• A BAS LES CHEFS ! Par Joseph Dejacque

    A BAS LES CHEFS !

              Nous ne sommes plus au temps fabuleux de saturne, où le père dévorait ses enfants; ni au temps judaïque d’Hérode, où Légion massacrait toute une génération de frêles innocents; ce qui, après tout, n’a pas empêché Jésus d’échapper au massacre et Jupiter à la dévoration. Nous vivons une époque où l’on ne tue plus guère les enfants par le glaives ou la dent, et où il paraît assez naturel que les jeunes enterrent les vieux. Enterrons donc tout ce qui a fait son temps. ¾ hercule est mort. Pourquoi chercher à le ressusciter ? On ne pourrait, tout au plus, que le galvaniser. La massue est moins forte que le salpêtre, le salpêtre est moins fort que la pile électrique, et la pile électrique est moins forte que l’Idée ¾ A toute idée présente et à venir, salut !

     

              L’Autorité a régné si longtemps, sur les hommes, elle a tellement pris possession de l’Humanité, qu’elle a laissé partout garnison dans son esprit. Aujourd’hui encore, il est difficile, autrement qu’en idée, de la saper de fond en comble. Chacun des civilisés est pour elle une forteresse qui, sous la garde des préjugés, se dresse en ennemi sur le passage de la Liberté, cette envahissante amazone. Ainsi, tels qui se croient révolutionnaires et ne jurent que par la liberté, proclament néanmoins la nécessité de la Dictature; comme si la dictature n’excluait pas la liberté, et la liberté la dictature.

     

              Que de grands enfants, à vrai dire, parmi les révolutionnaires ! Et de grands enfants qui tiennent à leur dada; à qui il faut la République démocratique et sociale, sans doute, mais avec un empereur ou un dictateur, ce qui est tout un, pour la gouverner : gens montés à califourchon, et la face tournée vers la croupe, sur leur carcasse d’âne, et qui, les yeux fixés sur la perspective du Progrès, s’en éloignent d’autant plus qu’ils font plus de chemin pour s’en rapprocher ¾ les pieds dans cette position, galopant du côté opposé au-devant de la tête.

     

              Ces révolutionnaires-là, politiqueurs au cou pelé, ont conservé, avec l’empreinte du collier, la tache morale de la servitude, le torticolis du despotisme. Hélas ! Ils ne sont que trop nombreux parmi nous. Ils se disent républicains, démocrates ou socialistes, et ils n’ont de penchant et ils n’ont d’amour que pour l’autorité au bras de fer, au front de fer, au cœur de fer; plus monarchistes en réalité que les monarchiens, qui à côté d’eux pourraient presque passer pour des an-archistes.

     

              La Dictature, qu’elle soit une hydre à cent têtes ou à cent queues, qu’elle soit démocratique ou démagogique, ne peut assurément rien pour la liberté; elle ne peut que perpétuer l’esclavage, au moral comme au physique. Ce n’est pas en enrégimentant un peuple d’ilotes sous un joug de fer, puisque fer il y a, en l’emprisonnant dans un uniforme de volontés proconsulaires, qu’il en peut résulter des hommes intelligents et libres. Tout ce qui n’est pas la liberté est contre la liberté. La liberté n’est pas chose qui puisse s’octroyer. Il n’appartient pas au bon plaisir de quelque personnage ou comité de salut public que ce soit de la décréter, d’en faire largesses.

     

              La dictature peut couper des têtes d’hommes, elle ne saurait les faire croître et multiplier; elle peut transformer les intelligences en cadavres, elle ne saurait transformer les cadavres en intelligence; elle peut faire ramper et grouiller sous sa botte de verges les esclaves, comme des vers ou des chenilles, les aplatir sous son pas pesant - mais seule la liberté peut donner des ailes. Ce n’est que par le travail libre, le travail intellectuel et moral que notre génération, civilisation ou chrysalide, se métamorphosera en vif et brillant papillon, revêtira le type humain et prendra son essor dans l’Harmonie.

     

              Bien des gens, je le sais, parlent de la liberté sans la comprendre. Ils n’en ont ni la science ni même le sentiment. Ils ne voient jamais dans la démolition de l’Autorité régnante qu’une substitution de nom ou de personnes; ils n’imaginent pas qu’une société puisse fonctionner sans maîtres ni valets, sans chefs ni soldats; ils sont pareils, en cela, à ces réacteurs qui disent : « Il y a toujours eu des riches et des pauvres. Il y en aura toujours. Que deviendrait le pauvre sans le riche ? Il mourrait de faim. »

     

              Les démagogues ne disent pas tout à fait cela mais ils disent : « Il y a toujours eu des gouvernants et des gouvernés, il y en aura toujours. Que deviendrait le peuple sans gouvernement ? Il croupirait dans l’esclavage. » Tous ces antiquaires-là, les rouges et les blancs, sont un peu compères et compagnons; l’anarchie, le libertarisme bouleverse leur misérable entendement, entendement encombré de préjugés ignares, de niaises vanités, de crétinisme. Plagiaires du passé, les révolutionnaires rétrospectifs et rétroactifs, les dictaturistes, les inféodés à la force brutale, tous ces autoritaires cramoisis qui réclament un pouvoir sauveur, croasseront toute leur vie sans trouver ce qu’ils désirent. Semblables aux grenouilles qui demandent un roi, on les voit et on les verra toujours changer  leur Soliveau pour une Grue, le gouvernement de Juillet pour un gouvernement de Février, les massacreurs de Rouen pour les massacreurs de Juin, Cavaignac pour Bonaparte, et demain, s’il se peut, Bonaparte pour Blanqui...

     

              S’ils crient un jour : « A bas la garde municipale ! » c’est pour crier  l’instant d’après : « Vive la garde mobile ! » Ou bien ils troquent la garde mobile contre la garde impériale, comme ils troqueraient la garde impériale contre les bataillons révolutionnaires. Sujets ils étaient, sujets ils sont, sujets ils seront. Ils ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font. Ils se plaignent la veille de n’avoir pas l’homme de leur choix, ils se plaignent le lendemain de l’avoir trop.

     

              Enfin, à tout moment et à tout propos, ils invoquent l’Autorité «  au long bec emmanché d’un long cou », et ils trouvent surprenant qu’elle les croque, qu’elle les tue ! (1) Qui se dit révolutionnaire et parle de dictature n’est qu’un dupe et un fripon, un imbécile ou un traître; imbécile et dupe s’il la préconise comme l’auxiliaire de la Révolution sociale, comme un mode de transition du passé au futur, car c’est toujours conjuguer l’Autorité à l’indicatif présent; fripon et traître s’il ne l’envisage que comme un moyen de prendre place au budget et de jouer au mandataire sur tous les modes et dans tous les temps.

