•                   CHAPITRE I


    L'école a été, avec la famille, l'usine, la caserne et accessoirement l'hôpital et la prison le passage inéluctable où la société marchande infléchissait à son profit la destinée des êtres que l'on dit humains.

     Le gouvernement qu'elle exerçait sur des natures encore éprises des libertés de l'enfance, l'apparentait, en effet, à ces lieux propres à l'épanouissement et au bonheur que furent - et que demeurent à des degrés divers - l'enclos familial, l'atelier ou le bureau, l'institution militaire, la clinique, les maisons d'arrêt.

     L'école a-t-elle perdu le caractère rebutant qu'elle présentait aux XIXe et XXe siècles, quand elle rompait les esprits et les corps aux dures réalités du rendement et de la servitude, se faisant une gloire d'éduquer par devoir, autorité et austérité, non par plaisir et par passion? Rien n'est moins sûr, et l'on ne saurait nier que, sous les apparentes sollicitudes de la modernité, nombre d'archaïsmes continuent de scander la vie des lycéennes et des lycéens.

     L'entreprise scolaire n'a-t-elle pas obéi jusqu'à ce jour à une préoccupation dominante: améliorer les techniques de dressage afin que l'animal soit rentable?

     Aucun enfant ne franchit le seuil d'une école sans exposer au risque de se perdre; je veux dire de perdre cette vie exubérante, avide de connaissances et d'émerveillements, qu'il serait si exaltant de nourrir, au lieu de la stériliser et de la désespérer sous l'ennuyeux travail du savoir abstrait. Quel terrible constat que ces regards brillants soudain ternis!

     Voilà quatre murs. L'assentiment général convient qu'on y sera, avec d'hypocrites égards, emprisonné, contraint, culpabilisé, jugé, honoré, châtié, humilié, étiqueté, manipulé, choyé, violé, consolé, traité en avorton quémandant aide et assistance.

     De quoi vous plaignez-vous? objecteront les fauteurs de lois et de décrets. N'est-ce pas le meilleur moyen d'initier les béjaunes aux règles immuables qui régissent le monde et l'existence? Sans doute. Mais pourquoi les jeunes gens s'accommoderaient-ils plus longtemps d'une société sans joie et sans avenir, que les adultes n'ont plus que la résignation de supporter avec une aigreur et un malaise croissants?



    Une école où la vie s'ennuie n'enseigne que la barbarie

    Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille. Jamais - en Europe de l'ouest tout au moins - la sensibilité des enfants n'a autant divergé des vieux réflexes prédateurs qui firent de l'animal humain la plus féroce et la plus destructrice des espèces terrestres.

     Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux. Une mutation comparable à l'invention de l'outil, qui produisit jadis le travail d'exploitation de la nature et engendra une société composée de maîtres et d'esclaves. Une mutation où se révèle la véritable spécificité humaine: non la production d'une survie inféodée aux impératifs d'une économie lucrative, mais la création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche.

     Notre système éducatif s'enorgueillit à raison d'avoir répondu avec efficacité aux exigences d'une société patriarcale jadis toute puissante; à ce détail près qu'une telle gloire est à la fois répugnante et révolue.

     Sur quoi s'érigeait le pouvoir patriarcal, la tyrannie du père la puissance du mâle? Sur une structure hiérarchique, le culte du chef, le mépris de la femme, la dévastation de la nation le viole et la violence oppressive. Ce pouvoir, l'histoire l'abandonne désormais dans une état avancé de délabrement: dans la communauté européenne, les régimes dictatoriaux ont disparu, l'armée et la police virent à l'assistance sociale, l'État se dissout dans l'eau troubles des affaires et l'absolutisme paternel n'est plus qu'un souvenir de guignol.

     Il faut vraiment cultiver la sottise avec une faconde ministérielle pour ne pas révoquer sur-le champ un enseignement que le passé pétrit encore avec les ignobles levures du despotisme, du travail forcé, de la discipline militaire et de cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie.

     Elle agonise enfin, la société où l'on n'entrait vivant que pour apprendre à mourir. La vie reprend ses droits timidement comme si, pour la première fois dans l'histoire, elle s'inspirait d'un éternel printemps au lieu de se mortifier d'un hiver sans fin.

     Odieuse d'hier, l'école n'est plus que ridicule. Elle fonctionnait implacablement selon les rouages d'un ordre qui se croyait immuable. Sa perfection mécanique brisait l'exubérance, la curiosité, la générosité des adolescents afin de les mieux intégrer dans les tiroirs d'une armoire que l'usure du travail changeait peu à peu en cercueil. Le pouvoir des choses l'emportait sur le désir des êtres.

     La logique d'une économie alors florissante était imparable, comme l'égrènement des heures de survie qui sonnent avec constance le rappel de la mort. La puissance des préjugés, la force d'inertie, la résignation coutumière exerçaient si communément leur emprise sur l'ensemble des citoyens qu'en dehors de quelques insoumis, épris d'indépendance, la plupart des gens trouvaient leur compte dans la misérable espérance d'une promotion sociale et d'une carrière garantie jusqu'à la retraire.

     Il ne manquait donc pas d'excellentes raisons pour engager l'enfant dans le droit chemin des convenances, puisque s'en remettre aveuglément à l'autorité professorale offrait à l'impétrant les lauriers d'une récompense suprême: la certitude d'un emploi et d'un salaire.

     Les pédagogues dissertaient`sur l'échec scolaire sans se préoccuper de l'échiquier où se tramait l'existence quotidienne, jouée à chaque pas dans l'angoisse du mérite et du démérite, de la perte et du profit, de l'honneur et du déshonneur. Une consternante banalité régnait dans les idées et les comportements: il y avait les forts et les faibles, les riches et les pauvres, les rusés et les imbéciles, les chanceux et les infortunés.

     Certes, la perspective d'avoir à passer sa vie dans une usine ou un bureau à gagner l'argent du mois n'était pas de nature à exalter les rêves de bonheur et d'harmonie que nourrissait l'enfance. Elle produisait à la chaîne des adultes insatisfaits, frustrés d'une destinée qu'ils eussent souhaitée plus généreuse. Déçus et instruits par les leçons de l'amertume, ils ne trouvaient le plus souvent d'autre exutoire à leur ressentiment que d'absurdes querelles, soutenues par les meilleures raisons du monde. Les affrontements religieux, politiques, idéologiques leur procuraient l'alibi d'une Cause - comme ils disaient pompeusement - qui leur dissimulait en fait la sombre violence du mal de survie dont ils souffraient.

     Ainsi leur existence s'écoulait-elle dans l'ombre glacée d'une vie absente. Mais quand l'air du temps est à la peste, les pestiférés font la loi. Si inhumains que fussent les principes despotiques qui régissaient l'enseignement et inculquaient aux enfants les sanglantes vanités de l'âge adulte - ceux que Jean Vigo raille dans son film Zéro de conduite -, ils participaient de la cohérence d'un système prépondérant, ils répondaient aux injonctions d'une société qui ne se reconnaissait d'autre moteur premier que le pouvoir et le profit.

     Dorénavant, si l'éducation s'obstine à obéir aux mêmes mobiles, la machine de la pertinence s'est détraquée: il y a de moins en moins à gagner et de plus en plus de vie gâchée à racler les fonds de tiroir.

     L'insupportable prééminence des intérêts financiers sur le désir de vivre n'arrive plus à donner le change. Le cliquetis quotidien de l'appât du gain résonne absurdement à mesure que l'argent dévalue, qu'une faillite commune arase capitalisme d'État et capitalisme privé, et que dévalent vers l'égout du passé les valeurs patriarcales du maîtres et de l'esclave, les idéologies de gauche et de droite, le collectivisme et le libéralisme, toute ce qui s'est édifié sur le viol de la nature terrestre et de la nature humaine au nom de la sacro-sainte marchandise.

     Un nouveau style est en train de naître, que seule dissimule l'ombre d'un colosse dont les pieds d'argile ont déjà cédé. L'école demeure confinée dans le contre-jour du vieux monde qui s'effondre.

     Faut-il la détruite? Question doublement absurde.

     D'abord parce qu'elle est déjà détruite. De moins en moins concernés par ce qu'ils enseignent et étudient - et surtout par la manière d'instruire et de s'instruire -, professeurs et élèves ne s'affairent ils pas à saborder de conserve le vieux paquebot pédagogique qui fait eau de toutes parts?

     L'ennui engendre la violence, la laideur des bâtiments excite au vandalisme, les constructions modernes, cimentées par le mépris des promoteurs immobiliers, se lézardent, s'écroulent, s'embrasent, selon l'usure programmée de leurs matériaux de pacotille.

     Ensuite, parce que le réflexe d'anéantissement s'inscrit dans la logique de mort d'une société marchande dont la nécessité lucrative épuise le vivant des êtres et des choses, le dégrade, le pollue, le tue.

     Accentuer le délabrement ne profite pas seulement aux charognards de l'immobilier, aux idéologues de la peur et de la sécurité, aux partis de la haine, de l'exclusion, de l'ignorance, il donne des gages à cet immobilisme qui ne cesse de changer d'habits neufs et masque sa nullité sous des réformes aussi spectaculaires qu'éphémères.

     L'école est au centre d'une zone de turbulence où les jeunes années sombrent dans la morosité, où la névrose conjuguée de l'enseignant et de l'enseigné imprime son mouvement au balancier de la résignation et de la révolte, de la frustration et de la rage.

     Elle est aussi le lieu privilégié d'une renaissance. Elle porte en gestation la conscience qui est au coeur de notre époque: assurer la priorité au vivant sur l'économie de survie.

     Elle détient la clé des songes dans une société sans rêve: la résolution d'effacer l'ennui sous la luxuriance d'un paysage où la volonté d'être heureux bannira les usines polluantes, l'agriculture intensive, les prisons en tous genres, les officines d'affaire véreuses, les entrepôts de produits frelatés, et ces chaires de vérités politiques, bureaucratiques, ecclésiastiques qui appellent l'esprit à mécaniser le corps et le condamnent à claudiquer dans l'inhumain.

     Stimulé par les espérances de la Révolution, Saint-Just écrivait: <<Le bonheur est une idée neuve en Europe.>> Il a fallu deux siècles pour que l'idée, cédant au désir, exige sa réalisation individuelle et collective.

     Désormais, chaque enfant, chaque adolescent, chaque adulte se trouve à la croisée d'un choix: s'épuiser dans un monde qu'épuise la logique d'une rentabilité à tout prix, ou créer sa propre vie en créant un environnement qui en assure la plénitude ou l'harmonie. Car l'existence quotidienne ne se peut confondre plus longtemps avec cette survie adaptative à laquelle l'ont réduite les hommes qui produisent la marchandise et sont produits par elle.

     Nous ne voulons pas plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre. La plupart des hommes n'ont été que des animaux spiritualisés, capables de promouvoir une technologie au service de leurs intérêts prédateurs mais incapables d'affiner humainement le vivant et d'atteindre ainsi à leur propre spécificité d'homme, de femme, d'enfant.

     Au terme d'une course frénétique au profit, les rats en salopette et en costumes trois pièces découvrent qu'il ne reste qu'une portion congrue du fromage terrestre qu'ils ont rongé de toutes parts. Il leur faudra ou progresser dans le dépérissement, ou opérer une mutation qui les rendra humains.

     Il est temps que le memento vivere remplace le memento mori qui estampillait les connaissances sous prétexte que rien n'est jamais acquis.

     Nous nous sommes trop longtemps laissé persuader qu'il n'y avait à attendre du sort commun que la déchéance et la mort. C'est une vision de vieillards prématurés, de golden boys tombés dans la sénilité précoce parce qu'ils ont préféré l'argent à l'enfance. Que ces fantômes d'un présent conjugué au passé cessent d'occulter la volonté de vivre qui cherche en chacun de nous le chemin de sa souveraineté!

     La société nouvelle commence où commence l'apprentissage d'une vie omniprésente. Une vie à percevoir et à comprendre dans le minéral, le végétal, l'animal, règnes dont l'homme est issu et qu'il porte en soi avec tant d'inconscience et de mépris. Mais aussi une vie fondée sur la créativité, non sur le travail; sur l'authenticité, non sur le paraître; sur la luxuriance des désirs, non sur les mécanismes du refoulement et du défoulement. Une vie dépouillée de la peur, de la contrainte, de la culpabilité, de l'échange, de la dépendance. Parce qu'elle conjugue inséparablement la conscient et la jouissance de soi et du monde.

     Une femme qui a l'infortune d'habiter dans un pays gangrené par la barbarie et l'obscurantisme écrivait: <<En Algérie, on apprend à l'enfant à laver un mort, moi je veux lui apprendre les gestes de l'amour.>> Sans verser dans tant de morbidité, notre enseignement n'a été trop souvent, sous son apparente élégance, qu'un toilettage de morts. Il s'agit maintenant de retrouver jusque dans les libellés du savoir les gestes de l'amour: la clé de la connaissance et la clé des champs où l'affection est offerte sans réserve.

     Que l'enfance se soit prise au piège d'une école qui a tué le merveilleux au lieu de l'exalter indique assez en quelle urgence l'enseignement se trouve, s'il ne veut pas sombrer plus avant dans la barbarie de l'ennui, de créer un monde dont il soit permis de s'émerveiller.

     Gardez-vous cependant d'attendre secours ou panacée de quelque sauveur suprême. Il serait vain, assurément d'accorder crédit à un gouvernement, à une faction politique, ramassis de gens soucieux de soutenir avant tout l'intérêt de leur pouvoir vacillant; ni davantage à des tribuns et maîtres à penser, personnages médiatiques multipliant leur image pour conjuguer la nullité que reflète le miroir de leur existence quotidienne. Mais ce serait surtout marcher au revers de soi que de s'agenouiller en quémandeur, en assisté, en inférieur, alors que l'éducation doit avoir pour but l'autonomie, l'indépendance, la création de soi, sans laquelle il n'est pas de véritable entraide, de solidarité authentique, de collectivité sans oppression.

     Une société qui n'a d'autre réponse à la misère que le clientélisme, la charité et la combine est une société mafieuse. Mettre l'école sous le signe de la compétitivité, c'est inciter à la corruption, qui est la morale des affaires.

     La seule assistance digne d'un être humain est celle dont il a besoin pour se mouvoir par ses propres moyens. Si l'école n'enseigne pas à se battre pour la volonté de puissance, elle condamnera des générations à la résignation, à la servitude et à la révolte suicidaire. Elle tournera en souffle de mort et de barbarie que ce chacun possède en soi de plus vivant et de plus humain.

     Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant. En dehors d'une école buissonnière où la vie se trouve et se cherche sans fin - de l'art d'aimer aux mathématiques spéculatives -, il n'y a que l'ennui et le poids mort d'un passé totalitaire.



    CHAPITRE II
    En finir avec l'éducation carcérale et la castration du désir
    Hier encore instillé dès la petite enfance, le sentiment de la faute élevait autour de chacun la plus sûre des prisons, celle où les désirs sont emmurés. Pendant des millénaires, l'idée d'une nature exploitable et corvéable à merci a condamné au péché, au remords, à la pénitence, au refoulement amer et au défoulement compulsif la simple inclination à jouir de tous les agréments de la vie.

     Quelle devrait être la préoccupation essentielle de l'enseignement? Aider l'enfant dans son approche de la vie afin de lui apprendre à savoir ce qu'il veut et à vouloir ce qu'il sait`c'est-à-dire à satisfaire ses désirs, non dans l'assouvissement animal mais selon les affinements de la conscience humaine.

     L'inverse s'est produit. L'apprentissage s'est fondé sur la répression des désirs. On a revêtu l'enfant d'angéliques habits sous lesquels il n'a cessé de faire la bête, un bête dénaturée de surcroît. Comment s'étonner que les écoles imitent si bien, dans leur conception architecturale et mentale, les maisons de force où les réprouvés sont exilés des joies ordinaires de l'existence?



    Une école qui entrave les désirs stimule l'agressivité

    Les anciens bâtiments scolaires ne laissent pas d'évoquer les pénitenciers. Les fenêtres haut placées n'autorisaient au regard de l'élève qu'une échappée vers le ciel, unique espace réservé au bonheur des âmes, sinon des corps. Car le corps, immobilisé sur un banc d'étude vite transformée en banc de torture, subissait dans la gêne ordinaire sa destinée terrestre.

     L'opinion prévalait alors qu'il fallait pour s'instruire (comme pour être beau) apprendre à souffrir. Entrer dans l'âge adulte, n'était-ce pas renoncer aux plaisirs de l'enfance pour progresser dans une vallée de larmes, de décrépitude, de mort?

     Les pédagogues ont toujours affirmé que la discipline et le maintient de l'ordre formaient la condition sine qua non de toute éducation. Nous percevons mieux aujourd'hui à quel point leur prétendue science relevait en fait d'une très ordinaire pratique répressive: encourager le mépris de soi et brimer les <<appétits charnels>> afin d'élever l'homme au septième ciel de l'esprit en l'arrachant à la matière terrestre.

     Le corps une fois rabaissé à l'état d'objet et en l'occurrence, de matériel scolaire, l'instructeur n'en avait que plus de facilité pour enfoncer dans le crâne du potache des notions respectables et respectueuses de l'autorité. Solliciter l'intelligence abstraite et la raison <<objective>> contribuait à occulter cette intelligence sensible et sensuelle chevillée aux désirs, cette petite lumière du coeur qui clignote quand l'enfant, se retrouvant seul avec lui-même, se pose la question: toutes ces connaissances assenées par contrainte et menace, en quoi vont-elle m'aider à me sentir bien dans ma peau, à vivre plus heureux, à devenir ce que je suis?

     Les méthodes éducatives ont renoncé aux châtiments corporels à l'époque où la gifle et le coup de pied aux fesses cessaient de constituer l'essentiel d'une éducation familiale qui, au dire des tortionnaires, avait toujours fait ses preuves. Et comment!

     Cela ne signifie pas pour autant que le corps échappe désormais à la brimade, à la mortification, au mépris. Les sens ne sont-ils pas placés sous haute surveillance pendant les heures d'étude et da l'espace qui leur est réservé? L'oeil a pour devoir de se river aux gestes de son maître. La bouche, elle, ne s'ouvrira qu'à l'invite du mentor, et gare à ce qu'elle osera proférer! Réponse incorrecte, propos malsonnant suscitent la volée de bois vert, la rebuffade, la raillerie, l'humiliation; la parole pertinente ou servile s'attirant la louange que comptabilisera le bilan promotionnel de fin d'année. La main, enfin, se lèvera poliment pour solliciter l'attention du pédant, au risque, il n'y a pas si longtemps, de se faire taper sur les doigts avec la règle du droit bon sens.

     On s'aperçoit, avec le recul du temps, que les lycéens et les lycéennes ont été traités selon les procédés du savant stalinien Pavlov qui, chez les chiens de son laboratoire, récompensait la bonne réponse d'un morceau de sucre et sanctionnait la mauvaise par un choc électrique. Ne fallait-il pas que le mépris fût la norme d'une époque pour que les pédagogue préconisent une méthode éducative qu'aucun être humain digne de ce nom n'infligerait aujourd'hui à un chien? Et est-il si sûr que l'école ne reste pas dans la lâcheté d'un assentiment général, un lieu de dressage et de conditionnement, auquel la culture sert de prétexte et l'économie de réalité?



    Comment peut-il y avoir connaissance où il y a oppression?

    Maintenues par la peur de bouger dans une prison de muscles tétanisés, les émotions refoulées instaurent entre l'oppresseur et l'opprimé une logique de destruction et d'autodestruction qui rompt toute forme de communication éclairée.

    Aux sottes prétentions du maître à régner tyranniquement sur sa classe répondent avec une égale sottise le chahut et le charivari qui servent d'exutoire aux énergies réprimées.

     Partout où la prison, le ghetto, la carapace caractérielle imposent leur stratégie d'enfermement, l'élan du désespoir dresse le poing du casseur. La main de l'écolier se venge en mutilant tables et chaises, en maculant les murs de signes insolent, en lacérant les oripeaux de la laideur, en sacralisant un vandalisme où la rage de détruire se paie du sentiment d'être détruit, violenté, mis à sac par le piège pédagogique quotidien.

     Les bouches s'ouvrent en cris hargneux de la protestation, les yeux puisent dans le défi la lueur d'enthousiasme qui leur est refusée. Ainsi les mouvement de contestation qu'éveillent périodiquement les directives d'instances bureaucratiques et gouvernementales sombrent-ils -par absence de créativité) dans la même grisaille et la même stupidité que le pouvoir cacochyme qui les a provoqués. Qu'attendre des manifestations grégaires où l'intelligence des individus, à défaut d'un projet de changement radical, se ravale, selon le commun dénominateur des foules, au plus bas niveau de compréhension?

     Pour éviter l'explosion des désirs refoulés sans dessus dessous, les autorités ont su ménager un sas de décompression et de dérapages contrôlés. Le laxisme n'est pas le souffle de la liberté, il est la respiration de la tyrannie.

     La cour de récréation que comportent prisons, casernes et écoles permet à l'énergie libidinale comprimée par les rigueurs de la discipline de se débonder à loisir. Elle conserve la séparation entre la tête - le <<chef>> - et le reste du corps, qui lui est soumis en principe, mais elle inverse l'ordre hiérarchique institué pendant le temps d'étude. Le dernier y devient le premier: le cancre et la brute musclée tiennent le haut du pavé et en font baver aux forts en thème. Rien n'est changé, si ce n'est que les pulsions de la vie opprimée se débondent en pulsions de mort.

     Une fois refermée la parenthèse du désordre toléré, l'esprit reprend ses droits, avec mission de régner sur le chaos. Ceux que le pouvoir professoral a auréolés de la sainteté du savoir réintègrent leur place en tête du peloton. Leur intellectualité rejette dans les ténèbres la bête qui rôde au profond de l'être, tandis que leur supériorité s'affirme sur la horde des indisciplinés, des dissipés, des cancres, qualifiés de bêtes, selon une insulte qui mériterait d'être analysée de plus près (lorsqu'on prendra conscience que renier l'animalité des pulsions au lieu de l'affiner n'aboutit pas à l'humanité mais à un bestialité à visage humain).

     Il existe évidemment un rythme naturel de l'effort et du repos, de la concentration et de la détente, mais l'organisation sociale du travail a substitué à la simple alternance de la contraction et de la décontraction le mécanisme psychologique du refoulement et du défoulement. Le comportement ordinaire de l'exploiteur accordant aux exploités un temps de délassement qui les renverra dispos à l'usine et au bureau s'est exprimé avec justesse dans les propos du général de Gaulle irrité par la révolution de 1968: <<Il est temps de siffler la fin de la récréation.>>



    Apprendre sans désir, c'est désapprendre à désirer

    Le mépris de soi et des autres est inhérent au travail d'exploitation de la nature terrestre et de la nature humaine. C'est pourquoi peu songent à s'indigner qu'il soit monnaie courante dans les échanges entre professeurs et élèves. Il serait illusoire de croire qu'une pratique aussi intolérable puisse cesser sous l'effet d'un choix éthique, d'une volonté de courtoisie, de quelque formule du style <<je vous serais reconnaissant de ne pas me parler sur ce ton>>. Ce qui est en jeu, c'est une refonte radicale de la société et d'un enseignement qui n'a pas encore découvert que chaque enfant, que chaque adolescent possède à l'état brut l'unique richesse de l'homme, sa créativité.

    Comment peut-on exciter la curiosité chez des êtres tourmentés par l'angoisse de la faute et la peur des sanctions? Certes, il existe des professeurs assez enthousiastes pour passionner leur auditoire et faire oublier un instant les détestables conditions qui dégradent leur métier. Mais combien, et pendant combien d'années?

     Dénombrez, d'une part, les bureaucrates qui terrorisent leur classe et sont terrorisés par elle, et de l'autre les artistes, jongleurs et funambules du savoir, capables de captiver sans avoir à jamais se transformer en gardes-chiourmes ou en adjudants-chefs.

     Il ne s'agit pas ici de juger, ni d'entrer dans la pratique imbécile du mérite et du démérite en vitupérant les premiers en louant les seconds. Non, ce qui importe, c'est de tout mettre en oeuvre pour que l'enseignement garde en éveil cette curiosité si naturelle et si pleine de vie que Shéhérazade obtient d'elle le privilège de tenir en échec la mort dont la menaçait un tyran.

     L'aberration du monde à l'envers a grevé pendant des siècles l'éducation de l'enfant.

     Que tant d'efforts et de fatigue soient requis du maître et de l'élève pour raviver une avidité de savoir si frénétiquement attestée dans l'âge tendre dit assez qu'une évolution a été brutalement interrompue. La curiosité a été bel et bien étouffée à une époque où elle participait du développement ludique de l'enfance, quand elle était amusante et jetait pourtant les bases d'un gai savoir, incompatible avec la vision des austère des adultes, pour qui la science revêt le sérieux des affaires et doit se propager par vérités sèches, ennuyeuses, abstraites.

     Souvenez-vous des milles questions que l'enfant pose sur lui et sur le monde qu'il découvre avec un émerveillement sans fin. Pourquoi pleut-il? Pourquoi la mer est-elle bleu? Pourquoi mon frère m'arrache-t-il mes jouets? Les réponses qu'il recevait n'étaient le plus souvent que des propos évasifs et rebuffades. Si bien que lassé d'un démarche dont on lui faisait ressentir l'inconvenance, il se laissait pénétrer par l'impression de n'être ni digne ni capable de comprendre. Comme si toute étape de développement psychologique ne possédait son mode de compréhension adéquat.

     Lorsque, rebuté enfin par tant d'interrogations jugées sans intérêt, il entre dans les cycle des études on lui assène des réponses dont il a perdu le désir. Ce qu'il avait souhaité passionnément connaître quelques années auparavant, il est contraint de l'étudier par force en bâillant d'ennui.

     La diversité des sensations heureuses et malheureuses avait fait naître en lui cette conscience expérimentale qui permettait d'améliorer les unes et d'éviter les autres. Entretenues par une pédagogie parentale pleine d'attention, de sollicitude et d'affection, une telle motivation psychologique l'eût entraîné à désirer sans fin, à vouloir en savoir plus, à aborder le monde avec une curiosité sans bornes. Pour la simple raison que les connaissances obéissaient alors à la plus naturelle des sollicitations: se rendre heureux.

     Si l'enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c'est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d'une blessure ancienne: il a été castré de sa sensualité originelle.

     La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte. Elle n'a d'usage qu'au service des mécanismes qui transforment la société selon les nécessités de l'économie. Les adoucissements qu'elle procure au sort des hommes, elle ne les livre qu'à contrecoeur et avec la menace d'une prochaine rigueur qui en effacera les effets.

     Après avoir arraché l'écolier à ses pulsions de vie, le système éducatif entreprend de le gaver artificiellement afin de le mener sur le marché du travail, où il continuera à ânonner jusqu'à écoeurement le leitmotiv de ses jeunes années: que le meilleur gagne!

     Gagne quoi? Plus d'intelligence sensible, plus d'affection, plus de sérénité, plus de lucidité sur soi et sur les circonstances, plus de moyens d'agir sur sa propre existence, plus de créativité? Non, plus d'argent et plus de pouvoir, dans un univers qui a usé l'argent et le pouvoir à force d'être usé par eux.



    Erreur n'est pas culpabilité


     

     
    Le système éducatif ne s'est pas contenté de murer les désirs d'enfance dans la carapace caractérielle où les muscles tétanisés, le coeur endurci et l'esprit imprégné par l'angoisse ne favorisent pas vraiment l'exubérance et l'épanouissement. Il ne s'est même pas borné à colloquer l'écolier dans des bâtiments sans joie, destinés à lui rappeler, au cas où il l'oublierait, qu'il n'est pas là pour s'amuser. Il suspend, en outre, au-dessus de sa tête le glaive, à la fois ridicule et menaçant, d'un verdict.

     Chaque jour, l'élève pénètre, qu'il le veuille ou non, dans un prétoire où il comparaît devant ses juges sous l'accusation présumée d'ignorance. À lui de prouver son innocence en régurgitant à la demande les théories, règles, dates, définitions qui contribueront à sa relaxation en fin d'année.

     L'expression <<mettre en examen>>, c'est-à-dire procéder, en matière criminelle, à l'interrogatoire d'un suspect et à l'exposition des charges, évoque bien la connotation judiciaire que revêt l'épreuve écrite et orale infligée aux étudiants.

     Nul ne songe ici à nier l'utilité de contrôler l'assimilation des connaissances, le degré de compréhension, l'habileté expérimentale. Mais faut-il pour autant travestir en juge et en coupable un maître et un élève qui ne demandent qu'à instruire et à être instruit? De quel esprit despotique et désuet les pédagogues s'autorisent-ils pour s'ériger en tribunal et trancher dans le vif avec le couperet du mérite et du démérite, de l'honneur et du déshonneur, du salut et de la damnation? À quelles névroses et obsessions personnelles obéissent-ils pour oser jalonner de la peur et de la menace d'un jugement suspensif le cheminement d'enfants et d'adolescents qui ont seulement besoin d'attentions, de patience, d'encouragements et de cette affection qui a le secret d'obtenir beaucoup en exigeant peu?

     N'est-ce pas que le système éducatif persiste à se fonder sur un principe ignoble, issu d'une société qui ne conçoit le plaisir qu'au crible d'une relation sadomasochiste entre maître et esclave: <<Qui aime bien châtie bien>> ?

     C'est un effet de la volonté de puissance, non de la volonté de vivre, que de prétendre par un jugement déterminer le sort d'autrui.

