de la Raison : "Tu ne tueras point". Et il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes.

    Quels actes lui dictera sa conscience ? La conscience universelle ordonne rarement des actes déterminés. Elle porte presque toujours des défenses. Elle défend de tuer ou de blesser son prochain et sur ce point, elle ne dit rien de plus. Les méthodes sont indifférentes ou constituent des devoirs personnels.

    Le sage peut-il rester soldat en temps de guerre ? Le sage peut rester soldat en temps de guerre, s'il est bien sûr de ne pas se laisser entraîner à tuer ou à blesser.

    Le refus formel et éclatant d'obéir à des ordres sanguinaires peut-il devenir un devoir strict ? Oui, si le sage, par son passé, ou pour d'autres raisons, se trouve dans une de ces situations qui attirent les regards. Oui, si son attitude risque de scandaliser ou d'édifier, il peut entraîner d'autres hommes vers le bien ou vers le mal.

    Le sage tirera-t-il sur l'officier qui donne un ordre sanguinaire ? Le sage ne tue personne. Il sait que le tyrannicide est un crime comme tout meurtre volontaire.

    Chapitre VII : Des rapports de la morale et de la métaphysique

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    De combien de façons conçoit-on les rapports de la morale et de la métaphysique ? De trois façons : 1° La morale est une conséquence de la métaphysique, une métaphysique en acte 2° La métaphysique est une nécessité et un postulat de la morale 3° La morale et la métaphysique sont indépendantes l'une de l'autre.

    Que pensez-vous de la doctrine qui fait dépendre la morale de la métaphysique ? Cette doctrine est dangereuse. Elle appuie le nécessaire sur le sur le superflu, le certain sur l'incertain, la pratique sur le rêve. Elle transforme la vie morale en un somnambulisme tout tremblant de craintes et d'espérances.

    Que pensez-vous de la doctrine qui fonde la métaphysique sur la vérité morale ? Elle semble d'abord tout donner à la morale. En réalité, si elle se présente comme autre chose qu'une méthode de rêve, si elle la prétention de conduire à la certitude, elle est mensonge et immoralité intellectuelle, puisqu'elle affirme comme des réalités ce qui ne peut-être que désirs et espérances.

    Que pensez-vous de la conception qui rend la morale et la métaphysique indépendantes l'une de l'autre ? Elle est la seule soutenable au point de vue moral. C'est à elle qu'il faut s'en tenir dans la pratique.

    Théoriquement, les deux premières conceptions ne renferment-elles point une part de vérité ? Fausses moralement, elles expriment une opinion métaphysique probable. Elles signifient que toutes les réalités se tiennent et qu'il y a entre l'homme et l'univers des rapports étroits.

    L'individualisme a-t-il une métaphysique ? L'individualisme paraît pouvoir coexister avec les métaphysiques les plus différentes. Il semble que Socrate et les cyniques aient eu quelque dédain pour la métaphysique. Les épicuriens sont matérialistes. Les stoïciens sont panthéistes.

    Que pensez-vous des doctrines métaphysiques en général ? Je les regarde comme des poèmes et je les aime pour leur beauté.

    Qu'est-ce qui constitue la beauté des poèmes métaphysiques ? Une métaphysique est belle à deux conditions : 1° Elle doit être considérée comme une explication possible et hypothétique, non comme un système de certitudes et elle ne doit pas nier les poèmes voisins ; 2° Elle doit expliquer toute chose par une harmonieuse réduction à l'unité.

    Que devons-nous faire eu présence des métaphysiques qui affirment ? Nous devons généreusement les dépouiller des laideurs et des lourdeurs de l'affirmation, pour les considérer comme des poèmes et des systèmes de rêves.

    Que pensez-vous des métaphysiques dualistes ? Elles sont des explications provisoires, des demi-métaphysiques. Il n'y a pas de métaphysique vraie ; mais les seules vraies métaphysiques sont celles qui aboutissent à un monisme.

    L'individualisme est-il la morale absolue ? L'individualisme n'est pas la morale. Il est seulement la plus forte méthode morale que nous connaissons, la plus imprenable citadelle de la vertu et du bonheur.

    L'individualisme convient-il à tous les hommes ? Il y a des hommes que l'âpreté apparente de l'individualisme rebute invinciblement. Ceux-là doivent choisir une autre méthode morale.

    Comment saurai-je si l'individualisme ne convient pas à ma nature ? Si, après un essai loyal de l'individualisme, je me sens malheureux ; si je ne sens pas que je suis dans le vrai refuge ; si je suis troublé de pitié sur moi-même et sur les autres, je dois fuir l'individualisme.

    Pourquoi ? Parce que cette méthode, trop forte pour ma faiblesse, me conduirait à l'égoïsme ou au découragement.

    Par quelle méthode me créerai-je une vie morale, si je suis trop faible pour la méthode individualiste ? Par l'altruisme, par l'amour, par la pitié.

    Cette méthode morale me conduira-t-elle à des gestes différents des gestes de l'individualiste ? Les êtres vraiment moraux font tous les mêmes gestes et surtout s'abstiennent tous des mêmes gestes. Tout être moral respecte la vie des autres hommes ; nul être moral ne se préoccupe de gagner des richesses inutiles, etc.

    Que se dira l'altruiste qui essaya inutilement de la méthode individualiste ? Il se dira : "J'ai à faire le même chemin. J'ai seulement quitté l'armure trop lourde pour moi et qui m'attirait du sort et des hommes des coups trop violents. Et j'ai pris le bâton du pèlerin. Mais je me souviendrai toujours que je tiens ce bâton pour me soutenir, non pour en frapper autrui".


