• SOLDATS

    Brutes héroïques et soudards, Budgétivores, “Abnégateurs” et Froussards par LYG.


                                         suivi de


                  “Aux objecteurs de consciences” et “Votre cri”


              poèmes de Gérard de Lacaze-Duthiers et de M. J.

    SOLDATS

              Presque partout, à travers les âges, le guerrier a été glorifié. Il symbolise, en effet, la force brutale, le courage physique, le mépris de la mort, toutes choses indispensables aux individus et aux collectivités qui veulent survivre dans un monde livré à la violence, à la lutte implacable de chacun contre tous. Avec le sorcier, représentant l’intelligence, le guerrier a, dans les sociétés tribales, partagé honneurs et profits : préfiguration de ce qu’a été plus tard l’alliance sabre-goupillon, de ce qu’est aujourd’hui la vaste et complexe association de malfaiteurs qui dicte sa loi au monde.

              Une fraction importante de la littérature universelle exalte dithyrambiquement l’héroïsme des champs de bataille. Romanciers, dramaturges, poètes, musiciens -Païens, athées ou chrétiens - semblent se griser à l’évocation des flots de sang où de l’odeur de la poudre, et ils tressent des lauriers aux tueurs pourvu qu’ils soient en uniforme. Les artistes ont transmis à la postérité les “gueules” des grand chefs d’armées dont les portraits garnissent les musées, dont les statues encombrent les squares. Au moins la moitié des places, des rues, des ruelles, des impasses portent des noms de soldats.

              Pour les 9/10, l’histoire officielle est consacrée aux batailles et le moindre gamin, - de la laïque ou de la confessionnelle - connaît, par le menu, les exploits du Grand Ferré, de Jeanne Hachette ou de D’Assas. Les Te Deum dans les cathédrales, aux grands anniversaires des victoires, complètent les cérémonies païennes de la Flamme sur les Dalles sacrées et les processions d’estropiés - et de futurs estropiés - sous les Arcs de Triomphe. Et les foules s’extasient devant les poitrines brinquebalantes de la ferblanterie des décorations.

              Fait caractéristique : l’ambition suprême des chefs civils est d’accéder aux grades militaires : il n’a pas suffi à Staline de devenir le dictateur de toutes les Russie et des États satellites; il a voulu être maréchal ! Fantaisie de gâteux retombé en enfance et s’enchantant d’un hochet dérisoire ? Non ! Signes des temps de brutalité où le militaire est roi... Les peuples, traditionnellement pacifiques, entrent dans la danse guerrière. Les armées, naguère méprisées en Chine, soulèvent un enthousiasme délirant quand, à présent, elles défilent dans les rues pavoisées des villes. Les Hindous s’éveillent de leurs rêves métaphysiques pour applaudir les légions s’entraînant pour le meurtre en série.

              Psychoses collectives préludant aux chocs de demain entre les Blancs de l’Est et les Blancs de l’Ouest, aux chocs d’après-demain entre Blancs, Jaunes et Nègres. Un avenir magnifique de profits et de gloire pour les tueurs officiels... Il serait naïf de croire qu’il suffit de déshonorer le soldat pour conjurer les catastrophes. Il faudrait surtout un changement radical du statut des sociétés humaines. La paix désarmée n’est possible que dans la justice, c’est-à-dire dans l’égalité économique des nations et des individus. Le statut international et social inique d’aujourd’hui, comme celui d’hier, implique la violence, et donc le culte du héros militaire. Ce culte mourrait de lui-même dans un monde où les hommes se réconcilieraient dans l’égalité.

              Mais la révolution dans les institutions n’est possible et durable que par un révolution dans les esprits, par un révision de la table des valeurs. Ruiner l’adoration pour l’héroïsme guerrier c’est ruiner l’adoration pour la force, pour la violence, c’est préparer à l’humanisme des sociétés fondées sur la justice - et c’est à peu près contribuer à créer un climat de paix. La déification du soldat est un moyen classique ¾ et qui a fait ses preuves -  pour mobiliser les consciences qu’on ne saurait démobiliser sans arracher le guerrier du piédestal où on l’a juché.

              Brutes héroïques et soudards

              Le jeune Franc attendait avec impatience le jour où, sous  les ombres d’une vieille forêt germaine, on lui remettrait la framée ou le bouclier. Guerrier désormais, il devenait “le compagnon” d’un chef qu’il choisissait parmi les plus braves et pouvait prendre part aux razzias. Il tuait sans remords, succombait sans regrets, certain d’aller à la Walhalla boire la bière dans des cruches d’or. Voilà le type du soldat barbare ¾ courageux et libre - qui a laissé dans l’histoire une traînée lumineuse et fétide d’héroïsme et de sang. On le retrouve à toutes les époques, guerroyant à la fois pour vivre et pour se distraire, pour le butin, la gloire et la satisfaction des tendances brutales.

              Troglodytes primitifs, chasseurs de fauves... et d’hommes aussi sans doute; Hébreux massacrant philistins et Amalécites pour s’établir en “Terre promise”; Huns suivant tumultuairement Attila dans sa randonnée à travers l’Europe; Normands pillards et conquérants; Chevaliers médiévaux amoureux d’exploits, d’aventures et de rapines, galopant vers les charniers de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt ou ensanglantant le Temple de Jérusalem; routiers tortionnaires des “Grandes Compagnies”; “Conquistadors”, “enchantés d’un mirage doré”, portant la terreur dans les deux Amériques; bandes armées ravageant l’Allemagne pendant la guerre de Trente ans; demi-soldes des ex-troupes napoléoniennes cherchant fortune dans les colonies espagnoles en révolte; tous ces héros, tous ces brigands passent à travers les siècles comme des hordes de fauves lancés sur la piste par l’instinct et l’appétit et sans qu’aucun fouet de piqueur les morde pour les pousser.

              Ces brutes héroïques deviennent de plus en plus rares. Pour les voir dans toute leur beauté, dans toute leur horreur, il faudrait aller, de nos jours, chez les cannibales d’Afrique ou de Papouasie. Certes, on en trouve de nombreux spécimens dans la littérature contemporaine mais nulle personne sensée ne peut prendre au sérieux les gasconnades ultra-héroïques de Desparbès ou les prouesses surhumaines des dingos qu’exalte Jacques d’Arnoux avec l’imprimatur de Monseigneur Rémond.

              Amolli, efféminé par le calme des champs, par les distractions des cités, l’homme s’est trop habitué aux délices de la paix pour se prêter avec volupté aux “saignées fécondes”. D’ailleurs, avec le matériel moderne, les batailles sont des hécatombes qui refroidissent les plus belliqueux. On peut raffoler du combat à l’épée, à la baïonnette ou au pistolet et ne pas se sentir la moindre vocation pour des duels contre les gaz ou les “marmites”, ou les bombes atomiques : on trouverait peu d’amateurs pour ce rôle de cible vivante. Les charges de Reichshoffen, les assauts des zouaves avec le clairon de Déroulède sonnant dans le soleil, toute cette imagerie d’apothéose s’est dissipée en face des mitrailleuses, dans l’ouragan des tirs de barrage, sous les nappes de gaz toxiques.

              Ceux qui peuvent non seulement se trouver à l’aise mais exulter dans une bataille sont aujourd’hui moins que des brutes héroïques ¾ des fous, des fous dangereux. Dans une société normale, on leur passerait la camisole de force et on les traiterait à la douche. Les quelques rares spécimens qui existent encore, après avoir accumulé les citations en temps de guerre, deviennent, en temps de paix, locataires des asiles d’aliénés ou clients des cours d’assises. Aujourd’hui, heureusement, on se bat un peu partout dans le monde et la plupart de ces anormaux ne demandant qu’à s’engager, sous n’importe quel étendard, là où il y a des coups à donner et à recevoir, on peut prévoir que la graine disparaîtra rapidement.

              Prévoir... et espérer - si l’on place les sentiments humains au-dessus du sadisme du meurtre. Et qu’on ne dise pas qu’il est inhumain de souhaiter cette disparition : peut-on souhaiter à des héros d’autre fin que celle qu’ardemment ils désirent ? Le seul bienfait des conflits sanglants est de débarrasser les sociétés de ces déchets. Mais à quel prix !
              Peut-on raisonnablement proposer à l’admiration des hommes des gens que le chroniqueur allemand Sébastian Frank peignait ainsi, au XVIe siècle, en parlant des lansquenets : “Des êtres damnés, perdus, dont le métier et le goût sont de sabrer, transpercer, voler, incendier, égorger, jouer, s’enivrer, forniquer, faire sciemment des veuves et des orphelins ?”

    Budgétivores

              La plupart des soldats de métier n’ont point ces goûts sanguinaires. Les mercenaires sont, en général, des hommes moyens, sans vocation militaire, s’enrôlant parce que l’armée offre des avantages matériels qu’on ne trouve guère dans le civil. Officiers et soldats, engagés et rengagés, attendent pacifiquement, dans la routine de la vie de caserne, l’avancement, la retraite ou la demi-retraite avec emploi réservé de rond-de-cuir. Tout autant que les “pékins”, ils craignent les coups durs et font le possible pour les esquiver. Ce sont des civils en uniforme sans aucune des “vertus guerrières” des “grands soldats”.

              Dans des sociétés “humaines“, ils mèneraient une vie banale dans une profession quelconque. On peut regretter que, malgré leurs “vertus domestiques”, ils servent de chiens de garde aux privilégiés pour un plat de lentilles. Mais il faut bien vivre ! Si, par hasard, un destin, qu’ils sont loin d’avoir cherché, veut qu’ils tombent au “champ d’honneur”, ce n’est certes point une raison suffisante pour emboucher, à leur endroit, les trompettes de la renommée : simple accident professionnel... Et quelle profession ! “J’ai fait tous les métiers, - disait le Jérôme Coignard d’Anatole France -, hors celui de soldat qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés. Ne voulant point être César, vous concevez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou Brin d’Amour et je ne cache pas... que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées.”

    “Abnégateurs”

              La qualité essentielle d’un bon soldat est l’esprit de discipline ¾-car “la discipline constitue la force principale des armes”. Le soldat doit être un souple instrument entre les mains des chefs et, de bas en haut de la hiérarchie, les chefs eux-mêmes doivent suivent les impulsions données, marcher ou s’arrêter au gré d’une pensée secrète qu’ils ignorent et qui disposent d’eux comme de pions sur l’échiquier. Obligation absolue d’exécuter tous les ordres même d’incapables, de fous ou de traîtres. Total abandon de soi - non seulement de son corps mais du plus intime de son être. “La discipline militaire ¾ reconnaissait Jacques Frontière (un officier) ¾, ne s’arrête pas à la monotonie de l’uniforme; elle atteint jusqu’au cœur, jusqu’au cerveau de ceux qui sont entrés, de leur plein gré, dans l’armée. Servitude de tous les instants.”

              ... “Ceux qui sont entrés, de leur plein gré, dans l’armée”..., car il en existe. Des hommes acceptent, par une adhésion libre de leur volonté, le rôle d’outil. Vigny prétendait que cette servitude - consentie parce que jugée nécessaire - n’est pas sans grandeur. Cette opinion serait peut-être fondée si la subordination était conditionnelle et temporaire en même temps que volontaire. Mais la subordination, dans “la Grande Muette”, est inconditionnelle et irrévocable. Or, s’engager à obéir, sans réserves, à n’importe quels chefs et à n’importe quels ordres, est une honteuse absurdité. Céder à d’autres hommes la possession et la maîtrise de soi pour des fins variables, inconnues d’avance, s’abaisser, par une sorte de suicide au rang de chose utile ou nuisible suivant les volontés des maîtres occasionnels, où donc est la grandeur d’une pareille abdication ?

              La littérature antimilitariste est riche de pages magnifiques où est décortiquée cette simili-grandeur. On pourrait toutefois arguer d’un parti-pris systématique, tandis qu’il est bien difficile de récuser l’implacable analyse de Vigny lui-même dans “Servitude et grandeur militaire”. Après avoir exalté “l’abnégation”du soldat, “saint et martyr de la religion de l’honneur”, Vigny, en effet, ne peut s’empêcher de reconnaître combien est dégradante l’obéissance passive. Il plaint et méprise, tour à tour, le troupier, “ce paria moderne“, “victime et bourreau”, “martyr féroce et humble tout ensemble”, “sacrifié..., silencieux..., abandonné”, “gladiateur condamné à vaincre qui a un sabre d’esclave au lieu d’une épée de chevalier.” “Que de fois j’ai comparé cette existence à celle du gladiateur. Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant : “Ceux qui vont mourir te saluent.”

              Vigny ironise sur “le calme parfait du soldat et de l’officier qui est précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride et l’éperon et fier de n’être nullement responsable.” Il suit anxieusement, “dans ses conséquences possibles, cette abnégation du soldat, sans retour, sans conditions et conduisant quelques fois à des fonctions sinistres.” Il trouve horrible que “des gouvernements d’assassins et de voleurs” puissent profiter de l’habitude qu’à un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.”

              Et il cite l’exemple typique du vieux marin, rongé de remords, traînant avec lui, sur tous les champs de bataille d’Europe, la folle dont il a, par ordre, fusillé le mari. Il considère également scandaleux “que quelques aventuriers, parvenus à la dictature, puissent transformer en assassins quatre cent mille hommes par une loi d’un jour comme leur règne.” Il souligne l’absurdité du fait que le soldat “jeté où l’on veut qu’il aille, en combattant aujourd’hui tel cocarde, se demande s’il ne la mettra pas demain à son chapeau.” Et, à côté de cette critique, âpre souvent, de la discipline, on trouve l’apologie de certains refus d’obéissance.

              L’auteur rappelle l’anecdote du vicomte d’Orte se dressant fièrement contre Charles IX qui lui a donné l’ordre d’étendre à Dax la Saint-Barthélemy. Il admire cette courageuse attitude et son commentaire aboutit à ce cri d’indignation : “Comment vivons-nous sont des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle ? Nous admirons le libre arbitre et nous le tuons. L’absurde ne peut régner ainsi longtemps.

              Vigny n’ose pas aller jusqu’au bout de ses révoltes et tirer toutes les conséquences logiques de ses critiques de l’armée. L’ex-officier, avec ses préjugés de caste, arrête parfois et rend hésitant le philosophe. Celui-ci, en définitive, se laisse obligeamment convaincre par les sophismes de celui-là. Mais les pauvres “paradoxes” de l’officier “cherchant à capituler avec les monstrueuses résignations de l’obéissance passive”, ne réussissent qu’à mettre en relief, par contraste, le vigoureux réquisitoire du philosophe contre le suicide moral du guerrier meurtrier et martyr par devoir.

    Froussards

              De pareils volontaires ne sont d’ailleurs qu’infime minorité dans les immenses armées contemporaines. Suivant l’exemple des Jacobins de 1793, tous les pays civilisés ont inscrit, dans leur législation, le principe de l’impôt du sang obligatoire pour tous. Cette obligation est à priori tellement odieuse qu’on s’efforce hypocritement de la présenter comme une simple formalité. On fait semblant de croire que, même sous la contrainte, des nuées de défenseurs accourraient à l’appel de la patrie en danger. Tout juste s’il ne faut pas modérer plutôt qu’exciter la soif de martyre et l’ardeur belliqueuse des combattants.


              Tous les manuels de morale fourmillent d’assertions dans le genre de celles-ci : “Pour la patrie, on est toujours prêt à donner librement son cœur et sa vie... le dévouement pour le pays est instinctif et sans bornes... Le Français fait, avec amour, le sacrifice de sa vie à son pays... Nous n’hésitons pas une minute à donner notre existence quand il s’agit de venger l’honneur national.” (Martin et Lemoine : Lectures Choisies. Passim.) Au 14 juillet 1915, Poincaré affirmait que “tous les Français, citoyens et soldats, préféraient la mort à une victoire incomplète.” Journalistes et gouvernants de tous pays ne cessèrent, de 1914 à 1918, de glorifier la vaillance des poilus.

              Ceux-ci devinrent, dans les chroniques et les discours, des héros de légende, bataillant à la fois par devoir et par goût, recevant avec allégresse des avalanches de projectiles, barbotant dans l’eau et dans la boue avec un plaisir puéril, délirant de joie toujours dans les pires moments. Des pacifistes naïfs mêlaient leur voix au chœur innombrables des charlatans : Romain Rolland encensait “cette jeunesse héroïque avide de se sacrifier”; Marcelle Capy vantait la générosité des combattants : “la patrie leur demandait leur sang et ils le donnaient parce qu’ils étaient sensibles.”

              Avec une telle abondance de héros, l’obligation n’est évidemment pas nécessaire. Aussi, se garde-t-on d’obliger. “Comment voulez-vous, disait Georges Duruy, ¾ professeur à l’École Polytechnique, - que la France soit défendue si ces jeunes gens, versés chaque année dans nos régiments sont invités à la servir sans même qu’ils la connaissent ?” On le voit : il s’agit d’une invitation seulement. Si on la décline, on attire sur sa tête toutes les foudres du code... mais c’est une invitation tout de même. La patrie vous prie, avec une exquise politesse, de se faire massacrer pour elle et de massacrer à tour de bras. Soyez assez poli pour ne pas refuser, car on vous expédierait dans quelque bagne où l’on vous enseignerait - sans nulle courtoisie d’ailleurs ! - que l’impolitesse est le plus abominable des crimes...

              Trêve de plaisanterie ! on a beau dévoiler la vérité par des concerts d’éloges grandiloquents et des euphémismes, légalement l’obligation existe - et il serait étrange, inconcevable qu’on eût fait partout des codes militaires d’une rigueur inouïe (la mort pour la plupart des infractions en présence de l’ennemi), si ces codes n’étaient que de charmantes superfluités.  Ils sont loin de l’être. La peur du bagne et du poteau sont la condition indispensable de l’existence des grandes armées. Les preuves historiques abondent malgré toutes les tentatives de falsification. Bornons nous à citer quelques exemples.

              On a porté aux nues les volontaires de 1792 “frémissants d’enthousiasme” (voir Michelet et Hugo). Mais leur héroïsme ne dura guère si tant est que, dans l’ensemble, ils furent jamais des héros. Pillards, soudards (“l’eau-de-vie leur sortait par les yeux”, raconte le baron Godart, un volontaire), ils n’aimaient pas se battre. “J’ai beaucoup trop de ceux qui mangent et pas assez de ceux qui servent”, écrivait Biron. Leur engagement finissait le 1er décembre et, dès la fin de l’année, les routes qui mènent de Belgique et des bords du Rhin en France étaient encombrées d’officiers et de soldats regagnant leurs foyers.

              Le 27 décembre, une des compagnies de Beurnonville était réduite à un sous-lieutenant et à un sergent. En vain, la Convention essaya de faire honte à ceux qui partaient : “La loi vous permet de vous retirer; le cri de la patrie vous le défend.” Le cri de la patrie n’empêcha pas la désertion de continuer. Pour avoir des soldats en suffisance, il fallut la levée en masse de février 1793, le décret de réquisition d’août (qui allumèrent la guerre civile dans 60 départements) et, plus tard, la conscription Jourdan de 1789 et les séries de lois qui, durant le XIXe siècle et le XXe militarisèrent les Français par la violence parce qu’ils ne consentaient point à se laisser militariser par persuasion.

              Longtemps, les victimes opposèrent une résistance farouche. On dut renouveler les dragonnades, faire occuper les bourgs et jusqu’aux petits villages par les brigades mobiles, condamner des villes à de fortes amendes pour enrayer les épidémies d’insoumissions, prendre même des mesures sévères contre les autorités locales qui, par la falsification des registres de l’état civil, favorisaient les réfractaires. En 1810, 160.000 insoumis étaient pourchassés par 55.000 gendarmes dans les montagnes et dans les bois. Peu à peu, cependant, la conscription est entrée dans les mœurs grâce à l’éducation civique et patriotique par l’école, grâce surtout à la mise au point d’une merveilleuse organisation policière qui traque forcément, toute la vie, quiconque prétend se soustraire à l’impôt du sang.

              La spontanéité ‘sacrificatoire” n’existe pas davantage dans les autres pays. Pendant la guerre de Sécession, en Amérique, l’insuffisance du nombre des volontaires obligea les Fédérés à recourir à la conscription. Voyez aussi l’exemple bolcheviste : comme ils l’avaient promis, les Commissaires du peuple instituèrent d’abord (le 15 janvier 1918) le service volontaire de six mois. Mais la maigreur des effectifs les força quelques mois après (le 29 mais 1918) à revenir au service obligatoire pour les jeunes classes et le 28 septembre 1922 ils rétablirent l’obligation de servir pour tous les hommes valides.

              Comme les soldats des pays capitalistes, les soldats de Staline se battent d’autant mieux qu’il y a derrière eux, beaucoup de maréchaussée. Quoi de plus concluant ainsi que les expériences anglaise et américaine de la première guerre mondiale ? Malgré le colossal effort de propagande, les avantages accordés aux engagés et la menace d’une imminente mobilisation générale, la plupart des Yankees et des Anglais restèrent sourds au cri de la Patrie et à l’appel de la Civilisation : “Il fallut user de la contrainte. Lors de la deuxième guerre mondiale, on ne s’est plus amusé à tenter l’épreuve du volontariat. Les soldats allemands, français, italiens... de 1914 à 1918, n’auraient guère montré plus de zèle que les Anglo-Saxons ¾ du moins après la crise aiguë de folie collective des premiers jours. La fuite était difficile et dangereuse avec la surveillance étroite dans les tranchées, dans les zones des armées, dans les gares, dans les villes, sur les frontières. Cependant, des nuées de déserteurs s’abattirent sur les pays neutres.

              Sans doute, le nombre des réfractaires fut restreint relativement aux masses qui s’entrechoquèrent. Les soldats n’osant se révolter contre la loi essayèrent de ruser avec elle. On “s’embusqua” et l’on tenta de “s’embusquer”. On se “maquilla” ou l’on essaya de se “maquiller” malgré la sévérité des autorités médicales. On appela la maladie libératrice. On courut au devant des accidents. Combien auraient sacrifié un peu de leur peau pour sauver les reste ! Innombrables furent ceux qui ont désiré “la fine blessure” pour s’évader du champ d’horreur.

