• Accueil

    LA BANDE

    En 1911, l'anarchie a trouvé ses bonzes

    Qui parlottent qui bavassent

    Qui voient pas voient le temps qui passe.

    Les mômes bossent en usine

    Claquent du grisou dans les mines

    Mais dans la rue Ordener

    On pille les exploiteurs.

     

    Attention aux pruneaux

    Quand s'pointe la bande à Bonnot

    Mort aux capitalos

    V'la les bandits en auto.

     

    Quand le Bel Octave

    Vide son révolver place du Havre

    Le bourre mange la pommade

    En hommage à Libertad

    On dit qu'l'époque est belle

    C'est peut-être pour ses dentelles

    Que le sous-dirlo de la Sûreté

    Se prend ses tripes sur ses pieds.


    Bonnot, Callemin, Garnier

    Ont fini dans leur raisiné

    La bonne France a couru

    A Valsé, dansé dans les rues

    Mais craignez tas d'charognes

    Tous planqués derrière vos cognes

    Que n'reviennent les années folles

    Des bandits en bagnoles.

    (PARABELLUM)

    __________________________________________________________________

    Accueil

    MERCI AUX COPAINS POUR LEURS COMMENTAIRES. SALUT & FRATERNITE !

    _____________________________________________

    __________________________________

    Dédié à quelqu'un qui saura se reconnaître... ->

    Accueil

    Accueil

    Accueil

     

    Accueil

    ______________________________________________________

    Accueil

     

    ___________________________________________________

    ... D'ailleurs, que nous importe un lointain avenir ? C'est aujourd'hui qui t'intéresse, camarade d'aujourd'hui. Et aujourd'hui, tu le vois trop, ne peut être beau qu'en toi. Sois donc chrétien, jusqu'à mépriser le prêtre, stoïcien jusqu'à mépriser les crimes des Marc Aurèle et les âneries de Loisel, anarchiste jusquà t'écarter en souriant de tous les groupes. Han Ryner.

    _______________________________________________________


    ___________________________________________________________

    Il y a a quelque chose d'extrément prétentieux et si parfaitement stupide chez ces gens qui font semblant d'être heureux, tandis qu'ils tremblent de pouvoir pleurer dans les bras de ceux qu'ils dédaignent...

    _____________________________________________________

    Accueil

    SANTE CASERIO

     

    Accueil

    KILLING JOKE - THE FALL OF BECAUSE, Peel Session, 27-04-81

     

    Accueil

    DRANEM : Le Trou De Mon Quai.

     

    Accueil

    iL y A dAnS ce BLoG, pRinCipaLeMent cONsacré à l'iNDiViduaLiSme aNArChIste, aU VégéTALiSme eT à La peTite ChaNsonNetTe, beaUCoup pLus dE leCTUreS qU'iL n'Y parAîT !

    A VouS dE LeS tROUVeR...

     


    Accueil

    La chanteuse FREHEL. Il n'est pas distingué :

     

    Accueil

     

    Accueil

    Charlus à la scène, accompagné d'une dame.

    Ce qui ne l'empêchait pas de chanter de si délicieuses chansons...

    Accueil

    Accueil

     

    Accueil

     

  •                   Les crimes de Dieu

                                  L'évolution religieuse

                    De l'absurdité criminelle des religions

                                                           Sébastien Faure

    L'évolution religieuse

    De multiples travaux scientifiques ont merveilleusement mis en lumière la théorie du transformisme, cette théorie qui constate ce fait que, dans la nature, rien n'est immobile ou immuable, que tout évolue, se modifie, se transforme.

    Il a paru intéressant à des esprits studieux de rechercher si cette loi d'évolution trouve son application dans le monde des idées et il semble d'ores et déjà établi que l'idée Ñ comme la matière Ñ traverse une incessante succession d'états et perpétuellement se métamorphose.

    Si l'on admet que l'idée n'est elle-même qu'un reflet interne de l'ambiance, qu'une adaptation au tempérament de chacun des sensations reçues, des impressions ressenties, dire que, dans l'a nature, tout se transforme, c'est, du même coup, avancer que l'idée Ñ aussi bien que toute chose et de la la même façon Ñ est soumise aux lois du transformisme.

    Mais comme, dans beaucoup d'esprits, il y a doute à l'égard des origines matérielles de toute idée, j'ai pensé qu'il y aurait utilité à contrôler l'exactitude de cette thèse qui assimile l'idée à l'être organisé, en appliquant à une idée donnée une rigoureuse observation et j'ai fait le choix de l'idée religieuse, tant à cause du rôle considérable qu'elle a joué dans le passé, que de la place par elle encore occupée dans nos préoccupations, qu'en raison du réveil clérical auquel nous assistons.

    Tout être organisé naît, se développe et meurt. Il s'agit de savoir si l'on rencontre dans l'idée religieuse trois phases: la naissance, le développement et la mort.

    Ces trois périodes formeront la division de mon sujet; en conséquence, ma conférence comprendra trois parties:

    • Naissance
    • Développement
    • Disparition de l'idée religieuse

    J'y ajouterai quelques rapides considérations d'ordre général et d'actualité.

    Des monceaux de livres ont été écrits sur l'origine des cultes et si l'on réunirait tous ceux qui ont pour objet la recherche des conditions et circonstances qui ont jeté sur notre planète l'idée de l'existence d'une ou plusieurs divinités, on pourrait en former aisément une des plus vastes bibliothèques connues.

    Sur ce point: «Où, quand, comment l'idée de Dieu s'est-elle présentée à l'esprit humain ?» les opinions sont multiples et contradictoires.

    En l'absence de documents précis, il n'y a, il ne peut y avoir que des hypothèses.

    Voici celle qui me paraît la plus vraisemblable, et si je me hâte de déclarer qu'il ne s'agit ici que d'une hypothèse et d'une série de conjectures, il me sera permis néanmoins d'ajouter que la probabilité de ces conjectures et de cette hypothèse me frappe et, je l'espère, saisira votre raison.

    Le besoin de savoir, c'est-à-dire de comprendre, d'expliquer les phénomènes au sein desquels l'individu se meut; le besoin de savoir, non pour le seul plaisir de science mais dans le but d'utiliser les forces qui l'entourent et de neutraliser celles qui menacent sa vie, ce besoin de savoir, on le trouve en vous, en moi, en nous tous. Il existe à des degrés divers, mais, peu ou prou, on le rencontre chez tous.

    Le développement incessant des connaissances humaines est une preuve suffisante que ce besoin n'est pas particulier à nos civilisations contemporaines. Les vestiges déjà fort anciens des premiers efforts réalisés par nos ancêtres en vue de connaître, prouvent que ce besoin remonte aux âges les plus reculés. Il est donc permis d'inférer de ces constatations que le besoin de savoir est inhérent à l'individu arrivé à un certain degré de développement.

    Ce besoin engendrant l'idée de Dieu, voilà l'hypothèse. Voici maintenant les conjectures expliquant fort plausiblement la genèse de cette idée.

    A l'origine, les phénomènes, petits ou grands, gardaient à l'égard des aïeux des allures de mystère. La nature impénétrée, n'ayant encore livré aucun de ses secrets, l'homme fut pendant des siècles comme un esquif ballotté par la tempête et impuissant à se guider. Cependant, vint une époque où la nécessité de chercher à se rendre compte se fit impérieusement sentir. L'Être humain pouvait-il rester éternellement désarmé en face des forces naturelles, des éléments des fléaux ligués contre lui, des ennemis de toute nature coalisés contre son existence ?

    Il s'ingénia à trouver des explications nécessaires. Sa complète ignorance ne lui permettant pas de donner aux phénomènes observés une explication positive et vérifiable, il fut fatalement conduit à faire intervenir une pléiade d'acteurs surhumains auxquels il attribua prodigalement toutes les puissances.

    Peuplée de bruit, de couleur, de formes, d'images et d'impressions variables à l'infini, son imagination devint le graduel réceptacle de mille et mille idées chaotiques bouleversées, contradictoires, dont tout son être fut la proie forcément docile. Dans le vent qui mugissait, dans la tempête qui grondait, dans la foudre qui éclatait, dans le soleil qui éclairait sa marche, dans la nuit qui l'enveloppait de ténèbres, dans la pluie qui tombait, notre ancêtre vit tantôt des Êtres amis ou ennemis, tantôt la manifestation de malveillance ou de bonté d'autres Êtres habitant des régions supérieures.

    Dieu fut donc, tout d'abord, la personnification des éléments et des phénomènes naturels, ou encore la matérialisation des causes renfermant ces phénomènes ou déchaînant ces éléments.

    La succession des jours et des nuits, le cours des saisons inspirèrent aux hommes l'idée de temps. Hier, aujourd'hui, demain leur apparurent comme les trois termes du temps: le passé, le présent, l'avenir. Et comme, tandis que mouraient fatalement les individus, tandis que se succédaient les générations, le vent continuait à mugir, la tempête à gronder, la foudre à éclater, le soleil à luire, la pluie à tomber, ils conçurent des êtres vivant un temps considérable et peut être toujours, conséquemment doués d'immortalité.

    Dans leurs courses vagabondes au travers des steppes incommensurables, ils se firent une idée de l'espace sans borne et eurent l'impression de l'illimité dans l'espace comme dans le temps.

    Naissance de l'idée religieuse

    L'idée de Dieu, sous ce double rapport, devint le prolongement jusqu'à l'absolu des contingences observées, des relativités connues.

    Dans le soleil qui faisait mûrir les fruits, activait la végétation et emplissait de clarté sa grotte ou sa cahute, l'aïeul vit l'ami, le bienfaiteur, le Bien. Dans le froid qui arrêtait la pousse des plantes et engourdissait ses membres, dans la nuit qui peuplait sa caverne de fantômes ou de carnassiers avides de sa chair, bref dans tout ce qui menaçait ou supprimait son existence, il incarna l'ennemi, le Mal.

    Et c'est ainsi qu'il inventa l'Esprit du Bien et du Mal, des Divinités amies et ennemies, des Dieux de lumière et de ténèbres: Dieu et Satan.

    Encore une fois, rien ne prouve irréfutablement que les choses se soient passées ainsi; mais il est permis de l'admettre, parce que, si nul document décisif ne vient à l'appui de cette série d'hypothèses, rien non plus ne vient en démontrer l'inexactitude ou confirmer une autre série de suppositions.

    Au besoin je pourrais invoquer les deux considérations que voici en faveur de mon hypothèse.

    Vous n'ignorez pas qu'il existe sur certains territoires de la planète des êtres qui par leur type, leur conformation, leurs habitudes, la situation géographique des régions qu'ils habitent, leur langage, leurs tendances, font revivre à nos yeux les époques depuis longtemps disparues. Or, le récit des voyageurs qui ont visité ces contrées dénommées sauvages et vécu plus ou moins longtemps au sein de ces civilisations primitives est conforme en tous points à l'opinion que je viens d'émettre touchant à l'apparition de l'idée de Dieu, et les premières formes qu'elle a revêtues.

    Seconde considération: vous savez aussi que l'enfant reproduit, avec une surprenante rapidité il est vrai, mais assez exactement, tous les anneaux de la chaîne ancestrale. Eh bien ! voyez l'enfant : il est ignorant, et pourtant tourmenté de curiosité; il est crédule, épris du merveilleux et tout enclin, soit à forger de toutes pièces, aussitôt que travaille sa turbulente imagination, des êtres surhumains soit à voir dans les éléments qui l'entourent ces êtres eux-mêmes.

    Dès lors, est-il déraisonnable de penser qu'au cours de ses premiers siècles, à l'époque de son enfance, l'humanité ait procédé de mime ?

    Ils se trompent donc ou plutôt ils vous trompent impudemment les imposteurs de toutes les religions qui prétendent que Dieu créa l'homme à son image. Nous voyons clairement à présent que, tout au contraire, c'est l'ignorance humaine qui donna naissance aux Dieux et les créa à l'image de l'individu lui-même.

    Oui, l'homme créa Dieu à son image, dotant les Dieux de tous les attributs dont l'idée lui était venue par la constatation de ses propres forces et de ses propres faiblesses, des qualités et de ses défauts, accordant aux uns la bonté, attribuant aux autres la méchanceté, auréolant ceux-ci de lumière, condamnant ceux-là à se mouvoir dans l'obscurité, les plaçant tous dans des conditions données de temps et de lieu, mais envisageant toutes ses Divinités à travers le verre grossissant de son imagination ignorante et, par suite, poussant jusqu'au delà de l'observé, du vécu, les attributs de toute nature gratuitement concédés à ces fils de son cerveau.

    Développement de l'idée religieuse

    On conçoit sans peine que l'idée de Dieu Ñ tout d'abord purement spéculative Ñ ne devait pas, ne pouvait pas tarder à se prolonger dans le domaine social.

    Admettre l'existence d'une Divinité, c'est reconnaître la nécessité des liens qui unissent la créature au Créateur et la religion (censure, relier) n'est autre chose qu'un ensemble de croyances et de pratiques, reliant l'homme à Dieu, stipulant les droits de celui-ci et les devoirs de celui-là.

    Dès l'origine, l'idée de religion rencontre l'idée de supériorité s'incarnant dans les biceps les plus robustes.

    Les tribus primitives étaient en état perpétuel de guerre. Mais les guerriers comprirent vite que leur force musculaire n'aurait qu'un temps, qu'ils n'auraient pas toujours vingt-cinq ou trente ans, que de plus jeunes viendraient et les remplaceraient. Et pour conserver sa suprématie, l'autorité du coup de poing accepta avec empressement le concours de l'autorité morale, cette force nouvelle.

    La coalition était fatale. Elle se produisit. C'est sous la forme du Dieu des armées qu'elle se manifesta. On vit une poignée de combattants soutenus par le fanatisme faire mordre la poussière à une armée entière, folle de terreur; parce que les oracles consultés s'étaient prononcés contre elle.

    Le pilote, à son tour, invoqua le Dieu des tempêtes, le laboureur le Dieu des moissons, et il y eut bientôt une multitude de dieux et de demi-dieux se combattant dans leurs manifestations.

    Mais le besoin de savoir rongeait l'esprit humain. Des penseurs étaient nés qui crurent avec raison que la toute-puissance ne pouvait se diviser, qu'il ne saurait y avoir conflit, rivalité entre les tout-puissants. Et le monothéisme sortit sous la poussée de ces observations.

    Le christianisme fit son apparition. A ses débuts, ce fut un courant populaire, une lutte des faibles contre les forts, et si nous voulions établir un parallèle entre l'époque où Jésus-Christ, né dans une étable, de parents pauvres, pauvre lui-même, choisissait douze apôtres parmi les plus pauvres, prêchait avec eux en faveur des déshérités; et l'époque que nous traversons aujourd'hui où des hommes à la parole ardente demandent plus de bien-être, plus de justice, plus d'égalité, il nous serait possible d'en démontrer l'analogie frappante.

    Durant plus de deux siècles, le christianisme poursuivit son oeuvre populaire, poussent les opprimés à la révolte, faisant la guerre aux riches. Aussi voyait-on le patriciat romain donner en pâture aux fauves des milliers et des milliers de chrétiens.

    Mais des hommes se mêlèrent à ce mouvement qui lui imprimèrent une orientation nouvelle. Tirant parti du mysticisme de l'époque, comprenant que les temps du réalisme n'étaient pas encore venus, ils dépouillèrent insensiblement Jésus-Christ de son humanité, le divinisèrent, le convertirent en un fondateur de religion nouvelle et, crédules, ignorants, fanatiques, les disciples de l'homme de Bethléem s'éloignèrent peu à peu des revendications immédiates et des préoccupations terrestres; ils remplacent par la résignation et l'amour de la croix l'esprit de révolte qui les avait jusqu'alors animés; ils n'aspirèrent plus qu'à un monde de béatitudes éternelles mettant en pratique cette parole de l'Écriture attribuée à Jésus-Christ: «Mon royaume n'est pas de ce monde».

    Et lorsque Constantin s'aperçut que le christianisme, tueur de colères et fomenteur de soumissions, était de nature à consolider son pouvoir, il lui tendit la main et la paix fut faite.

    A partir de ce moment, l'idée chrétienne prit une extension extraordinaire, un développement vertigineux. Elle eut l'oreille des Grands, donna des conseils aux monarques. Devant elles les fronts les plus altiers se courbèrent.

    Du moment que la vie n'était qu'un court passage dans cette vallée de larmes qu'était la terre une seule chose importait: le salut de notre âme. Le progrès était retardé, la pensée enchaînée. Douter était un crime, aucune pénalité n'était assez sévère pour le réprimer.

    On vit l'idée religieuse s'associer à tous les abus, à toutes les exploitations. Les papes dominent les rois; les évêques commandent aux seigneurs. A la voix enflammée des Pierre l'Ermite, des Saint-Bernard et des moines qui parlent au nom du Christ des millions de combattants s'ébranlent, au travers l'Europe en marche vers l'Orient, à la conquête du tombeau de Jésus et des terres qu'a foulées aux pieds le Messie.

    Des générations de fidèles couvrent l'Occident de cathédrales magnifiques, de gigantesques basiliques. La musique, la poésie, la sculpture, le théâtre, la peinture, l'éloquence, la littérature, toutes les manifestations artistiques, pénétrées de catholicisme, retracent les grandes lignes de la Légende biblique. Les esprits sont sous le charme, les volontés sous le joug. L'humanité tremble; elle adore... Dieu triomphe ! C'est l'apogée.

    Disparition de l'idée religieuse

    Mais le besoin de savoir continue son oeuvre.

    A travers les siècles, les sciences ont progressé. Sorti de la longue et douloureuse période de tâtonnement, l'esprit humain commence à s'orienter résolument vers la lumière. D'audacieuses natures ont fièrement pris en main le flambeau de la raison. Les vaines explications d'antan ne suffisent plus à l'ardente curiosité de ces chercheurs. Ils secouent impatiemment le fardeau des superstitions.

    La physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'astronomie expliquent en partie ces phénomènes qui remplissaient de crainte et d'admiration les ancêtres. Les vieilles traditions sont ébranlées. La lutte devient ardente entre ceux qui veulent savoir et ceux qui se cristallisent dans la foi. Le Dogme et la Raison mettent aux prises un Dieu sans philosophie et une philosophie sans Dieu.

    Les conceptions antiques de l'univers sont bouleversées de fond en comble. Les investigations des savants, secondées par de puissants appareils promenés à travers l'espace, mettent le monde terrestre en communication avec les lois de la mécanique céleste. Les tendances matérialistes se font jour, s'affirment, se développent, battant en brèche le spiritualisme enfantin et grossier des âges précédents.

    L'hypothèse Dieu est de plus en plus éloignée. Un Dieu qui recule cesse d'être Dieu.

    Un irrésistible courant entraîne vers l'athéisme nos générations désabusées. Plus un homme sait, moins il est disposé à croire, et on se demande comment nos générations hésitent encore à se débarrasser d'une foi qui s'en va.

    L'idée religieuse ne se maintient plus que par la force de la vitesse acquise. II y également des impressions d'enfance dont on ne peut se débarrasser brusquement. Enfin, les idées et les croyances sont comme les vieilles amies avec lesquelles on a vécu trente quarante ans auxquelles mille souvenirs vous rattachent, et qu'on ne saurait abandonner brutalement.

    Il n'est donc pas extraordinaire que nous mettions tant de temps à nous laisser aller à la vie matérialiste.

    Mais, c'est indéniable, les dieux s'en vont, et nous en trouvons l'aveu sous la plume même de nos adversaires.

    Derniers avatars du cléricalisme

    Cette décrépitude de l'idée religieuse a produit deux avatars. Dans le domaine politique, c'est la réconciliation de la République avec l'Église, de toute nécessité monarchiste.

    Dans le domaine économique, c'est le socialisme chrétien.

    Sentant le terrain se dérober sous ses pas, l'Église a fait acte d'adhésion officielle à la République par l'organe du pape lui-même et nous trouvons dans l'élection de Brest un curieux exemple dans ce sens.

    Dans ce pays essentiellement monarchiste, deux candidats étaient en présence: le comte de Blois, partisan du trône et de l'autel, et l'abbé Gayraud, partisan de l'autel seulement. C'est ce dernier que, de toutes ses forces et ouvertement, le clergé a soutenu.

    N'est-ce pas là une concession faite par l'Église qui, se sentant périr, a mis sur sa face un masque républicain ?

    Cette conversion ne peut être sincère, puisque l'Église admet un Dieu devant la volonté duquel tout doit s'incliner et que le Pouvoir doit venir d'en haut, alors que la République entend la volonté de tous exprimée et le pouvoir venant d'en bas.

    Non content de se faire républicain, le Pape a arboré à sa tiare une cocarde socialiste. Voilà ce que nous ne saurions supporter.

    Qu'il vous plaise à vous, cléricaux, d'entrer dans la République et que les républicains vous y admettent, tant pis pour eux ! Mais que vous émettiez la prétention de résoudre la question sociale, nous ne vous le permettrons pas.

    Qu'avez-vous fait durant les longs siècles de votre domination exclusive ? Vous vous êtes alliés aux patrons, aux nobles, aux rois. Vous vous êtes faits les complices de toutes les iniquités, de toutes les exploitations. Et c'est aujourd'hui que vous n'êtes plus rien, que vous ne pouvez plus rien faire, que cette idée vous vient de vous intéresser aux vaincus de la lutte sociale  ?

    Vous ne ferez rien, parce que vous ne pouvez rien faire. J'irai plus loin. Vous n'avez pas le droit de tenter quoi que ce soit en ce sens.

    Tout ce qui existe est de par la volonté de Dieu. C'est parce que Dieu l'a voulu qu'il y a des pauvres et des riches, des exploités et des exploiteurs, que les uns meurent de faim alors que d'autres crèvent d'indigestion, et ce serait sacrilège à vous de vouloir y changer quoi que ce soit, criminel de vouloir corriger l'Ïuvre du Créateur dont les desseins sont impénétrables.

    Nous avons le droit de nous plaindre: vous, le devoir de vous résigner, confus, chagrins, mais soumis !

    Terrain d'entente ? Conclusion

    Il y a pourtant un moyen de nous entendre. Vous avez vous-même dit: «Les biens terrestres sont périssables et méprisables alors que les biens célestes seront une jouissance, un bonheur qui n'aura pas de fin». Eh bien, nous ne vous disputerons pas les seconds, mais laissez-nous les autres. D'autant qu'il nous sera facile de faire de la terre un paradis; la haine fera place à la bonté et la vallée de tourments à un Éden. Et l'heure est venue de faire tout cela.

    Je dis aux républicains, aux socialistes: Prenez garde ! Ces hommes à qui vous avez enlevé la foi veulent avoir de légitimes satisfactions. Il ne leur faut plus de vagues promesses. Il leur faut des solutions immédiates. Plus vous attendrez, plus les solutions violentes s'imposeront.

    De l'absurdité criminelle des religions

    Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Et le monde qui nous entoure, d'où procède-t-il ? Le rigoureux enchaînement des faits dont la nature nous donne l'incessant et régulier spectacle, est-il le résultat du hasard ou d'un plan magnifique sorti d'une intelligence infinie, servie par une volonté tout-puissante ?...

    Ces questions, d'une importance capitale, il y a des siècles que l'humanité se les pose. Suivant la réponse qu'on y fait, la vie est une quantité négligeable ou d'extrême importance.

    Ces problèmes ne sont pas encore résolus et, peut-être une certaine obscurité planera-t-elle toujours sur ces questions.

    Toutefois, si la science n'est pas encore parvenue à dissiper toute hésitation sur cas divers pointe, elle a réussi à éliminer du nombre des conjectures que ne peut admettre la raison, l'hypothèse «Dieu» qu'avaient enfantée les époques reculées d'ignorance.

    L'état actuel de la science ne permet plus qu'aux esprits bourrés ou crédules de se réfugier dans la foi pour y trouver les données nécessaires à la solution de ces problèmes redoutables.

    Supposons que, par une de ces nuits superbes où le scintillement des étoiles ravit nos regards, deux personnages se promènent et échangent les impressions que leur suggère ce grandiose spectacle.

    Supposons que nos deux personnages soient un enfant et un prêtre.

    L'enfant est de cet âge ou l'esprit tourmenté par la curiosité ne cesse de faire jaillir des lèvres mille et mille questions. Il interroge le prêtre sur le comment et le pourquoi de ces splendeurs infinies qui roulent dans l'espace.

    Le prêtre lui répond:

    «Mon enfant, tous ces mondes qui provoquent justement votre admiration sont l'Ïuvre de l'Être suprême. C'est son infinie sagesse qui règle leur marche, sa toute-puissante volonté qui maintient l'ordre et assure l'harmonie dans l'univers. Nous aussi, nous sommes l'oeuvre de ce Créateur. Il a daigné nous faire connaître, par l'intermédiaire des êtres qu'il a choisis, les voies dans lesquelles il plate que nous marchions. Se conformer à ces voies, c'est le bien, la vertu. S'en éloigner, c'est le mal le péché. La vertu prépare une éternelle béatitude, le péché... [illisible] châtiment... [illisible] fin. Révélateur et Providence, tel est ce Dieu à qui nous devons tout».

    Mais voici que survient un troisième promeneur. Celui-là est un matérialiste, un athée, un penseur, libre. Il prend part à la conversation. Il réplique à l'enfant que l'ordre qui règne dans la nature est le résultat des forces qui régissent l'ensemble des êtres et des choses. Il affirme que Dieu n'est qu'une invention sortie de l'imagination ignorante de nos ancêtres; qu'il n'y a pas de Providence, etc.

    La discussion qui s'élève alors entre le croyant et l'athée n'est que le résumé des ardentes controverses que soulève depuis des siècles la question religieuse.

    C'est de cette discussion que ma conférence se propose de condenser en plaçant sous les yeux de mon auditoire toutes les pièces du litige. Au cours de cette discussion, je m'efforcerai d'établir

    1. Que l'hypothèse "Dieu" n'est pas nécessaire
    2. Qu'elle est inutile
    3. Qu'elle est absurde
    4. Qu'elle est criminelle

    Les deux premiers points se rattacheront plus spécialement au Dieu-Créateur; le troisième au Dieu-Rédempteur et le quatrième au Dieu-Providence.

    L'hypothèse "dieu" n'est pas nécessaire

    Les preuves en faveur de lois régissant les rapports de toutes choses et mourant simultanément l'autonomie de chaque être et la dépendance mutuelle ou la solidarité (l'harmonie) dans l'ensemble, ces preuves sont de nos jours si abondantes et si décisives que les plus croyants des croyants eux-mêmes ont renoncé à le contester.

    Mais avec cette souplesse de dialectique qui le caractérise et qui a donné naissance à une casuistique spéciale, l'Esprit religieux se réfugie derrière le raisonnement que voici:

    «Il y a des lois naturelles auxquelles obéissent les monde éparpillés dans l'espace. Soit. Mais qui dit Loi dit Législateur. De plus, le législateur doit être revêtu d'une puissance supérieure et antérieure aux forces que sa loi soumet. II existe donc un Législateur suprême».

    II faut avouer que bon nombre de personnes ont cru voir dans cette argumentation une considération décisive en faveur de l'hypothèse «Dieu» proclamée ainsi nécessaire.

    L'erreur de ces personnes est explicable aisément. Elle provient de cette analogie que d'habiles sophistes cherchent à créer entre les lois naturelles qui régissent la matière et les lois humaines.

    Le raisonnement de ces casuistes est le suivant:

    «Les lois qui régissent les sociétés humaines ont nécessité l'intervention du législateur. Ceci et cela s'impliquent fatalement. En conséquence, l'existence des lois qui gouvernent les astres et les planètes comporte rigoureusement l'existence d'un Législateur suprême, supérieur et antérieur à ces lois et c'est ce Législateur que nous appelons Dieu».

    Eh bien ! cette analogie est radicalement erronée. Il n'y a aucune similitude entre les lois naturelles et les lois humaines.

    Première différenciation. Les lois naturelles sont extérieures (antérieures et postérieures) à l'humanité. On sait et on conçoit que bien avant l'apparition sur notre globes des premières formes humaines, les lois de la mécanique céleste s'appliquaient à notre planète et à tous les corps gravitant dans l'espace. On sait et on conçoit également que, s'il advient que par une cause quelconque, les conditions d'existence nécessaires à l'espèce humaine disparaissent de la terre que nous foulons aux pieds, les astres et notre petite planète elle-même continueront leur évolution séculaire sans que la plus légère modification y soit apportée.

    Tandis que les lois humaines sont - le mot l'indique - inhérentes à l'humanité. Ce sont des législations, c'est-à-dire un ensemble de prescriptions et de défenses formulées par des humains.

    Deuxième différenciation. Les lois naturelles ont un caractère de constance d'immuabilité. C'est la caractéristique de toutes les lois touchant à la physique, à la chimie, à l'histoire naturelle, à la mathématique. Toutes au contraire des précédentes, les lois humaines Ñ parce que faites par des humains qui passent et applicables à des êtres qui passent aussi Ñ sont essentiellement transitoires, fugitives et même contradictoires.

    Troisième différentiation. Les lois naturelles ne supportent aucune infraction. L'infraction serait le miracle et il est prouvé que le miracle n'existe pas, ne peut pas exister.

    Par contre, les codes humains sont à tout instant violés. Les forces sociales, police, gendarmerie magistrature, etc. attestent que nombreuses sont les infraction que subit la Législation humaine.

