• Aucun historien contemporain n’a parlé de ce personnage L’histoire n’a conservé sur Jésus-Christ aucun document, aucun témoignage, aucune preuve qui établisse la réalité de sa personne, la vérité de son existence humaine.

     

    Jésus n’a laissé aucun témoignage

     

    Lui-même n’a jamais rien écrit (1) A la vérité, Socrate non plus n’a rien écrit, s’étant contenté du seul enseignement oral. Mais entre Socrate et le Christ, il y a trois différences capitales : la première est que Socrate n’enseigna rien qui ne fût rationnel, ou mieux encore, humain, tandis que le Christ, à peu de vérité humaine, mêla beaucoup de fables merveilleuses; la seconde est que Socrate apparaît dans l’histoire uniquement comme un être naturel, tandis que le Christ n’a été et n’est connu que comme un être surnaturel; la troisième est que Socrate eut pour disciples des personnages historiques qui rendent témoignage de son existence, - tels que Xénophon, Aristippe, Euclide, Phédon, Eschine et le divin Platon, - tandis que tous les prétendus disciples du Christ, il n’en est pas un qui nous soit connu autrement que par les documents suspects de l’Église, comme fut connu leur maître. Si donc, du fait que Socrate n’a rien écrit, on ne peut conclure qu’il n’ait jamais existé, la conclusion de la non-existence de Jésus s’impose, au contraire, à titre de présomption, du fait que ce dernier, vivant cinq siècles plus tard, n’a laissé aucune écriture. Il n’existe aucun témoignage écrit sur Jésus, hors des évangiles, qui sont sans autorité Il y a, du reste, mieux à dire. Non seulement le Christ n’a jamais rien écrit lui-même, mais on n’a rien écrit sur son compte. Citerez-vous la Bible ? Elle ne peut nous fournir la preuve que le Christ ait été un personnage réel (2), et même elle nous fournit force preuves contraires; au vrai, elle est d’un bout à l’autre la preuve de la non-existence de Jésus.

     

    Silence étrange de tous les historiens juifs ou païens

     

    En dehors de la Bible, aucun auteur profane, parmi tous ceux qui auraient été ses contemporains, ne nous a transmis à son sujet le moindre renseignement. Flavius Josèphe, Tacite, Suétone et Pline font tout juste mention du Christ. Mais les textes des deux premiers ont été interpolés et falsifiés; quant aux deux autres, ils n’ont parlé de lui qu’étymologiquement, pour désigner la superstition chrétienne qui lui avait emprunté son nom et la secte attachée à cette superstition. Ces écrivains, d’ailleurs, n’ont pas connu le Christ; ils ne se portent pas garants de son existence; ils ont écrit longtemps après la date à laquelle le Christ aurait vécu, et ils ne parlent que d’après des manifestations passagères qui attesteraient plutôt la non-existence.

     

    Ernest Renan, le plus grand des historiens critiques de Jésus, qui a eu le tort de présenter sa Vie de Jésus comme une biographie, alors qu’elle n’est qu’un ingénieux roman, est pourtant obligé de remarquer le silence de l’histoire sur son héros. «Les pays grecs et romains n’entendirent pas parler de lui; son nom ne figure dans les auteurs profanes que cent ans plus tard, et encore d’une façon indirecte, à propos des mouvements séditieux provoqués par sa doctrine ou des persécutions dont ses disciples furent l’objet. Dans le sein même du judaïsme, Jésus ne fit pas une impression bien durable.

     

    Philon, mort vers l’an 50, n’a aucun soupçon de lui. Josèphe, né l’an 37, en écrivant sur la fin du siècle, mentionne son exécution en quelques lignes (3), comme un événement d’une importance secondaire (4); dans l’énumération des sectes de son temps, il omet les chrétiens. Juste de Tibériade, historien contemporain de Josèphe, ne prononçait pas le nom de Jésus. La Mishna, d’un autre côté, n’offre aucune trace de l’école nouvelle; les passages des deux Gémares où le fondateur du christianisme est nommé n’ont pas été rédigés avant le quatrième siècle ou le cinquième siècle.» (5)

     

    Un auteur juif, Juste de Tibériade, qui avait fait une histoire des Juifs, de Moïse à l’an 50 de l’ère chrétienne, ne prononçait même pas, au dire de Photius, le nom de Jésus. Javénal, qui poursuivit de da satire les superstitions de son temps, parle des Juifs, mais il ne s’occupe pas plus des chrétiens que s’ils n’existaient pas (6) Plutarque, né 50 ans après le Christ, historien minutieux, qui n’aurait certes pas ignoré Jésus-Christ et ses gestes, s’ils s’étaient réellement produits, n’a pas, dans ses nombreux ouvrages, un seul passage qui fasse une allusion quelconque au chef de la secte nouvelle ou à ses disciples.

     

    César Cantu, pour qui la foi la plus aveugle, indigne d’un historien, est un voile épais sur les yeux, et qui en vient à tenir pour faits historiques les plus absurdes légendes du christianisme, s’avoue déconcerté par le silence de Plutarque; il dit tristement que «Plutarque demeurait attaché à sa foi aux divinités païennes comme si aucune voix encore n’avait menacé leurs autels... et que, par suite, dans tant d’ouvrages de morale qu’il écrivit, il ne voulut jamais dire un mot des chrétiens.» (7) Sénèque, qui, par ses écrits remplis de ces sentences qui donnèrent corps et vie au christianisme, fit penser qu’il avait été lui-même chrétien ou qu’il avait eu des relations avec des disciples du Christ, dans son livre sur les Superstitions, perdu ou détruit, mais que saint Augustin nous a fait connaître, ne dit pas un mot du Christ et, quand il parle des chrétiens déjà répandus en diverses parties de la terre, il ne les distingue pas des Juifs, qu’il appelle une nation abominable (Cool

     

    Mais c’est surtout le silence de Philon sur Jésus qui a une importance décisive. Philon, qui avait déjà 25 ou 30 ans lorsque Jésus aurait du naître et qui mourut plusieurs années après la date à laquelle ce dernier aurait dû mourir, ne sait rien et ne dit jamais rien de Jésus-Christ. C’était un homme docte, qui s’occupa spécialement de religion et de philosophie. Il n’aurait assurément pas négligé de citer Jésus, qui était de son pays et de sa race, si Jésus avait paru sur la terre et s’il avait accompli une si grande révolution dans l’histoire de l’esprit humain. Une circonstance singulière rend encore plus significatif le silence de Philon : c’est que tout l’enseignement de Philon peut se dire chrétien, à ce point que Havet n’a pas hésité à l’appeler «un vrai père de l’Église.» Philon, en effet, s’efforça d’unir le judaïsme et l’hellénisme, en interprétant habilement les parties les moins nobles de l’Ancien Testament par la distinction du sens littéral et du sens allégorique, et en pénétrant la religion juive du mysticisme des néoplatoniciens alexandrins. C’est ainsi qu’il constitua une doctrine platonicienne du Verbe ou Logos, qui a beaucoup d’affinité avec celle du quatrième Évangile et, dans cet évangile, le Logos c’est précisément le Christ. N’est-ce pas là une circonstance révélatrice ? Philon vit dans le temps où l’on a placé l’existence du Christ; il est déjà célèbre avant que le Christ naisse; il meurt plusieurs années après le Christ; il accomplit, à l’égard du judaïsme, la même transformation, la même hellénisation, la même platonisation qui fut l’œuvre des Évangiles, et spécialement du quatrième; il parle du Logos ou du Verbe exactement comme le quatrième Évangile; et pourtant, il ne nomme pas une seule fois le Christ ! Jamais, dans aucun de ses ouvrages !

     

     

    N’y a-t-il pas là la preuve que Jésus-Christ ne fut pas un personnage historique et réel, mais une création mythologique et métaphysique, à laquelle contribua plus que tous Philon lui-même, qui écrivit comme un chrétien sans rien savoir encore de ce nom de chrétien, qui parla du Verbe sans connaître le Christ, et qui enseigna une doctrine identique à celle que l’on a attribuée au Christ sans même soupçonner l’existence du Christ ? Si Philon a pu parler du Verbe et écrire comme un chrétien avant le Christ, n’est-ce pas la démonstration que le christianisme se produit sans le Christ, par les oeuvres précisément de ce même Philon, qui ne dit pas un seul mot de la personnalité humaine, de l’existence matérielle et historique de Jésus-Christ ? Non, Jésus n’a pas existé, car, s’il avait existé, Philon n’aurait pas pu ne pas parler de lui.

     

    Philon, le Platon juif-alexandrin, contemporain du Christ, cite tous les événements et tous les grands personnages de son temps et de son pays, sans même oublier Pilate; il connaît et décrit avec force détails la secte des Esséniens, qui vivaient aux environs de Jérusalem et sur les rives du Jourdain; sous le règne de Caligula, il fut envoyé à Rome pour défendre les Juifs, et cela fait supposer en lui une connaissance exacte des choses et des hommes de sa nation; immanquablement, si Jésus avait réellement existé, il aurait été obligé d’en faire au moins mention. Silence de Philon - Le silence de tous les historiens ne peut s’expliquer que par la non-existence de Jésus.

     

    Ce silence de tous les écrivains contemporains sur Jésus-Christ n’a pas été pris, jusqu’à présent, en considération autant qu’il conviendrait pour l’arrêt de la vérité historique (9) Même les écrivains d’esprit libre ont passé avec trop de hâte et de légèreté sur cette constatation. J. Salvador (10) explique facilement (c’est son mot) un tel silence, par ce fait que le fils de Marie ne laissa à Jérusalem que de faibles traces; Stefanoni (11), pour pouvoir l’expliquer, réduit la naissance et la vie de Jésus à de si mesquines proportions que ce n’est plus qu’un évènement très vulgaire. Ces explications sont trop inadéquates. Nous ne connaissons qu’un seul Jésus, celui des Évangiles et des Actes des Apôtres. Or, non seulement ce personnage n’aurait pas laissé à Jérusalem d’aussi «faibles traces» que le prétend Salvador; non seulement sa vie n’aurait pas été réduites aux «mesquines proportions» que suppose Stefanoni; mais, tout au contraire, la vie du Christ, à en croire la Bible, se serait déroulée avec un retentissement si extraordinaire que jamais aucune vie humaine n’en aurait eu de semblable.

     

    La personnalité du Christ aurait donné lieu à des tumultes publics, à une arrestation, à un procès, à un drame judiciaire suivi d’une mort tragique; elle aurait accompli tant et de tels prodiges, et si merveilleux ¾ visite des anges, apparitions d’étoile qui marchent pour indiquer le lieu de sa naissance aux rois qui viennent d’Asie lui apporter leurs hommages, massacre des innocents dispute avec les docteurs à l’âge de douze ans, multiplication des pains, changement de l’eau en vin, guérison des malades, résurrection des morts, domination des éléments et des ténèbres, tremblement de terre à la suite de sa mort, et sa propre résurrection, tant et tant que les plus indifférents auraient été forcés de s’en émouvoir, que l’univers entier, sur l’heure, en aurait eu immanquablement connaissance, et que la curiosité des chroniqueurs, des annalistes, des historiographes n’aurait pas pu ne pas s’y intéresser.

     

    Quand il s’agit d’un tel personnage et de tels événements, le silence de l’histoire est absolument inexplicable, invraisemblable, déconcertant. Et c’est ce que M. Auguste Dide a remarqué avec raison : «Une pareille ignorance, une inattention aussi dédaigneuse, déjà bien inexplicable s’il s’agissait seulement d’une manifestation historique ayant abouti à des tumultes, à des troubles violents, à une arrestation, à un drame judiciaire suivi de mort, devient (si on croit à la vérité des apologies évangéliques) tout à fait invraisemblable et stupéfiante. Car elle s’appliquerait aux faits les plus prodigieux, à des événements non seulement dignes de la curiosité et des commentaires des annalistes, mais qui devaient préoccuper l’intelligence et la conscience des spectateurs les plus indifférents et les plus distraits par nature... Et nul n’en sait rien? Pas un mot chez l’historien juif contemporain, Flavius Josèphe qui raconte les plus menus détails de l’histoire de ce temps-là; pas un mot dans Tacite, dans Suétone, dans les historiens grecs ou latins !» (12)

     

    <span>C’est pourquoi l’on ne peut moins faire que de conclure qu’un tel silence constitue une grave présomption contre l’existence historique de Jésus-Christ</span>. D’autres éléments, d’ailleurs, permettent de dire que, si l’inexistence du Christ peut seule expliquer le silence de l’histoire à l’égard de ce personnage, le silence du l’histoire à son tour démontre son inexistence. Le même silence de l’histoire se constate relativement aux apôtres. Nous n’avons, en ce qui les concerne, d’autres documents que ceux qui viennent de l’Église, qui, par là même, sont dépourvus de toute valeur probative, et qui nous les font connaître non comme des hommes naturels, mais comme des êtres surnaturels ou du moins, comme des thaumaturges, ¾ ce qui est à peu près la même chose. Les seuls faits historiques qui soient attribués aux apôtres ¾ le voyage de saint Pierre à Rome, sa dispute avec Simon le Magicien, la rencontre de saint Pierre avec Jésus et le fameux Quo vadis, Domine ? la mort de saint Pierre ¾ ne se trouvent racontés que dans les livres déclarés apocryphes par l’Église elle-même. On peut faire la même observation pour Joseph et Marie, les parents de Jésus, pour ses frères et toute sa famille. Ce sont là des circonstances qui donnent plus de signification au silence de l’histoire à l’égard de Jésus.

     

    Emilio BOSSI. (Traduction de l’ex-Abbé défroqué Victor Charbonnel.)

