• E. Armand et "la camaraderie amoureuse"

    Le sexualisme révolutionnaire et la lutte contre la jalousie 1

     

    Gaetano Manfredonia

    Institut d'Etudes Politiques de Paris

     

    Francis Ronsin

    Université de Dijon

     

     

     

    Ernest Juin, dit E. Armand (1872-1962), était membre de l'Armée du Salut, lorsqu'il découvrit la pensée anarchiste, vers 1896, en lisant Les Temps nouveaux que venait de fonder Jean Grave. Il écrivit dans Le Libertaire de Sébastien Faure avant de fonder avec sa compagne, Marie Kugel, L'Ere nouvelle, un journal qui, de 1901 à 1911, évolua d'un socialisme mystique chrétien à la philosophie et la morale communiste libertaire, enfin à l'anarchisme individualiste.

    En 1907, il consacre une première brochure à la sexualité: De la liberté sexuelle, où il se prononce en faveur, non seulement d'un vague amour libre mais de la multiplicité des partenaires, ce qu'il appelle "l'amour plural". En dépit d'un ton nettement plus tranché que la plupart de ce type de publications, les thèses défendues par Armand ne sont pas alors très éloignées de celles que répètent, inlassablement, les multiples compagnons et compagnes partisans de l'amour libre.

    Ce n'est qu'après avoir fondé L'en dehors (1922) qu'Armand va progressivement développer une conception de la sexualité libertaire de plus en plus originale.

    I. La création de l'en dehors et la propagande en faveur du sexualisme révolutionnaire

     

    L'en dehors ne se place pas d'emblée sous le signe du sexualisme révolutionnaire. Au cours de ses vingt premiers mois d'existence, les articles faisant expressément référence aux questions "d'éthique sexuelle" sont relativement rares. Armand cherche tout d'abord à préciser sa conception de l'individualisme anarchiste en prenant ses distances tant du courant végétalien que des interprétations "héroïques" de l'individualisme. Il s'emploie également à combattre André Lorulot, accusé d'avoir tourné en ridicule les milieux illégalistes d'où était issue la bande à Bonnot, ainsi que Victor Serge et les anarchistes ralliés aux bolcheviques.

    Dès les numéros 6 et 7, pourtant, il se livre à une première critique de la pratique de l'union libre (ce qu'il appelle "l'unicité en amour") en vigueur dans la colonie "L'Intégrale". A cette expérience - jugée "imparfaite au point de vue éducatif" - il oppose la supériorité des "unions libres plurales". Mais ce n'est véritablement qu'au cours de l'année 1924 que le débat autour des questions "d'éthique sexuelle" devient permanent au sein de L'en dehors. Il le restera jusqu'à la disparition de cette publication en octobre 1939.

    C'est d'abord dans les lettres de lecteurs qu'il publie et dans les réponses qu'il leur apporte qu'Armand expose des thèses de plus en plus radicales en matière de sexualité. Le prétexte pour engager la discussion est offert par la publication, en février 1924, d'une lettre signée "Raphaële". Dans ce texte, l'auteure, conformément au point de vue amour libriste habituel, affirme qu'il lui est impossible "sans amour, d'accomplir les gestes de l'amour" car le faire équivaudrait pour elle à se "prostituer". Saisissant l'occasion Armand y répond en esquissant une première ébauche de ses thèses en faveur du sexualisme révolutionnaire et de la "camaraderie amoureuse" qui rompent sur bien des points avec les conceptions traditionnelles des partisans de l'amour libre. Armand développe l'idée qu'il n'y a rien de répréhensible, du point de vue individualiste, à accomplir "les gestes de l'amour" même si l'on n'éprouve pas de très vifs sentiments pour son partenaire. Les "camarades" telles que Raphaële ont tort d'accorder trop d'importance aux différents actes ou manifestations érotico-sexuels car ceux-ci sont, du point de vue biologique, "tout ce qu'il y a [de] plus sain et normal". Il faut donc que l'on cesse de les considérer comme étant une "action exceptionnelle ou extraordinaire". Aussi, convie-t-il "nos congénères de sexe féminin" à ne pas exagérer la valeur qu'elles accordent "à l'octroi de leurs faveurs". Mais surtout, Armand affirme ne pas comprendre pourquoi une fille affichant des idées avancées refuserait a priori - au nom d'une conception petite-bourgeoise des relations sexuelles - de procurer les joies de l'amour "à un camarade" pour qui elle éprouverait seulement de l'estime ou de la sympathie. Accepter par camaraderie de satisfaire les désirs sexuels d'autres personnes partageant les mêmes conceptions idéologiques ne lui paraissent pas, en tout cas, une attitude plus déshonorante que celle d'accepter d'être "fonctionnaire de l'Etat". Armand affirme, de plus, que, s'il était "femme", il éprouverait "une grande félicité intérieure" à se "créer la force de volonté voulue pour donner de la joie amoureuse" à un ami qui ne lui "inspirerait pas une absolue répugnance" et avec lequel il se "sentirait suffisamment d'affinités de sentiment et d'esprit". Le débat sur la "camaraderie amoureuse" venait d'être lancé.

    La tenue de tels propos, ne pouvait que choquer la majorité des militants pour qui l'amour libre était plus une référence idéale, passablement entachée de romantisme, qu'une pratique effective. L'exercice de cette conception large de la camaraderie, englobant aussi les relations sexuelles, posait en fait - y compris pour les partisans des thèses individualistes - toute une série de problèmes théoriques et pratiques que les contradicteurs d'Armand ne manquèrent pas de soulever tant dans les colonnes de L'en dehors que dans les autres publications du mouvement libertaire. Fallait-il par exemple que la camarade "agréable physiquement" accepte des relations sexuelles avec tous les camarades qui ne lui paraîtraient pas absolument répugnants? Dans quelles conditions pouvait-elle (ou il) refuser des avances? Accepter d'avoir des relations sexuelles avec quelqu'un pour qui on n'éprouve pas d'attirance physique ne constitue-t-il pas un "sacrifice" pour celui ou celle qui offre son corps? Ne court-on le risque d'imposer une sorte de communisme sexuel étouffant la liberté individuelle?

    Armand va, au cours des mois suivants, progressivement approfondir et préciser ses idées en s'efforçant de leur donner une caractère plus systématique.

    L'aboutissement de ces réflexions sera la parution dans L'en dehors du 10 juillet 1924 d'une première étude, "Comment nous concevons la liberté de l'amour", aussitôt publiée en brochure.2

    Lors d'une polémique avec Han Ryner, il précise que le but de la campagne qu'il poursuit dans L'en dehors est "d'abattre la cloison étanche laquelle, même en des milieux comme les nôtres, sépare les démonstrations amoureuses des autres manifestations de la camaraderie". Il s'étonne, dit-il, que des camarades s'ingénient à établir des distinctions entre "faire plaisir" dans les domaines intellectuel ou économique et "faire plaisir" dans le domaine sexuel. "Il m'est souvent arrivé de demander à des camarades qui avaient invité chez eux un ami qu'ils savaient de "complexion voluptueuse" [...] pourquoi ils ne s'étaient pas préoccupés de lui procurer une joie adéquate à son tempérament amoureux. Je n'ai jamais pu obtenir une réponse qui me satisfasse".3 Par la suite Armand devient beaucoup plus précis et affirme vouloir refuser "une camaraderie limitée, une hospitalité incomplète ", car, " en ne voulant rien savoir d'un accueil où on m'offrirait de me mettre à l'aise sur tous les points, sauf le sexuel, j'exerce autant ma liberté de choix que le plus individualiste des individualistes".4 Ou encore, dans "Lettre d'un philosophe à un camarade qui l'avait invité à une partie de plaisir": "Tu ne trouveras donc pas étonnant que je te demande si dans ton entourage immédiat, ou parmi les compagnes que tu fréquentes, il ne se trouve pas une camarade disposée, pour ces deux jours, à tenter en ma compagnie une expérience de "camaraderie amoureuse"".5

    Armand, toutefois, se défend de vouloir préconiser que les individus (hommes ou femmes) aient des relations sexuelles contre leur gré. "[...] Notre conception de l'amour, précise-t-il, implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté absolue de se refuser à qui vous déplaît".6 Loin d'aboutir au "communisme sexuel", la pratique de la camaraderie amoureuse ne peut revêtir qu'un caractère volontaire. Il n'est pas moins fermement convaincu que, "hors la question du tempérament amoureux unique", celle-ci doit être considérée comme étant la norme régissant les relations entre camarades, ce qui lui fait écrire: "[...] aucune et aucun camarade sain, normal [souligné par nous] ne se refusera a priori à tenter l'expérience de la camaraderie amoureuse dès lors qu'elle est proposée par un ou une camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d'affinités affectives, sentimentales, intellectuelles - qui en retirerais une très grande joie, la vôtre n'étant pas moindre".7

    Armand va donc vouloir démontrer que la pratique de la camaraderie amoureuse n'est que l'application, au domaine particulier des relations sexuelles-affectives, des idées contractuelles et associationnistes qu'il avait développées, en 1923, dans son principal écrit théorique: L'Initiation individualiste anarchiste.

    La camaraderie amoureuse, doit être envisagée, au même titre que les autres formes de camaraderie entre individualistes anarchistes, comme une sorte "d'association volontaire" dont les composants auraient conclu un accord tacite "aux fins de s'épargner mutuellement toute souffrance évitable".8 Conformément à ses thèses sur le garantisme, la pratique de la camaraderie amoureuse ainsi entendue constitue un moyen supplémentaire par lequel les individualistes, constamment en butte aux "tracasseries, ( É) empiétement, (É) attaques, (É) persécutions" du milieu "archiste" (qui, chacun le sait, est le contraire de l'anarchie), cherchent à se protéger, à se secourir et à se réconforter réciproquement.9

    "[La] thèse de la camaraderie amoureuse, précise-t-il, comporte un libre contrat d'association (résiliable selon préavis ou non, après entente préalable) conclu entre des individualistes anarchistes de sexe différent, possédant les notions d'hygiène sexuelle nécessaires, dont le but est d'assurer les co-contractants contre certains aléas de l'expérience amoureuse, entre autres: le refus, la rupture, la jalousie, l'exclusivisme, le propriétarisme, l'unicité, la coquetterie, le caprice, l'indifférence, le flirt, le tant pis pour toi, le recours à la prostitution".10

    Cette interprétation "contractuelle" de la camaraderie amoureuse constitue sans doute le principal argument théorique avancé par Armand en vue d'inclure ses thèses dans le champ de l'individualisme anarchiste. Dés lors, il multiplie les prises de position en faveur de la camaraderie amoureuse en y consacrant un grand nombre d'articles dont la plupart font l'objet d'un tirage séparé ou bien sont réunis en volume. C'est ainsi qu'en 1926, il fait paraître Le Combat contre la jalousie et le sexualise révolutionnaire, suivi au cours des années suivantes de Ce que nous entendons par liberté de l'amour (1928), La Camaraderie amoureuse (1929), La Camaraderie amoureuse. Camaraderie amoureuse ou "chiennerie sexuelle" (1930) et, enfin, La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse (1934), un livre de près de 350 pages dans lequel il réunit la majorité de ses écrits consacrés aux questions sexuelles.

    Dans ces textes, le nombre de redites est considérable. Chaque publication lui sert toutefois de prétexte pour apporter des nouvelles précisions ou des nouvelles nuances à ses thèses. Cela le conduit, au gré des discussions, à infléchir sensiblement son argumentation de départ et, même s'il ne veut pas l'admettre, à introduire dans sa manière d'envisager la camaraderie amoureuse une forme de solidarité beaucoup plus proche de l'entr'aide préconisé par les communistes anarchistes que de l'association des égoïstes de Stirner. Déjà, dans le chapitre de L'Initiation individualiste anarchiste consacré à la "réciprocité", il avait exposé des thèses qui se refusaient d'envisager les liens de solidarité unissant les individus comme étant " le résultat d'un simple calcul d'équivalence comptable entre ce que l'on donnait et ce que l'on recevait. [...] La notion de réciprocité n'apparaît plus alors comme une notion purement utilitaire, au sens grégaire et vulgaire du terme",11 précisait-il. Errico Malatesta, en faisant le compte rendu de l'ouvrage d'Armand écrira que ce dernier venait de livrer "une espèce de manuel de morale anarchiste - non point anarchiste individualiste, mais anarchiste en général. Plus même qu'anarchiste, une morale largement humaine parce que fondée sur des sentiments humains qui rendent désirable et possible l'anarchie".12

    Logiquement, Armand va, dorénavant, comparer les associations de camaraderie amoureuse à des "coopératives de production et de consommation amoureuses". "Producteurs et consommateurs, écrit-il, n'en font partie que pour en tirer les bénéfices attendus, étant convenu qu'ils supportent les désavantages éventuels".13 Il est donc exclu que le "coopérateur", sauf cas de force majeure, refuse de produire ou s'abstienne de "consommer." Derrière ces exigences plutôt strictes se trouve l'idéal fouriériste du droit à la jouissance pour tous.

    En effet, la camaraderie amoureuse implique que l'on ne s'arrête pas sur "l'apparence extérieure". Armand est intarissable sur ce point: "Comme toute camaraderie sérieuse, [la camaraderie amoureuse] ne se fonde pas sur la nuance de la peau, la forme du nez, la couleur de l'oeil, une constitution corporelle réglée sur la statuaire grecque, le plus ou moins de poils blanc ou colorés"14 (il a alors 58 ans!). Dans Notre individualisme, un texte de 1937, il mentionne un "principe de compensation" dont le but est d'empêcher que la pratique de l'amour libre ne conduise à favoriser "arbitrairement" les mieux dotés du côté de l'intelligence, de la beauté ou de la force, "aux dépens du moins avantagé extérieurement ".15

    Enfin, "l'amoralisme sexuel détruit en l'unité humaine des valeurs de servitude comme le vice, la vertu, la pureté, la chasteté, la réserve, la retenue, la fidélité et tant d'autres qui rendent nécessaires l'Etat ou l'Eglise dans leur rôle de gardiens ou de professeur de moralité. Là où l'amoralité est courante quant aux relations sexuelles, il n'y a plus besoin de conservateurs des traditions morales, de préservateurs de bonnes moeurs. C'est pourquoi le sexualisme que nous propageons est révolutionnaire".16

    Révolutionnaire et formateur: "Il convient aux individualistes que nous sommes ici de rechercher une conception des relations inter-sexuelles qui nous fasse plus anarchistes, plus "ni dieux ni maîtres", plus hors-moralité, plus hors-légalité, plus hors-sociabilité - mais plus sociables aussi quand nous nous associons".17

    Fort de ces convictions, Armand multiplie dans L'en dehors, à partir de 1925, les prises de position en faveur de l'instauration d'une nouvelle éthique sexuelle. Exigence qui le conduit ? parallèlement à la défense de ses thèses sur la camaraderie amoureuse, à s'attaquer d'une manière de plus en plus directe tant à la famille qu'aux innombrables préjugés en matière sexuelle largement partagés par la plupart des libertaires eux-mêmes. Parmi eux, ceux liés à l'âge occupent une place particulière, et pour cause! Il écrit qu'aucun individualiste anarchiste ne peut être considéré comme étant trop jeune ou trop vieux pour "désirer connaître toutes les jouissances, tous les bonheurs, toutes les sensations".18 Accusé de légitimer-préconiser la pédophilie, mais loin de s'en offusquer, Armand mobilise des arguments empruntés tout à la fois à la science sexologique et à Fourier pour montrer comment à côté du désir pédophile il est possible de trouver un sentiment semblable chez certaines jeunes filles attirées par les vieillards, sentiment qu'il appelle la "presbyophilie". Par conséquent, "dans un milieu logiquement constitué", plutôt que de réprimer ces différents penchants il suggère de mettre en rapport "pédophiles et presbyophiles". "Il suffit de bien posséder la question, conclut-il, pour se rendre compte que chaque "passion" pourrait trouver ainsi une réponse sans qu'il en résulte aucun trouble "moral" pour le milieu".19

    L'exigence de promouvoir une nouvelle éthique sexuelle le porte également, au fil des numéros, à élargir le champs de ses préoccupations. En 1931, il consacre à l'homosexualité, thème à peine abordé au cours des premières années de L'en dehors, une brochure: L'homosexualité, l'onanisme et les individualistes.20 Partisan de la plus large tolérance en ce domaine comme en tout autre, Armand considère encore l'homosexualité (masculine ou féminine) comme une forme d'anomalie sexuelle. Mais, dans un texte de 1937, il mentionne clairement, parmi les objectifs individualistes la constitution d'associations volontaires aux fins purement sexuelles pouvant regrouper selon les tempéraments des hétérosexuels, des homosexuels, des bisexuels ou des "unions mixtes".21

    Il prend également position en faveur du droit des individus à changer de sexe, et proclame hautement sa volonté de réhabiliter les plaisirs défendus, les caresses non conformistes (lui même aurait eu des préférences pour le voyeurisme) ainsi que la sodomie. Cela le conduit à accorder de plus en plus de place à ce qu'il appelle les "non conformistes sexuels", en excluant toutefois la violence physique.

    Pour Armand, en effet, la "recherche voluptueuse" dans le domaine des relations sexuelles ne peut être considérée comme légitime qu'à condition que les résultats de ces pratiques ne privent pas celui qui les prodigue ? comme celui qui les reçoit - de son "auto-contrôle" ou n'entament "sa personnalité".22 Ses positions sur l'inceste, en revanche, sont des plus tranchées: "Toute conception de la liberté des relations sexuelles qui proscrirait l'inceste n'aurait de liberté que le nom [...]. [...] Il n'y a rien de plus moral que la pratique de l'inceste en vue de se procurer du plaisir mutuel, rien de plus immoral que l'intervention qui a pour but d'interdire ce plaisir, dont la consommation ne porte aucun préjudice à autrui".23

    II. La pratique de la camaraderie amoureuse: "les compagnons de l'en-dehors"

     

    Si, en individualiste conséquent, Armand se tient à l'écart des organismes qui se sont alors fondés autour d'une réflexion sur les questions sexuelles - en France : l'Association d'Etudes sexologiques, et au niveau international : la Ligue mondiale pour la Réforme sexuelle sur une base scientifique ? il va collecter dans la presse européenne et d'outre-Atlantique les informations ou les articles qui lui semblent corroborer, même partiellement, ses thèses. Il traduit et reproduit ainsi des textes de Kollontaï et de Reich. Il ouvre ses colonnes à la collaboration de militants anarchistes italiens en exil tels Ugo Treni (Ugo Fedeli) et surtout Camillo Berneri qui écrit pour L'en dehors une série d'études sur des questions religieuses et sexuelles dont la plus significative portait sur l'inceste.

    Reste un dernier point. Sa conception de la liberté sexuelle, présente, de plus, l'avantage de pouvoir être immédiatement "expérimentée" entre individus partageant les mêmes convictions, sans besoins d'être remise "au lendemain de la révolution". "S'il est des réalisations éthiques immédiatement réalisables, ce sont celles d'ordre sexuel; s'il est des préjugés dont on peut se débarrasser immédiatement, ce sont bien ceux-là; s'il y a des expériences susceptibles d'être tentés en camaraderie, sans publicité et sans bouleversement, ce sont bien celles-là".24

    Restait à le prouver!

    Dès octobre 1924, Armand propose la constitution de nombreuses associations, dont une qui serait consacrée à "l'étude des questions d'éducation et d'éthique sexuelles". La formulation reste vague mais dans le même numéro, se trouve fort opportunément reproduite, une lettre d'un certain "Club Atlantis" pratiquant, hors d'Europe, l'échangisme et déclarant s'inspirer des thèses d'Armand. 25

    En juin 1925 paraissent dans L'en dehors les statuts des "Compagnons de L'en dehors", association définie comme un milieu de camaraderie pratique.26 Elle s'adresse à des individus qui partagent les opinions d'Armand. L'article 7 précise qu'en matière sexuelle le milieu préconise l'amour plural ainsi que la lutte contre la jalousie. Il est prévu que le nombre des adhérentes devait être égal à celui des adhérents. Pour adhérer, il suffit d'être abonné à L'en dehors, mais les demandes d'adhésions peuvent être ajournées. Une cotisation annuelle est prévue ainsi que l'édition de cartes qui servent de passeport aux compagnons se déplaçant en France ou à l'étranger pour se rendre visite mutuellement. Des listes de noms de compagnons et compagnes peuvent être distribuées à ceux qui en font la demande. Il faut prévenir les hôtes choisis huit jours avant la visite. Les personnes sollicitées ne peuvent se dérober, sauf problèmes de santé ou nécessité de la propagande. La durée de ces visites est limitée à 12 heures en ville et à 24 heures à la campagne. L'exclusion n'est pas prévue, mais la carte d'adhésion peut être annulée en cas de violence physique ou de prostitution.

    Ces statuts abondent de détails tatillons en vue de préserver l'autonomie, la liberté individuelle voire l'anonymat de chacun des contractants, tout en cherchant à éviter qu'il y ait dérobade de dernière minute à propos de la mise en pratique effective de la camaraderie, y compris à caractère amoureux. Le tout aboutissait à renfermer les relations inter-individuelles dans un cadre fort rigide, voire carrément bureaucratique, entaché de juridisme, qui contrastait avec les intentions affichées du milieu visant l'épanouissement de formes de camaraderies les plus libres et les plus complètes. Les modalités de fonctionnement interne des C.E.D. restaient en outre passablement obscures. Toute demande de renseignement et d'adhésion devait être envoyée à l'adresse d'Armand, le seul maître d'oeuvre du projet, à la fois l'instigateur et l'animateur d'après des critères qu'il avait lui-même définis et auxquels il n'avait nullement l'intention de renoncer.

    Les adhérents, d'ailleurs, ne semblent pas s'être bousculés. En avril 1926, L'en dehors fait état de 33 adhésions aux "Compagnons de L'en dehors", répartis en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Brésil, en Suisse, en République Argentine, au Maroc, à peu près une vingtaine d'adhérents pour la France. A la mi-juillet 1926 ils auraient été de 45, pour monter à 53 à la mi-février 1927.

    La reconnaissance de l'échec sera patente lorsque, devant le nombre infime de compagnes, la décision est prise, en janvier 1928, de suspendre les adhésions masculines "sauf si celles-ci se produisaient parallèlement à une candidature féminine". Les problèmes de fonctionnement rencontrés par les C.E.D., mis à part "l'abstention de l'élément féminin", sont en fait essentiellement de deux ordres: d'une part le refus d'un certain nombre de compagnons à se plier aux dispositions trop rigides prévues par les statuts; d'autre part la tendance à la reconstruction du couple au sein même de cette association. A ces trois raisons, il faut rajouter la conception purement personnelle qu'Armand se fait du fonctionnement des "compagnons", qui est source de désaffection et de conflits à répétition. Pourtant, il ne manifeste jamais la moindre intention d'amender son projet ou de lui donner un fonctionnement moins sectaire. Bien au contraire, devant la multiplication des critiques, il réagit en réaffirmant le bien fondé de ses options.

    Ces maigres résultats n'empêchent pas non plus Armand de multiplier les initiatives en créant une association contre la jalousie (fin mai 1926), l'Association internationale de combat contre la jalousie sexuelle et l'exclusivisme en amour (A.I.C.C.J.E.A.) (50 adhérents à la mi-février 1927). En mars 1927, c'est le tour du "Club Atlantis", réservé aux abonnés de la région parisienne, qui se présente comme "un groupe de réalisation sélectionné". En avril-mai 1928, est fondé "Les Amis de L'en dehors" chargés de diffuser et de soutenir financièrement le journal.

    A partir du 30 juin 1928 ne sont plus admis dans A.I.C.C.J.E.A. que les abonnés à la revue appartenant déjà depuis un certain temps aux Amis de L'en dehors. Ce n'est qu'après avoir successivement été membre de ces deux groupes, qu'on peut être accepté aux Compagnons de L'en dehors.27

    A la mi-février 1930, paraît un projet de modification des statuts pour la période 1931-1935.28 Désormais les Compagnons de L'en dehors éventuels doivent fournir un certificat médical et on récuse les " nomades ". Parallèlement, on cherche à remédier à l'absence de l'élément féminin en proposant des formules intermédiaires. C'est ainsi qu'un "compagnon" propose de demander comme premier "parvis de camaraderie amoureuse", afin de vaincre les réticences des femmes moins "évoluées", de commencer par "une anudation en petit comité" qui leur permette "une contemplation esthétique mutuelle".29 Parallèlement, le Club Atlantis se transforme en un groupe réservé exclusivement aux couples (septembre 1933). En janvier 1936, une 186e adhésion à l'Association contre la jalousie est signalée mais à partir de mai 1936 les annonces pour les "Compagnons" disparaissent ainsi que celles pour l'Association internationale de combat contre la jalousie qui semblent avoir fusionné pour donner naissance aux "Compagnons du combat contre la jalousie et pour une nouvelle éthique sexuelle".30

    C'est la guerre qui va interrompre l'activité propagandiste d'Armand et mettre fin à ses multiples initiatives. Encore à la veille du conflit mondial, dans le numéro d'août-septembre 1939, il est fait état d'une 199e adhésion aux "Compagnons du combat", la dernière mouture des rêves d'Armand.

    Le bilan d'ensemble de ses activités reste bien mitigé. Les informations fournies par les rapports de police corroborent, à leur façon mais assez bien, les indications que nous avons pu glaner dans les publications d'Armand. Un rapport réalisé en mars 1933 pour le Préfet de police par le directeur des Renseignements généraux (B/a 1900) souligne la bonne santé de L'en dehors. " La situation financière de L'en dehors n'est pas déficitaire, comme la plupart des autres feuilles anarchistes (il serait tiré à 6 000 exemplaires). Le bénéfice des conférences organisées en son profit, le produit de sa vente et les abonnements, suffisent à lui assurer une publication régulière. D'ailleurs, la majeure partie de ses lecteurs est composée surtout d'intellectuels anarchistes qui lui restent fidèle."

    Par contre, l'anémie chronique des associations créées par Armand est décrite ? par le même, pour le même - de façon impitoyable. Rapport de 1928: "Individualiste antirévolutionnaires, partisans du "débrouillage individuel" justifiant même la prostitution et la pédérastie, dont le théoricien est Emile [sic] Armand lequel a fondé diverses organisations "amours-libristes": "Compagnons de L'en dehors", "Groupe Atlantis". Les adhérents à ces groupements entendent supprimer la jalousie et, dans leurs sorties, leurs réunions, doivent se livrer aux actes sexuels avec la plus grande licence. Armand paie lui-même de sa personne et n'hésite pas, sous le pseudonyme de "Fred Esmarges" à recourir à la publicité des journaux pornographiques tel "Jean Qui Rit", pour recruter des adhérents. On peut évaluer à une centaine pour Paris le nombre des partisans des théories d'Armand, bien que le groupe des "Compagnons de L'en dehors" ( ...) ne réunisse guère qu'une vingtaine d'adhérents."

    Rapport de 1933 : "Une cinquantaine de personnes, dont un assez grand nombre d'individus de moeurs spéciales, assistent à ces réunions au cours desquelles sont discutées les problèmes se rapportant à la sexualité, le végétarisme, etcÉ (É) D'autre part, les "Amis de L'en dehors" combattent la jalousie sentimentale et revendiquent toutes les libertés sexuelles, dès lors qu'elles ne sont entachées ni de violence, ni de dol, ni de fraude ou de vénalité. Au cours de l'été, ils organisent des balades champêtres dans la banlieue parisienne, qui ne sont suivies que par un nombre restreint d'adhérents. En résumé, les "Amis de L'en dehors" ne sont pas des révolutionnaires ; ils ne participent pas aux meetings ou démonstrations des divers groupements anarchistes de la région parisienne."

    La théorie était plus séduisante que la pratique. On est bien loin, en tout cas, des rêves un peu fous d'Armand affirmant que seule l'application à l'échelle mondiale de la camaraderie amoureuse aurait pu permettre de lutter efficacement contre la montée des dictatures et du totalitarisme en assurant "une meilleure entente, soit entre les unités sociables; soit, par la suite, entre les peuples".31 Quant aux causes véritable de cet échec, elles sont à rechercher tout autant dans le caractère novateur ou excessif de son entreprise que dans la démarche suivie par Armand lui-même, refusant d'envisager ses réalisations autrement que comme étant l'émanation directe de son bon vouloir. Mais, en agissant de la sorte, en refusant de voir ses initiatives évoluer, en voulant les renfermer dans un cadre trop rigide, il tuait à proprement parler ce que pouvait y avoir de véritablement subversif dans ses idées. A l'épreuve des faits, les grandes envolées d'Armand à propos de l'élargissement des liens de camaraderie par la pratique de la camaraderie amoureuse se révélèrent n'être que des petits calculs d'épicier voulant rester maître dans sa boutique, cherchant à profiter d'abord pour lui-même des avantages hypothétiques qu'il envisageait pour les autres. Son travail propagandiste n'a pas été pour autant inutile car il a indiscutablement servi de révélateur des craintes et de la pudibonderie en vigueur y compris au sein des milieux libertaires de son époque.

     


    1 Written for the workshop "Free Love and the Labour Movement". Second workshop in the series "Socialism and Sexuality", International Institute of Social History.

    Amsterdam, 6 October 2000

     

    2 Ce texte paraîtra en brochure aux éditions de L'en dehors avec comme titre: Entretien sur la liberté de l'amour.

    3 L'en dehors, n/ 44, 1 octobre 1924

    4. Le Combat contre la jalousie et le sexualisme révolutionnaire. Poèmes charnels et fantaisies sentimentales,

    Orléans: éd. de L'en dehors, [1926], p. 8-9.

    Permettez-moi une anecdote à ce sujet. Lors de plusieurs de mes discussions avec Jeanne Humbert, elle m'a dit : " - Armand, c'était un type extraordinaire, mais quel emmerdeur! Chaque fois qu'on l'invitait à manger, il répondait : "- Oui, mais vous savez que je ne mange pas chez les bourgeois. Si je partage votre pain, votre vin, je dois aussi partager votre lit!" " Puis, visiblement, elle attendait une question de ma part. A chaque fois, je l'ai taquinée, je ne lui ai jamais demandé si Armand avait mangé chez les Humbert. C'est dommage, mais, maintenant, il est trop tard! [Note de Francis Ronsin].

    5 L'en dehors, n/ 61-62, 30 juin 1925.

    6 L'en dehors, n/ 40, 30 juillet 1924.

    7 Ibid.

    8 Ibid., n/39, 10 juillet 1924.

    9 Ibid.

    10 Ibid., n/ 136, mi-juin 1928

    11. L'Initiation individualiste anarchiste, Paris et Orléans: éd. de L'en dehors, 1923, p. 202.

    12 L'en dehors, n/ 40, 30 juillet 1924.

    13 La Camaraderie amoureuse, Paris et Orléans: éd. de l'en dehors, 1930, p. 3.

    14 L'en dehors, n/ 155, mi-mars 1929

    15. Notre individualisme: ses revendications et ses thèses par demandes et réponses, [1937], p. 6-7.

    16 Ibid., n/ 79-80, mi-mai 1926.

    17 Ibid., n/ 70, 15 novembre 1925.

    18 Ibid. n/ 77-78, fin avril 1926.

    19 L'Emancipation sexuelle, l'amour en camaraderie et les mouvements d'avant-garde, Paris, Limoges et Orléans: éd. de L'en dehors, [1934], p. 18

    20 Gérard de Lacaze-Duthiers, E. Armand, Abel Léger, Des préjugés en matière sexuelle. L'Homosexualité, l'onanisme et les individualistes. La Honteuse hypocrisie, Paris et Orléans: éd. de L'en dehors, 1931, 32 p

    21 Notre individualisme, op. cit., p. 7.

    22 Cf. L'Homosexualité, l'onanisme et les individualistes, op. cit., p. 28

    23 L'en dehors, n/ 270, mi-mai 1934.

    24 L'Emancipation sexuelle, op. cit., p. 4.

    25 L'en dehors, n/ 44, 1 octobre 1924

    26 Ibid., n/ 60, 12 juin 1925.

    27 Ibid., n/ 135, fin-mai 1928.

    28 Ibid., n/ 176-177, mi-février 1930.

    29 Ibid., n/ 242-243, mi-novembre 1932.

    30 Ibid., n/ 301, mi-décembre 1936.

    31 Les Tueries passionnelles et le tartufisme sexuel, Paris, Limoges et Orléans: éd. de L'en dehors, [1935], p. 8-9.


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  • Note sur Bonnot, par Marc Renneville

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    D’après les documents originaux de la bibliothèque P. Zoummeroff (archives de presse, photographies, ouvrages)

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    Mythe et réalités

    La bande d’anarchistes illégalistes connue sous le nom de « bande à Bonnot » (Garnier, Valet, Callemin, Soudy, Monier et quelques complices) a sévi moins d’un an, entre décembre 1911 et mai 1912. Ce n’est donc pas à la durée de son activité qu’elle doit sa postérité, mais bien plutôt à la fulgurance des actes commis et leur dimension politique.

    Près d’un siècle après, l’expression de « bande à Bonnot » conserve une forte puissance évocatrice. Pourtant, qui veut connaître de nos jours l’histoire et la perception de « la bande » en son temps doit se dégager de l’imaginaire romanesque dont elle a été peu à peu recouverte. Alors que Bonnot fut représenté de son vivant comme un dangereux criminel, son image est aujourd’hui auréolé d’un franc capital de sympathie.

    En 1926, un journaliste anarchiste sympathisant retraçait l’histoire et la genèse des « bandits tragiques » en renvoyant à la situation sociale : « Pesez les inégalités, les injustices, l’intolérable opulence d’une minorité jouissante face à la misère morale et matérielle du plus grand nombre plongé dans les geôles du travail qui tue...Oui, voyez tout cela. Scrutez le visage angoissé et grimaçant de notre aimable société... Et vous aurez découvert, en dehors des causes purement accidentelles, la vraie logique et la seule explication des Bandits Tragiques (Victor Méric, Les bandits tragiques, Paris, S. Kra, 1926, p. 216)

    Moins d’un demi-siècle après les faits, la vie de Bonnot était devenue une épopée des temps modernes, son nom, le symbole d’une révolte violente et généreuse contre une société répressive et corrompue.

    Signe de cette transfiguration, on donnait en 1955 au théâtre du Quartier Latin une pièce en trente tableaux de H.F. Rey, mis en scène par Michel de Ré ; et pour laquelle Boris Vian avait composé quelques chansons, dont « La complainte de Bonnot » :

    « Parmi tous ceux qu'on a connus
    Dans l'Histoire de France et d'ailleurs
    Il en est un qu'a tout perdu
    Mais qu'a vraiment l'air d'un vainqueur
    Un de ceux qui rêvait de voir
    Tous les flics et tous les gradés
    En chômeurs ou bien en clochards
    Pour que l’on vive en liberté »

    Dans une autre chanson, l’enfance de Bonnot était dépeinte comme une série de malheurs ; et la dernière phrase de l’ultime couplet reprenait (sciemment ?) un aphorisme du docteur Alexandre Lacassagne, l’un des pères fondateurs de la criminologie française :

    « Si tout ce qui précède ne suffit à l'excuser
    On y trouve pourtant l'explication de ses méfaits
    Depuis qu'elle tourne mal et que la liberté s'effrite
    La société a les criminels qu'elle mérite
    La société a les criminels qu'elle mérite »

    En 1968, l’idéalisation de la figure de Bonnot prenait un nouveau tour avec un film de fiction entièrement dédié à l’histoire de la bande. Philippe Fourastié – ce fut là son second et dernier film en qualité de réalisateur – n’eut alors aucune peine à rassembler une belle équipe d’acteurs : Bruno Cremer (Jules Bonnot), Jean-Pierre Kalfon (Octave Garnier), Annie Girardot (Maria la Belge) et un Jacques Brel très inspiré pour interpréter Raymond Caillemin, dit « Raymond la science ». Bonnot n’était plus ici, comme le notait François Guérif, « un bandit 1900, mais un contestataire d'après mai 68. » (Le cinéma policier français, H. Veyrier, 1983, p. 145). En cette même année, Joe Dassin chantait une variété de « Bande à Bonnot » édulcorée et espiègle, qui « rêvait des palaces et du ciel d'azur de Monte-Carlo » en escamotant au couplet final la fin tragique des bandits :

    « Sur les routes de France, hirondelles et gendarmes
    Etaient à leurs trousses, étaient nuit et jour en alarme
    En casquette à visière, les bandits en auto
    C'était la bande à Bonnot »

    Ces manifestations culturelles ont contribué à forger et entretenir une mémoire collective de la bande à Bonnot encore bien vivante de nos jours (elle a été réactivée récemment par le film « Les brigades du tigre »). Si cette postérité fait bien partie intégrante de l’histoire, il convient de retourner aux sources documentaires pour ressaisir la succession des événements en leur temps.


    Anarchie, propagande par le fait et reprise individuelle.


    La bande à Bonnot ne fut pas une simple bande organisée de voleurs assassins. Elle prit naissance à un moment précis de l’histoire du mouvement anarchiste, auquel elle appartient sans conteste. Il faut donc commencer par un petit retour en arrière.

    Nourri au XIXe siècle des idées de Proudhon, Stirner, Bakounine, Marx, l’anarchisme ne se résume pas à la formule initiale de Proudhon : « L'anarchie, c'est l'ordre sans le pouvoir ». C’est un courant international de théories bien plus complexes qui tend à se diviser, après l’opposition de Bakounine et Marx et la scission de la première internationale des travailleurs (1872). L’un de ces courants prône « la propagande par le fait » afin d’accélérer l’effondrement de la société « pourrie » et la marche vers la révolution. Conçue comme une action politique, cette stratégie consiste à commettre des actes illégaux tels des attentats (pour Emile Henry, auteur de l’attentat du café Terminus, le 12 février 1894 : « Il n’y a pas d’innocents » ), du sabotage, la fabrication de fausse monnaie et des actions de « reprise individuelle » (vols). L’un des objectifs de ces coups d’éclat est d’éveiller la conscience des opprimés. D’abord mis en oeuvre en Italie, en Espagne et en Allemagne, les attentats à la dynamite visent des lieux ou des personnes incarnant le pouvoir en place. Quelques attentats isolés sont commis en France dans les années 80 mais ils se multiplient à partir de 1892, sous l’action conjuguée de Ravachol, Théodule Meunier, Pauwels, Emile Henry et Auguste Vaillant. Cette vague culmine en 1894 avec l’assassinat du président Sadi Carnot, à Lyon, le 24 juin, par Caserio. L’Etat défend l’ordre établi et organise la répression par la voie judiciaire (Ravachol, Vaillant, Henry et Caserio furent condamnés à mort et guillotinés) et législative. Trois mesures sont emblématiques de cette réaction :

    -    la loi 12 décembre 1893 modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, afin de permettre la poursuite de la provocation indirecte et de l’apologie de l’anarchisme.
    -    la loi du 18 décembre visait large en permettant d’incriminer l’entente ou la participation à une entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, tout en incitant à la délation.
    -    la loi du 28 juillet 1894 vise explicitement les anarchistes et leurs organisations.

    Cet ensemble de loi – qui sera bientôt qualifié de « lois scélérates » - marqua un tournant pour les anarchistes français, qui se tournèrent dès lors vers le mouvement ouvrier. L’objectif de l’action syndicale prête une nouvelle fois à débat entre les réformistes et les partisans de la révolution. L’émancipation par la grève générale fait long feu après la dure répression des grèves organisées par la CGT (infiltrée par la police) en 1908. Nombre de militants sont découragés. Une partie des anarchistes décident alors de retrouver la voie de l’illégalisme. Le temps des grands attentats est révolu, celui de la « reprise individuelle » reste d’actualité.
    Ces réseaux d’anarchistes sont, dans la continuité des lois répressives de 1894, surveillés et infiltrés par la police.

    Rassemblés en groupes de « compagnons », les anarchistes illégalistes vivent autour d’un journal, de conférences de propagande et d’infractions, tels que des vols et de la fabrication de fausse monnaie. L’un de ces journaux fédérateur est « L’anarchie », fondé par Albert Soledad en 1905 et repris en 1908 par André Lorulot. Au siège du journal, à Romainville, il y a trois jeunes qui se sont connus à Bruxelles. Raymond Callemin, dit « la science » parce que ses nombreuses lectures le pousse à un scientisme naïf, compose à l’atelier. Edouard Carouy, plus rustique, tourne la presse à imprimer et Octave Garnier, impulsif et révolté, donne un coup de main au jardin. Lorsque Lorulot laisse en 1911 la direction du journal à Henriette (dite Rirette) Maîtrejean et Victor Kibaltchiche (futur Victor Serge), la politique éditoriale change de ton. L’ancienne équipe disparaît à la suite d’un cambriolage. La nouvelle direction ne prône plus l’illégalisme, tout en restant solidaire avec les « compagnons » anarchistes.

    Vivant d’expédients, Callemin, Carouy et Garnier furent rejoints fin 1911 par un nouveau « compagnon » : Bonnot.
     
    Jules-Joseph Bonnot est né le 14 octobre 1876 à Pont-de-Roide dans le Doubs. Il fit son service militaire au 133e régiment d’infanterie à Belley et trouva une place de mécanicien au dépôt des machines du PLM à Ambérieu. Son comportement violent l’expose toutefois très tôt à des condamnations : amendes et brefs séjours en prison se succèdent, pour rébellion envers la gendarmerie notamment . En 1903, il se marie et s’installe à Lyon, occupe plusieurs places, tente de s’établir à Genève, où il se fait expulser, revient à Lyon où il travaille pour différents employeurs, dont l’entreprise Berliet. C’est certainement à Lyon qu’il fréquente les cercles anarchistes et illégalistes. Sa femme est resté à Genève avec son enfant, elle ne veut plus le revoir. A partir de 1907, Bonnot bascule définitivement dans le banditisme. Il loue plusieurs domiciles sous différentes identités et vit de trafic et de vols. Repéré par la police, il quitte précipitamment la région pour Paris avec un compagnon, dans une voiture volée. Le 27 novembre à Châtelet-en-Brie, la voiture volée est retrouvé avec le compagnon de Bonnot, Sorrentino (dit Platano), abattu de deux coup de feu. Sorrentino faisait partie du cercle du journal L’Anarchie. Bonnot l’a-t-il tué ? Il expliquera à ses futurs compagnons parisiens que Platano s’était blessé en maniant son arme. La déflagration aurait attiré l’attention d’un garde forestier. Bonnot n’aurait eu d’autre choix que d’achever son ami, mortellement atteint...

    La police lui attribua rapidement le crime lorsqu’elle retrouva chez la maîtresse de Bonnot – restée à Lyon - la somme d’argent que Sorrentino avait touché en héritage. A Paris, Bonnot fréquente les anarchistes illégalistes et entre ainsi en contact avec plusieurs membres de l’ancienne équipe de l’Anarchie.

    A l’époque, Carouy exerce le métier de camelot, ce qui lui permet de revendre le produit de ses vols. Il produit également de la fausse-monnaie. Garnier et Callemin vivotent de petits coups.
    Bonnot, en comparaison, fait figure de vétéran : il est de dix à quinze ans l’aîné de ses nouveaux compagnons, il connaît la mécanique et il est seul capable de conduire une automobile. Il a, enfin, une solide expérience de la « reprise individuelle ».
    Garnier, Callemin, Valet et Carouy décident de s’associer à Bonnot pour organiser un cambriolage avec perçage de coffre-fort. Callemin vient d’acheter un chalumeau oxhydrique, reste à se procurer une auto pour le transporter. Celle-ci est volée, à Boulogne-sur-Seine, dans la nuit du 13 au 14 décembre 1911, puis remisée chez un compagnon (Dettweiler). Le 20 décembre, le cambriolage initialement prévu est ajourné au dernier moment. Pour ne pas être bredouille, l’équipe décide d’attaquer le garçon de recette d’une succursale de la Société générale, 146 rue Ordener. Le « coup » avait été repéré, mais non préparé. Chaque jour, peu avant neuf heures, l’encaisseur descend du tramway pour livrer les valeurs et la monnaie nécessaire à la banque. Il est escorté du tramway à l’agence par un homme non armé. Sa sacoche paraît être une cible facile.

    Le jeudi 21 décembre au matin, la voiture volée est en stationnement, moteur en marche, Bonnot au volant. Garnier s’approche de l’encaisseur, Callemin tente de lui dérober sa sacoche. L’employé Caby résiste, Garnier tire deux coups de feu. Callemin coupe la sangle de la sacoche, la voiture part en trombe en évitant les charretiers.