    Quatrième différenciation. Les lois naturelles enregistrent les faits sans les déterminer. Le pilote, par exemple, consulte la boussole et ce n'est point pour obéir à ses injonctions, mais parce qu'elle agit selon sa nature, que l'aiguille aimantée, en se dirigeant sensiblement vers le nord, permet au navigateur de s'orienter. Tandis que les lois humaines réglementent les faits sans, le plus souvent les enregistrer ou en tenir compte. C'est ainsi que, sans tenir compte des désirs qui nous mouvementent, des impulsions qui nous animent en vertu de l'irrésistible loi d'attraction des deux sexes entre eux, le législateur humain réglemente les rapports sexuels, les classifie en permis et en défendus, les catégorise en légitimes et illégitimes.

    On pourrait ajouter encore à cette liste des contradictions ou différences qui existent entre les lois naturelles et les lois humaines. Les précédentes suffisent et permettent de conclure que l'analogie à l'aide de laquelle on cherche à jeter la confusion dans les esprits est absolument inexacte et que les conséquences qu'on veut en tirer sont de tous points inadmissibles.

    Donc, considérée à ce point de vue, l'hypothèse d'un «Dieu»-législateur suprême n'est pas nécessaire.

    «Mais alors objectent les Déistes, comment expliquer l'Univers ? Dites-nous tout d'abord qui a fait la matière et ensuite d'où lui viennent ces forces qui la mouvementent et maintiennent les corps en équilibre dans le temps et dans l'espace ?».

    Qui a créé la matière

    Et tout d'abord, qui a crée la matière ? Voici ma réponse.

    Par l'imagination tracez une ligne indéfinie à travers l'espace. Essayez d'en mesurer la longueur. Épuisez-y la langue de la mathématique. Additionnez des centaines de milliards à des milliards de milliards. Multipliez ce formidable total par une somme mille milliards de fois plus fabuleuse. Dites-moi si vous parviendrez à pouvoir fixer l'étendue de cette ligne imaginaire à travers l'espace ? Pouvez-vous dire: «Voici le point A d'où elle part; voici le point B où elle aboutit» ? Non, vous ne le pouvez pas. L'espace est sans limite, et, dans tous les coins et recoins de cet incommensurable espace, on rencontre la matière à un état quelconque gazeux, liquide ou solide.

    La matière est donc partout.

    Cet «illimité» dans l'espace implique «l'illimité» dans le temps. Tous les «sans bornes» sont solidaires. Et de fait, tirez dans les siècles qui forment le passé une ligne imaginaire. Prolongez-la dans les successions des âges qui constituent l'avenir. Là encore, ajoutez les uns aux autres les chiffres les plus fantastiques. Pouvez-vous, remontant le cours des âges, trouver le point de départ, le principum, l'origine ? Pouvez-vous, descendant les siècles, en arriver à leur consommation définitive ? Non.

    La matière est donc non seulement partout, mais toujours.

    Ces qualités d'«indéfini» on les retrouve encore dans toutes les autres propriétés de la matière: le volume par exemple.

    Supposez un volume colossal de matière. Vous sera-t-il raisonnablement permis de prétendre qu'il faut en rester là ? qu'on ne peut rien y ajouter ?

    Faites maintenant l'opération inverse: divisez une partie en cent, en mille, en un million de parties. Serez-vous parvenus é l'extrême limite de cette divisibilité ? Ne pourrez-vous plus fractionner ?...

    Donc, pas de limite non plus dans la divisibilité de la matière.

    En conséquence, à cette première question: «Qui a fait la matière ?» je réponds que cette question n'aurait de raison d'être que s'il était possible d'assigner à cette matière une origine, un commencement, une borne. Or, il est constaté que cette assignation est impossible. Dès lors, point n'est besoin de recourir à une conjecture à laquelle on attribuerait un rôle qui n'est pas nécessaire.

    A ce point de vue encore, l'hypothèse «Dieu» n'est pas nécessaire.

    L'hypothèse "dieu" est inutile

    Les constatations qui précèdent ont acquis aujourd'hui une force telle et se sont si bien généralisées que les Déistes n'osent plus s'inscrire ouvertement en faux contre elles. Mais ce serait mal les connaître que de s'imaginer qu'ils désarment pour cela.

    «Eh bien ! soit !» disent-ils.

    «L'espace et le temps sont illimités. Nous vous accordons également que le mouvement est partout. Mais ce mouvement lui-même, d'où vient-il ? Quelle est la puissance qui l'a incorporé dans la matière ? Cette puissance qui non seulement mouvemente les corps, mais encore ordonne harmonieusement au mouvements voilà ce que nous appelons Dieu. Les corps ne se sont pas Impulsés tout seuls. Il a bien fallu que l'élan leur soit donné; la force communiquée. Ce coup de pouce initial mettant en branle tous les mondes, ne faut-il pas qu'un Être quelconque l'ait donné ?».

    C'est toujours la séculaire querelle entre spiritualistes et matérialistes qui, sous une forme légèrement rajeunie, se reproduit ici.

    D'où vient le mouvement

    Croyant que, de par sa nature, la vile matière est inerte, les Déistes avancent que si on l'aperçoit mouvementée Ñ ce qui est indéniable Ñ c'est qu'une énergie extérieure à la matière à l'origine, y a pénétré, s'y est installée et lui a impulsé la force qui lui faisait défaut.

    Or, rencontre-t-on dans la nature un seul phénomène qui soit à même de donner quelque valeur à cette opinion ?

    Absolument aucun; et toutes les observations qu'on fait tendent à affirmer que le mouvement est une des propriétés inhérentes à la matière et matière lui-même. On a beau explorer l'espace, sonder les profondeurs de l'océan ou fouiller les entrailles du sol, non seulement on rencontre partout la matière, mais on la trouve constamment mouvementée.

    Ce caractère d'universalité de la force dans l'espace suffirait à nous permettre de conclure à l'immanence de cette force dans le temps.

    Cette immanence des milliers et des milliers de constatations viennent l'établir. La théorie de l'évolution consacre le transformisme incessant de la matière; elle repose sur les métamorphoses ininterrompues que subissent les êtres et les choses ; elle sert à expliquer le perpétuel devenir. Cette modification sans arrêt, cette succession d'états aussi lente que certaine, n'est-ce pas l'irréfragable preuve de la continuité du mouvement, l'attestation sans réplique de la présence du mouvement dans les âges les plus reculés, comme la certitude de la même présence dans les avenirs les plus lointains ?

    Qui ne connaît le principe auquel, en mécanique, on a donné le nom de "persistance de la force" ? Qui ne sait que la force, le mouvement jamais ne disparaissent, jamais ne diminuent; qu'il y a simplement mutation, c'est à dire changement dans la nature et les effets du mouvement, mais que, s'il est ici chaleur, là lumière, ailleurs électricité, le mouvement tout entier se transmet en dépit des aspects divers sous lesquels il se révèle, mais encore une fois, jamais ne subit la plus minime diminution.

    C'est l'application au mouvement de cette vérité en chimie: "Rien ne se crée, rien ne se perd".

    Conséquemment, on peut affirmer que le mouvement est une propriété de la matière; qu'on ne peut concevoir celle-ci sans celui-là et que s'il est impossible d'assigner à la matière un commencement, il est non moins impossible d'assigner au mouvement une origine, puisqu'on ne peut pas plus observer la matière sans mouvement que le mouvement sans matière ; qu'ainsi, enfin, considérée comme ayant imprimé à la matière, par le coup de pouce initial, le mouvement originel, l'hypothèse «Dieu» n'est d'aucune utilité.

    L'ordre dans l'univers

    Quant à ce que notre entendement appelle «l'ordre et l'harmonie dans l'Univers», remarque que nous qualifions d'ordonner ce qui est en accord avec les observations qu'il nous e été donné de faire. La succession régulière des jours, des nuits des saisons, la répétition prévue des mômes phénomènes, la constatation des mêmes effets faisant suite aux mêmes causes, en un mot l'observation toujours identique à elle-même de ronchonnement rigoureux et méthodiques des mêmes faits: voilà ce que nous appelons l'ordre.

    Tout changement, toute infraction à ces sortes de règles issues de la multiplicité et de la constance de nos constatations personnelles et des observations générales constitue le désordre.

    En un mot, ordre et désordre étant deux tertres dont la signification est exclusivement subjective, est considéré comme ordre tout ce qui est conforme aux notions que nous nous sommes faites ou que l'on nous a inculquées ; est considéré comme désordre tout ce qui y est contraire.

    En conséquence, l'harmonie que nous remarquons dans le cosmos procède de notre esprit. Et ces admirables qualités d'ordre qui nous suspendent en Contemplation devant la régularité de l'agencement universel, c'est notre intellect qui a eu la générosité d'en doter la nature.

    L'ordre le désordre sont des choses qui intrinsèquement n'existent pas. Dans les mondes solaires qui emplissent l'espace, il n'y a ni ordre ni désordre ; il y a purement et simplement des corps, qui en raison de leur volume, de leur densité, de leurs propriétés respectives et de leur distance se meuvent dans des conditions toujours les mêmes qu'il nous a été donné d'observer.

    De sorte qu'il n'a d'ordre dans le Grand Tout que celui que notre entendement y a introduit. Le facteur de l'ordre, de l'harmonie, ce ne serait donc pas Dieu, ce serait l'homme !

    L'hypothèse «dieu» est absurde

    Forts de ce que la science est loin d'avoir tout expliqué et s'imaginant que en dehors de la conjecture d'une création, les origines du monde restent obstinément impénétrables, les croyants ont recours, pour expliquer ces origines, à l'hypothèse d'un Être éternel dont la Toute-puissance aurait tout crée.

    II faut s'entendre tout d'abord sur la valeur de cette expression religieuse créer.

    Créer, ce n'est pas prendre un ou plusieurs éléments déjà existants et les coordonner ; ce n'est pas assembler des matériaux et les disposer d'une certaine façon. L'horloger, par exemple, ne crée pas une montre; l'architecte ne crée pas une maison. Créer, c'est donner l'existence à ce qui n'existe pas, c'est tirer du néant c'est faire quelque chose de rien.

    Eh bien ! l'hypothèse d'une création quelconque est une pure absurdité. Car il est inadmissible que de rien on puisse tirer quoi que ce soit; et le célèbre aphorisme formulé par Lucrèce : Ex nihilo nihilest et reste l'expression d'une invincible exactitude.

    Si donc la matière n'a pu être tirée du néant c'est qu'elle a toujours existé, et dans ce cas, il faut se demander, dans l'hypothèse d'un Etre créateur, où se trouvait cette matière.

    Elle ne pouvait être qu'en lui ou hors de lui.

    Dans le premier cas, Dieu cesse d'être un pur Esprit: la matière était en lui; elle résidait dans son Être ; elle faisait partie intégrante de sa personnalité; comme lui, elle est éternelle, infinie, toute-puissante, car l'Absolu ne comporte et ne peut comporter aucune contingence aucune relativité. Conséquemment, la matière est son auto créatrice et l'hypothèse d'une immatérialité ayant extrait d'elle-même des éléments matériels devient stupide.

    Dans le second cas, c'est-à-dire si la matière n'était pas en Dieu, mais hors de lui, elle lui était coexistante. Elle n'a plus d'origine que lui; elle est comme lui, de toute éternité; dés lors, elle n'a pas été créée et la conjecture d'une création devient absurde.

    Dans les deux cas, c'est l'incohérence, la déraison !

    Mais où l'absurdité de la création chrétienne éclate d'une façon peut-être plus tangible parce qu'elle se présente A nous sous une forme moins abstraite, c'est dans la Révélation.

    La révélation

    L'idée d'une création appelle fatalement celle d'une Législation suprême et l'idée d'une Législation suprême implique nécessairement celle d'une inévitable sanction.

    Cela est si exact qu'il n'est pas une seule religion qui ne comporte é la fois des prescriptions et des défenses constituant la loi de Dieu, et un système de récompenses et de châtiments destinés à sanctionner cette loi.

    II faut ajouter que, pour s'ériger en Juge suprême, il devient nécessaire que le Maître nous fasse connaître sa Loi, afin que nous sachions ce qu'il faut faire pour mériter la récompense, ce qu'il faut éviter pour fuir le châtiment.

    La Révélation, c'est l'acte par lequel le Créateur, principe de toute Justice et de toute Vérité, nous aurait fait connaître sa Loi. Il serait servi, à titre d'intermédiaires, des Êtres de prédilection: prophètes et apôtres que la religion chrétienne nous présente comme inspirés de Dieu.

    C'est donc par la bouche de ces personnages inspirés que le Verbe divin se serait fait entendre, et c'est dans les Écritures dites Saintes que serait consignée la Révélation.

    Eh bien ! que nous enseignent les Écritures touchant les origines du monde en général et de l'homme en particulier ? Elles nous enseignent des choses que l'ignorance de nos pères a pu prendre pour des vérités, mais qu'il n'est plus permis de croire aujourd'hui, tellement elles sont en désaccord avec les affirmations de la science contemporaine...

    Elles nous enseignent que, sortant brusquement de sa séculaire inaction, le nommé Dieu eut la fantaisie de donner naissance à ce qui existe déjà et créa le tout en six jours.

    A quel moment l'Éternel a-t-il fait cet ouvrage ? Quand s'est-il abaissé, comme dit Malebranche, jusqu'à daigner se faire créateur ? Ñ A un moment donné du temps. Voilé ce qu'affirment toutes les Genèses ce qu'impliquent d'ailleurs le mot et l'idée de création. Alors Dieu se serait donc croisé les bras pendant toute l'éternité antérieure ?

    Mais qu'est-ce qu'un éternité coupée en deux ? Comment admettre le grand géomètre dormant toute une première éternité, puis s'éveillant tout à coup pour évoquer du néant cet univers absent jusqu'alors, pour remplir et peupler le vide insondable pour donner à cette mort universelle la vie universelle ?

    La contradiction est flagrante. l'Être nécessaire n'a pu rester un seul moment inutile. L'Être actif et éternel n'a pu manquer d'agir éternellement. II faut donc admettre un monde éternel comme le créateur. Mais en admettant cette coexistence, on avoue que l'Univers n'a point été créé, que la création est un non-sens, une impossibilité. Les Écritures placent le déluge 700 ans après la création et 3700 ans avant la naissance de Jésus-christ, dont 7900 ans nous séparent. De l'addition de ces trois chiffres, il résulte que la création remonterait à 6300 ans. Tel est l'extrait de naissance qu'il a plu au Très-Haut de délivrer à son Ïuvre et de nous communiquer par la révélation.

    Or, il est établi par des calculs rigoureusement exacts que les bouleversements géologiques qui ont révolutionné notre propre planète remontent à des milliers et à des centaines de milliers de siècles. Qui ne sait, par exemple, qu'une de nos plus hautes futaies actuelles ne produisant, réduite en houille, qu'une mince couche de 15 millimètres, on a calculé que, pour former des strates profondes d'un bassin houiller comme celui du Northumberland, il n'a pas fallu moins de neuf millions d'années ? Et pourtant la formation houillère n'est qu'une des cinq ou six grandes périodes qui ont précédé l'époque historique, l'apparition de l'homme sur la terre.

    Quant à cette dernière époque, les preuves abondent qu'elle remonte à plusieurs milliers de siècles. On a, dans maints endroits, recueilli des ossements humains enfouis à des profondeurs considérables à côté de silex, de poteries et d'autres objets mêlés à des restes de grands pachydermes. Il devient évident, par le calcul de proportion, que l'homme, contemporain des éléphants et des rhinocéros, existait déjà il y a prés de trois cent mille ans.

    Parlerai-je de cette ridicule légende d'Adam et d'Ève dans le paradis terrestre, en état de parfaite félicité, frappés subitement de déchéance pour avoir enfreint la défense de goûter au fruit défendu ? Parlerai-je de Josué arrêtant le soleil ? Parlerai-je de Jonas séjournant trois jours dans le ventre d'une baleine, alors qu'il est démontré que l'Ïsophage de cet animal ne permet pas le passage d'un corps humain ? Parlerai-je de la traversée à pied sec de La Mer Rouge ? Parlerai-je ?

    Non ! c'est trop ridicule. L'absurdité est trop flagrante. Quelle posture pour un Dieu, pour le principe et la source de toute vérité et de toute science, que cet étalage de stupidités, cet amoncellement de mensonges ou d'erreurs ! N'insistons pas.

    L'hypothèse «dieu» est criminelle

    Les considérations qu'il me reste à développer se rattachent à Dieu Providence.

    On nomme Providence le gouvernement du monde par le Dieu qui l'a crée.

    II saute aux yeux qu'un tel gouvernement, exercé par un Être qui prévoit tout, qui sait tout, qui peut tout, ne devrait supporter aucun désordre, aucune insubordination.

    Or, le mal existe: mal physique et mal moral et l'existence du mal est radicalement inconciliable avec celle d'une Providence.

    La providence et le mal

    Nous souffrons de l'intempérie des saisons, de l'éruption de volcans, des tremblements de terre des tempêtes, des cyclones, des incendies, des inondations, des sécheresses, de la famine, des maladies, des fléaux, des blessures, des douleurs, de la mort, etc., etc. C'est le mal physique.

    Nous sommes témoins ou victimes d'innombrables injustices, violences, tyrannies, spoliations meurtres, guerres. Partout la fourberie triomphe de la sincérité l'erreur de la vérité, la cupidité du désintéressement. Les sciences, les arts, quel usage en font les gouvernements, sortes de providences terrestres ? Les font ils servir à la paix au bien-être à la félicité générale ! L'histoire, pleine de crimes atroces et d'effroyables calamités, n'est que le récit des malheurs de l'humanité. C'est le mal moral.

    Le mal, d'où sort-il ?

    Si l'on admet l'existence de Dieu, on admet du même coup que tout ce qui existe procède de Lui. C'est donc Dieu, cet Être de vérité qui a engendré l'erreur ; c'est Dieu, ce principe de Justice quia donné naissance à l'Iniquité ; Dieu, cette source de toute Bonté qui a enfanté le Crime !

    Et c'est ce Dieu centre et foyer de la douleur et de la perversité, que je devrais respecter, servir, adorer?...

    Le Mal existe, nul ne peut le nier.

    Eh bien ! de deux choses l'une: ou bien Dieu peut supprimer le mal, mais il ne le vaut pas; dans. ce cas, sa puissance reste entière, mais, s'il reste puissant, s'il devient méchant, féroce, criminel; ou bien Dieu veut supprimer le mal, mais il ne le peut pas et alors, il cesse d'être féroce, criminel, mais il devient impuissant.

    Ce raisonnement a toujours été et sera à tout jamais sans réplique.

    Le concept et le sentiment que nous avons de l'Équité ne nous disent-ils pas que quiconque voit se commettre sous ses yeux une action coupable, et pouvant aisément l'empêcher, la laisse s'accomplir, devient complice de cette action, et devient criminel au même titre que celui qui l'a perpétrée ?

    Ce Dieu, qui étant donné son omnipotence pourrait empêcher sans effort le mal et ses horreurs et qui n'intervient pas, ce Dieu est criminel, il est d'une férocité sans bornes. Que dis-je ? Lui seul est féroce, lui seul est criminel. Puisque seul il est capable de vouloir et de pouvoir; seul il est coupable et doit assumer toutes les responsabilités.

    Dieu et la liberté humaine

    II est vrai qu'avec cette souplesse qui caractérise l'esprit religieux et à l'aide de ces sophismes captieux qui ont fait de la race des prêtres les casuistes les plus dangereux les Déistes objectent que le mal n'est pas le fait de leur Dieu, mais celui de l'homme à qui, dans sa souveraine bonté, Dieu aurait concédé cet attribut: la liberté, afin que, capable de discerner le bien du mal et de se déterminer en faveur du premier plutôt que du second, l'homme fût justiciable de ses actions et connût la récompense ou la peine attachée à la pratique du bien ou du mal.

    Cette objection est sans valeur.

    Et tout d'abord, si nous supposons un instant que Dieu existe, et qu'il a daigné nous gratifier de la liberté, on ne saurait méconnaître que, cette liberté nous venant de lui, c'est elle qui, par l'action, s'affirme dans le mal comme dans le bien. Peut-on expliquer que, de cette parcelle de liberté arrachée à l'Être souverainement libre, un aussi méchant usage soit fait sans que la liberté divine ait contenu, à l'état potentiel -telle la semence contient la moisson - cette récolte de turpitudes, de bassesses, de souffrances ?

    Si le mensonge, l'ignorance, la méchanceté, le crime proviennent de cette liberté dont Dieu nous a gratifiés, Dieu lui-même est menteur, ignorant, méchant et criminel.

    Mais concilier ces deux choses: l'existence de Dieu et la liberté humaine est impossible. Si Dieu existe, lui seul est libre.

    L'être qui dépend partiellement d'un autre n'est libre que partiellement; celui qui est sous l'entière sujétion d'un autre ne jouit d'aucune liberté. II est le bien, la chose, l'esclave de ce dernier.

    Dès lors, si Dieu existe, l'homme n'est plus que le jouet de son caprice, de sa fantaisie. Celui à qui rien n'échappe de nos intentions non plus que de nos actions, Celui qui tient en réserve des tortures sans fin prêtes à punir le téméraire qui violerait ses prescriptions ou ses défenses. Celui qui, plus rapide que la foudre peut nous frapper de mort à toute heure, à toute seconde, Celui-là seul est libre, parce que seul il propose et dispose. Il est le maître; l'homme est son esclave.

    En tous cas, que dire de la sauvagerie de ce Juge qui prévoyant tous nos agissements et ceux-ci arrivant fatalement, conformément à la prescience divine, fait pleuvoir sur nous des torrents de feu et nous précipite dans l'éternel séjour des tourments inexprimables pour châtier une heure d'égarement, une minute d'oubli ?

    De tous les tortionnaires, ce juge est le plus implacable, le plus inique, le plus cruel !

    Les crimes de la religion

    Étonnez-vous ensuite du mal que les religions ont à l'humanité, des supplices dont elles ont peuplé la terre !

    Criminelle au point de vue métaphysique, l'idée de Dieu l'est encore plus Ñ si possible Ñ au point de vue historique.

    Car Dieu, c'est la religion.

    Or, la religion, c'est la pensée enchantée. Le croyant a des yeux et il ne doit pas voir; il a des oreilles et il ne doit pas entendre; il a des mains et il ne doit pas toucher; il a un cerveau et il ne doit pas raisonner. II ne doit pas s'en rapporter à ses mains, à ses oreilles, à ses yeux, à son intellect. En toutes choses, il a pour devoir d'interroger la révélation, de s'incliner devant les textes, de conformer sa pensée aux enseignements de l'orthodoxie. L'évidence, il la traite d'impudence blasphématoire, quand elle se pose en adversaire de sa foi. La fiction et le mensonge il les proclame vérité et réalité quand ils servent les intérêts de son Dieu.

    Ne tentez pas de lui faire toucher du doigt l'ineptie de ses superstitions, il répliquera en vous fermant la bouche, s'il en a la force, en vous injuriant lâchement par derrière s'il est impuissant.

    La religion prend l'intelligence à peine éveillée de l'enfant, la façonne par des procédés irrationnels, t'acclimate à des méthodes erronées et la laisse désarmée en face de la raison, révoltée contre l'inexactitude. L'attentat que le Dogme cherche à accomplir contre l'enfant d'aujourd'hui, elle l'a consommé durant des siècles contre l'humanité-enfant. Profitant, abusant de la crédulité, de l'ignorance de l'esprit craintif de nos pères, les religions - toutes les religions - ont obscurci la pensée, enchaîné le cerveau des générations disparues.

    La religion, c'est encore le progrès retardé

    Pour celui qu'abêtit la stupide attente d'une éternité de joies ou de souffrances, la vie n'est rien.

    Comme durée, elle est d'une extrême fugitivité, vingt, cinquante, cent ans n'étant rien auprès des siècles sans fin que comporte l'éternité. L'individu courbé sous le joug des religions va-t-il attacher quelque importance à cette courte traversée à ce voyage d'un instant ? IL ne le doit pas.

    A ses yeux la vie n'est que la préface de l'éternité qu'il attend; la terre n'est que le vestibule qui y conduit.

    Dès lors, pourquoi lutter, chercher, comprendre, savoir ? Pourquoi tant s'occuper d'améliorer les conditions d'un si court voyage ? Pourquoi s'ingénier à rendre plus spacieux, plus aéré, plus éclairé ce vestibule, ce couloir où l'on ne stationne qu'une minute ?

    Une seule chose importe: faire le salut de son âme, se soumettre à Dieu.

    Or, le progrès n'est obtenu que par un effort opiniâtre ; celui-ci n'est réalisé que par qui en éprouve le besoin. Et puisque bien vivre, satisfaire ses appétits, diminuer sa peine, accroître son bien-être, sont choses de peu de prix aux regards de l'homme de foi, peu lui importe le progrès !

    Que les religions aient pour conséquences l'enchaînement de la pensée et la mise en échec du progrès, ce sont des vérités que l'histoire se charge de mettre en lumière, les faits venant ici confirmer en foules les données du raisonnement.

    Peut-on concevoir des crimes plus affreux ?...

    Et les guerres sanglantes, qui au nom et pour le compte des divers cultes, ont mis aux prises des centaines, des milliers de générations, des millions et des centaines de millions de combattants ! Qui énumérera les conflits dont les religions ont été la source ?

    Qui formulera le total des meurtres des assassinats, des hécatombes, des fusillades, des crimes dont le sectarisme religieux et le mysticisme intolérant ont ensanglanté le sol sur lequel se traîne l'humanité écrasée par le tyran sanguinaire que les castes sacerdotales se sont donné la sinistre mission de nous faire adorer ?

    Quel incomparable artiste saura jamais retracer, avec la richesse de coloris suffisante et l'exactitude de détails nécessaire, les tragiques péripéties de ce drame dont l'épouvante terrifia durant six siècles les civilisations assez déshéritées pour gémir sous la domination de l'Église catholique, drame que l'histoire a flétri du nom terrible d'«Inquisition» ?

    La religion, c'est la haine semée entre les humains, c'est la servilité lâche et résignée des millions de soumis; c'est la férocité arrogante des papes, des pontifes, des prêtres.

    C'est encore le triomphe de la morale compressive qui aboutit à la mutilation de l'être: morale de macération de la chair et de l'esprit, morale de mortification, d'abnégation, de sacrifice ; morale qui fait à l'individu une obligation de réprimer ses plus généreux élans, de comprimer les impulsions instinctives, de mater ses passions, d'étouffer ses aspirations; morale qui peuple l'esprit de préjugés ineptes et bourrelle la conscience de remords et de craintes; morale qui engendre la résignation, brise les ressorts puissants de l'énergie, étrangle l'effort libérateur de la révolte et perpétue le despotisme des maîtres, l'exploitation des riches et la louche puissance des curés.

    L'ignorance dans le cerveau, la haine dans le coeur, la lâcheté dans la volonté, voilà les crimes que j'impute à l'idée de Dieu et à son fatal corollaire la religion.

    Tous ces crimes dont j'accuse publiquement, au grand jour de la libre discussion, les imposteurs qui parlent et agissent au nom d'un Dieu qui n'existe pas, voilà ce que j'appelle «les Crimes de Dieu», parce que c'est en son mon qu'ils ont été et sont encore commis, parce qu'ils ont été et sont encore engendrés par l'Idée de Dieu.

    Conclusion

    L'heure est décisive.

    Sous l'oeil bienveillant du Ministère que nous subissons, le réveil clérical s'accentue. Les bataillons noirs s'agitent. L'Église tente un effort suprême; elle livre bataille, tous ses soldats debout et toutes ses ressources déployées. A cette armée de fanatiques, opposons un front de bataille compact et énergique.

    II ne s'agit point ici de l'avenir d'un parti; c'est l'avenir de l'humanité, c'est le nôtre qui est en jeu.

    Sur ce terrain, l'entente peut, l'entente doit se faire entre tous les êtres de progrès, tous les penseurs, tous les virils.

    Chacun peut conserver sa liberté d'allure et, sans rien abdiquer de ses convictions personnelles, marcher au combat contre le Dogme, contre le Mystère, contre l'Absurde, contre la Religion !

    Depuis trop longtemps, l'humanité s'inspire d'un Dieu sans philosophie; il est temps qu'elle demande sa voie à une philosophie sans Dieu.

    Serrons nos rangs, camarades ! Luttons, bataillons, dépensons-nous. Nous rencontrerons, sur notre route, les embûches, les attaques soudaines ou prévues des sectaires. Mais la grandeur et la justesse de l'Idée que nous défendons soutiendront nos courages et nous assureront de la victoire.

    Sébastien Faure


    7 commentaires
  • L'Almanach

    Émile Pouget


    L'ÉTÉ


     
    L'ÉTÉ rapplique le 21 juin. Riche saison que celle-là ! tout le monde s'en ressent. Tous ! jusqu'aux purotins. A ceux-ci, en leur réchauffant la carcasse, le soleil rend la mistoufle moins cruelle.
    Les trimardeurs s'essaiment le long des routes ; ils font le lézard à l'ombre des grands arbres et bouffent moins mal que de coutume : ils peuvent se dispenser d'aller tirer le pied de biche et, sous le ciel en chaleur, y a plan de se pagnoter dans les gerbes et d'y roupiller en douce.
    Ah, ce que l'Été serait chouette à vivre, si le populo n'était pas condamné aux travaux forcés ! On le passera, kif-kif les petits oiseaux, en de continuelles chansons et roucoulades.
    Ces étouffoirs que sont les grandes villes et la hideuse lèpre des bagnes industriels auraient disparu. En place de ces agglomérations puantes on aurait des chapelets de maisons potables, panachées de verdure et serpentant au diable-au-vert.
    Le travail industriel, qui, grâce aux machines bougrement perfectionnées qu'on aurait pondues, serait fait proprement et sans que les bons bougres s'esquintent le tempérament, serait quasi devenu une besogne d'hiver.
    Quand viendrait la saison où, en nous faisant risette, le soleil nous invite à la flâne, on s'en irait prendre des bains d'air, en pleine campluche.
    Au lieu d'aller faire les pantouflards, aux bouibouis des bains de mer ou des stations thermales, on trouverait plus chouette d'aller donner un coup de collier aux cul-terreux, au moment des récoltes. Et, là encore, grâce aux mirifiques mécaniques le boulot ne serait qu'une grande partie de rigolade.
    Ceux qui, au lieu de se frotter le museau dans les sillons, préféreraient se laver le cuir dans la grande tasse, n'auraient pas à se gêner.
    La contrainte serait de sortie ! chacun tirerait du côté où ses goûts le pousseraient.
    Ceux qui aiment la mer, iraient donner un coup de collier aux pêcheurs et, ce serait pour eux autrement rupin que les trouducuteries auxquelles se soumettent aujourd'hui les types de la haute qui s'en vont moisir sur les plages à la mode.