     

    NOTES :

     

    (1) La prétendue lettre de Jésus au roi Abgar est une fraude pieuse; cela est démontré. Origène et saint Augustin la répudient nettement, et ils déclarent que le Christ n’a rien écrit. Du reste, l’Église elle-même le reconnaît, puisqu’elle n’a pas mis cette lettre au premier rang des documents canoniques, et elle aurait eu un intérêt capital à le faire si une telle pièce avait présenté quelque caractère d’authenticité. On peut dire la même chose des dernières lettres de Pilate à Tibère. (NOTE DE L’AUTEUR) ¾ Ajoutons que cette fabrication de documents par les chrétiens, ces «fraudes pieuses», prouvent le manque de documents authentiques. S’il y en avait eu de vrais, on n’aurait pas eu besoin d’en faire de faux. (NOTE DU TRADUCTEUR)

     

    (2) M. Ch. Guignebert, chargé du cours d’histoire des religions à la Sorbonne, dit : «Tout le monde ou à peu près, avoue aujourd’hui que nos Évangiles ne sont pas des histoires de Jésus et de ses premiers disciples, mais seulement des biographies édifiantes, où les épisodes sont choisis et arbitrairement disposés pour encadrer des enseignements. On admet généralement que chacun des trois évangiles a eu son but particulier, en vue duquel il a organisé sa narration.» (Manuel d’Histoire ancienne du Christianisme, p. 40) Ce sont là des dispositions bien peu compatibles avec la véracité de l’historien; - et le même savant professeur dit encore : «Le christianisme rapporte son origine à Jésus-Christ. La tradition orthodoxe prétend posséder son histoire humaine dans les Évangiles, mais nous savons qu’ils ne nous ont conservé que des témoignages lointains, indirects, souvent contradictoires, toujours arbitrairement ordonnés, tout à fait étrangers au souci de la prédiction et de la vérité objective... on a pu très sérieusement se demander si tout ce que nous savons de Jésus n’était pas légendaire, si son existence même ne devait pas être rejetée parmi les mythes.» (Man. d’Hist. anc. du Christianisme, pp. 156-157.) - M. Guignebert, il est vrai, admet encore l’existence de Jésus, mais il constate que les études critiques sur les affirmations évangélistes sont d’autant plus négatives dans leurs conclusions qu’elles sont scientifiquement conduites (p. 156.) (NOTE DU TRADUCTEUR)

     

    (3) Renan ici ajoute une note pour avertir que le passage de Josèphe a été altéré par une main chrétienne. Pourquoi seulement altéré ? Il a été INTERPOLE. (NOTE DE L’AUTEUR)

     

    (4) Josèphe était un historien juif, né en l’an 37 (donc quatre ans après la mort prétendue de Jésus) Il a laissé un ouvrage appelé : Antiquités judaïques. Au livre XVIII, chapitre III, de ces Antiquités, on trouve le passage suivant : «Dans ce même temps naquit Jésus, homme sage, si toutefois on peut l’appeler un homme, car il accomplit des oeuvres admirables, enseignant à ceux qui l’aimaient à s’inspirer de la vérité. Non seulement il fut suivi par beaucoup de Juifs, mais aussi par les Grecs. C’était le Christ. Les principaux de notre nation l’ayant accusé devant Pilate, celui-ci le fit crucifier. Ses partisans ne l’abandonnèrent pas après sa mort. Vivant et ressuscité, il leur apparut le troisième jour, comme les saints prophètes l’avaient annoncé, pour faire mille autres choses miraculeuses. La société des chrétiens qui subsiste encore aujourd’hui a reçu de lui son nom.» ¾ Tel est le seul passage profane en faveur de Jésus. Or, est-ce là ce qu’aurait écrit un historien juif, tel que le juif Josèphe ? Non, un juif n’aurait pu tenir un pareil langage qui fait de Jésus un Dieu, et un Dieu ressuscité. C’est un chrétien qui a rédigé ce texte et qui l’a introduit, par interpolation ou intercalation, dans une copie de l’ouvrage historique de Josèphe. A l’endroit où il se trouve, ce passage interrompt brusquement la suite du récit de Josèphe. Rien ne l’appelle. On sent que c’est un morceau ajouté après coup. Perdu au milieu d’un chapitre qui raconte les amours d’une dame romaine et un châtiment infligé au peuple de Jérusalem, sans lien aucun avec le contexte; il est considéré comme la critique moderne, non seulement comme altéré, mais comme absolument interpolé. - Le seul texte d’écrivain profane que cite Renan et que l’on puisse citer est donc une pieuse fraude chrétienne. Saint Justin, Tertullien, Origène, saint Cyprien ont souvent cité l’historien Josèphe dans leurs polémiques contre les juifs et les païens. Jamais ils n’ont invoqué à leur avantage ce texte de Josèphe. C’est donc qu’il n’avait pas été intercalé dans les copies qu’avaient en mains ces défenseurs du christianisme et que la fabrication est postérieure. Bien plus, Origène dit expressément que l’historien Josèphe ne reconnaissait pas Jésus pour le Christ (Contre Celse, liv. I, p. 47.) Il n’eût pu le dire, si le passage avait été, de son temps, dans l’œuvre de Josèphe. (NOTE DU TRADUCTEUR)

     

    (5) Renan, Vie de Jésus, chap. XXVIII.

     

    (6) Stefanoni, Dictionnaire philosophique, au mot «Jésus».

     

    (7) César Cantu, Histoire universelle, Ep. VI, 2ème partie.

     

    (Cool Ernest Havet, Le Christianisme et ses Origines, t. II, chap. XIV.

     

    (9) M. Stéphane Servant, dans une étude de La Revue Intellectuelle (juin 1908), à propos de l’ouvrage du Dr Binet-Sanglé sur la Folie de Jésus, a excellemment noté l’importance de ce silence des historiens sur Jésus, et, surtout en ce que concerne Philon, il dit : «Ce qui paraît tout à fait extraordinaire dans l’énigme de Jésus-Christ, c’est que pas un seul auteur contemporain, pas même un auteur juif, n’en ait dit un mot. Philon, qui vécut en même temps que lui, qui mourut après lui, qui était en relation avec Jérusalem et les pèlerins qui s’y rendaient chaque année pour Pâques, Philon qui décrit les sectes juives; Flavius Josèphe, qui s’étend sur les plus obscures parmi ces dernières, ignorent le Christ. Figurez-vous quelque catholique à la façon de l’abbé Loisy, quelque libre-penseur à la façon de Renan, entreprenant, avec le souci d’exactitude historique, un ouvrage sur les sectes actuelles de l’Église romaine en France et, supposant qu’il existât de nos jours, oubliant de mentionner précisément l’Homme-Dieu. Ajoutez à cela que, suivant l’Évangile, cet Homme-Dieu ne s’est pas glissé obscurément sur la route de l’Histoire, mais y fut accompagné d’un cortège de miracles et d’évènements inouÏs, que le massacre des Innocents, la venue des Rois Mages sont les moindres faits se rapportant à sa naissance pour laquelle le Ciel des annonciateurs et la Terre des rédempteurs furent bouleversés, et tâchez de comprendre. Hors des historiens juifs, même silence. Pas un seul contemporain de Jésus, pas un, n’en a entendu parler : il y a là quelque chose d’inouï. S’il y avait un miracle réel dans la vie réelle de cet homme, le plus miraculeux serait celui d’une pareille omission.»

     

    (10) J. Salvador, Jésus-Christ et sa Doctrine, t. I, liv. II.

     

    (11) Stefanoni, Dictionnaire philosophique et Histoire critique de la Superstition, vol. II, chap. I.

     

    (12) Les tentatives de faire rentrer dans l’histoire, d’arracher aux brouillards de la théologie une personnalité qui, jusqu’à l’âge de trente ans, est absolument inconnue et qui, à partir de cet âge, apparaît au milieu des miracles, tantôt absurdes et tantôt ridicules, est une tentative si difficile qu’on peut, a priori, le déclarer impossible.» (Dide, La fin des religions.) Ernest Havet, dans son grand ouvrage : Le Christianisme et ses Origines, sans aller jusqu’aux conclusions de la critique actuelle sur la non-existence de Jésus, exprime ses doutes. Il dit : «Socrate est une personne réelle, et Jésus est un personnage idéal. Nous connaissons Socrate par Xénophon et Platon, qui l’ont connu; ils écrivent sur lui dans Athènes, pour les Athéniens, au milieu desquels s’est passée sa vie, et ils écrivent au lendemain de sa mort. On verra au contraire que ceux qui nous ont parlé de Jésus ne le connaissent pas et s’adressaient à des hommes qui le connaissaient encore moins; qu’ils ont écrit à plus d’un demi-siècle de distance, dans des pays qui n’étaient pas le sien, en une langue qui n’était pas la sienne. Ils n’ont écrit qu’une légende : Jésus est un personnage historique qui n’a pas d’histoire. J’ai déjà développé ailleurs cet idée et je prie qu’on me permette de me répéter : «Socrate est, comme on dit, percé à jour. Nous connaissons sa figure et son nez retroussé. Nous n’ignorons ni sa femme Xanthippe, ni l’humeur de Xanthippe. Nous le suivons à l’Agora, aux gymnases, à tables, au lit; nous assistons à ses amusements avec ses amis ou à ses disputes avec ses adversaires; nous l’accompagnons dans l’atelier d’un peintre, dans la boutique d’un marchand ou chez la belle Théodote qui pose pour un portrait. Nous l’entendons, pour ainsi dire, toutes les fois qu’il parle et aussi longtemps qu’il parle. Celui qu’on entend causer, celui qu’on voit rire, ne sera jamais un dieu. Je ne sais si Jésus a jamais ri ou causé, car c’était un homme de Lorient; mais ses biographes ne nous le diraient pas ou plutôt il n’a pas de biographie. On ne nous parle pas de son visage; son âge même n’est pas indiqué. Il n’était pas marié sans doute, il a été de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux; mais on n’a pas seulement pris la peine de nous le marquer en termes exprès. On ne nous dit rien de ses habitudes et du détail de sa vie. On ne nous raconte de lui que des apparitions, on ne recueille de sa bouche que des oracles. Tout le reste demeure dans l’ombre; or, l’ombre et le mystère, c’est précisément ce qui est divin. Si on aperçoit quelque chose de ses passions ou de ses préjugés, c’est autant que ses disciples les partagent et les sanctifient; on n’entrevoit rien de ses faiblesses. En un mot, ceux qui nous racontent Socrate sont des témoins; ceux qui nous parlent de Jésus ne le connaissent pas : ils l’imaginent.»

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  • Ce qu'il y a de dérangeant dans la morale,c'est que c'est toujours la morale des autres(André Breton)

     

    Ca bavasse et caquette, lorsqu'on est grand et que l'on se veut libérer, autour des thèmes qui demeurent tout à fait convenus. Dans les prétendus milieux dits libres, prenons par exemple, la liberté sexuelle. Il est de bon ton de fustiger contre ce que l'on nomme encore la fidélité. Pensez donc, ça fait partie de la panoplie ! Laquelle n'est que trop souvent une réaction pubertaire du rejet de la société de papa-maman pour établir des prétendus principes qui sont tout aussi puants parce que moralistes.

     

    On est venu me dire une fois qu'être fidèle c'était "perpétuer les vieilles traditions bourgeoises de ce monde" ; lesquelles s'inscrivent dans la conservation de la propriété et, de la sorte, le pouvoir n'est pas près de s'écrouler. Avec de tels arguments, en effet, enveloppés dans du papier prêt-à-penser, de cette vieille morale et de la morale nouvelle, le pouvoir s'en branle, comme de juste ! Et il a bien raison.

     

    Les petits apôtres biens fous de la liberté sexuelle du samedi soir associent ordinairement le fait de n'avoir de rapport sexuel avec un partenaire unique qu'à l'ennui et à la frustration. "De quoi je me mêle ?" ais-je à leur répondre ? De la fidélité, ce sont eux qui en font cas comme le font ceux qui la prônent. Ce sont eux aussi ces petits juges qui indiquent ce qui est bon ou mauvais pour tous.

     

    Si des gens peuvent se trouver frustrés par des relations sexuelles avec un partenaire unique, ce n'est pas mon affaire. Je n'ai ni à les plaindre ni à les inciter à vivre leurs rêveries secrètes en matière de sexualité. S'il en est d'autres qui ont des relations avec des partenaires multiples, de quelque sexe que ce soit, je m'en fous tout autant. Il en va de la responsabilité de chacun et de la volonté individuelle à pouvoir se réaliser.

     

    Ceux qui associent la sexualité avec un unique partenaire nécessairement à l'ennui et à la frustration signifient qu'ils sont bien incapables de comprendre que ce qui, à première vue, ne leur convient pas, peut tout à fait bien convenir à d'autres. On voit bien là que ces piètres moralistes ne valent pas mieux que leurs adversaires sur la question des préjugés car ceux des uns valent bien ceux des autres.

     

    Je m'accorde effectivement avec eux pour reconnaître que la possessivité, plus que la jalousie, nuit à l'équilibre et au développementde l'individu. Mais celles et ceux qui sont affectés par de tels sentiments peuvent-ils être à leurs yeux considérés autrement que comme des esprits faibles pleurnichards et, pour tout dire, incomplets ? De même est-il toutes les démesures dans la jalousie comme dans la possessivité ?

     

    En l'un et l'autre, se trouve le plus souvent la recherche de la relation fusionnelle qui, tôt ou tard, quoi qu'on en dise, mène au chaos. Une union amoureuse doit donc être l'addition des choses ; de ces petites choses de la vie que l'on partage (ou non) amoureusement.

     

    Si l'on peut aisément concevoir qu'il est des individus qui savent aimer plusieurs personnes, l'on peut concevoir que d'autres ne peuvent trouver leur équilibre qu'avec une seule personne. Ceux-là même qui, avant que de s'engager dans une relation véritable, peuvent demander à ce qu'elle soit exclusive ou non. Si plus tard, l'un des constituants d'un couple donné à le désir de vivre autre chose avec d'autres partenaires alors il peut en être discuté dans le couple. Passer à l'acte et le taire peut être alors considéré comme une entrave au contrat librement formulé au départ ainsi qu'une trahison de la confiance en l'autre. Après, à chacun de voir comment les choses peuvent évoluer.

     

    Il ne s'agit pas là de faire l'apologie du mariage mais seulement d'évoquer l'union libre de deux ou de plusieurs individus sans l'immixtion (et j'y tiens !) de l'Etat, de la religion ou d'une tierce personne. Et c'est bien parce que c'est l'affaire de deux individus (ou de trois ou de quatre) que nul ne peut ni les juger ni s'immiscer dans leurs affaires.

     

    Alors que ceux qui condamnent et la fidélité et la jalousie se mêlent de ce qui les regardent ! A revendiquer à tort et à travers ce à quoi ils aspirent pour un monde meilleur depuis leur seule morale et qu'ils ne savent pas eux-mêmes assumer certaines fois, ils finiront peut-être par reconsidérer les choses. Le droit de vivre qu'ils proclament tant pour les autres et pour eux-mêmes surtout finira sans doute par en fatiguer plus d'un. Le droit de vivre n'est pas à légiférer mais à prendre en faisant abstraction de la notion même de droit et en passant outre à l'interdit.

     

    Quant à ceux qui accusent ce qu'ils nomment "l'hétéronormalité" d'entretenir l'homophobie, sans doute aspirent-ils à "l'homo-normalité" ? Mais elle est implantée déjà depuis assez de temps pour pouvoir constituer un solide lobby sur lequel se bâtissent des fortunes tandis que celles et ceux qui tentent d'en suivre les chemins deviennent, pour la plupart, des véritables pantins qui s'incluent eux-mêmes dans un ghetto pour pouvoir mieux se "retrouver".

     

    Et dedans ces ghettos, il est de ces bien étranges et tristes endroits dont tirent profit le capitalisme de toute façon et qui constituent de véritables crachoirs à foutre ou vainement on vient y chercher sinon un peu d'amour, du moins un rien de sexe... Alors oui, tout cela est bien triste. S'y retrouve qui veut mais qu'ils aient au moins la décence de se déserter les lieux où l'on doit payer pour se faire ! La sexualité qui passe par un système de tarification, c'est de la prostitution déguisée. De la prostitution organisée proprement. Quelle soit dit hétéro ou homo sexuelle. Adonnez-vous plutôt aux ébats dans la nature; dans les lieux plus ou moins sauvages avec qui vous voulez. Voilà l'une des formules de l'amour libre si l'on doit parler d'amour.

     

    La liberté sexuelle, la liberté d'aimer qui l'on veut, je n'ai rien, mais absolument rien contre. Cela ne m'apporte ni ne me retire quoi que ce soit. Mais combien de ces défenseurs de ces libertés seraient bouleversés s'ils apprenaient que papa ou maman eux-mêmes aient pu avoir des relations extra-conjugales ? Et qui plus est de nature homosexuelles ?...