    Cavale sanglante


    L’attaque perpétrée par les « bandits en auto » fait la Une de la presse. Le vol a en effet eu lieu en plein jour, ce qui démontre l’audace des bandits qui n’ont pas pris la peine de cacher leur visage et n’ont pas hésité à tirer sur la foule pour couvrir leur fuite. L’opération a été couronnée de succès par l’usage d’une automobile, ce qui ne s’était jamais vue auparavant.

    La réussite de ce premier coup d’éclat est pourtant toute relative. Le butin est maigre, fait essentiellement de titres nominatifs. Ce crime passible de la peine capitale a été commis pour 5000 F de monnaie... Arrivée à Dieppe, alors qu’ils voulaient partir vers Le Havre, les bandits abandonnent l’auto au pied de la falaise, et retournent à Paris par le train de la marée.
    Dépités par le produit de leur attentat, ils se savent désormais traqués par une police qui ne manque pas d’indices. La voiture abandonnée est en effet rapidement retrouvée et, peu après, le lieu où elle avait été remisée. Le propriétaire, Dettweiller, est arrêté, et la police découvre qu’il hébergeait Carouy, connu des services de police. Comme le notait Rirette Maîtrejean, « ce qui manquait le plus à la bande, c’était l’organisation » (R. Maitrejean, Souvenirs d’anarchie, Editions La Digitale, 2005, p. 58)...

    L’attentat de la rue Ordener marqua ainsi le point de départ d’une fuite en avant, désespérée et suicidaire, ponctuée de crimes sordides et de hold-up sanglants. Dans la nuit du 2 au 3 janvier 1912, un rentier âgé de 91 ans et sa domestiqué furent assassinés à Thiais. Alphonse Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire se rendit sur les lieux pour réaliser des photographies métriques et relever les empreintes digitales.

    Les forces de l’ordre s’organisèrent pour une chasse à l’homme, en ciblant dans le milieu anarchistes les proches de Carouy et tous les sympathisants susceptibles de leur donner asile. Les lois de 1894 facilitèreent ce travail, car la plupart de ces individus étaient fichés. En janvier, Marius Metge, un ami de Carouy, fut arrêté, ainsi que Marie Vuillemin, la maîtresse de Garnier. Ce dernier fut formellement identifié par Caby comme l’un de ses agresseurs. Le bureau du journal L’Anarchie fut perquisitionné, Kibaltchiche arrêté puis, 45 jours après, Rirette Maîtrejean. L’enquête se poursuivit également à Lyon, où la maîtresse de Bonnot fut interrogée. En février, les anarchistes Eugène Dieudonné et Jean de Boë furent à leur tour arrêtés. Dieudonné fut peu après reconnu par erreur par Caby comme étant l’un de ses agresseurs.

    Début mars, la surveillance des gares donne ses premiers résultats : deux anarchistes sont arrêtés en possession d’une partie des titres volés rue Ordener. Bélonie reste muet mais Rodriguez parle, en échange d’une promesse de non-lieu : c’est Bonnot et Garnier qui ont fait le coup de la rue Ordener. Garnier et Dieudonné ont tiré sur l’encaisseur. Les arrestations se multiplient au fil des jours, et le bruit court que les bandits seraient prêts à prendre d’assaut la préfecture de police pour délivrer leurs complices. La protection des abords est renforcée.

    Pendant ce temps, les bandits vont en Belgique pour tenter d’écouler les titres, reviennent sur Paris, volent le 27 février à Saint-Mandé une automobile et renverse le même jour rue du Havre à Paris un agent de police (François Garnier) qui décède de ses blessures. Deux jours après, c’est l’échec d’une tentative de cambriolage nocturne chez maître Tintant, notaire à Pontoise, qui n’hésita pas à défendre son bien en tirant sur les malfaiteurs. Le 19 mars, Garnier fait parvenir un courrier à la préfecture de police de Paris, adressé à « MM. Gilbert, Guichard et compagnie »  : « Depuis que par votre entremise la presse a mis ma modeste personne en vedette à la grande joie de toute les concierges de la Capitale, vous annoncez ma capture comme imminente ; mais croyez-le bien tout ce bruit ne m’empêche pas de gouter en paix toutes les joies de l’existence. Comme vous l’avez fort bien dit à différentes reprises ce n’est pas a votre sagacité que vous avez pu me retrouvez mais bien grâce à un mouchard qui c’était introduit parmis nous ; et soyez persuader que moi et mes amis nous saurons lui donnez la récompense qu’il mérite ainsi d’ailleurs qu’a quelques témoins par trop loquace.

    Et votre prime de 10 000 francs ! offerte à ma compagne pour me vendre, quelle misère pour vous si prodigue des deniers de l’Etat ; décuplez la somme Messieurs ! et je me livre pieds et poings liés à votre mercie, avec armes et bagages.

    Vous l’avouraige votre incapacité pour le noble métier que vous exercez est si évidente, qu’il me prit l’envie il y a quelques jours de me présenter dans vos bureaux pour vous donnez quelques renseignements complémentaires et redressez quelques erreurs voulus ou non.

    Je vous déclare que Dieudonné est innocent du crime que vous savez bien que j’ai commis, je déments les allégations de Rodriguez, moi seul suis coupable.
    Et ne croyez pas que je fuis vos agents ; je crois même ma parole que ceux sont eux qui ont peur.

    Je sais que cela aura une fin, dans la lutte qui c’est engagé entre le formidable arsenal dont dispose la Société, et moi. je sais que je serai vaincu, je serai le plus faible, mais j’espère vous faire payer cher votre victoire.
    En attendant le plaisir de vous rencontrer : Signé : Garnier.

    La lettre (dont l’orthographe originale a été ici respectée) est authentifiée par l’apposition des empreintes digitales de la main droite, avec ce commentaire : « Bille de Bertillon mets les lunettes et gaffe »

    Le 20 mars, tentative de cambriolage du garage Palmas, à Chatou. Le même jour, la femme de Bonnot obtient le divorce aux torts et griefs de son mari. Le 21, la lettre de Garnier est publiée in extenso dans Le Petit Parisien.

    Le 25 mars, assassinat à Montgeron du chauffeur Mathillé, pour voler un laudelet De Dion Bouton de 18 chevaux. Improvisation, là encore : l’équipe monte jusqu’à Chantilly, où elle commet une attaque brutale de la Société générale en n’hésitant pas à faire feu sur deux employés, qui meurent sur le coup. Trois morts en un jour. Une fois de plus, les bandits ont agi à visages découverts, ce qui permis aux témoins d’identifier formellement Bonnot, Garnier, Carouy et le jeune homme qui tenait la foule à distance en tirant : André Soudy, dit « pas de chance ». La police scientifique confirme ces présences par les relevés d’empreintes.


    Mise à prix, mise à mort


    - « Eux » toujours ! « Eux » partout ! -, titre l’Excelsior, excédé (mardi 26 mars 1912). La presse doute de l’efficacité de la police, certains titres jouent sur la peur du crime en exigeant la protection des citoyens honnêtes. Qu’attend donc la police pour mettre hors d’état de nuire les dangereux criminels ? Le soir même de l’attaque de Chantilly, la Société générale offrit par voie de presse une récompense de 100 000 F à la personne qui donnerait l’information permettant l’arrestation des malfaiteurs ; ce qui provoqua une avalanche de signalements... Les bandits en cavale ont désormais le don d’ubiquité, ils sont signalés aux quatre coins de la France à la fois, en Belgique, en Suisse ou au-delà des Pyrénées...

    L’étau policier se resserre. Soudy, tuberculeux, est parti se soigner dans un sanatorium à Berck où il est arrêté, le 30 mars. La compagne de Carouy est repérée, et Carouy est arrêté le 3 avril près de Fresnes. Il nie tout en bloc, mais ses empreintes permettent d’attester sa présence sur les lieux du crime de Thiais. Lors de l’instruction, Carouy tente de se suicider. C’est ensuite le domicile parisien provisoire de Raymond la science qui est livré à la police par un indicateur. Callemin est arrêté sans heurts, le 7 avril, ainsi que Jourdan, qui lui avait offert l’hospitalité. La presse de gauche raille pourtant cette police mise en échec par quelques bandits. L’Humanité publie le 24 avril 1912 une chanson - « La ballade des bandits fantômes » - qui reprend à chaque fin de couplet : « Mais où sont Bonnot et Garnier ? »

    Le premier est retrouvé dès le lendemain. L’arrestation du suspect « Simentof » a permis de révéler sa véritable identité (Monier) et, par acquis de conscience, Jouin, sous-directeur de la sûreté, décide de perquisitionner chez l’une de ses relations avérées, Gauzy, qui tient une petite boutique de vêtements de soldes, à Ivry. Surpris dans la chambre du premier étage, Bonnot ne peut fuir. Acculé, il tire sur l’inspecteur Colmar et sur Jouin, qu’il tue, puis parvient à échapper aux policiers en sautant par la fenêtre. Reste Gauzy, arrêté aux cris d’une foule vengeresse « Jetez-le à l’eau ! A mort l’assassin ! » que la police contient tant bien que mal.

    Le meurtre du sous-directeur de la sûreté suscite une forte émotion dans le pays. Bonnot est coupable et il s’est évadé au nez et à la barbe des policiers présents ! Le lendemain, un chauffeur de taxi est attaqué dans la forêt de Sénart. Bonnot est soupçonné, mais c’est une nouvelle perquisition qui va permettre de le retrouver. Les recherches se sont en effet concentrées sur les relations de Gauzy, près d’Ivry. Le 28 avril, à 7 heures du matin, rue Jules Vallès à Choisy-le-roi, Dubois, qui loue un garage au richissime Fromentin, sympathisant anarchiste, est approché par la police. Il tente de dégainer une arme mais les policiers sont plus rapides et tirent. La présence de Bonnot dans les lieux étant confirmée, les policiers opèrent une retraite prudente dans l’attente de renforts. Le garage est isolé, facile à cerner. On se prépare pour un assaut. La bande des malfaiteurs est enfin prise au piège. Le siège va durer cinq heures, attirant une foule de plus en plus nombreuse, évaluée à 10 000 personnes selon Le Petit Parisien (lundi 29 avril 1912). A 10 heures du matin, plus de 400 coup de feu ont été tiré. Les assiégés ripostent toujours. Il faut en finir. Le préfet de police Lépine autorise l’emploi des grands moyens. A 11h15, on tente en vain de dynamiter l’édifice. La deuxième et la troisième tentative, à 12h avec une charrette en guise de protection, échouent également. L’explosion n’est pas assez forte. La quatrième sera la bonne : Une énorme déflagration détruit partiellement le garage, le reste prend feu sous un épais nuage de fumée. La foule applaudit. Depuis quelque temps déjà, les assiégés ne répondent plus aux coups de feu. On sonne l’assaut. C’est l’hallali, le public présent veut sa part et court vers le garage. Mais la police est prudente. Elle parvient à contenir la foule pour entrer avec précaution dans le garage, protégé par des matelas. Les murs et les meubles sont partiellement détruits. Au rez-de-chaussée gît Dubois, probablement mort dès les premiers coups de feu. Au premier étage, Bonnot est effectivement présent, mais seul, agonisant sous un matelas, percé de onze balles. A ses côtés, quelques feuillets rédigés de sa main. La presse en publie des extraits choisis : « Je suis un homme célèbre. La renommée claironne mon nom aux quatre coins du globe, et la publicité faite par la presse autour de mon humble personne doit rendre jaloux tous ceux qui se donne tant de peine pour faire parler d’eux et qui n’y parviennent point » (Excelsior, 29 avril 1912). La dernière page, rédigée lors du siège, à la hâte, au crayon, est pour ses proches : « Mme Thollon [sa maîtresse] est innocente, Gauzy aussi. Dieudonné aussi. Petit-Demange aussi. M. Thollon aussi » (La Libre Parole, 29 avril 1912).

    Après le siège, une bonne partie de la presse exulte : Jouin est vengé ! « La bête est prise... La bête est morte ! ». On s’arrache les journaux d’informations et leurs multiples retirages. Extraits :
    -    « l’aventure de Bonnot s’est terminée comme il convenait pour que la morale publique y trouvât son compte [...] Force reste à la loi. Comme dans les fables, les méchants paient leurs dettes » (Excelsior, 29 avril 1912).
    -    « Avec Bonnot meurt la légende qui transformait ce misérable en héros. Les braves gens peuvent respirer et se féliciter : ils prennent de l’existence la meilleure part. Dévaliser sur les grandes routes, tuer à droite et à gauche, est-ce que cela ne finit pas le plus atrocement et le plus bêtement du monde ? Encore une fois, les images d’Epinal ont raison et la morale des enfants reste encore la meilleure (La Libre Parole, 29 avril 1912).

    Le public se presse sur place en pèlerinage, l’allégresse est de mise, et le garage n’échappe au pillage que parce qu’un important service d’ordre le protège désormais, jusqu’à la complète extinction de l’incendie, qui ne laisse que des ruines. Plusieurs jours durant, les opportunistes fouilleront la terre sur place et aux alentours, pour récupérer des balles : souvenir ou objet de revente, il n’y a pas de petits profits.... Des brochures illustrant l’assaut sont publiés, et la reconstitution du siège alimente les actualités Gaumont.

    Ne reste désormais plus, en cavale, que Garnier et Valet. Les derniers irréductibles vont finir, comme Bonnot, encerclés par les forces de l’ordre le 13 mai, retranchés dans un villa de Nogent-sur-Marne. Dès le début du siège, la compagne de Garnier (Marie Vuillemin) sort de la villa et se rend à la police, sans être prise pour cible par l’un des deux camps.
    La topographie des lieux est ici moins avantageuse qu’à Choisy et l’opération débute à 6 heures du soir ; mais les forces de l’ordre ont désormais l’expérience d’un premier siège et la villa est située sous le viaduc de la ligne ferroviaire de l’Est, ce qui permet de lancer des projectiles sur son toit. Là encore, la foule ne peut retenir sa liesse ni sa soif de vengeance en criant « A mort ! A mort ! A mort ! ». Garnier et Valet vont pourtant tenir pendant plus de 7 heures au feu des policiers, des gendarmes, des zouaves et des dragons. A deux heures du matin, à force de tirs et d’explosions à la mélinite, la villa éventrée ne répond plus. On découvre, dans les décombres fumants, les corps de Garnier et Valet, inanimés, couverts de sang et de plâtras.

    Là encore, la villa devra être protégée par la police pour que les curieux ne saccagent pas les lieux. Rien n’empêchera pourtant l’afflux des parisiens et des banlieusards sur les lieux, la chasse aux souvenirs, aux reliques (balles, cartouches, morceau de bois de mobilier de la villa, bout de toile de matelas ensanglanté etc.), et le petit commerce improvisé autour de cette curiosité morbide au chant des complaintes relatant l’histoire de la « bande tragique ».

    Pour une relation complète de l’assaut, voir l’article de Laurent López sur Criminocorpus, cliquez-ici.

    Le procès des survivants s’ouvre après une longue instruction, le 3 février 1913. Le verdict tombe le 27 février : Rodriguez et toutes les femmes furent acquittés. Dieudonné, Callemin, Soudy et Monier sont condamnés à mort. Carouy et Metge sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Les autres complices, receleurs ou sympathisant écopent de peine de prisons.
    Le soir même, Carouy se suicida dans sa cellule de la conciergerie. Le 21 avril, Callemin, Soudy et Monier furent guillotinés à la prison de la Santé. Dieudonné obtint une grâce présidentielle et partit pour le bagne, d’où il s’évada, fut repris, puis libéré, grâce à l’action d’Albert Londres, de Louis Roubaud et de l’avocat Moro-Giafferi, convaincus de son innocence. Metge termina ses jours au bagne, en qualité de cuisinier au service du gouverneur. Les autres membres de la « bande » reprirent des activités syndicales et anarchistes ou se firent oublier.


    La dernière cavale


    Revenons à la fabrique du mythe. Pour qui raisonne uniquement sur le plan juridique, il n’y a rien dans les actes de la bande à Bonnot qui permette de comprendre la dérive vers l’imaginaire dont elle a fait l’objet. Comment cette dérive a-t-elle pu prendre corps ? Il faudrait lister de nombreux indices et, parmi eux, l’innocence avérée de Dieudonné, qui devint au milieu des années 20 une figure de l’erreur judiciaire, grâce au soutien d’Albert Londres, qui militait alors pour la fermeture du bagne.

    Mais un autre fait, au temps même de l’action, pesa également très lourd. L’assaut de la villa de Nogent fut peut-être la bataille de trop. Alors que le siège du garage Fromentin à Choisy parut légitime, la mise à mort de Garnier et Valet suscita des réactions plus contrastées. Après tout, nombre de membres de la bande avaient pu être arrêtés en douceur, sans opposer de résistance, par simple filature, pourquoi avait-il fallu, après la disparition de Bonnot, faire un nouveau carnage ? Par un étrange retournement de l’histoire, l’Etat avait obtenu le retour à l’ordre en utilisant l’arme même des premiers anarchistes : la dynamite. L’arsenal déployé et la disproportion des forces en présence laissaient songeur. A Choisy, un homme seul avait résisté 5 heures. A Nogent, deux hommes avaient tenu près de 7 heures. Jamais il ne fut pour eux question de reddition ou de soumission.

    Ces hommes allaient vers la mort en conscience. Ils donnèrent leur vie pour leurs idées. Que ces idées soient condamnées et l’anarchie largement disqualifiée, l’attitude des bandits, elle, forçait – la peur du danger étant éteinte - le respect, au-delà de la morale et des images d’Epinal invoqués dans la presse.

    Dès le lendemain du siège de Nogent, le journaliste Alfred Capus décela, à travers les cris haineux de la foule, la dimension romanesque d’une mémoire à venir. On citera ici sa remarque prémonitoire : « Qu’on le veuille ou non, qu’on trouve cela immoral ou indécent, il est trop tard : la légende est en train de se former dans l’imagination populaire » (Alfred Capus, Le Figaro, 20 mai 1912).

    Un an plus tard, le peintre Jean Béraud immortalisait dans un tableau (huile sur toile) « La nuit de Nogent ».  La Bande à Bonnot morte, le mythe ne demandait qu’à vivre.


    Marc Renneville

    juin 2009

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  • Chapitre Premier

    SOMMAIRE. — Hautaines prétentions de l'Eglise. — « Je parle au nom de Dieu. » — La Bible et le Saint-Esprit. — Hors de l'Eglise, point de salut. » — La Foi et la Raison. — « Ce blanc, dis qu'il est noir.» — L'Eucharistie. — Manger Dieu. — Digère-t-on Dieu ou le Stercoranisme. — Le « Credo quia absurdum » dans Tertullien, Malebranche, Brunetière.

    Affirmatrice et dominatrice, l'Eglise me dit :

    — C'est toi qui comparais devant moi. Ta raison, ton cœur, ta conscience, tu dois me les soumettre. Tu l'as promis à ton baptême. Ou, ce qui revient au même, on l'a promis pour toi.

    Dès que l'Eglise parle, je me sens en pleine folie. Je ne saurais subir longtemps sans les interrompre ses discours et leur démence :

    — Vous est-il donc impossible, haute et puissante Reine, d'éviter un instant les escamotages et les sophismes ? Les promesses qu'on fit pour le bébé naissant, il me semble difficile qu'elles m'obligent.

    — Elles t'obligent. Ceux qui ont promis en ton nom ont fait le nécessaire pour ta vie spirituelle. Vas-tu, insensé, les renier jusqu'au suicide ? Hors de l'Eglise, point de salut. Ecoute d'un coeur ému les voix mêlées, aussi maternelles l'une que l'autre, de ta Mère et de ton Eglise. Elles t'appellent amoureusement loin du plus effroyable des dangers ; elles t'écartent des flammes éternelles. Sois fidèle afin que je t'ouvre ce ciel où t'espèrent — anxieusement, par ta faute, — ceux qui t'ont donné à moi pour te donner aux béatitudes.

    — Tes menaces atroces et tes promesses éblouies, je m'y laisserai émouvoir si ma raison me conseille de les prendre au sérieux. Regardés avec des yeux d'homme, ton paradis et ta géhenne ne vont-ils point me faire rire comme le croquemitaine de mère-grand ou comme ce gentillet petit Jésus qui venait baisotter, dès que je dormais, mon front d'enfant bien sage ? Même avant tout examen, je sens que tu exagères, prêcheuse grandiloque. L'Eternité pour récompenser mon aveugle croyance ou punir ma critique et mes yeux ouverts, c'est un peu trop. L'infini de la perte ou du gain proposé à l'être limité que je suis... Pascal, tes dés sont pipés... Je m'efforce, sans grand succès. de me maintenir dans le doute méthodique. « Plaisante foi —s'écrie Montaigne — qui ne croit ce qu'elle croit que pour n'avoir pas le courage de le décroire. » (1) J'ai le courage de décroire. J'ai secoué la lâcheté de vieillir dans une enfance incurable. Douter : seul moyen de joindre à la foi la bonne foi. Après l'examen, ma foi sera honnête et peut-être profonde. Mais, sera-ce ma foi en toi ou ma foi contre toi ?

    — Tu es, malheureux enfant, en de bien mauvaises dispositions. Tu m'affrontes debout, moi à qui l'on parle à genoux. Mais je plains ton orgueil et je pousserai la miséricorde jusqu'à t'instruire. Tes doutes, je les disperserai comme le soleil disperse la brume. Si tu es vraiment de bonne foi, si tu ne préfères pas tes vices à la vérité, tu reviendras, émotion et confusion heureuses, à la mère qui a pitié de ta révolte et de ton égarement. Avec des douteurs, je fais mes docteurs, comme, avec des pécheurs, mes saints les plus glorieux. Exprime tes inquiétudes et tes difficultés où tu t'égares. Je dénouerai tout cela dans la même joie fraîche qu'au matin lumière et réveil dénouent tes cauchemars.

    — Ta voix de caresse n'est pas moins autoritaire que tout à l'heure ton accent brutal.

    — C'est que je possède les certitudes éternelles et je t'offre de partager mon trésor.

    — Tes certitudes, je vais les étudier avec toi...

    — Sous moi, sous mon magistère.

    — Il me faut les examiner l'une après l'autre.

    — Tu y trouveras force et consolation.

    — Dis-moi d'abord comment tu les as conquises.

    — Je n'ai eu la peine de rien conquérir. Je ne suis pas, qui hésite et rampe, la pauvre science humaine. Ce que je sais, je l'ai appris par révélation. Ce que j'enseigne est parole de Dieu.

    — Dieu ?... Y a-t-il un Dieu ?... Si oui, sa révélation doit, me semble-t-il, se faire par la raison qu'il m'a donnée.

    — Il te semble mal. Je vais te démontrer que j'ai le dépôt de la vérité révélée. Après quoi, tu n'auras plus qu'à adopter sans examen, en émotion adoratrice, tout ce que je te dirai croyances, au nom de l'Omniscient; commandements et tabous, au nom du Tout-Puissant.

    — Tes méthodes me paraissent un peu lestes. Permets que je te prenne davantage au sérieux. J'ai tes catéchismes ; j'ai tes apologies anciennes et récentes ; j'ai tes livres canoniques et les documents de ton histoire. Laisse-moi étudier en paix. Tes manières ridiculement hautaines soulèvent la révolte chez tout être un peu noble ; chez tout être un peu gai, le rire. Va-t-en. Je veux chercher froidement si, par aventure, tu vaudrais mieux que tes manières.

    Le fantôme chassé, je me sentais encore tout ému de ses façons impérieuses. Emu jusqu'au rire, car il s'était évanoui en criant le plus joli mot de sa jolie langue fraternelle : « Anathème. Anathème. » Rieur et agacé comme lorsqu'on vient à peine de se délivrer, enfin, d'un fâcheux obstiné. Trop rieur, trop énervé, trop secoueur, si j'ose dire, d'un fardeau récent pour travailler avec sérénité.

    Oui, je secouais par instants des épaules courbatues, soulagées et hilares en répétant : « Ah, ces Messieurs prêtres, qui nous parlent au nom de Dieu. » Et, feuilletant, nonchalant, la Bible d'Osterwald, je lisais ça et là, un verset qui m'indignait de sa cruauté, m'égayait de sa sottise ou, parfois, me charmait de sa poésie. Mais voici que je rencontrai, au chapitre III du Livre des Juges, la mort du Roi Héglon. Un certain Ehud (2) l'aborde avec ces paroles : « J'ai un mot à te dire de la part de Dieu. »

    « Or, Ehud s'était fait une épée à deux tranchants, de la longueur d'une coudée, qu'il avait ceinte sous ses habits, sur sa cuisse droite. »

    Cet Ehud ayant dit : J'ai à te parler de la part de Dieu, Héglon se leva de son trône pour écouter plus respectueusement.

    « Et Ehud, avançant sa main gauche, prit l'épée de dessus sa cuisse droite et la lui enfonça si avant dans le ventre que la poignée entra après la lame. » (3)

    Joli geste et joli symbole, bien faits pour inspirer la plus émerveillable confiance envers tous ces sincères qui osent parler de la part de Dieu.

    J'ai trop pratiqué « la Sainte Bible » pour m'étonner que, comme souvent, l'assassin soit ici son héros et qu'elle raille, lourde et grossière, l'assassiné. On a eu soin de nous avertir au verset 17 : « Héglon était un homme fort gras. » Le verset 22, après nous avoir appris que la poignée pénétra derrière la lame, ajoute, pour faire rire sans doute ceux qui ont l'âme biblique: « Et la graisse serra tellement la lame qu'il ne pouvait tirer l'épée du ventre ; les excréments en sortirent. »

    Pouah. Ces gaîtés d'assassin dans un livre que tout protestant lit, affirme-t-il, pour son édification et où chaque mot, d'après l'Eglise Romaine, est inspiré de Dieu. Les passages sont innombrables où le Saint-Esprit se manifeste un apache dangereux et un ignoble voyou.

    Or, il faut adorer sans choix, que ça pue le sang ou l'ordure.

    Si vous en doutez, lisons ensemble, dans les canons du Concile du Vatican, quelques phrases de la constitution Dei Filius :

    « Si quelqu'un ne reçoit pas dans leur intégrité avec toutes leurs parties comme sacrés et canoniques les livres de l'Ecriture comme le Concile de Trente les a énumérés ou nie qu'ils soient divinement inspirés : qu'il soit anathème.

    « Ces livres de l'Ancien et du Nouveau Testament doivent être reconnus saints et canoniques en entier dans toutes leurs parties, tels qu'ils sont énumérés dans le décret du Concile de Trente (4) et comme on les lit dans la vieille édition latine de la Vulgate. »

    Bon. Le Saint-Esprit ne s'est pas contenté de dicter l'hébreu ou le grec : il a encore pris la peine de traduire tout cela en latin.

    « Ecrits sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, ils ont Dieu pour auteur et ont été livrés comme tels à l'Eglise elle-même. »

    Texte et traduction latine ne sont pas seuls divins. Les commentaires revêtent le même caractère sacré : « Il faut tenir pour le vrai sens de la Sainte Ecriture celui qu'a toujours tenu et que tient notre Sainte Mère l'Eglise, à qui il appartient de fixer le vrai sens et l'interprétation des Saintes Ecritures ; en sorte qu'il n'est permis à personne d'interpréter l'Ecriture contrairement à ce sens, ou même contrairement au sentiment commun des Pères. » L'Eglise m'interdit donc de lire honnêtement ; et je soupçonne déjà que c'est pour m'imposer, dès qu'il lui duit, de comprendre autre chose que ce qui est écrit.

    Quand on me vante sans réserves un livre aussi mêlé ; quand on déclare vénérables et divins les versets infâmes comme les versets poétiques, les pages assassines comme les pages humaines, on a beau faire, avec Bossuet, la grosse voix et affirmer que telles paroles dont nous nous croyons les juges nous jugeront au dernier jour, mon dégoût, mon mépris et mon rire répondent seuls à ces effarantes prétentions.

    Un enquêteur demandait quel livre me paraissait plus honteux pour l'humanité et tel que j'en voudrais voir brûler tous les exemplaires. Je répondais, d'abord, que le plus malfaisant de tous les livres est sans hésiter la Bible. Puis, je songeais qu'elle contient des pages d'une poésie sublime, d'autres d'une grâce exquise ou d'une cordiale bonhomie. Le second Isaïe est une grande fleur des sommets et, dans la vallée, les contes d'un folk-lore agréable ne manquent point, Joseph, Ruth ou même Tobie. La Bible, au vrai, n'est pas un livre mais soixante livres, toute la littérature pendant des siècles d'un peuple singulièrement original et merveilleusement divers. D'ailleurs, il ne faut sacrifier aucun livre : laissons ces gestes aux brutes religieuses qui dominent Alexandrie comme évêques et comme conquérants, aux Théophile et aux Omar. N'imitons pas les vandalismes que nous condamnons chez autrui. L'Eglise n'a-t-elle pas anéanti assez de beauté, de science et de pensée ? Que notre misanthropie, enfin, si notre amour n'y suffit, respecte matériellement tout ce qui fut écrit : il y a déjà trop de lacunes dans l'histoire de la folie, de la sottise et de la cruauté humaines.

    Par sa partie historique, la Bible, semblable hélas à toutes les histoires de tous les peuples, est un marécage de sang et de boue. Mais, je me laisse entraîner loin de mon propos. Tâchons d'examiner raisonnablement les prétentions de ceux qui osent, poignard caché sous le vêtement ou Inquisition dissimulée derrière l'Evangile, nous parler au nom de Dieu.

    L'Eglise n'exige pas seulement que je l'écoute, elle m'interdit d'entendre toute autre voix. « Hors de l'Eglise, point de salut. » A ne me point asservir à ses dogmes et à sa discipline, à lire, en particulier, les ouvrages condamnés par la Sacré Congrégation de l'Index, je me fais, qu'on puisse ou non me persécuter dans le présent, damner pour l'éternité. Si ces brutales menaces manifestent le désir que j'étudie loyalement, avouons que la manifestation présente un caractère un peu paradoxal.

    Mais ces menaces, peut-être que je les exagère ? En 1215, le quatrième Concile de Latran (12° œcuménique) le même qui imposa la confession annuelle et la communion pascale, le même dont nos catéchismes mirlitonnent ainsi certaines décisions :

    Tous tes péchés confesseras
    A tout le moins une fois l'an ;
    Ton Créateur tu recevras
    Au moins à Pâques humblement ;

    a décrété souverainement, infailliblement, éternellement que hors de l'Eglise « personne absolument n'est sauvé » extra quam nullus omnino salvatur.

    Sentant l'odieux de brûler durant l'éternité des êtres droits et nobles qu'il leur arrive de nommer des saints laïques, certains prêtres les sauvent par un généreux distinguo : les braves gens de toute opinion appartiennent, sinon au corps, du moins à l'âme de l'Eglise. Dans une controverse avec l'abbé Viollet, mon miséricordieux contradicteur voulait, malgré mon athéisme, m'épargner l'enfer par ce moyen ingénieux. Or, cruel comme son Eglise, je lui montrai que son indulgence était criminelle et qu'à y persister, il se damnerait avec moi. (5)

    L'hypothèse d'une âme de l'Eglise plus large que son corps et qui permet le salut de quelques nobles infidèles n'a jamais, à ma connaissance, été condamnée. Mais elle devient anathème, M. l'abbé, si vous avez la témérité de sauver un ancien croyant, un apostat, comme vous dites quand la conversion va dans un certain sens. Et, à mon contradicteur qui ne pouvait plus me contredire, je lisais cette infaillible décision de la Constitution Dei f ilius (Chapitre III, De la Foi) :

    « La condition de ceux qui ont adhéré à la vérité catholique par le don divin de la foi n'est nullement la même que celle de ceux qui, conduits par les opinions humaines, suivent une fausse religion ; car ceux qui ont embrassé la foi sous le magistère de l'Eglise ne peuvent jamais avoir aucun juste motif de l'abandonner et de révoquer en doute cette foi. »

    Ainsi, parce que mes premiers ans ont rabâché le catéchisme, je dois rester toujours un écho ou accepter l'enfer. Joyeusement j'accepte l'enfer. Un dieu assez cruel et assez fou pour sanctionner les tyranniques condamnations de l'Eglise, je ne saurais concevoir aucun bonheur, aucune paix, aucune dignité près de lui et dans la couardise de lui obéir. Chanter les louanges de ce bourreau, je ne consens pas à cette trahison envers mes frères injustement torturés. Parmi les tourments de l'enfer, je jouirai du moins de ma justice invaincue et de haïr, dans le Dieu catholique, la haine. La haine, infiniment ignoble et lâche de durer éternelle, toute-puissante et jamais rassasiée.

    Mais j'éclate de rire ! C'est de moi que je ris. Les attitudes héroïques sont trop ridicules devant les absurdes chimères dont nous menace l'Eglise fanfaronne.

    Il eut peur de l'Enfer, le lâche, et je fus reine.

    Ces mots, qu'un sonnet attribué à Racine met dans la bouche de la Maintenon, je crois les entendre sortir de tes lèvres ricaneuses, Madame l'Eglise.

    Si, enfant incurable qui tremble à l'idée de Croquemitaine ou de Satan, j'avais peur de l'enfer, qu'exigerait de moi ma sainte mère l'Eglise ? Dans quelle mesure m'imposerait-elle le sacrifice de ma raison ?


    [Un intermède pour signaler deux ou trois choses sur la suite de ce premier chapitre. C. Arnoult]

    Cette seconde partie du premier chapitre de L'Eglise devant ses juges fut publiée en brochure dès 1932 aux éditions de L'Idée Libre (coll. Les Meilleures œuvres des auteurs rationalistes, publication trimestrielle, en l'occurrence le n° 19 d'avril 1932). Cela sous le titre de Credo Quia Absurdum. On (c'est-à-dire probablement André Lorulot) nous prévient au début du texte :

    Notre ami Han Ryner travaille à un livre intitulé l'Eglises devant ses Juges. Il n'espère pas l'avoir achevé avant quinze ou dix-huit mois. Mais il a détaché pour l'Idée Libre un fragment du premier chapitre qui a, ou à peu près, sa forme définitive.

    Il n'y a effectivement aucun changement entre le texte de la brochure et celui du livre.

    Il est intéressant de noter que ce texte anticlérical fut écrit au début des années 1930, c'est-à-dire à la même époque que la rédaction de ses souvenirs d'enfance et d'adolescence (J'ai nom Eliacin et ...Aux orties). Années de jeunesse marquées par la religion, puisque le petit Ner passa sa scolarité dans divers établissements religieux, et qu'il sembla un temps destiné à la prêtrise...

    L'Eglise devant ses juges parut finalement en 1937, et c'est le dernier ouvrage édité du vivant de Ryner. Il y a quelque chose d'émouvant à y retrouver le personnage de Marcel Bonnier — et non plus Emile Bonnier, comme dans Le Crime d'obéir (cf. ici), mais toujours manifestement inspiré du poète Emile Boissier (cf. ), proche ami de Ryner et mort de neurasthénie quelques trente ans plus tôt. Bonnier y occupe la fonction candide du poète si tant poète qu'il trouve quelque majestueuse beauté dans le profond illogisme de la métaphysique catholique. Boissier avait en effet un côté mystique chrétien.


    — Vous vous faites des monstres — me dit un catholique intelligent et bienveillant. Votre raison, votre raison, vous n'avez que ce mot à la bouche. Eh, qui lui en veut, à votre raison ? On la respecte pleinement, votre raison. Dans tout ce qui est de son domaine. Et on vient généreusement à son aide pour lui donner ce qu'elle ne saurait atteindre d'elle-même. Vous citiez, Monsieur, la constitution Dei filius en son chapitre troisième. Voulez-vous avec moi pousser un peu plus avant la lecture ? Le chapitre IV, De la foi et de la raison, vous donnera les lumières apaisantes dont vous avez besoin :

    « En dehors des choses auxquelles la raison naturelle peut atteindre, il y a des mystères cachés en Dieu que nous ne pouvons connaître que par la révélation divine. » Vous le voyez, on ne veut que vous enrichir et gratuitement. On ne vous demande nul sacrifice dans les « choses auxquelles la raison naturelle peut atteindre. » Que vous faut-il de plus ?

    Il me faut, en effet, quelque chose de plus. Les problèmes que ne peut résoudre ma raison ni celle des plus grands génies philosophiques, ni celle a fortiori des papes qui ont eu parfois du génie, mais d'ordre politique, j'exige la probité de les laisser ouverts. Que chacun se fasse librement sa métaphysique et rêve son rêve sans l'imposer aux autres rêveurs. Aux plans où la raison ne saurait atteindre, je ris du charlatan qui affirme, je me révolte contre le tyran qui exige que j'affirme. Hors du domaine de la science et de l'affirmation probe, je respecte le silence du positiviste et je chante, quand il me duit, mon poème sans condamner les autres chants.

    Mais êtes-vous si certain que cela qu'aux pays de l'expérience et de la lumière humaine l'Eglise respecte toujours ma raison ? Oubliez-vous la sentence impérieuse d'Ignace de Loyola : « Si l'Eglise décide que ce qui est blanc est noir, nous devons dire avec elle que c'est noir ».

    — Il ne faut pas prendre à la lettre ces formules qui, pour se faire pittoresques et frappantes, revêtent un visage affronteur.

    — Eh, eh, l'Eglise ne me demande-t-elle jamais de déclarer noir ce qui est blanc ? Il me semble que l'Eucharistie...

    Mais le plus bienveillant et le plus intelligent des catholiques fuyait pour ne pas entendre blasphémer « le grand miracle d'amour ».

    Je voyais et je vois un petit rond de pain à chanter. Il faut que j'affirme que tout à l'heure, en effet, c'était pain à chanter ; mais, un homme aux vêtements charlatanesques ayant prononcé certaines paroles latines, c'est maintenant, malgré le témoignage de tous mes sens, un corps humain. Le corps humain d'un Dieu. Il faut que j'affirme que la petitesse de ma bouche contient entier cet étrange corps d'homme-Dieu. Il faut que j'affirme que ce corps se trouve à la même heure tout entier dans d'autres bouches et dans d'innombrables tabernacles. C'est beaucoup plus que n'exigeait la formule de Loyola déclarée excessive tout à l'heure. Il s'agit de choses mille fois plus étonnantes qu'un pauvre changement de couleur. Daltonisme ou hallucination peuvent me faire mal juger des couleurs. Nul daltonisme et nulle hallucination ne me fait prononcer que ma bouche ne saurait contenir tout entier corps humain ou qu'un même corps ne peut occuper simultanément des emplacements nombreux.

    Or, ce qui est de toute impossibilité, Bossuet le déclare « évident » puisque. — Bossuet en est sûr et tente l'Eglise — « Jésus-Christ a eu dessein de nous donner, en vérité, son corps et son sang. » (6) Je hausse les épaules devant la folie attribuée à ce pauvre Jésus dont le corps mangeait visible à l'instant même qu'il se faisait, nous affirme-t-on, manger par les apôtres. Or, Bossuet me bouscule avec les protestants. « Ces Messieurs, — dédaigne-t-il — (7) prétendent que la chose s'explique d'elle-même parce qu'on voit bien, disent-ils, que ce qu'il présente n'est que du pain et du vin. Mais ce raisonnement s'évanouit quand on considère que celui qui parle est d'une autorité qui prévaut aux sens et d'une puissance qui domine toute la nature. »

    Au malheureux qui se laisse émouvoir par d'aussi insolentes argumentations, on peut tout faire avaler. L'Eglise ne s'en prive guère, qui se proclame, elle aussi, « d'une autorité qui prévaut aux sens » ainsi qu'à la raison. Remercions-la pourtant de nous épargner le dégoût d'une anthropophagie réelle. Bienveillamment, affirme Bossuet, Jésus « désirait exercer notre foi dans ce mystère et en même temps nous ôter l'horreur de manger sa chair et de boire son sang en leur propre espèce. »

    Avant que de telles folies fussent affirmées, fussent imposées sous peine du bûcher et de la mort éternelle, elles semblaient impossibles. « Quand, dit Cicéron, nous appelons le blé Cérès et le vin Bacchus, nous employons une figure de style très courante; mais croyez-vous qu'il y ait quelqu'un d'assez fou pour s'imaginer que ce qu'il mange est un Dieu ? »

    Me rappelant en riant combien les premiers chrétiens riaient d'une mythologie poétique plus qu'affirmative, je demande à Tertullien, à Augustin et aux autres laquelle entre les métamorphoses qu'ils lisaient dans Ovide en se gaussant atteint l'étrangeté ridicule de la transubstantiation.

    Halte. La « folie de la croix » a fait soutenir bien des opinions risibles à l'homme du Crédibile quia ineptum ou à celui auquel on attribue le Credo quia absurdum. Ils exigeaient pourtant une moindre humiliation de la raison. La croyance à la « présence réelle » pouvait être satisfaite par le concept de la consubtantiation, un peu moins ridicule que celui de la transubtantiation. Or, ce dernier est seul orthodoxe depuis le quatrième concile de Latran (1215).

    Pour les gens heureux qui n'ont point gâché leur temps à étudier de telles billevesées, expliquons la différence. La doctrine condamnée de la consubstantation affirme la présence de tout le corps de Jésus-Christ dans le moindre débris de pain consacré, ce qui est déjà amusant. La transubstantiation, plus affolante encore, prétend que le pain et le vin aliènent, sous la parole puissante du prêtre, leur substance entière et s'anéantissent. Il n'en reste plus que les apparences ou, pour conserver comme l'Eglise, un archaïsme, « les espèces ». Dans la bouche du communiant, il n'y a plus que le corps divin ; il ne mange plus de pain et le curé ne boit plus de vin. C'est le sang de Jésus qui coule dans sa gorge. Dieu ne s'amuse pas seulement au plus effarant des miracles, il s'égaie à une prestidigitation et à un mensonge. Ce qu'affirme l'Eglise doit se traduire : « Jésus-Christ est présent dans un néant de pain et de vin ».

    Loyola, décidément, dit de façon insuffisante les exigences de l'Eglise quand il nous demande de proclamer noir avec elle ce que tous les yeux voient blanc.

    *
    *  *

    Mon ami Marcel Bonnier est avocat. Il plaide rarement. Il aime mieux faire des vers. Et il a raison puisque ses vers sont très beaux. Mais il lui est difficile de considérer quoi que ce soit à un autre point de vue que le point de vue poétique. Je l'appelle souvent l'Incompressible Poète et il accepte fièrement ce surnom. Je lui exposai quelques-unes des réflexions qui précèdent. Il me blâma :

    — Pourquoi, au lieu de jouir et d'admirer, as-tu la maladresse de critiquer ? Tu n'es donc plus poète du tout ? L'Eucharistie, c'est peut-être fou pour la froide raison, mais pour un cœur avide d'infini, quel merveilleux poème d'amour...

    — Oh, si nous sommes au domaine de la fiction avouée ou si nous répétons en souriant quelque vieille fantaisie populaire qui n'obtienne plus la créance de personne, je veux bien admirer, comme dans Homère ou dans le folk-lore, la fantastique invention. Oui, dans ce rêve vertigineux de manger son Dieu fait homme, j'admire je ne sais quelle étrange odeur mélée de sommet et d'abîme, je ne sais quel séduisant anachronisme et quel poétique attardement cannibalesque. Le mal, c'est que les docteurs ne sont pas des poètes. Ils affirment. Ils font gravement l'anatomie de la chimère et la description détaillée de ses bombinements dans le vide. Une sottise nauséabonde alourdit leur folie et ils étudient comme une réalité ce qui, à ne point rester rêve léger, perd valeur et grâce.

    Puis j'interroge, presque brutal :

    — Sais-tu ce que c'est que le stercoranisme et les stercoranistes ?

    — Non, dit l'incompressible poète, et, cependant, comme il est bon latiniste, il rougit.

    &mash; Et bien, mon vieux, ces lourdauds de théologiens se sont demandé si, une fois dans notre estomac, le corps de Jésus-Christ était, comme les autres aliments, sujet à la digestion et à toutes ses suites. On appelle stercoranistes ceux qui soutiennent l'affirmative. Le stercoranisme eut peu de partisans. On prétend même qu'il n'en eut jamais aucun. Dans son Dictionnaire des Hérésies, l'abbé Pluquet déclare délibérément : « On ne peut citer aucun auteur qui l'ait soutenu et tous les monuments de l'histoire ecclésiastique supposent le contraire ». Mais, entre sectes, on se reprochait le stercoranisme comme une conséquence nécessaire, ridicule et nauséabonde des principes de l'adversaire. Les catholiques en accusaient l'Église Grecque. Puisque le communiant romain n'a pas reçu le pain, mais la chair de Jésus, certains protestants en concluaient que, dans l'estomac catholique, la chair de Jésus se décomposait nécessairement et qu'une partie en était rejetée avec les autres excréments. Eloignons-nous de ces préoccupations religieuses. Je n'ai même pas voulu vérifier, nez bouché, si Basnage se trompe quand il accuse certains Pères d'accepter la puante conséquence.