    L'AUTOMNE


     
    L'automne commence le 22 septembre 1896 : il ouvre la porte à l'année du calendrier révolutionnaire.
    Chouette saison pour fêter l'année nouvelle !
    Le blé est engrangé et voici que le vin nouveau giscle des pressoirs et mijote dans les cuves. Il est encore douceâtre et se laisse licher sans faire mal aux cheveux : pour se ramoner et se récurer les boyaux, y a rien de tel que le vin nouveau — c'est la meilleure des purges !
    On trinque... "A la tienne, Étienne !" Et l'on s'en fourre une ventrée, et l'on espère en de meilleurs jours.
    Ce qui ne serait pas du luxe pour le populo, fichtre non ! Car si le picolo giscle des pressoirs, avec l'automne, la lance pisse du ciel sur et ferme.
    Or, c'est une triste saison pour les pauvres bougres qui n'ont ni feu ni lieu. Patauger dans la fange noire des villes ou barbotter dans la boue gluante des campluches, — ça n'a rien de réjouissant ! Surtout que, trop souvent, le défaut de piôle s'accompagne du manque de croustille. Alors, les pauvres déchards sont lavés de l'extérieur et nettoyés de l'intérieur, — ils font ballon !
    Et tandis que les mistoufliers refilent la comète et que les trimardeurs vagabondent, n'ayant, les uns et les autres, d'autre perspective que de coucher dans les granges, les asiles de nuit et les prisons, les jean-foutre de la haute la mènent joyeuse.
    Pour les pansus, l'automne ramène la saison des fêtes : gueuletons, théâtres, bals... Ils vont s'en payer jusque là !
    Pendant ce temps, les paysans leur préparent de quoi nocer l'an prochain : ils font les semailles ! Pas à pas, ils vont dans les champs détrempés, et, à grande volée, ils éparpillent le bon grain.
    Et, pas bien loin, la petite bergère garde vaches ou moutons — toujours pour engraisser les richards ! elle non plus, n'est pas heureuse : elle grelôte, mal enveloppée dans sa mante qui ne la garantit guère de la pluie.
    Quand donc enverrons-nous paître le troupeau des richards ?
    VENDÉMIAIRE fleure bon, mille marmites ! Nous voici à l'an 103 : les vendanges s'achèvent, le raison boût dans les cuves. Quel meilleur moment pour fêter l'année nouvelle que celui où le vin nouveau giscle des pressoirs ?
    Épaisse comme du macadam, la bonne vinasse se laisse boire dans la tasse des vignerons. Douçâtre, sucrée, elle relâche les boyaux : c'est la plus chouette des purges... On commence l'année nouvelle, par un renouvellement de tout.
    Puis, outre les vendanges, voici les semailles : dans les champs déjà brumeux, à grandes volées, les campluchards éparpillent le grain qui, après avoir roupillé tout l'hiver, montrera en germinal sa frimousse verdâtre.
    De la vendange, les prolos des villes s'en foutent ! Le picton qui leur passe par le trou du cou est une poison de la famille du Château-la-Pompe, n'ayant pas deux liards de parenté avec les raisins.
    Quant aux picolos veloutés, ils sont pas nés pour leurs fioles !
    A ces bons bougres, que je jaspine une découverte épastrouillante qui va réjouir tous les boit-sans-soif. Pour le vinochard nature, il faut des raisins, tout comme pour le civet il faut un chat ou un lapin. Lorsque le vigneron est un sale fricotteur bourgeois, il salopise son picolo avec des drogues infernales. S'il est bon fieu, il laisse mijoter les raisins à leur fantasia.
    Eh bien, voici que les chercheux de bestioles invisibles viennent de dégotter un fourbi galbeux : ils ont pris au nid la levure du vin !
    Oui, nom de dieu, le vin a sa levure, tout comme la bière a la sienne, comme le lait a sa présure, le pain son levain. Et, turellement, autant de qualités de vin, autant de levures différentes.
    Vous voyez d'ici le tableau : dans une cuve qui n'aurait donné qu'un verjus dégueulasse, on fourre la levure du vin qu'on veut avoir, et vas-y mamzelle Nature ! Ça lève ! On obtient du bordeaux, du bourgogne... à son goût !
    Enfoncés les picolos de la haute, mille sabords ! Seulement pour qu'un si riche mic-mac profite au populo, y aura rien de fait tant que la racaille exploiteuse ne sera pas foutue à cul.
    BRUMAIRE n'engendrera vraiment pas la gaieté ni les beaux jours. A preuve, c'est que le soleil se collera de la suie sur la gueule en guise de poudre de riz.
    Peut-être, pour l'été de la Saint-Martin qui s'amènera le 11 novembre, nous fera-t-il un tantinet moins grise mine ?... Mais ne nous y fions pas ! La brouillasse, la pluie, aussi quelques paquets de neige, nous pendent plus au nez que les coups de soleil.
    Les arbres perdront leur perruque, la terre se déplumera, les chauves se feront des cheveux et les blancs-becs boufferont de la barbe de capucin.
    Les culs-terreux fumeront leurs champs, — et ils fumeront encore en payant l'impôt ! Dans leur rage, ils butteront les artichauts, se faisant ainsi la main pour butter les richards avec adresse, quand l'occase s'en présentera.
    Les ramoneurs récureront les cheminées, les ménagères les culs des chaudrons et les frocards celui des bigottes. Pour ce qui est des marchands d'injustice, y a pas de pet qu'ils récurent leur conscience : plus noire elle est, mieux ça va.
    Le chauffage sera bougrement de saison, nom de dieu !
    Les amoureux chaufferont leurs amoureuses ; les dépotés chaufferont leurs chèques, les ambitieux leur réputation, les notaires, la braise des jobards. Les roussins manœuveront pour chauffer les violateurs de cette poufiasse de mère Loi, — et ces bougres auront la jugeotte si biscornue qu'ils ne se laisseront chauffer qu'à regret.
    Pour ce qui est des pauvres prolos qui n'auront pas pu chauffer de turbin, ils chaufferont mille misères et tout ce qui s'ensuit !... Ils chaufferont tout, excepté leurs pauvres carcasses.
    Turellement, comme il n'y a pas de fumée sans feu, les mineurs s'échaufferont à bile à tirer le charbon du fin fond de la terre.
    Qu'il vente ou qu'il pleuve, à peine s'ils le sauront : enfouis dans leurs taupinières, ils useront leur sang à gaver les richards.
    Si la rancœur leur vient, ils saisiront le retour de brumaire et dans l'espoir d'ensoleiller leur existence, ils se foutront en grève.
    S'ils avaient le nez creux, ils seraient les bons ! En effet : qui a creusé la mine ? C'est eux ! Qui tire le charbon ? C'est eux !
    Qui en retire le bénef ? Les capitalos !
    Pour changer le fourbi et l'équilibre naturellement, ils n'auraient qu'à continuer la série, sans changer le mouvement : puisque c'est eux qui ramènent du bas le charbon... il est tout simple que ce soit eux qui en aient le bénef !
    Partant de ce pied, ils prendraient possession de la mine... et réserveraient un pic pour les actionnaires, au cas où l'envie viendrait à ces feignasses de turbiner kif-kif les frères et amis.
    FRIMAIRE a une sale frimousse, bondieu de bois ! Le soleil se bécotte avec le Sagittaire, aussi le populo est-il obligé de s'agiter bougrement pour se réchauffer les abattis.
    Sacré crampon de soleil ! Il nous montre sa tronche toute de travers, et ne nous chauffe qu'en biseau... Faut de l'aplomb pour appeler ça "chauffer" ! C'est si peu que les étrons en gèlent.
    C'est qu'aussi le chameau d'hiver n'a pas attendu son ouverture pour faire des siennes : il a devancé l'appel !
    En frimaire, les mois seront aussi rétrécis que la jugeotte des grosses légumes : ce sont les plus courts de l'année. A cela, les purotins n'y verront goutte : les jours sans pain étant tous d'une longueur abominable.
    Encore quelques tours de cadran, et voici la fin de l'année crétine : un brin d'empiétement sur Nivôse, et ça fera le joint !
    Les gosses jubileront ! Bonhomme Noël n'est pas loin : par la cheminée, il versera dans leur petit godillot une kyrielle de bricoles... à condition que la maman soit un tantinet argentée.
    Hélas, combien n'auront pas cette veine ! Combien passeront leur hiver sans jamais voir de bûche dans l'âtre, encore moins à Noël que les autres jours,... et ça, parce qu'ils n'ont pas d'âtre !
    Ah, l'Hiver ! quel grand mangeur de pauvre monde : ce qu'il a tôt fait de déquiller les prolos, c'est rien de le dire ! On croirait l'entendre ronchonner : "Puisque vous êtes trop nigauds pour vous caler les joues, c'est moi qui vous bouffe !"
    Mais, voici que dans le grisâtre du soir on entendra des gueulements de cochon qu'on saigne... Eh oui, foutre ! Pour la Noël, on va s'empiffrer de boudin.
    Quel boudin ?... Sera-ce celui du porc gras à lard qui, depuis une enfilée de siècles s'engraisse de la vie du populo ?
    L'heure serait donc enfin sonnée où les mistoufliers trouveront trop coriaces les briques à la sauce aux cailloux ?
    Ah, mille marmites, si c'était vrai, j'en ferais des bonds de cabri !
    L'Hiver


     
    L'hiver s'amène officiellement le 20 décembre, Ñ mais le charognard n'a pas attendu jusque-là pour nous geler les arpions et le bout du nez, Ñ fichtre non !
    Nous voici à la saison où le soleil a grise mine, il a des gueules de papier mâché et n'est pas plus faraud qu'un fromage blanc. Comme chaleur, il ne nous envoie guère plus qu'un glaçon et ça, parce qu'au lieu de nous servir ses rayons d'aplomb, l'animal ne nous les expédie qu'en biseau Ñ de sorte qu'ils se tireflutent par la tangente, sans se donner la peine de dégeler nos abattis.
    C'est aussi l'époque de l'année où les jours sont les plus courtauds et où les mouches blanches font leur apparition.
    Le populo ne rigole pas de tout ça ! Pour lui, c'est une sacrée rallonge à la mistoufle. Les croquemorts en savent quelque chose ; le turbin abonde, Ñ les fosses communes s'emplissent !
    Ce qu'il en défile, des prolos, quand vient l'hiver ! Malheur de malheur, si on en connaissait la litanie complète, notre sang ne ferait qu'un tour.
    Et on aurait bougrement raison de se fiche en colère car, y a pas à tortiller, y a mèche de s'aligner pour éviter ce déquillage.
    Il suffirait que chacun ait des godillots qui ne soient pas à soupape, des frusques chaudes, une tenue galbeuse et du bon frichti pour se garnir le fusil.
    C'est-il impossible ?
    Non pas ! rien de plus simple que d'arriver à ça : il s'agit de le vouloir !
    Du coup, les croquemorts pourraient se rouler les pouces ; leur clientèle diminuerait en un clin d'oiil !
    C'est en hiver, Ñ un jour quelconque, choisi au hasard de la fourchette par des pantouflards de la haute, Ñ que s'amène le commencement de l'année crétine : le premier Janvier, en style esclave.
    Il tombe moins de mouches blanches en tout l'hiver qu'il ne se débite de faussetés ce jour-là.
    On se rend des visites à contrecœur, on s'expédie des bouts de carton en ronchonnant et on s'écrit des babillardes jésuitiques où le sucre et la pâte de guimauve cachent le fiel.
    C'est la journée des mensonges, des fourberies, des hypocrisies et des reniements.
    Nivôse, le mois de la neige, brouh ! Ohé, les fistons, prenez soin de votre blair : si vous ne voulez pas qu'il coule, kif-kif une fontaine Wallace, collez-lui un caleçon.
    Et vous autres les niguedouilles qui, pour prendre femme, avez demandé permission au mâre ou au ratichon, tenez vos moitiés à l'Ïil. L'insigne du mois étant le Capricorne, les bougresses auront le diable au corps et voudront être chauffées de partout. Quoique le printemps soit encore loin, elles ne rateront pas une occase de faire pousser cornes au front de leur mari... Si celui-ci a seulement pour quat' sous de philosophie dans son sac, il se consolera, Ñ le désagrément qui lui arrive étant preuve que sa femme est gironde.
    Ce mois-là, la bise buffera ferme, coupant les visages en quatre, Ñ tandis que le gel fendra les pierres et emboudinera les doigts des prolos.
    Finaud sera, le mariole, qui fera le compte des mouches blanches voletant dans l'air. A celui-là, le père Peinard promet pour étrennes trente centimètres de ruban wilsonien.
    Heureux seront les bidards qui auront pour couverte autre chose que le grand édredon qui emmaillotera la terre.
    Turellement, ces sacrés bidards seront ceux qui méritent le moins cette veine. Ceux qui ne souffleront pas dans leurs doigts, parce qu'ils auront des gants et des mitaines, Ñ qui ne battront pas la semelle, parce qu'ils auront leurs pieds de cochons bien au chaud, Ñ ce sont les richards ! Ces birbes-là ne se plaindront pas du frio ; engoncés dans leurs fourrures, ayant dans leurs caves du soleil en bouteilles, c'est-à-dire du chauffage pour se roussir à gogo leurs poils du creux de la main, ils trouveront la saison admirable.
    Pour ce qui est des déchards, nom d'une pipe, ce sera une autre paire de manches : les refileurs de comète se patineront ferme pour arriver aux asiles de nuit, avant qu'on ne colle à la porte, kif-kif au cul des omnibus, le triste mot "complet !"
    C'est en Nivôse que les crétins et les jean-foutre de la gouvernance font commencer leur année. Turellement, elle débute par une chiée d'hypocrisies et de menteries.
    Des birbes de tout calibre s'enfarineront la gueule, pour faire des mamours à des types qu'ils ne peuvent voir en peinture.
    Les fils souhaiteront à leurs vieux de vivre kif-kif Mathieu-Salé, jusqu'à 834 ans, Ñ tandis qu'en réalité ils voudraient les voir crampser illico, afin d'hériter vivement.
    Et tous feront pareillement, mille dieux : du plus gros matador au plus petit larbin, c'est à qui fera sa bouche en cul de poule, disant le contraire de ce qu'il pense.
    L'année s'ouvrira donc par des mensonges. Quoi d'étonnant qu'elle se continue par mille misères, par des crimes, par des horreurs sans nom, dont sera victime le populo..., tant qu'il sera assez poire pour se laisser faire.
    Pluviose, le mois de la flotte. S'il pleut ferme, bons bougres, ne vous en foutez pas la tête à l'envers : y aura moins de poussière par les chemins. Ceux qui ne geindront pas, si ça dégouline comme vache qui pisse, ce sont les campluchards. Pour eux, pluie de février, c'est jus de fumier. En fait de fumier, que je leur dise : y a rien d'aussi bon que les carcasses de richards et de ratichons, mises à cuire six mois dans le trou à purin. Ça dégotte tous les engrais chimiques du monde. En effet, le jour où les culs-terreux utiliseront ces charognes, ils n'auront plus ni impôts, ni dîmes, ni rentes, ni hypothèques, ni foutre, ni merde, à payer, conséquemment, aussi maigre que soit la récolte, elle sera toujours assez grasse pour eux.
    Il se peut qu'au lieu de nous verser de l'eau à pleines coupes, Pluviôse nous amène un temps humide, brouillasseux, avec des bourrasques de neige à la clé ; ceux qui ne suceront pas les pissenlits par la racine m'en diront des nouvelles.
    Sûrement, les purotins trop nombreux, qui auront des ribouis à soupapes, ne trouveront pas chouette d'avoir les pieds à la sauce. S'ils sont malins, ils se trotteront à la grande cordonnerie à 12 fr. 50 ; puis, une fois gantés à leurs pieds, ils se tireront des flûtes vivement, prouvant ainsi au marchand que sa camelotte est extra.
    Dans la deuxième décade, mardi gras s'amènera, rudement maigre pour le populo. Les bouchers étaleront des boeufs, des moutons, des veaux à leurs devantures : cette carne dodue mettra l'eau à la bouche du pauvre monde et ce sera tout... Ces tas de mangeaille iront entripailler les bourgeois.
    Un tas de jean-foutre, qui vivent déguisés d'un bout de l'an à l'autre, n'auront pas à se fiche en frais, pour être en costumes de carnaval.
    Primo, c'est la frocaille : moines moinillant, nonnes et nonnains, évêques, curés, vicaires, cagots et ostrogots... au total tout le paquet de la puante ratichonnerie.
    Deuxièmo,c'est leurs copains, enjuponnés comme eux, les marchands d'injustice : chats-fourrés, grippe-minauds, chicanous, avocats-bêcheurs, et toute la vermine qui vit de leur maudit métier.
    Troisièmo, c'est les militaires : les ronchonnot, les vieilles badernes, les culottes de peau, depuis l'adjuvache jusqu'aux généraux, tous ces massacreurs patentés, baladant leur ferblanterie en plein soleil, Ñ avec beaucoup de rouge, sur leurs frusques théâtrales, afin que le raisiné du populo qu'ils ne se privent pas de faire giscler, ne fasse pas tâche dessus.
    Puis c'est les polichinelles de la politiquerie : quoique n'étant pas costumés, ces birbes-là n'en sont pas moins des pierrots de carnaval.
    A toute cette engeance, - et à celle que j'oublie de citer - l'année sera mauvaise ; sera-t-elle aussi mauvaise que le souhaite le grand gniaff ? C'est là le grand hic !...
    Ventôse, aura beau faire venter le vent, il ne déracinera pas la Tour Eiffel, ne rasera pas la foêt de Bondy, ne changera pas de place les rochers, ne rendra pas les poids de vingt kilos aussi légers qu'une plume d'oie, ne fera pas voleter les hippopotames et les éléphants kif-kif les oiseaux-mouches. Par contre, les petits capels de plus d'une gironde fille s'envoleront par-dessus les moulins, présageant la prochaine venue des hirondelles.
    Les pointilleux prouveront que si les capels des jeunesses sont si batifoleurs, la faute n'en est pas au vent, mais bien à de gros boufils à cul doré.
    A ces tatillons, je répliquerai, que si les gosselines pouvaient s'attiffer gentiment, s'enrubanner à leur fantasia, sans besoin de pièces de cent sous, elles ne se laisseraient pas conter fleurettes, ni chatouiller le menton, par les vieux birbes, non plus que par les singes.
    Du coup, on ne verrait point pr les rues et les chemins de pauvres filles bedonant du tiroir ou remorquant un môme.
    Être mère, sans permission des autorités, ne serait plus une honte !...
    En Ventôse, le soleil nous montrera une frimousse encore pâlotte, mais chaude quand même ; pour chasser le brouillard, le vent lui soufflera dans le nez.
    Cependant, faudra pas avoir trop de confiance ! Gare aux bons bougres qui se baladeront sans pépins ! S'ils reçoivent sur le râble quelques giboulées de mars, qu'ils ne s'en prennent qu'à eux. Il est vrai que, s'ils en pincent pour l'équilibre, ils pourront, après l'arrosage extérieur des averses, s'humecter l'intérieur d'une choppe de bière de mars.
    Ce mois-là, le soleil vadrouillera dans le signe des poissons : les gouvernants, les rentiers, les patrons et leurs contremaîtres, les aristos et les feignasses, étant tous de la famille des maquerautins, seront heureux de vivre trente jours sous leur emblême.
    De bonnes bougresses, qui n'étant pas de la même parenté, non plus que de celle des canards, n'ont pas le goût de l'eau chevillé au corps, ce sont les blanchisseuses. Fatiguées de barbotter dans le liquide, sans que jamais leur battoir ou leur savon soient mordus par une baleine, elles profiteront de ce que la mi-carême s'amènera un jeudi, 1er mars, pour s'en donner à cÏur joie. Mince de chahut qu'elles se paieront ce jour là ! On pourra se croire arrivés à la semaine des quatre jeudis.
    Pour ce qui est de nous, bon populo, en fait de poissons, nous continuerons à avaler des couleuvres et aussi à trimer pire que des galériens afin que les mornes de la haute se baladent dans de riches falbalas.
    Si seulement nous suivions l'exemple que nous donneront les paysans !
    A ce moment, ils finiront l'échenillage des arbres, enlèveront les mousses, les lichens et autres salopises qui sucent les troncs et les branches.
    Jusqu'au gui des pommiers, qui malgré sa gueule verte, ne trouvera pas grâce : ils lui couperont la chique carrément.
    Le Printemps


     
    C'est le 20 mars que s'amène le PRINTEMPS et voici que Germinal montre sa crête verte.
    Quoique ça, les bidards qui avez des paletots et des nippes de rechange, ne vous pressez pas trop de quitter vos attifeaux d'hiver. Ce gaillard-là a de sales revenez-y.
    On aura encore de la froidure, nom de Dieu !
    Pourtant, quoique le soleil soit encore pâlot, déjà on se sent plus gaillards : notre sang, kif-kif la sève dans les veines des végétaux, s'éveille et bouillonne.
    Nous voici à la riche saison des bécottages : les oiselets font leurs nids, se fichent en ménage à la bonne franquette et, pour s'embrasser, ne sont pas assez cruchons d'aller demander la permission à un pantouflard ceinturonné de tricolore, comme môssieur le maire, ni à un crasseux amas de graisse ensaché dans une soutane.
    Il s'aiment et ça suffit !
    Aussi, ils récoltent !
    Tandis que, chez les humains, grâce à toutes les salopises légales qui font du mariage la forme la plus répugnante de la prostitution, les gosses ne germent pas vite.
    Quand, au lieu de se marier par intérêt, pour l'infect pognon, les gas seront assez décrassés pour s'unir parce qu'il en pincent l'un pour l'autre, et quand, par ricochet, on aura perdu l'idiote habitude de reluquer de travers une jeunesse qui a un polichinelle dans le tiroir, sans que les autorités aient passé par là, c'en sera fini de la dépopulation.
    Mais pour ça il faut que les abrutisseurs se soient évanouis de notre présence !
    En attendant, à la campluche, on est moins serins : y a des andouillards moralistes qui nous vantent ce qu'ils appellent les «vertus champêtres», qui ne sont qu'une épaisse couche de préjugés.
    Ces escargots, plus moules qu'une dizaine d'huîtres, n'ont jamais vu ni un village, ni un paysan, sans quoi ils sauraient qu'aux champs on est bougrement plus sans façons.
    Quand vient la fenaison, filles et garçons se roulent dans les foins et, sans magnes, ils vont derrière les buissons, sous l'Ïil des oiseaux, faire la bête à deux dos.

    Germinal, rien que le nom vous ragaillardit, nom d'une pipe ! Il semble qu'on entend les nouvelles pousses crever leur coque et sortir leur nez vert hors de terre.
    Ce chouette mois nous amènera le printemps, et l'espoir des beaux jours. Rien que l'espoir, hélas !... Faudra pas trop se presser de faire la nique à l'hiver. En Germinal, y a le premier avril, et gare au poisson, foutre ! Les bons amis chercheront à nous monter le job, et le frio pourra bien s'aviser de nous geler le pif et de semer du grésil où il y a que faire.
    Des croquants, assez finauds pour se mordre les oreilles, chausseront des lunettes bleues pour foutre en déroute la lune rousse : malgré cette riche précaution, qu'ils ne s'épatent pas trop, si leurs bourgeons sont fricassés.
    Pour se rattraper, ceux-là sèmeront des citrouilles. Comme s'il n'y en avait déjà pas assez d'espèces, depuis les actionnaires du Panama, jusqu'aux abouleurs des emprunts Russes.
    Les vaches s'en iront aux prés, et quoique bouffant de la verdure, elles continueront à fienter noir.
    Des vaches qui, pour n'avoir que deux pattes, mériteront rudement qu'on les envoie paître, ce sont les proprios. En Germinal, de même qu'à chaque renouvellement de saison, leur fête tombera sur la gueule des parigots.
    Qué tristesse, cette maudite fête !
    Certes, les déménageurs à la cloche de bois ne chômeront pas, et les bouifles auront un turbin du diable pour rapetasser les bouts des grolons, usés à botter le cul des vautours.
    Ça ne ronflera pourtant pas suffisamment. A preuve, que beaucoup de désespérés ne trouveront pas d'autre moyen de se dépêtrer de leur vampire qu'en allumant un réchaud de charbon.
    Et Germinal mentira à son nom : au lieu de faire pousser la vie, il aura fait germer la mort !

    Floréal, bourdonne la mouche : tout est à la joie : les fleurs font risette au soleil qui est maintenant à peine tiède. Les oiseaux cherchent femme, faisant des mamours aux femelles, et se fichent en ménage sans bénédiction du maire et du curé.
    Bon sang, avec un temps pareil, le populo devient peut-être aussi heureux que les bestioles qui, sans souci, agitent la rosée du matin.
    Il n'en sera rien, foutre !
    C'est ici que les ratichons vont sortir de leurs usines à prières, se baladant à travers champs, et un pinceau à la main, aspergeant d'eau sale les récoltes en fleurs. C'est les rogations ! Quand la frocaille rapliquera, les oiseaux se cacheront, les bestioles tairont leur bec, les chouettes cligneront leur Ïil. Comment le populo pourrait-il être heureux tant qu'il endurera des horreurs pareilles ? Pas plus qu'aux paysans, Floréal n'amènera la joie aux prolos des villes : c'est à peine s'ils verront fleurir les pissenlits.
    Mais voici qu'un matin les usines s'arrêteront de cracher du noir et on reluquera le bleu du ciel, débarbouillé de suie.
    Qu'y aura-t-il donc d'épastrouillant ? Ce qu'il y aura ? C'est que le 1er Mai fera risette au populo. Et sans qu'on sache trop comment, un vent de rebiffe soufflera de partout.
    Ce riche trimballement foutra la trouille aux richards : les pots-de-chambre, les guoguenots, les tinettes renchériront.
    Pour parer à tous ces avaros, la gouvernance nous turlupinera avec des élections. Il s'agira, en province, de renouveler les collections municipales.
    Un tas de bougres qui, sans ce dada, n'auraient songé qu'à étripailler les richards, feront des yeux de merlans frits aux Volières : ils nous serineront que la conquête des municipalités est un truc galbeux.
    A cela, les paysans pourront répondre que c'est de la couille en bâtons : pour ce qui les regarde, y a une quinzaine d'années qu'ils ont fait cette garce de conquête et ils n'en sont pas plus bidards pour ça. Aujourd'hui, dans les campluches, les conseillers cipaux sont tous des bons bougres : les richards leur ont laissé cet os sans moelle à ronger.
    Pour ne rien entendre de ce raisonnement, les conquétards colleront six kilos de ouate dans leurs plats à barbe. Ils auront leur plan, kif-kif Trochu ! S'ils en pincent tant que ça pour se percher dans les Volières, c'est qu'ils voient plus loin : c'est un grade ! Une fois accrochés là, y a mèche de grimper plus haut, de devenir bouffe-galette pour de vrai.
    Les fistons à la redresse ne couperont pas dans un pareil pont : pour voter, ils iront s'affaler derrière une haie. Là, ils s'accroupiront, prendront leurs aises et poseront une belle pêche sur le nez des fleurs ; puis, sortant leur bulletin de vote, ils s'en torcheront proprement.
    Et les baladeurs qui passeront sous le vent, en prenant plus avec leur tube qu'avec une pelle, conclueront : «Décidément, floréal ne fleure pas bon !»