              Quel rescapé ne se souvient d’avoir entendu ce cri du cœur de quelque veinard descendant des lignes avec un pansement frais : “Vous y montez, les copains ? Je m’en fous maintenant.. Ah ! J’ai le filon !” Ce fut le règne du système D, un sauve-qui-peut général... mais hypocrite. “Ils voudraient n’être pas là ¾ disait Léon Wœrth ¾ mais ils acceptaient que d’autres y soient... Une gâche, c’est la mystique de la guerre, la seule.” Pourtant, les poilus n’osaient pas grogner trop fort et “les bourreurs de crânes” purent interpréter à leur guise “le silence furieux et navré du prolétariat militaire”.

              Ils jugèrent plus patriotique... et moins dangereux d’observer la gaieté factice des soldats au retour des tranchées, quand l’étreinte de la mort se desserrait un peu et qu’on oubliait bêtement la guerre dans un quart de vin - ou, qu’en défilant dans un village de l’arrière, les loques humaines se redressaient “saoulées par la musique sonore” Ils firent semblant d’ajouter foi aux vantardises imbéciles des permissionnaires. Ils prêtèrent aux plus brutes un haut sentiment de devoir. Que n’allaient-ils scruter ces âmes de héros sur la ligne de feu, aux heures tragiques !

              Dans les attaques, la plupart des hommes “fuyaient en avant, semblables aux bêtes oubliées dans un incendie qui bondissent devant les flammes.” Ils “attendaient la fin des bombardements comme un malade attend la fin d’une crise.” “Ah ! chers amis - écrivait le docteur Klein, le 14 juin 1915 - qui est ici ne parle pas si complaisamment de trépas, de sacrifice, de victoire, comme le font ceux qui, derrière nous, sonnent les cloches, déclament les discours, écrivent les journaux.”

              Les non combattants furent bientôt “les seuls livrés aux souffles de violence fiévreux.” On compterait facilement ceux qui, jusqu’au bout, restèrent “avides de se sacrifier” ou acceptèrent le sacrifice dans regrets et sans colère. Des Français arrêtés, la fleur au fusil, dans leur marche triomphale sur Berlin, des Allemands partis pour “la guerre fraîche et joyeuse”, combien auraient consenti, librement, à piétiner durant quatre années, les boues ensanglantées de l’Yser, de Verdun, de la Somme, de Champagne ? La plupart auraient accepté, comme le héros des “Croix de bois” de Dorgelès, de “rentrer chez eux en faisant la route à reculons, un gros rondin sur le dos et sans godasses.”

              Quelle est, au fond, la cause essentielle des lamentables effondrements des armées polonaises, françaises, balkaniques, russes de 1939 à 1942 ? La désorganisation des barrages de police à l’arrière des fronts par les attaques massives des blindés de l’aviation : ces barrages brisés, ce fut la fuite éperdue de troupes manquant d’enthousiasme. Car pour qu’une guerre de peuple à peuple soit possible, il faut qu’une propagande massive crée des courants militaristes qui viennent battre les fronts de bataille et contribuent à clouer à son poste le soldat hésitant; quand une guerre est vraiment impopulaire, quand on n’a pas suffisamment préparé les esprits, le code pénal n’empêche pas toujours la débandade des régiments.

              Mais si le code n’est pas suffisant, il est cependant indispensable pour transformer des millions d’hommes en troupiers. Sans le fascicule de mobilisation, les casernes se videraient, les armées se disloqueraient, s’évanouiraient. Pour obtenir l’obéissance passive, pour transformer l’homme en automate, il est nécessaire que le moindre geste de révolte soit passible de punitions sauvagement sévères. Il faut la crainte d’un long et dur emprisonnement pour maintenir les soldats dans les quartiers. Il faut l’épouvante du poteau pour empêcher l’abandon de tranchées “furieusement marmitées”.

              L’héroïsme est une plante rare; on ne bâtit sur lui aucune armée du peuple. “On a besoin qu’un homme ait devant les supérieurs plus de crainte que devant l’ennemi” (Docteur Klein). “Le soldat obéit parce qu’il est sujet à la peur... Il va à l’ennemi comme au moindre danger. Les troupes sont mises, de part et d’autre, dans l’impossibilité de fuir. C’est tout l’art des batailles.” (A. France) La lâcheté des soldats permet les grandes victoires, car le revolver du serre-file et la menace des 12 balles donnent au pleutres des apparences de héros.

              Les soldats donnent leur sang, dit-on. Non ! On les saigne sans leur demander de consentement. “Dans les temps de guerre, reconnaissait le radical Huc, la perspective des sanctions ne laisse que peu de place aux conflits de la conscience.” “Sans les conseils de guerre, avouait J.-J. Brousson, beaucoup de gens eussent chômé le plus glorieux des métiers. Et plus d’un a gagné l’auréole héroïque sans en avoir la vocation... Les conscrits partent en chantant; mais ce sont les bancroches, manicroches, pieds bots qui hurlent le plus fort... Ils font chorus à la gare mais ne montent pas dans le train.” Quant à ceux qui montent et ont la chance d’avoir un billet de retour, ils font d’autant plus de matamores qu’ils ont tremblé au feu. Les poilus qui moisirent dans les tranchées par peur de l’opinion et des gendarmes gardent (Ô triomphe de l’esprit cocardier !) la vanité de leurs chevrons et de leurs blessures.

              Quelle aberration ! Se croire digne d’admiration parce qu’on est resté enchaîné, rivé à sa place dans le troupeau, à l’abattoir, à peu près uniquement par l’épouvante ! Combien pitoyables des martyrs sans la foi ! Combien méprisables des tueurs par frousse ! A l’égard de la grande masse des mobilisés, deux sentiments seuls sont concevables : la pitié et le mépris. Suivant le tempérament de celui qui assiste aux hécatombes guerrières d’aujourd’hui, c’est la pitié qui l’emporte ou bien le mépris. C’est la pitié dans Dorgelès, par exemple; c’est le mépris dans L. Wœrth. Quant aux auteurs de récits de guerre qui présentent la foule des mobilisés comme une collection de quelques dizaines de millions de demi-dieux, ce sont des naïfs, des farceurs ou des canailles.

              Est-ce à dire que les quatre groupes envisagés englobent tous les soldats ? Évidemment non ! On trouve dans les armées, comme parmi les civils, des destins hors série, des individualités qui méritent respect et admiration. En faisant éclater le léger vernis de civilisation artificielle qui recouvre l’homme réel, le combat libère tout ce qu’à refoulé la vie quotidienne : des trésors de dévouement chez quelques-uns, la peur, la brutalité ou le sadisme chez la plupart.

              Pour un de Saint-Exupéry cherchant au frôlement voulu de la mort l’exaltation suprême de la vie, combien de pauvres bouges qui ne sont que chair à canon, chair tremblante, frémissante et non résignée ! A côté du Chevalier sans peur et sans reproches, combien de soudards, de condottieri et de bandits ! Pour un pur héros de la Résistance, combien de gangsters et de profiteurs ! L’armée - haussée par un ciel de gloire par des panégyristes qui mentent sciemment, effrontément - compte probablement quelques perles, quelques rares perles, mais elles sont noyées dans un océan de larmes, de sang et de boue.

    LYG.
    _______
    AUX OBJECTEURS DE CONSCIENCE

    Salut nobles héros d’une divine paix,
    Que vous soyez chrétiens, juifs ou libre-penseurs,
    Vous qui portez gravé dans le fond de vos cœurs
    Le geste le plus beau que l’homme ait jamais fait !

    Car vous avez dit : “”Non !” à la guerre maudite,
    Et vous avez su mettre ainsi votre conduite
    En harmonie avec un idéal humain :
    Vous avez refusé d’être des spadassins.

    Refus qui vous honore et qui sera demain
    Approuvé par ceux qui, brisant enfin leurs armes,
    En rassurant les cœurs sécheront bien des larmes.
    Exemple qui sera suivi de beaucoup d’autres,
    D’un avenir meilleur vous serez les apôtres.

    Si le monde imitait votre geste héroïque,
    Rien ne troublerait plus son bonheur pacifique,
    Et l’on ne verrait plus de monuments aux morts
    Endeuiller nos cités comme un cruel remords,
    Ni de sanglants drapeaux, de hideuses statues
    Qui glorifient le crime et le geste qui tue.

    De tous vous aurez droit à la reconnaissance,
    En nous montrant la voie avec persévérance,
    Vous nous aurez appris à vaincre sans violence,
    A ne point reculer devant l’Inquisition
    Sous la forme d’un juge affublé d’un galon.

    Nous saurons désormais, après tant de vaillance,
    Qu’obéir à la loi c’est une déchéance,
    Qu’il n’est d’autre chemin et d’autre obéissance
    Pour régénérer l’homme et le rendre meilleur,
    Que ce souverain juge et maître : la Conscience !
    Gérard de Lacaze-Duthiers.
    ________________________________________
    Votre cri

    Amis, faites entendre votre cri :
    On assassine l’homme au Chili.
    La racaille militaire, cette lie
    Qui rampe hypocritement dans les démocraties
    En vivant, méprisante, sur le peuple et sa vie.
    Rongeant son frein et ses envies d’asseoir sa suprématie
    Par l’exploitation absolue
    De l’âme de chaque individu
    N’appartenant à ses amis
    - Cette tourbe -
    Répands une fois encor’
    La terreur et la mort.

    Homme de toute ethnie !
    Si tu maintiens ton inertie,
    Redoute de te voir à ton tour investi :
    Chaque faiblesse de ta dignité, tu en paieras un jour le prix.
    Fascisme noir, fascisme rouge,
    Ne méritent aucune adhésion, aucune emprise sur nos vies.
    L’Homme est né libre !
    Refuse à toues les faux prophètes, civils ou militaires,
    Le droit à une hégémonie.
    Aucun homme n’a droit sur ta vie.
    La seule chose à ne pas sacrifier
    Porte ce beau nom : Liberté.

    Quel que soit le pays où l’on tente de l’assassiner
    Considère-toi comme concerné.
    Que le cri des consciences humaines
    N’ait de cesse de faire tant de bruit
    Qu’il fasse peur à ces criminels
    A mettre au ban de l’Humanité !
    Accordons à tous les tyrans le traitement
    Qu’eux-mêmes aiment tant appliquer ?
    Mais le sang pour le sang,
    Ca risque de ne jamais s’arrêter...

    Je rêve d’un monde évolué
    Où l’on destinerait aux asiles
    Tous ceux qui désirent dominer.
    Car ce n’est qu’à ce prix que l’homme pourra respirer
    Et peut-être vivre un jour en paix.

    M.J. Octobre 1973.










    votre commentaire

  •         La question de l’intellectualité est une des plus importantes; elle n’est pas seulement en relation avec le progrès social et culturel — mais surtout avec une autre question très discutée : celle de l’individualisme.

              Pour ce qui est du rôle des intellectuels dans l’évolution des civilisations et implicitement dans l’évolution sociale, les théoriciens sont arrivés à se mettre d’accord sur quelques formules générales. Il est curieux, que dans la Russie moderne, où les intellectuels se noient dans la masse et énorme des peuples ignorants, asservis et mystiques, ils aient uni leurs efforts pour combattre la liberté et que ce soit là le problème de l’intellectualité (“l’intelligentsia”) ait préoccupé la majorité des sociologues depuis N. C. Mihaïlovsky jusqu’à P. Lavrov. C’est par ces derniers qu’on est arrivé à une définition presque complète de l’intellectualité et c’est Ivanov-Razummik (1) qui nous l’expose.

              Si nous admettons que les intellectuels sont “l’organe de conscience d’un organisme supérieur : la société”, nous revenons à la vieille conception hellénique de l’anthropomorphisme universel et au parallélisme entre le système nerveux dans un organisme et les intellectuels dans la société. Les intellectuels forment avant tout un groupement social, malgré l’affirmation qu’ils sont en dehors de toute caste et de toute classe (groupement que nous considérons également en dehors de toute nation et de toute race.)

              En effet la profession intellectuel, même culturelle, n’implique pas absolument l’idée d’intellectualité. D’après Lavrov, il n’y a pas de diplôme d’université qui puisse conférer à quelqu’un le droit de se nommer intellectuel; ce même sociologue appelle les demi-savants : les sauvages d’une culture supérieure. C’est ce que soutient également le théoricien de l’activisme allemand Kurt Hiller, qui conteste à un chimiste ou à un historien le titre d’intellectuel, s’il n’est qu’un simple spécialiste ou “artisan”; il accorde ce titre plus volontiers  à “un simple modiste” dont la vie intérieure constitue un flambeau de plus pour la conscience humaine ¾ ou à un ouvrier dont le cerveau est travaillé par une nouvelle idée civilisatrice ou même scientifique.

              C’est dans le même sens que s’exprime L.-S. Judius (2) qui définit comme le véritable intellectuel celui qui se préoccupe d’étendre et d’approfondir sa culture. Ne sont pas de véritables intellectuels l’écrivain, si talentueux soit-il, l’ingénieur ou le docteur si expérimentés fussent-ils, le journaliste ou l’avocat plus ou moins fils de famille, “parvenus à assurer leur existence et n’aspirant qu’à posséder un confort matériel convenant à leur rang.” Ceux qui se soucient de leur orientation mentale, de leurs affinités spirituelles ou de leur élévation morale, ceux-là sont des intellectuels. Ils ne limitent pas leur horizon à la vie mondaine, ainsi que le font la plupart de ceux qui exercent une “profession libérale”.


              Le véritable travailleur intellectuel peut appartenir à toutes les classes de la société. Il peut être simple ouvrier intellectuel ou ministre, pauvre fonctionnaire ou “administrateur grassement payé”, professeur d’université ou modeste autodidacte. “Le véritable travailleur intellectuel, écrit L.-S. Julius, est celui qui respecte sa tâche et qui, par elle, se fait respecter comme tel; c’est celui qui veut ainsi, intensément, sa libération définitive et totale, c’est celui qui, assoiffé de savoir ce qu’il est et ce qu’il doit être, cherche à comprendre et à se réaliser...

              C’est celui qui sculpte son Moi, enrichit son cœur, trempe son caractère...; c’est celui qui fait de son âme une oeuvre d’art; c’est celui qui réfléchit sur tous les problèmes que se pose la conscience humaine.” Un autre caractère de l’intellectualité, d’après la définition russe, c’est la continuité; il y a une corrélation ininterrompue entre toutes les générations d’intellectuels et il y a aussi certaines idées générales qui unissent les intellectuels dans un effort commun. Rapportée à la société et à l’éthique, l’intellectualité apparaît sous un autre trait évident : c’est le groupement opposé à la majorité ignorante et surtout à demi-cultivée, fossilisée dans des traditions et des superstitions, aux mœurs devenues manies et avec ce culte du vulgaire qui n’est que trop spécifique à la bourgeoisie.

              Ainsi l’intellectualité est l’opposé de la médiocrité; c’est la personnalité pensante et critique qui détermine le développement et l’évolution des civilisations. La culture sociale est ennoblie  seulement par cette pensée active qui a son influence sur les foules et sur la civilisation. La fonction de l’intellectuel ce n’est pas la simple contemplation ou la méditation pure; s’il ne lutte pas contre lui-même et contre la société, si son oeuvre scientifique, littéraire, esthétique ne se fonde pas sur la véritable nature de l’homme et ne constitue pas en même temps un apport au progrès culturel et spirituel de l’humanité, son intellectualité est stérile.

              Par son essence, l’intellectualité doit en effet être créatrice; ses forces intérieures doivent s’extérioriser et devenir des forces culturelles et sociales. Elle doit avoir une directive consciente et arriver à créer malgré la médiocrité majoritaire, tendre à l’émancipation de l’homme de toutes les servitudes tant physiques que sociales et morales; et, surtout, augmenter la personnalité humaine ¾multiplier les individualités. La lutte pour la personnalité, voilà la mission essentielle de l’intellectualité. Ainsi, l’exposé d’Ivanov-Razumnik confirme l’idée première de N.-C. Mihaïlovski. Le socialisme individualisme préconisé par le premier est basé sur les principes de Mhaïlovski, qui a consacré une bonne partie de sa grande oeuvre sociologique et philosophique à l’individualisme social. (3)

              L’individualisme est-il une doctrine sociale ou une simple attitude éthique et esthétique? Se réduit-il à un simple sentiment, prononcé, il est vrai, de “l’unicité et de la différenciation des Moi”, à un isolement de parti pris et donc, à une opposition contre la société ? ¾ Comme se le demande Palante. (4) Quoi qu’il en soit, l’individualisme qui implique un postulat d’ordre subjectif (étant en étroite relation avec le tempérament) peut constituer aussi une “méthode” pour l’étude de tant de problèmes qui semblent généralement s’exclure. Un exposé de l’individualisme nous mènerait dans un labyrinthe de personnalités et de théories; nous ne pouvons que l’analyser ici que dans ses rapports avec l’humanitarisme.

              Ces deux notions étaient jusqu’ici opposées l’une à l’autre - et l’individualisme, dans sa lutte contre la société, est arrivé à des extrêmes inconciliables. Pris dans un sens spirituel, même le “surhomme” de Nietzsche est un idéal qui ne résulte pas de possibilités réelles de l’humanité. “La volonté de puissance” qui le caractérise, implique l’existence d’une force impitoyable et l’intolérance de toute infériorité. C’est pourquoi la conception nietzschéenne  a pu être si dénaturée par certains théoriciens.- et appliquée même à l’idéal politique allemand. Le militarisme prussien a orné de son sabre des aphorismes de Zarathoustra.

              Le surhomme de Nietzsche  s’élève sur des hécatombes, sur la servitude des fourmilières humaines; il ne naît pas de l’homme, tel le surhomme de Nicolaï, qui contient en lui l’homme, le singe, la bête, la plante, le minerai - toute la série de l’évolution de la vie terrestre. L’individualisme extrême trouve son expression dans l’anarchisme, dans la lutte contre l’autorité, dont l’Etat est l’instrument. Il n’y a pas lieu ici d’exposer les différentes conceptions anarchistes, en commençant par Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus ou Ernest Coeurderoy et en finissant par E. Malatesta, Max Nettlau, (à qui nous devons une riche biographie de l’anarchisme), Pierre Ramus, Sébastien Faure ou E. Armand. Ce qui nous préoccupe ici, c’est la méthode individualiste par rapport à l’humanitarisme.

              Il est pourtant nécessaire d’esquisser le portrait du prototype de l’individualiste anarchiste. Un nom et une oeuvre nous apparaissent immédiatement : Max Stirner - “L’UNIQUE & SA PROPRIETE”. - De nombreux critiques sociaux se préoccupent aujourd’hui encore de ce livre, qui est, depuis le commencement jusqu’à la fin, un cri de liberté et de révolte du Moi. - Benjamin Casseres s’en occupe avec beaucoup de discernement. (5) A ses yeux, L’Unique et sa Propriété, suprême expression de l’égoïsme et de la révolte, n’est cependant pas un des livres les plus dangereux, car sa philosophie est impraticable.

              Les enseignements d’Ibsen, d’Emerson, de Whitman et de Nietzsche  sont plus “dangereux” que le livre de Stirner. L’Unique et sa Propriété est pourtant une oeuvre qui incite l’homme à un retour sur soi-même, - une oeuvre qui anéantit les “saints fantômes”. “L’Unique humain” est pour Stirner une espèce de divinité. Pour la servir, nous devons tout quitter : Etat, foyer, famille, religion, - tout ce qui tue l’âme humaine. Mais, délivrés de ces “parasites”, de ces “fantômes terrestres”, - nous ne savons vers quoi diriger nos aspirations. “La propriété de l’Unique” semblerait avoir, selon Kipling, le sens suivant : “prends tout ce dont tu as besoin pour le perfectionnement de ta personnalité.”

              L’individualisme de Stirner serait une révolte contre toutes les chaînes sociales. L’Etat, l’église, la famille, empêchent la réalisation de l’Unique. Le civisme n’est que de l’esclavage. Les parents mutilent leurs enfants dès le berceau. Les lois nous empêchent de posséder notre propre “propriété” qui est notre moi. L’altruisme est une maladie de la volonté. Le seul critérium est le succès; lui seul est également “juste”. La chose que je veux utiliser est bonne; celle qui veut se servir de moi est mauvaise. Ces principes sont élémentaires pour tout individualiste. L’individualisme de Stirner a un côté rationnel, majestueux. Son “Unique” est un animal affamé, caché dans le plus profond de l’homme, mais un animal qui possède de l’intelligence et de l’imagination et qui tend à satisfaire toutes les demandes de sa nature physique et psychique.
              Si nous écartons les loques de l’hypocrisie et le masque malpropre des conventions, - si nous mettons au jour le cœur de l’homme, nous trouvons en fait un être qui s’aime et qui s’adore soi-même, tout en croyant que d’autres l’aiment et que son adoration lui sera utile. L’homme est belliqueux. Quel que soit le degré de “civilisation” auquel nous nous élevions, nous combattons pour notre égoïsme, pour la “propriété de l’Unique”. La moi passe avant tout loi et demeure la vertu primordiale. Toutes les grandes choses ont été réalisées par l’individu. L’unité d’estimation de la nature est l’individu et non pas l’Etat ou la famille. Tout ce qui pousse au développement matériel et intellectuel surgit de l’initiative individuelle, aiguillonnée par l’orgueil ou par la nécessité. La décadence a toujours fait son apparition lorsque l’Etat ou l’Église ont essayé de réglementer l’individu et l’activité de l’Unique.

              L’antique autocratie se basait sur la théorie qu’un homme doit gouverner tous les hommes. La nouvelle autocratie se nomme socialisme ou communisme et en est tout l’opposé. Elle se base sur la théorie que tous les hommes doivent se gouverner l’un l’autre. Le socialisme supprime chez l’Unique la crainte du péril. Il affaiblit les deux grands ressorts : la peur et le courage. Personne ne naît avec le droit à la vie ou à quoi que ce soit. Le seul droit de l’homme est le droit à la concurrence. Selon Stirner, l’Etat n’a jamais raison; le socialisme, qui proclame lui aussi l’impératif de l’Etat, n’est qu’une nouvelle chaîne d’esclavage. Mais Stirner célèbre l’instinct de combat; notre seul rêve est notre seule virilité.