    — Tu inventes.

    — Ce que je te dis, tu le trouveras plus au long dans Pluquet ou dans tout autre dictionnaire théologique. Tous ou presque tous les docteurs semblent d'accord pour mettre, par un miracle au besoin, — ça ne leur coûte guère — le corps divino-humain à l'abri de toute décomposition ; mais sur le sort des « espèces », les avis sont partagés.

    — Tu dis ?

    — Quelques théologiens veulent qu'elles soient anéanties. Au 9e siècle, le succès allait à une doctrine bizarrement ingénieuse qui transformait ces néants en la chair qui doit ressusciter, glorieuse, au Jugement. Aujourd'hui, on admet généralement que le pain et le vin apparents ont le même sort que les aliments réels. Je mange de la viande invisible que je ne digère point; et je digère le pain que je n'ai pas mangé.

    — Folies qui rampent dans la fange.

    — Concluons, si tu veux, avec l'abbé Pluquet et citons après lui « ces mots d'un ouvrage anonyme » :

    « Il n'y a que Dieu qui sache ce qui arrive à l'Eucharistie lorsque nous l'avons reçue ».

    — Tu me jures qu'on a discuté des siècles cette jolie question ?

    — Je te le jure. Je t'avouerai même que Pluquet me paraît un peu optimiste. Quoique j'aie fui ces recherches, je crois avoir rencontré au moins un stercoraniste avoué. Le 7 mai 1199, l'infaillible Innocent III condamna à la prison perpétuelle pour cette hérésie parfumée un certain Rainald, abbé de Saint-Martin de Nevers.

    L'Incompressible poète ne m'écoutait plus. Il sortit enfin d'une rêverie pour déclarer :

    — L'Eglise n'a peut-être qu'un tort ; et c'est de présenter les vertus théologales dans un ordre peu psychologique : la foi est fille, non mère de la charité et de l'espérance.

    — L'Eglise ne saurait ignorer que, seuls, l'espoir, le désir et la peur troublent assez le regard pour qu'on s'abandonne à la foi. C'est volontairement qu'elle fausse l'ordre réel. Mais on le rencontre avoué assez souvent et, pour ne citer qu'un exemple, Tertullien commence ainsi son traite De la Résurrection de la chair : « La résurrection des morts est l'assurance des chrétiens ; l'espérance que nous en avons conçue fait que nous y croyons ».

    — Tertullien, ici me paraît un pauvre petit froussard qui croit par affolement et peur du néant. Mais l'ivre aveuglement d'amour a sa beauté et sa grandeur. Tout croire parce qu'on aime....

    — Enfant... Ainsi plus ce que tu affirmes est incroyable, plus tu te vois beau et grand. Eh, oui, il est plus magnifique que « le cocu magnifique », celui qui, ayant vu, nie le témoignage de ses yeux.

    Mais Bonnier n'entendait pas. Il parlait, comme il arrive, en même temps que moi. Il rappelait Pascal et que toutes les noblesses intellectuelles réunies n'équilibreraient pas un acte d'amour : il est d'un autre ordre. Et l'Incompressible poète décrétait :

    — On n'est beau que par le coeur. Sacrifier au coeur l'intelligence, quelle sublimité. Son grand coeur dicte à l'ardent Augustin le cri souverain : Credo quia absurdum.

    —>Mon pauvre vieux, tu peux lire tout Saint Augustin sans rencontrer sous cette forme légendaire, le cri qui t'émerveille. Et aucun autre Père ne l'a poussé.

    — Tu es bien certain ?... Personne n'a eu le courage ?....

    — Rassure-toi. Plusieurs ont eu le courage. Credo quia absurdum n'a pas été écrit avec ces mots, il l'a été sous des formes diverses. Tertullien, par exemple, au chapitre V de son traité De la chair du Christ, multiplie les antithèses affronteuses : « Tu ne peux être sage si tu ne montres de la folie aux yeux du monde, te soumettant par la foi à ce que l'on prend pour folie. » Et, un peu plus loin : « Le Fils de Dieu est né : précisément parce qu'il faut en rougir, je n'en rougis pas. Le Fils de Dieu est mort : il faut le croire parce que c'est inepte (credibile quia ineptum). Il est ressuscité du tombeau où il a été enseveli : le fait est certain parce qu'il est impossible. » (8)

    — J'aime ton Tertullien — dit Marcel Bonnier et je regrette que les modernes soient devenus si prudents.

    — Ne regrette pas trop. Lis, et tu l'aimeras comme Tertullien, le Malebranche des Entretiens sur la métaphysique. Au sommaire du quatorzième entretien, il écrit sans barguigner : « L'incompréhensibilité de nos mystères est une preuve démonstrative de leur vérité ».

    — Epatant. Fais-moi connaître la démonstration.

    — Elle te plaira, si lyrique et si peu démonstrative. L'un des deux interlocuteurs, Ariste, s'écrie : « Plus nos mystères sont obscurs, quel paradoxe ! ils me paraissent aujourd'hui d'autant plus croyables. Oui, Théodore, je trouve dans l'obscurité même de nos mystères reçus comme ils sont aujourd'hui de tant de nations différentes, une preuve invincible de leur vérité. »

    — « Preuve invincible » est d'une insolence qui me ravit. Mais que répond Théodore ?

    — Il félicite : « Puisque vous savez maintenant tirer la lumière des ténèbres mêmes et tourner en preuve évidente de nos mystères l'obscurité impénétrable qui les environne....»

    —Admirable. « Tirer la lumière des ténèbres ». La belle opération.

    Je regardais le camarade. Il souriait mais, me semblait-il, de joie, d'émerveillement et de poétique persuasion.

    — Sais-tu — continuait-il — que c'est un grand poète en prose, ton Malebranche.

    — Je le sais et je lui connais quelques autres mérites. Il bâtit ingénieusement de beaux palais de brumes irisées. Il lui manque seulement les qualités logiques qui sont peut-être exigibles du poète quand le poète s'intitule philosophe.

    — A bas la logique ! Vive la poésie.... Mais beaucoup d'apologistes ont-ils imité sa noble vaillance ?

    — Un des plus braves me paraît Brunetière. En 1900, pages 44 et 45 de Les Raisons actuelles de croire, il écrit : « Il n'est pas question de croire parce que nous ne comprenons pas. La raison de la croyance est ailleurs. Mais nous ne pouvons « croire » que ce que nous ne comprenons pas. »

    — C'est assez courageux.

    — Il cite la belle phrase de Malebranche sur l'incompréhensibilité preuve démonstrative ; mais il n'ose l'approuver sans réserves. Il secoue une tête lourdaude : « C'est beaucoup dire et je craindrais qu'on ne vît dans cette formule un peu hardie la traduction de ce Credo quia absurdum qui lui-même n'est sans doute qu'une altération légendaire du mot de Tertullien : Credibile quia ineptum. Mais, en tout cas, l'incompréhensibilité des mystères ne prouve rien contre eux, si ce n'est qu'ils sont des mystères. On le savait. Ils ne seraient pas mystères, s'ils n'étaient pas incompréhensibles et n'y ayant d'ailleurs pas de religion sans mystères. »

    — Pas mal, dit l'Incompressible Poète, mais cette fois son sourire raillait. J'aimerais ce Brunetière si seulement il écrivait avec la grâce de Malebranche.

    Et Bonnier, les lèvres plus moqueuses, me poussa cette colle :

    — Mais sa logique doit te satisfaire, cher logicien. Pas de religion sans mystères et, par conséquent, sans affirmations incompréhensibles.

    — C'est peut-être une des raisons pour lesquelles je rejette en riant toute religion.

    — Tu ne vas pas nier l'existence du mystère.

    — Entendons-nous. Il y a de l'inconnu. Je suis même de ceux qui croient qu'il y a de l'inconnaissable. Dans cette signification honnête du mot, je me sens entouré de mystère. Mais ce mystère-là, précisément, les religions ne le respectent point ni les émotions irisées que soulève sa contemplation. Elles anathématisent la sage suspension du jugement. Elles condamnent aussi le rêve poétique et cette hésitation charmée où la basse du sourire et du scepticisme accompagne le soprano et l'extase du regard. Ce qu'elles nomment mystères, elles, ce sont des affirmations inacceptables à la raison. Le morceau de pain à chanter dont nous parlions tout à l'heure a, comme toute chose, ses aspects probement mystérieux. Il est une occasion comme une autre de me poser des questions songeuses et, par exemple, puisqu'il est fait avec du grain, de rêver aux problèmes solubles et aux problèmes insolubles concernant la végétation. Mais, sans les folies déloyalement imposées à mon enfance indéfendue, je ne me demanderais certes pas comment un corps humain peut tenir invisible dans ce petit rond et à la fois dans des milliers de petits ronds semblables. Les mystères naturels suffisent à mes rêveries et à me faire épouser poétiquement l'univers. Ce qu'il y a de malsain aux mystères ridiculement artificiels de l'Eglise...

    — Il te manque l'amour et son aveuglement.

    — L'amour aux yeux ouverts trouve assez d'exercice dans les réalités. L'amour aveugle et la foi aveugle nous sacrifient à des chimères.

     

    Qu'on l'avoue comme Tertullien, Malebranche et quelques autres ou qu'on le nie comme la plupart, c'est bien un vertige consenti qui fait glisser à la foi ; « c'est bien, en effet, l'absurdité qui prend valeur d'argument dans la démonstration religieuse : — « Crois cela. — Mais c'est absurde. — C'est justement pour cela qu'il faut le croire et ne pas chercher à le comprendre, puisque nous plaçons par définition cet ordre de vérités au-dessus de la compréhension ».

    Après les quelques lignes que je viens de copier dans Les Judas de Jésus (p. 11), Henri Barbusse cite les textes fameux de saint Paul en faveur de « la folie ». Plus sévère que mon Incompressible Poète, le puissant poète de l'Enfer et de Jésus ajoute : « C'est, dans le plan intellectuel, un acte de brigandage ».


    (1) Essais, Livre II, ch. 12.

    (2) D'autres traductions l'appellent AOD.

    (3) Sauf référence contraire, j'emprunte à la version d'Osterwald mes citations de la Bible.

    (4) Le concile de Trente, que répète servilement le Concile du Vatican « reçoit dans sa 4me session tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, puisque le même Dieu est auteur de l'un et de l'autre », Quum utriusque unus Deus sit auctor et anathématise «celui qui ne les recevrait pas en entier et dans toutes leurs parties » Si quis libros ipsos integros, cum omnibus suis partibus non susceperit, anathema sit.

    (5) Dieu existe-t-il ? (Edition de la Revue l'Idée Libre).

    (6) Bossuet, Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse, chapitre X.

    (7) Idem.

    (8) En général, pour n'être pas accusé de traduire tendancieusement, j'adopte des traductions connues. Pour Tertullien, comme pour Saint Cyprien ou Lactance, je puise dans le Choix de Monuments primitifs de l'Eglise chrétienne, de J.A.C. Buchon (1837). Mais la version de Giry (1661), que reproduit ce recueil, est vraiment trop noble, trop dix-septième siècle, trop « belle infidèle » et souriante. Le passionné et affronteur credibile quia ineptum devient dans le fade Louis Giry : « Le fils de Dieu est mort. C'est une chose que je trouve croyable parce qu'elle résiste au sens humain. » Cette peut-être édifiante édulcoration ne satisferait pas l'Incompressible Poète.


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  • Et puis, il y a l’histoire (avec un grand H). J’ai causé dernièrement avec un de nos adversaires ; il prétendait qu’en cas d’insuccès ce serait effroyable ( ?!) pour les suites de l’idéal anarchiste.
    Que dirait-on ? que penserait-on de l’avortement du projet ?
    « - Je serai engagé, me disait-il, et plus tard ce serait un reproche continuel. »
    Ah ça ! est-ce que, par hasard, il y aurait une Histoire anarchiste, et les plus connus auraient-ils peur de cette Histoire ? Ce serait cocasse !
    Je comprends les bandits qui nous gouvernent, engageant les tueries chez les peuples, et les généraux menant leurs troupes aux abattoirs. - L’histoire ne mentionne ces faits et les cloue au pilori ou les encense. Mais nous, qu’est-ce que ça peut bien te foutre à toi, Troupy, que tel ou tel approuve ou condamne ?
    Voyez-vous l’Histoire future mentionnant ainsi un personnage libertaire :
    Arsène LATROUILLE. - Ecrivain, penseur, conférencier anarchiste. A laissé de nombreux écrits ; malheureusement, a trempé dans une aventure malheureuse, en fondant avec d’autres libertaires une colonie (1902) qui échoua huit jours après...  [1]

     

    Pas question ici de faire de l’histoire avec un grand H, de faire des portraits anodins d’anarchistes du passé, de palabrer sur leurs succès ou leurs infortunes, d’en faire de nouvelles icônes. Seulement raconter, au travers des expériences de milieux libres, la vie de quelques uns/unes. Des individus décidés à vivre immédiatement selon leurs envies et leurs idées, seul moyen pour eux de poursuivre la lutte et la propagande libertaire. Des individus, des manières d’être et de faire qui ne peuvent pas nous être totalement étrangers.

     

    Les « Milieux Libres » :
    vivre en anarchiste à la Belle époque en France

     

    Un milieu libre regroupe quelques individus, entre cinq et vingt le plus souvent, qui s’efforcent de vivre ensemble et autrement. C’est un terme spécifique à la Belle Epoque et à la mouvance anarchiste. Il est apparu dans les années 1900 et se répand en France, en Belgique et même au Canada. On utilise également le terme de « colonie », dont l’usage est plus ancien, remontant sans doute aux « colonies sociétaires » fouriéristes actives dans les années 1830. C’est le nom du phalanstère fondé à Condé-sur-Vesgre en 1833. La colonie désigne une simple installation, dans le sens de l’anglais « settlement » tandis que le terme de « milieu libre » permet de relever immédiatement l’opposition au milieu extérieur, non libre, oppressif. En France, une quinzaine d’expériences seulement verront le jour, menées par une centaine d’hommes et femmes entre 1902 et 1914.

     

    Jean Maitron, dans son important travail sur le mouvement anarchiste, leur avait consacré quelques pages. Un aperçu sur quelques unes de ces réalisations, leurs déboires financiers, sentimentaux et idéologiques. Mais on ne sait rien de ces individus, de leurs trajectoires, de leurs motivations, de leur vie tout simplement. L’anarchisme a trop souvent été étudié comme un mouvement uniforme, donnant lieu à des lectures quasi normatives. La période de la « Belle » époque n’échappe pas à ces lectures réductrices : «  Une mouvance (un marécage ?) faite de multiples tendances frôlant parfois la bizarrerie et soumise à une force centrifuge qui conduira beaucoup de militants à ne plus se préoccuper que d’un aspect limité de la lutte. Cela ira de la manie de création de colonies anarchistes éphémères - sortes de phalanstères - à un pacifisme absolu (...) à une prétendue libération sexuelle conçue comme panacée sociale. On n’en finirait pas de dresser la liste de toutes les aberrations « anarchistes » qui vont se donner libre cours jusqu’à l’époque actuelle. (...) Cet anarchisme-repoussoir va presque ruiner la véritable influence des libertaires dans les mouvements de masse  » [2]. C’est donc à contre-courant de cette analyse que l’on peut s’intéresser aux milieux libres. Analyser le mode de vie de ces individus, les rapports sociaux du groupe, sa structure, percevoir aussi sa capacité ou sa volonté d’action. Comment, pourquoi et avec quels effets mettent-ils en place leurs idées dans la vie quotidienne ?
    On peut en apprendre un peu plus grâce à la presse de l’époque, les archives de police (...) et le fonds d’archives d’E. Armand.

     

    E. Armand, de son vrai nom Ernest Juin, principale figure de l’individualisme anarchiste en France était partisan des expériences de milieux libres et il joua un rôle certain dans la diffusion et la réalisation de cette idée. Il crée, avec Marie Kügel, L’Ere Nouvelle en octobre 1901 et dès les débuts, le journal se fait l’écho des tentatives lancées en Angleterre ou en Hollande. A l’époque, Armand est encore très inspiré par l’anarchisme chrétien. Il a en effet un parcours assez original : de père communard et anticlérical, il milite pourtant à partir de 17 ans dans les rangs de l’Armée du Salut. Puis, par l’intermédiaire de la sœur d’Elie et Elisée Reclus, il découvre l’anarchisme chrétien, lit les Temps nouveaux et commence à écrire des articles pour Le Libertaire . De son passage par le christianisme vient sans doute l’idée très forte chez lui de perfectionnement individuel, de la nécessité de former des « individualités conscientes ». Par Tolstoï et sa bonne connaissance de 6 ou 7 langues étrangères, il découvre les expériences communautaires menées à l’étranger, dans la veine d’un anarchisme chrétien. Il commence alors à faire lui-même de la propagande pour la « Cité Future », qui, rapidement, devient « milieu libre » ou « colonie ». En 1902, il est adhérent à la « Société pour la création et le développement d’un milieu libre en France » mais ne séjourne pas, ou peut-être seulement de manière épisodique, au premier milieu libre à Vaux. Quoiqu’il en soit, et malgré son soutien intensif, Armand ne participe à aucun milieu libre même s’il fréquente les milieux individualistes anarchistes d’avant-guerre. En octobre 1913, il évoque l’idée de fonder une colonie individualiste qui n’aboutira pas. Après la guerre, il ne perd pas son intérêt pour les expériences communautaires, «  même si son expérience l’avait conduit à un certain scepticisme  » [3]. Dans L’En-Dehors (qui paraît de 1922 à 1939) et même dans L’Unique (1945-1956) il écrit des rubriques où il analyse les différentes expériences et où il expose ses propres positions à ce sujet. En 1931, il fait paraître une brochure Milieux de Vie en commun et « Colonies » , qui reprend un texte paru dans L’Ere Nouvelle . Au bout du compte, il avait accumulé une bonne documentation sur les tentatives de vie hors des régimes autoritaires, en France ou ailleurs, anarchistes ou non.

     

    Parcours historique

    #1_ Des modèles à la mise en pratique

     

    «  Après Owen, Fourier, Cabet, Morus, qui furent les expérimentateurs d’un communisme transitoire entaché d’autorité et de réglementation à outrance ; après le collectivisme régimentaire, copie fidèle de la société moderne avec un seul exploiteur : l’Etat ; la théorie libertaire, l’anarchisme se présente demandant droit de cité.  » [4] On trouve un certain nombre de références, même si c’est souvent pour mieux s’en distinguer, aux socialistes utopistes. Ils ont non seulement tenté de mettre en pratique leurs théories en réalisant des communautés, mais ce sont aussi les premiers à se préoccuper de la « question sociale ». En France, ils jouissent tout au long du 19e siècle d’une renommée que n’atteindra pas Marx. Charles Fourier est le plus critiqué mais le plus apprécié des penseurs socialistes, considéré comme un précurseur par certains articles de la presse libertaire. Son œuvre est «  un échelon de plus vers l’anarchisme moderne en même temps qu’une des plus grandes curiosités de l’imagination moderne  » [5]. On critique ses idées sur le commerce, la rigidité de son système «  qui eût fait de son phalanstère tout autre chose qu’une cité de liberté  » [6]. Mais ses idées sur les passions, dont Fourier fait le ressort de son ordre social, et le travail, qu’il souhaitait « attrayant » et ne contrecarrant pas les penchants des hommes, trouvent des points d’ancrage chez les anarchistes. Le vocabulaire même montre l’influence des idées fouriéristes puisqu’il est courant que les milieux libres soient appelés «  phalanstère  » par le voisinage ou les journaux. L’un des colons, Fortuné Henry est comparé à un «  Fourier [qui] ressuscitait sous un autre nom et avec de nouvelles méthodes  ». Mais les utopistes étaient bien trop autoritaires pour que leurs expériences elles-mêmes influencent nos libertaires.
    D’autre part, on trouve peu d’allusion aux utopies littéraires des libertaires eux-mêmes. Même si les milieux libristes avaient sans doute en tête certains écrits utopiques anarchistes. L’ « utopie anarchique » de Joseph Déjacques, L’Humanisphère , où il décrit «  un phalanstère, mais sans aucune hièrarchie, sans aucune autorité ; où tout au contraire, réalise égalité et liberté et fonde l’anarchie la plus complète  » [7]. Ou le Voyage au beau pays de Naturie du naturien Henri Zisly...Toutefois, les anarchistes ne font pas reposer leurs expériences sur un plan de société entièrement circonscrit sur le papier. Pas de référence faisant autorité, homme ou écriture.

     

    L’idée communautaire apparaît de manière précoce dans le courant des idées anarchistes : c’est en 1875 que Giovanni Rossi imagine pour la première fois sa communauté socialiste. En 1889, après bien des polémiques, il annonce finalement son départ, suivi quelques temps plus tard par les futurs colons. La tentative de la Cecilia est à replacer dans le contexte d’une immigration italienne importante qui tente sa chance dans l’autre monde perspective qui la rapproche d’autant plus de ses précurseurs socialistes [8]. Les conditions de vie matérielles sont misérables, la vie communautaire se révèle être durement supportable et en avril 1894, la Cecilia vit ses derniers instants. L’expérience est relayée par la presse française et en particulier dans La Révolte , qui en mars 1893 rappelle que « la bourgeoisie, partout, détient le sol, les produits et les moyens de production et pèse de tout son poids même sur ceux qui veulent en sortir. Toute tentative anarchiste ne peut être complètement anarchiste par ce fait que subsiste à côté d’elle l’organisation bourgeoise qui la précède » [9]. Le journal ne parlera pas des expériences postérieures. Après 1894, ce sont les naturiens qui continuent à entretenir l’idée de la fondation d’une colonie qui serait la mise en pratique et la démonstration de leurs théories sur le retour à un état naturel. Faute de terrain, l’aventure ne sera jamais tentée, mais ils seront présents pour soutenir le projet du premier milieu libre, qui commence vraiment à rassembler des individus en 1902.

     

    #2_ De Vaux à la Pie, autour des plus fervents bâtisseurs de milieux libres, Georges Butaud et Sophia Zaïkowska

     

    C’est d’abord une «  Société Instituée pour la Création et le Développement d’un Milieu Libre en France  » qui voit le jour au printemps pour aider aux « difficultés du commencement d’exécution » et qui organise pendant six mois de nombreuses réunions. Le Libertaire insère à plusieurs reprises la proclamation de la Société. Il semblerait qu’ils aient été 250 sociétaires en 1902, 400 en 1903, et parmi eux on trouve Georges Butaud et Sophia Zaïkowska, qui sont les plus fervents acteurs de milieux libres sur toute la période et qui animeront la colonie de Vaux, Henri Beylie-Beaulieu et Henri Zisly, pour les naturiens, E. Armand et sa compagne Marie Kügel etc. C’est en janvier 1903 que le Milieu libre de Vaux prend réellement forme. Peu à peu, ce sont 13 colons qui vivent ensemble occupés aux activités agricoles mais aussi de l’élevage, bonneterie, cordonnerie, atelier de confection sur mesure. Il est question de créer une bibliothèque, une école libertaire, une imprimerie. Une coopérative de consommation semble même vouloir joindre ses efforts à ceux de Vaux. Mais, en juillet, Boutin (propriétaire du terrain) se retire, récupérant également son apport. Le Libertaire , en novembre, lance une polémique sur les bilans financiers de la colonie. Le silence se fait alors sur Vaux. En réalité, le Milieu Libre reste un lieu de vie en commun, il accueille régulièrement des camarades de passage, les habitants se succèdent.

     

    George Butaud et Sophia Zaïkowska ne s’arrêtent pas là. Ils se sont rencontrés en 1898 lors d’une conférence où Butaud développe son premier projet de colonie dans l’Isère. Sophia Zaïkowska arrive de Genève, où elle faisait des études de sciences physiques et naturelles. Georges Butaud, élevé par des parents républicains et libre penseurs, a quitté la maison familiale, à la suite de conflits avec son père. Il souffre de la condition salariale, il est souvent sans travail et se lance alors dans son projet de milieu libre, qui aboutit avec la réalisation de Vaux, près de Château-Thierry. Après la fin de cette tentative, ils continuent à vivre à Bascon (hameau voisin de Vaux) d’où ils annoncent vers 1911 un nouveau milieu libre. Puis c’est dans la région parisienne, à Saint-Maur que s’installe le milieu libre de La Pie ainsi que le journal La Vie Anarchiste qui se fait l’écho des nouvelles expériences. Le 8 avril 1913, 20 colons sont installés dans une grande propriété de 6000 m², située quai de la Pie à Saint-Maur. L’endroit a été loué par la société dite des «  Milieux Libres de Paris et de la Banlieue  ». Comme l’indique le nom de la société, l’idée est d’essaimer les milieux libres : les projets se multiplient, à Boulogne, Saint-Ouen ou en plein Paris. Les difficultés sont cependant communes pour tous ces projets : le recueillement des fonds se fait avec difficulté et les propriétaires se montrent « peu soucieux de transformer leurs locaux en refuges de compagnons anarchistes » [10]. Aucun de ces projets ne verra le jour, même s’ils ont animé bon nombre de réunions parisiennes. Ce n’est qu’avec la guerre que toute mention de la Pie disparaît, entraînant la dispersion des camarades.
    Quoi qu’il en soit, même lorsqu’il n’y avait pas de colonies, «  de nombreux amis vécurent auprès [de G.B. et S.Z.]  » [11] et ils y pratiquaient le mode de vie qu’ils souhaitaient voir s’étendre par l’intermédiaire des milieux libres.

     

    #3_ L’Essai d’Aiglemont et son animateur Fortuné Henry

     

    Fortuné Henry, avec le soutien du Libertaire , dont il est assez proche des rédacteurs, lance, seul, une colonie à Aiglemont, dans les Ardennes.
    Son père fut l’un des généraux de la Commune et il est condamné à mort en 1873. Toute la famille s’exile alors en Espagne et ne réapparaît dans les rapports de police qu’en 1880, peu avant l’amnistie dans les Pyrénées Orientales. Son frère, le célèbre Emile Henry, est guillotiné après avoir lancé une bombe sur le café terminus en 1894.

     

    Fortuné Henry est lui-même un anarchiste virulent depuis les années 1890 : il prend la défense de Ravachol, il est condamné dès 1893 à Charleville et dans deux autres départements pour ses propos. Il se promène avec un pistolet-poignard encore fameux aujourd’hui. C’est donc un personnage connu dans le milieu anarchiste qui s’installe à côté d’Aiglemont, dans la clairière du Vieux Gesly, le 13 juin 1903. «  Quand vint le soir, il piochait encore, fiévreusement ; et comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leur chaumière, le questionnait, il fit cette réponse : « Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt pour créer la cellule initiale de l’humanité future. »  » [12]. Fortuné Henry semble respecter, au début, alors qu’il n’y fait jamais référence, le projet de colonie naturienne publié en février 1898 [13].

     

    Tout commence avec la légendaire hutte de Fortuné Henry : «  c’est un trou fait dans la terre : deux branches d’arbres constituent la charpente ; un peu de paille et de houe suffisent à la toiture  » [14]. Elle est construite avec les matériaux disponibles sur le terrain. Puis, aidé par Gualbert et Malicet, deux compagnons de la commune de Nouzon toute proche, qui viennent lui prêter main forte, la première maison est montée pour passer l’hiver : deux pièces au rez-de-chaussée, un grenier de neuf mètres par-dessus. Ce qui est à noter, c’est qu’elle est construite avec des éléments naturels du pays : murs en torchis et couverture de chépois, une graminée locale. Pourtant, une nouvelle orientation est prise, abandonnant les perspectives naturiennes après juillet 1904 : se dresse une grande maison en fibrociment [15], avec une véranda vitrée. Description des journaux conservateurs, sans doute exagérée : «  L’intérieur de la villa respirait une large aisance. Sur le seuil, une délicate odeur de cuisine chatouillait agréablement l’odorat et la salle à manger Henri II, avec sa véranda ornée de vitraux d’art et ses fresques de Franz Jourdain et de Steinlein possédait un cachet réellement aristocratique. Un petit salon Louis XVI avec des toiles de maîtres et des meubles de style, complétait l’illusion et ce foyer libertaire avait un petit air aristocratique qui lui allait fort bien. C’était vraiment l’anarchie en dentelle  » [16].

     

    Le groupe de colons augmente de manière régulière pour atteindre un maximum de 20 en 1905. En 1906, les premières tensions à la colonie s’affichent dans la presse. Fortuné est un individu tout à fait charismatique et, en toute occasion, il est d’une franchise et même d’une virulence sans doute difficiles à supporter au quotidien. Mais il se défend lui-même d’être le dirigeant unique de l’entreprise. En mars 1907, dans un discours qu’il prononce à Paris, il prétend vouloir faire «  cesser une situation intolérable parce qu’elle tend à faire considérer la colonie l’Essai comme non seulement l’œuvre d’un homme, mais comme sa propriété et son fief. Or, mon souci le plus grand, aidé de mes camarades d’Aiglemont, a été d’impersonnaliser la tentative, et nous y sommes arrivés  » [17]. Pourtant, ce n’est guère le caractère de Fortuné qui cause la fin de la colonie. La reprise individuelle pratiquée dans la région attise les conflits avec le voisinage. L’Essai touche ainsi à sa fin en 1908. Fortuné part avec le matériel d’imprimerie en juillet. En mars 1909, un huissier de Charleville procède à «  la débâcle définitive de la chartreuse anarchiste du Vieux-Gesly  » [18].

     

    #4_ Du milieu libre au milieu de vie libre :
    autour de l’Anarchie

     

    En mai 1906, André Lorulot, plus connu par la suite comme libre penseur, présente un nouveau plan d’action. Il s’agit de créer un centre de propagande et d’éducation (avec une imprimerie, un journal, une école) auquel seul un milieu libre peut donner toute son efficacité. Le Milieu libre n’est plus la fin mais le moyen de l’action. C’est sur ces principes que se crée l’éphémère et dynamique colonie libertaire de Saint-Germain-en-Laye, dont deux des protagonistes sont rapidement arrêtés pour des conférences ou des affiches. Lorulot conclut l’expérience en écrivant : «  la pratique du communisme expérimental ne sous-entend pas forcément la formation de milieux libres, colonies agricoles ou autres. Il serait à désirer que, dès aujourd’hui, les anarchistes pratiquent entre eux cette camaraderie qui fait l’objet de toutes leurs théories  » [19].
    Ce qui se pratique déjà au journal l’anarchie , fondé par Libertad en 1905, fréquenté par Lorulot, Armand, etc. Le journal n’est pas toujours très tendre avec les milieux libres. Dans la rubrique « Chiquenaudes et Croquignoles », on peut ainsi lire : «  Milieux libres !!!
    Un homme, deux chats, un rat blanc ont décidé de former un milieu libre, en dehors de toutes les entraves, de toutes les bassesses, de toutes les vilenies, de tous les esclavages, etc., etc. Ils pensent que tous les camarades voudront bien leur indiquer un petit coin de quatre ou cinq cent hectares de terrain où ils se chargeront de vivre en donnant le meilleur exemple.
    Une femme et un enfant de trois mois m’annoncent par télégramme qu’ils se mettent en milieu libre. Ils prient simplement les copains de leur trouver une vache n’ayant rien de commun avec Clémenceau, car la mère se voit obligée de labourer le sol. Trois ou quatre autres lettres m’annoncent des milieux libres en formation, mais la place me manque...  [20] »

     

    Mais, de fait, rue de la Barre à Paris, avec Libertad et les sœurs Mahé ou à Romainville, avec Rirette Maîtrejean, Victor Serge, Dieudonné, Soudy, Carouy, Callemin dit « Raymond-la-Science » et Vallet, ceux que l’on connaît pour leur rôle dans la « Bande à Bonnot », c’est un réel milieu de vie libre qui s’est constitué au siège du journal. Les anarchistes s’occupant de l’impression et des tirages vivent ensemble, organisent des réunions et vivent « en anarchiste » dans une grande maison où est installée l’imprimerie. D’après les rapports de police, on sait qu’il y a généralement une dizaine de personnes à la table de l’anarchie, que tout ce monde travaille pour le journal et l’édition des brochures. L’existence de ce mode de vie en commun est corroborée par les rapports d’arrestations, où les prévenus déclarent être domiciliés au 22, rue de la Barre ou par les récits sur la Bande à Bonnot.
    Au temps de Libertad, la communauté urbaine se double d’une sorte de colonie en province, à Chatelaillon, à la fois «  villégiature anarchiste  » [21] et point de chute pour la propagande. D’une année sur l’autre, l’appel est lancé aux « amis libres » pour passer quelques temps sur «  une plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahiront pas car nous faisons bonne garde  » [22]. Libertad, en profite pour faire des tournées de conférence dans la région, pour se rendre à Bordeaux et récolter des fonds pour aider à la propagande [23].
    Sophia Zaïkowska, en 1912, raconte à propos du journal : «  sur certains points concernant l’hygiène, le luxe, les mouvements idiots comme la danse ou l’ineptie du culte des morts, ce journal a fait une besogne sérieuse. Il a à tel point influencé certains lecteurs, que lorsque je rencontre certains individualistes, je sens que ce sont des gens qui me sont proches, qui se distinguent par leur genre de vie du reste de l’humanité. Par raisonnement sur des questions de vie journalière, ces copains ont pris des habitudes meilleures et cela sans souffrance ni contrainte de leur part. C’est une philosophie qui a passé dans la vie  » [24].

     

    Mode de vie et émancipation

    #1_ Education intégrale

     

    Le milieu libre s’inspire fortement des premiers microcosmes libertaires qu’ont été les expériences éducatives de Cempuis et de La Ruche. Paul Robin, le premier, met en pratique les conceptions éducatives développées par les théoriciens anarchistes à Cempuis. «  L’école, elle-même petite société, revêt tous les aspects sociaux que la révolution sociale, qu’il appelle de ses vœux, engendrera  ». A Cempuis, l’école doit être dans un environnement riche, pour solliciter sans cesse l’intérêt de l’enfant, elle doit permettre l’apprentissage de l’économie socialiste et de la vie communautaire et l’on tente au maximum d’assurer l’autosubsistance de l’école, ce qui permet également de conserver une certaine indépendance vis-à-vis des financements publics. Comme l’explique Nathalie Brémand, l’idéal de Paul Robin est de créer une « micro-société libertaire ». Mais il ne se fait pas d’illusion sur la portée révolutionnaire de l’expérience : elle n’est qu’une « institution transitoire ». Il n’en reste pas moins que «  quelques expériences en petit faites d’avance éviteront des tâtonnements et des fautes dans les immenses écoles que le peuple se hâtera de construire le lendemain du jour où il aura reconquis ses droits  » [25].
    Sébastien Faure, à propos de la Ruche, déclare « prouver » par le fait, que l’individu n’étant que le reflet, l’image, la résultante du milieu, « tant vaut le milieu, tant vaut l’individu ». Mais il est convaincu que la formation d’un milieu libre d’adultes est impossible. Pour lui, l’éducation et la conversion de l’être humain sont difficiles après 25 ans. C’est dans la tranche d’âge comprise entre six et dix ans que l’individu acquiert un caractère propre, ses qualités et ses défauts. C’est donc avec des enfants de cet âge, et jusqu’à leurs 16 ans qu’il faut créer «  un milieu spécial où serait vécue, dans la mesure du possible, d’ores et déjà, bien qu’enclavée dans la société actuelle, la vie libre et fraternelle  » [26]. Il mise tout sur l’avenir que les enfants représentent, plutôt que sur les capacités immédiates de l’individu à se transformer.

     

    Chaque milieu libre se dote donc de sa propre école, indispensable pour les enfants des colons, mais également pour accueillir les enfants des autres, en un milieu favorable. Le milieu libre doit d’autant plus servir à accueillir des enfants, que comme le soulignent Emilie Lamotte ou Anna Mahé, il est sinon fort difficile pour des parents anarchistes de soustraire son enfant à l’école congréganiste ou surtout à la «  laïque  ». On reproche à cette dernière de travailler à éliminer toute rébellion dans les jeunes cerveaux et de chercher à les former dans un même moule, le respect et la défense de la patrie comme schème principal, à «  rogner les floraizons d’idées hors de la norme  » [27]. L’idéal pour éduquer l’enfant est de le placer dans un milieu déjà en dehors de la société bourgeoise, sain pour son développement non seulement moral mais aussi physique, dans un milieu qui se prête au développement de sa curiosité, par un environnement riche, naturellement ou par le travail qui y est effectué par les adultes.
    Mais ce n’est pas l’éducation des enfants seule qui est visée ici. Les adultes en milieu libre disposent également d’une possibilité de parfaire leur individu. Le milieu libre doit être une école libertaire intégrale pour tous. Pour Fortuné Henry, «  il faut, par tous les moyens, constituer des milieux harmoniques susceptibles de fournir une génération d’hommes nouveaux  » [28]. Le milieu libre est considéré comme le moyen donné à tout individu de parfaire son éducation. C’est autour de cette idée que l’on comprend mieux le clivage entre les individualistes anarchistes et les communistes anarchistes. Il ne se situe pas au niveau de la propriété ou sur la répartition des richesses mais il est « qualitatif ». Chez les communistes, l’individu est considéré comme le produit des conditions sociales. L’éducation est utile mais ne fait pas tout, seule la Révolution peut achever la transformation de l’individu. L’émancipation individuelle n’est envisagée qu’à travers le prisme de l’éducation collective. Tandis que pour les individualistes, l’individu est perçu comme «  une sorte de monade, un être complet en soi qui peut exister en dehors voire contre la société  » [29]. Ainsi, les communistes délaissent-ils, après un premier engouement, les milieux libres. Ils les considèrent comme inefficace pour l’instruction collective, pour l’organisation des masses, ne faisant aucune preuve de la vérité portée par l’anarchisme, ne prenant pas non plus la forme d’une cellule initiale de la société future, par leur faible durée de vie et leurs difficultés économiques. Ce sont essentiellement des individualistes qui soutiennent les milieux libres : Armand, Lorulot, Libertad, Butaud et Zaïkowska... L’individu, qui vit en camaraderie, s’éduque en permanence et est donc plus apte pour la propagande, qui peut être dissociée de la vie.

     

    #2_ La camaraderie face à l’autorité
    Ici, vous le savez maintenant, personne ne commande.
    Liberté absolue pour tout le monde.  [30]

     

    Ni domination, ni hiérarchie, ni structure figée. Outre le rejet, en partie grâce à l’éducation, de toute autorité intériorisée, c’est ce que l’on tente de mettre en pratique au milieu libre en remuant les hiérarchies et statuts traditionnels.
    A chacun, tout d’abord de lutter contre l’autorité intériorisée. E. Armand dépeint alors le « milieu libriste » de manière très précise : «  Le colon est un type spécial de militant. Tout le monde n’est pas apte à vivre la vie en commun, à être un milieu-libriste. Le « colon-type » idéal est un homme débarrassé des défauts et des petitesses qui rendent si difficile la vie sur un terrain ou espace resserré : il ignore donc les préjugés sociaux et moraux des bourgeois et petits-bourgeois. Bon compagnon, il n’est ni envieux, ni curieux, ni jaloux, ni « mal embouché ». Conciliant, il se montre fort sévère envers lui-même et très coulant envers les autres. Toujours sur le guet pour comprendre autrui, il supporte volontiers de ne pas l’être ou de l’être très peu. Il ne « juge » aucun de ses co-associés, s’examine d’abord lui-même et, avant d’émettre la moindre opinion sur tel ou telle, tourne, selon l’antique adage, sept fois sa langue dans sa bouche. (...) Avant d’être un colon extérieur, il convient d’être un colon intérieur  » [31]. Et la difficulté semble encore supérieure lorsque l’on est une femme : «  Il est regrettable de constater le retard de la femme dans le degré d’évolution ; sur sept femmes passées à Vaux, seulement trois avaient quelque idée, les autres étaient absolument ordinaires, et restaient sous l’entière dépendance de leur compagnon, ne comprenant qu’à peine ces mots bizarres, anarchie, communisme, etc. ne se permettant aucune pensée  » [32]. Homme ou femme doivent lutter contre leurs propres préjugés, sensiblement différents d’un sexe à l’autre.
    Malgré toutes ces mises en garde et efforts personnels, chaque milieu libre semble avoir son autoritaire, ses estampeurs et ses mégères. Toutefois, le rôle des uns et des autres est parfois plus caricatural que réel. Une figure centrale ressort pour chaque expérience, mais toute manifestation autoritaire semble immédiatement sanctionnée par le groupe (exclusion de Butaud et Zaïkowska décidée par la majorité par exemple). Il y a bien une « tête dirigeante » mais qui joue essentiellement un rôle de « médiateur », assurant les liens avec l’extérieur. Mais, on trouve plus généralement un « noyau » qui fait fonctionner le milieu libre, généralement un binôme, un couple. Même si Sophia Zaïkowska est furieuse de n’être jamais citée que comme la « compagne de Butaud  » [33], elle n’en est pas moins toujours là. Et malgré l’oubli dans lequel elles sont généralement plongées, Lorulot n’agit jamais, dans le cadre de la colonie et de ses tournées de conférence, sans Emilie Lamotte et Libertad n’est rien, selon le regard agacé des policiers, sans Anna Mahé. A Aiglemont, la colonie fonctionne plutôt autour du binôme Fortuné Henry - André Mounier. Pour achever le tableau, restent les deux derniers niveaux du groupe : les simples membres, dont on ne sait généralement pas grand-chose, et les sympathisants, que l’on peut généralement assimiler aux visiteurs des différents lieux.
    Une idée récurrente : supprimer la famille traditionnelle qui impose aux hommes, femmes et enfants, une place hiérarchique stricte. «  La famille sectaire et imbécile est un intermédiaire inutile et néfaste entre l’individu et la collectivité  » [34] Finalement l’idée prédomine que, pour survivre, le milieu libre doit recréer des rapports d’affinité, de solidarité, et que le modèle de ces relations, ce n’est certes pas la famille patriarcale, mais la famille fraternelle.
    Ainsi les enfants doivent-ils être élevés par le groupe :«  Les enfants sont à tous. Ceux qui naîtront à la colonie encore davantage ; ils grandiront libres et sains tout naturellement, sans contrainte, ni mauvais exemple  » [35]. Difficile de savoir si ce communisme des enfants est mis en pratique. La marque symbolique en est tout de même l’acte de naissance de Marcel, enfant né à la colonie Aiglemont « de parents non désignés ». Il est l’enfant de la communauté. Et par principe libertaire, la colonie ne voulait pas signaler sa naissance. Il fallut l’insistance de la municipalité pour que Marcel ait son acte de naissance, sur déclaration de la sage-femme et de deux Aiglemontais.
    Le second coup porté à la famille porte sur l’émancipation de la femme. Plus que l’émancipation économique et intellectuelle de la femme, c’est son émancipation corporelle qui va mobiliser les compagnons, en ce qu’elle permet de nouveaux rapports hommes/femmes. La critique du mariage, inaugurée par Fourier, est alors, en ce début de siècle, reprise par les anarchistes : la mariage est considéré comme n’ayant que des fondements économiques et il place l’amour sous le joug de l’Etat et de l’Eglise. Les anarchistes rejettent cette hypocrisie et la morale ambiante, en proclamant haut et fort la mise en pratique de l’amour libre, facilitée théoriquement dans les milieux libres, et en diffusant idées néo-malthusiennes et moyens de contraception et d’avortement.
    Ainsi, idéalement, chaque individu est censé avoir sa chambre individuelle. Mais les milieux libristes doivent reconnaître l’existence d’un certain nombre d’entraves à une pratique sexuelle réellement libérée. La première difficulté est le « manque de femme » : (la femme est pensée essentiellement en tant qu’être sexué, « tota mulier in utero »). Il est vrai que les femmes viennent généralement accompagnées de leurs compagnons et que les célibataires sont plus généralement des hommes que des femmes, pour des raisons économiques et également juridiques. Face à ce discours virocentrique, les femmes craignent généralement que la libération sexuelle ne tourne à leur désavantage et ne soit perçue que comme moyen d’assouvir les besoins masculins. Et Sophie Zaïkowska d’ajouter : «  La femme est donc prédestinée à l’amour, légalisé chez les gens comme il faut, libre chez les anarchistes. Son esprit peu cultivé est fixé sur ce seul point : il faut qu’elle plaise à tout prix  ». Et de conclure : «  quand elle dira -j’aimerais mieux plaire, mais n’importe, dussé-je déplaire, je veux travailler sur moi-même, je veux être et paraître sérieuse, je ne veux plus être un jouet stupide, je serai hommasse- (...) alors la question de l’égalité des sexes ne se posera même plus  » [36].
    En réalité, l’amour libre n’est pas pratiqué. Par la promiscuité, il arrive qu’il y ait des échanges entre les couples ou la formation d’un nouveau couple au détriment d’un autre : le couple reste une structure difficile à dépasser. On peut toutefois noter l’existence de quelques habitudes originales (et l’adjectif reste valable aujourd’hui) puisque Libertad avait pour compagnes les deux sœurs Mahé, avec lesquelles il eût deux enfants. Sophia Zaïkowska vécut, elle, un «  amour plural  » avec Victor Lorenc et Georges Butaud, de 1913 à 1924, «  ce qui nous a permis à tous les trois d’être heureux, de nous améliorer et de faire un peu de bien  » [37]. Outre ces cas tout à fait particuliers, la plupart des femmes sont mariées, surtout quand elles ont des enfants. Mais le changement de compagne ou de compagnon suit souvent un premier mariage. Et les quelques femmes qui sont apparues ici n’ont que très peu respecté les « normes sociales » alors en vigueur. Marie Kugel vivait en concubinage avec E. Armand. Emilie Lamotte a écrit un très beau texte où elle explique que la constance en amour est chose impossible : «  tout le monde est inconstant. La fidélité n’est pas dans la nature. J’entends parfois raconter que les oiseaux nous donnent l’exemple de la fidélité. Je rigole !  ».
    En quête constante d’invention de nouveaux rapports microsociaux, ces expériences qui durent peu (dans les textes) mais qui donnent certainement une autre image des milieux anarchistes d’alors : des femmes, des enfants habituellement absents des visions des partis et autres syndicats...