    Prairial, foutra à tous des fourmis dans les pattes. Les plus casaniers auront des envies folles d'aller plumarder dans les prés et les garde-champêtre brailleront comme des pies borgnes en découvrant dans les grandes herbes la bête à deux dos, qui abondera bougrement ce mois-là.
    Les cerises auront le museau rouge et le noyau en dedans ; les dindonneaux sortiront de leur coquille pour n'y plus rentrer ; on ne ramera pas encore les choux ; par contre, la carotte commencera à donner ferme. Il y a une foultitude de variétés dans cette légume ! Sur l'une d'elle, la tabac-carotte, la gouvernance continuera de nous carotter dans les grands prix.
    Les cul-terreux se foutront perruquiers : ils feront la barbe à leurs prés et raseront la laine de leurs moutons.
    Pour ce qui est d'eux-mêmes, ils n'auront pas attendu Prairial pour se faire tondre : c'est du premier de l'an à la sylvestre, qu'ils seront plumés par les messieurs de la ville, les recuteurs d'impôt, les feignasses de tout calibre.
    Avec Prairial s'amènera la saison des villégiatures : les richards s'en iront soiffer des eaux dans les trous chouettes ou nettoyer leur sale peau aux bains de mer.
    En fait de bains, ils n'en méritent qu'un, ces chameaux-là : un plongeon dans les égouts ! Ça leur pend au nez.
    D'ici là, ils jouiront de leurs restes, usant nos chandelles par les deux bouts.
    En même temps qu'eux, les trimardeurs, baluchon sur l'épaule, se foutront carrément en campagne.
    Chacun se met au vert selon ses moyens. Ceux-ci, n'ayant pas la profonde farcie de pépettes, n'auront pas la veine d'aller se pavaner dans les endroits chiques. Pour ce qui est de se faire charrier par la vache noire, ce sera aussi comme des dattes : ils s'embarqueront sur le train onze. De cette manière, ils pourront, tous les kilomètres, faire une croix sur les bornes des chemins.
    Prenant le temps comme il viendra, ils éviteront les grands arbres quand y aura de l'orage à la clé, ils se tasseront sous les buissons lorsqu'il pleuvra, et se foutront le ventre à l'ombre quand le soleil tapera trop dur sur les cocardes.
    Là où ils arriveront, ce sera le bon !
    Quoiqu'ils aient l'air de ne pas craindre le travail fait, ils n'auront pas un trop grand poil dans la main : c'est avec nerf que, pour la fenaison ou autres bricoles, ils donneront un coup d'épaule aux paysans.
    Outre ça, pendant les maigriotes collations, soit dans les granges où l'on plumarde tous en chÏur, ils jaspineront de l'espoir du populo. Dans le siphon des plus bouchés, ils colleront une idée de révolte : ça ne tombera pas en mauvaise terre ! Laissez faire, et que vienne le temps du grabuge : les culs-terreux ne seront pas les derniers à se rebiffer, on a beau leur seriner que la révolution de 89 leur a donné la terre, ils n'ont pas assez de bouze de vache dans les mirettes pour ne pas voir que la bonne terre est accaparée par les richards et les jésuites.


    2 commentaires
  • L'Éducation Rationnelle de l'Enfance

    Émilie Lamotte

    Il est une question qui a toujours été considérée comme d'un intérêt primordial depuis que la société existe : c'est l'éducation de l'enfant.
    Tous ceux que préoccupent l'évolution de la société et l'émancipation de l'individu s'intéressent à juste titre à cette passionnante question. Nous savons que le problème social ne pourra être résolu que par l'éducation, seul véritable facteur de transformation et de régénération. Or, on ne change pas les cerveaux en un jour, ni même en vingt ans et la besogne éducatrice peut obtenir des résultats plus fructueux quand elle s'adresse aux jeunes, aux enfants, à ceux qui n'ont pas encore été déformés par les influences abrutissantes du milieu social. L'éducation de l'enfance mérite donc tous nos efforts, elle nous permettra de former des individus plus conscients et plus énergiques.
    Pères, mères, éducateurs ; tous savent ce que c'est qu'un enfant ; un petit être insupportable et merveilleux qui brise beaucoup d'objets et représente l'avenir...
    Une seule catégorie d'individus semble se faire de l'enfance une autre conception : pour eux, l'enfant est un être destiné à représenter la tradition. Aussi s'acharnent-ils à la lui transmettre dans toute sa pureté sévère. Affreux travail où le maître perd sa santé et l'élève les plus belles de ses facultés ! Mais cette besogne d'asservissement moral est trop profitable aux dirigeants et aux exploiteurs de toutes sortes, pour qu'ils n'aient pas toujours rivalisé d'ardeur afin de posséder de façon exclusive cet incomparable outil de domination : l'école. Et ceci explique pourquoi tant de luttes se sont livrées et se livrent encore autour de cette dernière.
    Comment éduquer un enfant ? Comment en faire un homme, et non un esclave ? Il s'agit de trouver des indications sur ce que doit être l'éducation, dans la nature même de l'enfant, dans l'étude de ses goûts et de ses moeurs.
    L'enfant qui fait ce qu'il veut, va, vient, court, crie, jette des pierres dans l'eau, etc. Mais regardez-le de près, examinez l'attention étonnée dont il suit ses "méfaits", observez ses longues contemplations, sa démolition méthodique et vous vous rendrez compte de son but : il se renseigne.
    Il casse vos carreaux, mais pas de la même manière quand il jette sa pierre fort ou doucement. Il a constaté que dans le premier cas, il faisait un trou à l'emporte-pièce et dans l'autre une étoile et il se demande pourquoi l'étoile et pourquoi le rond. Il jette des pavés dans l'eau en s'éclaboussant, mais c'est pour voir les ondes et il acquiert cette notion que l'eau est composée de molécules élastiques capables de propager le choc. Il court après les poules, mais au lieu de vous écrier qu'il est méchant (ce qui ne veut rien dire) regardez-le ; il court après les poules, parce que la poule, poursuivie, allonge le cou, soulève ses ailes, se hérisse, présente un autre aspect et une autre forme qu'au repos. Et s'il dégrade les vieux murs, c'est pour surprendre les moeurs cachés des insectes. Il se renseigne et il essaie ; toute la science, vous dis-je.
    Et c'est une véritable condamnation que vous prononcez contre lui, contre l'avenir, contre le progrès, le jour où, excédé, vous vous écriez : "Ah ! il est temps, gredin, que tu ailles à l'école !"
    L'école c'est l'autorité, c'est l'apprentissage de la docilité. Tout ce qui faisait la richesse de cette jeune nature, va adroitement en être extirpé. Plus d'indépendance joyeuse, l'obéissance passive et servile. Plus d'initiative, plus de fantaisie, plus de recherche individuelle, il faut adopter sans examen les règles et les dogmes imposés. Il faut croire, il faut respecter, il faut se taire et se courber. De l'enfant impétueux, libre et volontaire, on va faire la matière inerte et docile propre à tous les esclavages et à toutes les résignations. On va tuer l'homme, pour faire le citoyen, l'ouvrier, le soldat, l'honnête électeur, l'esclave satisfait de sa servitude Ñ et c'est l'oeuvre de l'école, aux mains des puissants et des maîtres.
    L'enfant tout petit voit des choses merveilleuses et comme il ne peut pas savoir où en est la découverte humaine, puisqu'il arrive, il soupçonne des choses plus merveilleuses encore. On a souvent dit que l'enfant a beaucoup d'imagination, mais ce n'est pas cela : l'enfant a l'imagination illimitée. La limite du possible, il l'ignore. Et c'est lui qui est dans le vrai : l'impossible d'aujourd'hui est le possible de demain, comme le possible d'aujourd'hui était l'impossible hier et, en principe, tout sera possible à l'homme.
    Donc, l'enfant voit des oiseaux, des machines qui roulent, des bateaux, des horloges, des étoiles, l'eau qui suit les pentes, des bêtes qui vivent dans l'eau, des ballons de trois sous qui narguent la pesanteur et des cerfs-volants qui communiquent leurs impressions par une ficelle à ceux qui les tiennent. Quand sa mère allume la lampe, devant l'acte surprenant et magnifique qu'elle accomplit, lui seul s'émerveille, lui seul sait encore combien est grande et pleine de promesses la découverte du feu. Nous l'avons oublié et sottement vaniteux, nous sourions de ses émerveillements qui sont l'impression juste.
    Cependant, si nous consentons à lui laisser son enfance, cet émerveillement, qui est sa vraie éducation, s'accroît, s'intensifie, gagne en clairvoyance, il découvre des choses non encore remarquées (et qui peut-être n'avaient jamais été remarquées encore) ; il souhaite de reproduire ce qu'il voit ; il veut transformer des choses dans le feu ; diriger l'eau, l'enfermer, la faire jaillir ; il ajoute à sa toupie des accessoires destinés, dans sa pensée, à en modifier le mouvement ; il se heurte à l'impossible, alors il pressent...
    (manque une page... ou du moins la page précédente est redoublée, à la place de la suivante... Gallica, faut arrêter de boire !)
    ... nistration, du moins de montrer le savoir de tout le monde.
    Il est impossible de soutenir que le système d'éducation actuel ait un autre effet que de déprimer l'enfant. L'application plus ou moins prolongée à laquelle il tente d'échapper par tous les moyens ; l'uniformité des études (et même de l'ordre des études) pour des capacités intellectuelles et des originalités très différentes ; l'aspect impressionnant du lieu où se donne l'enseignement, agissant de telle sorte qu'en franchissant le seuil de l'école l'enfant se sent autre, n'est plus lui-même ; l'émoussement fatal de ses sens qui cessent d'être exercés dans de bonnes conditions ; le souci constant de faire ce qu'il voit faire ; la démoralisante assurance du maître qui sait tout, n'hésite jamais, ne doute de rien, l'ignorant, et qui est si sérieux, si pondéré, si savant, qu'on ne peut pas lui poser les questions déraisonnables et formidables qui nous hantent Ñ autant de fautes pédagogiques des plus propres à faire perdre à l'écolier le joyeux appétit du savoir et l'allègre confiance en soi. L'école comme le lycée, c'est le patient et soigneux apprentissage de la médiocrité.
     
    Or, je ne sais de quel sourire les pédagogues sérieux m'écraseraient, s'ils m'entendaient, mais je pense que si au lieu de considérer l'enfant comme un être auquel nous devons infuser la science que nous possédons, et qu'attestent les diplômes ; nous le considérions hardiment, comme un génie à qui nous devons fournir la matière de ses découvertes et les instruments de ses expériences, le résultat serait une moisson de génies.
    Cependant comme on l'a fait remarquer, l'enfant le plus ordinaire est un prodige, et, si l'on songe à la quantité d'abrutis parvenus à l'âge d'homme on est bien obligé de conclure à un vice de l'éducation. D'ailleurs supposer l'existence latente du génie chez l'enfant n'a rien de déraisonnable, car de quel nom peut-on appeler le regard divinatoire dont le petit Linné suivait les germes dans l'espace ; la patiente ténacité du petit Franklin qui n'ayant appris qu'à lire, lut tout ce qui pouvait le mettre sur sa voie : le profond pressentiment du petit James Watt devant la vapeur dont il chercha à mesurer la force à l'aide de connaissances géométriques que personnes ne lui avait données ? Je ne cite que ceux-là et s'ils constituent, eux et leurs pareils, des exceptions, il est permis de supposer que chez bien d'autres, le pédagogue s'est trouvé à point pour brutaliser la rêverie passionnée, ou contraindre l'activité féconde. Pour moi, j'en suis convaincue, et ce galopin qui jette pensivement des cailloux dans la mare, je veux le considérer comme occupé à recevoir le lent et large enseignement, qui lui permettra peut-être de formuler, un jour, une découverte qui s'ajoutera à celle de Newton car je n'ai pas la sordide et pédagogique vanité de me dire : "Moi qui suis plus perspicace que mon élève, j'espère, je ne vois rien au jeu où il s'amuse, donc, il perd son temps..."
     
    L'éducateur libertaire doit bien être pénétré de ce principe que l'enseignement où l'enfant n'est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable. Il est nécessaire que l'enfant s'instruise lui-même, non seulement parce que l'assiduité forcée est nuisible à son développement, non seulement parce que ce qu'il a découvert se fixe mieux dans son esprit que ce qu'il a appris mais surtout parce que la "faculté de découvrir est la première et la plus précieuse de toutes ; celle qui veut être soignée, entretenue, développée avec le plus de soin et le plus de respect." Ne perdons pas de vue que fournir, d'avance, des réponses à l'enfant qui ne s'interroge pas, c'est arrêter l'élan de la recherche, rendre son esprit paresseux, atrophier sa sagacité ; c'est le mettre dans le cas de celui qui, mangeant intempestivement, ne digère plus et le pire service qu'on puisse rendre à un élève, c'est de tout lui apprendre, "parce que ceux à qui l'on a tout appris ne tirent jamais parti de leur savoir". L'épithète de bouffi s'applique avec une égale exactitude au dyspeptique engraissé et impotent et à tel agrégé de sciences physiques ou sociales ; à tous ceux qui sont incapables de s'assimiler, pour en faire oeuvre vive, ce qu'ils ont absorbé, aliments ou savoir.
    Donc, élever l'enfant librement parmi les choses au lieu de l'asseoir (contre son gré), pour faire défiler froidement les choses devant lui ; tel est le principe d'une éducation où l'on ne veut sacrifier aucune des facultés humaines, où l'on veut conserver à l'élève un corps droit, souple et alerte, une vue perçante, une santé robuste et une intelligence ouverte.
    Remarquez que c'est le moyen de faire entrer, et sans fatigue, le plus de matières dans l'enseignement, car l'économie de temps est énorme : tout le monde sait que le petit nomade qui circule à son gré dans la forêt, met quelques jours à connaître tous les végétaux d'une flore nouvelle pour lui, et à les distinguer d'après un détail, tandis qu'il faudra "bûcher" deux durs trimestres à l'élève le mieux doué pour l'apprendre dans les nomenclatures ou d'après la description. Je tiens à faire remarquer, en passant, ce fait assez surprenant, que l'ignorance la plus profonde peut co-exister avec la science la plus hérissée chez les personnes ayant reçu l'instruction ordinaire. Combien de normaliens, capables de vous énumérer les acotylédones, sans en oublier un, resteraient court si on leur demandait de quelle couleur est la fleur du radis !
    L'éducateur qui étudie plus attentivement l'enfant que les programmes, a tout de suite fait cette remarque qu'il n'y a pas de méthode qui convienne à tous les enfants. Chacun réclame une culture appropriée. Toutes les facultés, y compris la mémoire, ont leur mode d'acquisition, variant d'un individu à l'autre ; celui-ci fixe ce qu'il entend, celui-là a besoin de lire pour retenir ; celui-ci observe quand il veut, celui-là quand il peut ; celui-ci les choses exactes et limitées, cet autre, les choses impondérables ; un enfant montrera une habileté égale dans toutes les branches, tandis qu'un autre marquera une tendance à se spécialiser contre laquelle échoueront les efforts les plus loyaux. Naturellement, on ne peut compter que sur l'enfant lui-même pour savoir dans quelle voie il s'engagera avec joie et passion, c'est-à-dire avec profit.
    En outre, le jeune enfant n'aime pas qu'on sollicite sa mémoire. Quand même une connaissance lui est présentée sous forme d'expérience intéressante, si vous lui dites : "Attention ! Je vais vous montrer une chose qu'il faudra vous rappeler.", l'attention se dérobe et la mémoire lui fait défaut. Cet impressionnable se défend d'instinct contre ce qu'on lui impose. C'est pourquoi le seul parti que l'éducateur ait à prendre, c'est de susciter la découverte, de créer l'occasion et de "savoir attendre et recommencer."
    Combien seraient larges et réels les progrès d'un enfant qui, enseigné parmi les choses, comme un petit sauvage serait renseigné par des hommes vraiment civilisés ; naturellement, ce n'est pas parmi vous qu'il faut chercher de tels hommes : pédagogues de la société bourgeoise, idolâtres variés, mercenaires bornés, qui vivez la vie humaine sans la comprendre, imbéciles qui méprisez l'homme des cavernes mais qui respectez le ministre de l'Instruction Publique...
     
    Nous avons donc vu, autant qu'on peut indiquer d'une manière générale et rapide des tendances complexes variées, les véritables aptitudes de l'enfance. Remarquons qu'elles sont profondément en rapport avec la destinée humaine, qui semble être de conquérir les forces naturelles et tâchons de nous faire une idée exacte de ce que doit être l'éducation.
    S'agit-il d'apprendre à l'enfant ce que nous savons, de le mettre au courant de la découverte humaine, au point où elle est arrivée ? Oui, sans doute.
    Mais aux conditions suivantes : 1° Éviter l'ennui, le dégoût, la fatigue. 2° S'assurer toujours qu'il a bien le sentiment n'est pas une chose définitive, mais une route immense et infinie sur laquelle nous l'avons modestement placé, pour qu'il aille de lui-même.
    L'enseignement primaire qu'il conviendrait de prolonger jusque vers douze ou quatorze ans devrait donc être la période d'initiation. Celle où l'élève prenant contact à son gré, selon ses dispositions, avec les choses, acquérait une compréhension originale, en même temps qu'il manifesterait ses aptitudes.
    Donc il s'agit de sortir résolument de l'ornière, de mettre l'élève à même de se renseigner, d'expérimenter lui-même, d'être lui-même le premier artisan de son éducation.
    Mais si, dans une éducation non compressive, il ne peut être question de retenir de force l'élève, ni autour d'un discours, ni autour d'une expérience ; ces tâches superbes et complexes : éveiller son intérêt, satisfaire sa curiosité, mettre de l'ordre dans les connaissances acquises, doivent captiver l'éducateur libertaire.
    Une objection se présente : l'enfant libre ne sera-t-il pas porté à gaspiller son temps et son activité ne se dépensera-t-elle pas en puérilités ? Qu'on soit bien tranquille ! Si l'électeur ramolli ne connaît pas d'autres passe-temps que la manille et d'autres distractions que sa pipe, notre marmot a des préoccupations autrement saines et autrement intéressantes. Il importe simplement d'abord qu'il soit parfaitement bien portant et ensuite qu'il soit placé dans un milieu où il puisse trouver des sujets d'intérêts. Rien ne doit donc être épargné pour sa santé, ni une surveillance continuelle de toutes les fonctions, ni des soins éclairés et prolongés lorsque l'une d'elles cesse de s'accomplir normalement. On peut affirmer toutefois, que l'enfant dont l'alimentation sera légère et rafraîchissante, qui ne boira rien d'excitant et qui prendra autant d'exercice qu'il voudra en prendre, ne sera jamais malade. Dans une éducation qui évite avec horreur les méthodes déprimantes aggravées d'excitations stupides (émotions, leçons à savoir troublant le sommeil, craintes des punitions, etc., etc.) on n'aura presque jamais à intervenir pour rétablir la santé. Bien loin de dorloter nos gaillards et de les plaindre hors de propos, on les félicitera des preuves d'endurance qu'ils pourront donner (tout en les retenant dans la voie des exagérations naturelles à la jeunesse). Car ne l'oublions pas : anarchiste ou non, est plus libre qu'un autre, celui qui sait, le cas échéant, se contenter de l'eau de la fontaine, marcher tant qu'il lui plaît, dormir n'importe où, prêter une attention profonde aux choses qui l'intéressent, mais entendre d'une oreille fraîche les gens se moquer de lui...
    En voyant tout le monde lire et écrire, l'enfant demande généralement de bonne heure à le savoir faire aussi. Non seulement il n'y a aucune raison pour le lui refuser mais il est tout indiqué de profiter de son désir. D'ailleurs il acquerra très rapidement les rudiments de ces connaissances qui lui seront tout de suite très utiles et très agréables. Ce qui est absolument condamnable, c'est la hâte qu'apportent les éducateurs à vouloir que l'enfant possède le plus tôt possible l'orthographe et la grammaire. La littérature d'un enfant de douze ans peut sans grand dommage pour le lecteur, présenter une orthographe fantaisiste. Si son orthographe est bonne je dirai : tant mieux,à la condition qu'on n'ait pas obligé l'élève à apprendre et retenir les règles grammaticales ; tant pis,dans le cas contraire. Car, alors cette étude a sûrement pris la place, le temps des études vivantes et mouvementées qui sollicitaient son humeur pétulante et lui ont ainsi soustrait une part d'énergie.
    Pour justifier l'extravagance de leurs programmes, les pédagogues officiels soutiennent que la physique, la chimie et les sciences naturelles étant plus ardues, réclament un âge plus avancé. Au contraire, ce sont ces sciences qui peuvent être présentées de façon amusante et surtout tangible. Inaccessibles au jeune enfant dans la méthode des bouquins à figures numérotées, elles sont passionnantes pour lui dans la libre étude de la pratique et de l'expérience. Il est certainement très difficile à l'enfant de sept ou huit ans de distinguer, par exemple, le mot qui représente la qualité et qui s'appelle adjectif, tandis qu'il lui est très facile, avec ses sens plus fins que les nôtres et son alerte observation, de distinguer les états de la matière, de reconnaître les phénomènes électriques, etc.
    Donc, on se mettra à sa disposition pour lui apprendre à lire et à écrire correctement, en y consacrant, environ, une demi-heure par jour.
    Mais on n'oubliera pas que la grande affaire pour lui, l'affaire passionnante de sa libre enfance, c'est l'eau, les nuages, le fer qui se courbe, la terre mystérieuse où germent les semences, l'équilibre et les insectes, et non les pièges des participes et des mots composés. Pour plus tard les choses embêtantes, quand dans son corps solide et sain, il logera une volonté assez maîtresse d'elle-même pour s'y astreindre. Et pour la même époque, l'histoire des faits politiques, si profondément étrangère à ses préoccupations.
    Et gardons-nous de le déranger mal à propos. Gardons-nous de rappeler, pour lui donner sa leçon de français, ce petit qui fait un jet d'eau, car la loi de la pression atmosphérique qui lui dicte son existence est susceptible de plus d'applications utiles que les tortueuses conjugaisons de nos verbes barbares. Sachons le laisser faire.
    La véritable place de l'enfant est dans une colonie de travailleurs. Je n'insiste pas sur ce qu'il y a d'extrêmement moralisateur pour lui à voir ses grands camarades donner l'exemple du travail manuel, je ne m'occupe ici que de son développement intellectuel. Or, l'enfant aime beaucoup à regarder travailler, à y prendre part, s'il peut, et si ce travail crée des objets intégraux, sa joie est à son comble. Réfléchissons que le producteur intégral applique continuellement des notions de physique, géométrie, chimie, etc., etc., et cela d'une manière toujours intéressante pour l'enfant. L'élève qui voit une barre de fer s'allonger à mesure qu'elle chauffe, se façonner quand elle est rougie, etc., questionne, et quand même on ne lui répondrait pas, il a désormais acquis le fait qu'il apprendrait péniblement dans le livre. Mais on aura soin de lui répondre et même, on sera plusieurs à lui répondre, car il est utile de le soustraire à la mauvaise méthode qui consiste à donner à l'élève un professeur pour chaque matière (ou pour toutes). Il est indispensable que l'enfant prenne l'habitude de se renseigner sur ce qu'il voit faire auprès de celui qu'il sait être capable de le faire, quitte à venir chercher un complément d'informations auprès d'un autre, qui lui, s'occupera d'étendre et de généraliser les données.
    "Jusqu'à l'époque de son adolescence, l'enfant développera son corps par des promenades et des jeux quotidiens ; il deviendra plus fort, plus agile, plus adroit. Chaque jour il fera quelque travail manuel et il apprendra ainsi à se servir de ses yeux et de ses mains. Il dessinera et ses dessins représenteront des scènes qu'il aura imaginées, ou bien ce seront des ornements tracés sur des objets qu'il aura construit lui-même ; ou encore ce seront les cartes très imparfaites des contrées qu'il connaîtra. Il apprendra à connaître la vie des bêtes et des plantes cependant que peu à peu on lui fera découvrir l'arithmétique, la géométrie, la physique, la cosmographie, bref, la terre et toutes les choses qu'on y voit. L'éducateur, si possible, n'interviendra que pour préparer les circonstances où l'enfant fera ses observations ; ou bien, pour montrer à celui-ci, par quelque question embarrassante, qu'il s'égare. Il ne donnera donc pas à ses élèves, chaque jour, quatre ou cinq leçons proprement dites ; mais il attirera parfois leur attention sur les énoncés de plus en plus généraux qu'eux-mêmes auront formulés. Ce seront les jalons divisant le chemin déjà parcouru. Souvent, pour répondre à la curiosité de l'enfant, l'éducateur dira : "Voici ce que l'homme a fait pour diminuer sa peine et assurer son existence." Et cela constituera chaque fois une leçon d'histoire." (R. Van Eysinga)
    Songeons à tout ce qui est susceptible de frapper l'enfant qui voit faire seulement une roue ! Et s'il voit faire la voiture entière, et s'il la voit essayer, et si elle ne va pas de suite, et si l'on corrige ses défauts devant lui, que de notions aura-t-il acquis sans s'ennuyer un instant !
    Et c'est là que vous entendrez jaillir les questions, de même que vous pourrez profiter de claires et fraîches remarques. Il n'y a aucun inconvénient à rechercher devant l'enfant, avec l'enfant, la réponse à une question qu'il a posée si celle-ci vous embarrasse. Au contraire l'élève qui voit que sa question est prise en considération par vous, et vous incite vous-même à la recherche, ne retire de ce fait que d'excellentes impressions : confiance, goût pour la recherche, connaissance des rapports qui servent entre les constatations et les théories, etc. Ce sont les pédants qui voudraient nous faire croire que l'aveu de l'ignorance de l'éducateur est néfaste à l'élève. Les malheureux ne savent donc pas ce qu'un enfant peut demander ! Quand on redoute les colles,il vaudrait mieux ne pas s'occuper d'éducation...
    (manque une page)
    Malheureusement, les colonies communistes ne sont pas nombreuses, leur réussite est difficultueuse et les petits camarades qui peuvent être élevés par des méthodes rationnelles sont une poignée. L'enseignement reste presque entièrement, aux mains de l'Église et de l'État qui en ont compris l'immense portée. Et ici, nous sommes conduits à insister sur ce point : quel est le rôle de l'enseignement de l'école ?
    D'une façon générale, le rôle de l'enseignement de l'école, de toute école, est de tuer l'originalité. La plupart des grands découvreurs et des grands originaux ont été rebutés par l'école. De nos jours, l'homme qui a inventé tous les instruments radiographiques et radiothérapiques, (ce qui suppose une immense documentation et les connaissances les plus variées) est absolument sans titres. Zola avait échoué au baccalauréat pour insuffisance en français ! Ainsi que Lamartine ! Il serait facile de multiplier des exemples aussi frappants établissant nettement que l'école et le génie sont irréconciliables...
    Bornons-nous pour l'instant, à l'étude de l'enseignement primaire. A l'école primaire, il s'agit de fabriquer des esclaves perfectionnés, il est impossible de le nier. S'occupe-t-on, en effet, de développer les merveilleuses facultés de l'enfant, son observation, son discernement, son imagination ? Jamais de la vie. On lui "apprend" le français, l'orthographe et la syntaxe qui sont absolument sans intérêt pour lui ; l'histoire qui dépasse sa portée et tend à fausser son sentiment, le calcul borné qui ne s'adresse qu'à la mémoire mécanique, comme la géographie, la récitation de pièces niaises, insipides ou à tendances abrutissantes, et la morale.
    Remarquons en passant que l'uniformité des programmes se déroulant dans un ordre prévu d'avance, est l'aveu du but : fabriquer des individus uniformes, modelés sur le type qu'il est utile à nos maîtres d'obtenir.
    Je ne m'appesantirai pas sur l'affreux système de punitions et de récompenses, fait pour favoriser tous les mauvais instincts et ébranler le système nerveux si délicat et si impressionnable des enfants. Je ne ferai remarquer qu'en passant, il est impossible au maître d'obtenir l'attention d'une quantité d'enfants souvent énorme ; toujours exagérée et généralement placée dans de mauvaises conditions d'hygiène. Tous ces attentats sont justifiés par le souci d'imposer une morale à l'enfant. L'École, voilà son véritable rôle, est chargée de préparer le citoyen.
    Chaque fois que la révolte se dresse, elle trouve devant elle l'armée, c'est-à-dire les fils du prolétariat affublés d'une livrée et affectés à la défense des caisses du Capital. On découvre que ce sentiment extraordinaire, ce miracle d'imbécillité sur lequel on ne saurait s'ébahir assez, qui pousse les spoliés à défendre ce qui les opprime contre ceux qui les délivreraient, sort de l'école ; que c'est de l'éducation patriotico-moutonnière que l'État distribue généralement aux enfants du peuple.
    L'École est, en effet, l'admirable instrument qu'ont utilisé supérieurement les bourgeois du dix-neuvième siècle pour fabriquer des esclaves. Naturellement, on a soin de tenir solidement cet instrument en mains. Les instituteurs, au salaire mesuré, soumis eux-mêmes à des déformations préalables, sont attentivement surveillés et impitoyablement rejetés à la moindre velléité d'indépendance. Tout cela est vrai, mais la matière première de ce beau travail ; mais les enfants qui reçoivent l'enseignement primaire et qui en profitent ; ce sont les nôtres. Et sous prétexte que l'enseignement est obligatoire et gratuit, laïque et commode, nous laissons empoisonner nos enfants de respects imbéciles et de criminelles stupidités.
    On se demande beaucoup, depuis quelques années quel est l'esprit qui domine dans l'enseignement primaire. L'instituteur est-il patriote ? Est-il socialiste ? Ne pourrait-il pas être anarchiste ? Ceci n'a aucun intérêt. Je ne veux pas nier qu'il n'y ait des indépendants parmi les instituteurs. Mais la tendance générale des exploités de l'école primaire, c'est la neutralité, c'est l'esprit neutre, neutralitard. Cet esprit imposé par les programmes, d'ailleurs, est une riche trouvaille de la classe repue : Endormons toutes les révoltes, respectons toutes les convictions.
    La neutralité qui est inspirée par l'École Normale aux futurs instituteurs est celle-ci : "N'abordez jamais un sujet sur lequel s'élèvent des dissentiments ; l'enfant doit tout en ignorer. L'opinion invoquée par vous pourrait être contraire à celle de son père ou de son tuteur qui pourraient exprimer devant lui leur conviction contraire. L'esprit de l'élève, tiraillé dans divers sens, risquerait de perdre le respect de votre enseignement. Sur toutes questions, soyez neutres."
    Voici ce que nous pourrions répondre : "Soyons neutres, certes l'esprit de l'enfant ne doit pas être tiraillé dans divers sens, car c'est à lui de décider quel sens sera le sien. Il ne doit pas être entraîné dans aucune voie, car il choisira lui-même la sienne, mais il doit se décider en toute connaissance de cause.
    "C'est pourquoi tous les problèmes seront agités devant lui, c'est pourquoi on lui montrera incessamment le pour et le contre des choses, c'est pourquoi on travaillera sans relâche à éveiller en lui l'esprit de critique et d'examen. Respectons toutes les convictions dont les propagateurs ne sont pas convaincus. Nous ne trouvons pas mauvais qu'il ait le catéchisme entre les mains, mais nous tenons expressément à ce qu'il soit mis en état d'apprécier ce livre. Remarquez qu'il ne s'agit pas des opinions de son père ou de sa tante, mais de former la sienne, pas plus qu'il ne s'agit de lui conserver le respect de votre enseignement, car dès l'instant où il en reçoit un autre enseignement que celui des faits, nous sortons de la neutralité".
    Et ainsi, la neutralité de l'école se trouve en contradiction formelle avec la nôtre, que j'ose appeler la vraie.
    Or, si ce n'est pas dans notre sens que la neutralité reçoit son application, ce n'est pas non plus dans celui que les officiers d'académie qui l'ont inventée prétendent être la leur. Les diverses "Instruction morale et civique" y compris celle qui valut à Albert Bayet la malédiction de son père, comportent en effet, entre autres absurdités, un chapitre sur le patriotisme qui est une violation flagrante à cette neutralité tant respectée, car aujourd'hui personne n'est plus d'accord sur la valeur de l'idée de patrie.
    A l'écolier qui voit dans son livre, qui entend dans sa classe : Nous devons aimer notre patrie, la défendre, mourir pour elle au besoin Ñ demandons : pourquoi cela ? Un sentiment aussi décidé doit voir une raison ? L'enfant répétera tant bien que mal, jamais d'une manière naturelle et sentie, car son sens est trop juste, les nébuleuses raisons de son livre. Précisons-les pour lui, au besoin, et opposons-y les nôtres, en le laissant libre de choisir. Recommandons-lui d'exposer à son maître, soit l'avis qui lui aura semblé le plus probant, soit l'un et l'autre, s'il n'a pu décider.
    Et alors, ou le maître est un homme intelligent et la seule méthode qu'il puisse employer sans improbité lui sera révélée ; ou c'est un esprit fermé et vous avez pris ce soin que vous devez prendre d'avertir l'élève qu'il n'avait pas à tenir compte de son entêtement ; de toute manière vous avez fortement ébranlé le respect de la chose enseignée, ce respect qui nous a si gravement marqués pour l'esclavage.
    Pour notre part, en matière de morale destinée à être inspirée à l'enfant, nous ne demandons qu'à nous taire. Que ceci ne surprenne pas. Nous sommes décidés à combattre la morale de l'école, chez l'écolier même, afin de changer l'esprit scolaire, s'il est possible ; mais nous ne nous y décidons que devant le danger qu'il y aurait à faire autrement et nous ne tenons pas pour normal ce développement de l'enfant. Certes, nous voulons que ces mioches soient demain des individus capables de vivre sans lois et sans maîtres, et c'est pour cela que nous sommes forcés de toujours opposer la critique anarchiste au préjugé bourgeois qu'on s'efforce de leur inculquer. Mais nous n'ignorons pas qu'il y a à cela un immense écueil : c'est que ni le préjugé, ni la critique n'intéressent notre élève, cela n'est pas son affaire. Ce qui le passionne, c'est les bêtes, les machines, les bateaux, les jets d'eaux, les pierres, les folles courses, la chaux qui bouillonne, la glace transparente, la terre cuite, que sais-je ? C'est la connaissance infinie qui nous permettra de réaliser le progrès.
    Et c'est sans morale que nous pensons qu'il convient d'élever l'enfant.
    D'ailleurs, nous sommes en cela fidèles à notre principe de lui laisser découvrir. Il découvrira lui-même les rapports entre les hommes et les définira selon sa conception. Je n'ai nullement peur qu'un enfant sain et normalement développé qui a pris goût de la recherche et acquis la vaste compréhension des lois naturelles, ne sache pas se conduire, bien au contraire, il saura et il pourra.
     