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  • Conférence prononcée le dimanche 15 mai 1927 à Paris, à l’École du Propagandiste, Salle Pigier,
    23 rue de Turenne.

              J’ai lu dans trois journaux différents l’annonce de la conférence que je vais prononcer. Faut-il attribuer ce détail à l’aimable malice de l’organisateur Georges Chéron et de son École du Propagandiste ou à l’astuce et aux facultés d’adaptation des messieurs les journalistes ? Les trois annonces que je connais ne concordent que partiellement. D’après L’Anarchie, je dois vous parler de “la vie et de l’œuvre de l’anarchiste Élisée Reclus.” Le quotidien, plus libéral et plus imprécis, vous promet seulement une étude  sur “la vie et l’œuvre d’Élisée Reclus.” Soyons généreux de satisfaire aux trois engagements pris pour moi.

              Essayons de faire connaître un peu le savant Élisée Reclus; de mettre en lumière Élisée Reclus anarchiste et qui, pendant trente ans, hautement et fidèlement se proclame anarchiste. Essayons de dire un peu la noblesse en mouvement de sa vie, la beauté sincère de son oeuvre et quelle harmonie chante leur rapprochement. Il arrive, certes, que la dissonance entre la vie et l’œuvre nous intéresse comme un spectacle inquiet. Il arrive même qu’elle nous charme comme une apologie en action de nos propres faiblesses ou comme une glorification de notre force.

              Marie Dorval, à l’époque où elle préférait tous les textes d’Alexandre Dumas, tous les Jules Sandeau et même tous les Mélingue, au trop pur et trop imposant Alfred de Vigny, disait à une confidente : “Vois-tu ma chère, plus je vais et plus je sens qu’on ne peut bien aimer que celui qu’on n’estime pas.” Évitons toujours une telle bassesse. Sachons aimer ceux que nous estimons. Les autres, aimons-les partiellement, si j’ose dire, et par leurs côtés estimables ou admirables.

               Ribeira est un peintre d’une fougue éloquente dans le drame et, dans l’idylle, d’une grâce pleine, d’un réalisme charmant. C’est un homme abominable, d’une jalousie haineuse et meurtrière, et qui est pour beaucoup dans la mort de Dominiquin. Racine, poète merveilleux, est un caractère un peu bas et un peu cruel. Aimons la peinture de Ribeira en méprisant ou plaignant l’homme. La tragédie racinienne est une perfection telle qu’il devient difficile ici de voir l’homme autrement qu’à travers l’œuvre. Faisons pourtant cet effort. Sachons jouir de la force de composition et des divers prestiges du style, sans donner notre cœur à l’homme méchant.

              Que notre sévérité s’accroisse lorsqu’il s’agit d’hommes qui prétendent nous guider et non plus seulement nous complaire. Celui qui, non content de modeler des matières étrangères, enseigne le grand art de se sculpter soi-même, nous refusons de l’écouter s’il ne s’est pas appliqué à mettre sa vie d’accord avec sa pensée, à faire de sa doctrine et de sa conduite une noble harmonie.

              N’oublions pas, cependant, que, même chez les meilleurs et les plus pleinement sincères, l’œuvre risque d’être parfois en avance sur la conduite traînarde ou l’action en avance sur les tâtonnements de l’expression. L’homme est un être complexe. A trop vouloir la continuité dans l’harmonie, il consentirait des méthodes négatives et appauvrissantes. Il faut accepter que notre marche soit une suite de chutes arrêtées à temps. Dès que nous nous sentons harmonieux, courrons à des richesse nouvelles; dès que notre enrichissement apporte en nous un désordre un peu ivre, songeons à notre harmonie.


              Mais jamais par le sacrifice d’une part de nos puissances les plus grandes; Toujours par le renforcement de nos puissances moindres et retardataires. La conscience et le bonheur ne sont-ils pas deux noms glorieux  donnés à l’accord des puissances nombreuses que nous appelons notre cœur et des forces conjuguées que nous nommons notre raison ? Quand nous souffrons d’une dissonance, n’ayons jamais la lâcheté d’apaiser et de diminuer la voix la plus forte; fortifions le chant le plus faible.

                Chez Élisée Reclus, de légers désaccord se produisent entre les deux ordres d’énergie. Si claire que soit sa raison,  l’ardeur de son cœur se manifeste plus fort. Pourtant le spectacle reste toujours noble. Son oeuvre, qui exprime directement sa raison et où, par une certaine vibration émue du style probe, seules les harmoniques chantent le cœur, est toujours en accord suffisant avec une vie qui exprime davantage les mouvements du cœur mais qui néanmoins s’équilibre au balancier de la raison.

              Élisée Reclus est le second fils d’un pasteur protestant, très noble de caractère, qui a toujours vécu selon la foi profonde et à plusieurs reprises a sacrifié ses intérêts à sa croyance. Élisée a donc de qui tenir pour la pureté et la fermeté. Mais combien sa sincérité nous paraît plus émouvante que celle de son père : Il n’est pas le vaillant soldat qui épouse un parti et une foi extérieure, qui accepte une discipline enseignée; il est le vrai héros : il fait jaillir sa foi de ses profondeurs et se discipline lui-même selon ses découvertes ardentes ou ses scrupules inquiets.

              Mettre d’accord sa conduite avec sa parole, sa parole avec la pensée et les sentiments qu’on accepte : sincérité élémentaire et extérieure, si on écoute des maîtres, si on consent à être fabriqué en série. Élisée ne s’en contente point comme son père. Il a, lui, la sincérité intérieure, si rare, si pénible et si joyeuse : il fait passer tout ce qu’on lui a appris par l’épreuve du doute; parmi les ruines et les plâtras, il regarde pousser sa vérité, verdure fragile et pâle, puis arbre robuste, rugueux et grandissant.