     

    Il conviendrait d'abord de balayer devant sa porte avant de dénoncer partout le tas d'ordures qui se peut trouver sur la porte de la maison voisine ou la poussière qui s'entasse sur celle d'en face. La poussière est la même partout, la pollution des esprits et des coeurs également. On veut remplacer la morale par une nouvelle sous prétexte de libération. Donc avant que de t'empresser de libérer l'autre, libère toi toi-même. Pour ce qui me concerne, je m'en charge seul.

     

    Dominique David


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  • « ... car sur l’œuvre de Han Ryner« flotte le drapeau noir de l’an-archie. »

     

               « En ton frère, c’est l’homme profond que tu aimes, l’homme profond, non les masques superposés où grimacent un temps et un pays... Ton amour pour tous à la force de détester en chacun les chaînes naïves dont il se charge : patrie, doctrine, politique, religion, règlements, statuts, lois et disciplines... Plus tu deviens toi-même et ta réalité, plus aussi tu aimes chez autrui la réalité que les superficiels ne soupçonneront point. Maintenant tu est. Arme-toi uniquement de toi-même : le tyran ou les esclaves sourds te frappent mortellement, lutte contre les mensonges locaux et contre les mensonges actuels. Explique à tes frères que, pauvres, blessés, ils protègent les gangrènes dont ils meurent. »

                                                                   Han RYNER.

     

              Un désir exprès me porte à préciser l’an-archie dont toute l’œuvre de ce stoïcien libertaire est marquée. N’en déplaise à Jean d’Arvor, ami, des Amis de Han Ryner, cette appartenance n’est pas seulement symbolique; notre Socrate moderne, notre Diogène ressuscité, notre apologiste des philosophes cyniques, le proclame en maints passages de ses écrits. Ce n’est pas là une classification absurde, mais ce que je pense déraisonnable, c’est de la mêler à cette altération de l’an-archie abritée « sous l’emblème du drapeau noir, de l’agitation révolutionnaire, du désordre et du nihilisme vain et destructeur. »

     

              Si j’en avais le loisir, il me plairait de renverser cette conception par trop personnelle de Jean d’Arvor sur l’an-archie, à croire qu’il ne s’est guère appliqué à l’étude de cet idéal qu’il rejette avec désinvolture par dessus les moulins. N’en aurait-il point compris toute l’essence, toute la philosophie, pour ne retenir que les broutilles ou les bruits et les échos d’informations intéressés ? Vérité et raison, tels sont entre autres, les objectifs qui guident Han Ryner, et soyez certain, mon cher ami, des AMis de Han Ryner, s’il dénonça les fanatismes, s’il arracha comme vous l’écrivez peu après, « leurs corsets afin de tenter de libérer enfin la pensée humaine » c’est là bel et bien oeuvrer en an-archiste. Mais déjà vous ajoutez que « son anarchie à lui, n’est hostile au commandement que lorsque ce dernier est Mensonge. »

     

              Ce n’est pas sous ce pitoyable éloge, qui peut paraître original, que je me fais la joie d’absorber l’analyse des propos d’un penseur profondément an-archiste; mais avant tout, je veux rejeter ce « drapeau noir », dont généreusement certains aiment draper Han Ryner. Han Ryner avait une aversion profonde pour ces symboles des patries et des patriotes, ces oripeaux lui étaient d’une indifférence totale. Je n’ignore point que certains admirateurs de Han Ryner contestent son appartenance à l’an-archie et vont jusqu’à nier l’empreinte dont est chargée la meilleure partie de ses écrits ou de son oeuvre parlée. Certes, et je le précise à dessein, si l’on veut entendre par an-archie : organisation sociale, adhésion à un mouvement, acceptation d’une doctrine toute faite, fût-elle anarchique, on peut s’imaginer que Han Ryner, au nom de son individualisme refuse cette réalité.

     

              Mais il s’agit de tout autre chose et ce n’est pas que sur quelques fragments de phrases qu’il faut « juger ». Il faut superviser l’ensemble de ses écrits, ne pas s’arrêter aux quelques « broutilles », recueillir ses évolutions et étudier tout particulièrement ses comportements dans la vie quotidienne. Alors, il faut la constater et s’incliner devant le fait incontestable et incontesté : l’esprit de Han Ryner est essentiellement anti-dogmatique, farouchement anti-autoritaire, profondément individualiste, postulats indubitables de l’an-archisme.                   

     

                Tout dans ses écrits, atteste avec autant de passion que de sérénité cet an-archisme, qu’il dispense avec générosité et amour; et cette exaltation permanente d’une pensée libertaire est bien ce qu’il y a de plus créateur dans son oeuvre. Mieux encore, au hasard des lectures, vous retrouverez dans les centaines de revues et journaux, auxquels il a collaboré avec un désintéressement étonnant, sa pensée généreuse débordante d’amour, où il s’affirme en faveur de tous ceux qui, amants de la liberté n’ont cessé d’être persécutés par la loi et l’autorité. Han Ryner, en maintes occasions, s’est dressé par le verbe et par la plume, contre les oppresseurs, afin d’aider à arracher ces victimes aux mains de leur bourreau. Il s’en est allé tantôt au forum, tantôt devant cette justice injuste, défendre les martyrs, emprisonnés politiques, réfugiés des régimes totalitaires et dictatoriaux.

     

              Et voici qu’en témoignant 1922, au procès de Juvenis-Gustave Bouvet - qui fut condamné à cinq ans de travaux forcés, pour propagande subversive, Han Ryner, non sans malice, disait en s’adressant aux jurés : « Juvénis déclare la tolérance une « vertu foncière anarchiste » Il est anarchiste un peu comme Polyeucte est chrétien; l’anarchie c’est pour lui l’ensemble et le bouquet de toutes les vertus. Soyez heureux et tolérants, Messieurs les jurés, et Juvénis croira vous faire plaisir en vous saluant du nom d’anarchistes. » (1)

     

              E. Gomez de Baquero (2), qui pour l’édition espagnole (3) du « Sphinx Rouge », publia un prologue, écrivait : « A parler grosso modo, Han Ryner est un anarchiste : ce penseur considère l’Etat, au moins l’Etat historique, comme un ennemi de l’individu et il voir dans la personnalité individuelle la plus précieuse de toutes les valeurs humaines. » Il précise : « L’anarchie passait auparavant pour l’extrême utopie de l’individualisme. C’était l’aspiration à résoudre par la libre harmonie ces problèmes de la coopération sociale que la tradition historique nous montre toujours livrés d’une contrainte plus ou moins mitigée de liberté. »

     

    -          Mais, direz-vous, Henri Ner (Han Ryner) a publié en 1892, en collaboration avec Émile Saint Lanne : « La Paix pour la vie », un essai où l’anarchisme est traité sans trop grand ménagement. Il est certain, si l’on s’en tient à cet ouvrage de jeunesse, qu’Henri Ner a des pensées, qu’il met difficile de contresigner, et pour cause. L’anarchie a tout particulièrement été analysée dans la dernière partie de l’ouvrage, où les auteurs ont exposé : les luttes et la Paix de demain. Ils recherchent une définition de la société tout en « contenant » le présent dans l’avenir, et exposent la démonstration d’Herbert Spencer : La société est un animal; ils y apportent quelques objections et affirment que la société est un animal composé de cellules conscientes.

     

              Mais, disent-ils, l’humanité est très jeune, l’individualisme paraît condamné; le travail vaincra la fatalité des choses dans cette lutte pour la paix, malgré la loi de Malthus qui se détruit elle même. Je laisse à vos réflexions ces querelles sociales contemporaines, ainsi que les théories des économistes libéraux, avec toutes leurs conséquences : droit au travail, liberté de travail, droit à l’assistance y compris cette sacré loi de l’offre et de la demande, que défendent avec tant d’âpreté les individualistes anglais. On y ajoute l’utilité de la conscience pour le progrès de l’espèce,  la sélection des meilleurs et des plus forts, encore qu’il n’est pas écrit, nous disent-ils, que les meilleurs le soient au point de vue social, et qu’il faille envisager la solution socialiste.

     

              Des systèmes de L. Say et de Lasalle, en passant par L. Blanc et tant d’autres, la gamme est belle, ondoyante, sinueuse. Seule la disharmonie de leurs affirmations, en tempère l’absolu et la rigidité, tandis que le chant des poètes Shakespeare, Byron, Shelley, Sully-Prud’homme, se confine dans les régions métaphysiques, abstraites, où le rêve reprend tous ses droits. Iront-ils vers cette école chrétienne, par un retour au passé, aux principes de charité plutôt que de justice ? A ces contradictions de concept suranné, quoique tempéré par un communisme religieux insuffisant et restreint, faut-il présenter le communisme anarchiste ?

     

              Il est indispensable, pour qui veut saisir la pensée nuancée de Han Ryner, de ne pas confondre « la politique » anarchiste avec les idées anarchistes. Dans « La Paix pour la vie », les auteurs ne se laissent pas troubler par « le bruit des cartouches de dynamite par les cris furieux, les discours incendiaires, par l’affirmation du droit au vol. » Si bien que le but des anarchistes est défini par le système de Proudhon, il consiste à éliminer l’autorité sous un triple aspect : politique, social et religieux. « C’est la dissolution du gouvernement dans l’organisation naturelle, c’est le contrat se substituant à la souveraineté, l’arbitrage au pouvoir judiciaire, c’est le travail, non pas organisé par une force étrangère, mais s’organisant lui-même; ce sont les citoyens contractant librement, non pas avec le gouvernement, mais entre eux. »

     

              Vient alors l’examen des formules de Caferio « Anarchie et Communisme », celles de Kropotkine, « L’Anarchie dans l’évolution socialiste ». Les conclusions des auteurs opposent des objections à l’anarchie, car selon eux, la société est un trop jeune animal, qui doit s’organiser plus fortement encore. Les considérations émises ensuite, ne sont guère aimables pour les anarchistes, qui, entre nous, ne s’en portent pas plus mal :! Vient enfin un chant vers le collectivisme, en passant par Marx et les marxistes.

     

              A travers toutes ces objections formulées non sans quelques raisons valables, les auteurs de « La Paix pour la vie » affirment encore le désir de voir fleurir ce collectivisme qui leur apparaît comme une beauté dans la justice. Ils émettent des réserves qui, pour n’être pas totalement dépourvues de logique, n’en restent pas moins quelque peu chaotiques. Affaire de situations, affaire de dignité ou de réalité; mais la vanité, l’amour propre, l’ambition infirment bien des espoirs parfois. « Les lois et ordonnances protectrices des animaux interdisent de faire traîner une voiture par un chien; elles permettent qu’une femme y soit assujettie. »

     

              Voilà la meute des candidats aux réformes, mais le respect de la vie humaine est oublié dans ce tohu-bohu où seuls ont triomphé jusqu’ici, ceux qui sont montés sur le coche pour régler la course de l’attelage. Il faut forger les âmes nouvelles pour les générations de demain, afin que nos enfants n’aient point honte de tout ce que nous avons traîné sauvagement. « La Paix pour la vie » doit se situer dans son époque, afin de pouvoir mieux saisir l’évolution qui s’en suivra chez Henri Ner, de qui Manuel Devaldès a dit qu’il eût le mérite « de savoir marier intimement, harmonieusement et honnêtement le rêve à la raison. » Manuel Devaldès a magnifiquement situé l’ouvrage « La Paix pour la vie » en révélant un Han Ryner sociologue « opposant cette formule à la formule darwinienne de la lutte pour la vie. »

     

              Ouvrage extrêmement intéressant nous dira Devaldès « dans sa variété didactique, où, bien qu’il s’agisse surtout des faits », et de poursuivre « C’est une compendium de tous les grands faits sociaux et des diverses doctrines sociologiques. Conçu dans un esprit largement humaniste, il a conclut à la nécessité du collectivisme pour le bonheur humain. » Mais, ajoutera Manuel Devaldès, « Han Ryner pense que cette organisation sociale n’est souhaitable et n’est d’ailleurs réalisable qu’autant que l’individu lui-même s’est transformé. » Il faut alors comprendre que ce renouveau dans l’expression de la pensée chez Han Ryner exalte l’individu comme postulat essentiel dans la libération humaine.

     

              Manuel Devaldès avance encore comme conséquence de cette évolution chez Han Ryner que notre philosophe stoïcien libertaire n’attend point la naissance d’une société future, aucune ne lui paraît susceptible de réaliser son rêve et pour cause, stoïcien libertaire, c’est vers l’individualisme qu’il avance, ni sur terre, ni au ciel et ne comprend « la vie », il veut, écrira-t-il dans l’ensemble de son oeuvre, vivre le présent, vivre « sa vie telle qu’il la veut et la peut »; cela veut dire qu’il veut s’approcher de plus en plus de son idéal. Ce n’est pas un absolutisme qui en des rêves impossibles expose l’invraisemblance, mais il exprime des approximations qui sont délivrées dans la mesure du possible, des préoccupations sociales. Voilà son oeuvre d’hier, point de départ d’une pensée qu’il va mûrir par la méditation quotidienne, durant plus de quarante ans.

     

              Nous partageons la façon de voir de Georgette Ryner, qui a écrit sur « La Paix pour la vie » : « Si nous ne pouvons prêter à Han Ryner toutes les idées qui y sont exprimées, je pense que puisqu’il l’a signé il en approuvait le ton et l’esprit. » (4)) Voilà ce qu’elle écrivait encore : « Or, ce que nous y trouvons par dessus tout, c’est le rêve d’une société juste, égale et pacifique, la charité remplacée par la justice, les heures de travail peu nombreuses réparties entre tous, les loisirs considérables, le pain gratuit. Au début nous y lisions cette interrogation : « Le XXème siècle nourrira-t-il les hommes vraiment libres, égaux et heureux », et l’œuvre se termine par l’espoir. » Entrons ensemble, pacifiquement, dans la terre promise de l’égalité. » (5)

     

              Dans une étude qui préface Les Chants du Divorce, « Le Symbolisme social », écrite à Paris, la nuit de Noël 1891, Henri Ner nous dit : « La Révolution, en proclamant les Droits de l’Homme, a proclamé les Droits de l’Individu qui ne peuvent que constituer le Droit de Guerre. Elle a oublié les Droits de la Société, le Droit de Paix et d’amour. » (p. 8) Et il ajoute : « Je ne condamne pas ici l’œuvre de la Révolution et de notre siècle. Comme penseur, je la crois nécessaire. Comme poète, je la sens douloureuse. Il fallait détruire la mauvaise cabane de nos pères, pour élever, sur le même emplacement, le beau palais qu’habiteront sans doute nos fils ou petits-fils. En attendant, nous grelottons, sans abri, au vent et à la pluie. Et nous nous attristons en voyant qu’on démolit toujours. Il serait peut-être temps de reconstruire. »

     

              Dans une étude consacrée à Han Ryner (6), Synis écrit : « ... vers 1891 Henri Ner est socialiste. Commençant son examen de la question sociale, il découvre qu’on a généralisé à tort la loi darwinienne de « lutte pour la vie ». Avec Émile Saint Lanne, il publie un essai : « La Paix pour la vie ». Ensemble, ils trouvent que la loi de Malthus n’est qu’une tendance limitée par de plurielles incidences. Parmi leurs propositions, retenons celle d’assurer à tous la subsistance de « socialiser le pain »‘. Victor Barrucaud reprendra et développera l’idée du Pain gratuit quelques années plus tard. »

     