    Ainsi, tandis que, pénétrés de l'utilité de la rénovation de l'enseignement, les anarchistes y consacrent des efforts que nous voudrions voir plus ardents encore, l'Église et l'État redoublent de zèle dans leurs rivalités et apportent à leurs entreprises ce que nous ne saurions y apporter, la monnaie en quantité et l'appui des pouvoirs.
    De sorte que la marmaille d'aujourd'hui se dresse, à nos yeux, en deux parts : les petits camarades qui grandissent selon notre idéal et ceux qu'on empoisonne soigneusement des préjugés antagonistes. Les premiers sont une poignée, les autres une masse innombrable.
    Or, ces mioches, nous les voulons tous pour la liberté. Et la tâche qui s'offre à nous est double : d'une part, nous avons à assurer le développement harmonieux du plus grand nombre possible ; d'autre part, à nous opposer à la perversion et à l'asservissement de ceux dont nous ne pouvons nous charger.
    Occupons-nous d'abord, en ces lignes, des parias. Bientôt, nous reparlerons des privilégiés : on reproche souvent à l'école laïque de mal défendre contre la concurrence des ignorantins. Comment en serait-il autrement ? Les méthodes employées dans l'une et l'autre école sont, aujourd'hui, sensiblement les mêmes, mais si le cher frère, gras et bien nourri, fait des classes de vingt à vingt-cinq élèves, celles de la laïque comprennent rarement moins de soixante et souvent plus de quatre-vingts écoliers !
    L'instituteur primaire, outre qu'il est écrasé par une besogne au dessus des forces humaines, que compliquent presque toujours les soucis de la misère, est garrotté dans un programme qu'il doit parcourir dans l'ordre, et obligé, de par les visites inspectoriales, de faire du trompe l'Ïil (je veux dire de passer d'une connaissance à l'autre, dans un temps prévu d'avance et souvent inférieur à celui qu'il aurait fallu aux écoliers pour s'assimiler ces connaissances). Enfin, quelques uns des élèves apportent de leur famille des habitudes et une moralité telles qu'ils constituent un danger permanent absorbant toute l'attention du maître, et je connais une école de filles de la banlieue où l'institutrice m'a dit avoir vu arriver ivres des enfants de dix ans !
    Or, s'il est absolument impossible d'instruire sans expérience, sans outils, presque sans images et tout à fait sans liberté, soixante ou soixante-dix enfants, plus ou moins bien portants, dans un temps restreint, s'il est matériellement impossible de s'assurer que les leçons ont été comprises par chacun, il est encore bien plus illusoire de compter sur le "travail dans la famille" pour compléter cette instruction. Chaque soir, néanmoins, les enfants emportent devoirs et leçons et achèvent d'apprendre : 1° à bafouiller ; 2° à admettre, sans contrôle, les idées que d'autres ont émises ; 3° à s'assimiler des notions sans netteté, se faisant ainsi un esprit brumeux qu'ils garderont bien souvent et qu'apprécieront beaucoup les politiciens, 4° à travailler sans goût.
    On peut ajouter que l'écolier, chez lui est, la plupart du temps, mal installé, mal éclairé, bousculé par ses petits frères, et que, s'il lui est impossible de s'appliquer, il a toute latitude pour parfaire sur son échine et sur sa vue les déformations scolaires (car le mot existe, évocateur de cages et de supplices moyenâgeux : déformations scolaires !)
    Quelques camarades anarchistes et nous-mêmes avons pensé à grouper les enfants de l'école, après la classe, pour commenter et compléter les leçons du programme de la bonne manière. L'instituteur y trouverait son compte car ces enfants auxquels leurs leçons seraient expliquées, seraient les plus instruits. L'école communale aurait des élèves de douze à treize ans sachant vraiment lire et s'exprimer, ce qui se voit rarement aujourd'hui. Voir une fière et intelligente génération s'élever à la place du troupeau attendu, cela serait certainement une joie pour nos chers dirigeants...
    Ce serait une excellente force et d'une grande portée que de compléter ainsi l'enseignement de l'État.
    Quel avantage si l'on pouvait réunir ces enfants après la classe ! A peu de frais, avec de l'intelligence et de l'ingéniosité, on les installerait convenablement. Une table de six ou huit places, à laquelle ils se succéderaient, suffirait pour une trentaine d'enfants (si l'on songe que les plus petits, ceux de huit à dix ans, ne doivent pas emporter pour plus d'un quart d'heure de travail). Les devoirs seraient expliqués sur des exemples et on y installerait les enfants après s'être assuré que ce ne sera plus pour eux un abrutissement angoissant, mais un exercice intéressant. La matière des leçons serait montrée, offerte à la vue, toutes les fois qu'il est possible et on inviterait les écoliers à définir eux-mêmes ce qu'ils voient ; de telle sorte qu'ils acquerraient ainsi à la fois des notions plus nettes, plus sensibles, plus solides et l'habitude de s'expliquer et de décrire eux-mêmes tandis qu'ils perdraient l'habitude si funeste de définir de mémoire et de décrire d'après les autres.
    Par exemple, si vous avez quelques pierres, un peu de terre, un peu d'eau, vous figurez aux marmots intéressés et joyeux le système de partage des eaux, une île, un volcan, etc., non seulement ils comprendront très vite et même raconteront à leurs camarades ce qu'ils ont vu de semblable dans la nature ; mais ils sauront vous répondre quand ils l'ont sous les yeux et que le livre est au diable, vous aurez à choisir entre bien des définitions dont quelques-uns très pittoresques, à éliminer les vicieuses en disant pourquoi elles le sont, à choisir la plus simple entre les bonnes, etc., ce qui constituera un excellent exercice. Ces enfants auront beaucoup acquis, sans se douter qu'ils travaillent ; tandis que le triste écolier, penché sous la lampe, qui répète jusqu'à ce qu'il s'en souvienne les définitions de M. Foncin, a beaucoup peiné pour n'en acquérir que peu.
    "Mais le maître se salirait !" m'a dit l'un de ces écoliers auxquels je parlais de ces systèmes éducatifs. Et celui-là avait trouvé le vrai mot. Le maître a des manchettes ! La maîtresse a un corset ! Les voyez-vous à quatre pattes, barbotant dans la boue, parmi les gosses ? Et le prestige ?
    Car, ce que l'on enseigne, avant tout à l'École Normale, c'est le prestige. A mesure que le futur instituteur perd son originalité, il devient trop souvent empreint d'une morgue doctrinaire et autoritaire. La preuve, c'est cette parole qu'on entend souvent dire aux petits : "C'est vrai, le maître l'a dit". En voilà un mauvais compliment à faire à son éducateur ! Et je n'insiste pas sur le ton imposant que prend le "pion" malgré qu'il soit susceptible de susciter des accidents nerveux chez l'enfant prédisposé, lui faisant ainsi contracter souvent des affections qui se prolongent la vie entière.
    Naturellement, le livre, loin d'être systématiquement méprisé, sera souvent en mains et nous nous attacherons, non seulement à apprendre à nos gosses vraiment à lire, mais encore à aimer la lecture et à comprendre exactement ce qui est écrit.
    Nous savons trop qu'ils tireront plus tard de cette connaissance, avec d'inestimables joies, d'extraordinaires leçons.
    Qu'on en soit bien convaincu, il ne peut y avoir de besogne plus profondément révolutionnaire que celle d'apprendre aux enfants du peuple à lire véritablement, à écrire, à s'exprimer que de les mettre en état de se renseigner et de se faire comprendre. L'opinion n'est pas de moi et ne date pas d'hier. C'est bien pourquoi l'enseignement officiel est si peu sérieux.
    Bien entendu, il serait encore préférable de pouvoir arracher complètement nos enfants à l'abrutissement pédagogique. La véritable solution serait de nous charger, directement et personnellement, de leur éducation, en dehors de toute autorité et de tout système dogmatique. Mais la besogne est délicate et ardue et il nous faut avouer que les tentatives faites jusqu'à ce jour ne furent guère probantes. D'autre part, tous les camarades ne peuvent se charger de leurs enfants, certains parce qu'ils n'en ont pas le temps, d'autres parce que la capacité leur fait défaut. Il serait donc intéressant, faute de mieux et en attendant de pouvoir faire besogne plus complète, de soustraire les enfants, par une éducation complémentaire, à l'influence pernicieuse de l'école.
    En attendant mieux, il serait très utile que dans chaque centre où se trouvent des camarades, ils puissent réunir leurs enfants dans un local (avec jardin autant que possible) où ils pourraient dépenser leur activité sous la surveillance d'un camarde apte à répondre à leurs questions et à diriger intelligemment leur évolution mentale.
    A mon avis la meilleure solution consisterait donc à soustraire l'enfant à l'école. Mais si cela n'est pas possible, pour une raison quelconque, il ne faut pas accepter sans réagir la besogne de l'instituteur et travailler au contraire à éclairer vraiment la mentalité du jeune élève. Non seulement cela sera indispensable dans l'intérêt de ce dernier, mais cette réaction permettra d'infuser un état d'esprit nouveau au sein même de l'école et d'obtenir sur l'esprit du maître une répercussion plus ou moins salutaire selon les circonstances. Nous pourrions soutenir et aider les instituteurs sympathiques, placés généralement dans une situation pénible à l'égard des dirigeants qui les paient pour effectuer une besogne de déformation morale et qui n'acceptent pas volontiers de leur voir accomplir un autre travail, puisqu'il sera inévitablement nuisible à leur parasitisme. Quant aux autres, aux esprits bornés et aux asservisseurs, nous verrions à leur faire la vie dure.
    Notre action pourrait surtout être fructueuse à l'égard de "l'Instruction morale et civique", cette magnifique morale que l'État bourgeois, au mépris de la neutralité, se hâte tant d'imposer à nos mioches puisqu'ils doivent la posséder à l'âge de onze ans !
    Je pense que sa suppression arriverait le jour où la bande des hauts universitaires aurait trop entendu discuter dans les classes des cours moyens et supérieurs, dans les examens, concours, etc., le respect de la justice, de l'armée, de la patrie, de la propriété, la croyance que la Grande Révolution nous a comblés, que nous sommes parvenus au plus haut point de la civilisation depuis la nuit du 4 août, l'infériorité de l'étranger, etc. Et tout cela serait mis en discussion fatalement, car les soirs où nos enfants auraient eu à apprendre les tirades sentimentales des moralistes scolaires, nous en aurions profité pour leur raconter des histoires dont quelques-unes tirées de l'histoire et même de l'histoire contemporaine.
    Enfin, considération importante, ces enfants dont nous aurions dirigé les commencements tâtonnants resteraient nos amis. Camarades de leur adolescence, nous pourrions continuer à diriger leurs études personnelles, leurs lectures, leurs recherches intellectuellement et moralement développés de bonne heure par l'habitude de la critique et de la réflexion ; préservés par des goûts supérieurs, des habitudes qui abrutissent dès l'apprentissage les jeunes travailleurs illettrés, ils seraient à cet âge merveilleux de vingt ans, des jeunes gens, non du bétail. Et l'on verrait !


    votre commentaire
  • Georges Brassens et la “renaissance” de la chanson française
    KEN KNABB
    “Ces gens [Brassens et d’autres chanteurs français d’après-guerre] ne sont responsables non seulement pour la plus grande renaissance de la chanson dans les temps modernes, mais pour le grand changement contreculturel, pour le remplacement de l’instinct de possession par la sensibilité lyrique. . . . Le grand secret de Brassens, c’est qu’il parle sciemment pour les vrais irrécupérables. Dès ses débuts, il savait que ni lui ni ses partisans de plus en plus nombreux ne seraient jamais récupérés, et il savait pourquoi; il le disait dans chacune de ses chansons, quel qu’en fût le thème. Avec lui la contre-culture atteint l’âge mûr.”
    —Kenneth Rexroth, (Aspects subversifs de la chanson populaire)
    Georges Brassens (1921-1981) fut anarchiste pendant toute sa vie, et ses chansons dénotent un esprit vivement antiautoritaire, même si la plupart traitent des simples douleurs et plaisirs de la vie plutôt que de sujets expressément politiques. Malheureusement, peu d’anglophones le connaissent.
    Pour les Français, il est au moins aussi important que l’est Bob Dylan pour nous (ou au moins, qu’il était pour les gens de ma génération). Mais ils ne se ressemblent pas tellement. Brassens se rattache à une culture plus ancienne et à certains égards plus sage. Par manque de telles racines, Dylan fut poussé vers une dissociation mentale et verbale plus extrême, plus apocalyptique, qui rappelle parfois Rimbaud. Je ne crois pas que Brassens, ni personne d’autre, n’étaient près d’égaler l’incandescence de Dylan pendant sa plus grande période (Bringing It All Back Home, Highway 61 Revisited, Blonde on Blonde — 1965-1966). Mais même alors Dylan était inégal, et son sarcasme amer semble souvent mesquin et immature par comparaison à l’humanité de Brassens, avec son humour et son ironie qui viennent de l’expérience du monde.
    Mettant de côté leurs styles musicaux, assez différents, Dylan aurait pu sans doute écrire quelque chose comme “Mourir pour des idées” (qui suggère que ceux qui nous conseillent à mourir pour des idées soient les premiers d’en donner l’exemple) ou “La ballade des gens qui sont nés quelque part” (sur les “imbéciles heureux” qui sont très fiers de leur lieu de naissance, quel qu’il soit). Léonard Cohen aurait pu écrire quelque chose comme “Le petit joueur de flûteau” (fable sur un musicien itinérant qui refuse de renier ses principes) ou “Le blason” (ode au “plus bel apanage” du corps féminin). Mais je ne crois que ni l’un ni l’autre aurait été capable de la joie innocente et exubérante des “Copains d’abord” (célébrant la camaraderie d’une bande de garçons qui naviguaient une mare aux canards dans un petit bateau) ni le caractère simple mais poignant de “Auprès de mon arbre” (où il regrette sa folie d’avoir coupé un vieil arbre, avoir jeté une vieille pipe, et avoir abandonné une vieille amie) ni le comique urbain de “La traîtresse” (la maîtresse qui trahit son amant en se couchant avec son mari) ou “Quatre-vingt-quinze pour cent” (qui prétend que les femmes simulent l’orgasme 95% du temps). D’ailleurs, quel autre Français sauf Brassens aurait pu concevoir de “Fernande” (“La bandaison, papa, ça ne se commande pas”)?
    Je pourrais continuer avec bien d’autres exemples de l’originalité de Brassens, mais il est plus amusant de l’écouter que d’en discuter. Il a écrit environ 150 chansons, et mis en musique un certain nombre de poèmes. La plupart ont parus sur une série de douze disques de 33 tours (1954-1976), qui ont toutes été rééditées en CD. Il y a également quelques disques divers: enregistrements de concerts, etc., ainsi que des compositions posthumes enregistrées par d’autres. Même ceux qui ne connaissent pas le français prendront goût à fredonner ses mélodies.
    Une quantité remarquable de matériaux de et sur Brassens a parue récemment sur le Web. Voici seulement quelques-uns des sites les plus utiles, en commençant avec deux qui intéresseront ceux qui ne connaissent pas le français, ou qui le connaissent très peu:
    http://www.projetbrassens.eclipse.co.uk/georgesbrassens.html (site en langue anglaise, avec liens à plusieurs autres sites sur Brassens en anglais)
    http://www.brassens.org/ (beaucoup de traductions en anglais, parfois avec plusieurs versions différentes d’une seule chanson)
    http://www.brassens.info/UK/ (ici on peut entendre Brassens chantant presque toutes ses chansons, via Windows Media Player)
    http://perso.wanadoo.fr/brassens/commun/cadre_accueil.htm (cliquez “Oeuvres” pour trouver les paroles de toutes ses chansons, accompagnées des mélodies)
    http://perso.wanadoo.fr/jcd66/Brassens/ (explications des phrases argotiques et d’autres références obscures dans une cinquantaine des chansons)
    http://www.brassens.sud.fr/present.html (matières de référence extensives — discographie, bibliographie, partitions, accords, etc.)
    http://www.georgesbrassens.org (site multilingue, avec liens aux musiciens qui interprètent Brassens en d’autres pays et en d’autres langues)
    * * *
    Vous pouvez également trouver agréable d’explorer quelques-uns des autres chanteurs et auteurs de chansons français. La chanson française est un monde riche et fascinant. Pour ne mentionner que quelques-uns de mes favoris, il y a Pierre-Jean Béranger, le chanteur populaire du début du XIXe siècle. Aristide Bruant, l’homme à l’écharpe rouge et à la cape noire représenté sur l’affiche bien connue de Toulouse-Lautrec, qui fût commandée pour la publicité du café où chantait Bruant; ses chansons traitent généralement des quartiers les plus pauvres de Paris. Yvette Guilbert, la célèbre chanteuse de la même période, dite “la Belle Époque” (ca. 1890-1910). Les “chansons réalistes” tragiques et souvent sordides des années 1930 (Fréhel, Damia, la première Piaf). Parmi les autres interprètes divertissantes de la même période sont Mistinguett, Mireille, Patachou. Et le délicieux “fou chantant” Charles Trenet, qu’on a décrit comme une combinaison de Danny Kaye et Salvador Dali. Bien des gens le considère comme le plus grand auteur de chansons françaises. C’est possible, quoique je crois que Brassens le dépasse un peu.
    Puis, il y a la renaissance des grands chanteurs-poètes d’après-guerre dont Rexroth a fait l’éloge, qui, en plus de Brassens, comprend Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, Jacques Brel, Félix Leclerc, Guy Béart et Anne Sylvestre. En plus de ses propres chansons, Ferré a mis en musique Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire et a collaboré avec Caussimon (“Le temps du tango” est un exemple excellent de leur oeuvre commune). Je préfère la manière simple et directe de Brassens, par comparaison au style strident et mélodramatique de Brel, mais Brel a certainement écrit de très bonnes chansons. (Par ailleurs, avec l’exception d’Édith Piaf et Maurice Chevalier, il est le seul chanteur francophone qui est, ou au moins qui était, un peu connu aux États-Unis, grâce à la comédie musicale de 1966, Jacques Brel Is Alive and Well in Paris.) Félix Leclerc est canadien français, et ses chansons étranges et obsédantes ont un son plus “au grand air”, évoquant le paysage vaste et hivernal de Québec, par contraste avec le ton urbain de la plupart des autres. Guy Béart est un curieux personnage, mais souvent très entraînant. Anne Sylvestre, peut-être parce qu’elle est femme et aussi parce qu’elle a commencé un peu plus tard que les autres (au milieu des années 1950), est celle dont les intérêts et la sensibilité préfigurent le plus clairement la contre-culture des années soixante.
    La plupart de ces gens étaient anarchistes dans une certaine mesure, mais comme l’a remarqué Rexroth, leur véritable mérite était d’avoir exprimé un mode de vie alternatif plutôt que d’avoir écrit des chansons de protestation explicite. Une des exceptions est “Le déserteur” de Boris Vian, enregistré par Mouloudji en 1954, et qui fut interdite de la radio pendant la guerre de l’Indochine. C’est une chanson très émouvante, mais Mouloudji est un interprète tellement grand qu’il aurait pu rendre émouvant une liste de blanchissage.
    Il y a beaucoup de chanteuses excellentes dans cette période —Juliette Gréco, Monique Morelli, Catherine Sauvage, Barbara — mais ma favortie, et de loin, est Germaine Montero. Ses interprétations de Béranger et de Bruant sont parfaites, mais elle a aussi fait des modernes comme Ferré et Prévert, et le plus beau de tout, 23 chansons de Pierre Mac Orlan. Les enregistrements de Mac Orlan étaient des favoris de Guy Debord et ses amis au début des années 1950, et ils sont disponibles à présent dans une collection de deux CDs entitulée Meilleur. Montero a également enregistré des chansons populaires d’Espagne et des poèmes de García Lorca (elle a étudié le théâtre avec Lorca au début des années 1930), et elle a créé le rôle-titre de Mère Courage de Brecht.
    Bien de ces chansons françaises jouissent toujours d’une certaine popularité. J’ai été dans des bars parisiens pleins à craquer où une interprète commencerait une des vieilles chansons et la moitié de la salle s’est mise immédiatement à la joindre, connaissant toutes les paroles par coeur. Et Brassens, au moins, est maintenant populaires pas seulement en France mais dans bien d’autres pays du monde. En Russie il y a même un “Choeur Georges Brassens”!
    La principale raison pour laquelle ces chansons sont presque inconnues en Amérique est évidemment la différence des langues, mais il y a aussi des distances musicales et culturelles. Pour les gens qui ont grandi sur les rythmes post-be-bop, les mélodies françaises peuvent sembler un peu démodées, au moins au commencement. D’autre part, le manque relatif d’accentuation dans la langue française fait que certains des compositeurs les plus sophistiqués, comme Ferré par exemple, nous semblent assez flous et incohérents. Et les paroles, mêmes des chanteurs d’après-guerre, concernent les thèmes éternels: amour et solitude, amitié et trahison, célébrant les joies de la vie, regrettant son caractère éphémère, satirisant le monde officiel — les mêmes thèmes qu’on peut trouver chez Villon ou les goliards du Moyen Âge (Carmina Burana), rien de particulièrement “post-moderne”.
    Je suppose que certaines des chansons de Bessie Smith ou Billie Holiday peuvent être considérées comme à peu près équivalentes aux chansons réalistes, mais il y a toujours un monde de différences culturelles. Yves Montant chantait les poèmes de Jacques Prévert sans que personne ne l’ait trouvé étrange. L’équivalent américain serait si Frank Sinatra avait enregistré un disque de e.e. cummings ou de Lawrence Ferlinghetti. La combinaison des paroles d’une haute qualité poétique avec la musique populaire, courante en France depuis plus d’un siècle, n’existe guère au pays anglophones avant la contre-culture des années soixante. Avec celle-ci, les choses commencent à confluer mondialement — les belles paroles d’Anne Sylvestre font penser de Léonard Cohen ou de Joni Mitchell (qu’elle a précédé de plusieurs années)...
    Mes intérêts ne vont guère plus tard que cela. Je dois admettre que je n’ai pas vraiment exploré les chanteurs français plus récents. Probablement certains sont bons, mais la plupart de ceux que j’ai entendu ne me semblent pas très différents que leurs contemporains américains, et je n’ai été particulièrement enthousiasmé par aucune musique pop américaine depuis environ 1970.
    Ces remarques ne sont évidemment que des expressions du goût personnel. Je ne prétend pas que mes préférence musicales impliquent quelque chose de radical. En fait, je met en question la croyance de Rexroth sur l’effet subversif de la poésie et de la chanson, sauf dans le sens très vague que de telles oeuvres peuvent parfois nous éveiller, nous donner une suggestion des possibilités de la vie qui sont généralement refoulées. Si j’aime ces chansons françaises, ce n’est pas parce qu’elles auraient des aspects radicaux, mais parce que j’ai plaisir à les chanter et à les écouter.
    J’aime aussi bien plusieurs autres genres de musique — folklorique, jazz, classique, etc. — mais ceux-là sont facilement accessibles à n’importe qui qui veut les explorer. J’ai rédigé cette petite introduction à Brassens et ses compatriotes parce qu’ils sont inconnus à la plupart des gens anglophones, et qu’ils pourraient les apprécier.
    Bon appétit!


    2 commentaires
  • Demander l’impossible ?


    C’est en cherchant l’impossible
    que l’homme a toujours réalisé et reconnu le possible,
     et ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait le possible
    n’ont jamais avancé d’un seul pas.
        (Bakounine, « L’empire knouto-germanique »)


    Enquête sur les conceptions
    de la nature humaine chez les anarchistes


    Combien de fois n’avons-nous pas entendu ce discours ? : Les anarchistes, ont une vision beaucoup trop optimiste de la nature humaine. Croire qu’il est possible de créer une société où la violence et l’autorité auraient complètement disparus est une douce utopie complètement absurde. La nature humaine est telle que seule l’existence d’une autorité jouant le rôle d’arbitre peut permettre de gérer les conflits, qui ne manqueront jamais d’apparaître dans quelque société que ce soit, et donc elle seule peut limiter l’apparition illégitime de la domination et de la violence.
    Que ce type de discours sorte de la bouche de politiciens bien-pensants, rien de plus normal, il faut bien qu’ils justifient la domination qu’ils exercent sur le reste de la société. Hélas, ce discours est tout aussi bien tenu par ceux qui ont de l’anarchiste une vision un tout petit peu plus élaborée que la caricature classique de l’enragé - casseur de vitrines - lanceur de bombes - intégriste d'un chaos social appelé « anarchie ». Seulement trop souvent cette vision est remplacée chez bon nombre de sympathisants par une autre caricature de l’anarchiste, celle d’un éternel rêveur incapables d’affronter les « dures réalités de la nature humaine ». Il est donc toujours intéressant de rechercher et de clarifier quelles pourraient être réellement les opinions des anarchistes sur la nature humaine. C'est une telle tentative de clarification qui est proposée ici.

    La nature humaine, contextuelle ou universelle ?