              Son enfance se passe pour la plus grande partie en Allemagne, chez les frères Moraves. Après y avoir été élevé, il y est quelques temps professeur. Puis sa jeunesse vagabonde campe à Londres, aux États-Unis, dans l’Amérique du Sud. Revenu en France, son mépris pour le Second Empire le jette dans l’opposition républicaine. A cette époque, il y vote sans scrupule. Même aux élections législatives de 1871, il sera candidat ou presque.
     
              De Paris il se présente dans les Basses-Pyrénées, et il envoie sa lettre de candidature avec tant de hâte et de soin qu’elle arrive le lendemain de l’élection. Il prend part avec plus de zèle au mouvement de la Commune. Mais dès les premiers combats il est pris à Châtillon et il assiste à l’assassinat ignoblement ordonné par le général Vinoy, ignoblement exécuté par l’infâme discipline militaire et la vile obéissance passive de Duval et de deux autres prisonniers. Conduit en prison à Versailles, il est de ceux dont un certain Picard, bien oublié aujourd’hui, mais alors ministre de temps à autre et toujours noble écumeur de Bourse, juge la figure : “Jamais ¾ fit afficher dans toute la France sur papier officiel l’honnête Picard¾ jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles.” Élisée Reclus vécut dans quatorze prisons successives. La plus connue est celle de Quélern aux environs de Brest. On y entassait jusqu’a quarante prisonniers dans une même casemate. Les casemates du bas donnaient la mort. Les tuyaux des latrines, mal construits, laissaient suinter l’essence fécale.


              Chaque matin la saine liqueur montait à deux pouces de haut. Tout à côté, des bâtiments salubres restaient inoccupés, où l’on refusait de transférer les prisonniers. Excellente position d’étude que la prison de Quélern. Les plus aveugles y apprenaient à leurs dépens ce que c’est qu’un gouvernement, ce que c’est que l’administration, ce que c’est que la justice et quelle légère distance sépare la réalité de la vérité officielle. La vérité officielle c’était, par exemple, que la cantine ne devait prendre et ne prenait que dix pour cent de bénéfice. Il y avait des comptables parmi les prisonniers; ils mesurèrent et calculèrent la réalité : la cantine se contentait d’un bénéfice moyen de cinq cents pour cent.

              Élisée Reclus resta peu de temps à Quélern. Un grand nombre de prisonniers ne savaient ni lire ni écrire. Il s’était mis immédiatement à les instruire. A d’autres, il enseignait l’anglais. A tous il communiquait sa force morale et presque son héroïque gaîté. Le directeur, qui n’osait s’opposer  à sa bienfaisance, le voyait d’un fort mauvais oeil. Élisée puisait lui-même sa force dans un travail continu et divers. Il apprenait le flamand. Ses lettres ne réclamaient que des livres sérieux. Avant même d’en recevoir aucun, il écrivait son Histoire d’une montagne; résumait en deux petits volumes son premier grand ouvrage : La Terre; faisait le plan d’un livre futur qu’il intitulait alors dans son esprit : Le Sol et les Races.

              Jules Simon vint visiter la prison de Quélern. Pour Élisée Reclus déjà célèbre par L’Histoire d’un Ruisseau et par son grand ouvrage La Terre, l’ancien philosophe tombé dans la politique professait une admiration qui n’était pas complètement insincère. Il désira le voir et lui demander s’il ne manquait de rien. “Mais ¾ raconte le prisonnier ¾ comme je méprise cet homme, je refuserai de me rendre auprès de lui en disant que je n’avais rien à lui demandé... Il déclara qu’il voulait me donner du confort malgré moi.” Élisée Reclus fut donc transporté dans une prison plus saine, à Trébéron. Aux apparentes générosités officielles, n’oublions jamais de regarder les dessous.

              On voulait priver hypocritement les malheureux ainsi parqués à Quélern des leçons et des consolations du ferme savant. On voulait aussi le priver de la joie de faire quelque bien. Cependant la Société de Géographie fait des démarches pour sa libération. On l’en informe et que bientôt elle sera obtenue en échange d’un engagement qu’on lui dictera. Mais, lui, s’étonne, s’irrite presque : “Des amis supposent que, pour rentrer dans la vie libre, il me faudrait commencer par m’avilir !” Et il arrête, définitif : “Je ne puis souscrire à aucun engagement dont d’autres que moi auraient peser les termes.” Car, écrit-il un autre jour, “Je me dois à moi-même d’être d’autant plus fier que le sort m’a plus frappé.”

              Les démarches échouent donc, que le moindre mot conciliant de l’intéressé aurait fait réussir. Et il est condamné à la déportation simple, c’est-à-dire à être envoyé en Nouvelle-Calédonie. Mais les savants de toute l’Europe proteste et sa peine est commuée à dix années de bannissement. L’autorité, à qui il va échapper, tient du moins à manifester jusqu’à la fin mauvaise humeur et ridicule bassesse : une voiture cellulaire le conduit, menottes aux mains, jusqu’à la frontière Suisse. Il commence la plus connue et la plus vaste de ses oeuvres :

              La Nouvelle Géographie Universelle. Il écrit aussi dans divers journaux et, par des lacets qui font à chaque détour le sommet plus visible, il monte vers son idéal. En 1876, pour la première fois, il se déclare publiquement anarchiste; jamais dès lors, il ne répudiera ce titre noble et dangereux. Après ces dix années de bannissement, il vit tantôt en France, tantôt en Italie, en Suisse ou en Belgique, mais le plus souvent à Londres.