              Nous devons êtres maîtres des puissances destructrices qui sont en nous et autour de nous. Nous devons discipliner les choses qui nous réduisent à l’esclavage. C’est là l’impératif de l’Unique. Stirner n’admet donc pas l’idée de l’auto sacrifice, tellement répandue par les maîtres des peuples. L’ “Unique” ne se sacrifie pas; les faibles, incapables de vivre seuls, se “sacrifient”. Le sacrifice de soi-même ne peut être universellement appliqué : cela signifierait que chacun doit vivre pour le bien... d’autrui et que tous doivent mourir...

              “Tout pour moi !” s’écrie Stirner. Même s’il fait cadeau d’un objet, ce dernier lui appartient toujours. “Si tu n’as pas cultivé l’ “Unique” tu n’as aucun don à faire.” En étranglant l’instinct, en étouffant le cri de notre nature intime, de l’âme qui réclame de la joie et de la puissance, - en refoulant les élans de notre “propriété”, nous nous appauvrissons et nous débilitons nos vies : nous vieillissons rapidement et, en adorant de fausses idoles, nous continuons à sécréter le venin d’une existence dénaturée et abusée.

              Mais quelle distance, entre la conception d’un Stirner et l’attitude de tant d’anarchistes dépourvus de conception quelle qu’elle soit ! Les pseudo-anarchistes ne sont que des moi hypertrophiés. Désirant chacun être un univers libre, n’obéissant qu’à leurs propres impératifs - ils se déclarent contre toute organisation, contre toute évolution. Dans son égoïste affirmation de la vie, Max Stirner dit tout de même : “Est vrai ce qui est mien; est faux ce dont je suis la propriété; vraie par exemple est l’Association, faux sont l’Etat et la Société.”...

              Or, l’association implique un minimum d’organisation. Les pseudo-anarchistes forment une catégorie de désespérés qui en arrivent à nier la vie, tout en s’obstinant à affirmer leur personnalité. D’autre part, dans le domaine purement intellectuel, dans l’art, dans la philosophie, etc., l’anarchisme est plutôt passif : une attitude toute proche du scepticisme, du pessimisme. 
              Nous précisons : anarchisme n’est pas toujours individualisme. L’individu peut-être une cellule dans l’organisme et rester en même temps une unité autonome en harmonie avec l’unité suprême de l’espèce. Dans ces dernières années a apparu, en France surtout où le personnalisme est tellement varié, un grand nombre de théoriciens individualistes, dont les doctrines ne s’opposent pas à la société, mais aux institutions qui entravent le libre développement des facultés de l’individu. S’il y en a qui sont contre la famille, la plupart sont contre l’Etat : - contre l’église d’Etat, l’enseignement d’Etat, etc. Ils ne nient pas la réalité de la société : celle-ci est un corps composé d’une réunion d’individus et qui se dissoudrait sans les individus.

              Mais, comme le dit Abel Faure, la société, considérée comme organisme, a des devoirs à remplir envers l’individu, non pas seulement des droits sur lui. Le point de départ de la doctrine individualiste est celui-ci : “La société est faite pour l’individu, non pas l’individu pour la société.” Le contrat social doit tendre au développement naturel de tous; que les rapports entre l’individu et la société n’aboutissent pas à l’enchaînement du premier. L’individualisme doit être actif et créateur dans tous les domaines. S’il détruit, il doit savoir reconstruire. C’est dans ce sens qu’Abel Faure lui-même applique la doctrine individualiste à l’éducation et qu’Yves Guyot essaie d’établir dans l’ordre économique un système ayant pour principe l’individualisme.

              H.-L. Follin qui est le théoricien de la “Métapolitique” (devenu ensuite “Cosmométapolis”), proclame la volonté d’harmonie qu’il oppose à la “volonté de puissance” de Nietzsche.  Il juxtapose la réalité initiale, c’est-à-dire l’individu, et la réalité supérieure qu’est l’humanité, sans transition aucune par une de ces “fictions” collectives qui ne font que provoquer des désaccords et des réactions violentes. Cette volonté d’harmonie qui trouve son expression sociale dans la conception de la “Supra nation” est une méthode qui peut mener à la conciliation progressive de l’individu avec l’humanité.

              Certains individualistes, tels W. Mc. Dougall, refusent d’admettre une sélection sociale à la place de la sélection naturelle, celle-là sacrifiant le type supérieur au type moyen. C’est là en effet une régression, constatable notamment dans les villes. (6) Ces individualistes mettent à la place de deux sélections susmentionnées, deux réalités : - l’évolution naturelle et le progrès humain, deux choses qui ne doivent pas être confondues. Le progrès biologique ne correspond pas généralement au progrès de la civilisation - c’est-à-dire de la technique de la vie. Malgré la multiplication des connaissances, la capacité intellectuelle ne s’est pas accrue pendant la période historique. Quant au progrès moral, il est beaucoup plus lent que le progrès intellectuel : nous en sommes là-dessus presque au même stade que nos ancêtres.

              Niant l’importance sociale des caractères biologiques et héréditaires, ces individualistes proclament l’ “individu supérieur” comme facteur constructif de la race, de l’unité nationale. Sans lui, la nation ne serait pas née. C’est lui qui groupe les collectivités; ce sont les prophètes qui ont créé le peuple juif, quelques hommes seulement qui ont préparé la Révolution française... L’émancipation de l’intelligence individuelle devient fatale à l’ancien ordre établi - et il n’y a que les personnalités supérieures pour entraîner vers le progrès la majorité passive.


              Cette conception qui pourrait être vérifiée dans l’histoire des peuples, cesse justement d’être au moment où elle oppose au facteur biologique général le facteur “individu supérieur” Si des personnalités supérieures actives ont pu émerger dans les domaines culturels et sociaux, cela implique l’existence d’une collectivité au niveau intellectuel élevé, donc un certain progrès cérébral, donc un progrès biologique de l’espèce humaine. L’individualisme de Marc Lefort (7) (car chaque théoricien a “mon individualisme“) est en son essence une “attitude de l’esprit” caractérisée par l’admission des deux thèses suivantes :1° Le bonheur de l’individu est le but intelligible de toute activité; 2° La liberté est le moyen général et omnivalent de ce bonheur. Dans ses rapports sociaux, l’individu doit subir la contrainte économique - et la contrainte politique due à l’existence de l’Etat.

              En conséquence, certains individualistes demandent la suppression de l’Etat au moyen d’une “désintoxication lente de l’Etat, d’un démembrement progressif de l’Etat en faveur d’organisations de moindre envergure et qui - sans pouvoir appliquer de sanctions violentes - seraient au service de l’individu. De la sorte, les classes disparaîtront, et les richesses accumulées entre les mains de quelques-uns, viendront se répartir entre un plus grand nombre de petits groupes.

              D’après Lefort, l’individu étant la seule réalité sociale, il doit tendre au développement de sa personnalité par “la volonté d’harmonie” et ne s’accommoder que des fatalités naturelles. En reconnaissant qu’une “modification mentale” est le point de départ et la condition de tous les autres progrès, les théories de ces individualistes coïncident avec le biologisme de Nicolaï. Elles reconnaissent également qu’il s’agit là d’évolution, non de révolution.

              Devant les tendance modernes de nivellement, de socialisation - symptômes de la maturité des conceptions du XIXème siècle bourgeois, - ces individualistes proclament énergiquement la suprématie de l’individu sur l’égalité, le libre exercice de la volonté individuelle et le contrôle par soi-même de l’activité personnelle. Le bonheur de l’individu “n’est pas dans la tête d’autrui”; la crainte du risque et les coopérations giganteques sont les conséquences de la dépersonnalisation moderne...

              J’ai dit dans l’exposé de la doctrine de Stirner que “l’association” impliquait un minimum d’organisation pour la satisfaction des besoins quotidiens. Mais la nécessité de l’union est toute aussi évidente en ce qui concerne la lutte pour l’individualité. E. Armand, par exemple, dans sa revue l’en dehors (n°103 de mars 1927) postule une “Internationale individualiste anarchiste” ! Ces trois termes paraissent difficiles à concilier. Une Internationale suppose en tous cas quelques intérêts communs.

              Par ces temps d’interdépendance planétaire dans tous les domaines (et non pas seulement politiques et économiques), les individualistes même sont arrivés à la conviction qu’ils ne peuvent exister, chacun comme un univers à part; ils peuvent avoir des attitudes personnelles, des gestes isolés; ils peuvent vivre en marge de la société, - mais la satisfaction des besoins quotidiens dépend d’une collaboration qu’ils ne peuvent éviter.

              Ne pouvant se soumettre à “l’autorité consacrée”, ils se créent un milieu qui leur est propre. C’est ce que l’on voit dans les tentatives de colonies individualistes, qu’ils réussissent à fonder même dans les Etats autoritaires.
              Plus caractéristiques encore sont les colonies dans les États non encore “civilisés”; des individualistes “à outrance” se réfigient dans la Patagonie, à Tahiti, au Brésil, en Afrique - vivant en liberté grâce à une énorme labeur dans certains pays ou menant une vie plus facile dans les régions équatoriales.

              “L’Internationale individualiste” que réclame E. Armand doit mener à certaines réalisations dans les pays européens, où l’individu doit supporter à chaque pas l’autorité sociale, politique, religieuse et économique. Parmi certaines conséquences utiles de l’Internationale individualiste l’on pourrait citer, par exemple, dans le domaine de l’art et de la littérature : l’émancipation des conceptions classiques; la création libre, en dehors de tout “but social ou intérêt de classe”. L’art et la littérature doivent être des expressions de l’esprit libre, ils doivent être antidogmatiques.

              Intéressantes sont les conséquences d’ “ordre sexologique”. L’Internationale individualiste devra lutter pour “l’émancipation sentimentale et sexuelle de l’unité-individu.” Elle cherchera à écarter la tyrannie de la famille, en proclamant le droit à la vie en commun, en dehors des lois de famille ou de classe. La maternité devra être considérée comme une “fonction purement individuelle”, comme une “affaire exclusive de la mère”.

              Tout cela mène à une réforme radicale en ce qui concerne le sexualisme : l’amour libre, la camaraderie amoureuse, la campagne contre la jalousie et d’autres actions, qui effraieront sûrement ceux qui sont accoutumés à croire à l’amour unique, autoritaire, basé sur l’idée de propriété de la femme. L’enfant devra s’appartenir à lui-même et choisir “le milieu familier” qui lui conviendra, les professeurs qui lui plairont, les camarades qui l’attireront.

              J’ai indiqué seulement quelques-uns de desiderata de cette Internationale individualiste anarchiste. Ils existent dans beaucoup de consciences timides, dans beaucoup de cœurs habitués à souffrir en silence. La réalisation d’une pareille “Internationale” n’est possible que si ceux qui la composent possèdent une mentalité et des mœurs à aux, bien à eux, “dégagées de la crainte d’expérimenter, affranchies de la peur de vivre.” Là est la vérité : la peur de vivre conformément aux convictions intimes, la peur d’obéir aux injonctions de la nature individuelle, des instincts naturels que la civilisation moderne n’a réussi qu’à mettre aux fers des lois sociales et non pas à annihiler.

              Le désir de liberté est inné, même dans une société d’esclaves. Les individualistes proclament cette liberté, souvent sous des formes excessives. Le fait qu’ils en sont arrivés à réclamer une Internationale à eux, est un signe qu’ils commencent à reconnaître les grandes lois de la solidarité, mais sous d’autres formes que celles de la tyrannie. En dehors de ces diverses conceptions individualistes, fondées sur la raison et sur des recherches sociales et politiques - il nous faut citer encore de nombreuses méthodes et attitudes dont la source est dans cette intelligence qui tend à l’harmonie des contraires et n’ignore pas la réalité morale et psychologique de l’homme.

              Han Ryner est, parmi les esprits contemporains, l’un des plus élevés et des plus riches, mais on ne le reconnaît comme tel que lentement, car les “opinions officielles” - surtout quand il s’agit de morale et de philosophie - résistent avec acharnement dans les citadelles académiques.
              Certaines appellent Han Ryner un “Socrate moderne”, d’autres le comparent au cynique Diogène. Cependant, Han Ryner continue à enseigner en véritable maître et à partager avec qui veut l’entendre sa sagesse souriante et imagée, en révélant les vérités qui sont le secret du bonheur.

              Jugeant secondaire et même erroné le problème économique tel qu’il est posé par certains, Han Ryner insiste plutôt sur celui de la fraternité qu’il veut résoudre au moyen d’une méthode apparemment paradoxale, par le détachement de ses semblables, par la séparation, c’est-à-dire par l’individualisme. “J’entends par individualisme, dit Ryner, la doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu”à la conscience individuelle.” (8)

              Le principe de cet individualisme est donc le socratique Connais-toi toi-même, “précepte primoridal de toute méthode morale et de toute méthode sociale efficace.” (9) L’homme doit avant tout se connaître, afin de se réaliser soi-même. C’est ainsi que l’individu réalisera en lui-même la fraternité, en se libérant de toutes les contraintes légales, matérielles, morales et intellectuelles.

              Autocritique et libre orientation ! Voilà qui mène à la vraie collaboration entre individus. C’est ce que Ryner appelle : liberté de l’esprit et liberté de l’amour. Cette méthode est lente mais sûre; elle évite les catastrophes qui résultent de la contrainte - fut-elle dogmatique ou révolutionnaire - appliquée aux problèmes sociaux. Ryner rejette la morale des esclaves : le servilisme, mais aussi celle des maîtres, le nietzschéisme et le napoléonisme qu’il appelle dominisme (10), c’est-à-dire la servitude du maître qu’accablent les craintes, les vanités et les soupçons.

              Il enseigne l’amour et la sagesse ou pour nous servir de sa terminologie : le fraternisme et le subjectivisme correspondant au christianisme et au stoïcisme, à Jésus et à Epictète. La logique flexible de l’intelligence moderne établit en effet une harmonie entre l’esprit chrétien et l’esprit hellène. La “fraternité universelle” de Jésus est “la vaste charité du genre humain” qu’annoncent les premiers stoïciens. Le premier dit “Aime”, les autres : “Sois toi-même.” Mais comment arriver à “aimer son prochain comme soi-même”, sans d’abord chercher à se réaliser soi-même, c’est-à-dire à se connaître ? “Tu n’as d’autre patrie que toi-même”... “Considères-toi sous l’aspect de l’éternité. En dehors de toute époque, en dehors de tout lieu.” (11)

              On voit que la philosophie de Ryner, dénommée par quelques-uns individualisme stoïque, loin d’être abstraite, est vitale; elle est une philosophie de l’action et prend ses sources dans les profondeurs secrètes mais éternelles de l’Esprit : du cœur et de la raison. Il est rare, de nos jours, le sage, dont l’individualité soit une synthèse de toutes les aspirations et de toutes les conquêtes humaines, - qui traverse la vie avec le sourire d’un dieu au geste créateur, et qui reste tolérant, tout en se “détachant”, de ses semblables pour se réaliser lui-même. Mais par son attitude et par son oeuvre, Ryner annonce cette sagesse et par-là, s’apparente aux Socrate, Jésus, Epictète de Jadis.

              Cependant, nul parmi les théoriciens de l’individualisme n’a donné une conception générale fondée sur les sciences positives. Il y a soixante ans, le sociologue et philosophe russe N.C. Mihaïlovski posait les fondement de l’individualisme sociale, au moyen d’une documentation et d’une méthode remarquables.
              Quoique ignorée encore par bien des intellectuels de l’Occident, la conception de Mihaïlovski est destinée à demeurer l’une des constructions les plus véridiques et les plus belles de l’esprit humain. Nous n’en pouvons exposer ici que l’essentiel.

              Mihaïlovski part du “connais-toi toi-même” de Socrate et du christianisme épuré de Tolstoï, ¾ deux principes qu’il juge insuffisants, comme n’offrant pas à l’homme une voie assez claire et sûre. Il les appelle du “quiétisme chnois” parce qu’ils se circonscrivent dans un ignorance des lois universelles de la vie et de celles de la lutte humaine. Ce qu’il faut trouver, c’est une résultante de toute les sciences, une explication du mécanisme du processus universel, sur laquelle on pourrait alors bâtir l’humanitarisme et qui coïnciderait, sous une forme active, avec le désir de perfectionnement personnel de l’homme.

              Toutes les conceptions, depuis le spencerisme et le lamarckisme jusqu’au marxisme, reconnaissent inévitablement l’existence de la lutte - chacune sous des aspects différents et avec des justifications unilatérales. ¾ S’étant demandé à son tour (comme Tolstoï, comme tant d’autres) au nom de “quoi” nous devons nous perfectionner, Mihaïlovski proclame le postulat de la lutte pour l’individualité, c’est-à-dire le perfectionnement intérieur contre les influences extérieures.
     
              Voilà le but de chaque homme - et aussi le but objectif, scientifiquement constaté, de chaque cellule, de chaque groupe de cellules, etc... La biologie nous démontre que chaque organisme se compose d’individualités d’un ordre inférieur, ayant un certain degré d’interdépendance. L’organisme de l’individu peut à son tour entrer dans la composition d’une individualité supérieure - ou d’un système tout entier d’individualités sociales; celles-ci forment le sujet de la sociologie. Il y a une loi du développement toujours plus complexe et plus ample, selon laquelle chaque individualité entre nécessairement “en conflit” avec les individualités qui la composent ainsi qu’avec celles dont, en tant qu’unité sociale, elle-même fait partie.

              La lutte est donc menée sur deux fronts - et l’histoire de la vie avec toutes ses horreurs et ses beautés, n’est qu’une série de victoires et de défaites sur ce double champ de combat. Il y a tantôt un degré d’individualité qui vainc, tantôt un autre. Cependant la lutte ne cesse guère; le progrès résulte justement de cette série de victoires et de défaites. D’après la classification de Haeckel, l’homme constitue le cinquième degré d’individualité; au-dessus de lui il y a une individualité du sixième ordre : la société qui est, elle aussi, un système d’individualités, contenues l’une dans l’autre et qui se combattent entre elles. Le but de ce combat ? C’est ici qu’intervient le facteur moral, subjectif - car le facteur objectif n’existe que dans la nature. Le but général de ce combat est inconnu.

              “ Pour nous autres, hommes, ce but n’existe même pas et, à notre point de vue humain, il nous paraît plutôt qu’il y a autour de nous un chaos, contre lequel nous sommes d’autant mieux garantis, que nous sommes plus despotiquement maîtres des fonctions de nos organes et que nous résistons plus énergiquement aux tentatives de la société de nous réduire à l’obéissance à son propre avantage. L’univers n’a pas de sens et il n’y règne aucun ordre; ce n’est qu’à un certain degré de son développement que l’homme, en luttant pour son individualité, allume le flambeau dans les ténèbres, replante l’Eden - et introduit de l’ordre autour de lui.” (12)
              De par sa situation dans la nature, l’homme, dans une double direction, se voit imposé un double combat. Ce combat pour l’individualité est régi par la même méthode du “divide é impera” . L’homme doit maintenir implacablement sa propre intégrité, en imposant aux individualités inférieures qui le composent, soit les organes cérébraux, sexuels, etc., une division du travail qui est dans l’intérêt de sa personnalité.

              A son tour, les personnalité entière de l’homme doit résister aux tentatives des individualités supérieures : famille, groupe, corporation, Etat, etc. qui voudraient agir contre lui selon cette même devise romaine : divine & impera. C’est là l’idée centrale du social-révolutionnarisme russe, opposé à l’organisation bolchevique. Voilà en essence la conception anthropologique du monde. Mais cette lutte n’implique pas la négation des groupements sociaux humains. Moi et Toi sommes en profonde liaison. C’est au moyen de ce que Mihaïlovski appelle “l’expérience de la compassion” et qui accroît la sympathie et stabilise la morale, qu’on peut arriver à la “libre coopération des individualités humaines.”

               La lutte pour l’individualité a pour but l’indépendance et, en même temps, la plus grande différenciation possible entre les individus. Ce n’est qu’ainsi étendue, que la lutte de l’homme coïncide avec que qu’on appelle morale et humanitarisme : - il faut qu’à cette lutte objective et fatale, l’homme donne un sens, en suscitant en lui-même le désir ou plutôt la volonté de combattre et de vaincre.

              Ainsi, les principes du Christ, de Socrate et de Tolstoî trouvent dans la conception de Mihaïlovski une base positive. Parmi les phénomènes nombreux et courants de la vie, il y a une manifestation dont nous devons et nous pouvons nous occuper avec sympathie et intelligence : c’est la personnalité humaine. L’homme a, évidemment, des facultés anthropomorphiques. Il peut mieux connaître son semblable et se solidariser avec lui.

              Conscient de la loi objective qui impose la lutte pour l’individualité, il pourra mieux saisir les manifestations de la vie sociale; il comprendra que la lutte des classes n’est qu’une des formes de cette lutte universelle pour l’individualité; que dans la nature, “la sélection de l’espèce” est basée sur cette même loi - et enfin, que lui, individu, doit accepter,  volontairement et d’esprit lucide, cette lutte. - Que la loi objective, fatale, devienne ainsi une loi subjective, intérieure, pour que les énergies s’en accroissent et garantissent la victoire. Ainsi, en harmonisant l’objectif avec le subjectif, la conception de Mihaïlovski concilie en même temps la vérité (scientifique) avec la justice (sociale)

              Cette conception de Mihaïlovski contredit-elle la doctrine biologique humanitariste ? En remplaçant simplement l’expression d’ “individualisme social” par celle d’ “organisme social”, il nous semble pouvoir établir un accord entre les deux conceptions. Quoique adversaire de la théorie organiciste, Mihaïlovski ne nie pas la réalité des groupes sociaux supérieurs, qu’il considère seulement comme des individualités en les situant dans le principe général de la lutte pour l’individualité.

              La conception de Mihaïlovski est donc un renfort apporté à l’humanitarisme. Tout comme Nicolaï, le sociologue russe a élargi la base scientifique de l’humanitarisme. La conception de Mihaïlovski embrasse aussi le biologisme de Nicolaï; elle est plus vaste et donne une image synthétique et une explication générale du processus universel de la vie naturelle et humaine.