    Avant de commencer à regarder ce que les anarchistes ont à nous dire sur la nature humaine, il est bon de réfléchir brièvement sur ce concept. On pourrait être tenté de rejeter ce concept en affirmant qu’il n’y a pas de « nature humaine », mais seulement une « condition humaine », c’est-à-dire que c’est le milieu dans lequel il est placé qui forme l’être humain. Seulement, ceci n’est rien d’autre qu’une vision contextuelle de la nature humaine car nier l’existence d’une « nature humaine » revient à en adopter une (de la même manière, celui qui, confronté à un dilemme, décide de ne pas choisir entre les deux alternatives auxquelles il est confronté, fait malgré tout un choix). Une autre vision possible de la nature humaine est universelle et considère que certaines caractéristiques sont propres à tous les êtres humains (Le rationalisme par exemple considère que tous les hommes sont doués de raison, et que c’est là ce qui nous distingue des autres êtres vivants).
    Qu’on le veuille ou non, le concept de nature humaine occupe une place fondamentale dans toute discussion sur les sociétés humaines, que ce soit sur leur histoire passée, sur la valeur actuelle de leur organisation, ou encore sur leurs développements futurs, possibles et/ou souhaitables. Particulièrement pour les idéologies, leur conception de la nature humaine joue un rôle déterminant lorsqu’on examine leurs valeurs respectives. La pertinence respective de leur modèle explicatif de l’histoire, de leur projet social futur, ainsi que des moyens proposés pour le réaliser, est directement jugée à partir de leur vision de la nature humaine. Ce jugement se base d’une part sur leur « réalisme », et d’autre part sur la cohérence de cette conception avec son propre projet social ; le concept de nature humaine prédéfini effectivement ce qu’il est possible d’atteindre par l’action sociale. Il est évident que quelle que soit sa conception de la nature humaine et son degré de pertinence, tout discours sur la société (et, en particulier, toute idéologie) se doit de posséder au moins une cohérence interne avec sa propre vision de la nature humaine, ce qui sera discuté plus précisément dans la suite.

    Machiavel et le pouvoir d’État

    Par exemple, un des « mérites » de l’idéologie Machiavélienne à la base du pouvoir d’État, serait, selon certains, sa cohérence et son réalisme concernant la nature humaine. Elle offre en effet une vision assez pessimiste de cette dernière. On peut l’énoncer comme suit : L’instinct mauvais chez l’homme est plus puissant que le bon. L’homme a plus d’entraînement vers le mal que vers le bien ; la crainte et la force ont sur lui plus d’empire que la raison. (…) Les hommes aspirent tous à la domination, et il n’en est point qui ne fût oppresseur, s’il le pouvait ; tous ou presque tous sont prêts à sacrifier les droits d’autrui à leurs intérêts. Les Machiavéliens adoptent donc une conception universelle pessimiste de la nature humaine, sur laquelle ils bâtissent la légitimité du pouvoir d’État. Ce dernier accapare le monopole de la violence physique afin de maintenir l’ordre social qui est l’intérêt commun. Dans les Discours sur la première décade du Tite-Live, Machiavel tente de démontrer comment l’État n’a d’autre fonction que de retourner la méchanceté des hommes contre elle-même pour engendrer l’ordre politique et les valeurs de la vie en commun, il fonde donc le pouvoir politique sur la violence. Ce pessimisme à l’égard d’une nature humaine considérée comme permanente et universelle est essentiel à tous ceux qui veulent justifier le pouvoir d’État, Machiavel lui-même le reconnaît : Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (…) s’accordent à dire que quiconque veut fonder un État et lui donner des lois, doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion.
    On peut noter que, concernant le droit, Machiavel lui-même a une position distincte de ses successeurs plus « libéraux » qui voudront fonder l’État sur le principe du droit uniquement. Néanmoins, chacun sait que tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit. Et pour leur quotidien, il est semblable à leur origine : à chaque fois que le besoin s’en fait sentir pour les dominants, la « raison d’État » vient à la rescousse et légitime tous les abus. Machiavel a eu au moins le mérite de revendiquer bien haut la légitimité de ces incartades aux principes du droit, alors que nombre de ses successeurs se sont réfugiés dans l’hypocrisie la plus totale en condamnant les principes de ce qu’ils ont appelé le Machiavélisme, et ce pendant qu’ils appliquent ces mêmes principes en sachant très bien qu’il sont indispensables à l’exercice du pouvoir.


    Pour les anarchistes, la nature humaine est …

    Examinons maintenant ce que les anarchistes ont pu adopter comme conception de la nature humaine, cela nous mènera par la même occasion aux objections que les anarchistes opposent généralement à l’analyse Machiavélienne.


    … optimiste ?

    Malgré la grande variété de courants de pensée anarchistes, il semble possible de dégager quelques caractéristiques communes à l’ensemble des penseurs anarchistes quant à leur conception de la nature humaine (C’est du moins possible pour les représentants de l’anarchisme social, dont il sera uniquement question ici).
    Tout d’abord, pour revenir à l’introduction, les anarchistes sont souvent traités d’optimistes irréductibles. On les accuse de prétendre, comme Rousseau, que l’humanité est essentiellement bonne et que c’est la société ou le pouvoir qui la corrompt. Il n’y aurait qu’à éliminer le pouvoir pour que tout rentre dans l’ordre. L’anarchie ne serait donc rien d’autre que l’état de nature, et l’anarchisme serait « primitif », « utopique » et « incompatible avec la complexité des réalités sociales ». Cette accusation d’optimisme immodéré n’est pas sans fondement mais est grossièrement exagérée.
    Kropotkine (1842-1921) est souvent considéré comme le plus optimiste des fondateurs de l’anarchisme. C’est de sa conviction en la nature sociable de l’homme qu’il tirait la possibilité et la nécessité d’une société libertaire :
    Eh bien, nous ne craignons pas de renoncer au juge et à la condamnation. Nous renonçons même (…) à toute espèce de sanction, à toute espèce d’obligation de la morale. Nous ne craignons pas de dire « Fais ce que tu veux, fais comme tu veux » - parce que nous sommes persuadés que l’immense masse des hommes, à mesure qu’ils seront de plus en plus éclairés et se débarrasseront des entraves actuelles, fera et agira toujours dans une direction utile à la société, tout comme nous sommes persuadés d’avance que l’enfant marchera un jour sur deux pieds et non sur quatre pattes, simplement parce qu’il est né de parents appartenant à l’espèce Homme.
    Sa vision de la nature humaine semble donc à la fois contextuelle (ce sont les contraintes matérielles, socio-culturelles, et idéologiques, auxquelles l’homme est soumis dans la société actuelle qui l’amènent à développer les aspects les plus sombres de sa personnalité) et universelle (si l’homme est libéré des entraves dans lesquelles il est placé sa nature fondamentalement sociable se révélera inévitablement). Il est bien évident que cet optimisme inébranlable doit être remis dans le contexte qui est le sien : la fin du dix-neuvième siècle avec l’essor du socialisme sur lesquels se fondaient les espoirs révolutionnaires les plus absolus.
    Kropotkine n’est pas le seul anarchiste a avoir exprimé son optimisme concernant une nature humaine qui serait à la fois contextuelle et universelle. Par exemple, l’anarchiste italien Errico Malatesta (1853-1932) était aussi convaincu qu’il y a heureusement, chez les hommes, un (…) sentiment qui les rapproche de leur prochain : le sentiment de sympathie, de tolérance, d’amour ; et c’est grâce à ce sentiment qui existe à des degrés divers chez tous les êtres humains (…) qu’est née notre idée : faire que la société soit véritablement un ensemble de frères et d’amis qui, tous, travaillent pour le bien de tous.
    Mais ces convictions optimistes n’étaient pas une simple espoir idéaliste « métaphysique ». Pour l’affirmer, Malatesta se basait sur la constatation concrète que s’il n'y avait eu en l'homme que (…) la volonté de dominer les autres et de profiter des autres, l'humanité en serait restée au stade de l'animalité et n'aurait pas pu connaître le développement des différents systèmes historiques et contemporains qui, même dans les pires cas, représentent toujours un compromis entre l’esprit de tyrannie et ce minimum de solidarité sociale sans lequel il n'y aurait pas de vie quelque peu civilisée et évolutive. Le scientifique Kropotkine remarquait également le fait établi que même sous le pire despotisme, la plupart des rapports personnels de l’homme avec ses semblables sont réglés par des habitudes sociales, de libres accords et une coopération mutuelle sans lesquels il n’y aurait pas de vie sociale du tout. Si ce n’était pas le cas, même le mécanisme d’État le plus violemment coercitif ne serait pas capable de maintenir l’ordre social un seul instant.

    … ou pessimiste ?

    Néanmoins, il est extrêmement facile de trouver des contre-exemples à la thèse selon laquelle les anarchistes ont une confiance absolue en la « bonté » de la nature humaine. Commençons avec Malatesta lui-même, qui écrivait : Nous ne croyons pas à l’infaillibilité des masses, et encore moins à leur bonté constante : bien au contraire. Mais nous croyons encore moins à l’infaillibilité et à la bonté de ceux qui s’emparent du pouvoir, légifèrent, consolident et perpétuent les idées et les intérêts qui prévalent à un moment donné. L’américain Paul Goodman (1911-1972), ce poète homosexuel contestataire qui fut l’un des penseurs anarchistes les plus originaux de sa génération, a fort bien résumé la conception pessimiste de la nature humaine des anarchistes : À en croire une idée fausse mais répandue, les anarchistes estiment que « la nature humaine est bonne », et qu’en conséquence on peut faire confiance aux hommes pour se gouverner eux-même. En réalité, nous inclinons à une vision pessimiste, en vertu de laquelle on ne peut faire confiance aux hommes ; et c’est bien pour cela qu’il faut éviter toute concentration de pouvoir. Le socialiste libertaire belge Ernestan (1898-1954) confirme, à sa manière, ce point de vue : C’est parce que l’homme est si dangereux pour l’homme que le socialisme libertaire ne base pas les rapports humains sur l’autorité des uns et l’obéissance des autres, mais sur l’association d’individus égaux en dignité et en droits.
    On peut donc exposer maintenant l’objection majeure que les anarchistes ont de tous temps adressée à tous ceux qui ont suivi Machiavel pour justifier la domination des sociétés humaines par l’État et le principe d’autorité. Elle est expliquée avec clarté par Malatesta : L'homme n'est pas parfait. Mais alors où trouver des hommes non seulement assez bons pour vivre en paix avec les autres, mais encore capables de régenter autoritairement la vie des autres ? L’anarchiste pacifiste Léon Tolstoï (1828-1910) lorsqu’il critique l’appropriation par l’État du monopole de la violence physique légitime est aussi très clair : De deux choses l’une, ou bien les hommes sont des êtres raisonnables ou ils ne le sont pas. S’ils sont des êtres non raisonnables, alors ils sont tous tels, et tout parmi eux doit se résoudre par la violence, et il n’y a pas de motif que les uns aient le droit de violence et que les autres en soient privés, et ainsi la violence du gouvernement est injuste. Si les hommes sont des êtres raisonnables, alors leurs relations doivent être basées sur la raison, sur l’esprit, et non sur la violence des hommes qui par hasard ont accaparé le pouvoir. Et c’est pourquoi la violence du gouvernement ne peut se justifier en aucun cas. Pour justifier la domination exercée par l’État et ses représentants sur le restant de la société, tous les successeurs de Machiavel sont en effet obligés de postuler qu’une certaine classe de personnes aurait une nature différente des autres, capable de dominer et de diriger avec sagesse la société humaine pour son propre bien. Seulement, ceci est en contradiction flagrante avec le caractère universel de leur conception pessimiste de la nature humaine. Autrement dit, le mythe du « dictateur éclairé » était explicite chez Machiavel mais on peut constater aisément aujourd’hui sa présence (cachée cette fois) dans le discours de ses successeurs, les idéologues autoritaires.
    Quoiqu’il en soit, on peut conclure en disant que l’idéologie Machiavélienne, du moins sous sa forme classique, peut être qualifiée d’incohérente, ce qui nous permet de revenir à l’anarchisme.

    … sociable et égoïste ?

    On doit à l’américain Dave Morland d’avoir étudié et précisé quelle pouvait être réellement la vision anarchiste de la nature humaine, qui se révèle être une vision assez réaliste et nuancée, contrairement à tout ce qui a pu être affirmé. Comme il l’explique, cette conception est redevable à une lecture contextualiste et universaliste. De façon plus importante, elle comprend à la fois l’égoïsme et la sociabilité. Une thèse suffisamment simple pour être admise, mais elle a été largement ignorée (…) Le caractère double de la conception anarchiste de la nature humaine peut sembler confus et d’une certaine manière paradoxal. Le paradoxe est surmonté en acceptant simplement que l’anarchisme est ambivalent ou en fait inconsistant concernant la question de la nature humaine. Les anarchistes concèdent que la nature humaine a des propriétés intrinsèques, elles incluent à la fois la sociabilité et l’égoïsme (…) La première lecture (contextualiste et sociable) reflète leur héritage partagé avec le socialisme et explique leur croyance en l’accessibilité ultime d’une société pacifique, harmonieuse qui est débarrassée des structures oppressives qui démarquent la société capitaliste. La deuxième lecture (universaliste et égoïste) est révélatrice de ce qu’ils ont en commun avec le libéralisme. Elle explique pourquoi les anarchistes observent avec précision les effets corrupteurs du pouvoir et pourquoi ils déconseillent le concept Marxiste de dictature du prolétariat ou un État des travailleurs. C’est cette compréhension plus large de la nature humaine qui révèle une des plus grandes forces de l’anarchisme.
    Comme on a pu le constater, lorsqu’ils s’agit de décrire les aspects les plus sombres de la nature humaine, les anarchistes n’ont rien à envier aux Machiavéliens eux-même, et c’est précisément sur cette vision universellement pessimiste qu’il se basent pour préférer un système où il n’y a pas de gouvernement centralisé et autoritaire, où il n’y a pas de monopole de la force, où aucun groupe n’exerce de pouvoir sur un autre, et où les processus de décision sont aussi dispersés que possibles. Néanmoins, apparaît chez eux la nécessité d’évoquer également les aspects foncièrement sociables et positifs de la nature humaine, afin de justifier leurs espoirs sur la possibilité d’un autre futur. Il doit exister un besoin de fraternité et d'amour qui fleurit toujours chez les hommes dès qu’ils sont libérés de la peur d'être écrasés et de manquer du nécessaire, pour eux et leur famille. Peu importe d’où provient ce sentiment de fraternité pour Malatesta, il existe, et c’est sur son développement et sa généralisation que nous fondons tous nos espoirs pour l’avenir de l’humanité.
    Remarquons que lorsqu’il s’agit de choisir les moyens adéquats pour « parfaire » cette société, l’anarchisme se base au contraire sur le côté pessimiste de sa conception universaliste de la nature humaine pour rejeter tout moyen qui ne serait pas en adéquation avec les principes décentralistes et antiautoritaires. C’est là que trouve son origine l’antagonisme irréductible existant entre socialisme autoritaire et socialisme libertaire. avec la célèbre querelle entre Marx et Bakounine au sein de la Ière Internationale. Selon ce dernier, toute autorité politique doit être rejetée, l’action directe populaire organisée sans hiérarchie étant le moyen de réaliser le socialisme ici et maintenant. Car toute « avant-garde éclairée » centralisatrice, même bien intentionnée, sera fatalement victime des effets corrupteurs du pouvoir et ne serait jamais prête à lâcher ses privilèges. C'est pourquoi pour les anarchistes toute « dictature du Prolétariat » est irrémédiablement destiné à se transformer en simple changement de maîtres alors qu’il s’agissait de créer une société socialiste sans classes.
    L’incompréhension de Marx de la nature humaine apparaît de manière flagrante dans des annotations qu’il fit d’un ouvrage de Bakounine. Ce dernier critiquait le suffrage universel comme étant un mensonge au service d’une minorité de privilégié gouvernant réellement la grande majorité du peuple en se proclamant simples représentants de la « volonté populaire ». Marxistes réformistes ou révolutionnaires se revendiquent tous deux de ce système, ne serait-ce que pour la période de transition vers le socialisme. Les Marxistes répondent aux objections de Bakounine que la minorité dirigeante sera constituée de prolétaires, et non plus de capitalistes. Bakounine fait alors remarquer qu’un prolétaire devenant un dirigeant cesse par là même d’être un prolétaire, et que celui qui doute de cela ne comprendra jamais rien à la nature humaine. À quoi Marx rétorque dans ses notes, que l’ouvrier devenu dirigeant ne cessera pas d’être prolétaire, pas plus qu’un industriel ne cesse d’être capitaliste quand il devient un membre du conseil municipal. Seulement, ce que Marx ne voit pas c’est qu’il y a une assymétrie : le capitaliste reste dans une position de pouvoir, tandis que l’ouvrier en acquiert une. Savoir dans quelle mesure cette différence est un facteur pertinent pour expliquer le comportement revient exactement à se demander comment fonctionne la nature humaine. Le problème est que le Marxisme tend à empêcher de penser en ces termes.
    L’analyse marxiste classique méconnaît foncièrement la nature humaine en se concentrant uniquement sur les facteurs socio-économiques et en adoptant une vision déterminisme de l’Histoire. Les comportements ne sont pas uniquement déterminés par l’appartenance de classe ou le mode de gestion économique de la société. Alors que les anarchistes n’ont jamais nié l’importance des facteurs socio-économiques (le socialisme libertaire partage une grande partie de l’analyse socio-économique du capitalisme de Marx), ils ont cependant toujours insisté sur l’importance des facteurs psychologiques, ce qui fut souvent raillé et présenté comme la preuve de l’« idéalisme utopique » de l’anarchisme, dont la pensée serait « métaphysique ».
    Après cette digression sur le Marxisme, venons au bilan que l’on peut dresser sur les conceptions anarchistes de la nature humaine que l’on a rencontré.

    … incohérente ?

        Malgré ses remarques positives sur l’anarchisme, la conclusion finale de Dave Morland est que l’anarchisme doit être considéré comme utopique et incohérent car sa vision de la société future excéderait les capacités de sa propre conception de la nature humaine. En d’autres termes, à cause de son versant profondément pessimiste universaliste, la vision de la nature humaine proposée par les théories sociales anarchistes serait en contradiction avec la société sans État qu’elles défendent. Selon Morland (c’est important), en conséquence, la demande anarchiste pour un société sans État excède ce que sa conception de la nature humaine permettra, mettant par là en péril la validité de (…) son statut d’idéologie lui-même. Voilà qui est fort bien, car, précisément (ce que Morland semble ne pas voir) l’anarchisme n’est pas une idéologie. On peut même dire plus, ses fondements théoriques s’opposent essentiellement à toute forme d’idéologie. En effet, il n’y a pas de pouvoir sans nécessité de justification et, donc, (…) d’idéologie, comme le souligne A. G. Calvo pour qui l’idéologie est la forme froide et détachée de la justification. L’idéologie semble devoir être un discours au service du pouvoir (du pouvoir en place ou de ceux qui ambitionnent d’y accéder). On pourrait donc remercier Morland de fournir un indice supplémentaire de la nature non idéologique de l’anarchisme.
    L’incohérence qu’il désigne est éliminée une fois que l’on réalise que l’anarchisme n’envisage pas l’anarchie comme un ordre social parfait indépassable. Cette dernière idée est en fait directement opposée aux idées fondatrices de l’anarchisme. Pour preuve, ce commentaire de l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873-1958) : L’anarchisme n’est pas la solution brevetée de tous les problèmes humains, ce n’est pas le pays d’Utopie d’un ordre social parfait (comme on l’a si souvent appelé), puisque, par principe, il rejette tout schéma et tout concept absolus. Il ne croit pas à une vérité absolue ou à des buts finaux précis du développement humain, mais à une perfectibilité illimitée des formes sociales et des conditions de vie de l’homme, qui s’efforcent toujours à de plus hautes formes d’expression. On ne peut pour cette raison leur assigner de termes précis ni leur fixer de but arrêté. Le plus grand mal de toute forme de pouvoir est (…) de toujours essayer d’imposer à la riche diversité de la vie sociale des formes précises et de l’ajuster à  des règles particulières.
    Pour les anarchistes, l’utopie n’est pas un projet social immuable et indépassable, un contrat déterminé avec l’avenir, c’est pour eux le rappel constant du caractère inacceptable de toutes les oppressions présentes alors qu’un autre futur (et donc aussi un autre présent) est possible. Les utopies habitant leur imaginaire constituent les repères indispensables à la construction des alternatives qu’ils tentent de bâtir ici et maintenant.

    … ou indéterminée ?

    Que ce soit encore Paul Goodman [La nature humaine existe et l’une de ses caractéristiques est de sans cesse se faire et se refaire différemment] ou Oscar Wilde (1854-1900) [Il n’existe qu’une certitude définitive sur la nature humaine, elle est changeante], pour ne citer qu’eux, on peut affirmer que les penseurs anarchistes s’accordent unanimement à dire que la nature humaine évolue au cours du temps (du fait de sa contextualité) et il doit donc en être de même pour les principes qui organisent la société. La remarque de Morland sur le fait que l’anarchisme n’apporte pas de réponse définitive sur la nature humaine est justifiée mais elle manque sa cible car l’anarchisme n’a pas pour but de se baser sur une telle réponse pour élaborer ce qui serait une ordre social optimal immuable. Au contraire, pour l’anarchisme, les systèmes qui échouent sont ceux qui misent sur la permanence de la nature humaine plutôt que sur son évolution et son développement. Dès lors, il ne peut y avoir de principe social indépassable pour les anarchistes, la nature humaine et l’organisation sociale sont indissociablement liées et, toutes deux, perfectibles. Le plus grand crime de l’État est, précisément, d’instituer l’autorité et la violence comme fondements de l’organisation sociale, et de priver, par là même, la société de la possibilité de construire un monde meilleur. L’État fige l’imperfection sociale en l’élevant au rang de principe indépassable. La responsabilité dont William Godwin (1756-1836), par exemple, chargeait les gouvernants n’est pas d’avoir introduit le mal où il n’existait point, mais de l’entretenir et de le renforcer en lui donnant une substance et une permanence politique.
    Dave Morland a donc bien raison d’affirmer que la conception pessimiste de la nature humaine des anarchistes proscrit la possibilité d’une société harmonieuse, parfaite, sans aucun conflit, seulement là n’est pas le problème. Il ne s’agit pas de prétendre éliminer toute forme de conflit au sein de la société (utopie totalitaire s’il en est)  mais bien de savoir comment la société compte assumer et gérer les conflits qui surgiront immanquablement. Répétons encore une fois que l’anarchisme ne prétend en effet pas qu’une société parfaite soit possible, il considére plutôt que toute société humaine est perfectible, en se basant sur sa vision contextualiste de la nature humaine (si on change les structures sociales, l’homme et la société peuvent aussi changer) ainsi que sur le versant optimiste et sociable de sa conception universaliste de la nature humaine (comme chez Kropotkine et Malatesta).
    La conception anarchiste de la nature humaine est bien duale, multiple, indéterminée (comme le souligne avec justesse Morland), c’est-à-dire, en quelque sorte, ouverte, libre. Quoi de plus naturel puisque l’anarchisme n’est pas une idéologie figée à vocation totalisante. Il est peut-être plus approprié de le voir comme une méthode, une recherche éthique sur les moyens et la fin, visant à améliorer la société actuelle, quelle qu’elle soit, pour qu’elle permette un développement toujours plus libre des individus qui la composent.
    Cette indétermination fondamentale de la conception fondamentale de la nature humaine peut être interprétée comme une forme de prudence et de scepticisme méthodologique, plus proches de la démarche scientifique que certaines théories sociales révolutionnaires concurrentes se proclamant elle-même « scientifiques ». Plus précisément, de nombreux scientifiques anarchistes, comme le linguiste Noam Chomsky, considèrent que la nature humaine existe réellement, et qu’il est dès lors possible de l’analyser par l’expérience et l’usage de la raison, seulement notre connaissance actuelle en est extrêmement restreinte, ce qui doit justement nous conduire à la plus extrême prudence vis-à-vis de toute utopie totalisante se basant sur une prétendue connaissance bien déterminée de celle-ci.

    L’Anarchie, une utopie ambigüe ?

    L’idée que la conception anarchiste de la nature humaine est incompatible avec l’idée d’une société harmonieuse parfaite et ultime est très importante et n’est pas toujours soulignée avec assez d’insistance, ce qui fut parfois source de confusion dans le mouvement libertaire lui-même, au point que l’Anarchie court toujours le risque éventuel de remplacer l’État dans son rôle de principe indépassable. Pour illustrer cette idée, le roman de science-fiction Les dépossédés de la féministe américaine Ursula Le Guin est tout à fait admirable.
    Ce roman met en scène deux sociétés vivant sur des planètes séparées, Urras et Anarres, dans un lointain système solaire. La société sur Urras possède un système capitaliste patriarcal très prospère économiquement (comparable aux USA actuels, avec le racisme en moins). Celle résidant sur la lune Anarres c’est une société anarcho-communiste (grandement inspirée des idées de Kropotkine et de Goodman) issue de l’exode du mouvement anarcho-syndicaliste de l’autre planète Urras. Ces 2 sociétés ont rompu tout contact sauf pour un convoi de marchandise de temps en temps.
    Le fonctionnement de la société communiste libertaire est décrit de manière élaborée et crédible car imparfait. Ce n’est pas le lieu pour en faire une description détaillée, disons seulement qu’un des points examinés par Ursula Le Guin est que malgré l’absence formelle de coercition ou d’autorité, des formes de pouvoir et d’autorité sont réapparues sur Anarres, contre toute volonté délibérée des habitants, sans même que la majorité d’entre eux ne s’en rendent compte ou ne veuillent l’admettre. Leur société repose sur le postulat, qu’on trouve dans les utopies anarchistes, que la contrainte pourra être remplacée par la pression intériorisée de la conscience sociale. Son inflation, avec les effets de paralysie et de pouvoir qu’elle entraîne est une des lignes de force du roman. L’obéissance aux lois sous la contrainte d’un système répressif étatique, a été remplacée sur Anarres par la peur d’être non-conforme, d’« égotiser » comme disent les Odoniens, les habitants d’Anarres. Leur isolement volontaire est également responsable de sa sclérose ; en se fermant au Vieux Monde, en se repliant sur ses propres principes sans les remettre jamais plus en question, elle s’est interdit la possibilité d’évoluer. Mais plutôt qu’une longue dissertation, voilà deux extraits qui parlent d’eux-mêmes (c’est un « contestataire » qui a la parole) :
    Nous n’avons pas de gouvernement, pas de lois, d’accord. Mais il me semble que les idées n’ont jamais été contrôlées par les lois ou les gouvernements, même sur Urras. Si elles l’avaient été, comment Odo aurait-elle développé les siennes ? Comment l’Odonisme serait-il devenu un mouvement mondial ? Les hiérarchistes ont essayé de l’écraser par la force, et ont échoué. On ne peut pas briser les idées en les réprimant. On ne peut les briser qu’en les ignorant. En refusant de penser, refusant de changer. Et c’est précisément ce que fait notre société ! (…)
    C’est partout sur Anarres (…) partout où une fonction une fonction demande des connaissances techniques et une institution stable. Mais cette stabilité stable ouvre la porte au désir d’autoritarisme. Durant les premières années du Peuplement, nous étions conscients de cela, nous y faisions attention. À cette époque, on faisait une distinction très nette entre administrer les choses et gouverner les gens. Et ils l’ont si bien faite que nous avons oublié que l’envie de dominer est aussi centrale dans les êtres humains que le désir de l’aide mutuelle, qu’il faut l’entretenir dans chaque individu, dans chaque nouvelle génération.
    Le roman Les dépossédés dans lequel certains pourraient voir une critique du communisme libertaire en particulier ou de l’«idéologie anarchiste » en général, semble plutôt devoir être interprété comme un plaidoyer pour la révolution permanente. Même dans une société sans État ni propriété, sans casernes ni prisons, sans patrons ni salariat, certaines formes d’Autorité risquent évidemment de (ré)apparaître, de resurgir insidueusement de notre propre nature humaine. Dès lors, on peut affirmer que même une société « libertaire » aura toujours besoin de ses « anarchistes » pour remettre en cause et secouer l’ordre établi.

