•                                         LA BRUTE PROLIFIQUE

              Selon Stuart Mill, il faut s’attendre à de bien petits progrès dans les mœurs “tant que la production de familles nombreuses ne sera pas regardée avec le même sentiment qu’on applique à l’ivresse ou à tout autre excès physique.” Il n’est pas de condamnation plus méprisante de la passion particulière : la brute prolifique, que ce jugement du philosophe anglais.


              Mais c’est justice et raison de sa part que de l’avoir formulé. Le tempérament se détourne de l’alcoolique avec un dégoût très compréhensible. Cependant, lorsqu’il ne s’adonne pas à la procréation ou qu’il ne se livre à aucune brutalité, l’alcoolique ne fait de tort qu’à lui-même. La brute prolifique, elle, fait toujours du mal à sa compagne et à ses enfants; ainsi qu’un certain nombre d’individus, appauvris par la concurrence que sa prolificité apporte sur le marché du travail, c’est-à-dire dans la demande d’une nourriture limitée.


              Boycottons donc énergiquement cet être éminemment nuisible, d’autant plus nuisible qu’il est plus pauvre. Pas de pitié envers qui n’a pas de pitié; nulle bonté à l’égard de ce qui est un principe de souffrance. Il est urgent pour tout individualiste, pour tout néo-malthusien, pour tout homme ou femme conscient de son intérêt, matériel et moral, d’adopter cette attitude de défense.


              Boycottage moral : Abreuvez la brute prolifique - qui se trouve toujours, sauf rarissimes exceptions, dans le bien dénommé prolétariat (classe de faiseurs d’enfants) - d’un mépris correspondant au culte que lui sert, hypocritement d’ailleurs, la bourgeoisie, du règne de laquelle sa bestialité est un pilier, à l’égal de l’alcoolisme, de l’ignorance et de la religiosité. Qu’on ne lui laisse pas ignorer le caractère de sa sale besogne ! Pas de camaraderie avec ce saboteur de la vie, avec ce “jaune” de l’humanité.


              Boycottage matériel : Pas un sou à la famille nombreuse. C’est trop de ce qu’elle vous coûte, par répercussion, contre votre volonté. Que la brute prolifique s’adresse à ses commanditaires naturels : les exploiteurs de chair à travail et à canon; et que ses victimes immédiates : femme et enfants, lorsqu’elles auront conscience de la souffrance qu’il leur a infligée pour son plaisir, invoquent directement un jour sa responsabilité.


              Il faut abandonner cette tendance, née du christianisme d’esclavage, à considérer les pauvres comme des êtres intéressants a priori; ils ne le sont pas plus que les riches ne sont respectables a priori. Lorsqu’il est avéré qu’un homme, bien qu’il en ait eu à sa disposition le moyen, (moyen nécessitant un effort pour être mis en oeuvre, mais où est la vie sans effort, sans lutte ?) ne s’est pas libéré d’une chaîne qui l’attache à la servitude. Il est indigne de sympathie. Ce n’est pas en se répandant en jérémiades et en aumônes qu’on donnera jamais de la force aux faibles; mieux vaut les abandonner à leur sort, et ce à plus forte raison s’ils font de leurs chaînes vos entraves à vous, révoltés, dignes de la liberté et de la joie.


              Certes, le bourgeois à une grande part de responsabilité dans la surpopulation, qu’il entretient par l’éducation morale mensongère, le non-enseignement des vérités sexuelles, la propagation du préjugé selon lequel les familles nombreuses feraient toujours la richesse de la collectivité à laquelle elles appartiennent, les mesures législatives et administratives en leur faveur, etc. A la vérité, le bourgeois est, ce faisant, dans le rôle que lui assigne l’intérêt économique de sa classe.

              Ne parlons pas de son intérêt moral : il ignore de telles préoccupations. Mais il ne faut pas oublier - ou l’omet trop souvent - la responsabilité personnelle de l’homme prolifique lui-même, qui fait, par ses comportements de brute, son propre malheur, celui de sa famille, et aussi celui des autres, à l’encontre de la liberté desquels lui et ses pareils constituent un pesant déterminisme. Oui, boycotter la brute prolifique, vous, les conscients, qui supportez les conséquences de ses méfaits.


              Mais, pour pouvoir justement agir envers un individu ou une catégorie d’individus, il faut les connaître. Or, on n’a pas encore tenté l’analyse de la mentalité de la brute prolifique. C’est pourtant, dans sa diversité ¾ car si le même objet les satisfait, les brutes prolifiques n’obéissent pas toutes aux mêmes suggestions - une bien curieuse psychologie. Je vais esquisser ici, après quoi, j’en suis persuadé, chacun de ceux qui ont vaincu en eux le vieil ancêtre des cavernes se dira, comme moi-même : “Tu peux mépriser cet homme avec tranquillité.”


              J’ai découvert une cause - le patriotisme - censée déterminer et cinq causes ¾ l’inconscience, le masculinisme, la jalousie, le sadisme, l’esprit de lucre ¾ déterminant effectivement la prolificité des brutes. A tout seigneur tout honneur. Commençons par ce qu’il y aurait de plus élevé sur cette basse échelle, par le type religieux : la brute prolifique par patriotisme.


              Ne le trouvez-vous pas digne d’être livré aux humoristes, ce bon citoyen qui engrosse perpétuellement sa femme pour donner des soldats et des moules à soldats à sa patrie ? Vous n’en avez jamais rencontré aucun exemplaire dans la vie, n’est-ce pas ? Les bourgeois en parlent toujours, mais ils ne le montrent jamais - et pour cause - Ce n’est d’abord pas chez eux qu’il figurerait ! Et s’il se trouvait quelque part, le plus grand service que vous pourriez lui rendre serait de le conduire à Sainte-Anne : il serait justiciable de la douche !


              Et pourtant, théoriquement, il n’existe que ce type-là; c’est à lui seul que s’adressent nos prostitués journalistiques. Autrement dit, lorsque les valets de plume à la solde des bourgeois félicitent l’animal sans raison, la brute qui a fourni beaucoup de chair à travail et à canon à leurs maîtres, ils mettent cela au compte de son patriotisme et c’est au nom de ce sentiment qu’ils exhortent les autres prolétaires à l’imiter.


              En réalité, le reproducteur patriote est un mythe, un “lieu commun” de politicien, un “cliché” de journaleux. ‘est un type fictif qu’utilise Tartufe pour les besoins de sa cause. Cette fiction permet, d’une part au bourgeois de demander décemment aux brutes de donner libre cours à leurs instincts; ¾ d’autre part, à la brute prolifique de justifier la multiplicité de sa géniture lorsque, appartenant à l’un des cinq types réels  que nous allons examiner, cette brute l’a mise au monde ou plutôt l’y a fait mettre par sa pitoyable compagne ¾ sa femme.


              Comme les individus savent qu’on ne se nourrit pas d’idéal, les arguments religieux ne parviennent pas à les déterminer; ceux qui se livrent à la prolificité sont déterminés par de toutes autres causes. Mais peu importe aux bourgeois et aux prêtres de la religion patriotique, pourvu qu’on “marche”, fût-ce suivant les mobiles les plus ignobles : l’idéal est le pavillon qui couvre la marchandise. Enterrons donc une fois pour toutes le reproducteur patriote - avec un linceul tricolore. Et voyons par quoi sont mus les individus de chacun des cinq types réels de brute prolifique.


              La brute prolifique par inconscience est le type le plus répandu et celui sur lequel les dirigeants comptent le plus pour leur donner le bétail humain nécessaire au maintien de leurs privilèges. Qu’importent à cet inconscient les conséquences de ses actes ! Incapable de les prévoir, il ne s’en soucie pas. Au surplus, des enfants, il n’en désire pas : chaque fois que sa femme est enceinte. Il l’ “engueule” - pour employer son langage. Mais, dépourvu de toute volonté, cet aboulique est devant le sexe comme l’alcoolique devant son “pernod”

              D’ailleurs, il fait généralement marche de pair les deux “sports” : ses rejetons sont des “enfants du samedi.” Parlez-lui du consentement de la femme à la maternité, de raison et de bonté : le crétin vous rira au nez. Ces idées et ces sentiments lui sont étrangers. Selon lui, la femme a été créée par la nature pour le plaisir de l’homme. Il use de la sienne, il lui fait des enfants : quoi de plus naturel ? On dit qu’il en abuse : mais où commence l’abus ? Et puis, on n’est pas sur terre pour s’embêter : lui, il n’a que ce plaisir-là - et le “pernod” Et puis, est-ce que ça regarde les autres, ces affaires-là ? Et le mur de la vie privée ! Et puis il est le maître, enfin... et puis...  on ne raisonne pas avec une brute.

              Vous avez rencontré la brute prolifique par masculinisme les dimanches et jours de fête. Notre homme faisait la roue en traînant un, deux ou trois gosses et en promenant une femme au visage hâve et au ventre proéminent ¾ sa femme. A la foule, qu’il jugeait devoir être forcément admirative, il semblait dire : “C’est moi qui ai fait ça ! Je suis un mâle, moi; je suis bon à quelque chose !”


              Car cet imbécile d’une vanité spéciale éprouve impérieusement le besoin de montrer à sa femme et à l’univers qu’il est “bon à quelque chose”, suivant l’expression populaire, commune à certains mâles et aux femelles subjuguées par le pouvoir fécondant de certains génitoires. C’est son mérite, à lui ! Il n’a que celui-là, mais il l’a, et il en éprouve une certaine fierté. Chacun, sans doute, n’en pourrait dire autant, puisqu’il en est qui ne se montrent “bons à rien.”


              Pourtant - quelle audace ! - il est parfois une femme qui regimbe contre ses prétentions; il n’a pu la convaincre que c’est son lot d’être, comme dit Alfred Naquet, une “jument poulinière.” Mais sa violence ou sa ruse aura raison d’elle. Car il est le maître lui aussi, et il le prouve. Heureuses parmi les femmes affligées d’un masculiniste celles sur qui leur conjoint se bornera à ne faire que deux ou trois fois l’expérience qu’il est “bon à quelque chose.”

              Mais habituellement, il ne s’arrête pas là. La nature n’a-t-elle pas créé la femme pour que l’homme lui fasse des enfants ? Il n’y a que ceux qui ne sont “bons à rien” qui ne lui en font pas. Il sera donc toute sa vie “bon à quelque chose” et à ça seulement, c’est-à-dire à engendrer de la souffrance. Alors que les autres s’en foutent, la brute prolifique par jalousie “aime” sa femme - sa propriété. Mais son amour ressemble à celui que le phylloxéra éprouve pour la vigne...


              La mentalité de cet être qui détruit lentement, mais sûrement, et fait souffrir celle qu’il “aime” est stupéfiante. Maupassant, dans l’Inutile Beauté, a évoqué d’une manière saisissante cette manifestation épouvantable de la jalousie masculine. Mais si la littérature naturaliste s’en est emparée, c’est que la vie en offre des exemples. Le témoignage du général Toutée, auteur de projets particulièrement machiavéliques en faveur des brutes prolifiques et grand repopulateur - pratiquant, celui-là, mais on va connaître son motif de derrière la tête, qui n’a rien de patriotique - constitue un précieux document humain à l’appui de notre thèse.

              N’a-t-il pas fit un jour que pour “tenir” une femme, il fallait qu’elle fût toujours enceinte ou nourrice ? En août 1908, lors de la fameuse enquête de l’Intransigeant sur la natalité dans les classes dirigeantes (1) (Il n’était alors que colonel) il avait 6 enfants vivants : en ne tablant que sur ceux-ci, à raison de 9 mois de gestation et 2 ans d’allaitement pour chacun, on obtient 180 mois ou 15 années d’esclavage féminin...


              Amour ! Amour !....


              Le général Toutée eut d’ailleurs un illustre prédécesseur, théorique il est vrai, mais c’est bien suffisant. Dans la Physiologie du Mariage, livre qui, sous une apparence de plaisanterie, est un traité de l’esclavagisme sexuel, Balzac écrit à ce même propos :


              “La Providence n’a oublié personne... vous devez bien penser qu’elle n’a pas laissé un mari sans épée; or, le moment est venu de tirer la vôtre. Vous avez dû exiger, en vous mariant, que votre femme nourrirait ses enfants : alors, jetez-là dans les embarras et les soins d’une grossesse ou d’une nourriture, vous reculerez ainsi le danger au moins d’un an ou deux. Une femme occupée à mettre au monde et à nourrir un marmot n’a réellement pas le temps de songer à un amant, outre qu’elle est, avant et après sa couche, hors d’état de se présenter dans le monde....

             Six mois après son accouchement et quand l’enfant a bien tété, à peine une femme commence-t-elle à pouvoir jouir de sa fraîcheur et de sa liberté. Si votre femme n’a pas nourri son premier enfant, vous avez trop d’esprit pour ne pas tirer de cette circonstance et lui faire désirer de nourrir celui qu’elle porte. Vous lui lisez l’ Émile de Jean-Jacques, vous enflammez son imagination par les devoirs des mères, vous exaltez son moral, etc.” (2) Je dis “partiellement”, car les pratiques dont il condimentait sa manie proliférante nous montrent en lui l’exemple vivant d’un autre type de brute prolifique : celle qui agit par sadisme.


              De la brute prolifique par sadisme, qui, parmi les personnes douées de quelque faculté d’investigation psychologique, n’a reconnu quelques exemplaires au cours de son existence ? On en rencontre plus fréquemment que ne le pensent les âmes simples. “L’homme est caverneusement mauvais”, a dit un jour Zo d’Axa. C’est une boutade, mais elle exprime une terrible réalité secrète. Il est de nombreux hommes en qui revit, à des heures troubles, l’ancestral anthropoïde capable des pires actions.


              Le docteur Joanny Roux l’atteste : “... C’est encore en vertu du même sentiment (de la propriété) que l’amour est volontiers tyrannique; il s’affirme par l’autorité imposée. Par des transitions insensibles, ce plaisir de la conquête et de la possession nous conduit sur un terrain pathologique, au sadisme.... Si les plaisirs partagés ou donnés sont nos titres de propriété, l’autorité acceptée, la souffrance subie en sont le signe. Et ceci nous explique pourquoi, dans l’histoire des sadiques, on trouve assez souvent ce fait, en apparence paradoxal, qu’ils cherchent presque tous, et souvent dans le même moment, à donner de la jouissance et de la souffrance.” (3)


              La plus vile des brutes prolifiques, c’est celle qu’impulse l’esprit de lucre. Dans les actes sexuels de cet être, il y a un calcul, et d’une nature particulièrement abjecte : quelque chose d’analogue au fait du paysan qui mène sa vache au taureau pour qu’elle lui rapporte un veau et du lait dont il tirera de l’argent. Mais au moins ce paysan ne prétend pas aimer sa vache et ce n’est pas lui le taureau ! Les bourgeois comptent beaucoup sur ce congénère pauvre qui leur ressemble comme un frère : toutes les mesures onéreuses dont discutent nos repopulateurs sont les appâts destinés à multiplier la brute prolifique par esprit de lucre.


              Chaque fois que cet être ignoble fait un enfant à sa femme (c’est un enfant voulu, celui-là, mais comment !) il escompte tous les profits qu’il tirera de sa géniture, tous les secours qu’il pourra mendier des Rothschild et autres “philanthropes”, toutes les miettes de la table des bourgeois dont ils se nourriront lui et les siens, toutes les “indemnités” qu’il pourra extorquer à la collectivité, toutes les primes que lui paieront ces sociétés d’assurances sur la natalité qui poussent, champignons vénéneux, sur le fumier capitaliste. Ah ! le métier nourrit son homme, à tel point que ¾ j’en ai connu plusieurs ¾ d’aucunes, parmi ces brutes prolifiques, ne font rien d’autre que ça. Leur unique travail est la reproduction.


              Si le fabricant de chair humaine a réussi à engrosser sa femme sans interruption et à lui faire donner un enfant chaque année, comme y incite criminellement la société d’assurances mutuelles “L’Avenir Familial” - criminellement, entre autres raisons, d’abord parce que la femme risque fort de succomber sous la spéculation de son ignoble mari, et ensuite parce que les enfants sont ensuite forcément privés du lait maternel ¾ après treize ans de ce régime, quand ce ne sera pas moins, il pourra commencer à tirer des fruits de son élevage des profits qui iront en s’amplifiant toujours.

              Il livrera aux capitalistes cette jeune chair à travail. Que la machine en estropie d’aucuns, c’est de médiocre importance : la loi sur les accidents de travail est là pour un coup. Qu’elle en tue un, c’est une perte; cependant il y aura là encore une forte somme à toucher. Qu’on usine les anémie et les conduise à la tuberculose, ce ne sera regrettable que s’ils meurent avant d’avoir suffisamment “rapporté” Vivre grassement des bénéfices de l’ “amour”, voilà son idéal ! Sainte famille de poétaillons, des vertuistes, des repopulateurs et des brutes prolifiques, où le petit-fils naît quand la grand-mère accouche d’un oncle du petit-fils, où l’on est huit ou dix à danser devant le buffet, tu apparais comme quelque chose de bien laid !


              Car elle résume à çà, la famille nombreuse : le père, une brute jouisseuse et bassement égoïste; la mère, une victime, mais aussi un être veule, qui subit sans se révolter; les enfants, ces autres victimes, des accidents, fruits du hasard ou de la fatalité ou des objets de rapport. Combien plus noble est notre famille néo-malthusienne, où la paternité est consciente, la maternité consentie et l’enfant voulue !

                                                Manuel DEVALDES Avril 1914.


    (1) L’Intransigeant, 2, 3, 5, 10, 19 et 28 août 1908.
    (2) Ce savoureux et caetera est de Balzac.
    (3) Dr Joanny Roux, Psychologie de l’Instinct sexuel.


    LA GUERRE DANS L’ACTE SEXUEL

              Nous savons que la guerre a pour cause primordiale la surpopulation. Un nouvel objet s’offre, en conséquence, à notre esprit d’investigation dans la recherche de la cause profonde de la guerre : la cause profonde de la surpopulation.


              Naturellement, la surpopulation résulte, d’une part, de la fécondité de la femme, qui se traduit par la capacité de reproduction de l’espèce humaine en progression géométrique; d’autre part, de ce que la progression de la multiplication de la nourriture est beaucoup plus lente, d’où naît le déséquilibre entre la population et les subsistances ¾ situation biologique génératrice de guerre. Mais ce n’est pas là pénétrer assez profondément dans l’étude des causes de la surpopulation. Si l’on en reste à cette étape, on n’assiste encore qu’à un phénomène superficiel. Il faut, pour atteindre la réalité, descendre jusqu’à la mentalité de l’homme, pénétrer dans le domaine de la psychologie. Il faut procéder à l’analyse psychologique de la sexualité dans l’humanité, et plus spécialement dans la masculinité.


              Nous distinguerons dans la vie sexuelle deux fonctions : la fonction voluptuaire et la fonction génésique (1) Car il est bien évident que, dans l’esprit de l’être humain, ces deux fonctions sont généralement indépendantes. Autrement dit, ce n’est qu’exceptionnellement que l’homme et la femme ont en vue, lorsqu’ils ont des rapports sexuels, un dessein génésique. Leur seul but est, d’ordinaire, d’éprouver de la volupté. Comme l’a fait remarquer le Dr Charles Letourneau dans sa Psychologie des Passions, ils éprouvent le besoin de la volupté, non le besoin de la procréation. Cependant, physiologiquement, ces deux fonctions sont liées, et elles le demeurent pour autant que les deux partenaires laissent la nature suivre son cours (2)


              Il est donc faux qu’à la base des rapports sexuels se trouve, comme le dit le sociologue O. Lemarié (3) l’ “instinct génésique” qui porterait nécessairement le couple humain à se reproduire. L’ “impérieuse exigence de la perpétuation”, le “besoin fondamental de perpétuation de l’espèce” dont il fait état, lui et ses pareils, sont, en généralisant comme il le fait et hors le cas, d’ailleurs sujet à discussion et interprétations diverses, de l’enfant voulu, de purs mythes. Il est possible qu’un moraliste, se plaçant à un point de vue finaliste, juge bon de faire cette assertion, quoiqu’il la sache pertinemment fausse, ne serait-ce que grâce au critérium de sa propre conduite; mais la vérité est exactement l’opposé.


              Ce qu’il y a, en réalité, à la base de l’acte sexuel, c’est le désir particulièrement puissant du mâle de jouir d’un autre être de sexe différent, du sexe complémentaire ¾ pour n’envisager ici que la norme. Une preuve de non-finalisme en cette affaire, c’est, entre autres, que cette même volupté peut-être recherchée, et obtenue, avec un individu du même sexe - ce qui exclut, cela va sans dire, toute idée de génération, d’abord, et, ensuite, de finalité universelle. La fin recherchée dans l’acte sexuel - fin humaine, non plus fin “divine” - c’est la pure et simple volupté, cette volupté dont certains finalistes font un “piège” au service du “dessein” du “Créateur.” En un mot, il y a un instinct sexuel, il n’y a pas d’instinct génésique.


              A l’œuvre donc, dans la sexualité du mâle, se trouve ce désir égoïste de satisfaction physique, le plus souvent manifesté sans souci de ce qu’en pourront être les conséquences pour la partenaire. Pour éprouver un plaisir intense d’une minute, un homme n’hésite pas à imposer à une femme un fardeau physiologique d’une durée de neuf mois et à mettre la vie de cette femme “aimée” en danger. L’égoïsme, en ce cas, est flagrant. Il est à la souche de l’activité sexuelle masculine. Une éducation sexuelle intégrale (4) mettrait cette réalité en lumière; mais, pour maintes raisons diverssements intéressées, les mâles n’en veulent pas, surtout pour les femmes.

              Quant à ces dernières, qu’une éducation de ce genre pourrait libérer de beaucoup de maux, elles n’en veulent pas non plus (5) ¾ a-t-on jamais vu une féministe, sauf peut-être Nelly Roussel et une ou deux de ses semblables, la réclamer ? ¾ mais c’est parce que leur intelligence est atrophiée par les idées que leur inculque la société masculiniste (6)


              En outre, si l’on poursuit l‘analyse, on découvre dans la sexualité du mâle une impulsion violente : de l’agressivité; puis de la cruauté; enfin une volonté de domination qui exige non seulement l’exclusivité dans la possession de la femme, dans l’usage de son corps, d’où naît la jalousie, mais encore l’obéissance de l’esclavage donnant le témoignage constant de l’adoration du maître.


              Il est a remarquer que ces caractéristiques de l’acte sexuel masculin : l’égoïsme, l’agressivité, la cruauté et la domination, deviennent, sous la plume ou dans la bouche du moraliste, des “vertus” lorsque le dit acte a des conséquences génésiques. Ce sont ces “vertus” qui nous conduisent à la guerre, laquelle, d’ailleurs, a aussi l’approbation plus ou moins catégorique du moraliste.


              Ainsi, l’acte sexuel est donc imprégné de violence et la femme est pour l’homme un adversaire qu’il vainc de diverses manières, aussi bien dans le fait de lui imposer son étreinte que dans les conséquences génésiques que cet acte peut avoir. Et René Benjamin, raillant un pacifiste, peut écrire avec raison : “Pauvre bonhomme ! C’est vrai qu’il n’a pas d’enfants. Pour en faire, il aurait fallu qu’il fût violent.” (7)


              Voilà un aveu à retenir. Mieux. Si l’on approfondit la nature de l’acte sexuel et celle de l’acte meurtrier, si l’on remonte jusqu’à l’impulsion qui ouvre à chacun d’eux la voie à leur accomplissement, on constate qu’il existe une certaine similitude entre l’impulsion qui conduit le meurtrier à tuer et celle qui porte le mâle à l’acte sexuel.


              Dans un conte intitulé : Guerre, M. Boussac de Saint-Marc écrit : “Au bas-fond de notre conscience animale, ôter la vie ou la donner provoque un frisson presque identique.” (8) On comprend ce qu’il entend par “donner la vie” : accomplir l’acte sexuel.


              Je ne sais plus dans lequel de ses romans d’autrefois Mme Lucie Delarue-Mardrus fait dire à l’une de ses héroïnes : “Dans l’amour, il y a du meurtre”, ce qui ne semble paradoxal que parce que le mot “amour” est un pavillon qui couvre les marchandises les plus hétéroclites. Mais si l’on dit : “Dans la satisfaction de la libido, il y a du meurtre”, alors il n’y a plus d’équivoque et le paradoxe apparaît comme une vérité d’une clarté de cristal, le réel amour se présentant comme diamétralement opposé à la libido, qui n’est que l’ “amour” de dans “faire l’amour”


              D’ailleurs, le Kama Soutra parlent des femmes tuées pendant l’acte sexuel par des potentats asiatiques qui réalisaient ainsi en fait cette alliance de la libido et du meurtre inscrite - dirai-je “symboliquement” ou “en puissance” ? - dans le comportement masculin durant l’acte sexuel. Il faut être reconnaissant aux psychologues de la sexologie d’avoir clarifié le vocabulaire de la psychologie sexuelle. Jusqu’à ce qu’ils vinssent, le mot “amour” désignait des sentiments contradictoires, des actes opposés.

              Fort heureusement, ils ont introduit le mot “libido” qui consacre une distinction de fait entre un sentiment, l’amour - qui lorsqu’il existe et se manifeste de l’un à l’autre chez deux êtres de sexe différent, ennoblit leur vie sexuelle, leur association, quelle qu’en soit la durée : une heure ou une vie, et même, par de lointaines conséquences, s’il se généralisait, contribuerait à la paix sociale et internationale - entre le sentiment d’amour, qui est égo-altruiste, et le sentiment que l’on peut qualifier de contraire, la libido, qui est plus ou moins inférieurement égoïste et qui, dans les mêmes circonstances, a des effets absolument opposés.

    (1) Pour la distinction entre le sexuel et le génital, voir Marc Lanval, Barrières devant l’amour, p. 43, “la fonction génitale.”
    (2) Voir Le Dantec, L’Egoïsme, pp. 171-173.
    (3) Dans son Précis d’une Sociologie, (Paris, 1933) pp. 34-35.
    (4) Par “éducation sexuelle intégrale”, j’entends celle qui ne se borne pas à l’enseignement des réalités anatomo-physiologiques d’ordre sexuel, mais entre profondément dans la psychologie particulière à chaque sexe. Il importe, par exemple, que la femme connaisse - donc que la jeune fille apprenne à connaître ¾ la psychologie sexuelle masculine.
    (5) Si, à ce niveau, les choses ont évoluées en France, il n’en reste pas moins que, dans bien d’autres pays, rien n’a été modifié... (ndlr)
    (6) Idem... (ndlr)
    (7) Aliborons et Démagogues (Paris, 1927) p. 228.
    (8) Le Journal, 16 juin 1930.


              J’ai découvert récemment une jolie analyse de l’amour véritable : “Le propre des amours humaines, le point le plus haut où elles puissent atteindre, c’est le don, le sacrifice et l’exaltant bonheur qu’on en obtient. Tout s’aplanit, tout devient facile au service de l’aimé; la mort même s’y accepte avec un sourire, et l’on y voit l’avare s’y faire prodigue et chaste le libidineux. L’amant s’approche les mains pleines de l’amante au sourire mystérieux et fermé. Il ne demande rien pourvu qu’on l’accepte.” (1) Ne prenons pas, toutefois, cette affirmation à la lettre.

              L’auteur a évidemment poussé à l’extrême sa définition de l’amour, puisqu’il y intègre la mort même, acceptée dans un sourire - ce qui est sans doute de la “littérature” Nous n’en demandons pas tant. Il nous convient de vivre, non de mourir, tout en cueillant, comme s’exprime Ronsard, les roses de la vie; simplement, nous les voulons sans épines et belles au possible. Notre auteur a bien exprimé l’essence égo-altruiste de l’amour, mais il nous a donné de ce dernier une image romantique au lieu de le représenter en réaliste.


              Voyons d’un autre côté, ce que dit Freud. Il dit, en somme, que l’acte sexuel est plus ou moins un acte d’agression : “En ce qui concerne l’algolagnie active, c’est-à-dire le sadisme, il est aisé d’en retrouver les origines dans la vie normale. La sexualité de la plupart des hommes contient des éléments d’agression, soit une tendance à vouloir maîtriser l’objet sexuel, tendance que la biologie pourrait expliquer par la nécessité pour l’homme d’employer, s’il veut vaincre la résistance de l’objet, d’autres moyens que la séduction. Le sadisme ne serait pas autre chose qu’un développement excessif de l’élément d’agression dans l’instinct sexuel, qui aurait conquis le rôle principal.” (2)


              Considérant l’adulte en puissance dans l’enfant, Freud parle de “l’importance qu’aura, dans l’activité sexuelle du mâle, le besoin de possession et de domination.” Et il ajoute ce détail, dont beaucoup d’adultes confirmeront la vérité d’après leur expérience enfantine : “Lorsque les jeunes enfants sont témoins des rapports de leurs parents (qui, fréquemment, leur en fournissent l’occasion, croyant l’enfant trop jeune pour comprendre la vie sexuelle) ils ne manqueront pas d’interpréter l’acte sexuel comme une espèce de mauvais traitement ou d’abus de force, c’est-à-dire qu’ils donneront à cet acte une définition sadique.” (3) Et, en somme, d’après ce que dit Freud lui-même de l’âge adulte, et d’après ce que chaque homme qui s’observe sait, ils ne se trompent pas, au fond.


              Mais non seulement il y a, de la part du mâle, agression dans l’acte sexuel, il y a aussi, comme le dit Freud, délectation de cruauté : “L’histoire de la civilisation nous apprend que la cruauté et l’instinct sexuel sont intimement unis.” (4) Cette “perversion”, par la cruauté, le sadisme, serait donc, en réalité, naturelle et, par suite, normale. Toutes ces observations sont relatives à l’acte sexuel accompli conformément à la norme entre personnes de sexe différent; dans le cas de recherche de la sensation de volupté dans les parties du corps autres que les organes sexuels, Freud dit que l’instinct sexuel du mâle “ne fait qu’affirmer sa volonté de conquérir l’objet dans toutes ses parties.” (5) Ces autres parties, il les appelle “zones érogènes”, c’est-à-dire zones de volupté.