     

    #3_ Travail libre et vie simple

     

    Plutôt une hutte, un verre d’eau et une poignée de châtaignes que la besogne en commun avec qui ne lui plaît pas.  [38]

     

    Beaucoup d’anarchistes rencontrent des difficultés à trouver ou même à garder un emploi du fait de leurs opinions politiques quand ce n’est pas eux qui le refusent. Le milieu libre est alors «  un centre d’activité d’où il est possible de rayonner sans craindre de risquer le chômage ou le renvoi  » [39]. Pour ce qui est des femmes, d’après le Code civil, elles doivent demander l’accord de leur mari pour exercer une profession, et ce jusqu’à la veille de la Seconde Guerre. Ainsi, Pierre Nada, présentant le projet de la Pie, écrit : «  Un des côtés les plus intéressants de notre tentative serait de procurer de l’occupation aux femmes, de faire en sorte que toutes restent à la colonie. Le meilleur moyen d’assurer l’indépendance de la femme, c’est de lui donner les moyens de se suffire à elle-même, de gagner sa vie. A la colonie, nous ferons tout notre possible pour rendre les femmes indépendantes et développer chez elles un esprit personnel. Pour arriver à ces fins, nous avons l’intention de monter un atelier où toutes auraient du travail  » [40]. On le sait bien, les femmes ont toujours travaillé mais ce qui leur a longtemps manqué c’est une indépendance économique. Ce n’est sans doute pas un hasard si parmi les anarchistes, comme parmi les féministes de l’époque, on trouve des institutrices (Emilie Lamotte, les sœurs Mahé et d’autres...).
    La reprise individuelle, la réalisation de fausse monnaie permettent aussi, parfois, d’avoir quelques subsides. Difficile de dire dans quelle mesure ces pratiques étaient répandues. On peut quand même supposer qu’elles n’étaient pas négligeables : condamnations de plusieurs camarades (Armand, Lorulot par exemple), soupçons de la police ou encore critiques de certains « chefs anarchistes » comme Jean Grave.
    On cherche ainsi à s’émanciper du salariat comme du patriarcat (sans le nom). Du moins en théorie bien sûr. «  L’effort individuel est libre, les nécessités présentes le déterminent suivant la force, l’énergie, la santé, la bonté, le développement de chacun. Chaque ménagère va au saloir, aux pommes de terres, au fruitier, puise au pot, au tas, fait sa soupe et son plat à sa guise, librement et délibérément. Sous bois et dans la plaine, dans le hangar, les anarchistes de Vaux oeuvrent en paix sans dieux ni maîtres  » [41]. Rien de très surprenant : l’idée du partage des tâches fait doucement son chemin, la réalité est souvent bien différente. Toutefois, autre endroit, autres mœurs : à St Maur, selon les dires de Butaud, le travail domestique n’est pas attribué spécifiquement à la femme ce qui permet à celle ci de «  se mettre les pieds sous la table, ainsi qu’aux heures des repas  » [42]. Et on remarque dans les milieux libres individualistes un rôle généralement plus actif des femmes dans la propagande : Marie Kügel, Sophia Zaïkowska, Emilie Lamotte ou les sœurs Mahé participent à la fondation des journaux, rédigent brochures et articles pour la presse libertaire et, plus rarement, prennent la parole dans des conférences. A titre d’exemple, le ton de ce rapport de police dont le rédacteur se prend presque de pitié pour Libertad, alors visité en prison : «  Il faut voir, du reste, avec quel dédain (frisant le mépris) Libertad est traité par Anna Mahé. Bien qu’il n’essaie pas trop ses tirades orgueilleuses devant elle, elle l’a vertement remisé deux ou trois fois (...) Cela ne les a pas empêchés de causer sérieusement de l’Anarchie , car si Armandine administre la « Maison », Anna dirige effectivement le journal et la propagande ; c’est elle qui fait ou refait presque tous les articles ; hier, au début de la visite, Anna et Libertad se sont isolés un instant et elle l’a informé de ce qu’elle allait faire. On voyait bien qu’elle ne lui demandait pas son avis et se bornait à le renseigner ; il l’approuvait, sans plus  » [43].
    Seulement, si le travail est libre, le milieu libre demande bien plus d’effort qu’il n’y paraît... Mais, «  la joie des camarades c’est de sentir qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes le bien-être qui vient, qu’ils s’évadent du patronat et du salariat, tout étant à tous parce que tous y contribuent. Le travail n’est plus pénible quand on en conquiert soi-même les résultats...  » [44] Et d’autres pratiques interviennent pour satisfaire à ce principe, ils inventent de nouveaux modes de vie qui, de manière surprenante, s’en prennent déjà à une « société de consommation » qui émerge à peine, du moins chez les ouvriers. L’existence et la liberté sont confrontés aux besoins et aux biens : on privilégie les premières au détriment des seconds, et ce dans chaque détail matériel, la nourriture, l’habillement ou l’enfantement... La volonté et le sentiment de liberté font fi des besoins matériels : «  Et que l’on ne vienne pas crier à l’esclavage, à la vie médiocre, l’on est esclave que de ses besoins et en les réduisant, on s’affranchit d’autant  » [45] ! On retrouve là l’idée de vie simple défendue par quelques naturiens, même si, pour les milieux libristes, elle n’est qu’un volet de l’émancipation individuelle et ensuite collective. Ainsi, Henry Zisly défendit toute sa vie cette définition du naturisme libertaire : «  il faut que l’individu pour être réellement libre et indépendant, suffise lui-même à ses besoins. Et l’expérience démontre incontestablement que l’on peut soi-même se suffire en se limitant aux seuls besoins naturels  » [46].
    Il en est ainsi pour le régime alimentaire, largement végétarien, voire végétalien, ce qui correspond également à ce que la réalité économique permettait aux membres des milieux libres de consommer. A une discussion sur l’alimentation dans une réunion d’un groupe anarchiste individualiste, «  un assistant a donné une formule pour la préparation d’un aliment complet composé de farine de maïs et d’avoine, de cacao et de phosphate de chaux. D’après lui, un repas ne reviendrait guère qu’à 0,25 francs et en se contentant de cette alimentation, l’ouvrier pourrait se libérer des bagnes patronaux  » [47].. L’alcoolisme est aussi un fléau dont il faut se débarrasser, perçu comme une manoeuvre efficace du patronat pour affaiblir l’ouvrier, qui, plutôt que la révolte, choisit le cabaret. «  Il faut avoir le courage de le dire, celui qui se laisse envahir par la pieuvre l’alcool est un homme à la mer, un anarchiste de moins. Il a cessé d’être libertaire le jour où lui, le négateur de toute autorité, il s’est livré sans résistance comme sans réserve à celle du poison que les bourgeois nous versent avec une satisfaction non dissimulée  » [48]. Enfin, le tabac : «  J’ai été fumeur, j’en ai consommé quarante à cinquante centimes par jour ; je cessais de boire et de fumer en même temps. (...) les fumeurs veulent combattre l’Etat, par la gueule (...) ils lui fournissent le plus gros et le plus clair de ses revenus  » [49] raconte l’un des colons de Rize, près de Lyon.
    La réduction des besoins ne se limite pas à l’alimentation, il concerne également l’habillement. Cheveux longs et têtes nues chez les hommes, tuniques larges et sandales chez les femmes. Les rapports de police témoignent du rejet de la mode ou des vêtements de : «  toute la bande hommes et femmes de la rue de la Barre, les chevelus, les « sans chapeaux », les porteurs de sandales de moines, malpropres, débraillés, sans faux-cols...  » [50].
    Enfin, la propagande néo-malthusienne rentre aussi, en quelque sorte dans cette recherche de vie plus simple : «  tout milieu de vie en commun, où les naissances sont limitées, (...) a de grandes chances de durer plus longtemps  » [51]. Le milieu libre est donc un refus radical à toutes les dimensions de cette nouvelle exploitation qui s’insère jusque dans la vie privée. L’étude des besoins sert à maîtriser une consommation qui ne soit pas simple récupération de cette force de travail mais autre manière de vivre. La recherche d’une autre sexualité s’oppose à une sexualité dite normale et qui est reproduction de la force de travail.

     

    Propagande et liens avec la société bourgeoise

    #1_ Propagande et mode de vie

     

    Les Milieux libres ne manquent de susciter des réactions des « orthodoxes » du mouvement. En 1877 la Fédération jurassienne avait déjà déclaré : «  Le congrès jurassien considère les colonies communistes comme incapables de généraliser leur action, étant donné le milieu dans lequel elles se meuvent, et par suite de réaliser la révolution sociale : comme action de propagande, le fait de ces colonies communistes n’a pas d’importance à cause des échecs qu’elles sont trop souvent sujettes à subir dans la société actuelle, et reste inconnu des masses tout comme les nombreux essais de ce genre déjà faits à d’autres époques. Le congrès n’approuve donc pas ces expériences qui peuvent éloigner de l’action révolutionnaire les meilleurs éléments  » [52]. Elisée Reclus qualifie les « innovateurs de la société de communisme pratique » de « séparatistes » [53]. Kropotkine, Jean Grave, tous sont réticents. Les condamnations du reste du mouvement sont unanimes : perte pour la propagande et la révolution, adaptation à la société bourgeoise.
    Pourtant, dans les Ardennes, à Aiglemont, «  Si notre vie a des heures paisibles, elle a souvent et c’est ce qui la rend si bonne à vivre, de fortes heures de lutte. Il ne faudrait pas croire que la constitution d’un milieu libre indique chez ses participants l’intention de s’évader de la Société pour manger tranquillement la soupe aux choux au coin d’un bois. Il ne constitue pas non plus un moyen infaillible d’amener la révolution ; Il permet simplement à des hommes d’intensifier la propagande dont ils sont capables, de la faire avec une liberté d’allures qu’ils n’ont pas dans la Société actuelle et chaque fois qu’une injustice est commise, qu’une révolte les appelle, ils n’ont pas, grâce au milieu libre, le souci de ce qu’ils laissent derrière eux. Il en résulte une puissance d’activité et de propagande qu’on ne saurait acquérir dans aucun autre milieu et par l’isolement voulu un puissant moyen d’éducation  » [54].
    On rencontre au milieu libre la propagande tout à fait traditionnelle : presse, édition de brochures, tracts, affiches, cartes postales. Pas un milieu libre ne s’imagine sans imprimerie, sans bibliothèque. On fait également des conférences dans toute la région. On accueille visiteurs, hôtes de passage ou simples curieux. Victor Serge raconte, dans ses mémoires, sa visite dans cette «  Arcadie  » : «  Nous arrivâmes par des sentiers ensoleillés devant une haie, puis à un portillon...Bourdonnement des abeilles, chaleur dorée, dix-huitième année, seuil de l’anarchie ! Une table était là en plein air, chargée de tracts et de brochures. Le Manuel du Soldat de la C.G.T., L’Immoralité du Mariage, La Société Nouvelle, Procréation Consciente, Le Crime d’obéir, Discours du citoyen A. Briand sur la Grève générale. Ces voix vivaient...Une soucoupe, de la menue monnaie dedans, un papier : « Prenez ce que vous voulez, mettez ce que vous pouvez ». Bouleversante trouvaille ! (...) Les sous abandonnés par l’anarchie à la face du ciel nous émerveillèrent. On suivait un bout de chemin et l’on arrivait à une maisonnette blanche sous les feuillages. « Fais ce que veux », au dessus de la porte, ouverte à tout venant  » [55]. En train ou à vélo, les visiteurs viennent donc passer leur journée de repos, respirer le bon air de la campagne, écouter causeurs divers et chansonniers. Les milieux libres deviennent, pour un temps, des lieux pratiques de réunion.

     

    Parfois, les milieux de vie libre sont liés à d’autres modes d’action : Garnier, Caillemin, les frères Rimbault, tous ceux qui entourent Bonnot ont vécu dans des milieux de vie libre poussés ensuite à la violence par la même « impatience révolutionnaire ». Ils sont lassés d’attendre le « Grand Soir », d’écouter les discours messianiques qui l’annoncent depuis plusieurs décennies. Ils sont déçus par les masses ouvrières, inertes et les exaltations ouvriéristes des révolutionnaires. On trouve le même refus de se laisser déterminer par les conditions objectives : dans un cas, on prend les armes et dans l’autre on décide de changer tout de suite la vie. «  Il ne faut pas d’évadés par faiblesse et incapacité, il ne nous faut que des évadés par révolte  » [56], rappelle Fortuné Henry. Plutôt que d’attendre calmement le grand soir, autant vivre sa révolte au quotidien. L’individu doit se réapproprier jour après jour ses potentialités révolutionnaires et ne pas se confiner au mode de vie imposé par la société bourgeoise.
    Ces précaires du début du XXème siècle frayent leur propre voie entre le refus d’une assignation sans perspective au monde du travail et la révolte contre un monde bourgeois qu’ils exècrent. Mieux vaut la précarité qu’une vie vouée à la servitude en attendant la Révolution. Lorulot l’affirme lui-même : «  L’individualisme n’est, ni le bourgeois raté [contrairement à ce que prétendent leurs détracteurs], ni l’ouvrier ambitieux -c’est un homme libre : il combat les maîtres et il fustige les esclaves  » [57]. A la manière des cyniques grecs, les anarchistes font alors propagande en faisant œuvre d’émancipation sur leur propre personne et ils s’attaquent continuellement aux micro-pouvoirs qui s’expriment à travers l’éducation, la sexualité, le travail ou la consommation.

     

    #2_ Les milieux libres et leur voisinage

     

    Dépassant les débrouilles individuelles, les milieux de vie libre sont des lieux de pratique et de recherche de stratégies collectives. Et donc constamment en confrontation avec leur environnement. On retrouve dans les brochures éditées par les milieux libres le récit romancé de la rencontre avec leur nouveau voisinage : l’affrontement avec l’autorité bien sûr, mais surtout, l’étonnement de la population, qui, au lieu d’un repère de brigands, découvre des individus le coeur sur la main. «  Déjà des gens viennent jusqu’à la colonie, posant des questions, se renseignant. Ils s’en retournent munis de brochures et étonnés de nos théories inconnues pour eux  » [58] raconte Lorulot. Avec l’anarchie c’est tout le quartier qui s’anime : on inaugure les réunions en plein air, rue de la Barre, en plein Montmartre, parfois même avec un orateur presque nu. Et le dimanche, on organise des bals dans la rue. Libertad devient «  le roi du quartier  » [59]. Ce qui ne manque pas, à l’occasion, de susciter des affrontements avec les forces de l’ordre, mais qui attire également tous les gens du coin.
    Bien sûr les réactions ne sont pas toujours favorables, ainsi, à Saint-Germain, «  Lorsque ses compagnons venaient de Paris le dimanche, c’est Goldsky qui se mettait à leur tête pour manifester en traversant la ville, chantant des chansons anarchistes et distribuant des journaux ou des brochures, les manifestations produisaient le plus mauvais effet sur la population qui s’en effrayait  » [60]. A Aiglemont également, on rencontre deux types de comportements face à la colonie. Alors que le milieu libre est conçu comme un moyen de propagande locale dirigée vers les paysans, «  Le paysan ne comprend pas l’anarchiste vitupérant à la tribune contre l’autorité. Mais il comprend l’anarchiste prenant la pioche et fertilisant un sol ingrat et il est frappé par le spectacle de gens heureux que nous lui donnons  » [61], c’est surtout la population ouvrière en conflits souvent violents avec le patronat, qui rend visite aux colons, dont elle partage les idées de lutte et d’émancipation.
    Quoi qu’il en soit l’implantation des anarchistes en ville, en banlieue ou à la campagne ne laisse guère indifférent et les réactions parfois brutales laissent à penser qu’ils ne s’accommodent pas tant que ça à la société bourgeoise, pas plus qu’ils ne la fuient. Perquisitions, conflits avec les forces de l’ordre ainsi qu’avec les municipalités en place, comme le montre l’exemple de Saint Maur : «  Dans le voisinage du Milieu libre des hostilités se manifestent, (...) cela semble incompréhensible, car les colons ne gênent personne. Comme ils sont connus, s’ils vont faire un achat quelconque chez les boutiquiers, on cherche à leur faire payer davantage, et la ville, qui a contribué à l’élection du député socialiste Thomas, a déjà songé à les expulser  » [62].
    A Aiglemont, le milieu libre aide même à la renaissance des organisations syndicales qui, après l’apogée de La Fédération des travailleurs socialistes des Ardennes de l’époque de J. B. Clément, s’étaient discréditées par leurs liens avec le parti socialiste. Grâce au journal Le Cubilot , la colonie va pouvoir jouer un rôle fédérateur, organiser des meetings de propagande, redonner un contenu idéologique aux syndicats : «  A part quelques uns, les autres prennent la direction des syndicats à tendance anarchiste, tendance que leur imprima F. Henry  » [63]. Et lorsque cesse la parution du Cubilot , les syndicats perdent leur tribune d’expression. Avec le départ de Fortuné Henry, l’Union des syndicats est considérablement affaiblie. Il faudra attendre 1911 pour que se reconstitue une nouvelle C.G.T. dans les Ardennes.
    Ces exemples montrent bien que les milieux libres poursuivent en général la propagande et ont au niveau local un rôle et une activité qu’on leur connaît rarement. Laissant parfois même des traces un siècle plus tard...

     

    L’Essai d’Aiglemont fait aujourd’hui partie intégrante de l’histoire locale. En particulier, un ouvrage qui contribua sans doute fortement à former l’image actuelle de la colonie, écrit dans les années 1970 : Gesly, « Terre Maudite » . Le quatrième de couverture en dit déjà long : «  sur une quinzaine d’hectares de la forêt de Gesly, il s’est passé plusieurs drames au cours des siècles  » [64]...Et n’est pas démenti par le récit fait sur le milieu libre : «  La nature reprend son droit sur ce qui fut un « Essai » de gens plus ou moins recommandables, d’origine plus que douteuse, mais qui doit rester plus qu’une image dans le passé historique de notre région, de ma région  ». Et l’on y découvre des liens entre l’Essai et la Bande à Bonnot : «  On sait que la bande avait préparé avec Mounier, de Gély, une attaque dans la région d’Alès  ». «  C’était la Bande à Bonnot qui descendait au Petit-sabot  », une auberge située à proximité de la clairière, me confirme une personne du village dont le père vivait aussi à Aiglemont du temps de l’Essai.

     

    L’éphémère de l’expérience assure et affirme une altérité radicale par rapport à un comportement normatif et/ou dominant. Ronald Creagh le rappelle lui aussi «  Une communauté qui s’éternise abandonne l’utopie pour se clôturer dans le mythe. L’utopie vécue libertaire doit donc sans cesse briser cet enfermement ; son caractère éphémère, son instabilité préservent son essence révolutionnaire qui est de briser l’unidirectionnalité de l’action collective et de transgresser les mécanismes réducteurs de la complexité de l’univers  » [65]. Le milieu libre est un moment, une expérience dans la vie d’individus qui ne veulent pas être assignés à une identité, à un rôle déterminé par l’environnement social et économique. Ce sont des individus qui ne veulent pas se laisser mener par des conditions objectives, qui n’attendent pas demain pour que le monde change pas plus qu’ils ne l’attendent des autres. Ils sont marqués par le refus radical d’une vie assignée au travail, à la consommation, à la reproduction, etc. Et quoique individualistes, constamment à la recherche d’une émancipation collective.

     

    « La vie vécue comme expérience ne se soucie pas de la défaite ou du volume des résultats obtenus. Elle ne s’en inquiète pas plus que de la victoire. (...) Une seule chose est capable de l’émouvoir : le sentiment qu’elle pourrait être vécue inutilement ou sans profit »  [66].

     

    Bibliographie

    > Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux Etats-Unis , Paris, Payot, 1983.
    > Marie-Josèphe Dhavernas, Les anarchistes individualistes devant la société de la Belle Epoque, 1895-1914 , Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris X, 1981.
    > E. Armand. Sa vie, sa pensée, son oeuvre , La Ruche ouvrière, Paris, 1964.
    > Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi , Lyon, Atelier de création libertaire, 2001.
    > Roland Lewin, Sébastien Faure et « La Ruche » ou l’éducation libertaire, La Botellerie, 1988.
    > Gaetano Manfredonia, L’individualisme anarchiste en France (1880-1914) , Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris : I.E.P., 1984.
    > Georges Narrat, Milieux libres, quelques essais contemporains de vie communiste en France , Alcan, Paris, 1908.
    > Francis Ronsin, La grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France. 19e-20e siècles , Aubier, 1980

     

    Presse
    L’anarchie (1905-1914), L’En-dehors (1922-1939), L’Ere Nouvelle (1901-1911), Le Libertaire (1903-1910),Le Réveil de l’Esclave (1902), L’Unique (1945-1956), Le Végétalien, La Vie anarchiste (1911-1913).

     

    Brochures
    > E. Armand, Milieux de vie commun et « colonies » , Editions de l’En-Dehors, Paris et Orléans, 1931.
    > E. Armand, La Vie comme expérience , Supplément à l’En-Dehors, mensuel, mi mars 1934, n°280.
    > André Mounier, En communisme , Publications périodiques de la Colonie communiste d’Aiglemont, Avril 1906, n° 3.
    > Alfred Naquet et André Lorulot, Le Socialisme marxiste, l’Individualisme anarchiste et la Révolution , Paris, La Société Nouvelle, 1911.

     

    Archives nationales (AN) : F7 13055 et F7 12723 (Surveillance groupes anarchistes)

     

    Archives de la préfecture de police (PPo) :
    BA 928 (dossier de Libertad),
    BA 1498 (« menées anarchistes » 1902-1906), BA 1499 (« menées anarchistes » 1907-1914)

     

    Chronologie

    Milieux libres en France : projets et réalisations (1890-1914)

     

    1892-93
    « La Commune anarchiste » de Montreuil (novembre à janvier) une des premières tentatives de services réciproques volontaires

     

    1896
    Des compagnons lancent un appel pour la création d’une « Société anarchiste expérimentale », La Sociale , n°45

     

    1898
    Des compagnons se réunissent le 3 juillet et décident de créer une « Colonie libre de solidarité fraternelle » à Méry-sur-Oise sur un terrain de 50 hectares appartenant à la Ville de Paris, Le Père Peinard , n°102

     

    1899
    - Un étudiant en pharmacie d’Angers développe dans Les Temps nouveaux , n°37, un projet de vie communiste libertaire à réaliser dans deux ans.
    - Projet de la colonie de St Symphonien d’Ozon, Isère, avec Butaud

     

    1902-07
    « Milieu libre de Vaux » , Aisne, fondé par Butaud et Zaïkowska.

     

    1903-1909
    « Essai d’Aiglemont » , Ardennes, 14 personnes, créé par Fortuné Henry

     

    1904
    - Projet « Milieu Libre de Provence », (communiqués de septembre à août 1904).
    - « Hautes Rivières », Ardennes, 2 mois, 4 hommes, commerçants nantais, volonté initiale de s’installer à Aiglemont, désaccord avec Fortuné Henry, décision de fonder leur propre colonie un peu plus loin.

     

    1905
    « Gisly » près Amiens, Somme, 5 ou 6 colons, communiste libertaire

     

    1906
    « Colonie anarchiste de Ciorfoli », Corse

     

    1906-1908
    « Colonie libertaire de St-Germain-en-Laye », avec Lorulot et Lamotte

     

    1907
    (juin à août) « Colonie de La Rize », Rhône

     

    1908-1911
    « Phalanstère du Clos-des-Brunes », banlieue limogeoise, créé par Baile et Darsouze

     

    1910-1912
    « Pavillons sous Bois », Seine, colonie communiste-libertaire avec les frères Rimbault et Garnier

     

    1911-51
    « Milieu libre de Bascon », Aisne, devenant dans l’après guerre « école végétalienne », créé par Butaud et Zaïkowska

     

    1912
    Colonie de Communiste pratique : Le Libertaire , « Un groupe de copains vient de se former sous ce titre. Ce groupe a pour but de faire du communisme pratique ». Rendez-vous dans la Bataille syndicaliste le 12 décembre puis le 11 janvier 1914 « pour se rendre au terrain à Epinay-sur-Orge »

     

    1913-1914
    « Milieu libre de La Pie » , St Maur, Seine, créé par Butaud et Zaïkowska

     

    1913
    - un projet à Boulogne doit être examiné
    - à Saint-Ouen, le camarade Dutheil a trouvé à louer de vastes locaux
    - dans le 20e arrondissement, Louis Roger veut fonder une « colonie d’éducation et d’action communistes », appelée « Le Nid »

     

    Milieux de vie libre (1900-1914)

     

    1904-1917
    « La Ruche. Œuvre de solidarité et d’éducation, fondée et dirigée par Sébastien Faure », Rambouillet

     

    1905-1914
    Locaux de l’anarchie , à Paris surnommés le « Nid rouge », ensuite à Romainville

     

    1903-1908
    Châtelaillon, Charente-Inférieure « Plage libertaire »

     

    1912
    Choisy-le-Roi, « colonie anarchiste » qui vit avec les subsides de Fromentin, « milliardaire rouge », qui a construit des pavillons libertaires au nom des « apôtres anarchistes ». Egalement appelé le « Nid rouge ». C’est là, au garage de Dubois, que fut arrêté Bonnot.

    Shalazz

     


    [1] « En marche vers la Colonie libertaire », Le Réveil de l’Esclave , novembre 1902, n° 4

    [2] Georges Fontenis, L’Autre communisme : histoire subversive du mouvement libertaire , cité par Gaetano Manfredonia, « Unité et diversité de l’anarchisme : un essai de bilan historique », L’Anarchisme a-t-il un avenir ? , Lyon, ACL, 2001, p. 16

    [3] Témoignage de Pierre Valentin Berthier

    [4] Fortuné Henry, « L’Essai, Communisme expérimental », Le Libertaire , 29 août au 5 septembre 1903, n°43

    [5] Mauricius, « Les Précurseurs. Le Fourièrisme », l’anarchie , 3 octobre 1907, n°130

    [6] Félix Malterre, « Colonies communistes », Le Libertaire , 31 mars au 6 avril 1907, n°21

    [7] Michel Antony, « Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes », http://artic.ac-besancon.fr/histoir..., p. 6

    [8] Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi , Lyon, Atelier de création libertaire, 2001, 121 p.

    [9] La Révolte , 4-10 mars 1893, n°25

    [10] Rapport sur le mouvement anarchiste, octobre 1913, AN F7 13055

    [11] Sophia Zaïkowska, « Vie et mort de G. Butaud (1869-1926) », Le Végétalien , avril à novembre 1926, n°3-4-5

    [12] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », Le Temps , 11 juin 1905

    [13] Dominique Petit, « Des anarchistes précurseurs de l’écologie : les Naturiens », Le Monde Libertaire , 25 avril 1996, n°1040

    [14] « La Clairière en action. Fiction théâtrale et réalité. Une colonie libertaire à Aiglemont », La Vie illustrée , 26 mars 1909, n°545

    [15] Plaques de béton armé, mêlé de fibres d’amiante

    [16] « Une aventure communiste », Le Peuple Ardennais , 12 mars 1909

    [17] Fortuné Henry, « La Colonie d’Aiglemont », Le Libertaire , 24 mars 1907, n°21

    [18] « Une aventure communiste », Le Peuple Ardennais , 12 mars 1909

    [19] André Lorulot, Une expérience communiste : la colonie libertaire de Saint Germain , éditions de la colonie libertaire de Saint Germain en Laye, août 1908, p. 21

    [20] « Chiquenaudes et Croquignoles », l’anarchie , 4 avril 1907, n°104

    [21] Albert Libertad, « Villégiature anarchiste », l’anarchie , 21 juin 1906, n°63

    [22] Anna Mahé, « Les Amis Libres », l’anarchie , 11 juillet 1907, n°118

    [23] Rapport de police, 18 août 1905, AN F7 12723

    [24] S. Zaïkowska, « Valeur de la philosophie », La Vie anarchiste , 15 août 1912, n°3

    [25] Nathalie Brémand, Paul Robin, de l’éducation intégrale à l’orphelinat de Cempuis, 1880-1894 , Paris, Editions du Monde Libertaire, 1992

    [26] Sébastien Faure, « Dans quel but et comment j’ai fondé la Ruche », Bulletin de « La Ruche » , 25 mars 1914, n°2

    [27] Anna Mahé, « Hijiène du cerveau. La Mère, Educatrice », l’anarchie , 10 janvier 1907, n°92 (écrit en ortografe simplifiée)

    [28] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », Le Temps , 11 juin 1905

    [29] Gaetano Manfredonia, L’individualisme anarchiste en France (1880-1914) , Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris : I.E.P., 1984, « Introduction »

    [30] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », op. cit.

    [31] E. Armand, Milieux de vie commun et “colonies” , Editions de l’En Dehors , Paris et Orléans, 1931

    [32] « La colonie de Vaux au jour le jour », L’Ere Nouvelle , janvier février 1904, n°27

    [33] Rapport de Foureur du 9 mai 1902, PPo BA 1498

    [34] André Lorulot, « Le problème sexuel et le communisme expérimental », Le Libertaire , 1907, n°47

    [35] André Mounier, En communisme , Publications périodiques de la Colonie communiste d’Aiglemont, Avril 1906, n° 3, p. 24

    [36] Sophia Zaïkowska, « Le féminisme », dans « Communautés, naturiens, végétariens, végétaliens, crudivégétariens dans le mouvement anarchiste français », supplément à Invariance , Nexon, n°9, 1994., p. 158

    [37] Sophia Zaïkowska, « Vie et mort de G. Butaud (1869-1926) », Le Végétalien , avril à novembre 1926, n°3-4-5

    [38] E. Armand, cité par Henri Zisly, « Mouvement naturien et néo-naturien », La Vie naturelle , décembre 1911, n°5, in Invariance, op. cit., p. 141

    [39] E. Armand, « Des entreprises communistes extra-européennes », l’anarchie , n°70, 9 août 1906

    [40] Pierre Nada, « Actualité », La Vie anarchiste , 1er mars 1913, n°12

    [41] « Compte Rendu de l’année 1904 » cité par G.Narrat, Milieux libres, quelques essais contemporains de vie communiste en France , Alcan, Paris, 1908

    [42] G. Butaud, « Vers l’affranchissement de la femme », La Vie anarchiste , 5 mai 1913, n°3, reproduit dans supplément à Invariance , op.cit., p. 166

    [43] F7 12723, rapport de police, 23 novembre 1907

    [44] Lettre de Jourdain sur Aiglemont, Le Libertaire , 17 au 24 septembre 1904

    [45] R. Paquet, « Les deux méthodes », La Vie Anarchiste , Saint-Maur, 15 mai 1914, n°24, 3ème Année

    [46] « Henri Zisly », Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français, 1871-1914

    [47] Rapport de police de Petit, 30 avril 1912, PPo BA 1499

    [48] Fortuné Henry « L’ALCOOL », Le Libertaire , Du 17 au 21 juin 1904

    [49] A. Lévêque, « Bulletin communiste. Tentative communiste de la Rize », Le Libertaire , 11 août 1907, n°41

    [50] Rapport du 14 octobre 1907, F7 12723

    [51] E. Armand, « Les « Colonies » communistes », op.cit.].

    Toutes ces réflexions pour faire de soi un « être conscient », vivant différemment ses rapports aux autres parce que libérée de l’oppression du travail et des faux besoins s’insère dans un contexte un peu particulier. Comme le raconte Gérard Noiriel, à la Belle Epoque, «  L’image de l’ouvrier pris en charge par l’entreprise, « du berceau à la tombe », commence à devenir réalité, renforçant la stabilité et la reproduction de la main-d’œuvre notamment grâce au système d’enseignement, de la crèche à l’école professionnelle « branchée » sur l’usine, et à une politique encourageant la famille  »[[Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle , Seuil, 1986

    [52] Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi , op.cit., p. 20

    [53] Rapport de police du 10 novembre 1910, AN BA 1498

    [54] André Mounier, En Communisme , op.cit., p. 27

    [55] Victor Serge, « Monde sans évasion possible... », Mémoires d’un révolutionnaire , Paris, Seuil, 1951

    [56] Fortuné Henry, « L’Essai. Communisme expérimental », Le Libertaire , 13 septembre 1903

    [57] Alfred Naquet et André Lorulot, Le Socialisme marxiste, l’Individualisme anarchiste et la Révolution , Paris, La Société Nouvelle, 1911

    [58] Emilie Lamotte, « Action féconde », Le Libertaire , Du 4 au 11 novembre 1906

    [59] Rapport de Foureur, 18 juin 1907, PPo BA 928

    [60] Rapport sur Goldsky du 3 juin 1907, Archives départementales Seine et Oise, 4 M 2/30

    [61] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », op. cit.

    [62] « Un dimanche au « Milieu libre » de St-Maur », Les Réfractaires , avril-mai 1914, reproduit dans L’Unique , juillet-août 1948

    [63] Dominique Petit, Déshérités de Nouzon, Syndicalistes Révolutionnaires et autres Anarchistes , Bogny-sur-Meuse, Publications de la Question Sociale, juin 1996, n°4

    [64] Jean-Pol Cordier, Gesly, « Terre Maudite » , Editions Sopaic, 1976

    [65] Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux Etats-Unis , Paris, Payot, 1983, p. 22

    [66] E. Armand, La Vie comme expérience , Supplément à L’En Dehors, mensuel, mi mars 1934, n°280


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  • Préface

    Au seuil de cet ouvrage d'André Lorulot (André Roulot de son vrai nom, 1885-1963), une question peut se poser. Pourquoi l'avoir réédité ? En 2004, qu'a-t-on à faire de Dieu ou plutôt de la démonstration de son inexistence ? De surcroît, André Lorulot a surtout été libertaire dans sa jeunesse avant, comme tant d'autres, de se laisser séduire par les sirènes du bolchevisme... et de finir sa vie comme président de la Libre Pensée ! N'y a-t-il donc pas d'autres ouvrages, qui seraient plus prioritaires à être publiés, ayant le mérite d'avoir été écrits par des anarchistes plus conséquents ? Eh bien non. Du moins, nous ne le pensons pas.

    Ce combat là a toujours autant d'importance. Et peut-être même davantage qu'il n'en avait à l'époque où Lorulot écrivait !

    Mais nous ne sommes ni des staliniens ni des fascistes. Notre anticléricalisme est (et doit être !) libéral, comme le rappelait Camillo Berneri dans son article Anticléricalisme libertaire (in Guerre de classes en Espagne) ! Nous savons bien que l'important n'est pas la croyance en tant que telle, quelque aberrante qu'elle puisse être (après tout, si d'aucuns veulent se balader en robes safran, en agitant des grelots, ou vénérer l'oignon, le poireau ou le chou-rave, c'est leur problème...). L'essentiel est ailleurs, dans l'instrumentalisation politique et idéologique qui en est faite. Derrière les religions, que ces dernières prennent ou non une forme institutionnelle, hiérarchique et pyramidale, il y a toujours avant tout une multitude d'intérêts matériels et idéologiques (stratégiques, économiques, politiques...) qui peuvent d'ailleurs être parfois contradictoires. Bien plus encore que l'opium du peuple, les religions sont la caisse de résonance du pouvoir.

    Et pourtant... Il n'y a encore pas si longtemps on les croyait moribondes. Illusions ! Leur retour a été fulgurant... Les religions traditionnelles ont retrouvé une nouvelle jeunesse, sans même parler des sectes et de la déferlante des irrationalités en tout genre (astrologie etc.). Les raisons en sont multiples mais l'une d'elles nous semble plus particulièrement fondamentale... et faisant le jeu des fondamentalismes. Le nouveau découpage idéologique du monde ne pouvant plus se faire entre l'ouest et l'est, le capitalisme a (ré)inventé le choc des civilisations. Idée géniale ! Grâce à elle, il n'y a plus d'impérialisme sioniste et américain, il n'y a plus de conflits d'intérêts divergents entre les différentes factions du monde arabe, il n'y a plus de problème palestinien, plus de résistance irakienne, plus de.... plus de... Il y a les cultures, c'est-à-dire les religions !

    Le monde devient ainsi d'une simplicité... biblique. D'un côté il y a l'Islam, de l'autre le monde judéo-chrétien. Et nous voici revenus au temps des croisades ! Aux États-Unis, le sous-secrétaire adjoint à la défense, pour le renseignement, le général William G. Boykin a ainsi eu cette phrase remarquable «(...) nous sommes une nation chrétienne, parce que nos fondations et nos racines sont judéo-chrétiennes. Et l'ennemi est un type qui s'appelle Satan». Pas mal non ? Il n'est bien évidemment pas indifférent que ce soit un universitaire anglo-saxon (Bernard Lewis, proche des néo-conservateurs de l'administration Bush) qui ait inventé cette dangereuse ânerie qu'est «le choc des civilisations» mais il ne faut pas se leurrer : c'était dans l'air du temps. Les imbéciles, des deux côtés, n'attendaient que ça. Ils se sont donc engouffrés dans ce cliché d'un autre âge. Toutes les frustrations, qu'ont vécu les Arabes depuis des décennies, n'ont fait que renforcer un tel phénomène.

    Ces frustrations, l'Islam (dans sa mouvance radicale) avait déjà su en profiter, depuis des années, pour poser ses pions. Il n'y avait plus qu'à commencer la partie... au nom d'Allah et de l'hidjab. Échec aux dames ! Du côté catho, Jean-Paul II a su, avec une rare intelligence, poser également ses pions depuis des années. Avec suffisamment de finesse pour passer même auprès de certains pour un pape progressiste... alors que ses références ultimes (et ses amitiés intimes...) vont à l'Opus Dei ! Alors que l'on connaît ses positions hyper réactionnaires sur le féminisme et l'homosexualité ! Alors qu'il ne rate pas une occasion de renforcer les pires superstitions de l'église catholique, de Fatima à la petite Bernadette ! Plus grave, il est désormais suivi sur ce terrain sans aucune retenue par les médias. On se rappelle la honteuse attitude de la presse française à l'occasion de la récente visite papale à Lourdes. Le conditionnel n'avait même pas été employé à propos des «apparitions» de la Vierge !

    Si l'on ajoute à un tel tableau le poids actuel des groupes de pression ultra catholiques sur la censure (poids qu'on a pu mesurer aussi bien pour des affiches de films et de spectacles, que pour des films, des livres, des tableaux...) et l'extrême générosité des pouvoirs publics à l'égard de l'église, on ne peut que s'inquiéter et donner raison à Lorulot. Ses préoccupations, comme ses analyses, sont toujours d'actualité. Une actualité qui a, malheureusement plus que jamais, le goût du sang !

    Biographie

    LORULOT André
    (Roulot André, Georges, dit).

    Né le 23 octobre 1885 à Paris, VIIème arr. ; mort le 11 mars 1963, villa des Fleurs, à Herblay (Seine-et-Oise) ; propagandiste anarchiste individualiste avant 1914. Libre penseur, ensuite.

    Anarchiste individualiste
    André Roulot était d'origine modeste. Son père, ouvrier lithographe à l'imprimerie Haviland, mourut de saturnisme. Sa mère était ouvrière modiste. De constitution assez chétive, André Roulot fréquenta les écoles de son arr., avenue Bosquet puis avenue de la Motte-Picquet. Très travailleur, il montra de bonnes aptitudes pour l'étude, mais c'est de lecture qu'il était avant tout passionné. Il obtint son certificat d'études primaires.
    A sa sortie de l'école, à quatorze ans, il débuta chez un soldeur de la rue de Turbigo, passa chez un horloger rue des Archives, puis, en 1900, devint commis aux écritures à l'imprimerie Jousset.
    Par réaction sans doute au conformisme d'une enfance trop choyée par une mère toujours inquiète de la santé de son fils, André Roulot, devenu jeune homme, adopta une attitude frondeuse. Le 1er juin 1905, il fut emprisonné pendant huit jours pour avoir sifflé au passage du roi d'Espagne ; il fut alors renvoyé de l'imprimerie où il travaillait et devint comptable à la maison Hachette. Cette même année, ayant fait la connaissance de Libertad, il fondait avec lui L'Anarchie dont le 1er numéro est daté 13 avril 1905.

    Ajourné en 1906, il fut exempté de service en février 1907 pour «affection cardiaque et surdité».
    La vie d'André Roulot, devenu Lorulot, allait désormais être consacrée, jusqu'en 1914, à la propagande anarchiste individualiste.
    En juillet 1906, il quitta la maison Hachette. Avec Ernest Girault et quelques autres, il avait fondé, quelques mois auparavant, une colonie anarchiste communiste à Saint-Germain-en-Laye (Seine-et-Oise). Une de ses premières compagnes, Émilie Lamotte, participa également à la vie de la colonie tout en assistant Lorulot dans ses conférences à travers le pays. L'expérience dura deux années environ jusqu'à l'automne de 1908 : des dissensions entre les participants y mirent fin.

    En quittant la maison Hachette, Lorulot avait définitivement rompu avec un certain mode de vie. Désormais et jusqu'à sa mort, il allait être propagandiste et c'est avec Girault, au cours de tournées de conférences, qu'il se familiarisa avec le «métier». En avril 1907, Lorulot se rendit dans le Nord. Mais le 2 mai, il était arrêté à Denain et inculpé de «provocation au meurtre» ; il fut condamné, le 9 août, par la cour d'assises de Douai, à un an de prison et 100 F d'amende. En raison de la publication d'une brochure l'Idole Patrie et ses conséquences, dont il avait remis le manuscrit avant son arrestation à Broutchoux et que celui-ci publia aussitôt, il fut à nouveau condamné le 16 novembre à 15 mois de prison et 16 F d'amende pour «provocation de militaires à la désobéissance». Il y eut confusion des peines et Lorulot fut libéré conditionnellement de Clairvaux où il était tombé malade, le 7 février suivant.

    Libertad étant mort le 12 novembre 1908, Lorulot prit la «direction» de l'Anarchie (19 septembre 1909-13 juillet 1911) tout en poursuivant ses conférences en France, voire en Algérie et en Suisse. En juillet 1910, l'imprimerie du journal s'installa à Romainville.

    Anarchiste individualiste, Lorulot professait les opinions en cours dans ce milieu : mépris pour les syndicats, simples «boîtes à cotisations», hostilité aux écoles laïques, pépinières de soldats fusilleurs d'ouvriers, les instituteurs étant considérés comme les «flics intellectuels de la classe capitaliste» (L'Anarchie, 2 décembre 1909), négation de la division de la société en classes, affirmation de l'individu et de la légitimité de son développement «intégral».
    En juillet 1911, Lorulot abandonnait la direction de L'Anarchie, tout en poursuivant sa collaboration, et fondait peu après L'idée Libre (n°1, le 1er décembre). Quelques jours plus tard, le 20 décembre, éclatait l'affaire des «bandits tragiques», l'affaire Bonnot, liée au milieu de l'Anarchie à Romainville.