    Le principe d’autorité : facteur interne de la servitude volontaire

    Du fait de l’intériorisation sociale millénaire du principe d’Autorité, le danger existe qu’il renaisse de ses cendres, c’est pourquoi le principe d’Autorité s’agitant au sein de notre propre nature humaine constitue peut-être l’ennemi principal de l’anarchisme. L’exemple le plus tragique de cette intériorisation est certainement constitué des dérives totalitaires de type fasciste qu’ont connu vers la même époque divers pays d’Europe occidentale, ainsi que la Russie. Elles trouvent leur source dans la psychologie des masses humaines subissant depuis de millénaires l’oppression du système autoritaire patriarcal, qui poussent les hommes dans certaines périodes de crise à préférer l’oppression et l’esclavage à un climat (même chimérique) de désordre et d’insécurité. Une pure analyse socio-économique, telle l’analyse Marxiste conventionnelle, ne suffit pas examiner en profondeur l’horreur fasciste car elle élimine arbitrairement toute la dimension fondamentalement irrationnelle de la nature humaine. Affirmer cela ne revient pas à nier que les régimes fascistes d’extrême-droite européens ont été la réaction préventive extrêmement violente du système capitaliste contre le danger que constituaient les aspirations sociales du puissant mouvement ouvrier. L’émergence du fascisme s’explique en effet notamment par divers facteurs socio-économiques (le spectre de la révolution russe de 1917 dans le cas de Mussolini, la crise mondiale du capitalisme de 1929 pour Hitler, etc) mais tout ceci n’explique pas l’apparition du fascisme et encore moins sa possibilité même.
    Par contre, on peut affirmer que si le fascisme a pu naître, croître, et vaincre (et simplement exister), c’est parce qu’il exprime la structure autoritaire irrationnelle de l’homme nivelé dans la foule. Un fait psychologique remarquable est que le fascisme n’est pas, comme on a tendance à le croire, un mouvement purement réactionnaire, mais il se présente comme un amalgame d’émotions révolutionnaires et de concepts sociaux réactionnaires, ce qui explique son succès au sein des masses, y compris la classe ouvrière. Définir le fascisme comme le « bras armé du Grand Capital » ne recouvre que la partie visible du fascisme, extérieure à la nature humaine, elle n’explique pas le succès de sa propagande. L’efficacité de la propagande politique ne se rattache en effet pas directement à des processus économiques mais à des structures psychologiques humaines.
    Les idéologies socialistes sont nées et se sont structurée autour d’un espace historique de deux siècles, correspondant à l’épanouissement du machinisme, de la société industrielle et du système capitaliste. Le fascisme a trouvé sa force dans la structure psychologique irrationnelle de l’homme, dans ses pulsions mystiques et sa soif d’autorité, dans la nature humaine contemporaine, fruit  de 4000 à 6000 ans (selon le psychologue Wilheim Reich) de société patriarcale autoritaire. N’oublions pas que tout ordre social produit dans la masse de ses membres les structures dont il a besoin pour parvenir à ses fins. Sans ces structures psychologiques la guerre ou le fascisme seraient impossibles.
    Tout pouvoir, même installé par la force et maintenu par la contrainte, ne peut dominer une société durablement sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie notable de la population. C’est dans l’esprit de l’opprimé que tout pouvoir trouve d’abord sa force, plus que dans celle des armes. Rien ne paraît plus surprenant (…) que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, et l’humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentiments et leurs penchants à ceux de leurs chefs. Au dix-huitième siècle, David Hume nous posait déjà la question de savoir quelle était la cause de cette situation paradoxale, et répondait : Ce n’est pas la force ; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l’opinion. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire aussi bien que le plus populaire et le plus libre.
    L’intériorisation sociale du principe d’Autorité depuis des millénaires est donc peut-être l’ennemi premier de l’anarchisme, car de cette intériorisation découlent l’inertie sociale et la servitude volontaire sur lesquels reposent tout pouvoir et toute oppression. Jusqu’à présent, comme l’a fait remarquer un compagnon surréaliste, les anarchistes n’ont pas toujours cerné la puissance purement vitale, fondamentale, à laquelle ils s’attaquaient. Dans leur pureté, ils se sont voilés la face devant cette réalité et ils se sont rassurés en désignant l’ennemi sous une forme plus humaine, plus vulnérable et plus facile à montrer du doigt : la Bourgeoisie, l’Église, le Capital. Mais en réalité, le bourgeois, le curé, le financier, le milicien, le chef de cellule, le général, le policier ne possèdent pas la puissance. Ils en sont les pantins. Et la puissance trouvera toujours ses pantins. Débusquer cette puissance qui est partout, qui est en nous, est le devoir fondamental qui nous incombe.                                                                                                                                                         
        La face pessimiste de la vision universelle et contextuelle de la nature humaine des anarchistes nous rappelle que le principe d’Autorité, avant toute chose, est en chacun de nous (et dans une certaine mesure, il s’y trouve peut-être à jamais). C’est donc autant contre la domination du monde extérieur sur nous qu’il nous faut lutter que contre ces instincts qui sont en nous et qui nous poussent à succomber aux pulsions de domination ou au confort rassurant de la soumission, à notre désir de pouvoir ou à notre peur de la liberté.
    Ceci n’est néanmoins pas une exhortation à un repli sur soi, mais une invitation à un retour sur soi. Pourquoi rendre la quête libertaire individuelle exclusive, alors qu’elle est complémentaire. Il ne faut surtout pas tomber dans l’opposition combien regrettable entre anarchisme individualiste et anarchisme social. Le versant contextuel de l’anarchisme nous rappelle avec force que libération individuelle et collective sont intrinsèquement liées l’une à l’autre, comme le rappelle avec bon sens ce cher Malatesta : Entre l’homme et le mileu social, il y a une action réciproque. Les hommes font la société telle qu’elle est, et la société fait les hommes tels qu’ils sont, d’où une espèce de cercle vicieux. Pour transformer la société, il faut transformer les hommes ; et pour transformer les hommes, il faut transformer la société.

    Fin de l’Histoire et mot de la fin

    En guise de conclusion, on peut noter que l’Histoire a justifié l’évaluation anarchiste de la nature humaine en plus d’une occasion. Les anarchistes aiment à penser que l’histoire de l’Union Soviétique a justifié leurs inquiétudes à propos de l’établissement d’une dictature du prolétariat. Placer le pouvoir dans une élite révolutionnaire ou un parti avant-gardiste attesta le principe de commensurabilité entre moyens et fins (autoritaires contre libertaires), mais confirma aussi leurs suspicions que le pouvoir est une drogue à accoutumance  qui, si elle n’est pas stoppée, mettra en péril le fonctionnement convenable de n’importe quelle société.
    Sans diabolisation ni angélisme, la conception anarchiste de la nature humaine nous offre un futur ouvert à de nombreux possibles ; sans fatalisme, l’homme et son histoire seront ce que nous en ferons.
    Pour les anarchistes, il n’y a pas de fin à l’Histoire ou de stade ultime de la société (y compris une hypothétique « Anarchie »). Ils savent que ni « âge d’or du Socialisme », ni « Royaume de Dieu » n’attendent le long du sentier sinueux tracé par l’humanité hésitante.
    Néanmoins, l’Utopie, ce flambeau de l’impossible, est leur guide, indispensable à la réalisation d'un autre futur. L’Utopie n’est certainement pas pour eux un achèvement ultime, mais au contraire ce qui leur reste toujours à construire, à vivre et à réinventer…
    Le mot de la fin reviendra au poète Oscar Wilde, exilé de l’île d'Utopie :
    Une carte du monde qui ne comprendrait pas l’Utopie ne serait même pas digne d’être regardée car elle laisserait de côté le seul pays où l’Humanité vient toujours accoster. Et après y avoir accosté, l’Humanité regarde autour d’elle et, ayant aperçu un pays meilleur, reprend la mer.



    Je remercie Cocker ainsi que toute la mafia Nivelloise pour les améliorations apportées à ce texte.


    2 commentaires
  • Homosexualité & révolution par Daniel Guérin (une approche objective)

    Paru dans FRONT SOCIAL n°8

    [Daniel Guérin a été un militant communiste libertaire tentant de synthétiser marxisme et
    anarchisme. Si en tant que maoïstes nous ne sommes pas d'accord avec lui, depuis nos
    ancêtres du groupe "vive la révolution" qui produisait "ce que nous voulons: tout!", nous
    savons que la lutte des "minorités" pour leurs droits est fondamentale. Guérin, qui a
    également soutenu les prisonnierEs de la RAF, a été une figure de la scène gaie, et ce texte est très intéressant, montrant l'homophobie existant dans la "gauche" par exemple. Ce vieux texte était lié à un autre texte, plus court, intitulé "approche subjective"]

    1.Question de définition

    Commençons par mettre au point une question de vocabulaire. Que faut-il entendre par le mot homosexualité? Quel contenu doit-on donner au mot Révolution?
    Le premier de ces termes est lourd et laid. Il a été fabriqué, à la fin du XIXème siècle, par la
    sexologie germanique. Il désigne l’intérêt qu’un être humain (masculin ou féminin) porte à
    une personne du même sexe. (Je ne traiterai que de l’homosexualité masculine, connaissant mal, et pour cause, l’homosexualité féminine).

    Ceci posé, nous restons encore dans le vague. Car ce penchant peut se manifester de toutes sortes de façon: désincarné, sublimé, ou furieusement physique. Entre mâles, il peut s’adresser à des adolescents, à des hommes faits, voire à des enfants, à des minets comme à des athlètes, à des androgynes fluets ou à des hercules. Il arrive qu’il penche vers le sadisme ou vers le masochisme, qu’il raffole du cuir ou du caoutchouc, que le tente tel ou tel fétiche, qu’il soit actif ou passif ou les deux tour à tour, qu’il ait une prédilection pour les imberbes ou pour les moustachus, les barbus, que la limite d’âge de son partenaire soit plus ou moins élevée, que sa préférence aille aux dimensions du pénis ou à la dureté des muscles, qu’il affectionne la nudité ou préfère l’accoutrement et, dans ce dernier cas, les frusques civiles ou l’uniforme, qu’il pratique la fidélité dans le couple ou le coup de foudre pour le premier venu, ou encore les deux à la fois.

    Mais ces nuances ne sont relativement que vétilles. Beaucoup plus importante est la
    différence entre l’homosexuel exclusif et le bisexuel. Le mot homosexualité ne devrait-il donc cerner qu’une minorité d’individus que les hasards de la vie, ou la répétition pavlovienne, ou encore le complexe de castration ont accoutumé à se détourner du sexe féminin? C’est sans doute le verdict de la morale bourgeoise et chrétienne qui a conféré son caractère extensif et péjoratif à cette manière d’aimer. Le mot devrait tomber en désuétude au fur et à mesure que disparaîtraient les lois homophobes, les préjugés à l’égard de la chose, enfin les foudres d’une Église qui s’obstine d’autant plus à vitupérer contre ce penchant que nombre de ses prêtres - et pour cause - s’y adonnent ou tentent de s’en défendre. Mais nous verrons plus loin que la société bourgeoise, fondée sur la famille, ne renoncera pas si facilement à l’un de ses derniers remparts.

    Soupesons maintenant le mot Révolution. Le terme a été galvaudé. Jusqu’au fascisme qui a osé se prétendre " révolutionnaire ". N’importe quel tyranneau de pays sous-développé a le front de se targuer d’un " Conseil de la révolution ". Quant au bloc des pays de l’Est, qui exercent une dictature impitoyable sur leur prolétariat et commettent l’imposture de nommer " socialisme " leur capitalisme d’État, quant aux partis dits " communistes " qui se font les instruments serviles d’un empire totalitaire, ils ne sauraient se faire passer pour révolutionnaires.

    Mais le mot Révolution ne doit pas être banni pour autant. Il conserve un sens historique précis et irréfutable. Il désigne le soulèvement des masses laborieuses opprimées et exploitées séculairement et leur effort d’auto-affranchissement, en même temps qu’il marque la désaliénation de chaque individu. D’où le rapport dialectique à établir entre les mots homosexualité et Révolution. Le présent cahier s’y efforcera.

    2. Sexualité et homosexualité

    Pour une claire et exacte compréhension du sujet que nous abordons maintenant, il faut se mettre bien dans la tête que l’homosexualité n’est pas un phénomène à part, en quelque sorte spécialisé, mais une simple variante d’une immense propriété de la nature animale et humaine: la sexualité. Elle ne peut donc être comprise et décrite qu’à l’aide d’une investigation globale sur le fonctionnement sexuel. Dans son rapport avec la Révolution, c’est moins de l’homosexualité qu’il s’agit, que de la sexualité tout court, de ce que Freud désigne sous le vocable de libido. Le problème qui se pose à nous est donc celui de la compatibilité entre le libre exercice de l’instinct sexuel et les contingences, les exigences de la lutte révolutionnaire. Baiser beaucoup, serait-ce nuire à l’action révolutionnaire ou au contraire l’exalter?

    Nous nous trouvons ainsi projetés au coeur d’un vieux débat entre militants révolutionnaires. Les uns, comme Robespierre, comme Proudhon, comme Lénine, fondent l’efficacité révolutionnaire sur la " vertu ", sur la continence et prétendent que l’émission trop fréquente de sperme affaiblit, émascule la combativité des contestataires de l’ordre bourgeois. Si nous voulions tirer à la ligne, nous pourrions multiplier les risibles citations de ces farouches gardiens des bonnes moeurs, jusqu’à supputer qu’ils seraient peu doués sexuellement ou qu’il refouleraient d’aberrante façon leurs appétits charnels.

    A leur encontre, d’autres révolutionnaires soutiennent que l’attrait de la volupté n’affadit nullement l’énergie du combattant révolutionnaire mais que bien au contraire l’orgasme va de pair avec la furia militante. Tel a été le point de vue affiché publiquement sur les murs de la Sorbonne par la juvénilité luxurieuse de mai 1968. Bien entendu, il s’agit ici, dans une certaine mesure, de cas individuels, le potentiel sexuel variant d’un être à l’autre, de zéro à l’infini et certains échauffés étant vidés plus vite que d’autres. Tout est également question de proportion et de mesure.

    S’amollir dans les délices de Capoue d’une débauche débridée n’est pas, de toute évidence, la meilleure préparation à l’affrontement révolutionnaire. En sens contraire, une trop longue abstention des rapports physiques peut créer un état de tension nerveuse plus ou moins paralysante, donc peu propice aux audaces militantes. Ici la Révolution et le sport présentent des points communs. Un boxeur, un athlète, au sortit d’une nuit prolongée d’amour, ne sont guère aptes à des uppercuts précis ou à des records chronométrés. En revanche, un excès de chaste surentraînement peut faire du champion une lavette. Les managers le savent fort bien. Que les managers de la lutte sociale veuillent bien s’en inspirer.

    L’homosexualité reproduit les mêmes schèmes. Elle n’a jamais nui, quoi qu’en puissent dire certains tartufes de la lutte de classes, à l’agressivité révolutionnaire, à condition de ne pas verser dans l’excès, dans les multiplicités de la drague. Si elle est objet de certaines réticences de la part de quelques " guides " autoproclamés du prolétariat, c’est pour une tout autre raison. Ils craignent que la dissidence sexuelle, si elle se fait ostensible, ne discrédite leurs militants aux yeux des homophobes, voire qu’elle les rende passibles de chantages et autres avanies.

    Mais ici nous mettons les pieds dans un autre domaine, celui du préjugé, du " tabou ", qui
    frappe encore aujourd’hui, malgré les progrès accomplis, l’ensemble des homosexuels.

    3.Un cas d’espèce

    Je ne saurais taire que dans ma recherche " objective " des rapports pouvant s’établir entre
    homosexualité et Révolution figure une part d’expérience personnelle. Lors de mon entrée
    dans la lutte sociale, je me trouvais être à la fois homosexuel et révolutionnaire, sans
    d’ailleurs pouvoir distinguer nettement quelle pouvait être la part de l’intellect (lectures,
    réflexions) et celle du sensible (attraction physique vers la classe ouvrière, révolte, rejet de
    mon ancien milieu bourgeois). Toujours est-il que pendant de longues années je me suis senti comme coupé en deux, exprimant à voix haute mes nouvelles convictions militantes et, par force, me sentant contraint de cacher mes penchants intimes. Les extraits d’écrits divers que l’on trouvera dans la seconde partie du présent Cahier relatent, je crois, très exactement, cette dichotomie.

    Cruelle, car je suis par nature épris de franchise et extraverti. Je garde difficilement un secret. Je suis même bavard. Me taire, me renfermer m’est pénible. Avec des camarades à qui je portais de l’amitié et avec lesquels je me trouvais en confiance, il me fallait trop souvent me mordre la lèvre pour ne pas m’aventurer dans une discussion sur la sexualité, encore moins défendre, même d’une façon impersonnelle, une version non orthodoxe de l’amour.

    Il m’a fallu attendre jusqu’en mai 68, c’est-à-dire alors que j’avais dépassé la soixantaine,
    pour être délivré de cette lourde et quotidienne cachotterie. Et ce n’est que plus tard encore qu’il m’a été donné par hasard de découvrir que tel compagnon de lutte révolutionnaire de mes débuts dans le mouvement, ne se complaisait qu’avec des garçons, avec ses propres élèves, s’il était enseignant, avec de sémillants " ados " s’il gambillait érotiquement avec eux aux week-ends de la revue Arcadie.

    Au surplus, ma venue aux idées révolutionnaires avait été, pour une part plus ou moins large, le produit de mon homosexualité, qui avait fait de moi, de très bonne heure, un affranchi, un asocial, un révolté. Dans mes essais autobiographiques, j’ai rapporté que mes convictions n’avaient pas tant été puisées dans les livres et les journaux révolutionnaires, bien que j’en eusse absorbé des quantités énormes, que dans le contact physique, vestimentaire, fraternel, pour ne pas dire spirituel, dans la fréquentation des cadres de vie de la classe prolétaire. J’ai appris et découvert bien davantage chez tel marchand de vélos, avec sa clientèle de loubards, dans telle salle de boxe et de lutte libre du quartier de Ménilmontant. J’ai échangé plus de libres et enrichissants propos dans l’arrière-boutique fumeuse de tel petit " resto " ouvrier, peuplé de célibataires endurcis, que dans les appartements cossus des quelques anciens condisciples que je m’étais forcé de continuer à fréquenter.

    J’ai retrouvé dans les cris de révolte de Max Stirner, lorsque bien plus tard m’est tombé sous la main L’Unique et sa propriété, des fantasmes homosexuels proches de ce qu’avaient été les miens. Il est à noter, pour ne rien omettre de mon parcours de toute une vie, que jamais, à aucun moment, de quelque façon que ce soit, l’intensité, la multiplicité, la frénésie de mes aventures homosexuelles n’ont prévalu sur mon intense activité militante en vue de changer le monde, n’ont occulté ma détermination, mon obstination révolutionnaires. Je le dis, non pour me vanter, mais parce que c’est la stricte vérité. Par ailleurs cette concentration sur ce qui a été pour moi l’essentiel ne m’a pas empêché, bien sûr, de boire goulûment à d’autres sources, de me griser de musique, de poésie, d’arts plastiques, de paysages et de voyages, bienfaisantes diversions qui détendent l’esprit pour rendre plus apte ensuite, mieux disposé à poursuivre la lutte militante.

    Dois-je ajouter, enfin, pour détromper les malveillants qui mettraient en doute ma sincérité révolutionnaire - du seul fait que me fascinent les atours des jeunes ouvriers - que d’autres jeunes hommes, non moins attrayants, n’ont influencé en rien mon orientation sociale. Ainsi les charmes des jeunes soldats ne m’ont pas rendu militariste mais, tout au contraire, antimilitariste. De même, la virilité, le harnachement des jeunes nazis, auxquels, certes, je n’ai pas été insensible, n’ont pas fait de moi un fasciste, mais, bien plutôt, un antifasciste intraitable.

    L’effet produit sur moi par les jeunes travailleurs a été, non pas simplement, de les avoir
    désirés mais qu’ils m’aient ouvert la perspective illimitée de la lutte de classes. Ce n’est pas seulement le contact avec la jeunesse laborieuse qui a fait de moi un révolté. En tant qu’homosexuel, j’ai été l’objet d’humiliations et d’outrages ineffaçables. Quelques exemples: on traduisit devant le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence un éminent professeur de philosophie, grand ami du génial bisexuel que fut Gérard Philippe. Indigné, j’écrivis au procureur de la République que les vrais coupables en la matière étaient ceux qui édictent des lois antisexuelles. L’inculpé écopa deux ans de prison ferme. Sur quoi il m’écrivit tristement que ma lettre, lue à l’audience, avait contribué à alourdir la peine.

    Je me trouvais par hasard non loin de l’entrée des Chantiers de construction navale de la Ciotat lorsque j’ai été soudainement témoin d’une charge policière contre des manifestants, venus avec leurs gosses afin de protester contre le licenciement dont ils venaient d’être l’objet pour activité syndicale. Sommé d’évacuer la chaussée, me voilà bousculé par les flics, que je traite de " garde-chiourmes ". Pour ce mot, on me traduit devant le tribunal correctionnel de Marseille et l’un des argousins, dépêché tout exprès par le commissaire de police ciotaden, fait passer aux magistrats un morceau de papier où l’on m’accuse de voiturer des " petits jeunes ", ce que j’avais fait, mais en toute innocence. Ce " délit " me vaut une amende salée.

    Une autre fois, je suis convoqué, avec ma secrétaire, chez le maire de la Ciotat. On m’en veut pour avoir conseillé aux membres du syndicat agricole, dont je faisais alors partie, de se rendre en délégation à la mairie pour se plaindre de promesses non tenues quant aux
    fournitures d’eau aux agriculteurs. Le maire s’exprime, devant ma collaboratrice, en ces
    termes: " Monsieur Guérin, que vous fassiez l’amour avec un marin, un para, un légionnaire, eh bien, la municipalité s’en fout, mais que vous nous enquiquiniez avec des histoires de flotte, çà, non! " Ma pauvre secrétaire était, comme on dit, dans ses petits souliers. Quant à moi, je serrais les poings de rage.

    La maman d’un jeune joueur nautique à qui j’avais adressé une lettre de fraternelle sympathie crut devoir téléphoner à ma collaboratrice: " Dites à monsieur Guérin que nous ne mangeons pas de ce pain-là ". La muflerie des homophobes ne connaît pas de bornes. Elle est génératrice, oui, de révolte. La révolte est l’école primaire de la Révolution.

    4. Au coeur du sujet

    J’ai toujours nourri une sainte horreur pour le pervers, le cynique, le provocant en matière
    sexuelle. La lecture du marquis de Sade, malgré ses audaces tellement en avance sur son
    temps, n’a cessé de me répugner, dans la mesure où elle tend à avilir, à humilier, à rabaisser l’homme et donc à souiller la sexualité comme l’homosexualité. Le film qu’en a tiré Pasolini m’a été insoutenable et j’ai dû m’enfuir de la salle de projection. De même, j’ai quitté en plein spectacle une représentation de la pièce de Sartre, où trois épaves, dans un enfer imaginaire, évoquent les saloperies qu’ils ont commises au cours de leur vie terrestre.

    En revanche, j’ai vibré à l’unisson avec le génial bonhomme Fourier, lorsqu’il ennoblit et
    sacralise tous les actes charnels, y compris ceux qu’il qualifie d’" ambigus ", car ils font, selon lui, partie intégrante du concept d’Harmonie. Et, du même coup, j’ai maudit le bouquin récent d’un jeune loup de la plume, qui tente de déshonorer l’auteur du Nouveau monde amoureux en essayant de le faire passer pour un vulgaire débauché.

    J’en arrive maintenant au coeur de mon sujet. A mes yeux, le préjugé homophobe, aux traits hideux, ne sera pas seulement contrecarré par des moyens que je qualifierais de
    " réformistes ", par la persuasion, par des concessions à l’adversaire d’hétéro, mais il ne
    pourra être définitivement extirpé des consciences, tout comme d’ailleurs le préjugé racial, que par une révolution soci ale anti-autoritaire. En effet, la bourgeoisie, malgré le masque libéral dont elle s’affuble, a trop besoin, aux fins de perpétuer sa domination, des valeurs domestiques telles que la famille, pierre angulaire de l’ordre social, elle ne peut se priver de l’adjuvant que lui assurent d’une part, la glorification du lien conjugal, le culte de la procréation, d’autre part, le soutien qui lui apportent les Églises, adversaires obstinés de
    l’amour libre et de l’homosexualité (ainsi les invectives du pape et de certains évêques).

    Jamais la bourgeoisie dans son ensemble de lèvera tout à fait l’interdit contre les dissidences sexuelles. Un gigantesque coup de balai sera donc indispensable pour achever de libérer l’homme en général (mot générique qui englobe les deux sexes). La société bourgeoise est coupable d’avoir porté à excès la différenciation entre le masculin et le féminin. Elle s’est complue à rabaisser la femme au rang de poupée, de coquette, d’objet sexuel, de pin-up girl, tandis qu’elle accentuait parallèlement les traits antagoniques, " machistes ", vaniteux, mufles, tyranniques des mâles.

    La mutation profonde des moeurs, en cours de nos jours, l’essor des mouvements féministes et homosexuels, fort heureusement, réduit déjà l’écart entre les deux sexes, masculinisant la femme, féminisant l’homme, les amenant à se rassembler jusque dans la façon de se vêtir et dans le comportement. Cependant ce progrès demeure limité à certaines couches sociales et à certains espaces géographiques. Mais on est encore loin d’une symbiose que seule, semble-til, la Révolution sociale, de par sa fonction égalisatrice et réconciliatrice, pourrait parachever.

    Le drame est que le déclin de l’authentique socialisme, la prospérité temporaire de ses
    déviations social-démocrates et post-staliniennes, l’échec répété des tentatives de subversion sociale, ont enlevé une bonne part de se crédibilité à la perspective du " Grand Soir ". Par ailleurs, l’émancipation récente, la commercialisation de l’homosexualité, la poursuite superficielle du plaisir pour le plaisir ont engendré toute une génération d’éphèbes " gays ", foncièrement apolitiques, raffolant de gadgets stimulants, frivoles, inconsistants, inaptes à toute réflexion profonde, incultes, tout juste bons pour une " drague " au jours le jour, pourris par une presse spécialisée et la multiplicité des lieux de rencontre, des petites annonces libidineuses, en un mot à cent lieux de toute lutte de classes - même si leur bourse est dégarnie. Lors d’une algarade toute récente entre journalistes de cet acabit, les moins pollués par cette récupération capitaliste de l’homosexualité ont été injurieusement traités de " gauchistes " par leurs adversaires.

    Une autre cause de la défiance de cette jeunesse à l’égard de toute option révolutionnaire est le fait dramatique que, dans les pays pseudos-révolutionnaires de l’Est et de Cuba, les
    homosexuels sont pourchassés, pénalisés plus durement que dans les pays capitalistes. La raison en est que l’homosexuel, qu’il le sache et le veuille ou non, est potentiellement un asocial, donc un virtuel subversif. Et, comme ces régimes totalitaires se sont consolidés en ressuscitant les valeurs familiales traditionnelles, l’amoureux des garçons y est considéré comme un danger social. Au cours de brefs séjours en Roumanie et à Cuba, j’ai pu vérifier moi-même la sorte de terreur homophobe dans laquelle croupit une jeunesse ardente, et qui ne demanderait pas mieux que goûter au fruit défendu.

    Les persécutions dont sont victimes les homosexuels dans les pays dits socialistes ne sont nullement la preuve d’une incompatibilité entre homosexualité et Révolution. Car,
    précisément, ces pays où sévit une sorte de capitalisme d’État, reposant sur une terreur
    policière omniprésente, n’ont de socialiste qu’une étiquette grossièrement mensongère. Les authentiques libertaires respectent la liberté des homosexuels comme toutes les autres formes de liberté, car autrement ils se démentiraient eux-mêmes. Durant les premières années de la Révolution russe, alors qu’elle était encore, dans une certaine mesure, l’émanation du prolétariat, l’homosexuel y avait droit de cité.

    Bien plutôt dans le temps, en 1793, Chaumette, le procureur général de la Commune parisienne, elle-même expression de l’avant-garde populaire, ne se gênait pas pour aimer les garçons et aucun sans-culotte ne s’immisçait dans sa vie privée. Saint-Just, Camille
    Desmoulins n’étaient pas qu’hétérosexuels et la fidélité que le premier manifesta à
    Robespierre, jusqu’à accepter d’être guillotiné avec lui, semble bien avoir été une forme
    d’homosexualité sublimée. Dans ma jeunesse, le service m’était fait du journal l’En-dehors, organe de l’anarchiste individualiste E. Armand, et l’homosexualité y était regardée comme une forme licite d’amour libre.

    Depuis un petit nombre d’années, la presse d’avant-garde, jadis plus que réticente, ouvre ses colonnes aux homosexuels et lesbiennes; d’ailleurs son hospitalité intermittente n’est pas entièrement désintéressée, car elle y a repéré un moyen de recruter dans les rangs des dissidents sexuels. Bien entendu, il n’est pas considéré comme indispensable d’avoir des penchants homosexuels pour être révolutionnaire, de même que l’on attend pas d’un révolutionnaire qu’il soit homosexuel.

    5. Homosexualité et contre-révolution

    Ce serait sous-informer le lecteur que de lui celer le revers de la médaille. Beaucoup
    d’homosexuels, issus des classes privilégiées, professent des opinions contre-révolutionnaires. Ils s’assurent ainsi pour leurs escapades érotiques la tolérance, voire la protection du pouvoir. Ils s’arrangent pour échapper, de par leur statut social ou leur renom culturel, aux persécutions homophobes. Leur fortune leur permet de s’approvisionner sans risque ni peine en chair fraîche. D’ailleurs on ne devrait pas trop leur en vouloir puisque l’âge ou un physique médiocre leur interdisent les conquêtes masculines gratuites.

    Mais combien déplaisante est la conduite de tels grands couturiers, de tels chorégraphes, de tels cinéastes, de tels traiteurs de luxe, de tels vétérans de l’aéronautique, de tels fleurons du Paris nocturne qui s’entourent d’un sérail de garçons, tout en versant aux caisses électorales des partis de droite. Trop souvent ils ont tendance à considérer comme du bétail - voire à faire disparaître - les beaux gosses qui ont été les délices de leurs nuits. Si d’aventure, l’un d’eux verse dans la délinquance, pour tenter de rivaliser avec leurs gros sous, ils n’esquisseront pas le moindre geste pour le tirer d’affaire et on les entendra maugréer d’avoir eu des relations trop compromettantes pour leur standing social.

    Avoués, cachés ou refoulés, des écrivains, comme le poète Robert de Montesquiou-Fezensac (modèle du baron de Charlus), Pierre Loti, Abel Hermant, Jacques de Lacretelle, Marcel Jouhandeau, Henri de Montherlant, Julien Green, Roger Peyrefitte, des politiciens comme les anciens ministres Abel Bonnard, Louis Jacquinot, Roger Frey, des maréchaux comme Lyautey et de Lattre de Tassigny, des philosophes comme Gabriel Marcel, des historiens comme Pierre Gaxotte et Philippe Erlanger ont été, ou sont, des homosexuels de droite.

    Bien qu’un peu plus ouverts politiquement: Marcel Proust, Jean Cocteau, François Mauriac. Condamnable, au surplus, est l’utilisation du pouvoir pour contraindre les éphèbes à se prêter à des pratiques homosexuelles. Les historiens latins ont glosé sur l’empereur Héliogabale qui, faisant recruter par ses émissaires le mâle le mieux " monté " de l’Empire, sans toujours obtenir l’érection attendue, ordonna sa mise à mort et la confiscation des somptueux cadeaux dont il l’avait comblé.