              Je terminerai ces citations de Freud relatives à l’agressivité contenue dans l’acte sexuel et à la liaison de la cruauté à la volupté, par l’extrait suivant, qui nous donne de nouvelles et utiles indications sur les faits de cet ordre : “L’enfant est, en général, porté à la cruauté, car le besoin car le besoin de possession n’est pas encore arrêté par la vue de la douleur d’autrui, la pitié se développant que relativement tard. Jusqu’ici, comme on le sait, on n’est pas encore parvenu à faire une analyse approfondie de cette tendance à la cruauté; ce que nous pouvons admettre, c’est qu’elle dérive de l’instinct de puissance, et qu’elle fait son apparition dans la vie sexuelle à un moment où les organes génitaux ne sont pas entrés dans leur période d’activité.


              La tendance à la cruauté domine toute une phase de la vie sexuelle que nous aurons à décrire plus tard comme organisation prégénitale. Les enfants qui se montrent particulièrement cruels envers les animaux et envers leurs camarades sont d’ordinaire, et à juste titre, soupçonnés de connaître une activité intense et précoce des zones érogènes, et bien que toutes les tendances sexuelles aient, dans ce cas, un développement prématuré, il semble que ce soit l’activité des zones érogènes qui l’emporte. L’absence de pitié entraîne un danger : l’association formée pendant l’enfance entre les tendances érotiques et la cruauté se montrera plus tard indissoluble.” (6)


              On me dira peut-être : “Tout cela est fort intéressant et nous montre que “l’amour” est en effet tout autre chose que ce que les poètes chantent et les moralistes louangent; mais nous ne voyons pas le rapport que cela aurait avec la guerre.” ¾ quoique je puisse déjà faire remarquer, à ce propos, qu’un être qui porte en lui de telles tendances n’est pas très apte à voir dans la guerre quelque chose de singulièrement ignoble, et que son éventuel pacifisme doit souvent se montrer purement verbal et ne s’avérer puissant et sincère que lorsque son égoïsme est étroitement intéressé. Mais j’arrive au fond de mon sujet.


              Le Dr Joanny Roux, médecin des Asiles d’aliénés de Lyon, dit, à propos du plaisir qui résulte pour l’homme de la conquête amoureuse : “L’amour est volontiers tyrannique, il s’affirme par l’autorité imposée. Par des transitions insensibles, ce plaisir de la conquête et de la possession nous conduit sur un terrain psychologique, au sadisme. Si les plaisirs partagés ou donnés sont nos titres de propriétés, l’autorité acceptée, la souffrance subie en sont le signe.” Or, pour suivre le raisonnement du Dr Joanny Roux, est-il un témoignage plus absolu de l’autorité imposée par le mâle et acceptée par la femme, de la souffrance donnée par l’un et acceptée par l’autre, que la grossesse ? De même que l’agression est contenue dans l’acte sexuel à son début, le sadisme est contenu dans l’acte sexuel en sa conséquence lorsque la nature a pu suivre son cours.


              Le Dr René Allendy cite le cas d’un homme de trente-cinq ans, marié, ayant quitté sa femme et son enfant, vivant avec une seconde femme et ayant néanmoins une maîtresse, ces deux dernières étant enceintes de lui au moment de l’observation, et qui confessait : “J’ai un besoin incroyable de faire un enfant aux femmes que je possède.” (8) Le Dr Allendy considère ce désir comme du sadisme. Ailleurs, il parle de “la férocité de l’alcôve” (9) “L’expression est adéquate. Mais cela ne nous éclaire-t-il pas sur la cause des grossesses répétées de certaines femmes ?

              Le psychanalyste qu’est le Dr Allendy a envisagé ce cas comme résultant d’un de ces complexes que la psychanalyse a la prétention de dénouer. Le fond d’agressivité dont Freud lui-même constate l’existence dans l’acte sexuel, l’union qu’il découvre entre la cruauté et l’instinct sexuel ne sauraient être considérés comme superposés à la nature primitive dans l’homme par les hasards de la vie de l’enfance, et d’ailleurs il ne les présente pas comme tels. Cela fait partie du fond de la nature masculine et la cause n’en pourra être élucidée à mon sens, que le jour où les termes de psychologie pourront être traduits en termes de biochimie.


              En attendant ce jour lointain, il me semble que ces tares masculines naturelles pourraient être neutralisées par l’éducation sexuelle intégrale tant des femmes que des hommes, et plus encore des premières que des seconds, et non par un simple traitement psychanalytique.

              Là où l’éducation serait impuissante, il ne resterait plus, dans un monde où la surpopulation aurait atteint un stade encore plus dangereux que celui où elle est parvenue aujourd’hui, que les moyens énergiques préconisés ar le biologiste Julian Huxley pour mettre les brutes prolifiques dans l’impossibilité de nuire (9) Quoiqu’il en soit du cas particulier cité par le Dr Allendy, je maintiens que, dans le dessein de maints hommes de féconder une femme, il entre une dose de sadisme. Religieux et moralistes d’élèveront contre cette opinion, mais, qu’il soit sincère ou hypocrite, leur avis nous indiffère : nous savons ce qu’il vaut.

    (1) Conzague Truc, Louis XIV et Mademoiselle de La Vallière (Paris, 1933) p. 151.
    (2) Sigmund Freud, Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, traduction Dr B. Reverchon, 29ème édition (Paris, 1929), pp. 49-50.
    (3) Id., ibid., p. 96.
    (4) Id., ibid., p. 107. Mme Marie Bonaparte dit de même : “L’observation de coït par l’enfant, si fréquente, et qui doit être de règle dans les milieux prolétariens où la promiscuité règne, est, on le sait, toujours interprétée par l’enfant dans le sens d’une agression sadique. Le père devient ainsi pour tout enfant le prototype de tout meurtrier.”

    (Deuil, Nécrophile et Sadisme (Paris, 1932) p. 15.
    (5) Sigmund Freud, Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, p. 51.
    (6) Id., ibid., p. 43.
    (7) Psychologie de l’Instinct sexuel (Paris, 1899) p. 77.
    (8) Dr R. et Y. Allendy; Capitalisme et Sexualité, (Paris, 1931) p. 148.
    (9) Id., Ibid., p. 42.
    (10) Voy. Manuel Devaldès, Croître et multiplier, c’est la Guerre ! (Paris, 1933) pp. 284-385.

              On le voit, c’est la méthode du document humain qui est appliquée ici. Elle étaie de faits vécus la doctrine. Rien ne vaut, comme exemple, un fait tiré de la vie quotidienne : c’est la pierre de touche de l’idée. Mais ce ne sera pas déroger à cette méthode que de citer aussi, à l’appui de cet essai de psychologie sexuelle du mâle, des passages d’œuvres d’écrivains, réalistes ou psychologues, réputés pour leur hardiesse ou leur sincérité. Peu importe que leurs personnages soient des êtres fictifs.

              L’écrivain - l’écrivain de génie, voire seulement de talent - est un homme comme un autre; seulement, il offre cette particularité, qui le distingue du commun des hommes, d’être capable d’analyser ses propres sentiments, plus aigus souvent que chez les autres et mieux perceptibles de lui-même, et de formuler d’une manière nette les idées susceptibles de les rendre exactement. Lorsqu’un écrivain semblable exprime la sensation, le sentiment, la pensée d’un de ses personnages, il extrait quelque chose de son moi : c’est un homme comme un autre qui parle - un qui sait parler. Ainsi le document qu’il nous apporte sous le voile de la fiction est bien un document humain.


              Une des oeuvres où se trouvent supérieurement exprimés les divers sentiments d’égoïsme, de sadisme et de volupté qui se manifestent dans la libido suivie de conception, c’est L’Ordination, où Julien Benda parle de “ces drames, ces détresses, ces êtres murés vifs à la vie d’intérieur, ces femmes crucifiées sur le lit conjugal, qui détournent leurs lèvres du maître qui les prend (1) Certains état d’esprit du héros de ce livre sont tout à fait révélateurs : “Là-bas dormait sa femme... Sa femme ! L’être où il avait fait son enfant !... Qu’il avait altérée de son être !... Qui était lui, elle aussi... Et l’ivresse lui revenait qu’il était lui dans un autre que lui.” (2) Et cet autre passage n’est pas moins imprégné de sadisme et d’esprit de domination : “Et cette femme-là, en face de lui ! Quel sentiment profond le tenait ce matin ¾ qu’il n’avait jamais eu (une fois pourtant, quand elle était enceinte) ¾ qu’elle était une enfant qu’il avait arrachée aux siens, à sa maison, à sa conscience et qu’il s’était mêlé à cette conscience, et qu’en même temps il était mêlé d’elle.” (3)


              Il résulte de ces témoignages qu’il y a une délectation dominatrice et sadique dans l’acte de faire un enfant à une femme, d’imposer cette grossesse, cette souffrance de neuf mois, parachevée par le déchirement de l’enfantement. Toutefois, ni le désir de domination ni le sadisme ne seraient suffisants, dans la masculinité, pour surpeupler la terre, s’il n’y avait à l’œuvre, à côté d’eux, le banal égoïsme intérieur. Cet enfant, le mâle pourrait ne pas le faire s’il voulait s’imposer une certaine contrainte. Car cela lui est possible., physiquement, mécaniquement. Son esprit de domination, son sadisme se satisferaient  dans une certaine mesure, platoniquement en quelque sorte, par le rudiment d’agression dont parle Freud et qui est contenu dans l’acte sexuel. Mais l’égoïsme est là.


              Michel Artsybachev, cet analyste si subtil de la sexualité, l’indique magistralement dans son roman : A l’extrême limite, au cours d’une scène de passion entre Djanéyev qui désire Lisa, et celui-ci qui ne l’aime pas mais est cependant tentée de céder :


              - Ne savez-vous pas que l’homme qui aime veut posséder la femme aimée, entièrement, son corps... tout ! prononça Djanéyev que le désir forçait à serrer les dents. Le savez-vous ?
              - Oui, répondit tout bas la jeune fille, avec un hochement de tête.
              - Eh bien ? articula Djanéyev avec force.
              Lisa ne répondit pas tout de suite, luttant contre la honte qui éteignait les paroles sur ses lèvres tremblantes.
              - Et après ? demanda la jeune fille, si bas qu’il entendit à peine. Elle se couvrait le visage des deux mains.
              Djanéyev la regardait, cruel et rapace. Quelque chose de moqueur surgit dans ses yeux sombres. Combien de fois avait-il entendu cette question !
              - Vous avez peur...  des conséquences ? dit-il d’un ton réservé.
              La jeune fille fit un signe affirmatif, continuant à cacher sa tête entre ses mains.
              - Si je le veux, il n’y en aura pas, dit Djanéyev franchement, mais comme s’il tâtonnait pour ne pas l’effrayer par ces mots cyniques et grossiers (4)


              Toutefois, dans ce roman, le “sacrifice” envisagé par le personnage d’Artsybachev n’a aucune valeur, soit au point de vue de la raison, soit à celui de l’égo-altruisme : ce n’est qu’un moyen, une ruse pour obtenir la capitulation d’une femme convoitée. Il ne résulte pas d’une attitude prise spontanément, volontairement, consciemment, en face de la vie; et la citation ci-dessus n’a pour objet que de montrer sa possibilité et de suggérer sa nature. Pour avoir une valeur rationnelle ou humaine, il doit être désintéressé, c’est-à-dire noblement intéressé; il doit provenir d’un sentiment égo-altruiste, cas où il cesse d’être un sacrifice et devient une satisfaction ¾ la satisfaction des cimes. Alors on peut parler d’amour de l’homme envers la femme en faveur de qui il prend cette mesure.


              Mais si nous comptions sur le seul amour véritable, harmonisé par le mâle avec la libido, pour assurer la paix de l’humanité en prévenant la surpopulation, source de la guerre, nous risquerions fort d’aboutir dans l’ordre des faits à un échec, dans l’ordre des idées à un pessimisme radical. C’est là précisément l’état d’esprit auquel était arrivé Le Dantec en considérant le problème de la paix. Le mobile auquel on peut faire appel en ce cas avec quelque chance de succès, c’est l’intérêt individuel ¾ un intérêt qui se confond avec l’intérêt général rationnellement conçu.


              Peu de gens ont vraiment intérêt à la guerre. L’immense majorité de l’humanité désire la paix. Mais la vie sexuelle telle qu’elle est pratiquée par l’humanité conduit nécessairement celle-ci à la guerre. Si les humains ne parviennent pas à établir la paix sur la terre, c’est que presque tous ignorent dans quelles conditions elle pourrait exister; c’est aussi parce que, même s’ils savaient qu’ils sont, par leur activité sexuelle, des facteurs de guerre, beaucoup de ceux qui consentiraient, pour leur part, à poser les fondements de la paix, ignorent les moyens, cependant existants ¾ et aussi simples qu’efficients¾ qu’il conviendrait d’employer.


              On peut dire que la sexualité, dans son cours naturel, est le fléau de l’humanité. Elle lui donne des joies intenses, qui, nous l’avons vu, ne sont d’ailleurs pas toujours, au point de vue de l’esthétique de la vie, des plus nobles; mais elle assure dans une proportion infiniment plus grande, son malheur. En définitive, le malheur de l’humanité dérive du plaisir éprouvé par les deux sexes dans le frottement réciproque des muqueuses de leur appareil génital. Petite cause, grands effets.

              Car, je le répète, sauf dans le cas de l’enfant voulu (volition qui peut résulter de divers mobiles absolument opposés et que la susdite bio-esthétique pourrait qualifier de nobles ou d’ignobles), la conception n’est pas l’intention: l’intention est dans la jouissance voluptueuse. Mais là, comme en toute manifestation de la vie, l’égoïsme joue, et il y joue au maximum et sous son aspect le moins noble. L’égoïsme agit à un haut degré dans la lutte pour l’existence : les humains s’arrachent impitoyablement la nourriture, mais l’action de l’égoïsme en ce cas est en quelque sorte étendue, diluée dans le temps; l’acuité de son exercice n’est à cause de cela sensible que pour l’observateur attentif, qu’il soit spectateur de la vie d’autrui ou de la sienne propre.


              Dans la lutte entre l’homme et la femme pour la volupté, le laps de temps durent lequel l’égoïsme s’exerce au maximum est restreint, mais son acuité est infiniment plus grande que dans le cas précédent. La libido exige chez le mâle la satisfaction la plus absolue : rapide et complète. Elle est en outre exclusive, exigeant, en raison de sa puissance même, que l’individu ne soit occupé à ce moment-là que de sa satisfaction et soit indifférent aux conséquences.

              Le nombre des hommes qui en cette circonstance conservent la maîtrise d’eux-mêmes est extrêmement réduit. C’est pourquoi il n’y a pas à compter sur le mâle pour l’emploi d’un moyen de garantie contre la conception, emploi dont la généralisation constituerait le prévention de la surpopulation et, par suite, de la guerre. La libido est maîtresse en ce domaine, d’où elle chasse la raison. Certes, il est des exceptions, des hommes qui, même en un tel moment, conservent, selon la belle expression de Léonard de Vinci, la seigneurie de soi-même; mais on sait qu’ils sont en petit nombre : ces exceptions confirment la règle.

    (1) L’Ordination, 11ème édition. (Paris, 1913) p. 139.
    (2) Ibid., pp. 181-182.
    (3) Ibid., pp. 187-188.
    (4) A l’extrême limite (Paris, 1913) pp. 227-228.


              Et le pouvoir de peuplement de l’espèce humaine en progression géométrique est si rapide que les exceptions de cette catégorie, n’exerçant pas grande influence, sont négligeables. Si la surpopulation, si la guerre, si le malheur de l’humanité résultent des conditions qui régissent la satisfaction de la libido, son bonheur pourrait découler de procédés de garantie dont l’application doit être, en vertu des faits sexuels masculins précités, surtout l’affaire de la femme.

              Car la science met à la disposition de cette dernière des moyens pratiquement certains d’éviter la maternité. Mais l’humanité est volontairement et jalousement tenue par ses gouvernants, par ses éducateurs - qui font ainsi faillite à leur mission et auraient, au surplus, eux-mêmes besoin d’être éduqués - et en général par tous ceux qui disposent sur elle une autorité quelconque, dans la plus complète ignorance sexuelle, et la stupidité de la masse est telle qu’en cette question qui prime toute la vie, elle se laisse maintenir dans cet esclavage intellectuel et sexuel dont procèdent tous les autres esclavages.


              Deux pays font, dans une certaine mesure, exception à cette règle : la Grande-Bretagne et l’U.R.S.S. (1) - dans une certaine mesure seulement; mais, dans les autres, l’ignorance sexuelle est soigneusement organisée. En France, c’est surtout la loi du 31 juillet 1920 qui pourvoit à cette besogne obscurantiste, et son objet principal est d’assurer l’ignorance des moyens utilisables par la femme; visiblement, ses promoteurs ont tablé sur la difficulté, la quasi-impossibilité pour l’homme d’accomplir le “sacrifice” du héros d’Artsybachev.

              Ainsi s’assure, en France par ce moyen, ailleurs par d’autres analogues, au prix de la pourriture biologique provenant du dysgénisme, et de la mutilation des femmes par l’avortement (2) qui en sont aussi les conséquences, la plus abondante surpopulation à laquelle un pays donné puisse aboutir ¾ la plus abondante surpopulation et la guerre qui la suit comme une ombre.

                                                    LA CHAIR A CANON

               En 1904, au Congrès national corporatif de Bourges, organisé par la Confédération générale du Travail, le délégué de la Bourse du Travail de Saint-Denis et de la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais préconisait la “grève des ventres” comme instrument d’amélioration immédiate du sort des prolétaires et comme moyen révolutionnaire permanent en vue de leur émancipation intégrale. Et il terminait en disant : “Vous verrez, camarades, l’affolement des castes militaire et capitaliste devant l’abaissement du taux de la natalité !”


              Donc, le taux de la natalité s’abaisse en France - comme d’ailleurs dans la plupart des vieux pays d’Europe, notamment en Allemagne. Jusqu’à 1906 inclus, il n’y avait que tendance à ce qu’on qualifie habituellement de “dépopulation” et qui ne saurait être pendant longtemps encore que désurpopulation. L’année 1907 inaugura la désurpopulation réelle : suivant les statistiques officielles, les naissances furent en déficit de 19.920 sur les décès. Après plusieurs années de légers excès de naissances, le déficit fut en 1911, dernier recensement annuel connu, de 34.869 ¾ mouvement heureux, mais qui ne suffit pas à nous satisfaire.


              Étant donné que les bourgeois s’alarment de cette fausse dépopulation, ils doivent, logiquement, nous parler de repopulation, ce qui, en réalité, aboutirait à l’aggravation de la surpopulation, actuellement existante. C’est ce qu’ils font, mais on voit combien peu cela leur réussit ! Un seul argument est invoqué par eux à l’appui de leur thèse. Il est d’ordre patriotique : au jour d’une grande boucherie internationale, les capitalistes français n’auraient pas suffisamment de chair à canon à leur disposition pour servir de rempart à leur propriété. Et ce jour-là, on le sait, il en faudra énormément.


              En 1903, le sénateur Piot écrivait à M. Combes, président du Conseil des ministres, pour lui faire observer que le contingent appelé sous les drapeaux en novembre de cette même année était en déficit de 34.000 hommes sur l’année précédente. Il disait : “D’un seul coup, l’armée de la République perd trois divisions : déficit d’autant plus regrettable au point de vue de la sécurité nationale que les chiffres du contingent de l’armée allemande accusent, au contraire, une augmentation de 15.000 hommes sur le contingent précédent... Le péril presse !...

              Les pouvoirs publics ont charge de la grandeur de la République. C’est à eux qu’il appartient de montrer que le vrai patriotisme consiste à prévoir résolument le jour où notre armée, par suite de la crise de dépopulation que je ne cesse de signaler et dont il faut à tout prix enrayer le progrès, ne contiendrait plus le nombre de soldats nécessaire à la défense nationale.”


              Nous citons cette lettre, qui fit jadis le tour de la presse française, parce qu’elle est caractéristique de l’esprit qui anime les gouvernants en matière de population. Mais qu’on lise dans les feuilles publiques les doléances des petits et des grands souteneurs de la bourgeoisie; du plus blanc des monarchistes au plus rouge des républicains, ils avouent sans vergogne que leurs craintes se bornent à cet objet : la chair à canon. D’où vient cet accord d’hommes qui semblent être des ennemis en politique ? C’est que la politique n’est que l’art de cuisiner les poires. On se dispute quant à la manière de les accommoder. Sera-ce à la sauce royaliste, bonapartiste, progressiste, radicale-socialiste ? Mais en ce qui touche la nécessité de les manger, la discussion cesse. Tous sont du même avis : on les mangera.


              Sur les questions vitales, on est rapidement d’accord, pourvu qu’on ait des intérêts communs, qu’on sache les discerner et les administrer. Les bourgeois ont tous, qu’ils se coiffent d’une calotte blanche, noire ou rouge, l’intérêt commun qu’ils connaissent et font valoir : ils ont intérêt à faire défendre leur patrie contre les capitalistes d’une autre patrie. Car les bourgeois, les capitalistes ont une patrie, et seuls ils en ont une : un prolétaire patriote est un crétin, puisqu’il n’a pas de patrie, lui, à moins que ce ne soit dans le Valais... Une patrie, c’est un syndicat de capitalistes.


              Le rapport existant entre la population et la guerre ne peut être utilement et franchement traité que si l’on se place sur le terrain de la lutte des classes. Car la société actuelle apparaît bien divisée en deux classes, dont les intérêts sont profondément antagoniques : les maîtres et les esclaves, les riches et les pauvres, les bourgeois et les prolétaires, les capitalistes parasites et les ouvriers, manuels ou intellectuels, créateurs de richesse. Il se peut qu’un grand nombre d’individus de la seconde classe ne se rendent pas un compte exact de leurs propres intérêts : ils n’en existent pas moins, identiques à ceux de la classe prolétarienne tout entière, avec lesquels ils se confondent.


              Là est la tâche ardue : faire comprendre au prolétaire, dont la mentalité est saturée de religiosité, qu’il se doit d’agir dans son intérêt personnel, comme le fait son maître. Cela paraît simple et l’observateur, non pas tout à fait superficiel, mais qui cependant ne va pas jusqu’au fond des choses, objectera qu’aucun individu, dans la nature, n’agit autrement que selon les mobiles intéressés. Certes, en principe; mais la conception de la vie que le religieux inculque au prolétaire l’empêche le plus souvent de distinguer son intérêt véritable et le fait se sacrifier à un intérêt contraire au sien, qu’il devient nécessaire de lui faire connaître.


              - Quoi, dira encore notre contradicteur, l’individu, dans le prolétariat, est assez stupide pour ne pas connaître son intérêt ? C’est vous, l’autre, qui allez lui enseigner ?


              - Soyez-en persuadé, il est en général assez stupide pour ne pas voir où se trouve son intérêt. Et nous qui l’avons pu définir, nous ferons peut-être saisir à cet ignorant qu’il existe pour lui des intérêts fictifs et des intérêts réels. Par exemple, pour un prolétaire, lequel n’a pas de patrie, l’accomplissement des prétendus devoirs que lui enseignent les prêtres de la religion patriotique est le résultat de la croyance fausse à la réalité d’un intérêt qui n’est que fictif. L’idée de solidarité nationale, devant unir en temps de paix et de guerre tous les individus contenus dans certaines limites dénommées frontières et fixées par les dirigeants des diverses patries - cette idée est un mensonge pour les prolétaires, parce que les bourgeois, eux, sont intéressés, et parce qu’aucune solidarité ne les relie à ceux-ci, car i ne peut exister de solidarité qu’entre individus ayant des intérêts communs.


    (1) En ce qui concerne l’U.R.S.S., cette affirmation, exacte lorsque la présente étude fut écrite, ne l’est plus aujourd’hui. Ses gouvernants l’ont fait entrer en 1936 dans une folie de surpeuplement identique à celle de l’Allemagne et de l’Italie.
    (2) Officieusement, on évalue à 800.000 le nombre d’avortements clandestins effectués en France chaque année (note de P. et A.) (ndlr : 1936)


              L’individu, l’homme, est la seule réalité existante, par rapport à ces entités qu’un raisonnement encore imbu de métaphysique lui oppose: Société, Etat, Patrie, etc. La société, ce n’est qu’une abstraction exprimant le fait d’association des individus. Or, quand les maîtres en éprouvent le besoin, ils invoquent, pour justifier leurs actes égoïstes, l’intérêt de la Société (1) au salut de laquelle ils veillent - d’autant plus jalousement que la Société c’est eux, les esclaves étant leur chose, grâce à la propriété du capital qu’ils détiennent, par le seul fait de leur force - force faite de l’ignorance et de la religiosité desdits esclaves.


              Considérant leur société par rapport aux autres sociétés qui se partagent la Terre et qui sont constituées suivant des statuts autoritaires légèrement différents dans la forme, mais identiques dans leur objet : l’exploitation des esclaves par les maîtres - les capitalistes la dénomment “patrie”. Pour des raisons d’ordre purement économique, des différends, des querelles naissent entre les bergers de ces divers troupeaux, entre les capitalistes de ces diverses patries, querelles que les esclaves s’empressent bêtement d’épouser. Ces différends se vident à coups de canon. Pour supporter le choc et y répondre, il faut de la chair à canon, et les syndicats de capitalistes pensent, très justement, que le syndicat qui a le plus de chances de triompher de l’autre est celui qui a le plus de chair humaine à sacrifier à la mitraille.


              Ils demandent, en conséquence, aux prolétaires de faire des enfants, des hommes, pour la “défense nationale”, plus exactement pour la guerre, car (encore que cela nous indiffère) on sait que jamais aucune des nations belligérantes n’a attaqué l’autre et que chacune ne fait que se défendre... Recherchons donc, pour l’édification des futures victimes, des victimes préalable même, les causes réelles des guerres.


              Ah ! c’est toujours pour les “nobles” causes que les “braves” vont mourir ! Les maîtres qui déclarent les guerres peuvent les masquer d’un prétexte idéaliste : elles ont une réalité - on peut dire : toujours - une cause ou un motif d’ordre économique, ce qui n’empêchera point les esprits superficiels d’y voir chaque fois une raison d’honneur, un but d’idéal. Les dirigeants n’auront jamais la naïveté d’avouer qu’en cela, comme en tous leurs actes, ils obéissent à un mobile égoïste et poursuivent un but économique. Ils ont trop hypocritement déprécié - pour les autres  les préoccupations égoïstes et matérielles, qui sont leurs, pour ainsi procéder. Ils exploiteront le sentiment religieux qu’ils entretiennent dans l’esprit de leurs sujets; suivant le temps et le lieu, la guerre sera faite pour Dieu ¾ celui du pays - pour la Patrie, pour la Civilisation, pour le Progrès, pour l’Humanité...


              Il est temps d’avoir un oeil plus réaliste. “Un homme”, dit Frédéric Passy, pendant plus de trente ans, a rédigé les traités conclus par la France, d’Hauterive, chef de service au Ministère des Affaires étrangères, a dit, et il a eu raison, que presque toutes les guerres, de quelque nom qu’on les appelât, n’étaient que des guerres de commerce, de conquête ou de déprédation.” (2) “On a fait la guerre de Tunisie”, dit Urbain Gohier, “pour les porteurs de bons tunisiens, comme on avait fait la guerre du Tonkin pour les clients de Jules Ferry, la guerre du Dahomey pour trois commerçants de Marseille, et les expéditions de Guinée pour les clients du ministres Delcassé; pour la société Suberbie et Cie ont fait la guerre de Madagascar. (3)


              Là, les intérêts privés apparaissent clairement - après coup - mais, lorsqu’on entreprit la conquête de ces territoires, c’était pour faire prévaloir un idéal, n’en doutez pas ! J’étais bien jeune lorsqu’eut lieu l’expédition de Dahomey, mais je me souviens fort bien qu’un dessein humanitaire y présidait ! D’ailleurs, l’argument patriotique peut être invoqué parallèlement à une raison de “justice”

              Les gouvernants proclameront volontiers qu’ils engagent telle guerre pour faire respecter la nation dans la personne d’un “compatriote” dont les droits ont été violés. Et l’on mobilise ainsi la chair à canon pour faire “rendre justice” à quelque fripouille capitaliste dont les excès ont amené la légitime rébellion d’une population : c’est le prétexte désiré à la mainmise par la force armée sur une contrée que l’on convoitait.


              En vérité, quoi qu’il arrive, quelque bénéfice qui, du fait d’une guerre, échoie à une nation - par l’effet de surpopulation et le jeu des institutions sociales, le prolétaire reste prolétaire. Car derrière ces entreprises, ces conflits, ces guerres à l’apparence nationale, veillent les grands intérêts capitalistes, les intérêts des gouvernants-possédants nationalement syndiqués, qui, eux, y trouveront satisfaction, parce qu’ils sont les plus forts - artificiellement.


              La guerre économique - voilà presque un pléonasme - la guerre peut se présenter sous deux aspects : elle a lieu ou entre nations dites civilisées et peuples dits inférieurs ou simplement entre nations dites civilisées. Le second cas est souvent la conséquence du premier. Le différend naît généralement du désir de conquête coloniale qui anime deux ou plusieurs Etats convoitant un même sol. Si, maintenant, on se demande à qui et à quoi servent les conquêtes coloniales, on s’aperçoit vite qu’elles sont toujours faites à l’avantage de la classe dirigeante et possédante et qu’elles lui servent à des fins diverses.

              On n’ignore pas que la surpopulation, c’est-à-dire l’excès de population relativement aux subsistances disponibles dans un pays, profite aux capitalistes de ce pays en ce qu’elle leur procure de la main-d’oeuvre à bas prix : la chair à travail - entre autres choses, dont la moindre n’est pas la chair à canon. Mais encore faut-il que cette surpopulation ne dépasse pas une limite décente : par leurs colonies, les capitalistes, en ce cas, procurent un exutoire à une partie de l’excédent de population.