     Juger empêche de comprendre pour corriger. Le comportement de ces juges, eux-mêmes apeurés par la crainte d'être jugés, détourne des qualités indispensables l'élève engagé dans sa longue marche vers l'autonomie: l'obstination, le sens de l'effort, la sensibilité en éveil, l'intelligence déliée, la mémoire constamment exercée, la perception du vivant sous toutes ses formes et la prise de conscience des progrès, des retards, des régressions, des erreurs et de leur correction.

     Aider un enfant, un adolescent à assurer sa plus grande autonomie possible implique sans nul doute une lucidité constante sur le degré de développement des capacités et sur l'orientation qui les favorisera. Mais qu'y a-t-il de commun entre le contrôle auquel l'élève se soumettrait, une fois prêt à franchir une étape de la connaissance, et la mise en examen devant un tribunal professoral? Laissez donc la culpabilité aux esprits religieux qui ne songent qu'à se tourmenter en tourmentant les autres.

     Les religions ont besoin de la misère pour se perpétuer, elle l'entretiennent afin de prêter plus d'éclat à leurs actes de charité. Eh bien, le système éducatif agit-il autrement lorsqu'il suppose chez l'élève une faiblesse constitutive, toujours exposée au péché de paresse et d'ignorance, dont seul peut l'absoudre la mission pour ainsi dire sacrée du professeur? Il est temps d'en finir avec ces billevesées du passé!

     Chacun possède sa propre créativité. Qu'il ne tolère plus qu'on l'étouffe en traitant comme un délit passible de châtiment le risque de se tromper. Il n'y a pas de fautes, il n'y a que des erreurs, et les erreurs se corrigent.



     

    Seuls ceux qui possèdent la clé des champs et la clé des songes ouvriront l'école sur une société ouverte


     

     
    La perspective d'une rentabilité à tout prix est le rideau de fer d'un monde clos par l'économie. La perspective de vie s'ouvre sur un monde où tout est à explorer et à créer. Or, l'institution scolaire appartient aux milieux d'affaire qui la voudraient gérer cyniquement, sans plus s'embarrasser du vieux formalisme humanitaire. Reste à savoir si les élèves et professeurs se laisseront réduire à la fonction de rouages lucratifs, si, n'augurant rien de bon dans la gestion, à laquelle on les convie, d'un univers en ruines, il ne gageront pas d'apprendre à vivre au lieu de s'économiser.

     Tout se joue aujourd'hui sur un changement de mentalité, de vision, de perspective.

     Épingler un papillon n'est pas la meilleure façon de faire connaissance avec lui. Celui qui transforme le vivant en chose morte, sous quelque prétexte que ce soit, démontre seulement que son savoir ne lui a même pas servi à devenir humain.

     Il existe, en revanche, une approche qui décèle le rayonnement de la vie au sein d'un cristal, d'un poème, d'une équation, d'une formule chimique, d'une plante, d'un objet manufacturé. Elle établi entre l'observateur et l'observé une relation d'osmose où tout est distinct sans que rien soit séparé.

     La conscience d'une présence vivante dans le sujet et dans l'objet n'est-elle pas de nature à manifester ce qu'il y a de maître dans l'élève et d'élève dans le maître? Où manque l'intelligence de la vie, il n'y a que des rapports de brutes. Ce qui ne vient pas de ce qu'il y a en nous de plus vivant pour y retourner se dévoie vers la mort, pour la plus grande gloire des armées et des technologies de profit. C'est pourquoi la plupart des écoles sont des champs de bataille où le mépris, la haine et la violence dévastatrice dressent le constat de faillite d'un système éducatif qui contraint l'enseignant au despotisme et l'enseigné à la servilité.

     Quelle résignation dans l'enfermement prétendument studieux où l'élève est convié à se sacrifier et à claquer sur son propre bonheur la porte du renoncement! Et comment instruirait-il les enfants qu'il a devant lui, l'éducateur qui n'est même plus capable de redevenir enfant en renaissant chaque jour à lui-même? Celui qui porte dans son coeur le cadavre de son enfance n'éduquera jamais que les âmes mortes.

     Dispenser la connaissance, c'est réveiller l'espoir d'un monde merveilleux que la jeunesse a nourri et dont l'homme ne cesse de se nourrir. Encore faut-il dans le même temps briser la malédiction des idées reçues et se moquer de ces comptables du pouvoir et du profit qui ont si bien exclu le merveilleux de leur réalité que l'impatience enfantine le relègue au royaume des fées et l'impuissance des vieux dans les marais de l'utopie.

     Le corps humain, le comportement animal, la fleur, la spéculation philosophique, la culture du blé, l'eau, la pierre, le feu, l'électricité, le travail du bois, l'équitation, la physique quantique, l'astronomie, la musique, un moment soudain privilégié dans l'existence quotidienne, tout ressortit du merveilleux, non par mystique contemplative mais parce que le choix d'une prééminence du vivant cesse de se plier aux impératifs traditionnels de l'exploitation lucrative. Quand la forêt est le poumon de la terre et non le prix d'un certain nombre de stères ou un espace à dévaster par intérêt immobilier, alors se manifeste le sens humain d'une nature offrant ses ressources énergétiques à qui l'aborde sans la violenter.

     L'apprentissage de la vie est une promenade dans l'univers du don. Une promenade mycologique en quelque sorte, où le guide enseigne à distinguer les champignons comestibles des autres, impropres à la consommation, voire mortels mais dont un traitement approprié peut tirer des vertus curatives.

     Au lieu du camp retranché où croupit tristement une main-d'oeuvre de réserve, pourquoi ne faites vous pas de l'école un parc attractif du savoir, un lieu ouvert où les créateurs viendraient parler de leur métier, de leur passion de leur expérience, de ce qui leur tient à coeur? Un luthier, un maraîcher, un ébéniste, un peintre, un biologiste ont assurément plus et mieux à enseigner que ces hommes d'affaire qui viennent prôner l'adaptation aux lois aléatoires du marché.

     Que l'ouverture sur le monde culturel soit aussi l'ouverture sur la diversité des âges! Pourquoi réserver aux jeunes le droit à l'instruction, en excluant les adultes soucieux de s'initier à la littérature ou aux mathématiques? Tous n'auraient-ils pas à gagner d'un contact qui brisât l'opposition factice entre les classes d'âge?

     Mais il n'y a ni recette ni pannacée. Il appartient seuelement à la volonté de vivre de chacun d'ouvrir ce qui a été fremé par la violence du totalitarisme économique. C'est là que l'imagination démontrera sa puissance.

     Il ne se passe pas d'année que des dizaines d'instituteurs et de professeurs inventifs ne suggèrent des méthodes d'enseignement fondées sur un nouvel accord des être et des choses. Vous qui vous plaignez du nombre de bureaucrates usurpant le nombre d'enseignants, et qui jettent sur la plenète le froid regard des chiffres à force de limiter leur intérêt à la fiche de salaire, quand avez-vous revendiqué que fussent menées plus en avant les idées de Freinet et de quelques autres au savoir généreux? Quand avez-vous opposé aux distillateurs d'ennui qui vous gouvernent des projets d'éducation ludique et vivante? Avez-vous jamais entrepris de substituer au rapport hiérarchique entre maîters et élèves une relation fondée non plus sur l'obédience mais sur l'exercice de la créativité individuelle et collective?

     Quand les hommes politiques d'une consternante médiocrité vous invitent à leur soumettre vos revendications, n'ont-ils pas la satisfaction de vous découvrir aussi indigents qu'eux, sinon financièrement, du moins en intelligence et en imagination? Ne doutez pas qu'au prix de rabais où vous vous soldez, ils vous accordent sans barguigner le droit de les brocarder en de grandes manifestations cathartiques.

     La pire résignation est celle qui se donne l'alibi de la révolte. Nourrissez-vous si peu d'estime à votre égard que vous ne preniez le temps d'identifier vos désirs de vie, que vous ne sachiez quelle existence vous souhaitez mener? Ne pressentez-vous d'autre choix qu'en l'alternative qui vous est officiellement proposée entre la pauvreté du riche et la misère du pauvre?

     Faut-il que le désolant avenir d'une vie passée à grappiller l'argent du mois vous paraisse lumineux parce que l'ombre du chômage s'accroît partout où règne le soleil médiatique du plein emploi? Rien ne tue plus sûrement que de se contenter de survivre.



    CHAPITRE III
    Démilitariser l'enseignement
    L'esprit de caserne a régné souverainement dans les écoles. On y défilait au pas, obtempérant aux ordres de pions auxquels ne manquaient que l'uniforme et les galons. La configuration du bâtiment obéissait à la loi de l'angle droit et de la structure rectiligne. Ainsi l'architecture s'employait-elle à surveiller les écarts de conduite par la rectitude d'une autorité spartiate.

     Jusque dans les années soixante, l'institution éducative demeura pétrie de ces vertus guerrières qui prescrivaient d'aller mourir aux frontières plutôt que de s'adonner aux plaisirs de l'amour et du bonheur. Une telle injonction sombrerait aujourd'hui dans le ridicule mais, en dépit de la mutation amorcée en mai 1968 et du discrédit dans lequel est tombée l'armée d'une Europe sans combat (à l'exception de quelques guerres locales où elle dédaigne d'intervenir), il serait excessif de prétendre qu'est frappée de désuétude la tradition de l'injonction vociférée, de l'insulte aboyée, de l'ordre sans réplique et de l'insubordination qui en est la réponse appropriée.

     L'autorité presque absolue dont le maître est investi sert davantage l'expression de comportements névrotiques que la diffusion d'un savoir. La loi du plus fort n'a jamais fait de l'intelligence qu'une des armes de la bêtise. Beaucoup rechignent, sans doute, à n'avoir ainsi que le droit de se taire. Mais tant qu'une communauté d'intérêt ne situera pas au centre du savoir les inclinations, les doutes, les tourments, les problèmes que chacun ressent au fil du jour - c'est-à-dire ce qui compose la part la plus importante de sa vie -, il n'y aura que la morgue et le mépris pour transmettre des messages dont le sens ne nous concerne pas vraiment en tant qu'êtres de désirs.



     

    Ce qui s'enseigne par la peur rend le savoir craintif


    L'autorité légalement accordée à l'enseignant prête un goût si amer à la connaissance que l'ignorance arrive à se parer des lauriers de la révolte. Celui qui dispense son savoir par plaisir n'a que faire de l'imposer mais l'encasernement éducatif est tel qu'il faut instruire par devoir, non par agrément.

     Essayez donc de prôner une compréhension mutuelle entre un professeur pénétrant dans sa classe comme dans une cage aux fauves et des potaches rompus à esquiver le fouet et prêts à dévorer le dompteur! Alors que l'autocratisme est partout battu en brèche en Europe occidentale, l'école reste dominée par la tyrannie. C'est à qui aboiera le plus fort dans une arène où les frustrations se déchirent.

     Rien n'est plus ignoble que la peur, qui rabaisse l'homme à la bête aux abois, et je ne conçois pas qu'elle se puisse tolérer ni de la part de l'élève ni de la part du professeur. Rien ne progresse par la terreur que la terreur elle-même. Quand les directives pédagogiques s'échineraient à privilégier le principe qui me paraît la condition d'un véritable apprentissage de la vie: ôter la peur et donner l'assurance, il faudrait, pour l'appliquer, faire de l'école un lieu où ne règnent ni autorité ni soumission, ni forts ni faibles, ni premiers ni derniers. Tant que vous ne formerez pas une communauté d'élèves et d'enseignants attachés à parfaire ce que chacun a de créatif en soi, vous aurez beau vous indigner de la barbarie sous tous ses aspects, du fanatisme religieux, du sectarisme politique, de l'hypocrisie et de la corruption des gouvernants, vous ne chasserez ni les intégrismes, ni les mafias de la drogue et des affaires, parce qu'il y a dans l'organisation hiérarchisée de l'enseignement un ferment sournois qui prédispose à leur emprise.

     Maintenant que les idéologies de gauche et de droite fondent au soleil de leur mensonge commun, le seul critère d'intelligence et d'action réside dans la vie quotidienne de chacun et dans le choix, auquel chaque instant le confronte, entre ce qui affermit sa propre vie et ce qui la détruit. Si tant d'idées généreuses sont devenues leur contraire, c'est que le comportement qui militait en leur faveur en était la négation. Un projet d'autonomie et d'émancipation ne peut, sans vaciller, se fonder sur cette volonté de puissance qui continue d'imprimer dans les gestes le pli du mépris, de la servitude, de la mort.

     Je n'entrevois d'autre façon d'en finir avec la peur et de mensonge qui en résulte que dans une volonté sans cesse ravivée de jouir de soi et du monde. Apprendre à démêler ce qui nous rend plus vivant de ce qui nous tue est la première des lucidités, celle qui donne son sens à la connaissance.

     Les techniques les plus élaborées mettent à notre disposition une somme considérable d'informations. De tels progrès ne sont pas négligeables mais ils resteront lettre morte si une relation privilégiée entre les éducateurs et de petits groupes d'écoliers ne branche pas le réseau de connaissances abstraites sur le seul <<terminal>> qui nous intéresse: ce que chacun veut faire de sa vie et de son destin.



     

    Libérer de la contrainte le désir de savoir


    L'exploitation violente de la nature a substitué la contrainte au désir; elle a propagé partout la malédiction du travail manuel et intellectuel, et réduit à une activité marginale la vraie richesse de l'homme: la capacité de se recréer en recréant le monde.

     En produisant une économie qui les économise jusqu'à en faire l'ombre d'eux-mêmes, les hommes n'ont fait qu'entraver leur évolution. C'est pourquoi l'humanité reste à inventer.

     L'école porte la marque sensible d'une cassure dans le projet humain. On y perçoit de plus en plus comment et à quel moment la créativité de l'enfant y est brisée sous le martèlement du travail. La vielle litanie familiale: <<travaille d'abord, tu t'amuseras ensuite>> a toujours exprimé l'absurdité d'une société qui enjoignait de renoncer à vivre afin de mieux se consacrer à un labeur qui épuisait la vie et ne laissait aux plaisirs que les couleurs de la mort.

     Il faut toute la sottise des pédagogues spécialisés pour s'étonner que tant d'efforts et de fatigues infligés aux écoliers aboutissent à d'aussi médiocres résultats. À quoi s'attendre quand le coeur n'y est pas, ou n'y est plus?

     Charles Fourier observant, au cours d'une insurrection, avec quel soin et quelle ardeur les émeutiers dépavaient une rue et élevaient une barricade en quelques heures, remarquait qu'il aurait fallu pour le même ouvrage trois jours de travail à une équipe de terrassiers aux ordres d'un patron. Les salariés n'auraient pris à l'affaire d'autre intérêt que la paie, au lieu que la passion de la liberté animait les insurgés.

     Seul le plaisir d'être soi et d'être à soi prêterait au savoir cette attraction passionnelle qui justifie l'effort sans recourir à la contrainte.

     Car devenir ce que l'on est exige la plus intransigeante des résolutions. Il y faut de la constance et de l'obstination. Si nous ne voulons pas nous résigner à consommer des connaissances qui nous réduiront au misérable état de consommateur, nous ne pouvons ignorer qu'il nous faudra, pour sortir du bourbier où s'enlise la société du passé, prendre l'initiative d'une poussée de sens contraire. Mais quoi! On vous voit prêts à vous battre et à écraser les autres pour obtenir un emploi et vous hésiteriez à investir dans une vie qui sera tout l'emploi que vous ferez de vous-même?

     Nous ne voulons pas être les meilleurs, nous voulons que le meilleur de la vie nous soit acquis, selon ce principe d'inaccessible perfection qui révoque l'insatisfaction au nom de l'insatiable.


     


    CHAPITRE IV
    Faire de l'école un centre de création du vivant, non l'antichambre d'une société parasitaire et marchande
    En décembre 1991, la Commission européenne publiait un mémorandum sur l'enseignement supérieur. Elle y recommandait aux universités de se comporter comme des entreprises soumises aux règles du marché. Le même document exprimait le voeu que les étudiants fussent traités comme des clients, incités non à apprendre mais à consommer.

     Les cours devenaient ainsi des produits, les termes <<étudiants>>, <<études>>, laissant place à des expressions mieux appropriées à la nouvelle orientation: <<capital humain>>, <<marché du travail>>.

     En septembre 1993, la même Commission récidive avec un Livre vert sur la dimension européenne de l'éducation. Elle y précise qu'il faut, dès la maternelle, former des <<ressources humaines pour les besoins exclusifs de l'industrie>> et favoriser <<une plus grande adaptabilité des comportements de manière à répondre à la demande du marché de la main-d'oeuvre>>.

     Voilà comment le zoom encrassé du présent projette en avenir radieux l'efficacité révolue du passé!

     Une fois éliminé ce qui subsistait de médiocrement rentable dans l'école d'hier - le latin, le grec, Shakespeare et compagnie -, les étudiants auront enfin le privilège d'accéder aux gestes qui sauvent: équilibrer la balance des marchés en produisant de l'inutile et en consommant de la merde.

     L'opération est en bonne voie puisque, si divers qu'ils se veuillent, les gouvernements adhèrent à l'unanimité au principe: <<L'entreprise doit être axée sur la formation et la formation doit être axée sur les besoins de l'entreprise>>.



    Des recrues pour gérer la faillite


    Il n'est pas inutile, pour aider à la compréhension de notre époque, de préciser par quel processus le développement du capitalisme a abouti à une crise planétaire qui est la crise de l'économie dans son fonctionnement totalitaire.

     Ce qui domina, dès le début du XIXe siècle, l'ensemble des comportements individuels et collectifs, fut la nécessité de produire. Organiser la production par le truchement du travail intellectuel et du travail manuel exigeait une méthode directive, une mentalité autoritaire, voire despotique.

     L'heure était à la conquête militaire des marchés. Les pays industrialisés pillaient sans scrupules les ressources des nouvelles colonies.

     Quand le prolétariat entreprit de coordonner ses revendications, il subit, en dépit de sa spontanéité libertaire, l'emprise autocratique que la prééminence du secteur productif exerçait sur les moeurs. Syndicats et partis ouvriers se donnent une structure bureaucratique qui aura tôt fait d'entraver les masses laborieuses sous couvert de les émanciper.

     Le pouvoir rouge s'installe d'autant plus facilement qu'il arrache à la classe exploiteuse des parts de bénéfices, traduites en augmentation de salaires, en aménagements du temps de travail (la journée de huit heures, les congés payés), en avantages sociaux (allocations de chômage, soins de santé).

     Les années 1920 et 1930 mènent à son stade suprême la centralisation de la production. Le passage du capitalisme privé au capitalisme d'État s'opère brutalement en Italie, en Allemagne, en Russie, où la dictature d'un parti unique - fasciste, nazi, stalinien - impose l'étatisation des moyens de production.

     Dans les pays où la tradition libérale a sauvegardé une démocratie formelle, la concentration monopolistique attribuant à l'État une vocation patronale s'accomplit de manière plus lente, plus sournoise, moins violente.

     C'est aux États-Unis que se manifeste en premier une orientation économique nouvelle, promise à un développement qui transformera sensiblement les mentalités et les moeurs: l'incitation à consommer y prend, en effet, le pas sur la nécessité de produire.

     Dès 1945, le plan Marshall, destiné officiellement à aider l'Europe dévastée par la guerre, ouvre la voie à la société de consommation, identifiée à une société de bien-être.

     L'obligation de produire à tout prix cède la place à une entreprise parée des attraits de la séduction, sous laquelle se cache en fait un nouvel impératif prioritaire: consommer. Consommer n'importe quoi mais consommer.

     On assiste alors à une évolution surprenante: un hédonisme de supermarché et une démocratie de self-service, propageant l'illusion des plaisirs et du libre choix, parviennent à saper - plus sûrement que ne l'auraient espéré les anarchistes du passé - les sacro-saintes valeurs patriarcales, autoritaires, militaires et religieuses qu'avait privilégiées une économie dominée par les impératifs de la production.

     On mesure mieux aujourd'hui combien la colonisation des masses laborieuses par l'incitation pressante à consommer un bonheur à tempérament a desseré l'étreinte de l'économie sur les colonies d'outre-mer et a favorisé le succès des luttes de décolonisation.

     Si la liberté des échanges et leur indispensable expansion ont contribué à la fin de la plupart des régimes dictatoriaux et à l'effondrement de la citadelle communiste, ils ont assez rapidement dévoilé les limites du bien-être consommable.

     Frustrés d'un bonheur qui ne coïncidait pas du tout à fait avec l'inflation de gadgets inutiles et de produits frelatés, les consommateurs ont, dès 1968, pris conscience de la nouvelle aliénation dont ils étaient l'objet. Travailler pour un salaire qui s'investit dans l'achat de marchandises d'une valeur d'usage aléatoire suggère moins l'état de béatitude que l'impression désagréable d'être manipulé selon les exigences du marché. Ceux qui subissaient l'atelier et le bureau pendant la journée n'en sortaient que pour entrer dans les usines, moins coercitives mais plus mensongères, du consommable.

     Les faux besoins primant sur les vrais, ce <<n'importe quoi>> qu'il fallait acheter a fini par engendrer à son tour une production de plus en plus aberrante de services parasitaires, tissés autour du citoyen avec mission de le sécuriser, de l'encadrer, de la conseiller, de le soutenir, de le guider, bref de l'engluer dans une sollicitude qui l'assimile peu à peu à un handicapé.

     On a vu ainsi les secteurs prioritaires être sacrifiés au profit du secteur tertiaire, qui vend sa propre complexité bureaucratique sous forme d'aides et protections. L'agriculture de qualité a été écrasée par les lobbies de l'agro-alimentaire, surproduisant des ersatz de céréales, de viandes, de légumes. L'art de se loger a été enseveli sous la grisaille, l'ennui et la criminalité du béton qui assure les revenus des milieux d'affaires. Quant à l'école, elle est appelée à servir de réserve pour les étudiants d'élite à qui est promise une belle carrière dans l'inutilité lucrative et les mafias financières. La boucle est bouclée: étudier pour trouver un emploi, si aberrant soit-il, a rejoint l'injonction de consommer dans le seul intérêt d'une machine économique qui se grippe de toutes parts en Occident - bien que les spécialistes nous annoncent chaque année sa triomphale remise en marche.

     Nous nous enlisons dans les marais d'une bureaucratie parasitaire et mafieuse où l'argent s'accumule et tourne en circuit fermé au lieu de s'investir dans la fabrication de produits de qualité, utiles à l'amélioration de la vie et de son environnement. L'argent est ce qui manque le moins, contrairement à ce que vous répondent vos élus, mais l'enseignement n'est pas un secteur rentable.

     Il existe pourtant une alternative à l'économie de dépérissement et à son impossible relance. Se détournant du fossé qui se creuse de plus en plus entre les intérêts de la marchandise et l'intérêt du vivant, elle propose de reconvertir au service de l'humain une technologie que l'impérialisme lucratif a déshumanisée - jusqu'à en faire, dans le cas de la fission nucléaire et de l'expérimentation génétique, de redoutables nuisances. Elle exige la priorité à la qualité de la vie et à ses activités de base que l'absurdité du capitalisme archaïque condamne précisément à se démembrer sous le coup d'incessantes restrictions budgétaires: le logement, l'alimentation, le transport, l'habillement, les soins de santé, l'éducation et la culture.

     Une mutation s'amorce sous nos yeux. Le néocapitalisme s'apprête à reconstruire avec profit ce que l'ancien a ruiné. En dépit des résistances du passé, les énergies naturelles finiront par se substituer aux moyens de production polluants et dévastateurs.

     De même que la révolution industrielle a suscité, dès le début du XIXe siècle, un nombre considérable d'inventeurs et d'innovations - électricité, gaz, machine à vapeur, télécommunications, transports rapides-, de même notre époque est-elle en demande de nouvelles créations qui remplaceront ce qui ne sert aujourd'hui la vie qu'en la menaçant: le pétrole, le nucléaire, l'industrie pharmaceutique, la chimie polluante, la biologie expérimentale... et la pléthore de services parasitaires où la bureaucratie prolifère.



    La fin du travail forcé inaugure l'ère de la créativité

    Le travail est une création avortée. Le génie créateur de l'homme s'est trouvé pris au piège d'un système qui l'a condamné à produire pouvoir et profit, ne laissant d'autre exécutoire à sa luxuriance que l'art et la rêverie.

     Or, ce travail d'exploitation de la nature, si souvent exalté comme la puissance prométhéenne qui transforme le monde, nous délivre aujourd'hui son bilan pour solde de tout compte: une survie confortable dont les ressources et le coeur s'épuisent dans le cercle vicié de la rentabilité.

     Comme un travail si inutile et si nuisible à la vie ne s'épuiserait-il pas à son tour? Il procurait hier la voiture et la télévision, au prix de l'air pollué et des palliatifs d'une vie absente. Il n'est plus aujourd'hui qu'une bouée de sauvetage aléatoire dans une société que paralyse l'inflation bureaucratique, où rien n'est plus garanti, ni le salaire, ni le logement, ni les produits naturels, ni les ressources énergétiques, ni les acquis sociaux.

     Dans une atmosphère que la raréfaction des affaires rend oppressante, la diminution du travail est évidemment ressentie comme une malédiction. Le chômage est un travail en creux. Une même résignation y fait attendre une aumône ainsi que le travailleur attend son salaire en s'adonnant à une occupation qui l'ennuie (bien qu'il juge désormais imprudent de l'avouer).

     Tandis que tout va à vau-l'eau au fil d'un désespoir qu'inspire l'autodestruction planétaire économiquement programmée, un monde est là à l'abandon, qu'il importe de restaurer, de dépouiller de ses nuisances et de rebâtir pour notre bien-être, comme si, en se brisant, le miroir des illusions consuméristes avait mis le bonheur à notre portée, après en avoir montré le reflet mensonger.

     Diminuer le temps de travail afin de le mieux répartir? Soit. Mais dans quelle perspective et avec quelle conscience? Si le but de l'opération est, pour le plus grand nombre, de produire davantage de biens et de services utiles au marché et non à la vie, en échange d'un salaire qui en paiera la consommation croissante, alors le vieux capitalisme n'aura fait que récupérer à son profit ce qu'il feint d'abandonner au profit de tous.

     En revanche, si la même démarche obéit aux sollicitations d'un néocapitalisme qui cherche dans l'investissement écologique une arme contre l'immobilisme d'un patronat sans imagination, il ne manquera qu'une prise de conscience pour que le salaire garanti et le temps de travail réduit ouvrent à chacun le champ d'une libre création et le loisir de se retrouver et d'être enfin soi.

     Car, en dépit de l'occultation qu'entretiennent à son sujet les bureaucraties de la corruption et les mafias affairistes, il existe une demande économico-sociale qui va à contre-courant des appels au secours de la débâcle ordinaire. Elle réclame un environnement qui améliore la qualité de vie, une production sans oppression ni pollution, des relations authentiquement humaines, la fin de la dictature que la rentabilité exerce sur la vie.

     À vous - et à l'école nouvelle que vous inventerez - d'empêcher que la créativité, objectivement stimulée par la promesse d'emplois d'utilité publique, ne s'enferre dans l'aliénation économique en se coupant de la création de soi.

     Si vous oubliez ce que vous êtes et dans quelle vie vous voulez être, n'espérez d'autre sort que celui d'une marchandise bonne à être jutée une fois franchi le poste de péage.



    Privilégier la qualité

    À force d'obéir au critère de la quantité, la course au profit verse dans l'absurdité de la surproduction. Produire beaucoup augmentait hier la plus-value des patrons, qui n'hésitaient pas à détruire les excédents de café, de viande, de blé, afin d'empêcher une baisse des prix sur le marché.

     Le développement de la consommation a permis, en touchant une plus large couche de population, d'absorber jusqu'à un certain point une quantité croissante de marchandises conçues moins pour leur usage pratique qu'à l'effet de rapporter de l'argent. La qualité d'un produit a été traitée avec d'Autant plus de désinvolture que ce n'est pas elle qui déterminait le chiffre des ventes mais le mensonge publicitaire dont elle était habillée pour séduire le client.

     Mais tant va la surenchère à ce qui lave plus blanc que le mensonge s'use à son tour. Outragée par l'excès du mépris, la clientèle a fini par regimber. Elle s'est montrée critique, elle a refusé d'avaler aveuglément ce que la petite cuillère du slogan lui enfournait à tout instant dans les yeux, la bouche, les oreilles, la tête.

     Beaucoup ont donc décidé de ne plus se laisser consommer par une économie qui se moque de leur santé et de leur intelligence. En exigeant la qualité de ce qui leur est proposé, c'est leur propre qualité d'êtres qu'ils découvrent ou redécouvrent, c'est leur spécificité d'individus lucides, qu'avait occultée cette réduction à l'état grégaire que provoque et entretient la propagande consumériste.

     Mais, alors que les organismes de défense des consommateurs organisent le boycott des produits dénaturés par une agriculture inondant le marché de céréales forcées, de légumes aux engrais, de viandes issues d'animaux martyrisés dans des élevages concentrationnaires, il semble que l'on s'accommode assez dans les lycées de voir la culture prendre le même chemin que la pire des agricultures.

     Si les hommes politiques nourrissaient à l'égard de l'éducation les bonnes intentions qu'ils ne cessent de proclamer, ne mettraient-ils pas tout en oeuvre pour en garantir la qualité? Tarderaient ils à décréter les deux mesures qui déterminent la condition sine qua non d'un apprentissage humain: augmenter le nombre des enseignants et diminuer le nombre d'élèves par classe, en sorte que chacun soit traité selon sa spécificité et non dans l'anonymat d'une foule?

