• ENQUÊTE SUR L’INDIVIDUALISME

         L’individualisme a donné lieu à plusieurs interprétations, erronées pour la plupart et dues souvent à la mauvaise foi. Quoi qu’il n’existe qu’un seul Individualisme, il a fallu pour répondre aux attaques dont il est l’objet préciser son but et l’opposer à l’individualisme bourgeois avec lequel il était confondu.

         Uniquement parce que l’individualisme philosophique réclame pour l’individu une somme toujours plus grande de jouissances, on a voulu faire de ses partisans, des arrivistes, ne recherchant que des satisfactions matérielles.

         La plus élémentaire bonne foi écarte des pareilles suppositions. En effet, tandis que le bourgeois, uniquement animé du désir de parvenir aux honneurs et aux jouissances, use de tous les moyens sans exceptions (force, ruse, bassesse, etc.) écrasant impitoyablement ceux qui ne savent pas résister; l’individualiste cherche à se développer physiquement et intellectuellement, mais avec cette différence essentielle, qu’il rejette tous les moyens susceptibles d’atteindre la liberté d’autrui.

         Le bourgeois, pour parvenir, a besoin d’une masse ignorante et servile et d’une organisation autoritaire, appuyée par l’ensemble de rouages qui constitue la société actuelle. On sait ce qu’engendre cette organisation.

         L’individualiste ne veut d’aucune autorité, ni pour lui, ni pour les autres. Il prétend que les rapports entre hommes peuvent être parfaitement cordiaux, à condition de dispenser à tous un enseignement approprié, qui fasse de chaque être, non plus comme aujourd’hui une brute inconsciente, mais un individu éclairé, connaissant nettement son intérêt, lequel ne peut être que de développer harmonieusement toutes ses facultés dans un milieu amical.

         De deux Individualismes, l’un donnant naissances aux monstruosités que l’on connaît, l’autre s’efforçant d’abolir entre les hommes les rivalités et les luttes sanglantes, ce dernier, certes, recueille ma préférence.

         Il fallait bien que l’Individualisme fut un sentiment puissant, pour perdurer à travers les persécutions, poursuites et calomnies qui, de tout temps, l’ont harcelé. Qu’est l’Individualisme, sinon la mise en relief de valeurs exceptionnelles accolées chez certains types ? Qu’est-ce ? Sinon l’impérieuse poussée de la vie qui veut s’étendre et brise les cadres où on voulait l’enclore ?

         Partout où s’accomplit une action d’éclat, partout où surgit un chef-d'œuvre, où naquit un système nouveau (quelque chose enfin d’inconnu, capable d’apporter le mieux au sein de la société), toujours cette conquête procédait de l’individualisme; facteur d’énergie, essence de toute recherche et de tout effort sincère.
         On les appela de divers noms : Mécréants, perturbateurs et quelquefois génies, suivant que les maîtres trouvaient danger ou profit à la doctrine nouvelle. Dans le premier cas, le bûcher ou la roue; aujourd’hui, la consécration officielle des idées jadis si mal jugées ! Ces exemples devraient mettre en garde contre les jugements prématurés, mais la foule aujourd’hui, ignorante et fanatique comme celle d’hier, se laisse aussi facilement suborner par ceux qui ont de grasses prébendes et que menace l’idée nouvelle.

         L’Individualisme, comme toute chose, a évolué au lieu d’être un cas isolé. Il est devenu une règle de vie et cela avec l’appui de la science. A mesure que les causes des phénomènes naturels étaient mieux connues, tout se pouvait rapporter à des influences extérieures. Les mêmes influences agissent sur l’homme, déterminant son mode d’organisation, sa façon d’agir et ses sentiments.

         C’est sur cette base que s’élevait la critique individualiste, rapportant aux préjugés, aux institutions, à la morale, à l’autorité, à l’ignorance, tous les maux, toutes les laideurs, le crime, la folie, la misère; tout, absolument tout, était crime social. Pour permettre à l’individu de se développer harmonieusement, l’individualisme rejette toutes les puissances qui prétendent accaparer son activité.

         Après en avoir démonté le néant et le danger, il dit à l’individu : “Reporte toi vers toute la sollicitude et tous les efforts que tu concèdes aux monstres et aux fantômes. C’est toi seul qui importe de conserver et de suivre. Hâte-toi d’utiliser tes forces pour te créer de la joie, refuse-les à quiconque ne t’offre que d’illusoires promesses, sois dur à tout ce qui veut te détourner de ta tâche, pare ton esprit pour jouir des joies du monde.

         L’Individualiste sers donc sa propre cause et il la sert avec d’autant plus d’ardeur qu’il la sait subordonnée à une existence très courte. Pourquoi servir une cause étrangère ? A qui vont les sacrifices et les profits ? A la Patrie, à l’Humanité ? Mais derrière la Patrie, derrière l’Humanité, l’individualiste a vu les prêtres et les pontifes se gavant et se gaussant dans l’ombre, utilisant au plus tôt, et pour leur plus grand bien, les services des dupes.

         Il faut, dit-on, se dévouer au bien public, servir l’intérêt général, mais qui dit cela ? Des repus, qui multiplient leurs jouissances avec la hâte de ceux qui craignent de les perdre. Ainsi donc, tous les grands mots sont des voiles jetés sur des appétits grossiers et destinés à cacher le plus vil égoïsme. Voilà la vérité: sous le couvert de motifs variés, chacun travaille pour soi. Eh oui ! voilà lâché le mot maudit, la vérité détestée, tout n’est qu’égoïsme !

         Mais l’égoïsme est chose honteuse, aux yeux des moralistes et des maîtres. Qu’arriverait-il, si semblable vérité s’imposait à tous, qui vêtirait, nourrirait, logerait, entretiendrait en un mot dans le luxe et dans le farniente, la poignée de jouisseurs qui pressurent le monde ?
         Sus donc à l’égoïsme ! Tous altruistes, généreux, dévoués au bien public ! Dominant toutes les vociférations, l’Individualiste se déclare tout simplement égoïste. Il n’agit et ne veut agir que par plaisir et ne diffère en cela des autres hommes que par sa franchise. Nous en verrons plus loin les conséquences et comment de l’égoïsme peut découler l’entraide et l’harmonie entre des égoïstes “conscients”.

         Il ressort clairement de ce qui est dit plus haut, que loin de spéculer dans le vide et de jongler avec les mots, la philosophie individualiste serre de très peu la réalité, ayant toujours un objectif tangible : l’individu; et se refusant à envisager tout perfectionnement du milieu, s’il n’a d’abord été obtenu chez ses composants.

         Des milliers de faits confirment les déductions de l’Individualisme, rapportant au déterminisme biologique et social la conduite individuelle. Tandis que les théoriciens du socialisme proposent comme palliatifs aux inégalités sociales d’autres systèmes de gouvernement plus ou moins autoritaires, l’individualiste les rejette tous, leur reconnaissant à tous la même impuissance pour élaborer un milieu véritablement propice à l’éclosion de toutes les valeurs individuelles.

         Pour lui, le monde est mauvais, parce qu’il est la somme d’individualités mauvaises. Une autorité féroce accable tout effort de libération; parce que, pris isolément, les individus sont des autoritaires, des tyrans et des ambitieux.

         Les pires mensonges, les préjugés les plus ridicules s’étalent impudemment, parce que, pris isolément, les individus sont des ignorants, des fourbes et des avachis. Il faut donc, pour supprimer les institutions oppressives, que l’oppression cesse d’être pratiquée en particulier.

         Mais pour que l’Individu tourne sa colère et son mépris vers ses bourreaux véritables, c’est-à-dire ses instincts les plus bas, il faut qu’il sorte de sa grossière ignorance; qu’il se dépouille de sa vanité et de sa crédulité et se reconnaisse enfin seul qualifié pour fixer sa conduite et déterminer ses rapports avec ses semblables.

         L’individualiste n’est investi d’aucune mission et n’accepte pas de se vouer à la rénovation de l’espèce. Ce qu’il poursuit, c’est le perfectionnement du moi poussé aussi loin que possible, son désir de transformation collective se bornant à communiquer sa philosophie à ceux qui veulent l’entendre, d’où répercussion forcée du milieu dans la mesure où il est évolué.