              Toutefois, la possession de colonies aux fins d’émigration, et aussi dans le dessein d’y puiser un jour des subsistances, n’est pas l’unique moyen de corriger les effets d’une surpopulation exagérée. L’expansion industrielle et commerciale en est une autre, mais qui entraîne des maux identiques à ceux occasionnés par le colonialisme, en multipliant les chances des conflits internationaux. Au surplus, ce moyen, mis en oeuvre, nécessite, lui aussi, à un certain moment, l’existence de colonies, non plus alors seulement pour servir de réceptacle à la population en excès et de grenier d’abondance, mais pour en tirer les matières premières nécessaires à l’industrie et y écouler les produits de celles-ci.


              Comment, en effet, parvient à vivre - mal, d’ailleurs - une population qui, ayant fait rendre à son sol le maximum de ce que comporte les possibilités agricoles, se trouve plus nombreuse que ne le permettent les produits de la terre ? Il lui reste à intensifier la transformation des matières premières en objets manufacturés et le commerce de ces objets, opérations qui conduisent au prélèvement de profits, lesquels serviront à l’acquisition des subsistances manquantes. Et peut-il être débouchés plus favorables que ceux offerts par les colonies, dont, à l’aide de lois douanières, la métropole fait autant de marchés protégés ?


              Mais ce n’est pas que commercialement que les capitalistes exploitent les colonies. Ils trouvent encore matière à voler dans la production indigène, soit sous forme d’appropriation pure et simple du sol et des produits, avec une organisation du travail pire que l’esclavage prétendument aboli, soit sous forme d’impôts, impôts exorbitants qui engendrent la famine, comme dans ces malheureuses Indes anglaises, où, depuis la conquête, les paysans hindous mangent trois fois moins qu’avant, mais, par contre, fournissent une grande partie du coton et des céréales nécessaires à l’Angleterre.


              Et là, nous pourrions puiser, si cela n’était déjà démontré par ailleurs, la preuve du manque de subsistances, autrement dit de la surpopulation, dans la nation colonisatrice. Cette preuve, nous la trouverions dans la nature des importations qu’on fait des produits coloniaux : ce sont, presque exclusivement, des produits agricoles, des denrées alimentaires.

              Sans doute on en tire aussi des matières premières pour l’industrie manufacturière non alimentaire, des métaux, des bois, de l’ivoire, du caoutchouc, etc., matières premières qui ne se trouvent pas toujours ou du moins en quantité suffisante, dans la métropole et qu’il faut bien prendre dans les colonies.. Mais ce qu’on va y chercher surtout, c’est du blé, du seigle, du sarrasin, du maïs, du riz, du manioc, du café, de la canne à sucre, des huiles, des fruits, du bétail même. Et qu’y exporte-t-on en échange ? Des objets manufacturés nullement nécessaires aux indigènes, mais dont on a suscité le besoin chez eux.


              Mais voici notre contradicteur que l’on ne manque donc pas de subsistances, puisqu’on en trouve dans ces colonies. Nous le prierions d’abord, de ne pas confondre l’effet avec la cause : le colonialisme est l’effet donc la surpopulation ou manque de subsistances est la cause. Nous lui répondrons ensuite, s’il a l’idée, peu coutumière en sa mentalité, d’élargir la question jusqu’à la Terre entière, en faisant abstraction de sa division en Etats antagoniques, que nous n’avons jamais prétendu que la Terre fût surpeuplée relativement à sa plus haute puissance de production et qu’elle ne pût nourrir beaucoup plus d’habitants que le nombre actuel.

    (1) Nous exprimons ici, par la capitale à l’article et au substantif, la sainteté des idées, selon l’esprit des religions mystiques ou positives.
    (2) Frédéric Passy, Les causes économiques des guerres.
    (3) Urbain Gohier, Sur la Guerre.


              Nous disons qu’en chaque pays de vieille civilisation le sol est surpeuplé relativement à ses produits, fait qui se traduit par des misères sans nombre, et qu’il en sera de même tant que l’on ne voudra pas établir par les mesures nécessaires l’harmonie entre les deux facteurs de la population : les naissances et les subsistances. Ces subsistances manquantes et dont il constate cependant l’existence en dehors du pays où il vit, comment les obtient-on ? Par la guerre coloniale continuelle et au prix de la guerre entre pays civilisés qui en est souvent la conséquence. Ne serait-il pas plus sage de limiter la population aux subsistances disponibles ?


              La guerre, c’est les affaires... Beau sujet d’enthousiasme pour les imbéciles, patriotiquement prolifiques - si toutefois cet amusant “phénomène” existe : le prolétaire faisant, de propos délibéré, des enfants à sa femme pour donner des soldats à “sa” patrie !... Non, cela n’existe pas, évidemment. Cela dépasserait les limites du grotesque.

              Il n’y a chez les prolétaires, quant à leur prolificité, qu’ignorance et imprévoyance, sauf pour quelques misérables brutes qui font sciemment de leur reproduction un métier lucratif. Nous ne sommes pas dans l’ancienne Rome, où, grâce à l’appât des primes que, sans aucun doute, nos procréatomanes verraient avec plaisir établies ici, des brutes accouplées fabriquaient sciemment de la chair à canon. N’est-ce pas de Rome, au surplus, que nous vient l’idée du “prolétaire”, citoyen qui ne peut être utile à l’Etat que par sa famille ? ¾ chair à canon avant la lettre ?  


              Les guerres y étaient fréquentes. Les gouvernants avaient tellement besoin de soldats qu’ils avaient fondé l’institution des “enfants alimentaires”, enfants mâles entretenus par les empereurs (Trajan en nourrissait jusqu’à 5.000) et par certaines cités, et destinés, une fois devenus adultes, à combler les vides que les guerres faisaient dans les armées. Il est probable que, malgré le caractère de la chose, elle sembla très légitime aux Romains : la religion patriotique était là pour leur obscurcir le cerveau et leur faire trouver tout naturel le gavage en vue de la tuerie, de même qu’aujourd’hui il est admis par la plupart des prolétaires, abrutis par le même moyen, que les capitalistes peuvent les diriger vers la boucherie internationale s’ils en éprouvent le besoin.


              Mais la prévoyance de nos bourgeois est en progrès sur celle des gouvernants romains : ils n’alimentent pas la chair à canon en puissance; ils se contentent de la faire naître et ils la prennent ensuite tout-venant, envoyant au profitable massacre ce qui a survécu à l’épreuve de la misère causée par la surpopulation qu’ils ont voulue, préparée et entretenue. Car c’est favoriser la meurtrière surpopulation qu’en taire les effets, faire le silence sur les moyens de l’éviter et traquer ces hommes supérieurement évolués que sont les néo-malthusiens, lorsqu’ils font leur propagande salvatrice.


              Que sur ce point on n’attende des bourgeois ni la lumière, ni la tolérance, dont les éloigne forcément leur intérêt de classe. En cela, comme en toute chose, l’émancipation des travailleurs sera leur oeuvre propre. L’élite du prolétariat commence à le comprendre, nous l’avons vu au début de cette étude, mais la grande majorité des prolétaires ignore encore la loi naturelle qui régit le peuplement de la Terre et de laquelle, par conséquent, dépend leur existence.


              Suivant cette loi, formulée par Malthus, en 1789, dans l’Essai sur le principe de population, la population, si aucun obstacle ne l’arrête, croît indéfiniment en progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256), tandis que les subsistances ne croissent qu’en progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9) Cette double formule de progression était surtout une image mathématique, destinée à faire saisir la disproportion existant toujours entre la multiplication des hommes et celles des subsistances. Cependant, si la progression arithmétique n’a pas un caractère absolu, puisqu’elle dépend en partie de l’industrie humaine, la progression géométrique, elle, est absolument vraie.


              Depuis Malthus, la science a procuré aux hommes les moyens d’accroître plus rapidement, pendant un laps de temps limité, les subsistances: toutefois, après la poussé due à un progrès de la science agronomique, on revient à la progression ordinaire, voire à la stagnation, quand ce n’est pas à la régression, en vertu de la loi de productivité diminuante à la quelle est soumis le sol cultivé. Mais le principe de la loi biologique de population n’est en rien infirmé par ces faits. La loi de Malthus reste vraie, en ce sens que la population a une tendance constante à s’accroître au delà des moyens de subsistance.


             Si une population donnée, sur un territoire limité, n’apporte aucune prévoyance dans sa procréation (et, collectivement, c’est ce qui s’est produit toujours et partout), le phénomène de surpopulation se réalise, c’est-à-dire que le déséquilibre s’établit entre la population et les subsistances. Car ce n’est pas la population qui commande aux subsistances, mais ce sont les subsistances qui déterminent la population. Il n’y a que Zola qui ait pu nous montrer le contraire... dans un roman : Fécondité !  Tout phénomène de population est donc relatif aux subsistances ¾ aux subsistances disponibles, bien entendu, les hommes ne se nourrissant ni d’idéal, ni d’hypothèse.


              Peu importe que le système capitaliste, par maints défauts organiques qui, joints à tant d’autres, le condamnent, mette, par moments et par endroits, obstacle à une multiplication passagère plus rapide et plus grande des subsistances (par exemple, par le maintien des cultivateurs dans l’ignorance, leur privation de machines ou d’engrais chimiques, l’inculture de quelques terres réservées à une usage de luxe personnel); peu importe que, par le gaspillage, il empêche une partie de la population de participer pleinement aux subsistances existantes; peu importe que les capitalistes aient plus que le nécessaire : la production défectueuse de la mauvaise répartition, faits de la société, n’infirment en rien la loi de population, fait de la nature.


              Entendons-nous. Il ne s’agit nullement ici de justifier les capitalistes de leurs méfaits. La destruction de leur société est un but à ne jamais perdre de vue, une besogne de première urgence. Mais la raison et l’expérience nous prouvent que, la société capitaliste fût-elle anéantie, la loi de population n’en continuerait pas moins d’agir avec une rigueur mathématique, à ce point que nulle société collectiviste, communiste, constituée selon tout autre mode d’association égalitaire ne pourrait vivre sans en tenir compte.

              Dès qu’il y aurait dans la société surpopulation, il y aurait malaise et, l’humanité ne formât-elle qu’un seul peuple, il y aurait guère - guerre sociale - et finalement rétablissement de l’ancien ordre des choses. D’ailleurs cela est du futur et il nous faut rester dans le présent, qui seul nous touche. C’est avec un identique souci de l’actuel et du réel que nous raisonnons sur les seules subsistances disponibles.


              Celles-ci représentent le potentiel vital. Or, lorsqu’il y a excès de population, par rapport à la somme de vie possible, il arrive que la vie, n’étant pas ramenée dans la société, en quantité, au niveau voulu par les subsistances, y est ramenée en qualité dans chaque individu qui, du fait de la surpopulation, est privé d’une part de nécessaire, quand toutefois il n’est pas éliminé par la mort. Alors, pour les prolétaires, le fait de la mauvaise répartition vient s’ajouter à celui de la surpopulation. Et nous disons : Qui, dans ce cas, est privé du nécessaire ?


              Ce n’est pas le capitaliste, puisqu’il tient sa part - et, en grande partie, celle des autres. C’est le seul prolétaire, qui doit attendre de son maître, le bourgeois oisif et cependant propriétaire des instruments de production et des produits, le maigre salaire que celui-ci veut bien lui donner en échange de son travail - salaire que la surpopulation, par la concurrence des chômeurs, réduit au taux le plus bas possible. L’équilibre s‘’impose donc, au détriment de la qualité de vie, chez les seuls prolétaires, douloureusement, par la famine, par la misère, par la prostitution, par la maladie.


              Qu’est-ce que, par exemple, que la tuberculose, justement dénommée par les médecins qui répandent autre chose que des vérités officielles : le mal de misère, sinon l’état de dégénérescence physique engendré par les privations et le surmenage, dus au manque de subsistances - à la surpopulation ?

              Niceforo n’a-t-il pas prouvé expérimentalement qu’il se constitue, par la privation du nécessaire vital répétée des ascendants aux descendants dans une certaine partie de l’humanité, cette monstruosité : une race des pauvres ? S’établissant chez les prolétaires par la mauvaise qualité de vie, l’équilibre s’y instaure par la brièveté d’existence. La statistique suivante (1) dressée par le docteur Jacques Bertillon, non suspecte venant de ce repopulateur de marque, est significative (et cependant elle n’a rien dit à son auteur, qui continue d’être un féroce anti-malthusien)

    (1) D’après Croître ou disparaître, par G. Deherme.

              Sur 1.000 personnes nés à la même date, restent vivantes, en France, selon les classes :

                                   sur 1.000 riches           sur 1.000 pauvres
    Après 5 ans.....................     943                            665
    après 10 ans....................     938                            586   
    après 20 ans....................     866                            486
    après 30 ans....................     796                            408       
    après 40 ans....................     695                            396
    après 50 ans....................     557                            283
    après 60 ans....................     398                            172  
    après 70 ans....................     235                             65
    après 80 ans....................       37                              9  

              Et c’est au nom de La Patrie, cette idole dont les pieds baignent dans la boue et le sang, ce “fantôme”, comme dit Stirner, cette “nuée”, pour employer l’épithète dont les nationalistes qualifient les abstractions qui ne répondent à rien de réel, mais qu’ils oublient d’appliquer à celle qu’ils exploitent - c’est au nom de La Patrie qu’on vient demander aux prolétaires, non seulement d’entretenir leur misère, mais de l’aggraver encore ! Ils n’ont, nous l’avons vu, aucun intérêt à se comporter en patriotes, non plus qu’en proliférateurs. Ils ont, au contraire, tout avantage à faire preuve d’antipatriotisme et d’infécondité. Le seul argument des bourgeois, la préparation à la guerre, doit donc les laisser indifférents. ¾ mieux : hostiles. Qu’ils y songent : moins la population d’un pays est dense et moins elle est patriote, plus elle a de chances d’échapper aux maux de la guerre.


              La guerre est, d’abord, ignoble. Et cela suffirait à la condamner. Mais elle pourrait être inéluctable; or, elle n’est pas telle par essence, c’est la stupidité des hommes qui l’engendre. Ensuite, elle est faite au profit de la bourgeoisie capitaliste. Qu’y trouvent, par contre, les prolétaires, qui fournissent, en somme, la chair à canon ? La servitude militaire, les charges de la paix armée et celles de la guerre, les infirmités, la mort.


              Il est vrai que d’aucuns, parmi les survivants et les inaptes au combat (ceux-ci, souvent, farouches patriotes) y puisent la satisfaction du voeu contenu dans cette odieuse pensée populaire, parfois formulée, quand tous souffrent d’une surpopulation poussée à son extrême limite : “Il y a trop de monde, il faudrait une bonne guerre pour faire de la place !” Aux prolétaires de décider s’ils préfèrent trouver un mieux être dans l’assassinat organisé - dont, au surplus, chacun d’eux peut être victime - ou si, toute considération de moralité même écartée, il ne serait pas plus intelligent d’apporter quelque prévoyance dans leur activité sexuelle et de faire qu’une “bonne” guerre ne soit pas nécessaire pour que tous aient place au banquet de la vie.


              Car ce désir est exclusivement déterminé par l’encombrement du marché du travail, circonstance dans laquelle la classe ouvrière se rend compte le plus vivement de la surpopulation. Ainsi, par leur imprévoyance procréatrice, les prolétaires créent la surpopulation, et la surpopulation qu’ils ont créée, paroxysant la concurrence, fait faire à certains d’entre eux ce monstrueux souhait d’une guerre qui rende la vie moins dure aux survivants ¾ souhait qui ne tardera pas à recevoir une sanction, en ce cas, le déterminisme naturel et social engendrera la guerre.


              La guerre se produira parce qu’il faut des colonies pour caser le trop-plein humain de la nation surpeuplée, et pour placer le surproduit de l’industrie nationale en même temps que se procurer les subsistances et les matières premières manquant dans la métropole. Elle se produira parce qu’il faudra tirer de l’exploitation des peuples faibles les moyens financiers nécessaires à ce que la partie miséreuse de la nation plus forte ait l’illusion d’une assistance pécuniaire gouvernementale.

              Elle se produira parce que, quand le prolétariat, acculé à la mort, est sur le point de se soulever - bien inutilement, alors, car la surpopulation a aussi créé dans sa propre classe les ennemis de sa libération : “jaunes“, policiers, gardes-chiourme, militaires professionnels, etc., qui noieront sa révolte dans le sang ¾ la guerre est dans l’air, comme ont dit, et les dirigeants, après avoir, comme il convient, chauffé à blanc le patriotisme des masses, la font, pour éviter que l’Etat, ou leur parti qui l’a accaparé, ne disparaisse : les bergers mènent alors le troupeau à l’abattoir...


              Pour les capitalistes, cela encore, c’est faire des affaires : ils achètent ainsi la sécurité pour une longue période d’années, comme, moyennant finance, ils achèteraient des matières premières ou de la publicité. Et ils savent bien que, grâce à la prolificité des brutes, ils retrouveront un jour à profusion leur bétail humain, car, comme disait, il y a un siècle, un assassin de qualité : “Une nuit de Paris réparera tout cela.” Quant aux ruines, si l’aventure a mal tourné, ce sera encore le prolétariat qui les relèvera. N’est-il pas, en définitive, contraint à payer, en toute circonstance, les pots cassés ? Et pourquoi ? Uniquement parce qu’il est prolétariat, c’est-à-dire classe de faiseurs d’enfants.


              Le jour où il cesserait de se multiplier inconsidérément, le prolétaire, devenu plus fort et plus digne de la liberté, aurait vite fait de se dresser devant le bourgeois et de lui dire, même individuellement, en termes explicites ou implicites, peu importe : “Je suis le plus fort maintenant. Je ne suis plus prolétaire au sens antique du mot; je ne veux plus l’être au sens moderne. Je ne veux plus entretenir ton parasitisme. La propriété, c’est le vol : je ne veux plus être volé. Le moment de rendre gorge est venu. Il n’y a plus de capital privé. Le capital est commun à tous les travailleurs et le travail est le seul entraînant rémunération. Si tu veux vivre, travaille !”


              En résumé, que l’on situe, comme le font les socialistes, les causes de la guerre dans la seule évolution du capitalisme ou comme le font plus justement les néo-malthusiens, d’accord avec Darwin, dans la surpopulation, l’intérêt des prolétaires est de ne pas fournir à leurs maîtres la chair à canon qu’ils demandent.


              “Plutôt l’insurrection que la guerre !” ont dit, ces années dernières, les meilleurs d’entre eux. La limitation des naissances est une forme pratique et permanente de cette insurrection, où les efforts individuels contribuent effectivement et visiblement à l’action collective, satisfaisant en outre, dans leurs besoins immédiats et dans leurs tendances idéalistes, à la fois l’individu et la collectivité ¾ spécifions : le prolétaire et la classe ouvrière mondiale.


              Que les prolétaires, de jour en jour plus conscients, prêtent donc une oreille attentive à la parole déjà scientifique, mais encore timide, qui, à travers les siècles, leur arrive du bon Malthus; qu’ils écoutent ses disciples, les néo-malthusiens, dont la voix est plus robuste parce qu’ils savent plus que leur ancêtre et qu’irréligieux ils peuvent préconiser les moyens de stérilité volontaire devant lesquels reculait sa religiosité; et ils apprendront le pouvoir qu’ils ont de n’être plus de la chair à canon.

                                          Manuel DEVALDES. Mai 1913.


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  •                                  EVNO AZEV           
                  UN PROVOCATEUR DE l’OKRANA

                        TZARISTE DEMASQUE

             Terroriste russe, né à Rostov-sur-Don en 1869. De son nom véritable : Evno Mayer Fichelevitch-Azev. Sa vie mouvementée, son rôle d’agent double en font un personnage balzacien. Il réussit à échapper à la vengeance des membres de l’organisation qu’il trahit. On ne sait ce qu’il advint après le 7 janvier 1909 où sa trace est perdue à Berlin, après une tentative infructueuse qu’il fit, par lettre, de cette ville pour se justifier. Sans doute vécut-il sous une fausse identité, à moins que les maîtres qu’il avait servi à demi l’aient fait purement et simplement disparaître. En tous cas les preuves de sa trahison furent établies par des documents, trouvés dans les archives de la police politique, tombés aux mains des révolutionnaires russes lors de la Révolution de 1917.

    UN TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE

              Au fin fond de Passy, dans la demeure modeste d’un réfugié politique se réunissaient, en octobre 1908, trois personnalités du monde révolutionnaire : Pierre Kropotkine, prince et théoricien anarchiste, dont la haute figure entraînait le respect général, même chez ses adversaires de tendances, Herman Lopatine, ami et traducteur de Karl Marx, et Véra Figner dont Anatole France disait qu’elle était “la Jeanne d’Arc de la Révolution russe.” Quel pouvait être le but d’une entrevue semblable, assemblant des personnalités appartenant à des horizons politiques si différents ? Il s’agissait de juger un homme accusé de provocation, un homme qui avait à son actif l’organisation des exécutions de von Plehve, ministre russe, sinistre dictateur au pouvoir illimité, nanti de toute la confiance du tsar, infatigable massacreur de Juifs, et du grand-duc Serge, gouverneur général de Moscou. Entre autres. L’accusateur se nommait W.- L. Bourtsev, publiciste et agitateur, évadé de Sibérie, au passé révolutionnaire prestigieux, partisan passionné du terrorisme.

              En janvier de l’année 1908 la dénonciation d’une trahison gigantesque à l’intérieur du parti socialiste révolutionnaire, qui menait une lutte sans merci contre le tsarisme, la complicité révélée de la haute police russe dans les plus grands attentats terroristes, jetaient dans la stupeur les milieux politiques du monde entier. La cheville ouvrière de cette oeuvre épuratrice était Wladimir Bourtsev, l’accusé Evno Azev. Or, Azev avait une telle réputation que les combattants les plus chevronnés de la révolution disaient en parlant de lui : “Devant cet homme-là, il faut s’incliner bien bas, bas... jusqu’à terre !” Et pourtant, on allait le juger...  

    UN PERSONNAGE EXTRAORDINAIRE

              Azev. Ce terroriste qui fut mêlé à tant de drames sanglants est né au bord du Don, région où se recrutaient les plus célèbres cosaques, d’un père israélite très estimé en raison des sacrifices qu’il fit pour élever décemment sa nombreuse famille. Le jeune Azev fréquenta le lycée de sa ville natale jusqu’en sixième. Il était médiocrement apprécié de ses condisciples ayant un caractère irascible qui entraîna, d’ailleurs, son renvoi de l’établissement scolaire.

              Quittant Rostov à la suite d’incidents peu clairs, il gagna l’Allemagne où il se fit inscrire aux cours de l’École Polytechnique de Karlsruhe en 1892. Là, il fréquenta les étudiants russes de la localité qui se divisaient en petits groupes selon leurs nuances politiques. Evno Azev s’inscrivit au groupe social-démocrate où il fut considéré comme un “modéré”. En 1897 il passa, à Darmstadt, des examens et reçut le diplôme d’ingénieur qui lui permit d’exercer cette profession à Berlin. Fort de sa qualité d’ingénieur il retourne enfin en Russie, travaille à Moscou à la Compagnie d’électricité universelle durant six mois, puis gagne Petersbourg, au service de la même compagnie.

              Etudiant à Karlsruhe, Azev se rendait souvent en Suisse, et c’est dans ce pays qu’iil fit la connaissance de celle qui devint sa compagne, une réfugiée, tout comme lui d’origine juive, qui avait exercé la profession de modiste en Russie, à Mohilev, mais avait fui la terre des tsars pour suivre à Berne les cours de l’Université. Mme Azev vécut longtemps à Paris, dans le quatorzième arrondissement, non loin du Lion de Belfort.

              Elle eut deux enfants de son compagnon mais ignora, semble-t-il, malgré quinze années de vie commune, l’activité mystérieuse de ce dernier. Sombre, taciturne, méfiant, toujours sur ses gardes tel était Azev depuis son enfance, et la vie conjugale intermittente qu’il menait, entre deux absences plus ou moins prolongées, facilitait une discrétion inhabituelle entre époux, qui était de règle entre lui et sa femme. Plus tard, quand les soupçons de ses compagnons de lutte furent évoqués devant son innocence, celui-ci opposa un silence trop prudent à ses supplications. Alors édifiée, lorsqu’il lui fit parvenir de Russie où il s’était réfugié, une somme d’argent importante, elle refusa ces subsides désireuse d’élever ses enfants, grâce à son seul labeur.


    L’ERE DES ATTENTATS


              Après s’être affilié durant son séjour à Karlsruhe à un groupe d’étudiants sociaux-démocrates, Azev opta, en 1899, à Moscou en faveur des socialistes révolutionnaires russes, petit groupement qui reprenait le programme terroriste traditionnel. Cette organisation publiait un journal : La Russie révolutionnaire, qui n’eut que deux numéros, la police ayant découvert à Tomsk son imprimerie secrète peu après l’adhésion d’Azev. Homme extrêmement habile, Azev ne tarde pas à se rendre indispensable dans les milieux révolutionnaires qu’il fréquente. Au cours de l’année 1901 il part pour la Suisse mandaté par l’”Union des socialistes révolutionnaires du Nord” qui était alors l’organisation terroriste la plus importante de Russie et dont les membres allaient, les uns après les autres, tomber tous aux mains de la police avec une bizarre régularité.

              Il constitue, aidé d’un autre révolutionnaire, venu, lui, du Sud, le “Comite central” du parti et organise l’importation en masse, à destination de toutes les sections de Russie, de brochures et journaux révolutionnaires dissimulés dans des appareils frigorifiques d’appartement ou dans des barils de graisse.

              Curieuse coïncidence, les destinataires étaient arrêtés dans laps de temps plus ou moins long, habilement calculé, arrestations portées au compte de la Sûreté à l’habileté indéniable ou encore à l’imprudence des militants de base. Jamais la félonie d’un révolutionnaire ne fut soupçonnée en l’occurrence. Rapidement, le mouvement animé par Azev se transforme. Le terrorisme est à la base de son action et il absorbera de plus en plus toutes les activités militantes. Il est nécessaire de doter le parti d’un instrument de coordination. Ainsi est créée l’Organisation de Combat qui durant six années va multiplier les attentats.

              Les deux premières victimes visées furent Sipiaguine, ministre de l’Intérieur, favori du tsar et le procureur du Saint-Synode, conseil suprême de l’Eglise russe, Pobiedonostzev. Le premier fut exécuté le 2 avril 1902 au palais Mariinsky par un jeune étudiant de plusieurs coups de revolver. Arrêté, l’auteur de l’attentat fut pendu un mois après. Le procureur eut plus de chance, il échappa à deux tentatives de ses ennemis. Il avait été décidé de le supprimer le même jour que le ministre du tsar. Or un hasard dont il bénéficia, une erreur d’adresse, fit tout échouer.

              Qu’à cela ne tienne, on l’exécuterait lors des obsèques de Sipiaguine. Nouvelle chance pour l’intéressé, les deux terroristes désignés sont arrêtés et l’un d’eux avoue le crime projeté. Un autre attentat contre le général prince Obolensky échoua à son tour. Par contre, le 6 mais 1903 le général Bogdanovitch, gouverneur d’Oufa, dans l’Oural, était abattu sans que les auteurs de l’exécution puissent être appréhendés. Sur le sol, près de la victime, on trouva une lettre confirmant la sentence prise contre Bogdanovitch qui avait donné l’ordre, quelques temps auparavant, de tirer sur les ouvriers mineurs en grève qui manifestaient pacifiquement.

              Le verdict était signé : l’Organisation de Combat. On sut plus tard que l’opération avait comporté deux parties. Azev, ayant participé personnellement aux choix de deux militants, chargés d’attenter à la vie du général, ces deux terroristes furent arrêtés peu après à Dvinsk. Plus heureux les deux suivants, désignés hors la présence d’Azev, échappèrent à la dénonciation d’une part, à l’arrestation ensuite. Malheureusement le 13 mai suivant Guerchouni, l’égal d’Azev dans l’Organisation, qui était sur les lieux à Oufa lors de l’attentat, dénoncé à son tour, était arrêté à Kiev, circonstance qui laissait à Azev tout le parti en main.

              Dès mai 1903, ce dernier part à Genève pour étudier de nouvelles méthodes d’action. Sur la constatation répétée que “le revolver a des revers” il décide d’utiliser à l’avenir, une arme plus efficace : la bombe. Il étudie les matières explosives et met au point une tactique qui découle d’une observation qu’il définit ainsi : “Vu le grand nombre de provocateurs répandus dans les groupements du parti il serait néfaste de laisser les militants terroristes communiquer avec ces groupements.” Ainsi, à l’avenir, le mouvement politique du parti et sa section terroriste n’auront plus aucune relation; ainsi, également, Azev deviendra insoupçonnable.

    LES AFFAIRES RETENTISSANTES


              Pour quel raison l’actif agent double n’éveilla-t-il jamais le soupçon chez ses compagnons de combat et pourquoi trouva-t-il des défenseurs acharnés parmi ses victimes lorsqu’il fut formellement accusé d’être un provocateur ? C’est que la réussite de deux attentats spectaculaires, qu’il avait organisés, rendait invraisemblable une telle thèse. On donna par la suite des explications pertinentes sur la suppression de deux personnalités de premier plan. Elles relevaient de la mentalité propre aux milieux troubles des basse et haute polices, aux rivalités des gens en place. Les morts tragiques du ministre von Plehve et du grand-duc Serge formaient et dissimulaient la véritable activité d’Azev.

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              Viatcheslaw Konstantinovitch Plehve était d’origine lituanienne. Celle de ses parents, allemande. Ils pratiquaient et élevèrent leur fils dans la religion réformée mais celui-ci se convertit au catholicisme pour hériter d’un oncle. Virtuose du reniement il embrassa la religion orthodoxe dès qu’il eût conscience qu’elle le conduirait tout droit au poste le plus important de l’empire des tsars. Protégé par Mouraviev “le pendeur”, il fit rapidement son chemin. De la magistrature il passe à la police politique, en devint le chef, et pratiqua la chasse aux révolutionnaires. Il termina sa carrière comme ministre de l’Intérieur succédant à Sipiaguine exécuté par un étudiant en 1902.