     Mais, apparemment, l'intérêt a pour eux une connotation plus économique que simplement humaine. Si les gouvernements privilégient l'élevage intensif d'étudiants consommables sur le marché, alors les principes d'une saine gestion prescrivent d'encaquer dans le plus petit espace scolaire la plus grande quantité de têtes, façonnable par le moins de personnel possible. La logique est imparable et aucune société protectrice des animaux ne s'insurgera contre la consommation forcée de connaissances soumises à la loi de l'offre et de la demande, ni contre les moeurs de maquignons qui règnent sur la foire aux emplois.

     Résignez-vous donc au parti pris de bêtise qu'implique l'état grégaire, car je ne vois pour éduquer une classe de trente élèves que la férule ou la ruse.

     Mais n'invoquer pas l'impossibilité matérielle de promouvoir un enseignement personnalisé. La sophistication des techniques audiovisuelles ne permettrait-elle pas à un grand nombre d'étudiants de recevoir individuellement ce qu'il appartenait jadis au maître de répéter jusqu'à mémorisation (orthographe, grammaire élémentaire, vocabulaire, formules chimiques, théorèmes, solfège, déclinaisons...)? Voire d'en tester sur le mode du jeu le degré d'assimilation et de compréhension?

     Ainsi libéré d'une occupation ingrate mécanique, l'éducateur n'aurait plus qu'à se consacrer à l'essentiel de sa tâche: assurer la qualité de informations reçues globalement, aider à la formation d'individus autonomes, donner le meilleur de son savoir et de son expérience en aidant chacun à se lire et à lire le monde.

     Information au plus grand nombre, formation par petits groupes. Au centre d'un vaste réseau d'irrigation drainant vers chaque élève la multiplicité des connaissances, l'éducateur aura enfin la liberté de devenir ce qu'il a toujours rêvé d'être: le révélateur d'une créativité dont il n'est personne qui ne possède la clé, si enfouie soit-elle sous le poids des contraintes passées.



    CHAPITRE V
    Apprendre l'autonomie, non la dépendance 

     

    L'école a prorogé pendant des siècles la mise sous séquestre de l'enfant par la famille autoritaire et patriarcale. Maintenant que s'esquisse entre les parents et leur progéniture une compréhension mutuelle faite d'affection et d'autonomie progressive, il serait regrettable que l'école cessât de s'inspirer de la communauté familiale.

    Paradoxalement, le système éducatif, qui accueille avec les jeunes ce qui change le plus, est aussi ce qui a le moins changé.

    La famille traditionnelle préférait fabriquer des enfants à la chaîne plutôt que d'offrir la vie à deux ou trois petits êtres auxquels elle eût consacré sans réserve son amour et son attention. Ceux qui ne mouraient pas en bas âge gardaient le plus souvent une blessure secrète. La tyrannie, la culpabilité, le chantage affectif engendrèrent de la sorte des générations de matamores dissimulant sous la dureté du caractère un infantilisme qui leur enjoignait de chercher un substitut du père et de la mère dans ces familles d'emprunt que constituaient les églises, les partis, les sectes, le grégarisme national et les corps d'armée en tous genres. L'histoire n'a pas connu, pour son inhumanité, que des bravaches en mal d'assistance. Il fallait quelque cynisme pour évoquer la <<sélection naturelle>>, propre à l'espèce animale, alors que la production de chair à usine et à canon impliquait sa correction statistique, et que l'économie familiale de procréation comportait un vice de forme où la mort trouvait son compte.

    L'évolution des moeurs nous fait regarder aujourd'hui comme une monstruosité cette prolifération bestiale de vies irrémédiablement condamnées à se résorber sous les coups de machette de la guerre, du massacre, de la famine, de la maladie. Il n'empêche: stigmatiser la surpopulation des pays où l'obscurantisme religieux se nourrit de la misère qu'il entretient sciemment, et accepter en Europe qu'un même esprit archaïque et méprisant continue de traiter les étudiants comme du bétail relève d'une inconséquence certaine.

     Car le surpeuplement des classes n'est pas seulement cause de comportements barbares, de vandalisme, de délinquance, d'ennui, de désespoir, il perpétue de surcroît l'ignoble critère de compétitivité, la lutte concurrentielle qui élimine quiconque ne se conforme pas aux exigences du marché. La brute arriviste l'emportant sur l'être sensible et généreux, voilà ce que les margoulins au pouvoir appellent eux aussi, comme les brillants penseurs de jadis, une sélection naturelle.

    Il n'y a pas d'enfants stupides, il n'y a que des éducations imbéciles. Forcer l'écolier à se hisser au sommet du panier contribue au progrès laborieux de la rage et de la ruse animales mais sûrement pas au développement d'une intelligence créatrice et humaine.

    Dites-vous que nul n'est comparable ni réductible à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Chacun possède ses qualités propres, il lui incombe seulement de les affiner pour le seul plaisir de se sentir en accord avec ce qui vit. Que l'on cesse donc d'exclure du champ éducatif l'enfant qui s'intéresse plus aux rêves et aux hamsters qu'à l'histoire de l'Empire romain. Pour qui refuse de se laisser programmer par les logiciels de la vente promotionnelle, tous les chemins mènent vers soi et à la création.

    Il fallait hier s'identifier au père, héros ou crétin aux sarcasmes si doux. Maintenant que les pères s'avisent que leur indépendance progresse avec l'indépendance de l'enfant, maintenant qu'ils éprouvent assez l'amour de soi et des autres pour aider l'adolescent à se défaire de leur image, qui supportera que l'école propose encore comme modèles d'accomplissement le financier efficace et véreux, l'homme politique énergique et gâteux, le mafieux régnant par le clientélisme et la corruption, l'affairiste tirant ses derniers profits du pillage de la planète?

    C'est se condamner à ne s'atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion, une idéologie, une nationalité, une race, une culture,  une tradition, un mythe, une image. S'identifier à ce que l'on possède en soi de plus vivant, cela seul émancipe.



    L'alliance avec l'enfant est une alliance avec la nature


     

     
    La violence exercée contre l'enfant par la famille patriarcale participait du viol de la nature par le travail de la marchandise. Que la conscience d'un pillage planétaire soit passée de la défense de l'environnement à une volonté d'approche non violente des ressources naturelles n'a pas peu contribué à briser le joug que l'exploitation économique faisait peser sur l'homme, la femme, l'enfant, la faune et la flore.

    Le sentiment que nous sommes issus d'une matrice commune, qui est la terre, et dont le souvenir se ravive lors de la gestation dans le ventre maternel, a d'autant mieux nourri la nostalgie d'un âge d'or et d'une harmonie originelle que le travail forcé nous séparait de la nature et de nous-mêmes avec un déchirement longtemps perçu comme un tourment existentiel, une souffrance de l'être.

    L'échec d'une économie de saccage et de pollution et l'émergence d'un projet de récréation symbiotique de l'homme et de son milieu naturel nous débarrassent désormais d'un paradis perdu dont le fantasme a hanté l'histoire impuissante à se construire humainement: le mythe du bon sauvage, du communisme primitif, du millénarisme apocalyptique qui, après avoir fait les beaux jours du nazisme, renaît sous le nom d'intégrisme.

    Au moins aurons-nous appris que la vie n'est pas une régression au stade protoplasmique mais un processus d'affinement et d'organisation des désirs.

    L'idée a longtemps prévalu, dans la lutte contre le cancer, qu'il importait de détruire les cellules qu'une soudaine et frénétique prolifération condamnait au dépérissement. On tient aujourd'hui pour préférable de renforcer le potentiel de vie des cellules périphériques saines et de favoriser la reconquête du vivant plutôt que d'anéantir celle dont la mort s'est emparée. J'aimerais assez qu'une telle attitude déterminât souverainement notre rapport avec nous-mêmes, avec nos semblables et avec le monde.

    À l'encontre de tant de générations abruties qui firent de la sensibilité une faiblesse, dont beaucoup se prémunissaient en devenant sanguinaires, nous savons désormais que l'amour du vivant éveille une intelligence sans commune mesure avec l'esprit retors qui règne sur les univers totalitaires.

    Une éthique, fort estimable, du respect des êtres prescrit de ne pas tuer une bête, de ne pas abattre un arbre sans avoir tout entrepris pour l'éviter. Néanmoins, ce qu'une telle recommandation suppose d'artifice et de contrainte n'emportera jamais la conviction comme la conscience que le préjudice qui se fait au vivant se fait à soi-même, si l'on n'y prend garde, parce que le vivant n'est pas un objet mais un sujet qui mérite d'être  traité selon le droit imprescriptible de ce qui est né à la vie.



    De l'aide indispensable au refus de l'assistance permanente


     

     
    Le chemin de l'autonomie est à l'exemple de celui que parcourt l'enfant qui apprend à marcher.

    Cela ne va pas sans larmes ni efforts. Le risque de tomber, de se cogner, de souffrir ajoute aux premiers pas l'entrave de la peur. Pourtant, le secours d'une affection qui encourage à se relever, à recommencer, à s'obstiner, à coordonner les gestes démontre que la maîtrise des mouvements s'acquiert mieux et plus vite que dans les conditions anciennes où il s'agissait de progresser non seulement sous les feux croisés de la vanité  narquoise, de la menace diffuse, de l'angoisse de n'être plus aimé si l'on ne s'applique pas, mais surtout à travers un malaise, sournoisement entretenu par l'ambiguïté de parents désirant et redoutant tout à la fois que leur enfant fasse ses premiers pas vers une autonomie qui le soustrait à leur autorité tutélaire et leur ôterait le sentiment d'être indispensable.

    L'enseignement des tout-petits a épousé sans peine les dispositions familiales qui mettent tout en oeuvre pour assurer le bonheur dans l'indépendance - tant il est vrai que les parents la recouvrent dès que l'adolescent en découvre la maîtrise. S'inspirant de cette compréhension osmotique où l'on éduque en se laissant éduquer, les écoles maternelles atteignent au privilège d'accorder le don de l'affection et le don des  premières connaissances - et qu'une qualité si précieuse à l'existence des individus et des collectivités soit redevable à l'affairisme gouvernemental des salaires les plus bas dit assez à quel mépris de l'utilité publique aboutit la logique du profit.

    La rupture est brutale dès l'entrée au lycée. On y régresse dans la famille archaïque où l'enfant n'apprenait à se débrouiller seul qu'en signant  l'acte d'une reconnaissance éternelle à ceux qui avaient assuré son dressage. La confiance en soi, sapée et compensée par l'insolence, y recompose le répugnant mélange de morgue et de servilité qui formait, dans le passé, l'ordinaire du comportement social.

    Au désir sincère de faire de l'adolescent un être humain à part entière se surimpose dans un véritable malaise l'exercice d'un pouvoir auquel la  structure hiérarchique contraint l'enseignant. Comment ne l'emporterait-elle pas, la tentation de se rendre indispensable et d'entretenir chez  l'étudiant une débilité qui rende la domination plus aisée? Qui vend des béquilles a besoin d'éclopés.

     Nous sortons à peine et avec peine d'une société où, à défaut d'avoir jamais pu croire en eux, les individus ont accordé leur croyance à tous les pouvoirs qui les estropiaient en les faisant marcher. Dieu, églises, État, patrie, parti, leaders et petits pères des peuples, tout leur a été prétexte raisonnable pour n'avoir pas à vivre d'eux-mêmes. Ces enfants qu'on ne relevait jadis que pour les faire tomber, il est temps de leur apprendre à apprendre seuls. Que soit enfin rompue l'habitude d'être en demande au lieu d'être en offre, et que soit révolue la misérable société d'assistés permanents dont la passivité fait la force des corrompus.



    L'argent du service public ne doit plus être au service de l'argent



      L'éducation appartient à la création de l'homme, non à la production de marchandises. N'aurions nous révoqué l'absurde despotisme des dieux que pour tolérer le fatalisme d'une économie qui corrompt et dégrade la vie sur la planète et dans notre existence quotidienne?

    La seule arme dont nous disposions est la volonté de vivre, alliée à la conscience qui la propage. Si l'on en juge par la capacité de l'homme à subvertir ce qui le tue, ce peut être une arme absolue.

    La logique des affaires, qui tente de nous gouverner, exige que toute rétribution, subvention ou aumône consentie se paie d'une plus grande obédience au système marchand. Vous n'avez d'autre choix que de la suivre ou de la refuser en suivant vos désirs. Ou vous entrerez comme clients  dans le marché européen du savoir lucratif - autrement dit comme esclaves d'une bureaucratie parasitaire, condamnée à s'effondrer sous le poids croissant de son inutilité -, ou vous vous battrez pour votre autonomie, vous jetterez les bases d'une école et d'une société nouvelles, et vous récupérerez, pour l'investir dans la qualité de la vie, l'argent dilapidé chaque jour dans la corruption ordinaire des opérations financières. <<Le Syndicat national unifié des impôts évalue à 230 milliards de francs, soit près du montant du déficit budgétaire, la fraude imputable aux milieux  d'affaire, comme le fait apparaître le coin du voile levé sur les pratiques de corruption des grands groupes industriels et financiers>>.

    L'argent volé à la vie est mis au service de l'argent. Telle est la réalité occultée par l'ombre absurde et menaçante des grandes institutions économiques: Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques, Accord général sur  les tarifs douaniers et le commerce, Commission européenne Banque de France et tutti quanti.

    Leur soutien aux fondations et aux centres de recherches universitaires implique en échange que soit propagé l'évangile du profit, aisément  transfiguré en vérité universelle par la vénalité de la presse, de la radio, de la télévision.

    Mais, si formidable qu'elle paraisse, la machine tourne à vide, elle se détraque lentement; elle finira, comme dans La Colonie pénitentiaire de Kafka, par graver sa Loi dans la chair de son maître.

    Ne voyons-nous pas, à la faveur d'une réaction éthique, quelques magistrats courageux briser l'impunité que garantissait l'arrogance financière? Imposer les grosses fortunes (1% des Français possèdent 25% de la fortune nationale et 10% en détiennent 55%), taxer les émoluments perçus par les hommes d'affaire, dénoncer le scandale des frais de représentation, frapper de lourdes amendes les gestionnaires de la corruption, bloquer les avoirs de la fraude internationale indiquent assez, sur une carte lisible par tous, les accès au trésor que les citoyens alimentent et dont ils sont systématiquement spoliés. Il est non moins vrai que la piste se brouillera sous l'effet dévastateur de la résignation si l'argent n'est pas saisi pour être investi dans le seul domaine qui soit véritablement d'intérêt général: la qualité de la vie quotidienne et de son environnement.

    Sans doute les magistrats intègres disposent-ils de l'appareil de la justice, et vous, vous n'avez rien, parce que vous n'avez rien créé qui puisse vous soutenir. Pourtant, vous possédez sur la répression, si juste qu'elle se veuille, un avantage dont elle ne pourra jamais se prévaloir: la générosité du vivant, sans laquelle il n'y a ni création ni progrès humains.

    L'enseignement se trouve dans l'état de ces logements inoccupés que les propriétaires préfèrent abandonner à la dégradation parce que l'espace  vide est rentable et qu'y accueillir des hommes, des femmes, des enfants dépouillés de leur droit à l'habitat ne l'est pas. Ainsi que le constate The  Economist, <<la subordination du commerce aux droits de l'homme aurait un coût supérieur aux bénéfices escomptés>> (9 avril 1994). Cependant, réquisitionner un bâtiment pour y abriter la misère - je veux dire s'y installer passivement parce qu'on y est au chaud - n'échappe pas en dernier ressort au plan de destruction des biens utiles auquel conduisent l'inflation des secteurs parasitaires et la bureaucratie proliférante qu'elle engendre.

    Ce dont vous allez vous emparer ne sera vraiment à vous que si vous le rendez meilleur; au sens où vivre signifie vivre mieux. Occupez donc les établissements scolaires au lieu de vous laisser approprier par leur délabrement programmé. Embellissez-les à votre guise, car la beauté incite à la création et à l'amour, au lieu que la laideur attire la haine et l'anéantissement.

    Transformez-les en ateliers créatifs, en centres de rencontres, en parcs de l'intelligence attrayante. Que les écoles soient les verges d'un gai savoir, à l'instar des jardins potagers que les chômeurs et les plus démunis n'ont pas encore eu l'imagination d'implanter dans les grandes villes en défonçant le bitume et le béton.

    Les erreurs et tâtonnements de qui entreprend de créer et de se créer ne sont rien en regard du privilège que confère une telle résolution: révoquer la crainte d'être soi qui secrètement nourrit et sollicite les forces de répression.

    Nous sommes nés, disait Shakespeare, pour marcher sur la tête des rois. Les rois et leurs armées de bourreaux ne sont plus que poussières. Apprenez à marcher seuls et vous foulerez du pied ceux qui, dans leur monde qui se meurt, n'ont que l'ambition de mourir avec lui.

    C'est aux collectivités d'élèves et de professeurs que reviendra la tâche d'arracher l'école à la glaciation du profit et de la rendre à la simple générosité de l'humain. Car il faudra tôt ou tard que la qualité de la vie accède à la souveraineté que lui dénie une économie réduite à vendre et à valoriser se débâcle.

    Dès l'instant où vous formerez le projet d'un enseignement fondé sur un pacte naturel avec la vie, vous n'aurez plus à mendier l'argent de ceux qui vous exploitent et vous méprisent en vous rentabilisant. Vous l'exigerez car vous saurez pourquoi et comment vous en emparer.

    On est au-dessous de toute espérance de vie tant que l'on reste en deça de ses capacités.


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  •                             AVANT-DIRE

     

           “C’était un des nôtres”Joseph CONRAD.

              Il y a une force plus grande que la force, c’est la révolte. Il y a une force plus grande que la révolte, c’est le refus - qui nie la force.La révolte oppose à une affirmation une autre affirmation. Elle veut des ruines, mais pour bâtir dessus. L’homme qui dit “non”, parce qu’il a senti une fois pour toutes “la souillure de la vie bête”, l’homme qui “détruit passionnément”, aime les ruines pour elles -mêmes, et pour le vide propre qu’il y a au-dessus d’elles.         

     

    C’est homme là n’est exemplaire que pour quelques individus comme lui solitaires, comme lui hors la loi, hors toutes les lois, et qui savent que s’il est ici-bas une vraie grandeur, c’est la sienne. N’aurais-je avec l’auteur des pages qu’on va lire que ce point commun : j’aime Zo d’Axa. Je l’aime d’avoir refusé, d’avoir nié, d’avoir détruit.         

     

    Je l’aime d’avoir insulté à la “vie bête” sous toutes ses méprisables formes (patrie, société, morale).   Je l’aime d’avoir été orgueilleux, sûr de lui, cynique. Et seul, - extraordinairement. Et si ce n’était nous faire honneur un peu grand, je dirais à mon tour, avec fierté : je l’aime d’avoir été un des nôtres.

    Gaston DERYCKE.

     

    La révolte est d’instinct et la théorie est trop souvent puérile.Tu sais tout si tu sens la souillure de la vie bête. ZO d’AXA.

     

    Fais ce que tu voudras. RABELAIS.

     

    Ce sont les esclaves volontaires qui font les tyrans. TACITE.

     

                                 INTRODUCTION

     

              Je hais les oppresseurs parce que nul homme n’a le droit absolu de gouverner ou de commander autrui. Mais si, de ce fait, je parais être sentimentalement du côté des opprimés, je ne les estime que médiocrement, parce qu’ils acceptent l’oppression.

              Parce que quotidiennement ils commettent le crime d’obéir. L’humiliante résignation des petits est peut-être plus coupable encore que l’insolente tyrannie des grands. Les iniquités des maîtres n’excusent pas la lâcheté de ceux qui les subissent. Et je n’oublie pas que c’est le prolétariat qui fournit non seulement les flics, les gendarmes et les soldats, ce qui est plus grave, mais également les électeurs, ce qui est pis.                                                                             

              La force des maîtres n’est faite que de la faiblesse des esclaves. Ceux qui sont nés pour n’être ni l’un ni l’autre méprisent les uns et les autres. Aussi, quel que soit le régime, je crois à un éternel et insoluble conflit entre l’Individu et la Société. Entre l’Individu, qui a de l’esprit, du cœur et des couilles, et la Société, composée en immense majorité de salauds, de crétins et de lâches, quand ils ne sont pas les trois à la fois.         

              Et comme le Devoir, la Morale, la Vertu et autres carabistouilles, accompagnées des sanctions qu’elles impliquent, ne font que servir de masques aux saloperies, aux idioties et aux lâchetés, je me suis toujours senti flatté, quant à moi, d’encourir, dans tous les domaines et dans tous les milieux, l’incompréhension des imbéciles.

              Et leur surprise, leur dédain, ou leur indignation ont toujours eu le don de me plonger dans un état voluptueux de jubilation intérieure. Mais je vais plus loin : Je crois même que si la Société anarchiste était possible, il y aurait encore en son sein, à l’avant-garde, et en conflit avec elle, des hommes à vouloir l’améliorer en la transformant.         

              Ce n’est pas parce que l’idéal est inaccessible qu’il est défendu d’être idéaliste (ne confondons pas idéal avec utopie). Les théories ne viennent généralement qu’après coup justifier le tempérament : le voleur-né sera banquier, le corrompu, magistrat, le menteur, prêtre, le proxénète, parlementaire, la brute, gendarme, le prostitué, journaliste, et le fou, aliéniste.

              C’est ainsi que dans l’archie naturelle, les libertaires font des insoumis et des révoltés. Et ce sont eux qui font aussi les précurseurs - persécutés toujours. Ce sont eux qui sont les rouages, je ne dirai pas du Progrès - discutable, mais de l’Évolution. Eux qui, pour le seul amour de l’action, mènent une lutte d’autant plus belle qu’en raison de la bassesse innée des autres, elle est probablement inutile.

              A y bien réfléchir, ce serait simple d’édifier une Société raisonnable, dotée d’un régime qu’un nombre très restreint de nos contemporains peut concevoir et qu’un nombre encore plus restreint d’entre eux serait capable de réaliser : il n’y aurait qu’à changer les humains.         

              Trop simple en vérité : il suffirait qu’il ne manquât pas d’Individus. Or il en manque. En les temps de platitude et de veulerie que nous vivons, rares plus encore qu’à l’ordinaire sont les hommes qui ont le simple courage de dire ce qu’ils pensent et d’agir de même; c’est-à-dire de S’AFFIRMER.

              Il y a de plus en plus pénurie de rebelles. C’est pourquoi il me plaît d’évoquer l’étrange et pittoresque figure de Zo d’Axa, et la vie tumultueuse de cet homme trop tôt oublié et maintenant à peu près inconnu.         

              Zo d’Axa connut l’époque héroïque de l’anarchie. Il avait 22 ans lorsque Clément Duval concrétisait la légitime défense contre la Société en répondant au classique “Au nom de la loi, je vous arrête” par le logique “Au nom de la liberté, je te supprime”.

              Il connut l’épanouissement de la reprise individuelle et du terrorisme, Ravachol, Vaillant, Émile Henry, Caserio, et plus tard “les bandits tragiques”. Individualiste forcené, Zo d’Axa se préoccupa peu de Stirner et de Nietzsche, ou d’Ibsen ou de Schopenhauer, il fut avant tout un TEMPERAMENT.

              Ce pamphlétaire insolent, au style précis, brutal et mordant, cet esthète frondeur, ce réfractaire généreux, âpre et passionné ne se contenta pas de paroles et d’écrits, mais il connut la prison et l’exil.         

              Cet amer, ce blasé qui ne croyait à rien malgré cela, et peut-être à cause de cela, combatif, enthousiaste et romantique. Il vécut et mourut hors la loi et les préjugés, hors les partis et leurs mots d’ordre, hors les masses suiveuses et disciplinées, HORS DU TROUPEAU.

              Il lutta sans drapeau, sans doctrine, sans hiérarchie, sans étiquette, excommunié, magnifique, farouche, seul, lui-même. Selon la bonne vieille formule “Ni Dieu, Ni Maître”.

    Léo CAMPION

     

              Zo d’Axa, de son vrai nom Alphonse Gallaud - d’aucuns le prétendent descendant direct du célèbre navigateur La Pérouse - est né à Paris, le 24 mais 1864. Issu d’une famille catholique, bourgeoise et fortunée (son père était ingénieur de la ville de Paris), il fut un mauvais élève et fit à Chaptal des études peu brillantes.         

    A 17 ans, il est Saint-Cyrien. A 18, il s’engage dans les cuirassiers, entrant à l’armée pour se libérer du joug familial. Évidemment, il ne supporte pas plus l’un que l’autre. Avide d’aventures, il passe aux chasseurs d’Afrique.

    Mais l’armée est la même sous toutes les latitudes; il déserte. Notons en passant que s’il est ardent, le jeune Gallaud n’est pas sectaire; son antimilitarisme n’est pas borné : en désertant, il enlève la jeune femme de son capitaine.

    Réfugié à Bruxelles, il y débute dans le journalisme par quelques reportages que publient “Les Nouvelles du Jour”. Puis il fait la conquête de la jolie fille d’un pharmacien et l’emmène en Suisse. Après la Suisse, l’Italie.          

    Et c’est une belle italienne - fille de professeur - qui succède à la Belge progéniture d’apothicaire. Car si le jeune Gallaud n’est pas sectaire, il est internationaliste. 1889. Amnistie. Zo d’Axa rentre en France.

    En mai 1891 paraît le premier numéro de “l’En-Dehors”. Cet hebdomadaire effarant et insolite porte en exergue l’explication de son titre:  “Celui que rien n’enrôle et qu’une impulsive nature guide seule, ce hors la loi, ce hors d’école, cet isolé chercheur d’au-delà ne se dessine-t-il pas dans ce mot: l’En-Dehors ?”

    L’article de fond, “Branche de mai” est relatif aux événements de Fourmies. C’est signé d’un pseudonyme inconnu, claironnant et exotique : Zo d’Axa. Outre les militants anarchistes comme Charles Malato, Georges Darien, Félix Fénelon, Sébastien Faure, Arthur Byl, qui fint dans la brocante, au Marché aux puces, à Saint-Ouen, et Émile Henry qui, pour avoir jeté une bombe, finit sur l’échafaud, le lecteur sera sans doute étonné d’apprendre que, parmi les rédacteurs de “l’En-Dehors”, figuraient, groupés autour de Zo d’Axa, les futurs immortels Georges Lecomte et Henri de Régnier, Lucien Descaves (qui fut anarchiste !), Octave Mirbeau, qui se fit dans “l’En-Dehors” l’apologiste de Ravachol, Camille Mauclair, Pierre Veber, Tristan Bernard, Ajalbert et Émile Verhaeren, entre autres.

    Toutes les semaines, Zo d’Axa s’en donne à cœur joie, malgré les perquisitions, les poursuites, les saisies. Il est plein de verve native. Nature artiste et cinglante, c’est un révolté par tempérament - pas un aigri par la misère et l’injustice. Il sait que les grands mots provoquent les grands mots et que les grandes choses ne sont que d’aimables plaisanteries.

    Il fustige la Société, la grande coupable incitant à tous les crimes par respect pour les préjugés, l’armée, cette toujours cruelle bête sacrée aux mille cornes acérées faites de sabres et de baïonnettes, la famille, la propriété, la morale, la religion, un Parlement que nous estimons peu, une Justice que nous soupçonnons fort, et la foule lâche et sans pensée.         

    Il a des mots splendides :

    “Les lois qu’ils aiment ne les frapperont jamais assez.”

     “Les reporters illettrés qui  travaillent dans la chronique judiciaire ne sont certainement pas des aigles -- ils écrivent avec des plumes d’oie.”*“... la magistrature assise - un peu partout...” *             

    Commentant un assassinat nocturne près de la Bourse :

     “... ne trouve-t-on pas bien parisien que, près de l’établissement où l’on vole pendant la journée, on assassine durant la nuit ?” *         

    A propos d’un capitaine qu’un autre capitaine a fait cocu :

     “Les deux officiers, anciens camarades  de promotion, avaient le même esprit de corps.”          

    Dans un article intitulé “La Fille du Régiment”, concernant des cas de pédérastie à l’armée :

     “Et, tout au plus sourirons-nous, quand les flambards et les sabreurs viendront encore nous parler de trous de balles dans le drapeau.”

    Défendant une faiseuse d‘anges poursuivie :

     “A propos d‘avortement, je ne crois pas que ce soitbien neuf d‘affirmer qu‘entre la sondequi dérive et les noyades préservatrices de l‘injecteuril n‘y a pas grande différence. Cependant les gens à cheval sur le Code n‘admettent qu‘une chose, c‘est qu‘on soit de même sur le bidet. On ne les fera pas sortir de là :d‘un côté c‘est la cuvette et de l‘autre la Cour d‘Assises.”

     Et en conclusion du même article :

    “Comme morale, il faut que le verdict soit implacable. N’y a-t-il pas un mot d’ordre contre les vulgarisateurs ? Ce crime là est  le pire de tous. On ne frappera jamais assez durement la femme faisant à très bon compte, pour des petites gens, ces avortements que les personnes du monde payent for cher à MM. les grands docteurs.“

     

              Il n’y a rien de changé sous le soleil. Zo d’Axa écrit des journalistes (sic) il y a à peu près cinquante ans :

     “Ils sont grotesques et tâchent d’être cruels. Ils sont bien eux.”

    Et ailleurs :

    “La tendance des socialistes à se servir de l’épithète de mouchard quand ils parlent des révolutionnaires de nuance hardie. Maintenant ce sont les communistes qui nous traitent de provocateurs.”