              Bien que prenant le mot “lutte” dans un sens hostile, elle ne nie pas la libre coopération des individualités humaines en vue de l’indépendance et du progrès. Le pacifisme de l’internationalisme, étant des tendances de “l’organisme de l’humanité”, ne peuvent être exclus du processus général qu’est la lutte pour l’individualité. Toute question est de savoir au moyen de quelles armes ce combat est livré : avec les armes inanimées de la guerre ou avec des “armes vivantes” ? Dans la phase culturelle à laquelle il est parvenu, l’homme peut choisir que les armes de l’esprit.

              Ainsi toutes les théories individualistes que nous avons exposées jusqu’ici sont à la recherche de rapports entre l’individu et la société, de nature à ne pas entraver le libre développement du premier. S’ils reconnaissent la contrainte de la nature, les individualistes devront également reconnaître - comme résultat même de la “volonté d’harmonie” - certaines lois de coordination, non pas de la société, mais de l’espèce humaine. Le progrès de l’individualisme est en relation étroite avec le progrès biologique (cérébral), technique, économique et culturel de l’humanité. Les individualistes ne se contredisent donc pas en admettant l’humanitarisme. (13)

              Dans le cadre vaste et mobile de l’humanitarisme, c’est-à-dire dans le cadre de l’évolution naturelle de l’espèce humaine, l’individualisme a une large place. De plus, ce n’est qu’au sein de l’humanitarisme que tout individualisme créateur pourra se manifester progressivement en toute liberté.
             

    Eugen RELGIS.
             
             
    (1) Ivanov-Razumnik : Von den Intellektuellen, Berlin 1920.
    (2) Dans La Houle, n°2, 1926, organe des “Compagnons de la Pensée” : (Association générale de Travailleurs Intellectuels)
    (3) Carl Brinkmann : Soziologie der “Intelligenz”, p. 42 de la “Soziologische Probleme der Gegenwart”
    (4) G. Palante : Combat pour l’individu.
    (5) Dans l’en dehors, n° 82-83.
    (6) William mac Dougall : The group mind, 1920, Cambridge.
    (7) M. Lefort : Esquisse d’une doctrine individualiste philosophique et sociale.
    (8) Petit manuel individualiste, p. 3.
    (9) Les Artisans de l’Avenir, p. 29-30.
    (10) Le Subjectivisme, p. 48-49.
    (11) Le Subjectivisme, p. 60-61.
    (12) Alexis Nour : Conceptia lui N.C. Mihaïlovski, dans “Umanitaten”, n° 1-6, Jassy, Roumanie.
    (13) Consulter à ce sujet les ouvrages d’Eugen Relgis : Les Principes Humanitaristes (n°50 de “La Brochure Mensuelle”, Paris); Un livre de Paix : “La Biologie de la Guerre“, par G.-.L Nicolaï (n°77 de la même collection); et l’Internationale Pacifiste, avec une lettre et un message de Romain Rolland (Edit. A. Delpeuch, Paris.)


    votre commentaire

  •           Toutes les influences directes du sol et du climat que l’homme dut subir en premier lieu et qu’il apprit à combattre en créant et en développant son industrie, en accommodant diversement son genre de vie à des milieux différents, en s’entraidant de peuplade à peuplade et de nation à nation, se compliquent des réactions qui se produisent dans son intelligence en lui suggérant des explications naïves de tous les faits du monde extérieur. Il ne saurait admettre le doute au sujet de tout ce qui frappe ses sens : il lui faut une réponse à toutes les questions qui se posent devant lui; mais n’ayant encore aucune science positive, il doit se contenter des hallucinations de ses sens, des rêves incertains de sa pensée, des explications que lui donnent sa peur : il ne le sait pas, mais il croit et se sentirait irrité si l’on émettait le moindre doute sur l’objet de sa foi, que partagent avec la même assurance les amis et les compagnons du clan, tous ceux qui se trouvent sous l’action d’un milieu identique.

              Cet ensemble de croyances et de conceptions illusoires sur le monde visible et invisible que la tradition recueille et que la puissance de l’hérédité transforme en dogmes absolus, est ce que l’on appelle la Religion. En haine de telle culte dominateur, dont les interprètes puissants veulent imposer les pratiques, même aux non-croyants, des écrivains ont cru pouvoir témérairement affirmer que certaines peuplades, vivant sans religion aucune, étaient complètement dépourvue de l’idée d’un au-delà, et, simplement occupées des intérêts de leur vie journalière, se bornaient à rechercher leur bien-être matériel, sans s’interroger sur les causes des phénomènes environnants et sans en poursuivre l’origine, jusque dans le monde inconnu.

              Il existerait, dit-on, des peuples foncièrement irréligieux, tels les Ta-Ola, des Célèbes, récemment découverts par les frères Sarrazin. Pour donner du corps à cette affirmation, on cite l’exemple des fouilles sur les emplacements de villages préhistoriques, où nul objet ne paraît avoir servi aux cérémonies d’un culte; au milieu de tant d’outils, dont quelques-uns eurent un usage encore inexpliqués, on n’en voit aucun qui semble avoir été employé par les prêtres pour faire apparaître des Dieux secourables ou pour conjurer des génies mauvais. Quand même le fait serait vrai et que les héritages légués par nos ancêtres n’eussent contenu ni rosaires, ni fétiches, ni amulettes, on ne serait pas pour cela autorisé à en conclure que l’homme primitif, simple machine à fonction corporelle, n’était pas non plus sollicité par la curiosité de l’inconnu.

              Enfin, parmi les tribus peu nombreuses qui vivent encore ou vivaient récemment en dehors de l’influence directe des blancs, il en est plusieurs que l’on citait, autrefois, comme entièrement dépourvues d’idées religieuses; mais sur quels témoignages s’appuyait-on pour avancer une pareille opinion ? Sur ceux des missionnaires ou autres voyageurs chrétiens, qui devaient avoir une tendance naturelle à ne considérer comme véritable “religion que leur religion particulière” lorsque, à l’énoncé de leur croyance, catholiques ou protestants étaient accueillis par des rires et des moqueries ou par un étonnement stupide, ils en concluaient aussitôt que leurs interlocuteurs n’étaient pas des êtres religieux.

              C’est ainsi que presque tous les peuples de civilisation non-aryenne, Australiens, Hottentots, Polynésiens, qui pourtant ont une mythologie si complète et qu’il a été utile de comparée, furent classés tout d’abord parmi les peuples dépourvus de religion. Une autre source de confusion provient de la qualification “d’athées”, que les philosophes et les théologiens ont donnée aux sectes, même profondément religieuses, qui ne mettent pas à la tête du Panthéon, au sommet de l’Olympe ou du Mérou, un maître suprême, un Dieu unique à la fois créateur, conservateur, destructeur.


              Ainsi, par une étrange contradiction, les Bouddhistes, dont la doctrine, ou plutôt les doctrines diverses témoignent d’une étude si consciencieuse et si approfondie de la nature présente et du monde de l’au-delà, ont été déclarés antireligieux, parce que l’excès même de leurs convictions éveillait en eux le désir de se perdre dans l’infini des choses (1).

              Certainement, il est des tribus ou populations qui, vivant dans un milieu favorable de paix et de bien-être, ont été relativement très dégagées des mystères de la vie et de la mort et n’ont pas laissé se constituer au-dessus d’eux une caste de prêtres, mais ces êtres n’en furent pas moins des “animaux religieux”, comme tous leurs congénères humains. Par cette qualification d’animal religieux donnée à l’homme, de Quatrefages avait l’intention de constituer un “règne humain”, bien à part, suspendu, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre; mais on peut se demander si les “frères cadets” de l’homme ne sont pas également des animaux religieux.

              Nombre de philosophes modernes, entre autre Comte, sont disposés à l’admettre, au moins dans une mesure stricte, et Tito Vignoli reconnaît l’origine du mythe chez l’animal aussi bien que chez l’homme (2). Les ouvrages anciens sont remplis d’anecdotes ou de graves récits, nous montrant combien nos ancêtres croyaient à la fraternité originaire des conceptions chez tous les êtres organisés.

              “Du temps que les bêtes parlaient” ¾ expression qui n’eût point fait sourire les primitifs, nos aïeux ¾ elles passaient aussi pour nos égales; elles pouvaient même être nos supérieures, puisque plusieurs d’entre elles furent choisies comme objet du culte. N’adora-t-on pas chez mille peuples du monde le serpent, qui naît de la terre et qui, s’enroulant en terre et mordant sa queue, devint le symbole de l’éternité ? Le serpent qui, dans la légende hébraïque, représente l’intelligence même, la science du Bien et du Mal ?

              Dans les religions Indoues, si riches en révolutions et en avatars de toute espèce, de la plante à l’animal et de l’animal au dieu, n’est-ce pas Ganesa, c’est-à-dire l’éléphant, qui est devenu le type de la sagesse, et dans l’île de Bali, n’a-t-on pas fait, avec Dourga et Siva, la troisième personne de la Trinité ? Le singe Hanuman, et surtout la vache sacrée des Brahmanes, ne sont-ils pas aussi de très grandes divinités, vers lesquelles se tournent les regards de deux cent millions d’hommes ? Apis et Anubis régnèrent pendant de longs siècles sur les riverains du Nil, et jusqu’au Dieu des juifs qui, dans son entourage immédiat, donnait la force souveraine à des taureaux ailés ou “chérubins”. C’est aussi un culte religieux qui fut rendu par les tribus primitives aux bêtes de la forêt, de la savane ou de la mer, au cerf, au caribou, au chevreuil, au castor, à l’ours, au bison, au phoque, à la baleine, tous animaux que des groupes de familles revendiquaient orgueilleusement comme ancêtres.

              Même les Chrétiens ¾ ceux au nom desquels des philosophes, refusant la religiosité à ces animaux, dont le nom signifie pourtant “possesseurs d’âmes” ¾ les chrétiens ont souvent manqué à la logique dans leur histoire religieuse, puisque mainte assemblée de l’Église, affirmant la responsabilité de tel ou tel animal, le condamna au bûcher, à la hart ou à la hache. En réalité, chaque peuple se laisse aller volontiers à doter les êtres vivants de ses propres croyances. Les conciles chrétiens conjuraient les bêtes au nom de la “très sainte Trinité”, et la mythologie du moyen-âge, faisant des animaux les interprètes de la Vierge ou de Satan, des saints ou des démons, leur attribuaient toujours la plus sûre connaissance de la “sainte religion”.



              De même les Péruviens, fils de Quichua et des Aymara, qui furent eux-mêmes les adorateurs du Dieu Soleil, ont assez gardé leur ancien culte pour s’imaginer que les lamas, leurs animaux de charge, ne manquent jamais au moment où l’astre se lève, de se tourner vers lui et de le saluer par de légers bêlement : trop timides, pour oser, malgré leurs prêtres venus d’outre-mer, se prosterner devant l’orbe  sublime qui fait soudain resplendir les monts, ils se donnent leur doux compagnon de voyage pour suppléant dans cette oeuvre religieuse (3). De même, les caravaniers musulmans de la Perse et de l’Arabie ayant remarqué que les animaux du convoi, chameaux, chevaux et mulets s’arrêtent soudain au moment où ils entendent la voix du muezzin, qui, en tête de la caravane, sollicite les fidèles à la prière, en concluent que les bêtes connaissent leur devoir envers Allah (4). Mais, sans recourir au fables, il suffit d’étudier les bêtes avec lesquelles nous vivons, pour voir fonctionner en elles le sentiment religieux presque aussi nettement que chez l’homme. Sans doute, elles n’ont pas la parole pour exprimer leurs sensations, mais n’ont-elles pas les mouvements du corps, les gestes, les regards, les mille intonations de la voix et ce frisson mystérieux qui fait comprendre soudain les impressions et les pensées ? Il est certain que parmi les “candidats à l’humanité”, le chien, le chat, les animaux domestiques partagent souvent les frayeurs subites dont l’homme, le chef de famille se trouve atteint : religieux comme leur maître.

              Ils éprouvent aussi la terreur de l’inconnu et leur imaginations suscite des fantômes : ils remarquent aussi des successions de cause à effet, mais ils ne savent pas les interpréter et s’en donnent des explications qui les effraient (5). N’a-t-on pas observé également, chez les animaux, une inexplicable passion pour tel ou tel objet, qui ne leur est pourtant d’aucune utilité pratique ? Ils y voient comme une sorte d’amulette, comme un fétiche, analogue à ceux dont se servent les nègres. Enfin, l’affection profonde, victorieuse de tous les déboires, résistant à toutes les épreuves, que tel animal voue à l’homme, son ami, n’entraîne-t-elle pas un véritable culte religieux, exactement de même nature que celui dont nous brûlons pour ceux que divinise notre amour ? (ndlr : Je ne suis pas si certain, au contraire, par toutes les observations faites sur les animaux, que certaines de leurs attitudes peuvent démontrer chez eux un mysticisme aussi particulier...)

              Au fond, toutes les religions, celles de l’animal aussi bien que celle de l’homme, tous les cultes, si différents qu’ils apparaissent, si hostiles qu’ils puissent être l’un pour l’autre, ont des origines analogues et se développent suivant une marche parallèle. Chaque être humain, entraîné dans le tourbillon général de la vie et désireux néanmoins de sauvegarder, de développer sa force individuelle, cherche un soutien dans le monde extérieur pour le rassurer quand les craintes l’assaillent, écarter les dangers qui le menacent, réaliser les désirs qui le travaillent. Que la frayeur soit le sentiment initial, comme le disent les livres sacrés, et classiques ¾ “la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse” ¾ ou que ce soit, d’une façon plus large, le désir du mieux, la recherche du bonheur, comme le démontre Feuerbach (6), l’homme veut se rattacher à tout ce qui, en dehors de lui, apparaît à son imagination, comme une protection efficace, et qu’il rend tel par l’ardeur de sa passion et de ses vœux.

              C’est bien le principe originel de la religion, toujours le même. Ensuite la croyance de l’individu, du groupe, de la peuplade ou de la nation, prend le caractère spécial qui lui imposent le milieu géographique primitif et le milieu secondaire complexe de l’histoire. C’est un fait de signification profonde que le nom donné par les antiques Germains à leur plus haute divinité soit précisément celui d’Oski, ou Désir : ainsi que Feuerbach l’a démontré si clairement deux mille ns plus tard, le Dieu créé par l’homme n’est autre que la figuration de nos vœux; ce que nous voulons, une puissance idéale doit nous l’accorder, elle se crée pour nous satisfaire.
              Toutes les religions eurent aussi, à leur origine, un élément nourricier d’importance capitale : le besoin de détente intellectuelle qui se manifeste surtout par la joie de l’ivresse. C’est une fatigue de penser, de comparer, de raisonner, de conduire sa vie, d’enchaîner ses actes les uns aux autres, de transformer logiquement des volontés en actes; que faire donc, pour se reposer de cette fatigue, sinon déraisonner à plaisir, se laisser entraîner par la volupté de l’imagination déréglée, par celle du mysticisme, qui rend possible toute impossibilité, par les délices de la folie, ou même par celle de la mort, qui détendent tout savoir ou tout vouloir ?

              A l’activité succède le sommeil par un rythme normal; de même l’alternance est naturelle de la vie raisonnable à celle qui méprise toute raison et cherche une autre justification de son existence. De là, ce besoin de liqueurs fermentées ou des poisons affolants que l’on rencontre sous mille formes chez tous les peuples de la terre, et qui scandent si agréablement la vie des malheureux ou même celle des heureux. Le famélique se donne ainsi le beau rêves des éternels festins; celui qu’on n’aime point se procure l’infini bonheur d’être adoré.

              Cette lassitude d’effort et ce besoin du rêve, qui se manifeste plus ou moins chez tous les hommes, prennent en tout temps et en tous pays un caractère général par le fait de la ressemblance des milieux, de la contagion, de l’imitation, et c’est ainsi que naissent les associations religieuses. Chacune de ces foules qui, d’un mouvement collectif, se trouvent entraînées par la même déraison, obéissent à un même vent de folie ¾ telle la “folie de la croix” ¾ aiment à se conformer aux mêmes pratiques, à se procurer les mêmes extases et d’ordinaire par les mêmes moyens. Des milliers de religions ont pris assez d’importance pour se constituer en corporations ayant leurs officiants, leurs prêtres; quelques-unes ont jusqu’à leurs demi-dieux ou leurs dieux visibles, dont les paroles, les gestes, les moindres actions remplacent les raisonnements du fidèle et jusqu’au témoignage de ses sens. Alors des cérémonies collectives ont lieu pendant lesquelles l’homme individuel abdique complètement.

              Pendant certaines heures imposées, il lui faut se lever, s’asseoir, tourner en mesure, prononcer certaines paroles, obéir à certaines ondulations, à des refrains traditionnels, respirer certaines odeurs, s’enivrer de certaines boissons, vivre et se mouvoir conformément à des mouvements imposés par un chef. C’est ainsi qu’il apprend à pirouetter comme un derviche tourneur, qu’il devient anesthésique comme un Aïssaoua traversé d’épingles et de broches, qu’il tombe dans l’extase comme un Paul ou comme un Mahomet ravi au septième ciel, qu’il se fait “assassin” pour obéir à la volonté du Vieux de la Montagne. La vie banale de l’homme en santé est remplacée par une vie nouvelle de rêve et de folie.

              La façon dont l’homme conquiert sa nourriture constitue l’axe de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de sa science et de son art; c’est principalement autour du gagne-pain que se meut le cercle de son activité mentale (7). Le chasseur et le pêcheur introduiront toujours l’animal qu’ils poursuivent dans leurs contes et poésies et le rangeront parmi leurs dieux. Le nomade, cheminant sans cesse avec ses troupeaux, se verra toujours, sur cette terre ou d’ans l’autre monde qu’il rêve, accompagné de ses chameaux, bœufs et brebis, et maintiendra parmi eux l’ordre de présence accoutumé. Enfin, la parabole de l’immortalité de l’âme, qui, depuis des milliers d’ans, eut constamment pour élément primordial le grain nourricier jeté dans la terre, aurait-il pu naître autrement que chez une nation d’agriculteurs ? Qu’un peuple change de pâture par refoulement de guerre ou par migration spontanée, aussitôt ses légendes, ses traditions s’accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes religions modernes, bouddhisme ou catholicisme, le code des croyances officielles le plus strictement réglé par les prêtres, finit par se modifier.
              Spontanément, l’homme primitif sentant la vie fermenter en lui, attribue à tous les objets qui l’entourent une vie analogue à la sienne. Une pierre vient le frapper, il en veut aussitôt à la pierre, qu’il croit animée d’intentions ennemies. S’il se butte contre une saillie du sol, il se rue contre cette aspérité méchante pour lui. Il aime la branche qui le caresse de ses feuilles, la fleur qui le réjouit de son parfum, et il en veut au rameau qui le fouette au passage, à la ronce qui le déchire, à la baie amère qui trompe son désir. Chaque impression, agréable ou désagréable, suscite aussitôt plaisir ou haine; il se rattache à tout son milieu par un flot d’impressions qui l’entretiennent dans une constance illusion religieuse relativement au monde extérieur. Sous sa forme rudimentaire, très facile à observer chez les animaux ou les enfants qui battent ou lacèrent furieusement le brimborion dont ils se plaignent, cet animisme paraît ridicule aux hommes faits, qui voient parfaitement le rapport de cause à effet entre la pierre indifférente et la main hostile; mais cette conception de la vie universelle continue de se retrouver jusqu’à nos jours dans les idées morales et l’histoire religieuse.

              C’est que les mille accidents journaliers n’ont pas tous une genèse facile à comprendre : la science des phénomènes de la nature n’existait pas encore, et cependant, le besoin de tout s’expliquer agissait nécessairement, sous une forme rudimentaire. L’homme primitif se sent tout naturellement porté à chercher dans les objets immédiats de son entourage les causes mystérieuses des évènements qui le surprennent. Dans l’immense théâtre de la vie, chaque être lui semble avoir un rôle spécial d’utilité ou de dommage pour sa propre personne, “centre de l’univers”; chacun lui paraît habité par un esprit favorable ou défavorable; chaque fontaine à sa naïade, chaque arbre sa dryade; tout est merveilleusement animé et dévient fétiche, jusqu’au brin d’herbe.

              L’homme environné par les esprits comme par une nuée infini de moucherons, passe donc son existence comme dans un entretient constant, proférant d’un côté les objurgations, de l’autre les actions de grâce. Se croyant tout naturellement le noyau initial du monde, le sauvage doit s’imaginer que tous les phénomènes de la nature s’accomplissent pour lui, se liguent pour l’épouvanter ou s’animent pour faire sa joie. “Cela n’arrive qu’à moi”, s’écrie le paysan de la forêt, comme l’égoïste bourgeois de Paris. Alternativement, et parfois dans l’intervalle de quelques instants, il lui semble que des spectres se dressent autour de lui sous forme d’arbres et de pierres, puis les étoilent lui sourient et les feuilles lui murmurent de douces paroles. Presque tout, dans l’entourage de l’homme, peut, selon les circonstances, terroriser ou rassurer, devenir génie favorable ou démon; il est impossible de classer par ordre logique les divinités, tantôt bienveillantes, tantôt mauvaises qui tourbillonnent autour de lui.

              D’ailleurs les mythologies s’entremêlent de tribu à tribu, de peuple à peuple, et par suite de la différence des noms, qui deviennent autant de personnages différents, quoique s’appliquant d’abord aux mêmes êtres d’imagination, le tout forme un ensemble absolument inextricable (8). Telle ou telle coïncidence bizarre, telle ou telle circonstance étrange, produisant ce que l’on se figure être un “miracle”, peut donner à un objet particulier une importance de premier ordre dans les hallucinations de l’homme; cependant on peut dire, d’une manière générale, que les êtres adorés, vrais ou imaginaires, les “fétiches” très bien nommés ainsi par les Portugais, feticos, ou “factices” (9), s’étagent suivant une certaine hiérarchie, qui se ressemble d’un bout du monde à l’autre. La bête féroce, de même que le puissant animal ami, sont parmi les grands fétiches. Les personnages exceptionnels, les magiciens guérisseurs et le roi “mangeur d’hommes”, occupent aussi un rang très élevé dans le tourbillon des personnes divinisées.