             Vers la fin de sa vie, il se jette dans une entreprise de cartographie. Lui qui n’a pas la science des affaires (quel honnête homme eut jamais, pratiquement, la science des affaires ?...) il s’est laissé entraîné dans la difficile aventure par le désir de trouver du travail à des camarades dont il plaint la misère. Naturellement, il est pillé largement par les hommes d’affaires, volé petitement par les camarades. Il passe ses dernières années non seulement dans la misère, mais sous le poids de la dette écrasant pour ce scrupuleux et candide esprit qui a besoin de sourire. Il garde pourtant, jusqu’à la fin, l’héroïque volonté de joie, l’héroïque volonté de faire rayonner autour de lui le bonheur. Son optimisme invaincu se mêle et se relève parfois d’un peu d’amertume, mais la vaillance et l’amour triomphent toujours chez lui. Il meurt en 1905, à 75 ans.

              La multiple et harmonieuse évolution d’Élisée Reclus serait passionnante, mais trop longue à étudier. Je me contente d’en étudier les grandes lignes. La première ascension que nous remarquons est sa libération religieuse. Élevé dans le protestantisme le plus sévère par un père très noblement fidèle, par une mère aussi croyante et fille, elle-même, d’un pasteur; enfin par les frères Moraves, voici qu’il réfléchit lui-même et il s’écarte de toute religion. Détachement ou plutôt déchirement pénible qui désole des parents adorés et admirés. Malgré les rares traces dans sa correspondance, nous devinons cette douleur plus que nous ne la voyons.

              Élisée est de ceux qui chantent volontiers leurs joies pour en réjouir quiconque les entend, mais farouchement et bienveillamment ces braves enferment leurs souffrances. Sa pensée et ses sentiments envers la famille évoluent aussi. Ou plutôt, après avoir cru penser et sentir ce que la foule croit sentir et penser, son cœur et sa raison parle un jour librement comme dans la monotonie froide de la verdure, s’épanouit, corolle et calice, une fleur ardente. Lors de son premier mariage, il est encore très jeune et ne s’est point posé certaines questions. Il se marie légalement, moutonnièrement, sans éclater de rire devant l’écharpe qui cercle le ventre officiel. De combien de préjugés pourtant il est déjà délivré.

              De ce préjugés des races, par exemple, qui fait encore aujourd’hui dans l’Amérique du Nord tant d’assassins. Il aime et épouse une mulâtresse dont la mère est Sénégalaise de la tribu des Peuls. Après la perte de sa première femme, il ne connaîtra plus que l’union libre. Quand il mariera ses filles, ce sera sans en informer M. le Maire, pas plus que M. le pasteur. Il a compris un jour que toute loi est tyrannique, que “les institutions suffisent pour créer des maîtres” et, autant qu’il le peut, sans danger excessif pour ceux qu’il aime, il échappe aux lois, méprise pratiquement les institutions, rit de l’organisation.

              Dégagé de bonne heure du préjugé des races, il reste longtemps esclave de la vanité nationale. On lui a dit et il répète que la France, patrie de la Révolution, est la créatrice de la liberté et marche à l’avant-garde du progrès. Il mutine encore cette naïveté pendant la guerre de 1870-1871. Quand il pose sa candidature législative, c’est pour soutenir la guerre à outrance. Son patriotisme indigné des incohérences, de faiblesse, des trahisons lui semble-t-il, de la défense de Paris, l’engage dans le mouvement de la Commune. Mais sa pensée ne va pas tarder à s’éveiller et lentement elle évoluera. Au terme de la libération, en 1885, il définit la Patrie : “La solidarité des crimes de nos ancêtres contre d’autres pays, ainsi que des iniquités dont nos gouvernements respectifs se rendirent coupables.”


              Il regarde avec un même écœurement sa France pillarde et colonisatrice ou les autres “États européens se disputant le partage du monde nous rappellent les corbeaux assemblés autour d’un cadavre, chacun emportant son débris.”

              Sur la question du vote, évolution analogue. D’abord, machinalement, il vote, comme tout le troupeau. Quand le problème se pose à son esprit, il continue de voter et, selon un réflexe logique auquel nous avons tous obéi bien souvent, cherche dans le raisonnement une justification de son aveugle habitude. En 1869, il convient que tout politicien est une canaille et qu’il est impossible de faire un choix honnête dans cette racaille. Le vote lui paraît cependant encore une manifestation utile en faveur d’un programme. Plus tard, il comprendra que confier un programme à un traître prévu n’est pas très utile à ce programme.

              Il verra surtout qu’on ne peut ni voter, complice, pour une canaille déjà formée, ni prendre la responsabilité de livrer à l’inévitable corruption un débutant encore honnête, de collaborer ainsi à la dégradation d’un homme et à une trahison ¾ ou comme dit l’euphémiste Briand - à une adaptation future. A 46 ans, il trouve enfin sa vérité. Il se proclame hautement et pour toujours anarchiste.

              Son oeuvre de savant est de tout premier ordre. Certes, on relèverait dans tant de gros volumes quelques erreurs. Mais sa conscience les a rendues rares et le sûr esprit critique qu’il a apporté à l’examen de son énorme documentation. Plus encore que la sûreté de son information et l’étonnante quantité de faits qu’il a su rassembler, ce que nous admirons en lui c’est le sens de la vie et l’intelligence de la complexité des choses; c’est la souplesse et l’ouverture accueillante de la pensée qui presque toujours le protègent contre l’esprit de système; et c’est cette plénitude, ce modèle simple du style qui le font toujours vivant et à la fois précis et scientifique.