         Pourquoi s’intéresserait-il au sort d’une masse qui lui est franchement hostile et qui ne peut s’attacher qu’au prix de concessions qui déforment ses idées et restent sans profit pour lui ? Qu’irait-il se mêler aux luttes mesquines évoluant autour d’une pitoyable question de salaires, et dont l’étroitesse n’a d’autre résultat qu’éterniser la lutte entre exploités et exploiteurs, sans que ne s’élève la mentalité des premiers ? C’est en dehors des fédérations et de toute organisation autoritaire que veut agir l’individualiste.
         On nie la valeur de l’individu isolé qui fuit la foule et médite dans le silence. Pourtant, loin des tribunes retentissantes, il oeuvre utilement, débarrassé des préjugés et des coutumes idiotes; il traverse la vie, jouissant de l’air pur, goûtant dans le rêve et l’étude l’immédiat bonheur, que d’autres placent si loin qu’ils n’y peuvent atteindre.

         Il se crée sa joie, développe ses facultés, recueille ses forces, et un jour se dresse en face des turpitudes des maîtres et de la veulerie du troupeau. Sa révolte éclate, affirmant son droit à la vie et secouant d’épouvante la caste des profiteurs, et aussi la horde des esclaves que tout geste viril fait hurler. D’ailleurs, l’activité individualiste est multiple. L’un creuse des problèmes d’hygiène et d’alimentation, expérimente des régimes; un autre est attiré par des questions d’éducation, un autre encore multiplie ses rapports avec ses camarades, en retirant d’utiles enseignements.

         Les uns, pour lutter, recherchent la foule, les autres s’en éloignent, chacun agit d’après son tempérament et en dehors de tout mot d’ordre, marquant, suivant sa puissance et ses capacités, la trace de son passage. Ce sont de tels efforts additionnés qui produisent à la longue de vraies et durables transformations.

         L’individualiste ne connaît pas de lectures pernicieuses, il n’accepte ni ne rejette en bloc aucune théorie, trouvant partout à glaner quelque chose d’utile. Il ne craint pas d’accompagner Nietzsche dans sa poursuite des sommets, car le penseur allemand égrène au cours de la route de fortes vérités. Mais l’individualiste n’est pas un suiveur, non plus qu’un esprit flottant que convainc la dernière parole entendue.

         Toute doctrine, si grande fut-elle, se heurte à son modeste acquis, il ne retient que ce qui cadre avec sa vue personnelle du monde. C’est avec joie qu’il parcourt les chapitres où se précise, vigoureuse et fière, la magistrale figure de Zarathoustra; sa joie est grande quand il fuit la foule, plus grande encore quand il la fustige; mais, quand affolé par la science et par son élévation, il redescend parmi les hommes avec le titre de demi-dieu, l’individualiste sourit, comme aux légendes dorées des vieux contes.

         Dans son dégoût de l’ambiance infâme, Nietzsche s’élance au-delà des réalités et, devenu l’esclave de son rêve, il oublie les contingences et créant deux catégories absolues, il abolit de ce fait, l’individu lui-même.

         Stirner manie la critique avec une merveilleuse sûreté, tous les abcès crèvent sous son scalpel implacable, l’autorité s’écroule sous l’effort patient du philosophe, examinant froidement ses éternels soutiens, la foi et l’ignorance.

         A mesure que s’amoncellent les ruines, un être nouveau se dégage, revendiquant pour lui le monde, réhabilitant toutes les aspirations de sa chair et de son cerveau; se considérant, en un mot, comme le but de son activité; c’est ainsi que je conçois l’individualisme, m’abstenant toutefois d’indiquer comment se comporteront les futures associations “d’égoïstes”.
         Certains écrivains voient un danger et un nom sens dans l’abstention de l’individu dans la mêlée sociale. Ce point de vue est complètement faux. L’individualiste ne se dérobe pas, il lutte constamment, le but de ses efforts demeure constamment identique, obtenir tout de suite un avantage.

         Avantage matériel, moral ou sentimental, il faut que l’effort produise quelque chose. S’il s’écarte des syndicats et des comités multiples, c’est qu’on y accomplit une besogne stérile, toute de surface, et qui laisse subsister chez ceux qui y participent toutes les tares qui sont justement la cause de l’état de choses actuel.

         D’autres, mus par le souci de conserver à l’individu toute son autonomie et l’acquis de son effort, le veulent seul maître de disposer du produit de son travail. De telles idées nous ramèneraient (prétend-on) exactement au régime actuel. Je pense que l’individu est en droit d’expérimenter une pratique en s’entourant des garanties qu’il juge utiles, quitte à les rejeter ensuite s’il les trouve superflues.

         En somme, l’individualiste ne peut se concevoir que comme un être raisonnable et il n’est pas douteux, qu’entre plusieurs systèmes fonctionnant sous ses yeux, il n’accorde sa préférence au plus avantageux, lequel sera toujours celui qui fortifiera l’entente des égoïstes sans jamais amoindrir ceux qui y participent.

         Rien en dehors de lui ! Rien au-dessus de lui ! ainsi pense l’Individualiste. Il n’accepte aucune règle morale émanant de soi-disant sages. Sa morale découle de ses états physiques et intellectuels, elle est le reflet de ses actes appliqués au maintien de l’équilibre entre ses divers organes. 

         L’Individualiste ne fait pas telle ou telle chose parce que la morale les défend, mais parce que sa raison les réprouve et que son intérêt primordial veut que la confiance et la loyauté président à ses rapports avec ses co-associés. La morale individualiste est donc une morale d’intérêt. S’ensuit-il qu’elle soit rétrécie et limitative du plein épanouissement ? Bien loin de là, car l’intérêt bien compris s’applique à tous les domaines de la vie et s’étend aussi loin que les facultés. Il est d’ordre social, économique, intellectuel et sentimental.

         L’Individualiste ne veut pas exploiter afin de ne pas l’être, il ne veut être la cause d’aucune souffrance afin de n’en pas devenir l’objet, il désire ses compagnons sains et instruits, afin de tirer agrément de leur fréquentation. Il trouve plaisir et bonheur aux belles choses et il s’applique à les multiplier.

         Il ne laisse pas son camarade dans l’embarras, mais dans ce geste, il n’y a pas l’ombre d’un sacrifice, pas la plus petite trace d’altruisme, l’égoïsme seul l’a dicté. Dans chacun de ces cas, nous voyons l’individualiste soucieux du bonheur de son entourage, et pourtant, c’est toujours sa propre cause qu’il sert, il a conscience d’associer son effort à d’autres efforts intelligents qui s’additionnent pour le plus grand profit de chacun.
         En rejetant l’emploi de l’autorité et en refusant de s’y soumettre, l’individualiste dénie à la société tout droit de contrôle sur ses actes. Il est contre tous les principes sociaux : discipline et autorité. Il sait ce que vaut la discipline pour en avoir éprouvé la dureté.

         Elle saisit l’enfant dès sa naissance, et ne lui laisse de répit qu’il ne soit devenu parfaitement malléable et prêt à toutes besognes qu’on lui imposera. Lors, les titres et les formules susciteront son servile respect, il sera l’ouvrier honnête, l’époux légal, le votard ponctuel, l’homme des expéditions guerrières, l’esclave en un mot.

         Discipline et conscience ont tôt fait d’étouffer la conscience et de tuer toute initiative. Ne voulant ni exploiter ni mettre quiconque en état d’infériorité, l’individualiste n’a que faire de la discipline, elle n’aurait d’ailleurs aucune raison d’être dans un milieu libre où la propriété serait abolie ainsi que les abus et les privilèges qui en résultent, elle n’aurait rien à y réprimer, car la malfaisance privée de son foyer favori : la misère, aurait forcément disparue.

         Nous avons vu l’Individualiste s’écarter systématiquement de tous les partis qui veulent, soi-disant, transformer la Société et instaurer le bonheur universel. C’est qu’on ne transforme pas une société sans avoir préalablement modifié les mentalités de ses membres.

         Pour lui, ceux qui font nombre au sein des syndicats et partis révolutionnaires n’ont pas une mentalité plus intéressante que l’ensemble de la masse, et l’idée de subir des lois faites par eux n’enchante nullement l’anarchiste.

         Ne constate-t-il pas chaque jour leur intolérance, ne les voit-il pas travailler à détruire le peu de liberté dont jouit l’individu, même sous le joug capitaliste ? Intolérants ils sont, et non moins féroces que les maîtres actuels, car quiconque n’est pas des leurs est impitoyablement pourchassé.