              C’est à l’instant précis où le gouvernement et la police du tsar s’apprêtent à étouffer sous la plus féroce des répressions toute velléité de réforme sociale, alors que les bagnes sibériens se peuplent, qu’une bombe éclate et que la dynamite expédie au royaume des ombres le dictateur aux rigueurs implacables. La lutte qui se poursuit entre les forces d’oppression et les forces révolutionnaires est à son apogée; une succession d’épisodes sanglants, de crimes atroces et de dévouements farouches; une poignée d’individus obscurs décidés à vaincre ou à mourir, manipulant clandestinement, à travers les embûches et les menées policières la bombe qui sauve et affranchit. Et puis à terre, en ce jour de 1904, l’homme le plus redoutable et le plus redouté de toutes les Russies.

              Les difficultés parmi lesquelles se déroulent ces attentats sont inimaginables. Il faut posséder une maison sûre, avoir le “dvornik” (concierge) à sa dévotion ce qui n’est pas facile car il est imposé par la police aux propriétaires. Il faut toute une organisation de surveillance, de l’argent, des hommes acceptant à l’avance le sacrifice suprême. Ces hommes, tout comme les héros de l’antiquité, doivent survivre dans la mémoire des militants d’aujourd’hui, de ceux de demain. Pendant des années, von Plehve a fait torturer, massacrer, emprisonner des milliers d’individus. Ce renégat est capable de tout. Un exemple : en 1863, lors de l’insurrection qui éclata à cette époque, il dénonça son père adoptif qui fut pendu dans les quarante-huit heures. Il organise des progroms à Kief, à  Wilna, à Bakou, ailleurs. Il fait déporter 3.800 personnes “suspectées moralement”. Soudain, halte-là : l’Organisation de Combat a dépêché ses hommes !

              Le 15 juillet 1904, à neuf heures quarante-cinq du matin, le carrosse blindé de Plehve roule à vive allure vers la gare de Varsovie. Le ministre devait prendre l’express de dix heures pour Peterhof où il allait faire son rapport habituel au tsar. Le carrosse suivait les rails du tramway. Dans une victoria précédent la voiture ministérielle se trouvait le préfet de police de Petersbourg et, le long du carrosse de von Plehve quelques agents à bicyclette. Derrière, deux agents suivaient en voiture légère. Tous les quarante pas, sur le parcours, étaient postés d’autres agents. Or trois terroristes se tenaient dans cette rue armés chacun d’une bombe. L’un était déguisé en employé de chemin de fer : Sazanov, un autre en portier : Kalaiev, le dernier en officier de marine : Sikorsky.

              Arrivé à leur hauteur, un fiacre fit obliquer dans la direction des trois hommes le carrosse ministériel. Sazanov s’approcha alors rapidement et lança son engin par la fenêtre de la voiture. Une formidable détonation retentit. La force explosive était sui puissante que le carrosse bondit. Le ministre et son cocher furent projetés de tous côtés dans les airs. Les vitres des fenêtres appartenant aux immeubles d’alentour se brisèrent à grand fracas et, lorsque la fumée fut dissipée, on put voir, près du pont d’Obvodny le cadavre en bouillie de von Plehve et de son cocher. Près d’eux, le terroriste gisait sur le pavé, blessé par les éclats de bombe, couvert de sang.

              Le second attentat, organisé par Azev, mais ¾ comme pour le précédent ¾ hors de sa présence effective sur les lieux, coûta la vie au grand-duc Alexandrovitch Serge, fils de l’empereur Alexandre II, oncle de Nicolas II. Né à Tzarskoïe-Sélo en 1857, le grand-duc était alors gouverneur de Moscou et avait été l’organisateur de l’exposition française en 1891. Commandant en chef de la région militaire de Moscou il avait à la cour une grosse influence de par son mariage. Par contre, son impopularité était notoire. Principal représentant du parti ultra-réactionnaire, chef des Cent-Noirs et du parti “vrai russe”, les Moscovites les haïssaient.

              Son exécution avait été fixée primitivement au 2 février 1905; la présence d’une femme et de plusieurs enfants à l’endroit choisi pour l’attentat arrêta le bras du terroriste désigné : Kalaïev. Le 4 février, à deux heures et demi de l’après-midi, le landau du commandant militaire sort du palais Nicolas lorsque la bombe de Kalaïev cette fois atteint son but. Mort sur le coup, le grand-duc Serge fut littéralement déchiqueté. Arrêté, Kalaïev fut condamné à mort par une cour martiale et exécuté le 11 mais suivant. Revers de la médaille : échec total d’une série d’attentats préparés à Petersbourg et qui devait coïncider avec a suppression du grand-duc Serge à Moscou. Plus de vingt terroristes tombent aux mains de la police prévenue, à n’en pas douter, de leurs projets.

     L’ACCUSATION

              Les années 1905 et 1906 ne sont pas des années de repos pour les terroristes. Toute une série d’attentats sont organisés par Azev contre des personnalités importantes. Sont visés : le grand-duc Nicolas Nicolaevitch, le général Trepov, le grand-duc Wladimir, la Sûreté de Pétersbourg, le Tribunal militaire de Cronstadt, le général Kleïghels, le ministre Dournovo, l’amiral Doubassov. Le chef de l’Organisation de Combat apporte à ce genre d’activité une minutie particulière. Tous ces attentats échouent. Par contre, ceux qui visaient le préfet de Pétersbourg, le général von der Launitz, le gouverneur Sakhanov, le procureur Pavlov, le comte Ignatiev réussissent. Or si les préparatifs reviennent indéniablement à Azev, leur exécution échappe au dernier moment, de manière fortuite, au chef suprême de l’organisation.

              En juillet 1906 est décidée la suppression du premier ministre Stolypine. Sous le prétexte qu’il manque de “moyens techniques” Azev s’y oppose et il laisse à d’autres la direction des opérations. Lui parti, l’Organisation de Combat disparaît à son tour. Il rentre en Russie et y séjourne dix-huit mois. Au cours de l’été 1908, il revient avec un plan qui doit lui permettre d’accomplir un nouveau coup de maître. Il s’agit de supprimer le tsar Nicolas II. C’eût été pour lui une sorte d’apothéose. Ce fut le moment choisi par Bourtsev pour lancer son accusation.

              Le publiciste russe était un intuitif; tout en dirigeant son périodique le Byloë (le Passé), qui paraît de façon irrégulière, il observe les milieux russes de Paris et le mouvement terroriste n’échappe pas à son examen. Partant de menus faits, constatant de troublantes coïncidences, il en vient à penser que les policiers de l’Okhrana se sont introduits parmi les lanceurs de bombes ce qui expliquait les insuccès répétés se produisant trop souvent au dernier moment. Il commença dès que ses soupçons se précisèrent à passer au crible les actes des principaux animateurs de l’Organisation de Combat.

              “Pendant longtemps, dit-il un jour, ce fut en moi une lutte douloureuse; tantôt le soupçon me maîtrisait tout entier, tantôt je le rejetais avec indignation. Je me formulais à moi-même les hypothèses les plus diverses, suggérées peut-être par ma pensée qui ne pouvait plus se détacher d’Azev et qui pourtant n’osait encore l’accuser. Quelqu’un placé à ses côtés le trahissait peut-être ? Un ami, une femme, dans lesquels il avait toute confiance et qui le vendaient ? Mais rien ne venait confirmer cette hypothèse.Et alors son “génie” même, ses capacités conspiratrices extraordinaires, qui frappaient d’admiration ses camarades, aux yeux desquels ils apparaissait comme un être insaisissable, légendaire, toujours sur les bords de l’abîme et toujours debout, quand tous étaient engloutis autour de lui ¾ tout cela me sembla étrange et me devint bientôt suspect...”

              Pourtant, il y avait des moments où de terribles crises de conscience s’emparait de Bourtsev. Il les décrit lui-même ainsi :

              “Et si je me trompais ? Si je calomniais un homme sincère, dévoué, énergique, l’âme de la Révolution ! Si j’allais détruire le grand oeuvre édifié par lui !”

              Peu à peu, ses doutes s’estompent, la certitude apparaît. Il faut agir, arrêter l’hécatombe de terroristes par un misérable dans la gueule du loup. Alors Bourtsev se décide. Seul, dans l’incrédulité générale, bravant l’hostilité de quelques-uns, il proclame : “J’accuse Evno Azev d’appartenir à la police politique et d’être le responsable de la plupart des arrestations opérées ces dernières années parmi les membres de l’Organisation de Combat. Je prétends qu’il est à la seule base de l’échec d’un nombre important d’attentats dont il a pris cependant l’initiative.

    SHERLOCK HOLMES REINCARNE

              Quel était le point de départ qui permettait au directeur du Byloë, lui qui était la prudence même, de devenir si affirmatif au point de risquer sa propre réputation aux yeux des militants d’un milieu si pointilleux quant aux propos de ce genre ? Il n’est pas possible d’entrer dans les détails d’une succession d’événements, ni de justifier une méthode ¾ apparemment très dangereuse ¾ qui était celle de Bourtsev sans allonger inconsidérablement cette notice réservée à Azev. Il y aura lieu d’y revenir lorsque seront étudiées la vie et les activités du “Sherlock Holmes de la Révolution”.

              En bref, révélons que, dans le but de désorganiser la police tsariste, Bourtsev entretenait des rapports circonstanciels avec “cet autre monde” qui vivait derrière “les murs épais du département de la police et de la sûreté”. Il s’en est très franchement et publiquement expliqué déclarant en outre “que son existence lui permettait de dire sans hésitation qu’il avait réussi parfois à s’emparer de l’âme de certains policiers qui lui apportaient des renseignements, et qu’il les avait vus devenir d’autres hommes.” Et voici ce qu’il écrit dans son journal daté du 7 août 1908, relatant une visite qui lui fut faite alors qu’il se trouvait à Pétersbourg en 1906 :

              “Le jeune homme en présence duquel je me trouvais pouvait avoir vingt-sept ans. Il me demanda à me voir en particulier pour m’entretenir d’une affaire de la plus haute importance. Lorsque nous fûmes seuls, mon interlocuteur me dit soudain :

    - Vous êtes Wladimir Bourtsev. Je vous connais bien... tenez, voilà votre photographie... Je l’ai prise au département de la police, c’est le document signalétique permettant de vous retrouver. J’appartiens à ce département où j’occupe la fonction de commissaire spécial de la Sûreté.


    - Mais que voulez-vous de moi ?

    - Je suis socialiste révolutionnaire et je voudrais savoir si, franchement, je ne pourrais pas servir le mouvement libérateur !...

              Je le regardais fixement dans les yeux et mille suppositions se succédaient dans mon esprit, passant rapides comme des nuées d’oiseaux dans les cieux. La question était nette. Je sentais profondément que l’homme que j’avais devant moi avait bien réfléchi avant de franchir mon seuil et de prononcer ces paroles.”

              Ayant accepté l’offre du jeune homme qui se nommait Bakaï, Bourtsev explique que, simplement écrivain révolutionnaire, il ne pouvait attendre de lui qu’une participation à la “besogne hygiénique” à laquelle il s’était voué : la découverte des moyens employés par la police et notamment la rôle joué par la “provocation” dans le passé et dans le présent. Bakaï revint voir Bourtsev et, entre autres renseignements, lui signala la présence d’un agent double nommé Baskine, puis ensuite celle d’un certain Vinogradov, “collaborateur de grande valeur”. Bourtsev invita Bakaï à pousser dans cette direction de nouvelles recherches.

              Un jour, ce dernier revint apportant une indication capitale : deux ans auparavant, en 1904, Baskine était à Varsovie, veillé par une nuée d’agents subalternes dirigés par le grand maître de la police secrète. Le but de sa présence dans la capitale polonaise était une entrevue avec un employé des chemins de fer appartenant au milieu révolutionnaire.

              Enquête faite, Bourtsev apprenait qu’Azev était allé à Varsovie à la même époque et y avait rencontré le cheminot-propagandiste désigné. Puis Bakaï apprit et communiqua un autre renseignement : l’attentat contre Trepov avait été dénoncé par Vinogradov, qui l’avait préparé, et qui avait livré ensuite à la police les noms de tous ceux qui y avaient pris part. Lors du procès des terroristes arrêtés, le réquisitoire ne parlait pas de Vinogradov mais d’un “collaborateur secret” qui avait guidé la police dans ses recherches. Or, ledit attentat avait été organisé par Azev. Vinogradov et Azev étaient-ils un seul et même personnage ?

              Sur ces entrefaites, Bakaï, dont les relations avec Bourtsev n’avaient pas échappé à la vigilance de ses collègues de la Sûreté, est arrêté, puis condamné par mesure administrative à trois ans de déportation dans les toundras glacées du nord sibérien après avoir subi une incarcération de huit mois dans les geôles de la forteresse Pierre et Paul. Bourtsev décide de faire évader son informateur. Il lui fait parvenir des fonds. Azev s’en mêle, il adresse pour compléter la somme nécessaire aux préparatifs d’évasion cent cinquante roubles de la part du Comité central. Malchance étrange, la police est prévenue et le télégraphe fonctionne; ordre est donné de faire transférer  le déporté dans une région encore plus inaccessible. Heureusement, la dépêche arrive trop tard; la trahison n’a pas payé !

              C’est alors, qu’édifié, Bourtsev dévoile les résultats de ses investigations. En pure perte d’abord. Un nouvel événement renforça sa conviction : le 9 février 1908, la “Compagnie volante du Nord” tout entière tombait aux mains de la police; simultanément, ses membres dans divers localités étaient arrêtés. D’autre part, par l’entremise de Bakaï, qui l’avait rejoint à Paris après son évasion, le directeur du Byloë obtient confirmation de divers renseignements accusateurs.

              Que faire ? Brûlant carrément ses vaisseaux, Bourtsev renouvelle son avertissement en envoyant des émissaires auprès des groupements révolutionnaires pour leur faire savoir qu’Evno Azev est un agent provocateur; puis, au printemps 1908, il avise formellement le Comité central de sa conviction qu’Azev est un traître.

              Le 16 mars 1908, l’un des deux groupes parisiens du parti socialiste révolutionnaire répand un manifeste qui fait grand bruit et ayant pour thème : la provocation dans le parti. Puis une “Commission spéciale de recherche” décide d’interroger Bourtsev et un grand nombre de personnes. Néanmoins, la plupart des terroristes ne veulent tenir aucun compte des accusations, certains s’en indignent. Azev payant d’audace contre-attaque.

              Il s’ensuit une confusion inouïe d’autant plus que les principaux membres de l’Organisation de Combat répugnent à étaler plus ou moins publiquement de redoutables secrets. Finalement, ce n’est qu’en octobre 1908, ainsi qu’il est dit au début de cette notice, que se réunit un tribunal révolutionnaire chargé d’éclaircir cette sombre affaire.


    DEBATS PASSIONNES

              Nul ne sera surpris d’apprendre que la passion fut la note dominante de cette assemblée. Bourtsev lui-même en a retracé les péripéties émouvantes :

              “Ma situation au commencement de la discussion, a-t-il dit, était très pénible. En face de moi j’avais mes juges et les “camarades accusateurs” membres du Comité central, qui n’admettaient même pas la possibilité d’une erreur de ma part. On m’autorise à poser toutes les questions qu’il me plairait, sur les faits et gestes les plus secrets du parti. En revanche, je devais raconter dans ses moindres détails ma vie intime et indiquer les moyens par lesquels j’étais parvenu à réunir mes renseignements. Le tribunal était incontestablement en majorité favorable à Azev. L’atmosphère même dont j’étais entouré m’était hostile. Mes amis suivaient avec anxiété le cours du procès et tremblaient pour moi.


              “Il avait été convenu à la première séance que tant que durerait le débat, on s’abstiendrait des deux côtés de faire au dehors la démonstration de sa thèse. Mais n’étant pas convaincu de l’issue favorable du procès, je m’étais réservé le droit de continuer mes révélations, publiquement - au cas où je n’aurais pas été persuadé par mes adversaires de l’innocence d’Azev - et de les poursuivre jusqu’au bout. J’étais, en effet, trop profondément pénétré de l’importance politique capitale de ma découverte de la trahison d’Azev pour m’arrêter.”

              Parlant en faveur d’Azev, Tchernov prononça un long discours vantant l’activité de celui qu’il défendait âprement et énuméra toutes les machinations policières tendant à discréditer les militants de renom. Bourtez y répondit le lendemain en affirmant sa confiance dans son informateur Bakaï, se fiant à sa longue expérience personnelle toute intuitive certes mais ayant fait ses preuves. Il ajouta que ce dernier avait fourni, au parti socialiste polonais, une liste de soixante-quatre mouchards qui s’étaient introduits dans leurs rangs et que tout avait été reconnu exact. Puis il fournit des documents qui firent pencher en sa faveur deux des “juges” sur trois. Il offrit ensuite d’importants “éléments de conviction” en révélant la rencontre inattendue qu’il fit un jour, dans un train, en Allemagne, de l’ancien ministre adjoint du tsar Lopoukhine, et de la conversation qui s’établit entre eux.

              Un an auparavant, ce personnage avait fait la connaissance de Bourtsev dans les bureaux du Byloë et lui avait proposé la publication des Mémoires de son beau-frère, le prince Ourossov (1), sur les dessous du régime autocratique et la complicité de la police dans l’organisation des massacres de Juifs. De vagues échanges de politesse, on glissa rapidement vers un sujet plus sérieux et Bourtsev obsédé par les agissements des mystérieux Raskine et Vinogradov dépeignit à son interlocuteur stupéfait le rôle odieux des provocateurs dans les milieux révolutionnaires qu’il fréquentait.

    - “Permettez-moi, dit Bourtsev à Lopoukhine, de vous révéler moi-même celui qui se cachait sous ces pseudonymes. Je vous demanderai seulement de répondre, de votre côté, par oui ou par non.

              “Longtemps, il hésita, tandis que je lui racontais l’un après l’autre les épisodes de la vie de “Raskine-Vinogradov”. A mesure que le tableau dramatique se déroulait sous ses yeux, son émotion devenait plus profonde. Soudain, il s’écria :

    - “Est-ce possible ? Etes-vous sûr qu’un agent provocateur ait pris part aux meurtres de von Plehve et du grand-duc Serge ? C’est épouvantable ! Inimaginable !”

              “Lorsque j’eus rappelé qu’il existait un lien étroit entre les arrestations et l’exécution des membres de la “Compagnie volante du Nord”, du parti socialiste révolutionnaire qui avaient eu lieu durant cette même année, et les dénonciations de Raskine, Lopoukhine laissa échapper ces paroles :

    - “Mais alors, durant toutes les premières années il n’a pas quitté un seul moment le théâtre de ses exploits ?”

              “Et enfin, après que je lui eus fait le récit d’un dernier épisode, Lopoukhine, absolument bouleversé, s’exclama :

    - “Je ne sais qui sont Raskine, Vinogradov... mais je connais l’ingénieur Evno Azev que j’ai vu deux fois.”


    (1) Il s’agissait d’une protestation contre un effroyable pogrom à Balta qui eut lieu en 1905. Un précdent, celui de 1882, avait déjà horrifié le monde. Ils furent suivis dans la même ville d’un nouveau pogrom en 1917 et de trois autres massacres de Juifs, en 1919, par les bandes de Petlioura.

             Cinq heures d’une conversation épuisante avaient été nécessaire pour obtenir cette précision d’une portée incalculable. C’était la première fois que Bourtsev entendait la voix de quelqu’un qui avait connu Azev dans son rôle de policier. Il en avait ressenti un trouble profond, mais lorsque, à son tour, il en avisa le “tribunal”, un silence tragique s’établit suivi presque immédiatement d’exclamations de surprise et de colère.

              Pourtant, diverses objections furent émises et Bourtsev commença à se sentir envahi par le découragement, tandis que la séance terminait dans la confusion et le désordre causés par les révélations dont l’effet avait été considérable pour tous. A la réunion suivante, les amis d’Azev demandèrent un ajournement de toute décision; puis ils avertirent Azev de la tournure prise par l’enquête : “Il ne faut plus que tu t’abrites derrière nous, lui dirent-ils, sors donc, viens devant le tribunal ! Défends-toi toi même ! Car nous ne pouvons plus lutter contre Bourtsev dans lequel la majorité des membres du tribunal a confiance.” Azev refusa en se prétendant malade, disant qu’il espérait que ses amis sauraient le défendre.

              Après avoir entendu Bakaï dont les affirmations furent édifiantes, le “tribunal” aborda le 29 octobre 1908 sa dernière séance. Le Comité central avait chargé Savinkov (2) de la tâche décisive concernant la défense de son “chef”. Il la présenta brillamment, développant l’argument “qu’aucune des grandes entreprises terroristes ne s’était accomplie sans le concours d’Azev.”

              Ayant terminé son discours, Savinkov apostropha Bourtsev : “Pouvez-vous, lui dit-il, me citer un seul militant qui par son éclat et sa grandeur lui soit semblable ?” Ce à quoi l’interpellé répondit : “C’est que Azev n’est pas un révolutionnaire, mais un agent provocateur, derrière lequel se trouve la police impériale.” Ainsi se termina la première phase d’un “procès” qui remua profondément les milieux révolutionnaires sans apporter cependant un résultat concret.

    LA DEBACLE

              Quelques semaines passèrent sans que quiconque puisse s’apercevoir d’un changement quelconque dans les diverses prises de position des clans “pro” et “anti” Azev. Cependant, au Comité central, on avait décidé, sans rien en dire, de pousser l’enquête. Savinkov en personne se chargea de certaines démarches préconisées par le “tribunal”. Il en fit part à Azev auquel il n’avait pas retiré sa confiance. Ce dernier, mis au courant de quelques détails, sentit qu’un grave danger le menaçait et commis une imprudence qui devait lui être fatale.

              Il se déclara fatigué et las des attaques dont il était l’objet et demanda à ses amis de l’autoriser à prendre quelque repos à Munich pour se remettre de ses émotions subies. Ce fut accepté mais considéré comme suspect.

              Azev traversa la Bavière, prit le train pour Berlin, puis pour Pétersbourg. Dès son arrivée dans cette ville, il se précipita chez Lopoukhine qu’il supplia de ne rien révéler aux révolutionnaires et de démentir les propos tenus par Bourtsev. Lopoukhine éconduit le visiteur. Se précipitant chez le chef de la Sûreté pétersbourgeoise, le général Guerassimov, le délateur lui demanda de tenter une nouvelle démarche auprès de l’interlocuteur qui l’avait si mal reçu.

              Lopoukhine reçut Guerassimov avec le même dédain. Le puissant personnage quitta les lieux la menace aux lèvres. “Vous semblez oublier, dit-il à Lopoujhine, que la Sûreté existe encore ?” Le soir même, l’ancien directeur du département de la police écrivait au président du Conseil Stolypine une lettre dont voici les extraits les plus suggestifs :

              “Le 11 novembre dernier, vers neuf heures du soir, s’est présenté chez moi, dans la Tavritcheskaya, n°7, le nommé Evno Azev, qu’en ma qualité de chef de la police, je connus de mai 1902 à janvier 1905 comme émissaire spécial de la police à Paris. Il entra sans s’être fait annoncer, dans mon cabinet où j’étais en train de travailler. Il me déclara que les renseignements avaient été fournis au parti socialiste révolutionnaire auquel il appartenait sur son rôle dans la police politique, qu’en conséquence un tribunal ait été formé pour le juger. Il savait que ce tribunal allait me demander des renseignements sur son compte. C’est-à-dire que sa vie était entre mes mains.

              “Aujourd’hui, vers trois heures, le chef de la sûreté, le général Guerassimov, s’est présenté chez moi dans les mêmes conditions. Il me déclara qu’il venait me trouver de la part du même Azev, qui l’avait prié de ma demander ce que je répondrais au cas où les membres du tribunal chargé de juger Azev me demanderaient les renseignements dont ils avaient besoin. Le général ajouta qu’il saurait parfaitement tout ce qui se passerait devant le tribunal, le nom de tous les témoins interrogés et toutes leurs dépositions.

              “Etant convaincu que la démarche d’Azev, aussi bien que les déclarations de Guerassimov avaient le sens d’une menace directe contre moi, je considère comme de mon devoir d’informer Votre Excellence de ces faits et de vous adresser la requête respectueuse de me protéger contre les opportunités et les entreprises de la police politique qui menace ma sûreté personnelle.”

    (2)  L’un des plus audacieux terroristes, ami d’Azev, ayant pris part aux principaux attentats, y compris ceux qui eurent pour victimes : von Plehve et le grand-duc Serge

    .
              De plus, Lopoukhine informait le ministre du tsar qu’il se disposait à se rendre le surlendemain  à l’étranger pour affaires personnelles durant deux semaines. Cette lettre tomba aux mains du Comité central et Azev aperçu un membre du parti à Pétersbourg, alors qu’officiellement, il aurait dû se trouver ce jour là à Munich. Dès son retour à Paris, il fut invité à donner en détail l’emploi de son temps.

              Il apparut, après ses explications, un “trou” de cinq jours. L’alibi s’effondrait; les renseignements parvenus de Berlin décrivaient l’hôte Azev durant son séjour dans cette ville comme un individu fort louche d’une part, et d’une autre, Savinkov et un de ses compagnons ayant vu à Londres Lopoukhine, avaient recueilli une nette déclaration, à savoir : “... qu’il avait été en rapports de service avec Azev lorsqu’il se trouvait à la tête du département de la police.”

    AZEV S’ENFUIT

              Tchernov qui avait été chargé d’établir un rapport concernant “l’affaire Azev” conclut le 3 janvier 1909 à la culpabilité. Une démarche décisive est faite : trois des membres du Comité central se rendent un soir chez Azev et l’entretiennent en particulier. Pressé de questions, il ergote, tente de se justifier, s’enfonce dans de nouveaux mensonges.

              L’entretien se termine sur des paroles de menace et de mort. Les terroristes partis, Azev déclare à sa femme : “Je me suis contredit, j’étais dans leurs mains comme un cadavre, ils veulent me tuer.” “Partons, sauve-toi, répond sa compagne saisie d’effroi. Une fois en sûreté, tu te justifieras.” Et dans la nuit, c’est une fuite précipitée, tragique, pleine d’appréhensions. Tout passant est dévisagé avec méfiance; ne serait-il pas le terroriste lancé aux trousses du traître  par le Comité central ?

              Enfin, le voici dans le rapide de Cologne comptant avec angoisse les minutes qui le séparent du moment où le convoi s’ébranlera. Azev a fui. Dès qu’il se croit en sécurité, à Berlin, ils retrouve sa superbe et il écrit à ceux qui l’ont démasqué. Voici le texte authentique de l’épître de cet apôtre confondu :

    Le 7 janvier 1809 (au lieu de 1909)

              “Votre visite dans mon appartement le soir du 5 janvier, la remise d’un ultimatum ignoble, sans autre forme de procès, sans que l’on m’eût donné même la possibilité de me défendre contre l’accusation infâme dirigée contre moi par la police et ses agents est révoltante et en contradiction avec toutes les notions de la morale et de l’honneur révolutionnaires. Même à Tatarov (3), qui n’avait milité dans notre parti que fort peu de temps, vous avez donné les moyens d’entendre l’accusation formulée contre lui et de se défendre.

              “A moi, l’un des fondateurs du parti socialiste révolutionnaire qui, à maintes reprises, ai porté sur mes épaules le poids de toute son activité, qui grâce à mon énergie et à ma ténacité ai, au moment donné, porté le parti à une hauteur qui n’avait jamais été atteinte jusque-là par aucune autre organisation, à moi on est venu et on a dit : “Avoue et tu seras tué.

              “Cette conduite sera appréciée par l’histoire. Quant à moi, elle me donne la force morale d’entreprendre à mes risques et périls toutes les actions nécessaires pour établir mon innocence et pour laver mon honneur sali par la police et par vous.

              “Sachez que les offenses du genre de celle que vous m’avez faite ne se pardonnent jamais et ne s’oublient pas. Un jour vous aurez à en rendre compte au parti et aux miens, j’en suis convaincu. Et à l’heure actuelle, je suis heureux de sentir que j’ai assez de force pour vous dédaigner, messieurs.

              “Mon travail dans le passé me donne cette force et me place au-dessus de la boue et de la puanteur dont vous êtes maintenant entourés et dont vous m’avez éclaboussé.

    “Ivan Nicolaievitch.”


    (3) Agent provocateur appartenant lui aussi au parti socialiste révolutionnaire. Une enquête, qui dura plus de six mois, fut menée sur lui. Azev s’étonnait alors de la lenteur des recherches et déclarait : “Il ne s’agit pas de l’interroger, mais de le tuer.” Le 22 mars 1906, à Varsovie, l’un des principaux militants du Comité central entra dans la chambre de Tatarov et lui déchargea, sans mot dire, son revolver dans la tête, le tuant net.

              La presse parisienne publiait quelques heures après la réception de cette diatribe un communiqué mettant les choses au point :

              “Le Comité central du parti socialiste révolutionnaire russe porte à la connaissance des camarades du parti que l’ingénieur Eugène Philippovitch Azev, âgé de trente-huit ans (portant dans le parti les noms de guerre suivants : Tolsty, Ivan Nicolaievitch, Valentin Kouzmitch), membre du parti depuis sa fondation, maintes fois élu dans ses organismes centraux, membre de l’Organisation de Combat, et du Comité central, est convaincu d’avoir entretenu des relations avec la police politique russe et déclaré agent provocateur. Disparu avant que fût terminé l’enquête entreprise sur son compte, Azev est, en raison de ses qualités individuelles, un homme extrêmement dangereux et nuisible pour le parti. Des renseignements détaillés sur les circonstances dans lesquelles il fut démasqué seront publiés dans un avenir très prochain.”

    Le Comité central, le 8 janvier 1909.

    _________________

              Plus heureux que Tatarov, que Gapone et quelques autres, Azev échappa à la vengeance des révolutionnaires qu’il avait trahis. D’Allemagne, il passa en Russie où l’on perdit sa trace.