     

              Combien de nains, certes, qui ne demanderaient pas mieux que d’avoir des échasses officielles, un titre, des appointements, un représentation quelconque pour se tirer de la fondrière où patauge le commun des mortels et se donner des airs de géants ! Le commun des mortels sera-t-il toujours assez sot pour fournir un piédestal à ces pygmées ? Faudra-t-il toujours s’entendre dire : « Mais vous parlez de supprimer les élus du suffrage universel, de jeter par les fenêtres la représentation nationale et démocratique, que mettrez-vous à la place ? Car enfin, il faut bien quelque chose, il faut bien que quelqu’un commande : un comité de salut public, alors ? Vous ne voulez plus d’un empereur, d’un tyran, cela se comprend; mais qui le remplacera, un dictateur ?... Car tout le monde ne peut pas se conduire, et il en faut bien un qui se dévoue à gouverner les autres... »

     

              Eh ! Messieurs ou citoyens, à quoi bon le supprimer, si c’est pour le remplacer. Ce qu’il faut c’est détruire le Mal et non le déplacer. Que m’importe à moi qu’il porte tel nom ou tel autre, qu’il soit ici ou là, sous ce masque ou sous cette allure, il est encore et toujours en travers de mon chemin - On supprime un ennemi, on ne le remplace pas. La dictature, la magistrature souveraine, la monarchie, pour bien dire - car reconnaître que l’Autorité, qui est le mal, peut faire le bien, n’est-ce pas se déclarer monarchiste, sanctionner le despotisme, apostasier la Révolution ? Si on leur demande, à ces partisans absolus de la force brutale, à ces prôneurs de l’autorité démagogique et obligation, comment ils l’exerceront, de quelle manière ils organiseront ce pouvoir fort : les uns vous répondent, comme feu Marat, qu’ils veulent une dictature avec des boulets aux pieds et condamné par le peuple à travailler pour le peuple. D’abord distinguons : ou ce dictateur agira par la volonté du peuple, et alors il ne sera pas tellement dictateur, ce ne sera qu’une cinquième roue à un carrosse ou bien il sera réellement dictateur, il aura en mains guides et fouet, et il n’agira que d’après son bon plaisir, c’est-à-dire au profit exclusif de sa divine personne.

     

              Agir au nom du peuple c’est agir au nom de toute le monde, n’est-ce pas ? Et tout le monde n’est pas scientifiquement, harmoniquement, intelligemment révolutionnaire. Mais j’admets, pour me conformer à la pensée des blanquistes par exemple ¾ cette queue de carbonarisme, cette franc-maçonnerie ba-bé-bi-bou-viste, ces invisibles d’une nouvelle espèce, cette société d’intelligences... secrètes, - qu’il y a peuple et peuple, le peuple des frères initiés, les disciples du grand Architecte populaire, et le peuple ou tourbe de profanes.

     

              Ces affiliés, ces conspirateurs émérites s’entendront-ils toujours avec eux ? Seront-ils toujours d’accord sur toutes les questions et dans toutes leurs sections ? Qu’un décret soit lancé sur la propriété ou sur la famille ou sur quoi que ce soit les uns le trouveront trop radical, les autres pas assez. Mille poignards, pour lors, se lèveront mille fois par jour contre le forçat dictatorial. Il n’aurait pas deux minutes à vivre celui qui accepterait un pareil rôle. Mais il ne l’acceptera pas sérieusement, il aura sa coterie, tous les hommes de curée qui se serreront autour de lui, et lui feront un bataillon sacré de valets pour avoir les restes de son autorité, les miettes du Pouvoir. Alors il pourra peut-être bien ordonner au nom du peuple, je ne dis pas le contraire, mais, à coup sûr, contre le peuple. Il fera fusiller ou déporter tout ce qui aura des velléités libertaires.

     

              Comme Charlemagne ou je ne sais plus quel roi, qui mesurait les hommes à la hauteur de son épée, il fera décapiter toutes les intelligences qui dépasseront son niveau, il proscrira tous les progrès qui tendront plus loin que lui. Il fera comme tous les hommes de salut public, comme les politiques de 93, émules des jésuites de l’Inquisition. Il propagera l’abêtissement général, il anéantira l’initiative particulière, il fera la nuit sur le jour naissant, les ténèbres sur l’idée sociale, il nous replongera, mort ou vif, dans le charnier de la civilisation, il fera du peuple, au lieu d’une autonomie intellectuelle et morale, une automatie de chair et d’os, un corps de brutes. Car, pour un dictateur politique comme pour un dictateur Jésuite, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, ce qu’il y a de bon, c’est le cadavre !...

     

              D’autres, dans leur rêve de dictature, diffèrent quelque peu de ceux-ci,  en ce sens qu’ils ne veulent pas de la dictature d’un seul, d’un Samson uni-tête, mais à mille ou à cent mâchoires de baudet, de la dictature des petites merveilles du prolétariat, réputées par elles intelligentes parce qu’elles ont débité un jour ou l’autre quelques banalités en prose ou en vers, qu’elles ont barbouillé leurs noms sur les listes du scrutin ou sur les registres de quelque petite chapelle politico-révolutionnaire; la dictature enfin des têtes et des bras à poils pour faire concurrence aux Ratapoils  et avec mission, comme de juste, d’exterminer les aristocrates ou les philistins.

     

              Ils pensent comme les premiers, que le mal n’est pas tant dans les institutions liberticides que dans le choix des hommes tyranniques. Égalitaires de nom, ils sont pour les castes en principe. Et en mettant au pouvoir les ouvriers à la place des bourgeois, ils ne doutent pas que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mettre les ouvriers au pouvoir ! En vérité, il faut ne plus se souvenir. N’avons-nous pas eu Albert au gouvernement provisoire ? Est-il possible de voir rien de plus crétin ? Qu’a-t-il été, sinon un plastron ?

     

              A l’Assemblée constituante ou législative, nous avons eu les délégués lyonnais; s’il fallait juger des représentés par les représentants, ce serait un triste échantillon de l’intelligence des ouvriers de Lyon. Paris nous a gratifié de Nadaud, nature épaisse, intelligence de mortier, qui rêvait la transformation de sa truelle en sceptre présidentielle ¾ l’imbécile ! Puis aussi Corbon, le révérend de l’Atelier, et peut-être bien le moins jésuite, car lui, du moins, n’a pas tardé à jeter le masque et à prendre place au milieu et côte à côte des réacteurs (2) Tels sur les marches du trône les courtisans sont plus royalistes  que le roi, tels sur le degrés de l’autorité officielle ou légale les ouvriers républicains sont plus bourgeois que les bourgeois. Et cela se comprend : l’esclave affranchi et devenu maître exagère toujours les vices du planteur qui l’a éduqué. Il est d’autant plus disposé à abuser du commandement qu’il a été enclin ou forcé à plus de soumission et à plus de bassesse envers ses commandeurs.