         Le jaune (parfois plus intéressant que le syndiqué) peut crever, privé de boulot de par l’action consciente des chevaliers de la chaussette à clous; ils iront se repaître de son agonie, avec la joie cruelle des fauves dont-ils sont les dignes descendants. En admettant même qu’à son origine un groupement soit animé du désir de faire oeuvre intéressante, il en est vite détourné par le peu d’intérêt qu’inspire son programme.

         Pour grandir, il rectifie bientôt son tir; d’éducateur, il devient berger. La métamorphose s’opère plus ou moins vite, mais elle est inévitable. Il n’y a rien à faire avec des gens qu’il faut séduire et flatter pour amener à soi, il faut continuer pour les garder, et au syndicat on continue, on continue si bien que les brutes organisées demeurent des brutes quand elles s’organisent. On conçoit fort bien que l’individualiste s’écarte d’un tel milieu et le combatte. La seule besogne sérieuse se ramène à une question d’éducation. Certes, toute la masse n’est pas éducable, la partie qui en est susceptible, peut se saisir partout.

         L’individu est beaucoup plus susceptible de profiter de l’éducation à l’extérieur du syndicat. Ce dernier accapare, en effet, toute l’intelligence de l’Individu, et le rend très souvent inapte à la réflexion et à la critique, parce qu’il est soucieux de la discipline et pris tout entier par questions qu’il s’est habitué à considérer comme essentielles et primordiales.

         Si indiscipliné et inorganisable qu’il soit, l’individualiste n’en fait pas moins de bonne et durable besogne. Il s’efforce d’édifier dans la mesure du possible le milieu de ses goûts, il s’entoure à cet effet de compagnons, débarrassés comme lui de préjugés, et leurs efforts se réunissent tantôt pour effacer les tares qui subsistent en eux, tantôt pour développer davantage leur personnalité.

         Leur conduite raisonnable est la meilleure propagande qu’ils puissent faire, et leur exemple ne peut manquer d’influer sur les milieux qu’ils fréquentent. Ainsi l’Individualiste s’écarte autant qu’il peut des institutions et de ceux qui en sont le plus sûr soutien. Comme il a été répété maintes fois, cela ne signifie pas qu’il s’isole et s’enferme dans un mépris absolu des hommes et des choses. Ses semblables ne peuvent l’intéresser qu’autant qu’il les trouve bien disposés à son égard, ou qu’il conçoit la possibilité de les amener à cette disposition.

         Quant aux institutions qui ont toutes pour but de l’asservir, il ne saurait leur accorder son appui, ni chercher à les améliorer, car toutes reposent sur l’autorité, et l’autorité c’est la force, lois et police imposant des obligations et laissant subsister rivalités et bassesses, haines et douleurs.

         Il ne prétend pas les abolir par ses seules critiques et peu lui importe qu’elles concourent à les faire disparaître plus tard. Aussi d’efforce-t-il de leur échapper dès maintenant. Il s’éloigne des besognes qui abrutissent et tuent. Il tourne la loi autant qu’il le peut et sait préférer, quand il est pris, la mort au supplice de la captivité. Il prétend, par cette attitude, porter des coups mortels aux institutions qui l’écrasent, bien mieux que par des déclamations.

         Que chacun cesse de respecter ce qu’il considère comme nocif; que chacun porte hardiment la main sur les biens dont il veut sa part, la propriété individuelle cesse d’exister. Que chacun se refuse d’être un instrument de répression, la Société s’écroule, que les individus s’associent entre eux pour produire ce qu’ils ont besoin, l’exploitation s’évanouit. Alors seulement, une ère de bonté pourra luire, nul ne voulant asservir autrui et n’en possédant aucun moyen.

         Pierre HORDEQUIN



    1 commentaire
  • Une éloge de l'égoïsme peut paraître une gageure.

    J'aborderai prudemment ce débat par une question. Pourquoi tant d'hommes et tant de femmes dont la jeunesse fut passionnée d'une idée, pourquoi se résignent-ils trop tôt à la médiocrité d'une vie sans élan ? Je ne crois pas qu'il en faille accuse les difficultés matérielles. Au contraire, c'est à ces difficultés là que chacun ne cesse de faire face, c'est aux conditions de cette lutte que les jeunes s'attachent tout d'abord. Mais ils ne font que, lorsqu'ils sont doués d'un minimum d'intelligence sensible, dans une perspective qui va au-delà des besoins quotidiens. Ils rêvent d'une vie prospère dans un monde pacifié.

    D'où viennent donc les scepticismes et les abandons si ce n'est de la faillite des moyens ? A la vérité, la condition de l'homme dont on a trop dit qu'elle est absurde, cette condition paraît justifier l'acharnement à prendre et à jouir des voraces et des rusés. Il ne reste d'autre choix, à qui n'est pas un carnassier, que le retrait sur soi ou bien la foi dans un monde en progrès et qui ne serait mauvais que parce qu'il est inachevé. C'est sur ce thème illusoire qu'on travaillé et travaillent encore les bâtisseurs de royaumes idylliques.

    Depuis des millénaires, les hommes impulsifs et les hommes fervents se sont égarés dans ces royaumes vaporeux. C'est là que les voraces ont organisé le ramassage des butins de pouvoir et d'argent. Est-ce à dire que la force de l'esprit est un leurre ? Si je le pensais je ne prendrais pas la peine d'en parler. L'esprit, comme la matière, vaut ce que l'on en fait. Une matière explosive fait un obus ou un moteur. L'esprit embellit le réel ou bien le détériore.

    Tel est le problème de l'être pensant : savoir embellir ce qui est et non pas espérer que se concrétise la facticité des mythes. Oh ! certes, un mythe peut-être la beauté d'un poème. Il est préférable qu'on ne le dégrade pas et qu'il reste la poésie du rêve. On a dit justement que le rêve est un refuge.

    Je ne comprends pas qu'on en veuille faire un tremplin. Il est le champ de l'imaginaire comme il l'était déjà pour les peintres magiciens des grottes du quaternaire. Je sais qu'on m'accusera tout à l'heure d'abaisser l'esprit au niveau du pragmatisme. Nous en reparlerons. Aussi bien, je pourrais demander tout de suite si c'est en faisant monter l'idée à partir du réel ou en la faisant retomber des écrans du ciel que l'on abaisse l'esprit.

    Laissons les images et venons au concret. Le concret se définie sans doute dans la technique et dans l'économique. Mais la façon de l'organiser, la manière d'en user ressortissent au politique et, par conséquent, à des directives qui sont à la fois d'ordre religieux et d'ordre philosophique. Elles déterminent et réglementent la moralité du citoyen et aménagent l'immoralité du pouvoir.

    A voir comment le monde évolue, il faut bien convenir que les principes essentiels et leur trucage ne varient que fort peu dans le temps. Le progrès des techniques ne modifie guère que les apparences des comportements. Les impulsions intimes ne font que changer d'objet. Les corrections que deux mille ans d'évolution sociale et de révolutions scientifiques ont introduites dans la morale chrétienne qui nous gouverne nous pas atteint, même chez les athées, des préjugés qu'il est malséant de mettre en cause.

    Cela va des incontinences du sexe à la respectabilité des philanthropes. Les sentiments que l'on dit hautement humains sont tabous de consentement général. On n'a le droit de les juger que dans leurs conséquences. C'est donc par là que j'aborderai le tabou chrétien d'amour du prochain pour aller, si vous me le permettez, à une vue qui, pour être anarchiste, n'en est pas moins conséquente et mieux assurée que le dogme de la charité.

    Ne disons qu'un mot de la fallacieuse Église des pauvres qui sépare puisqu'elle distingue. Tout s'arrange du reste : aux pauvres l'Église du Ciel, aux riches l'Église temporelle. Mais que deviennent, dans ces Églises séparées, les dogmes fondamentaux que sont la fraternité des hommes et l'amour du prochain ? S'ils ont fait la gloire du christianisme, s'ils sont encore la fierté des chrétiens, ils sont aussi un exemple de la sottise heureuse de soi, non point par la grâce de Dieu mais celle des idéologies.

    Les bons sentiments ont si bien camouflé cette morale incongrue que des rationalistes - et non des moindres - se sont intégrés. Ils ont accusé les chrétiens, les chrétiens notables s'entend, de trahir leur enseignement. Ces rationalistes trop bien pensants reconnaissent de la sorte à ces tricheurs une habilité qui les exonérait de la sottise commune. Il est vrai que cette habilité ne fait pas non plus défaut à certains rationalistes de politique qui font volontiers dans la fraternité.