              Les êtres collectifs de la nature, tout en se composant d’un nombre infini de molécules indépendantes, apparaissent néanmoins comme des individus gigantesques. Les fleuves, les promontoires, les montagnes, le vaste Océan, les nuages, la pluie, les rayons solaires, la terre elle-même, la féconde Gaïa, de laquelle nous sommes tous issus et dans laquelle nous rentrerons tous; les points cardinaux, régions de l’espace indéfini, sont également des dieux pour les Mongols, les Yakoutes, les Russes yakoutisés (10).

              Enfin, le ciel, dans toute son immensité, n’est aux yeux dont il embrasse la planète en sa rondeur infinie, qu’un seul et grand individu à craindre et à prier, comme tout autre corps avec lequel l’homme se trouve également en contact. En toute logique, on a donc pu considérer le peuple chinois, adorateur des génies de la Terre et du Ciel, comme n’ayant pas dépassé dans son évolution, la période du fétichisme (11) et en vérité : quelle nation pourrait s’imaginer qu’elle s’est développée en dehors de cette religion universelle ? Ainsi les millions et les milliards représentant des âmes d’autant de corps distincts, peuvent se résumer dans un immense fétiche comme la Terre ou le Ciel. Cependant, les dimensions prodigieuses des fétiches supérieurs n’empêchent qu’on ne croie également à l’influence du tourbillon des fétiches infiniment petits, et précisément les Chinois, qui célèbrent la fête du Ciel en de si minutieuses cérémonies, apportent encore beaucoup plus de sollicitude par les mille observances qu’exige le culte de fong-choui, c’est-à-dire la multitude sans fin des esprits de la terre et de l’eau, et l’on sait combien l’art magique de se rendre les génies favorables a pris d’importance dans la “Fleur du Milieu”.

              L’histoire moderne du monde chinois a été, en grande partie, déterminée par la résistance du peuple “jaune” à la brutalité de l’ingénieur européen, qui vient sans respect, insolemment, bouleverser la terre sacrée et en violer les esprits. Le “Naturisme” est cette religion qui naît spontanément de la croyance aux génies sans fin, représentants des forces agissantes de la nature. Tout vit, ainsi qu’en témoignent la plupart de nos langues qui donneraient un caractère sexuel, “il, elle”, à tous les objets avant l’invention du neutre (12). A ces âmes de la terre qui assiègent l’homme de toutes parts, s’ajoutent les âmes de tous ceux qui ont vécu, de tous ceux qui ne sont pas encore : le naturisme devient animisme ou plutôt se confond avec lui, car la mort frappe incessamment autour d’elle, et les souffles mystérieux, les “âmes”, les “esprits” des êtres expirants, vont se confondre avec les énergies de nature également inconnue, qui sortent de la terre et des arbres.

              L’homme se voit constamment environné par ces forces, de divers origines, mais d’égal pouvoir; toutefois, la mort, intervenant dans son existence par de soudaines et souvent terribles apparitions, il se laisse facilement porter par son instinct à reconnaître en elle la plus terrible des déesses... Il veut la conjurer quand elle se présente en ennemie, pour lui enlever des compagnons, des parents, des amis : il l’évoque comme alliée, comme protectrice, pour abattre un animal dangereux ou un adversaire haï. Ce sont les âmes des morts, sorties de tous les cadavres tombés autour de lui, qu’il sent, qu’il perçoit tourbillonnant dans l’air en son voisinage, propice ou inquiétant suivant l’état de paix ou de guerre qui prévaut dans la population.

              On les voit, ces âmes, on les entend si bien que, pour leur échapper, on cherche à les égarer dans la forêt en fermant les chemins, en déplaçant les cabanes, en y perçant de nouvelles issues, en changeant de costume pour n’être point reconnu, abandonnant même l’ancien langage pour un parler nouveau (13). Parmi ces âmes en                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   peine, il y en avaient heureusement beaucoup qui arrivaient à se loger.

              Les parents du mort étaient souvent avertis en songe de l’endroit où s’était rendu le corps, de la transformation qu’il avait subie. Parfois ils entendaient sa voix dans un arbre et l’y croyaient réfugié; d’autres se révélaient dans un animal de la forêt qui avait pris leur ressemblance : une transformation des âmes s’accomplissaient, de la vie précédente en d’autres vies nouvelles; tout objet de la nature environnante, la roche ou la source, la plante ou la bête, pouvait devenir l’asile du fugitif. Une seule chose était certaine, la continuité de la vie, fait que les sauvages comprennent d’ailleurs de la manière la plus simple, sans pouvoir l’étudier au point de vue de la combinaison organique et du dégagement des gaz.

              Nos ancêtres gardaient l’invincible certitude que les âmes des morts leur tenaient toujours compagnie et se trouvaient avec eux, comme au temps de leur existence récente, en relations d’amitiés ou de haine. Ainsi, tout en ayant peur de la mort, cette transformation prodigieuse qui retire le souffle de la poitrine et fait pourrir les chairs, ils croyaient à la persistance de la vie sous mille formes. Le “mort” n’était pas mort, il disparaissait, mais en apparence, et, s’il n’avait trouvé un refuge en un autre corps, la partie la plus subtile de son être, devenue plus invisible que l’air, se mouvait ça et là autour de l’ancienne demeure, surtout dans les feuilles agitées. Mais encore de nos jours dans le pays des Verviers, on défend aux enfants de jeter des pierres dans les haies, le jour des Trépassés, de peur de blesser les âmes (14).

              Mais vivantes, ainsi qu’elles le sont, comment les âmes peuvent-elles se maintenir en dehors de toutes les conditions nécessaires à l’entretient de l’existence ? Là commence le miracle. On s’imaginait volontiers que les esprits errants, privés de leurs corps, l’avaient perdu bien malgré eux, par l’effet de quelque ruse de sorcier, de quelque violence de génies mauvais (15). Eh bien ! Il faut combattre résolument ces ennemis.

              La piété finale et cette solidarité humaine, que les pessimistes prétendent ne pas exister, quoi qu’elle rattache les vivants à ceux même qui ne sont plus, exigeaient donc du primitif qu’il essayât de remettre le mort dans un milieu qui lui convint. D’abord en lui donnant une demeure qui put sembler être de son goût, et c’est dans cette occasion surtout que les rites funéraires devaient varier selon la nature des contrées et des industries locales. Chez telle peuplade, on enterrait le mort près de la pierre de son foyer; ailleurs, on enfermait son âme dans une poupée de bois ou dans une effigie de cire, dans un lambeau d’étoffe que l’on suspendait dans la cabane. La branche d’un arbre sacré, un échafaudage, une proue de bateau devenait ainsi des lieux de séjour attribués aux morts.

              De même, la flamme sainte devait, chez nombre de peuplades, détruire le corps et s’unir intimement au souffle de l’homme, son âme véritable. Les plus braves donnaient à leurs trépassés la plus digne des sépultures, leur propre corps. Les Batta, de Sumatra; les Tchouktchi de la Sibérie, et d’autres, mangeaient leurs vieillards. Une manière plus raffinée de s’incorporer l’âme des morts est de boire les liquides qui découlent du cadavre décomposé. C’est ainsi que, dans maintes terres de l’Insulinde, devaient procéder les épouses pour rester fidèles à leurs époux; elles absorbaient en détail le corps de l’aimé jusqu’à ce qu’il n’en restât dans la cabane qu’une momie desséchée.

              Les Alivour ou Alfourou, des îles Aroe, à l’Ouest de la Papouasie, mêlent à leurs gâteaux de sagou, les fragments du corps de leurs parents et se les assimilent ainsi dans l’espace de quelques semaines; aux banquets funèbres, ils font circuler une coupe d’honneur où l’arrak se mêle au jus du cadavre : tous en boivent une gorgée pour communier avec la mort.

              Mais il est des tribus qui, ayant abandonné pour elles-mêmes la dégoûtante pratique, l’ont imposée à leurs esclaves : ils mangent leurs morts par procuration. C’est par une substitution analogue que les Tibétains livrent aux chiens les cadavres des leurs et que les Parsi restituent les corps à la Mère Nature par l’intermédiaire de charognards et de vautours. De même, les anciens Éthiopiens se peignaient sur le corps l’image des parents ou des amis disparus (16). Ce que nous faisons aussi en portant sur nous des médailles, des cheveux, des souvenirs de nos morts.

              La manducation des cadavres, quoique provenant d’un sentiment de solidarité des plus intimes avec l’être disparu, est assez rare parmi les hommes, et d’ordinaire, on laisse les morts retourner aux éléments primitifs par la voie de décomposition lente; les chairs sont presque toujours sacrifiées, tandis que l’on garde les os, surtout les crânes et les tibias chez un très grand nombre de tribus; les Garani de l’Orénoque livrent les cadavres à la dent des poissons, afin que le squelette soit promptement nettoyé et que l’on puisse le garder comme un fétiche. Sous quelque forme que restent les corps ils n’en sont pas moins sensés vivre toujours, et il convient de les nourrir régulièrement, soit par d’amples repas qui peuvent devenir fort coûteux à la famille ou à la communauté, soit par l’offrande de miettes et de gouttelettes, que l’on pense devoir être suffisantes pour alimenter de simples ombres; c’est ainsi que les Grecs et les Romains inclinaient leurs coupes de boisson sur le feu, pour qu’un filet crépitant du précieux liquide leur conciliât les dieux et les génies.

              Le mort recevait un bâton pour qu’il continuât au-delà du tombeau le voyage de la vie, peut-être vers des parages plus heureux; dans les contrées où l’homme avait déjà su domestiquer des animaux porteurs, on lui donnait le cheval, le bœuf ou même un autre homme, pour compagnie dans la mort; et le Viking des côtes septentrionales recevait un bateau pour continuer ses voyages de découvertes et de conquêtes sur les rives inconnues. Le numéraire était-il connu chez les amis du mort ? On lui en remettait au moins une pièce pour qu’il trafiquât encore utilement avec les gens d’outre-tombe, et l’on sait que, par un respect superstitieux des anciennes coutumes, les contemporains de Socrate et de Sénèque, même en beaucoup d’endroits, nombre d’Européens civilisés, observèrent et observent encore cette pratique funéraire. Enfin, quand le mort était un grand Chef, on le faisait accompagner sur le bûcher ou dans la fosse sanglante par toute une cour de guerriers, de femmes et d’esclaves.

              Ainsi, dans l’immense multitude des morts qui remplissent l’espace, aussi nombreux que les feuilles des arbres ou que des grains de sable du rivage, s’établit une hiérarchie analogue à celle qui prévaut dans la société des diverses tribus; chez les peuplades égalitaires, les morts sont tenus pour des paris; chez celles où le pouvoir des uns s’est fondé sur la servitude des autres, le traitement des morts varie de l’apothéose à l’absolu mépris. La différence d’un corps sacerdotal dut encore accuser la différence d’acception réservée aux trépassés, puisque magiciens et prêtres s’érigent en juges et dispensateurs des punitions et des récompenses d’outre-tombe.

             Eux aussi, comme les chefs, se sont élevés au-dessus de la foule par une sélection naturelle; sans doute, les hommes d’une intelligence exceptionnelle devant acquérir dans le cours de leur vie un ascendant considérable, grâce aux explications vraies ou plausibles qu’ils donnaient des prodiges de la vie et aux conseils qu’ils avaient distribuées en temps opportun; jusque-là leur influence était fort légitime; mais rien ne déprave comme le succès, et leur considération même devait les entraîner à d’hypocrites prétentions de savoir.

               La magie devint un métier, soit pour guérir les hommes des maladies physiques soit pour écarter d’eux les mauvais sort jeté par d’autres sorciers ou par les génies. La prétendue science d’attirer la faveur des divinités d’en haut et de conjurer la haine des “puissances de l’air” eut ses maîtres et ses disciples : des sociétés fermées, avec période de noviciat et degrés d’initiation, se constituèrent, et peu à peu s’établit ainsi dans chaque tribu un groupe de privilégiés, d’autant plus redoutables qu’ils mêlaient à leurs fourberies plus de connaissances réelles des faits de la nature. Cette institution d’une caste supérieure, affectant de connaître les choses de l’au-delà, livra les peuplades et les nations au régime de la terreur incessante, car cette caste, subdivisée en confréries secondaires, devait spéculer, même inconsciemment, sur la crédulité des naïfs, sur leur effroi de la mort et de l’inconnu, pour augmenter sa puissance et sa richesse.

              Devenus les intermédiaires entre les hommes et les esprits, ils avaient intérêts à représenter ceux-ci comme très méchants, afin de faire apprécier leur intervention à d’autant plus haut prix. “Le grand kalite” disent les sorciers de Palaos, en parlant du génie qui gouverne les insulaires, “le grand kalite aime à manger les hommes” (17). Aimer à verser le sang, c’est “avoir des entrailles de dieu”, répétaient aussi les Tahitiens, quand ils pratiquaient leurs infanticides. Le maître régnant isolé dans le Ciel des Juifs n’étaient-ils pas aussi “un dieu fier et jaloux” ? Et, dans son auguste indifférence, Zeus s’assied au fait de l’Olympe pour se réjouir de la lutte de ces peuples périssables, les Troyens et les Achaïens (18).

                 Ce mépris, cette haine sanguinaire, cette jalousie terrible des génies innombrables ou du maître des génies, il ne pouvait y avoir qu’un seul moyen de les conjurer, le sacrifice; de même que, dans un incendie destructeur des forêts, la sauvage faisait la part du feu, on cherchait à gagner du temps en donnant du sang au dieu avide qui en voulait boire à flots. Mais là où la population vivait sous la terreur inspirée par le magicien, un peu de sang ne suffisait pas, il en fallait beaucoup et la soif du dieu n’était jamais satisfaite. De là le devoir pour l’adorateur de sacrifier ce qu’il avait de plus cher. Avant que l’ange de l’Éternel arrêtât la main d’Abraham prêt à égorger son fils Isaac, sur l’ordre de son dieu, combien d’autres pères avaient du mettre à morts leurs fils aînés et donner à l’esprit redoutable les prémisses de toute existence animale naissant dans leur domaine. Le père ne pouvait se racheter que par la mort du fils.

              Sans doute la légende d’Abraham symbolise l’adoucissement des mœurs qui se produisit dans l’histoire du peuple juif et qui fait substituer les égorgements et les holocaustes d’animaux aux sacrifices humains; mais, après cette époque, combien de fois encore la frayeur du dieu amena les géniteurs à plonger le couteau dans le cœur de leurs enfants. C’est ainsi que les villes fondées par Josué écrasèrent de leurs linteaux de portes les cadavres de ses fils, et de même qu’ Agamemnon, le “roi des rois”, offrit aux dieux sa fille Iphigénie, Jephté livra au bourreau le jeune enfant qui s’avançait avec ses compagnes pour l’accueillir de danses et de chansons. Bien plus, le “saint” roi David sacrifia son peuple pour se faire pardonner une désobéissance au dieu vengeur : “Puisque j’ai péché contre toi, prends mon peuple, et tue jusqu’à ce que tu sois rassasié.”

              Toutefois, il n’était pas toujours nécessaire de verser le sang des siens; la guerre fournissait le moyen de désaltérer les dieux et les génies aux dépens de tribus ou de nations ennemies, et l’on vit en effet des peuples entiers disparaître pour satisfaire la vengeance des esprits acharnés. C’est ainsi que les Juifs offrirent à leur Yahvé les habitants de tout le “pays de promission”, et dans les rares circonstances où, par un mouvement de pitié instinctive ou par suite d’une promesse faite inconsidérément, ils durent épargner quelques-uns des indigènes, ils s’en accusèrent comme d’un crime.
              Si l’on peut remonter jusqu’aux origines des sociétés, pour y reprendre cette idée de sang offert en sacrifice aux génies, on en constate la survivance jusqu’à nos jours, puisque après les batailles, les vainqueurs vont chanter leurs Te Deum au dieu des armées. Il n’est pas une ancienne forme de religion primitive qui, sous l’action des mêmes causes, n’ait persisté plus ou moins dans nos civilisations modernes. Tel est le culte des têtes coupées, qui prévalut chez tant de tribus préhistoriques et qui se retrouve toujours chez les Dayak de Bornéo. Le sauvage qui limite à son propre clan la partie de l’humanité envers laquelle il a des devoirs moraux se croit tenu, stricte vertu, d’aller couper des têtes dans les tribus étrangères pour les rapporter à sa famille ou à la femme qu’il a choisie.

              Sans meurtre dont il puisse se glorifier, il n’est pas même considéré comme un homme : verser le sang humain est le premier devoir du candidat à la virilité. Et l’éducation qu’a reçue cet enfant de la forêt, pourtant très bon et très noble avec son camarade de tribu, n’est-elle précisément celle de nos jeunes contemporains, auxquels on enseigne qu’il est glorieux de tuer un ennemi ou même un nègre ou un jaune de quelque pays inconnu ? Le Dayak se vante d’avoir un poignard pour ancêtre (19); de même, c’est un grand bonheur dans nos sociétés modernes de descendre d’hommes qui se sont illustrés par l’usage de la francisque ou de l’arquebuse.

              Le meurtre religieux, inspiré et réglé dans ses détails par la magie, devait, en maintes circonstances, être accompagné de repas antropophagiques. Certes, le cannibalisme peut avoir, chez les primitifs, la faim pour cause, comme il en a été tant de fois, pendant la période préhistorique, dans les villes assiégées, sur les radeaux perdus en mer et dans les expéditions aventurées au milieux des glaces, des neiges ou des forêts vierges. Mais, chez les hommes aussi bien que chez les animaux, ces faits sont exceptionnels; ils se produisent cependant, notamment dans l’Afrique nigérienne, où telle ville a ses marchés toujours fournis de chairs humaines, considérée comme viande de boucherie. Au contraire, les repas dans lesquels l’homme se nourrit de son semblable par acte religieux, sont toujours des cérémonies ayant un caractère de noblesse et de gravité.

              S’agit-il, pour un guerrier, de dévorer le cœur ou le cerveau d’un ennemi, pour s’incorporer le courage et la pensée de l’adversaire égorgé, c’est là un acte d’importance majeure dans l’existence de l’homme, qui va se doubler ainsi en énergie physique et en force morale; mais la manducation de la chair présente une signification bien plus grande encore, quand il s’agit d’une victime plus qu’humaine. Il semble d’abord que pareil fait est d’une parfaite impossibilité, puisque les dieux sont plus puissants que l’homme.

              Toutefois, celui-ci, inspiré par la passion frénétique du moi, peut accomplir des miracles, grâce aux sortilèges de ses prêtres. Souvent, dans les dangers suprêmes d’une nation, les victimes ordinaires du sacrifice, bœufs ou agneaux sans taches,  pures jeunes filles, beaux jeunes gens sans défaut, ne suffisent pas à conjurer le courroux du dieu. Il fallut lui offrir des fils de roi, des rois eux-mêmes et jusqu’à des fils de dieu, et les fidèles condamnés d’abord sans possibilité apparente de rémission, ont pu se renouveler la chair et le sang par la chair et le sang d’un dieu, qui meurt mais pour renaître aussitôt, qui se donne en sacrifice, mais pour ressurgir comme juge souverain des vivants et des morts.

              N’est-ce pas là ce qui se passe chez les chrétiens, adorateurs prosternés devant celui-là même dont ils boivent le sang et mangent le corps en solennels banquets d’amitié fraternelle ? Dans le sacrement de la Cène “l’innocence de l’Homme dieu passe au dévorant, et le péché de celui-ci passe au dévoré (20).
              Ainsi toutes les religions actuelles qui se présentent sous des formes si diverses et si compliquées en apparences, dérivent de ce premier besoin qui tourmente l’esprit du primitif, celui de comprendre ou du moins d’avoir une explication, vraie ou fausse, des phénomènes de la Nature, des problèmes de la Mort et de l’au-delà. D’ailleurs, ce besoin de savoir a dû se présenter fréquemment chez certains individus sous une forme très élevée et donner une grande noblesse à l’évolution religieuse, quand la recherche de la vérité s’alliait à la pureté du cœur et à la profondeur de la pensée. Autrefois, comme de nos jours, quoique d’une manière beaucoup plus vague, des hommes devaient éprouver le sentiment plus ou moins obscur et lointain, de l’existence de causes générales déterminant les innombrables faits isolés ou distincts (21); dans le chaos du fini, ils sentaient un infini auquel ils cherchaient à donner un nom, et sous les mille manifestations duquel ils devinaient un lien d’unité, constituant une sorte de monothéisme et de panthéisme à la fois.

              Une autre force agissant encore en l’homme pour en faire un être religieux, l’amour qui le portait vers tout ce monde extérieur vivant d’une vie analogue à la sienne, vers les sources et les ruisseaux, vers les arbres et les rochers, vers les monts et les nuages, vers le ciel resplendissant, l’aurore, le crépuscule, le large soleil et tous les astres épars dans l’espace infini. L’évolution religieuse devait, par le développement même de ses causes, entraîner l’homme à une singulière illusion. Ab jove principium, dit le proverbe. Rien de plus faux. Ce sont les hommes qui ont fait les divinités en faisant leurs chefs et leurs prêtres, en créant leurs hiérarchies, en subordonnant les faibles aux forts, les pauvres aux riches, les naïfs aux astucieux. La société imaginaire des cieux correspond à la société réelle de la terre. Quand les nations ont eu des rois visant à la monarchie universelle, elles ont créé du même coup le dieu souverain, trônant dans l’empyrée par-dessus les hommes et les génies.

              A toutes les oscillations de l’humanité répondait un mouvement de même nature dans le monde des dieux : l’ascension et la décadence des maîtres de la terre se doublaient dans l’espace de l’exaltation et de l’obscurcissement des divinités d’en haut, car les imaginations, les hallucinations des hommes se modèlent toujours sur la réalité. Mais par l’effet de la persistance des institutions, de la durée des traditions et des pratiques héréditaires, tous ceux qui profitaient dans l’ancien état de choses cherchent à le prolonger bien au-delà du temps normal et c’est ainsi que rois, prêtres et leurs parasites ont toujours apporté tant de zèle à maintenir les images que leurs prédécesseurs avaient créées dans les cieux, à perpétuer les cérémonies religieuses et toutes les conventions morales qui en dérivaient. Les rois menacés ont recours aux dieux, leurs créatures. Le consentement unanime de millions et de millions d’hommes, pendant de nombreuses générations successives, a fini par donner à de vaines figurations comme une solidité concrète, et l’appel que les puissants de la terre menacés font aux puissants du ciel, ne reste pas sans écho.