     

               Un comité dictatorial composé d’ouvriers est certainement ce que l’on pourrait trouver de plus gonflé de suffisance et de nullité et, par conséquent, de plus anti-révolutionnaire. Si l’on veut prendre au sérieux le mot de salut public, c’est d’abord, en toute occasion, d’évincer les ouvriers de toute autorité gouvernementale et ensuite, et toujours, d’évincer le plus possible de la société l’autorité gouvernementale elle-même (Mieux vaut au pouvoir des ennemis suspects que des amis douteux.) L’autorité officielle ou légale, de quelque nom qu’on la décore, est toujours mensongère et malfaisante. Il n’y a de vrai et de bienfaisant que l’autorité naturelle ou anarchique. Qui fut autorité en fait et en droit en 48 ?

     

              Est-ce le gouvernement provisoire, la commission exécutive, Cavaignac ou Bonaparte ? (3) Ni l’in ni l’autre. Car s’ils avaient en main la force brutale, ils n’étaient eux-mêmes que des instruments, les rouages engrenés de la réaction; ils n’étaient donc pas des moteurs, mais des machines. Toutes les autorités gouvernementales, même les plus autocratiques, ne sont que cela. Elles fonctionnent par la volonté d’une faction et au service de cette faction, sauf les accidents d’intrigues, les explosions d’ambition comprimée. La véritable autorité en 48, l’autorité de salut universel ne fut donc pas dans le gouvernement, mais, comme toujours, en dehors du gouvernement, dans l’initiative individuelle : Proudhon fut son plus éminent représentant (je parle dans le peuple et non dans la Chambre) C’est en lui que se personnifia l’agitation révolutionnaire des masses. Et pour cette représentation-là, il n’est besoin ni de titre, ni de mandat légalisés. Son seul titre, il lui venait de son travail, c’était sa science, son génie. Son mandat, il ne le tenait pas des autres, des suffrages arbitraires de la force brute, mais de lui seul, de la conscience et de la spontanéité de sa force intellectuelle.

     

              Autorité naturelle et anarchique, il eut toute la part d’influence à laquelle il pouvait prétendre. Et c’est une autorité qui n’a que faire des prétoriens, car elle est la dictature de l’Intelligence : elle échauffe et elle vivifie. Sa mission n’est pas de garrotter ni de raccourcir les hommes, mais de les grandir de toute la hauteur de la tête, mais de les développer de toute la force d’expansion de leur nature mentale. Elle ne produit pas, comme l’autre, des esclaves au nom de la liberté publique, elle détruit l’esclavage au nom de l’autorité privée. Elle ne s’impose pas à la plèbe en se crénelant dans un palais, en se cuirassant de mailles de fer, en chevauchant parmi ses archers, comme les barons féodaux ¾  elle s’affirme dans le peuple, comme s’affirment les astres dans le firmament, en rayonnant sur ses satellites ! (4)

     

              Quelle puissance plus grande aurait eue Proudhon, étant au gouvernement ? Non seulement il n’en aurait pas eu davantage, mais il en aurait eu beaucoup moins, en supposant même qu’il eût pu conserver au pouvoir ses passions révolutionnaires. Sa puissance lui venant du cerveau, tout ce qui aurait été de nature à porter entrave au travail de son cerveau aurait été une attaque de sa puissance. S’il eût été un dictateur botté et éperonné, armé de pied en cap, investi de l’écharpe et de la cocarde suzeraines, il eût perdu à politiquer avec son entourage tout le temps qu’il a employé à socialiser les masses. Il aurait fait de la réaction au lieu de faire de la révolution.

     

              Voyez plutôt le châtelain du Luxembourg, Louis Blanc, le mieux intentionné peut-être de tout le gouvernement provisoire, et cependant le plus perfide, celui qui a tiré les marrons du feu pour la réaction; qui a livré les ouvriers sermonnés aux bourgeois armés; qui a fait comme font tous les prédicateurs en soutane ou à rubans autoritaires, qui a prêché la charité chrétienne aux pauvres afin de sauver le riche (5) Les titres, les mandats gouvernementaux ne sont bons que pour les nullités qui, trop lâches pour être quelque chose par elles-mêmes, veulent paraître. Ils n’ont de raison d’être que pour la raison de ces avortons.

     

              L’homme fort, l’homme d’intelligence, l’homme qui est tout par le travail et rien par l’intrigue, l’homme qui est le fils de ses oeuvres et non le fils de son père, de son oncle ou de n’importe quel patron, n’a rien à démêler avec ses attributions carnavalesques; il les méprise et il les hait comme un travestissement qui souillerait sa dignité, comme quelque chose d’obscène et d’infamant. L’homme faible, l’homme ignorant, mais qui a le sentiment de l’humanité, doit les redouter aussi : il ne lui faut pour cela qu’un peu de bon sens. Car si toute arlequinade est ridicule, de plus elle est odieuse, c’est quand elle porte latte !

     

              Tout gouvernement dictatorial, qu’il soit entendu au singulier ou au pluriel, tout Pouvoir démagogique ne pourrait que retarder l’avènement de la révolution sociale en substituant son initiative, quelle qu’elle fût, sa raison omnipotente, sa volonté civique et forcée à l’initiative anarchique, à la volonté raisonnée, à l’autonomie de chacun. La révolution sociale ne peut se faire que par l’organe de tous individuellement; autrement elle n’est pas la révolution sociale. Ce qu’il faut donc, ce vers quoi il faut tendre, c’est placer tout le monde et chacun dans la possibilité, c’est-à-dire dans la nécessité d’agir, afin que le mouvement, se communiquant de l’un à l’autre, donne et reçoive l’impulsion du progrès et en décuple et en centuple ainsi la force. Ce qu’il faut enfin, c’est autant de dictateurs qu’il y a d’êtres pensants, hommes ou femmes, dans la société, afin de l’agiter, de l’insurger, de la tirer de son inertie; et non un Loyola à bonnet rouge, un général politique pour discipliner, c’est-à-dire immobiliser les uns et les autres, se poser sur leur poitrine, sur leur cœur, comme un cauchemar, afin d’en étouffer les pulsations; et sur leur front, sur leur cerveau, comme une instruction obligatoire et catéchismale, afin d’en torturer l’entendement!