    Ah ! la fraternité des hommes ! Parlons-en ! On croirait, à lire saint Paul et les évangélistes, que ces Juifs s'étaient déjudaïsés au point d'en avoir oublié le fraternel assassinat d'Abel et l'histoire de Joseph vendu par ses frères. On s'assassinait beaucoup dans le monde biblique, en famille et entre voisins. Si les Esséniens, qui nous ont laissé les manuscrits de la mer Morte, s'accordaient mieux entre eux, ils eurent le tort, en inspirant le christianisme, de conclure du particulier au général. Le général n'a pas ratifié et les généraux pas davantage.

    En deux mille ans de christianisme, il n'est point de jour où des chrétiens n'aient pas été fraternellement en guerre quelque part. Le principe n'en fut pas pour autant rendu caduc. Les porte-parole de l'Église étant accrédités dans tous les camps, l'efficacité de leurs bénédictions se contrebalançait. Même dans les guerres de religion, jamais une atrocité ne fut commise qui ne se réclamât d'un père commun.

    Cette excessive fraternité n'a plus de référence à présent que les peuples, unis par les avions, ont multiplié les pères, sans parler des athées qui se déclarent sans vergogne issus de père inconnu. Il est permis de penser qu'il est expédient et plus efficace d'inciter ces gens à se supporter pour de simples raisons d'intérêt commun. Sans doute est-ce encore une vue pragmatique. Je conviens que ce n'est pas avec des arguments de cet ordre que l'on prépare la glorification des héros.

    En revanche, on diminue d'autant la commémoration des victimes. J'en viens à l'amour. Voilà bien le vocable le moins fait pour aider à s'entendre tant il emprunte de significations. En ne retenant, avec un grand A, que le sens chrétien qui est celui de charité, on ne se comprend pas mieux, les théologiens lui donnant également des mobiles différents.

    Je me bornerai donc aux deux définitions de bas que voici : l'amour de Dieu est une vertu inspirée par le baptême. D'où il suit que l'amour est un devoir envers le prochain puisque tout prochain est notre frère en Dieu. Nous avons vu ce que donne l'amour entre frères, mêmes s'ils le sont en Jahvé. En ce qui touche le sentiment chrétien, il faut bien admettre qu'une vertu inspirée par le baptême ne concerne que les baptisés.

    A supposer qu'elle les incite à aimer les hommes d'autres religions, c'est-à-dire les trois quarts de l'humanité, cela n'implique pas la réciprocité surtout lorsque le bien d'autrui porte à le convertir. Le ciel n'est vraiment pas un lieu de rencontre. L'amour de Dieu a un objet si particulier qu'il ne saurait fonder une morale universelle.

    Au reste, l'amour, qu'il soit vice ou qu'il soit vertu, est un sentiment spontané. C'est cette spontanéité qui lui donne sa chaleur, qui en fait la beauté, parfois le tragique et parfois la grandeur dans le sacrifice. Il serait immoral, il serait décevant de le galvauder. Je ne me vois pas contraint d'aimer un prochain dont les actes m'écœurent. Ce serait nier mon droit à la révolte et confondre le pardon des offenses avec la résignation.

    Laissez moi dire en passant que les bonnes intentions sont faites de cette farine malaxée dans les pétrins des démagogues. C'est de ces pétrins que sortent des préjugés qui ne sont que des idées moisies. On ne veut pas le savoir et les honnêtes gens sont complices de ces idées ancrées par une éducation falsifiée. Cela me rappelle comment je mettais en de grandes colères mon adversaire et néanmoins ami, le feu chanoine Viollet, lorsque j'opposais l'égoïsme à la charité chrétienne.

    C'est que ce malencontreux égoïsme, vu sous un certain angle, a de telles vertus que pour s'en protéger on en a fait un vice. On ne devrait pas oublier, lorsqu'on attaque l'égoïsme au plan de l'éthique, qu'il est exactement l'instinct de conservation de l'individu et qu'il est aussi facteur de solidarité. En tant qu'instinct de conservation, ne le voit-on pas se manifester, de façon irréfragable, chez le jeune enfant qui rapporte tout à soi ? Il a fallu beaucoup d'astuce et une longue tradition dans l'art de conditionner les jugements pour transformer en défaut un instinct à ce point vital."

    C'est pourtant ce qu'on fait des générations de vaticinateurs, en dépit des philosophies rationnelles qui ont dès longtemps situé l'égoïsme dans sa nature vraie que je ne fais que rappeler. Mais que peut la sagesse quand les bons sentiments sont braqués au nom de l'amour ? Or, est-il égoïsme plus passionné que l'amour ? N'est-ce pas cette passion qui en fait le plus puissant des sentiments ?

    Que l'individu n'ait pas toujours à s'en féliciter, on le sait. Mais je n'ai pas dit que l'excès de passion ne tourne jamais à mal, pas plus que je ne confonds le bouquet du bourgogne avec le gros vin du troquet. Les excès ne condamnent pas l'usage et il n'est pas nécessaire d'insister sur la primauté de l'égoïsme comme instinct de défense. Je retiens davantage son caractère social autant qu'anti-social, ses facultés à la fois de compétition et d'absorption, d'entraide et d'expansion.

    Que l'on me permette une remarque à propos de leçons qui condamnent l'égoïsme sous le prétexte qu'il porte à l'individu à vouloir absorber plus que sa juste part, à user de violence et de fourberie dans les compétitions. Ces leçons n'ont pas, que je sache, en aucun temps, éliminé les déprédations de toutes sortes de malfaiteurs publics ou privés. Je dis qu'au contraire elles leur laissent un champ d'autant plus ouvert que les justes, en se gardant chrétiennement de tout égoïsme, ne le condamnent qu'en paroles au lieu de les contrer en actes.

    Voilà l'exemple type des morales inconséquentes qui ne se fondent pas sur le réel relativé. Non seulement elles échouent parce qu'elles vont à contre-nature, mais, plus gravement peut-être, elles détournent l'attention des solutions que l'on trouve dans la nature même, à la condition de les en dégager. Si j'appelle de leur nom propre l'avarice, la rapacité, l'autoritarisme, la violence, je combats ces vices pour ce qu'ils sont, des égoïsmes dépravés.

    Si je retire l'adjectif dépravé, tout égoïsme est condamné, y compris précisément cette arme naturelle qui est en chacun et qui oppose chacun à l'autre dès que l'autre abuse. Par-là vous saisissez tout de suite qu'un égoïsme clairvoyant et mesuré est le moyen premier, le moyen irremplaçable, de conquérir, d'affirmer, de défendre sa liberté personnelle. Et quoi que puissent prétendre les définitions conformes, s'il est, au pluriel, des libertés politiques et sociales toujours contingentes, il n'est de liberté qui vaille la liberté individuelle.

    Et elle vaut ce que vaut l'individu, c'est-à-dire sa pensée volontaire, exactement son ego. Que l'on ne s'étonne pas si toutes les sortes de pouvoirs, toutes les sortes de scribes courtisans et profiteurs des pouvoirs, se sont attachés à juguler chez les assujettis une force essentielle dont ils se gardent bien, quant à eux, de ses déposséder. Une personne avertie ne s'en laisse pas ainsi conter et c'est pourquoi un anarchiste appuie sur l'égoïsme comme sur un bouton d'alarme. Mais les échos de cette alerte se perdent dans la foule, plus accessible aux mythes de sentiment qu'elle n'est ouverte à la rigueur des idées claires.

    Et pourtant ! Ce que nous offrent en vain les mythes de charité et de fraternité élaborés dans les empyrées, l'égoïsme franc, exactement compris nous le donne. A chacun de s'en saisir pour soi, il ne sera pas interdit à d'autres. Et si vous me demandez ce que j'entends par l'égoïsme bien compris, je vous répondrai qu'il est l'égoïsme tout simple, tout spontané, mais corrigé par une morale ouverte sur les faits, sur les réalités à notre mesure et qui commandent les actes de notre vie.

    Je m'en suis maintes fois expliqué et d'autant plus facilement qu'il ne s'agit que d'un raisonnement tout épicurien dont les maniaques de la transcendance se gaussent et les gens de raison s'inquiètent parce qu'on ne fait pas appel aux sacro-saintes formules de dévouement et d'abnégation.