    S’adressant aux mineurs, il appelait les concessions minières des concessions à perpétuité.

    “On se rapelle que vous vivez, écrivait-il, seulement lorsque le feu vous tue. Alors, en dilettante, on cause un peu de vous, on fait la fête, on fait l’aumône, et puis c’est tout. On ne veut pas vous connaître. Et je voudrais, moi, que par nos rues parisiennes, bordées de provocateurs magasins, un beau jour, vous passiez en bandes. Vous nous devez une visite; faites-là  !”

    Cette tentative de débauche de mineurs” n’est-elle pas toujours d’actualité ?

     Sur l’amour :

    “Les amants qui mutuellement se désirent ont le droit naturel de se prendre. Il n’y a pas de question d’âge et il n’y a pas non plus de chinoiseries morales à respecter.”

     Sur la tolérance :

    “Que l’indépendance me garde d’insulte contre tous ceux qui changent d’avis. Ce qui paraissait hier la vérité peut sembler demain le mensonge. L’évolution est  constante. J’ai horreur des doctrinaires qui veulent nous enchaîner au nom d’anciens credos.”

    Enfin, voici une profession de foi :

    “Il n’y a pas d’Absolu. ”Ni d’un parti, ni d’un groupe. ”En dehors” Nous allons - individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nos dégoûts de la société n’engendrent pas en nous d’immuables convictions. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les petits-neveux ! C’est en-dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories - même anarchistes - c’est dès l’instant, dès tout de suite, que nous voulons nous laisser à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts - avec l’orgueil d’être nous-même.”

     

    Bientôt, “L’En-Dehors” est poursuivi pour un article intitulé “A qui la faute ?”         

    L’auteur de l’article, M. J. Le Coq, Matha, gérant du journal, et Zo d’Axa sont condamnés chacun à mille francs d’amende. Entre temps, Ravachol, Chaumartin, Simon, Decamp, Hamelin sont arrêtés. La Société se débarrasserait de ceux de ses membres assez corrompus pour la désirer meilleure.

    “L’En-Dehors” ouvre une souscription “pour ne pas laisser mourir de faim les mioches dont la Société frappe implacablement les pères parce qu’ils sont des révoltés.” 

              Zo d’Axa récolte beaucoup d’argent qu’il distribue aux familles des détenus. On l’arrête sous l’inculpation d’association de malfaiteurs, arguant que le fait de subventionner des personnes compromises constitue une complicité.

    A la prison de Mazas, il refuse de répondre aux interrogatoires et de signer quoi que ce soit. On le met au secret. Pas de visite. Pas même d’avocat.

    Pendant la détention de son fondateur-directeur, “L’En-Dehors” continue de paraître. La rédaction est installée dans une cave de la rue Bochard de Saron, près du boulevard Rochechouard. Quand il y a suffisamment de copie, on y joue de l’orgue. La répression continue. Les rédacteurs de “la Révolte” et du “Père Peinard” sont également à Mazas, ainsi que de nombreux militants anarchistes.

    Après un mois de détention, Zo d’Axa est mis en liberté provisoire, “notre pauvre liberté - provisoire toujours.”  Il reprend sa place à “L’En-Dehors”, plus virulent que jamais. Point calmé.

    “Mazas ne calme rien du tout, dit-il, il faut avoir le genre d’esprit d’un pot-de-vinier malhabile pour croire que la prison est l’argument décidif.”

    Quelques temps après, un article de Jules Méry, jugé offensant pour l’armée, lui vaut de nouvelles poursuites. Zo d’Axa part en Angleterre. ? Les pensées ne sont pas faites pour être seulement pensées seulement. Elles sont faites pour être vécues.

    Jean GUEHENNO.

     

    Vivre est ce qu’il y a de plus rare au monde. La plupart des hommes existent.Voilà tout. Oscar WILDE.

    II                                                                          

    A Londres,

    Zo d’Axa a la “malchance de tomber au beau milieu d’un Congrès de socialistes où il s’agit de parlementer, non d’agir.” Il dit des congressistes :

    “Ce sont des entretenus qu’épouvant la guerre.La vie facile les embourgeoise.”

    En Angleterre, Zo d’Axa rencontre Charles Malato, Matha, Louise Michel, Darien, Pouget, Errico Malatesta, le peintre Luce, Meunier. Après trois mois, spleen. Il s’embarque pour la Hollande avec une troupe de musiciens ambulants, “troubadours besogneux qui payaient leur transport en jouant de moment à autre quelque valse de leur pays.”         

    A Rotterdam, il est embauché sur un chaland qui le conduit à Mayence, par le Rhin. Il vit huit jours dans la Forêt Noire avec un bûcheron, “laid comme un gnome”; gagne Milan. Y assiste à un procès d’anarchistes. Ecrit :

     “On répète que Milan est un petit Paris. Les magistrats milanais le prouvent, au moins sur un point : Ils sont répugnants comme tous leurs confrères parisiens. ”

    La magistrature, du reste, n’est-elle pas la même partout ? Et peut-elle être autrement ?

    C’est  même sans doute la raison qui fait qu’à travers tous les pays, le souvenir de la Patrie vous reste : il remonte comme une nausée quand on voit la vilenie d’un juge.”         

    Résultat : Zo d’Axa est arrêté en pleine nuit, à trois heures du matin. On lui passe les menottes et on veut le conduire à pied au commissariat.

    “En ce cas, explique-t-il au chef flic, ce sont vos hommes qui me porteront - et de force.” 

    Il faut chercher une voiture. On la trouve. Le commissaire fait la grimace. Il avait cru empocher les frais de route.         

    Zo d’Axa s’excuse :

    “Mais aussi pouvais-je m’afficher en telle compagnie ? Tous ces gens-là sentent de loin la préfecture. Et si, sur le chemin, l’on avait croisé quelque noctambule je me serais mis à crier pour éviter le pire confusion, pour au moins me réhabiliter aux yeux du passant : - Je ne suis pas un policier, je suis le criminel !”

    C’est dans le même esprit que cet original lettré et bohème que fut plus tard Ologue le Cynique écrira dans le journal “L’Anarchie” :

    “On a sa dignité, comme dit mainte épicière, et je ne voudrais pas être assimilé par quiconque à un honnête homme.”

              Zo d’Axa est expulsé d’Italie. A Trieste, il s’embarque pour le Pirée avec des déserteurs italiens. Il organise avec eux une émeute à bord.

    “C’était de la graine de révoltés, dit-il, on s’entendait.”

    Le voilà en Grèce. Une nuit, fauché, il dort dans les ruines du Parthénon. L’Orient l’attire. Il veut aller à Constantinople :

    “C’est l’affaire de trente-six heures et de vingt-cinq drachmes.” “Dès que j’eus les vingt-cinq drachmes, je disposai des trente-six heures.”

     

             Istamboul enchante le nomade :

     

    “Par la ville, pas une figure de femme, les mousselines combinées du yachmak ne montrent que des grands yeux vagues - et c’est un raffinement d’avoir caché les lèvres. Il ya plus à violer. Les pudeurs sont-elles autre chose que de subtiles dépravation ?”

    De subversives philosophies se dégagent de simples faits. Constantinople où vaguent des milliers de chiens, ignore encore les cas de rage. Le chien maigre de Galata n’a mordu personne jamais. Et le pourquoi ? Il n’a ni muselière ni maître !

              Arrêté puis relâché, Zo d’Axa quitte Constantinople pour Jaffa. Il passe Dardanelle, Kavaka, Tenedo, Mytilini, “Jadis Lesbos - devenue vertueuse en vieillissant - et c’est bien moins pittoresque !”, reste quelques jours à Smyrne, puis par Chio, Samos, Rhodes, Chypre, atteint Beyrouth, et enfin Jaffa le 1er janvier 1893.

    Arrêté en débarquant, il est étroitement gardé à vue, en cellule, au Consulat de France, pendant quinze jours. Il parvient à s’évader par une nuit d’orage.

    Poursuivi, il se réfugie au Consulat anglais, terre inviolable... qu’exceptionnellement on viole pour le reprendre. Ficelé comme un saucisson, embarqué pour Marseille sur le navire français “la Gironde” et mis aux fers, sur le pont du bateau, il est l’objet de la curiosité sadique des passagers.

    Ils lui demandent : “Scélérat, qu’avez-vous fait ?” Il répond : “J’ai coupé une vieille femme en treize morceaux. Et ca m’a donné la migraine.”

     

              En première classe on a appris que l’homme enchaîné sur le gaillard d’avant est Zo d’Axa. Les passagers se proposent de le jeter par-dessus bord : “A l’eau, l’anarchiste !”

              De la veulerie des hommes, il vaut mieux rire et se foutre, car l’ironie et l’indifférence sont préférables à la tristesse et au désespoir. Zo d’Axa riposte par des éclats de rire. A Port-Saïd, le capitaine fait enlever les fers au prisonnier, lui donne une cabine, la permission de se promener à sa guise et même un chapeau.

              Arrivée. Zo d’Axa passe quelques jours à la prison de Marseille, au régime du droit commun, juste le temps de se rendre compte que “les criminels ne valent pas mieux que les honnêtes gens”. Transféré à Paris, Zo d’Axa y tire dix-huit mois à Sainte-Pélagie. Comme politique. Ayant naturellement refuser de signer une demande en grâce.

              1er juillet 1894. Libération. C’est le jour des funérailles nationales du Président de la République Sadi Carnot, exécuté quelques jours avant par l’anarchiste Caserio. Des flics en civils attendent à la porte de la prison. Zo d’Axa refuse de sortir. On l’expulse.

    Les mouches le cueillent. Il est conduit au poste de police de la rue Cuvier et mis au violon. (Préalablement, on lui a enlevé sa lavallière pour éviter qu’il se suicide.) Zo d’Axa s’évade du commissariat de police. Cris :

    “Arrêtez-le !”. Chasse à l’homme. Arrêtez-le ! c’est un anarchiste !” Un bon citoyen se campe devant lui et l’arrête. Zo d’Axa lui colle son poing sur la gueule. Corps à corps. L’homme tombe.

    La foule se trompe. Zo d’Axa à la tête haute, le regard sûr et des manières de grand seigneur. Le bon citoyen, lui, est mal vêtu. La foule prend le bon citoyen pour l’anarchiste. “Ce n’est pas moi ! “  hurle-t-il. La foule le lynche.

    Les agents arrivent. Ils prennent le bon citoyen lynché pour un complice qui a voulu favoriser la fuite de Zo d’Axa. Le bon citoyen, après avoir été lynché, est conduit au poste et passé à tabac. Et Zo d’Axa intact, reste vingt-quatre heures au Dépot. Le temps que l’on enterre Monsieur Carnot.

     

              Libéré, Zo d’Axa publie “de Mazas à Jérusalem” qu’il a écrit en prison. Succès. La critique s’incline devant la valeur littéraire de l’ouvrage. Jules Renard, Laurent Tailhade, Lucien Descaves, Octave Mirbeau, Georges Clémenceau rendent hommage à Zo d’Axa, “cet anarchiste hors de l’anarchie”, comme l’appelait Adolphe Retté.

    Georges Clémenceau, le sinistre Clémenceau - qui méprisant l’humanité, s’y connaissait en hommes, écrit notamment : “De Mazas à Jérusalem est une belle leçon d’irrespect.

              Voici de courts extraits de la conclusion de “De Mazas à Jérusalem” - conclusion qui souligne l’élégance de Zo d’Axa, condamné comme anarchiste à l’époque de Ravachol et du terrorisme, et qui ne s’est jamais défendu de l’être attendant pour mettre la chose au point, d’en avoir subi toutes les conséquences :

    “Et je suis forcé de conclure : je ne suis pas anarchiste. En Cour d’Assises, à l’instruction comme aux séances, j’ai dédaigné cette explication. Mes paroles de menace ou de pitié étaient qualifiées anarchistes - je n’épiloguais pas sous la menace. A présent il me plaira de préciser ma pensée première, ma volonté de toujours. Elle ne doit pas sombrer dans les à-peu-près. Pas plus groupé dans l’anarchie qu’embrigadé dans les socialismes.

    Etre l’homme affranchi, l’isolé chercheur d’au-delà; mais non fasciné par un rêve. Avoir la fierté de s’affirmer, hors des écoles et des sectes : En dehors. Assez longtemps on a fait cheminer les hommes en leur montrant la conquête du ciel.

    Nous ne voulons même plus attendre d’avoir conquis toute la terre. Chacun, marchons pour notre joie. Et s’il reste des gens sur la route, s’il est des êtres que rien n’éveille, s’il se trouve des esclaves nés, des peuples indécrassablement avilis, tant pis pour eux !

    Comprendre, c’est être à l’avant-garde. Et la joie est d’agir. Nous n’avons point le temps de marquer le pas : la vie est brève. Individuellement nous courons aux assauts qui nous appellent. On a parlé de dilettantisme. Il n’est pas gratuit, celui-là, pas platonique : nous payons... Et nous recommencerons.     

              Insouciant des louanges suscitées par son livre, indifférent aux éloges officiels, plusieurs de ses collaborateurs renégats, victimes de conversions qui rapportent un avenir assuré et sans gloire, criblé de dettes; son journal mort, Zo d’Axa se tait. 

    Errant par l’Univers, il y promènera des ans durant sa barbiche fauve et son regard ironique et clair. Et on oubliera Zo d’Axa...

    “C’est qu’il ne s’élimine plus,le virus de haine et de révolte -une fois qu’on l’a dans le sang. ”Zo d’AXA.

    “Ils sont là les médiocres, comme l’herbe et les broussailles, innocents dans leur misère. Et je me glisse entre eux, en tâchant d’en écraser le moins possible - mais le dégoût me ronge le coeur...”Frédéric NIETZSCHE

    III

              1898. L’affaire Dreyfus. La France est en ébulition. On est pour Dreyfus ou on est contre. Pas de milieu. Il n’est plus possible à Zo d’Axa de se taire. Lucide, il donne son avis : “Si ce monsieur ne fut pas traître - il fut capitaine. Passons.”

              Et Zo publie “la Feuille” - “à chaque occasion”. Il la rédige. Steinlen, Luce, Anquetin, Willette, Hermann Paul, Léandre, Couturier l’illustrent. “Et les feuilles légères ou graves se suivent, se tiennent et se complètent selon le scénario formel de la Vie, chaque heure, expressive...”  Chaque fois que Zo d’Axa a quelque chose à dire.

    Et il a souvent quelque chose à dire. Chaque feuille est un pavé dans la mare aux grenouilles. C’est toute l’actualité de 1898 et 1899.

              Dans “Dix assassinats pour un sou !”, il souligne la bassesse de la foule sanguinaire. Dans “En joue... faux !”, il dénonce les faussaires de l’Etat-Major. Puis, c’est “Arguments frappants”, “”Mort aux vaches”, “Bombes Nationales”, La grève des Juifs”, “On détrousse au coin des lois”, etc., etc.

    Tous en prennent pour leur grade, depuis les propriétaires jusqu’aux anarchistes.

              Parfois Zo d’Axa s’attendrit. “Enfants martyrs”, “Biribi des gosses”  sont consacrés aux colonies pénitentiaires fin de siècle. Ca remue les tripes. Une campagne s’amorce.

    Les révélations des “feuilles” sont reprises par la grande presse et finalement des améliorations sensibles sont apportées au régime des pauvres gosses emprisonnés.         

    Mais si les abus des puissants sont souvent l’objet de ses attaques, d’autres fois la platitude moutonnière des masses indigne le pamphlétaire : “Nous manquerions à votre plaisir, si, après avoir salué comme il convient, la magistrature et l’armée, nous ne nous empressions de nous incliner devant le Peuple, avec tout le respect disponible.”

    Et il fustige “l’honnête ouvrier.” L’honnête ouvrier n’a que ce qu’il mérite :

    “Que les propriétaires soient chauvins, au nom de leurs maisons de rapport; que les financiers vantent l’armée qui, moyennant solde, monte la garde devant la Caisse; que les bourgeois acclament le drapeau qui couvre leur marchandise - cela s’explique sans effort. Même, que certains demi-philosophes, gens de calme et de tradition, numismates ou archéologues, vieux poètes ou prostitués, se prosternent devant la Force - c’est encore compréhensible. Mais que les ilotes, les maltraités, le Prolétariat soit patriote - pourquoi donc ? C’est l’avachissement indécrassable de la masse des exploités qui crée l’ambition croissante - et logique des exploiteurs. Qu’il soit de la mine ou de l’usine, l’Honnête Ouvrier, cette brebis, a donné la gale au troupeau. Instruire le puple ! Que faudra-t-il donc ? Sa misère ne lui a rien appris. La victime se fait complice. La malheureux parle du drapeau, se frappe la poitrine, ôte sa casquette et crache en l’air : “Je suis un honnête ouvrier !” Ca lui retombe toujours sur le nez.”

              Mais le chef-d’oeuvre de Zo d’Axa, c’est l’élection du candidat de “la feuille”. Zo d’Axa fait de l’électoralisme. Il débute par quelques réserves:

    “J’avais toujours cru que l’abstention était le langage muet dont il convenait de se servir pour indiquer son mépris des lois et de leurs faiseurs. Voter, me disais-je, c’est se rendre complice. On prend sa part des décisions. On les ratifie par avance. On est de la bande et du troupeau. Comment refuser de s’incliner devant la Chose légiférée si l’on accepte le principe de la loi brutale du nombre ? En ne votant pas, au contraire, il semble parfaitement logique de ne se soumettre jamis, de résister, de vivre en révolte. On n’a pas signé au contrat. En ne votant pas, on reste soi. On vit en homme que nul Tartempion ne doit se vanter de représenter. On dédaigne Tartalacrème. Alors seulement on est souverain, puisqu’on n’a pas biffé son droit, puisqu’on n’a délégué personne. On est maître de sa pensée, conscient d’une action directe. On peut faire fi des parlottes. On évite cette idiotie de s’affirmer contre le parlementarisme et d’élire, au même instant, les membres du parlement.”

     

              Il continue par quelques observations, déclare qu’il avait tort, car l’étranger guette, le devoir des bons Français est d’élire un parlement digne d’eux. “La feuille” présente le candidat le plus qualifié pour ce faire : une âne.

    “Une âne pas trop savant, un sage qui ne boit que de l’eau et reculerait devant un pot de vin. A cela près, le type accompli du député majoritard.”

     

              Zo d’Axa baptise cet âne Nul, parce qu’il lui comptera comme voix tous les bulletins blancs et nuls. Ce système lui donnant la certitude d’être élu, Nul aurait tort de ménager son franc parler. Son affiche-programme, placardée sur les murs pendant la campagne électorale, proclame notamment :

    “CITOYENS,On vous trompe. On vous dit que la dernière Chambre COMPOSEE D’IMBECILES ET DE FILOUS ne représentait pas la majorité des électeurs. C’est faux. Une Chambre composé  de députés jocrisses et de députés truqueurs représente, au contraire, à merveille, LES ELECTEURS QUE VOUS ETES. Ne protestez pas : une nation a les délégués qu’elle mérite. POURQUOI LES AVEZ-VOUS NOMMES ? La Chambre représente l’ensemble. Il faut des sots et des roublards, il faut un parlement de ganaches et de Robert Macaires pour personnifier à la fois tous les votards professionnels et les prolétaires déprimés. ET CA, C’EST VOUS ! Votez, électeurs ! Votez ! Le Parlement émane de vous. Une chose est parce qu’elle doit être, parce qu’elle ne peut être autrement. Faites la Chambre à votre image. Le chien retourne à son vomissement - retournez à vos députés...CHERS ELECTEURS,Votez pour eux ! Votez pour moi ! Je suis la Bête qu’il  faudrait à la Belle Démocratie.VOTEZ POUR MOI !

              Le jour du scrutin, Zo d’Axa parcourt Paris, de Montmartre au Quartier Latin, promenant, juché sur un char, bariolé de ses manifestes, et traîné par des électeurs, l’Ane Blanc.

    La foule manifeste bruyamment, enthousiaste ou scandalisée. Des femmes jettent des fleurs. On chante :

    “C’est un âne, un âne, un âne,C’est un âne qu’il nous faut.”

              Boulevard du Palais, l’Âne Blanc est appréhendé par la police qui, sous les quolibets de la foule, se met en devoir de remorquer le char. Nul est conduit à la fourrière, son char tiré par les flics.

    Bagarre entre les partisans de l’âne et les partisans de l’ordre. Zo d’Axa a le mot de la fin. Il abandonne l’âne en disant : “Cela n’a plus d’importance, c’est maintenant un candidat officiel !”         

    Dans “La feuille” intitulée “il est élu”, Zo d’Axa écrit :

              “A propos des élections de France, les gazettes du monde entier ont, sans malice, rapproché les deux faits notoires de la journée :  “Dès le matin vers neuf heures, M. Félix Faure allait voter. Dans l’après-midi à trois heures, l’Âne blanc était arrêté.”         

    ”J’ai lu ça dans trois cent journaux. “L’Argus” et le “Courrier de la Presse” m’ont encombré de leurs coupures. Il y en avait en anglais, en valaque, en espagnol; toujours pourtant je comprenais - chaque fois que je disais Félix, j’étais sur qu’on parlait de l’âne.”

    “Nos bottes vous saluent, confrère.” Zo d’AXA

    “Je vomis les classes dirigeantes et les classes dirigées me dégoûtent.”CARLYLE.IV

              1900. L’aube d’un siècle nouveau. Zo d’Axa est las des répétitions. Il a dit tout ce qu’il avait à dire. “Les feuilles” auront été pour lui le dernier exutoire. Repris par la bougeotte, il court à nouveau le vaste monde, traqué par les flics et les diplomates.

    “Le Mousquetaire de l’Anarchie”, comme l’appelait Clémenceau, parcout les Amériques du Nord au Sud, la Chine, le Japon, les Indes, l’Afrique. Il visite, aux Etats-Unis, la veuve de Bresci, l’anarchiste italien qui abattit Umberto 1er. Longtemps, il vit en péniche, au hasard des fleuves et des canaux. Finalement, il échoue à Marseille.

    Et c’est dans la vieille cité phocéenne qu’il passe ses dernières années. On l’y rencontre flânant sur la Canebière ou parcourant en bicyclette la Corniche ensoleillée.

              Il est blasé. Partout il a trouvé les hommes aussi méprisables, aussi dupes, carverneusement mauvais. Pendant vingt ans, il se tait. Mais alors que des Jean Grave, des Hervé, qui le considéraient comme un dilletante et un fantaisiste, trahissent honteusement en 1914 la cause révolutionnaire, lui ne change pas.

    Il reste le même malgré le poil blanc et le silence. Ni la guerre de 1914-1918, ni la dictature bolchévique n’obtiennent ses suffrages. Il est réfractaire à la Défense du Droit et de la Civilisation comme au mirage mensonger de l’U.R.S.S.

    Son échine demeure incurablement atteinte de cette raideur maladive, chronique et rare qui l’empêche de ployer.

              En 1921, il est de passage à Paris, par hasard. Une incartade journalistique commise, lui donne l’occasion, dans sa réponse, au cours d’un article dans le “Journal du Peuple” de faire le point. Sa plume n’est pas rouillée. Qu’on en juge :

    “... me taire ne suffirait peut-être pas à me préserver de l’honneur de figurer comme repenti. Le silence, un instant rompu, me sera léger tout à l’heure d’être modestement nu. Les derniers amis de l’En-Dehors et de la Feuille connaissent le sens d’un passé que le présent n’entend pas renier. Pendant un bon bout de chemin, contre les laideurs du temps, nous avons réagi ensemble. On nous traitait d’anarchistes, l’étiquette importait peu. En somme, il n’y a que deux partis, loups et chiens à jamais hostiles. Et pas seulement deux partis: deux instincts, deux façons de sentir. Oui, j’écrivais pour le plaisir - le plaisir de dire ce que je pensais, au fait ce que je ressens toujours.

     

    Qu’est-ce donc vivre, si ce n’est passer, selon sa nature, un moment ? J’aime le matin sur les routes proches ou lointaines, et sans stylo, sans autre ambition ni but que de comprendre la journée claire en dehors des mirages flottants - en dehors ainsi que toujours, à des feuilles d’écriture près. Pâleur des paroles. C’est à peine si j’indique, rapide...

    Du moins pas de faux nez. Ca gène. Au petit bonheur de naissance, privilège absurde et commode, la société capitaliste, vant les banqueroutes finales, me dispense quelques pécune. J’use des derniers assignats aux promenades qui me plaisent encore. Et déplaire ne me déplaît pas. Tans pis et zut pour qui soupçonne qu’une lueur de liberté modifie le fond de la pensée.

    Elle en accentue les nuances... La seule certitude, c’est de Vivre et sans attendre. Vivons donc : action, parole ou silence. Question d’heure, cas individuel. Et le moins sottement possible...”

    Vive l’homme qui n’adhère à rien ! Panaït ISTRATI.. As-tu compris, citoyen ? Zo d’AXA

    V

              Zo d’Axa est mort en septembre 1930, “se souciant peu des suffrages de la renommée, fort de la seule estime de quelques rares amis.” Celui qui écrivit que l’évadé des galères sociales, qui ne monterait plus dans les bateaux pavoisés de la religion et de la patrie, ne s’embarquerait pas davantge sur les radeaux biscuit de la Méduse Humanitaire, a tenu parole toute sa vie rebelle.

    Toujours il est resté irréductiblement pur. Content d’être lui-même. Coquet à marcher seul. Inadaptable.

              Devant la Société, devant toutes les Sociétés, à toutes les époques, se sont dressés, se dressent et se dresseront des hommes comme Zo d’Axa.

    Des individus forts dans la mesure où ils ne craignent pas. Des hommes de bonne volonté, qui agissent selon leur conscience - sans espoir ou avec leurs illusions, dans le doute ou vec la Foi (seule la Foi absolue, ou le scepticisme absolu consuisent à l’héroïsme) - par amour de la Vérité.

    Et quelle que soit LEUR vérité. Et toujours la Société s’est défendue, se défend et se défendra. Et c’est bien son rôle.

              Elle ne peut admettre l’homme libre. Dédaigneux des étiquettes et des partis. Celui qui ne marche pas ou qui marche à bonne escient. Sans autre justification que d’être ce qu’il est.

    Elle ne peut admettre que l’homme moyen. En paix avec lui-même à peu de frais, en vertu de la loi du moindre effort. Le partisan - au nom de semi-vérités de tout repos - d’un juste milieu (c’est la position la plus facile).

    Que ce soit dans la façon de se vêtir, de penser ou d’aimer. Et quel que soit le conformisme qui découle de ce juste milieu. (Le conformisme peut être révolutionnaire, conservateur, démocratique, fasciste, prolétarien.

    Il existe même une espèce de conformisme anarchiste inavoué qui est comme une sorte de conformisme de l’anti-conformisme, constituant une belle contrdiction.

    Le non-conformiste ne méconnaît pas nécessairement l’orthographe et n’est pas forcément gaucher, hermaphrodite ou athée).

              Dans sa tendance au juste milieu, la Société emprisonne les détaillants comme les vagabonds, les contrebandiers, les voleurs et les assassins. Mais honore des grossistes comme les propriétaires, les commerçants, les banquiers et les généraux.

    Elle glorifie l’esprit de famille et condamne l’inceste. Ce n’est qu’une question de degré. Il est illégal d’uriner contre tel mur et légal de bombarder telle ville ouverte.

    Il est permis d’avoir faim, mais interdit, sans argent, de satisfaire sa faim. On peut applaudir. Mais il ne faut pas siffler. Et il faut aimer sa patrie. Parce que la patrie aime ses enfants, (comme Ugolin, qui les mangeait).

              Le nivellement. Voilà ce à quoi tend la Société. C’est sa manière de se conserver en maintenant les humains en troupeau.

    Nivellement dans la famille et à l’école. Nivellement à la caserne, à l’hopital et en prison. Nivellment à l’usine ou au bureau.

              Nivellement partout... La Loi, la Morale, la Vertu, la Religion, la Famille, la Patrie, se résument en ce mot : nivellement. Et gare à ceux qui ne se laissent pas niveller. La résignation est érigée en vertu.

    Défense de ruer dans les rangs. Chaque fois que le thermomètre de l’Indépendance s’égare dans le trou de balle de la Société, il marque zéro. Et c’est là le hic.

              Avez-vous remarqué que les gens qui s’emmerdent sont incapables de subir cet état tout seuls ? Il en est de même en ces domaines. N’ayant pas de mission historique à remplir, je ne verrais nul inconvénient à ce que ceux à qui cette situation convient s’en contentassent entre eux.

    (Et qu’il leur plaît d’être battus !) Mais le malheur est qu’ils veulent m’obliger à participer à leurs platitudes. A reconnaître l’autorité - civile et militaire. Ce qui m’amène un tas d’inconvénients parce que je m’y refuse. (Et s’il me déplaît d’être battu !)

    Je m’en voudrais d’accepter les obligations que l’Etat veut arbitrairement m’imposer en vertu d’un contrat social unilatéral, qui ne me fut pas soumis, et que je n’ai pas signé.

    Individu, la Société se charge de te démontrer que tu as tort d’avoir raison. Ce qui ne t’empêche pas d’avoir raison. Ces choses se passent d’explication. Elles se constatent. Il y aurait une consolation. S’il y avait un espoir.

    Mais l’espoir étant fait pour être déçu, le désespoir est inutile. Et la consolation superflue.