              Synis poursuit son exposé : « Kropotkine exposera dans toute son ampleur la réalité de l’entraide dans le monde animal, dans l’histoire des sociétés, et comme toujours cette naturelle mise en commun des énergies a toujours balancé la dureté aveugle du combat vital. Cependant, au contact des hommes, le jeune philosophe sent combien toutes les vues réformatrices sont abstraites, combien elles comptent peu sur les réactions des vivants et les caractères individuels. Il aperçoit le danger de légiférer et de croire diriger le rythme hasardeux de l’évolution. Les injustices et les misères qui accablent le peuple spolié, des ordonnances ne suffisent pas pour les abolir. On ne fait que changer le nom de l’esclavage. Mais il faut que l’esclave prenne conscience de ses entraves. Pour se faire libre et réaliser sa justice, la volonté de révolte doit venir à l’individu. »

     

              Ainsi Han Ryner sera conduit vers des recherches plus profondes et son refus de servir d’abord, qu’il affirmera peu après dans son « Crime d’obéir », marque déjà une étape vers une réalisation intérieure. Premier grand livre chez Han Ryner, qui exalte la hardiesse énergique de l’individu qui se refuse à la servitude imposée et même volontaire. Son héros est un type d’homme absolu au caractère droit qui ne peut s’accorder à vivre avec le milieu des hommes qu’il coudoie quotidiennement. « A l’écart, ajoutera Synis dans don étude, Han Ryner a mûri une pensée libertaire, contre la domination politique, il a redonné son importance à l’autonomie personnelle, la réalisation hors des sentiers tracés, des groupes organisés : il n’y a pas de « gouvernement du bonheur », cette seule fin éthique qu’aient à se proposer les hommes. »

     

              Quelque part dans la revue « Les Loups », écrivant la préface à « L’Homme-Fourmi », Han Ryner exprimait en 1913 : « Certes, je m’étais modifié pendant ces longues années (1887) Je n’étais pas seulement un ouvrier qui, ayant appris à se servir de ses outils, espère réussir l’ouvrage manqué jadis. J’étais aussi un homme dont les idées ont changé. Le naïf socialiste qui pensa d’abord l’Homme-Fourmi chercherait, je crois, plus d’une querelle à l’individualiste qui a écrit son livre. Mes vieilles notes témoignent pourtant que ces collaborateurs seraient d’accord sur bien des points. Tous deux rient du « chauvinisme humain » L’ancien homme aimait déjà se pencher sur les frontières de la pensée humaine; essayer, à force de sympathie, de deviner les cerveaux différents du nôtre, heurter aux portes de l’inconnaissable et écouter l’étrange bruit de plein qu’elles rendent. » (6)

     

              Contre le nivellement grégariste archiste, H. Ryner affirme son individualisme : subjectivisme qui fleurit en fraternisme. Impie dans un milieu orthodoxe, Han Ryner apparaît comme hérétique, et s’il maudit les crimes de la patrie dans un monde étouffé de civisme, n’y a-t-il pas là comme l’entrevoit Munoz, une position synonyme d’anarchie réclusienne ? La traduction espagnole de Grecia Libertaria (7) (L’individualisme dans l’Antiquité) qui reproduit l’étude de mon ami Munoz, est précédée d’une citation de Bakounine extraite de « Dieu et l‘Etat » (8) :

     

              « De tous les êtres vivants sur cette terre, l’homme est à la fois le plus social et le plus individualiste. Il est aussi, dans contradiction, le plus intelligent... Il semble qu’il existe un rythme naturel, auquel se conforme une espèce d’animaux quand elle est plus élevée dans l’échelle des êtres, dû à sa plus complète organisation et qui laisse à chacun autant d’ampleur, liberté et individualité. » (9) « Nul plus qualifié que notre si aimé Han Ryner, pour nous exposer la philosophie libertaire de l’ancienne Grèce. Pour être lui-même un hellène, par sa sagesse néo-stoïcienne,  pour être, comme disait Maria Lacerda de Moura, « Le Socrate du XXème siècle », Han Ryner sans doute a été, un des rares libertaires de l’Occident, surtout si on comprend que, pour très grande qu’ait été son oeuvre, ce qui réconforte, est l’exemple de sa vie harmonieuse et libre. » (10) (p.23.)

     

               Aux environs de 1900 vraisemblablement, Han Ryner notait ces quelques lignes, en vue d’une enquête sur le vote des femmes : « Le suffrage universel est l’expression de l’universelle lâcheté. Au lieu de nous battre, comptons-nous. Ah ! vous êtes un de plus : nous serions inévitablement écrasés. Nous subissons votre loi. » Voilà qui déjà porte ombrage à un collectivisme radical, et rejoint la pensée rynérienne, où s’affirme le néant significatif du suffrage universel qui est: « ... Fils de je ne sais quelle débauche infâme où se mêlent le nombre, la duperie et l’argent. » Han Ryner déjà au début du siècle n’hésitait pas à écrire : « De même que la vraie action sociale ¾ à longue échéance hélas ! ¾ appartient aux révoltés qui ne votent plus. » Pour conclure, il ajoute : « Ils sont 100, et ils font du bruit et de la besogne comme 10.000. »

     

              Voici ce qu’il redira sur le même sujet, vingt ans après (11) : Dans un dialogue plein d’humour, en réponse à la demande d’un vieux copain candidat dans la circonscription, et qui voudrait l’inscrire comme membre du comité : « Je ne suis pas électeur. Je n’habite Paris que depuis trente-cinq ans et je n’ai pas encore eu le temps de me faire inscrire sur les listes électorales. » (12) Ce mauvais citoyen se refuse d’être en carte, et sera traité par le citoyen conscient, de pédant et de chicaneur. Notre Aristote, de répliquer à tant de calembredaines avec autant de logique que d’esprit. Légiférer, juger, pauvre bougre d’électeur mi-glorieux, mi-ridicule, demi-citoyen de seconde zone, bon à tout et surtout « à subir l’arbitraire des lois et des faiseurs de lois », tandis que Diogène, à la recherche d’un homme dans tous ses États modernes, n’éclaire de sa lanterne que « des gueules d’esclaves »

     

              L’individualisme, à le considérer comme Han Ryner, n’est pas loin d’être le couronnement de l’anarchisme. Élargissant cette formule, nous disons que l’anarchie pourrait être le cadre social de l’individualisme libertaire. Cueillons donc tout au long des écrits d’Han Ryner, sans dénaturer sa pensée, ce qu’il dit de mieux pour exalter un personnalisme fraternel. Nous aurons ainsi de quoi nous réjouir anarchiquement de tout ce qui fait espérer des lendemains heureux à tous ceux qui feront effort vers une libération rayonnante de bonté et de sagesse. Oui, Maurice Blanchard, Han Ryner n’appartenait à aucun clan, à aucune coterie, à aucun parti. Mais qui donc a pu vous seriner qu’être anarchiste était d’appartenir à un clan, une coterie, un parti, alors qu’elle ne peut être que sincérité et indépendance, sinon, de cesser d’être anarchiste. C’est à ce titre qu’il me plaît de mêler la pensée d’Han Ryner à l’an-archie.

     

              Une des plus curieuses raisons qu’Han Ryner ait faite à une enquête, est l’opinion qu’il donna au journal le Syndicaliste des PTT, relative à une grève : « On ne poursuivait pas une solution simpliste comme ces augmentations de salaires qui, grâce à l’ingéniosité du vol organisé qu’on appelle aujourd’hui une société, ne sont que des améliorations apparentes. » Han Ryner ne se contente pas de regarder cette hypothétique espérance du salariat qui ne résout pas grand’chose,  après l’esclavage et le servage, puisqu’il subsiste cette nouvelle illusion : gagner son pain. On semble l’avoir perdu de vue aujourd’hui, en s’installant dans le salariat. Depuis des décades, le monde du travail s’efforce de décrocher la lune...   

     

              Avantages corporatifs que supportent souvent les autres corporations par le jeu des fluctuations des prix, petites luttes sans doute rendues indispensables, mais sans lendemains libérateurs, petits résultats très provisoires, parfois dépassés avant la reprise du travail. Il faut préparer d’autres batailles, en engager d’autres avec des objectifs plus positifs, plus passionnants, si l’on veut oeuvrer libertairement. De tout cela, Han Ryner s’était rendu compte, mais il affirmait que l’on doit préparer cette libération avec de sérieux efforts. L’explication jointe à la persuasion peut seule les faire triompher.

     

              Comment demander des sacrifices, si les intéressés ignorent l’idéal vers lequel on les convie ? Pour réussir de telles tentatives qui sont une vraie révolution, pour combattre le mensonge et le bluff de l’adversaire, la stupidité de l’opinion publique même, il faut agir, et Han Ryner entrevoit une grève qui intéresserait directement le pays tout entier. Malgré les fautes et les erreurs, à condition de s’instruire des faits, comprendre, saisir, agir, Han Ryner reste plein d’espoir : « Le prochain combat sera savamment préparé, plus puissamment engagé, plus fortement soutenu, plus efficacement dirigé. »

     

              Ce sont là des écrits d’un homme d’action dont la pensée même, alerte les indécis. Seuls, les rétrogrades n’y trouvent matière libératrice. Han Ryner ne reste pas bouche-bée devant l’action; s’il aime préciser l’effort utile, c’est surtout parce qu’il se refuse d’être dupe. Le voici dissertant sur l’individualisme et le communisme : « Si dans le présent, individualisme et communisme semblent des adversaires, c’est là une des innombrables condamnations du présent. Individualisme et communisme sont les deux pôles de la vérité humaine, nos deux nécessités les plus profondes. Tant qu’on ne sait pas les apaiser, les concilier, les unir, faire de ces ennemis apparents des collaborateurs heureux, l’homme reste chose incomplète, grimaçante et impuissante. » (13)

     

              Han Ryner a précisé dans cette réponse à une enquête : « Syndicalisme et Individualisme », sa façon de concevoir l’équilibre de l’aspect du problème important des rapports entre l’un et tous, l’individu et la société. « Individualisme : vérité essentielle de mon esprit. Communisme : vérité essentielle de mon cœur et de mes mains. Je ne puis penser que par moi-même. Mon cœur cherche la chaleur des autres cœurs. Jalouses et solitaires dans l’œuvre d’art, mes mains, dès qu’il s’agit des besognes pour la vie matérielle, sont désireuses d’aider et de se faire aider.. » Et Han Ryner n’exclut point la vie intellectuelle. L’individualisme qui se complète de communisme, s’il se protège des infiltrations et des banalités; il n’aspire pas moins à faire chair et verbe de sa pensée, « la rendre sensible et intelligible, la donner comme l’arbre donne ses fruits. »

     

               L’individualisme d’Han Ryner ne rejette point le communisme, quoique certains puissent le penser, au contraire. A une enquête ouverte par « L’Idée Libre » sur ce sujet : L’individualisme peut-il se concilier avec le communisme (14), Han Ryner répondit : « Demandez-moi pendant que vous y êtes, si la respiration se peut concilier avec la circulation du sang, la pensée avec le sentiment, l’activité avec le repos. Dans leur expression abstraite, certaines de nos nécessités apparaissent contradictoires; les mots et les définitions creusent, si j’ose dire, des fantômes de fossés; sous le pied vaillant, le terrain reste solide et uni. » Mais il ne faut pas citer en entier cette réponse si concrète, où Han Ryner harmonise les noms querelleurs, les mouvements aux frictions parfois un peu rudes où s’accordent individualisme et communisme en un grand espoir de son âme, dans ce chemin de la terre promise. L’individualisme reste la grande vérité de son esprit.

     

              « Sols, mon esprit, assez farouche pour te refuser à être conquis, pour te refuser à conquérir. Seule une clarté interne peut me faire renoncer à une persuasion. Les autres me ressemblent, si j’ose dire, par ce besoin de différer, par cette indépendance, par ce sentiment que leur évolution est beauté et bonheur. Si leur rythme reste libre que ma vérité ne s’offre donc jamais à un dogme. Puisque je ne connais pas directement les autres, ma vérité, j’ignore si elle est, en quelque mesure, une vérité humaine, même si je lui suppose ce caractère universel, elle n’épanouira ce germe que dans les consciences qui s’allumeront d’elles-mêmes; ce n’est pas le ciel qui éclaire les étoiles; c’est la clarté multiple des étoiles qui fait du ciel une lumière ruisselante. »

     

              Han Ryner, lorsqu’il aborde le communisme précise : « Certain communisme est la vérité de mon cœur; certain communisme, la vérité de mes mains. Le baiser ne doit coûter nul sacrifice ni à ma pensée, ni à la pensée qui veille derrière le front de l’amie. Même s’il n’est que d’une heure, notre rapprochement risque de produire l’enfant qui lui sera commun pour toujours et vers qui se tourneront deux cœurs également maternels, également paternels. » En son rythme, joyeux et libre, Han Ryner décrit quelques arabesques intérieures : « Le communisme sera libération et durable conquête de tous, quand il s’appuiera consciemment sur l’individualisme. L’individualisme ne fleurira de toute sa splendeur que dans une société librement communiste. »

     

              L’Etat, Han Ryner le dénonce d’ailleurs avec tout autant de virulence que les religions; Etat ou Église, le pouvoir aime à s’appuyer sur les autorités; or, les individualistes n’éprouvent pas le besoin de choisir. « Notre ennemi, c’est notre maître, celui de demain ne sera pas meilleur que celui d’hier, alors à quoi bon espérer l’un ou l’autre ? Et pourquoi, vraiment, préférerions-nous aux religions enveloppées d’onction et de jésuitisme, les barbaries rigides ? En quoi le maître nouveau est-il supérieur à la vieille maîtresse ? » Des hommes en redingote, d’autres en soutanes, que m’importe; je ne cherche point et me refuse à justifier leur accoutrement d’esclave laïque ou religieux. Je veux me garder, par delà le bien et le mal, entre l’idole sanglante et le moloch dévorateur.

     

              Pas de vrai Etat, pas de vraie Religion; ces distinguos sont des mensonges éhontés bons à duper les peuples. Han Ryner dénonce comme il se doit, ces amusants souteneurs de l’Etat et de l’Église, car pour lui, il n’y a pas de bons États gouverneurs d’hommes ou administrateurs des choses. « Jadis, il y avait des maîtres d’esclaves « gouverneurs d’hommes » Aujourd’hui, ô joie ! il n’y a plus que des capitalistes, « administrateurs des choses » Ce qui veut dire qu’autrefois on administrait des coups de fouet et qu’aujourd’hui on administre la faim. Ah ! ça, mais est-ce qu’on a jamais conduit les hommes autrement que par les choses créatrices d’espoir et de crainte, de plaisirs et de douleurs ? Est-ce que celui qui est maître des choses n’est pas maître des hommes ? Sauf quelques privilégiés, nous sommes tous attachés à la glèbe ou à l’usine.