    En fait, la morale d'un égoïsme se définit en trois constatations :l'être absorbe pour subsister; son système nerveux est aux aguets des perceptions qui protègent son corps et informent sa pensée; sa pensée est sa plus sûre richesse. Si un individu sait que sa pensée est richesse, s'il éprouve que sa sensibilité dispose de cette richesse et qu'il n'en jouit qu'en la dépensant, que l'on n'est riche que de ce que l'on disperse, il absorbera tout l'utile à son être, il tiendra en éveil ses sens dispensateurs autant qu'informateurs, il ne cessera d'acquérir afin de donner selon une formule nietzschéenne, de s'enrichir ainsi de sa générosité, de s'agrandir dans le plus haut et le meilleur de soi.

    La satisfaction qu'il en éprouve le porte à ne point se laisser spolier, à se faire le compagnon des moins armés, à les aider à se pourvoir afin qu'à ses côtés des êtres soient unis dans une fraternité authentique, celle du cœur et de l'esprit et non pas des conventions sociales. Cette égoïste lucide vit pleinement et si intensément qu'il est à soi-même une source de joie. J'affirmerai donc pour conclure que c'est sur cet égoïsme là que se construit la solidarité des hommes.

    Charles-Auguste BONTEMPS.


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  • Je n'ai jamais participé à AUCUNE manifestation que ce soit et n'ai pas l'intention d'y foutre les pieds un jour.

    D'abord, pour le refus de revendiquer en groupe, de me placer sous la tutelle d'un parti, d'un mouvement ou même d'une éthique. Fut-ce pour la meilleure des causes.

    Je refuse catégoriquement d'être suiveur, autant que suivi. La force collective, toujours et encore, ne démordant pas de cette saloperie et dangereuse idée qui fait dire que - l'union fait la force -

    J'ai choisi les chemins de la liberté individuelle. La mienne, en l'occurrence et j'y trouve tout à fait mon compte sans rien demander à qui que ce soit.

    De ces manifestations, je n'en avais aucunement connaissance, jusqu'à ce que j'en lise quelques lignes, ici-même.

    Je me souviens tout de même de ce mouvement de masse, descendu dans la rue contre ce que l'on appelait encore le RDS (Remboursement de la Dette Sociale) où les grévistes, cré vingt dieux ! ne voulaient point céder... Ah ? Vraiment ?...

    Je me souviens aussi de ce mouvement anti-Sarkhosyste, après l'élection de celui-ci. Les manifestants, avaient hurlé au fascisme au son des binious...Puis, plus rien, là encore...

    Ce, pour l'une comme pour l'autre de ces joyeuses manifestations, orchestrées par les syndicats, à la botte du patronat, jusqu'à ce que chacun rentre tranquillement dans son foyer pour fêter Noël en s'embarrassant si vulgairement de mille et unes saloperies parce qu'ils ont TOUS la thune à Noël pour cela, les beaufs...

     

    N'oubliez jamais que une année sur l'autre, sinon, une fois l'an, comme à la foire, la meute fait son cinéma de façon ABSOLUMENT identique pour des résultats aussi médiocres que les précédents; c'est-à-dire que ceux-ci sont tout à fait minables. La foule imbécile, courant dans les rues, drapeaux au vent, satisfaite de se faire matraquer par la flicaille comme pour montrer son importance aux yeux des merdias qui, par ailleurs, la manipule honteusement, la foule imbécile disais-je, permettant tout au plus à cette même flicaille de légitimer sa répression, n'est pas en mesure de comprendre que tout cela est très soigneusement orchestré dans les officines des théoriciens du "mieux être social" qui de celui-ci n'en ont que faire.

     

    Une chose et une dernière, quant à ces syndicats meneurs de troupes : ceux-ci, en demandant ou "feignant d'exiger" la hausse des salaires, ne font qu'aller à l'encontre de ce contre quoi ils se battent : la lutte contre du Capitalisme. C'est en effet vers la disparition du système salarié qu'ils devraient tendre et non vers son "mieux être" apparent.

    Tout est du vent ! La gentille tempête d'Automne qui fait vendre des journaux aux profiteurs journalistes qui mériteraient bien eux aussi de se faire caillasser la gueule ! Petite émeute des bonnes consciences comme ces repas agités où les digestifs font taire tout le monde et qui fait causer dans les chaumières, jusqu'à ce qu'arrive Noël, cette saloperie de fête, où, je le répète, ils trouvent tous la thune pour bouffer gras, s'empoisonner, et se pleinement satisfaire des mets les plus épouvantables... Au revoir, à l'année prochaine. Si Dieu Etat le permet. Mais il le permettra, l'encouragera même. Et comment donc !

    Un petit rien d'observation donc, permet de constater que ce cirque se déroulera encore l'année prochaine à la même date, ou bien l'année qui suivra.

    Un petit rien d'observation permet aussi de constater que d'une "hausse" des salaires, s'ensuit inévitablement une inflation des produits de marché...

     

    Vous aimez tellement vous faire avoir ?

     

    On a dit parfois : La lutte oui mais la fête aussi. Cette lutte, quand je la croise dans la rue, quand je la lis dans les journaux, me fait toujours rire....les imbéciles !

     

    SBA 


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  • Nouveau blog créé en février 2011 consacré principalement à l'anarchisme insdividualiste et au végétalisme. Encore en construction.


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  • Dans les travaux qui retracent la genèse du mouvement féministe, les figures des femmes anarchistes individualistes du début du xxe siècle ne sont guère citées. Peut-être parce que, étant hostiles au régime parlementaire comme au salariat, elles se sont tenues à l’écart des combats menés par les féministes de la Belle Époque pour l’obtention du droit de vote et pour l’amélioration des conditions de travail des femmes, peut-être aussi parce que, à l’exception des articles publiés dans la presse libertaire et de quelques brochures aujourd’hui oubliées, elles ont laissé peu de traces écrites.

    2Ces femmes, qui n’ont été ni des réformistes, ni des révolutionnaires, ont essentiellement exprimé leur refus des normes dominantes par des pratiques, telles que l’union libre, souvent plurale, la participation à des expériences de vie communautaire et de pédagogie alternative et, enfin, par la propagande active en faveur de la contraception et de l’avortement, aux côtés des militants néo-malthusiens. En évoquant leurs itinéraires et leurs écrits, nous aimerions rendre un peu de visibilité à ces « en-dehors » qui ont voulu, sans s’en remettre à d’hypothétiques lendemains qui chantent, vivre libres ici et maintenant.

    L’anarchisme individualiste : un courant émancipateur

    Le rejet de l’ouvriérisme

    3On peut dater de la fin des années 1890 l’apparition en France d’un courant individualiste au sein du mouvement anarchiste. Opposé aux anarchistes communistes comme aux anarcho-syndicalistes, à ceux qui rêvent d’insurrection comme à ceux qui mettent tous leurs espoirs dans la grève générale, il se caractérise par la primauté accordée à l’émancipation individuelle sur l’émancipation collective. Leur méfiance envers toute tentative révolutionnaire vient en partie de ce qu’ils la croient vouée à l’échec, du moins dans un futur proche, et qu’ils refusent la position de génération sacrifiée :

    • 1  Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.

    Les individualistes sont révolutionnaires, mais ne croient pas à la Révolution. Ne pas y croire ne veut pas dire nier qu’elle soit possible. Cela serait absurde. Nous nions qu’elle soit probable avant longtemps ; et nous ajoutons que si un mouvement révolutionnaire se produisait à présent, même victorieux, sa valeur novatrice serait minime […]. La révolution est encore lointaine ; et pensant que les joies de la vie sont dans le Présent, nous croyons peu raisonnable de consacrer nos efforts à ce futur.1

    • 2  Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.

    4Cette urgence de vivre est constamment réaffirmée au fil des colonnes de l’anarchie, organe des individualistes anarchistes : « La vie, toute la vie est dans le présent. Attendre, c’est la perdre. »2. Mais leur refus d’œuvrer pour la révolution se fonde aussi sur la certitude que celle-ci ne saurait accoucher d’un monde meilleur dans l’état actuel des mentalités :

    • 3  Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.

    Nous avons toujours dit que voter ne servait à rien, que faire la révolution ne servait à rien, que se syndiquer ne servait à rien, aussi longtemps que les hommes resteront ce qu’ils sont. Faire la révolution soi-même, se délivrer des préjugés, former des individualités conscientes, voilà le travail de l’anarchie.3

    5Ils dressent en effet un constat pessimiste de l’état d’aliénation dans lequel se trouvent plongées les masses, de leur faible combativité, de leur trop forte natalité, de leur consommation excessive d’alcool et de tabac.