              L’ensemble de toute l’organisation politique et sociale à laquelle appartiennent les dieux constitue un tout solidaire, agissant et réagissant par toutes ses parties, les unes aux autres. Les rois ayant intronisé les dieux, ceux-ci, par contre-coup, prolongent la durée des monarchies et des églises. Toute religion se fait une morale  à son usage ou plutôt elle prend dans le fond commun à tous les hommes les règles de conduite qu’il leur convient de prescrire. Il en résulte naturellement que les interprètes de tout culte s’imaginent volontiers être les créateurs de la morale; et il se l’imaginent d’autant mieux que les sorciers et magiciens, interprètes audacieux des volontés d’en haut, se sont également enhardis à devenir les exécuteurs de ces volontés et qu’après avoir prononcé les peines, ils aiment à les appliquer eux-mêmes ou à les faire appliquer par leurs fidèles. Justiciers par les paroles, ils aiment aussi à l’être par les actes.
              Vers les temps originaires de la vie des nations, avant que le phénomène de gemmiparité se soit accompli dans les fonctions sociales primitives, nous voyons les autorités se confondre dans les mêmes personnes, prêtrise et magistrature. Mais quoique s’imaginant par la pensée vivre en êtres supérieurs, de nature divine, en dehors de la société ambiante, les prêtres et les juges n’en sont pas moins des hommes comme les autres, puisant dans le fond commun des idées et des préjugés de tous.

              En châtiment à ceux qui veulent punir, ils commencent donc par appliquer la peine qui leur paraît juste par excellence, le talion, c’est-à-dire une souffrance ou une privation identique à celle qu’ils ont occasionnée, blessure pour blessure, maladie pour maladie, mort pour mort. C’est une erreur très accréditée d’identifier les idées de talion et de vengeance, mais c’est une erreur. La plupart des écrivains qui voient dans un Code ancien que la pénalité est inspirée par la loi du talion, se hâtent d’en conclure que les mœurs de cette nation étaient grossières et vindicatives. Cependant, l’idée du talion peut également dériver de la pénitence : le pécheur repentant trouve juste de se punir lui-même ou d’être puni dans la mesure de sa propre faute (22). En tous cas, la religion, la “révélation d’en haut”, n’a rien à faire à la conception première de la morale.

              Par l’effet de cette illusion d’optique, dont on voit les effets dans le monde moral aussi bien que dans le monde matériel, les hommes se trompent d’ordinaire sur le sens réel du mouvement, lorsque eux-mêmes et l’ambiance se déplacent en sens inverse : ils se croient immobiles et s’imaginent que la nature est en fuite. Ils donnent un caractère de permanence à leurs illusions religieuses en les contrastant avec une morale qu’ils supposent essentiellement changeante. C’est pourtant le contraire qui est vrai : la morale, c’est-à-dire la conception des règles à suivre dans les rapports sociaux, existe par cela même que des individus, animaux ou hommes, vivent en société, tandis que des religions ne se rapportent qu’à l’inconnu et ne vivant que d’hallucinations et d’hypothèses, restent un phénomène secondaire dans le développement de l’humanité.

              Cependant, il est certain que les religions réagissent très énergiquement sur la morale des hommes qui les pratiquent : elles dirigent les passions humaines conformément à leur dogme et aux intérêts de leurs cultes; ce que l’on appelle spécialement du nom de morale est le genre de conduite qui leur convient le mieux.
              Or, les actes de l’homme varient infiniment avec la poussée de ses instincts et de ses attractions; ils oscillent entre les extrêmes, ayant pour mobiles, d’une part, l’amour et le dévouement sans bornes, de l’autre, la fureur de la haine et de la vengeance. “Que de maux a pu susciter la Religion !”, dit le poète. Elle peut ajouter une férocité double à la férocité première, de même qu’à l’occasion elle exalte la tendresse jusqu’au délire.

              Avec les diversités des milieux, des conditions, des héritages de haine légués par la guerre, elle contribue à différencier les morales particulières de nation à nation : “Vérité deçà, erreur au delà !” Ainsi, les religions, quoique d’origine secondaire, relativement à la morale, ont souvent exercé une influence considérable sur les morales qui leur correspondent; mais, si l’on prend le terme de “morale” dans le sens restreint, le plus usuel, de conduite absolument conforme à l’altruisme, il est certain que la religion n’a pu exercer aucune action sur cette morale, si ce n’est pour l’obscurcir ou la dénaturer, pour troubler les rapports naturels entre les êtres vivants. Ces rapports sont primordiaux, et, par conséquent la morale d’altruisme est aussi ancienne, plus ancienne que l’humanité.

              Il est vrai, les animaux n’ont pas su répéter les règles formulées par les Bouddha, les Confucius et les Christ: “Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît !” et : “Faites à autrui ce que vous désirez vous être fait !”. Mais s’ils n’avaient pas la parole nécessaire pour se prêcher cette morale les uns aux autres, ils ont su la pratiquer. Le dévouement complet, le sacrifice de la vie à l’être aimé ou à la communauté des parents et amis, se retrouve dans l’histoire ordinaire et maint groupe animal, de la fourmilière au nid et de la couvée aux familles supérieures. Ainsi que le dit excellemment un philosophe : l’Équité et la Bonté; voilà les deux piliers de l’équilibre moral; pareil à cet olivier, dont Ulysse avait fait le pied de sa couche nuptiale, ils ont pris racine quand la première tribu prit naissance et nulle tempête ne les déracinera (23).

              L’Entraide, dans toute son ampleur, telle fut, au milieu des infinis dangers de l’existence primitive, la sauvegarde des malheureux et de la race elle-même. Puisque les circonstances l’exigeaient, l’étroite solidarité d’homme à homme, c’est-à-dire la morale humaine dans son essence, devait être beaucoup plus commune que de nos jours; à cet égard, nos aïeux de la préhistoire étaient meilleurs que nous qui prétendons souvent pouvoir “chacun pour soi”, nous suffire à nous-mêmes. Quel précepte de morale peut dépasser en force les discours recueillis par Radloff parmi les populations de l’Altaï : “Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain; quand tu vas quitter ton champ, commence par le semer” ?

    Élisée RECLUS
    (Les temps Nouveaux, mars 1904)

    (1) A. de Quatrefages. L’Espèce humaine, p. 39 et suiv.
    (2) Tito Vignoli, Mythe and Science.
    (3) Ph. Germain, Actes de la Société Scientifique du Chili.
    (4) Hermann Vambéry, Sittenbilder ausdem Morgenlande, p. 221.
    (5) Girard la Rialle, Origine des Religions, Revue Scientifique.
    (6) Das Wesen des Christenthums; Das Wesen der Religion.
    (7) Ernest Grosse, Die Anfange der Kunst, p. 35.
    (8) Draper, Histoire du Mouvement Intellectuel de l’Europe.
    (9) De Brosses, Du Culte des Dieux Fétiches, Paris 1760.
    (10) Deutsche Rundschau, Jashgang, XVII, Heft, 12.
    (11) Pierre Laffitte, General View of Chinese Civilization.
    (12) Max Muller. Essai de Mythologie comparée, trad, G. Perrot, p. 72.
    (13) Elisée Reclus, Les Primitifs.
    (14) Eug. Monseur, Cours d’Histoire Religieuse, Extension universitaire de Bruxelles, p. 8
    (15) Elisée Reclus, La Mort (“Société Nouvelle“)
    (16) A. Bastian, Rechtserhaltnissen der Volker, Elie Reclus, Passim dans les Primitifs et le Primitif d’Australie.
    (17) Miklükho-Maklay. Bull. de la Soc. de Géographie Russe, 1878.
    (18) Iliade, chap. XX.
    (19) De Bacher, Archipel Indien.
    (20) Carl Vogt, Congrès de Bologne, p. 395.
    (21) Max Muller, Origine et développement de la Religion.
    (22) G. Tardo. Des Transformations du Droit, p. 18.
    (23) André Lefèvre, Religion et Mythologie comparées.


    votre commentaire
  • Dire qu’il en est encore qui dénoncent ce qu’on appel l’adultère ! Ce pourrait être hilarant si cela ne relevait pas d’un esprit borné digne du moyen âge ! Ce même adultère punit par la loi il y a peu encore ! Cet adultère dénoncé par des gens qui en feraient bien autant s’ils pouvaient en avoir seulement le courage plutôt que de se caresser seul ou fantasmer sur un autre Individu tandis qu’ils font l’amour avec leur unique partenaire... Rien que cela les empêche de concevoir non seulement l’amour libre mais aussi la multiplicité des rapports en groupes qu’ils dénoncent et condamnent plus férocement encore alors que ce n’est l’affaire que de celles et ceux qui veulent bien s’y adonner.

    Que dire encore des tabous concernant la sexualité que la morale et la loi longtemps ont interdit et qui n’ont plus de poids dans la société d’aujourd’hui, en tous cas en France. Contrairement à ce pays croulant sous le poids de la vermine religieuse, comme l’abject Islam, par exemple. Toujours est-il que, quelque part, au fond des consciences, il en reste des traces, difficiles à faire décrasser, même chez les gens qui s’en veulent tout à fait libérés.Et non seulement en matière de sexualité mais dans la conception même de la vie amoureuse qui reste on ne peut plus standarisée.

    Ainsi, peu conçoivent que l’on puisse vivre à trois, à quatre même ou davantage. Que l’on puisse être amant/amante d’un ou de plusieurs et avoir pour ceux-là des sentiments réels et pourquoi pas, d’envisager une vie commune. Il est des gens qui vivent tout à fait bien seul ou à deux. Aucun problème pour cela s’ils ne viennent pas montrer du doigt ceux qui ont choisi de vivre différemment. Peu conçoivent également que les rôles peuvent être interchangeables, se cantonnant à des schémas les plus classiques que l’on a pris soin de définir pour eux.

    Peu conçoivent de jouir par tous les orifices possibles, que l’on soit homme ou femme, hétéro ou hé pédé ! Cependant que les zones érogènes sont composées pour cela qui permettent l’épanouissement du corps et donc de l’esprit. Car de ce que ceux-ci réellement ont besoin est d’exhulter et la sexualité en est un excellent moyen. On se cache le trou du cul comme on met sa main devant le slip car l’interdit a brimé le désir et est parvenu à refoulé l’esprit.

    En des jeux sexuels tout est permis qui permet de se satisfaire jusqu’à l’utilisation d’objet et de scénarios divers pour les adeptes de ceux qui savent que tout cela constitue un jeu entre individus consentants et non point une manière simplement hygiénique de purger l’un et de tâcher de satisfaire une femel en demande, aimante et à la merci de l’éjaculation du premier.

    On voit aussi dans l’utilisation des mots, le reste de saletés patriarcales, gauloiseries lourdingues, qu’on appelera “beaufs” aujourd’hui. Ainsi, on va traiter n’importe qui d’”enculé“, de “salope” (celle qui aime le sexe, la honteuse) tandis que pour un individu de type mâle, cela est tout à fait normal. Ceux-là feraient bien de se faire enculer soit par un homme soit par une femme (l’utilisation d’objet) ou de s’aider à s’enculer soi-même, de se libérer complètement, l’épanouissement qu’ils y gagneraient les éloignera alors de genre d’attitude, à moins que cela ne reste qu’un simple tic de langage.

    Je ne fais pas ici l’apologie du n’importe quoi n’importe comment avec n’importe qui. Cette époque regorge de saloperies du genre où tout est tarifé pour y accéder. Mais de la libération totale des corps avec qui nous voulons de la façon dont nous le voulons, en dehors des schémas classiques dépassés, risibles, de l’amour à la papa tuant et le couple et le corps et le désir de l’Individu.

     

    SBA.


    votre commentaire

  • Délivrons-nous du marxisme !

              Sous le couvert prétentieux du socialisme scientifique, le marxisme (entendu comme la doctrine politique de Marx et de ses disciples concernant la nature de l’Etat et la réalisation du socialisme), oppose à l’Etat bourgeois un Etat dictatorial et inclut l’économie sous la direction exclusive et totale de cet Etat. La disparition du capitalisme aura-t-elle pour conséquence la société socialiste sans classe ? Dictature politique, économie dirigée, parti unique et bureau de planification, c’est l’Etat de Marx, c’est l’Etat de l’avenir. Marx ne voyait plus rien dans sa science d’économie politique  qui aurait pu changer le cours des événements vers le socialisme. C’est là que finit la “science” marxiste, car dans notre XXe siècle, une autre histoire commence, que nous pourrions appeler l’âge de la mystification, de la peur, l’âge technocratique et concentrationnaire.

              Tous les efforts tentés par les dialecticiens des partis de concilier le marxisme avec le développement politique et social de notre temps s’avère comme du pur byzantinisme et de l’acrobatie mentale. Qui oserait nier que ce développement politique et social ne sont pas de nature à nous amener ailleurs que vers la libération ? Qui oserait nier encore, sans être suspecté d’irrationalisme et de déséquilibre mental, que de nouveaux éléments dangereux sont entrés en jeu, méconnus jusqu’à maintenant par les scientifiques des socialistes ?

              Et voici pourquoi j’estime primordial de trouver la définition de ces forces qui apparaissent si terribles et si démesurées devant nous, sans que nous ayons pu deviner leur existence. Ces forces sociales et politiques et je dirai même scientifiques, qui, à l’encontre de toutes prévisions, ont donné un cours imprévisible à l’évolution sociale, nous laissant désarmés et sans moyens de combat contre les facteurs nouveaux de régression sociale. Quelles ont été les causes du fait que dans les rangs ouvriers une disposition spéciale s’est développée en favorisant les tendances des nouvelles tyrannies ? Que signifient les troubles politiques ? Sont-ils l’annonciation d’une transformation complète de notre civilisation des régimes sociaux et des valeurs spirituelles ?

              Les anarchistes pourront toujours répondre que cela n’a rien de mystérieux, car ils ont toujours dénoncé la malfaisance de l’Etat source de toutes les gammes d’oppression ! Dans l’ensemble, cette appréciation est exacte, seulement, il y a une erreur de détail. Nul ne prévoyait que la classe ouvrière permettrait un jour à une autre classe, qui demande encore à être définie, de se saisir en son nom de l’héritage capitaliste. Le marxisme ne peut même pas se vanter d’avoir prévu ou préparé le prolétariat contre le danger d’une nouvelle classe dominante. Bien au contraire, il cherche à se justifier par toutes sortes de thèses et de synthèses, d’être sur la bonne voie.

              Comment procéder pour aboutir à une explication raisonnable de tous les changements, aussi bien extérieurs qu’intérieurs dans la vie humaine ? Je crois pouvoir dire qu’aucune doctrine, que ce soit le marxisme ou l’existentialisme, n’est en mesure de nous fournir une réponse satisfaisante.

              C’est seulement à partir de cette vérité que nous pourrions peut-être, avec l’aide de l’observation et de la recherche, trouver quelques aspects objectifs de la nouvelle condition humaine. Pour ma part, l’élément central de la faillite morale de cette condition humaine se trouve placé dans l’âme même du marxisme. C’est son esprit, c’est son génie anti-humain qui ont suscité la psychose de la dictature totalitaire.

              C’est lui également qui est à l’origine de toutes les déformations des concepts sociaux, car il est possible de servir la cause de la liberté en ayant des conceptions qui sont la négation de cette liberté. Lorsque que quelqu’un dit que la liberté est une chimère, que pour lui, la dictature communiste représente l’incarnation de toutes les vertus  sociales, alors il se met volontairement ou involontairement en dehors du socialisme, il est en fait un complice de la barbarie totalitaire. Pour entrer dans le vif du sujet, nous pouvons commencer par affirmer avec tout le calme de la certitude que le marxisme est une doctrine historiquement dépassée et périmée. En disant ceci, je me réfère principalement aux ouvrages qui ont le plus imprégné le mouvement ouvrier.

              Les conséquences des théories marxistes ont été plus favorables aux classes supérieures qu’au prolétariat. Ce jugement, nous sommes autorisés à le porter contre le marxisme, parce que nous, nous comparons sa théorie avec la réalité de notre temps. Ces réalités nous enseignent que sa découverte fameuse d’une loi historique immuable, n’est qu’une métaphysique assez puérile. Le capitalisme anglais manifeste encore une santé assez vigoureuse pour maintenir sa domination sans danger pour un certain temps. Les signes de vieillesse  qu’on a pu apercevoir ne sont nullement fatals pour son existence, car le marxisme et ses théories économiques lui viennent puissamment en aide. Si réellement un jour il succombait, ce serait certainement pour se métamorphoser en un Etat totalitaire, monolithique et technocratique.

              Le capitalisme industriel qui a donné naissance  au prolétariat, ce même prolétariat qui devait prendre, d’après Marx, la succession du capitalisme et instaurer la liberté et la démocratie économiques, a totalement ignoré dans ses doctes analyses que ce capitalisme provoquerait une classe nouvelle également inexistante avant l’ère industrielle. De plus en plus nombreux, de plus en plus conscients de leurs intérêts communs, les intellectuels et les techniciens des grandes branches industriels, s’appuyant sur un prolétariat gagné à la cause de leur idéologie, revendiquent de plus en plus violemment le pouvoir.

              Le rôle de cette classe nouvelle fut lamentablement sous-estimé par Marx l’érudit. Or, nous voyons que les causes invoquées par Marx qui doivent selon lui amener la révolution sociale sont absolument fausses. Ni la concentration capitaliste, ni le chômage, ni la misère, ni les guerres n’ont apporté la dissolution capitaliste. La transformation capitaliste avec ou sans révolution dans un Etat “socialiste” totalitaire sera probablement réalisée par cette classe d’intellectuels et de techniciens que Marx a complètement négligé de caractériser.

              Lorsque Marx a désigné le prolétariat comme étant appelé par l’histoire pour faire la révolution sociale, c’était parce qu’il mesurait les forces incalculables que la classe ouvrière était capable de fournir.


              Cette force explosive appréciée dans toute sa valeur, ne devait cependant servir seulement que comme démolisseur de l’édifice capitaliste et lorsque l’organisation du socialisme arrive au stade d’instauration,  Marx réserve les réalisations à l’Etat, au parti, aux fonctionnaires. C’est à partir d’ici que le marxisme ouvre largement la porte à la technocratie totalitaire quand il dévoile d’immenses perspectives aux fonctionnaires, aux intellectuels, aux ingénieurs, jusqu’alors inconscients de leur rôle, la possibilité future de devenir les dirigeants du prolétariat  et de la révolution.

              Ayant basé toute sa théorie sur l‘action du prolétariat industriel, Marx a du même coup jeté les fondements juridiques et économiques de cette classe de techniciens et de fonctionnaires des partis, qui sont déjà, en fait, à la tête d’un mouvement ouvrier. La seule différence est que le prolétariat, dans son ignorance, croit voir en eux les dirigeants, les serviteurs et les guides de l’émancipation ouvrière. Cela est faux, rappelons que cette nouvelle classe de l’intelligentsia ouvrière et tous les petits intellectuels et satellites qui tournent autour du pouvoir, agissent inspirés du même mobile que la bourgeoisie du XVIIe siècle et plus tard en France au XVIIIe siècle. La bourgeoisie anima idéologiquement tous les mouvements d’émancipation pour le renversement du régime féodal et instaura avec l’aide de la révolution, sa propre domination.

              Les administrateurs et les techniciens de l’économie qui détiennent effectivement dans la phase actuelle du capitalisme, la presque totalité de la production, tendent par tous les moyens de réaliser un Etat tout puissant muni d’une autorité illimitée qui assurera à leur seul bénéfice le contrôle de la production et de la possession intégrale de la main d’œuvre, comme appartenant en priorité à l’Etat. Pour parvenir à ses fins, cette classe nouvelle est obligée de s’appuyer sur le prolétariat. Mais il se produit que la plupart des théoriciens, bien que puisant leur philosophie matérialiste dans le marxisme, ne deviennent pas pour autant des bolcheviques ou des socialistes. Ils adhèrent à des théories totalitaires en captant la venue à eux d’éléments de provenance prolétarienne,  qui agissent cependant avec une partie de la bourgeoisie, pour instaurer le fascisme.

              Le fascisme, un bâtard du marxisme, prétend aussi faire une révolution. Le fascisme se déclare aussi être au service du prolétariat. L’Allemagne de Hitler était en ce sens un exemple typique . Ce qu’ils ont en commun, le bolchevisme et le fascisme, c’est la même origine. Seulement, en cours de route, ils deviennent des ennemis mortels pour des raisons purement impérialistes. S’il y a des divergences idéologiques entre les deux systèmes totalitaires, c’est qu’ils tendent tous deux à devenir une religion qui aspire à la domination universelle. Mais cependant, il y a un lien de parenté, la conscience de la même descendance, les rapprochent plus près l’un de l’autre que ne peuvent le faire le capitalisme ou le régime démocratique. Certes, ce phénomène nous explique aussi pourquoi le communisme international était plus farouchement opposé contre l’Angleterre après le pacte Staline-Hitler en 1939 contre le fascisme.

              Le capitalisme mondial se décompose peu à peu, non parce que le prolétariat lui a infligé des coups mortels, mais parce que le capitalisme libéral dans son évolution a perdu le contrôle des moyens de production. Et ce n’est nullement le prolétariat qui les a privés de ce contrôle, mais bien les directeurs d’usine et techniciens des bureaux de planification.

             La technocratie bolchevique, dans son épanouissement le plus marxiste, est la confirmation la plus éclatante et la plus brutale de cette théorie qui a ouvert la voie non pas au socialisme, mais à une autre phase dans l’exploitation de l’homme par l’homme. Rendons-nous à l’évidence, le socialisme marxiste est devenu l’armature psychologique et intellectuelle d’une classe de maîtres, qui prend la succession du capitalisme à son seul bénéfice.

              A cet égard, faut-il prouver le bien fondé de cette affirmation ? Pour l’amour de la clarté, bornons-nous à citer quelques exemples saillants. Regardons le syndicalisme d’aujourd’hui. Dans tous les pays du monde sauf la Russie où le régime technocratique est un fait accompli et en possession de tous les pouvoirs, il se forme une couche de fonctionnaires attitrés qui n’ont plus aucun lien avec les salariés et ont pris la direction effective du mouvement syndical. Comme tous les grands États du monde possèdent à des degrés différents une économie dirigée, ils sont créé à cet effet d’innombrables bureaux de centralisation qui dirigent la production, la répartition et la consommation.