     

     

              L’autorité gouvernementale, la dictature, qu’elle s’appelle empire ou république, trône ou fauteuil, sauveur de l’ordre ou comité de salut public; qu’elle existe aujourd’hui sous le nom de Bonaparte ou demain sous le nom de Blanqui ! qu’elle sorte de Ham ou de Belle-Isle; qu’elle ait dans ses insignes un aigle ou un lion empaillé... (6) la dictature n’est que le viol de la liberté par la virilité corrompue, par les syphilitiques; c’est le mal césarien inoculé avec des semences de reproduction dans les organes intellectuels de la génération populaire. Ce n’est pas un baiser d’émancipation, une naturelle et féconde manifestation de la puberté, c’est une fornication de la virginité avec la décrépitude, un attentat aux mœurs, un crime comme l’abus du tuteur envers sa pupille, c’est un humanicide !

     

              Il n’y a qu’une dictature révolutionnaire, qu’une dictature humanitaire : c’est la dictature intellectuelle et morale. Tout le monde n’est-il pas libre d’y participer ? Il suffit de le vouloir pour le pouvoir. Point n’est besoin autour d’elle et pour la faire reconnaître, de bataillons de licteurs ni de trophées de baïonnettes; elle ne marche escortée que de ses libres pensées, elle n’a pour sceptre que son faisceau de lumières. Elle ne fait pas la loi, elle la découvre; elle n’est pas Autorité, elle fait autorité. Elle n’existe que par la volonté du travail et le droit de la science. Qui la nie aujourd’hui l’affirmera demain ! Car elle ne commande pas la manœuvre en se boutonnant dans son inertie, comme un colonel de régiment, mais elle ordonne le mouvement en prêchant d’exemple, elle démontre le progrès par le progrès.

     

              - Tout le monde au même pas ! Dit l’une, et c’est la dictature de la force brute, la dictature animale. 

              - Qui m’aime me suive ! Dit l’autre, et c’est la dictature de la force intellectualisée, la dictature hominale.  L’une a pour appui tous les hommes bergers, tous les hommes troupeaux, tout ce qui commande et obéit au bercail, tout ce qui est domicilié dans la Civilisation. L’autre a pour elle les individualités faites hommes, les intelligences décivilisées.

              L’une est la dernière représentation du paganisme moderne, le soir de clôture définitive, ses adieux au public. L’autre est le début d’une ère nouvelle, son entrée en scène, le triomphe du Socialisme. L’une est si vieille qu’elle touche à la tombe; l’autre est si jeune qu’elle touche au berceau.

              - Vieille ! C’est la Loi ¾ Il faut mourir !

              - C’est la Loi de nature, enfant ¾ tu grandiras !

     

    Joseph Déjacque

     

    NOTES

     

    (1) Par opposition à la garde nationale, la garde mobile était une création du Gouvernement provisoire et lui servira à écraser les ouvriers insurgés de juin 1848 : « La révolution de février avait rejeté l’armée hors de Paris. La garde nationale, c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses nuances variées, constituait la seule force. Cependant, elle se sentait à elle seule inférieure au prolétariat. Au surplus, elle était obligée, non sans y faire la résistance la plus acharnée, non sans susciter cent obstacles divers, d’ouvrir peu à peu ses ranges et, partiellement, d’y laisser entrer les prolétaires armés. Il ne restait donc qu’une seule issue : opposer une partie des prolétaires à l’autre partie. Dans ce but, le Gouvernement provisoire forma vingt-cinq bataillons de gardes mobiles, de 1000 hommes chacun, composés de jeunes gens de 15 à 20 ans. Ils appartenaient pour la plupart au lumpenprolétariat (...) (Recrutés très jeunes) ils étaient tout à fait influençables et capables des plus hauts faits d’héroïsme et de l’abnégation la plus exaltée, comme des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus infâme. Le Gouvernement provisoire les payait à raison de 1, 50F par jour, c’est-à-dire les achetait. Il leur donnait un uniforme particulier, c’est-à-dire qui les distinguait extérieurement de la blouse (de l’ouvrier) Comme chefs ou bien on leur attacha des officiers pris dans l’armée permanente ou bien ils élisaient eux-mêmes de jeunes fils de bourgeois dont les rodomontades sur la mort pour la patrie et le dévouement à la République les séduisaient. C’est ainsi qu’il y avait face au prolétariat de Paris une armée tirée de son propre milieu, forte de 24000 hommes, jeunes, robustes, pleins de témérité. Le prolétariat salua de ses vivats la garde mobile au cours de ses marches à travers Paris. Il reconnaissait en elle ses combattants d’avant-garde sur les barricades. Il la considérait comme la garde prolétarienne en opposition avec la garde nationale bourgeoise. Son erreur était pardonnable. » (Marx, Les Luttes de classes en France, p. 39) Dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire, le communard Gustave Lefrançais raconte que, jeune instituteur en chômage, il faillit s’engager dans la garde mobile, puis préféra finalement s’inscrire dans les Ateliers Nationaux.

    (2) Pour étayer sa dénonciation des ouvriers acceptant de jouer le rôle d’otage politique de la bourgeoisie, Déjacque cite trois cas particulièrement typiques, la révolution de 1848 ayant agi comme un révélateur.

    Albert (1815-1895), fils de paysan, ouvrier mécanicien, membre des sociétés secrètes sous la Monarchie de juillet, participe aux insurrections de 1832, 1834 et 1839. En février 1848, il devient secrétaire du Gouvernement provisoire avec Louis Blanc, dont il est l’adjoint comme vice-président de la Commission du Luxembourg. Il se distingue par sa passivité et de vagues ambitions. Député de Paris, il est compromis jusqu’en 1859. Il se présentera en vain aux élections sénatoriales de 1879.

    Martin Nadaud (1815-1898), maçon limousin, prit part aux Journées parisiennes de 1831 et 1832; à la veille de la révolution de 1848, adepte du communisme réformiste de Cabet. Députe de la Creuse à l’Assemblée Législative, il devient, après le 13 juin 1849, un des dirigeants de la Montagne démantelée. Dans les milieux républicains, des gens comme Émile de Girardin envisageront sa candidature pour l’élection présidentielle de 1852. Obligé de s’exiler à Londres, après le 2 décembre, il sera partisan de « l’union des républicains », d’où ses aigres reproches à Déjacque lors de l’enterrement de Jean Goujon, le 24 juin 1852. Il vivra pratiquement en Angleterre jusqu’à la proclamation de la République en septembre 1870. Préfet de la Creuse pour Gambetta, dans l’expectative sous la Commune, il sera conseiller municipal de Paris, puis député radical « opportuniste ». Il laisse une intéressante autobiographie, Les Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon (1895)

    Anthime Corbon (1808-1891) commença à travailler à l’âge de sept ans comme « attacheur de fils, accroupi sous le métier d’un tisserand rural de la Haute-Marne ». Forte personnalité d’autodidacte, il devient typographe et un des fondateurs (et le principal rédacteur) de l’Atelier, « organe spéciale de la classe laborieuse, rédigé par des ouvriers exclusivement ». Ce journal regroupait des ouvriers influencés par le saint-simonien et socialiste catholique Buchez.