     

              Si la glèbe et l’usine ne nus appartiennent point, que nous importe d’être exploités et administrés sous le nom d’esclaves, sous le nom de serfs, sous le nom de salariés ? » (15) Le seul effort utile, Han Ryner l’a précisé; et ceci est important : c’est de rester soi-même et ne jamais oublier qu’une organisation est naturelle. « L’important c’est de savoir qu’une société naturelle n’est possible qu’entre individus, entre uniques, entre hommes assez égoïstes pour que nul ne se sacrifie, assez peu égoïstes, pour que nul ne demande aux autres de se sacrifier. » Jamais l’individu ne doit se laisser endormir, au contraire, pour que le salut puisse se trouver et s’éveiller autour de l’individu et des individus, il faut que les consciences soient suffisamment nombreuses, que cœur et raison s’équilibrent, s’harmonisent, afin qu’il n’y ait ni dupe, ni dupé. « Ce labeur lent est le seul qui donnera, en son temps, des résultats durables. Tout le reste n’est qu’apparence et trompe-l'œil. »

     

              C’est à propos de la libre discipline qu’Han Ryner nous parle de cette belle société si facilement effrayée et répond à cette discipline réfléchie, libre qui selon Jean Jaurès, doit être celle d’une armée dans une démocratie ou république. « Les collectivistes jusqu’ici se défendaient de vouloir nous enfermer en une organisation rigide comme la discipline militaire. Quelle franchise inattendue te fait louer la démocratie d’aujourd’hui parce que déjà école ou usine, elle nous broie, nous pétrit et nous abrutit comme la caserne. J’admire cette hardiesse oratoire qui nous réjouit avec ce que des esprits timides regarderaient peut-être comme nos grandes tristesses... »

     

              Un prêtre jadis à qui F. Jean Desthieux avait conseillé de lire « Les Paraboles Cyniques » lui avait exprimé ce qu’il avait ressenti au commerce avec le prince des conteurs. « Chez lui, l’individualisme domine. Il n’obéit à personne. C’est l’anarchisme intellectuel, attitude philosophique que je respecte, mais qu’il m’est permis de trouver étrange. »

     

              Mais faut-il insisté sur cette préface qu’Han Ryner a donné à la brochure de F. Jolliver Castelot : « L’Idée Communiste » (16) « Car il est absurde de choisir entre le communisme et l’individualisme. Chacun d’eux a besoin de l’autre et la vie véritable marchera sur ses deux jambes. Sacrifier l’un, c’est détruire l’autre. Comme arracher mon cœur de ma poitrine serait supprimer la vie de ma tête. Comme me couper la tête suffirait - et facilement, si j’ose cette plaisanterie facile - à empêcher mon cœur de battre longtemps encore. L’usage établira la souple et changeante harmonie de l’individualisme et du communisme, comme l’usage de mes organes rythme leurs fonctions alternantes. On peut en attendant, rêver cette harmonie de plus d’une façon. » (p. 5)

     

              Un article dans le journal « Notre Voix », du dimanche 29 juin 1919, traitait d’un problème plein d’actualité : « Révolution sans révolutionnaires » Il déclarait : « ... Oui, je connais des camarades qui attendent un peu de bien ou beaucoup de bien d’une révolution même violente. Chers amis, vous repassez vos faucilles quand les semailles ne sont pas faites et vous voulez bâtir avant que des pierres soient extraites de la carrière. Des violences sont possibles, et des meurtres, et une guerre civile et, rouge ou blanche, une période de terreur. Tout un décor sanglant qui, pour les sadiques du pittoresque, s’appelle en bavant « la Révolution » et que ces sadiques approuvent en bloc.

     

              » Mais dites-moi, de grâce, quels résultats sortiraient de ces mouvements chaotiques ? Que résulterait-il de ce que Messieurs les Imbéciles - saluez ! c’est le nombre - appellent l’ordre ?  Que résulterait-il même du triomphe des éléments que nous appelons, non sans étourderie, révolutionnaire ? Nul changement profond et heureux, j’en suis trop certain. Pas de révolution réelle, pas d’ordre nouveau. Pourquoi ? Parce que la catastrophe vers quoi nous marchons sera une révolution sans révolutionnaires. »

     

              Et, dissertant sur l‘histoire des révolutions, hier politiques, aujourd’hui sociales, Han Ryner précise que la question reste mal posée car l’étiquette d’un mouvement n’est pas ce qui importe. «  Les révolutions politiques ont changé de main l’autorité publique et elles ont modifié son nom officiel. Une révolution sociale détruira la propriété de la même façon que les révolutions politiques ont détruit le pouvoir personnel. Le peuple, après cet effort sera propriétaire exactement comme après le quatre efforts politiques, il est « souverain » On parlera par discours et par affiches au glorieux « peuple propriétaire » Nous jouirons d’une fiction de plus.  Nous rirons, si on nous permet de rire, d’un nouveau mensonge. » Alors le distinguo paraît pauvre, sans doute; Liberté, Égalité, Fraternité, est une formule complète et souhaitable. Encore fallait-il qu’il y eût des hommes, un peuple pour la réaliser et en transplanter l’idée dans les faits quotidiens. Mais les ambitieux, les mécontents, quelques révoltés et encore des troupes, des foules, des agités; mais où étaient ceux-là dont l’âme ferme, désirait une amélioration du sort des humains, tant en profondeur qu’en fait ?

     

              Si Han Ryner n’épargne point ni les républicains rapidement dégénérés en radicaux, ni les socialistes si vite adaptés au partage des portefeuilles (il ne cite pas les communistes, non encore en compétition); il ne ménage point « ces anarchistes » sans trop de volonté durable « Prenez garde, une révolution violente, c’est la guerre, occasion de gagner ou d’espérer gagner. C’est corrupteur, une révolution violente autant qu’une guerre. Combien avez-vous d’incorruptibles ? » On peut à longueur de journée discuter sur les révolutions toutes faites, mais encore faut-il que l’on sache ce qu’on en fera. A l’incapacité de la réaliser, s’ajoute celle de la conserver. Qu’espérer de cette incohérence des gouvernés et des gouvernants, de ce troupeau d’imbéciles, aux volontés inertes ? Révolution, mais où est le révolutionnaire, le vrai, s’écrie Han Ryner. «  ... Il faut, refusant la fausse monnaie des lois et des coutumes, des sentiments et des idées qu’enseignent les officiels, et que répète le peuple, se faire une monnaie de vérité et de nature. »

     

              Ceci veut dire que ce qui importe pour qu’une révolution soit durable, c’est qu’elle soit d’abord intérieure. Il faut que la pensée et les sentiments animent le révolutionnaire, car rien ne sert de changer l’aspect des choses, de modifier les gestes, sans que l’effort se porte sur l’individualité. Faites donc en vous votre révolution, pour que la société puisse se transformer, puisqu’elle est, en fin de compte, l’œuvre de l’homme. « Nos socialistes, voire nos anarchistes, sont pour la plupart, tourné vers le dehors et demeurant moralement des hommes peu supérieurs à la moyenne. »

     

              Sans doute la dialectique rynérienne s’inspire d’une philosophie néo-stoïcienne qui lui fait proposer l’attachement du vrai révolutionnaire, plus à l’amour des hommes qu’à l’attachement aux choses extérieures. Cet amour doit être contagieux, pour réussir cette réalisation merveilleuse qu’est une vraie révolution. Mais je n’ignore point que cette réunion de sages n’est guère possible d’ici longtemps. Toutefois, il faut espérer.  « Espérer n’est-ce pas demander aux autres de m’aimer en échange de mon amour ? » Cet amour n’est pas désintéressé, il n’est pas le reflet d’un vrai révolutionnaire qui reste détaché, selon Han Ryner, de tout l’extérieur présent ou futur, voire même de cette naïveté de la conquête et de l’espoir. « Il ne sait si un avenir humain se produira jamais, il est prêt, voilà tout, et si l’avenir humain se réalise un jour, il aura été l’homme de l’avenir. »         

     

                L. Emery a écrit en conclusion d’une étude publiée dans « L’Ecole libératrice » (17) : « L’utopie de Han Ryner s’affranchit de toute contingence économique ou politique. Elle est le rêve du sage pour qui rien ne compte hors la liberté de l’esprit et la générosité du cœur. Elle est une sorte de fable évangélique à la fois adroite et sincère. » Par ailleurs, Han Ryner écrit encore : « Quiconque voit la Révolution dans les brusques secousses et les mouvements collectifs, ne sait rien de la vie humaine; il s’étonnera de constater qu’après quelques oscillations, l’apparente Révolution nous laisse exactement à notre point de départ; il a pris une grande marée pour une conquête définitive de la mer. » (18)

     

               Et dans cette même oeuvre, il poursuit : « Vouloir la Révolution avant l’affranchissement intérieur d’hommes nombreux, c’est vouloir un mouvement sanglant qui avance pour reculer. Le poids des avidités actuelles fait retomber tout élan. La Révolution, avant que nous soyons délivrés de ce poids, c’est - regardez vers la Russie - la famine. Et c’est pour quiconque ne s’est pas affranchi lui même des désirs faciles, la mort et le consentement à plus de servitude et plus meurtrière. »

     

              Dans la « Revue Nationale » Han Ryner, donnant suite à une enquête formulée ainsi : Quelle forme de gouvernement vous paraît le plus apte à assurer l’indépendance des écrivains et le développement d’une littérature nationale ? Han Ryner fut bon prince. Car, à cette forme de maladie à laquelle on le convie de choisir comme apte à assurer notre santé, notre philosophie ne peut que sourire. Comment voulez-vous choisir entre la peste, le choléra, la monarchie, la république ou la dictature du prolétariat ? Ce ne sont que d’éclatantes contradictions auxquelles il est impossible de répondre, en oubliant volontairement les enseignements de l’histoire.

     

              « Un gouvernement est un animal trop rudimentaire, pour songer à autre chose qu’à durer, et à s’étendre, et à grossir et à s’alourdir. Il appelle justice, avec une merveilleuse insouciance, tout ce qui lui sert : injustice, tout ce qui le diminue. Intelligence et indépendance sont nécessairement ses premières ennemies. L’écrivain qui ne consent pas à « servir » la Bête le persécute, Aux heures où elle n’ose l’assassiner judiciairement ou le jeter en prison, elle a des moyens sournois de l’occulter et de le tuer. Elle n’est jamais plus dangereuse que quand elle feint de protége. Ses académies, ses rubans, ses pensions, ses sinécures détournent toute lumière sur les asservis, privant de lecteurs et parfois de pain les indépendants. »

     

              Entre mille maux, Han Ryner choisit le moindre. Au lieu de s’interroger pour savoir si ces gouvernements ordonnent au nom de leur bon plaisir, un code de Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité. « Le gouvernement le moins malfaisant est celui auquel nous nous refusons davantage. » Il ne faut point fortifier la bête mais cesser de la servir, reprendre l’esprit de La Boëtie afin qu’elle tombe au néant (19) Refuser la violence organisée, éviter le plus possible la complicité, ne subir que ce à quoi extérieurement la sottise peut vous contraindre. Mon cœur et ma pensée reste toujours libres par le mépris de la Bête et de ses serviteurs. C’est la seule indépendance que je puisse encore réaliser pleinement.

     

              Et voici encore quelques pensées d’Han Ryner, qui révèlent chez lui tout ce qu’il repoussait dans l’autorité, transplanté ici sur un plan général, et d’où la philosophie reste cependant mêlée indéniablement à ses dires. « L’autorité ne peut se détruire elle-même et devenir libération. Quand elle brise mes vieux fers, c’est elle qui m’a chargé déjà de chaînes plus solides. Dans la fameuse guerre de sécession, Tolstoï remarque que les États du Nord supprimaient l’esclavage classique, parce qu’ils avaient déjà forgé, plus productif, l’esclavage économique; Les États du Sud, en retard dans cette évolution, ne voulaient pas renoncer encore à la vieille forme d’exploitation. Les lois, l’autorité, la force ne combattent jamais, que pour le maintien de l’autorité. » (20)

     

              L’autorité implique la tyrannie. Han Ryner nous le dira en discutant sur « le choix » du tyran. «  Combattre pour le choix des tyrans, c’est combattre pour la tyrannie. Prendre part à un conflit brutal, c’est aider au triomphe de la brutalité. Ni pour les lois anciennes, ni pour les lois nouvelles, ni pour l’autorité d’hier, ni pour celle de ce matin, ni pour celle de demain. Si je deviens l’allié de l’une d‘elles, je deviens un esclave.. Le seul consentement au combat matériel constitue une défaite. Je la limite autant que je le puis en refusant toujours et mon cœur et mon bras à l’un comme à l’autre parti. » (21) Et Han Ryner de conclure : « Consentons aux nécessités naturelles, aux lenteurs inévitables dans toute création qui doit durer. Ne nous livrons pas à l’autorité dès qu’elle a l’audace de se proclamer libératrice. Sachons voir se qui ricane sous le masque des promesses. Ce n’est pas la première fois qu’un mensonge de liberté entraîne les hommes vers les pires servitudes. » (22)

     

              Êtes-vous en faveur du travail volontaire ? lui demandait un jour de mai 1922, la « Revue Anarchiste » Han Ryner répondit : « Au travail de s’organiser lui-même joyeusement, comme s’organise un jeu. Si ce minimum d’organisation ne suffit pas à certaines besognes, ces besognes-là, on les laisse tomber, et l’humanité en est allégée d’autant. La vie du travail libre est chose multiple, souple, changeante. Il ne me plaît guère de le nommer organisation comme tant de réglementation rigides. Un de ses premiers bienfaits sera d’éliminer nombre de besognes ridicules ou répugnantes, nombre de faux besoins, nombre aussi de calculs statistiques, de vérifications et autres calembredaines tyranniquement organisatrices. Ondoiement et dynamisme, la vie est blessée, j’allais dire désorganisée, par les rigidités et les rigueurs statistiques que le plus souvent on appelle organisation. »

     

              Car Han Ryner dira pour ce qui est du travail imposé, qu’il s’en méfie, et il écrira qu’il suppose et nécessite une hiérarchie. Quel que soit le déguisement sous lequel il se présente, patrons, surveillants, commissaires du peuple, bureaucrates, technocrates, il installe des maîtres qui commandent des esclaves. Les mobiles invoqués ne changent rien. Dieu, ordre, prolétariat resteront toujours de bons motifs auxquels on se doit d’obéir. Les maîtres s’installent, commandent et le parasitisme grandit. « Une révolution après laquelle le travail reste imposé a beau se prétendre économique, elle reste politique. Elle change de nom sans toucher aux choses. Elle touche aussi aux personnes, il est vrai. C’est pourquoi elle passionne les ambitieux et les assoiffés de vengeance. Elle modifie quelques statuts personnels, dégrade quelques maîtres, élève au rang de maîtres quelques esclaves d’hier. Abaisser des superbes pour élever et enorgueillir quelques humbles, cette besogne biblique ne m’intéresse point. »

     

              Organisation, peut-être, mais on organisera sournoisement la contrainte pour imposer des besognes dites travail volontaire. « Libérons la vie et regardons avec émerveillement ce que font les gestes libres. Si cette liberté, le premier jour, nous monte à la tête comme une ivresse, tant pis et tant mieux. On s’apaisera le lendemain. » La conclusion d’Han Ryner est pleine de charme. Rieur comme un bon travailleur volontaire et non organisé, il souhaite rire encore, rire toujours, dans la même bonne volonté libre, sans plus.          