              Il ne mérite jamais les reproches qu’il adresse à un de ses contemporains : “La géographie de Cortambert me paraît absolument manquer de tout sentiment de la vie. La terre serait en métal, les villes seraient en papier mâché et les hommes seraient en carton que l’auteur n’aurait pas à changer un mot à son bouquin.” Quoiqu’il ait une méthode, puissamment et souplement synthétique, il méprise, avec quelque exagération dans les mots, tous ceux “qui savent par méthode et non par ardeur enthousiaste.” Il déteste les livres de classe qui “donnent la science, comme faite, achevée, paraphée, approuvée, devenue presque une religion et en train de se changer en superstition.”  C’est, ajoute-t-il, une nourriture morte et qui tue.”

              Lui, au contraire, il est un vivant qui fait vivant et qui enrichit la vie du lecteur. Il n’oublie jamais que la vie est complexité et que son harmonie exige des richesses multiples. “Comme une plante qui va puiser au loin sa nourriture par toutes ses radicelles aussi bien que par les pores de ses feuilles, la géographie doit commencer par tout à la fois : cosmographie, histoire naturelle, histoire, topographie. La nature ambiante est une immense synthèse qui se présente à nous dans tout son infini et non partie par partie... C’est ainsi que l’enfant, se servant de tous ses sens à la fois, apprend peu à peu à reconnaître tout ce qui l’entoure.”

              Ni dans La Géographie Universelle ni dans L’Homme et la Terre, qui est peut-être son chef-d'œuvre, il ne sacrifie jamais au besoin de simplifier et de schématiser. Son art qui se cache suffit à rendre claire et facile la vision synthétique.


              Il répand une abondante lumière sur la vie frémissante, il n’a pas besoin d’appauvrir pour rendre intelligible ou d’arrêter pour permettre de voir. Jamais il ne nous donne la fausseté analytique, partielle et statistique; toujours la vérité synthétique et dynamique, riche, flottante, nuancée comme moire ou gorge de pigeon.  Il est quelques-uns de ses livres que j’aime moins quoique peut-être ils me touchent davantage. Son esprit y a été dupe de son cœur et sa générosité lui a fait sacrifier les nécessités de son esthétique ou de sa nature intellectuelle.

              La synthèse dynamique qu’il nous définissait tout à l’heure exige de l’espace, exige dans l’allure une souriante, une apparemment capricieuse liberté. Elle ne s’accommode pas de la hâte et du resserrement. A un certain moment de sa vie, Élisée Reclus, homme de scrupules, souffre à l’idée que ses livres pleins mais volumineux coûtent cher et que les pauvres, qui sont pourtant les seuls producteurs, auxquels seuls il doit quelque chose, n’ont ni l’argent nécessaire pour les acheter ni le loisir d’aller les étudier dans les bibliothèques. Sa tendresse, penchée sur l’autodidacte, sur l’enfant pauvre, sur l’école aux maigres ressources l’engage à résumer en deux petits volumes à bon marché son admirable travail : La Terre.

              Effort d’autant plus émouvant que cette tendre générosité se manifeste dans la situation la plus malheureuse, quand Élisée Reclus est en prison. Or il ne consent pas à donner aux pauvres moins qu’aux riches; dans l’espace singulièrement rétréci de la chaumière nouvelle il entasse les mêmes richesses que dans le vaste palais d’hier. Trop de choses en trop peu de pages. Ce resserrement rend pénible pour l’homme cultivé, impossible aux autres, la lecture du résumé. L’excès de bonne volonté trahit le dessein. Admirons la bonté morale de la tentative et louons Élisée Reclus d’avoir essayé par bonté une oeuvre impossible.

              Je vous indiquais tout à l’heure la noble évolution d’Élisée Reclus, homme social et sociologue. Dans ce domaine, on ne connaît plus guère, et avec raison, que son attitude définitive et épanouie. Avant 1876, avant l’heure où il se déclare anarchiste, il n’est encore, si l’on ose dire, que sa propre préface. Il a exprimé ses idées sociales dans un beau livre : L’Evolution, la Révolution et l’idéal Anarchique. Il les a résumées dans une brochure au titre plus court : Évolution et Révolution. Et ce résumé-ci est excellent. Instruit sans doute par son demi-échec à resserrer La Terre, il n’a pas essayé, cette fois, de tout dire, n’a conservé que l’essentiel, ce qui lui a permis de rester clair et harmonieux.

              Sur l’évolution et la révolution, il expose une théorie remarquable et qui me paraît contenir une grande part de vérité. Évolution et révolution sont pour lui les deux moments d’un même phénomène. Tout évolution conduit à une révolution. Toute révolution commence avec éclat une évolution nouvelle qui se poursuivra plus ou moins secrètement. Ainsi l’enfant évolue neuf mois aux chaudes ténèbres, puis “avec violence il s’échappe en déchirant son enveloppe et parfois même en tuant sa mère.” Ainsi la semence travaille au sein de la terre puis révolutionnairement perce l’obstacle, jaillit à l’air libre et son évolution future multipliera les semences dont quelques-unes recommenceront le cycle.

              Une autre comparaison séduit peut-être davantage notre géographe : “Qu’un éboulis barre une rivière, les eaux s’amassent peu à peu au-dessus de l’obstacle, et un lac se forme par une lente évolution; puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue d’aval et la chute d’un caillou décidera du cataclysme; le barrage sera violemment emporté et le lac redeviendra rivière. Ainsi aura lieu une petite révolution terrestre.”