    En 1844, le journal mènera une vigoureuse campagne contre l’extension du « livret », qui asservissait l’ouvrier à son employeur. Déjacque semble avoir fait ses premières armes de journalistes à l’Atelier (dans la liste des « rédacteurs accidentels » donnée par Armand Cuvillier dans Un journal d’ouvriers, l’Atelier, 1840-1850, éd. Ouvrières, Paris, 1954, p. 202, on trouve un « Jacques, colleur »); en tous cas, il est cosignataire d’une affiche de l’Atelier en février 48. Il se séparera très rapidement d’eux, car ces ouvriers modérés ou tout du moins leurs responsables, vivement sollicités par les milieux conservateurs qui voyaient en eux un moindre mal, se laissant volontiers intégrer au nouvel appareil politique bourgeois : cependant que le gérant du journal, Pascal, devient lieutenant-colonel de la garde nationale, Corbon, élu député de Paris, est un des vice-présidents de la Constituante dont Buchez est président. L’Atelier prend parti contre les insurgés de juin. Après l’écrasement du prolétariat parisien, Corbon a cessé d’être utile pour les conservateurs raffermis : il ne sera pas réélu à la Législative de mai 1849. Journaliste et publiciste sous l’Empire, maire du 15ème arrondissement sous le Siège, « conciliateur » entre Versailles et Paris sous la Commune, Corbon finira sénateur inamovible de la IIIème République.

    (3)  Au Gouvernement provisoire formé le 24 février 1848 à l’Hôtel de Ville, succéda en mai, après les élections à l’Assemblée Constituante, une Commission exécutive de cinq membres, qui, à son tour, dut s’effacer lorsque, le 24 juin, l’Assemblée délégua les pleins pouvoirs au général Cavaignac pour écraser l’insurrection des ouvriers parisiens. Louis Bonaparte, député de la Seine à la Constituante, fut élu président de la République au suffrage universel le 10 décembre 1848.

    (4) Durant la IIème République, Proudhon, député de la Seine à la Constituante, exerça une grande influence grâce aux journaux successifs qu’il anima. Dès 1847, il avait créé un journal à un sou, c’est-à-dire à grande diffusion, le Représentant du Peuple, qui ne survivra pas au rétablissement du timbre et du cautionnement après juin 1848. Il fut remplacé par Le Peuple, puis par La Voix du Peuple, qui aura son imprimerie saccagée le 13 juin 1849 par les gardes nationaux bourgeois et disparaîtra en mai 1850 à la suite d’un procès et sous le faix des amendes. Enfin Le Peuple de 1850. Fin 1849, Proudhon avait dû fuir en Belgique.

    (5) Louis Blanc (1811-1882) fit carrière sous la Monarchie de juillet comme militant républicain et socialiste. Sa brochure sur l’Organisation du travail (1839) le rendra célèbre. Avec Albert, il sera secrétaire du Gouvernement provisoire, puis président de la « Commission du gouvernement pour les travailleurs », dite Commission du Luxembourg, du lieu où elle siégeait. Élu député de la Seine à la Constituante. Mis en accusation après les journées de juin, malgré sa passivité lors de l’insurrection, pour son attitude lors de la manifestation du 15 mai, il par en Angleterre. En 1852, avec Cabet et Pierre Leroux, il essaiera de réunir les proscrits dans une « Union socialiste ». IL était présent lors de l’enterrement de Jean Goujon le 24 juin 1852, où Déjacque lit son poème dénonçant les anciens membres du gouvernement provisoire. Il ne rentrera en France qu’en septembre 1870, après la chute de l’Empire. Élu député aux élections de 1871, il sera hostile à la Commune, tout en se prêtant à diverses manœuvres de conciliation entre Versailles et Paris. Il finira député du parti radical dont il était l’un des leaders.

    (6) Le fort de Ham où fut un moment enfermé le prétendant Louis Bonaparte sous la Monarchie de juillet; Belle-Isle où avait été enterré Blanqui de 1850 à 1857, avant d’être transféré en Corse puis en Algérie, pour être libéré au printemps 1859.

     

    Essai de biographie de Joseph Déjacque

     

    1822 -

    Naissance à Paris. Pour payer la pension de son fils à l’école Salives, rue Lenoir, (actuelle rue Aligre dans le Faubourg saint Antoine), sa mère, veuve, y travaillera comme lingère.

    1830 -

     Révolution de Juillet  : insurrection parisienne, chute de Charles X, monarchie bourgeoise avec le duc d’Orléans, Louis-Philippe.

    1834 -

    Le jeune Déjacque entre comme apprenti du commerce des papiers peints dans une manufacture de la rue Lenoir.

    1839 -

    Commis de vente chez un négociant en papiers peints du boulevard des Capucines.

    1841 -

    Engagement dans la marine de guerre, où il restera jusqu’en 1843. Il navigue en Orient. Plus tard, dans Le Libertaire, Déjacque résumera ainsi son expérience de la vie militaire : « Un chef a toujours raison » (Paroles d’un capitaine de corvette à un matelot) « L’autorité a toujours tort » (L’ex-matelot)

    1843 - 

    Durant trois ans, commis de magasin rue Louis le grand.

    1847 -

    Il adopte le métier qui restera le sien jusqu’à la fin de sa vie, celui de peintre en bâtiment et « colleur » (de papier peints). Fréquentation du groupe ouvrier qui rédige le journal l’Atelier.

    La IIème République

     

    1848 -

    Révolution de Février : insurrection parisienne, chute de Louis-Philippe, formation d’un Gouvernement provisoire à l’Hôtel de Ville et proclamation de la République le 24 février, sous la pression du prolétariat parisien armé. C’est la « république fraternelle ». Déjacque a pris part aux combats.

    16-17 mars : Manifestation des bataillons bourgeois de la garde nationale contre le Gouvernement provisoire et contre-manifestation ouvrière le lendemain. Publication d’une pièce en vers, Aux ci-devant dynastiques, aux tartuffes du peuple et de la liberté, qui traduit les illusions et les revendications du prolétariat parisien en cette période. Déjacque fréquente les clubs socialistes, entre autres « Le Club de l’émancipation des femmes », (Pauline Roland, Jeanne Deroin.)

    16 avril : Rappel de l’armée à Paris par le Gouvernement provisoire, prenant prétexte d’un rassemblement des ouvriers au Champ de Mars.

    23 avril : Élections à l’Assemblée Constituante. Majorité rurale et bourgeoisie conservatrice. C’est « la République honnête ».

    10 mai : Déjacque s’inscrit aux Ateliers Nationaux. Au cours du premier semestre 1848, la moitié des ouvriers parisiens sont réduits au chômage.