    EPILOGUE

              Le 31 janvier 1909, l’ex-directeur de la police, Lopoukhine, était arrêté par la Sûreté et la gendarmerie russes, à son domicile, et accusé de collusion avec les organisations révolutionnaires. Un certain nombre de ses amis furent inquiétés. A la Douma, un débat orageux eut lieu où fut évoqué le cas Azev, et le ministre de l’Intérieur mis en fâcheuse posture. Le 11 mai, Lopoukhine était jugé par la Chambre spéciale du Sénat. Après des audiences où le système policier de provocation fut assez malmené d’un côté de la barre, alors que de l’autre, tout était entrepris pour éviter des révélations scandaleuses, l’ancien haut fonctionnaire du tsar fut condamné à cinq ans de travaux forcés. Cassé pour vice de forme, ce premier procès fut suivi d’un second qui se termina par une réduction de peine, soit trois années de déportation en Sibérie.

              Quand Azev trahit-il pour la première fois ? Beaucoup de militants de son époque se sont posé la question. Dès le début de ses activités, semble-t-il. Jamais, ont affirmé jusqu’au bout certains d’entre eux, la chose n’est pas possible et d’insinuer qu’il se pourrait fort bien que ce soit Bourtsev le provocateur. Aujourd’hui, il n’y a plus d’équivoque possible.

              Dans ses Mémoires d’un révolutionnaire, Victor Serge, bien placé à une certaine époque pour en connaître, écrit ceci : “En 1912, il y avait dans les organisations révolutionnaires de Moscou, qui n’étaient nullement des organisations de masses, cinquante-cinq agents provocateurs, dont dix-sept socialistes révolutionnaires, vingt social-démocrates mencheviks et bolcheviks, trois anarchistes, onze étudiants, plusieurs libéraux. A la même époque, le leader de la fraction bolchevik à la Douma, porte-parole de Lénine, était un agent provocateur : Malinovski; le chef de l’organisation terroriste du parti socialiste révolutionnaire, membre du Comité central de ce parti, avait été un agent de l’Okrana, Evno Azev, de 1903 à 1908, au temps des attentats les plus retentissants.” Car les dossiers de la police tsariste ont livré leurs secrets lorsqu’ils sont tombés aux mains des révolutionnaires en 1917.

              Une dernière indication concernant cette affaire a son influence sur les esprits dans les milieux avancés de  1909. Martov, qui n’était pas un hurluberlu écrivait alors : “L’humanité se lassera de parler de Judas Iscariote, qu’elle se rappellera encore d’Evno Azev, de l’Organisation de Combat.” Avouez qu’il y a là tout de même, même en tenant compte des circonstances, quelque exagération.


                                                            Louis LOUVET.




















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  •                                 lE LIvInG tHEÂtRE        

    THEÂTRE & REVOLUTION

              Quand la révolution viendra, le théâtre de Broadway disparaîtra. Et le théâtre de boulevard parisien et les mensonges du West End londonien et le théâtre pompeux de l’Allemagne de l’Ouest et le théâtre Off-Broadway qui travaillent dans et pour le capitalisme disparaîtront. La révolution est en route. Ses forces sont en train d’être réunies. La puissance réside chez ceux qui refusent d’accepter et le poids et le vide de l’existence que la société actuelle nous offre.

              La révolution noire surgit de cette immense manquement, elle proteste non seulement contre la dégradation matérielle - les rats, les taudis, le labeur dégueulasse, l’humiliation psychologique et sociale - mais aussi contre la laideur du monde de l’homme blanc, monde de l’égoïsme, de l’injustice, de l’argent et de l’insensibilité... La laideur d’une  société qui utilise n’importe quelle forme de violence insensible pour maintenir son statu quo. Le désir glorieusement inspiré et l’élan de l’esprit sont châtrés et puis emprisonnés dans les coutumes présentes jusqu’à ce qu’ils se détériorent et que l’énergie créatrice soit obligée de se soumettre au pouvoir et à l’argent. Et tout le monde le sait.

              Heureusement, la jeunesse peut agir parce qu’elle n’est pas encore trop engagée dans le système pour ne plus pouvoir en sortir, et l’homme noir, lui aussi, peut choisir de ne pas s’intégrer à ce système, pour réussir dans le cadre de la Great White Society, cela ne satisferait pas ses besoins véritables...

              Une société qui peut atteindre l’abondance tout en laissant un grand nombre d’hommes mourir de faim est une société qui n’a pas de bon sens; une société qui peut se livrer à la guerre du Vietnam est intolérable pour ceux qui veulent récupérer leurs instincts sacrés; une société qui fonde son abondance sur le labeur de millions d’individus dont l’existence est sacrifiée à la production de biens (laquelle production n’est pas utile mais profitable); une société qui oblige l’esprit à périr pour se protéger contre la pensée (penser étant trop douloureux lorsqu’on doit mener une existence d’esclave insignifiante) ¾ une telle société doit être transformée...

              C’est par la quête de l’instinctivité que se manifeste cette révolution dans le théâtre contemporain. Telle était la vision d’Artaud. Le théâtre révolutionnaire de la présente décennies ne s’occupe pas tellement de changer les formes théâtrales, il s’occupe de déverrouiller,  de débloquer l’instinctivité que 10 000 ans de civilisation ont refoulé.

              Le prix que nous avons dû payer pour notre ordre, notre organisation, nos bonnes manières, notre dignité, notre hiérarchie égyptienne, nos lois romaines, nos esclaves grecs, nos esclaves américains, nos jugements ecclésiastiques, le triomphe du capitalisme et de l’Etat totalitaire - le prix de tout cela est que nous sommes devenus des gens insensibles; Un mode de comportement devait être institué qui minimisât les possibilités de se sentir et qui établit en même temps la souffrance en permanence, car le système basé sur l’argent exige que les hommes souffrent en permanence, soit dans la poursuite de l’argent, soit du manque d’argent, soit de la corruption causée par sa pléthore...

              C’est à cause de tout cela qu’Artaud appelle de ses vœux un Théâtre de la Cruauté, pour nous secouer, nous réveiller, pour que nous puissions ouvrir la porte et nous diriger vers la prochaine étape... Le manifeste de l’instinctivité d’Artaud demande une agression des sens et la création d’événements théâtraux cruels dans l’espoir que la cruauté de ces événements puissent atteindre le spectateur dans sa viande, dans les tripes, dans les yeux, dans l’aine, là où il peut sentir quelque chose.

              Le théâtre de Broadway et tous ses semblables disparaîtront parce qu’ils apportent leur soutien à un mode de vie intolérable, parce qu’ils sont au service et qu’ils répondent aux besoins moraux et psychologiques de la société actuelle; ils offrent un divertissement qui console et qui anesthésie le spectateur épuisé par la vie quotidienne. D’une manière horrible, de théâtre là, constitue une distraction, il distrait d’une vie qui, bien que plus douloureuse, présente certainement un intérêt plus grand.

              C’est en cela que ce théâtre est contre-révolutionnaire. Il aide les gens à vivre une existence qu’ils ne devraient pas être en train de vivre. Voilà pourquoi il doit disparaître. Voilà pourquoi c’est un théâtre de mensonge. Parce qu’il ne répond pas aux véritables besoin de son public désespéré. De toute évidence, aussi, il est motivé par l’argent et seuls les gens qui peuvent en payer le prix d’entrée sont à même de le connaître, comme si le théâtre était la récompense de ceux qui gagnent de l’argent. Les hippies le tiennent pour négligeable et les Noirs des ghettos en ont été économiquement exclus (ils ont subi violemment une éducation qui leur a lavé le cerveau jusqu’à ce qu’ils se croient trop bête pour aller au théâtre; et maintenant, poussés par une rage naturelle, ils veulent le détruire)...

              Nous n’avons pas besoin de la sagesse objective de Shakespeare ni de son sens de la tragédie dont l’expérience est réservée aux gens bien nés. Son ignorance de la joie collective le rend inutile à notre époque. Il est important  de ne pas se laisser séduire par la poésie. C’est pour cela qu’Artaud nous dit de brûler les textes et d’en finir avec les chefs-d'œuvre.  En fait, tout le théâtre de l’intellect disparaîtra. Le théâtre de ce siècle et des siècles passés est un théâtre dont la présentation et l’intérêt sont intellectuels.

              Lorsqu’on sort d’une pièce de théâtre contemporaine, on pense, mais notre pensée, conditionnée à un degré incalculable est si corrompue qu’on ne peut plus se fier à elle. Nous ne nous servons de toute façon que de 10% de nos facultés mentales, il faut donc que nous trouvions le moyen d’agrandir le champ de la conscience... L’acteur doit découvrir des formes d’expérience et de comportement qui unissent le corps à l’esprit s’il veut répondre aux besoins du public...

              Durant ces trois dernières années que le Living Théâtre a passé en Europe, nous avons trouvé la liberté de nous livrer à certaines recherches. Nous existons en temps que coopérative communautaire. Nos recettes sont partagées de façon égale entre tous les membres de la compagnie, nous sommes trente-deux adultes plus dix enfants; mais nous savons même que s’il n’y avait plus d’argent nous ne nous disparaîtrions pas, parce que nous sommes bien décidés à continuer de travailler ensemble.

              Il y a eu des périodes d’extrême pénurie comme des périodes d’abondance pendant lesquelles a pu avoir lieu notre travail créateur. Il importe peu qu’il y ait besoin ou non de l’argent, le travail continue parce qu’il y a la joie dans ce travail. Nous ne voulons pas et par conséquent nous n’avons pas besoin de subvention. L’aide doit venir de l’intérieur.

              Nous sommes en train de développer des méthodes de création théâtrale communautaire, nous voulons créer des pièces qui ne soient pas dictées par des auteurs ou des metteurs en scène individuels, mais qui émanent d’un organisme composé de nombreux individus qui permettent à la puissance collective de se libérer en même temps que l’inspiration individuelle.

              Nous avons créé deux pièces : Mysteries and Smaller Pieces et Frankenstein, en communauté; de même que la mise en scène de notre version de l’Antigone de Brecht. En tant que directeurs et administrateurs, Judith et moi sommes en train de nous effacer. Nous le faisons délibérément et cela nous coûte un effort. Malgré le fait qu’il y a et qu’il y aura toujours des problèmes, ce procédé nous réjouit.

              Aucun des trente-deux membres de la compagnie ne prétend que le Living soit actuellement le paradis, mais la lutte est un des plaisirs de la révolution. Nous rêvons de l’instant où le Living Théâtre s’effacera tandis que la société en évolution créera d’autres formes de théâtre. Un peu de la liberté économique dont le Living Théâtre a joui vient du fait qu’il est plus facile pour nous de trouver un large public en jouant un soir ici ou là ou bien en ne jouant qu’une semaine ou deux dans des capitales telles que Rome, Paris, Vienne ou Amsterdam, que de trouver ce large public toute l’année en New York. Nous ne sommes plus du tout préoccupés par l’obsession de la publicité ni par d’autres moyens de faire venir les gens au théâtre.

              Quand retournerons-nous aux États-Unis ? Aussitôt que l’occasion se présentera de nous y rendre. Nous répondons toujours aux invitations. L’expérience européenne a été pour nous très encourageante; il est difficile de savoir pourquoi. Peut-être parce que l’Europe est secrètement affamée de révolution et qu’elle ne sait même pas en parler. Peut-être le public reconnaît-il en nous quelque lueur. Avons-nous connu le succès ? Non. Nous aurons atteint le succès lorsque le public quittera le théâtre pour commencer la révolution, celle d’une société libre.

              J’ai voulu écrire honnêtement à propos du Living Théâtre, de sa nature et de son expérience de trois années d’exil en Europe, à propos de choses dont nous discutons entre nous, de ce que nous croyons, de l’orientation qui est la nôtre, de notre vision du monde, de ce que nous essayons de faire. Nous avons constamment le mal du pays, nous n’avons pas perdu notre affection pour nos endroits familiers, nos amis, nos amants. Mais cela nous fait plaisir de traverser fréquemment des frontières, de jouer pour des publics de nationalités variées, de nous rendre compte par nous-mêmes que l’homme n’a pas besoin de nationalité. En finir avec les frontières et les terribles manquements à l’unité, dont les États ou nations sont responsables, car un homme est tout aussi important qu’un autre.


                                                           Julian BECK. Paris, août 1967.


    cOuP d’OEiL SuR l’AnaRCHiSMe

              (Un soir, à Cefallu, au début de mars 1968, Julian Beck fit un exposé sur l’anarchisme. Tout le monde se trouva dans la grande salle qui, enveloppé dans une couverture, qui recroquevillé devant un réchaud de butagaz.  La pipe africaine de Julian, au bol de terre cuite et au tuyau de métal, passa d’un auditeur à l’autre. D’une voix exaltée, il prophétisa, puis il répondit aux questions sur ce nouveau monde dont il prévoyait la création. Le texte que nous donnons ici est un résumé approximatif de son prêche inspiré.

              Est-ce par hasard qu’au même moment se mettait en marche, en France, un mouvement qui allait conduire à une grève de 9 millions et demi de travailleurs, à la paralysie temporaire de l’Etat et à un réveil révolutionnaire répondant à la plus visionnaire des exigences ? Ce mouvement, en prouvant que TOUT EST POSSIBLE, malgré la contre-révolution permanente, malgré les pronostics des idéologues réformistes de la vieille gauche selon lesquels il ne peut être question de révolution dans un pays industriel avancé, ce mouvement ne démentira pas Julian Beck, au contraire, il le confirmera dans son espoir.)
    G
              Je pense que la vie telle qu’elle est actuellement demande à être radicalement transformée. Il faut se débarrasser de l’argent. Au point où nous en sommes, une action extrême est devenue nécessaire. Aussi, le rôle de l’artiste est-il de propager cette idée d’action extrême : il faut renverser la vapeur. L’homme a été endoctriné, limité, amoindri, pendant des siècles ¾il demande à être libéré de la pression constante qui l’écrase et dont seule une action extrême peut le libérer. Nous pouvons constamment affaiblir le système de domination et le saper de manière qu’il soit prêt à s’écrouler quand nous lancerons le grand assaut final.

              Toujours penser et agir comme si la révolution allait éclater dans l’immédiat ou dans un très proche avenir, j’en fais l’enjeu de ma vie. Le seul reproche que je m’adresse est de ne jamais en faire assez pour que cet objectif soit atteint, de ne jamais aller assez loin dans l’action la plus directe possible. Aujourd’hui, d’après ce que je vois, ce que j’entends et ce que je lis, il y a un puissant mouvement de libertaires qui se développe à travers le monde; ils ne se contentent pas de se retirer de la société, ils sont passés à l’attaque contre elle. Le moment de l’action directe est arrivé. Il ne s’agit plus de se contenter de scier les pieds de cette structure qui nous domine, mais de foncer dedans carrément.

              L’idée qui semble faire son chemin est qu’une guerre de guérilla doit commencer (en certains endroits elle a déjà commencé), et elle nécessite la création de cellules en contact les unes avec les autres à travers le monde, selon la notion de Bakounine, de manière à constituer un réseau de coopération,  d’information, de production, de distribution d’énergie.


              Ainsi, une fois les forces unifiées, ces cellules pourront fonctionner totalement à l’extérieur de la société d’exploitation. Si une masse énorme et puissante de plusieurs millions (ou dizaines de millions) de personnes s’étant organisées ainsi dans un réseau de coopération, étant devenues capables de subvenir à leurs propres besoins, décidaient au moment voulu de rompre avec le système d’exploitation et de cesser d’utiliser l’argent, rien ne pourrait les arrêter. Le système s’écroulerait et les moyens de production tomberaient entre les mains de ceux qui étaient auparavant dirigés  et exploités. Les cellules devront être^prêtes à assumer la coordination des changements économiques, sociaux, politiques, culturels, psychologiques, (Attention : il s’agit de coordonner, pas de diriger) Ce sera le grand affrontement. 


              Ce sera une période de grandes difficultés, mais aussi de grande créativité et de grande illumination pour les individus comme pour les collectivités dont les aptitudes latentes pourront enfin se manifester concrètement.


              L’anarchiste a un côté apocalyptique. Il est conscient du fait que si l’action révolutionnaire n’est pas immédiatement entreprise sur une grande échelle, le puissance de domination, d’exploitation et de destruction du capitalisme aura raison de nous. Nous ne pouvons pas compter sur une évolution “dans le bon sens” de la société; la bourgeoisie ne permettra aucune évolution effective autre que celle qui augmentera et améliorera sa domination.

               L’évolution “naturelle” des sociétés vers la liberté n’existe pas ou si elle existe, elle est neutralisée par les dirigeants qui en ont peur. Donc l’action indirecte (ou différée)  est désormais insuffisante. Ceux qui sont exploités, ceux qui meurent dans les guerres, ceux qui sont les victimes permanentes du système dans l’un ou l’autre de ces aspects, le racisme par exemple, ne peuvent plus attendre. Freedom now, pas dans dix ans.

              Seule l’action directe est maintenant efficace,  seule l’unification des forces est utile. Il est donc important de commettre des actes comme de protester directement contre les sous-marins atomiques (ainsi que l’a fait Ed Sanders), comme de refuser de servir dans l’armée (ainsi que le font des milliers de déserteurs en ce moment par opposition au gouvernement américain et à la guerre du Vietnam ¾ quoi qu’en disent les défenseurs de l’ordre bourgeois, ce sont des actions exemplaires. Il faut agir maintenant, car nous vivons maintenant.


              “Je suis anarchiste. Je veux détruire l’armée. Je veux détruire le gouvernement. J’estime nécessaire de m’opposer à eux et de le leur dire. Je ne veux pas d’une liberté limitée.” L’anarchisme ne reconnaît pas comme sacré le droit à la propriété, il le reconnaît comme un produit de l’exploitation de l’homme par l’homme et, au contraire, il prône la légitimité de l’expropriation. Si des travailleurs occupent les usines, les centres de production et de distribution, et qu’ils les font fonctionner à leur propre profit, et à celui des autres, ils arracheront l’économie des mains des patrons (lesquels appelleront au secours leurs assistants : la police et l‘armée)

              N’empêche que le problème est là et qu’il va falloir le résoudre. La solution anarchiste : l’autogestion. Comment restaurer l’économie ? Comment apporter les pommes à la ville ? Qui fera quoi ? Qui s’occupera de l’électricité ? Qui s’occupera des transports ? Qui s’occupera des enfants ? Les cellules devront prévoir cela. Même les anarchistes religieux comme Gandhi ou Martin Buber pensent qu’il faut restructurer  la société de fond en comble pour permettre un maximum de liberté (alors qu’aujourd’hui on nous en accorde un minimum).

              La pensée anarchiste a beaucoup influencé Marx, qui s’est inspiré de saint Simon, Owen, Fourier et surtout Proudhon, bien qu’un terrible conflit l’ait opposé à Bakounine par la suite. Il y a même des “anarchistes catholiques” en Amérique (leur journal est le Catholic Worker) ils sont très actifs et très critiques envers les aspects économiques et autoritaires de l’Église. Depuis les Diggers en Angleterre, à l’époque de Cromwell, jusqu’en 1936, en Catalogne, il y a eu des anarchistes qui ont réussi à éliminer l’exploitation et l’argent.


              Le société anarchiste remplacera la “loi du plus fort” par la solidarité et l’entraide (mais une entraide réelle, pas une aumône symbolique comme celle que l’Etat fait aux pauvres) La société anarchiste remplacera la répression et la dictature par l’exercice de la liberté à tous les niveaux, depuis la manière non punitive d’élever les enfants jusqu’à la manière non policière de résoudre les problèmes sociaux. Notre travail, actuellement, est donc un travail de propagande et de préparation révolutionnaire; propager l’idée et unir les forces.

                                                                        Julian Beck.

    AuTOBiOgrAPHiE

    (Fragments)

              Si vous voulez voir ce qui se passe, il faut être fou, il faut être capable d’affronter l’horreur.

              Nous allions tout le temps au théâtre. C’était intéressant et enrageant. Deux, trois ou quatre fois par semaine. La saturation a peut-être fait son effet. Ainsi, en 1947, à vingt et un ans, Judith savait qu’elle ne voulait pas travailler dans ce théâtre-là.  Moi, j’étais encore attaché à la peinture à cette époque., et cela pris six mois pour que je me mette dans le coup. Nous nous sommes dit que nous ferions un théâtre qui serait autre chose. Maintenant, quinze ans plus tard, nous savons que nous ne l’avons pas fait. Nous pensions aussi que le théâtre avait une sorte de retard sociologique.

              Nous visitions les musées, nous lisions Joyce, Pound, Breton, Lorca, Proust, Pantchen, Goodman, Cummings, Stein, Rilke, und so weiter. 1944 : Pollock, Motherwell et Basiotes, Rothko et De Kooning exposaient à la galerie Peggy Guggenheim (à New York) et tout ça impliquait une vie dont le théâtre ignorait l’existence, un niveau de conscience et d’inconscience , une hauteur et une profondeur, qui se manifestaient rarement sur la scène du Booth Theatre.


              Nous lisions Eschyle, Ibsen et Webster, et ils nous dirent qu’il pouvait exister autre chose sur scène, bien que nous ne l’ayons pas encore démontré. Judith étudia avec Piscator, qui savait que la politique et l’action sociale constituaient les moyens les plus efficaces de tenir au public un langage rarement proféré au théâtre.  Piscator raconta a Judith que pendant la Première Guerre mondiale, il s’était trouvé dans une tranchée avec un type qu’il ne connaissait pas et qui lui avait demandé ce qu’il faisait dans la vie quand il n’était pas dans une tranchée.  Piscator lui avait répondu qu’il était acteur, et il ajouta qu’en lui disant cela, il s’était senti grand comme ça : un centimètre entre le pouce et l’index. Ce jour-là, Judith décida de faire de la mise en scène et de ne pas être seulement actrice.


              Nous discutions de l’anarchisme, du marxisme, de la démocratie de Platon ou de la démocratie fédérale, des rêves de Freud, des discussions de jeunesse, et nous nous promenions le long des palissades sur la rivière Hudson, et nous allions souvent à Jones Beach, beauté de la plage. Insatisfaction de tout. Satisfaction avec n’importe quoi. Toutes deux difficiles à atteindre. Une bonne miche de pain, communication, et un moment non pollué.

              Satisfaction de multiples possibilités. Une prise de conscience, peut-être la plus profonde, que 1946 n’était pas le Zénith des accomplissements humains et que néanmoins 1946 contenait de façon dispersée tout ce que le monde aurait jamais de glorieux. Le problème de trouver, de ré-assembler, d’assortir la matière, sentir et être. Un théâtre pour cela... Votre main qui porte la tasse de café familière à vos lèvres est plus qu’un éclat de vermillon dans le ciel; je veux dire par là que quoi que vous fassiez, cela sera toujours plus important que tout votre artifice théâtral.


              Quand nous avons rendu visite à Robert Edmond Jones en 1947 pour lui parler de notre projet d’un nouveau théâtre, cela l’excita beaucoup et il nous demanda de revenir le voir. En y retournant, je lui soumis nos projets scéniques et nous parlâmes beaucoup. Il avait l’air très triste et je lui en demandai la raison. D’abord, répondit-il, j’ai pensée que vous aviez trouvé les réponses, que vous alliez créer vraiment un théâtre nouveau, mais je vois que vous posez seulement les questions. Combien d’argent avez-vous ? 6 000 dollars, répondis-je. C’est dommage, reprit-il, j’aurais souhaité que vous n’ayez pas d’argent du tout, et alors vous auriez peut-être pu créer votre nouveau théâtre, le fabriquer avec de la ficelle et des vieux coussins, faire vos représentations dans des ateliers ou des appartements.


              Laissez tomber les grands théâtres à entrée payante ¾ il ne s’y passe rien, rien ne peut s’y passer qui ne soit infime et il n’en sortira jamais rien. Tenez, si vous voulez, prenez cette pièce-ci, nous dit-il en nous offrant son atelier, si vous voulez commencez ici, allez-y. Mais nous étions jeunes - c’est là notre excuse - et ce n’est que quatre ans plus tard, alors que nous n’avions pu trouver un théâtre où travailler, que nous décidâmes de monter quelques pièces dans notre appartement, sans faire payer l’entrée et sans dépenses d’argent. R. E. Jones avait raison, cela a très bien marché.

              Cependant, nous n’avions pas encore profondément assimilé cette leçon. C’est pourquoi nous avons joué dans des théâtres qui font de la publicité commerciale, qui exigent un prix d’entrée, qui payent des impôts, comme si tout cela était nécessaire... à la “gloire”, peut-être. Chute dans le piège. En reconnaissant que nous y sommes tombés, nous commençons au moins à chercher la stratégie propre à nous en faire sortir.


              ... Que Malraux ou Frost se soient vendus et mis au service de l’Etat en prétextant qu’ils voulaient populariser l’art national et conférer à l’art le prestige de l’approbation officielle, est une erreur incompatible avec la pensée artistique. L’Etat en vérité ne cherche pas à amener l’art au peuple ni à rendre l’art plus accessible. L’Etat cherche à utiliser l’art pour redorer son blason.

              Que se passe-t-il vraiment lorsque tous ces gens sont invités à la Maison-Blanche ou au palais de l’Élysée; où l’on donne le nom de Claudel à un homard ? Il se passe que l’art est subtilisé châtré, travesti, embaumé, couvert de chocolat et servi sur un plateau d’argent. L’Espagne veut maintenant leurrer les touristes avec les peintures de ses “grands artistes” dont Picasso - mais pas le Picasso de Guernica  ou le Picasso de Songes et Mensonges de Franco, ni le corps de son travail ou celui de Lorca.


              ... Vous ne pouvez pas collectionner des tableaux de De Kooning et construire des abris antiatomiques.


              .... Vous ne pouvez pas approuver Evtouchenko et stocker des bombes atomiques.


              ... Le théâtre qui accepte l’aide d’une société qui s’oppose opiniâtrement à tout changement est le théâtre des vendus, des collabos, des renégats opérant de manière à consolider un système qui est pourri; le malade agonise et nous appliquons du sparadrap sur un bouton; il sera beaucoup plus toléré jusqu’au jour où plus rien ne sera toléré et au théâtre nous approchons de ce moment-là. Sur scène tout est devenu intolérable et quelque chose d’autre doit arriver.

                        JULIAN BECK (Autobiography, 1962, in: ICA Magazine - Londres)


    NEW YORK - DANS UNE PRISON FEDERALE

    Questions, ampoules électriques, la presse
    Une bande d’amis, un rapide coup d’œil
    A Garry, les larmes de ma mère,
    Une rapide conversation avec les avocats,
    Et maintenant la première cellule,
    Après le dernier baiser.
    Il est dans la cellule voisine,
    mais bientôt la brèche l’élargira.
    Maintenant, les longues journées commencent.
    Ca ne devient vraiment jamais pire que ceci.
    Seulement plus long.
    Une fille dont le mari a falsifié les chèques;
    amère résignée, de bon caractère;
    Une plus vieille qui pleure.
    De Colombie, arrêtée pour entrée illégale.
    Une blatte.

    Judith Malina.15 décembre 1964

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    IntErvIEw dE jOHn cAGe

    M. Kirby - Quelle est votre définition du théâtre ?


    J. Cage - J’essaie de donner des définitions qui n’excluent rien. Je voudrais dire simplement que le théâtre est quelque chose qui engage à la fois l’œil et l’oreille. Les deux sens du public sont la vue et l’ouïe. Le goût, le toucher et l’odorat sont des sens plus intimes. Si je veux donner une définition si simple, c’est pour la raison que je voudrais que l’on puisse considérer la vie de tous les jours comme du théâtre.


    R. Shechner - Un concert est-il une activité théâtrale ?

    J. Cage - Oui, même un morceau conventionnel joué par un orchestre symphonique conventionnel : un joueur de cor, par exemple, de temps en temps, vide son instrument de la salive qu’il contient. Et ceci, fréquemment, capte davantage mon attention que les mélodies, harmonies, etc.


    M. Kirby - Vous avez dit une fois : “J’essaie de faire en sorte que les gens se rendent compte qu’ils dont eux-mêmes leur expérience et qu’ils ne la reçoivent pas toute faite.” Est-ce que tout art n’est pas subi ?


    J. Cage - C’était ainsi, mais je pense que nous sommes en train de changer cela. Quand vous avez la scène, et l’assistance rangée de telle manière que tous regardent dans la même direction - au point que ceux qui se trouvent à l’extrême gauche et à l’extrême droite sont dits occuper de “mauvaises places” et ceux du centre de “bonnes places” ¾, ils ne peuvent voir que s’ils regardent dans la même direction. Mais notre présentation aujourd’hui, n’est pas aussi concentré en un point. Nous vivons, et nous en sommes de plus en plus conscients, dans l’espace autour de nous. Les développements actuels du théâtre sont en train de détourner l’architecture de sa conception de la Renaissance vers quelque chose d’autre en relation avec nos vies. C’est le cas avec le théâtre en rond. Mais cela ne m’a jamais semblé un changement véritable par rapport à la scène, parce que c’est encore concentrer l’attention du public, et le seul changement est que certaines personnes voient un côté des choses et d’autres le verso.

                                                         (In Fulane Drama Review)

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    lA soCIéTé cAPItaLIstE & lA moRT

              “Les Anglais, qu’ils soient travaillistes ou conservateurs, gardent au cœur une plaie qui s’appelle la Rhodésie. Cette plaie s’est rouverte, vendredi, malgré la grâce accordée par la reine, le gouvernement du M. Ian Smith a décidé l’exécution de trois rebelles noirs, puis de deux autres.”

              Ce n’est pas l’interview de M. Ted Milton publiée par le Sunday Mirror qui va faire changer les Anglais d’avis. M. Milton est, en effet, l’exécuteur rhodésien des hautes oeuvres. Et malgré l’humour qu’on lui prête, les Britanniques, déjà sensibilisés par des exécutions qu’ils réprouvaient, ne sont pas prêt de pardonner à M. Milton ses macabres plaisanteries. Né à Cardiff, M. Milton est en Rhodésie depuis quinze ans.

              On l’a surnommé “le bourreau souriant.” Jusqu’à présent, il a pendu 332 personnes; mais, avec les 115 actuellement condamnées à mort, il pense que son record approchera les 500 avant la fin de l’année. Il ne sera pas pressé par le temps, car il peut, dit-il, pendre trois condamnés à l’heure. Cela ne lui ferait ni chaud ni froid : “Je ne ressens absolument rien envers les gens que je pends”, a-t-il dit au Sunday Mirror.