     

                Georgette Ryner, sa fille, avait raison de rappeler judicieusement dans un article où elle contait le centenaire d’un stoïcien libertaire, l’homme de cœur qu’il ne cessa d’être en toutes circonstances de sa vie. Sa bonté, il la manifesta non seulement dans ses affections familiales, mais partout et toujours. Qu’on se souvienne de la part active  qu’il prit la défense des opprimés, des proscrits, des objecteurs de conscience, des réfractaires, des anarchistes. Je ne parle point de son affection, qu’il dispensa autour de lui, des conseils plein de sagesse qu’il distribua aimablement. Ne suis-je pas de ceux qui lui doivent une dette éternelle. Chacun se souviendra que si je l’ai avec un certain orgueil, appelé mon père spirituel, lui n »hésita point de  le rappeler aux juges d’un tribunal militaire qui s’acharnaient à me faire condamner.

     

              Mais E. Armand, Gaston Rolland, Sacco et Vanzetti, Ascaso, Durutti, Jover, Müsham, Dieudonné, Acher, P. Vial, Louis Loréal, et j’en oublie, tous furent défendus par son éloquence admirable et sa plume généreuse. Pierre Besnard dans un article du « Combat Syndicaliste » (14 janvier 1938) écrit : « Il n’était pas syndicaliste, ni anarchiste communiste. Il était nettement individualiste. Mais quelle bonne volonté il mettait à nous comprendre, à nous aider, à nous soutenir, notamment à l’occasion de la Révolution espagnole. Il était probablement peuple et l’est resté jusqu’à sa fin. »

     

              Cependant cette conférence d’han Ryner sur Élysée Reclus vient, une fois de plus, confirmer ses vénérations fraternelles pour des pensées analogues à celles qu’il n’a cessé de semer autour de lui. Je me rappelle avec quelle joie j’avais abordé l’étude de ces deux frères de bonne volonté, et la satisfaction sans cesses renouvelée par les heureuses analogies (23) rencontrées dans leur vie et leurs écrits. Han Ryner d’abord à l’École du Propagandiste, en mai 1927, ensuite dans un chapitre de son livre « Crépuscules » nous a donné l’essentiel sur l’esprit noble que fut Élisée Reclus Ils eurent l’un et l’autre cette fortune d’être marqués et catalogués par ces bien-pensants comme des êtres aux idées subversives, donc dangereux pour la société et d’autant plus, que tous deux s’étaient proposé aux d’enseigner aux jeunes ce que peut être la vie, lorsqu’on veut la sculpter avec dignité et amour.

     

              Et voici ce que j’exprimai à mes amis : j’ai trouvé, quant à moi, sur la jeunesse, sur la tolérance, sur la bonté et l’amour, contre les dogmes religieux et sociaux, sur la violence et l’anarchie, non une unité de pensée, mais un pluralisme harmonieux qui m’incline à aimer la beauté de leurs pensées ainsi exposées avec cette ferveur rythmée qui ne peut que grandir l’estime que nous éprouvons pour ces deux penseurs. L’on peut différer en mille points de détail et rester d’accord sur le but à poursuivre. Cette harmonie des contraires marque mieux encore le dévouement et le désintéressement de ces deux écrivains qui n’ont d’égaux que leurs personnalités réalisées qui affirment une sincérité unanime.

     

              Elles cherchent leur vérité dans des voies peut-être différentes en action, mais convergentes vers le même but, vers un idéal de fraternité humaine. Je concluais : ils projettent dans l’avenir avec clarté et fermeté des pensées enlacées pour les mêmes causes. Avec une énergie commune, une même adoration et des espérances identiques, ils chantent, cœurs épris de  beauté, d’indépendance et d’amour, pour des lendemains de paix, et leurs résonances de rêve et d’action affirment l’équilibre parfait de deux génies. Et alors, dites-le moi, toute cette pensée rynérienne, n’est-ce pas toute l’an-archie, toute la généreuse et noble philosophie de cet idéal qui est nôtre ?

     

              J’ai désiré communiquer mon travail : « L’an-archie dans l’œuvre d’Han Ryner » à notre ami Louis Simon, secrétaire général des Amis de Han Ryner, afin de recevoir son avis sur cette étude. Voici en date du 25 février 1962, ce qu’il me répondait : « N’oublie pas, p. 19 du « Petit Manuel Individualiste », ce que H. Ryner dit de l’anarchie, et P. 244 du « Rire du Sage », des réflexions qui vont dans le même sens. Je crois qu’il faudrait que tu tiennes compte de ces réserves, pour être juste. » Soyons juste; voyons donc ces deux citations : « Qu’est-ce que le sage pense de l’anarchie ? Le sage regarde l’anarchie comme une naïveté. Pourquoi . L’anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. IL espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté. N’a-t-il pas raison ? Non. La vraie limite n’est pas le gouvernement, mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches. » (24)

     

              Ces pensées d’Han Ryner sont exprimées au chapitre IV de son « Petit Manuel Individualiste », où il traite plus particulièrement : « De la Société » après avoir abordé dans les chapitres précédents : « Préparation à l’individualisme pratique » (Chap. II.), « Des relations des individus entre eux » (Chap. III.), qui précisent sa pensée, face au monde dans lequel il s’est vu placé, sans son assentiment formel, et auquel il s’efforce de résister pour affirmer sa personnalité. C’est-à-dire, que pour pratiquer une philosophie, on ne peut se contenter d’une adhésion verbale et de gestes d’adoration, il est indispensable de se libérer des morales d’esclaves.

     

              Han Ryner lui-même ne peut fixer, en tant que sage, des limites à la sagesse. C’est pourquoi, il rejette avec ferveur, les prétendus progrès matériels, le machinisme perfectionné essentiellement anti-humain. Sans doute, me redira le sage, « La société est inévitable comme la mort » Il est indispensable au sage, de détruire le respect et la crainte de la société, au même titre qu’il détruit la crainte de la mort. Indifférent à la forme politique du milieu, Han Ryner épouse cependant celle qui, sous d’autres aspects, s’efforce «  « l’autoriser » de sauver un opprimé, de dénoncer une injustice, car il reste éternellement le sauveteur qui se jette à l’eau pour sauver un noyé. Mais, tous les « candidats noyés » sont-ils à sauver ? Je suis assez sceptique, et je le reste après la lecture du « Petit Manuel Individualiste », pour accepter une affirmation rigide d’Han Ryner, envers l’anarchie.

     

              Pour ma part, je reste convaincu que la pensée d’Han Ryner se rapporte à une certaine anarchie. Il en est peut-être, qui auraient trouvé grâce devant ses rigueurs éthiques, mais ce n’est pas à nous d’en faire le judicieux autant que le subtil démarquage. Voici la page d’Han Ryner dans « La Sagesse qui rit », dans laquelle il disserte sur l’anarchie : « A qui les fréquente, la plupart des anarchistes ne paraissent pas beaucoup plus nobles. Moins de cerveaux et de cœurs, là aussi, que d’appétits insatisfaits. Jugeant leurs idées et non leurs sentiments, le sage remarque que le gouvernement est une élément comme un autre de la société civile, un produit comme un autre de l’appétit de richesse qui transforme les hommes en bêtes rivales. Plusieurs anarchistes, hélas ! ont, eux aussi, voulu la fin jusqu’à vouloir les moyens, essayé de créer l’humanité par des gestes humains, d’établir la douceur à coups de violence. »

     

              Telle est la pensée d’Han Ryner qui se voudrait de condamner l’anarchie; mais de quelle anarchie s’agit-il ? Et Han Ryner poursuit : « Comment l’anarchie se maintiendrait-elle, si la force parvenait à l’établir ? Par la force encore ? Conçoit-on une force organisée sans hiérarchie ? L’anarchie violente ne tarderait pas à devenir une archie. Elle ne serait qu’une tradition sanglante vers quelque dictature. Mais, si elle s’établissait par la douceur et la persuasion, si tout le monde comprenait... Faisons l’éducation de la foule et répandons, anarchiste ou sans épithète, la vérité. »

     

              Han Ryner voit ici des absolus; on ne doit point n’entrevoir qu’une solution de ce genre, mais oeuvrer les uns et les autres vers un relativisme qui rendrait possible une réalisation sociale humaine. Quel est le sage qui se refuserait à aider à la transformation à laquelle lui-même, dans les tristesses du présent, s’efforce de donner suite ? Alors... Tout cela est-il une condamnation ex cathedra de l’anarchie ? Je ne le pense pas. Han Ryner condamne ces anarchies de violence, et il peut préciser son individualisme. Droit  indéniable qui mérite d’être exalté par delà même tout ce qui peut être anarchiste.

     

              S’il ne peut y avoir de limite à ma pensée individualiste ou anarchiste, toutes deux se confondent cependant en une harmonieuse poésie, qui affirme mon individu, sur les chemins d’une réalisation, vers un idéal vraisemblablement jamais atteint. Arrivé à ce point crucial, nos deux interprétations peuvent se confondre en un désir identique, que seule peut différencier notre manière de concevoir et de ressentir les êtres et les choses qui vivent en nous et hors de nous. Alors, il m’importe peu, que nos rêves s’expriment différemment, puisque dans leur harmonie réalisatrice ils se confondent dans nos vies fraternelles et de fraternité.

     

              Han Ryner a donné l’occasion de saisir sa pensée en ce domaine, quand il répond à l’enquête de la « Revue Anarchiste » (25) : « A les laisser assez flottants quant aux dates, tous les espoirs humains deviennent légitimes, toutes les nobles prophéties sont des promesses. Si l’homme dure assez longtemps, chacun de ses rêves est une réalité future. » A quoi bon insister ? J’accepte toutes les subtiles démarcations, et pour en savourer les parfums qui ne cessent de m’enivrer et qui exaltent ma liberté du rêve. Mais, peut-être y a-t-il une équivoque au sujet de l’emploi des mots « an-archie » et « libertaire » Les définitions ne disent point toujours ce qu’il en est.

     

              J’évite de trop peser l’un et l’autre, afin de ne pas les opposer, puisque le partisan de la liberté absolue, n’en reste pas moins un partisan de l’anarchie, selon la généreuse définition du Larousse (26) Subtilité quelque peu fragile, se récrieront certains. Je ne le pense pas, mais j’accorde volontiers, que les deux substantifs peuvent signifier des choses différentes en notre esprit. Alors, si nous laissions ces querelles byzantines, pour n’accepter que la fraternité des termes « an-archie » et « libertaire »

     

              Louis Simon n’hésite point par ailleurs, et à différentes reprises, de parquer du sceau libertaire, les données de la pensée rynérienne, d’abord en qualifiant Han Ryner de stoïcien libertaire et de philosophe libertaire. Voici ce qu’il dit dans « Le Philosophe Libertaire » (27) : « Ce qui nous intéresse au plus haut degré, c’est que sans doute, Han Ryner apporte la plus complète et profonde des philosophies libertaires. » Et, plus loin : « Dès le début de sa démarche, il s’est trouvé devant le principe d’autorité. Il l’a balayé et son esprit en est devenu plus viril et plus fort. Il faudrait comparer longuement des pensées voisines et fraternelles pour montrer avec évidence ce qui apparaît quand on a connu le poids de l’œuvre rynérienne. »

     

              Et toujours du même article : « Mais il sait, en proclamant la solidarité avec les asservis et les esclaves, que toute guerre n’aboutit, au mieux, qu’au triomphe des chefs et de nouveaux maîtres, à une nouvelle organisation de servitude. Il ne se laisse pas glisser à la révolte armée et ouverte, guerre et crime, qui permet la persécution organisée par la Loi. Il sait que l’esclavage demeure, qu’il est, lui, « dans la situation de l’esclave antique » vis-à-vis de l’Etat capitaliste ou socialiste, et se défend de rêver à la Salente où tout est réglé politiquement et économiquement. Il sait que l’homme reste l’homme, et qu’il faut, soi, être Homme. »

     

              Et de conclure : « Son refus du pouvoir et des entraînements de la violence organisée n’est pas un isolement hautain et un abandon, mais une attente autant qu’une attitude nette vis-à-vis des régimes visant à instaurer la justice, il n’a critiqué en eux que leur violence oppressive. Il n’a jamais renié le communisme nécessaire des mains, la fraternité active ¾ aussi bien que le communisme du cœur ¾ l’amour sans frontières. Sa pensée n’est pas un dogme rigide fait d’interdictions et de tabous. Elle est accueil à toutes les bonnes volontés. Mais il voulait réserver farouchement la liberté de l’esprit, la diversité, individuelle, le respect totale de l’être singulier, sa vie psychique. »

     

              Une dernière citation de Han Ryner nous dira tout ce qu’il pense face à la justice infâme... que nous ne cessons de dénoncer. « Ceux qui ne veulent plus le tyran, qu’ils cessent d’avoir des âmes de laquais, des silences de valets, des consentements de soldats et d’esclaves. » (28) Ryner, indépendant, réfractaire, individualiste libertaire, anti-autoritaire, anti-dogmatique, contra la dictature, contre l’Etat, contre le vote, pour le travail libre, an-archiste libertaire et comment donc !

     

    Hem DAY Décembre 1961 - Janvier 1962

             

    (1) Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 49, 2ème trim. 1958(2) Reconstitution de son témoignage. Les Vagabonds, août 1922.(3) Gomez de Baquero, membre de l’Académie littéraire espagnole.(4) Editions Estudios de Valencia (1933), traduction due à José Elizalde. 1933.(5) Les Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 36, série 1955 (p. 9)(6) Les Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 9, série 1955.(7) Paris. Editions La Brochure Mensuelle, n° 168; décembre 1936; 30 pages.(8) « Les Loups », n° de juillet 1913.(9) Edition CENIT. Toulouse 1956.(10) Edition Buenos-Aires. 1946.(11) Munoz, n°51. Les Cahiers des Amis de Han Ryner, décembre 1958.(12) La Rumeur, 31 mars 1928.(13) Il faut que je rapelle ici ce que disait un jour Han Ryner à son ami Manuel Devaldès pour mieux faire comprendre l’évolution de la pensée rynérienne. Voici : « Je ne suis moi-même que depuis 1895 ou 1896. » Cette connaissance de soi à son importance dans ce qu’on est sensé discerner dans l’originalité d’une pensée et d’un style original auquel Han Ryner va parvenir d’étape en étape et s’affirmer davantage.(14) Le Réveil de l’esclave, 1er mai 1923.(15 L’Idée Libre, avril 1924.(16) L’Etat. L ‘Ennemi du Peuple. Direction E. Janvion, 1er 1. 1904.(17) Edition Fédération du Nord du P.S., SFIC Lille Nord.(18)Organe du Syndicat des Instituteurs, juin 1934.(19) Néo-Naturien, novembre 1912. Repris dans Les Cahiers, p. 22, n° 34.(20) Lire dans Les Apparitions d’Ahasverus, le Dialogue avec La Boëtie.(21) (22) (23) Le Réveil de l’Esclave. 1er mars 1923.(24) Les texte de la causerie donnée aux Amis de Han Ryner, à Paris, le 23 octobre 1955, a été reproduit d’abord dans Les Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 40, 1er trim. 1956; ensuite il en fut édité un, tiré à part.(25) V. Munoz écrit : « Ce serait trahir sa pensée que de dire que Han Ryner « anarchiste ». Il était avant tout un individualiste « rynérien ». Nous savons tous ce qu’il pensait sur l’anarchie comme idéal de régénération sociale. Pour lui, le mal n’était pas seulement le gouvernement, mais la contrainte sociale, « inévitable comme l<><>


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      LE CULTE DE LA CHAROGNE

                   Dans un désir de vie éternelle, les hommes ont considéré la mort comme un passage, comme une étape douloureuse, et il se sont inclinés devant son “mystère” jusqu’à la vénérer.