              Une organisation sociale - basée sur la solidarité entre les humains, le respect de la liberté individuelle et une équitable répartition des biens (c’est-à-dire la seule base logiquement et humainement concevable) - est un non-sens.

    Parce que l’homme en troupeau est mauvais de par sa nature même, qu’il aime ses chaînes, et qu’il y a peu de raisons qu’il change.

              Agnostique, je n’ai besoin ni de nier, ni d’espérer, pour faire ce que je crois juste. Aussi, je ne suis pas pour le régime socil qui sera. Je suis contre le régime social qui est. Parce que le régime existant est mauvais et que j’ai tout lieu de croire que son successeur ne sera pas bon.

    Malgré le désir que j’aurais de me tromper et pour l’excellente raison que si je me trompais, le jour pù mon erreur se démontrerait, il y aurait longtemps que je saurais passé de vie à trépas.

    Peu m’importent les lendemains qui seront dans des siècles !  Je n’ai cure du futur. La Terre Promise sera celle où nous pourrirons...

              Cet état d’esprit, provoqué par cet état de choses, m’incite à détester les bipèdes standardisés que sont la plupart des humains. Foin des esclaves que l’on appelle “monsieur”, “signor” ou “tovaritch”, et qui tirent gloire des coups de pied au cul qu’ils reçoivent en disant “amen” et “merci”.

    Par contre, j’apprécie les non-conseilleurs qui ont l’originalité d’être des payeurs. Je les apprécie à fortiori quand, sans espérance, ils agissent comme s’ils espéraient. Il suffit d’oser.

    Ce sont les faibles qui ont besoin d’espérer pour agir; les forts puisent leur force en eux-mêmes, sans foi illusoire en de lointaines hypothèses. J’aime parmi eux ceux que leur nature intensive pousse impérieusement.

    Et qui sont courageux, ce qui est beau, désintéressés, ce qui est noble, et doués de conscience, ce qui est rare. Enfin, je crois avoir la notion de la liberté et le sens de la subvertion.

              C’est pourquoi j’aime Zo d’Axa et ai estimé devoir remémorer son souvenir trop vite éffacé en résumant en ces quelques pages la vie subversive de ce libertaire qui jamais ne trahit irrespectueux par nature et de lois et des préjugés.

              Et si je l’aime pour son non-conformisme, son impertinence et sa claire et narquoise vision des choses, je lui sais gré d’avoir payé de sa personne, de n’avoir pas été un révolté de salon, un nietzschéen de bibliothèque, un surhomme douillet et confortable.

              Ce sceptique prit de la Poésie et de la Philosophie la meilleure part : il les mit en action. Pour lui, l’Action fut bien la soeur du Rêve. Je l’aime, parce que doué pour l’art de marcher tout seul, il eut l’altière volonté de vivre. Parce qu’il fut ASOCIAL avec majesté.

    Et aussi pour son ironie, (me déplaisent les gens sérieux et les choses tristes). L’ironie est éternelle - comme l’érotisme et la bêtise humaine. Il sut bien la manier, lui qui connut cette suprême joie de la vie qui est de percevoir le ridicule des choses.

                           Léo CAMPION.      

     

    APPENDICE

    La documentation ayant servi à cette étude provient du livre “Le Grand Trimard” de Zo d’Axa (autre titre de “De Mazas à Jérusalem”) et de la collection de “L’En-Dehors” et des “Feuilles”, ouvrage et collections à peu près introuvables aujourd’hui. L’auteur remercie son ami Hem Day d’avoir risqué de dépareiller l’oeuvre unique que constitue sa bibliothèque en les lui prêtant. Le numéro VIII-IX de “La Revue Anarchiste”, consacré en partie à Zo d’Axa, a également été utilement consulté.

    Il intéressera sans doute le lecteur de savoir que le titre “L’En-Dehors” a été repris par la revue mensuelle que publie (ndlr: publiait...) Emile Armand.Indiquons encore que la fille de Zo d’Axa, décédée à Suresnes, possédait de nombreux manuscrits inédits de son père. Zo d’axa qui avait refusé plusieurs offres importantes d’éditer ses mémoires, lui avait demnder de les brûler, s’il mourait. Son gendre, l’excellent caricaturiste Marcel Arnac - mort depuis également, dans des circonstances tragiques - et sa fille, accomplirent cette dernière volonté de l’En-Dehors.



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  • “La propagande que vous nous reprochez tant, nous ne la pratiquons qu’à votre exemple !”

     

              Bien que je sois un grand criminel, il n’en est pas mois vrai que, tant qu’on m’a laissé tranquille, je n’ai fait de mal à personne, que pendant tout le temps que cela m’a été possible, j’ai travaillé constamment sans molester qui que ce soit et j’ai respecté en tout, les droits et la liberté de chacun.

     

              Voynet avait dit dans La Loi Naturelle : “Conserve-toi, instruis-toi, instruis les autres.” Et, bien que Voynet ne fût pas anarchiste, comme je n’avais rien vu dans cet aphorisme qui fût mauvais ou préjudiciable à personne, je le mettais de mon mieux en pratique. Je travaillais non seulement pour moi, non seulement pour me conserver et m’instruire, mais encore pour instruire les autres. Ainsi, en considération de ce que tous les phénomènes naturels sont liés par des rapports numériques, le soir venu, j’étudiais les mathématiques pour me mettre plus à même d’approfondir les grands problèmes que la nature pose sans cesse à l’homme et à me rendre aussi plus apte à répandre la vérité autour de moi. C’est vous dire que je considérais comme un devoir d’exprimer ma façon de penser sur tous faits et théories. Mais malheureusement, comme, malgré mes efforts constants, mes capacités sont faibles, je passais plus de temps à les accroître qu’à m’en servir, et, en général, je m’abstenais.

     

              Effectivement, pendant les trois mois durant lesquels j’ai joui d’une liberté relative, je n’ai pas pris une seule fois la parole en public et je n’ai écrit que deux articles. Mais bien que je ne connusse l’existence des lois qu’on a qualifiées de scélérates, (je ne sais pas trop, car à mon avis, elles le sont essentiellement toutes) j’étais tellement persuadé que chacun à le droit d’exprimer librement sa pensée, quelle qu’elle soit, surtout lorsqu’il respecte ce droit chez les autres, que je signais toujours mes articles, bien que je pusse, comme beaucoup d’autres, user de pseudonymes. Telle fut ma vie pendant ces trois mois.

     

              Maintenant, supposez qu’il n’y ait eu que des coquins comme moi au monde, travaillant, étudiant, exprimant franchement leurs idées, sans que leurs convictions aient besoin pour se manifester de l’appât d’un gain quelconque comme cela a lieu généralement dans la presse honnête, enfin, respectant les droits et la liberté de chacun comme je le faisais; supposez, dis-je, qu’il n’y ait plus un seul honnête homme, ni intègre magistrat, ni brave général, ni honorable député, enfin, plus un seul honnête homme; et bien dites-moi un peu quel mal il en serait résulté pour l’humanité ?

     

              Bien que je n’ai alors porté préjudice à personne, il n’en est pas moins évident que cela ne pouvait durer ainsi. Où irions-nous s’il était permis de ne pas être du même avis que les dirigeants; s’il était loisible d’élever le voix autrement que pour la mêler au chœur des thuriféraires de l’ordre social dans lequel nous avons le bonheur de vivre : si l’on pouvait impunément prendre la défense des vaincus, des faibles, de ceux qui tombent sous le coup des lois, et cela avec cette circonstance aggravante qu’on le fait pour rien, par pure conviction, sans que ces malheureux aient seulement une famille millionnaire pour vous subventionner ? C’était scandaleux ! Non seulement ne pas crier haro sur le baudet, mais aller jusqu’à prétendre que, si le malheureux Aliboron donnait quelques bons coups de pieds à ceux qui veulent sa mort, cet acte de révolte serait un acte de légitime défense ! Oui, messieurs, j’étais allé jusqu’à dire dans un article que tout acte de révolte est un acte de légitime défense !

     

              C’était intolérable, d’autant plus intolérable qu’il n’y avait pas moyen de démontrer le contraire. Passe encore, si j’avais émis une idée absurde que l’on aurait pu réfuter, mais je me permettais d’avoir raison. Une telle audace ne pouvait pas rester impunie, car j’avais évidemment tort d’avoir raison et on me le fit bien voir en me condamnant à finir mes jours dans les marais de Guyane. Mais, par malencontre, il s’est trouvé que cela ne m’a pas plus, et que la démonstration de mes torts ne m’a pas paru bien nette et bien péremptoire, je n’ai pas voulu me laisser tuer sans me défendre. C’est certainement là une méchanceté insigne dont tous les amants de la forme doivent être scandalisés.

     

              Ah ! Si ceux qui ont décrété que tous les individus qui ne pensent pas comme eux sur certains faits doivent être mis en prison ou envoyés au bagne au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, avaient seulement exprimé leurs pensées de vives voix, j’aurais été très pardonnable de me révolter, car cela eût été arbitraire; mais du moment qu’il avaient eu soin de le mettre par écrit sous la rubrique : Loi, je devais bien évidemment me laisser faire. Toutefois, comme ni ma condamnation précédente, ni tout ce qui vient d’être dit ne me paraît fort concluant, et que je doute encore que ce soit mon malheureux lapin qui ait commencé, je crois qu’il serait bon de délimiter un peu nos positions respectives pour voir dans tout cela de quel côté est la logique, la raison, le droit et la justice. Que voulez-vous ? à nous autres anarchistes, semblables à cela à Rousseau, il nous faut raison pour soumettre notre raison.

     

              Nous n’avons pas de ces mentalités qui se contentent du demi-faux jour des compromis entre les principes contraires. Nous aimons la clarté et la franchise. Il faut que l’on nous dise enfin, sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, on s’appuie, pour prétendre que les uns ont le droit de commander, de faire la loi aux autres ! Car enfin, ce droit, d’où leur vient-il ? Qui le leur a donné ? Il faut nécessairement que ce soit un être qui le possédait lui-même. Mais cet être, quel est-il ? Sur quel fait certain peut-on se baser pour affirmer qu’il existe rien de semblable ? Est-ce que la science moderne n’a pas rejeté dans le domaine des fictions chimériques les concepts métaphysiques de causes ? Est-ce que Dieu n’est pas venu pour elle, suivant l’expression du célèbre géomètre Laplace, une hypothèse inutile ?

     

              Et quand bien même vous nous feriez voir d’une façon certaine qu’il y a un être d’une nature supérieure à la nôtre, ayant des droits supérieurs aux nôtres, vous n’en seriez guère plus avancés, car il faudrait que vous nous fissiez voir encore que ce droit de commander, il vous l’a bien réellement conféré. Car, ce droit de faire la loi, l’a-t-il donné à un ou à plusieurs ? A quels signes certains reconnaîtrons-nous ceux à qui nous devons obéir ? S’il y en a qui aient des titres positifs et indéniables, qu’ils paraissent et les montrent ! Où est le pouvoir légitime parmi tous ceux qui se sont succédé ? Tous ont prétendu avoir le droit de faire des lois : l’avaient-ils réellement ?

     

              Le droit passerait-il des uns aux autres au hasard des révolutions et des coups d’Etat ? Serait-ce la victoire qui déciderait toujours du droit ? Ce jugement de Dieu que l’on a trouvé absurde entre deux individus, le proclamerez-vous raisonnable entre deux collectivités ? Et ces collectivités ayant le droit de s’asservir, suivant les hasards du combat, seront-elles de deux individus ou de plus ? Car enfin, il faudra bien fixer une limite à laquelle l’oppression sera réputée légitime. Mai sur quoi se fondera-t-on pour dire, par exemple que vingt hommes n’ont pas autant le droit de faire la loi à quinze, que vingt millions à quinze millions ?

     

              Ne voyez-vous pas qu’au lieu de s’embarrasser dans ces difficultés interminables, il serait plus simple, plus conforme à la nature de l’homme qui, au point de vue de la science positive, n’est qu’un agrégat temporaire d’atomes de quatorze corps simples, qu’il serait, dis-je, plus logique et plus juste de proclamer comme nous, que personne n’a le droit de commander à personne; que l’oppression ne saurait jamais être légitime, que l’asservissement d’un seul par cent millions est tout aussi inique que l’asservissement de cent millions par un seul ? Qui oserait donc dire que les vaincus, que les faibles ont toujours tort, que le droit est toujours du côté de la force et se confond avec elle ?

     

              Ah ! Je sais bien que, si les dirigeants ne le disent pas, c’est parce qu’ils ont peur d’une explosion d’indignation chez leurs esclaves, c’est parce qu’ils savent que leur empire est bâti sur le mensonge et qu’ils ne sont fort que de la bêtise des peuples qu’ils bernent par de grandes phrases, qu’ils trompent par de vaines promesses, qu’ils jouent avec d’odieuses comédies, qu’ils abrutissent avec leur inepte morale. Mais quand on veut aller au fond des choses, quand on veut examiner leurs titres, quand on leur demande sur quoi se fondent leurs prétendus droits supérieurs, ils montrent leurs gendarmes comme Ximénés montrait ses canons.           Il me sera donc permis de penser et de dire que, si les maîtres de l’humanité n’ont jamais, dans aucun temps et chez aucun peuple, opposé aucune raison à ceux qui s’insurgeaient contre leurs volontés; si leur ultima- ratio a toujours été leurs machines de guerre, leurs prisons, leurs bûchers, leurs guillotines, ce n’est pas la bonne volonté ou le talent qui leur aient manqué pour en trouver d’autres, mais bien parce qu’ils n’ont pas pu et parce qu’ils n’y en a pas.

     

              Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres positifs vous conférant des droits supérieurs aux nôtres. Nous avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre tous les pouvoirs qui voudraient s’imposer à nous, contre l’arbitraire des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit de repousser la force par la force; car nous qui respectons les droits et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les nôtres par tous les moyens. C’est ce que plusieurs d’entre nous ont tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux à mesure que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne reconnaissons pas et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue autorité tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu vous vous appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la loi.

     

              Ces actes de légitime révolte contre les prétentions qui ne reposent sur aucun droit, vous les avez, vous érigeant en juges dans vos procès, qualifiés de crimes. Si c’était votre droit de le qualifier ainsi, n’était-ce pas le nôtre de faire voir que le crime ne venait pas de nous ? Que la première atteinte aux droits imprescriptibles des individus ne venait pas de notre côté mais bien du votre ? Mais quand, partisans de la libre discussion, nous avons voulu nous défendre, quand nous avons voulu faire voir à tous que vos accusations étaient mensongères, vous avez fui le débat publique, et, fidèles à votre système d’oppression, vous nous avez interdit toute défense par une loi qui a été mis sur le sceau de l’iniquité de toutes les autres. Vit-on jamais fouler aux pieds plus cyniquement la justice et l’équité ?

     

              J’avais cherché à faire voir, dans l’article qu’on a incriminé, que l’acte d’oppression étant nécessairement inférieur à l’acte de révolte, celui-ci ne pouvait être qu’un acte de légitime défense et que ce n’est pas nous qui avons commencé la tragique dispute. Or, qu’avez-vous opposé à mes raisons ? Rien ! Une condamnation. Croyez-vous que cela soit bien concluant en votre faveur ? Depuis que l’humanité existe, il y eu des gens qui ont prétendu avoir le droit de commander aux autres, qui ont profité de la naïveté de ces derniers pour vivre à leurs dépens qui, tantôt sous le fallacieux prétexte de faire leur bonheur, tantôt sous celui qu’ils avaient une mission divine, leur ont imposé leurs volontés.

     

              Toujours on les vit, dans le cours de l’histoire, appuyer leur pouvoir et fonder leur autorité sur les préjugés les plus absurdes, sur les superstitions les plus grossières, entretenues savamment par eux chez leurs esclaves. Mais grâce au progrès de la science moderne, qui a rattaché aux idoles métaphysiques leurs oripeaux, qui, le flambeau de la vérité à la main, a mis en fuite tous les fantômes engendrés par l’ignorance et l’erreur, au sein des ténèbres de la barbarie primitive, nous nous sommes enfin aperçus que vous n’avez pas, que vous ne pouvez pas avoir le droit de nous commander. Car, par le fait, vous n’en avez pas, c’est incontestable ! Et malgré cela, vous avez prétendu et vous prétendez encore nous contraindre à obéir par force ! Et quand nous repoussons la force par la force, n’est-il pas évident que ce n’est pas nous qui avons commencé les violences; n’est-il pas évident, ainsi que je le disais, que ce n’est pas le lapin anarchiste qui a commencé ?/          Vous voulez écraser impitoyablement les autres, les exploiter, les asservir à vos volontés, jouir par le contraste de leur détresse, de vos béatitudes, les souffleter de vos aumônes, piétiner leur dignité d’homme, et si par hasard quelques-uns plus éclairés sur leurs droits, se révoltent enfin contre tant de souffrances et d’ignominies, vous les appelez criminels !           Et s’ils veulent protester contre cette accusation mensongère, vous les supprimez ? De quel côté est la justice et l’équité là-dedans ? Vous avez des moyens de publicité presque illimités, pour répandre vos accusations, mais vous savez si bien qu’elles ne sont pas fondées, vous savez si bien que vos prétendus droits supérieurs ne souffrent pas l’examen que vous voulez nous interdire toute défense, si minime soit-elle. Car enfin, qu’avais-je fait^pour que l’on poursuivit avec tant d’acharnement ma perte ? J’avais tout bonnement cherché à repousser les accusations que vous portez contre nous !... N’était-ce pas mon droit ? Me dire que non, parce que la loi le défend, c’est résoudre la question par la question.

     

              Quoi ! Des individus auraient le droit souverain d’empêcher ceux qui ne pensent pas comme eux d’exprimer leurs idées ? Sur quoi donc, je vous prie, vous basez-vous, pour prétendre que des gens puissent avoir un droit aussi exorbitant ? Mais non, on veut avoir le droit de nous accuser, de nous insulter, de nous vilipender, et si nous élevons la voix pour nous défendre, on nous crie : “Vous faites l’apologie de faits qualifiés crimes”; et l’on nous envoie en prison ou dans les bagnes, et l’on appelle cela justice. Et voyez comme dans tout cela il y a un parti-pris d’étouffer la vérité, comme on redoute la lumière, comme on craint la discussion des principes au grand jour, en public; non seulement on ne veut pas nous laisser parler publiquement, non seulement on a décidé de nous condamner à huit clos pour que nos protestations n’arrivent pas à l’oreille du public, ce qui suppose implicitement que l’on tient à le tromper; mais encore on s’est méfié du jury lui-même ! Bien que sa composition soit exclusivement bourgeoise, bien qu’il soit composé uniquement de personnes ayant un intérêt direct au maintien de l’ordre des choses actuel, on a eu peur de son indépendance et l’on nous a déférés aux tribunaux correctionnels, parce que l’on sait que, là, il n’y a rien à dire, et que notre condamnation est certaine d’avance.

     

              C’est donc dans ces conditions et en vertu de pareils principes de justice que l’on m’a condamné à la relégation pour avoir voulu repousser les accusations qu’on porte contre nous, sans la moindre apparence de raison. Mais comme condamner n’est pas répondre, et que l’affaire qui nous occupe aujourd’hui rentre précisément dans le cas général que j’examinais dans l’article en question, je ne crois pas pouvoir mieux faire dans l’intérêt de la vérité, que de le reprendre et de le commenter. (Suit l’article) Pour justifier ce que j’avançais dans cet article, je m’appuierai uniquement sur les chiffres puisés dans des oeuvres de partisans, de défenseurs de l’ordre social actuel et dans les statistiques officiels; car si nos adversaires ne peuvent citer aucun fait précis à l’appui de leurs prétentions à nous imposer un joug, nous n’en manquons pas pour légitimer notre révolte. Ne croyez pas que j’aille vous reprocher les sanglantes hécatombes que de temps à autre les dirigeants ont faites pour maintenir leur suprématie. Non ! En sociologie comme en géologie, ce sont les causes lentes ou pour exprimer plus exactement, les causes régulières qui produisent les effets les plus considérables; ce sont celles dont l’action constante nous échappe à première vue, parce que nous ne prêtons en général d’attention qu’aux accidents qui, par leur rareté même, nous frappent le plus. Qu’est-ce en effet que les vingt-mille morts de juin 1848, les quarante-mille de mai 1871, quand on les compare au nombre des victimes que fait annuellement l’organisation sociale ? Rien ! Absolument rien !

     

              Ce n’est même presque rien, si on les compare au nombre des victimes faites chaque année, en France. Un économiste et statisticien, M. Vaccaro, dans une oeuvre ayant pour titre La lutte pour la vie dans l’humanité, nous dit : “Entre 1828 et 1848, la mortalité des enfants dans les familles ouvrières de Manchester était de 97%; à Bruxelles, la mortalité infantile était de 54% chez les pauvres, de 6% chez les riches; à Berlin, les chiffres correspondants étaient de 35% et 3,5%. Un autre économiste, Cooper, nous apprend que, sur 1000 naissances, il 941 hommes vivants au bout de cinq ans chez les riches, et seulement 655 chez les pauvres; au bout de vingt ans, 836 et 366; au bout de cinquante ans, 537 et 283. Si je cite ces chiffres, c’est parce qu’un partisan de l’ordre actuel des choses, M. Novicow, s’appuie sur eux pour tenter de justifier scientifiquement l’organisation économique que nous subissons, et cela en vertu des théories de Darwin.

     

              L’auteur en question prétend en effet démontrer, dans un passage de son livre intitulé L’avenir de la race blanche, que la sélection sociale se fait dans le même sens que la sélection naturelle et par des moyens identiques. Malheureusement, la logique l’emporte et les faits sont trop patents pour être niés; aussi M. Novicow détruit-il lui-même toute son argumentation par une simple parenthèse, quand il nous dit, en comparant la sélection sociale et la sélection naturelle : “On le voit, l’élimination se fait par en bas dans un cas comme dans l’autre. Ceux qui tombent dans les bas-fonds de la société sont ceux qui ont (toutes choses étant égales d’ailleurs) le moins de qualités physiques : force de volonté, esprit d’ordre, activité, etc.”

     

              Et il ne voit pas que c’est précisément parce que les choses ne sont jamais égales dans la société actuelle, que la sélection sociale diffère essentiellement de la sélection naturelle. D’ailleurs, s’il nous parle de ceux qui tombent dans les bas-fonds de la société, il ne nous dit rien de ceux qui y naissent, car il serait difficile d’attribuer ce fait à leur manque d’esprit d’ordre. On voit donc, que contrairement à ce que prétend l’auteur, le processus économique n’est pas actuellement identique au processus biologique. Mais quoi qu’il en soit, les chiffres n’en restent pas moins, et comme je les ai puisé dans les oeuvres de nos adversaires, on ne pourra m’accuser de parti pris ou d’exagération. Or, ces chiffres montrent bien combien est meurtrière, pour la majeure partie de l’humanité, l’organisation économique actuelle. Vous prétendez, je sais bien que la misère ne résulte pas de cette organisation, mais des vices et de la paresse des individus qui y sont plongés. Mais pour voir ce qu’il en est, il suffit d’employer le raisonnement usité en géométrie, afin de savoir si une quantité quelconque est ou non indépendante d’une autre.

     

              Supposons qu’à la place des hommes actuellement existants, soit tombée du ciel une race d’hommes ayant toutes les vertus possibles et imaginables. Supposons que ces êtres vertueux soient tous également forts, également intelligents, également actifs, et supposons de plus qu’ils se partagent également toutes les richesses. Et bien je dis que par le fait seul de ce partage, par le fait seul qu’on n’aura pas laissé la propriété indivise, par le seul fait qu’on aura conservé la propriété individuelle, la misère et tout son cortège de maux reparaîtront dans cette société d’êtres parfaits, bien que toutes les causes que leur assignent les moralistes en aient été bannies.

     

              En effet, les lois de la nature continuant à agir, il y aura surpopulation, c’est-à-dire qu’il y aura plus de naissances que de décès. Or, dans l’état de choses actuel, où la misère tue un grand nombre d’individus, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, cet excédent des naissances sur les décès est de 14 à 15 millions annuellement. Mais, comme nous avons supposé le capital également partagé entre les individus également forts, également intelligents, également actifs, il est clair que le capital de chacun aura reçu de son travail une égale plus-value. Or, par suite, de l’excédent des naissances sur les décès, une partie d’entre eux doit prélever sur cette plus-value la dépense de plus d’êtres humains. Donc, au commencement de la seconde année, les uns auront un capital plus fort que celui des autres. Or, à égalités de qualité, ce sont ceux qui sont le moins pourvus de capitaux qui succombent dans la lutte pour l’existence et qui, malgré toutes leurs vertus, tombent dans les bas-fonds de la société puisque, selon l’aveu de l’auteur précédemment cité, il faut que toutes choses soient égales pour qu’il en soit autrement.

     

              L’inégalité dans la répartition des richesses, et par conséquent la misère des uns et l’opulence des autres, sont donc indépendants de la vertu ou des vices des individus et ont pour unique cause première le régime de la propriété. Cela étant, prenons les derniers chiffres, puisque ce sont ceux qui accusent la plus faible différence entre la mortalité des classes. Ils nous font voir qu’il meurt 274 individus de plus sur mille, en cinquante ans, chez les pauvres que chez les riches.

     

     

              Or, si l’on conçoit qu’il y a trente millions de prolétaires en France sur près de quarante millions d’habitants, ce qui fait trois prolétaires pour quatre individus, et certes ce n’est pas exagéré; et si l’on admet que le rapport de la natalité au chiffre de la population soit le même dans toutes les classes, bien que les statistiques officiels montrent que ce rapport est sensiblement supérieur dans la classe pauvre, on voit que sur les 850.000 naissances qu’accusent annuellement ces statistiques, 633.500 sont attribuables à la classe ouvrière, et dès lors, un calcul fort simple nous montre que 174.675 individus meurent en moyenne chaque année, victimes de l’organisation sociale que vous défendez.

     

              Cela fait journellement environ 480 décès attribuables aux conditions économiques qui résultent du régime actuel de la propriété, 480 par jour. Et vous nous dites de patienter, et vous nous parlez de réformes sages et lentes, surtout lentes; et vous ne semblez pas vous doutez que toutes les trois minutes de retard apportées par votre entêtement ou votre indifférence à la rénovation sociale sur les bases de justice et de solidarité coûtent la vie à un homme ? Et si un des malheureux se révolte enfin contre cette monstrueuse organisation qui le broie, vous l’appelez criminel ? Et vous ne voulez pas que nous protestions quand nous voyons intervertir si audacieusement les rôles ?

     

              Nous autres prolétaires, vous nous asservissez dès notre enfance à toutes sortes de volontés arbitraires, vous nous forcer à de perpétuelles capitulations de conscience, vous ne nous laissez d’autres droits positifs que celui de mourir de faim, vous nous surchargez de toutes sortes de devoirs plus fantaisistes les uns que les autres; et si, venant enfin à reconnaître que vous n’avez, pour nous imposer un pareil joug, aucun droit, nous nous révoltons contre cette organisation qui nous torture, qui nous avilit, qui tue chaque année des centaines de mille des nôtres, qui met sans cesse en péril notre existence, c’est nous les asservis, les exploités, les opprimés qui sommes les criminels ? Car enfin, c’est pour avoir prétendu qu’il n’en était rien que l’on m’a condamné !

     

              Pourtant des faits précis, déterminés, scientifiquement connus sont là pour prouver que j’ai raison. N’est-il pas en effet positivement démontré que les êtres vivants se différencient des êtres inanimés par la faculté qu’ils ont de réagir contre les influences du milieu ambiant ? N’est-il pas certain que l’usage de cette faculté est la condition sine qua non de leur existence ? N’est-il pas évident que l’organisation sociale qui cause annuellement la mort de tant de malheureux se perpétue par le concours spontané ou consenti de tous ? Dès lors, n’est-il pas de toute évidence que ceux dont votre ordre social met sans cesse l’existence en péril ont le droit naturel de réagir contre ceux qui, consciemment ou non, le perpétuent ? Je n’avais donc rien avancé que de vrai dans l’article qu’on a incriminé. Car enfin, il faut bien voir les choses telles qu’elles sont. La misère, ce n’est pas seulement la souffrance pour ceux qui y sont plongés, c’est aussi la mort. Et sur quoi, somme toute, peut-on se baser pour affirmer que ces 480 malheureux que votre état social tue journellement n’ont pas autant le droit de vivre que les autres ?

     

               Et si, par égoïsme ou par indifférence on a le droit de nous tuer plus ou moins vite à l’aide de privations physiques et de douleurs morales, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de tuer les tueurs et leurs complices conscients ou non par tout autre moyen ? L’état social qui engendre de tels maux n’existait-il pas avant nous ? N’est-ce donc pas ceux qui font tous leurs efforts pour le maintenir, qui, les premiers, portent atteinte à la vie de leurs semblables ? Et quand ceux-ci se révoltent et revendiquent leurs droits à l’existence par un moyen quelconque, quand ils rendent coup pour coup, ne sont-ils pas en droit de légitime défense ? Pourquoi voudriez-vous que ces 170.000 individus que vos institutions économiques font périr chaque année se laissent tuer sans rien dire ? Pourquoi il serait honnête de nous tuer par un meurtre anonyme et nous serions des criminels en nous révoltant contre une pareille prétention ? Et nous n’aurions même pas le droit de rétablir les faits; de faire voir, qu’en somme, nous ne faisons que nous défendre ?