              Cette indifférence lui est venue pendant le débarquement de Normandie, où il a vu beaucoup de gens mourir. De cette période de guerre, il lui reste en outre cette réflexion qu’il ressort fréquemment : “J’ai 54 ans, mais en réalité 48 parce que j’ai perdu six ans à la guerre.” M. Milton travail pour l’amour de l’art, car, semble-t-il, sa profession n’est pas rentable. Quand il travaillait pour les protectorats britanniques, cela lui rapportait, pour chaque pendaison, 600 francs.

              Maintenant, ses honoraires seraient plus bas : “A peine assez d’argent pour acheter une vielle corde.” Une satisfaction quand même. Les trois africains qu’il a pendu sont morts en même temps : le gibet de Salisbury permet, en effet, six exécutions groupées. Ce qui n’empêche pas M. Milton d’envier le bourreau du royaume parlementaire voisin du Lesotho. La capitale de cet Etat noir, Maseru, possède en effet un gibet où l’on peut pendre douze personnes à la fois. (Paris Presse)

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    Nashville, Tennessee


              Le député démocrate Charles Galbraith a proposé une loi, devant le Parlement de l’Etat de Tennessee qui ordonnerait que toutes les exécutions pratiquées dans le Tennessee soient télévisées. Cette loi ordonnerait aussi que le profit provenant de cette émission télévisée aille à la famille de la victime du crime. Le député Galbraith, un vieil adversaire de la peine capitale, a déclaré qu’il était logique de filmer les exécutions pour la télévision, étant donné que la perpétration de la peine capitale par une société civilisée était sa valeur d’exemple. (International Herald Tribune)

    Annapolis, Maryland


              “J’ai honte d’avouer que j’ai pendu quatre hommes. La clameur publique était telle que je lui ai cédé. Que Dieu me pardonne ! Je n’avais pas la force de caractère pour faire ce que j’aurais dû faire. Il n’y a aucune preuve que l’exécution d’un assassin en ait jamais empêché un autre de commettre un crime semblable. La peine capitale est un acte irrémédiable, qui ne peut jamais être corrigé.” L’auteur de cette déclaration était un personnage ému de 67 ans, ex-gouverneur de l’Etat de Maryland et maire de Baltimore, Théodore R. McKeldin. (International Herald Tribune)

    Khe Sanh


              Le colonel David Lownds, commandant de la base de Khe Sanh, a prédit que les Nord-Vietnamiens attaqueront cette base bientôt, “parce qu’ils se sont engagés trop avant pour ne pas faire cette grande poussée”... Le tir de mortier, léger mais régulier, des Nord-Vietnamiens a détruit toute construction à la surface du sol, et il est en train de réduire en miettes toute la famille.

              Chaque homme a maintenant un trou où il passe tout le temps qu’il ne lui est pas nécessaire de passer à la surface. Dès qu’un avion se montre au terrain d’atterrissage, chacun plonger vers son trou, car tout atterrissage provoque immanquablement un bombardement de mortier à l’intérieur de la base.

              La plupart de leurs abris sont en ruine et misérables : des trous où ils dorment recroquevillés  et transis de froid, au milieu des boites de conserve, de munitions et de sacs pas encore remplis de sable. Une poignée d’hommes à Khe Sanh évoluent dans un grand luxe relatif, tels ces ingénieurs du génie de la marine qui prirent la peine de se construire de confortables appartements souterrains à l’automne dernier.

              Juste à quelques pas du danger de la rampe de chargement où tombent la plupart des obus, la musique du dernier orchestre de Rock monte à la surface, en provenance du bunkers des ingénieurs de la marine. Au pied de l’escalier, un sous-officier est paisiblement en train de raser la tête d’un marine. Dehors, es rockets font entendre leur sifflement avant de tomber sur la piste où descend un brouillard froid. (The Times, Londres)

    Saigon


              Cinquante tonnes de bombes ont été lâchées par erreur en dehors de la zone-cible, près de Saigon, par la U.S. Air Force. Des bombardiers B 59 ont tué de 42 à 44 personnes et en ont blessé de 57 à 59, mardi, a déclaré aujourd’hui un porte-parole de la U.S. Air Force. La zone-cible était à dix miles et demi au Nord-Ouest de la capitale, le long de la rivière de Saigon. La région a une très dense population. (International Herald Tribune)

    Hanoi


    Ce qui domine l’esprit, c’est l’étonnement devant l’atrocité déployée par les Américains en guerre. Le napalm, par exemple, quel triomphe de la souffrance scientifiquement administrée ! Un des témoins en offre comme preuve un des fragments de bombe au napalm qui a déjà explosé.

              Il en détache une minuscule écharde, la pose dans un cendrier et l’allume. Elle brûle férocement pendant dix minutes. Le cerveau recule, la chair se dérobe à la pensée d’un contact avec ce produit du savoir occidental, d’une exquise expérimentation. (Sans mentionner d’autres merveilles de la science, telles que les “sept agents chimiques” - trois d’entre eux sont des gaz potentiellement mortels - dont les États-Unis viennent d’autoriser l’usage au Vietnam. Ceux-ci, de même que les documents sur les armes bactériologiques, seront discutés dans les prochaines séances du Tribunal.

              Le matin du quatrième jour, les preuves humaines sont rendues publiques. Les cameramen accourent, des lampes à arc inondent la scène et nous dévisageons avidement, avec le sentiment d’être des monstres, une jolie fille en bleu, un petit garçon serein et deux hommes impassibles vêtus de costumes de ville sombres et mal ajustés. Il s’agit des premières victimes vietnamiennes des bombardements américains qui aient jamais été vues en dehors de leur pays. (A partir de cet instant, j’aurai voulu que vous soyez-là : les récits de seconde main sont d’excellents coussins contre la culpabilité)

              Les hommes sont originaires du Sud. Thaï Binh Dan, 18 ans, est un paysan qui fut atteint par du napalm le 21 mai 1966 : il souffre de blessures permanentes au visage, aux bras, aux mains et aux jambes. Hoang Tan Hun est un cultivateur de riz âgé de 45 ans; il fut atteint par une bombe au phosphore au cours du même mois. Son oreille gauche a disparu. Il ne peut bouger la tête, et son bras gauche est collé à son corps. La jeune fille et le garçon sont des Vietnamiens du Nord. Ngo Thi Ga a 23 ans, et est maîtresse d’école dans un village de 500 foyers.

              La nuit du 22 octobre 1966, elle dormait dans sa salle de classe avec 15 de ses élèves quand tombèrent les bombes américaines. Elle ressentit une douleur violente derrière la nuque, mais mit autant d’enfants qu’elle put à l’abri avant de s’évanouir. Elle se réveilla à l’hôpital. “Ma tête me faisait très mal, je ne pouvais pas dormir, je vomissais tout. Deux des enfants étaient morts. Le diagnostic confirma que j’avais une bille de métal dans la tête.” Elle y est toujours logée. Sa vue baisse et elle souffre de migraines paralysantes.

              Un docteur français a témoigné que le mal dont elle est atteinte à la tête est incurable. Il n’y a pas de cible militaire ¾ pas d’usine, pas de centre énergétique, pas de chemin de fer, pas de route principale, pas même un pont ¾ dans un rayon de vingt kilomètres autour de son village, et jamais aucune troupe de soldats n’y a stationné.
    Ken Tynan. (“Au sujet du Tribunal Russel”)

    tHéÂtRe dE gUeRiLLa

              Le 21 novembre, à 18h30, dans un vaste marché en plein air de Stockholm, les passants furent surpris d’assister à une bataille entre deux groupes de personnes (de 25 chacun) - des “communistes” portant des brassards rouges et des “capitalistes” portant des brassards bleus. Ils avançaient l’un vers l’autre, les bleus : “A bas le communisme !”, et les rouges : “A bas le capitalisme !”


              Chaque groupe portait avec lui une grosse “bombe” couleur argent et, à un moment donné, les bombes furent lancées vers “l’armée” opposée. On entendit de la musique. Roland Von Malmborg chanta une version suédoise des Maîtres de la guerre de Bob Dylan - et une fille de 18 ans, habillée en deuil, vint poser une couronne aux pieds des massacrés, sur laquelle était écrit : “Pour ceux qui sont morts à la guerre atomique.”


              Après quelques minutes, les “morts” furent relevés par la police qui venait disperser ce rassemblement illégal, mais qui arrivait trop tard - la bataille était terminé. Celle-ci avait été montée avec succès par Provie, un nouveau groupe de Stockholm, prenant modèle sur les provos d’Amsterdam. Ce fut leur premier happening ¾ un rappel bien à propos de la guerre froide.


              ... Étendus morts, nous apercevions un grand cercle de gens tout autour de nous, éclairés de temps en temps par les flashs des appareils à photo. La police parut plutôt déroutée quand nous dîmes qu’aucun en particulier n’avait organisé la manifestation ¾ un “communiste” étendu autour de moi lui raconta qu’elle était organisée par Kossyguine et Johnson. Une fois tout cela terminé, plusieurs discussions et conversations s’engagèrent entre les manifestants et le public qui restait là, curieux de voir ce dont il s’agissait. Pour une fois, il nous sembla avoir pris contact avec les gens d’une manière qui n’est pas possible lors des manifestations ou des meetings publics.

    Kay Oscars son.
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              Les étudiants de l’université d’Iowa manifestèrent quatre jours, début novembre 1967, contre le recrutement de “marines” à l’intérieur de l’université. Une procession funèbre en bonne et due forme (une bière portée par ces étudiants, suivie de pleureuses) amena les manifestants jusqu’à la résidence du doyen. Là, le mort habillé en soldat s’est réveillé pour s’écrier, mécontent, que lui et ses camarades tués au Vietnam ne pouvaient dormir en paix, faisant allusion à la tuerie continue. Du sang récolté parmi les étudiants fut répandu sur les marches et se voulait être la dernière effusion. Une pétition fut signée du sang des manifestants.


              Le 16 septembre 1967, des rues de New York furent parcourues par une centaine de jeunes gens vociférant à profusion, appelant à la haine et à la tuerie : “Mort immédiate, tuez-les tous, c’est dans la tradition américaine !”, “Libérez les nations opprimées en les bombardant !”, “Massacrez les Vietnamiens, ils ne sont pas comme nous !” Des pancartes portaient : “Tuez, brûlez les enfants !”, “Écorchez vivants les Asiatiques !”, “Invitez un nazi à déjeuner !”, “Vive la brutalité policière pour les Noirs !”, “Émasculez les pacifistes... et les sénateurs !”

              C’était des pacifistes stigmatisant l’hystérie fascisante par un procédé homéopathique. Les passants qui, généralement, au cours de manifestations, s’approchent, curieux ou ironiques, lancent des plaisanteries ou répondent aux cris des manifestants, gardaient cette fois un silence atterré.

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    Le pROCèS dE jUdiTH mAlinA & juLIAn bECk

              ... Les différents impôts et pénalités dus par le Living Theatre au gouvernement s’élevaient, au moment où le théâtre fut saisi par l’Internal Revenue Service, à 28. 435 dollars et 10 cents... Robin Brustein suggéra dans les colonnes de The New Republic qu’un complot ourdi à un haut échelon gouvernemental - dû a contenu antimilitariste de The Brig - avait provoqué la fermeture du théâtre. D’autres y voient un rapport avec les activités pacifistes et anarchistes des Beck.

              Ils ont été mis en prison à plusieurs reprises en tant qu’organisateurs de la Grève Générale pour la Paix et aussi pour désobéissance civile pendant les manifestations contre les manœuvres annuelles de “défense civile” qui se tenaient jadis aux États-Unis... Le juge Palmieri, en prononçant la sentence, décrivit ainsi les agissements des Beck alors qu’ils résistaient à la fermeture du théâtre: “Défi à l’autorité du gouvernement.” Il ajouta : “Le gouvernement ne peut tolérer que l’on répudie son autorité... Notre société est fondée sur l’obéissance civile..” 

              Il s’avère que le seul recours qui s’offre désormais aux Beck, en tant qu’individus américains, est de s’exiler. Ce sont des ambassadeurs dont nous devrions être fiers, mais s’ils rentrent chez eux, ils seront incarcérés comme criminels.  (Michael Smith, in : Encore, 1964)
             
              Extrait de la péroraison de Judith Malina devant le Tribunal Fédéral où, de même que Julian Beck, elle assuma sa propre défense :

              “La rigidité de la loi, la répugnance de la loi devant tout changement ou devant tout sentiment humain, cela me semble être le point crucial où commence la tyrannie...”


              “Nous vous avons raconté comment nous avions construit ce théâtre, comment j’avais fabriqué de mes propres mains cette scène d’où je fus arrachée ce soir-là. Quand nous parlons d’avoir construit nous-mêmes ce théâtre, ça ne veut pas dire que nous avons travaillé avec un entrepreneur. Nous avons fourni le travail et aimions ce travail, et voilà qu’il disparaissait et que tout était terminé...” (Judith Malina, in : Encore, 1964)

              Le LIVING THEATRE est un de ces théâtres américains qui, dans les années soixante, met en scène une nouvelle sensibilité, un nouveau jeu, une conception nouvelle de l’artiste et de la relation acteur-spectateur.


              Il est fondé par Julian Beck et Judith Malina en 1951 à New York et survécu jusqu’en 1970. La première représentation a lieu chez Malina et Beck; le Living se produit ensuite au Cherry Lane, puis dans un grenier de 75 places, et enfin au Fourteenth South, un théâtre de 162 places. Le prix des places est libre. Le Living a bien sûr des problèmes financiers : le public va plus volontiers à Broadway où les places sont plus chères et où il fait bon se faire voir ! Mais les acteurs du Living ne veulent pas faire carrière et sont dans une logique de non-profit.


              Le Living adopte d’abord des pièces de Brecht, Genet et de jeunes auteurs américains : THE CONNECTION de Jack Gelber est joué en 1959, “histoire” d’un groupe de toxicomanes qui joue l’attente du produit dans les veines. Cette pièce met l’accent sur l’ambiguïté réalité/fiction (ambiguïté du théâtre) et sur le fait que la vie des drogués n’est ni plus blâmable ni meilleure que la nôtre, mais qu’elle est bien une réalité et une souffrance. Dès cette pièce, les acteurs ne s’identifient pas à un personnage et se présentent dans leurs vêtements de tous les jours (ou nus), ce qui élimine les barrières vie/théâtre, acteurs/spectateurs

    .
              Des changements s’opèrent peu à peu dans le Living. La troupe est de plus en plus collective : les comédiens vivent ensemble, leurs pièces se créent au fur et à mesure de discussions de groupe où chacun apporte ses idées. Les éléments plastiques et musicaux sont choisis en fonction du jeu des acteurs. Le jeu se compose d’improvisations et la création est collective.


              Le théâtre avec eux n’est plus l’image de la réalité mais il se veut libérateur des peurs, des frustrations... Cette vision s’inspire du THEÂTRE ET SON DOUBLE de Antonin Artaud : il faut arrêter de séparer intelligence/instinct, art/vie; l’héritage culturel passé ne correspond plus à notre vie. Le jeu s’adresse donc à l’intellect ¾ par les mots ¾ et à la sensibilité - par les cris, la respiration - Le spectateur est ainsi entièrement pénétré. La fonction de l’art et de l’artiste, du théâtre, est remise en cause : “Une des fonctions de l’art est de révéler, tandis que les forces destructrices de la société nous éloignent et nous séparent de nous-mêmes.

              L’art nous fournit des informations sur ce qui est caché, sur les forces créatrices que la société veut rendre inutilisables parce que leur utilisation constitue une libération par rapport au travail aliénant. La simple conscience de ces forces ne suffit pas, bien entendu.” (Julian Beck)


              Une voix de lutte politique naît : dans notre société, l’homme et la femme sont écrasés par le capitalisme, le pouvoir policier, l’horreur du monde (contexte de la guerre du Vietnam), le racisme. J. Beck dit, dans ses entretiens avec J. J. Lebel : “Nous voulons accomplir des actions héroïques que les spectateurs peuvent eux-mêmes accomplir. Nous leur disons : “Le pouvoir est entre vos mains.

              Nous voulons que nos jeux rituels leurs révèlent ce pouvoir qui est en eux. Nous ne jouons pas à leur place. Si nous sommes libres sur scène, vous pouvez l’être aussi. Vous êtes aussi capables d’entreprendre ce voyage et de sortir de cette camisole de force où vous vivez.” “Une totale remise en cause de la société est nécessaire : l’éducation apprend à reproduire la dialectique maître/esclave; l’art est élitiste et en dehors de la vie...” ‘L’alimentation carnée est déjà à éliminer.” etc.


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    Douze preuves de l'inexistence de Dieu
    Sébastien Faure

    Camarades

    Il y a deux façons d'étudier et de tenter de résoudre le problème de l'inexistence de Dieu.
    La première consiste à éliminer l'hypothèse Dieu du champ des conjectures plausibles ou nécessaires par une explication claire et précise par l'exposé d'un système positif de l'Univers, de ses origines, de ses développements successifs, de ses fins.
    Cet exposé rendrait inutile l'idée de Dieu et détruirait par avance tout l'échafaudage métaphysique sur lequel les philosophes spiritualistes et les théologiens la font reposer.
    Or, dans l'état actuel des connaissances humaines, si l'on s'en tient, comme il sied, à ce qui est démontré ou démontrable, vérifié ou vérifiable, cette explication manque, ce système positif de l'Univers fait défaut. Il existe, certes, des hypothèses ingénieuses et qui ne choquent nullement la raison ; il existe des systèmes plus ou moins vraisemblables, qui s'appuient sur une foule de constatations et puisent dans la multiplicité des observations sur lesquelles ils sont édifiés un caractère de probabilité qui impressionne ; aussi peut-on hardiment soutenir que ces systèmes et ces suppositions supportent avantageusement d'être confrontés avec les affirmations des déistes ; mais, en vérité, il n'y a, sur ce point, que des thèses ne possédant pas encore la valeur des certitudes scientifiques et, chacun restant libre, somme toute, d'accorder la préférence à tel système ou à tel autre qui lui est opposé, la solution du problème ainsi envisagée, apparaît, présentement du moins, comme devant être réservée.
    Les adeptes de toutes les religions saisissent si sûrement l'avantage que leur confère l'étude du problème ainsi posé, qu'ils tentent tous et constamment, de ramener celui-ci à ladite position ; et si, même sur ce terrain, le seul sur lequel ils puissent faire encore bonne contenance, ils ne sortent pas de la rencontre - tant s'en faut - avec les honneurs de la bataille, il leur est toutefois possible de perpétuer le doute dans l'esprit de leurs coreligionnaires et c'est pour eux, le point capital.
    Dans ce corps à corps où les deux thèses opposées s'empoignent et s'efforcent à se terrasser, les déistes reçoivent de rudes coups ; mais ils en portent aussi ; bien ou mal, ils se défendent et, l'issue de ce duel demeurant, aux yeux de la foule, incertaine, les croyants, même quand ils ont été mis en posture de vaincus, peuvent crier victoire.
    Ils ne se privent pas de le faire avec cette impudence qui est la marque des journaux à leur dévotion ; et cette comédie réussit à maintenir, sous la houlette du pasteur, l'immense majorité du troupeau.
    C'est tout ce que désirent ces mauvais bergers.

    Le problème posé en termes précis

    Toutefois, camarades, il y a une seconde façon d'étudier et de tenter de résoudre le problème de l'inexistence de Dieu.
    Celle-là consiste à examiner l'existence du Dieu que les religions proposent à notre adoration.
    Se trouve-t-il un homme sensé et réfléchi, pouvant admettre qu'il existe, ce Dieu dont on nous dit, comme s'il n'était enveloppé d'aucun mystère, comme si l'on n'ignorait rien de lui, comme si on avait pénétré toute sa pensée, comme si on avait reçu toutes ces confidences : Il a fait ceci, il a fait cela, et encore ceci, et encore cela. Il a dit ceci, il a dit cela, et encore cela. Il a agi et parlé dans un tel but et pour telle autre raison. Il veut telle chose, mais il défend telle autre chose ; il récompensera telles actions et il punira telles autres. Et il a fait ceci et il veut cela, parce qu'il est infiniment sage, infiniment juste, infiniment puissant, infiniment bon ?
    A la bonne heure ! Voilà un Dieu qui se fait connaître ! Il quitte l'empire de l'inaccessible, dissipe les nues qui l'environnent, descend des sommets, converse avec les mortels, leur confie sa pensée, leur révèle sa volonté et donne mission à quelques privilégiés de répandre sa Doctrine, de propager sa Loi et, pour tout dire, de le représenter ici-bas, avec pleins pouvoirs de lier et de délier, au ciel et sur la terre !
    Ce Dieu, ce n'est pas le Dieu Force, Intelligence, volonté, Energie, qui, comme tout ce qui est Energie, Volonté, Intelligence, Force, peut être tour à tour, selon les circonstances et par conséquent indifféremment, bon ou mauvais, utile ou nuisible, juste ou inique, miséricordieux ou cruel ; ce Dieu, c'est le Dieu en qui tout est perfection et dont l'existence n'est et ne peut être compatible, puisqu'il est parfaitement juste, sage, puissant, bon, miséricordieux, qu'avec un état de choses dont il serait l'auteur et par lequel s'affirmerait son infinie Justice, son infinie Sagesse, son infinie Puissance, son infinie bonté et son infinie Miséricorde.
    Ce Dieu, vous le reconnaissez ; c'est celui qu'on enseigne, par le catéchisme, aux enfants ; c'est le Dieu vivant et personnel, celui à qui on élève des temples, vers qui monte la prière, en l'honneur de qui on accomplit des sacrifices et que prétendent représenter sur la terre tous les clergés, toutes les castes sacerdotales.
    Ce n'est pas cet "Inconnu" cette Force énigmatique, cette Puissance impénétrable, cette Intelligence incompréhensible, cette Energie incognoscible, ce Principe mystérieux : hypothèse à laquelle, dans l'impuissance où il est encore d'expliquer le comment et le pourquoi des choses, l'esprit de l'homme se plaît à recourir ; ce n'est pas le Dieu spéculatif des métaphysiciens, c'est le Dieu que ses représentants nous ont abondamment décrit, lumineusement détaillé.
    C'est, je le répète, le Dieu des Religions, et, puisque nous sommes en France, le Dieu de cette Religion qui, depuis quinze siècles, domine notre histoire : la religion chrétienne.
    C'est ce Dieu-là que je nie, et c'est celui-là seulement que je veux discuter et qu'il convient d'étudier, si nous voulons tirer de cette conférence un profit positif, un résultat pratique.
    Ce Dieu quel est-il ?
    Puisque ses chargés d'affaires ici-bas ont eu l'amabilité de nous le dépeindre avec un grand luxe de détails, mettons à profit cette gracieuseté de ses fondés de pouvoirs ; examinons-le de près ; passons-le à la loupe : pour le bien discuter, il faut le bien connaître.
    Ce Dieu, c'est lui qui, d'un geste puissant et fécond, a fait toutes choses de rien, celui qui a appelé le néant à l'être, qui a, par sa seule volonté, substitué le mouvement à l'inertie, la vie universelle à la mort universelle : il est Créateur !
    Ce Dieu, c'est celui qui, ce geste de création accompli, bien loin de rentrer dans sa séculaire inaction et de rester indifférent à la chose créée, s'occupe de son œuvre, s'y intéresse, intervient quand il le juge à propos, la gère, l'administre, la gouverne : il est Gouverneur ou Providence.
    Ce Dieu, c'est celui qui, Tribunal Suprême, fait comparaître chacun de nous après sa mort, le juge selon les actes de sa vie, établit la balance de ses bonnes et de ses mauvaises actions et prononce, en dernier ressort, sans appel, le jugement qui fera de lui, pour tous les siècles à venir, le plus heureux ou le plus malheureux des êtres : il est Justicier ou Magistrat.
    Il va de soi que ce Dieu possède tous les attributs et qu'il ne les possède pas seulement à un degré exceptionnel ; il les possède tous à un degré infini.
    Ainsi, il n'est pas seulement juste : il est la Justice infinie ; il n'est pas seulement bon : il est la Bonté infinie ; il n'est pas seulement miséricordieux : il est la Miséricorde infinie ; il n'est pas seulement puissant : il est la Puissance infinie ; il n'est pas seulement savant : il est la Science infinie.
    Encore une fois, tel est le Dieu que je nie et dont, par douze preuves différentes (à la rigueur, une seule suffirait), je vais démontrer l'impossibilité.

    Division du Sujet

    Voici l'ordre dans lequel je vous présenterai mes arguments.
    Ceux-ci formeront trois groupes : le premier de ces groupes visera plus particulièrement le Dieu-Créateur ; il comprendra six arguments ; le deuxième de ces groupes concernera plus spécialement le Dieu-Gouverneur ou Providence ; il embrassera quatre arguments ; enfin, le troisième et dernier de ces groupes s'attachera au Dieu-Justicier ou Magistrat ; il comportera deux arguments.
    Donc : six arguments contre le Dieu-Créateur ; quatre arguments contre le Dieu-Gouverneur ; deux arguments contre le Dieu-Justicier. Cela fera bien douze preuves de l'inexistence de Dieu.
    Le plan de ma démonstration vous étant connu, vous pourrez plus aisément et mieux en suivre le développement.

    PREMIERE SÉRIE D'ARGUMENTS

    PREMIER ARGUMENT
    Le Geste créateur est inadmissible

    Qu'entend-on par créer ?
    Qu'est-ce que créer ?
    Est-ce prendre des matériaux épars, séparés, mais existants, puis, utilisant certains principes expérimentés, appliquant certaines règles connues, rapprocher, grouper, sérier, associer, ajuster ces matériaux, afin d'en faire quelque chose ?
    Non ! Cela n'est pas créer. Exemples : Peut-on dire d'une maison qu'elle a été créée ? - Non ! Elle a été construite. Peut-on dire d'un meuble qu'il a été créé ? - Non ! Il a été fabriqué. Peut-on dire d'un livre qu'il a été créé ? - Non ! Il a été composé, imprimé.
    Donc, prendre des matériaux existants et en faire quelque chose ce n'est pas créer.
    Qu'est-ce donc que créer ?
    Créer... je suis, ma foi, fort embarrassé d'expliquer l'inexplicable, de définir l'indéfinissable ; je vais, néanmoins, tenter de me faire comprendre.
    Créer, c'est tirer quelque chose de rien ; c'est avec rien du tout faire quelque chose ; c'est appeler le néant à l'être.
    Or, j'imagine qu'il ne se trouve pas une seule personne douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on puisse tirer quelque chose, qu'avec rien il soit possible de faire quelque chose.
    Supposez un mathématicien ; choisissez le calculateur le plus émérite, placez derrière lui un gigantesque tableau noir ; priez-le de tracer sur ce tableau noir des zéros et des zéros ; il aura beau totaliser, multiplier, se livrer à toutes les opérations de la mathématique, il ne parviendra jamais à extraire de l'accumulation de ces zéros une seule unité.
    Avec rien, on ne fait rien ; avec rien on ne peut rien faire et le fameux aphorisme de Lucrèce ex nihilo nihil reste l'expression d'une certitude et d'une évidence manifeste.
    Le geste créateur est un geste impossible à admettre et une absurdité.
    Créer, c'est donc une expression mystique, religieuse, pouvant posséder quelque valeur aux yeux des personnes à qui il plaît de croire ce qu'elles ne comprennent pas et à qui la foi s'impose d'autant plus qu'elles comprennent moins ; mais créer est une expression vide de sens pour tout homme avisé, attentif, aux yeux de qui les mots n'ont de valeur que dans la mesure dans laquelle ils représentent une réalité ou une possibilité.
    En conséquence, l'hypothèse d'un Être véritablement créateur est une hypothèse que la raison repousse.
    L'Être créateur n'existe pas, ne peut pas exister.

    DEUXIÈME ARGUMENT
    Le "pur Esprit"
    ne peut avoir déterminé l'Univers

    Aux croyants qui, en dépit de toute raison, persistent à admettre la possibilité de la création, je dirai qu'il est, en tous les cas, impossible d'attribuer cette création à leur Dieu.
    Leur Dieu est pur Esprit. Et je dis que le pur Esprit : l'Immatériel ne peut avoir déterminé l'Univers : le Matériel. Voici pourquoi :
    Le pur Esprit n'est pas séparé de l'Univers par une différence de degré, de quantité, mais par une différence de nature, de qualité.
    En sorte que le pur Esprit n'est et ne peut pas plus être une amplification de l'Univers que l'Univers n'est et en peut être une réduction du pur Esprit. La différence ici n'est pas seulement une distinction, mais une opposition, opposition de nature : essentielle, fondamentale, irréductible, absolue.
    Entre le pur Esprit et l'Univers, il n'y a pas seulement un fossé plus ou moins large et profond qu'il serait, à la rigueur, possible de combler ou de franchir ; il y a un véritable abîme, dont telles sont la profondeur et l'étendue que, quel que soit l'effort tenté, rien personne ne saurait combler ni franchir cet abîme.
    Et je mets le philosophe le plus subtil comme le mathématicien le plus consommé au défi de jeter un pont, c'est-à-dire d'établir un rapport -quel qu'il soit - (et à plus forte raison un rapport aussi direct et aussi étroit que celui qui relie la cause à l'effet) entre le pur Esprit et l'Univers.
    Le pur Esprit ne supporte aucun alliage matériel ; il ne comporte ni forme, ni corps, ni ligne, ni matière, ni proportion, ni étendue, ni durée, ni profondeur, ni surface, ni volume, ni couleur, ni son, ni densité.
    Or, dans l'Univers, tout, au contraire est forme, corps, ligne, matière, proportion, étendue, durée, profondeur, surface, volume, couleur, son, densité.
    Comment admettre que cela a été déterminé par ceci ?
    C'est impossible.
    Arrivé à ce point de ma démonstration, je campe solidement sur les deux arguments qui précèdent, la conclusion suivante :
    Nous avons vu que l'hypothèse d'une Puissance véritablement créatrice est inadmissible ; nous avons vu, en second lieu, que, même si l'on persiste à croire en cette Puissance, on ne saurait admettre que l'Univers essentiellement matériel ait été déterminé par le pur Esprit essentiellement immatériel ;
    Si, néanmoins, vous vous obstinez, croyants, à affirmer que c'est votre Dieu qui a créé l'Univers, le moment est venu de nous demander où, dans l'hypothèse Dieu, se trouvait la Matière, à l'origine, au commencement.
    Eh bien ! de deux choses l'une : ou bien la Matière était hors de Dieu ; ou bien elle était en Dieu (et vous ne sauriez lui assigner une troisième place). Dans le premier cas, si elle était hors de Dieu, c'est que Dieu n'a pas eu besoin de la créer, puisqu'elle existait déjà ; c'est qu'elle cœxistait avec Dieu, c'est qu'elle était concomitante avec lui et, alors, votre Dieu n'est pas créateur ;
    Dans le second cas, c'est-à-dire, si elle n'était pas hors de dieu, elle était en Dieu ; et dans ce cas, j'en conclus :
    1° Que Dieu n'est pas pur Esprit, puisqu'il portait en lui une parcelle de matière, et quelle parcelle : la totalité des Mondes matériels !
    2° Que Dieu, portant la matière en lui, n'a pas eu à la créer, puisqu'elle existait ; il n'a eu qu'à l'en faire sortir ; et, alors, la création cesse d'être un acte de création véritable et se réduit à un acte d'extériorisation.
    Dans les deux cas, pas de création.