              Élisée Reclus croit que nul résultat social ne peut échapper à ce rythme : lente évolution, brusque révolution. Le malheur est que la révolution se produit rarement sans quelque violence. Le problème de la violence, le plus angoissant peut-être de ceux qui inquiètent les hommes réfléchis, s’impose à Élisée Reclus comme à chacun de nous. La solution où il aboutit est voisine de la mienne, mais sur plus d’un détail important je me sépare de lui. L’opprimé a le droit de résister par tous le s moyens à l’oppresseur et “la défense armée d’un droit n’est pas la violence” Disons plutôt que c’est une violence légitime en droit. Mais supprimer un oppresseur est-ce supprimer une oppression ?

              Problème différent, plus difficile à résoudre. Lorsque je l’ai examiné dans Le Sphinx Rouge, j’ai fait soutenir les deux thèses contraires par deux personnages d’une noblesse égale à d’une égale intelligence, Sébastien et Gustave de Ribiès. Pourtant le lecteur sent bien que ma réponse est la réponse abstentionniste de Sébastien. Élisée Reclus donnerait plutôt raison à mon Gustave. Un ami tolstoïen lui cite la légende de Bouddha se laissant manger par un pauvre tigre affamé. Élisée réplique : “Je comprends cet apologue. Mais les Bouddhistes ne nous racontent pas si, voyant un jour un tigre se précipiter sur un enfant pour le dévorer, il laissa faire aussi. Pour moi, je crois que ce jour-là Bouddha tua le tigre.” Je le crois aussi. Mais je demande à voir le tigre et je ne consens pas à tirer naïvement sur un acteur revêtu d’une peau féroce.

              Dans la société, le tigre est-ce tel oppresseur que voient mes yeux, patron, gouvernant, général, ou est-ce l’organisation sociale ? Le meurtre d’un patron supprime-t-il le tigre patronat ? Tuer un général est-ce tuer le tigre armée ? Faire disparaître un gouvernant est-ce dissiper le tigre gouvernement ? Décidément, la comparaison est un peu trop boiteuse et le tigre social ne se tue pas à coup de fusil.

              Même sur ce point la pensée équilibrée et inquiète d’Élisée Reclus diffère moins qu’on ne croirait d’abord de la pensée héroïquement hardie de Tolstoï. Remarquons qu’il condamne sans réserve : “l’idée de vengeance si peu scientifique, stérile.” Ce n’est guère que théoriquement qu’il reconnaît (et quel homme sincère désavouerait la théorie ?) que “tout opprimé, tout malheureux, tout homme privé de soleil et d’air, de liberté ou d’étude, tout être lésé dans son existence et dans son droit, tous ont droit à lever la main contre l’oppresseur.” Il écrit encore au même correspondant (Henri Roorda van Eysingen) : “Je ne nie pas que tout homme lésé a droit de lever la main contre la société mauvaise. Il n‘y a pas de doute à cet égard.” 

              Mais dès que nous sortons de la théorie et de l’absolu : “pareille révolte n’a que la valeur d’un fait divers. Pour que la révolte m’intéresse, il faut qu’elle ait un caractère mondial, dirai-je, qu’elle soit faite pour le bonheur du genre humain.” La vraie question est donc de savoir si la violence est jamais utile au genre humain. Les cas où Élisée Reclus répondra autrement que Tolstoï seront assez rares. Justifiant théoriquement, mais méprisant dans la pratique tout violence individuelle, il semble n’admettre comme efficace que la violence massive et révolutionnaire. Ainsi écrit-il et parle-t-il  sans hésitation jusqu’en 1892. A ce moment, les événements posent le problème de façon actuelle, concrète, brutale et Élisée Reclus se manifeste d’abord fort déchiré.


              Des bombes ont été déposées on ne sait encore par qui chez un magistrat, assassin, comme beaucoup de magistrats, par procuration. On demande à Élisée Reclus ce qu’il pense de ce geste anarchiste. Il répond, presque avec humeur : “Ni vous ni moi ne connaissons les auteurs de ces faits et nous savons seulement qu’ils ne peuvent nous profiter tandis qu’ils profitent admirablement à la police et à ses chefs... Est-ce une raison pour dire que le fait vient de ces gens ? Non, puisque nous n’avons point de preuves, mais on n’a point de preuves non plus contre les groupes anarchistes.

              Et il concluait : “Si vos questions se rapportent à des anarchistes conscients, à des anarchistes qui pèsent leurs paroles et leurs actes, qui se sentent responsables de leur conduite envers l’humanité tout entière, il va sans dire que les fantaisies explosives ne sauraient leur être imputées.”

              Quand on connaît l’auteur des “fantaisies explosives”, quand on sait que ce Ravachol se réclame des doctrines anarchistes, Reclus admire “le haut caractère” de l’homme, “héros d’une magnanimité peu commune” et “très grande figure”. Mais à une correspondante qui approuve joyeusement, il écrit ces paroles équilibrées :


              “Je considère toute révolte contre l’oppresseur comme un acte bon et juste... Mais dire que les moyens violents sont les seuls réellement sérieux, oh ! non; autant dire que la colère est le plus sérieux des raisonnements.” Et il condamne pratiquement “la violence impulsive.” La naïve “ne voit que le but; elle se précipite à la justice par l’injustice; elle voit “rouge”, c’est-à-dire que l’œil à perdu sa clarté.” La violence révolutionnaire elle-même, Élisée Reclus la croit rarement nécessaire, rarement efficace. Ne l’oublions pas, “la physiologie, l’histoire sont là pour nous montrer qu’il est des évolutions qui s’appellent décadence et des révolutions qui sont la mort.”