     

    /           Vous voudriez nous empêcher de crier à tous; mais c’est nous que l’on attaque, mais c’est nous que l’on tue; les faits sont là pour l’attester, les statistiques officiels le proclament, nos adversaires eux-mêmes le proclament, nos adversaires eux-mêmes font froidement dans leurs livres le compte de nos cadavres ! Ce n’est donc pas nous qui sommes les criminels ! La propagande par le fait que vous nous reprochez tant, nous ne la pratiquons qu’à votre exemple ! C’est en effet en grande partie par des actes, c’est par des supplices, c’est par des récompenses, c’est par les exemples que les dirigeants du passé ont inculqué dans la mentalité des générations antérieures les idées morales qu’ils ont jugées favorables à asseoir leur domination, et c’est par les mêmes procédés que vous cherchez à les perpétuer dans l’intellect des générations présentes.

     

              Croyez-vous donc que nous n’y voyons pas clair ? Croyez-vous que nous ne voyions pas que, malgré tous vos beaux discours sur la supériorité de la nature de l’homme, vous agissez comme si vous étiez convaincus comme nous, que l’homme n’est qu’un animal, que ses actes, que ses idées sont fatalement déterminés par les influences du milieu ambiant. Vous employez, en effet, pour dresser vos esclaves prolétaires à vous rapporter vos rentes, les mêmes procédés que vous employez pour dresser vos chiens à vous rapporter le gibier. Vous les fouillez, vous les caressez, vous leur imposez des diètes, vous leur abandonnez un os ou les restes de votre table. Vous donnez à vos esclaves méritant des médailles ou des uniformes brillants, comme vous donnez à vos chiens des colliers avec des rubans et des grelots, parce que vous savez que les uns comme les autres sont assez bêtes pour s’entrégorger sous les harnais.

     

              Il y a parmi les dirigeants comme une vaste conspiration contre le bon sens et la raison. On ne tient aucun compte des données positives de la science moderne. On subventionne des gens pour apprendre aux enfants du peuple que le monde a été créé en six jours il y a 6000 ans, qu’une baleine a avalé un homme, et autres choses de même calibre et cela en dépit des découvertes de la géologie et de l’anatomie. On leur enseigne officiellement le spiritualisme bien qu’on sache que ce n’est qu’un halas d’hypothèses pures dont la plupart font outrageusement violence aux faits. On sait pourtant bien que ce n’est là qu’un vaste montage de coup car, dans l’enseignement supérieur des sciences, on a depuis longtemps renoncé à parler de Dieu, de l’âme et autres billevesées métaphysiques. Le physiologiste, comme dit Littré, constate que le cerveau pense, comme le physicien constate que la matière pèse, et on n’ose pas parler d’âme au premier, pas plus qu’on n’ose montrer au second avec Chateaubriand : “Dieu abaissant le globe du soleil de l’Occident et élevant la lune à l’Orient, tout en étant attentif à la prière de sa créature”, de peur de les faire éclater de rire.

     

              Malheureusement, parmi les dirigeants, il s’en trouve qui parfois débinent le truc. M. E. Lepelletier ne déplorait-il pas dernièrement dans L’Echo de Paris, l’usage de donner des bourses à quelques enfants du peuple, pour leur permettre de suivre leurs études, disant que cela faisait une pépinière d’anarchistes. En effet, il avait raison; ceux qui savent et qui ne sont pas aveuglés par l’intérêt, sont forcément des révoltés. Ce que M. Edmond Lepelletier a dit, tous les dirigeants conscients le pensent. Ils voudraient qu’on ne dit le fin mot des choses qu’à ceux qui ont intérêt à le taire, car ils savent que la science est mère de la révolte. Ils voudraient empêcher les pauvre de savoir, de raisonner, car pour jouir ils n’ont besoin que de “chair à travail” (sic), et ils sentent qu’ils ne peuvent conserver la possession du domaine matériel de l’humanité qu’en se réservant la possession exclusive du domaine intellectuel.

     

              En vain, la biologie et la physiologie nous montrent-elles que tous les phénomènes qui s’accomplissent dans l’homme sont soumis au grand principe du déterminisme, qui domine toute la science moderne. On nous parle toujours de libre arbitre et de responsabilité, comme si nos actes de volition n’étaient pas déterminés, ainsi que tous les autres phénomènes de la nature, par le concours de leur condition d’existence. Sur quoi se base-t-on pour affirmer l’existence de ce libre arbitre ? Sur rien. On l’affirme et cela fait le compte ! Les lois ne sont-elles pas extérieures à nous ? Leur existence n’influe-t-elle pas sur les actes des individus ?           Cette influence manifeste ne prouve-t-elle pas que nos actes sont déterminés par des conditions en partie extérieures à nous et par conséquent indépendantes de nous ? Tout cela est évident, mais on nie audacieusement les faits, parce que les dirigeants ne peuvent maintenir leur suprématie qu’en trompant les autres. C’est donc pour avoir usé du droit naturel que tous les êtres humains ont d’exprimer leurs pensées; c’est pour avoir répondu aux accusations fausses que l’on porte contre nous, c’est pour avoir dit la vérité qu’on a voulu m’imposer encore une fois, et pour toujours, le joug honteux des chiourmes. Attaqué ainsi, au mépris de toute justice, dans mes droits, dans ma liberté, dans ma vie; traqué par les agents des pouvoirs publics, mis dans l’impossibilité de subsister, placé dans l’alternative de mourir de faim ici ou de consomption sous le climat meurtrier des tropiques, j’ai rendu coup pour coup dans la mesure de mes forces, en vertu de mon droit de légitime défense.

     

              Ayant respecté les droits de chacun, ayant répondu à la parole par la parole, à l’écrit par l’écrit, j’étais parfaitement dans mon droit en répondant au fait par le fait. Car il était juste, que respectant le droit des autres, je voulusse qu’on respectât les miens; que, laissant chacun libre d’exprimer ses idées, je prétendisse avoir le droit d’exprimer les miennes; que, ne portant préjudice à personne, je prétendisse faire respecter ma liberté et ma vie ! Je n’avais d’ailleurs rien avancé que de vrai, et dire la vérité, même quand elle est désagréable aux dirigeants, c’est rendre service à tous. L’humanité ne sera, en effet, jamais trop riche de vérités, car l’ignorance et les idées fausses qui en découlent sont les sources premières de tous ces maux. En effet, si ces maux continuent à affliger l’humanité, si l’ordre des choses qui les engendre se maintient quoique l’immense majorité des individus ait intérêt à sa disparition; si l’on voit même un grand nombre d’individus parmi ceux qui sont le plus intéressés à la rénovation sociale, faire tous leurs efforts pour l’entraver, c’est que, se fiant aux trompeuses apparences, ils ne se rendent pas compte des ravages que cette organisation meurtrière qui les tue, qui décime leurs enfants, fait dans leurs rangs; c’est qu’ils ignorent leurs droits d’être vivants, pauvres moutons à qui tous les bergers, mauvais par nature, ont fait croire qu’il était honnête de se laisser tondre et criminel de regimber.

     

              Et bien ! Cet aveuglement funeste, cause de tant de misères, de tant de hontes, de tant de morts, nous voulons le faire cesser, et derrière la maladie qui fauche 480 prolétaires par jour, nous voulons leur faire voir la misère, les privations, les excès de fatigue qui préparent le terrain à l’action des microbes pathogènes, et derrière la misère, nous voulons leur montrer l’organisation économique qui l’engendre et l’action constante des détenteurs du pouvoir et de leurs agents qui perpétuent cette dernière et leur dire : “Voilà les causes réelles de vos souffrances, de la mort prématurée des vôtres. Votre droit naturel d’êtres vivants est de réagir contre elles et de les supprimer quelles qu’elles soient.”

     

              Vous prétendez bien avoir le droit d’enseigner aux enfants du peuple dans les écoles que vous appelez, par euphémisme, des écoles neutres, que M. Carnot est mort victime d’une secte de criminels appelés anarchistes. Et nous, nous prétendons avoir le droit de leur dire que plus de 170.000 prolétaires meurent annuellement en France, victimes d’une organisation sociale que vous savez être meurtrière, mais que vous maintenez quand même parce qu’elle vous confère des privilèges; car, enfin, nous prétendons avoir le droit de parler comme vous et de dire à tous la vérité. Vous prétendez bien avoir le droit de prêcher la soumission et la résignation aux victimes de l’organisation sociale, sans leur dire sur quel faits précis vous vous appuyez pour prétendre qu’il doivent se soumettre à vous; sans leur dire pourquoi ils doivent se résigner à souffrir et à mourir prématurément pour vous faire la vie plus douce et plus longue.

     

              Et c’est pour cela que nous leur disons : “Aucun fait certain ne prouve qu’il soit obligatoire que ce soit vous qui périssiez; il n’est pas plus juste, il n’est pas plus normal que ce soit l’un plutôt que l’autre qui succombe; ne vous laissez donc pas écraser, défendez donc votre dignité, vos droits, votre liberté, votre vie par tous les moyens; ils sont tous bons, tous honnêtes, et plus vous frapperez fort, mieux cela vaudra!

     

              Et nous prétendons avoir le droit de dire cela parce que, victimes nous-mêmes de cette organisation, nous ne voulons pas nous rendre complices par notre silence des maux qu’elle engendre; nous prétendons avoir le droit de dire cela, parce que cela est vrai, parce que cela est juste, parce que cela est nécessaire au triomphe de la justice sociale, ainsi que l’histoire, c’est-à-dire l’expérience des siècles passés nous l’enseigne.

     

              On nous accuse d’exciter au meurtre, parce que nous disons aux malheureux de ne pas se laisser opprimer. Mais voyez qui nous accuse ! Ce sont ceux-là qui, journellement attisent les haines de peuple à peuple, qui en ce moment même tentent de réveiller les haines de race et de religion; ce sont ceux qui rêvent de vastes hécatombes où des millions d’hommes armés de fusils perfectionnés s’entretueraient; et tout cela parce qu’ils savent qu’en hypnotisant leurs esclaves prolétaires avec la trouée des Vosges, ils les empêcheront de penser avec le bon La Fontaine que nos ennemis, ce sont nos maîtres. Oh ! admirable logique de l’esprit de parti ! Quand un de ces malheureux que votre organisation sociale torture et tue, se révolte, ses victimes sont toujours innocentes, mais tous ceux que vous faites mourir dans vos expéditions coloniales ou autres, pour ramasser dans la boue sanglante des champs de batailles des panaches, des croix et des galons, ne le sont-elles pas ?

     

              Les chiffres que nous avons vu tout à l’heure nous apprennent que dans les cinq premières années de l’existence, il meurt 286 enfants sur mille, dans la classe ouvrière, par suite des privations que leur impose dès la naissance votre marâtre société, et n’est-il pas singulier que ce soit précisément ceux qui font tous leurs efforts pour perpétuer un état de choses meurtrier pour tant de petits êtres qui, ô ironie ! nous reprochent de ne pas apprécier à sa juste valeur la vie humaine et de faire des victimes innocentes ? Et vous voudriez nous interdire tout cri de révolte devant une telle monstruosité, voilée une pareille hypocrisie ? Vous voudriez nous empêcher de crier aux pères et aux mères ?; vous ne voyez donc pas que cet ordre social, comme un nouveau Moloch, dévore vos enfants ? Mais révoltez-vous donc !

     

              Ah ! messieurs, la théorie des victimes innocentes est sans doute, fort belle; son développement peut donner lieu à de beaux mouvements oratoires, mais il faudrait se le rappeler plus souvent; il ne faudrait pas s’en souvenir uniquement quand l’un de nous, tombé en votre pouvoir, comparait ici: il faudrait que vous l’eussiez constamment à la mémoire; il faudrait que chaque fois qu’au milieu de vos affaires ou au sein de vos plaisirs, vous entendiez sonner l’heure, vous vous disiez : “Encore vingt de mes semblables sont morts victimes de l’organisation sociale, et nous seulement je n’ai rien fait pour les sauver, mais j’ai tout fait pour qu’ils périssent, car j’ai fait tout pour perpétuer cette organisation qui les tue, et dans une heure, vingt autres périront à leur tour, victimes de meurtre vil, lâche, anonyme, perpétré sur eux par les indifférents, par tous ceux qui agissent consciemment ou non, comme moi.”

     

              Oui, il faudrait que vous nous disiez cela constamment; et alors, si vous n’avez pas le cœur froid et sec; si vous ne dites pas en votre for intérieur : “Je me moque de qui souffre et qui meurt; si vous voulez vous dissocier par un acte d’éclatante réprobation d’avec les meurtriers anonymes de tous ces miséreux, alors vous aurez le droit de parler de victimes innocentes; mais je vous préviens que, dans ce cas, vous ne viendrez pas siéger dans cette salle, à moins que ce ne soit ici, à cette place et les menottes aux mains. Le prolétaire voit tous les jours ses enfants pâlir, s’étioler et mourir, et si parfois vous daignez reconnaître, pour capter son suffrage, que les choses pourraient aller mieux, vous n’en réprouvez pas moins ce que vous appelez de folles impatiences, car vous n’êtes pas pressés, ayant tout ce qu’il vous faut.

     

              Et que vous importe, en effet, qu’un retard de quelques années dans l’évolution sociale coûte la vie à quelques millions de petits pauvres ? Ainsi, ne cesserons-nous de lui crier : “Ne vote pas, révolte-toi, ne te choisis pas de maîtres, cours sus à ceux qu tu as; si tu veux être libre, si tu veux être heureux, si tu veux vivre ta pleine vie, si tu veux que tes petits vivent, révolte-toi, révolte-toi !           Car l’expérience des siècles consignés dans les annales de l’humanité est là pour te dire que l’on obtient rien sans cela. La nuit du 4 août ne vient jamais qu’après le 14 juillet !” Les progrès sociaux, les réformes, même les plus illusoires, n’ont pu être obtenus que par la violence. Jamais ils n’ont été le fait des obéissants, des résignés, mais toujours des révoltés qui sous le coup des lois, dans les cachots, dans les tourments, au pied de l’échafaud, ont répondu fièrement aux maîtres de l’humanité : Non Serviam.

     

              L’histoire nous enseigne aussi que les entraves au progrès sont toujours venues des détenteurs des pouvoirs publics, et que par conséquent, tant qu’il subsistera un vestige de pouvoir, l’humanité gênée dans son évolution naturelle, entravé dans sa marche normale vers le mieux-être, sera obligée de temps à autre de renverser par des révolutions violentes les barrières dressées par les privilégiés du moment, qui voudraient la voir camper indéfiniment dans une institution, s’éterniser dans l’adoration d’une idée. Et c’est pour cela, pour lui économiser bien des révolutions, bien des déchirements, que nous disons aux hommes : Ne vous arrêtez pas à des 4° ou 5° états, allez droit au but, à la liberté, à l’anarchie; car c’est alors seulement que l’humanité pourra évoluer sans secousses violentes vers les limites sans cesse reculées de la perfectibilité.

     

    Georges Etiévant.

     

    Le 27 juillet 1892, le jury de Seine-et-Oise condamne Georges Etiévant à cinq ans de prison pour un vol de dynamite à Soisy-sous-Etiolles. En décembre 1897, il est condamné à deux et trois ans de prison pour des articles signés dans Le Libertaire. Le 16 Janvier 1898, passant devant le poste de police de la rue Berzelius, il attaque le planton Renard. Vingt-deux coups de couteau. L’agent Le Breton qui venait secourir son collègue reçoit, quant à lui, treize coup de couteau. Au poste de police où il est emmené, Georges Etiévant tire encore un coup de pistolet sur Le Breton. Le 15 juin, il passe devant la Cour d’Assises de la Seine. C’est la peine de mort, commuée en travaux à perpétuité. Quelques années plus tard, il meurt en prison.

     

     

     

     

     

     


    votre commentaire
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              Mes chers amis, puisqu’il ne m’aurait pas été permis, et qu’il aurait même été trop dangereuse et fâcheuse conséquence pour moi de vous dire ouvertement pendant ma vie ce que je pensais de la conduite et du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs, j’ai résolu de vous le dire au moins après ma mort. Ce serait bien mon intention et mon inclination de vous le dire de vive voix, auparavant que de mourir, si je ne me voyais proche de la fin de mes jours, et que j’eusse encore pour lors l’usage libre de la parole et du jugement.

              Mais comme je ne suis pas sûr d’avoir, dans ces derniers jours ou dans ces derniers moments-là, tout le temps ni toute la présence d’esprit qui me serait pour lors nécessaire pour vous déclarer mes sentiments, c’est ce qui me fait maintenant entreprendre pour vous les déclarer par écrit, et de vous donner en même temps les preuves claires et convaincantes de tout ce que j’aurai dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard que ce fût, autant qu’il serait en moi, des vaines erreurs dans lesquelles nous avons eu tous, tant que nous sommes, le malheur de naître et de vivre, et dans lesquelles même j’ai eu le déplaisir de me trouver moi-même obligé de vous entretenir. Je dis “le déplaisir” parce que c’était vraiment un déplaisir pour moi de me voir dans cette obligation-là. Ce pourquoi aussi je ne m’en suis jamais acquitté qu’avec beaucoup de répugnance et avec assez de négligence, comme vous avez pu le remarquer.

              Voici ingénument ce qui m’a premièrement porté à concevoir ce dessein, que je me propose. Comme je sentais naturellement en moi-même que je ne trouvais rien de si doux, de si agréable, de si aimable et rien de si désirable dans les hommes que la paix, que la bonté d’âme, que l’équité, que la vérité et que la justice, qui devraient, ce me semble-t-il, être pour les hommes mêmes des sources inestimables de biens et de félicité, s’ils conservaient soigneusement entre eux de si aimables vertus que sont celles-là, je sentais naturellement aussi dans moi-même que je ne trouvais rien de si odieux, rien de si détestable et rien de si pernicieux que les troubles de la division et la dépravation du cœur et de l’esprit. Et notamment la malice du mensonge et de l’imposture aussi bien que celle de l’injustice et de la tyrannie qui détruisent et anéantissent dans les hommes tout ce qu’il pourrait y avoir de meilleur en eux, et qui pour cette raison sont sources fatales non seulement de tous les vices et de toutes les méchancetés dont ils sont remplis, mais aussi les causes malheureuses de tous les maux et de toutes les misères dont ils sont accablés dans la vie.

              Dès ma plus tendre jeunesse, j’ai entrevu les erreurs et les abus qui causent tant de si grands maux dans le monde. Plus j’ai avancé en âge et en connaissance, plus j’ai reconnu l’aveuglement et la méchanceté des hommes, plus j’ai reconnu la vanité de leurs superstitions et l’injustice de leurs mauvais gouvernements. De sorte que, sans jamais avoir eu beaucoup de commerce dans le monde, je pourrais dire après le sage Salomon que “j’ai vu” et que j’ai vu même avec étonnement et indignation “l’impiété régner sur toute la Terre, et une si grande corruption dans la justice que ceux-là mêmes qui étaient établis pour la rendre aux autres étaient devenus les plus injustes et les plus criminels et avaient mis en place l’iniquité.” (Ecc. 3.16)           J’ai connu tant de méchancetés dans le monde que la vertu même la plus parfaite et l’innocence la plus pure n’étaient pas exemptes de la malice des calomniateurs. J’ai vu et on voit encore tous les jours une infinité d’innocents persécutés sans raison et opprimés avec injustice, sans que personne fût touché de leur infortune ni qu’ils trouvassent aucun protecteur charitable pour les secourir.

              Les larmes de tant de justes affligés et les misères de tant de peuples si tyranniquement opprimés par les mauvais riches et par les grands de la Terre m’ont donné aussi bien qu’à Salomon tant de dégoût et tant de mépris pour la vie que j’estimai comme lui la condition des morts beaucoup plus heureuse que celle des vivants. Et ceux qui n’ont jamais été plus heureux mille fois que ceux qui sont et qui gémissent encore tant de si grandes misères. “Et j’ai préféré l’état des morts à celui des vivants; et j’ai estimé plus heureux que les uns et les autres celui qui n’est pas encore né et n’a point vu les maux qui se font sous le soleil.” (Ecc. 2.3.)

              Et ce qui me surprenait encore plus particulièrement dans l’étonnement où j’étais de voir tant d’erreurs, tant d’abus, tant de superstitions, tant d’impostures, tant d’injustices et de tyrannies en règne, était de voir que, quoi qu’il y eût dans le monde quantité de personnes qui passaient pour éminents en doctrine, en sagesse et en piété, cependant il n’y en avait aucune qui s’avisât de parler ni de se déclarer ouvertement contre tant de si grandes et si détestables désordres. Je ne voyais personne de distinction qui les reprît ni qui les blâmât, quoique les pauvres peuples ne cessassent point de se plaindre et de gémir entre eux dans leurs misères communes.

              Ce silence de tant de personnes sages, et même d’un rang et d’un caractère distingué, qui devaient, ce me semble-t-il, s’opposer au torrent des vices et des injustices ou qui devaient au moins tâcher d’apporter quelques remèdes à tant de maux, me paraissait avec étonnement une espèce d’approbation dont je ne voyais pas encore bien la raison ni la cause. Mais ayant depuis examiné un peu mieux la conduite des hommes et ayant depuis pénétré un peu plus avant dans les mystères secrets de la fine et rusée politique de ceux qui ambitionnent les charges, qui affectent de vouloir gouverner les autres et qui veulent commander avec autorité souveraine et absolue ou qui veulent plus particulièrement se faire honorer et respecter des autres, j’ai facilement reconnu non seulement la source et l’origine de tant d’erreurs, de tant de superstitions et de tant d’injustices.

              Mais j’ai reconnu encore la raison pourquoi ceux qui passent pour sages et éclairés dans le monde ne disent rien contre tant de si détestables erreurs et tant de si détestables abus, quoiqu’ils connaissent suffisamment la misère des peuples séduits et abusés par tant d’erreurs et opprimés par tant d’injustices. La source donc, mes chers amis, de tous les maux qui vous accablent et de toutes les impostures qui vous tiennent malheureusement captifs dans l’erreur et dans la vanité des superstitions, aussi bien que sous les lois tyranniques des grands de la Terre n’est autre que cette détestable politique des hommes dont je viens de parler.

              Car les uns voulant injustement dominer partout et les autres voulant se donner quelque vaine réputation de sainteté et quelquefois même de divinité se sont les uns et les autres adroitement servis non seulement de la force et de la violence, mais ont encore employé toute sorte de ruses et d’artifices pour séduire les peuples afin de parvenir plus facilement à leurs fins; de sorte que les uns et les autres de ces fins et rusés politiques abusant ainsi de la faiblesse et des moins éclairés, ils leur ont facilement fait accroître tout ce qu’ils ont voulu, et ensuite leur on fait recevoir avec respect et soumission, de gré ou de force, toutes les lois qu’ils ont voulu leur donner et, par ce moyen, les uns se sont fait honorer, respecter et adorer comme des divinités ou au moins comme des personnes divinement inspirées et envoyées tout particulièrement de la part des dieux pour faire connaître leurs volontés aux hommes, et les autres se sont rendus riches, puissants et redoutables dans le monde, et, s’étant les uns et les autres, par ces sortes d’artifices, rendus assez riches, assez puissants, assez vénérables ou assez redoutables pour se faire craindre et obéir, ils ont ouvertement et tyranniquement assujetti les autres à leurs lois.

              A quoi leur ont grandement servi aussi les divisions, les querelles, les haines et les animosités particulières qui naissent ordinairement parmi les hommes. Car la plupart d’eux se trouvant fort souvent d’humeur et d’esprit et d’inclination fort différents les uns des autres, ils ne sauraient s’accommoder longtemps ensemble sans se brouiller et sans se diviser les uns les autres. Et lorsque ces troubles et ces divisions arrivent, pour lors ceux qui sont ou qui se trouvent les plus forts, les plus hardis et souvent même ceux qui sont les plus fins, les plus rusés ou les plus méchants ne manquent point de profiter de ces occasions-là pour se rendre plus facilement les maîtres absolus de tous.

              Voilà mes chers amis, la vraie source et la véritable origine de tous les maux qui troublent le bien de la société humaine et qui rendent les hommes si malheureux dans la vie. Voilà la source et l’origine de toutes les erreurs, de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses divinités et de toutes les idolâtries répandues par toute la Terre. Voilà la source et l’origine de tout ce que l’on vous propose de plus saint et de plus sacré, dans tout ce que l’on vous fait pieusement appeler religion. Voilà la source et l’origine de toutes ces prétendues saintes et divines lois que l’on veut vous faire observer comme venant de la part de Dieu même. Voilà la source et l’origine de toutes ces pompeuses mais vaines et ridicules cérémonies que vos prêtres affectent de faire avec faste dans la célébration de leurs faux ministères, de leurs solennités et de leur faux culte divin.

              Voilà aussi l’origine et la source de tous ces superbes titres et noms de seigneurs, de prince, de roi, de monarque et de potentat, qui tous, sous prétexte de vous gouverner en souverains, vous oppriment en tyrans, qui, sous prétexte de bien et de nécessité publique, vous ravissent tout ce que vous avez de plus beau et de meilleur, et qui, sous prétexte d’avoir leur autorité de quelque suprême divinité, se font eux-mêmes obéir, craindre et respecter comme des dieux. Et enfin voilà la source et l’origine de tous ces vains noms de noble et de noblesse, de comte, de duc et de marquis dont la Terre fourmille, comme dit un auteur très judicieux du siècle dernier, et qui sont presque tous comme des loups ravissant qui, sous prétexte de vouloir jouir de leurs droits et de leur autorité, vous foulent, vous pillent, vous maltraitent et vous ravissent tous les jours ce que vous avez de meilleur.

              Voilà pareillement la source et l’origine de tous ces prétendus saints et sacrés caractères, d’ordre et de puissance ecclésiastique et spirituelle que vos prêtres et vos évêques s’attribuent sur vous; qui, sous prétexte de vous conférer les biens spirituels d’une grâce et d’une puissance toute divines, vous ravissent finement vos biens temporels qui sont incomparablement plus réels et plus solides que ceux qu’ils font semblant de vouloir vous conférer; qui, sous prétexte de vouloir vous conduire au ciel et vous y procurer un bonheur éternel, vous empêche de jouir tranquillement d’aucun véritable bien sur la Terre; et qui enfin vous réduisent à souffrir dans cette vie seule que vous avez des peines réelles d’un véritable enfer, sous prétexte de vouloir vous garantir et vous préserver, dans une autre vie qui n’est point, des peines imaginaires d’un enfer, qui n’est point non plus, que cette autre vie éternelle dont ils entretiennent vainement pour vous, mais non utilement pour eux, vos craintes et vos espérances.          

              Et comme la forme de ces sortes de gouvernements tyranniques ne subsistent que par les mêmes moyens et par les mêmes principes qui les ont établis et qu’il est dangereux de vouloir combattre les lois fondamentales d’un Etat ou d’une République, il ne faut pas s’étonner si les personnes sages et éclairées se conforment aux lois générales de l’Etat, si injustes qu’elles puissent être, ni qu’ils se conforment (au moins en apparence) à l’usage et à la pratique d’une religion qu’ils trouvent établie, quoiqu’ils reconnaissent suffisamment les erreurs et la vanité; parce que, telle répugnance qu’ils puissent avoir à s’y soumettre, il leur est néanmoins beaucoup plus utile et beaucoup plus avantageux de vivre tranquillement en conservant ce qu’ils peuvent avoir que de s’exposer volontairement à se perdre eux-mêmes en voulant s’opposer au torrent des erreurs communes ou en voulant résister à l’autorité d’un souverain qui veut se rendre maître absolu de tous.

              Joint d’ailleurs que dans de grands États et gouvernements comme sont les royaumes et les empires, étant impossible que ceux qui en sont les souverains puissent seuls par eux-mêmes pourvoir à tout et maintenir seuls par eux-mêmes leur puissance et leur autorité dans de si grandes étendues de pays, ils ont soin d’établir partout des officiers, des intendants, des vice-rois, des gouverneurs et quantité d’autres gens, qu’ils paient largement aux dépens du public pour veiller à leurs intérêts, pour maintenir leur autorité et pour faire ponctuellement exécuter partout leur volonté, de sorte qu’il n’y a personne qui oserait se mettre en devoir de résister ni même de contredire ouvertement à une autorité si absolue sans s’exposer en même temps dans un danger manifeste de se perdre.

              Ce pourquoi les plus sages mêmes et les plus éclairés sont contraints de demeurer dans le silence, quoiqu’ils voient manifestement les abus, les erreurs, les désordres et les injustices d’un si mauvais et si odieux gouvernement.

              Ajoutez à cela les vues et les inclinations particulières de tous ceux qui possèdent les grandes ou les moyennes et même les plus petites charges, soit dans l’état civil, soit dans l’état ecclésiastique ou qui aspirent à les posséder. Il n’y en a certainement guère de tous ceux-là qui ne pensent beaucoup plus à faire leur profit et à chercher leur avantage particulier qu’à procurer sincèrement le bien public des autres. Il n’y en a guère qui ne s’y portent par quelques vues d’ambition ou d’intérêt ou par quelques vues qui flattent la chair et le sang.

              Ce ne seront point par exemple ceux qui ambitionnent les charges et les emplois dans un état qui s’opposeront à l’orgueil, à l’ambition ou à la tyrannie d’un prince qui veut tout soumettre à ses lois. Au contraire, ils le flatteront bien plutôt dans ses mauvaises passions et dans ses injustes desseins, dans l’espérance de s’avancer et de s’agrandir eux-mêmes sous la faveur de son autorité.