    • 4  « Quel lamentable troupeau ![…] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte (...)

    6Leur critique de l’ouvriérisme est féroce. Ils accusent les révolutionnaires et les syndicalistes de rendre un culte au travailleur, un travailleur d’image d’Epinal, sain, vigoureux, et fier. À la classe ouvrière rédemptrice, sujet de l’histoire, ils opposent « le lamentable troupeau »4 dont la résignation confirme la thèse de la servitude volontaire développée par La Boétie. Persuadés que l’oppression ne se maintient que par la complicité des opprimés, ils considèrent que la lutte contre les tyrans intérieurs doit accompagner la lutte contre les tyrans extérieurs :

    • 5  Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239. (...)

    L’ennemi le plus âpre à combattre est en toi, il est ancré en ton cerveau. Il est un, mais il a divers masques : il est le préjugé Dieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille, le préjugé Propriété. Il s’appelle l’Autorité, la sainte bastille Autorité devant laquelle se plient tous les corps et tous les cerveaux.5

    • 6  Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2 (...)

    7C’est cette volonté d’introduire la rationalité dans tous les aspects de la vie quotidienne qui les conduira à réhabiliter le plaisir, à dénoncer la répression sexuelle et l’institution du mariage, et à faire de l’émancipation des femmes une condition de l’émancipation de tous. Convaincu qu’il ne peut y avoir de régénération sociale sans régénération individuelle préalable, l’anarchiste individualiste est un « éducationniste-réalisateur », suivant la classification proposée par Gaetano Manfredonia6, c’est-à-dire un militant qui, à la différence de l’insurrectionnel ou du syndicaliste, ne croit la révolution ni possible, ni souhaitable si elle n’est pas précédée par une évolution des mentalités.

    Des universités populaires aux causeries populaires

    8Cette conception de la lutte a conduit les anarchistes individualistes à participer à l’expérience des universités populaires née dans le contexte de l’affaire Dreyfus, à l’initiative de Georges Deherme, ouvrier typographe de sensibilité anarchiste et de Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne. Pour une cotisation très modique, les adhérents avaient accès à une bibliothèque de prêt, des cours de langues, des consultations juridiques et pouvaient suivre des conférences organisées plusieurs soirs par semaine. Entre 1899 et 1908, deux cent trente universités populaires ont ouvert leurs portes sur l’ensemble du territoire français pour un auditoire de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Leurs modalités de fonctionnement variaient quelque peu de l’une à l’autre, mais le principe en était le même : faire venir les intellectuels au peuple et permettre à tous l’accès à la culture. Tous les thèmes, toutes les disciplines y étaient abordés par des conférenciers bénévoles, étudiants, journalistes, professeurs de lycées et de collèges, et plus rarement universitaires, sans grand souci de cohérence. On pouvait y parler un soir de poésie contemporaine ou d’art égyptien et le lendemain d’astronomie ou de téléphonie. Mais les orateurs ne dominaient pas toujours leur sujet et les auditeurs manquaient le plus souvent de la formation de base pouvant leur permettre d’appréhender le contenu des interventions. Ce qui a suscité un certain nombre de réserves aussi bien chez les intellectuels qui craignaient les méfaits d’une vulgarisation maladroite que chez les militants qui redoutaient que la scène des universités populaires ne se transforme en terrain d’entraînement pour de jeunes intellectuels plus ambitieux7 que généreux.

    • 7  Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887 (...)

    9C’est cette crainte qui amena les anarchistes individualistes Libertad et Paraf-Javal à fonder les causeries populaires, plus explicitement libertaires dans leur mode de fonctionnement. Les premiers lieux de conférences et de débats se sont ouverts dans les quartiers de Ménilmontant et de Montmartre, puis en banlieue et même en province. Devant le succès rencontré par ces initiatives, quelques individualistes parisiens décidèrent de fonder un journal pour favoriser la circulation des idées entre les différents groupes et l’échange d’expériences. En avril 1905, sort le premier numéro de l’hebdomadaire l’anarchie. « Cette feuille, affirme l’éditorial, désire être le point de contact entre tous ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchiste sous la seule autorité de l’expérience et du libre examen ». Le journal devient rapidement avec un tirage de six mille exemplaires le premier organe individualiste et assure une nouvelle visibilité à ce courant jusqu’ici contraint de s’exprimer dans les colonnes de publications libertaires de sensibilité différente. Il paraît régulièrement de 1905 jusqu’en 1914 et compte de nombreux abonnés en province.

    Trajectoires de militants et militantes

    Les enfants de la première démocratisation scolaire

    10Dans leur grande majorité, les militants anarchistes individualistes qui gravitent autour des causeries populaires et qui se reconnaissent dans l’anarchie sont de jeunes ouvriers parisiens, nés en province entre 1880 et 1890, qui ont quitté l’école à l’âge de douze ou treize ans et qui ont vécu douloureusement ce contact précoce avec le monde du travail. Plusieurs d’entre eux se sont syndiqués et ont participé à des conflits sociaux violemment réprimés et voués à l’échec, ce qui a durablement ébranlé leur confiance dans l’action de masse. Arrachés à une école où ils étaient souvent en situation de réussite mais qui ne leur a fourni qu’un savoir élémentaire, ils ne peuvent se reconnaître dans la classe sociale à laquelle ils sont assignés. Ils ont été en effet plus longtemps scolarisés que leurs parents, des ouvriers ou des paysans tout juste alphabétisés, sans se voir offrir la moindre perspective de mobilité sociale. Dans une société où la condition ouvrière ne s’améliore que très lentement, ils se voient privés de toute possibilité de développement personnel. Aussi se retrouvent-ils dans le constat dressé par Victor Kibaltchiche, futur Victor Serge, dans l’anarchie :

    • 8  Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.

    Vivre pour l’anarchiste, qu’est-ce que c’est ? C’est travailler librement, aimer librement, pouvoir connaître chaque jour un peu plus des merveilles de la vie… Nous revendiquons toute la vie. Savez-vous ce que l’on nous offre ? Onze, douze ou treize heures de labeur par jour, pour obtenir la pitance quotidienne. Et quel labeur pour quelle pitance ! labeur automatique, sous une direction autoritaire, dans des conditions humiliantes et malpropres. Moyennant quoi la vie nous est permise dans la grisaille des cités pauvres.8

    • 9  Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravacho (...)

    11 Cette volonté d’échapper à une condition jugée avilissante a conduit certains d’entre eux à l’illégalisme, considéré comme une pratique subversive et un moyen de survie hors du salariat. La fausse monnaie, le vol et l’estampage sont pratiqués par maints compagnons et les condamnations à la prison ou aux travaux forcés en sont souvent le prix. Cette dérive illégaliste atteint son apogée avec une série de hold-up sanglants perpétrés en 1912 dans le sillage de l’affaire Bonnot. L’un des protagonistes de cette épopée tragique, Octave Garnier, fait écho aux paroles de Victor Serge dans ses mémoires retrouvées par la police sur les lieux de son exécution : « C’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre mes oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition»9.

    • 10  Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.

    12Mais qu’ils soient partisans ou adversaires de l’illégalisme, les individualistes, pour vivre en anarchistes ici et maintenant, et non pas dans cent ans comme les y exhortait Libertad, privilégient surtout la voie de l’expérimentation sociale. Ils fondent des collectifs d’habitat et de travail, tentent de restreindre leur consommation en supprimant tous les produits nuisibles ou inutiles, portent des vêtements moins contraignants, pratiquent le nudisme, défendent la liberté sexuelle et se donnent les moyens de n’avoir que les enfants qu’ils désirent. Cette quête d’une vie autre se traduit également par des pratiques telles que les balades dominicales dans des sites champêtres aux alentours de Paris ou les séjours à Chatelaillon, une station balnéaire au sud de La Rochelle où ils se retrouvent chaque été, à l’initiative d’Anna Mahé, cofondatrice de l’anarchie, pour faire de « cette plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahiront pas car nous faisons bonne garde un coin de camaraderie, hors des préjugés »10.