    15 mai : La Constituante envahie par les ouvriers parisiens. Arrestation des principaux chefs socialistes. Il devient évident que l’antagonisme entre la bourgeoisie, toutes fractions réunies, et le prolétariat parisien ne peut se régler que par les armes.

    22 au 25 juin :Insurrection des ouvriers parisiens qui se rendre maîtres de la moitié de la ville. L’Assemblée constituante donne les pleins pouvoirs au général républicain Cavaignac. Sous son commandement, l’armée et la garde nationale, faisant usage de l’artillerie, écrasent l’insurrection : 3000 morts parmi les insurgés, 15000 transportés (déportés). Parmi eux Déjacque, sur les pontons de Cherbourg puis de Brest. Le prolétariat est éliminé du jeu politique en tant que force autonome.

    10 décembre : Élection de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de son oncle, à la présidence de la République grâce aux votes paysans.

    1849 -

    21 mars : La loi Faucher contre le droit d’association, c’est-à-dire interdiction des derniers clubs populaires. La libération de Déjacque se situe en mars ou en mai.

    11 mai : avant de se séparer, la Constituante approuve l’action du corps expéditionnaire français en faveur du pape contre la République Romaine. Élections à l’Assemblée législative. Majorité ouvertement réactionnaire dominée par les royalistes.

    12 juin : A la veille de la manifestation annoncée, Déjacque semble avoir été arrêté et emprisonné durant quelques temps à la Force (à Paris)

    13 juin : Échec de la manifestation de la Montagne et de la garde nationale pour appuyer la demande, déposée par l’Assemblée, de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres à l’occasion du bombardement de Rome par les troupes françaises. Les chefs montagnards prennent le chemin de l’exil. Un an après la défaite du prolétariat, à laquelle elle a puissamment contribué, la petite bourgeoisie démocrate est à son tour éliminée en tant que force politique indépendante.

    15 juin : A Lyon, soulèvement du quartier ouvrier de la Croix-Rousse : 150 morts, 1500 condamnations.

    1851 -

    Août : Parution des Lazaréennes, fables et poésies sociales.

    Octobre : l’auteur passe en jugement sous la triple inculpation « d’excitation au mépris du gouvernement de la République, d’excitation à la haine entre les citoyens et d’apologie de faits qualifiés crimes par la loi. Il y avait en effet dans ce recueil une fable qui contenait l’apologie des Journées de juin » (Gazette des Tribunaux, du 23 octobre). Condamné à deux ans de prison et 2000f d’amende, Déjacque passe en Belgique puis en Angleterre.

    2 décembre : Coup d’Etat militaire de Louis Bonaparte.

    Période anglaise

    1852 -

    Mai : Gustave Lefrançais, qui sera membre de la Commune et de l’Internationale, emprisonné au lendemain du coup d’Etat, débarque à Londres. Le premier jour, il y retrouve Déjacque, « une ancienne connaissance des clubs de 1848 », qui lui trace un tableau pessimiste de l’émigration au bord de la Tamise (Souvenirs d’un Révolutionnaire, 1886) :

    « Si, économiquement, la situation des proscrits est peu satisfaisante, elle ne l’est guère plus sous le rapport moral, à entendre mon compagnon.

    Ils sont incessamment tiraillés par deux groupes principaux qui se disputent leur direction politique. « Ledru-Rollin est le chef du premier, composé de la plupart des ex-députés et de tous ceux qui, en province, exerçaient une influence électorale sérieuse en faveur de ces messieurs. Soit convictions, soit intérêts, ils s’affirment nettement comme républicains, mais aussi comme antisocialistes. La république c’est eux, comme autrefois l’Etat c’était Louis XIV; et, en dehors d’eux, il n’y a plus que des imbéciles ou des traîtres. « Ils font grand étalage des situations sacrifiées à leurs convictions et n’admettent pas qu’en exil leur autorité soit méconnue. « Les pyatistes, du nom de Félix Pyat qui en est la personnalité la plus notoire et la plus respectée, groupés sous le drapeau de la « Commune révolutionnaire », renfermant des socialistes militants et des blanquistes. Ce groupe représente l’élément le plus désintéressé et le plus ardent du parti révolutionnaire, toutes réserves faites à l’égard de quelques individualités plus bruyantes que réellement actives. Mais s’ils s’inspirent plus de sympathie que leurs rivaux, les Rollinistes, on peut leur reprocher le ton déclamatoire de leur littérature, qui n’a malheureusement ni la netteté ni la simplicité de celle de Blanqui, dont la plupart d’entre eux se réclament pourtant. « Beaucoup de proscrits enfin, peu soucieux d’être dirigés, comprenant aussi l’impossibilité d’organiser une action sérieuse en dehors du milieu où elle doit se produire, se contentant d’aller à toutes les réunions où les intérêts communs sont en jeu. On les appelle les Indépendants et ils sont assez mal vus par les embrigadés des deux autres groupes. « Déjacque affirme même que tout nouvel arrivant trouve habituellement au pont de Londres, dès qu’il y débarque, des amis de Ledru et des amis de Pyat qui, en vrais garçons d’hôtel, se le disputent pour en faire un adhérent de plus à leur clan respectif. Venu par le train de Southampton qui descend près de Waterloo Bridge, j’ai ainsi, me dit-il, échappé à ce véritable racolage. « Il existe encore un petit clan tout spécial, composé de chefs d’écoles et de leurs principaux disciples... Cabet, Pierre Leroux et Louis Blanc en sont, pourrait-on dire, les trois chefs. »

    24 juin : A l’occasion de l’enterrement d’un insurgé des Journées de juin 48, Déjacque dénonce publiquement la responsabilité des anciens membres du Gouvernement provisoire : « Un de nos camarades, l’ouvrier Goujon, de Beaune, raconte Gustave Lefrançais, est mort d’une phtisie contractée lors de son arrestation à la suite du Deux-Décembre et que les brouillards de Londres, combinés avec la misère, ont développée avec une effrayante rapidité. Tous les proscrits ont été convoqués à son enterrement, le premier depuis le coup d’Etat. « La bière était recouverte d’une serge rouge, afin que la population de Londres sût bien que c’était le convoi d’un proscrit français. Goujon fut enterré à Hampstead, au nord de la ville. « C’était précisément le 24 juin 1852, quatrième anniversaire de la grande bataille socialiste. « Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière, Félix Pyat, Nadaud, les deux Leroux, Greppo, Martin Bernard, tous ex-représentants du peuple, marchant en tête du cortège, se trouvèrent ainsi placés au premier rang autour de la fosse dans laquelle, sans autre cérémonie religieuse, on descendait le corps de notre pauvre camarade. « Nadaud prononce quelques mots d’adieu, après lesquels les assistants s’apprêtèrent à partir.