              D’une part, ces bureaux sont dirigés par des techniciens qui ont remplacé l’initiative privée de l’entreprise et acquièrent de l’autorité et des privilèges auxquels ils ne renonceront probablement jamais; d’autre part, les dirigeants des syndicats sont associés aux tractations avec ces bureaux d’Etat qui, en définitive, deviennent ainsi une partie de la bureaucratie d’Etat. Prenons encore un exemple, les nationalisations en Angleterre et en France et les pays sous le joug stalinien. Illustration caractéristique de la phase transitoire vers les socialisme d’Etat et vers la dictature absolutiste.

              Les organismes fondés par l’Etat pour gérer les entreprises nationalisées emploient un nombre sans cesse croissant de fonctionnaires. Ces fonctionnaires ne sont pas nécessairement membres du Parti communiste, mais ils ont cependant une instruction marxiste et, par ce fait, sont opposés au capitalisme libéral. Ainsi, leurs convictions matérialistes du concept social les obligent à agir en faveur de l’Etat totalitaire. Mais dans cet ordre d’idées, ils se sentent plus près du syndicalisme que de la bourgeoisie. Et inversement, les dirigeants de syndicats, se voyant associés au contrôle des entreprises nationalisées se sentent solidaires de cette classe nouvelles de bureaucrates et de techniciens.

              Il est vraisemblable que cette nouvelle classe soit restée plus ou moins incohérente, parce qu’une idéologie lui manquait. Elle n’a commencé à prendre vigueur qu’à partir du moment où la révolution russe acheva de se transformer en technocratie totalitaire. Cet évènement, il faut le dire, fut une véritable révélation pour elle. Car désormais, le marxisme dispersé dans une multitude de nuances, devenait la Bible de tous les aspirants à la dictature. Par instinct et par intuition, elle est pour le triomphe du marxisme et de ses variantes, uniquement pour la raison qu’elle trouve la défense de ses intérêts et la répartition des privilèges économiques et politiques, mieux assurée dans le marxisme, le bolchevisme, le fascisme, que dans un capitalisme défaillant, incapable de se sauver de ses contradictions mortelles.

    (Feuille volante retrouvée dans des archives et sans la signature de l’auteur héla mais cependant loin d’être dénuée d’intérêt)
    Le marxisme embourbé

              Au milieu du XIXe siècle, une nouvelle conception de l’histoire allait naître, grâce à l’action de l’ancien collaborateur de la “Gazette Rhénane”, Karl Marx. Cer dernier, dans son pamphlet contre Proudhon, Misère de la philosophie, résume sa doctrine en écrivant les phrases suivantes :“Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives, les hommes changent leur mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel...”

              Cette doctrine qui affirmait que la technique seule dominait et déterminait la vie sociale tout entière a fait un certain bruit dans le monde sous le nom de matérialisme historique. Elle fut exposée, plus explicitement, d’abord par Engels, ensuite par Labriola, dans son Essai sur la conception matérialiste de l’Histoire. Le matérialisme historique, qui n’était qu’une hypothèse au sens scientifique du mot, devait suffire aux adeptes du marxisme  pour expliquer tout ce qui se passait, et allait se passer, dans l’Univers. Ils en firent un catéchisme qui ne pouvait pas plus être mis en doute que les Évangiles de l’Église pour l’homme religieux.

              A vrai dire, la doctrine de Marx avait le mérite d’une extrême simplicité, et elle s’appuyait, au départ, sur un certain nombre de faits parfaitement vérifiables. Il était facile de montrer que la grande Révolution qui mit fin au Moyen Âge, et qu’on baptisa des noms de Renaissance et de Réforme, n’avait été que l’aboutissement des inventions et des découvertes des deux siècles  précédents : la poudre à canon, la boussole, les découvertes maritimes... Les développements prodigieux de l’industrie textile, développements que l’on disait révolutionnaires, pouvaient constituer ensuite un excellent chapitre du catéchisme de Marx. Ceux de l’industrie métallurgique qui allait prendre le relais vers le milieu du XIXe siècle devaient forcément en constituer un autre.

              Il était également facile de montrer qu’à chaque moment de l’histoire il y a un facteur économique qui prime tous les autres. Il y a, à chaque époque, une industrie, un groupe d’industriels qui joue un rôle déterminant dans la marche de la société. Dans la première partie du XIXe siècle, l’industrie textile dominait et, d’après Marx qui allait prendre tous ses exemples de capitalisme chez les patrons de cette industrie, c’est elle qui pliait à sa mesure la société tout entière. L’industrie métallurgique, qui allait venir ensuite, devait nécessairement imposer au monde sa politique et son propre régime économique...

              Parallèlement à cet exposé critique, le matérialisme historique affirmait que la révolution prolétarienne était inéluctable, que les différences de classes n’y résisteraient pas, que les frontières allaient disparaître, que les guerres ne seraient plus possibles. En vertu d’un merveilleux automatisme, tout allait s’organiser aussi facilement que dans un conte de fée. Aujourd’hui, ces explications aussi ingénieuses que séduisantes se révèlent tout à fait insuffisantes pour expliquer la marche d’un monde qui, au fond, n’a pas tellement changé quant aux rapports qu’il entretient d’individu à individu, de nation à nation.

              Que ce soit le capitalisme dit libéral qui domine ou le capitalisme d’Etat, c’est toujours la loi de la jungle et le mépris totale de l’homme qui caractérisent l’étonnante évolution d’une humanité qui a instauré le “socialisme” sur un sixième du globe !

              Dans la perspective marxiste, il faut ajouter l’industrie atomique et les bouleversements techniques qu’elle implique; il est assez curieux de constater que cette emprise de l’industrie nucléaire coïncide avec une renaissance du sentiment nationaliste qui n’épargne pas les pays d’obédience pseudo-marxiste et que le matérialisme historique n’explique que sous la pression de sollicitations très hasardeuses. Le marxisme qui a expliqué avec tant d’autorité de quelle manière la société capitaliste allait mourir, ne peut ni dire ni comment ni pourquoi ce capitalisme moribond est devenu le sauveur de l’Etat marxiste qui n’arrive pas, un demi-siècle après la Révolution, à produire suffisamment de blé pour nourrir ses citoyens.

              Selon M. Fourastié, “en U.R.S.S. où tout profit capitaliste est, en principe, annulé, l’agriculteur livre de quoi nourrir quatre personnes; de 1910 à 1960, sa productivité n’a été multipliée que par 1,6. Aux États-Unis, chaque agriculteur fournit de quoi nourrir 31 personnes et sa production a triplé en cinquante ans...” L’Etat marxiste s’est engagé, lui aussi, dans la voie du développement industriel et, principalement dans le perfectionnement des industries de guerre, bizarre réalisations de ce vieux rêves des socialistes utopistes qui prétendaient, avec une foi naïve, que “le socialisme ferait avec les armes des socs de charrue...”

              Il fut un temps où l’Etat marxiste justifiait sa participation à la course aux armements par la nécessité de défendre “l’ordre nouveau” contre le monde capitaliste. Il n’est pas loin, aujourd’hui, d’invoquer les nécessités de la défense contre le socialisme du pays voisin : La Chine, cette Chine où le marxisme fait bon ménage avec un nationalisme des plus virulents, est plus inquiétante pour l’U.R.S.S. que les pays capitalistes sur lesquels Moscou tend à se régler bon nombre de principes vitaux qui intéressent le confort de sa nouvelle bourgeoisie. L’explication marxiste du phénomène n’est pas des plus faciles; on échange des diatribes haineuses avec “les peuples frères”, on reçoit à bras ouvert les directeurs des trusts, les gros fournisseurs d’armements : les Krupp, les Thyssen, les Schneider, on échange des messages amicaux avec la papauté et avec les généraux réactionnaires. Tout cela paraît bien compliqué aux braves bougres qui ont appris à lire dans ce fameux catéchisme tout aussi infaillible que celui de Rome.

              Il en est pourtant qui commence à comprendre que cet enchaînement de faits se rattache, comme partout ailleurs, à une loi générale ¾ pas du tout marxiste ¾ qui ne souffre guère d’exception : “Les cliques politiques promènent parmi les foules leurs idéaux et leurs programmes, pour atteindre le pouvoir. Une fois installées, elles considèrent, selon la fameuse théorie de Bonald, que l’individu n’existe que pour la société, que la société ne le forme que pour elle-même. Et ces hommes qui exercent l’autorité, qu’ils soient coiffé d’un képi ou d’une couronne, d’une casquette ou d’un chapeau-claque, on tous la même fâcheuse tendance à clamer : la société c’est moi ! Le plus effrayant, c’est qu’il se trouve tant d’aveugles volontaires pour courber la tête sous leurs semelles.

    Louis DORLET.

    Le marxisme contre l’individu

              Protagoras d’Abdère, qui vivait vers 485-411 avant J.- C., avait proclamé que : “l’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont ce qu’elles sont; de celles qui ne sont pas.” Il s’agit certainement non de “l’individu” mais de l’homme en général. Cette formule n’implique pas de scepticisme, mais relativisme et humanisme. Si nous délaissons les sommets métaphysiques et abordons des considérations plus pratiques, on s’aperçoit alors qu’en dépit de l’exaltation toute théorique du moi, l’individu ne peut séparer son destin de celui des autres hommes, “l’homme n’est un homme que parmi les hommes.”

              En effet, l’homme n’atteint à l’humanité que dans la société. Et la société est, pour Fichte, bien supérieure à l’Etat, qui n’est qu’une expression momentanée. Or, la civilisation moderne, dominée par la technique, subordonne toute activité à des fins matérielles. Les nouveaux réformateurs sacrifient tout à la vision confuse d’une idole par eux nommée “conscience collective”, qui, au fond, n’est rien que la conscience dégradée du citoyen bureaucratique, de l’homme prolétarisé.

              Si la doctrine collective était conforme aux données de l’expérience et aux besoins humains il ne serait pas nécessaire d’administrer le collectivisme en dressant le peuple, en le corrompant, en l’endormant, en l’amusant, ni à édifier des camps de mort lente ni des camps de travail forcé. Mais ce qui est certain, c’est que Marx a été le premier, par sa théorie de la mystification, à faire ressortir cette faculté de la motivation intellectuelle. Comme si les fins, consciemment poursuivies par les individus, devaient forcément être les effets précis de l’évolution communautaire. Ainsi, Marx et Engels nient l’individu comme facteur essentiel du progrès, en affirmant que la masse est le facteur “déterminant de l’évolution sociale” c’est-à-dire que “le tout social est quelque chose d’autre que la somme de ses parties.”

              On sait que l’essence de la méthode et de la structure de l’œuvre de Marx, c’est la valeur travail, l’origine de la plus-value, le processus de production lui-même; l’apparence c’est le marché (la loi de l’offre et de la demande, la concurrence et le jeu mutuel des capitaux et des revenus) L’intermédiaire, c’est le processus de circulations, les relations diverses des capitaux individuels et du capital social, avec la fonction propre du temps. Valeur au sens absolu du terme est donc ce travail collectif et l’humanité qui produit et reproduit l’ensemble de sa vie totale. Or, cette mise en valeur de la valeur, source de l’exploitation effrénée de l’homme par l’homme, qui remplit l’Histoire, est seulement posé par Marx qui ne nous dit pas, remarque Krishôrlâl, si elle se retrouvera, à la fin de l’Histoire, sous des formes qu’il avait déjà dénoncées dans sa jeunesse.

              D’autre part, comme l’écrit l’ancien dirigeant marxiste Milovan Djilas, “les théories de Marx sur la paupérisation croissante de la classe ouvrière ne se sont pas vérifiées non plus par l’évolution ultérieure des pays d’où il a tiré la substance de ses théories.


              Cependant (comme Hugh Seton-Watson le mentionne dans son livre “From Lénine to Malenkov“), elles semblent s’appliquer avec quelque exactitude dans un certain nombre de pays appartenant  pour la plupart aux régions agraires de l’Est européen. C’est ainsi que, tandis qu’à l’Ouest son autorité se limite à celle d’un historien et d’un chercheur, Marx devient dans l’Europe de l’Est le véritable prophète d’une nouvelle et enivrante religion.”

              Dans “La nouvelle classe dirigeante”, Djilas reconnaît que, “dans les pays les plus développés, la croissance rapide de la production, la demande accrue de main-d'œuvre  (grâce à l’exploitation des colonies comme sources de matières premières et comme débouché) concourent à améliorer la situation de la classe ouvrière. L’action revendicative pour des réformes, la conquête généralisée du suffrage universel et la pratique de l’opposition parlementaire portent leurs fruits. Les idées de réformes apparaissent valables, et plus réaliste que les idées de révolution violente.”

              Voilà où mène le phénomène de la dialectique poussé à l’extrême. Car, plus encore que les philosophes utilitariens, les marxistes prétendirent employer la méthode scientifique dans l’élaboration de leurs doctrines. Mais ni Marx, ni Engels, ni même Lénine, n’avaient l’expérience de la recherche scientifique. En effet, ils ignoraient l’existence des conceptions opérationnels. Ce qui eut comme résultat qu’ils mélangèrent sans s’en douter deux disciplines de l’esprit. Lénine a agi selon les prescriptions de Marx. Lorsque, parfois, un léger désaccord se manifeste entre les paroles de Marx et les actes de Lénine, cela donne évidemment un peu de travail aux chefs du Parti pour prouver qu’il n’y a pas réellement de désaccord.

              Ce qui est certain, c’est que l’idée, mise en avant par la philosophie communiste, d’un ordre social permanent, n’est qu’un narcotique. Si chaque individu pris à part est incapable de donner une valeur morale à la “conduite”, c’est-à-dire s’il n’a pas par soi-même de valeur morale, comment une somme numérique d’individus en saurait avoir davantage ? Car la société vaut par l’individu plus que l’individu ne vaut par la société. Il n’y a pas de conscience extérieure aux consciences individuelles; on ne peut séparer la société des éléments qui la composent ni le fait social de ses manifestations individuelles. Voilà pourquoi Alain pense que “ce qui ruinerait l’image marxiste, ce serait de vouloir que le progrès technique ait déterminé par lui-même tous les changements de l’ordre moral.” Ce n’est pas si simple; et la structure des sociétés humaines dépend aussi des sentiments et des pensées, enfin d’une poésie qui n’attend que quelques provisions et un peu de loisir pour rêver et chanter sur le seuil.

              L’ancienne culture sous ses formes les plus parfaites, n’embrassant qu’un espace restreint et un nombre d’hommes limités, la civilisation a été plutôt une oeuvre aristocratique. Elle est le travail de l’élite de chaque nation, et si un petit nombre d’hommes a pu la créer, c’est aussi un petit nombre qui est seul susceptible de la maintenir. En effet, deux principes fondamentaux contribuèrent au progrès de l’humanité : ce sont le sentiment social hautement développé et l’intelligence la plus raffinée. Il en était ainsi de la culture grecque, de celle de la Renaissance en Italie et en France au XVIIe siècle ou de l’Allemagne au début du XIXe siècle. Force est d’admettre l’indice de son principe de sélection qualitative. Sans aucun doute, c’est l’Égée et l’Orient qui ont éveillé le génie plastique de la Grèce, génie novateur, créateur, dominateur parmi les plus grands.
              Moins abondant et somptueux, il a gagné en acuité et en précision ce qu’il a perdu en grandeur et en richesse décorative. Leur esthétique, écrit Sartiaux, est fait d’ordre, d’équilibre, de goût, de mesure, de sobriété un peu dépouillée, et elle a cherché toujours la justesse des proportions et la pureté des lignes comme la pensée s’est astreinte à la justesse des rapports et à la pureté des concepts.

              D’où il résulte que c’est avec l’humanisme que l’homme s’affirmera dans le monde de la nature. C’est la Renaissance qui a divulgué le monde psychique humain, mais c’est au cours de l’époque moderne que l’homme a fait l’apprentissage de la liberté et que les forces de l’homme se sont manifestées. Comme le note Sartiaux, l’homme a appris à disposer d’une liberté qui lui a permis de vivre autrement que dans la recherche précaire et anxieuse de la nourriture; il a lié avec la nature des rapports étroits et commence à l’interroger, il a multiplié et perfectionné des relations sociales plus stables et complexes, des façons nouvelles de penser, de sentir et d’agir. C’est pourquoi la personne devrait être seule juge et mesure à la fois du Progrès.

              Si ce dernier mérite vraiment son nom, et s’il avance, affirme de Rougemont, c’est au statut de la personne dans notre société qu’on en jugera. Car l’intérêt du Progrès ne serait autre que de donner plus de sens à nos vies personnelles, plus de joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que l’on veut, à aimer ce que l’on aime, donc plus de liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a de sens correct que pour chaque individu. Or, outre le fait que la théorie de l’évolution de Marx a été condamnée par la science moderne, pour Marx, le culte de la haine est l’élément essentiel de propagation de sa doctrine. C’est par le même esprit qu’un système politique, dont l’essence, Soutient Benda, est la négation de la liberté; que les pires ennemis de la démocratie s’affirment les champions de la démocratie.

              Puisque la haine est une passion ¾ une déformation mentale ¾ et non un sain développement de la raison et des sentiments, cette doctrine, selon Krishâlâl, n’est qu’une déformation de l’esprit au seul et unique but d’obtenir des résultats matériels. Marx ne perd jamais de vue l’efficacité réel du plan. Il ne se soucie pas de discours ni d’échanges, il veut être suivi. Le but, c’est d’abord la dictature du prolétariat. On ne la réalisera que par la violence. Victor Serge condamne l’Etat-prison substitué à l’Etat-commune dans la période des combats : “c’est l’œuvre des bureaucrates triomphants, contraints, pour imposer leur usurpation, de rompre avec les principes essentiels du socialisme.”

              La technique et la culture de ces régimes se réduisent aux motifs prochains des profits du confort et de la force utilitaire. Car la technique ne peut rien contre le progrès moral de l’homme, ni le défaut de bien-être n’a rien pu faire contre lui. Et, pourtant, la morale individuelle reste sans prise sur un phénomène qui évolue au niveau des nécessités collectives : ainsi, le profit dépend toujours plus de l’économie nationale, le confort de la statistique (niveau de vie moyenne d’une nation) et les “nécessités de la défense nationale” déterminent, d’après de Rougemont, la science même, source des invention. L’homme, constate Marx, qui est naturellement destiné à obtenir par le travail l’union avec la nature, la voit devenir étrangère et hostile.  Dans une organisation sociale respectueuse de la dignité humaine, chaque homme devrait jouir des autres membres de la collectivité naturelle. L’économie, telle qu’elle est, rend la nature étrangère à l’homme.
              Or, un humanisme social pratique devrait permettre la pleine réalisation de l’être dans un ordre réel et sensible. Il y a donc flagrante contradiction entre  les actes et les principes marxistes. L’esprit enchaîné, c’est le fanatisme ! Ce n’est plus de l’esprit. Alors, qu’est-ce que ces régimes aux fins surhumaines ?  Sinon le régime de la tyrannie sans aucun espoir de justice, de liberté, de droit.

              A juger des choses de plus près, il faut reconnaître qu’il n’y a de sagesse pour nous que par un refus de se laisser “absorber”, par un refus d’être “mécanique”. Car tout homme est une âme et non un atome, il est lui-même, et seulement comme tel, un membre humainement efficace de la communauté. La sagesse, c’est la mesure et la libre échelle des valeurs, des possibilités et des limites, à tout sujet de la communauté. Car aider les hommes à chercher remède à leur esclavage exige bien d’autres choses que des calculs utilitaristes. Le régime qui ne permet aux hommes de prendre parti, d’exercer un contrôle clairvoyant résolu par les actions et encore plus sur les discours des dirigeants, et qui ne réserve aucun espoir à la liberté de tous, n’est-il pas la source même, pour l’homme, d’une tentative opposée ? Nous n’en doutons pas : le vice fondamental de la structure du monde actuel déjà si contraire à la raison, s’édifie toujours sous la forme d’une organisation mécanique de l’existence, qui réduit tout en une ignoble et misérable servitude.

    Dr H. HERSCOVICI.

    Le marxisme et l’individu

              “Le but, c’est l’individu”, disait Jaurès. Tel est le thème qu’inlassablement a exploité, repris, tout le romantisme français. Qu’il s’agisse de Hugo, de George Sand ou de Barrès, de Proudhon, de Pierre Leroux ou de Michelet, aucun de nos romantiques qui n’ait célébré “la souveraineté de l’homme sur lui-même.”

              De ce point de vue, l’on ne saurait guère confondre le romantisme allemand dont les vues sur l’homme sont diamétralement opposées. Pour le romantisme allemand, l’individu cède le pas à la collectivité, s’absorbe en elle et s’y perd. Il y vit, disait Novalis, “comme l’on vit dans sa bien-aimée”. Cette conception qui, en sa belle ampleur lyrique, rayonne sombrement du romantisme allemand, prête à la société une existence organique. L’Etat devient lui-même “individu” ¾ la définition est de Schlegel ¾l’individu suprême. Il ressemble à ces ruches et à ces termitières, sur lesquelles Maeterlinck se pencha, où abeilles et termites ont perdu toute existence propre, n’ont plus qu’une existence relative à l’ensemble, une existence comparable à celle des cellules dans un corps. L’individu abdique a destinée singulière pour se subordonner à la finalité de l’espèce.

              Que cette conception soit d’ordre essentiellement mystique, cela ne fait aucun doute. Elle ressortit à ce goût de la mort et de la souffrance, de l’anéantissement, dont Denis de Rougemont chercha l’origine et l’expression supérieure dans le mythe de Tristan et Iseult, et qui devrait être cherché plus loin encore peut-être, dans la contamination orientale de l’Occident.

             Anéantissement, c’est-à-dire absorption de soi en plus grand que soi, et qui se retrouve aussi bien chez le mystique religieux qui s’abîme en Dieu, que chez le terroriste acceptant une mission désespérée ou dans la pathétique conception du monde du romantisme allemand.