    L’importance des femmes dans le mouvement

    13De nombreuses femmes adhèrent au discours individualiste et prennent part au mouvement des causeries. Il est bien difficile d’avancer des chiffres car les anarchistes ne tiennent évidemment pas de registre d’adhérents : ils forment une constellation aux contours mouvants. Mais tous les rapports de police attestent de leur présence aux réunions et s’en étonnent parfois tandis que des clichés pris lors des balades dominicales par les individualistes eux-mêmes nous les montrent nombreuses. Presque toutes sont de jeunes provinciales, d’origine modeste, venues à Paris avant leur vingt ans. Plusieurs d’entre elles ont poursuivi leur scolarité jusqu’au brevet élémentaire et se déclarent institutrices de profession. Mais elles ont rarement mené jusqu’à son terme le fastidieux parcours de suppléances, haché de longs intervalles sans traitement, réservé alors à celles qui ne sont pas passées par l’École normale d’institutrices. Pour vivre, elles ont eu recours aux travaux d’aiguille ou à des emplois de bureau peu qualifiés. Le discours individualiste, qui rompt avec l’ouvriérisme et propose à chacun des perspectives d’émancipation immédiates, séduit ces jeunes femmes que leur excellence scolaire et leurs efforts n’ont pu arracher à une condition misérable. Certaines deviennent des collaboratrices régulières ou occasionnelles de publications anarchistes, font des tournées de conférences à l’invitation de groupes libertaires de province et rédigent des brochures qui connaissent une forte diffusion.

    14 D’autres, moins dotées en capital culturel, ont laissé peu de traces écrites et n’apparaissent qu’à travers les rapports de police et les procès-verbaux d’interpellation ou de perquisition. Elles sont domestiques, blanchisseuses, serveuses, couturières ou tentent d’échapper au salariat en tenant des stands de bonneteries sur les marchés. Immergées dans le milieu, toutes en adoptent les codes, s’engagent dans des relations durables ou éphémères avec des compagnons, parfois avec plusieurs simultanément, en se passant le plus souvent du mariage, et en se protégeant des naissances non désirées. Certaines, comme Anna Mahé, refusant toute immixtion de l’État dans leur vie privée, vont jusqu’à refuser d’inscrire leur enfant à l’état civil. S’efforçant de vivre en anarchistes sans attendre et d’échapper au salariat, elles participent à des expériences de vie communautaires et tentent d’éduquer autrement leurs enfants, envisageant pour cela de fonder des structures éducatives alternatives ouvertes à tous, accomplissant ainsi une vocation d’institutrice hors des modèles laïcs et congréganistes qu’elles réfutent l’un comme l’autre. On les retrouve dans les manifestations et elles participent aux échauffourées qui opposent les individualistes à leurs adversaires politiques ou aux forces de l’ordre. Certaines enfin se retrouvent engagées dans des activités illégalistes comme l’émission de fausse monnaie ou sont impliquées dans des vols et cambriolages.

    Réfractaires et propagandistes actives : quelques figures

    Rirette Maîtrejean : une adolescence rebelle

    15Une des figures les plus connues de ce mouvement est celle de Rirette Maîtrejean qui, à la suite de l’affaire Bonnot à laquelle elle fut mêlée, a livré ses souvenirs à un grand quotidien de son temps. Née en Corrèze en 1887, elle fréquente l’école primaire supérieure et se destine à la profession d’institutrice, mais le décès de son père la contraint à renoncer à ses projets. C’est pour échapper au mariage que sa famille prétend alors lui imposer qu’elle s’enfuit à Paris, à l’âge de seize ans. Elle travaille alors comme couturière sans renoncer pour autant à parfaire sa formation intellectuelle. Refusant l’enfermement dans la condition ouvrière, elle fréquente la Sorbonne et les universités populaires où elle fait la connaissance de militants individualistes qui lui font découvrir les causeries animées par Libertad et les siens. C’est le refus des assignations en termes de classe et de genre et l’importance accordée à la subjectivité qui séduit cette déclassée, fille de paysan devenu maçon, institutrice contrainte à travailler de ses mains. Enceinte peu après son arrivée à Paris, elle se marie avec un ouvrier sellier, familier des causeries, et met au monde deux enfants à dix mois d’intervalle. Sa seconde fille n’a pas encore un an lorsqu’elle quitte ce conjoint, avec lequel elle n’a pas d’échanges intellectuels satisfaisants, pour vivre avec un « théoricien » du mouvement, étudiant en médecine, qui tient une rubrique scientifique dans l’anarchie. Elle devient alors à ses côtés une propagandiste active et participe à toutes les manifestations où sont présents les individualistes. Ensemble, ils assurent pendant quelques mois la direction du journal l’anarchie après la mort de Libertad avant de s’engager dans un long voyage qui doit les mener en Italie et en Algérie. De retour à Paris, le couple se sépare et Rirette devient alors la compagne de Victor Kibaltchiche, jeune anarchiste individualiste d’origine russe, déjà connu pour ses articles. Elle se retrouve à nouveau responsable de l’organe individualiste à ses côtés à un moment où les débats autour de l’illégalisme déchirent le mouvement. Inculpée d’association de malfaiteurs à la suite d’une série de hold-up perpétrés par des proches de l’anarchie, dont elle est alors la gérante officielle, elle accomplit une année de détention préventive avant d’être finalement acquittée. Après sa libération, elle s’éloigne du mouvement individualiste dont elle condamne la dérive illégaliste et observe une certaine réserve politique. Devenue correctrice dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, affiliée au syndicat des correcteurs, elle conserve cependant des attaches fortes dans le milieu libertaire.

    Anna Mahé et Émilie Lamotte : le combat pour une pédagogie alternative

    16Née en 1881, en Loire-Atlantique, Anna Mahé fréquente le milieu des causeries dès 1903, peu de temps après son arrivée à Paris. Elle assure avec Libertad la direction de l’anarchie tandis que sa sœur Armandine, institutrice comme elle, se charge de la trésorerie. Elles partagent toutes les deux la vie de Libertad, dont elles ont chacune un enfant. Mais elles s’engagent bientôt dans des relations affectives avec d’autres compagnons qui, comme elles, vivent au 22, rue du Chevalier-de-la-Barre, communauté d’habitat qui est aussi le siège du journal, et qui est surnommé le « Nid rouge » par la police et les journalistes. Anna est l’auteur de nombreux articles parus dans l’anarchie ainsi que dans la presse libertaire régionale et de quelques brochures. Elle écrit en « ortografe simplifiée », estimant que les « préjugés grammaticaux et orthographiques » constituent une source de ralentissement pour l’apprentissage de la langue écrite et sont au service d’une entreprise de « distinction » des classes dominantes. Elle accuse « ces absurdités de la langue » sanctionnées par l’Académie de casser l’élan spontané de l’enfant vers le savoir et d’encombrer inutilement son esprit. Elle estime d’ailleurs trop précoce l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ; l’initiation scientifique qui fait davantage appel à l’observation et à l’expérimentation devrait selon elle le précéder car il pourrait être un puissant stimulant pour le développement intellectuel de l’enfant. Anna se réfère aux pédagogues libertaires Madeleine Vernet et Sébastien Faure, qui appliquent des méthodes de pédagogie active dans le cadre des internats11 qu’ils ont créés et animés. Elle a le projet de fonder à Montmartre un externat fonctionnant selon les mêmes principes pour les enfants du quartier, mais la réalisation de ce projet, longtemps différée pour des raisons financières, ne verra jamais le jour. Les rapports de police la décrivent comme une femme de caractère qui possède un fort ascendant sur Libertad, même après la fin de leur liaison. Pourtant, elle ne jouera plus qu’un rôle effacé après la mort de ce dernier et laissera la direction du journal à d’autres militants.

    • 11  Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusq (...)
    • 12  Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912. (...)

    17Une autre institutrice, Émilie Lamotte, a marqué ce milieu. Née en 1877, à Paris, ancienne institutrice congréganiste et peintre amateur, elle commence à écrire en 1905 dans Le Libertaire avant de collaborer à l’anarchie. En 1906, elle fonde, avec quelques compagnes et compagnons, unecolonie libertaire dans une ferme de Saint-Germain-en-Laye où elle s’établit avec ses quatre enfants. Dotée d’une imprimerie, d’une bibliothèque et d’une école, cette communauté de travail et d’habitat est un véritable centre de propagande anarchiste. Émilie Lamotte, qui est une conférencière très sollicitée, s’absente régulièrement pour des tournées de propagande à travers la France. Elle y évoque son expérience professionnelle et expose ses critiques à l’encontre de l’école confessionnelle, comme de l’école laïque qui « apprend le respect de la Justice, de l’armée, de la patrie, de la propriété, et l’infériorité de l’étranger»12, une école qui tarit la curiosité native de l’enfant et lui impose une discipline aussi nocive pour le corps que pour l’esprit.