              Ce ne seront point non plus ceux qui ambitionnent les bénéfices ou les dignités dans l’Église qui s’y opposeront, car c’est par la faveur et par la puissance même des princes qu’ils prétendent y parvenir ou s’y maintenir quand ils y seront parvenus. Et bien loin de penser à s’opposer à leurs mauvais desseins ou de contredire en aucune chose, ils seront les premiers à les applaudir et à les flatter pour tout ce qu’ils font.

              Ce ne seront point eux non plus qui blâmeront les erreurs établies, ni qui découvriront aux autres les mensonges, les illusions et les impostures d’une fausse religion, puisque c’est sur ces erreurs et ces impostures mêmes qu’est fondée leur dignité et toute leur puissance aussi bien que tous les grands revenus qu’ils en retirent tous les jours. Ce ne sont point de riches avares qui s’opposeront à l’injustice du prince ni qui blâmeront publiquement les erreurs et les abus d’une fausse religion, puisque c’est souvent par la faveur même du prince qu’ils possèdent des emplois lucratifs dans l’Etat ou qu’ils possèdent des riches bénéfices dans l’Église.          

              Ils s’appliqueront bien plutôt à amasser des richesses et des trésors qu’à détruire des erreurs et des abus publics dont ils tirent les uns et les autres de si grands profits. Ce ne seront point les dévots hypocrites qui s’y opposeront parce qu’ils n’aiment qu’à se couvrir du manteau de la vertu et à se servir d’un spécieux prétexte de piété et de zèle de religion pour cacher leurs fourberies et leurs plus méchants vices, et pour parvenir plus finement aux fins particulières qu’ils se proposent, qui est toujours de chercher leurs propres intérêts et leurs propres satisfactions, en trompant les autres par de belles apparences de vertus.

              Enfin ce ne seront point les faibles ni les ignorants qui s’y opposeront, parce qu’étant sans science et sans autorité il n’est pas possible qu’ils puissent développer tant d’erreurs et tant d’impostures dont on les entretient, ni qu’ils puissent résister à la violence d’un torrent, qui ne manquerait pas de les entraîner s’ils faisaient difficulté de le suivre. Joint d’ailleurs qu’il y a une telle liaison et un tel enchaînement de subordination et de dépendance entre tous les différents états et conditions des hommes, et il y a aussi presque toujours entre eux tant d’envie, tant de jalousie, tant de perfidie et tant de trahisons même entre les plus proches parents, que les uns ne sauraient se fier aux autres, et par conséquent ne sauraient rien faire ni rien entreprendre sans s’exposer en même temps à être aussitôt découverts et trahis par quelqu’un.

              Il ne serait pas même sûr de se fier à aucun ami ni à aucun frère dans une chose de telle conséquence qui serait celle de vouloir réformer un tel gouvernement. De sorte que, n’y ayant personne qui puisse ni qui veuille ou qui ose s’opposer à la tyrannie des grands de la Terre, il ne faut pas s’étonner si ces vices règnent si puissamment et si universellement dans le monde. Et voilà comme les abus, comme les erreurs, comme les superstitions et comme la tyrannie se sont établis dans le monde.

              Il semblerait au moins dans un tel cas que la religion et la politique ne devraient point s’accommoder et qu’elles devraient pour lors de trouver réciproquement contraire et opposées l’une à l’autre, puisqu’il semble que la douceur et que la piété de la religion devrait condamner les rigueurs et les injustices d’un gouvernement tyrannique; et qu’il semble d’un autre côté que la prudence d’une sage politique devrait condamner les erreurs, les abus et les impostures d’une fausse religion. Il est vrai que cela devrait se faire ainsi. Mais tout ce qui se devrait faire ne se fait pas toujours.

              Ainsi, quoiqu’il semble que la religion et la politique dussent être si contraires et si opposées l’une à l’autre par leurs principes et dans leurs maximes, elles ne laissent pas néanmoins que de s’accorder assez bien ensemble lorsqu’elles ont une fois fait alliance et qu’elles ont contracté amitié ensemble, car on peut dire qu’elles s’entendent pour lors comme deux coupeurs de bourses. Car pour lors elles se défendent et se soutiennent mutuellement l’une l’autre. La religion soutient le gouvernement politique, si méchant qu’il puisse être. Et à son tour le gouvernement soutient la religion, si vaine et si fausse qu’elle puisse être.

              D’un côté les prêtres, qui sont les ministres de la religion, recommandent sous peine de malédiction et de damnation éternelle, d’obéir aux magistrats, aux princes et aux souverains comme étant établis de Dieu pour gouverner les autres, et les princes de leur côté font respecter les prêtres. Il leur font donner de bons appointements et des bons revenus et les maintiennent dans les fonctions vaines et abusives de leur faux ministère, contraignent les peuples ignorants de regarder comme saint et comme sacré tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils ordonnent aux autres de croire ou de faire, sous ce beau et spécieux prétexte de religion et de culte divin.

              Et voilà encore un coup comme les erreurs, comme les abus, comme les superstitions, les impostures et la tyrannie se sont établis dans le monde, et comme ils s’y maintiennent au grand malheur des pauvres peuples qui gémissent sous de si rudes et pesants jougs. Vous penserez peut-être, mes chers amis, que dans un si grand nombre de fausses religions qu’il y a dans le monde, mon intention serait d’excepter au moins la religion chrétienne, apostolique et romaine dont nous faisons profession, et laquelle nous disons être la seule qui enseigne la pure vérité, la seule qui reconnaît et adore comme il faut le vrai Dieu, et la seule qui conduit les hommes dans le véritable chemin du salut et d’une éternité bienheureuse.

              Mais désabusez-vous mes chers amis, désabusez-vous de cela, et généralement de tout ce que vos pieux ignorants ou vos moqueurs et intéressés prêtres et docteurs d’empressent de vous dire et de vous faire accroire, sous le faux prétexte de la certitude infaillible de leur prétendue sainte et divine religion. Vous n’êtes pas moins séduits ni moins abusés que ceux qui sont le plus séduits et abusés. Vous n’êtes pas moins dans l’erreur que ceux qui y sont le plus profondément plongés. Votre religion n’est pas moins vaine ni moins superstitieuse qu’aucune autre. Elle n’est pas moins fausse dans ses principes ni moins ridicule et absurde dans ses dogmes et dans ses maximes. Vous n’êtres pas moins idolâtres que ceux que vous blâmez et que vous condamnez vous-mêmes d’idolâtrie.

              Les idoles des païens et les vôtres ne sont différentes que de noms et de figures. En un mot, tout ce que vos prêtres et vos docteurs vous prêchent avec tant d’éloquence touchant la grandeur, l’excellence et la sainteté des mystères qu’ils vous font adorer, tout ce qu’ils vous racontent avec tant de gravité de la certitude de leurs prétendus miracles et tout ce qu’ils vous débitent avec tant de zèle et tant d’assurance touchant la grandeur des récompenses du ciel et touchant les effroyables tourments de l’enfer ne sont dans le fond que des illusions, des erreurs, des mensonges, des fictions et des impostures inventées premièrement par de fins et rusés politiques, continuées par des séducteurs et par des imposteurs, ensuite reçues et crues aveuglément par des peuples ignorants et grossiers, et puis enfin maintenues par l’autorité des grands et des souverains de la Terre qui ont favorisé les abus, les erreurs, les superstitions et les impostures, qui les ont même autorisées par leurs lois afin de tenir par là le commun des hommes en bride et faire d’eux tout ce qu’ils voudraient. 

              Voilà mes chers amis, comme ceux qui ont gouverné et qui gouvernent encore maintenant les peuples abusent présomptueusement  et impunément du nom et de l’autorité de Dieu pour se faire craindre, obéir et respecter eux-mêmes plutôt que pour faire craindre et servir le Dieu imaginaire de la puissance duquel ils vous épouvantent. Voilà comme ils abusent du nom spécieux de piété et de religion pour faire accroire aux faibles et aux ignorants tout ce qui leur plaît, et voilà comment ils établissent par toute la Terre un détestable mystère de mensonge et d’iniquité, au lieu qu’ils devraient s’appliquer uniquement les uns et les autres à établir partout le règne de la paix et de la justice aussi bien celui de la vérité, le règne desquelles vertus rendrait tous les peuples heureux et contents sur la Terre.

              Je dis qu’ils établissent partout un mystère d’iniquité parce que tous ces ressorts cachés de la plus fine politique aussi bien que les maximes et  les cérémonies les plus pieuses de la religion ne sont effectivement que des mystères d’iniquité. Je dis des mystères d’iniquité pour tous les pauvres peuples qui se trouvent misérablement les dupes de toutes ces mômeries de religion aussi bien que les jouets et les victimes malheureuses de la puissance des grands. Mais pour ceux qui gouvernent ou qui ont part au gouvernement des autres, et pour les prêtres qui gouvernent les consciences ou qui sont pourvus de quelques bons bénéfices, ce sont comme des mines d’or ou comme des toisons d’or.          

              Ce sont comme des cornes d’abondance qui leur font venir à souhait toutes sortes de biens, et c’est ce qui donne lieu à tous ces beaux messieurs de se divertir et de se donner agréablement du bon temps pendant que les pauvres peuples abusés par les erreurs et les superstitions de la religion gémissent tristement, pauvrement et paisiblement néanmoins sous l’oppression des grands, pendant qu’ils souffrent patiemment leurs peines, pendant qu’ils s’amusent vainement à prier des Dieux et des saints qui ne les entendent point, pendant qu’ils s’amusent à des dévotions vaines, pendant qu’ils dont des pénitences de leurs péchés, et enfin pendant que ces pauvres peuples s’épuisent jour et nuit en suant sang et eau pour avoir chétivement de quoi vivre pour eux, et pour avoir de quoi fournir abondamment aux plaisirs et aux contentements de ceux qui les rendent si malheureux dans la vie.

              Ah ! mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l’autorité qu’on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner, vous n’auriez certainement que du mépris pour tout ce que l’on vous fait adorer et respecter, et vous n’auriez que de la haine et de l’indignation pour tous ceux qui vous abusent et qui vous gouvernent si mal et qui vous traitent si indignement.

              Il me souvient à ce sujet d’un souhait que faisait autrefois un homme, qui n’avait ni science ni étude mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens pour juger sainement de tous ces détestables abus et de toutes les détestables tyrannies que je blâme ici.

              Il paraît par son souhait et sa manière d’exprimer sa pensée qu’il voyait assez loin et qu’il pénétrait assez avant dans ce détestable mystère d’iniquité dont je viens de parler, puisqu’il en reconnaissait si bien les auteurs et les fauteurs. Il souhaitait que tous les grands de la Terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres. Cette expression ne doit pas manquer de paraître rude, grossière et choquante, mais il faut avouer qu’elle est franche et naïve. Elle est courte, mais elle est expressive puisqu’elle exprime assez en peu de mots tout ce que ces sortes de gens-là mériteraient.

              Pour ce qui est de moi, mes chers amis, si j’avais un souhait à faire sur ce sujet (et je ne manquerais pas de le faire s’il pouvait avoir son effet), je souhaiterais d’avoir le bras, la force, le courage et la masse d’un Hercule pour purger le monde de tous vices et de toutes iniquités, et pour avoir le plaisir d’assommer tous ces monstres de tyrans à tête couronnée, et tous les autres monstres, ministres d’erreurs et d’iniquités, qui font gémir si pitoyablement tous les peuples de la Terre. Ne pensez pas, mes chers amis, que je sois ici poussé par aucun désir particulier de vengeance ni par aucun motif d’animosité ou d’intérêt particulier.

              Non, mes chers amis, ce n’est point du tout la passion qui m’inspire ces sentiments-là, ni qui me fait parler de la sorte et écrire ainsi. Ce n’est véritablement que l’inclination et l’amour que j’ai pour la justice et pour la vérité que je vois d’un côté si indignement opprimée, et l’aversion que j’ai naturellement du vice et de l’iniquité que je vois d’un autre côté si insolemment régner partout. On ne saurait avoir trop de haine ni trop d’aversion pour les gens qui causent pourtant de si détestables maux et qui abusent si universellement des hommes.

              Quoi ! n’aurait-on pas raison de bannir et de chasser honteusement d’une ville et d’une province des charlatans trompeurs qui, sous prétexte de distribuer charitablement au public des remèdes et des médicaments salutaires et efficaces, ne feraient qu’abuser de l’ignorance et de la simplicité de peuples en leur vendant bien chèrement des drogues et des onguents nuisibles et pernicieux ? Oui, sans doute, on aurait raison de les bannir et de les chasser honteusement comme d’infâmes trompeurs.          

              De même, n’aurait-on pas raison de blâmer ouvertement et de punir sévèrement tous ces brigands et tous ces voleurs de grand chemin qui se mêlent de dépouiller, de tuer et de massacrer inhumainement ceux qui ont le malheur de tomber entre leurs mains ? Oui, certainement, ce serait bien fait de les punir sévèrement. On aurait raison de les haïr et de les détester. Et ce serait même très mal de souffrir qu’ils s’exerçassent impunément leurs brigandages.

              A plus forte raison, mes chers amis, aurions-nous sujet de blâmer, de haïr et de détester, comme je fais ici, tous ces ministres d’erreurs et d’iniquités qui dominent si tyranniquement sur vous, les uns sur vos consciences et les autres sur vos corps et sur vos biens. Les ministres de la religion qui dominent sur vos consciences étant les plus grands abuseurs de peuples, et les princes et autres grands de ce monde, qui dominent sur vos corps et sur vos biens, étant les plus grands voleurs et les plus grands meurtriers qui soient sur Terre. Tous ceux qui sont venus, disait Jésus-Christ, sont des larrons et des voleurs (Jean 10.8)

              Vous direz peut-être, mes chers amis, que c’est en partie contre moi-même que je parle ainsi, puisque je suis moi-même du rang et du caractère de ceux que j’appelle ici les plus grands abuseurs de peuples. Je parle, il est vrai, contre ma profession, amis nullement contre la vérité, et nullement contre mes propres sentiments. Car, comme je n’ai guère été de légère croyance, ni guère enclin à la bigoterie ni à la superstition, et que je n’ai jamais été si sot que de faire aucun état des mystérieuses folies de la religion, je n’ai jamais eu non plus d’inclination d’en faire les exercices, ni même d’en parler avantageusement ni avec honneur. Au contraire, j’aurais toujours bien plus volontiers témoigné ouvertement le mépris que j’en faisais s’il m’eût été permis d’en parler suivant mon inclination et suivant mes sentiments.

              Et ainsi, quoique je me sois laissé facilement conduire dans ma jeunesse à l’état ecclésiastique pour complaire à mes parents, qui étaient bien aise de m’y voir, comme étant un état plus doux, plus paisible et plus honorable dans le monde que celui du commun des hommes. Cependant je puis dire avec vérité que jamais la vue d’aucun avantage temporel ni la vue des grasses rétributions de ce ministère ne m’a porté à aimer l’exercice d’une profession si pleine d’erreurs et d’impostures.          

              Je n’ai jamais pu me faire au goût de la plupart de ces gaillards et plaisants messieurs, qui se font un si grand plaisir de recevoir avec avidité les grasses rétributions des vaines fonctions de leur faux ministère. J’avais encore plus d’aversion de l’humeur railleuse et bouffonne de ces autres messieurs qui ne pensent qu’à se donner agréablement du bon temps avec les gros revenus des bons bénéfices qu’ils possèdent, qui se raillent plaisamment entre eux des mystères, des maximes et des cérémonies vaines et trompeuses de leur religion, et qui se moquent encore de la simplicité de ceux qui les croient et qui, dans cette créance, leur fournissent si pieusement et si copieusement de quoi se divertir et vivre si bien à leur aise. Témoin ce pape (Jules X, Léon III) qui se moquait lui-même de sa dignité, et cet autre (Boniface VIII) qui disait en plaisantant avec ses amis : “Ah! que nous sommes enrichis par cette fable de Christ !”

              Ce n’est pas que je blâme les risées qu’ils font agréablement de la vanité des mystères et des mômeries de leur religion, puisque ce sont effectivement des choses dignes de risée et de mépris (bien simples et bien ignorants sont ceux qui n’en voit point la vanité), mais je blâme cette âpre, cette ardente et cette insatiable cupidité qu’ils ont à profiter des erreurs publiques, et cet indigne plaisir qu’ils prennent à se railler de la simplicité de ceux qui sont dans l’ignorance; et qu’ils entretiennent même dans l’erreur.

              Si leur prétendu caractère et si les bons bénéfices qu’ils possèdent leur donnent lieu de vivre grassement et tranquillement auprès du public, qu’ils soient donc au moins un peu sensibles aux misères du public, qu’ils n’aggravent point la pesanteur du joug des pauvres peuples en multipliant par un faux zèle, comme font plusieurs le nombre des erreurs et des superstitions, et qu’ils ne se moquent point de la simplicité de ceux qui par un si bon motif de piété leur font tant de bien et qui s’épuisent pour eux. Car c’est une ingratitude énorme et une perfidie détestable que d’en user ainsi auprès des bienfaiteurs, comme sont tous les peuples, envers les ministres de la religion, puisque ce n’est que de leurs travaux et de la sueur de leur corps qu’ils tirent toutes leur subsistance et toute leur abondance. Je ne crois pas, mes chers amis, vous avoir jamais donné sujet de penser que je fusse dans ces sentiments-là que je blâme ici.

              Vous auriez pu au contraire avoir remarqué plusieurs fois que j’étais dans des sentiments fort contraires et que j’étais fort sensible à vos peines. Vous auriez pu remarquer aussi que je n’étais pas des plus attachés à ce pieux lucre des rétributions de mon ministère, les ayant souvent négligées et abandonnées lorsque j’aurais pu en profiter, et n’ayant jamais été un brigueur de gros bénéfices ni un chercheur de messes et d’offrandes.

              J’aurais certainement toujours pris beaucoup plus de plaisir à donner qu’à recevoir si j’eusse eu le moyen de suivre en cela mon inclination, et en donnant j’aurais volontiers eu toujours plus d’égard pour les pauvres que pour les riches, suivant cette maxime du Christ qui disait (au rapport de Saint Paul, Act. 20.53) qu’il vaut mieux donner que recevoir, beatius est magis dare quam accipere, comme aussi suivant cet avis du même Christ, qui recommandait à ceux qui font des festins d’y appeler non les riches, qui ont le moyen de rendre la pareille, mais d’y appeler les pauvres, qui n’ont pas le moyen de rendre (Luc 14.13)

              Et suivant cet autre avis du sieur Montaigne qui recommandait à son fils de regarder toujours plutôt vers celui qui lui tournerait le dos (Essais. III, 13) J’aurais volontiers fait aussi, comme faisait le bon Job dans le dans de sa prospérité : “J’étais, disait-il, le père des pauvres, j’étais l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, la main du manchot, la langue du muet.” Et j’aurais volontiers ravi aussi bien que lui la proie des mains des méchants, et je leur aurais aussi volontiers que lui cassé les dents et brisé les mâchoires; conterebam molas iniqui, et de dentibus illius auferebam praedam (Job 29. 15-16) “Il n’y a que les grands cœurs, disait le sage Mentor à Télémaque, qui sachent combien il y a de gloire à être bon.” (Télémaque)

              Et à l’égard des faux et fabuleux mystères de votre religion et de tous les autres pieux mais vains et superstitieux devoirs et exercices que votre religion vous impose, vous savez bien aussi ou du moins vous avez pu assez facilement remarquer que je ne faisais guère d’état de vous en entretenir ni de vous en recommander la pratique. J’étais néanmoins obligé de vous instruire de votre religion, et de vous en parler au moins quelquefois, pour m’acquitter tellement de ce faux devoir auquel je m’étais engagé en qualité de curé de votre paroisse, et pour lors j’avais le déplaisir de me voir dans cette fâcheuse nécessité d’agir et de parler entièrement contre mes propres sentiments. J’avais le déplaisir de vous entretenir moi-même de des sottes erreurs et dans des vaines superstitions et des idolâtries que je haïssais, que je condamnais et que je détestais dans le cœur.

              Mais je vous proteste que ce n’était jamais qu’avec peine et avec une extrême répugnance que je le faisais. Ce pourquoi aussi je haïssais grandement toutes ces vaines fonctions de mon ministère, et particulièrement toutes ces idolâtriques et superstitieuses célébrations de messes, et ces vaines et ridicules administrations de sacrements que j’étais obligé de vous faire. Je les ai mille et mille fois maudits dans le cœur, lorsque j’étais obligé de les faire, et particulièrement lorsqu’il me fallait les faire avec un peu plus d’attention et avec plus de solennité que d’ordinaire.

              Car voyant pour lors que vous vous rendiez avec un peu plus de dévotion à vos églises pour y assister à quelques vaines solennités ou pour entendre avec un peu plus de dévotion ce que l’on vous fait accroire être la parole de Dieu-même, il me semblait que j’abusais de votre bonne foi, et que j’en étais par conséquent d’autant plus digne de blâmes et de reproches, ce qui augmentait tellement mon aversion contre ces sortes cérémonieuses et pompeuses solennités et fonctions vaines de mon ministère, que j’ai été cent fois sur le point de faire indiscrètement éclater mon indignation, ne pouvant presque plus dans ces occasions-là cacher mon ressentiment ni retenir dans moi-même l’indignation.

              J’ai cependant fait en sorte de la retenir, et je tâcherai de la retenir jusqu’à la fin de mes jours, ne voulant pas m’exposer durant ma vie à l’indignation des prêtres ni à la cruauté des tyrans, qui ne trouveraient point, ce leur semblerait-il, de tourments assez rigoureux pour punir une telle prétendue témérité. Je suis bien aise, mes chers amis, de mourir aussi paisiblement que j’ai vécu, et d’ailleurs, ne vous ayant jamais donné sujet de me souhaiter aucun mal ni de vous réjouir s’il m’en arrivait aucun, je ne crois pas aussi que vous seriez bien aise de me voir persécuter et tyranniser pour ce sujet, ce pourquoi j’ai résolu de garder le silence là-dessus jusques à la fin de mes jours.

              Mais puisque cette raison m’oblige présentement de me taire, je ferai au moins en sorte de vous parler après ma mort. C’est dans ce dessein que je commence à écrire ceci pour vous désabuser, comme j’ai dit, autant qu’il serait en mon pouvoir, de toutes les erreurs, de tous les abus et de toutes les superstitions dans lesquelles vous avez été élevés et nourris et que vous avez pour ainsi dire sucés avec le lait.

              Il y a assez longtemps que les riches et les grands de la Terre pillent et oppriment les pauvres peuples. Il serait de les délivrer de ce misérable esclavage où ils sont. Il serait temps de les désabuser partout, et de leur faire connaître partout la vérité des choses. Et si, pour adoucir l’humeur grossière et farouche du commun des hommes, il a fallu autrefois, comme on le prétend, les amuser et les abuser par de vaines et superstitieuses pratiques de religion afin de les tenir plus facilement en bride par ce moyen-là, il est certainement encore plus nécessaire maintenant de les désabuser de toutes ces vanités-là, puisque le remède dont on s’est servi contre le premier mal est devenu avec le temps pire que le premier mal par l’abus qu’on en a fait.

              Ce serait à tous les gens d’esprit et à ceux qui sont les plu sages et les plus éclairés à penser sérieusement à travailler fortement à une si important affaire que celle-là, en désabusant partout les peuples des erreurs où ils sont, en rendant partout odieuse et méprisable l’autorité excessive des grands de la Terre, en excitant partout les peuples à secouer le joug insupportable des tyrans, et en persuadant généralement à tous les hommes ces deux importantes et fondamentales vérités :

              1° que pour se perfectionner dans les sciences et les arts, qui sont ce à quoi les hommes doivent principalement s’employer dans la vie, ils ne doivent suivre que les seules lumières de la raison humaine;

              2° que pour établir de bonnes lois, ils ne doivent suivre que les seules règles de la prudence et de la sagesse humaine, c’est-à-dire les règles de la probité, de la justice et de l’équité naturelle, sans s’amuser vainement à ce que disent des imposteurs, ni à ce que font les idolâtres et superstitieux déicoles, ce qui procurerait généralement à tous les hommes mille et mille fois plus de biens, plus de contentement et plus de repos de corps et d’esprit que ne sauraient faire toutes les fausses maximes ni toutes les vaines pratiques de leurs superstitieuses religions.

              Mais puisque personne ne s’avise de donner ces éclaircissements-là aux peuples ou plutôt puisque personne n’ose entreprendre de le faire ou même puisque les ouvrages et les écrits ce ceux qui auraient déjà voulu l’entreprendre ne paraissent pas publiquement dans le monde, que personne ne les voit, qu’on les supprime à dessein, et qu’on les cache exprès aux peuples afin qu’ils ne les voient point, et qu’ils ne découvrent pas par ce moyen les erreurs, les abus et les impostures dont on les entretient, et qu’on ne leur montre au contraire que les livres et les écrits d’une multitude de pieux ignorants ou d’hypocrites séducteurs qui, sous ombre de piété, ne se plaisent qu’à entretenir et même à multiplier les erreurs et les superstitions, puisque, dis-je, cela est ainsi et que ceux qui par leur science et par leur bel esprit seraient les plus propres à entreprendre et à exécuter heureusement pour les peuples un si bon et si louable dessein que serait celui de les désabuser de toutes erreurs et de toutes superstitions, ne s’attachent eux-mêmes dans leurs ouvrages qu’ils donnent au public qu’à favoriser, qu’à maintenir et aggraver le joug insupportable des superstitions, au lieu de tâcher de les abolir et de les rendre méprisables, et qu’ils ne s’attachent aussi qu’à flatter eux-mêmes les grands, à leur donner lâchement mille louanges indignes, au lieu de blâmer hautement leurs vices, et de leur dire généreusement la vérité; et qu’ils ne prennent un si lâche et si indigne parti que par des vues basses et des indignes complaisances ou par de lâches motifs de quelques intérêts particuliers, comme pour mieux faire leur cour et pour mieux valoir, eux et leur famille ou leurs associés, etc. j’essaierai moi, tout faible et tout petit génie que je puisse avoir, j’essaierai ici, mes chers amis, de vous découvrir ingénument les vérités que l”on vous cache.

              J’essaierai de vous faire clairement voir la vanité et la fausseté de tous ces prétendus si grands, si saints, si divins et si redoutables mystères que l’on vous fait adorer, comme aussi la vanité et la fausseté de toutes ces prétendues si grandes et si importantes vérités que vos prêtres, que vos prédicateurs et que vos docteurs vous obligent si indispensablement de croire, sous peine, comme ils disent, de damnation éternelle. J’essaierai, dis-je, de vous en faire voir la vanité et la fausseté.

              Que les prêtres, que les prêcheurs, que les docteurs et que tous les fauteurs de mensonges, de telles erreurs et de telles imposture s’en scandalisent et qu’ils s’en fâchent tant qu’ils voudront après ma mort. Qu’ils me traitent alors, s’ils veulent, d’impie, d’apostat, de blasphémateur et d’athée. Qu’ils me donnent pour lors tant d’injures et tant de malédictions qu’ils voudront. Je ne m’en embarrasse guère, puisque cela ne me donnera pas la moindre inquiétude du monde. Pareillement, qu’ils fassent  pour lors de mon corps tout ce qu’ils voudront.

              Qu’ils le déchirent, qu’ils le hachent en pièces, qu’ils le rôtissent ou qu’ils le fricassent, et qu’ils le mangent même, s’ils veulent, en quelle sauce ils voudront, je ne m’en mets nullement en peine? Je serai pour lors entièrement hors de leur prise, rien ne sera plus capable de me faire peur. Je prévois seulement que mes parent et amis pourront, dans cette occasion-là, avoir du déplaisir et du chagrin de voir et d’entendre ce que l’on pourra dire ou faire indignement de moi ou contre moi après ma mort.

              Je leur épargnerais effectivement volontiers ce déplaisir, mais cette considération, forte qu’elle soit, ne me retiendra cependant pas, le zèle de la vérité et de la justice, le zèle du bien public aussi bien que la haine, et l’indignation que j’ai de voir les erreurs et les impostures de la religion, aussi bien que l’orgueil et l’injustice des grands, si impérieusement, si tyranniquement dominer sur la Terre, l’emporteront dans moi par-dessus toutes autres considérations particulières, si fortes qu’elles puissent être.

              D’ailleurs, je ne pense pas, mes chers amis, que cette entreprise me doive rendre si odieux ni m’attirer tant d’ennemis que l’on pourrait penser. Je pourrais peut-être me flatter que si cet écrit, tout informe et tout imparfait qu’il est (pour avoir été fait à la hâte et écrit avec précipitation) passait plus loin que vos mains et qu’il eût le sort de devenir public, et que l’on examinât bien tous mes sentiments et toutes les raisons sur lesquelles ils seront fondés, j’aurai peut-être (au moins parmi les gens d’esprit et de probité) autant de favorables approbateurs que j’aurais ailleurs de mauvais censeurs. Et je puis dès maintenant dire que plusieurs de ceux qui, par leur rang ou par leur caractère ou par leur qualité de juges et de magistrats ou autrement, seraient par respect humain obligés de me condamner extérieurement devant les hommes m’approuveront intérieurement dans leur cœur.

    Jean Meslier

     

    1664-1729


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    VÉGÉTALISME ET ÉCOLOGIE
    POUR UNE ALIMENTATION ET UNE SOCIÉTÉ NON-PRÉDATRICES


    par Anonyme



    (Brochure éditée à l’occasion du festival Viva Vegan à l’Espace Autogéré, Lausanne, du 11 au 13 avril 2003)

    Ce texte propose une réflexion sur les raisons écologiques pouvant mener à adopter une alimentation végétalienne, et sur quelques questions qu’un-e écologiste radical-e peut se poser au sujet de l’exploitation animale.