              Aucune des révolutions que nous rencontrons dans l’histoire n’obtient de lui une sympathie sans réserve. Aucune “n’a été complètement spontanée, et c’est pour cela qu’aucune n’a complètement triomphé. Tous ces grands mouvements, sans exception, ont été plus ou moins dirigés et, par conséquent, ils n’ont réussi que pour les directeurs. Ils n’ont fait que changer les institutions et le nom de la servitude, car des institutions suffisent pour créer des maîtres.” Pour que la révolution soit enfin efficace, gardons-nous de la hâter par des actes de violence ou par la prédication de la violence. Éveillons les cœurs et les esprits. C’est le seul moyen de préparer le mouvement spontané, le seul vraiment utile, le seul qui n’amène ni réaction ni dictature.

              D’accord. Mais, lorsque les consciences seront suffisamment révolutionnaires, le changement extérieur, rayonnement de notre beauté intérieure, exigera-t-il encore la violence ? Je ne le crois pas. Et ce dont je suis certain, c’est que la violence, tant qu’elle paraît nécessaire, reste impuissante. La violence disciplinée est infiniment plus forte que la violence inorganisée et un petit nombre de flics suffit à vaincre une foule. Si cette foule veut triompher de la petite troupe, elle est obligée de se discipliner comme les agents, d’obéir comme eux à des chefs. La “violence impulsive”, à la naïveté de se précipiter à la justice par l’injustice.
     
              La violence révolutionnaire, quand elle semble réussir, a eu la stupidité de courir à la liberté par la servitude. Le moyen a détruit le but. Qu’aurait pensée Élisée Reclus des événements russes ? J’écarte volontiers de telles questions et je n’enrégimente pas les morts. Je ne tire pas de leur passé des conclusions sur un présent qu’ils ignorent.

              Par trop de cas vérifiables, j’ai appris que les conclusions que je tire de leurs prémisses ne sont pas toujours celles qu’ils en tireraient eux-mêmes. Chaque problème à son individualité. Devant un concret imprévu, nous savons rarement quelle réaction se produira chez autrui. Bienheureux qui peut prévoir ses propres réactions. Ne faisons donc point parler ceux qui ne sont plus en état de protester. Quelle attitude  aurait-il eue pendant la guerre ? Quand je vois son ami Jean Grave approuver les combattants, je suis averti de la complexité des hommes et qu’il est impossible de leur prêter une réponse aux problèmes particuliers que les circonstances leur ont épargnés.

              Élisée Reclus croit-il au progrès ? Qu’on me demande si j’y crois moi-même, et ma réponse incertaine penchera, je l’avoue, dans un sens ou dans l’autre, suivant la beauté de jour ou sa tristesse, suivant mes propres dispositions d’esprit, suivant celles de l’interrogeant et la façon dont l’interrogation sera faite.

              Il me semble qu’Élisée Reclus varie aussi. Dans ses livres et dans ses paroles publiques il croit au Progrès un peu plus que dans sa correspondance. Dès qu’il a affaire à un public nombreux et déterminé, sa bonté l’engage à donner plus d’espoir qu’il n’en aurait dans la méditation solitaire et muette. Le phénomène est intéressant parce que nous avons affaire au plus sincère des hommes. D’ordinaire, il dit une chose parce qu’il la croit; ici, il lui arrive de croire parce qu’il dit.

              En 1875, il écrit à Bakounine : “Il y a longtemps que je ne crois plus à la fatalité du progrès.” Bien souvent, dans ses lettres, on trouve des formules analogues à celle-ci : “Je suis loin de croire au Progrès, comme à un axiome.” Il écrit à un ami : “Si je pouvais te rendre le courage en te disant que nous triompherons un jour, que la conscience de la justice se développera chez tous les hommes, que nous deviendrons des égaux et des frères, je le ferais avec plaisir, mais...” Et il constate, stoïque, qu’il faut lutter même sans espoir : “C’est une question de conscience, non une question d’espérance.” Ce qui importe, ce n’est pas de réussir, c’est de rester malgré tout “les interprètes de la voix intérieure.”

              Dès 1859, il écrivait à sa sœur Louise : “Chacun de nous n’est autre chose qu’un milliardième de l’humanité tout entière; notre action individuelle sur cette énorme masse sera donc bien minime.” Mais, loin de déplorer son impuissance, il s’en réjouit héroïquement : “Nous aurons d’autant plus la satisfaction d’avoir fait notre devoir que nous l’aurons accompli par amour de la justice et que la joie du triomphe y sera rarement pour quelque chose.”

              Bakounine appréciait à leur valeur ceux qu’il appelait “les deux frères Reclus.” Il y avait d’autres frères Reclus et tous étaient des hommes remarquables. Après les deux aînés Élie et Élisée, le plus connu est Onésime, géographe passionnant, plein de visions et de rêves, au style vivant, sursautant, un peu trop gascon peut-être, et qui contraste singulièrement avec la grâce apaisée du style d’Élisée.

              Bakounine proclamait les deux aînés : “Les hommes les plus religieusement dévoués à leurs principes que j’ai rencontrés dans ma vie.” Il constatait : “On peut être profondément religieux tout en  professant l’athéisme.” Il ajoutait et il appuyait sur ce point : “Ce sont par excellence des hommes de devoir.” Les mots “devoir” et “conscience” se rencontrent fréquemment sous la plume d’Élisée. Quelques-uns le lui reprochent comme un reste de son éducation protestante. Mais peut-être le besoin de dénigrement sévit-il dans les milieux libertaires comme dans les autres milieux.