     

    « Tout à coup surgit un homme, jeune encore et pourtant déjà presque chauve, la figure hâve et blafarde, le regard à la fois triste et narquois, véritable type enfin de prolétaire parisien. « Les républicains bourgeois, dont il a flagellé maintes fois le lâche égoïsme dans les réunions de proscrits, ne le connaissaient que trop. Pressantant ce qui va se passer, ils tentent de se retirer, mais les assistants se sont resserés : impossible de partir. Ils étaient à l’honneur, ils seront à la peine; ils doivent s’y résigner. « Le colleur de papier, Déjacque, le poète des misérables, relie cette scène à l’anniversaire de juin 1848, et lance, aux mitrailleurs des prolétaires, cette vigoureuse apostrophe :

     

     

    ß

    « Alors, comme aujourd’hui,

    « En juin quarante-huit,

    « C’était jour d’hécatombe;

    « Alors au cliquetis

    « Des sabres, des fusils,

    « Au bruit sourd de la bombe,

    « Sous un lit de pavés,

    « Pour bien des réprouvés,

    « S’entrouvrait une tombe.

    « Aujourd’hui, comme alors, devant le réacteur,

    « Un des nôtres, frappé par le plomb des tortures,

    « Tortures de la chair et torture du coeur,

    « Mortelles flétrissures,

    « Un des nôtres, mâchant le désespoir subtil,

    « Ainsi qu’une amère cartouche,

    « Est tombé mutilé sur la sanglante couche

    « Aux barricades de l’exil !

    « Aujourd’hui, comme alors, assassins et victimes

    « Se trouvent en présence !... Enseignements sublimes !

    « Ceux qui nous proscrivaient, à leur tour aux proscrits.

    « Le glaive à deux tranchants de la force brutale,

    « Dont ils frappaient le Droit soulevé dans Paris,

    « Ce glaive s’est contre eux, dans une main rivale,

    « A la fin retourné !

    « C’est que toujours le crime est un appel au crime.

    « Le coup d’Etat de juin, ce vampire anonyme,

    « En vous, Tribuns, en vous, Bourgeois, s’est incarné,

    « Et Décembre n’en est que l’enfant légitime.

    « Ex-bravi de l’autorité,

    « Frappez-vous la poitrine, et, devant cette bière,

    « Qu’amendant le passé, le présent vous éclaire.

    « Il n’est qu’un talisman pour tous : la liberté ! »

     

              « Littéralement épouvantés par ces paroles vengeresses, prononcées d’une voix stridente, presque sauvage, les ex-dictateurs de 1848, Ledru-Rollin et Louis Blanc, se retirent mornes et sans trouver un mot à dire, eux qui, cependant, n’ont jamais manqué jusqu’alors de faire leur propre apologie. Le maçon Nadaud et quelques autres fanatiques de l’auteur de l’Organisation du Travail (Louis Blanc), oubliant que, l’heure venue, leur idole a lâchement abandonné ceux dont il était l’apôtre avant février, reprochent aigrement à Déjacque son « incartade intempestive » qui va réveiller les discordes assoupies devant l’ennemi commun. (...) L’ennemi commun, citoyen Nadaud, c’est tout ce qui, à Londres et à Paris, ne songe à gouverner que pour mieux garantir les privilèges sociaux contre les revendications prolétariennes, les uns au nom de l’Empire, les autres au nom de la République, ne l’oubliez pas ! »

              Alors que proscrits bourgeois et vedettes politiques s’arrangent assez bien grâce à leur fortune personnelle ou à leurs relations, la vie est dure pour la plèbe des proscrits. Pour survivre, il faut se grouper, ce que font, à Soho, Déjacque et Lefrançais avec quelques compagnons de misère : « Le matin, un peu de café au lait où il entre plus des deux tiers d’eau et un atome de cassonade. Le soir, quelques tranches de foie de boeuf grillées; c’est plus savoureux et ça épargne le beurre. Nous arrosons le tout d’une copieuse tasse thé quasi noir et le moins sucré possible : il est ainsi plus digestif. Tel est notre ordinaire. Le dimanche, si les fonds ne sont pas trop bas, chacun a, près de son « couvert », une demi-pinte de porter ! Ce qui, entre nous, confine au luxe... « asmatique » comme dit le brave père Didier (un ancien tisseur qui fait office de chef cuisinier) pour asiatique... ! »

              Une partie des réfugiés, sans travail, n’échappent au naufrage complet que grâce aux souscriptions recueillies dans les grands ateliers de Paris et de toute la France, qui permettent de leur allouer une maigre allocation hebdomadaire de quatre shillings. Mais le coterie de politiciens se disputent le contrôle de la « Commission de répartition » des fonds : « C’est surtout après le 2 décembre (1851) que la misère fut grande parmi la proscription. Les souscriptions fraternelles, eussent pu, bien employées, sans doute assurer du travail et du pain à tous les nécessiteux.  Mais des sociétés, dites de secours mutuels, accaparèrent les fonds, et sous la direction de la cohue des chefs révolutionnaires et de leurs satellites, des sommes énormes furent gaspillées au grand détriment de la dignité et de l’activité des travailleurs. Les soleils déchus, qui aspirent encore aux sphères gouvernementales, attirèrent dans leur cercle et firent graviter autour d’eux bon nombre de réfugiés désorientés, d’invalides forcés ou volontaires du travail; et toutes ces infirmités globulaires, ventres vides, bouches affamés, esprits et cœurs timorés, devinrent le cortège obligé de ces astres de la Dictature en exil.

              Les prétendants à l’autorité ont toujours en grande vénération cette maxime antédiluvienne : démoraliser pour régner. Afin de pouvoir prendre impunément des allures de maître, il faut bien créer des natures d’esclaves. Les fiers, ceux qui gardèrent la conscience du droit, furent le petit nombre.

     

     

              Et, il faut le dire, bien des demandes en grâce, bien des défections ignominieuses n’eurent pour cause que ces levains de fange déposés au sein de la proscription souffreteuse dans un but de convoitise pour d’altières prétentions personnelles, et cela par les hauts et puissants seigneurs de la démocratie, ces émigrés de fraîche date qui, comme les émigrés de l’ancien régime, mourront sans avoir rien oublié ni rien appris. Ah ! tant que, sous le nom de Société du 10 Décembre (bonapartiste) ou de la Révolution, de Saint-Vincent-de-Paul ou de La Commune-Révolutionnaire, de Saint-François-Xavier ou de La Marianne (société secrète républicaine et socialiste en France au début du IIème Empire), même, tant que les prolétaires consentiront à n’être qu’une meute qu’on mène en laisse, ils mériteront l’épithète de « vile multitude » dont un vil personnage les a qualifiés. Ce qu’il faut, pour mériter le nom d’homme, c’est que chacun s’affirme dans son individualité révolutionnaire et agisse sous la libre inspiration de ses pensées anarchiques. » (2ème éd. des Lararéennes, note 10, p. 188.)