                   Avant même que les hommes sachent travailler la pierre, le marbre, le fer pour abriter les vivants, ils savaient  façonner ces matières pour honorer les morts. Les églises et les cloîtres, sous leurs absides et dans leurs chœurs, enserraient richement les tombeaux, alors que, contre leurs flancs, venaient s’écraser de pauvres chaumières, protégeant misérablement les vivants.

                   Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le “péché originel”, le poids mort, le boulet qui traîne l’humanité. Contre la voix de la vie universelle, toujours en évolution, a tonné la voix de la mort, la voix des morts.

                   Jéhovah, qui il y a des milliers d’années l’imagination  d’un Moïse fit surgir du Sinaï, dicte encore ses lois; Jésus de Nazareth, mort depuis près de vingt siècles, prêche encore sa morale; Bouddha, Confucius, Lao-tseu, font régner encore leur Sagesse. Et combien d’autres !

                   Nous portons la lourde responsabilité de nos aïeux, nous en avons les “tares” et les “qualités”.

                   Ainsi, en France, nous sommes les fils des Gaulois, quoique nous soyons français de par les Francs et de race latine lorsqu’il s’agit de la haine séculaire contre les Germains. Chacune de ces hérédités nous donne des devoirs : Nous sommes les fils aînés de l’Église de par la volonté d’on ne sait quels morts et aussi les petits-fils de la grande Révolution. Nous sommes les citoyens de la troisième République et nous sommes aussi voués au Sacré Cœur de Jésus. Nous naissons catholiques ou protestants, républicains ou royalistes, riches ou pauvres. Nous sommes toujours de par les morts, nous ne sommes jamais nous. Nos yeux, placés au sommet du corps, regardant devant eux, ont beau nous diriger en avant, c’est toujours vers le sol où reposent les morts, vers le passé où ont vécu les morts, que notre éducation nous permet de les diriger. Nos aïeux... , le Passé..., les Morts...

                   Les peuples ont péri de ce triple respect. La Chine est encore à la même étape qu’il y a des milliers d’années parce qu’elle a conservée aux morts la première place au foyer.

                   La mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évoluée, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier. De l’un à l’autre, dans la famille, se communiquent les us et coutumes, les erreurs ancestrales. On croit au Dieu de ses pères, on respecte la patrie de ses aïeux...

                   Que ne respecte-t-on leur mode d’éclairage, de vêture ? Oui, il se produit se fait étrange qu’alors que l’enveloppe, que l’économie usuelle s’améliore, se change, se différencie, qu’alors que tout meurt et tout se transforme, les hommes, l’esprit des hommes, restent dans le même servage, se momifient dans les mêmes erreurs.

                   Au siècle de l’Électricité, comme au siècle de la Torche, l’homme croit encore au Paradis de demain, aux Dieux de vengeance et de pardon, aux enfers et aux Walhalla afin de respecter les idées de ses ancêtres. Les morts nous dirigent; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants. Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fait la Toussaint, pour glorifier les saints de l’Église; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace “matériel” par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait elle-même de désassimiler leurs corps, et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

                   La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent.

                   Si la Laïque a lâché l’histoire de Monsieur Noé ou celle de Monsieur Moïse, elle l’a remplacé par celle de Charlemagne ou celle de Monsieur Capet. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène. Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une Madame Isabelle resta pendant tout un long siècle avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues.

                  Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts, sans une erreur de date, ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie. Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écartera avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie. Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.

                   Le nom de la rue n’indique pas sa position, sa forme, son altitude, sa place. Il parle de Magenta ou de Solférino, un exploit des morts où on tua beaucoup; il vous rappelle  saint Eleuthère ou le chevalier de la Barre, des hommes dont la seule qualité fut d’ailleurs de mourir.

                   Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie toute obscurcie du “crime” de son père; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué, tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses aïeux. Et pourtant, aux yeux de la critique scientifique, qu’est-ce que la mort ? Ce respect des disparus, ce culte de la décrépitude, par quels arguments peut-on les justifier ? C’est ce que peu de gens se sont demandé, et c’est pourquoi la question n’est pas résolu.

                   Ne voyons-nous pas, au centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement : ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, de la charogne, les éléments nutritifs de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections. Ils consacrent de grands espaces plantés d’arbre magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur; et le virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent dans la ville, cherchant d’autres victimes.

                   Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup un respect comique pour leur dépouille mortelle, alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable. Le culte des morts est une des plus grossières aberrations des vivants. C’est un reste des religions prometteuses de paradis. Il faut préparer aux morts la visite de l’au-delà, leur mettre des armes pour qu’il puissent prendre part aux chasses du Velléda, quelques nourriture pour leur voyage, leur donner le suprême viatique, enfin les préparer à se présenter devant Dieu. Les religions s’en vont, mais leurs formulent ridicules demeurent. Les morts prennent la place des vivants.

                   Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous une maison, afin d’y enfouir respectueusement la charogne syphilitique qui vient de mourir. Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition du tuberculeux qui vient de finir. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretient ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on balade ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues.

                   Sur leur passage, les hommes se découvrent, ils respectent la mort. Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers. Si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des proportions inimaginables.

                   Les hommes acceptent l’hypocrisie des “nécrophages”, de ceux qui “mangent les morts”, de ceux qui vivent de la mort, depuis le curé donneur d’eau bénite, jusqu’au marchand d’emplacement à perpétuité; depuis le marchand de couronnes, jusqu’au sculpteur d’anges mortuaires.

                   Avec des boîtes ridicules que conduisent et qu’accompagnent des sortes de pantins grotesques, on procède à l’enlèvement de ces détritus humains et à leur répartition selon leur état de fortune, alors qu’il suffirait d’un bon service de roulage, de voiture hermétiquement closes et d’un four crématoire, construit selon les dernières découvertes scientifiques. Je ne me préoccuperai pas de l’emploi des cendres, quoiqu’il me paraîtrait plus intéressant de s’en servir d’humus que de les balader en de petites boîtes. Les hommes se plaignent du travail et ils ne veulent pas simplifier les gestes trop compliqués en presque toutes les occasions de leur existence, et même pas supprimer ceux qu’ils font pour l’imbécile autant que dangereuse conservation de leurs cadavres.

                   Les anarchistes respectent trop les vivants pour respecter les morts. Souhaitons un jour où ce culte désuet sera devenu un service de voirie, mais où, par contre, les vivants connaîtront la vie dans toutes ses manifestations.

                   Nous l’avons dit, c’est parce que les hommes sont des ignorants qu’ils entourent de singeries culturelles un phénomène aussi simple que celui de la Mort. Notons d’ailleurs qu’il ne s’agit que de la Mort humaine, la mort des autres animaux et celle des végétaux n’est pas l’occasion de semblables manifestations. Pourquoi ?

                   Les premiers hommes, brutes à peine évoluées, dénuées de toutes connaissances, enfouissaient avec le mort son épouse vivante, ses armes, ses meubles, ses bijoux. D’autres faisaient comparaître le “macchabée” devant un tribunal pour lui demander compte de sa vie. De tout temps, les humains ont méconnu la véritable signification de la mort. Pourtant, dans la nature, tout ce qui vit meurt. Tout organisme vivant périclite lorsque pour un raison ou pour une autre l’équilibre est rompu entre ses différentes fonctions. On détermine très scientifiquement les causes de mort, les ravages de la maladie ou de l’accident qui a produit la mort de l’individu.

                   Au point de vue humain, il y a donc mort, disparition de la vie, c’est-à-dire cessation d’une certaine activité sous une certaine forme. Mais au point de vue général, la mort n’existe pas. Il n’y a que de la vie. Après ce que nous appelons mort, les phénomènes de transformisme continuent. L’oxygène, l’hydrogène, les gaz, les minéraux s’en vont sous des formes diverses s’associer en des combinaisons nouvelles et contribuer à l’existence d’autres organismes vivants.

                   Il n’y a pas mort, il y a circulation des corps, modification dans les aspects de la matière et de l’énergie, continuation incessante dans le temps et dans l’espace de la vie et l’activité universelles. Un mort c’est un corps rendu à la circulation, sous sa triple forme : solide, liquide, gazeuse. Cela n’est pas autre chose et nous devons le considérer et le traiter comme tel. Il est évident que ces conceptions positives et scientifiques ne laissent pas place aux spéculations pleurnichardes sur l’âme, l’au-delà, le néant. Mais nous savons que toutes les religions prêcheuses de “vie future” et de “monde meilleur” ont pour but de susciter la résignation chez ceux que l’on dépouille et que l’on exploite. Plutôt que de nous agenouiller auprès des cadavres, il convient d’organiser la vie sur des bases meilleures pour en retirer un maximum de joie et de bien être. Les gens s’indigneront  de nos théories et de notre dédain; pure hypocrisie de leur part. Le culte des morts n’est qu’un outrage à la douleur vraie. Le fait d’entretenir un petit jardin, de se vêtir de noir, de porter une crêpe ne prouve pas la sincérité du chagrin. Ce dernier doit d’ailleurs disparaître, les individus doivent réagir devant l’irrévocabilité de la mort. On doit lutter contre la souffrance au lieu de l’exhiber, de la promener dans des cavalcades grotesques et des congratulations mensongères.

                   Tel qui suit respectueusement un corbillard s’acharnait la veille à affamer le défunt, tel autre se lamente derrière un cadavre, mais n’a rien fait pour lui venir en aide, alors qu’il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la société Capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère qu’elle crée, par le manque d’hygiène, les privations et l’ignorance dont souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le “destin”, ils feraient mieux de travailler à améliorer les conditions d’existence pour laisser à la vie humaine son maximum de développement et d’intensité. Comment pourrait-on connaître la vie alors que les morts seuls nous dirigent ? Comment vivrait-on le présent sous la tutelle du passé ? Si les hommes veulent vivre, qu’ils n’aient plus le respect des morts, qu’ils abandonnent le culte de la charogne. Les morts barrent aux vivants la route du progrès. Il faut jeter bas les pyramides, les tumulus, les tombeaux; il faut laisser la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce qu’on appelle le respect des morts, de ce qui est le culte de la charogne.

     

         Albert LIBERTAD (vers 1900.)

     

    UN PREJUGE TENACE

    “A la fin juin, des navires de guerres partiront d’Amérique pour rapatrier les reste de l’amiral Paul Jones.”

    (Les journaux)

                   C’est d’Amérique  que nous vient cette nouvelle, de l’Amérique ! le pays de Franklin et de tant d’illustres savants, le pays de la vapeur, de l’électricité, de toutes les inventions nouvelles. Les “civilisés Etats-Unis” n’ont rien à envier à la “barbare Espagne” ni à la “pieuse France”, là-bas comme ici les cerveaux sont remplis des plus sots préjugés. Des hommes seront mobilisés, des bateaux seront agencés, un travail immense s’accomplira pour franchir les 6000 kilomètres qui nous séparent de l’Amérique, sans compter toutes les cérémonies protocolaires et diplomatiques qui devront s’accomplir suivant le rite habituel et avec le concours  de nombreuses et importantes notabilités.

                   Et pourquoi tous ces efforts ? Est-ce pour secourir un être humain séparé de ces semblables et lui sauver l’existence ? Est-ce pour tenter une découverte utile au progrès de l’humanité ? Pour transporter des denrées ?

                   Non ! C’est pour aller chercher un peu d’os et de poussière qui tiendrait dans mes deux mains, et qui serait tout juste bon à laisser dans la première “poubelle” venue. Et si vous trouvez après cela que les hommes du XXè siècle ne sont pas éclairés, vous avouerez y mettre de la mauvaise volonté !

                   Les Américains qui végètent péniblement dans la misère et sous le despotisme des gros milliardaires vont se sentir soulagés en voyant chez eux les restes de l’amiral Jones, tout comme les français ceux de Napoléon ou de Jeanne d’Arc ou les allemands de Guillaume ou Bismarck. Patriotisme, Religion, Bêtise, indissoluble trinité (1) !

                   Il est vraiment décevant de constater encore la ténacité du préjugé du respect des morts, répandu aussi bien chez les soi-disant “libres-penseurs” et chez les “libertaires” que chez les catholiques pratiquants et autres sectes religieuses. Quelles différences trouvez- vous entre le transport des cendres de l’amiral Jones ou de Napoléon 1er et les funérailles de Louise Michel ? Aucune, sauf peut-être, au point de vue de la distance et de la pompe employée. Mais qui nous dit que la “Vierge rouge” étant morte à New York, on ne l’eût pas ramenée jusqu’à Levallois-Perret ? Le Paris révolutionnaire eût su faire son devoir, car si Jones appartient aux États-Unis, Louise Michel appartient à la “Cause” et à la France.

                 C’est peut-être parce que ceux qui se prétendent  émancipés le sont si peu que la masse reste dans une ignorance aussi grande. C’est pourquoi je crois bon d’attaquer, en toute circonstance, le culte de la mort et de démontrer son origine purement métaphysique. Pour cela, tous les moyens sont utiles, aussi bien le refus de se découvrir devant les corbillards que l’abandon du jardinage des tombes et surtout la propagande des idées saines et scientifiques, des théories du transformisme de la substance, afin d’amener les cerveaux à une conception raisonnable de la vie et de son évolution.

                  Alors disparaîtront les couronnes, tombeaux et cimetières et tout leur funèbre et coûteux attirail. Les hommes n’ayant plus peur de la mort, en ayant compris et accepté la philosophie, s’appliqueront à vivre sainement et utilement. Nous n’avons que trop vécu dans le Néant et l’Au-delà, appliquons-nous à vivre dans la réalisation de plus en plus complète de notre “Moi” dégagé des errements passés et  présents.

     André LORULOT (25 mai 1905).

    (1) Un an plus tard, Libertad ajoutera à cet article de Lorulot la note suivante :

    “Vous vous rappelez qu’il y a près d’un an, Lorulot vous causait des funérailles d’un sieur Jones, Écossais, que son patriotisme faisait être américain, et dont le métier consistait à travailler dans l’eau, comme maquereau ou comme amiral, je ne sais pas trop au juste. Mais ce n’était qu’un commencement de la cérémonie. Après l’envoi d’un cuirassé américain pour transporter la charogne de Jones de l’autre côté de l’eau, voilà que le gouvernement français vient de décider du transbahutage d’un cuirassé tout entier pour assister à une autre manipulation de cette charogne. Deux constatations s’imposent : il n’y a pas de tout-à-l’égout en Amérique et le charbon ne coûte pas cher en France.”

     

    LES NECROPHAGES

                   De Profundis !

                   Sous les saules et les cyprès, novembre ramène des ombres silencieuses, s’en allant lentement, parmi les tomes : des femmes disparaissant sous de longs voiles de crêpe, bourgeois à l’air grave, ouvriers recueillis tenant à la main le bouquet modeste ou la couronne d’immortelles. Les survivants se sont souvenus. Dans leurs cercueils, des vestiges de formes humaines doivent tressaillir d’aise; c’est aujourd’hui leur fête !