              On a reproché à Élisée Reclus jusqu’à sa générosité. Un journal raillait un peu bassement, ces jours derniers cet homme dont la main droite ne savait jamais ce que donnait la main gauche. Il m’arrive d’admirer quand certains anarchistes blaguent et il m’arrive de rougir de leur blague. Quant aux traces de protestantisme, certains les découvrent bien facilement. Ils ne peuvent comprendre qu’un homme aussi réalisé qu’Élisée Reclus a surmonté son éducation même s’il en utilise toujours quelques éléments. Des malins bien naïfs croient expliquer et réfuter la Critique de la Raison Pure et la Critique de la Raison Pratique en remarquant que leur auteur était protestant ou en constatant gravement que Kant est allemand.

              Quelque éducation que je suppose à Élisée Reclus, sa puissance individuelle l’en dégagera, le conduira aux même pensées, aux même sentiments, les exprimera à peu près dans les mêmes termes, tout à fait par les mêmes gestes et les mêmes abstentions. Moi non plus, je n’aime pas beaucoup le mot “devoir” et, si j’emploie le mot “conscience”, c’est en lui donnant peut-être un sens un peu particulier. Mais autant je refuse de me laisser imposer un vocabulaire, autant j’évite d’imposer le mien. Je ne chicane sur les mots nul être de bonne volonté : Ce qu’on appelle querelle de mots va souvent plus loin qu’on ne croit, attaque le centre même de l’individu et ses nécessités vitales.

              Je combat l’idée du devoir chez quiconque parle tyranniquement. A celui-là je dis : “Je ne me reconnais aucune dette si je ne l’ai contractée librement.” Je brise le bâtons dont il veut me frapper. Je respecte le bâton sur quoi s’appuie le marcheur de bonne volonté.

              La plupart de ceux qui parlent de devoir mérite notre rire et notre mépris parce que comme leur a dit à peu près Jésus - ils nous engagent à jeter sur nos épaules de lourds fardeaux arbitraires qu’eux-mêmes ne touchent pas du petit doigt. Mais celui qui, comme Élisée Reclus, parle volontiers de ses devoirs et non des devoirs d’autrui, celui qui exige beaucoup de lui-même et reste indulgent aux autres, comment ne l’aimerions-nous pas ?

              Quant à la conscience, je donne ce nom à l’accord de mon cœur et de ma raison, seul critérium de ma vérité éthique. Élisée Reclus n’a pas fait cette analyse dans la lumière. Le duo qui me conseille doucement, il l’entend comme une voix unique et impérieuse. Qu’importe ! Sa conscience est toujours un bel équilibre et sa raison même nous parle avec un accent qui vient du cœur.

              Le 8 juillet 1882, il écrit à Richard Heath ces paroles remarquables : “Entre hommes et animaux, comme ente les hommes eux-mêmes, la justice ne peut naître que de l’amitié.” Vingt-deux ans plus tard, vers la fin de sa vieillesse écrasée, une correspondante croit découvrir dans quelques pages anciennes du mépris pour l’humanité. Élisée Reclus proteste. Il est trop éclairé et trop sincère pour ignorer ce qu’il y a eu de flottant et de balancé dans ses sentiments., mais les oscillations diverses me ramenaient toujours au centre de gravité qui était ‘la violente amour des hommes.”

              Puis il s’inquiète et explique : “Quant à mes premières pages de L’Histoire d’une Montagne, je me demande si au fond elles n’ont pas un défaut, le manque de sincérité. Autant qu’il m’en souvienne, j’étais alors en prison et, de plus, je sentais autour de moi le mur épais, presque impénétrable de la haine, de l’aversion du monde entier contre la Commune et les Communards. Peut-être que je me suis raidi et que ce mouvement a combattu ma véritable nature.”


              Ainsi il appelle “manque de sincérité” ce que nous appellerions la sincérité du moment. Tout ce qui, venu de lui, n’exprime pas son fonds et son rayonnement d’amour, il le nie amoureusement. Exemple singulier ! N’y a-t-il pas des heures où l’effort et le raidissement peuvent seuls dire la beauté offensée de notre nature ?... O noblesse redressée ! Je vous citais, tout à l’heure ces paroles écrites de sa prison : “Je me dois à moi-même d’être d’autant plus fier que le sort m’a plus frappé.” 

              Cette fierté dédaigneuse devant la tyrannie n’empêche point la douceur et la générosité penchées sur les compagnons d’infortune. J’ai indiqué comment il instruisait les ignorants. Tous les témoignages nous le montrent soutenant de sa force les faiblesses ployées, partageant le peu qu’il a avec ceux qui manquent.

              Admirable équilibre et en mouvement; et où “le mouvement qui déplace les lignes” multiplie les beautés vivantes. Sa richesse ne se dépense pas tout entière à l’attitude défensive ou à se donner aux camarades. Se tenir debout sous les chocs et répandre son amour ne lui suffit point. Il sait encore garder la pleine santé du cœur et de l’esprit. Jusqu’au font des casemates, il porte aux lèvres cette fleur paradoxale de la bonne conscience, la gaîté.

              Parce qu’il faut amour; parce que ce qui en lui ne paraît pas amour n’est que l’effort qui empêche de faire tomber son ivresse et sa titubation amoureuses, il mérité tout notre amour. Toute notre admiration aussi. Avec ou sans espérance, dans la douce tiédeur des affections proches ou enveloppé de haine, d’oppressions et de souffles glacés, il a toujours été lui-même, il a toujours été - sourire austère et profond ou choc irrité contre l’obstacle et le refus, - le rayonnement de son cœur.


                                                                       HAN RYNER

                   


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