     

    1853 -

     

    26 juillet :A Jersey, lors de l’enterrement de Louise Julien, militante et poétesse morte phtisique des suites de la prison, Déjacque fait à nouveau scandale en prenant la parole après Victor Hugo, vedette républicaine, et en prononçant un autre discours critique : « Plus tard, à Jersey, je prononcerai un autre discours comme protestation d’une décision prise en assemblée générale des proscrits, et qui investissait Victor Hugo du mandat de parler seul, et au nom de tous, aux funérailles de Louise Julien, une proscrite. Que Victor Hugo parle en son nom à lui, et comme simple individu, sous sa responsabilité personnelle, rien de mieux; mais en mon nom, et malgré moi encore, c’est un droit qu’il n’a pas et qu’il ne peut avoir, pas plus que je n’ai celui de parler au nom des autres, les autres fussent-ils assez crétins pour m’en donner mandat. Prétendre traduire la pensée, toute la pensée, rien que la pensée des autres, témérité insolente ! Le croire, absurdité collective ! Allons donc, sujets volontaires, esclaves d’habitude : « Laissez faire, laissez passer ! », comme disent les libres-échangistes, et appliquez à toute chose cette maxime revue et corrigée : « Chacun pour soi et la Liberté pour tous ! » Il s’agissait ce jour-là d’ensevelir une de ces courageuses pauvreses, morte faute de mille soins qu’on ne se procure qu’à prix d’or. Aussi, cette mort pèse-t-elle autant sur les heureux de la proscription que sur les heureux proscripteurs. » (2ème éd. des Lazaréennes, note 7, p. 186) C’est à Jersey où il semble avoir vécu de la fin 52 au début 54 que Déjacque écrit la Question Révolutionnaire.

    Période américaine

     

    1854 -

    Au printemps, Déjacque s’embarque pour New York.

    Juin : Lecture publique de la Question Révolutionnaire et des Notes dans la salle de conférence de la « Société de la Montagne », à New York. Scandale, polémiques avec les républicains bourgeois.

    Juillet : Publication en brochure de la Question Révolutionnaire.

    1855 -

    Déjacque signe le manifeste inaugural de l’Association Internationale, premier brouillon de l’Internationale, qui se crée alors à Londres et a plusieurs groupes en Amérique. Au cours de l’année, il quitte New York pour la Nouvelle-Orléans.

    1856 -

    A la Nouvelle-Orléans, comme durant tout son séjour en Amérique, Déjacque vit de son travail de peintre en bâtiment. Publication d’un pamphlet, Béranger au pilori, où il reprochait au célèbre chansonnier sa contribution à la légende napoléonienne et au culte du grand homme. A diverses reprises, Déjacque manifeste publiquement son opposition au système esclavagiste et dénonce la corruption électorale. Après en avoir donné lecture dans « les salons d’un beer house, rue Royale », vaine tentative de publier un pamphlet, La terreur aux Etats-Unis.

    1857 -

    Année particulièrement productive, celle où il écrit l’Humanisphère, utopie anarchique, publie la lettre à Proudhon (sur l’être humain, mâle et femelle), donne une édition considérablement augmentée des Lazaréennes.

    1858 -

    Février : Echec d’une souscription pour la publication de l’Humanisphère. Au printemps, Déjacque quitte définitivement la Louisiane et regagne New York. Avec quelques fonds recueillis auprès d’autres réfugiés politiques et d’Américains sympathisants, et surtout en rognant sur ses maigres ressources, il commence la publication du Libertaire, journal du mouvement social, dont il sera pratiquement le seul rédacteur.

    9 juin : Parution du premier numéro, avec l’Humanisphère comme feuilleton littéraire. Huit numéros paraîtront dans l’année. En France, attentat d’Orsini contre Napoléon III, renforcement de la dictature militaire et policière, la bourgeoisie à des nostalgies orléanistes. Sous le titre Tremblement de têtes en Europe, conclusion d’un billet du Libertaire : « Ainsi le Barbe-Bleu impérial touche aux moments suprêmes. Anes, mes bourgeois, ne voyez-vous rien venir ? Vous ne voyez que la dictature ou les d’Orléans ? Eh bien, moi, je vois deux cavaliers qui s’avancent, le Génie de l’Avenir et la Némésis de la Misère, et, plus loin, la Révolution sociale qui flamboie et l’arbre de liberté qui verdoie. »

    1859 -

    Publication de 12 numéros du Libertaire. Ses correspondants en Europe sont, à Bruxelles, deux journaux socialistes français, Le Bien-Etre Social et Le Prolétaire, à Londres l’Association Internationale et des adresses privées, à Genève le journal humoristique et politique suisse Le Carillon St-Gervais.

    Guerre d’Italie.

    Octobre : aux Etats-Unis, échec de l’abolitionniste John Brown à Harper’s Ferry pour soulever les esclaves. Faits prisonniers par les esclavagistes, John Brown et ses compagnons sont pendus.

    1860 -

    Faute de moyens financiers, la parution du Libertaire devient très irrégulière. Publication de 6 numéros dans l’année.

    Aux Etats-Unis, l’antagonisme entre États esclavagistes du Sud et abolitionnistes du Nord va s’aggravant.

    1861 -

    Début février : parution du 27ème et dernier numéro du Libertaire. Décourage, Déjacque quitte l’Amérique à la veille de la guerre de Sécession. Passant par l’Angleterre et la Belgique, il rentre en France, profitant de l’amnistie de 1860.

    La fin : On ne sait rien de certain sur les dernières années : « Déjacque est mort, fou de misère, à Paris en 1864 », note brièvement Gustave Lefrançais dans ses Souvenirs d’un Révolutionnaire.

     

    (Le texte, les notes et la biographie de Joseph Déjacque sont extraits de A BAS LES CHEFS ! Recueil de plusieurs écrits de cet ouvrier révolutionnaire, contemporain de Marx et de Lautréamont, paru aux Editions du champ Libre en 1971

    et  réédité par depuis les Editions Ach Brojsch)

     

     

    -Brochure rééditée en avril 2001 - Disponible contre un échange ou à prix libre -

    - No Copyright - Libre reproduction & diffusion -


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    1
    Lundi 24 Octobre 2016 à 07:26

    Dans la société actuelle, c'est les enfants qui contrôlent les parents. Les enfants savent que les lois les protègent plus, et donc, bien souvent ils en abusent et c'est bien dommage. Je bosse dans l'immobilier sous la loi Girardin (simulationgirardin.com) et j'ai rencontré des cas où c'est les enfants qui décident du choix d'achat de maison/appartement de leurs parents.

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