              Le plus grand que soi longtemps fut Dieu. A l’époque romantique, en Allemagne, un transfert s’effectua, visant à remplacer Dieu par la Société.  Le potentiel mystique ne variait pas. Seul changeait son utilisation mythique. Quand Hegel écrivait qu’il fallait “adorer l’Etat comme la manifestation du Divin sur la terre”, il était dans le sens exact de ce courant collectif. Et Hitler était aussi dans le sens exact de ce courant lorsqu’il polarisa les tendances mystiques du peuple allemand: l’hitlérisme était une religion, l’Etat un Dieu, le Führer  (conducteur : terme significatif) le prophète, les congrès de Nuremberg, et les autres manifestations du national-socialisme, les offices d’un culte.

              La conception du monde du romantisme allemand aboutit à la conception totalitaire de l’Etat, où l’individu n’est plus qu’une abeille ouvrière dans une ruche en incessant devenir. Les thèses d’Adam Müller, qui attribuait à l’Etat une personnalité, ont été reprises par les théoriciens du national-socialisme, et Marx pouvait accuser d’idéalisme son maître Hegel, la philosophie hégélienne justifiait l’administration prussienne. Il y a là un ensemble cohérent qui éclaire d’une nette lumière toute la pensée de Marx.

              Marx est, en effet, le disciple de Hegel. S’il a renversé sa méthode, substitué à l’idéalisme de Hegel son propre matérialisme, ses conclusions n’ont fait que renforcer les conclusions hégéliennes sur l’Etat-Dieu, leur donner cette sécheresse, cette implacabilité qu’a si fortement mises en valeur Arthur Koestler dans Le Zéro et l’Infini.

              Pour Marx, l’esprit ne compte en rien et ne possède aucune réalité. La matière, seule, est tout, et détermine la vie entière des hommes. L’histoire ne s’explique qu’en tant que processus de l’évolution de la nature matérielle, l’homme qu’en tant que chaînon dans ce processus. Marx et ses suiveurs (car il ne peut guère être fait de différence entre un Marx, un Lénine, un Staline ou un Trotski; leur doctrine est la même), Marx et ses suiveurs ramènent ainsi la complexité de l’évolution à un phénomène unique : celui de l’économie. Tout, pour eux, s’explique par l’économie. La matière régit toute société et lui impose ses formes idéales. La vérité, comme le disait Plekhanov, est toujours concrète.

              Ce que le matérialisme absolu a, dans son intransigeance,  d’outrancier et d’arbitraire, il est à peine besoin de le souligner. Le monde de l’homme n’est pas un, mais multiple, et les influences y son nombreuses qui interfèrent et l’expliquent. Le monde est un enchaînement continu et enchevêtré d’influences. L’économique peut déterminer le politique, mais la politique peut aussi déterminer l’économique. Les transformations sociales ne s’effectuent pas dans un milieu vide, mais dans un milieu moral, à l’intérieur d’un certain cadre juridique, qui peuvent les favoriser ou non, qui de tout façon les conditionnent, en même temps qu’eux-mêmes, ils sont conditionnés par l’état économique de la société.

              Pour reprendre l’ironique remarque de Chesterton, les martyrs chrétiens ne s’expliquent pas par des motifs économiques, pas plus que l’Hyade, ainsi que le prétendait Marx, ne s’explique par l’état économique et social de la Grèce.
              S’il est vrai, selon l’assertion de Marx, que la production intellectuelle varie en fonction de la production matérielle, les Seythes, dont les richesses dépassaient de beaucoup celles des Athéniens, n’ont pas laissé dans l’histoire de bien notables témoignages de civilisation. Ramener l’ensemble des phénomènes humains à un seul aspect du devenir est une erreur d’évidence.

              Partant de ces postulats, Marx a conçu une société de structure expressément et strictement matérielle, structure qu’il nomme “Unterbau” , infrastructure, la vie idéale sous toutes ses formes n’étant qu’une superstructure, “Oberbau”, une futile conséquence d’importance très secondaire, étroitement dépendante de la vie de la matière. Ainsi faisant, Marx ne s’éloignait pas des conceptions du romantisme allemand, révélait au contraire, sous une clarté nouvelle, leur véritable aspect, en précisait la portée et les authentiques aboutissements. La divinisation de l’Etat s’accomplissait; le matérialisme dialectique reprenait en des termes différents l’affirmation mystique des romantiques d’Outre-Rhin.

              Marx, certes, a substitué son propre matérialisme à l’idéalisme d’Hegel, mais sa pensée n’a point pour cela cessé d’être mystique. Quelques critiques ont voulu expliquer l’accent prophétique des ouvrages de Marx, leurs obscurités, quelquefois leur pathos, par son ascendance rabbinique (1). Cela, de toute manière, ne suffirait pas, et pour comprendre Marx, le restituer dans le courant spirituel de l’Allemagne de son temps est une nécessité. Paul Janet écrivait en 1861 que “la philosophie allemande moderne était une revanche de la scolastique contre la philosophie moderne, anglaise et française, de Duns Scot contre Descartes et contre Bacon.”

              Le vocabulaire de Marx, qu souvent paraît insolite, appartient à cette tradition scolastique. Cette tradition donne son langage au mysticisme propre à l’Allemagne de l’époque romantique. Ce mysticisme ¾ mystique de l’Etat-Dieu ¾ en opposition irréductible avec le mysticisme romantique français, d’essence individualiste, Karl Marx l’a amené à son dernier Etat. Il est évident que Marx ne pouvait ratifier d’aucune manière la distinction faite entre l’homme et le citoyen établie par la Déclaration des Droits. Contre elle, il s’est dressé avec la dernière énergie : “Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la société bourgeoise, c’est-à-dire replié sur soi, sur ses intérêts privés et ses volontés arbitraires, comme un individu séparé de la communauté.”

              Le désaccord entre révolutionnaires français et révolutionnaires marxistes ne fera que s’accentuer durant toute la vie de Marx, à mesure que les uns et les autres en prendront davantage conscience. Un Proudhon, un Leroux auront une reculade d’angoisse devant les perspectives ouvertes par l’auteur de Das Kapital. Ce n’est pas à cela qu’eux-mêmes ils tendent. Car les conséquences du marxisme sont infiniment graves. Le marxisme ne résout pas l’antinomie idéalisme et matérialisme, transcendance et efficace, ¾ dont Nietzsche amorcera, lui la résolution, ¾ il ne se pose pas le problème de la vérité, il l’ignore simplement, ou plutôt le rejette comme dénué du moindre intérêt.

              Aucune valeur n’étant reconnue à l’esprit, nulle transcendance n’est possible. N’a de valeur que ce qui a une valeur de transformation matérielle et de production. N’est vrai que ce qui est efficace. Les Procès de Moscou sont l’illustration la plus poignante de l’application pratique de cette théorie.
              Et, derrière l’efficace, se profile déjà, ombre inévitable, le devenir. Le matérialisme dialectique n’est qu’accessoirement une doctrine spéculative, il est d’abord et surtout une doctrine d’action. Thierry Maulnier, dans son livre sur la Pensée Marxiste, a remarquablement exprimé ce caractère spécifique du marxisme. Les contradictions de la police soviétique ne sont pas des contradictions, elles sont la simple révélation par l’extérieur, dans ses contacts avec le réel, d’une pensée politique, dont les principes ne sont pas statiques mais dynamiques.

              Maulnier dit très bien que c’est en figeant cette doctrine qu’on la dénaturerait, qu’elle ne trouve jamais une intégrité plus complète que dans les détours et la duplicité de l’action : “Elle ne peut, écrit-il, être comprise qu’incarnée et progressant dans le temps, dans le réel, à travers les obstacles de l’action.” C’est au contact des faits que cette philosophie prend tout son sens, se profile sous un jour exact de philosophie de devenir, de méthode de combat.

              Toute la prodigieuse et effrayante importance de Marx se trouve là. Marx est apparu pour concrétiser les imaginations lyrique du romantisme allemand, les traduire par l’action dans la réalité. Sur sa tombe, Engels a déclaré qu’il était d’abord un révolutionnaire. Du philosophe, il n’avait en fait ni la sérénité ni le goût du silence. “La critique n’est pas une passion de la tête, a-t-il dit de lui-même, elle est la tête de la passion.” Sa vie fut avant tout celle d”un agitateur. Être sec, être abstrait, sans émotions, à un point tel qu’on le dirait dépourvu de toute sensibilité, rien ne comptait sauf la cause qu’il entendait défendre.

              “Je me souviens encore, dit Rühle, du ton de dédain tranchant, j’aimerais pouvoir dire du ton de vomissement, avec lequel il prononçait le mot “bourgeois”; c’était de “bourgeois” qu’il traitait toute personne qui se permettait de le contredire, pour exprimer le profond degré de l’abrutissement de son adversaire en le mesurant au parangon irréfutable de l’enlisement intellectuel.” Sans respect de la vérité de l’adversaire ¾ “Dès qu’une opinion s’écartait en quoi que ce fût de la sienne, il ne lui faisait même pas l’honneur de l’examiner”, note le militant Karl Schurz ¾, il mûrissait des vengeances  longues et compliquées contre les ennemis de l’idée qu’il représentait. Ses démêlés avec Weitling, avec Proudhon, avec Lassalle, avec Bakounine, en même temps qu’ils accusent son manque de franchise, sa perfidie et aussi son ombrageuse vanité (2) sont significatifs d’une méthode que plus tard reprendront, à l’échelle internationale, les maîtres temporels de la doctrine.

              “Il ne s’agit pas d’améliorer la société existante, mais d’en établir une nouvelle”, a déclaré Marx dans l’Adresse du Comité Central de la Ligue des Communistes, définissant ainsi sans équivoque son programme. Marx n’essaie pas de seconder l’évolution. Il rompt avec elle en en violant les lois. Il brutalise l’histoire pour la forcer à la naissance d’un univers anormal, où l’homme est immolé à l’autel d’un Dieu abstrait : l’Etat. Sa doctrine d’action ne retient que ce qui la justifie, écarte ce qui la nierait, vide de son contenu spirituel l’effort des hommes. La négation que consomme Marx de toute transcendance s’accompagne non pas seulement d’une critique : d’une négation pure et simple de ce qui confère à la vie une valeur humaine.

              Le marxisme réduit l’homme a sa seule réalité matérielle, ne l’accepte que comme objet, un instrument du devenir de l’espèce. La dépersonnalisation dont Gide fut en U.R.S.S. le témoin alarmé s’implique d’elle-même de la conception marxiste de l’homme.
              L’esprit, pour le marxiste, est une excroissance inutile. Le travail, la capacité de production importent uniquement. “L’homme lui-même, écrit sans ambages Karl Marx dans Le Capital, considéré comme la simple existence d’une force de travail, est un objet naturel, une chose, une chose vivante et consciente sans doute (Marx, de toute évidence, le regrette) ¾ et le travail lui-même est la manifestation objective de sa force.”

              L’individu doit s’abstraire de lui-même, renier ses richesses intérieures, s’identifier aussi étroitement qu’il le peut à la collectivité. Sa personnalité doit se désagréger pour mieux se fondre dans l’entité collective. D’expérience, il ne lui en est plus permise d’individuelle, mais seulement de sociale. Toute solitude, tout repliement sur soi-même est condamné comme appauvrissement (3). C’est dire qu’aux yeux du marxiste ¾ nous reviendrons là-dessus ¾, toute expérience artistique, toute création, de si mince importance soit-elle, qui fait appel aux ressources singulières de l’individu, est sans valeur et, bien plus, absolument condamnable.

              Les socialistes français voulaient détruire l’Etat existant parce qu’ils jugeaient que cet Etat brimait l’individu, en paralysait le progrès.  Les socialistes marxistes veulent détruire l’Etat bourgeois pour le remplacer par un Etat tout puissant, plus autoritaire, plus centralisateur encore. Dans cet Etat, l’individu perd jusqu’à la possibilité de la révolte. Une discipline inflexible, un gouvernement minutieux y président, enlèvent à chacun la moindre initiative. Le type idéal d’homme que le marxiste s’efforce de faire naître à une vie qui ne peut être que sociale, est un citoyen parfaitement docile et parfaitement soumis, en qui le souvenir même de ce qu’est une volonté personnelle s’est entièrement dissous; le type idéal d’homme que le matérialisme dialectique a la nécessité d’engendrer pour assurer son triomphe sur l’esprit est, Marx le disait bien, un homme-objet, un robot de chair, décervelé et désensibilisé.

              En octobre 1833, Pierre Leroux, dans un magnifique éclair de lucidité prophétique, décrivait par avance le citoyen de l’Etat totalitaire : “Le voilà devenu fonctionnaire, s’écriait-il douloureusement; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l’Inquisition à sa porte.  L’homme n’est plus un être libre et spontané, c’est un instrument qui obéit malgré lui ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l’action sociale, comme l’ombre suit le corps” Civilisation de caserne ! Civilisation de termitière ! La société n’est plus qu’un grand bureau et un grand atelier. La phrase est de Lénine lui-même (4)

              Marx a trouvé de beaux accents, de ces accents si rares chez lui, pour condamner l’argent et les principes d’économie qui ruinent la vie (1). Dans l’Etat marxiste, l’économie cesse, et pour cause, à l’échelon individuel, mais elle se ré-instaure à l’échelon de l’Etat. L’Etat distribue avaricieusement ses richesses, ne se souciant guère que de satisfaire au minimum les besoins stricts des individus. Après avoir prélevé une quantité importante de produits pour renouveler son matériel, assurer la bonne marche de son administration, améliorer les installations et organismes collectifs ou en créer de nouveaux, il conserve encore par de vers lui des fonds de réserve pour d’éventuelles années difficiles et aussi pour intensifier la production. La révolution marxiste promet l’idéal,, un Eden d’abondance; mais cet idéal est condamné à rester toujours futur. Ici apparaît le véritable et profond caractère des thèses marxistes. J’ai dit à quel point elles étaient d’ordre mystique, comment elles avaient remplacé la finalité divine par la finalité sociale.
              En fin de compte, cette finalité sociale n’est elle-même que la Finalité, une Finalité abstraite, identique à la Finalité qui détermine l’existence des sociétés animales, fourmilières ou termitières. Si l’Etat idéal s’établissait un jour donné, la valeur mystique de l’aliénation totale de ses membres se perdrait du même coup.

              Toute mystique suppose un devenir, une progression vers un idéal (cet idéal pouvant être Dieu, la société ou l’individu lui-même ainsi que dans la mystique épiphaniste), elle suppose un développement dialectique à travers les obstacles du devenir, exprime fortement la dualité essentielle et constante de la nature humaine, laquelle ne peut être assumée que par un “dialogue” continu. Tout mystique n’obtient son équilibre que dans le mouvement et par le mouvement, et renie par là même l’harmonie, qui est stabilité et arrêt de la vie.

              L’Etat marxiste est le champ où s’exerce la mystique propre à cette doctrine. La dialectique du devenir se transfère de l’individu à la Société. Il en découle cette décourageante conséquence que la société idéale, à l’établissement de laquelle les marxistes sacrifient leur moi dans leurs luttes contre les choses, cette société ne peut pas être et ne sera jamais. Marx et Engels, parfois inquiets des horizons humains où les entraînait la logique interne de leur pensée, se sont défendu de donner trop d’espoir au prolétariat, à qui ils annonçaient un nouveau paradis. A la fin de sa vie, Engels lui-même a avoué : “Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver une conclusion parfaite dans un état idéal parfait de l’humanité... Tout au contraire, les états qui se succèdent les uns aux autres dans la marche de l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans un développement sans fin de la nature humaine se poursuivant de bas en haut.

              La société idéale doit demeurer idéale, elle doit demeurer future, perpétuellement continuer à servir de principe moteur aux individus qui la composent, être l’élément d’une propulsion infinie. Qu’un jour le marxisme impose ses formes à l’univers entier, la société mondiale qui sera née de ses règles ne cessera pas pour cela d’être en devenir. Ne rencontrant plus d’obstacles à sa propension extérieure, elle deviendra un corps mystique pur acharné à ses fins, riche cette fois de tout l’avenir, et que conditionnera une production accrue, s’il est possible, du moins maintenue à son plus haut niveau. Les abeilles ouvrières meurent d’épuisement sur le miel de la ruche.

              La mystique du marxisme est, en effet, ne l’oublions pas, une mystique matérialiste, dont toute transcendance est absente. Le travail ¾ la capacité de production, de satisfaire aux besoins matériels du corps, d’assurer sa subsistance ¾ n’y est pas le moyen d’accéder à une vie de transcendance mais y est à lui seul le but de l’existence et de l’effort humain. Ce qui reste d’esprit ne peut servir qu’à aider la matière dans sa lutte quotidienne. L’art en tant que tel n’a que faire dans le monde marxiste. L’œuvre d’art, née d’un débat intérieur, expression d’un dialogue solitaire, d’une dialectique individuelle, cesse, n’étant que transcendance, d’y avoir un sens, d’y posséder une réalité. Par tout ce qu’elle implique, elle en est la négation.

              Les maîtres a penser  du marxisme ont, malgré leur prudence, laissé peu d’illusions sur ce point à ceux qui estiment que les oeuvres d’art constituent le seul héritage des civilisations vraiment humaines et vraiment valables.
              Serge Romoff disait : “La littérature est avant tout un art révolutionnaire.” Lénine disait : “ La littérature doit être une littérature de parti.” Mais il faut citer ici abondamment Lénine :“La littérature, écrivait-il, doit devenir un élément de la cause prolétarienne, “une roue et une vis” dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mais en mouvement par l’avant-garde consciente de la classe ouvrière. Le travail littéraire doit de venir une partie intégrante de l’activité organisée, coordonnée, unifiée du parti social-démocrate...”

              ”Il se trouvera probablement des intellectuels hystériques pour pousser de grands cris au sujet de cette comparaison qui, dira-t-on, humilie, dessèche, “bureaucratise” la libre lutte des idées, la liberté de la critique, la liberté de la création littéraire, etc., etc. Au fond, ces plaintes n’exprimeront que l’individualisme des intellectuels bourgeois. .. La littérature doit nécessairement être intimement et indissolublement liée aux autres fonctions de l’activité social-démocrate du parti... Les journaux doivent être les organes du parti, de ses diverses organisation.

              “Les littérateurs doivent obligatoirement appartenir aux organisations du parti. Les maisons d’édition et les dépôts, les cabinets de lecture, le s bibliothèques, les librairies, tout cela doit être dirigé par le parti et lui rendre des comptes.”

              Marx n’expliquait  l’Hyade que par l’Etat social de la Grèce d’Homère. Mais cet état social n’explique pas pourquoi nous continuons, hommes d’un autre temps, d’une autre société, à être émus par l’Hyade. Lénine qualifiait curieusement de “libre” la littérature asservie à la matière qu’il appelait de ses vœux parce qu’elle serait “mue par l’idée socialiste et la sympathie pour les travailleurs, et non par l’âpreté au gain et l’arrivisme.” Une littérature vraie, un art authentique n’existent ni pour l’un ni pour l’autre de ces motifs.

              Ils existent dans la mesure où ils sont une transcendance de l’humain, où l’artiste s’abstrait des accidents de l’histoire pour atteindre à la permanence de l’homme. La liberté de l’artiste ne réside pas ailleurs : elle est la possibilité d’une recherche passionnée de l’éternel, des termes universels par l’intermédiaire d’une expérience personnelle. Ceci, ni Marx ni Engels, ni aucun de leurs disciples n’en avaient conscience. Ils ignoraient ce qu’était l’art parce qu’ils ignoraient ce qu’était l’homme et ce qui en faisait la valeur éternelle.

              Aberration monstrueuse que celle de Marx ! En niant la réalité du fait spirituel, il a du même coup nié l’homme, qui ne peut être sainement et humainement compris que dans son entière richesse, et matérielle et spirituelle, ¾ dans son originale complexité. Ainsi mutilant l’homme, l’atrophiant, le ramenant à une simple expression de la matière, Marx en a fait un objet, l’instrument du devenir social. S’effacent les raisons de vivre comme disparaissent les fondamentales de la créature. La thèse simpliste de Marx appartient à la tératologie de la pensée; la pensée engendre ce qui la tue. On ne peut malheureusement considérer le matérialisme dialectique comme un objet du musée Dupuyrien de la philosophie. Sa singulière fortune politique est là pour nous remettre constamment à l’esprit la société qui invinciblement rappelles les sociétés d’insectes grégaires, individuellement figés dans l’automatisme ou la société de ces anciens Incas en laquelle les hommes se prêtaient au sacrifice de leur personne sur les autels d’un Dieu invisible et implacable.


    Henri PERRUCHOT.


    (1) “Marx descendait, par sa grand-mère paternelle, Mme Marx Lévy, née Éva Moses Lvov, de rabbins célèbres de la Renaissance. Sur son arbre généalogique figuraient des maîtres renommés du XVIe siècle, comme Meir Katzenellenbogen, chef de l’école talmudique de Padoue, et Joseph Bengerson Ha-Cohen.” (André Vène, Vie et Doctrine de Karl Marx. Cet ouvrage contient un excellent exposé des origines du vocabulaire du Capital, pp? 206-210)
    (2) Il y avait chez Karl Marx une ostentation de satrape. Le contemporains le représentent distant, avide de flatterie, aimant à réunir une cour autour de lui, ayant, malgré sa pauvreté, les gestes et les façons d’un lord.
    (1) Je cite d’un livre marxiste récent : “L’individu isolé et égocentrique, qui ne vit que pour lui-même, vit dans un monde appauvri. Plus ses expériences lui appartiennent exclusivement, plus elles sont exclusivement intérieures et plus elles risquent de perdre tout contenu et de se perdre dans le néant.” (Georges Luckas, Existentialisme ou Marxisme ? traduit du hongrois par E. Kelemen, Nagel, 1948, p. 89.)
    (2) “Moins tu manges, tu bois, tu achètes de livres, plus rarement tu vas au théâtre, au bal, au café, moins tu penses, aimes, fais des théories, chantes, dessines, pêches, plus tu économises, plus devient importante cette fortune que tu possèdes, et que ne peuvent dévorer ni la mite, ni la rouille, ton capital. Moins tu existes, moins tu manifestes ta vie, plus tu as, plus devient grand ta vie renoncée, plus tu amasses de ton essence aliénée. Etc. “ (Notes).




    votre commentaire