    Lorulot, qui avait rompu, sinon avec le journal, du moins avec ceux qui y fréquentaient, ne fut pas condamné lors de l'épilogue de l'affaire devant la cour d'assises de la Seine en février 1913. Il n'en avait pas moins exalté, en 1906, les actes illégaux «intéressants lorsqu'ils peuvent être faits sérieusement avec des risques minimes et des profits satisfaisants» (L'Anarchie, 25 janvier 1906, souligné par lui). Aussi, et bien qu'il ait estimé que sa responsabilité n'était pas engagé, put-il se demander si lui et ses amis n'avaient pas «quelque responsabilité indirecte, involontaire, dans ces hécatombes» (L'Anarchie, 24 avril 1913). Quoi qu'il en soit, une âpre controverse l'opposa alors à Victor Serge qui proféra contre lui de lourdes accusations. Les pièces du dossier ont été données dans le Mouvement social, n°47, op. cit., on s'y reportera si besoin.

    Dans les années d'après guerre, Lorulot délaissa les milieux anarchistes, et devint le propagandiste attitré de la Libre Pensée.
    Depuis 1912, il vivait avec Jeanne Bélardi, née Giorgis Victorine, Jeanne, ancienne maîtresse de Carouy dont elle avait eut une fille Pierrette. Lorsqu'il mourut, il était secrétaire général de la Fédération nationale des libres penseurs de France et vice-président de l'Union mondiale des libres penseurs. Lorulot fut incinéré le 16 mars 1963 au columbarium du Père-Lachaise.

    Libre penseur2

    André Lorulot, qui avait été avant 1914 un propagandiste anarchiste individualiste, fut après la Première Guerre mondiale un des spécialistes de la propagande anticléricale et un personnage clef de la Libre Pensée.
    En janvier 1915, Lorulot fut arrêté et impliqué avec Léon Prouvost, les époux Donnadieu et Émile Hureau (le véritable auteur du tract intitulé «J'accuse») pour «fabrication de fausse monnaie, injures et diffamations envers l'Armée et propagation de fausses nouvelles». Il fut alors emprisonné au fort Saint-Nicolas à Marseille, puis à Lyon, enfin au Cherche-Midi et à la Santé. ll obtint un non-lieu le 27 juillet 1915 assorti d'une interdiction de séjour à Paris de quatre ans. Ces jours passés en prison lui inspirèrent son livre Méditations et souvenirs d'un prisonnier.

    Réfugié à Lyon puis à Saint-Étienne, il gagna sa vie comme vendeur sur les marchés. ll reprit, en juillet 1917, la publication de L'idée Libre (2e série) dont les premiers numéros (qu'il composa entièrement) furent tirés sur une petite presse à épreuve, dans la cuisine de Madeleine Bouchet, veuve de son ami Léon Bouchet, mort en 1916. «Il fallait quinze jours pour tirer un numéro. Un travail infernal et interminable» (L'idée Libre, n° de juin 1923).
    Lorulot occupa une place à part parmi les anarchistes individualistes : partisan de la Révolution russe, il en vint à défendre l'idée de la nécessité «d'une certaine dictature», conception qu'il ne renia pas même après l'insurrection de Cronstadt.
    En 1920, il fut l'un des principaux animateurs du Réveil de l'Esclavage dont le véritable inspirateur était Manuel Delvaldès, libertaire, objecteur de conscience, réfugié en Angleterre pendant la guerre.

    Mais ce fut surtout son collaborateur et ami Léon Prouvost qui l'orienta vers la propagande antireligieuse dont il se fit, au fil des années, le spécialiste. Désigné comme un de ses héritiers, il reprit en juillet 1921 la publication du journal l'Antireligieux qui devint en 1925 l'Action antireligieuse et en 1928 la Libre pensée. Malheureusement les autres héritiers de Prouvost firent annuler son testament par un tribunal de Draguignan de sorte que Lorulot n'obtint rien du legs de son ami, ni argent, ni bibliothèque et manuscrits qu'il avait laissés et qui furent probablement perdus à tout jamais.

    En août 1921, Lorulot fut nommé au Comité directeur et délégué à la propagande de la Fédération nationale de la Libre pensée dont il devint rapidement un des orateurs les plus prisés. Avec une ardeur infatigable, il ne cessa dès lors de parcourir tous les départements français sans parler de l'Afrique du Nord, de la Belgique, de la Suisse (dont il fut expulsé en 1930 et interdit de séjour l'année suivante). Il organisa des conférences contradictoires (parfois houleuses), affrontant les grands orateurs du mouvement catholique comme l'abbé Viollet, le chanoine Degranges, le professeur Melandre etc... et suscita souvent des attaques violentes de ses adversaires. Ce furent elles qui l'amenèrent à fonder, en novembre 1930, le mensuel satirique la Calotte, illustré par Armangeol (de son vrai nom Armand Mougeol, nancéen, grand mutilé de la Première Guerre mondiale, rallié à la cause pacifiste et anticléricale).

    Parallèlement il se détacha peu à peu des «chapelles» anarchistes qui lui reprochaient sa trop grande admiration pour la révolution bolchevique. En 1922, la publication de son roman Chez les loups ne fit qu'accentuer son détachement. Sa revue, l’Idée Libre refléta particulièrement cette évolution, son caractère éducationiste disparut peu à peu pour s'orienter vers la propagande rationaliste. Cependant Lorulot oscilla toujours entre l'anarchisme et le socialisme. C'est ainsi qu'il collabora dans les années trente à l'Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure et qu'il fit encore, en 1955, des conférences sous l'égide du Monde libertaire.

    Sous l'occupation, Lorulot ne fut pas inquiété bien qu'il ait, en 1939, transformé momentanément La Calotte en un organe de combat : la Vague avec pour sous titre «Contre le nazisme, contre l'antisémitisme et contre toutes les tyrannies». Il publia même, en 1941, avec le visa de la censure une brochure intitulée Les Jésuites. Selon Jean Bossu, Lorulot aurait édité des ouvrages antidatés pour échapper à la censure. ll fit également paraître une revue trimestrielle Faits, gestes et portraits (n° 78, février 1941) en remplacement de sa revue la Documentation antireligieuse qui avait été suspendue en 1939. Il publia enfin de nombreuses brochures dans la série des Publications (mensuelles) de l'Idée libre.

    En 1945, il reprit au grand jour ses activités antireligieuses, devint secrétaire général, puis au congrès de Lyon en août 1958, président de la Fédération nationale des Libres penseurs de France et de la communauté. ll fut également vice-président de l'Union mondiale des Libres penseurs.
    Lorulot mourut brusquement en mars 1963. Ses obsèques eurent lieu au columbarium du Père Lachaise en présence d'une foule considérable de militants. Des discours furent prononcés par Marguerite Perleau en tant qu'amie et au nom du groupe «Chevalier de la Barre», par Lemoine pour l'obédience maçonnique mixte du Droit humain, par le Dr Dumont représentant le Grand Orient de France (bien que Lorulot n'ait jamais appartenu à la franc-maçonnerie), par Maurice Joyeux pour la Fédération anarchiste, par Jean Cotereau pour la Libre Pensée...

    Lorulot avait publie aux éditions de l’Idée Libre des milliers d'articles, rédigé quantité de brochures diverses et édité à profusion des œuvres de libres penseurs. Il avait sans cesse lancé des collections nouvelles.
     
    René Bianco


    AVANT-PROPOS

     
    On est déiste par sentiment ;on devient athée par raisonnement. ANDRÉ LORULOT.

    «Est-il bien utile d'écrire un livre contre l'existence de Dieu ? Alors que tant d'autres problèmes sollicitent la vigilance des hommes d'aujourd'hui ? »

    On me fera cette objection. Je le sais, car on me l'a déjà faite — et fort souvent.
    Je n'ignore pas que notre Monde traverse une période très difficile ; que les pauvres sont encore écrasés par la Misère et par l'Exploitation ; que la Paix est menacée et que l'Avenir de l'Humanité est plus incertain que jamais.
    Et, malgré tout cela, je persiste à consacrer la plus large partie de mon activité à l'action antireligieuse ?
    C'est vrai. Non seulement je l'avoue, mais je proclame que la chose est nécessaire.
    Si les hommes piétinent sur place, au lieu de progresser, c'est, avant tout, parce qu'ils sont encore dominés par les préjugés les plus rétrogrades, parce qu'ils sont plongés dans l'ignorance et la Superstition — facteurs de servitude et de résignation.

    Pour abattre le Capitalisme, la Réaction, la Guerre ; pour instaurer une société meilleure, plus consciente, plus fraternelle et plus libre, il faut éduquer les travailleurs, leurs enfants, leurs femmes, et les arracher à la néfaste autorité des prêtres. Il faut donner aux peuples, la capacité politique et sociale qui leur manque ; les rendre capables de s'émanciper et de prendre en mains la conduite des affaires sociales. Et comment pourraient-ils le faire s'ils continuaient à se laisser berner par les faux démocrates chrétiens, qui s'efforcent hypocritement de prolonger un régime condamné ?...

    Pour que l'Homme s'affirme et se libère, il faut que l'antique chimère de Dieu disparaisse... Il faut que l'on cesse de croire aux miracles, aux Providences, au surnaturel. La méthode scientifique et l'amour de la Raison pourront seuls préparer la venue d'une Démocratie véritable.
    ... Tout jeune, mes yeux se sont ouverts, en dépit de l'éducation religieuse qui m'avait été donnée. J'ai compris qu'il était nécessaire de lutter contre cette imposture et je me suis attaché à affranchir l'esprit de mes frères.
    Au nom d'un Dieu inexistant, on a commis trop de crimes, on a fait couler trop de sang. D'innombrables savants ont été persécutés, torturés, massacrés, ainsi que des penseurs libres, des philosophes...
    Il faut que cela cesse !
    On peut se passer des prêtres, ces parasites et ces tyrans, et des Dieux, ces fantômes engendrés par la peur et la crédulité.
    L'Homme de Demain n'aura plus la moindre sympathie pour les ridicules rêveries d'une humanité primitive et tremblante, ni pour les mensonges effrontés des exploiteurs et des charlatans de tout acabit...
     
    A. L.


    L'Existence de Dieu est-elle évidente et certaine ?

    Puis, un jour, tout ce qui fut vivant sur ce monde,
    S'endormira, glacé, sous un soleil éteint ;
    Tandis que, poursuivant son éternelle ronde,
    La Terre s'en ira vers de nouveaux destins.
    (Les Rubaiyats Modernes.)

    Il y a quelque temps, un petit journal catholique intitulé Je sers (et qui se lance volontiers dans l'apologétique... populaire), reproduisait avec une admiration enthousiaste une boutade attribuée au candide Bernardin de Saint-Pierre.
    Ce philosophe ultra-sentimental aurait, paraît-il, déclaré ceci : «Si je voulais vous prouver l'existence de l'Auteur de la Nature, c'est-à-dire Dieu, je croirais manquer et à vous et à moi ; je me croirais aussi insensé que si je voulais démontrer en plein midi l'existence du Soleil.»
    Bernardin était certainement sincère. La preuve ? Il n'a publié que des œuvres d'imagination ou de philosophie — et très peu de théologie.

    Il ne s'embarrasse pas, comme on vient de le voir, de raisonnements plus ou moins compliqués, de dissertations obscures et interminables. Il se garde bien de suivre l'exemple des nombreux théologiens qui ont accumulé d'énormes volumes sur l'existence de Dieu. Ah ! ces in-folio de grand format, in-octavo, dont les tomes jaunissent lentement sous la poussière des bibliothèques — où nul ne vient jamais les compulser...
    Je crois donc à la sincérité du très naïf Bernardin, mais je ne crois guère à celle de ceux qui s'abritent derrière son témoignage.
    D'abord, parce qu'ils défendent, avant tout, leurs intérêts professionnels. Et je ne connais aucune corporation aussi âpre au gain que celle de ces Messieurs Prêtres.
    Ensuite, parce que le raisonnement dudit Bernardin est pleinement absurde.

    Si l'existence de Dieu était aussi évidente et aussi incontestable qu'il se permettait de l'affirmer, nous n'aurions pas besoin d'entretenir quarante mille curés, rien qu'en France, pour faire la démonstration, aussi laborieuse que quotidienne, de cette expérience...3
    Aucun homme, à moins d'être fou, n'a jamais eu l'idée d'écrire un livre afin de démontrer l'existence du soleil.
    La question n'est pas controversée ! On ne s'est jamais chamaillé pour le Soleil. Ni excommunié, ni massacré... comme on l'a fait si souvent en l'honneur du bon Dieu !
    Les astronomes n'ont jamais revendiqué le terrible monopole qui consisterait à mettre la main sur l'enfant, dès sa première jeunesse, afin de lui inculquer, d'une façon autoritaire et dogmatique, les principes de la science qu'ils ont pour mission d'enseigner.

    Ces principes reposent sur le libre examen et sur l'observation.
    Ils se démontrent, ils s'exposent, ils ne s'imposent pas. Ils n'exigent pas la capitulation de l'esprit.
    Tout le monde peut voir, constater, vérifier l'existence du Soleil. Tout le monde peut saisir et comprendre, après une explication fort claire, le rôle qu'il joue à l'égard de la Terre et de ses autres satellites.
    La Foi est ici superflue. La Raison suffit.
    Il n'y a donc aucune comparaison à établir, n'en déplaise à Bernardin de Saint-Pierre, entre le Soleil et Dieu. Pas davantage entre l'Astronome et le Prêtre ; entre l'homme de raison et l'homme de religion.
     
    Non seulement l'existence de Dieu n'est pas du tout évidente, mais les croyants des différentes églises sont bien loin, eux-mêmes, de s'entendre à son sujet.

    Certes, ils sont d'accord pour affirmer urbi et orbi qu'il existe un Dieu.
    Mais ils se prennent aux cheveux dès qu'il s'agit d'en définir la nature.
    Chaque religion possède sa «révélation» personnelle et s'efforce de l'imposer à tous ses adeptes.
    Si autoritaire soit-elle, cette «éducation» manque complètement son but. Faites-en l'expérience. Interrogez des croyants de culture moyenne. Demandez-leur de vous donner un aperçu objectif de cette Divinité qu'ils adorent en tremblant. Sur cent croyants, vous n'en trouverez pas quatre qui seront capables de vous soumettre une idée à peu près intelligente et claire.

    Ils avoueront d'ailleurs que la chose est impossible. On doit croire en Dieu, mais il faut renoncer à l'expliquer.
    «Si quelqu'un, dit le Concile du Vatican, prétend que la Révélation Divine ne contient pas des mystères proprement dits, mais qu'une raison cultivée peut tous les comprendre et les démontrer : QU'IL SOIT ANATHÈME !» (Abbé Michel, p. 67.)
    Inutile, par conséquent, mes chers lecteurs, de tourmenter vos méninges : vous ne parviendrez jamais à comprendre votre Dieu !
    L'abbé Michel éprouve le besoin d'ajouter un commentaire :
    «Après tout, écrit-il un peu plus loin, je ne m'en étonne pas. Plus nos mystères sont incompréhensibles, plus ils sont dignes du Dieu que me révèle ma raison et, partant, plus ils sont croyables. Une vérité que je comprendrais contiendrait-elle l'Infini ? C'est en ce sens qu'il est vrai de dire, avec Tertullien: “Moins je comprends, plus je crois aisément, quand il s'agit de Dieu !”»4
     
     
    L'aspiration vers Dieu


    On disait un soir, devant RENAN : — Dieu existe-t-il ?
    — Pas encore, répondit-il.
    «L'homme est une aspiration vers Dieu», a dit Saint Augustin.

    La phrase veut être évocatrice ; en réalité, elle est vide.
    L'homme sain, réfléchi et libre, n'aspire pas à Dieu. Il aspire à la Beauté, à la Lumière, à la Fraternité.
    C'est-à-dire à la Vie. Sous tous ses aspects, avec toutes ses joies.
    La recherche du Bonheur est la loi, non seulement de l'Homme, mais de tous les êtres vivants sans exception.
    Me dira-t-on que les Religions poursuivent également la réalisation de ce bel Idéal ? Il n'en est rien.

    Elles enseignent au contraire la soumission la plus entière aux désirs d'une Divinité inexistante. Elles demandent à ceux qui souffrent d'accepter un sort douloureux, afin de mériter, à titre de récompense, un bonheur parfait... par delà leur tombeau.
    Le plus beau des sentiments humain est ainsi détourné de son véritable but. D'une aspiration vers le perfectionnement dans la Joie, on a fait un assujettissement effaré, une diminution de l'Etre, une duperie...
    Les religions insistent volontiers sur la petitesse de l'Homme, comparé à son prétendu Créateur.
    Nous sommes bien loin de nier cette «petitesse».

    La Religion, en effet, est née de la Peur. Et, la peur vient du sentiment que nous avons de notre petitesse et donc de notre faiblesse.
    Les primitifs adoraient leurs Dieux sous l'ombrage mystérieux des grands arbres, au cœur de la Forêt profonde — et inquiétante.
    En d'autres endroits, c'est au sommet des montagnes que les croyants se rendaient en procession, afin de se rapprocher de la Divinité — du moins le croyaient-ils.
    Souvent aussi, ils se réfugiaient au fond d'inaccessibles cavernes, afin d'échapper aux mille dangers qui les guettaient, faisant appel aux ressources de la Magie pour conjurer les «mauvais esprits»...
    Toute religion débute par un tremblement ! Toute prière est un aveu d'égoïsme ! Toute adoration est forcément intéressée !
    La Semaine Religieuse de Saint-Brieuc, reproduisant naïvement un texte de l'évêque du cru, M. Serrand, écrivait :

    «C'est une chose qui paraît contradictoire et presque monstrueuse qu'un marin ne soit pas plus que tous autres un homme religieux. A qui la petitesse et l'impuissance de l'homme apparaissent-elles à chaque instant d'une façon aussi saisissante qu'à lui ? A qui la grandeur et la puissance de Dieu s'imposent-elles d'une façon aussi formidable qu'à lui, quand il est perdu, entre Ciel et Eau, dans l'immensité de l'Océan, ou quand les vagues en furie menacent de le briser comme un fétu de paille ? qu'il devrait lui être naturel de ployer les genoux, d'adorer et de prier.» (Juillet 1931.)
    On ne saurait avouer plus franchement que c'est la «frousse» qui fait vivre les religions — et les prêtres aussi, par conséquent.
    Il y a d'ailleurs des exceptions : tous les marins ne sont pas des trembleurs et des peureux.
    J'ai connu des pêcheurs qui ne faisaient pas bénir leur bateau, parce qu'ils savaient que cela ne sert à rien. La bénédiction n'a jamais empêché une barque ou un bateau quelconque de naufrager par un jour de tempête !

    Il y a mieux à faire qu'à se mettre sous la protection de la Vierge ou de Saint Christophe : organisons une solidarité agissante afin que tous les hommes soient à l'abri de la misère. Au lieu de dépenser des milliards pour la guerre, qu'on les aide un peu, ces hommes qui peinent si durement pour gagner le pain de leur famille.5
     
    Une pierre se détache subitement de la voûte d'une grotte, où quelques hommes sont rassemblés, aux temps préhistoriques. Personne n'a bougé, cependant. Il n'y a pas de vent non plus. Alors ? La pierre n'est pas tombée toute seule... Qui l'a jetée ?

    A l'origine, les esprits s'affoleront. Certains auront cru apercevoir dans l'ombre la silhouette d'un inquiétant fantôme... Spontanément, on tombe à genoux et l'on implore cet être mystérieux ; lui promettant un cadeau, une offrande, s'il accepte de laisser en paix les faibles créatures prosternées à ses pieds !
    Un jour viendra bien vite ou quelque rusé compère offrira ses services à la tribu, proposant d'aller porter lui-même le cadeau. On lui saura gré de son courage ; il prendra de l'influence et ne tardera pas à imposer son autorité et à dépouiller ses collègues trop crédules...
    Les savants ont donné le nom d'Animisme à la mentalité religieuse primitive.
    Les premiers hommes expliquaient tous les phénomènes en déclarant qu'ils étaient provoqués par des volontés conscientes et agissantes; par des êtres «invisibles», bons ou mauvais, mais redoutables.
    C'est ainsi qu'ils adressèrent des prières à la pluie, au vent, à la foudre et qu'ils portaient des offrandes aux divinités, dans l'espoir d'éviter l'inondation, la maladie, la mort — ou dans le but d'obtenir plus facilement une chasse abondante ou la victoire sur leurs ennemis !
    Toutes les forces de la Nature étaient animées par une Intelligence.

    L’Animisme, c'est le premier effort tenté, par une Humanité ignorante, pour expliquer le Monde...

    Montrez une horloge à un jeune enfant. S'il n'en a jamais vu, il sera surpris et peut être même effrayé par le tic-tac de cette horloge et il vous dira : «Il y a une bête qui remue là-dedans !»
    Lorsqu'il entendra, pour la première fois, un phonographe, il aura peur, parce qu'il croira qu'un petit bonhomme est caché dans la boîte !
    Le sauvage donnera la même explication...
    Mais si nous sommes si petits, n'est-ce pas une grande prétention de notre part de nous imaginer que nos prières sont agréables à un Dieu si grand et si puissant ?
    Le croyant est cependant persuadé que son Dieu a besoin de ses génuflexions et de ses sacrifices... Ce dieu se fâche lorsqu'on lui manque de respect et, pour le moindre péché, il se venge, en nous infligeant de terribles supplices (pendant l'éternité...).

    Pourquoi nous punit-il ? Parce que nous sommes trop petits et trop faibles ? A qui la faute ?
    Je ne désapprouve pas le prêtre de donner à l'homme le sentiment de sa petitesse ; je lui reproche de vouloir faire de cette petitesse la base d'un système de servitude humiliante.
    Les prêtres reprochent volontiers aux athées d'être des orgueilleux, parce qu'ils ne veulent pas se prosterner et s'abaisser.
    Tout bien considéré, je pense que le religieux est mille fois plus orgueilleux que l'athée.
    Il affirme, sans rire, qu'un Dieu infini, éternel et tout puissant, a les yeux constamment fixés sur lui. Quelle importance il se donne, le croyant...
    C'est une singulière prétention de croire que le Monde a été fabriqué spécialement à l'intention de l'Homme...

    Le croyant va jusqu'à dire que son Dieu (qui commande à un milliard de planètes et même davantage), s'est transformé en homme et est venu spécialement sur la terre dans le but de sauver cet incohérent moucheron... En quoi d'ailleurs il a complètement échoué !
    L'abbé Brocas, curé de Ribérac, pousse la vanité plus loin encore, quand il écrit: «Je crois en Dieu, parce que, s'il n'y avait pas de Dieu, il n'y aurait plus de différence entre mon chien et moi...» (Bulletin Paroissial, septembre 1929.)
    Quel mépris pour les chiens ! (On voit bien qu'ils ne versent rien au denier du culte...). C'est pourtant votre Dieu qui les a créés, ces pauvres chiens, et vous devriez les adorer, comme tout ce qui est sorti des mains de cet adorable Créateur !
    Vous n'avez pas d'autre motif, cher M. Brocas, pour croire en Dieu ? C'est simplement pour vous mettre au dessus du chien ? C'est, en somme, pour être un petit Dieu vous-même — tout au moins aux yeux du chien ?

     
    LA SUPERSTITION DU VISIBLE

    Toutes les choses de la nature procèdent d'une certaine nécessité éternelle. SPINOZA. (XVIIe siècle.)

    Je ne veux pas oublier de rappeler l'un des arguments déistes les plus courants:

    — Les libres penseurs refusent de croire en Dieu sous prétexte qu'ils ne l'ont jamais vu. Ils ne veulent croire que ce qu'ils voient ! Et pourtant, il y a une foule de choses qui existent et que nous n'avons jamais vues... Il y a même des choses auxquelles tout le monde croit, bien qu'elles soient complètement invisibles : l'intelligence, par exemple !...
    Les orateurs de sacristie font ainsi des gorges chaudes, avec ces nigauds de libres penseurs, qui ne croient que ce qu'ils voient. L'un d'eux m'a même demandé, un jour, si je niais l'existence de Pékin, sous prétexte que je n'y suis jamais allé !

    On a un peu honte de répondre à de pareilles niaiseries.
    Jamais aucun libre penseur ne s'est contenté d'une argumentation aussi puérile.
    Si je refuse de croire en Dieu, ce n'est pas seulement parce que je ne le vois pas...
    C'est parce que je ne le conçois pas ;
    C'est parce que je ne le comprends pas ;
    C'est parce que je ne trouve nulle part la manifestation de son intelligence, ni de sa puissance, encore moins de son amour.

    TOUT SE PASSE EXACTEMENT COMME SI LE MONDE ÉTAIT LIVRÉ A LUI-MÊME ET RÉGI PAR LES SEULES FORCES DE LA NATURE.

    D'autre part, sont-ils bien qualifiés pour nous reprocher, comme ils le font, d'obéir à la superstition du «visible», ceux qui sont asservis à la superstition de «l'invisible», cent fois plus dangereuse assurément ?
    Ne pas nous borner au seul visible, d'accord. Mais encore moins nous laisser affoler et dominer par les chimères de l'invisible. Tendre de toutes nos forces vers l'intelligible, le réel, le démontré.
    Le curé d'Alès (Gard), nous propose une image assez mystérieuse de son Dieu, car il affirme que Dieu se cache...

    «Il se cache pour que nous ayons le mérite de le rechercher et que nous éprouvions une joie meilleure quand nous l'avons trouvé (?) Il ne se cache d'ailleurs pas pour tous pareillement. Il se cache pour ceux qui le tentent (de manière qu'ils ne le trouvent pas) ; il se révèle à ceux qui le cherchent» (Les Cloches d'Alès, octobre 1932.)
    En somme, Dieu ne se révèle qu'à ceux qui ont la volonté de le trouver, à ceux qui sont à l'avance résolus à le rencontrer.
    Cela me rappelle la réflexion qui me fut faite un jour, à l'issue d'une séance de spiritisme. J'y avais assisté pour être agréable à des amis qui me l'avaient demandé, persuadés de me convaincre. Rien ne s'était produit et l'on me dit :
    — C'est parce que vous êtes incrédule. Votre scepticisme contrarie le phénomène. Si vous aviez eu la Foi, le guéridon aurait certainement révélé des choses très intéressantes.
    Pour Dieu, c'est la même chose. Il ne se montre qu'aux croyants, ce qui est tout à fait superflu. C'est aux incroyants qu'il devrait apparaître, afin de les obliger à se convertir !
    Au surplus, ce Dieu qui joue à cache-cache pour embêter et mystifier les humains, me parait manquer totalement de dignité.

    LA RELIGION EST-ELLE INNÉE ?
     
    Si Dieu est incompréhensible, les prêtres ne le comprennent pas mieux que nous. Si admettant un Dieu, le mal est nécessaire, à quoi ce Dieu peut-il servir ? D'HOLBACH.

    «L'idée de Dieu est innée chez l'homme... D'ailleurs, tous les peuples ont cru en Dieu, même les plus sauvages, les plus arriérés. Il est donc absurde et insensé de vouloir arracher du cceur et de l'esprit des individus une croyance aussi profonde et aussi universelle.»

    Je voudrais répondre à cet argument. Certains de nos adversaires affectent de le trouver très fort, irréfutable même. Ont-ils raison ? Je ne le crois pas.
    On nous affirme que tous les peuples ont cru en Dieu, même aux époques les plus anciennes. Sans vouloir disserter sur les origines de l'humanité, j'estime assez difficile de déterminer de façon précise l'apparition du sentiment religieux.
    L'homme est un animal, issu d'autres branches animales, à la suite d'une évolution lente, qui a duré des milliers d'années.
    On nous dit que l'homme est le seul animal religieux.
    Une telle affirmation n'est-elle pas téméraire ?
    Sommes-nous renseignés d'une façon vraiment parfaite sur la psychologie des animaux, leurs idées, leurs sentiments, la représentation intime qu'ils se font de la nature et de la vie ?
    Le temps n'est plus où l'on considérait les animaux avec mépris, les qualifiant d'automates et refusant d'établir le moindre parallèle entre leurs facultés et celles de l'orgueilleuse humanité. Car celle-ci revendiquait le flatteur privilège d'avoir été l'objet d'une création divine absolument spéciale, et s'indignait contre ceux qui prétendaient la placer, fut-ce à l'échelon le plus élevé, dans la grande famille des êtres organisés. Etre confondu, même de loin, avec les bêtes ? C'était là une insupportable injure.

    On sait bien, aujourd'hui, que les bêtes ne sont pas tellement... bêtes. Qu'elles possèdent les qualités mentales nécessaires à leur vie et à leur adaptation au milieu. Faute de quoi d'ailleurs elles disparaîtraient. Mais l'homme n'est-il pas dans le même cas ? N'est-il pas exposé à disparaître en conséquence de son manque d'intelligence — ou par le mauvais usage de celle-ci ?
    Il m'est impossible de rappeler ici quelles preuves nombreuses on peut évoquer pour établir que l'intelligence humaine n'est pas d'une essence différente de celle des animaux. Elle est de même nature, mais elle est adaptée à son organisation physiologique et corporelle, dont elle est le reflet. Une «âme» humaine dans un corps d'animal serait-elle aussi déplacée qu'une âme d'animal dans un corps d'homme ? Assurément. Mais l'âme d'un chien ne serait-elle pas déplacée elle aussi, dans le corps d'un cheval, d'un requin ou d'une autruche — et réciproquement ?
    Une chose est certaine : il n'y a pas d'âme sans corps. Les facultés mentales évoluent avec les autres facultés individuelles. Elles sont liées aux impressions et aux expériences sensorielles. (Il n'y a rien dans notre âme qui y soit venu autrement que par le canal de nos sens...)

    Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que l'âme animale est complètement étrangère à ce que nous appelons le sentiment religieux, et qui n'est pas autre chose qu'une certaine association d'idées, de souvenirs, d'appréhensions et de désirs.
    Si les animaux ont une religion, elle est évidemment très différente de celles des hommes. Mais la religion d'un indigène de l'Afrique Centrale n'est-elle pas, elle aussi, très différente de celle d'un Européen évolué, tel que Bergson par exemple ? La conception que la paysanne bretonne se fait de Dieu est-elle équivalente à celle d'un Victor Hugo ?

    Certains voyageurs nous disent que des troupes de chiens sauvages se réunissaient, dans les prairies désertes, en Amérique du Nord, pour aboyer de toutes leurs forces en regardant longuement la Lune. Je ne me permettrai de faire aucune comparaison qui pourrait être considérée comme désobligeante par certaines personnes, dont la susceptibilité est aussi grande que la foi ! Contentons-nous de poser une seule question : ces chiens n'obélssent-ils pas à la peur ? N'espèrent-ils pas, par leurs aboiements, intimider la Lune et l'obliger à partir ?

    D'autres voyageurs ont constaté que les Peaux Rouges de certaines tribus étaient très impressionnés par les éclipses du soleil et même de la Lune, ce qui n'est pas surprenant, car il en a été de même pour tous les peuples sans exception, quand ils étaient complètement ignorants des phénomènes astronomiques. Mais les Indiens en question présentaient cette particularité de se rassembler en groupes (à l'instar des chiens dont nous avons parlé), afin d'organiser un tintamarre aussi bruyant que possible. Ils croyaient, en effet, que l'éclipse était produite par un très gros chien occupé à manger le Soleil ! Rassemblant tous les chaudrons et autres objets permettant de faire un tam-tam infernal, accompagné de vociférations et de hurlements, ils étaient persuadés que la fin de l'éclipse était le résultat de ce concert singulier. Comme les éclipses ne duraient jamais très longtemps, il eut été bien difficile de les détromper et de leur faire admettre que leur charivari n'était pour rien, et pour cause, dans la cessation du phénomène céleste...

    L'adoration du chien pour son maître ne pourrait-elle être comparée, dans une certaine mesure, au sentiment religieux ? Si nous pouvions analyser les éléments qui constituent cette adoration, nous y trouverions : 1 ° que l'animal a pleinement conscience de son infériorité par rapport à l'homme ; 2° qu'il attribue à celui-ci des pouvoirs à peu près illimités sur lui-même et sur la nature ; 3° qu'il éprouve une affection profonde, mélangée de crainte et de servilité, à l'égard de son maître ; 4° qu'il espère obtenir les faveurs de celui-ci en lui prodiguant les plus vives manifestations de soumission et d'amitié.

    Tous ces éléments ne se retrouvent-ils pas dans les religions primitives de l'humanité — et même dans les croyances plus modernes ?
    Il s'y ajoute, dira-t-on, d'autres éléments, tels que le besoin, éprouvé par l'homme, d'expliquer l'origine de la vie ou la création du monde. Mais rien ne prouve que ce besoin n'existe pas chez l'animal. Nous ignorons si le chien ne voit pas en l'homme une sorte d'Etre Suprême, infiniment supérieur, et dont la puissance, exercée sur les êtres et sur les choses, peut être difficilement limitée et contrariée, ce qui caractérise toutes les divinités, sous les multiples apparences que leur ont prêtées les milliers de religion qui se succèdent à travers les siècles.
    Ce besoin d'explication des choses est, en tout cas, à la base même, non seulement de toutes les religions mais de toutes les philosophies.
    Ce qui est inné chez l'homme, ce n'est pas le besoin d'une religion proprement dite.
    C'est le besoin de SAVOIR. Le besoin de COMPRENDRE et d’EXPLIQUER.

    Ce besoin est absolument normal. Il n'a pas été mis «dans le cœur de l'homme» (pour emprunter le langage de mes contradicteurs) par une divinité quelconque. Il est inhérent à la nature de l'homme — et certainement à la nature de tous les autres animaux, aussi rudimentaires que soit leur organisation, par rapport à la nôtre.
    Il est naturel de chercher l'explication, la cause, des faits qui se produisent autour de nous ; l'origine des sensations, agréables ou non, que nous enregistrons. Nous cherchons à élucider l'attitude des autres individus, non seuiement dans leur milieu propre, mais dans leur comportement à notre égard. Nous voulons savoir pourquoi ils agissent de teile ou telle façon. L'homme primitif, le sauvage, n'arrêtent pas de se poser des questions. Dans la lutte pour la recherche de la nourriture ou pour la protection de leur personne et de leur famille contre des dangers multiples et permanents, contre des attaques, contre des surprises, ils s'efforcent de remonter aux motifs d'action et de surprendre le mécanisme des phénomènes.
    A plus forte raison, ils ne cessent d'interroger le monde. Pourquoi la pluie, la tempête, le vent ? Le volcan, la foudre, la maladie, la mort ? Mille problèmes que l'on voudrait résoudre ; mille questions auxquelles l'esprit s'efforce difficilement, et souvent inutilement, de répondre...
     
    C'est alors que l'on fait intervenir Dieu.

    DIEU, C'EST L'INEXPLICABLE.

    C'est la dernière cartouche de l'homme désarmé et vaincu par le mystère. Une cartouche... en blanc.
    Car Dieu n'explique rien, n'éclaire rien, ne dissipe aucune obscurité.
    C'est la Cause (avec un grand C majuscule) de toutes les choses dont la vraie cause nous échappe. C'est la dérobade suprême de notre intelligence acculée dans ses derniers retranchements.
    Parler de Dieu n'ajoute rien à notre connaissance de l'homme et du monde.
    On ne sait absolument rien de lui, au surplus. Les longs siècles de spéculation métaphysico-spiritualiste n'ont absolument rien produit. L'homme du XXe siècle n'en sait pas davantage sur Dieu que l'homme de Cro-Magnon, l'ancêtre apeuré et brutal de notre préhistoire.
    La religion n'est pas une science. Elle n'est même pas le prolongement de la science, ainsi que ie prétendent ses thuriféraires.

    Dieu n'est pas autre chose qu'une hypothèse. La plus fragile de toutes les hypothèses, car elle ne repose sur rien de solide, sur rien de contrôlable ou de démontré.
    Il n'en est pas de même de la soif de connaître.
    Cet appétit de s'instruire est intimement associé à l'instinct de conservation. Il faut savoir, pour vivre. Mieux comprendre, pour mieux vivre.
    Cela est vraiment inné — et nécessaire.
    La religion ne fut qu'un besoin temporaire et artificiel. Les explications religieuses n'ont apporté à l'homme qu'un appui momentané et illusoire. Elles s'éliminent automatiquement, à mesure que la science apporte des hypothèses vérifiables, dissipant ainsi les ténèbres de l'ignorance.
     
    Un mot encore : si la religion était véritablement innée, tous les hommes devraient être croyants. Les prêtres ne seraient plus indispensables. L'Église ne serait plus obligée de soumettre le cerveau des jeunes générations à une éducation systématique et autoritaire, à un dressage dogmatique prolongé.
    Je n'ai pas relevé, je m'en aperçois, cet autre argument qui consiste à affirmer que tous les peuples sans exception, même les plus arriérés, ont cru en Dieu.
    On nous fait cette affirmation avec un air triomphal. Il n'y a vraiment pas de quoi.
    Nous pourrions répondre que nous sommes d'accord, car, plus un peuple est arriéré, plus son sentiment religieux est fort, plus la croyance au surnaturel, au miraculeux, aux «esprits» sont développés chez lui.

    Certains savants ont d'ailleurs trouvé des peuplades qui ne croyaient à aucun Dieu créateur et maître du Monde. Elles avaient simplement l'idée d'un monde invisible, berceau de la sorcellerie. Quelques-uns de ces peuples ne croyaient même pas aux démons. Ils n'admettaient que le réel et bornaient leur horizon aux choses immédiates.
    Mais je veux bien croire que l'immense majorité des humains a débuté par l'ère religieuse et mystique. Cela ne me dérange nullement. Au contraire. La Religion est derrière nous. Et, grâce au Libre Examen, la Science éclaire le chemin de l'Avenir...
     
    Comment un Savant peut-il être Croyant ?

    Voilà qui m'assisterez à mon heure dernière,
    Faites que ma mort soit un instant radieux,
    Fée Morphine, tenez la douleur prisonnière,
    A tout ce que j'aimais, laissez-moi dire : Adieu
    (Les Rubaiyats Modernes.)

    C'était à Calais. Je venais de terminer ma conférence «Peut-on vivre sans Religion, sans Églises et sans Prêtres ?» et le président de séance offrait la parole aux contradicteurs éventuels.
    Un jeune homme, d'apparence plutôt «bourgeoise», se présenta. Guère effarouché, il présenta les objections suivantes :
    — M. Lorulot, examinant les origines de la Religion, a déclaré qu'elle était née de l'ignorance et de la peur. Il a dit que la croyance au surnaturel avait été, pour les premiers hommes, une étape à peu près nécessaire et même inévitable, étant donné qu'ils ne pouvaient pas comprendre le mécanisme des phénomènes auxquels ils assistaient. Ils prétendaient donc les expliquer en faisant intervenir des facteurs d'ordre mythique ou surnaturel, des êtres ou des personnages irréels dieux, diables, revenants, etc.

    «Vous avez ensuite comparé, monsieur, la mentalité du croyant à celle de l'enfant, prisonnier de frayeurs et d'illusions dont les adultes se débarrassent dans la mesure où ils ont reçu une instruction suffisante.
    « A plusieurs reprises vous l'avez répété : la croyance au surnaturel, c'est le passé. Chaque progrès de la connaissance permet de dissiper les ténèbres de la faiblesse humaine.
    «Les Rationalistes s'appuient donc uniquement sur la Science objective et déclarent, par conséquent, que la Religion est un forme primitive de la pensée. Nous sommes donc des attardés...
    «Dans ces conditions, comment pouvez-vous expliquer qu'il existe un si grand nombre de savants qui restent attachés à une religion ? Tous les croyants sont pourtant loin d'être des sots ou des ignorants. Votre affirmation me paraît, à la fois, injuste et erronée...»
    Le contradicteur reconnut ensuite que la plupart des reproches que j'avais faits au cléricalisme n'étaient pas dénués de valeur. Il se défendit d'être lui-même un clérical, mais il regretta que certaines de mes paroles aient été trop «passionnées».

    C'est à ce dernier qualificatif que je voulus répondre d'abord, me déclarant plutôt flatté par son emploi. Qu'un jeune homme de 25 ans, s'adressant à un homme de mon âge, lui reproche d'être trop passionné, cela fait plutôt plaisir. Et cela est plus réconfortant que d'être traité de ramolli !
    J'expliquais à l'auditoire — et sans la moindre «passion» — qu'il était normal et nécessaire de mettre le maximum d'ardeur et de conviction au service des idées qui nous sont chères. Peut-on faire quelque chose de grand et de beau si l'on reste incapable de se donner à fond et entièrement ? Que ce soit le savant, désireux de voir aboutir ses recherches ; le militant aux prises avec les pires difficultés — ou l'amant possédé par le désir de travailler au bonheur de la femme que son cœur a choisi — tous ces hommes demeurent plus ou moins impuissants quand ils sont tièdes ou hésitants.
    Il ne faut pas, évidemment, que notre ardeur soit exagérée, que la passion nous aveugle et fasse de nous des fanatiques aussi obtus et intolérants... que ceux contre lesquels nous combattons... passionnément !

    Notre amour du Libre Examen ; notre souci de refuser tous les dogmes, de ne rien accepter a priori, d'appuyer nos affirmations sur des preuves et sur des faits ; de ne jamais faire appel à une contrainte quelconque, mais à l'esprit critique de l'individu, tout cela nous préserve de sombrer dans l'exagération. La Passion, c'est-à-dire l'Ardeur, peut très bien s'équilibrer avec la Raison, c'est-à-dire la Réflexion...
    Ceci dit, j'entrepris de répondre à l'argumentation de mon jeune contradicteur.

    Depuis un demi-siècle passé, j'ai eu si souvent l'occasion de la réfuter, cette objection du savant qui est demeuré croyant, de l'homme au cerveau prodigieux qui se consacre à la Science tout en conservant une foi religieuse à toute épreuve...
    Il faut d'abord retenir ceci : la plupart de ces savants n'ont pas pris la peine, ou n'ont pas eu le temps, de se livrer à une étude approfondie de leurs conceptions religieuses.
    Dans le domaine scientifique où ils sont spécialisés, ils appliquent la méthode du libre examen ; ils n'acceptent rien sans preuves ; ils soumettent à un contrôle rigoureux tous les faits, toutes les idées, toutes les hypothèses qui leur sont proposés.
    En dehors de la méthode scientifique, aucun progrès réel n'aurait jamais pu être réalisé.

    Mais on se garde bien de l'appliquer, cette méthode, dans le domaine de la Religion !
    On croit sans preuves à la Trinité, l’Incarnation, à la Transsubstantiation et à une foule d'autres dogmes laborieusement élaborés à travers les siècles, ou à des «mystères» incohérents, ou à des «révélations» complètement invraisemblables.
    Il est bien évident que, si les savants en question prenaient la peine de passer tout cela au crible de leur entendement, il n'en resterait pas grand chose.
    Pourquoi ne le font-ils pas ?
    On peut donner à cette question plusieurs réponses différentes, selon les cas.

    N'oublions pas que la plupart des savants ont été l'objet, ainsi d'ailleurs que presque tous les autres hommes, dès le plus jeune âge, d'une éducation spéciale et foncièrement déformatrice. On a profité de leur ignorance et de leur faiblesse pour leur imposer des certitudes qu'ils auraient certainement repoussées si elles leur avaient été présentées quelques années plus tard. Très rares sont les hommes ayant eu la chance de bénéficier d'une éducation vraiment rationaliste. Les parents, même peu dévots, les mamans surtout, tiennent essentiellement à donner aux enfants une instruction religieuse. Ils s'excusent en disant que «ça ne peut pas faire de mal». En réalité, le mal est plus ou moins grand, selon les individus, leur tempérament, leur tendance atavique au mysticisme, la robustesse de leur esprit critique. S'ils sont affligés d'une sentimentalité assez vive, ils peuvent très bien perdre pied, surtout à l'âge de la puberté.

    Répétons-le une fois de plus : trop souvent «il en reste quelque chose», une empreinte dans le subconscient, une déformation, si légère soit-elle.
    Les hommes de science ne font pas exception à la règle.
    J'ai connu de nombreux cas présentant un véritable dédoublement de la personnalité.
    — Quand je sors de mon laboratoire pour entrer dans mon oratoire, je quitte la mentalité du savant pour prendre la mentalité du croyant.
    Cet aveu, que l'on prête à Pasteur, n'est-il pas significatif ?