    On n’y parlera pas de souffrance animale, ce qui est (avec raison) la principale question qui amène les gens à cesser de s’alimenter avec de la nourriture d’origine animale, mais plutôt d’écologie au sens large. Quel est le rôle, quelles sont les conséquences de la production d’une telle nourriture dans notre société industrialisée, et quelles réponses apporte le végétalisme ?

    Les végétalien-ne-s, par définition, refusent de consommer les produits d’origine animale. Il est facile de démontrer qu’une telle alimentation "pollue moins" qu’une alimentation carnivore, bien que cela contredise certains préjugés tenaces. Mais si l’on admet que le champ d’action de l’écologie n’est pas seulement la gestion de la dégradation de l’environnement, mais concerne plus largement les interactions entre les différents éléments de la biosphère, il faut s’attarder un peu plus sur les relations entre l’humanité et la nature en général. Ce qui questionne forcément l’évolution de l’agriculture et de la technologie, dans quels rapports ville-campagne ou "Nord-Sud" s’inscrit cette évolution, et quelle est la place de l’élevage dans tout ça...

    Ce texte propose de défricher le sujet, à partir d’un point de vue sur monde qui vaut ce qu’il vaut, et un auteur qui ne demande qu’à l’améliorer. Les commentaires, critiques, documents, propositions sont bienvenus à l’adresse suivante : djd@ziplip.com



    Une alimentation insoutenable

    Selon l’argumentation environnementaliste classique des végétalienNEs, l’alimentation à base animale est trop peu efficace, car elle consomme beaucoup plus de ressources et génère beaucoup plus de pollution que l’alimentation végétalienne. On peut définir l’efficacité de la production alimentaire comme le rapport entre les quantités de nourriture que mange l’humainE et ce qui est mis en œuvre pour que la nourriture arrive dans son assiette : agriculture, élevage, industries, transports, ... La production alimentaire animale est d’une efficacité très faible, car elle se place au sommet d’une chaîne alimentaire à plusieurs étages, selon une hiérarchie humain/animal/végétal. Alors qu’une alimentation totalement végétale comporte un étage de moins : humain/végétal seulement, ce qui implique une base végétale environ 10 fois moins importante pour nourrir un être humain, car le rendement de l’élevage (par rapport aux végétaux de fourrage qui y entrent) dépasse rarement 10%.

    La consommation de produits animaux implique donc non seulement une production végétale beaucoup plus importante qu’une alimentation végétale directe, mais la multiplication des étapes de production (élevage, boucherie, fromagerie, transports, congélation, conditionnement, emballage...) multiplie aussi les déchets, les sous-produits potentiellement polluants. Les conséquences de notre alimentation carnée et lactée sont dramatiques pour les sols, les eaux souterraines et de surface, les forêts et l’atmosphère.

    La réponse des végétalienNEs à ces problèmes est de diminuer toutes ces pressions sur l’environnement en supprimant leur demande en élevage, ce qui diminue aussi leur demande indirecte en végétaux.

    La nourriture :

    La consommation d’animaux, eux-mêmes nourris de végétaux, est pour les humains une forme d’alimentation indirecte. En conséquence, pour obtenir la même quantité de calories ou de protéines dans l’assiette, il aura fallu cultiver 5 à 10 fois plus de végétaux pour de la viande que pour du pain. Dans les années 1990, 50% des céréales cultivées en Suisse (70% aux USA) étaient destinées à l’alimentation des animaux. Vous avez dit gaspillage ?

    Les sols et les forêts :

    Nourrir des animaux d’élevage demande plus de surface à cultiver pour faire pousser des céréales et autres végétaux. Comme il y a concurrence dans le monde entier entre l’agriculture et la forêt, et que les intérêts des humains priment sur ceux des autres espèces, ce sont les forêts qui trinquent ! La déforestation de la forêt amazonienne est en bonne partie destinée aux grands propriétaires terriens qui font de l’élevage et de la culture de soja pour l’exportation dans les pays riches. Comme les arbres maintiennent le sol grâce à leurs racines et diminuent le ruissellement de l’eau, le passage d’une forêt à une surface agricole se traduit souvent par une destruction des sols à court ou moyen terme. L’intérêt des humains est donc de minimiser leurs besoins en surface agricole, car l’épuisement des sols va bon train.

    Pour ce qui est des terres trop pauvres pour l’agriculture et utilisées pour le pâturage, elles sont souvent surexploitées, notamment à cause de la misère de nombreuses communautés pastorales qui les pousse à user leurs terres au maximum, causant ainsi un appauvrissement des sols et une désertification progressive.

    L’eau :

    Le gaspillage devient encore plus criant lorsqu’on observe les conséquences de l’élevage sur les eaux, qui sont de plus en plus rares et/ou polluées dans de nombreux endroits de la planète. D’une part on consomme une grande quantité d’eau propre : alors que la production d’un kg de céréales nécessite environ 100 l d’eau, celle de viande nécessite 2000 à 15000 l d’eau ; d’autre part on rejette dans l’environnement des eaux fortement polluées.

    Les surfaces agricoles destinées au fourrage nécessitent de l’irrigation, et sont largement cultivées de manière intensive, avec moult nitrates et produits biocides, et la pollution des nappes phréatiques que cela implique.

    A cela s’ajoutent bien sûr les eaux usées issues de l’élevage, qui sont fortement chargées en ammoniac, ce qui est une des causes majeures (avec les nitrates et les phosphates) d’eutrophisation des eaux de surface. L’eutrophisation est une sur-fertilisation des écosystèmes aquatiques qui amène une prolifération d’algues, jusqu’à priver le fond de lumière et d’oxygène, ce qui fait d’abord disparaître presque toute la biodiversité puis crée des conditions anaérobies nauséabondes et polluantes.

    Environ 50% de la pollution des eaux en Europe est due aux élevages massifs d’animaux. En Bretagne, la pollution des eaux due aux élevages porcins est une catastrophe majeure. Aux USA, la part de pollution des eaux due à l’agriculture est plus importante que celle due aux villes et aux industries réunies. En Suisse centrale, plusieurs petits lacs comme ceux de Sempach et de Baldegg sont si eutrophes (à cause de l’élevage bovin) qu’on a dû les oxygéner artificiellement à l’aide de pompes.

    La biodiversité :

    La destruction des forêts et le sur-pâturage, la pollution des eaux et le dérèglement climatique détruisent l’habitat d’innombrables espèces, ce qui ne manque pas de causer la disparition définitive de nombre d’entre elles.

    De plus, les animaux que les humains utilisent pour se nourrir sont le fruit d’une très étroite sélection des espèces et races les plus rentables, que l’on reproduit à volonté au détriment de l’immense variété existant à l’état sauvage. Ce processus atteint actuellement son paroxysme avec les OGM qui sont en train d’être expérimentés tant sur les végétaux que sur les animaux.

    L’effet de serre :

    On a vu les problèmes de déforestation causées par l’élevage et le pâturage, et on peut facilement en déduire les conséquences en terme de larguage de dioxide de carbone (CO2) dans l’atmosphère, donc d’augmentation de l’effet de serre.

    On sait moins que la production de méthane par les pets des vaches suisses augmente plus l’effet de serre que nos transports ! En effet, le méthane (CH4), gaz produit dans les processus de dégradation anaérobie (sans oxygène) de la matière organique, est environ 20 fois plus efficace que le CO2 en terme d’effet de serre. Or, les intestins des ruminants en produisent beaucoup, d’autant plus s’ils sont nourris de manière intensive avec des céréales. Résultat : la quantité de méthane dans l’atmosphère a augmenté de 150% en moins de deux siècles (les ruminants n’en sont pas la seule cause, mais une des principales).

    N’oublions pas la consommation accrue d’énergie destinée à faire parvenir les produits d’origine animale dans nos assiettes : les tracteurs roulent au Diesel ; les intrants chimiques (fertilisants, biocides) demandent de l’énergie à la fabrication ; le transport du fourrage et du bétail se font souvent sur de longues distances ; les élevages, les abattoirs, les fromageries, la pasteurisation, le conditionnement, les congélateurs consomment de l’électricité et de la chaleur.

    La médecine :

    L’alimentation animale augmente indiscutablement les dégâts sanitaires de la "malbouffe" dans les pays riches : cholestérol, cancers, ostéoporose... Voir la brochure "Végétalisme et santé" aux éditions T’okup.

    Le coût environnemental du traitement médical de ces maladies "de civilisation" n’a probablement pas encore été évalué. On peut toutefois imaginer qu’il est très important !

    Illusions des omnivores bien-pensant-e-s

    Pour répondre à l’argument : "je ne mange que peu de viande", il faut bien constater que ce n’est pas le cas de tout le monde. La consommation mondiale de viande a plus que doublé depuis 1950. En 1990, la consommation de viande en Suisse avait dépassé la consommation de pain. L’alimentation de ce pays est aussi caractérisée par une consommation élevée de lait et de fromages. Une étude récente s’inquiète du fait qu’une forte proportion de la population ne mange pratiquement pas de légumes. La Suisse n’est bien sûr pas un cas isolé dans les pays industrialisés. C’est donc bien d’une alimentation basée sur la consommation d’animaux que nous parlons. Même si la tendance au cours des années 1990 a été une lente diminution de la consommation de viande et une progression des aliments végétariens "de substitution", l’ensemble de la société n’a pas changé de mode de consommation en 10 ans.

    Certaines personnes, en discutant avec des végétalienNEs, justifient leur consommation d’animaux par le fait qu’"il faut bien que les vaches et les chèvres broutent l’herbe des prairies et des alpages". Ensuite, ces personnes en concluent que "la viande, c’est écologique". Ceci sous-entend qu’illes ne consomment que des produits animaux issus du pâturage, ce qui est généralement faux malgré le fait qu’illes "font attention". La réalité est que la majorité du bétail est nourri avec des aliments concentrés : céréales, soja, farines douteuses, qui doivent être cultivés à cet effet. Leur raisonnement est d’autant plus déplacé qu’il fait référence à un contexte qui n’est plus celui d’aujourd’hui, celui où la production alimentaire était intégrée dans la société paysanne. Ensuite, on peut discuter de l’impact écologique du pâturage, qui dépend fortement des conditions économiques des communautés pastorales qui ont souvent mené au surpâturage, et donc à un fort appauvrissement des écosystèmes exploités.

    Posons-nous plutôt la question : quel est le rôle écologique, aujourd’hui, de notre alimentation basée sur l’exploitation des animaux ? Il faut pour cela considérer le contexte dans lequel nous vivons : une société urbaine, industrielle et marchande.

    Finie l’autonomie alimentaire, bonjour l’agriculture et l’élevage intensifs, l’industrialisation tous azimuts. Même s’il existe encore des bergerEs sympas et depuis peu des éleveurEs bio, l’écrasante majorité de la production alimentaire est organisée, rationalisée à grande échelle, et représente pour l’économie capitaliste un secteur industriel comme un autre.

    Urbanisation et alimentation

    Un des facteurs psychologiques masquant la réalité est le suivant : les habitantEs de la campagne sont maintenant intégréEs au mode de vie urbain, mais ne veulent souvent pas l’admettre. Ce paradoxe est caricaturé par la ménagère vaudoise remplissant son caddie de viande emballée sous plastique, au supermarché de gros... Un reste de culture issue d’un mode de vie paysan, en réalité en déclin depuis plusieurs générations. La production agricole (bio y compris) passe par des grandes centrales de distribution, pour alimenter les supermarchés des villes et des campagnes. Les petites boucheries se font rares, et l’abattage "à la maison" est illégal, car non soumis à l’impôt. Pourquoi un tel système s’est-il mis en place ?

    Les régions densément peuplées, les systèmes urbains en particulier, doivent importer des ressources pour s’alimenter. Ceci implique que d’autres régions doivent produire plus que ce qui est nécessaire à leur propre consommation, pour pouvoir exporter vers les villes. Pour s’assurer de leur alimentation continue, les villes doivent s’assurer de la collaboration sans faille des campagnes ou des régions qui les nourrissent, et le font en établissement sur celles-ci des rapports de domination sociale : propriété privée, étatisation, colonisation, industrialisation, guerres. Pensons au colonialisme et à son importance pour le développement des villes et des états occidentaux. Tout au cours de l’histoire, les villes ont progressivement constitué le lieu du pouvoir, menant les processus de domestication de l’humanité : agriculture, esclavage, servage et salariat. Le salariat est la forme de domestication qui correspond à la révolution industrielle, et l’exode rural forma le prolétariat industriel, dépendant de l’État bourgeois.

    Parallèlement progressa aussi la domination de la nature : de la révolution néolithique à la révolution industrielle, la "nature sauvage" s’est transformée aux yeux des humains en "ressources naturelles", à mesure que les progrès techniques poussèrent de plus en plus loin les possibilités d’exploitation de la nature. La domestication des céréales permit non seulement à des plus grands groupes humains de se rassembler et créer des villes, mais aussi à des élites de se former dans ces villes autour du savoir technique et du stockage des céréales, indispensables aux populations urbaines qui en dépendaient. C’est le même schéma qui n’a cessé de se répéter depuis : la domestication d’un élément préexistant dans la nature permet à une élite de domestiquer d’autres humains.

    Prenons maintenant le contexte actuel des États industrialisés. L’ancienne classe paysanne y est maintenant considérée comme un ensemble de salarié-e-s, qui sont exploité-e-s par divers groupes privés (grands propriétaires, centrales de distribution alimentaires, semenciers, industries des machines agricoles, des pesticides, des antibiotiques, etc...) mais aussi par l’Etat (TVA, impôts fonciers, impôts de succession lors de l’héritage de la ferme, ...) Dans un tel rapport de domination et d’exploitation, les agriculteur-ice-s luttent pour leur survie et doivent produire à moindre coût, ce que les pouvoirs en place justifient grâce à leur idéologie productiviste.

    Le végétalisme contre le productivisme ?

    Selon cette idéologie, la voie du progrès est l’augmentation continue de la productivité, c’est-à-dire la diminution des coûts de production par rapport à la richesse produite. Un exemple typique de l’idéal productiviste est l’énergie nucléaire, qui était vantée à ses débuts comme une source d’énergie tellement bon marché que la mesure de sa production coûterait plus cher que la production elle-même ("too cheap to meter"). Ce qu’on voit en pratique, c’est que cette idéologie profite uniquement aux possédantEs et néglige les conséquences sociales et environnementales de la production. Le productivisme est la logique de la privatisation des profits et de la collectivisation des coûts (les fameux "coûts externes").

    Ça s’applique bien sûr au nucléaire, mais aussi à l’élevage : l’exigence de minimisation des coûts conduit à la concentration et à l’industrialisation des élevages, ce qui profite aux capitalistes énumérés précédemment (grands propriétaires, Migros, etc...) et coûte au bien-être des animaux et à la société en général. Gestion publique des pollutions, endettement de la petite paysannerie puis mise au chômage, subventions de la production de viande, de lait, etc... Il est donc faux de dire que les consommateurs et consommatrices bénéficient du faible coût des produits animaux, puisqu’en tant que contribuables, illes assument les "coûts externes".

    Le raisonnement environnementaliste de certain-e-s végétalien-ne-s comporte une dimension économiste qui ne se distancie pas clairement de l’idéal productiviste, car elle inciterait à passer à une alimentation végétalienne pour des raisons d’efficacité économique. Habituellement, cet argument est ajouté pêle-mêle à ceux qui contestent l’exploitation des animaux, et la destruction du monde en général. Un point de vue écologiste radical devrait se contenter de ces derniers arguments pour contester tant l’alimentation prédatrice que le productivisme.

    Vers un élevage industriel propre ?

    Les adeptes du développement durable et de l’écologie industrielle voudraient recycler systématiquement les sous-produits animaux dans des nouveaux procédés industriels, offrant du coup des débouchés aux industries animalivores. Premièrement, c’est une illusion que de vouloir tout recycler, puisque tout procédé dégrade de la matière et de l’énergie, comme le décrit le deuxième principe de la thermodynamique, donc essayer de tendre vers la production "zéro-déchet" se heurte à des problèmes croissants de coûts financiers, énergétiques et matériels. Des limites de l’écologie industrielle : les risques de contamination dans le recyclage des farines animales nécessitent qu’une partie des déchets animaux solides soit brûlée, ce qui est un recyclage entropiquement moins efficace que le recyclage de matière.

    Autre exemple : considérons par exemple le problème des pets de vache. Supposons que ces émanations empêchent la Suisse de respecter le protocole de Kyoto. Les ingénieurEs se demanderont : comment valoriser ce sous-produit de l’industrie laitière, ce qui nous permettra du même coup de protéger l’environnement ? On peut imaginer de traiter l’air des étables, et il faudrait pour cela que les vaches elles-mêmes y soient confinées et ne voient jamais la lumière du jour. Outre le fait que ce soit contraire aux objectifs de la libération animale, le méthane est surtout trop dilué dans l’air des étables pour être récupéré de manière rentable. On entendra alors la plaisanterie habituelle : "Ya qu’à mettre un sac au cul des vaches !" que les ingénieurEs risquent fort de prendre au sérieux quand on sait la sophistication qu’illes mettent déjà à concevoir des techniques adaptant la vie du bétail aux impératifs économiques. Imaginons qu’illes trouvent un moyen de fixer une prothèse aux vaches pour capter leurs bio-pets, ce que les vaches apprécieront aussi... Mal( ?)heureusement, des économistes de l’environnement viendront expertiser que le coût de ces prothèses dépasse les coûts externes engendrés par l’augmentation de l’effet de serre. Finalement, la solution qui s’impose : créer des vaches génétiquement modifiées pour ne pas polluer. Il paraît que la recherche scientifique y travaille déjà... Et voilà : on saura alors apprécier ces nouvelles manipulations qui réifient (en font des choses) encore plus les animaux, si c’est encore possible, sous des prétextes environnementalistes.

    Ne pas choisir entre les humains et les autres

    Nous avons pu constater, vu ses conséquences environnementales et son utilisation économique, que l’alimentation prédatrice contribue à piller la terre et à créer la misère généralisée.

    Au lieu de ne faire que déplacer les problèmes, il faut se rendre à l’évidence que le meilleur moyen de réduire la consommation est de ne pas consommer, et que la voie la plus simple pour réduire les déchets est de ne pas en produire.

    Au niveau éthique, le végétalisme s’inscrit dans le cadre de l’antispécisme (voir dans les définitions). On peut considérer que les souffrances des animaux d’élevage sont les souffrances directes que refusent les antispécistes, alors que les dégâts environnementaux de l’alimentation actuelle causent des souffrances indirectes aux animaux en détruisant leurs habitats. C’est une dimension non négligeable des intérêts en jeu dans nos choix alimentaires.

    On peut même élargir la perspective, et considérer que le végétalisme s’inscrit dans la philosophie de l’écologie profonde, qui prône notamment l’égalité morale entre toute espèce vivante, humaine, animale, végétale ou autre, et attribue aussi une valeur propre aux écosystèmes (égalitarisme biocentrique). Il s’agit selon l’écologie profonde de mettre en question non seulement la souffrance (pathocentrisme), mais globalement l’utilitarisme qui nuit au droit à l’existence de la majorité des espèces "inutiles" et condamne les autres à devenir des choses (réification), par exemple pour l’alimentation humaine. Ce point de vue serait d’autant plus cohérent pour un-e végétalien-ne que la destruction des écosystèmes comme les lacs ou les forêts à cause de nos choix alimentaires serait moralement désapprouvée en tant qu’écologiste "profond-e".

    Par contre, aucun de ces courants d’idées n’attaque implicitement les hiérarchies internes à l’espèce humaine. Il existe une tendance chez les végétalienNEs, les partisanEs de la libération animale et les écologistes profonds à considérer l’espèce humaine comme un tout indifférencié, indépendamment de la position sociale des individuEs. Ce qui n’incite guère à combattre l’injustice sociale, ni à analyser les causes internes à la société de l’écrasement de la vie non-humaine. La lutte pour la libération animale aurait tout à gagner de comprendre certaines dynamiques culturelles qui façonnent le rapport aux animaux non-humains et l’idée de "nature", pour pouvoir ensuite mieux les contrer.

    Un des risques des analyses "a-sociales" est de préconiser de réduire le nombre d’êtres humains par tous les moyens, et d’encourager les épidémies, les stérilisations forcées et les génocides. Certains déclarations de ce types ont été faites dans les années 1980 par des "deep ecologists" américains. S’il faut effectivement constater d’une part que le niveau actuel de la population humaine n’est pas soutenable pour la planète, d’autre part que l’humanisme exclusif est inacceptable, il est tout aussi inacceptable de proposer des solutions négligeant la souffrance et les intérêts des humain-e-s. Il ne s’agit pas de "venger la nature", car cela reproduit l’erreur fondamentale de considérer l’humanité comme étant séparée de la nature.

    Pour éviter ces lourdes erreurs idéologiques, il faut réaliser la complexité de la société, dont tou-te-s les écologistes et les végétalien-ne-s sont issu-e-s, et en tenir compte pour mettre en place des stratégies efficaces. Par exemple, la plus efficace et la plus digne des stratégies de contraception est une éducation féministe. En ce qui concerne l’alimentation, le passage du fast-food à une alimentation écologique et non-prédatrice ne se fera pas s’il manque le plaisir et la convivialité d’une bonne bouffe partagée. Dans ces deux exemples, on peut à la fois les intérêts humains et non-humains. Il faut conjuguer la libération animale et le respect de la biosphère en général avec la libération humaine.

    Révolution sociale et écologique !

    Il faut aussi pour cela éviter les pièges de l’environnementalisme qui ne rompt pas avec les fondements de la domination et de l’exploitation. L’idéologie du développement durable pourrait-elle récupérer le végétalisme pour sauver le capitalisme ? Le végétalisme semble pourtant en nette opposition avec l’idéologie de la croissance, ne justifiant pas l’existence d’un secteur industriel par sa contribution au PIB, mais jugeant son activité comme étant nuisible en soi.

    Dans une perspective libertaire et réellement écologiste, il faut penser le végétalisme dans une perspective de décroissance économique, de réappropriation de l’alimentation. Dans le contexte actuel, être végétalienNE pousse à cuisiner soi-même, à questionner l’industrialisation, mais à partir d’un certain seuil de tension écologique et sanitaire que nous sommes en train de passer, l’industrie produira de plus en plus de produits "écologiques et sains" ainsi que végétaliens, au-delà même des bénéfices d’image pour les entreprises.

    Mais rien ne pousse le système productif capitaliste à dépasser les conditions de production esclavagistes, que ce soit pour du bétail OGM ou des légumes bio. Rien ne le pousse à dépasser le schéma "bouffe de merde pour les prolos, diététique pour les riches". La logique productiviste demeure si on ne renverse pas le système économique qui l’incarne. La lutte pour les intérêts humains doit être intégrée de manière cohérente dans une stratégie antispéciste.

    Un des enjeux principaux est de sortir du salariat et se battre pour atteindre l’autonomie alimentaire et économique, pour l’autonomie politique (autogestion). On doit pour cela se défaire de la dépendance et de la domination de l’Occident sur le reste du monde, défier l’urbanisation/industrialisation de nos espaces, s’approprier des technologies émancipatrices, combattre la marchandisation du vivant.

    Selon ce dernier objectif, on peut argumenter qu’en étant plus sain, le végétalisme nous aide aussi à une réappropriation de la santé, évitant de recourir au salaire pour rétribuer le savoir spécialisé de la médecine bourgeoise. Certain-e-s préconisent "l’exode urbain". Pour nourrir un nombre énorme d’humain-e-s, on peut imaginer des sociétés agro-forestières communautaires, plus nourrissantes que les monocultures, en s’inspirant par exemple de la permaculture. Et si l’on ne peut pas éliminer les villes, le végétalisme peut réduire leur rapacité, et rendre plus envisageable l’autonomie alimentaire.

    Mais ces stratégies sont insuffisantes, car pour éviter de se cantonner à des expériences marginales, il faut renverser le système en place. Car, comme le montre l’histoire, l’Etat capitaliste, productiviste, marchand, etc... s’oppose toujours violemment à ce qui menace sa perennité, ce à quoi il ne peut pas s’adapter. L’objectif d’une alimentation non-prédatrice, ni pour les humains ni pour les autres espèces, s’inscrit dans une rupture vis-à-vis du rapport à la "nature" qui fonde notre société de domination et d’exploitation. Il y a donc fort à craindre que sans révolution sociale, tant la libération humaine que la libération animale se feront attendre !

    Quelques définitions

    Ces définitions sont proposées dans le but de faciliter la compréhension de certains termes. Les types d’alimentation ne sont pas à considérer comme des catégories exclusives ; dans la pratique elles sont parfois élastiques, et chacun/e définit son alimentation de façon personnelle.

    Végétarien/ne - ne consommant aucun produit issu de l’abattage des animaux, c’est-à-dire ni viande d’animaux terrestres, ni viande d’animaux marins, ni gélatine, ni présure, ni caviar.

    Végétalien/ne(ou végétarien/ne strict/e) - ne consommant que des végétaux, c’est-à-dire ni viande, ni produits laitiers, ni miel.

    Vegan - terme anglo-saxon, souvent traduit par végétalien/ne en français. Un/e vegan, en plus d’être végétalien/ne, n’utilise aucun produit d’origine animale, dans toutes les facettes de sa vie, c’est-à-dire ni laine, ni cuir, ni fourrure, ni cire d’abeille, ni produits testés sur les animaux, etc...

    Freegan - ce terme anglo-saxon s’applique aux personnes dont le mode de consommation est vegan, mais qui acceptent de se nourrir de produits d’origine animale lorsque ceux-ci sont obtenus sans soutenir leur production. Par exemple, un/e freegan mange du fromage récupéré gratuitement auprès de qulequ’un qui s’en débarasse, mais n’en achète pas.

    Frugivore / fruitarien/ne - ne se nourrissant que de fruits (frais, secs, graines) pour ne pas détruire de plantes, ce qui peut être évité dans une certaine mesure en se limitant à la cueillette de fruits.

    Crudivore - ne se nourrissant que d’aliments crus. CertainEs crudivores sont aussi végétarien/nes ou végétalien/nes.

    Libération animale - terme définissant la volonté que les animaux ne soient plus exploités par les humains, dans le but de leur en épargner la souffrance, que ce soit pour les manger, utiliser leur force, s’en servir pour la recherche, pour ses loisirs, ou autre.

    Antispécisme - courant éthique s’opposant au spécisme, c’est-à-dire à la discrimination sur la base de l’appartenance à une espèce. Très proche de la libération animale, ce courant se fonde sur le principe que les intérêts d’un animal à ne pas souffrir et à vivre une vie satisfaisante importent autant, moralement, que les intérêts équivalents d’un être humain.

    Ecologie profonde(en anglais "deep ecology") - éthique écologique selon laquelle toute la nature a une valeur propre (biocentrisme, holisme), et pas seulement une valeur utilitaire pour les humains (anthropocentrisme, environnementalisme). Toutes les espèces vivantes, mais aussi les écosystèmes, sont des sujets moraux selon l’écologie profonde. Vu la situation actuelle, certainEs "deep ecologists" préconisent une réduction importante de la population humaine.

    Ecologie sociale - ce courant de l’écologie politique propose d’analyser les causes sociales de la destruction de l’environnement, et de s’appuyer sur les luttes sociales pour créer une société écologique et libertaire.

    Ecologie industrielle - approche de l’ingéniérie visant à recycler tous les déchets industriels dans d’autres procédés, en planifiant les procédés industriels de manière intégrée. Ses promoteurs prétendent s’inspirer de la nature.

    Développement durable - terme utilisé pour désigner un développement économique qui concilierait la croissance économique avec le respect de l’environnement et l’équité sociale. Ses promoteur-ices ne remettent pratiquement jamais en cause l’idéologie et la symbolique du développement, ni les fondements de l’économie marchande.

    Permaculture - approche de l’agriculture et de l’habitat visant l’autonomie et la stabilité à long terme et à minimiser les besoins en travail et en énergie, notamment en imitant les écosystèmes naturels par la complémentarité des espèces. L’organisation dans l’espace et dans le temps doit être planifiée de telle sorte que chaque fonction soit assurée par plusieurs éléments (plantes, animaux, eau, soleil...), et que chaque élément ait plusieurs fonctions (nourriture, protection, chauffage, épuration...), pour garantir la pérennité du système.

    Anonyme

    P.S.

    Bibliographie / à lire

    Renato Pichler, "Les conséquences écologiques et économiques d’une alimentation basée sur la viande", Sennwald, ASV, 1998.

    Ed Ayres, "Beyond 2000 - will we still eat meat ?", Time Magazine (traduction Vegi-Info, Lausanne), 1999

    André Gasser, "Ecologie et végétarisme", in Vegi Info n°8, p.8-9, 1999

    Jean-Michel Jaquet, cours sur les "Ressources naturelles", Université de Genève, 2001.

    "Végétarien & Végétalien, vivre sans manger les animaux", Toulouse, A.V.I.S., 1999.

    "Manger est un acte politique !", FTP n°8, 1999.

    Clémentine Guyard, "Dame Nature est mythée : seconde mutation", Lyon, Carobella ex-natura, 2002.

    Murray Bookchin et Dave Foreman, "Quelle écologie radicale ? Ecologie sociale et écologie profonde en débat", Lyon, Atelier de création libertaire, 1994.

    "Communautés, naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français : textes", Invariance, 1994

    "Justicia animal" No1, Madrid, 2001

    www.permaculture.org


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