    TROISIÈME ARGUMENT
    Le Parfait ne peut produire l'imparfait

    Je suis certain que si je posais à un croyant cette question : L'imparfait peut-il produire le parfait ? ce croyant me répondrait sans la moindre hésitation et sans crainte de se tromper : L'imparfait ne peut produire le parfait.
    Or, je dis, moi, : Le parfait ne peut pas produire l'imparfait et je soutiens que ma proposition possède la même force et la même exactitude que la précédente, et pour les mêmes raisons.
    Ici encore : entre le parfait et l'imparfait il n'y a pas seulement une différence de degré, de quantité, mais une différence de qualité, de nature, une opposition essentielle, fondamentale, irréductible, absolue.
    Ici encore : entre le parfait et l'imparfait, il n'y a pas seulement un fossé plus ou moins profond et large, mais un abîme si vaste et si profond que rien ne saurait le franchir, ni le combler.
    Le parfait, c'est l'absolu ; l'imparfait, c'est le relatif ; au regard du parfait qui est tout, le relatif, le contingent n'est rien ; au regard du parfait, le relatif est sans valeur, il n'existe pas, et il n'est au pouvoir d'aucun mathématicien ni d'aucun philosophe d'établir un rapport d'établir un rapport - quel qu'il soit - entre le relatif et l'absolu ; a fortiori, ce rapport est-il impossible, quand il s'agit d'un rapport aussi rigoureux et précis que celui qui doit nécessairement uni la Cause à l'Effet.
    Il est donc impossible que le parfait ait déterminé l'imparfait.
    Par contre, il existe un rapport direct, fatal, et, en quelque sorte mathématique, entre l'œuvre et celui qui en est l'auteur : tant vaut l'œuvre tant vaut l'ouvrier ; tant vaut l'ouvrier tant vaut l'œuvre ; c'est à l'œuvre qu'on reconnaît l'ouvrier, comme c'est au fruit qu'on reconnaît l'arbre.
    Si j'examine une rédaction mal faite, où abondent les fautes françaises, où les phrases sont mal construites, où le style est pauvre et relâché, où les idées sont rares et banales, où les connaissances sont inexactes, je n'aurai pas l'idée d'attribuer cette mauvaise page de français à un ciseleur de phrases, à un des maîtres de la littérature.
    Si je jette les yeux sur un dessin mal fait, où les lignes sont mal tracées, les règles de la perspective et de la proportion violées, il ne me viendra jamais à la pensée d'attribuer cette ébauche rudimentaire à un professeur, à un maître, à un artiste. Sans la moindre hésitation, je dirai : c'est l'œuvre d'un élève, d'un apprenti, d'une enfant ; et j'ai l'assurance de ne pas commettre d'erreur, tant il est vrai que l'œuvre porte la marque de l'ouvrier et que, par l'œuvre, on peut apprécier l'auteur de celle-ci.
    Or, la Nature est belle ; l'Univers est magnifique et j'admire passionnément, autant que qui que ce soit, les splendeurs, les magnificences dont il nous offre l'incessant spectacle. Pourtant, si enthousiaste que je sois aux beautés de la Nature et quelqu'hommage que je leur rende, je ne puis dire que l'Univers est une œuvre sans défaut, irréprochable, parfaite. Et personne n'oserait soutenir une telle opinion.
    L'Univers est donc une œuvre imparfaite.
    En conséquence je dis :
    Il y a toujours entre l'œuvre et l'auteur de celle-ci un rapport rigoureux, étroit, mathématique ; or, l'Univers est une œuvre imparfaite ; donc l'auteur de cette œuvre ne peut être qu'imparfait.
    Ce syllogisme aboutit à frapper d'imperfection le Dieu des croyants et, conséquemment, à le nier.
    Je puis encore raisonner comme suit :
    Ou bien ce n'est pas Dieu qui est l'auteur de l'Univers (j'exprime ainsi ma conviction).
    Ou bien, si vous persistez à affirmer que c'est lui qui en est l'auteur, l'Univers étant une œuvre imparfaite, votre Dieu est lui-même imparfait.
    Syllogisme ou dilemme, la conclusion du raisonnement reste la même :
    Le parfait ne peut déterminer l'imparfait.

    QUATRIÈME ARGUMENT
    L'Être éternel, actif, nécessaire, ne peut,
    à aucun moment, avoir été inactif ou inutile

    Si Dieu existe, il est éternel, actif et nécessaire.
    Eternel ? Il l'est par définition. C'est sa raison d'être. On ne peut le concevoir enfermé dans les limites du temps ; on ne peut l'imaginer commençant ou finissant ; il ne peut avoir ni apparition ni disparition. Il existe de tout temps.
    Actif ? Il l'est et ne peut pas ne pas l'être, puisque c'est son activité qui a tout engendré, puisque son activité s'est affirmée, disent les croyants, par le gest le plus colossal, le plus majestueux : la Création des Mondes.
    Nécessaire ? Il l'est et ne peut pas ne pas l'être, puisque sans lui rien ne serait ; puisqu'il est l'auteur de toutes choses ; puisqu'il est le foyer initial d'où tout a coulé ; puisque, seul, se suffisant à lui-même, il a dépendu de sa seule volonté que tout soit ou que rien ne soit. Il est donc : éternel, actif et nécessaire.
    Je prétends et je vais démontrer que, s'il est éternel, actif et nécessaire, il doit être éternellement actif et éternellement nécessaire ; que, conséquemment, il n'a pu, à aucun moment, être inactif ou inutile ; que, conséquemment, enfin, il n'a jamais créé.
    Dire que Dieu n'est pas éternellement actif, c'est admettre qu'il ne l'a pas toujours été, qu'il l'est devenu, qu'il a commencé à être actif, qu'avant de l'être, il ne l'était pas ; et, puisque c'est par la création que s'est manifestée son activité, c'est admettre du même coup que, durant les milliards et les milliards de siècles qui, peut-être, ont précédé l'action créatrice, Dieu était inactif.
    Dire que Dieu n'est pas éternellement nécessaire, c'est admettre qu'il ne l'a pas toujours été, qu'il l'est devenu, qu'il a commencé à être nécessaire, qu'avant de l'être, il ne l'était pas et, puisque c'est la Création qui proclame et atteste la nécessité de Dieu, c'est admettre du même coup que, durant les milliards et les milliards de siècles qui peut-être ont précédé l'action créatrice, Dieu était inutile.
    Dieu oisif et paresseux !
    Dieu inutile et superflu !
    Quelle posture pour l'Être essentiellement actif et essentiellement nécessaire !
    Il faut donc confesser que Dieu est de tout temps actif et de tout temps nécessaire.
    Mais alors, il ne peut l'avoir créé ; car l'idée de création implique, de façon absolue, l'idée de commencement, d'origine. Une chose qui commence ne peut pas avoir existé de tout temps. Il fut nécessairement un temps où, avant d'être, elle n'était pas encore. Si court ou si long que fut ce temps qui précède la chose créée, rien ne peut le supprimer ; de toutes façons, il est.
    Il en résulte que :
    Ou bien Dieu n'est pas éternellement actif et éternellement nécessaire ; et, dans ce cas, il l'est devenu par la création. S'il en est ainsi, il manquait à Dieu, avant la création, ces deux attributs : l'activité et la nécessité. Ce Dieu était incomplet ; c'était un tronçon de Dieu, pas plus ; et il a eu besoin de créer pour devenir actif et nécessaire, pour se compléter.
    Ou bien Dieu est éternellement actif et nécessaire ; et, dans ce cas, il a créé éternellement la création est éternelle ; l'Univers n'a jamais commencé ; il a existé de tout temps ; il est éternel comme Dieu ; il est Dieu lui-même et se confond avec lui.
    S'il en est ainsi, l'Univers n'a pas eu de commencement ; il n'a pas été créé.
    (Dans le premier cas, Dieu, s'il n'était ni) actif, ni nécessaire, était incomplet, c'est-à-dire imparfait ; et, alors, il n'existe pas ; dans le second cas, Dieu étant éternellement actif et éternellement nécessaire, ne peut pas l'être devenu ; et, alors, il n'a pas créé.

    CINQUIÈME ARGUMENT
    L'être immuable ne peut avoir créé

    Si Dieu existe, il est immuable. Il ne change pas ; il ne peut pas changer. Tandis que, dans la Nature, tout se modifie, se métamorphose, se transforme, tandis que rien n'est définitivement et que tout devient, Dieu, point fixe, immobile dans le temps et l'espace, n'est sujet à aucune modification, ne connaît et ne peut connaître aucun changement.
    Il est aujourd'hui ce qu'il était hier ; il sera demain ce qu'il est aujourd'hui. Qu'on envisage Dieu dans le lointain des siècles révolus ou dans celui des siècles futurs, il est constamment identique à lui-même.
    Dieu est immuable.
    Je prétends que, s'il a créé, il n'est pas immuable, parce que, dans ce cas, il a changé deux fois.
    Se déterminer à vouloir, c'est changer. De toute évidence, il y a eu un changement entre l'être qui ne veut pas encore et l'être qui veut.
    Si je veux aujourd'hui ce que je ne voulais pas, ce à quoi je ne songeais même pas, il y a quarante-huit heures, c'est qu'il s'est produit en moi ou autour de moi une ou plusieurs circonstances qui m'ont déterminé à vouloir. Ce vouloir nouveau constitue une modification : il n'y a pas lieu d'en douter : c'est indiscutable.
    Pareillement : se déterminer à agir, ou agir, c'est se modifier.
    Il est, en outre, certain que cette double modification : vouloir, agir, est d'autant plus considérable et marquée, qu'il s'agit d'une résolution plus grave et d'une action plus importante.
    Dieu a créé, dites-vous ? - Soit. Alors il a changé deux fois : la première fois, lorsqu'il a pris la détermination de créer ; la seconde fois, lorsque, mettant à exécution cette détermination, il a accompli le geste créateur.
    S'il a changé deux fois, il n'est pas immuable.
    Et s'il n'est pas immuable, il n'est pas Dieu, il n'existe pas.
    L'Être immuable ne peut avoir créé.

    SIXIÈME ARGUMENT
    Dieu ne peut avoir créé sans motif ;
    or, il est impossible d'en discerner un seul

    De quelque façon qu'on l'envisage, la Création reste inexplicable, énigmatique, vide de sens.
    Il saute aux yeux que, si Dieu a créé, il est impossible d'admettre qu'il ait accompli cet acte grandiose et dont les conséquences devaient être fatalement proportionnées à l'acte lui-même, par conséquent incalculables, sans y être déterminé par une raison de premier ordre.
    Eh bien ! Quelle peut être cette raison ? Pour quel motif Dieu a-t-il pu se résoudre à créer ? Quel mobile l'a impulsé ? Quel désir l'a pris ? Quel dessein a-t-il formé ? Quel but a-t-il poursuivi ? Quelle fin s'est-il proposée ?
    Multipliez, dans cet ordre d'idées, les questions et les questions : tournez et retournez le problème ; envisagez-le sous tous ses aspects ; examinez-le dans tous les sens ; et je vous mets au défi de le résoudre, autrement que par des balivernes ou de subtilités.
    Tenez : voici un enfant élevé dans la religion chrétienne. Son catéchisme lui affirme, ses maîtres lui enseignent que c'est Dieu qui l'a créé et mis au monde. Supposez qu'il se pose à lui-même cette question : Pourquoi Dieu m'a-t-il créé et mis au monde ? et qu'il y veuille trouver une réponse sérieuse, raisonnable. Il n'y parviendra pas. Supposez encore que, confiant dans l'expérience et le savoir de ses éducateurs, persuadé que, par le caractère sacré dont, prêtres ou pasteurs, ils sont revêtus, ils possèdent des lumières spéciales et des grâces particulières, convaincu que, par leur sainteté, ils sont plus près de Dieu que lui et mieux initiés que lui aux vérités révélées, supposez que cet enfant ait la curiosité de demander à ses maîtres pourquoi Dieu l'a créé et mis au monde, j'affirme que ceux--ci ne peuvent faire à cette simple interrogation aucune réponse plausible, sensée.
    En vérité, il n'y en a pas.
    Serrons de près la question, creusons le problème.
    Par la pensée, examinons Dieu avant la création. Prenons-le dans son sens absolu. Il est tout seul ; il se suffit à lui-même. Il est parfaitement sage, parfaitement heureux, parfaitement puissant. Rien ne peut accroître sa sagesse ; rien ne peut augmenter sa félicité ; rien ne peut fortifier sa puissance.
    Ce Dieu ne peut éprouver aucun désir, puisque son bonheur est infini ; il ne peut poursuivre aucun but, puisque rien ne manque à sa perfection ; il ne peut former aucun dessein, puisque rien ne peut étendre sa puissance ; il ne peut se déterminer à aucun vouloir, puisqu'il ne ressent aucun besoin.
    Allons ! Philosophes profonds, penseurs subtils, théologiens prestigieux, répondez à cet enfant qui vous interroge et dites-lui pourquoi Dieu l'a créé et mis au monde.
    Je suis bien tranquille ; vous ne pouvez pas répondre à moins que vous ne disiez : Les desseins de Dieu sont impénétrables, et que vous ne teniez cette réponse pour suffisante.
    Et sagement vous ferez en vous abstenant de répondre, car toute réponse, je vous en préviens charitablement, serait la ruine de votre système, l'écroulement de votre Dieu.
    La conclusion s'impose, logique, impitoyable : Dieu, s'il a créé, a créé sans motif, sans savoir pourquoi, sans but.
    Savez-vous, camarades, où nous conduisent forcément les conséquences d'une telle conclusion ?
    Vous allez le voir.
    Ce qui différencie les actes d'un homme doué de raison des actes d'un homme frappé de démence, ce qui fait que l'un est responsable et l'autre pas, c'est qu'un homme de raison sait toujours, en tous cas peut toujours savoir, quand il a agi, quels sont les mobiles qui l'ont impulsé, quels sont les motifs qui l'ont déterminé à agir. Quand il s'agit d'une action importante et dont les conséquences peuvent engager lourdement sa responsabilité, il suffit que l'homme en possession de sa raison, se replie sur lui-même, se livre à un examen de conscience sérieux, persistant et impartial, il suffit que, par le souvenir, il reconstitue le cadre dans lequel les événements l'ont enfermé, qu'en un mot, il revive l'heure écoulée, pour qu'il parvienne à discerner le mécanisme des mouvements qui l'ont fait agir.
    Il n'est pas toujours très fier des mobiles qui l'ont impulsé ; il rougit souvent des raisons qui l'ont déterminé à agir ; mais, que ces motifs soient nobles ou vils, généreux ou bas, il parvient toujours à les découvrir.
    Un fou, au contraire, agit sans savoir pourquoi ; son acte accompli, même le plus chargé de conséquences, interrogez-le ; pressez-le de questions ; insistez ; harcelez-le. Le pauvre dément balbutiera quelques folies et vous ne l'arracherez pas à ses incohérences.
    Donc, ce qui différencie les actes d'un homme sensé des actes d'un insensé, c'est que les actes du premier s'expliquent, c'est qu'ils ont une raison d'être, c'est qu'on en distingue la cause et le but, l'origine et la fin ; tandis que les actes d'un homme privé de raison ne s'expliquent pas, qu'il est incapable lui-même de discerner la cause et le but, qu'ils n'ont pas de raison d'être.
    Eh bien ! si Dieu a créé sans but, sans motif, il a agi à la façon d'un fou et la Création apparaît comme un acte de démence.

    DEUX OBJECTIONS CAPITALES

    Pour en finir avec le Dieu de la création, il me paraît indispensable d'examiner deux objections.
    Vous pensez bien qu'ici les objections abondent ; aussi, quand je parle de deux objections à étudier, je parle de deux objections capitales, classiques.
    Ces deux objections ont d'autant plus d'importance qu'on peut, avec l'habitude de la discussion, ramener toutes les autres à celle-ci :

    PREMIERE OBJECTION
    Dieu vous échappe

    On me dit : Vous n'avez pas le droit de parler de Dieu comme vous le faites. Vous nous présentez un Dieu caricatural, systématiquement rapetissé aux proportions que daigne lui accorder votre entendement. Ce Dieu-là n'est pas le nôtre. Le nôtre, vous ne pouvez le concevoir, car il vous dépasse, il vous échappe. Sachez que ce qui serait fabuleux pour l'homme le plus puissant en force, en sagesse et en savoir n'est, pour Dieu, qu'un jeu d'enfant. N'oubliez pas que l'Humanité ne saurait se mouvoir sur le même plan que la Divinité. Ne perdez pas de vue qu'il est aussi impossible à l'homme de comprendre la façon d'opérer de Dieu qu'il est impossible aux minéraux d'imaginer les modes d'opérer des animaux et aux animaux de comprendre les modes d'opérer des hommes.
    Dieu plane à des hauteurs que vous ne sauriez atteindre ; il occupe des sommets qui vous restent inaccessibles.
    Sachez que quelle que soit la magnificence d'une intelligence humaine, quel que soit l'effort réalisé par cette intelligence, quelle que soit la persistance de cet effort, jamais l'intelligence humaine ne pourra s'élever jusqu'à Dieu. Rendez-vous compte enfin que, si vaste qu'il puisse être, le cerveau de l'homme est fini et que, par conséquent, il ne peut concevoir l'infini.
    Ayez donc la loyauté et la modestie de confesser qu'il ne vous est pas possible de comprendre, ni d'expliquer Dieu. Mais de ce que vous ne pouvez ni le comprendre, ni l'expliquer, il ne s'ensuit pas que vous ayez le droit de le nier.
    Et je réponds aux déistes :
    Vous me donnez, Messieurs, des conseils de loyauté auxquels je suis tout disposé à me conformer. Vous me rappelez à la modestie légitime qui sied à l'humble mortel que je suis. Il me plaît de ne pas m'en écarter.
    Vous dites que Dieu me dépasse, qu'il m'échappe ? Soit. Je consens à le reconnaître ; et affirmer que le fini ne peut ni concevoir ni expliquer l'Infini, c'est une vérité tellement certaine, et même évidente, que je n'ai pas la moindre envie d'y faire opposition. Nous voilà, jusqu'ici, bien d'accord et j'espère que vous êtes tout à fait contents.
    Seulement, Messieurs, permettez que, à mon tour, je vous donne les mêmes conseils de loyauté ; souffrez que, à mon tour, je vous rappelle à la même modestie. N'êtes-vous pas des hommes, comme j'en suis un ? Dieu ne vous dépasse-t-il pas, comme il me dépasse ? Ne vous échappe-t-il pas comme il m'échappe ? Auriez-vous la prétention de vous mouvoir sur le même plan que la Divinité ? Auriez-vous l'outrecuidance de penser et la sottise de déclarer que, d'un coup d'aile, vous avez gravi les sommets que Dieu occupe ? Seriez-vous présomptueux au point d'affirmer que votre cerveau fini a embrassé l'Infini ?
    Je ne vous fais pas l'injure, Messieurs, de vous croire frappés d'une telle extravagante vanité.
    Ayez donc, tout comme moi, la loyauté et la modestie de confesser que, s'il m'est impossible de comprendre et d'expliquer Dieu, vous vous heurtez à la même impossibilité. Ayez donc la probité de reconnaître que si, de ce que je ne puis concevoir ni expliquer Dieu, il ne m'est pas permis de le nier, puisque vous ne pouvez, vous non plus, ni le comprendre ni l'expliquer, il ne vous est pas permis de l'affirmer.
    Et gardez-vous de croire, Messieurs, que nous voilà, désormais, logés à la même enseigne. C'est vous qui, les premiers avez affirmé l'existence de Dieu, c'est donc vous qui, les premiers, devez mettre fin à vos affirmations. Aurais-je jamais songé à nier Dieu, si, alors que j'étais tout petit, on ne m'avait pas imposé de croire en lui ? si, adulte, je ne l'avais pas entendu affirmer tout autour de moi ? Si, devenu homme, mes regards n'avaient pas constamment observé des Eglises et des Temples élevés à Dieu ?
    Ce sont vos affirmations qui provoquent et justifient mes négations.
    Cessez d'affirmer et je cesserai de nier.

    SECONDE OBJECTION
    Il n'y a pas d'effet sans cause

    La seconde objection paraît autrement redoutable. Beaucoup la considère encore comme sans réplique. Elle nous vient des philosophes spiritualistes.
    Ces Messieurs nous disent sentencieusement : Il n'y a pas d'effet sans cause ; or, l'Univers est un effet ; donc cet effet a une cause que nous appelons Dieu.
    L'argument est bien présenté ; il paraît bien construit, il semble solidement charpenté.
    Le tout est de savoir s'il l'est véritablement.
    Ce raisonnement est ce que, en logique, on appelle un syllogisme. Un syllogisme est un argument composé de trois propositions : la majeure, la mineure et la conséquence ; et comprenant deux parties : les prémisses, constituées par les deux premières propositions, et la conclusion représentée par la troisième.
    Pour qu'un syllogisme soit inattaquable, il faut : 1° que la majeure et la mineur soient exactes ; 2° que la troisième découle logiquement des deux premières.
    Si le syllogisme des philosophes spiritualistes réunit ces deux conditions, il est irréfutable et il ne me reste qu'à m'incliner ; mais s'il lui manque une seule de ces deux conditions, il est nul, sans valeur et l'argument s'effondre tout entier.
    pour en connaître la valeur, examinons les trois propositions qui la composent.
    Première proposition majeure :
    Il n'y a pas d'effet sans cause.
    Philosophes, vous avez raison. Il n'y a pas d'effet sans cause ; rien n'est plus exact. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'effet sans cause. L'effet n'est que la suite, le prolongement, l'aboutissant de la cause. Qui dit effet dit cause ; l'idée d'effet appelle nécessairement et immédiatement l'idée de cause. S'il en était autrement, l'effet sans cause serait un effet de rien ; ce qui serait absurde.
    Donc, sur cette première proposition, nous sommes d'accord.
    Deuxième proposition, mineure :
    Or, l'Univers est un effet.
    Ah ! ici, je demande à réfléchir et je sollicite des explications. Sur quoi s'appuie une affirmation aussi nette, aussi tranchante ? Quel est le phénomène ou l'ensemble de phénomènes, quelle est la constatation ou l'ensemble de constatations qui permet de se prononcer sur un ton aussi catégorique ?
    Et d'abord, l'Univers, le connaissons-nous suffisamment ? L'avons-nous assez étudié, scruté, fouillé, compris pour qu'il nous soit permis d'être aussi affirmatifs ? En avons-nous pénétré les entrailles ? En avons-nous exploré les espaces incommensurables ? Sommes-nous descendus dans les profondeurs des océans ? Avons-nous escaladé toutes les altitudes ? Connaissons-nous toutes choses appartenant au domaine de l'Univers ? Celui-ci nous a-t-il livré tous ses secrets ? Avons-nous arraché tous les voiles, pénétré tous les mystères, découvert toutes les énigmes ? Avons-nous tout vu, tout entendu, tout palpé, tout senti, tout observé, tout noté ? N'avons-nous plus rien à apprendre ? Ne nous reste-t-il rien à découvrir ? Bref, sommes-nous en état de porter sur l'Univers une appréciation formelle, un jugement définitif, un arrêt indubitable ?
    Nul ne pourrait répondre par l'affirmative à toutes ces questions et il serait profondément à plaindre le téméraire, on peut dire l'insensé, qui oserait prétendre qu'il connaît l'Univers.
    L'Univers ! c'est-à-dire, non pas seulement cette infime planète que nous habitons et sur laquelle se traînent nos misérables carcasses, non seulement ces millions d'astres et de planètes que nous connaissons, qui font partie de notre système solaire, ou que nous découvrons dans la lenteur du temps ; mais encore ces Mondes et ces Mondes dont nous connaissons ou conjecturons l'existence et dont le nombre, la distance et l'étendue restent incalculables !
    Si je disais : L'Univers est une cause, j'ai la certitude que je déchaînerais spontanément les huées et les protestations des croyants ; et, cependant, mon affirmation ne serait pas plus folle que la leur.
    Ma témérité serait égale à la leur ; voilà tout.
    Si je me penche sur l'Univers, si je l'observe autant que le permettent à l'homme d'aujourd'hui les connaissances acquises, je constate comme un ensemble incroyablement complexe et touffu, comme un enchevêtrement inextricable et colossal de causes et d'effets qui se déterminent, s'enchaînent, se succèdent, se répètent et se pénètrent. J'aperçois que le tout forme comme une chaîne sans fin dont les anneaux sont indissolublement liés et je constate que chacun de ces anneaux est à la fois cause et effet : effet de la cause qui l'a déterminé, cause de l'effet qui suit.
    Qui peut dire : Voilà le premier anneau ; l'anneau Cause ? Qui peut dire : Voilà le dernier anneau : l'anneau Effet ? Et qui peut dire : Il y a nécessairement une cause numéro premier, il y a nécessairement un effet numéro dernier ?...
    La deuxième proposition : Or, l'Univers est un effet manque donc de la condition indispensable : l'exactitude.
    En conséquence, le fameux syllogisme ne vaut rien.
    J'ajoute que, même dans le cas où cette deuxième proposition serait exacte, il resterait à établir, pour que la conclusion fût acceptée, que l'Univers est l'effet d'une Cause unique, d'une Cause première, de la Cause des Causes, d'une Cause sans Cause, de la Cause éternelle.
    J'attends sans trouble, sans inquiétude cette démonstration. Elle est de celles qu'on a maintes fois tentées et qui n'ont jamais été faites. Elle est de celles dont on peut dire sans trop de témérité qu'elles ne seront jamais établies sérieusement, positivement, scientifiquement.
    J'ajoute, enfin, que même dans le cas où le syllogisme tout entier serait irréprochable, il serait aisé de le retourner contre la thèse du Dieu Créateur, en faveur de ma démonstration.
    Essayons : Il n'y a pas d'effets sans cause ? - Soit. Or, l'Univers est un effet ? - D'accord. Donc cet effet a une cause et c'est cette cause que nous appelons Dieu ? - Soit encore.
    Ne vous hâtez pas de triompher, déistes, et écoutez-moi bien.
    S'il est évident qu'il n'y a pas d'effet sans cause, il est aussi rigoureusement évident qu'il n'y a pas de cause sans effet. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de cause sans effet. Qui dit cause dit effet ; l'idée de cause implique nécessairement et appelle immédiatement l'idée d'effet ; s'il en était autrement, la cause sans effet serait une cause de rien, se qui serait aussi absurde qu'un effet de rien.
    Donc, il est bien entendu qu'il n'y a pas de cause sans effet.
    Or, vous dites que l'Univers a pour cause Dieu. Il convient donc de dire que la Cause-Dieu a pour effet l'Univers.
    il est impossible de séparer l'effet de le cause ; mais il est également impossible de séparer la cause de l'effet.
    Vous affirmez enfin que Dieu-Cause est éternel. J'en conclus que l'Univers-Effet est également éternel, puisqu'à une cause éternelle doit inéluctablement correspondre un effet éternel.
    S'il en était autrement, c'est-à-dire si l'Univers avait commencé, durant les milliards et les milliards de siècles qui, peut-être, ont précédé la création de l'Univers, Dieu aurait été une cause sans effet, ce qui est impossible, une cause de rien, ce qui serait absurde.
    En conséquence, Dieu étant éternel, l'Univers l'est aussi, et si l'Univers est éternel, c'est qu'il n'a jamais commencé, c'est qu'il n'a pas été créé.

    DEUXIEME SÉRIE D'ARGUMENTS

    PREMIER ARGUMENT
    Le Gouverneur nie le Créateur

    Il en est - et ils sont légion - qui, malgré tout, s'obstinent à croire. Je conçois que, à la rigueur, on puisse croire à l'existence d'un créateur parfait ; je conçois que, à la rigueur, on puisse croire à l'existence d'un gouverneur nécessaire ; mais il me semble impossible qu'on puisse raisonnablement croire à l'un et à l'autre, en même temps : ces deux Êtres parfaits s'excluent catégoriquement ; affirmer l'un, c'est nier l'autre ; proclamer la perfection du premier, c'est confesser l'inutilité du second ; proclamer la nécessité du second, c'est nier la perfection du premier.
    En d'autres termes, on peut croire à la perfection de l'un ou à la nécessité de l'autre ; mais il est déraisonnable de croire à la perfection des deux : il faut choisir.
    Si l'Univers créé par Dieu eût été une œuvre parfaite, si, dans son ensemble et dans ses moindres détails, cette œuvre eût été sans défaut, si le mécanisme de cette gigantesque création eût été irréprochable, si tel et si parfait eût été son agencement qu'il n'eût point été à redouter qu'il se produisît un seul détraquement, une seule avarie, bref, si l'œuvre eût été digne de cet ouvrier génial, de cet artiste incomparable, de ce constructeur fantastique qu'on appelle Dieu, le besoin d'un gouverneur ne se serait nullement fait sentir.
    Le coup de pouce initial une fois donné, la formidable machine une fois mise en branle, il n'y avait plus qu'à l'abandonner à elle-même, sans crainte d'accident possible.
    Pourquoi cet ingénieur, ce mécanicien, dont le rôle est de surveiller la machine, de la diriger, d'intervenir quand il le faut et d'apporter à la machine en mouvement les retouches nécessaires et les réparations successives ? Cet ingénieur eût été inutile, ce mécanicien sans objet.
    Dans ce cas, pas de Gouverneur.
    Si le Gouverneur existe, c'est que sa présence, sa surveillance, son intervention sont indispensables.
    La nécessité du Gouverneur est comme une insulte, un défi jeté au Créateur ; son intervention atteste la maladresse, l'incapacité, l'impuissance du Créateur.
    Le Gouverneur nie la perfection du Créateur.