                   Dans l’église voisine, les pénitents muets viennent avec humilité s’agenouiller, les mains jointes, la pensée perdue... Du haut de sa chaire, le berger noir, cauteleux et nasillard, débite d’un ton monotone la prière des trépassés, sans inflexion de voix. Toujours psalmodiant, il évoque les feux de l’Enfer. Le spectre de la mort envahit la grande salle dans la mi-clarté des vitraux et la lueur vacillante des cierges. Un frisson de terreur passe sur la foule des fidèles prosternés. L’encens exhale comme une odeur de néant; le lieu divin donne un avant-goût de sépulcre !...

                   Prions mes frères ! Faisons notre salut !

                   Notre royaume n’est pas de ce monde !...                                                           

                   Beati pauperes spiritu. Amen !

                   Le mastroquet abrutit ceux que la religion néglige. Le souvenir à prétexte à beuveries. On vante entre deux lampées d’alcool les qualités de défunt dont on vient honorer la mémoire. Car il ne sied pas de rappeler les vices des disparus. Respectons les morts !

                   La Mort, en notre siècle de science, d’hygiène et de progrès, nourrit une nuée de parasites : nécrophores, corbeaux, vautours, hyènes et chacals. Le curé, mercanti, vend des orémus. On en a pour son argent. “Saint Joseph” ou “Notre Dame” sont invoqués, suivant la paroisse ou le tarif.

                   C’est d’un comptoir que part l’escalier de la chaire. Les cierges qui pleurent les larmes de suif font s’en aller en fumée les gros sous des bonnes “âmes” naïves. Le marchand de couronnes se désole de la “morte-saison”. Vite que reviennent l’automne et la Toussaint !

                   Les imprimeurs de deuil, les marchands de crêpes, les teinturiers à qui l’on porte à noircir l’unique jupe écarlate, les cochers de corbillard dont le déguisement tient du larbin, du gendarme, et du napoléon... Ceux-là sont intéressés à fêter les Morts.

                   Voyons maintenant la clientèle éplorée :

                   Le gros négociant expert en céruse qui n’entrevoit pas, dans ses rêves béats, à travers la fumée bleue de son cigare, la longue théorie de ses victimes, fantômes saturnins ou nécrosés, intoxiqués, décharnés, se tordant de douleur, roulant et fuyant en une sarabande macabre; la brute sous-officière, attendant le signal de la boucherie qui lui assurera l’avancement, ne rêvant que d’hécatombes; l’employé au ministère guettant la “fin” du chef dont il convoite la place et que mentalement il envoie ad patres; les falsificateurs de denrées alimentaires; maquilleurs de poissons avariés, de gâteaux empoisonnés; débitant de lait baptisé et frelaté accroissant dans des proportions considérables la mortalité infantile; les propriétaires de locaux insalubres, à Ménilmontant... et ailleurs, où poussent on ne sait comment tant de pauvres petits gosses anémiés, atrophiés, où périssent avant terme tant de vie misérables rongés par la tuberculose et les privation; tous lâchent une à une les perles de leur regret, leurs larmes de crocodiles.

                   Voici le prévoyant, le mutualiste, l’honnête homme par excellence, un des 50 000 satisfaits du banquet-réclame. Celui qui a acheté en viager une modeste maison. Depuis des ans il espère anxieusement la “désagrégation” du proprio bénéficiaire de la rente, qui s’entête à ne pas vouloir faire son dernier voyage. Ses jours, ses nuits sont hantés de cette obsession :

    “Le vieux ne va donc pas crever !...”

                   C’est le symbole du type social contemporain. La concurrence est partout; partout on désire la disparition d’un voisin. Quelquefois, l’intensité du désir dépassant la volonté chancelante, on l’active. Des gens surviennent alors ! Législateurs, juges, geôliers, flics et bourreaux. La porte de la prison grince, la guillotine fonctionne ! La bande touche son salaire. Il n’est pas de sot métier.

                   Depuis le tumulus préhistorique, en passant par les sarcophages et le mausolée d’Halicarnasse, une des sept merveilles du monde, jusqu’aux caveaux des familles modernes, les monuments funéraires attestent la persistance du culte de la Mort. Aujourd’hui encore, les femmes se signent dévotement et les hommes se découvrent au passage d’une dépouille mortelle.

                   Les classes dirigeantes n’ont pas le monopole de l’hypocrisie. Le “prolétariat” leur dispute ce privilège. Tous les inconscients, tous les médiocres, liseurs de faits divers illustrés, se repaissant au théâtre de M. de Lorde et au roman-feuilleton de M. Decourcelle, palpitant aux accidents, viols, meurtres, suicides, apportent aussi leur contribution à la consternation commémorative. Le goût de l’horrible, l’amour du tragique n’excluent pas l’esprit traditionnel.

                   Au milieu des misères et des souffrances, parmi les gémissements et les sanglots, tandis que, autour de nous tombent, lassés, meurtris, des camarades vaincus, affirmons notre volonté de vivre. La vie est belle, la vie est bonne ! Seule l’ignorance, la brutalité nous entravent, nous écrasent et nous rendent l’existence douloureuse.

                   Au charnier, hypocrites, menteurs, lâches et résignés ! N’empêchez pas par vos gestes ridicules et vos passivités l’épanouissement des énergies qui s’éveillent.

                    Au  charnier. Que vos carcasses mesquines s’en aillent enfumer les champs prochains; que vos “pâles ossements” restitués à la terre fassent éclore la douce fleurette embaumée que cueilleront les petits enfants et les amoureux en fête. Laissez-nous préparer le temps où il n’y aura plus ni lois ni répression et où les hivers, mortels aujourd’hui, ne seront plus, de par la joie de vivre des humains libérés, qu’un éternel printemps.

    Léon ISRAËL (2 novembre 1905).

     

    LES NECROPHILES

                    Tandis que les humains reposent, les riches en un farniente tranquille, les pauvres en un sommeil fait de lassitude et d’épuisement, des entrailles du sol monte un hurlement sinistre. En des convulsions titanesques, la terre ouvre ses gouffre géants, elle secoue la grappe humaine attachée à son flanc. En une révolte grandiose, elle se débarrasse de l’homme parasite, qui vit d’elle, et par elle. Et tout ce que construisirent les pygmées s’écroulent comme une château de cartes. Terrible égalitaire, elle nivelle les classes factices qui créèrent les humanités lamentables. Le palais s’écroule avec la masure, l’opulence s’anéantit avec la misère, le maître s’évade de la vie côte à côte avec l’esclave.

                   ... Le tremblement de terre vient de détruire Messine. Et soudain voici que les nécrophiles surgissent... Voici que, cyniques et nauséabonds, les corbeaux sociaux s’abattent sur les décombres.

                   Voici que, hypocrites et astucieux, les tartuffes envoient des condoléances et répandent l’eau bénite d’une solidarité de pacotille. Rois et papes, ministres et spéculateurs pleurent sur la ville défunte.

                   Les journaux, à côté d’article pour le maintient de la peine de mort, sont remplis d’appels larmoyants et de sanglots... à trois sous la ligne. Et les simples semblent sourdre en eux les principes innés de fraternité, ensevelis sous le poids de cent siècles d’une lutte implacable et féroce. Il faut, pour réveiller les hommes, des secousses violentes et brutales. Il faut les deux morts de Draveil et les cinq de Villeneuve Saint-Georges. La guerre sociale atroce, mais constante et chronique, ne les émeut point.

                   Et pourtant que sont les 50 000 morts de la Martinique, les 200 000 de Messine, les 600 000 de Mandchourie à côté de tous ceux que la misère fauche chaque jour ? Quelle comparaison peut-on faire entre cette fin rapide, immédiate, imprévue, et l’agonie lente des millions d’humains, le calvaire douloureux, le Golgotha hallucinant que gravit l’humanité ? Que m’importent à moi les tremblements de terre et les raz-de-marée ! Que m’importent la foudre rapide et la guerre sanglante ! La guerre n’est-elle donc point de toutes les minutes ? La mort n’est-elle donc pas à tous les carrefours ?

                   Les pouilleux d’Asturies vivaient de crasse et d’abjection, les Calabrais squelettiques se délectaient de deux sous de macaroni quotidien. Et parce que le mouvement sismique a hâté le travail de la faim et de la vermine, les nécrophiles se lamentent comme des pleureuses antiques.

                   Les masques carnavalesques des fillettes de douze ans, auxquelles la nécrose phosphorique a dévoré les ongles et les cheveux, les théories dantesques des victimes de la céruse, les yeux rongés des manipulateurs de mercure, l’épouvantable agonie des verriers dans la fournaise des ateliers, les hideuses purulences de la syphilis, les chancres sanguinolents qui guettent la pauvre fille au coin des rues, la diarrhée infantile que le laitier met dans le lait avec l’eau impure, la phtisie et la tuberculose qui habitent les taudis, le froid qui étend l’homme dans la rue déserte, la faim qui, avant de tuer, lui met sur la peau les teintes livides des décompositions cadavériques, les miasmes délétères, les flics, les germes infectieux; tout ce qui constitue la pourriture sociale, la mort sous toutes ses faces, la torture, l’angoisse, l’huissier, le propriétaire, le patron, le juge, la guillotine; tout ce qui tue, tout ce qui assassine, tout ce qui martyrise, toutes les puissances coalisées du mal qui exterminent journellement des milliers d’individus, tout cela ne compte pas.

                    Il faut qu’un phénomène brutal tue collectivement pour que s’élèvent les gémissements, pour que s’émeuvent les cœurs des hommes, pour que l’attention se trouve détournée de la lutte fratricide et universelle. Et encore, cette émotion ne dure-telle qu’une minute et s’évanouit-elle dans le Requiescat in pace des cathédrales. Les hommes ne comprendront-ils point qu’il n’y a pas de cataclysme plus meurtrier que la société actuelle ? Qu’il n’y a pas de morts plus nombreux que ceux qui tombent chaque jour, victimes de la guerre inter-humaine, de la lutte incessante et sans merci qu’on a dénommée d’un mot terrible : la concurrence? Les hommes ne comprendront-ils point la responsabilité qu’ils ont dans cette hécatombe ? Puisque ce sont leurs gestes, mauvais, faux, ineptes, qui déterminent les monstrueuses organisations qui les tuent. Les hommes ne comprendront-ils point la puérilité de leurs condoléances, et ne cesseront-ils point d’être des nécrophiles, des amis de la mort, pour venir avec nous, qui sommes les amis de la vie ?

    Mauricius

    (14 janvier 1909)


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  •    Il y eut les prêtres, les hommes et femmes de Dieu,, les politicards, les médecins et les instituteurs qui, à la ville comme dans les villages, usaient de leurs statuts pour établir leur domination sur les bons bougres qui de génuflexions en révérences portaient à ceux-là une considération sans faille.

              Dans les familles paysannes, on tâchait de marier les enfants avec ces gens de pouvoir de sorte que les marieurs puissent aussi bénéficier de cette respectabilité par alliance. Or, dans la plupart des cas, les notables ne s'épousaillaient qu'entre notables ne voulant rien céder de leur magot et par conséquent de leur pouvoir. Les paysans devaient alors se marier entre paysans et, de préférence avec la famille la plus riche. 

              Les paysans qui travaillaient la terre n'avaient pas le temps aux études, harassés par une longue journée de labeur, les choses délicates étaient réservées aux gens qui savaient en porter sur eux-même le raffinement nécessaire. Le livre y était rare et on le réservait non seulement aux gens qui en faisait profession mais surtout qui étaient supposés savoir

              Le petit enfant, outre l'autorité du père, devait aussi subir celle du curé, comme celle de l'instituteur. Devenu adulte ou presque, il était enrôlé ou pour la guerre ou pour la caserne quelques temps qui devait, disait-on, faire de lui un homme.

              La femme, considérée bien pis que comme l’inégale de l'homme, mais inférieure à celui-ci et était assignée à des tâches précises dans la plus grande servitude et sous l'autorité quotidienne de son mari.

              Les petites filles, modelées à cela n'avaient que le choix de la révolte ou de la soumission.

    Les filles d'un côté, les garçons de l'autre, dans ces écoles qui les séparaient, en faisaient, hors mis dans des fratries où ils pouvaient se retrouver, l'un à l'autre de parfaits étrangers.

              Les choses de la vie, l'hygiène intime et la sexualité étaient tues, la masturbation même absolument bannies et de frustrations en frustrations, c'est à l'adolescence que l'on se rencontrait pour découvrir on se ne sait comment ce que l'autre pouvait avoir d'excitant.

              Le rêve des familles étaient quand même, et ça l'est resté, de faire partie des exploitants afin de n'être plus exploités alors si l'on pouvait marier la fille ou le garçon à quelque notable, c'était là une riche affaire.

              L'Eglise allant de pair avec l'Etat, les enfants ont été modelés dans l'idée que Dieu seul à qui l'on était soumis existait qui nous faisait aimer la patrie et la défendre absolument.

              Qu'une épouse devait à son mari fidélité et obéissance. Que les enfants devaient se lever de leurs chaises quand l'instituteur apparaissait dans la classe. Que l'on devait se découvrir devant le prêtre et les respectueux notables sur LEUR passage.

              Que l'on ne pouvait vivre autrement ni même songer à aspirer à autre chose que ce modèle imposé par le Pouvoir sans être, à travers les siècles, brûler comme sorcier ou sorcière, chassé de la ville ou du village, déshérité, emprisonné pour désertion et parfois même fusillé, renié, mis au ban de la société, le dernier et pire exemple des parias, prostituée honteuse ou fils indigne.

              Si l’on se déplaçait peu auparavant, quand les autoroutes éventreuses de terres arables n’avaient pas tuées les routes, quand celles-ci n’avaient non plus tuées les petits chemins, l’on se mariait avec la fille du village ou celle du village voisin.

              A une époique ou la contraception n’existaut pas ou peu,  ou les familles n’en finissaient pas de procréer (je connais des familles de paysans qui ont fait des enfants dans l’espoir que ceux-là viennent à aider aux champs et afin d’avoir des héritiers pour ne surtout pas que les voisins contre qui ils sont en guerre et qu’ils haïssent parfaitement ne puissent racheter leurs terres...) l’on se mariait avec la fille ou le garçon du village ou, au pire, celui de quelque village voisin qui pouvait très bien être un cousin.

              C’est ainsi que pendant des générations, des cas de consanguinité par dizaines de millions ont peuplé la terre...

              Et aujourd’hui, de délicats petits plaisantins houspillent contre ce qu’ils appellent l’invasion étrangère qui abâtardiraient ce qu’ils aiment à nommer la “race”...

              Le petit enfant craint l’instituteur, l’institueur, de temps à autre, s’emporte contre le curé qui lui reproche de s’accaparer le pouvoir, le jeune homme craiint le caporal qui craint le ministre des armées qui craint le roi ou le président de la République selon le pays où il se trouve. La jeune fille craint son père puis son mari, les hommes en général  et parfois Dieu en particulier.

              Aujourd’hui, les rôles sont inversés parfois : c’estl’instituteur ou le professeur qui craint l’élève, le mari qui craint la femme bien qu’il fasse dire partout qu’il est maître chez lui. Cette crainte qui est la base même sur laquelle s’appuit la domination de l’un ou de l’autre, ce goût du Pouvoir sur autrui, ce désir plus ou moins enfouis chez chacun de devenir exploitant pour ne plus souffir d’être exploité, c’est l’aliénation permanente de l’Individu qui voulant jouer ocntre autrui, joue ocntre lui-même dans la servilité la plus absolue !

     

    Mercredi 17 janvier 2011. SBA

     


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