    Langevin, étudiant la question, signalait chez certains hommes, même très cultivés et très sincères, l'existence d'une sorte de cloison étanche, divisant leur cerveau d'une façon rigoureuse. Quelles que soient leurs aptitudes à raisonner correctement dans tous les domaines de la Science et même de la Philosophie, dès qu'ils abordent les questions religieuses, automatiquement ils s’enferment dans la cuirasse imperméable de la Foi.
    Le témoignage de tels hommes en faveur de la Religion ne possède aucune valeur, fussent-ils les plus grands savants du monde.
    Ce qui compte, ce n'est pas la notoriété des individus, ni le nombre de leurs diplômes, c'est la force de leur démonstration, la valeur contrôlable de leurs arguments, l'authenticité de leurs preuves, la rigueur de leurs expériences — l'impartialité avec laquelle ils doivent être toujours prêts à accueillir toutes les critiques et toutes les objections, sans se dérober devant un débat quelconque, aussi audacieux soit-il.
     
    De très grands savants se sont laissés berner par de prétendus «médiums».
    Des professeurs, des hommes politiques, des médecins, etc. consultent des cartomanciennes.
    Qu'est-ce que cela prouve ?
    Cela prouve simplement que l'erreur est humaine et qu'il est facile de se tromper dès que l'on quitte le terrain du réel, du concret.
    Vérifions soigneusement tous nos postulats ; n'acceptons comme «vérités» que des faits ou des thèses rigoureusement certains. Que nos jugements ne soient jamais absolus, définitifs, mais toujours révisables, s'il y a lieu.

    Bien entendu, les mystiques restent réfractaires à la méthode scientifique, surtout lorsque leurs tendances innées ont été cultivées et amplifiées par une éducation dogmatique systématisée.
    A côté des savants entachés de mysticisme, je n'ai pas manqué de faire allusion, dans ma réplique au contradicteur, à ces nombreux savants à l'esprit timoré ou nonchalant, qui continuent à pratiquer la religion d'une façon superficielle et intermittente.
    Ceux-là ne sont pas croyants, mais ils répugnent à rompre avec les habitudes moutonnières de leur milieu.
    On peut être un grand homme de science et avoir moins de combativité qu'un primaire. Le fait est même assez fréquent.

    Au point de vue social, le savant n'est pas plus «libre», en réalité, que l'ouvrier manuel salarié. Par crainte de son patron celui-ci dissimulera ses idées, mais le savant fera exactement la même chose quand il sera soucieux de se faire de «belles relations» ou un «beau mariage», quand il convoitera des «honneurs», des décorations, de l'avancement.
    L'hypocrisie règne, en maîtresse, à tous les échelons de la Société !
    Ces prémices ayant été développés, il me fut alors facile de répondre à la question qui m'avait été posée :
    «Comment le savant peut-il arriver à concilier, dans sa pensée, ces deux choses contradictoires: l'esprit scientifique et l'esprit religieux ?»

    Pour les timorés et les nonchalants, la Chose est facile. Ils n'ont pas la Foi ; ils font semblant de l'avoir. Tout se borne pour eux à des pratiques extérieures, qui n'ont aucune répercussion sur leur conscience, sur leur activité mentale.
    Nous ne pouvons donc pas nous inspirer de leur exemple, pas plus que nous ne pouvons suivre les conseils ou les directives des savants asservis à la Foi.
    En nous demandant de renoncer au Rationalisme, c'est-à-dire à la méthode scientifique du Libre Examen, ils trahissent en réalité la Science.
    Loin de leur emboîter le pas, nous avons le devoir impérieux de les dénoncer et de les combattre.

    LA «CAUSE PREMIÈRE»

    Je ne crois pas que l'homme ait à sa disposition d'autre moyen de connaître que sa Raison. Jean ROSTAND.

    Acculés dans leurs derniers retranchements, les croyants vont se réfugier derrière un suprême argument, celui de la CAUSE PREMIÈRE.
    Ils nous abandonnent tout le reste, évolution, transformisme, etc. Mais il a fallu un premier moteur pour entraîner l'universel mouvement ? Qui a donné ce premier coup de pouce à la matière infinie, sinon Dieu, le Maître, le Créateur, l’Intelligent ? [...]
    Derrière votre premier moteur et son mécanicien céleste, je pourrai vous demander ce qu'il y avait. Ce mécanicien, qui l'a fait ? Où a-t-il pris les éléments de son moteur ? Nous sommes condamnés à tourner éternellement dans le même cercle d'impuissance.
    L'excellent Lamennais croyait se tirer d'affaire en disant que Dieu n'a pas créé le monde de rien (telle est pourtant la thèse idiote du Catéchisme), mais qu'il le fit sortir... de sa propre substance.
    Sommes-nous plus avancés, avec cette nouvelle explication ?
    Si Dieu a tiré le monde de sa propre substance, cela revient à dire qu'il ne l'a pas créé et qu'il a simplement fait œuvre de transformateur.
    Il resterait toujours à nous expliquer l'existence de Dieu lui-même, sa nature, son essence, sa substance, son origine et sa raison d'être ?6 [...]
     
    Afin sans doute de le grandir à nos yeux, les déistes affirment que leur Dieu n'est pas matériel. C'est un «pur esprit».
    (On n'a d'ailleurs pas la moindre notion de ce que cela peut être. Un pur esprit! J'ai vu souvent des corps qui n'avaient pas beaucoup d'esprit ; mais je n'ai jamais aperçu un seul esprit vivant et agissant sans corps. Passons...)
    Comment un pur esprit a-t-il pu créer un monde matériel ?
    Rien n'est impossible à Dieu, me direz-vous. Un miracle de plus ou de moins (j'allais écrire : une absurdité de plus ou de moins), cela ne saurait arrêter les partisans du surnaturel !
    Je viens d'écrire ce mot absurde : un miracle. Mais les croyants n'ont même pas la ressource de dire que la Création a été un «Miracle». Ils disent, en effet, qu'un miracle est une violation des lois naturelles.
    Or, avant la création, puisqu'il n'y avait rien, les lois naturelles n'existaient pas, on ne pouvait donc les violer — tout miracle était par conséquent impossible ! L’idée même du miracle, si absurde soit-elle, présuppose l'existence antérieur du monde — et de ses lois.
     
    Je ne veux pas m'arrêter à réfuter l'argument classique : il faut un horloger pour faire une montre, un imprimeur pour faire un livre ; à plus forte raison, il a bien fallu un Créateur pour faire le Monde.
    La comparaison est tout à fait vicieuse. L'horloger ne crée pas la montre, ni l'imprimeur le livre. Tout ouvrier est un transformateur de la substance incréée, tandis que Dieu a fait le monde... avec rien. Demandez donc à un horloger de faire une montre avec... rien et vous comprendrez l'absurdité de l'idée de création.
    Où va le monde ?
    Il n'y a qu'une seule Vie dans l'Univers entier ; et vous êtes cette Vie. Krishnamurti.
    Nulle part ! Où voudriez-vous qu'il aille ?
    Puisque le Monde est infini, comment pourrait-on lui ajouter ou lui enlever quelque chose ?
    La question est donc puérile.

    «Dans cent milliards de siècles, a écrit Maeterlinck, la situation sera la même qu'aujourd'hui, la même qu'elle était il y a cent milliards de siècles, la même qu'elle était depuis un commencement qui d'ailleurs n'existe pas, la même qu'elle sera jusqu'à la fin qui n'existera pas davantage».
    Et même s'il y avait un «Dieu», il n'y pourrait rien changer...
    Le Monde existe et existera. Il a été, il est et il sera.
    Ça ne veut pas dire que le Monde est fixe et pétrifié. Nous savons, au contraire, qu'il est agité par de continuels remous, puisqu'il est vivant. Et c'est pour cela que tout bouge, tout change et se transforme.
    Maeterlinck ajoute :
    «Dans l'univers tout est nécessairement contenu et rien ne peut, dans le temps ou l'espace, se trouver hors de ses limites, puisqu'il ne peut avoir de limites.»
    Il n'y a donc pas de place pour Dieu, nulle part !
     
    Cependant, diront les obstinés, le Monde obéit à des «lois». Il serait insensé de croire que tout fonctionne au hasard, à l'aveuglette.
    Or, s'il y a des lois — il a bien fallu un législateur pour les faire.
    ... Comme si les «lois» naturelles avaient le moindre rapport avec les lois humaines !
    La loi naturelle (ou, plutôt, la loi scientifique) se borne à constater que les faits se passent de telle et telle façon, dans une circonstance donnée — et qu'il en est toujours de même, chaque fois que des circonstances identiques sont exactement réalisées.
    La loi humaine, œuvre d'un Parlement, d'un Tribunal ou d'un Roi, est un règlement imposé aux individus, afin de modifier leur conduite.
    La loi humaine intervient dans l'activité sociale, pour la diriger dans un sens déterminé. Tandis que la loi naturelle n'a aucune influence sur la production des phénomènes ; elle se borne à les observer et à les enregistrer.

    La loi humaine réglemente, ordonne, discipline. La loi scientifique constate que les choses se passent d'une certaine façon ; et non pas d'une autre. Et pourquoi se passent-elles ainsi ? Parce qu'elles obéissent à des forces inhérentes à la vie, à la matière, à la nature — et non à des volontés soi-disant surnaturelles.
    La loi scientifique est l'expression du déterminisme universel.
    Il est bien regrettable que le même mot puisse désigner deux choses aussi différentes...
    Le Monde n'obéit pas à une «Intelligence». Il est travaillé par des forces qui agissent et réagissent les unes sur les autres, créant ou détruisant ce que nous appelons équilibre, harmonie, chaos — expressions pompeuses, qui n'ont de valeur que pour nos cerveaux d'hommes.
    Tout est déterminé, tout est conditionné, non par des «lois», mais par des «forces».
    Le Monde est ce qu'il est. Et il ne saurait être autrement.
     
    On avouera qu'il est bien facile de répondre aux questions «vitales» que posait le ténébreux Bergson.
    D'où venons-nous ? De Dieu, affirment les croyants. De l'univers, disons-nous !
    Que sommes-nous ? L'œuvre de Dieu ? Non pas : une partie du Monde en évolution !
    Où allons-nous ? Au Jugement de Dieu ? Quelle farce ! Nous retournerons d'où nous sommes venus : à l'éternelle circulation de la vie universelle.
    Comparez les deux catégories de réponses et dites-moi, franchement, de quel coté se trouvent la logique et la clarté ?
    A travers les siècles, les adorateurs de Dieu ont recouru, pour le glorifier, aux épithètes les plus flatteuses.

    Ils l'ont appelé : le foudroyant ! Le flamboyant ! L'éblouissant !
    Dieu (Deus ou Zeus) signifie d'ailleurs le brillant !
    Réminiscence des cultes solaires d'autrefois. Les religions s'enveloppent volontiers de lumière. Le front des «saints» est couronné de rayons ardents et d'auréoles. Le prêtre porte sur son dos une chasuble ornée d'un beau soleil brodé...
    La Bible enseigne que Moïse ne put regarder Jéhovah en face, de peur d'être aveuglé.
    N’allez pas dire à un chrétien, cependant, que sa religion est une survivance de l’adoration du Soleil. Il serait vexé.

    ... De toutes les religions, c’était néanmoins la moins sotte, à mon avis.
    Le monde est éternel.

    Je pense, donc la Matière peut penser. Thomas Hobbs.

    Le Monde est-il fini, ou infini ? L'Univers a-t-il des limites, ou s'étend-il dans un espace sans bornes ?
    En ce qui me concerne, je suis persuadé que la seconde hypothèse est la vraie.
    Si le Monde avait des limites ; si la substance s'arrêtait quelque part, il faudrait alors me dire «ce qu'il y a derrière les limites» en question.
    Il n'y a rien ? C'est donc le vide ? Mais qu'est-ce que le vide ? Personnellement, non seulement je ne peux l'expliquer, mais je ne peux même pas le concevoir...
    Derrière votre limite, votre barrière, il y a sûrement quelque chose, autre chose, une substance ou une énergie différentes, peu importe — mais ne dites pas qu'il n'y a rien, car cela est absurde.
    La substance est éternelle et incréée ; elle se transforme continuellement ; elle n'a pas eu de commencement et elle n'aura jamais de fin. Et, d'autre part, elle est infinie dans son étendue ; elle est partout ; il n'est pas possible qu'il en soit autrement. Aucune autre hypothèse raisonnable ne peut être présentée.

    Car si le Monde a commencé à un moment donné, qu'y avait-il avant ? avant la Création ?
    Et si le Monde est borné par des frontières, que placez-vous, je le répète, de l'autre côté de ces frontières ?
    En perfectionnant, de façon merveilleuse, leurs instruments et leur technique, les astronomes ont réalisé des découvertes qui confirment pleinement les affirmations de l'Athéisme.
    Nous le disions depuis longtemps : l'Univers est beaucoup plus vaste que les religions ne l'avaient prétendu. Il serait cruel de rappeler à ce sujet les enfantillages de la Bible ; la Terre, centre de l'Univers ; les étoiles considérées comme de «petits luminaires» ; la fermeté (firmament) de la «voûte des cieux», etc., etc.

    Depuis une dizaine d'années, l'astronomie est venue apporter à l'homme de nouvelles connaissances, absolument bouleversantes.
    Empruntons quelques chiffres et quelques faits à une belle étude de M. Pierre Gendron.
    C'est l'installation du fameux télescope du Mont Palomar (en Amérique) qui a permis de réaliser les progrès les plus sensationnels.7
    «Dans toutes les directions de l'univers extra-galactique, à des distances souvent si énormes que la lumière s'épuise à nous parvenir, tourbillonnent des milliers d'autres galaxies sœurs ou cousines de la nôtre. Il semble, à contempler leur succession infinie au fond du miroir de nos télescopes, que nous devons renoncer à atteindre jamais les limites d'un espace inimaginable dont la “toile de fond” recule au fur et à mesure qu'on s'en approche !

    «Certaines sont plus petites que la nôtre, d'autres ne forment ni disque ni spirale, mais sont sphériques, d'autres encore projettent des bras démesurés tout autour de leur centre ; nous en apercevons les unes par la tranche, les autres à plat, celles-ci de trois quarts, et toutes nous présentent une analogie bouleversante elles contiennent de 100 millions à 10 milliards d'étoiles !»...
    «La plus proche de nous, Andromède, est à 1.500.000 années-lumière. Elle est presque plus vaste que notre Galaxie ! Visible, à l'œil nu, elle n'apparaît pourtant que sous l'aspect d'une tache confuse, amalgame de sombres nuages de gaz et de brouillards lumineux dont les spirales tournoyantes sont piquetées de centaines de millions d'étoiles. Parmi ces dernières, nous pouvons distinguer des soleils de toutes catégories aussi bien que des super-géantes, des novæ et de temps en temps ces déchirantes explosions de supernovæ qui, tous les quatre ou cinq cents ans en moyenne, dans chaque galaxie, placent sur les bancs d'essais de l'univers la matière cosmique où seront “moulées” quelques centaines de milliards de Terres !

    «Jonché de galaxies, le vaste monde qui entoure les infimes particules à la surface desquelles nous rêvons n'a pas fini de nous étonner cependant. Nous avions cru jusqu'à ces dernières années que le “mythe du vide”, après son naufrage au sein de la matière interplanétaire, puis sous le torrent des particules interstellaires, avait pu gagner le havre sûr des effrayants espaces intergalactiques où les plus petites distances se chiffrent en millions d'années-lumière !»
    Des millions d'années-lumière ? Cela n'est-il pas prodigieux ? (La lumière «voyage» à la vitesse de 300.000 kilomètres à la seconde. Imaginez ce que peut représenter une année-lumière ? Ne vous sentez vous pas très petit devant de pareils chiffres — et de pareilles distances ?).
    La notion d'infini me paraît donc s'imposer.

    Et par conséquent toute idée de vie céleste doit être abandonnée. Là encore, la Science nous donne raison : la substance est partout, obéissant à ses propres forces, et, par conséquent... Dieu n'est nulle part.
    Il ne peut être en dehors du Monde, car il n'y a rien en dehors du Monde.
    Et s'il fait partie du Monde, il est nécessairement intégré à la substance, et il obéit aux lois universelles, qui n'ont pu être créées par un Être vivant en dehors de l'Univers, mais qui sont inhérentes à la constitution et à la vie de cet Univers. Il n'y a qu'un Dieu : c'est l'atome, puisqu'il est à la base de tout. Et il n'est pas «intelligent». L'harmonie n'existe pas. Que de collisions, de bouleversements, de révolutions, au sein de la substance infinie, travaillée par de perpétuelles fermentations et de continuels changements, tout en conservant son équilibre d'ensemble. Il ne peut en être autrement. Dans le cas contraire, la substance se détruirait, et nous savons que cela est impossible.

    Parti du simple fait de l'extrême abondance des galaxies dans l'espace et de leurs grandes dimensions comparées aux distances pourtant phénoménales qui les séparent, un des plus audacieux astronomes contemporains, Zwicky, d'origine helvétique, nous fait voir que les collisions de galaxies entre elles sont fréquentes !
    Des plaques photographiques ultra-sensibles montrent les conséquences de ces rencontres titanesques : la structure interne des galaxies est si violemment perturbée que des étoiles échappent à l'attraction gravitationnelle de leur système d'origine et sont précipitées à des distances incroyables dans l'espace intergalactique. Océans de gaz et fleuves de poussières interstellaires sont brassés dans d'épouvantables tempêtes, vagues géantes et mers d'écumes cosmiques en jaillissent parfois si loin qu'elles sont laissées pour compte hors de ce champ de bataille superstellaire et, abandonnées loin en arrière, échappent à l'attraction de ces «mondes en collision».

    Zwicky arrive ainsi à la conclusion que «cet espace sans bornes définitives, et qui était censé “vide”, devait, au contraire, être rempli de multitudes d'objets cosmiques».
    C'est la théorie que j'ai toujours, très modestement, défendue, en compagnie de tous les Athées, car l'Athéisme, sous-entendant la non-création, sous-entend aussi l'éternité de la substance infinie.
    M. Gendron ajoute :
    «Sur ces données, M. Zwicky a constitué un véritable catalogue d'échantillons spatiaux à la première page duquel figurent les atomes isolés d'un gaz ultra-raréfié et dont les galaxies naines seraient le dernier paragraphe, en passant par toute la gamme des poussières, des météorites, des étoiles abandonnées, des groupes d'étoiles isolé d'importance croissante, jusqu'aux premières agglomérations méritant l'appellation de galaxie !
    «Les plus vastes de tous les organismes stellaires ne sont plus maintenant que de modestes condensations au sein d'un plasma nourricier de gaz, de poussières et d'étoiles.
    «Mais elles ne sont plus isolées dans l'espace. On a découvert très récemment que d'immenses ponts, de gigantesques boulevards de matière lumineuse joignaient entre elles des galaxies en apparence fort éloignées l'une de l'autre. Ces filaments de matière, extraits de leurs masses par action gravifique et par de curieux effets de marée cosmique, peuvent atteindre des millions d'années-lumière de longueur. Des étoiles y circulent dans les deux sens, s'échappant même parfois vers l'espace extérieur...»
     
    La Science permet à l'homme de connaître des parties de plus en plus vastes de l'Univers, sans qu'il lui soit possible de pouvoir jamais pousser cette connaissance jusqu'à ses plus extrêmes limites. Car il faut, au contraire, prévoir «derrière ce nouvel écran magique, la présence clignotante de millions et de milliards de nouvelles cités d'étoiles» (cité par France-Observateur).

    La conclusion de M. P. Gendron s'inspire de la philosophie la plus profonde :
    «Entre les deux nouveaux infinis de la science moderne — l'effroyable compression qui préside à la création d'une étoile naine et la densité de la matière inter-galactique, si faible qu'il serait difficile d'y trouver un atome au centimètre cube — il y a place pour toutes les variations spéculatives de l'astrophysique moderne ; décomprimez une Naine et vous obtiendrez un Soleil géant, comprimez le “vide” de l'espace universel et vous verrez s'édifier sous vos yeux affolés un volume de matière encore plus considérable que celui de toutes les galaxies réunies !»

    Les religions flattaient l'égoïsme de l'homme en lui faisant croire qu'il était le centre de l'Univers — et que celui-ci avait été créé spécialement à son usage, par un Dieu auquel il devait servilement se soumettre...
    L'Athéisme, au contraire, nous donne une magnifique leçon de modestie.
    Il m'enseigne que je ne suis que peu de chose... mais je fais partie du grand tout, en permanente et éternelle évolution !
    Le monde est défectueux
    Eh bien ! Ce Dieu ultra personnel, ce Dieu qui sait «comment il s'appelle», ce chef rigoureux, aussi puissant que vulgaire, amusons-nous à le décortiquer un peu.
    D'abord, il a raté son œuvre.
    Le Monde est défectueux !
    Pour faire cette affirmation, je ne me place évidemment pas au point de vue universel.
    Dans la Nature, il n'y a ni bien, ni mal, ni perfection, ni imperfection. Ces conceptions ont été imaginées par l'homme. Elles n'ont aucune valeur en dehors de lui. Que cela soit bien entendu, une fois pour toutes : lorsque nous parlerons de bien, de beau, de vrai — ou de mal, de laid, de faux — ce sera toujours par rapport à l'homme.

    On nous convie à admirer le Monde, cette merveille des merveilles, œuvre du plus sublime des ouvriers.
    N'oublions pas que ce Monde a été spécialement créé à notre intention. Nous sommes par conséquent bien placés pour en connaître et en proclamer la malfaisance et la défectuosité.
    Je sers (un petit canard clérical tout plein drôle) aime à citer souvent une pensée, qu'il attribue à Newton :
    «Vous jugez que j'ai une âme intelligente parce que vous apercevez de l'ordre dans mes paroles ; jugez, en voyant l'ordre de ce monde, qu'il y a une âme souverainement intelligente.»
    Vouloir prouver Dieu en se basant sur l'ordre du Monde, c'est aller au-devant d'une cuisante déception.
    Comme il serait facile de retourner le raisonnement de Newton et de dire «La Nature est aveugle ; je n'y découvre ni ordre, ni bonté, ni justice et par conséquent je conteste, formellement que ce Monde soit l'œuvre d'un prétendu Dieu d'amour !»

    Je ne vois que des fléaux, catastrophes de tout ordre, inondations, tremblements de terre, éruptions volcaniques, tempêtes... Sans parler des maladies les plus douloureuses accablant le faible et l'innocent...
    Bien entendu, je me place ici au point de vue humain strictement.
    Quand je déplore un cataclysme qui balaie des milliers d'humains, je ne prétends pas que les habitants de Sirius ou de Mars doivent en être affectés. Dans l'ensemble de l'Univers infini il est certain que nos misères n'ont pas grande importance. Mais il s'agit de nous... C'est à nous que l'on demande de remercier Dieu, de glorifier sa bonté et d'admirer les bienfaits dont il nous accable.
    L'argument de saint-Augustin n'est donc pas recevable quand il avance que «ce qui blesse sur un point, un homme averti s'en rend compte, blesse uniquement parce qu'on n'aperçoit pas le tout avec lequel il s'harmonise de si admirable manière...»

    Ma propre souffrance peut-elle cadrer avec l'admirable harmonie du Monde ? Oui, si le Monde est aveugle, comme je le prétends, et s'il n'obéit qu'à des forces. Non, s'il y a un Maître intelligent — avec un gros cœur tout saignant.
    «C'est la sagesse de Dieu qui régit le Monde !», disait Linné. Elle le régit mal, monsieur ; très mal !
    Sans bornes comme lui, ses ouvrages parfaits
    Bénissent en naissant la main qui les a faits !
    (Lamartine).

    Que le tigre remercie Dieu de lui avoir donné des dents solides, passe encore. Mais l'agneau, la gazelle ? Glorifient-ils le Très-Haut de les avoir volontairement fabriqués pour servir de pâture à de féroces carnassiers ?8
    Le monde est une ignoble arène où le sang coule sans arrêt. Partout et sans cesse le faible est opprimé, déchiré, dévoré par le fort. Dans l'immense remous de l'universelle vie, il n'y a ni beauté ni justice. De la douleur, de l'épouvante, du crime !
    «La beauté de la terre, disait saint-Augustin, est comme une voix de la terre muette. Tu la considères et tu vois sa magnificence, tu vois sa fécondité, tu vois ses forces, comment elle forme des semences et comment elle produit souvent ce qui n'a pas même été semé ; tu vois et par la contemplation tu sembles l'interroger et la recherche même est une interrogation. Quand tu as cherché avec admiration et examiné, que tu as découvert une grande puissance, une grande beauté et une merveilleuse perfection, il te vient aussitôt à l'esprit que tout cela n'existe point par soi-même, mais par un Créateur. Et ce que tu y as trouvé, c'est l'appel à la louange, pour que tu glorifies le Créateur...»

    Si Dieu avait réellement créé le Monde avec l'intention d'être glorifier (singulière faiblesse de sa part !), il aurait évité de saboter son œuvre.
    Que de forces inutilement dépensées (ne serait-ce que celle qui est fournie, en pure perte, par les vagues de la mer), que de gaspillages dans la Nature !
    Un sénateur italien a eu une grande idée. Il a proposé de fonder, sous les auspices de la Société des Nations, une caisse mutuelle internationale d'assurances contre les calamités.
    Du point de vue de la solidarité humaine, l'idée est magnifique et il faut espérer qu'elle aboutira, un jour ou l'autre. (Ce serait de l'argent mieux placé que dans la fabrication des gaz asphyxiants, car l'homme est aussi bêtement destructeur que son Dieu !)
    Mais cette nécessité de grouper tous les humains dans une lutte contre les calamités, c'est, en bonne logique, la négation de Dieu et surtout de sa bonté.
    Cela équivaut à proclamer que l'on a cessé d'avoir confiance en la Providence — et que l'humanité est décidée à se débrouiller toute seule, dans un monde mal fichu.
    La Documentation catholique (20-6-31) monte en épingle une étude de M. Henri Bon, où il est dit :
    «La science nous permet de concevoir un monde où les microbes n'étaient pas virulents, où toutes les créatures étaient saines, où il n'y avait en elles rien de contagieux ni de mortel, et où la maladie et la mort sont entrées par l'inobservation des règles données par Dieu à ses créatures.»
    Dieu avait créé les microbes inoffensifs. Vous n'auriez pas trouvé ça, ami lecteur ?

    Le microbe du choléra ne faisait de mal à personne, ni celui de la tuberculose, de la peste ou de la syphilis.
    Mais alors, de quoi vivaient-ils ? Par exemple, le tréponème syphilitique, qui ne peut vivre que dans le sang de l'homme, comment se nourrissait-il ?
    Pourtant, Dieu sait tout, Dieu prévoit tout. Il n'ignorait pas, il ne pouvait pas ignorer que ses microbes inoffensifs deviendraient un jour de redoutables meurtriers. Il les a créés quand même ! Il a été moins bon... que M. Bon (Henri).
    Un Dieu de fureur et de vengeance
    Pour ne pas faire de jaloux, il serait bon d'épingler, à côté des absurdités catholiques, un certain nombre de sottises empruntées aux autres religions. On ne pourrait, de cette façon, nous accuser de partialité.

    Personnellement, je n'y vois pas d'inconvénient, au contraire. D'autant plus que les absurdités sont, en somme, assez ressemblantes et parfois même identiques. Les différentes sectes se copient paresseusement les unes et les autres. D'autre part, elles puisent dans un vieux fonds commun de superstition et de frayeur irréfléchie.
    En voici un exemple qui nous sera fourni par une secte protestante. C'est l'histoire (prétendue) d'un athée. Un homme assez grossier, brutal, blasphémateur. On nous le présente, il va sans dire, sous un aspect plutôt tendancieux et assez repoussant.
    Cet athée, par une inconséquence inexplicable, est marié à une cagote, dont l'esprit est farci des plus bibliques absurdités.
    S'adressant à l'auteur de l'article, elle se plaint amèrement de son mari : «Comme j'ai déjà souffert avec lui, depuis dix ans que nous sommes mariés. Il faudrait vraiment que Dieu lui parle ! Je suis lasse d'entendre toujours ses blasphèmes !» (Signes des Temps, février 1955.)

    Les lamentations de cette épouse acariâtre ne pouvaient demeurer sans écho. Le bon Dieu s'empressa d'exaucer les vœux de cette réfrigérante personne :
    «Le lendemain dans la nuit, il y eut à Genève un tremblement de terre. La population en était toute bouleversée et les journaux en parlèrent longuement. Ceux qui connaissent Genève savent que le quartier de Plainpalais est assez éloigné des Eaux-Vives où se trouve la rue Merle-d'Aubigné, et les ménagères qui habitent cette rue n'auraient jamais l'idée d'aller au marché de Plainpalais quand celui des Eaux-Vives est tout près.

    «Cependant, comme j'habitais Plainpalais et que j'y faisais mon marché chaque semaine, quelle ne put pas ma surprise d'y rencontrer la dame des Eaux-Vives !
    «Elle vint rapidement vers moi :
    «Croyez-vous que Dieu lui a parlé ! me dit-elle. Si vous l'aviez vu au moment où tout vacillait dans la chambre à notre cinquième étage, tout pâle dans le lit. Un vase contenant de l'eau tomba et la montre qu'il suspendait à un clou se trouva curieusement mise sur le côté. Il n'en menait pas large !
    «Qu'en dis-tu ? lui dis-je. Est-ce que Dieu t'a parlé ? Est-ce qu'il est puissant ?
    «Il ne répondit pas, mais depuis lors il n'ose plus proférer ses blasphèmes.»

    Le bon Dieu avait donc pris la peine de secouer toute la ville et de la faire trembler sous les pieds de multitudes d'innocents pour convertir un seul individu — assez facile à impressionner, si l'on s'en rapporte au récit. Je vous assure que la vue de mon vase renversé ne suffirait pas à me convaincre de l'existence de Dieu. Ni les secousses de ma montre ou de ma table de nuit. J'en ai tellement entendu des bombardements, qui n'avaient rien de célestes, au surplus. Mais le blasphémateur de Genève était de meilleure composition que je ne le serai jamais. Ses entrailles remuées par la frousse, il opéra une conversion assez peu chevaleresque à mon gré.
    Il n'était pas au bout de ses peines, cependant. La fin de l'article va permettre d'en juger :
    «Cet homme vécut après cela trois années, puis mourut d'un cancer, à l'hôpital. Sa femme lui rendait visite régulièrement et il acceptait qu'elle lui lise la Bible et qu'elle prie avec lui.
    «Les hommes blasphèment souvent aujourd'hui et de bien des façons. Ils s'enhardissent devant «le grand silence de Dieu» parce qu'il ne leur parle pas directement et qu'il ne répond pas à leurs sommations.
    «Mais nous savons que Dieu parle à tous les hommes : par la conscience, par la nature, par sa Parole : la Bible. Et celle-ci nous dit que bientôt un dernier tremblement de terre, tel qu'il n'y en aura jamais eu, affirme saint Jean dans l'Apocalypse,9 secouera la terre pour punir toutes les infamies, les crimes et les blasphèmes.
    «L'Éternel rugira d'en-haut, dit le prophète Jérémie,10 pour effrayer et punir tous les impies qui ne veulent pas reconnaître la souveraineté, les exigences et l'amour de Dieu, leur Créateur, qui les appelle encore à la repentance.» (Mical ROTH.)

    Le récit n'est pas très encourageant... pour les personnes qui seraient tentées de se laisser convertir. En remerciement de sa soumission, l'Éternel envoie un cancer au blasphémateur repenti et le fait mourir à l'hôpital, après trois années de souffrances et de lectures de la Bible !
    Convient-il de badiner devant de pareilles sornettes ? Ne serait-il pas plus logique de nous fâcher un peu ?
    Ce Dieu qui rugira d'En-Haut, qui ébranlera la terre pour se venger de nos impiétés ; ce tyranneau jaloux de sa souveraineté... M. Roth devrait en réserver l'image aux pauvres noirs du Cameroun ou aux indigènes effarés de la Terre de feu !
    Les contradicteurs intelligents (il y en a) auxquels il m'arriva de donner lecture de ce texte menaçant et burlesque, m'ont toujours paru fort gênés et cela est compréhensible. La notion d’un Dieu aussi féroce nous ramène aux origines les plus grossières des cultes primitifs. Elle évoque ces masques grimaçants que les féticheurs nègres agitent en hurlant et en dansant, ou ces démons en carton peint, aux yeux énormes et au front cornu que les Lamas du Thibet promènent en leurs processions.

    Ces épouvantails ne terrifient plus que les enfants — et encore : ceux qui sont éduqués rationnellement sont les premiers à en rire.
    Mais les religions ne renonceront pas à exploiter la Peur. Elle demeure la base la plus solide du fanatisme. Que les croyants cessent de trembler devant leur Maître Souverain et les églises se videront. J'ai eu d'ailleurs l'occasion de citer souvent des textes du même genre.
    Un rédacteur de La Croix, étant parti pour la «Terre Sainte» et racontant ses impressions de voyage s'arrête à Pompéi et médite sur le sort de cette ville maudite... parce qu'elle fut la Ville du plaisir dans le monde romain. Dieu ne veut pas que l'on s'amuse ; il est mesquinement jaloux de tous les plaisirs que l'on cherche à prendre en dehors de Lui.
    «Et voilà que Dieu s'irrite contre ces sybarites. Le cratère s'ouvre, la cendre envahit le ciel et surprend chacun, qui à la porte de sa maison, qui au théâtre, qui à son foyer. Tous meurent — on les voit là dans l'attitude où ils ont été saisis par la mort et suffoqués — les uns semblant s'endormir, les autres mourant dans des douleurs atroces.»

    Ce n'est déjà pas mal, n'est-ce pas ? Mais voici mieux. Le journaliste catholique nous parle un peu plus loin de Messine, en Sicile.
    «Puis, nous allons retrouver le cataclysme de Messine, cette cité surprise en 1908, et voyant 50.000 habitants périr par un tremblement de terre. Dans un recoin de mon bureau de travail, à Paris, j'ai encore un exemplaire de l'abominable blasphème jeté par un journal de la localité la veille de la catastrophe, et défiant Dieu de détruire la cité. Et la cité a péri, Dieu s'est vengé.»
    Cinquante mille victimes dans une éruption volcanique, afin de venger Dieu d'un article irrespectueux !
    De telles âneries méritent-elles qu'on les discute ?
    Oui, car elles sont dangereuses. Elles favorisent le fanatisme et l’intolérance ; elles poussent à la persécution des incroyants.
    En effet, si Dieu fait mourir cinquante mille innocents pour la faute d'un seul blasphémateur, on ne manquera pas d'en conclure qu'il faut exterminer les blasphémateurs afin de calmer la colère de Dieu et l'empêcher de manifester sa vengeance et son courroux. Et ce sera l'Inquisition...

    (Chez les sauvages, on agissait d'ailleurs de la même façon. Les non-conformistes, les hérétiques, les incroyants étaient massacrés, car on craignait que leur mauvaise conduite n'attirât la colère du Ciel sur la tribu tout entière.)
    Éclipses du soleil, tremblements de terre, éruptions volcaniques, tornades et ouragans, provoquaient d'universelles frayeurs :
    «L'appréhension de l'éclipse a si universellement égaré les esprits, écrivait le Président Bouhier (en 1676) qu'il y en a peu qui en sont exempts. Il y en a qui sont morts de peur — et les autres sont aux pieds des confessionnaux.» (Jacquet, La vie littéraire en Bourgogne, cité par Lucien Febvre, Le problème de l'Incroyance au XVIe siècle.)
    Au pied des confessionnaux ! tourmentés par le remords ! horriblement effrayés, non seulement par l'approche de la mort, mais par la perspective d'un jugement implacable et sans appel, les hommes se précipitaient !
    Si les éclipses et les tremblements de terre sont l'œuvre de Dieu, n'est-il pas normal que l'on cherche à fléchir la colère de celui-ci par des cérémonies, des sacrifices et, surtout, des offrandes ?
    Et, si l'on veut que cette action soit aussi efficace que possible, n'est-il pas tout indiqué de s'adresser à un «spécialiste» : le prêtre ?

    Ne vous moquez pas du féticheur et du sorcier. En tout cas, vous n'avez, moralement, le droit de le faire qu'à la condition préalable de vous être débarrassé de toute admiration, et même de toute sympathie pour cette innombrable et dévorante armée de sauterelles enjuponnées que vous appelez curés, chanoines, évêques et révérends pères de toutes catégories et de toutes couleurs.
    Ces messieurs prétendent que leur religion est la seule vraie, la seule révélée directement par Dieu et, par conséquent, infaillible, inattaquable, parfaite. Ils méprisent les agissements des idolâtres africains (lesquels assurément doivent être mille fois plus sincères que la clientèle catholique) et se moquent de leurs invocations naïves, ou de leurs exorcismes ridicules. Que ne prennent-ils donc la peine d'examiner leur comportement personnel, tout aussi grotesque et beaucoup moins excusable de la part de gens qui se disent civilisés, évolués, supérieurs ! Excellente occasion, pour eux, de méditer la célèbre parabole de la Paille et de la Poutre .
    La Croix elle-même rappelle ironiquement qu'à certaines époques on vendait des potions pour adoucir les effets... des tremblements de terre ! (n° du 11 mai 1954). Et ceux qui fabriquaient ces potions trouvaient assurément une clientèle aussi nombreuse que celle qui, chaque année, se presse à Saint-Malo pour admirer le «Pardon» des Terres-Neuvas et l'archevêque de Rennes donnant la bénédiction aux Morutiers qui se préparent à partir pour Terre-Neuve. Du seuil de la cathédrale, qui fut elle-même divinement détruite pendant la guerre, un long cortège s'achemine, en priant et en chantant, vers le port. Revêtus de leurs plus beaux atours, dominant les personnalités civiles et militaires débordantes d'obséquiosité à l'égard de ces envoyés du Ciel, qui distribuent, en marmonnant leur jargon, d'infatigables gestes bénisseurs, les prêtres semblant bien dominer cette foule ignorante et moutonnière.11

    A Fécamp, une procession analogue se déroule également pour les Morutiers et pour la Saint-Pierre des Marins. Le cortège, portant la statue de Notre-Dame du Salut et une quantité de petits navires miniatures se dirige vers les bassins du port, où les bateaux attendent. Ils ont été baptisés préalablement ; aujourd'hui, on les asperge d'eau bénite. La mer elle-même est bénie par l'archevêque, venu spécialement de Rouen. On sait bien que cela n'empêchera ni les tempêtes, ni les naufrages. Les veuves des marins péris en mer n'auront pas l'esprit mal tourné pour en conclure que la bénédiction épiscopale ne valait rien. Leur curé, au contraire, en profitera pour leur demander un redoublement de dévotion, de prières et de versements !
    Après cela, vous pouvez toujours vous moquer de nos arrières-grands-pères qui voyaient partout des diables ou des revenants !
    Étaient-ils plus stupides que les catholiques de Saint-Malo, les Peaux-Rouges américains, lorsqu'ils affirmaient que les éclipses du soleil sont produites par un chien gigantesque, désireux de dévorer, à lui tout seul, l'astre lumineux qui nous donne la Vie !
    Les Fuégiens, les Babyloniens et les Esquimaux, expliquaient les secousses sismiques de la façon suivante : la terre était en équilibre sur le dos d'une tortue énorme et c'étaient les mouvements de cette tortue qui provoquaient les tremblements de terre ! Est-ce vraiment plus idiot que la thèse des protestante de Signes des Temps, quand ils enseignent que leur bon Dieu fait trembler la terre afin de convertir les poivrots, ainsi que nous l'avons vu plus haut ?
    Pour les Japonais, c'était une araignée ; pour les Mongols un porc, pour les Hindous une baleine. Pour les catholiques, c'est Jéhovah, ou la Vierge Marie. Simple changement de mots.12
     
    En relisant cet article de La Croix (du 11 mai 1951), je viens de goûter un moment de bien douce hilarité.
    L'article est intitulé: «Peut-on se protéger contre les tremblements de terre ?»
    On rappelle que les séismes accumulent des ruines considérables.
    «Ces secousses sismiques sont plus meurtrières que bien des batailles. Voici quelques chiffres :

    1556. — Shensi (Chine) : 830.000 morts
    1737. — Calcutta : 300.000
    1755. — Lisbonne : 80.000
    1908. — Sicile et Calabre : 77.000
    1920. — Kansi (Chine) : 180.000
    1923. — Tokio : 143.000

    «Ces chiffres, d'ailleurs, ne donnent qu'une indication partielle des destructions. Les incendies, les inondations et la famine qui suivent souvent ces cataclysmes sont aussi la cause de souffrances et de pertes considérables. Ainsi, le séisme qui, en août 1950, ravagea l'État d'Assam, tuant 575 personnes et détruisant 12.000 édifices, provoqua également la perte de 100.000 têtes de bétail.»
    Mais on ne dit pas que ces destructions foudroyantes sont la conséquence du péché. (Comme si les habitants des Îles Ioniennes commettaient davantage de péchés que nous et pourtant ils sont éprouvés et secoués avec une sollicitude un peu trop persévérante !)
    La cause des tremblements est ailleurs que dans le péché. La Croix en convient implicitement.
    Et le remède ne réside pas dans la bénédiction. La Croix ne le dit pas non plus, mais cela revient au même.

    En effet, dans l'énumération des moyens à employer pour se préserver des conséquences terribles des secousses sismiques (construction de maisons à l'épreuve desdites secousses ; utilisation de matériaux légers susceptibles de ne causer que peu de dommages en cas d'effondrement, etc.), LA BÉNÉDICTION NE FIGURE PAS. Il n'est pas question de prières, de messes, de goupillon ou d'eau bénite. Décidément, la Science finira par l'emporter sur le Fétichisme et c'est le Technicien, plutôt que le Magicien qui aura le dernier mot !


    Congrès de la Libre Pensée à Reims en 1961 Lorulot est au centre. Le «hasard» n'existe pas

    Au cours d'une importante conférence donnée à Charleroi, par mon excellent et regretté ami Victor Ernest, député, le célèbre abbé Desgranges s'efforçait de démontrer l'existence de Dieu. Le Monde ne peut être l'effet du Hasard ; il est nécessairement l'œuvre d'une Intelligence créatrice supérieure, à laquelle les croyants donnent le nom de Dieu. Et l'abbé Desgranges ajoutait :

    «Il n'est pas douteux que l'homme est capable d'acquérir la certitude de certaines choses qui ne tombent pas sous ses sens, et alors je propose une comparaison à mon contradicteur : je suppose que, dans une île déserte, vous promenant, vous trouviez un livre sans nom d'auteur ; vous le prenez, vous le parcourez. C'est un roman plein de charmes. En allant d'un chapitre à l'autre, se déroule sous vos yeux l'histoire la plus attachante avec les péripéties les plus dramatiques, les personnages si bien dessinés qu'il vous semble que vous les voyez vivre, évoluer sous vos yeux et, lorsque le livre s'achève, vous y allez peut-être de votre larme.
    «Si on venait vous dire que ce livre s'est fait tout seul, le croiriez-vous ? Avez-vous vu l'auteur ? Non, vous ne le verrez jamais. Un petit sauvage pourrait peut-être supposer que ces caractères d'imprimerie se sont rencontrés fortuitement, que des mouvements singuliers ont ramassé ces caractères qui ont formé des phrases, des chapitres et il faudrait que le petit sauvage fut très naïf ! Mais, vous tous, quelles que soient vos opinions, est-ce que vous ne hausseriez pas les épaules, si l'on prétendait que ce livre n'a pas un auteur ?

    «Et ceux d'entre vous, qui avez fait de la littérature, qui avez composé des ouvrages vous-même, non seulement en lisant ce livre vous acquerrez la certitude qu'il a été écrit par un écrivain, mais encore il vous est possible de déceler les aptitudes principales de cet écrivain, quel a été son degré de culture, son tempérament, enfin. Cela ne pourrait être qu'une conclusion du bon sens.
    «Eh bien, ce beau et grand livre de la nature, qui se trouve placé sous vos yeux : l'ordre des saisons, les plantes et les oiseaux, les prairies en fleurs et les champs de blé et, au-dessus de nos têtes, cette harmonieuse armée des astres et des étoiles qui évoluent avec des inclinaisons, des vitesses, des mouvements si bien réglés (une de ces dernières nuits, nous avons pu indiquer la minute précise où la planète Mars se rapprochait de la Terre), est-ce que vous croyez que le hasard peut l'expliquer et qu'une matière inintelligente évoluant dans des sens capricieux aurait pu faire tout cela ?...».13

    Cet argument n'est pas inédit. M. Desgranges n'a rien inventé, car on le retrouve chez la plupart des apologistes, en particulier chez l'illustre Fénelon.
    «Qui croira que l'Iliade d'Homère, ce poème si parfait, n'ait jamais été composé par un effort du génie d'un grand poète ; et que les caractères de l'alphabet ayant été jetés en confusion, un coup de pur hasard, comme un coup de dés, ait rassemblé toutes les lettres précisément dans l'arrangement nécessaire pour décrire dans des vers pleins d'harmonie et de variété, tant de grands événements, pour les placer et pour les lier si bien tous ensemble...» Traité de l'Existence et des Attributs de Dieu, par Fénelon ( 1712).