    • 13  Ibid

    L’éducateur libertaire doit être bien pénétré de ce principe que l’enseignement où l’enfant n’est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable […]. On doit considérer l’enfant hardiment comme un génie auquel on doit fournir la matière de ses découvertes et les instruments de son expérience.13

    • 14  Ibid

    18Comme Anna Mahé, elle considère que l’enseignement scientifique doit passer avant l’enseignement des subtilités de la langue et condamne « l’affreux système de punitions et de récompenses »14 alors en usage à l’école primaire. Elle encourage les libertaires à organiser dans les quartiers où ils résident des études anarchistes fonctionnant après la classe pour offrir aux enfants du peuple une éducation complémentaire capable de contrebalancer « l’influence pernicieuse » de l’école. Émilie Lamotte mène également une active propagande néo-malthusienne par la parole et par l’écrit, et contribue à diffuser un certain nombre de techniques contraceptives dont elle explique le principe, les avantages et les inconvénients respectifs dans des brochures détaillées, activité qui est alors passible de sanctions pénales. À la fin de l’année 1908, elle quitte la colonie qui se désagrège sous le poids des tensions internes et fait l’expérience de la vie nomade parcourant avec André Lorulot, son compagnon du moment, les routes du Midi dans une roulotte, pour une série de conférences. Elle envisage d’aller jusqu’en Algérie mais, malade, elle meurt en chemin, quelques mois après son départ, le 6 juin 1909, non loin d’Ales, dans le Gard.

    Jeanne Morand : domestique et anarchiste

    19Reste à évoquer la figure de Jeanne Morand, originaire de Saône-et-Loire, qui arrive à Paris en mai 1905, à l’âge de 22 ans, pour se placer comme domestique. Élevée dans un milieu familial perméable aux idées libertaires, lectrice assidue de la presse anarchiste, elle fréquente bientôt les causeries populaires et quitte ses employeurs deux ans après son arrivée à Paris pour s’installer au siège de l’anarchie. Elle est arrêtée à plusieurs reprises pour troubles à l’ordre public, collage d’affiches, participation à des manifestations interdites. Après la mort de Libertad dont elle fut la dernière compagne, elle reprend pour quelques mois la gérance de l’hebdomadaire individualiste aux côtés d’Armandine Mahé. Ses jeunes sœurs, Alice et Marie, qui l’ont rejointe à Paris, évoluent dans les mêmes cercles qu’elle. Dans les années qui précèdent la guerre, Jeanne est nommée secrétaire d’un comité féminin qui se mobilise contre la loi portant la durée du service militaire de deux à trois ans. Elle publie alors un certain nombre d’articles antimilitaristes dans la presse libertaire et prend très souvent la parole dans des meetings. En 1913, elle participe à la création d’un « cours de diction et de comédie » dépendant du « Théâtre du peuple » et prend part également à la fondation d’une coopérative de cinéma libertaire, « le cinéma du peuple », qui produit des œuvres documentaires et de fiction montrant les conditions de vie des ouvriers et l’organisation des luttes. Pendant la guerre, elle se réfugie en Espagne avec son compagnon Jacques Long, déserteur, puis revient en France poursuivre clandestinement la propagande antimilitariste. Elle est condamnée en 1922 à cinq ans de prison et à dix ans d’interdiction de séjour pour appel à la désertion. Au tribunal qui l’accuse d’être une antipatriote, elle répond « qu’empêcher la mort de jeunes Français est un acte plus patriotique que de les y envoyer ». Elle mène deux grèves de la faim pour obtenir le statut de détenue politique et bénéficie d’un large soutien à l’extérieur, au-delà même de la mouvance libertaire. À sa sortie de prison, elle conserve des liens forts avec plusieurs de ses anciens camarades, mais son militantisme est moins offensif : elle est rayée en août 1927 de la liste des anarchistes surveillés par la police. Atteinte de délire paranoïaque, elle connaît dans les années qui suivent une vie errante et misérable.

    Un héritage méconnu

    20Toutes ces femmes ont en commun, à travers la diversité de leurs parcours, d’avoir refusé à la fois le mariage qu’elles assimilaient à une forme de prostitution légale et la condition de dominée et d’exploitée qui s’offrait à elles dans le cadre du salariat. Elles se sont emparées des possibilités d’émancipation immédiate que leur offrait le seul mouvement politique qui accordait à la sphère privée une importance déterminante. Par l’invention de nouveaux modes de vie incluant les expériences communautaires, l’éducation anti-autoritaire des enfants, l’affirmation d’une sexualité libre, elles ont mené une forme exigeante de propagande par le fait.

    21La Première Guerre mondiale et la révolution russe à laquelle certains individualistes se rallièrent ont accéléré la désagrégation de l’héritage de Libertad déjà affaibli par l’illégalisme et certaines dérives sectaires. Et pourtant, on retrouve dans les aspirations portées par le mouvement qui secoua la jeunesse occidentale à la fin des années soixante la plupart des idéaux que ces femmes ont portés, et on peut entendre le « jouir sans entraves » des libertaires de mai comme un lointain écho du « vivre sa vie » des anarchistes individualistes de la Belle Époque.

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    Bibliographie

    Archives de la préfecture de police

    BA 928 : dossier Libertad/ BA1498 : menées anarchistes 1902-1906/ BA 1499 menées anarchistes 1907-1914/ BA 1500 : registre des anarchistes connus et condamnés/ BA 1503 : vols, fausse monnaie, dommages, relations, entente, associations. Tous les dossiers consacrés à l’affaire Bonnot, dossier Victor Serge.

    Archives de l’Institut Français d’histoire sociale (IFHS)

    fonds Armand ; fonds Vandamme ; fonds Bontemps ; fonds Lamberet.

    Travaux universitaires

    Dhavernas Marie-Josèphe, Les Anarchistes individualistes devant la société de la Belle Époque, 1895-1914, thèse de doctorat de troisième cycle Paris X, 1981, 302 p.

    Manfredonia Gaetano, L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914), thèse de doctorat de troisième cycle, Paris : IEP, 1984.

    Ouvrages

    Armand. E, Sa vie, sa pensée, son œuvre, Paris, La Ruche ouvrière, 1964.

    Beaudet, Céline, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la belle Epoque, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.

    Legendre Tony, Expériences de vie communautaire anarchiste en France, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.

    Libertad, Albert, Le Culte de la charogne. Anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908), textes présentés par Alain Accardo,Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2006.

    MaÎtrejean, Rirette, Souvenirs d’anarchie, Quimperlé, La Digitale, 2005.

    Maitron, Jean, Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992,

    Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. Des origines à 1914, t. I, Paris, Éditions François Maspero, 1982.

    Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. De 1914 à nos jours, t. II, Paris, Éditions François Maspero, 1982.

    Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007.

    Picqueray, May, May la réfractaire. Pour mes quatre-vingt-un ans d’anarchie, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1979.

    Serge, Victor, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2001.

    Serge Victor, Le Rétif, articles paru dans l’anarchie, 1909-1912, Paris, Librairie Monnier, 1989.

    Steiner, Anne, Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Epoque, Montreuil, L’Echappée, 2008.

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    Notes

    1  Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.

    2  Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.

    3  Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.

    4  « Quel lamentable troupeau ![…] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte sur le surtravail quotidien, les fortunes de leurs maîtres se font plus scandaleuses, leur luxe plus insolent. Que leur importe, ils sont contents de leur sort […] L’observation, l’étude, la révolte, ils ne connaissent pas. Le bistrot, le football, voilà qui peut les intéresser », peut-on lire dans Le Combat social (décembre 1907, n°15), publication des ouvriers gantiers de Saint Junin gagnés à l’anarchisme individualiste.

    5  Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239.

    6  Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2007.

    7  Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887, dans son ouvrage Culture prolétarienne, Paris, Agone, 2004, p. 83.

    8  Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.

    9  Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard 1992, collection folio histoire, p. 183.

    10  Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.

    11  Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusqu’en 1917 et Madeleine Vernet dirigea de 1906 à 1922 un orphelinat « l’Avenir social ». Ces deux établissements étaient mixtes et appliquaient les méthodes de pédagogie active prônées par les libertaires et déjà mis en pratique à La « Escuela Moderna » de Barcelone par l’anarchiste Francisco Ferrer, fusillé en octobre 1909.

    12  Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912.

    13  Ibid

    14  Ibid

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    Pour citer cet article

    Référence électronique

    Anne Steiner, « Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque », Amnis [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 11 février 2011. URL : http://amnis.revues.org/1057


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