    DEUXIÈME ARGUMENT
    La multiplicité des Dieux
    atteste qu'il n'en existe aucun

    Le Dieu Gouverneur es et doit être puissant et juste, infiniment puissant et infiniment juste.
    Je prétends que la multiplicité des Religions atteste qu'il manque de puissance et de justice.
    Négligeons les dieux morts, les cultes abolis, les religions éteintes. Celles-ci se chiffrent par milliers et par milliers. Ne parlons pas des religions en cours.
    D'après les estimations les mieux fondées, il y a, présentement, huit cents religions qui se disputent l'empire des seize cents millions de consciences qui peuplent notre planète. Il n'est pas douteux que chacune s'imagine et proclame que, seule, elle est en possession du Dieu vrai, authentique, indiscutable, unique, et que tous les autres Dieux sont des Dieux pour rire, de faux Dieux, des Dieux de contrebande et de pacotille, qu'il est œuvre pie de combattre et d'écraser.
    J'ajoute que, n'y eut-il que cent religions au lieu de huit cents, n'y en eut-il que dix, n'y en eut-il que deux, mon raisonnement garderait la même vigueur.
    Eh bien ! je dis que la multiplicité de ces Dieux atteste qu'il n'en existe aucun, parce qu'elle certifie que Dieu manque de puissance ou de justice.
    Puissant, il aurait pu parler à tous aussi aisément qu'à quelques-uns. Puissant, il aurait pu se montrer, se révéler à tous sans plus d'efforts qu'il ne lui en a fallu pour se révéler à quelques-uns.
    Un homme - quel qu'il soit - ne peut se montrer, ne peut parler qu'à un nombre limité d'hommes ; ses cordes vocales ont une puissance qui ne peut excéder certaines bornes ; mais Dieu !...
    Dieu peut parler à tous - quelle qu'en soit la multitude - aussi aisément qu'à un petit nombre. Quand elle s'élève, la voix de Dieu peut et doit retentir aux quatre points cardinaux. Le verbe divin ne connaît ni distance, ni obstacle. Il traverse les océans, escalade les sommets, franchit les espaces sans la plus petite difficulté.
    Puisqu'il lui a plu - la Religion l'affirme - de parler aux hommes, de se révéler à eux, de leur confier ses desseins, de leur indiquer sa volonté, de leur faire connaître sa Loi, il aurait pu parler à tous sans plus d'effort qu'à une poignée de privilégiés.
    Il ne l'a pas fait, puisque les uns le nient, puisque d'autres l'ignorent, puisque d'autres, enfin, opposent tel Dieu à tel de ses concurrents.
    Dans ces conditions, n'est-il pas sage de penser qu'il n'a parlé à aucun et que les multiples révélations ne sont que de multiples impostures ; ou encore que, s'il n'a parlé qu'à quelques-uns, c'est qu'il n'a pas pu parler à tous ?
    S'il en est ainsi, je l'accuse d'impuissance.
    Et, si je ne l'accuse pas d'impuissance, je l'accuse d'injustice.
    Que penser, en effet, de ce Dieu qui se montre à quelques-uns et se cache aux autres ? Que penser de ce Dieu qui adresse la parole aux uns et, pour les autres, garde le silence ?
    N'oubliez pas que les représentants de ce Dieu affirment qu'il est le Père et que, tous, au même titre et au même degré, nous sommes les enfants bien-aimés du Père qui règne dans les cieux.
    Eh bien ! que pensez-vous de ce père qui, plein de tendresse pour quelques privilégiés, les arrache, en se révélant à eux, aux angoisses du doute, aux tortures de l'hésitation, tandis que, volontairement, il condamne l'immense majorité de ses enfants aux tourments de l'incertitude ? Que pensez-vous de ce père qui se montre à une partie de ses enfants dans l'éclat éblouissant de Sa Majesté, tandis que, pour les autres, il reste environné de ténèbres ? Que pensez-vous de ce père qui, exigeant de ses enfants, un culte, des respects, des adorations, appelle quelques élus à entendre la parole de Vérité, tandis que, de propos délibéré, il refuse aux autres cette insigne faveur ?
    Si vous estimez que ce père est juste et bon, vous ne serez pas surpris que mon appréciation soit différente.
    La multiplicité des religions proclame donc que Dieu manque de puissance ou de justice. Or, Dieu doit être infiniment puissant et infiniment juste ; les croyants l'affirment ; s'il lui manque un de ces deux attributs : la puissance ou la justice, il n'est pas parfait ; s'il n'est pas parfait, il n'existe pas.
    La multiplicité des Dieux démontre donc qu'il n'en existe aucun.

    TROISIÈME ARGUMENT
    Dieu n'est pas infiniment bon :
    l'Enfer l'atteste

    Le Dieu Gouverneur ou Providence est et doit être infiniment bon, infiniment miséricordieux. L'existence de l'enfer prouve qu'il ne l'est pas.
    Suivez bien mon raisonnement : Dieu pouvait - puisqu'il est libre - ne pas nous créer ; il nous a créés.
    Dieu pouvait - puisqu'il est tout-puissant - nous créer tous bons ; il a créé des bons et des méchants.
    Dieu pouvait - puisqu'il est bon - nous admettre tous son paradis, après notre mort, se contentant de ce temps d'épreuves et de tribulations que nous passons sur la terre.
    Dieu pouvait enfin - parce qu'il est juste - n'admettre dans son paradis que les bons et en refuser l'accès aux pervers, mais anéantir ceux-ci à leur mort plutôt que de les vouer à l'enfer.
    Car, qui peut créer peut détruire ; qui a le pouvoir de donner la vie a celui d'anéantir.
    voyons : vous n'êtes pas des Dieux. Vous n'êtes pas infiniment bons, ni infiniment miséricordieux. J'ai, pourtant, la certitude, sans que je vous attribue des qualités que vous ne possédez peut-être pas, que, s'il était en votre pouvoir, sans qu'il vous en coûtât un effort pénible, sans qu'il en pût résulter pour vous ni préjudice matériel, ni dommage moral, si, dis-je, il était en votre pouvoir, dans les conditions que je viens d'indiquer, d'éviter à un de vos frères en humanité, une larme, une douleur, une épreuve, j'ai la certitude que le feriez. Et cependant, vous n'êtes ni infiniment bons, ni infiniment miséricordieux !
    Seriez-vous meilleurs et plus miséricordieux que le Dieu des Chrétiens ?
    Car enfin, l'enfer existe. L'Eglise l'enseigne ; c'est l'horrifique vision à l'aide laquelle on épouvante les enfants, les vieillards et les esprits craintifs, c'est le spectre qu'on installe aux chevets des agonisants, à l'heure où l'approche de la mort leur enlève toute énergie et toute lucidité.
    Eh bien ! Le Dieu des chrétiens, Dieu qu'on dit être de pitié, de pardon, d'indulgence, de bonté, de miséricorde, précipite une parité de ses enfants - pour toujours - dans ce séjour peuplé des tortures les plus cruelles, des supplices les plus indicibles.
    Comme il est bon ! Comme il est miséricordieux !
    Vous connaissez cette parole des Ecritures : Il y aura beaucoup d'appelés, mais fort peu d'élus. Cette parole signifie, si je ne m'abuse, qu'infime sera le nombre des élus et considérable le nombre des damnés. Cette affirmation est d'une cruauté si monstrueuse qu'on a tenté de lui donner un autre sens.
    Peu importe : l'enfer existe et il est évident que des damnés - en grand ou petit nombre - y endureront les plus douloureux tourments.
    Demandons-nous à qui peuvent être profitables les tourments des damnés.
    Serait-ce aux élus ? - Evidemment non ! Par définition les élus seront les plus justes, les vertueux, les fraternels, les compatissants, et on ne saurait supposer que leur félicité, déjà inexprimable, serait accrue par le spectacle de leurs frères torturés.
    Serait-ce aux damnés eux-mêmes ? - Pas davantage puisque l'Eglise affirme que le supplice de ces malheureux ne finira jamais et que, dans des milliards et des milliards de siècles, leurs tourments seront intolérables comme au premier jour.
    Alors ?...
    Alors, en dehors des élus et des damnés, il n'y a que Dieu, il ne peut y avoir que lui.
    C'est donc à Dieu que seraient profitables les souffrances des damnés ? C'est donc à lui, ce père infiniment bon, infiniment miséricordieux, qui se repaîtrait sadiquement des douleurs auxquelles il aurait volontairement voué ses enfants ?
    Ah ! s'il en est ainsi, ce Dieu m'apparaît comme le bourreau le plus féroce, comme le tortionnaire le plus implacable que l'on puisse imaginer.
    L'enfer prouve que Dieu n'est ni bon, ni miséricordieux. L'existence d'un Dieu de bonté est incompatible avec celle de l'Enfer.
    Ou bien il n'y a pas d'Enfer, ou bien Dieu n'est pas infiniment bon.

    QUATRIÈME ARGUMENT
    Le problème du Mal

    C'est le problème du Mal qui me fournit mon quatrième et dernier argument contre le Dieu-Gouverneur, en même temps que mon premier argument contre le Dieu-Justicier.
    Je ne dis pas : l'existence du mal, mal physique, mal moral, est incompatible avec l'existence de Dieu ; mais je dis qu'elle est incompatible avec l'existence d'un Dieu infiniment puissant et infiniment bon.
    Le raisonnement est connu, ne serait-ce que par les multiples réfutations - toujours impuissantes, du reste - qu'on lui a opposées.
    On le fait remonter à Epicure. Il a donc déjà plus de vingt siècles d'existence ; mais, si vieux qu'il soit, il a gardé toute sa vigueur.
    Le voici :
    Le mal existe ; tous les êtres sensibles connaissent la souffrance. Dieu qui sait tout ne peut pas l'ignorer. Eh bien ! de deux choses l'une :
    Ou bien Dieu voudrait supprimer le mal, mais il ne le peut pas ;
    Ou bien Dieu pourrait supprimer le mal, mais il ne le veut pas.
    Dans le premier cas, Dieu voudrait supprimer le mal ; il est bon, il compatit aux douleurs qui nous accablent, aux maux que nous endurons. Ah ! s'il ne dépendait que de lui ! Le mal serait anéanti et le bonheur fleurirait sur la terre. Encore une fois, il est bon ; mais il ne peut supprimer le mal et, alors, il n'est pas tout-puissant.
    Dans le second cas, Dieu pourrait supprimer le mal. Il lui suffirait de vouloir pour que le mal fût aboli : il est tout-puissant ; mais il ne veut pas le supprimer ; et, alors il n'est pas infiniment bon.
    Ici, Dieu est puissant, mais il n'est pas bon ; là, Dieu est bon, mais il n'est pas puissant.
    Or, pour que Dieu soit, il ne suffit pas qu'il possède l'une de ces perfections : puissance ou bonté, il est indispensable qu'il les possède toutes les deux.
    Ce raisonnement n'a jamais été réfuté.
    Entendons-nous : je ne dis pas qu'on n'a jamais essayé de le réfuter ; je dis qu'on j'y est jamais parvenu.
    L'essai de réfutation le plus connu est celui-ci :
    Vous posez en termes tout à fait erronés le problème du mal. C'est bien à tort que vous en rendez Dieu responsable. Oui, certes, le mal existe et il est indéniable ; mais c'est l'homme qu'il convient d'en rendre responsable. Dieu n'a pas voulu que l'homme soit un automate, une machine, qu'il agisse fatalement. En le créant il lui a donné la liberté ; il en a fait un être entièrement libre ; de la liberté qu'il lui a généreusement octroyée, Dieu lui a laissé la faculté de faire, en toutes circonstances, l'usage qu'il voudrait ; et, s'il plaît à l'homme, au lieu de faire un usage judicieux et noble de ce bien inestimable, d'en faire un usage odieux et criminel, ce n'est pas Dieu qu'il faut en accuser, ce serait injuste ; il est équitable d'en accuser l'homme.
    Voilà l'objection ; elle est classique.
    Que vaut-elle ? Rien.
    Je m'explique :
    Distinguons d'abord le mal physique du mal moral.
    Le mal physique, c'est la maladie, la souffrance, l'accident, la vieillesse avec son cortège de tares et d'infirmités, c'est la mort, la perte cruelle de ceux que nous aimons ; des enfants naissent qui meurent quelques jours après sans avoir connu autre chose que la souffrance ; il y a une foule d'êtres humains pour qui l'existence n'est qu'une longue suite de douleurs et d'afflictions, en sorte il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas nés ; c'est, dans le domaine de la nature, les fléaux, les cataclysmes, les incendies, les sécheresses, les famines, les inondations, les tempêtes, toute cette somme de tragiques fatalités qui se chiffrent par la douleur et la mort.
    Qui oserait dire de ce mal physique que l'homme doit en être rendu responsable ?
    Qui ne comprend que, si Dieu a créé l'Univers, si c'est lui qui l'a doté des formidables lois qui le régissent et si le mal physique est l'ensemble de ces fatalités qui résultent du jeu normal des forces de la Nature, qui ne comprend que l'auteur responsable de ces calamités, c'est, en toute certitude, celui qui a créé cet Univers, celui qui le gouverne ?
    Je suppose que, sur ce point, il n'y a pas de contestation possible.
    Dieu qui gouverne l'Univers est donc responsable du mal physique.
    Cela seul suffirait, et ma réponse pourrait s'en tenir là.
    Mais je prétends que le mal moral est imputable à Dieu au même titre que le mal physique, puisque, s'il existe, il a présidé à l'organisation du monde moral comme à celle du monde physique et que, conséquemment, l'homme, victime du mal moral comme du mal physique, n'est pas plus responsable de l'un que de l'autre.
    Mais il faut que je rattache ce que j'ai à dire sur le mal moral à la troisième et dernière série de mes arguments.

    TROISIÈME GROUPE D'ARGUMENTS

    PREMIER ARGUMENT
    Irresponsable, l'homme
    ne peut être ni puni ni récompensé

    Que sommes-nous ?
    Avons-nous présidé aux conditions de notre naissance ? Avons-nous été consultés sur la simple question de savoir s'il nous plaisait de naître ? Avons-nous été appelés à fixer nos destinées ? Avons-nous eu, sur un seul point, voix au chapitre ?
    Si nous avions eu voix au chapitre, chacun de nous se serait, dès le berceau, gratifié de tous les avantages : santé, force, beauté, intelligence, courage, bonté, etc., etc. Chacun eût été résumé de toutes les perfections, une sorte de Dieu en miniature.
    Que sommes-nous ?
    Sommes-nous ce que nous avons voulu être ?
    Incontestablement non !
    Dans l'hypothèse Dieu, nous sommes, puisque c'est lui qui nous a créés, ce qu'il a voulu que nous soyons.
    Dieu, puisqu'il est libre, aurait pu ne pas nous créer.
    Il aurait pu nous créer moins pervers, puisqu'il est bon.
    Il aurait pu nous créer vertueux, bien portants, excellents. Il aurait pu nous combler de tous les dons physiques, intellectuels et moraux, puisqu'il est tout-puissant.
    Pour la troisième fois, que sommes-nous ?
    Nous sommes ce que Dieu a voulu que nous soyons. Il nous a créés comme il lui a plu, à son gré.
    Il n'y a pas d'autre réponse à cette interrogation : que sommes-nous ? si on admet que Dieu existe et que nous sommes ses créatures.
    C'est Dieu qui nous a donné nos sens, nos facultés de compréhension, notre sensibilité, nos moyens de percevoir, de sentir, de raisonner et d'agir. Il a prévu, voulu, déterminé nos conditions de vie : il a conditionné nos besoins, nos désirs, nos passions, nos craintes, nos espérances, nos haines, nos tendresses, nos aspirations. Toute la machine humaine correspond à ce qu'il a voulu qu'elle soit. Il a conçu, agencé de toutes pièces le milieu dans lequel nous vivons ; il a préparé toutes les circonstances qui, à chaque instant, donneront l'assaut à notre volonté et détermineront nos actions.
    Devant ce Dieu formidablement armé, l'homme est irresponsable.
    Celui qui n'est sous la dépendance de personne est entièrement libre ; celui qui est un peu sous la dépendance d'un autre est un peu esclave, il est libre pour la différence ; celui qui est beaucoup sous la dépendance d'un autre est beaucoup esclave, il n'est libre que pour le reste ; enfin celui qui est tout à fait sous la dépendance d'un autre est tout à fait esclave et ne jouit d'aucune liberté.
    Si Dieu existe c'est dans cette dernière posture, celle de l'esclavage, qu'il se trouve par rapport à Dieu, et son esclavage est d'autant plus entier qu'il y a plus d'écart entre le Maître et lui.
    Si Dieu existe, lui seul sait, peut, veut ; lui seul est libre ; l'homme ne sait rien, ne peut rien, ne veut rien ; sa dépendance est complète.
    Si Dieu existe, il est tout ; l'homme n'est rien.
    L'homme ainsi tenu en esclavage, placé sous la dépendance plein et entière de Dieu, ne peut avoir aucune responsabilité.
    Et, s'il est irresponsable, il ne peut être jugé.
    Tout jugement implique un châtiment ou une récompense ; et les actes d'un être irresponsable, n'ayant aucune valeur morale, ne relèvent d'aucun jugement.
    Les actes de l'irresponsable peuvent être utiles ou nuisibles ; moralement, ils ne sont ni bons ni mauvais, ni méritoires ni répréhensibles ; ils ne sauraient équitablement être récompensés ni châtiés.
    En s'érigeant en Justicier, en punissant ou en récompensant l'homme irresponsable, Dieu n'est qu'un usurpateur ; il s'arroge un droit arbitraire et il en use à l'encontre de toute justice.
    De ce que je viens de dire, je conclus :
    a) Que la responsabilité du mal moral est imputable à Dieu comme lui est imputable celle du mal physique ;
    b) Que Dieu est un Justicier indigne, parce que : irresponsable, l'homme ne peut être ni récompensé, ni châtié.

    SECOND ARGUMENT
    Dieu viole
    les règles fondamentales de l'équité

    Admettons, un instant, que l'homme soit responsable et nous allons voir que, même dans cette hypothèse, la divine Justice viole les règles les plus élémentaires de l'équité.
    Si l'on admet que la pratique de la Justice ne saurait être exercée sans comporter une sanction et que le magistrat a pour mandat de fixer cette sanction il est une règle sur laquelle le sentiment est et doit être unanime : c'est que, de même qu'il y a une échelle de mérite et de culpabilité, il doit y avoir une échelle de récompenses et de châtiments.
    Ce principe posé, le magistrat qui pratiquera le mieux la justice, sera celui qui proportionnera le plus exactement la récompense au mérite et le châtiment à la culpabilité ; et le magistrat idéal, impeccable, parfait, sera celui qui fixera un rapport d'une rigueur mathématique entre l'acte et la sanction.
    Je pense que cette règle élémentaire de justice est acceptée par tous.
    Eh bien ! Dieu, par le ciel et par l'enfer, méconnaît cette règle et la viole.
    Quel que soit le mérite de l'homme, il est borné (comme l'homme lui-même) et, cependant, la sanction de récompense : le ciel est sans borne, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité.
    Quelle que soit la culpabilité de l'homme, elle est limitée (comme l'homme lui-même) et, pourtant la sanction du châtiment : l'enfer est sans limite, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité.
    Il y a donc disproportion entre le mérite et la récompense, disproportion entre la faute et la punition ; disproportion partout. Donc, Dieu viole les règles fondamentales de l'équité.
    Ma thèse est achevée ; il ne me reste plus qu'à récapituler et à conclure.

    RÉCAPITULATION

    Camarades,
    Je vous avais promis une démonstration serrée, substantielle, décisive de l'inexistence de Dieu. Je crois pouvoir dire que j'ai tenu cette promesse.
    Ne perdez pas de vue que je ne me suis pas proposé de vous apporter un système de l'Univers rendant inutile tout recours à l'hypothèse d'une Force supra naturelle, d'une Energie ou d'une Puissance extra mondiale, d'un Principe supérieur ou antérieur à l'Univers. J'ai eu la loyauté, comme je devais l'avoir, de vous dire qu'envisagé de la sorte, le problème ne comporte, dans l'état actuel des connaissances humaines, aucune solution définitive et que la seule attitude qui convienne à des esprits réfléchis et raisonnables, c'est l'expectative.
    Le Dieu dont j'ai voulu établir, dont, je puis le dire maintenant, j'ai établi l'impossibilité, c'est le Dieu des religions, le Dieu Créateur, Gouverneur et Justicier, le Dieu infiniment sage, puissant, juste et bon, que les clergés se flattent de représenter sur la terre et qu'ils tentent d'imposer à notre vénération.
    Il n'y a pas, il ne peut y avoir d'équivoque. C'est ce Dieu que je nie ; et, si l'on veut discuter utilement, c'est ce Dieu qu'il faut défendre contre mes attaques.
    Tout débat sur un autre terrain sera, - je vous en préviens, car il faut que vous vous mettiez en garde contre les ruses de l'adversaire - tout débat sur un autre terrain sera une diversion et sera, par surcroît, la preuve que le Dieu des religions ne peut être défendu, ni justifié.
    J'ai prouvé que, comme Créateur, il serait inadmissible, imparfait, inexplicable ; j'ai établi que, comme gouverneur, il serait inutile, impuissant, cruel, odieux, despotique ; j'ai montré que, comme justicier, il serait un magistrat indigne, violant les règles essentielles de la plus élémentaire équité.

    CONCLUSION

    Tel est pourtant le Dieu que, depuis des temps immémoriaux, on a enseigné et que, de nos jours encore, on enseigne à une multitude d'enfants, dans une foule de familles et d'écoles. Que de crimes ont été commis en son nom !
    Que de haines, de guerres, de calamités ont été furieusement déchaînées par ses représentants ! Ce Dieu, de quelles souffrances il a été la source ! quels maux il engendre encore !
    Depuis des siècles, la Religion tient l'humanité courbée sous la crainte, vautrée dans la superstition, prostrée dans la résignation.
    Ne se lèvera-t-il donc jamais le jour où, cessant de croire en la Justice éternelle, en ses arrêts imaginaires, en ses réparations problématiques, les humains travailleront, avec une ardeur inlassable, à l'avènement, sur la terre, d'une Justice immédiate, positive et fraternelle ?
    Ne sonnera-t-elle donc jamais l'heure où, désabusés des consolations et des espoirs fallacieux que leur suggère la croyance en un paradis compensateur, les humains feront de notre planète un Eden d'abondance, de paix et de liberté, dont les portes seront fraternellement ouvertes à tous ?
    Trop longtemps, le contrat social s'est inspiré d'un Dieu sans justice ; il est temps qu'il s'inspire d'une justice sans Dieu. Trop longtemps, les rapports entre les nations et les individus ont découlé d'un Dieu sans philosophie ; il est temps qu'ils procèdent d'une philosophie sans Dieu. Depuis des siècles, monarques, gouvernants, castes et clergés, conducteurs de peuples directeurs de consciences, traitent l'humanité comme le vil troupeau, bon tout juste à être tondu, dévoré, jeté aux abattoirs.
    Depuis des siècles, les déshérités supportent passivement la misère et la servitude, grâce au mirage décevant du Ciel, et à la vision horrifique de l'Enfer. Il faut mettre fin à cet odieux sortilège, à cette abominable duperie.
    O toi qui m'écoutes, ouvre les yeux, regarde ; observe ; comprends. Le ciel dont on te parle sans cesse, le ciel à l'aide duquel on tente d'insensibiliser ta misère, d'anesthésier ta souffrance et d'étouffer la plainte qui, malgré tout, s'exhale de ta poitrine, ce ciel est irréel et désert. Seul, ton enfer est peuplé et positif.
    Assez de lamentations : les lamentations sont vaines.
    Assez de prosternations : les prosternations sont stériles.
    Assez de prières : les prières sont impuissantes.
    Redresse-toi, ô homme ! Et, debout, frémissant, révolté, déclare une guerre implacable au Dieu dont, si longtemps, on imposa à tes frères et à toi-même l'abrutissante vénération.
    Débarrasses-toi de ce tyran imaginaire et secoue le joug de ceux qui se prétendent ses chargés d'affaires ici-bas.
    Mais souviens-toi que ce premier geste de libération accompli, tu n'auras rempli qu'une partie de la tâche qui t'incombe.
    N'oublie pas qu'il ne te servirait de rien de briser les chaînes que les Dieux imaginaires, célestes et éternels, ont forgées contre toi, si tu ne brisais aussi celles qu'ont forgées contre toi les Dieux passagers et positifs de la terre.
    Ces Dieux rôdent autour de toi, cherchant à t'affamer et à t'asservir. Ces Dieux ne sont que des hommes comme toi.
    Riches et Gouvernants, ces Dieux de la terre ont peuplé celle-ci d'innombrables victimes, d'inexprimables tourments.
    Puissent les damnés de la terre se révolter enfin contre ces scélérats et fonder une Cité où ces monstres seront ; à tout jamais, rendus impossibles !
    Quand tu auras chassé les Dieux du ciel et de la terre, quand tu te seras débarrassé des Maîtres d'en haut et des Maîtres d'en bas, quand tu
    auras accompli ce double geste de délivrance, alors, mais seulement alors, ô mon frère, tu t'évaderas de ton enfer et tu réaliseras ton ciel !
     

    Sébastien Faure

     


    Sébastien Faure (1858-1942)

    Issu d’une famille de la haute bourgeoisie catholique, le jeune Sébastien Faure envisageait de devenir missionnaire. La mort de son père le contraignit à y renoncer pour se consacrer à sa famille.

    Le contact avec la vie quotidienne l’amena à réfléchir, à lire des auteurs jusque-là proscrits. Il perdit la foi et décida de rompre avec le milieu d'où il était issu. Il s’enrôla dans l’infanterie mais la vie militaire le déçut rapidement et il termina son engagement simple soldat.

    Après un séjour d’un an en Grande-Bretagne, devenu inspecteur dans une compagnie d’assurance, il épousa une jeune femme protestante malgré l’opposition de sa mère. Ils s’installèrent à Bordeaux.

    Sébastien Faure s’intéressait alors aux questions sociales et commença sa carrière de militant. D’abord adepte de Jules Guesde, il fut candidat du Parti ouvrier aux législatives d’octobre 1885, recueillit 600 voix et fit découvrir son talent d’orateur. Ses activités militantes provoquèrent la séparation des époux Faure.

    Installé à Paris, il se détacha peu à peu du guesdisme et s’intéressa au mouvement anarchiste. Il devint un ardent propagandiste de l’idéal libertaire, parcourant la France en tout sens pour présenter des conférences aux titres percutants ou provocateurs : Douze preuves de l’inexistence de Dieu, La Pourriture parlementaire, Ni commander, ni obéir... Ses tournées, minutieusement préparées, obtinrent bientôt un grand succès. Ses principales cibles étaient l’État, le Capital et la religion.

    Sa bibliographie est abondante et les titres de journaux ou périodiques qu’il fonda ou auxquels il a collaboré sont nombreux. Il attira ainsi l’attention de la police et fut plusieurs fois arrêté, condamné et emprisonné. En pleine période terroriste (la propagande par le fait), les lois scélérates permirent même la tenue du spectaculaire procès des Trente (août 1894) dans lequel il fut impliqué.

    L’affaire Dreyfus l’absorba à partir de février 1898. Il rédigea un J’accuse plus violent que la lettre de Zola, publia une brochure, Les Anarchistes et l’affaire Dreyfus, multiplia les conférences et entraîna avec lui les libertaires qui avaient d’abord considéré que la question ne les regardait pas.

    Il s’investit ensuite dans la propagande néo-malthusienne aux côtés d’Eugène Humbert, puis, désireux de concentrer ses efforts sur une œuvre unique au lieu de les disperser au hasard des circonstances, il entreprit de faire vivre une communauté éducative fondée sur les principes libertaires : La Ruche.

    La guerre de 1914-1918 révéla de profondes divergences au sein du mouvement anarchiste. Tandis que Pierre Kropotkine et Jean Grave se ralliaient à L’Union sacrée, Errico Malatesta restait résolument antimilitariste. En France, Sébastien Faure fut un des premiers à prendre ouvertement position en publiant un manifeste intitulé Vers la paix qui lui valut une convocation au ministère de l’Intérieur au cours de laquelle il fut persuadé par Louis-Jean Malvy d’interrompre sa campagne pacifiste. Celle-ci fut reprise par d’autres militants anarchistes : Louis Lecoin, Pierre Ruff, Pierre Chardon, Émile Armand, puis plus tard par Sébastien Faure lui-même avec la publication d’un hebdomadaire de quatre pages intitulé Ce qu’il faut dire.

    Cependant Sébastien Faure sortit physiquement ébranlé, moralement et politiquement brisé. Victime d’une campagne de calomnies et de rumeurs malveillantes il surmonta néanmoins une congestion pulmonaire et mit sur pied l’imprimerie La Fraternelle, fit paraître en 1922 le premier numéro de Le Revue anarchiste qui compta 35 livraisons, puis assuma la direction et la coordination de L’Encyclopédie anarchiste.

    Il participa encore à une vaste campagne de soutien aux victimes de la guerre d’Espagne et se rendit à Barcelone et sur le front de Saragosse, mais les prises de position de la C.N.T.-F.A.I. le conduisirent à prendre ses distances puis à dresser un bilan plutôt négatif de l’expérience espagnole.

    Pendant la Seconde guerre mondiale, quelque peu dépassé par les événements, il séjourna à Royan avec sa femme qu’il avait retrouvée après quarante ans de séparation. Il y mourut d’une congestion cérébrale le 14 juillet 1942.

     



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