    Il est tout à fait arbitraire, et même déloyal, d'accuser les athées de croire au hasard.
    Croire au hasard, c'est dire que le monde a évolué n'importe comment — et qu'il aurait pu être différent, si le hasard l'avait voulu.
    L’athée dit, au contraire, que la substance universelle est vivante ; tous les phénomènes sont produits par des forces et, comme ces forces sont inhérentes et inséparables de la substance, il n'y a pas plus de place dans l'Univers pour le Hasard que pour Dieu...
    L’Univers vit par lui-même. Sa Cause est en lui-même. Il est son propre moteur — et son propre but.

    Le mot «Hasards» exprime simplement notre ignorance des causes.
    Quand je dis que j'ai rencontré mon ami Joseph, par hasard, dans le Faubourg Montmartre, cela veut simplement dire : «J'ignorais qu'il devait passer par là et j'ai été surpris de le rencontrer.»
    Mais ce n'est pas «par hasard» que laTerre tourne autour du Soleil... C'est parce que le Soleil est immensément plus gros que la Terre et qu'il exerce sur elle une puissante attraction. Le hasard n'y est pour rien — et la volonté de Dieu pas davantage. Simple question de forces !
    Si laTerre était plus grosse que le Soleil, c'est le Soleil qui tournerait autour de la Terre...
    L'argument de Fénelon-Desgranges ne vaut donc rien. Le Monde s'est organisé d'une certaine façon, parce qu'il ne pouvait pas s'organiser autrement, étant donné la nature et la puissance des forces qui se trouvaient en présence à un moment donné.

    Le croyant devant la souffrance
     
    Que la manne en tombant étouffe le blasphème, Empêche de souffrir, puisque tu veux qu'on t'aime... Hégésippe MOREAU.

    Sur la couche douloureuse où la maladie le clouait, tourmenté par des souffrances internes qui ne cessaient de lui arracher des cris, le patient, dont la croyance était ardente et sincère, ne pouvait s'empêcher de murmurer :
    — Oh! mon Dieu ! que vous ai-je donc fait pour être aussi cruellement accablé !
    La réflexion est judicieuse et la plainte est légitime.
    Il nous faut bien le reconnaître, la perplexité du croyant n'est que trop fondée. Nous l'avons dit mille fois déjà, mais comment ne pas le répéter encore ? S'il existe un Dieu tout-puissant, n'est-il pas responsable — et le seul responsable — de tout le mal et de toutes les souffrances qui existent dans le monde, non seulement pour l'humanité, mais pour tous les êtres organisés, pour tous les animaux, vivants et donc sensibles, pitoyables, douloureux ?

    On peut ergoter et MM. les théologiens ne s'en privent pas, évoquer le libre-arbitre de l'homme. Car les animaux en sont privés, ce qui ne les empêche pas de souffrir... Que peuvent-ils donc bien expier, si l'on admet que la souffrance équivaut à une punition ? Que nous vaut la justice divine, en expiation du mauvais usage que nous faisons de notre liberté ? Enfantillage que tout cela ! D'abord, parce que notre prétendue «liberté» est tout à fait relative, restreinte, conditionnée par notre hérédité, par les influences du milieu. Et ensuite parce qu'il est absurde de prêter à un Dieu infiniment bon une volonté de violence et des désirs de châtiment et de coercition — à l'égard de créatures aussi faibles et aussi misérables que le sont les hommes, surtout si on les compare à la Majesté suprême et grandiose d'un Être qui aurait fait surgir du néant, à lui seul, les milliards de soleils et d'astres qui gravitent à travers un monde... illimité !

    — Que vous ai-je fait, mon dieu, pour que vous m'éprouviez de la sorte ?

    Et le suppliant candide examine sa conduite dans les plus petits détails. N'apercevant rien de grave dans son comportement, rien de vraiment saillant, se découvrant que des péchés médiocres et sans importance, il est amené à prêter à son Dieu un caractère impitoyable, des exigences tatillonnes. Il le fait verser dans la mesquinerie. Une messe oubliée ? Ou peut-être un nombre insuffisant de chapelets récités ? Une toute petite pensée secrètement inavouée ? Une vague aspiration, aussitôt refoulée mais cependant coupable, vers la concupiscence — cet épouvantail infatigablement agité par le prêtre ? Qu'ai-je bien pu faire, ô mon Dieu, pour vous déplaire ? Non seulement vous m'avez retiré votre protection, vous avez fermé l'oreille à mes plaintes, mais vous m'avez abandonné, repoussé, livré à la maladie... Vous m'avez frappé dans mes affections les plus chères. Ma femme, mes enfants, ma mère, ont été plongés, eux aussi, dans l'affliction, déchirés dans leur âme et meurtris dans leur chair... Est-ce à cause de moi que vous les avez torturés ? Cette inquiétude et ce remords donnent à ma souffrance une intensité plus vive encore... Je courbe la tête et l'échine devant votre Dextre. Vous ne frappez pas, vous ne pouvez pas frapper sans motif — je le sais et c'est pourquoi je m'incline, avec la volonté de fléchir votre courroux. Mais comment faire ? Je suis prêt à me corriger, à me sacrifier. Éclairez-moi. Montrez-moi le chemin du devoir et du salut et, surtout, donnez-moi le courage et la force de ne plus vous déplaire.

    Ainsi sanglote et supplie le croyant.
    Entre les mains du Tout-Puissant il a tout placé. Son espérance invincible. Son ardent désir de bonheur — pour lui et pour les siens. Son égoïsme pleure, supplie, revendique — il irait jusqu'à menacer Dieu et le maudire, si la crainte ne le paralysait.14
    Je ne veux pas, on le devine, me moquer de ceux qui souffrent, de leur naïveté, de leur faiblesse. Je les plains, au contraire, de manquer de caractère et de volonté, de dissimuler leur égoïsme lamentable sous les apparences d'une pseudo-croyance. Ce sont là des proies faciles pour l'avidité et l'esprit dominateur du prêtre.
    Comment pourrait-on nous dire, après cela, que la religion rend l'homme meilleur et plus fort ?

    Divinité de la souffrance

    Non seulement nous ne devons pas en vouloir à Dieu quand il nous frappe, mais il faut le remercier.
    La souffrance est bonne, elle est divine. Jésus a pris la peine de le déclarer lui-même à sainte Thérèse : «Crois-le, ma fille, dit Notre-Seigneur à sainte Thérèse, ceux-là reçoivent de mon Père de plus grandes souffrances qui sont le plus aimés de Lui et ces souffrances sont la mesure de son amour... Quand tu l'auras compris, tu m'aideras à pleurer la perte des mondains, dont tous les désirs, tous les soins, toutes les pensées ne tendent qu'à un but tout contraire.» (Cité par le P. Pinard, La Bonté de Dieu, p. 49.)
    Vous aviez bien lu : Dieu inflige les plus grandes souffrances à ceux qu'il aime !
    C'est de la démence...
    Le même Poulard de la Binaye raconte l'histoire d'un lépreux, montrant à un missionnaire ses membres rongés par la maladie, rayonnant de joie :
    «Entre Dieu et moi, il n'y a que cette muraille : ma chair. Elle tombe ! Bientôt, je le verrai.» (Op. cit., p. 38.)
    Conception contre nature, inhumaine — immorale !
    Le croyant accepte la souffrance d'un cœur joyeux, s'imaginant être agréable à son Dieu.
    De là, à s'infliger soi-même des tourments, il n'y a qu'un pas et le fanatique n'hésite pas à le franchir.15

    On voit, à Oran, des femmes gravir pieds nus la montagne qui conduit à la chapelle de Santa-Cruz (une heure et demie de marche dans un sentier rocailleux...).
    On voit à Marseille, à Notre-Dame de la Garde, des pénitents grimper les marches à genoux, ou pieds nus, ou avec des pois chiches au fond de leurs souliers, pour se blesser. (Ô ces pois chiches offerts à Dieu en holocauste ! Comme si la vie n'était suffisamment rude ! Comme si Dieu n'était pas déjà trop... chiche de ses bienfaits !)
    On se donne la discipline. On se fustige. On lacère sa peau jusqu'au sang. On couche sur la dure. On se prive de manger, de boire — et d'autre chose aussi. On s'astreint à des actions sales ou pénibles, comme Marie-Alacoque, avalant les crachats des malades ou léchant leurs plaies suppurantes. On offre tout cela à Dieu, avec une joie aussi grande que la petite Thérèse de Lisieux, heureuse de cracher le sang, à vingt ans, et de bientôt mourir, pour voir enfin son Dieu-bourreau...
    La souffrance fut considérée, par les hommes ignorants comme une manifestation de la colère divine. Dieu frappait pour punir, pour se venger. En acceptant la souffrance, on désarmait sa fureur et l'on obtenait son pardon.
    C'est ainsi que le sacrifice fut inventé. Car il est moins pénible d'offrir les souffrances d'autrui que les siennes. On tuait un animal quelconque (la Bible est remplie du répugnant récit de ces sacrifices propitiatoires ou expiatoires). On tuait aussi des êtres humains, des prisonniers de guerre, égorgés sur l'autel même pour calmer Dieu !
     
    Dans un de mes livres (L'Église et la Guerre), j'ai publié de nombreux documents et citations pour montrer que l'Église considère la guerre comme un châtiment envoyé par Dieu. De Joseph de Maistre au maréchal Foch, tous les bons catholiques (sans oublier le P. Pinard !) sont d'accord pour dire que la guerre est divine.
    Les hommes se corrompent lorsqu'ils sont trop nombreux, explique ledit P. Pinard. La guerre, avec ses souffrances et ses deuils affreux, les rappelle à la réalité — et au salut.
    Le bon Dieu utilise la souffrance et le mal pour arriver à ses fins. Sans doute a-t-il été incapable de trouver des procédés moins grossiers ?
    Saint Augustin a longuement disserté sur ces questions. Il admet que notre sort est réglé d'avance dans l'esprit de Dieu. Le Père Éternel sait, depuis des centaines de siècles, si nous serons sauvés ou non.

    «Et ceux dont il connaît d'avance qu'ils ne seront pas délivrés, il les destine à l'avantage de ceux qui seront sauvés et au contraste entre les deux Cités opposées. Ainsi ce n'est pas en vain qu'il les a créés, d'après son dessein admirable et très juste sur toutes les créatures raisonnables.» (De civil. Dei, XVII. I I.)
    La Croix commente ce texte en ces termes :
    «Ici, nous ne pouvons guère retenir un mouvement de surprise. Car cette doctrine semble dure. Il faut, pour la comprendre pleinement, la rattacher à l'ensemble des enseignements de saint Augustin sur la grâce. Mais s'il est vrai, comme l'enseigne le grand Docteur, que, par suite du péché originel, l'humanité entière est une massa peccati, une massa damnatio, le salut de quelques-uns apparaît comme l'œuvre de la suprême miséricorde de Dieu. Au lieu de laisser tous les hommes se précipiter dans l'enfer, Dieu en sauve quelques-uns, ceux qu'il veut, par le don gratuit de son amour, et il fait servir à leur instruction, à leur conversion, à leurs progrès dans la science, dans l'humilité, dans la gratitude, la damnation même des méchants. Il manifeste ainsi l'inépuisable trésor de son amour et la perfection de sa bonté.

    «Nous ne comprenons pas encore toutes ces choses, mais nous les comprendrons plus tard...
    «Quoiqu'il en soit, une chose demeure certaine, à quoi nous devons tenir plus qu'à tout le reste : Dieu est bon et il nous aime.» (numéro du 6 janvier 1931.)
    Faire souffrir une multitude innombrable (et innocente, ainsi que je l'ai démontré dans les précédents chapitres) pour sauver quelques rares privilégiés... ce serait le comble de la sauvagerie et votre Dieu serait un monstre, Messieurs !
     
    L'athée devant la mort

    Pourquoi a-t-on imaginé que n'être plus est un grand mal, lorsqu'il est clair que ce n'était point mal de n'être point avant sa naissance ? Voltaire.

    Les cléricaux (surtout certains prêtres) cherchent à nous effrayer en agitant devant nos yeux l'épouvantail de la mort.
    Combien de fois des contradicteurs ne m'ont-ils pas dit : «Vous faites l'esprit fort, M. Lorulot, et vous ne cessez de vous moquer de la Religion... Mais un jour viendra, aux approches de la mort, où vous cesserez de rire ! Peut-être, ce jour-là, ferez-vous comme beaucoup d'autres libres penseurs, qui se sont finalement convertis !»
    Depuis quelque temps, cet argument m'est servi, et resservi, avec une fréquence et une assurance de plus en plus grandes...
    Ces Messieurs savent que je suis loin d'être jeune et ils s'efforcent de m'influencer.
    Je leur réponds, d'abord, que les conversions in extremis n'ont aucune valeur morale ou philosophique.
    Ce sont, presque toujours, de fausses conversions — parfois même des supercheries odieuses.

    On profite d'un moment où le moribond a perdu connaissance pour lui glisser un crucifix entre les doigts... Et l'on proclame le lendemain, d'une voix triomphante : Avant de mourir, ce grand pécheur a accepté les secours de la Religion !
    Au surplus, quand bien même ladite conversion ne serait pas un escamotage opéré par les éternels «voleurs de cadavres» et un mensonge ; en admettant même que le moribond obéirait réellement à un appel de son subconscient en détresse, cela prouverait que ses facultés mentales se sont affaiblies. Sa mentalité s’effondre ; seuls les lointains souvenirs de la première enfance restent gravés dans sa mémoire... C'est pour ce motif que l'Église tient tant à mettre la main sur l'enseignement de la jeunesse !
    Ce Sont de bien pauvres victoires que la Religion remporte, quand elle parvient à s'emparer de cerveaux ramollis et de volontés défaillantes. Il n'y a vraiment pas de quoi crier victoire !
     
    Intolérance, méchanceté, bêtise, telles sont les trois têtes de la trinité cléricale.
    Elles sont du reste inséparables.
    L'Église veut gouverner les hommes. Sa méthode consiste à leur imposer des dogmes idiots ou des frayeurs puériles, afin de les avoir à sa merci.
    Mais certains résistent à son emprise. D'autres vont plus loin : ils essaient d'affranchir les esclaves, de les éduquer, en leur montrant l’inanité des croyances et la fausseté des dogmes. Ce sont des libres penseurs et, contre ceux-là, l'Église emploie toute sa puissance de haine.
    Voyez comment les curés nous traitent (textuellement) :
    «Joli Credo ! — Qui es-tu ? Un animal. — D'où viens-tu ? De la matière. — Où vas-tu ? Au néant, comme la bête qui crève.
    «Tels sont les principaux articles du Credo de La Libre Pensés. C'est du joli, n'est-ce pas ?»

    Oui, la parole du curé est exacte ; c'est du joli ! Car ces lignes sont tirées du Bulletin paroissial de La Couarde (Île de Ré), n° de mai 1932.
    Ces Messieurs ne fatiguent assurément pas leurs cerveaux pour trouver des arguments. Ce sont les mêmes âneries, les mêmes grossièretés qu'ils ressassent infatigablement.
    Ils ne veulent pas être des animaux — quelle horreur ! Mais par leur méchanceté ils se mettent au niveau des bêtes les plus inconscientes.
    Ils refusent d'admettre l'origine animale de l'homme. Cette hypothèse froisse leur orgueil Et pourtant, ne vaut-il pas mieux, comme on l'a dit, être un singe perfectionné que d'être un ange dégénéré ?
    (L'auteur de l'article me fait l'effet d'être, lui, un singe dégénéré, un rétrograde.)

    Ils nous reprochent de conduire l'humanité au néant. Or, tous les philosophes libres penseurs sont unanimes, et l'ont toujours été, à déclarer que le néant n'existe pas, qu'il ne peut pas exister, qu'il est même inconcevable.
    Aucun savant, aucun penseur n'emploie le mot de néant.
    Il n'y à qu'un seul livre où l'on trouve ce mot. C'est le Catéchisme.
    L'Église enseigne, en effet, que Dieu a tiré le monde du néant, c'est-à-dire de rien.
    N'est-ce pas la plus monumentale des imbécillités ?

    Pour nous, la mort n'est pas le néant. C'est le retour à la circulation du Cosmos. La vie est indestructible, incréée. L'individu, forme éphémère, disparaît. Mais la Vie Universelle continue.
    Allez donc faire comprendre cela aux trembleurs qui se cramponnent à la philosophie égoïste des religions !
    Dupont, Thomas, Durand, sont persuadée qu'ils revivront sous leur forme actuelle de Durand, de Dupont ou de Thomas, à laquelle ils tiennent tant, les pauvres petits médiocres !
    L'abbé Lanouille veut être immortel à tout prix. Il affirme que dans cent mille siècles, et davantage, il y aura encore, imperturbable en sa vanité, incorrigible en sa sottise, un éternel abbé Lanouille...
    Il a besoin, et beaucoup d'autres avec lui, de croire à cet autre monde, dont il apporte au surplus une description assez terne et bien moins alléchante que celle du Paradis de Mohammed !
    (J'avoue que les anges chrétiens me font beaucoup moins d'effet que les houris musulmanes...)
     
    Notre erreur, c'est d'attacher beaucoup trop d'importance à notre chétive personne. Le religieux manque totalement de modestie, répétons-le, s'imaginant être le centre de l'Univers et affirmant niaisement que son Dieu grandiose a constamment les yeux fixés sur lui...
    La mort, ce n'est que la rupture d'un certain équilibre individuel.
    Les molécules, provisoirement agglomérées sous la forme d'une organisation donnée, reprennent leur activité indépendante. Pas une d'entre elles ne meurt. Elles vont immédiatement constituer de nouvelles associations : minérales, végétales, animales, gazeuses, liquides. Nous sommes un composé d'oxygène, d'hydrogène, d'azote, de carbone, etc. Tous corps connus et catalogués, auxquels l'abbé de La Couarde voudrait couardement ajouter son âme immatérielle, s'envolant du corps à l'entrée du cimetière pour aller voltiger on ne sait où, avec les chérubins ailés...
    Nous n'avons pas peur de la Mort individuelle. Nous savons que tout meurt, pour que tout puisse renaître. Nous faisons effort pour surmonter notre égoïsme et nous élever, avec sérénité, à une compréhension plus parfaite de l'Univers infini, dont nous faisons partie intégrante, pour toujours, à travers de continuelles et incessantes transformations.

    De notre idéal noble et vivant — et de celui des pleutres qui pleurnichent en songeant au Purgatoire et au Croquemitaine barbare qui les attend, quel est le plus digne, le plus moral — et quel est le plus égoïste, le plus animal, ô doux curé vendéen, marchand de patenôtres et de consolations posthumes ?
    Rien ne se crée ; rien ne se perd — tout change et se transforme continuellement.
    C'est la loi magnifique de l'Évolution.
    La substance, universelle, infinie, éternelle, ne cesse de vivre et d'évoluer, sous les formes les plus diverses.
    Je suis éternel, parce que les éléments des cellules de mon organisme n'ont pas eu de commencement et n'auront pas de fin. Ces éléments changeront, participeront à d'autres «ensembles»... tout aussi provisoires.

    Ce qui meurt, c'est la personnalité.
    «Lorulot» est le fruit momentané d'un certain assemblage. Il disparaîtra, en tant que personnalité, d'une façon définitive, lorsque la mort sera venue désagréger cet assemblage. Mes éléments constitutifs ne seront pas anéantis. Retournant à la circulation, ils iront participer à de nouvelles combinaisons animales, végétales, minérales, gazeuses, ou autres.
    Cette philosophie me paraît très rationnelle et très satisfaisante pour l'esprit.
    Son grand avantage est de libérer l'homme de toutes les inquiétudes plus ou moins nécessairement engendrées par la croyance en une vie posthume.
    Un autre avantage, plus sérieux et plus important encore : enlever à l'Église (et aux tyrannies sociales qui se sont toujours appuyées sur elle) son arme la plus efficace pour affoler et assujettir les esprits.

    Que l'Humanité se libère de la crainte d'un Au-Delà chimérique ; qu'elle renonce à espérer naïvement les jouissances promises aux élus de Dieu, dans un paradis enfantin ; qu'elle cesse également de trembler devant les menaces (beaucoup plus ridicules que réellement effrayantes) d'un Enfer ou d'un Purgatoire...
    Il sera alors beaucoup moins facile de lui enseigner la résignation et de la soumettre au bon plaisir des exploiteurs !
    Les pauvres comprendront-ils que les riches ne sont pas sincères, quand ils recommandent à leurs frères (?) de renoncer aux joies de cette vallée de larmes et d'accepter d'un cœur docile les tourments qu'il plaît à un Dieu tout-puissant de leur faire subir...

    Ils repousseront cette doctrine immorale qui consiste à dire qu’il faut souffrir avec patience ici-bas, afin de mériter la récompense que ce Dieu réservera, dans un autre Monde, et quand ils seront morts, à ceux qui auront enduré les plus grandes souffrances avec la soumission la plus parfaite. [...]
    Croire à une vie future, c'est la plus grande illusion !
    Accepter de souffrir sur terre pour gagner le Paradis après sa mort, c'est la sottise la plus désolante !
    Enseigner aux humbles une pareille doctrine, afin de les dépouiller avec une facilité plus grande, c'est la plus révoltante supercherie de tous les temps !
    La grande illusion

    Les phénomènes de la vie sont des métamorphoses énergétiques au même titre que les autres phénomènes de la nature. Dastre
    Sous ce titre, La Grande Illusion, parut en 1918 un ouvrage qui fit à l’époque un certain bruit.
    L'auteur s'appelait Norman Angell et était considéré comme un des maîtres de l'Économie libérale. Son livre souleva des controverses ardentes, non seulement dans son pays (en Angleterre), mais dans le monde entier.
    Je n'ai pas manqué, à l'époque, de participer à ces discussions. Dans l'esprit de Norman Angell, la «grande illusion» consistait à croire que la guerre peut servir à quelque chose, qu'elle est susceptible d'apporter un bien réel, un profit tangible, à une nation quelconque. En réalité, seuls quelques intrigants, financiers, fournisseurs, s'enrichissent, tandis que les peuples sont ruinés ; les vainqueurs autant que les vaincus.
    La grande illusion, c'est de croire qu'une Victoire peut servir à quelque chose !
    Ce n'est pas de cette illusion-là16 que je veux parler aujourd'hui.

    Il existe une autre illusion, aussi vieille que l'humanité, et qui est peut-être plus dangereuse encore que celle de la guerre : je veux parler de la croyance à l'immortalité personnelle de l'homme.
    Oui, je veux parler de cette idée saugrenue que l'homme ne meurt pas tout entier. Son corps physique seul est périssable ; l'âme persiste... après la mort. Elle se rend, invisible, dans un autre monde, immatériel !
    Depuis les temps les plus reculés, les hommes ont cru à l'existence d'une âme indépendante et séparée du corps. L'âme (anima) animait le corps inerte, lui fournissait l'intelligence et toutes ces facultés mentales dont nous sommes si fiers (et dont nous faisons, ordinairement, un usage si peu raisonnable). La volonté, la mémoire, l'imagination, et surtout la conscience étaient des facultés de l'âme. Lorsque l'âme se retirait du corps (au moment de la mort), celui-ci retombait en poussière, tandis que l'âme conservait toutes ses aptitudes...
    Ce qui revient à dire que l'on continuait à penser — sans avoir besoin d'un cerveau ; que l'on continuait à voir et à entendre, quand on était privé des organes de la vision et de l'audition !17
    Pour les hommes primitifs, l'illusion était compréhensible, elle était excusable. Elle était sans doute inévitable.
    Aujourd'hui encore, beaucoup de personnes ignorent le mécanisme des fonctions mentales (ou plutôt cérébrales). Ces personnes restent ainsi prisonnières de l'illusion spiritualiste.
    Elles vous diront que l'on peut très bien voir sans yeux. Pendant le sommeil, par exemple, lorsque nous rêvons, nous voyons des choses et des êtres ; nous les voyons par notre esprit et non par le regard de notre corps.
    D'accord. Mais l'image que nous apercevons pendant notre sommeil n'est pas une image réelle ; c'est une image gravée dans notre matière cérébrale ; une image d'abord enregistrée par le canal de nos organes sensoriels.
    «Il n'y a rien dans notre esprit qui n'y soit entré par le moyen de nos sens !»

    Combien plus sage était le poète latin qui s'exprimait ainsi, voilà deux mille ans, que nos catholiques bafouilleurs d'aujourd'hui !
    C'est parce que, depuis ma naissance, mes yeux ont vu une foule d'objets ou d'animaux que mon cerveau possède l'image, la figure, la forme de ces objets ou de ces animaux. Ces images, ces sensations, associées à des souvenirs, enrichissent mon intelligence, lui permettent de se développer et d'acquérir des notions plus nombreuses, d'élaborer des conceptions plus vastes et plus variées.
    Cela est tellement vrai qu'il suffit, dans certains cas, pour perdre la mémoire, d'être affligé d'une maladie du cerveau. L'altération de la matière cérébrale, ou certains troubles de la circulation sanguine dans le cerveau, effacent ou dénaturent les images idéologiques.
    Je n'entends pas faire ici, même sous une forme très résumée, un exposé de psycho-physiologie ! Mon ambition, plus modeste, consiste simplement à rappeler, en quelques mots, les raisons pour lesquelles les rationalistes et les athées repoussent l'hypothèse de la survivance individuelle.

    Nous n'avons pas, et nous ne pouvons pas avoir, d'autre vie que celle-ci.
    Après notre mort, tout est fini pour nous.
    Nos organes étant détruits, il est ridicule de supposer que notre intelligence puisse continuer à fonctionner.
     
    La Religion console-t-elle ?

    Toute l’Antiquité a maintenu que rien n'est dans notre entendement qui n'ait été dans nos sens. Il n'y a point d'idées innées... Comment les hommes auront-ils encore des idées lorsqu'ils n'auront plus de sens ? VOLTAIRE.

    «En combattant la religion, vous enlevez à beaucoup de malheureux, un puissant moyen de consolation ! Loin de les réconforter, vous les abandonnez, plus faibles et plus désarmés que jamais, au malheur qui les frappe... Que leur apporterez-vous, en remplacement de ces croyances que vous vous appliquez à anéantir, pour les soutenir et les aider à supporter leur peine ?»
    Cent fois, mille fois, cet argument est venu à mes oreilles, ou sous mes yeux. Il est l'argument (?) suprême ; celui que l'on vous réserve, lorsque tous les autres ont été réfutés — celui sur lequel on compte le plus, sans l'avouer, parce qu'il fait appel au sentiment, et pas du tout à la raison.
    Une telle espérance est-elle possible ? Ne va-t-elle pas à l'encontre de la raison ? Tout nous prouve qu'il n'y a pas d'autre vie et que nous ne reverrons jamais nos chers morts...
    Si j'avais le malheur d'être, à la fois, croyant et malheureux, je commencerai d'abord par me poser des questions.
    Pourquoi le malheur existe-t-il ? Pourquoi le bon Dieu permet il que les gens souffrent ? Comment la religion peut-elle les consoler d'être malheureux ? Ces «consolations» sont-elles raisonnables, ou illusoires ?
    Si elles sont fausses, est-il loyal de tromper le malheureux sous prétexte d'endormir sa douleur ?

    Un de mes bons amis, ayant perdu sa mère qu'il aimait passionnément et qui le lui rendait bien, se trouvant seul au monde et complètement désemparé, se mit à boire alors qu'il avait toujours été abstinent. Il «se laissa aller» d'une façon désolante, réfractaire à tous les appels, à tous les conseils. Il prétendait que le vin l'empêchait de penser à sa peine et qu'il souffrait moins...
    Cependant, quelqu'un lui fit honte un jour de sa faiblesse (employant même un mot plus brutal). Cinglé par l'outrage, il se ressaisit et comprit qu'il y aurait plus de dignité à supporter avec courage la mort de sa chère maman, en se montrant digne de son souvenir, plutôt qu'en se vautrant dans l'alcool.
    Sous prétexte de consoler les gens faudrait-il encourager à boire tous ceux qui ont perdu un être cher ? Ce serait une singulière morale !
    Ne dites pas que ce n'est pas la même chose. Je ne vois pas de différence entre celui qui multiplie les verres de vin pour oublier la cruelle réalité et celui qui se leurre de cette illusoire espérance : il est mort, mais je le reverrai plus tard, dans un autre monde !

    Si cela était possible, ce ne serait plus la peine de pleurer. Évidemment, la mort ne serait, en somme, qu'une brève séparation. On ne voit pas pourquoi les croyants portent le deuil de leurs défunts. Et j'en connais pourtant que la religion n'arrive pas du tout à consoler...
    Peut-être parce qu'ils ne sont pas tellement convaincus... de la possibilité de les revoir, ces chers disparus ?
    Peut-être n'ont-ils pas une absolue confiance en la bonté de ce dieu... qui les a frappés dans leurs affections les plus vives ? Avec un bourreau aussi fantasque, aussi exigeant et aussi difficile à atteindre, comment être pleinement rassuré ?
    Non, vraiment, je ne crois pas que cet argument puisse paralyser ma plume !
    Si l'on avait obéi à des préoccupations de ce genre, aucun progrès n'aurait jamais pu être réalisé.
    Il n'aurait pas fallu dire du mal des idoles païennes ; il n'aurait pas fallu dissuader la femme indienne de se suicider le jour des funérailles de son époux; ni empêcher qu'on fasse monter au «cocotier» du village, pour leur casser les reins, les vieillards dont l'entretien était devenu trop onéreux pour les finances de la tribu !!! Car toutes ces coutumes ont été honorées et appliquées pendant longtemps — des châtiments étaient infligés même aux résistants.

    LE SAGE DOIT TROUVER EN LUI-MÊME SA PROPRE CONSOLATION.

    Celle-ci sera d'ailleurs toute relative.

    Il est impossible, en effet, que nous puissions nous consoler intégralement, lorsque nous avons été touchés par une grande peine de cœur. Nous pouvons en maîtriser les effets ; éviter de les extérioriser, mais la douleur profonde est ineffaçable. Pour obtenir une consolation complète, il faudrait l'oubli. Et nous ne désirons pas les oublier, ceux qui nous ont quittés. Il faudra bien des années, et bien d'autres soucis et tourments, pour que leurs images estompent dans notre souvenir. Et encore...
    Le croyant sincère auquel j'aurai enlevé, en même temps qu'une Foi absurde, une mensongère consolation posthume, serait bien ingrat de m'en garder rancune. En le délivrant de cette supercherie, je lui fournis au contraire l'occasion de se réaliser pleinement lui-même, de trouver dans sa propre conscience la force morale, la volonté, l'idéalisme, dont il a besoin, dont nous avons tous besoin, pour continuer à vivre, pour braver l'adversité, pour remplir les tâches qui nous incombent, en nous efforçant de surmonter le destin et d'éviter le malheur pour nous-mêmes autant que pour autrui.
    Sur ce chapitre, comme sur tous les autres, la philosophie athée, est cent fois plus belle et plus sereine que la philosophie religieuse.
    Comment on impose la Foi

    Non seulement la croyance n'est pas «innée», mais il n'est pas tellement facile de l'imposer à l'enfant.
    L'enseignement des dogmes est si stupide, qu'il se heurte à une résistance parfois vive de la part de l'enfant. Il faut triompher de cette résistance par l'autorité, par le prestige et même par la peur (peur de dieu, du diable, etc.)
    Un prêtre de Lyon, l'abbé Gitenet, dans le petit Bulletin paroissial de Saint-Charles de Serin, à Lyon (n° 30, mai 1956) exprime des plaintes fort amères. Il avoue que l'enseignement religieux, dans la société d'aujourd'hui, ne pénètre que très difficilement dans les cerveaux.
    «Tous les enfants, qui suivent mes catéchismes, ont été acceptés à la Communion Solennelle sans examen préalable. S'ils avaient subi un examen d'admission, il n'y en a pas cinq sur trente-huit qui auraient répondu avec satisfaction... Et pourtant ils ont des notes élogieuses à chaque récitation. Je puis dire qu'ils apprennent et récitent très convenablement leur leçon. Ils sont éveillés, intelligents. Nous nous entendons très bien. Le catéchisme n'est pas une corvée, je crois. Et pourtant... leur instruction chrétienne est très en dessous de la moyenne.

    «En face de ses petits camarades et de ses compagnes, j'ai interrogé Colombe. Elle n'a pas pu me dire ce qu'était le mystère de la Sainte Trinité. J'ai interrogé sa voisine Félicité. Elle a été incapable de me dire ce qu'étaient Noël et Pâques. Praxède levait le doigt, mais elle ignorait que Jésus avait vécu 33 ans sur la terre. Et Colombe, Félicité, Praxède vont faire leur Communion solennelle.
    «Demandez à ce jovial Onésime quels sacrements il a reçus... ou bien quel sacrement il recevra le dimanche 13 mai... Interrogez le petit Anaclet sur le baptême de Notre-Seigneur et sur les trois personnes divines... Vous serez stupéfaits de l'ignorance du gentil Hilarion, qui mélange les sept sacrements et les sept pêchés capitaux... Quand à Cyrille et Romuald, ils ne savent pas le «Je crois en Dieu» sans qu'on leur souffle ici ou là. Or Onésime, Anaclet, Hilarion, Cyrille et Romuald sont des garçons dont l'instruction religieuse est terminée.

    «COMMENT EXPLIQUER CETTE IGNORANCE RELIGIEUSE ? L'unique raison, la raison majeure, c'est que la religion est en dehors de la vie quotidienne des enfants.
    «Je m'explique. A la maison, l'enfant ne voit jamais personne prier ; on ne lui parle pas de Jésus ni de la Sainte Vierge ; combien d'enfants font leur prière du matin et du soir ? A la maison, qui leur explique ce que sont les fêtes de Noël, de Pâques, de Pentecôte, de l'Assomption, de Toussaint, le Carême ? Les parents n'ont aucun souci religieux, aucune préoccupation de foi : comme un poisson vit dans l'eau, de même l'enfant à besoin d'une atmosphère chrétienne. Sans vouloir vexer qui que ce soit, j'invite les parents à un examen loyal et à une réponse franche. Est-ce exagéré d'affirmer que les enfants qui nous sont présentés à 9 ans ne sont jamais allés à la messe du dimanche et que presque tous ne savent pas tracer le signe de croix ?
    «Dans de telles conditions, le catéchisme n'est plus qu'une leçon. Leçon souvent ardue, avec des mots bizarres. On va lui parler d'anges, de démons, de personnes divines que personne ne peut voir. On lui dira qu'un chrétien vit de la grâce et que les sacrements sont des gestes indispensables : autour de lui personne ne reçoit ces sacrements et tous sont en bonne santé. C'est d'un ridicule et d'un grotesque ineffables. Il n'y comprend rien. Il est tout aussi prêt à accepter Vichnou, Confucius et Mahomet que le Christ, le Saint-Esprit et les Apôtres. Il ne fait aucune différence entre Saint-Pierre et Saint Médard..»
     

    Confondre saint Pierre (qui trahit si vilainement le Christ) avec saint Médard-le-Pissard, quel scandale !
    Les doléances de l'abbé Gitenet ne sont-elles pas touchantes ?
    Il passe son temps à bourrer de ses sottises le cerveau des pauvres enfants que des parents ont la faiblesse de lui confier, dès l'âge le plus tendre.
    Aux termes du décret de Pie X sur la Communion précoce, pour qu'un enfant soit admis à communier, il suffit qu'il connaisse les principaux systèmes de la Foi et qu'il soit capable de distinguer le pain eucharistique, du pain ordinaire.
    Le Pape eut-il été capable lui même de distinguer les deux pains ? Ne sont-ils pas formés de la même farine ? Rien ne peut les différencier, sinon la déclaration du prêtre — qui possède le pouvoir de changer l'un de ces pains en chair et en sang !

    N'est-il pas normal qu'un enfant de huit ans ne puisse comprendre le «mystère de la Trinité» (cette billevesée, disait naguère M. Édouard Herriot...), qu'il mélange les sacrements, les péchés capitaux, la Pentecôte et la Vierge Marie et qu'il s'empresse d'oublier tout cela, dès que la corvée de la Communion est faite, quoi de plus naturel ?
    Si l'abbé Gitenet n'avait pas l'esprit, hélas, irrémédiablement déformé par ses longues années de séminaire, il n'aurait pas la candeur de s'en montrer surpris.
    Relisez sa conclusion. Pour que l'enseignement religieux ne s'efface pas du cerveau de l'enfant, il faudrait que toute la famille en soit imprégnée ; il faudrait que les enfants soient plongés dans une atmosphère entièrement chrétienne ; que l'on ne cesse de leur parler de religion ; qu'ils passent la moitié de leur temps à l'église. On finirait, à la longue, par briser la résistance de leur esprit. On les suggestionnerait et on les asservirait. L'article du curé de Serin confirme donc les deux points suivants :

    1° la religion n'est pas un sentiment inné dans l'esprit de l'enfant ; elle est imposée par une éducation dogmatique et autoritaire ;
    2° les méthodes de l'église sont contraires au développement harmonieux de l'enfant ; elles sont tyranniques et criminelle.
    L'abbé Roffat a soutenu dans La Croix (14.4-55) une thèse à peu près semblable:

    «Le plus grave, à mon sens, c'est d'estimer que des enfants ou des adolescents puissent facilement réagir en chrétiens dans un milieu déchristianisé ; et d'attendre d'un âge essentiellement instable et impressionnable une fermeté de caractère et une force de conviction auxquelles accède seule une élite d'adultes, après des années de formation. L'illusion — et elle est étonnante chez des gens avertis de l'influence des milieux de vie, — c'est de penser que des garçons de 8 à 15 ans pourront être automatiquement le levain efficace d'une pâte amorphe et souvent impure.
    «Mais le levain se prépare. Il y faut plusieurs jours de réclusion et de fermentation pour un conglomérat de farine. Il y faut des années de prière, de lutte contre ses défauts, d'exercice de la charité, pour un apôtre. Il y faut surtout un climat de foi.
    «Voilà le grand mot, et le grand bienfait, le bienfait de base de l'école chrétienne. Voilà pourquoi l'Église cherchera toujours à ouvrir des écoles où, selon le mot de Pie XI, la foi sera «le fondement et le couronnement de tout l'enseignement».
    Voilà donc le but recherché par l'enseignement catholique : fabriquer de futurs prêtres !

    «Que de prêtres ne seraient jamais venus s'offrir au service de l'Église, écrivait le défunt abbé Thellier de Poncheville, sans une invitation qui leur fut adressée dans leur jeunesse.»
    Que de prêtres ne seraient jamais venus s'offrir au service de l'Église sans une invitation, qui leur fut adressée dans leur jeunesse ! Le cardinal Petit de Julie-ville et l'ancien archevêque d'Alger, Mgr Leynaud, racontaient volontiers quel retentissement avait eu dans leur vie, vers la vingtième année pour l'un, à sept ans pour l'autre la parole d'un aîné, les encourageant à se donner tout entiers à Dieu. Par contre, plus d'un chrétien engagé définitivement dans une autre voie, a exprimé son regret de n'avoir pas été orienté vers le sacerdoce.
    «Qui a commis la faute de ne pas leur en parler à temps ?»
    Il faut profiter de la jeunesse de l'enfant pour domestiquer son intelligence.
    N'attendez pas ! Si vous laissez, ses facultés mentales se développer, et grandir son esprit critique, il sera trop tard pour en faire votre proie.

    A l'ouverture du Congrès national pour l'Enseignement religieux, qui s'est tenu à Paris, à la Maison de la Chimie, Mgr de Provenchères, archevêque d'Aix, s'adressant aux 2.300 congressistes qui se pressaient dans la salle insuffisamment vaste, eut la naïveté (ou le cynisme ?) de leur dire : «Ceux qui ne pourront pas voir se consoleront aisément, car ce sont des catéchistes : ils savent que «bienheureux sont ceux qui n'ont pas vu, mais qui ont cru» (cité par La Croix).
    Ces paroles sont empruntées à l'Évangile de Saint Jean, XX, 28-29. Elles expriment donc bien la véritable conception du christianisme — et son désir de régner par la soumission aveugle des esprits !
    Elles se passent de commentaires. Il faut croire... les yeux fermés... sans réfléchir... sans raisonnement... sans chercher à comprendre et à vérifier !
    En plein XXe siècle, n'est-il pas scandaleux que des milliers d'hommes s'acharnent encore à imposer à l'humanité des méthodes aussi barbares, aussi funestes, aussi immorales ?
    Je n'exagère pas. Saint Thomas d'Aquin déclare, en effet, que l'homme est obligé, dès qu'il atteint l'âge de raison (c'est-à-dire sept ans...), sous peine de commettre une faute grave, de faire un acte d'amour de dieu, acte qui est, en somme, une option pour le bien et le mal.
    L'amour de dieu est donc une obligation, un ordre venant de l'extérieur, et non un élan libre et sincère de l'individu. D'autre part, l'enfant lui même est soumis à cette obligation, alors que se raison, qui s'éveille à peine, ne lui permet absolument pas de s'élever à la compréhension de dogmes si obscurs que l'Église renonce elle-même à les expliquer !

    LE CATÉCHISME EN MAINS

    Celui qui possède l'Art et la Science possède aussi la Religion. GŒTHE.

    Dans les chapitres qui précèdent, je me suis appliqué à respecter la pensée de l'adversaire. Je ne l'ai jamais dénaturée pour la mieux réfuter. Semblable victoire, n'aurait aucune valeur !
    Pour bien montrer que mes critiques ne sont pas exagérées et que mes arguments sont loyaux, je vais faire, à présent, ce qu'il m'est arrivé de faire en réunion publique, bien souvent.
    Je vais prendre le Catéchisme catholique, au chapitre consacré à Dieu et je le discuterai mot à mot.18 On aura ainsi une idée exacte de la conception de Dieu, telle que l'Église la présente, telle qu'on l'enseigne, chaque jour, à des centaines de milliers d'enfants.

    DEMANDE. — Qu'est-ce que Dieu ?
    RÉPONSE. — Dieu est un pur esprit, infiniment parfait, créateur et maître de toutes choses.
    (Nous reviendrons plus loin sur chacun de ces points, en détail.)
    DEMANDE. — Pouvons-nous connaître Dieu d'une manière certaine ?
    RÉPONSE. — Oui, nous pouvons connaître Dieu d'une manière certaine, puisque toutes les créatures nous prouvent son existence.
    DEMANDE. — Comment les créatures prouvent-elles l'existence de Dieu ?
    RÉPONSE. — Les créatures prouvent l'existence de Dieu parce quelles ne peuvent exister par elles-mêmes et que, s'il faut un ouvrier pour bâtir une maison, il a fallu un créateur pour faire, de rien, le ciel et la terre et pour y établir l'ordre et l'harmonie.

    Je n'insisterai pas longuement, l'ayant fait dans les chapitres précédents, sur l'absurdité d'une pareille comparaison et je me bornerai à répéter : l'ouvrier ne crée rien, il transforme ; il assemble des matériaux préexistants. Tandis que Dieu aurait créé avec rien «le Ciel et la Terre», c'est-à-dire un milliard (et même davantage) d'étoiles, de planètes et de soleils ! Comment des parents peuvent-ils accepter qu'une semblable fantasmagorie soit imposée, dogmatiquement, à leurs enfants ?
    DEMANDE. — Trouvons-nous, en nous-mêmes, une preuve de l'existence de Dieu?
    RÉPONSE. — Oui, nous trouvons en nous-mêmes une preuve de l'existence de Dieu, car notre conscience suppose un maître qui nous commande et nous dépend le mal.

    On nous dit tantôt que Dieu est un Père, et tantôt un Maître... Ce n'est pourtant pas la même chose.
    Un Maître commande et ordonne.
    Un Père explique, conseille et éduque.
    Un bon Père ne défend pas de faire le mal ; il explique à ses enfants pour quelles raisons il est nécessaire d'éviter ce qui est mal et bienfaisant de faire du bien.
    Quant à la Conscience, «qui suppose un maître», soi-disant, il faudrait expliquer ce quelle est, d'où elle vient et comment elle peut se développer.
    La conscience est précisément la faculté qui permet de juger nous-mêmes nos actions et de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises.
    D'où vient-elle cette faculté ? Tout simplement de la vie en commun.

    C'est la Société, par son ambiance, par ses influences multiples et continuelles, qui façonne, éclaire, développe — ou atrophie et paralyse — notre conscience.
    Si la Conscience venait de Dieu, elle serait, sans injustice, égale pour tous. On ne conçoit pas un Dieu équitable et bon donnant aux uns une conscience éclairée et forte et aux autres une conscience faible et obscurcie. Et ce Dieu, qui aurait acculé les hommes à l'erreur et au péché, se permettrait ensuite de les juger et de les punir.
    La Conscience d'un miséreux, privé d'éducation, n'ayant connu que la souffrance et la haine, peut-elle être aussi noblement éclairée que celle de l'homme qui a reçu une belle et solide éducation, qui a été entouré de tendresse et de soins ?
    Le petit dégénéré, procréé par des alcooliques, malade dès le berceau, aura-t-il une conscience aussi nette que le fils du châtelain opulent (à condition que celui-ci ne soit pas dominé par un esprit de classe...) ? Mens sana in corpore sano. Le déséquilibre physiologique, le manque d'hygiène, les troubles nerveux, la maladie sous ses multiples formes, agissent directement sur la conscience et sur l'âme.

    La conscience peut se cultiver par une heureuse éducation morale. Elle peut aussi disparaître, hélas, dans un milieu hostile et mauvais.
    L'existence de la conscience ne prouve donc aucunement celle de Dieu. Au contraire, pourrait-on dire, car nous avons la preuve que ladite conscience fut une lente et laborieuse acquisition pour l'humanité, livrée à ses seules forces — et abandonnée des Dieux.

    Continuons la lecture de l'amusant et absurde Catéchisme :
    D. — A-t-on toujours cru à l'existence de Dieu ?
    R. — Oui, dans tous les temps et dans tous les pays, on a cru à l'existence de Dieu.
    J'ai réfuté cet argument dans un chapitre précédent. Je n'y reviendrai donc pas.
    D. — Dieu a-t-il manifesté lui-même son existence ?
    R. — Oui. Dieu a manifesté lui-même son existence, quand il s’est révélé aux premiers hommes, à Moïse et aux prophètes et surtout en la personne de son fils Jésus-Christ.

    Voilà donc toutes leurs preuves !
    En dernier ressort, ils n'ont rien de mieux à nous offrir que la collection des légendes bibliques !
    Dieu s'est révélé à Adam et Ève.
    Dieu a parlé à Moïse !
    Dieu nous a envoyé son fils ! (comme si un Dieu pouvait avoir un fils !!)
    La Science enseigne que les premiers hommes vivaient il y a... cinq cent mille ans et qu'ils étaient complètement sauvages, à peine sortis de l'animalité. Et Dieu se serait montré à eux plutôt qu'à nous !
    Quant à Moïse et à Jésus, en admettant même qu'ils aient existé (chose qui est contestée par de grands savants, surtout pour le second de ces personnages), pourquoi les croirions-nous sur parole ?
    Moïse a dû être un intrigant, avide et ambitieux ! Il a su éblouir les Juifs par des tours de passe-passe qu'il avait étudiés à la Cour du Pharaon d'Égypte.
    De son côté, si Jésus a existé, il fut un illuminé mystique, un rêveur halluciné — ou peut-être un insurgé, essayant de libérer le peuple juif de la tutelle romaine et posant au Prophète, comme tant d'autres, avant et après lui !
    Ne pas donner d'autres preuves de l'existence de Dieu, n'est-ce pas avouer qu'on ne sait rien, rien de sérieux ? Et ne serait-il pas plus sage de se taire ? [...]
    Le Catéchisme est un témoignage de l'état de débilité intellectuelle dans lequel l'Église cherche à maintenir les humains.
    La paresse mentale de ceux-ci s'accommode fort bien de ce système.
     

    Libre Discussion
     
    Chez les Grecs et chez les Romains, autant de manières de penser sur Dieu, sur l'âme. La liberté de pensée fut illimitée chez les Romains. Les Grecs n'ont point persécuté Épicure ; les Romains n'ont point persécuté Lucrèce... VOLTAIRE.
    J'ai reçu une lettre fort intéressante de M. Lévêque, de Saint-Servan.
    Ce monsieur me dit avoir été très intéressé par une de mes conférences. Il partage mes vues sur la malfaisance de la politique catholique. Cependant, il croit bien faire en me communiquant certaines objections qui lui ont été faites dans son entourage et me demande ce que j'en pense. Profitant d'un moment de répit (en chemin de fer...) je vais m'efforcer de le satisfaire.

    Voilà la première objection : «La croyance en Dieu est une drogue qui permet de supporter la douleur tant physique que morale... La Science est impuissante à atténuer le chagrin ressenti à la mort d’un être cher... Combien de suicides ont été évités par la croyance en l’existence d'un être surnaturel...»
    Ce n'est pas la première fois, évidemment, que de telles objections me sont faites. J'ai toujours répondu de la façon suivante.
    Comment l'idée de Dieu pourrait-elle apporter une consolation réelle à tout individu qui prend la peine de réfléchir ?
    Est-il raisonnable d'admettre l'existence d'un autre monde, dans lequel nous aurons accès après la mort et où nous retrouverons ceux que nous avons eu la douleur de perdre ?

    Sous quelle forme les retrouverions-nous ? Est-il concevable que l'on puisse être mort et continuer à vivre ? Si l'on admet la survivance d'une âme immatérielle et dépourvue d'organes sensoriels, quel genre de satisfaction pourrons-nous espérer goûter en reprenant contact avec un «fluide» de ce genre ? Il n'aura plus rien de commun avec l'être terrestre que nous avons connu et aimé...
    Autant de questions auxquelles les religions sont impuissantes à répondre — et pour cause !
    L'illusion d'une survivance personnelle est une naïveté, enfantée par l'égoïsme humain, il ne faut pas craindre de le dire.
    L'homme ne veut pas mourir. Il se cramponne égoïstement à la croyance d'une vie éternelle. Or, dans la nature, tout change et évolue sans cesse, toutes les formes vivantes sont provisoires et périssables et nous n'avons aucune raison de croire que l'homme fasse exception à cette règle universelle. Après la mort, la personnalité disparaît, toutes nos facultés physiques et mentales sont anéanties et les molécules qui entraient dans la composition de notre corps désagrégé iront participer à de nouvelles formations animales, végétales ou minérales.

    Vous trouvez que cela n'est pas consolant ? Pourquoi ne pas avoir le courage de regarder la réalité en face ? Cet aveu de faiblesse n'est-il pas déconcertant ?
    N'est-il pas un peu immoral de vouloir être consolé à tout prix ? Si grande soit notre détresse, devons-nous nous réfugier derrière des sophismes ou des chimères dans le but d'escamoter la douleur qui brise notre cœur ? N'est-il pas plus noble d'affronter le malheur et de supporter la souffrance sans rien attendre et sans rien espérer ?
    Que pensez-vous de ces caractères faibles qui s'efforcent «pour noyer un chagrin» d'absorber une quantité d'alcool assez grande pour y trouver l'oubli en même temps que l'ivresse ? Admirez-vous celui qui se console de la mort d'une femme chérie en recherchant immédiatement les joies d'un nouvel amour ? De quel droit vous permettez-vous de critiquer sa conduite ? Il cherche à se consoler, lui aussi, et le moyen qu'il emploie est assurément moine chimérique que le vôtre...

    Si l'on tient à être «consolé» à tout prix, on pourrait recourir à certaines piqûres plongeant l'esprit dans la torpeur de l'oubli, ou dans une euphorie momentanée ! Est-ce cela que vous désirez ?

    Il suffit, au surplus, d'observer le comportement des croyants (ou prétendus tels) pour s'apercevoir que la religion ne leur apporte pas une consolation réelle. Pleureraient-ils des larmes aussi amères ? Éprouveraient-ils un désespoir aussi cruel ? Se montreraient-ils inconsolables et désespérés s'ils étaient aussi certains qu'ils le prétendent de retrouver un jour la femme ou l'enfant qu'ils ont perdu ? S'ils avaient la certitude de goûter en leur compagnie les mêmes satisfactions qu'ils ont goûtées sur la terre ? Ils devraient au contraire se réjouir à la pensée que les disparus sont désormais à l'abri de nos misères... Si nous versons tant de larmes, croyants ou incroyants, ce n'est pas pour le disparu, c'est pour nous-mêmes ! C'est parce que nous sommes atteints dans nos affections, c'est-à-dire, en dernier ressort, dans notre égoïsme.

    L'argument du suicide n'est pas nouveau, lui non plus. Que vaut-il exactement ? Rien du tout, à mon humble avis.
    En effet, les gens qui se suicident ne le font pas à la légère. Ils obéissent à des raisons graves : maladies incurables, par exemple. En d'autres cas, ce sont des malades de la volonté, parfois même des névropathes. S'ils hésitent, ou renoncent à se supprimer, pour des motifs strictement religieux, je ne vois pas ce qu'ils y gagnent. Une vie de souffrances sans espoir mérite-t-elle d'être vécue ? Non ! mille fois non ! Laissez-les donc partir en paix, par la voie la plus rapide et la plus douce. Chacun n'a-t-il pas le droit absolu de disposer de lui-même ?

    Mon correspondant me pose ensuite une question d'un caractère tout différent. Abandonnant le terrain de la philosophie, il me transporte sur celui de la politique et du socialisme, où je ne refuse pas de le suivre.
    «Vous défendez, m'écrit-il, la liberté individuelle, ce qui vous vaut notre admiration. Mais comment cette liberté existera-t-elle, si nous en croyons les juristes modernes qui prétendent que les théories collectivistes seules pourront survivre au capitalisme ? Dans une société où l'individu sera, dès l'enfance, classé et orienté, où il ne sera entendu que dans la mesure où ses paroles seront conformes aux exigences d'un État uniquement soucieux du développement économique, où se nichera-t-elle, cette liberté ? Si l'oppression capitaliste doit être remplacée par le totalitarisme marxiste, à quoi bon lutter ?»

    L'argument est sérieux et très difficilement réfutable, je le reconnais. Mais ce n'est pas à moi que M. Lévêque aurait dû l'adresser. Toute ma vie j'ai lutté contre l'étatisme. Je crois que le socialisme autoritaire, s'il devait durer, serait aussi étouffant que le capitalisme, aussi opposé au développement harmonieux de la personnalité.
    A la fin de mon Histoire populaire du socialisme mondial, j'ai exposé brièvement mes idées sur le socialisme libertaire, ou socialisme coopératif, ou encore socialisme individualiste.
    Il s'agit de concilier le bonheur et la liberté de l'individu avec l'équilibre et l'harmonie de la collectivité sociale. Assurer à chacun le maximum de bien-être et d'indépendance, sans que ce résultat soit obtenu au détriment d'autrui.
    Tout le problème est là.
    Est-il insoluble ?
    Je ne le crois pas. A une condition pourtant : il faut que les masses sortent de cette ignorance, de cette veulerie, de cette stupidité dans lesquelles on les maintient volontairement (par l'alcool, la religion, les sports, la presse, etc.).
    Les peuples auront toujours les gouvernements qu'ils méritent d'avoir. Voilà plus de cinquante ans que je le répète, en m'efforçant, avec des moyens bien modestes (et des difficultés bien grandes...) de travailler à l'éducation intellectuelle et morale des humains.
    Si tous ceux qui croient au progrès et qui se réclament des idées d'avant-garde s'unissaient pour tenter un grand effort de culture et d'émancipation des cerveaux, l'évolution sociale pourrait marcher à pas de géants. Malheureusement, les politiciens (pas plus que les prêtres) ne sont disposés à collaborer à cette œuvre de désinfection. Ils croient, à tort peut-être, ne pas y avoir intérêt.

    Encore un dernier point, auquel j'allais involontairement oublier de répondre. M. André Lévêque, dans un post-scriptum, écrit :
    «On me prie également de vous demander quelle valeur exacte attribuez-vous à la science ? N'est-elle pas sujette à des erreurs ? Les multiples théories contradictoires chaque jour exposées n'en sont-elles pas la preuve ? Certes, les principes sur lesquels la science est fondée semblent s'imposer à la raison ; ont-ils cependant une valeur absolue ?»
    Le moins qu'on puisse dire, c'est que ceux qui ont fournit cette objection à M. Lévêque n'ont pas du tout l'esprit scientifique.19
    Car ils sauraient alors que la science n'a aucune prétention à l'absolu. Elle nie au contraire toutes les théories basées sur un absolu quelconque.

    Dans la nature, tout est relatif, c'est-à-dire que tout phénomène est provoqué ou conditionné par d'autres phénomènes. Ainsi que je l'écrivais au début de cet article,tout évolue et tout change dans l'Univers.
    Que la science soit exposée à se tromper, cela est inévitable. Ce n'est que par des erreurs successives que l'on peut arriver à la découverte de la vérité — et cette vérité sera toujours précaire et sujette, à son tour, à être délaissée pour faire place à des hypothèses plus solides, à des expériences mieux faites.
    Les savants ne sont pas toujours d'accord entre eux ? C'est vrai. Devant le monde infini et mystérieux, que d'efforts avons-nous à faire pour arracher à la vie universelle quelques-uns de ses secrets ! Toutes les explications sont permises, tous les systèmes sont légitimes. Le savant n'est pas inféodé à un dogme, à une Église. C'est un esprit libre, travaillant avec persévérance, cherchant sans préjugé, sans parti-pris, n'ignorant pas que la vérité d'aujourd'hui sera peut-être l'erreur de demain. C'est cela qui fait la grandeur et la force de la méthode scientifique, surtout quand on la compare aux systèmes basés sur de ridicules «révélations» ou des affirmations pseudo-surnaturelles dénuées de toute base logique. Il ne viendrait pas à l'esprit d'un savant de qualifier d'hérétiques ou d'excommunier les autres savants lorsque leurs travaux ou leurs conclusions ne concordent pas avec les siens.

    C'est le Libre Examen seul qui peut les départager. Des observations, des expériences, des preuves, il n'y a que cela qui compte.
    Ne calomniez pas la science, cher correspondant inconnu. Elle seule a vraiment servi l'homme depuis les temps lointains de la barbarie primitive. Si l'on s'était contenté de prier Dieu, la misère et l'ignorance régneraient encore d'une façon totale. La science a déjà résolu bien des problèmes et soulevé bien des voiles. Je continue à avoir confiance en elle, mais je supplie les hommes, dans leur sottise ou dans leurs compétitions haineuses, de ne pas la trahir, de ne pas la faire servir à la satisfaction de leurs ambitions ou de leurs appétits, de la mettre uniquement au service de l'homme — de son bonheur et de sa liberté. Ainsi soit-il !

    La vie a t-elle un sens ?



     
     
    La Nature est aveugle, insensible et ne tend vers aucun but.
    G. MATISSE.
    Pourquoi en serait-il autrement pour l'Homme ?
    A.L.

    A l'occasion du 50e anniversaire de ma première conférence, j'ai exposé à Paris, Salle des Sociétés Savantes, mon point de vue sur l'athéisme.
    Un contradicteur, M. Boué-Portier, s'est présenté.
    Je ne veux pas énumérer les différents arguments qu'il a développé ; ils ont tous été examinés au cours du présent ouvrage.
    Je n'en retiendrai qu'un seul.
    M. Boué-Portier a déclaré que l'athéisme était la plus desséchante des doctrines. Si Dieu n'existe pas, la vie n'a aucun sens, aucune signification. L'athéisme conduit au désespoir.
    — Si vous étiez logique, M. Lorulot, vous devriez vous suicider !

    Je lui répondis que je n'en avais pas la moindre envie. Précisément parce que je crois que Dieu n'existe pas et qu'il n'y a pas de vie future, je tiens à mettre à profit ma vie le plus possible.
    Plusieurs correspondants m'ont écrit dans le même sens. L'un d'eux m'a copié une pensée de Jean Rostand : «C'est en vain que l'homme se prendrait pour l'instrument d'on ne sait quel dessein et qu’il se flatterait de servir des fins qui le transcendent. Il ne prépare rien, il ne prolonge rien, il ne se relie à rien. Il ne connive pas, comme le croyait Renan, à une «politique éternelle». Tout ce à quoi il tient, tout ce qui compte à ses yeux, a commencé en lui et finira avec lui. Il est seul, étranger à tout le reste. Nulle part il ne trouve un écho, si discret soit-il, à ses exigences spirituelles...»
    Mon correspondant m'assure que ces vérités sont lugubres. Pourquoi ?
    La pire erreur des hommes et la source de leurs plus grandes fautes, est de se placer toujours sur le plan de l'absolu — alors qu'il n'y a rien d'absolu.

    IL N'EXISTE QUE DES VÉRITÉS RELATIVES.

    Ne pouvons-nous donc nous guérir, une fois pour toutes, de nos prétentions anthropomorphiques ?
    Savoir que je suis noyé dans la Nature immense, pitoyable et minuscule cellule s'agitant — très provisoirement — dans les tourbillons de la Substance universelle et infinie... cela ne me plonge pas dans la tristesse !
    Je n'éprouve nullement le besoin de croire que le Monde a été créé à mon intention. Il a fallu le naïf orgueil de nos ignorants ancêtres (orgueil habilement entretenu par les prêtres) pour que l'Homme s'imaginât qu'il était un Être à part — et au-dessus de tous les autres. On sait aujourd'hui que c'est faux. Et après ? Je n’y vois rien d'affligeant, encore moins de déshonorant. J'y puise au contraire les éléments d'une philosophie reposante. Je l'ai déjà dit : Je ne suis rien, perdu dans le Tout. Mais je fais partie de ce Tout, qui change et se transforme sans arrêt. Et j'aurais la naïveté de vouloir éternellement rester tel que je suis, sans évoluer ni disparaître ?! Je refuserai de me dissoudre dans l'Océan de la Vie qui bouillonne et ne cesse, en détruisant les formes éphémères, d'engendrer de nouvelles formes tout aussi provisoires et fragiles ?

    Enfantillage et vanité, je le répète.
    La Vie du Croyant, disait M. Boué-Portier, repose au moins sur une certitude, sur une conviction solide. Il sait que la mort ne le détruira pas. J'ai réfuté cette illusion et je n'entends pas y revenir, me contentant de signaler qu'une telle conception ne donne pas nécessairement le bonheur à ceux qui la possèdent. Au contraire. Il me semble qu'ils sont plus inquiets et plus tourmentés que l'immense majorité des rationalistes que j'ai connus. Ils se préoccupent du Grand Jugement ; ils s'infligent des châtiments ; ils multiplient les prières, les regrets et ils se rongent à la pensée des supplices affreux qui succéderont à cette existence empoisonnée par la peur.

    Parce que je suis Athée, je n'ai peur de rien, ni de personne. Et je ne sollicite rien de personne.

    Je n'ai pas attendu d'être à la veille d'une mort qui s'approche à grands pas pour mesurer la médiocrité de nos illusions et de nos ambitions. Ayant vécu dans la simplicité et dans la sincérité, j'entends bien mourir de même. Certes, ma vie ne fut pas toujours joyeuse. J'ai lutté, sans arrêt, contre la maladie, contre la Société et ses tyrannies, contre mes semblables, trop souvent bornés, stupides, égoïstes. J'ai fait de longs mois de prison, loin des êtres que je chérissais ; il m'a fallu travailler comme un forçat, passer des nuits, surmonter les milles obstacles de la pauvreté, de la faiblesse, de l'indifférence humaine, de l'abandon... Et pourtant je suis loin de penser au suicide ; mieux encore : je ne refuserai pas de recommencer, si la chose était possible !

    Il ne s'agit pas, bien entendu, de se plonger dans un optimisme béat et inconscient et de se faire une mentalité d'escargot (bien que nous ignorions tout de la psychologie de ce succulent animal).
    Il m'arrive évidemment, comme à tous les hommes de mon âge, de reculer devant une dépense onéreuse ou des travaux peu urgents, en me disant : «A quoi bon ? Ton avenir est si limité...» Cependant, mon activité, dans son ensemble, ne s'est pas modifiée. D'autres verront et utiliseront ce que je n'aurai pas eu la possibilité (bien malgré moi) de voir et d'utiliser moi-même. Au lieu de ralentir mon action, je serais plutôt porté à l'intensifier et à abuser dangereusement de mes forces : j'ai tant de choses à terminer !...
     
    Non ! je ne regrette rien.

    Pourquoi ? Parce que la vie se suffit à elle-même. Dans les pires moments de ma longue et rude existence, j'ai trouvé quand même de la joie à combattre, à me dépenser. J'avais des amis, des frères d'idées et de combat. J'en ai encore. Sans parler d'une femme et d'une fille au dévouement illimité et d'autres cœurs dont l'affection me fait vibrer de bonheur.
    Chassez les rêves périmés d'une «grandeur» artificielle et du reste irréalisable. Regardez la vie bien en face. Soyez capable de la savourer, de la dominer — et de l'aimer — comme elle est ! Au surplus, l'Homme courageux est une force. Il peut réagir. Associé fraternellement à de vaillants compagnons, il aidera la collectivité à s'améliorer, à se purifier, à se libérer, tout au moins dans une certaine mesure...
    Comment peut-on se désoler et se lamenter, alors qu'il y a tant de belles choses à voir, à connaître, à aimer ? Tant de travail à accomplir et tant de victoires à remporter...
    Amis et amies qui me lisez, je vous quitte, connus ou inconnus, adversaires ou partisans, en vous envoyant la plus optimiste et fraternelle pensée d'un Homme Libre !
    Un phénomène !
    Un garçon de 15 ans ignorant tout de Dieu.

    Les catholiques canadiens ne cesseront pas, sinon de nous surprendre (car, hélas, nous ne nous étonnons plus guère), du moins de nous démontrer que leur bêtise est aussi grande que leur autoritarisme et leur intolérance. De celle-ci, n'avons-nous pas des preuves éclatantes, puisque notre journal, et plusieurs de nos livres, sont interdits au Canada — pays démocratique, terre de liberté !
    Je reçois, assez fréquemment, le journal La Presse, un des principaux quotidiens de Montréal. Ultra-calotin, cela va sans dire (mais... existe-t-il au Canada un seul journal qui ne soit pas calotin, catholique ou protestant ?).

    J'ai fait dans ce journal des trouvailles parfois piquantes. En voici une qui me paraît mériter un commentaire (et c'est pourquoi j'avais mis cette coupure de côté) :
    Cochrane, Ont., 20. — Le juge Marcel Léger a passé hier, un quart d'heure en cour à expliquer à un garçon de 15 ans ce que c'est que Dieu et la Bible.
    «Le juge a donné ce cours improvisé, lorsque le garçon, appelé comme témoin dans une affaire de voies de fait, a dit qu'il n'allait pas à l'église, ne savait pas ce que c'est que la Bible ni ce que cela signifie de jurer devant Dieu que son témoignage sera conforme à la vérité.
    «Le juge Léger a dit que c'est «une honte pour la localité qu'un jeune garçon soit tenu dans l'ignorance du plus grand livre qui ait jamais été écrit.
    «Il ne faut pas s'étonner, a-t-il ajouté, “que la criminalité juvénile fasse des progrès considérables dans tout le pays.”
    «Après avoir donné des explications au garçon, le juge lui a permis de prêter serment et de témoigner...» (20-4-54.)

    Qu'en dites-vous ? Moi, je trouve qu'il y a de quoi faire tomber les bras... à la Vénus de Milo en personne.
    Au XXe siècle, imprimer dans un journal, noir sur blanc, de pareilles insanités, c'est déjà raide.
    Mais qu'un juge, mettant à profit le «prestige» de la magistrature, fasse entendre de pareilles âneries et cherche à imposer, sur un ton doctoral, des mensonges aussi évidents, voilà qui devrait être considéré comme insupportable par tout esprit tant soit peu libéral.
    Le pauvre gosse n'avait jamais lu la Bible ? Heureusement pour lui. Il y a des lectures plus saines, plus poétiques et surtout plus morales.
    Môssieu le juge, en parlant de la Bible, ce ramassis de choses puériles, d'anecdotes érotiques et de vantardises guerrières, déclare qu'elle est «le plus grand livre qui ait jamais été écrit». Pas difficile, le chat-fourré. On aimerait croire qu'il n'a jamais pris la peine de la lire, cette Bible, pour énoncer un tel jugement, qui ne fait honneur, ni à son intelligence, ni à son honnêteté.20

    Il est effarant de penser que des esprits d'une pareille platitude ont le droit de juger, de condamner et de faire enfermer leurs semblables !
    Après cet éloge exorbitant de la Bible, le sieur Léger fait une autre affirmation, tout aussi intempestive. Il déclare que l'augmentation de la criminalité juvénile est liée à la diminution de la Foi !
    Rien ne prouve, malheureusement, que la Foi soit en décroissance au Canada. Ce pays est, en effet, l'un des rares où les religions gardent le maximum de puissance. Elles ont vraiment la main sur la société. Les pouvoirs publics sont à leur service. Par conséquent, il faut chercher ailleurs les causes véritables de la criminalité.
    Ces causes sont d'ailleurs d'origine plutôt sociale. Ce sont les influences du milieu qu'il faut incriminer ; l'immoralité et l'injustice des institutions de la société actuelle. Le bla-bla-bla de la «Sainte Bible» ne peut rien y changer.

    On voit tous les jours des enfants qui ont lu la Bible et qui sont très pieux commettre des délits, tandis que d'autres enfants, élevés dans des milieux foncièrement antireligieux, n'en sont pas moins possesseurs d'une bonne conscience et d'une saine moralité. C'est une question d'éducation morale — et non religieuse. Nous avons montré ailleurs (voir Crime et Société) que la plus grande partie des criminels étaient des croyants et souvent même des pratiquants.
    Et ce qui est vrai pour les individus, est également vrai pour les nations. Les peuples foncièrement chrétiens sont-ils meilleurs que les autres ? plus pacifiques et davantage épris d'équité, de raison, de fraternité ? Chacun sait qu'il n'en est rien. Rappelons seulement l'exemple des États-Unis. Nul peuple n'avait jamais accordé à la Bible une place aussi primordiale dans la vie familiale et sociale, et cela ne l'empêchait pas d'avoir des centaines de milliers d'esclaves et de les exploiter cruellement. Ces âmes religieuses avaient organisé, au nom du Christ, la traite des nègres et provoquèrent l'ignoble et sanguinaire guerre de Sécession afin de conserver leurs privilèges. Les colonialistes d'aujourd'hui ne méritent-ils pas, pour la plupart, de leur être comparés ?21
    Des êtres aussi cyniques et aussi menteurs que le juge Léger, devraient suffire à dégoûter de la religion tous les esprits impartiaux et tous les cœurs généreux.

    Un mot encore. L'exemple de ce jeune garçon de 15 ans qui n'avait jamais entendu parler de religion et qui n'avait pas la moindre idée de la divinité, ne contredit-il pas la thèse de ceux qui prétendent que le sentiment religieux est inné dans le cœur et dans la raison des humains ? C'est un point sur lequel je ne veux pas revenir à présent. Me contentant de dire que des cas semblables ne sont peut être pas aussi exceptionnels qu'on l'imagine. On peut être certain qu'ils seraient mille fois plus nombreux si les parents étaient davantage respectueux de la liberté intellectuelle de leurs enfants. C'est par une instruction autoritaire que l'idée religieuse leur est imposée, à un âge où ils sont incapables de la comprendre. C'est précisément parce que la religion n'est pas innée chez l'homme que l'Église tient, avant toute autre chose, à s'emparer de l'enseignement, afin de pétrir et de déformer le cerveau des jeunes générations.

    Un grand martyr moderne
    Francisco Ferrer

    C'est en 1905 que j'ai vraiment pris contact avec Ferrer, avec son œuvre, avec la réalité espagnole.
    C'est en 1905 que je fus arrêté sur le quai d'Orsay, pour avoir sifflé et conspué le roi Alphonse XIII qui sortait, avec un imposant cortège, du Ministère des Affaires étrangères.
    Par cette manifestation, nous voulions marquer notre indignation aux tortureurs de la Mano Negra et d'Alcala del Valle. La veille, cette réprobation s'était manifestée de façon plus brutale : rue de Rohan, près du Louvre, un engin avait été lancé sur le roi. Plusieurs camarades, dont Charles Malato et Pedro Vallina, furent injustement arrêtés et il nous fallut lutter de longs mois pour que leur innocence soit reconnue et pour que cette machination policière soit réduite à néant.

    C'est en 1906 que Ferrer fut impliqué, d'une façon tout aussi arbitraire, dans l'affaire de la bombe jetée à Madrid sur le cortège royal.
    De nouveau, il fallut organiser une vaste campagne, dont le retentissement fut mondial. Cette lutte se prolongea de longs mois, car les cléricaux et les monarchistes espagnols ne voulaient pas lâcher leur proie. Il n'y avait cependant aucune preuve contre lui, mais Mateo Morral, impliqué dans l'attentat de Madrid, avait été, un ou deux ans auparavant, professeur à l'Escuela Moderna de Barcelone, fondée et dirigée par Francisco Ferrer.
    Ferrer était l'un des militants d'avant-garde les plus connus à l'époque, non seulement en Espagne, mais dans le monde entier. Complètement dépourvu d'ambitions politiques, il se dépensait sans compter pour l'organisation et l'éducation de la classe ouvrière. Il attachait une énorme importance à l'organisation syndicale des travailleurs et davantage encore à leur culture et à leur émancipation intellectuelle.

    La lutte contre l'Église, qui s'efforce, par un enseignement rétrograde, de maintenir les peuples dans la sujétion, lui paraissait primordiale, essentielle.
    Et pour mener à bien l'action de désintoxication morale humaine, il fallait, autant que possible, s'adresser à l'enfant, le préserver de l'asservissement clérical. Le premier devoir des parents était de ne pas livrer le cerveau de leurs petits à la déformation systématique d'une croyance fondée sur des dogmes et sur l'obéissance.
    Ferrer avait constaté qu'il était terriblement difficile de soustraire les adultes au joug du clergé. En préparant des générations nouvelles à l'esprit sain et libre, les révolutions formaient les instruments les plus efficaces à la construction d'un monde égalitaire et vraiment démocratique. Paul Robin, Sébastien Faure et quelques autres avaient soutenu les mêmes idées et s'étaient efforcés de les mettre en pratique.

    L'effort de Ferrer rencontra un succès exceptionnel, car il y consacra toutes ses ressources, tout son effort et il reçut le plus enthousiaste concours de la vaillante phalange des républicains espagnols (syndicalistes, libertaires, libres penseurs, franc-maçons rationalistes). Les pédagogues amis des méthodes nouvelles se rallièrent à l'École Moderne, qui eut rapidement des établissements dans la plupart des grandes villes d'Espagne (plus de cinquante).
    Pour toutes ces écoles, il devint nécessaire de former des professeurs et des instituteurs à l'esprit rationaliste. Il fallut également publier des ouvrages expurgés des mensonges sociaux et des préjugés religieux — rien de cela n'existait en Espagne. Tout était à faire... Et Francisco Ferrer, militant d'avant-garde, pédagogue, fondateur et directeur d'écoles, devint imprimeur, éditeur, libraire...

    C'était tout cela qui m'avait séduit en lui.
    Mais c'était cela qui lui valait la haine la plus vigilante des cléricaux.
    Comment les Jésuites n'auraient-ils pas juré la perte d'un homme assez audacieux pour faire traduire en espagnol et répandre, dans ses écoles et dans les masses ouvrières, les œuvres de Büchner, de Darwin, de Kropotkine, d'Élisée Reclus (en particulier le monumental et admirable ouvrage intitulé L'Homme et la Terre...) ?
    Au début de 1908, Ferrer fut remis en liberté. Il vint à Paris ; je fis sa connaissance chez Alfred Naquet (par une curieuse coïncidence je sortais également de prison — propagande antimilitariste).

    L'Escuela Moderna était fermée ; toute l'œuvre était à recommencer. Les Jésuites n'avaient pas perdu leur temps...
    Mais Ferrer n'était nullement découragé.
    Il aspirait, au contraire, à donner à son œuvre une base plus large, plus internationale. Il avait mis sur pieds une Ligue Internationale pour la Défense et l'Éducation de l'Enfant, avec le concours des plus hautes personnalités scientifiques libérales, démocratiques, rationalistes. Il voulait donner une plus grande ampleur à sa maison d'édition.
    Je fus vivement impressionné par la décision et la virilité qui émanaient de sa personne. Trapu, solide, réfléchi, nullement exalté, Ferrer n'était pas, assurément, un impulsif et son optimisme n'avait rien de candide. Ni illuminisme, ni utopisme ; une vision claire et consciente de la réalité ; une confiance, non pas aveugle, mais solide, dans les possibilités de l'Homme.

    Il ne croyait pas au «miracle» et savait que «rien ne se fait tout seul», mais il était persuadé qu'avec du courage et de la persévérance tous les espoirs sont permis.
    De la volonté, de l'énergie, Ferrer en avait à revendre. Cela sautait aux yeux.
    Une telle puissance personnelle, physique et morale, au service de la Pensée la plus libre, la plus rationnelle. Un Idéal sans fissure, sans hésitation, sans équivoque. «Matérialiste» et «déterministe» convaincu, ce militant d'élite plaçait toute sa confiance dans la Raison et dans la Science. J'ai toujours vu en lui le continuateur le plus résolu et le plus affranchi de notre Diderot, de notre d'Alembert, du baron d'Holbach... et de Blanqui, d'Élisée Reclus...
    Un demi-siècle s'est écoulé et mes sentiments n'ont pas varié. Je conserve la plus chaude affection pour le compagnon d'Anselmo Lorenzo et de tant d'autres braves amis aujourd'hui disparus.

    C'était en février 1908...
    Après une conversation sobre et fraternelle, s'inquiétant de ma santé,22 de mes projets, me confiant les siens, en quelques mots rapides... l'interrogation de ses yeux noirs (si vaillants et si fraternels à la fois), une très forte poignée de main et je partis, prenant congé de l'excellent ami Naquet,23 que je voyais très souvent à l'époque.
    C'était en 1908... Je ne devais plus jamais revoir Francisco Ferrer. Le 13 octobre 1909, il était fusillé dans les fossés de la citadelle de Montjuich, de sanglante mémoire, à Barcelone.
    Notre fureur fut si grande qu'elle nous jeta dans la rue, le soir même. Je revois cette foule ardente et indignée manifestant aux abords de l'Ambassade d'Espagne, boulevard de Courcelles, à deux pas du Parc Monceau. Le représentant du criminel monarque espagnol (nous le surnommions le «Macaque», en allusion peu indulgente à son profil de dégénéré) était bien gardé, heureusement pour lui. Nous nous heurtâmes à d'imposantes forces de police et notre colère se borna à incendier un autobus et à remplir le quartier de nos imprécations. Sans la police, l'immeuble eût été pris d'assaut et pulvérisé...24

    Il y avait là, en cette nuit mémorable, une belle brochette de militants syndicalistes, anarchistes, socialistes, libres penseurs, quelques députés, toute l'équipe de la Guerre Sociale, en possession de tout son dynamisme, avec Gustave Hervé (hélas !) Madeleine Pelletier, Preceau, Méric, Almeredya, la C.G.T., le Libertaire, l'Anarchie, toute une foule sur qui passait le souffle idéaliste et justicier des grandes heures de l'Histoire.
    Car la mort de Ferrer fut une date, une grande date — pour l'Espagne, pour la France, pour le monde...
    1909... 1914... 1939... 1945... Les années passent ; les événements se succèdent et l'humanité poursuit sa marche hésitante vers un destin trop souvent tragique...

    Remercions notre amie Sol Ferrer de ses beaux efforts pour que le grand exemple donné par le fondateur de l'École Moderne ne soit pas oublié. A l'heure où l'école laïque si neutre pourtant, perd du terrain, abandonnée par les pseudo-républicains qui nous gouvernent ; à l'heure où l'Église romaine redouble d'efforts pour consolider ses privilèges, il est salutaire de penser à Ferrer et à son œuvre.
    Répandre des idées à pleines mains ; faire l'éducation de la classe ouvrière ; préserver l'enfant... rallier tous les rationalistes contre le Dogme et contre la Tyrannie, telles sont les besognes les plus urgentes, celles pour lesquelles il a su mourir avec tant d'héroïsme ; celles auxquelles nous devons à notre tout nous consacrer, de toutes nos forces et jusqu'au bout !

    Table des matières

    Préface 2
    Biographie 5
    Avant-propos 10
    L'Existence de Dieu est-elle évidente et certaine ? 12
    L'aspiration vers Dieu 15
    La superstition du visible 20
    La religion est-elle innée ? 22
    Comment un Savant peut-il être Croyant ? 28
    La «cause première» 33
    Où va le monde ? 35
    Le monde est éternel 38
    Le monde est défectueux 42
    Un Dieu de fureur et de vengeance 45
    Le « hasard » n'existe pas 52
    Le croyant devant la souffrance 55
    Divinité de la souffrance 57
    L'athée devant la mort 60
    La grande illusion 65
    La Religion console-t-elle ? 68
    Comment on impose la Foi 71
    Le catéchisme en main 75
    Libre Discussion 79
    La vie a t-elle un sens ? 84
    Un phénomène ! Un garçon de 15 ans 87
    Un grand martyr moderne Francisco Ferrer 90
     

    1 Cette biographie est tirée du tome 13 du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron chez Les Éditions Ouvrières (1975)

    2 Cette biographie est tirée du tome 35 du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron chez Les éditions ouvrières (1989).

    3 L'abbé de Saint Pierre n'était du reste pas d'accord avec les Saintes Écritures, car on peut lire, dans le livre de Job (XI, 7) :
    Tes recherches peuvent-elles te faire trouver Dieu ? Peux-tu reconnaître la perfection du Tout-Puissant ? Elle est plus haute que le Ciel, que peux-tu faire ? plus profonde que l'Enfer ; qu'y peux-tu voir ?»

    4 Conférences apologétiques, p. 106. — C'est le fameux «Credo quia Absurdum» (je crois parce que c'est absurde) : Moins je comprends, plus je crois ! Voilà qui ne risque pas de fatiguer le cerveau des croyants !

    5 Les prêtres bénissent aussi, on le sait, les canons, les avions, les cuirassés, les chasseurs et les meutes de chiens, les clowns et les animaux du cirque, les autos, les parachutes, les malades, les bien portants, les gens mariés, les moribonds... Tout leur est bon ! Quel métier d'acrobate ! Et qui n'a plus grand chose à voir avec la Religion !

    6 «Créé dès le commencement et avant tous les temps, dit Bossuet, l'Univers fut seulement orné dans le temps.» Autrement dit, Dieu n'aurait pas été capable de réussir son œuvre du premier coup. Il aurait créé d'abord et fignolé ensuite. Les croyants n'ont vraiment pas une haute idée des capacités de leur Dieu.

    7 Le «Grand Œil» de ce télescope est un million de fois plus puissant que nos meilleurs globes oculaires.

    8 Comme c'est joli, un sac à main en peau de lézard, n'est-ce pas, madame ? Eh bien ! Savez-vous les répercussions de cette mode sur les populations du Bengale ? Veuillez m'écouter :
    «Les lézards monitor, dont la peau passe chez le maroquinier se nourrissent d'insectes, mais aussi d'œufs de serpents et de jeunes serpents.
    «Ces serpents sont venimeux. Les lézards diminuant, les serpents augmentent, et avec les serpents les morts d'indigènes.
    «Tout se tient dans la nature équilibrée par la suprême sagesse de Dieu...» (Le Pèlerin, 18-8-29.)
    Le Pèlerin n'est pas difficile à contenter. Son bon Dieu n'aurait-il pas mieux fait... en ne créant pas les serpents ?

    9 Voir Apocalypse 16: 18.

    10 Voir Jérémie 25: 30-38.

    11 En 1964, M. Roques, archevêque de Rennes, ne s'est pas contenté, lors du pardon des «Terres Nuevas», de bénir les bateaux qui s'en allaient à la pêche de la morue, il a également béni, par la même occasion, quatre navires de la Marine NATIONALE de Brest, qui se trouvaient en visite à Saint-Malo (on voir les photographies dans l'hebdomadaire et très édifiant Pèlerin).
    La Marine Nationale, vous avez bien lu — et nous sommes sous le régime de la séparation des Églises et de l'État. Je n'ai pas entendu dire qu'une seule voix ait fait entendre la protestation qui s'imposait.

    12 Lire le Paganisme chrétien, un beau volume, par Maurice Phusie, André Lorulot, Jean Bossu (à nos bureaux).

    13 Voir Controverse sur l'Existence de Dieu, par Victor Ernest et l'abbé Desgranges.
    Je me souviens que l'abbé Desgranges me présenta le même argument à plusieurs reprises, en particulier à Tarare (Rhône), au cours d'une retentissante controverse qui nous mit aux prises, devant près de 2.000 personnes.

    14 On cite d'ailleurs des cas de ce genre. Certains croyants dépités de voir que leurs prières ne sont pas exaucées, accablent de reproche le saint qui a dédaigné de répondre à leurs appels — pour le punir, ils s'en prennent à sa statue, le reléguant à la cave ou au grenier, à moins qu'ils ne se contentent de la retourner, le nez contre le mur... en pénitence. Dès que les événements seront devenus favorables, ces croyants se montreront de nouveau respectueux à l'égard de leur idole et les offrandes recommenceront. Peut-on être plus ingénu ?

    15 Voir mon livre: La Flagellation et les Perversions Sexuelles (deuxième édition, 1956).

    16 Parmi les hommes les plus éminents et les plus courageux qui participèrent à ces controverses, il faut signaler notre regretté ami le général Percin. Se plaçant sur un terrain qu'il connaissait bien, il démontrait que la gloire militaire n'existe pas ; que les plus fameux capitaines de l'Histoire ont été favorisés par le hasard, ou par les gaffes de l'adversaire, ou par une supériorité purement matérielle. Encore une «illusion» qui s'envolait !
    Dans les nombreux journaux auxquels il collaborait, le général Percin citait, en même temps que La Grande Illusion, mon livre sur la Barbarie universelle, dans lequel je démontrais que tous les gouvernements sans exception, y compris le nôtre, avaient commis des crimes, des forfaits, des atrocités et que toute guerre était forcément odieuse. Quarante années ont passé et cela continue, malheureusement...

    17 L'Évangile parle de ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas ; de ceux qui ont des oreilles et qui n'entendent point, etc. Simple image pour rappeler qu'il y a pas mal d'ignorants et de sots!
    Mais vouloir nous faire croire que l'on peut voir sans le secours des yeux, ou entendre sans oreilles, c'est vraiment trop absurde !

    18 Catéchisme du Diocèse de Nancy. Les textes soulignés sont rigoureusement authentiques. Les Catéchismes en usages dans les autres diocèses de France ne comportent aucune variante dans les chapitres sur Dieu.

    19 Lire l'Esprit scientifique, par Bertrand Russell.

    20 Beaucoup de lecteurs savent que je n'aime pas la bible. Je n'ai pas cessé de la discuter et de publier des ouvrages pour dévoiler ses erreurs, ses mensonges et les récits barbares et grossiers qu'elle renferme. Voir La Bible comique illustrée (Lorulot) ; La Bible expliquée (Turmel) ; La Bible est un livre immoral, etc.

    21 Confirmé, aujourd'hui encore, par le brutal régime appliqué aux hommes de couleur, en Afrique du Sud, par le régime autoritaire de M. Malan.

    22 Atteint d'un début de tuberculose, je venais d'être libéré de la Maison Centrale de Clairvaux, sur l'ordre de Clemenceau (alors Président du Conseil), alerté par deux bons amis, les députés socialistes Marcel Sembat et Francis de Pressensé. Vieux souvenirs !

    23 Encore une noble figure, hélas bien oubliée, elle aussi ! Je me permets de rappeler en passant que j'ai consacré à Alfred Naquet (qui fut l'un des fondateurs de la IIIe République, avec Gambetta, etc., après avoir été emprisonné sous l'Empire, qui fut surnommé le «Père du Divorce») un petit opuscule résumant la vie de ce grand militant de la «Belle Époque». C'était un vrai républicain, radical, socialiste, pacifiste, anticlérical, malthusien — un philosophe et un savant matérialiste, comme on n'en trouve plus guère dans les milieux politiques d'avant-garde (?).

    24 Les Jésuites, dont Alphonse XIII était la créature (plus docile et avachi que vraiment méchant, peut-être ont essayé d'accréditer une légende, présentant le «Macaque» comme un grand ami de la France. J'ai montré au contraire que le roi d'Espagne, avait trahi notre pays, transmettant à l'Allemagne des secrets militaires, en pleine guerre de 1914-1918 (voir mon livre l'Église et la guerre). Cet espionnage et cette trahison cadraient avec la politique du Vatican, poursuivant obstinément l'écrasement du pays qui venait de laïciser l'École et de rompre le Concordat. Pourquoi les hommes sont-ils si stupidement oublieux du passé ?


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