    Des abus odieux ont été imaginé en captivité par le cerveau frustré du marquis de Sade et mis en images dans le dernier film de Pier-Paolo Pasolini, aussi fidèle à l’original que répugnant. Quand à " Ludwig ", le roi Louis II de Bavière, on ne sait trop s’il exerçait son absolutisme sur les jeunes et beaux palefreniers qu’il faisait danser nu devant lui ou s’il éprouvait à leur égard des sentiments fraternels, transgressant ainsi les barrières de classes. Pour son plus récent biographe, Jean des Cars, les rumeurs répandues auraient été contradictoires. Selon les unes, le souverain était toujours soucieux de la santé de ses valets et il aurait ressenti " un grand bonheur " dans l’intimité des paysans, bûcherons, montagnards qui participaient à ses extravagances érotiques. Selon les autres, il aurait fait fouetter et marquer au fer rouge les domestiques placés comme espions par le premier ministre bavarois. Il aurait fait promener sur un âne un laquais puni et édifier une mini-Bastille pour la torture des gens. Dans la plus favorable des hypothèses, ce despote ne conjuguait pas homosexualité et Révolution.

    Soulignons encore que plus d’un homophobe intolérant et agressif n’est autre qu’un
    homosexuel qui a refoulé péniblement ses penchants naturels et envie sourdement ceux qui ont choisi d’y donner libre cours. On sait par le témoignage de leurs propres épouses
    qu’André Breton, pape du surréalisme, et Wilhelm Reich, psychanalyse marxiste, encourageaient toutes les libertés sexuelles, à l’exception d’une homosexualité qu’ils
    s’interdisaient. Il est enfin des homosexuels, qui, prenant de l’âge et de la bouteille, confortablement mariés, comblés d’honneurs académico-politiques, s’efforcent de faire oublier les frasques de leur folle jeunesse (tout en poursuivant en catimini la chasse aux garçons). L’un d’eux, apprenant que j’allais rédiger mes Mémoires, se fit conduire dare-dare à l’autre bout de l’hexagone, pour s’assurer qu’il ne figurerait pas dans la galerie de mes érotiques souvenirs.

    Plus tard, il me semoncera pour avoir, à défaut des siennes, évoqué avec une émotion complice, les préférences amoureuses de mon père. Un histrion sur le retour dissimule et transpose son envie des garçons - qui le fait frémir d’une sainte horreur - en s’exhibant avec Lolita et encore Lolita. Sa gesticulation chafouine avait fait naguère caricaturer Léon Blum par l’impitoyable Sennep. Mais aurait-il aimé qu’on lui rappelât qu’à Normale Sup il avait eu des ennuis pour incartade homosexuelle et que, bien plus tard, alangui sir sa couche, fagoté d’un pyjama mauve, tacheté d’or, il accueillait affectueusement de jeunes néophytes? Au demeurant, le prestigieux enjôleur de la S.F.I.O. ne se souciera ni de faire la Révolution, ni d’aider les homosexuels à s’affranchir.

    Jean Lacouture, quand il contera à sa manière la vie des grands hommes, Blum et Mauriac, gommera soigneusement ce qui fit de ces métis de l’amour des êtres pleinement humains. L’hypocrisie recouvre d’un brouillard persistant les honteux de l’homosexualité.
    Mais ne sommes-nous pas impitoyable, peut-être même injuste, pour ces pleutres, nous
    objectent les indulgents et les non-concernés? Ceux à qui nous nous en prenons, ne
    pourraient-ils pas invoquer des circonstances atténuantes, l’âge, le milieu social, familial,
    professionnel, le besoin d’une compagne et la paternité, la lourdeur d’un tabou millénaire qui les, qui nous écrase? N’auraient-ils pas droit, comme tout humain, à une certaine marge de tolérance, à un éventail de discrète bisexualité? Les rapports hétérosexuels ne sont-ils pas, trop souvent, incompatibles avec la publicité des amours garçonnières? Ne serait-ce pas la présente société bourgeoise, avec ses préjugés et ses menteries, qui les rend aussi lâches?

    Sans doute. Pourtant ne devraient-ils pas admettre par eux-mêmes qu’en se calfeutrant ainsi dans un silence timoré, ils confortent, ils décuplent ce tabou dont ils sont eux aussi les victimes, dans la mesure où il les châtre, les rétrécit, les aliène? Un tabou que, pour la légitime accession au bonheur des maudits, il faudrait, bien plutôt, briser. Ne serait-ce que pour rendre à nos frères persécutés, les homosexuels à part entière, la joie de vivre, la fierté d’être, ne devrions-nous pas nous montrer dur, très dur pour les égoïstes, les inconscients qui se laissent encore intimider par le " qu’en dira-t-on "?

    6. Des progrès accomplis

    Une meilleure connaissance des contemporains renommés,, soit qu’ils ne crient pas sur les toits leurs penchants intimes, soit qu’ils les assument publiquement, a réhabilité de nos jours les homosexuels anonymes, car des goûts partagés par tant de célébrités immunisent les moins biens lotis. Tel est le cas de Marcel Proust, André Gide, Roger Martin du Gard, Henri de Montherlant, Marcel Jouhandeau, René Crevel, Aragon, François Mauriac, le débonnaire pape Jean XXIII, les philosophes Michel Foucault et Roland Barthes, plus récemment encore Jean- Louis Bory, Yves Navarre, Dominique Fernandez (dans omettre Marcel Carné et Jean Marais).

    Plus efficace encore est l’héritage culturel du passé. Une manière d’aimer vantée par Socrate, Platon, Plutarque, Virgile, par le gentilhomme anonyme qui acheta le nom du petit acteur William Shakespeare pour signer ses immortels sonnets uraniens et sa prodigieuse moisson théâtrale, par les génies des arts plastiques Michel-Ange et Léonard de Vinci, par les compositeurs Tchaïkovsky, Maurice Ravel et Francis Poulenc, par le peintre Géricault, par Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, par le très grand poète américain Walt Whitman, et j’en passe, rassurent l’humble amateur de garçons sur ce qu’il avait cru être sa singularité.

    La révolution de Mai 68 a achevé de conférer droit de cité à l’homosexualité, validée jusque
    dans la cour de la Sorbonne. Les prolongements de cette mutation historique se manifestent jusqu’à aujourd’hui. Feu le Front homosexuel d’action révolutionnaire (F.H.A.R.) et, plus récemment, le G.L.H.P.Q. (Groupe de libération homosexuelle politique et quotidien) ont scellé le rapprochement entre homosexualité et Révolution. Mais il faut se garder de chanter victoire trop haut et trop vite. D’autres dangers guettent la mouvance homosexuelle: sa commercialisation à outrance, ses excès sur la place publique, parfois même ses inutiles provocations, la formation d’un vaste ghetto, aux rites sectaires, qui va à contre-sens du décloisonnement social, de l’universalité bisexuelle.

    Sur le plan médical, le préjugé anti-homosexuel est ravivé par la propagation d’un fléau
    nouveau, le SIDA, qui frapperait prioritairement les homosexuels et certains drogués à
    drogues dures. La contagion serait le résultat, soit de l’acte sexuel avec des partenaires
    multiples, soit de l’usage de la seringue par les héroïnomanes. (Pourquoi cette multiplicité des partenaires homosexuels? Entre autres ,parce qu’il serait, malgré la licence accrue des rapports hétérosexuels et en dépit du tabou qui pèse encore sur les relations homosexuelles, plus expéditif de " lever " un garçon qu’une fille). Dans un cas sur deux, le mal semble être mortel, à plus ou moins longue échéance. L’affection, supposée d’origine virale, est encore mal connue.

    Même s’il n’y avait pas lieu d’attribuer aux mises en garde prodiguées par la médecine et les médias des intentions malignes, des arrière-pensées homophobes, il n’en reste pas moins qu’elles pourraient avoir des effets dissuasifs, attentatoires à la pleine liberté amoureuse, revendiquée et conquise par la jeunesse homosexuelle. Comme on le constate aujourd’hui aux États-Unis, un brutal retour de flamme pourrait succéder à l’actuelle permissivité. Et d’autant plus aisément que cette régression serait accompagnée sur le plan politique par un retour en force de l’extrême-droite. En France, l’odieux amendement Mirguet, qui voulait faire passer l’homosexualité pour un
    " fléau social ", pourrait -qui sait? - resurgir des cartons parlementeurs. Ne cessons pas d’être sur nos gardes.

    7. En guise de conclusion

    Concluons en résumant. Homosexualité et Révolution, si elles ne sont nullement
    incompatibles, proviennent de prémisses totalement différentes. La première est une version naturelle mais particulière, minoritaire bien que numériquement non négligeable, de la fonction sexuelle, variable selon les latitudes et suivant le cas, exclusive ou partielle,
    permanente ou occasionnelle. La seconde est le produit de l’injustice sociale universelle, de l’oppression de l’homme par l’homme. Elle menace et remet en cause les privilèges de toutes sortes, l’ordre établi dans son ensemble. Elle s’expose, en conséquence, à une résistance armée des nantis, dont elle ne pourrait venir à bout sans recourir, dans une certaine mesure, à l’usage de la violence. Une violence qui ne serait, en fait, qu’une contre-violence, et qui, si elle s’avérait, dans certains cas, inévitable, viserait à abolir à tout jamais la violence.

    Les avantages remportés sur l’homophobie par ses victimes ne peuvent être, en tout état de cause, que limités et fragiles. En revanche, l’écrasement de la tyrannie de classe ouvrirait la voir à la libération totale de l’être humain, y compris celle de l’homosexuel.
    Il s’agit donc de faire en sorte que la plus grande convergence possible puisse être établie
    entre l’une et l’autre. Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être
    convaincu, que l’émancipation de l’homosexuel, même s’il ne s’y voit pas directement
    impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de l’homme de couleur.

    De son côté, l’homosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et
    irréversible que si elle s’effectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si
    l’espèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les moeurs, mais, bien davantage, à changer la vie. Cette convergence, pour être crédible et effective, implique une révision fondamentale de la notion même de révolution sociale. Le capitalisme d’État des pays de l’Est est autant à rejeter que le capitalisme privé de l’Ouest. Seul un véritable communisme libertaire, antiautoritaire, antiétatique serait à même de promouvoir la délivrance, définitive et concomitante, de l’homosexuel et de l’individu exploité ou aliéné par le capitalisme.


    votre commentaire
  • Des causes et d’un remède éventuel à la jalousie

    par Emma Goldman

    Toute personne capable d’une vie intérieure consciente et intense n’a nul besoin de l’espoir pour échapper à l’angoisse et à la souffrance mentale. Souvent la peine et le désespoir provoqués par la prétendue adaptation perpétuelle des choses comptent parmi les compagnons les plus constants de nos vies. Ils ne nous assaillent pourtant pas de l’extérieur au travers d’actes maléfiques que commettraient des individus particulièrement nuisibles.
    Il est absolument nécessaire que nous en prenions conscience, tant ceux qui s’attachent à imputer leur mauvaise fortune à la perversité de leurs compagnons s’interdisent de jamais dépasser les médiocres rancoeur et malice qui les mènent à constamment blâmer, condamner et persécuter autrui pour quelque chose qu’ils ne peuvent davantage éviter qu’une partie d’eux-mêmes. Ceux-ci n’atteindront pas les hauteurs majestueuses des vraies philanthropes pour qui les termes de bien et de mal, de moral et d’immoral demeureront des expédients insuffisants pour décrire le parcours intérieur des émotions humaines sur la mer humaine de la vie.

    Le philosophe qui nous a livré Au-delà du bien et du mal, Nietzsche, est aujourd’hui dénoncé comme responsable de la haine nationaliste et de la destruction à la mitrailleuse. Mais seuls les mauvais lecteurs et les mauvais élèves interpréterons cette oeuvre de la sorte. Au delà du bien et du mal signifie au delà des poursuites, au-delà des jugements, au-delà des exécutions etc. Au-delà du bien et du mal met en perspective l’opinion individuelle et la compréhension de tous les autres qui ne sont pas comme nous-mêmes, qui sont différents.

    Je ne désigne pas ici la maladroite tentative de la démocratie pour réguler la complexité du caractère humain au moyen d’une égalité artificielle. La vision développée dans « au delà du bien et du mal » désigne le droit à soi-même, le droit à sa propre personnalité. De telles possibilités n’excluent pas la peine engendrée par le chaos de la vie, mais elles interdisent le bon droit puritain qui préside au jugement de tous excepté de soi-même.

    Il apparaîtra au véritable radical – il est tant de mi-cuits, vous savez – qu’il doit appliquer les déductions tirées de ce constat profond et humain aux relations sexuelles et amoureuses. Les émotions liées au sexe comptent parmi les plus intimes, les plus intense et les plus sensibles des expressions de notre être. Elles sont si profondément liées aux caractères physiques et psychiques des individus qu’elles font de chaque histoire d’amour une histoire indépendante, différente de toutes les autres. En d’autres termes, chaque amour est le résultat des impressions et des caractéristiques que chacun de ses protagonistes lui confèrent. Chaque relation amoureuse devrait, du fait de sa nature même, demeurer une affaire absolument privée. Ni l’Etat, l’Eglise, la moralité ou le peuple ne devraient s’en mêler.

    Tel n’est malheureusement pas le cas. La plus intime des relations est sujette à proscriptions, réglementations et coercitions, alors que ces facteurs externes sont absolument étrangers à l’amour, et mènent en tant que tels à des contradictions et à des conflits indépassables entre l’amour et la loi.

    Le résultat de tout cela est que notre vie amoureuse se trouve mélangée de corruption et de dégradation. « L’amour pur », tant célébré par les poètes, constitue plutôt un spécimen rare parmi les scandales matrimoniaux, les divorces et les aliénations d’aujourd’hui. Avec l’argent, la position sociale et la situation comme critères de l’amour, la prostitution est plutôt inévitable, même lorsqu’elle est vêtue du manteau de la légitimité et de la moralité.

    Le mal le plus présent dans notre vie amoureuse mutilée est la jalousie, souvent décrite comme « le monstre aux yeux verts » qui ment, trompe, trahit et tue. Le sens commun veut que la jalousie soit congénitale et qu’elle ne puisse à ce titre jamais être éradiquée du coeur humain. Il s’agit là d’une excuse bien pratique pour ceux auxquels manque l’habileté et le désir pour s’interroger sérieusement sur les tenants et aboutissants de cette question.

    L’angoisse générée par un amour perdu, par le fil rompu de la continuité amoureuse, est pourtant inhérente à nos existences. La peine émotionnelle a inspiré nombre de textes sublimes, nombre de profondes introspections et d’exultations poétiques chez un Byron, un Shelley, un Heine ou autres. Mais se trouverait-il quelqu’un pour comparer cette détresse avec ce qui passe communément pour de la jalousie ? Ils sont aussi différents l’un de l’autre que la sagesse l’est de la stupidité. Que le raffinement de la vulgarité. Que la dignité de la contrainte brutale. La jalousie est l’exact contraire de la compréhension, de la compassion et du sentiment généreux. La jalousie n’a jamais ajouté à une personnalité, elle n’a jamais grandi ni amélioré l’individu. Elle se borne en réalité à l’aveugler de fureur, à le rendre médiocre de suspicion et cruel à force d’envie.

    La jalousie, dont on contemple les contorsions dans les tragédies et les comédies matrimoniales, est invariablement un accusateur bigot et partial, convaincu de son propre bon droit comme il l’est de la méchanceté, de la cruauté et de la culpabilité de sa victime. La jalousie n’essaie même pas de comprendre. Son unique désir est de punir, et de punir aussi sévèrement que possible. La notion est incarnée par le code de l’honneur, comme il est représenté en matière de duel ou de droit non écrit. Un code qui considère que la séduction d’une femme doit être compensée par la mort du séducteur. Même lorsque la séduction n’a joué aucun rôle, que tous deux se sont volontairement abandonnés à l’impératif le plus intime, l’honneur ne peut être restauré que par le sang versé, qu’il s’agisse de celui de l’homme ou de la femme.

    La jalousie est obsédée par le sens de la possession et de la vengeance. Ceci s’accorde plutôt bien avec toutes les autres lois punitives relatives au statut, qui perpétuent la conception barbare selon laquelle une offense, résultant souvent d’un tort social, doit être adéquatement punie ou vengée.

    Un argument déterminant contre la jalousie peut être trouvé dans les données collectées par des historiens comme Morgan, Reclus et d’autres, au sujet de la vie sexuelle des populations primitives. Quiconque a fréquenté leurs travaux sait que la monogamie est une forme de sexualité beaucoup plus tardive, qui n’apparaît que comme résultat de la domestication et de l’appropriation des femmes et qui crée du même coup le monopole sexuel et l’inévitable sentiment de jalousie.

    Par le passé, lorsque hommes et femmes s’entremêlaient librement sans que la loi ou la morale n’interfèrent, il ne pouvait y avoir de jalousie, car celle-ci repose sur le présupposé qu’un homme donné dispose d’un monopole sexuel exclusif sur une femme particulière et réciproquement. Dès lors que quelqu’un enfreint ce précepte sacré, la jalousie se dresse l’arme à la main. Il est ridicule, en de telles circonstances, de prétendre que la jalousie est parfaitement naturelle. Il s’agit en fait du résultat artificiel d’une cause artificielle, rien d’autre.

    Il n’est malheureusement pas que les mariages, si conservateurs, à s’encombrer de la notion de monopole sexuel. Les soi-disant unions libres en sont également victimes. On m’opposera qu’il s’agit précisément d’une preuve supplémentaire du caractère inné de la jalousie. Mais il importe de garder à l’esprit que le monopole sexuel s’est transmis de génération en génération comme un droit sacré autant que comme le fondement de la pureté de la famille et du foyer. De la même manière que l’Eglise et l’Etat ont accepté le monopole sexuel comme seule garantie des liens du mariage, ceux-ci ont justifié la jalousie comme l’arme défensive légitime pour protéger le droit de propriété.

    Aujourd’hui, même s’il est vrai qu’un grand nombre de personnes a dépassé la dimension légale du monopole sexuel, il n’en va pas de même pour les traditions et habitudes attachées à celui-ci. Ces individus sont tout autant aveuglés par « le monstre aux yeux verts » que leurs voisins conservateurs dès lors que leurs possessions sont en jeu.

    Un homme ou une femme suffisamment libre et digne pour ne pas interférer ni se scandaliser de l’attirance de l’être aimé pour une autre personne est assuré d’être méprisé par ses amis conservateurs et ridiculisé par ses amis radicaux. Il sera perçu, selon les cas, comme un dégénéré ou un lâche ; fréquemment, de mesquines motivations matérielles lui seront imputées. Dans tous les cas, de tels hommes et femmes feront l’objet de commérages vulgaires et de plaisanteries malveillantes, simplement parce qu’ils concèdent à la femme, au mari ou à l’amant le droit de disposer de son propre corps et de ses émotions, sans s’abandonner à des scènes de jalousie ni à menacer sauvagement de tuer l’intrus.

    D’autres facteurs sont impliqués dans la jalousie : l’orgueil du mâle et l’envie de la femelle. En matière sexuelle, le mâle est un imposteur, un frimeur qui se prévaut éternellement de ses exploits et succès auprès des femmes. Il insiste pour jouer le rôle d’un conquérant puisqu’on lui a appris que les femmes désiraient être conquises, qu’elles aimaient être séduites. Se prenant pour le seul coq de la basse-cour, ou pour le taureau qui doit croiser les cornes pour gagner la vache, il s’estime mortellement blessé dans son orgueil et dans son arrogance dès lors qu’un rival entre en scène – l’enjeu, même parmi les hommes prétendument raffinés, demeure l’amour charnel de la femme, qui doit n’appartenir qu’à un seul maître.

    En d’autres mots, la mise en question du monopole sexuel et la vanité outragée de l’homme constituent, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, les antécédents de la jalousie.

    Dans le cas d’une femme, la peur économique pour elle et ses enfants et son envie mesquine de toute autre femme qui gagne grâce aux yeux de celui qui l’entretient génère invariablement la jalousie. Disons pour lui rendre justice que, durant les siècles passés, l’attraction physique constituait le seul bien dont elle pouvait faire commerce. Elle ne peut dès lors qu’envier le charme et la valeur d’autres femmes qui menacent son emprise sur sa précieuse propriété.

    Le grotesque de tout cela est que les hommes et les femmes deviennent fréquemment violement jaloux de ceux dont ils n’ont vraiment que faire en vérité. Ce n’est donc pas leur amour outragé, mais leur orgueil ou leur envie qui s’élève contre ce « tort terrible ». Probablement la femme n’a-t-elle jamais aimé l’homme qu’elle suspecte et épie désormais. Probablement n’a-t-elle jamais consenti le moindre effort pour conserver son amour. Mais dès lors qu’un compétiteur apparaît, sa propriété sexuelle retrouve valeur à ses yeux et il n’est pour la défendre aucun moyen qui soit trop méprisable ou cruel.

    Il apparaît ainsi à l’évidence que la jalousie n’est pas le fruit de l’amour. En fait, s’il était possible d’autopsier l’essentiel des cas de jalousie, il apparaîtrait probablement que moins les protagonistes sont animés par un grand amour, plus leur jalousie est violente et déterminée. Deux personnes liées par l’unité et par une harmonie relationnelle ne craignent pas de réduire leur confiance mutuelle et leur sécurité si l’un d’entre eux éprouve de l’attraction pour un autre. Leur relation ne s’achèvera pas davantage dans la vile inimitié comme c’est trop souvent le cas chez bien des gens. Peut-être ne seront-ils pas capables, on ne doit même pas s’attendre à ce que ce soit le cas, d’accueillir le choix de l’être aimé dans l’intimité de leur vie, mais cela ne donne le droit ni à l’un ni à l’autre de nier la nécessité de l’attraction.

    Je pourrais discuter de la variété et de la monogamie durant des semaines, je ne vais donc pas m’y étendre ici, si ce n’est pour dire que de tenir pour pervers ou anormaux ceux qui peuvent aimer plus d’une personne confine plutôt à l’ignorance. J’ai déjà abordé un certain nombre des causes possibles de la jalousie, auxquelles je dois ajouter l’institution du mariage que l’Etat et l’Eglise tiennent pour « ce qui lie jusqu’à ce que la mort sépare ». Ceci est accepté comme la forme la plus éthique d’une vie juste faite d’actes justes.

    De l’amour, ainsi enchaîné et contraint dans toute sa variabilité et son caractère changeant, il n’est point question de savoir si la jalousie provient. Quoi d’autre que de la mesquinerie, de la méchanceté, de la suspicion et de la rancoeur peut provenir de l’union artificielle d’un homme et d’une femme scellée par la formule « vous êtes maintenant un par le corps et l’esprit » ? Prenez n’importe quel couple uni de pareille manière, dont les membres dépendent l’un de l’autre pour chacune de leur pensée et sensation, privés de toute source extérieure d’intérêt ou de désir, et demandez-vous si une telle relation peut ne pas devenir haïssable et insupportable au bout d’un certain temps.

    Il arrive que les fers se brisent d’une manière ou d’une autre, et dès lors que les circonstances qui mènent à un tel résultat sont généralement sordides et dégradantes, il ne saurait être surprenant qu’elle fassent intervenir les plus sales et les plus méchants des traits et motivations humains.

    En d’autres mots, l’interférence légale, religieuse et morale sont les parents de notre vie amoureuse et sexuelle actuelle qui a si peu de naturel et au sein de laquelle la jalousie s’est développée. C’est le fouet qui s’abat et torture les pauvres mortels en raison de leur stupidité, de leur ignorance et de leurs préjugés.

    Mais que personne ne cherche à se justifier de subir tous ces travers. Il n’est que trop vrai que nous souffrons tous sous les fardeaux d’arrangements sociaux iniques, sous la coercition et l’aveuglement moral. Mais ne sommes nous pas des individus conscients, dont le but est d’apporter la vérité et la justice aux affaires des hommes ? La théorie voulant que l’homme soit un produit des circonstances n’a mené qu’à l’indifférence et à un lâche acquiescement à ces conditions. Pourtant chacun sait que s’adapter à un mode de vie malsain et injuste ne fera que renforcer ces caractéristiques tandis que l’homme, soi-disant couronnement de la création, doté d’une capacité de réflexion, d’observation et par-dessus tout en mesure d’user de ses capacités d’initiative, s’affaiblit continûment, pour devenir plus passif et fataliste.

    Il n’est rien de plus terrible et d’inévitable que de creuser dans les composantes vitales de êtres aimés et des individualités. Cela ne peut servir qu’à déchirer ce qui reste des fils de l’affection passée et à nous mener finalement au dernier naufrage, celui que la jalousie pense pourtant s’employer à prévenir, j’ai nommé l’annihilation de l’amour, de l’amitié et du respect.

    La jalousie est un effet un pauvre moyen pour sécuriser l’amour, mais un moyen très sûr pour détruire l’estime de soi. Les individus jaloux comme les drogués se rabaissent au niveau le plus bas pour finalement n’inspirer que dégoût et mépris.

    L’angoisse de perdre l’amour ou de vivre un amour non partagé, chez ceux capables de pensées fines et élevées, ne rendra jamais les individus vulgaires. Ceux qui se révèlent sensibles et raffinés n’ont qu’à se demander à eux-mêmes s’ils peuvent tolérer une quelconque relation obligatoire ; un non emphatique servira de réponse. Mais la plupart des personnes continuent de vivre les unes auprès des autres alors qu’elles ont depuis longtemps cessé de vivre ensemble – il s’agit là d’un terreau fertile pour la jalousie dont les méthodes s’étendent de l’ouverture des correspondances privées jusqu’au meurtre. Comparé à de telles horreurs, l’adultère non dissimulé apparaît comme un acte de courage et de libération.

    Un bouclier efficace contre la vulgarité de la jalousie nous est fourni par le fait que l’homme et la femme ne forment pas un corps ni un esprit uniques. Ils sont deux êtres humains, de tempéraments, de sentiments et d’émotions différents. Chacun est un petit cosmos par lui-même, incarné en ses pensées et idées propres. Il est merveilleux et politique que ces deux mondes se rencontrent dans la liberté et l’égalité. Cela en vaut la peine même si cela ne dure qu’une courte période de temps. Mais dès lors que les deux mondes sont contraints de se côtoyer, toute la beauté et la fragrance se dissipent et il ne reste plus rien que des feuilles mortes. Toute personne qui fera sien ce truisme considérera la jalousie comme en dessous de lui et ne la laissera pas brandir une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

    Tous les amants font bien de laisser les portes de leur amour grandes ouvertes. Quand l’amour peut venir et partir sans la peur de croiser un chien de garde, la jalousie peut rarement s’enraciner car elle apprend que là où n’existent ni cadenas ni clés il n’est pas de place pour la suspicion et la méfiance, deux éléments grâce auxquels la jalousie se développe et prospère.


    Emma Goldman


    39 commentaires
  • L'individu, la société et l'Etat

    Emma Goldman

    Préface

    Emma Goldman; fille de petits commerçants juifs est née en 1869. Elle fait "ses études à Petrograd. En 1886, elle quitte 1a Russie pour l'Amérique où, ouvrière en confection, elle se mêle rapidement au mouvement ouvrier, alors en pleine effervescence pour la journée de 8 heures.

    Elle rencontre Alexandre Berkman, "Sasha" , et en 1892, lors du lock-out des ouvriers de Carnegie à Pittsburgh, se déclare solidaire du geste de son ami lorsqu'il tire et blesse Frick, le directeur des Aciéries. Sasha est condamné pour ce geste à 22 années de prison. Il en sortira en 1906: pour sa libération pendant 14 années.

    Elle connaîtra à plusieurs reprises les cachots américains car son énergie, son dynamisme pour la défense des droits humains, font d'elle une lutteuse de premier ordre. Elle collabore ~ divers y journaux anarchistes : "Freiheit" , "The Anarchist" et crée sa propre revue anarchiste "Mother Earth".

    Pendant la première guerre mondiale, elle lutte de toute son énergie contre le militarisme et connaît à nouveau la prison.

    Eclate la révolution russe qui apporte tous les espoirs aux révolutionnaires du monde entier. Sentiments généreux, mais dangereux pour le système capitaliste ; l'Amérique déporte plus de deux cents agitateurs vers leur pays d'origine : Emma Goldman et Alexandre Berkman sont du convoi.

    Rapidement déçus par ce qui se passe en Russie (absence totale de liberté, réaction contre les révolutionnaires éprouvés, extermination des ouvriers et des marins de Cronstadt) Emma et Alexandre quittent le pays avec beaucoup de difficultés. Emma entreprend des tournées de conférences à travers l'Europe et le Canada..

    Nos deux amis se fixent à St Tropez - alors charmant petit village de pêcheurs - où dans le calme, Emma rédige ses mémoires : "Living my life ".

    En 1936, Emma subit une perte cruelle: son ami de toujours Alexandre Berkman se meurt à Nice.

    Les premiers mouvements de révolte éclatent en Espagne ; c'est de nouveau l'espoir de voir se réaliser son idéal : Emma parcourt le pays, s'adresse aux ouvriers, aux paysans, aux combattants. Mais la réaction internationale est la plus forte, la révolution est vaincue. Elle repart au Canada où elle: mène la lutte pour la libération de camarades emprisonnés.

    Le 17 Février 1940, Emma est victime d'une attaque, elle mourra le 14 Mai. Le 18, son corps , sera ramené à Chicago où elle sera enterrée dans le cimetière de Waldheim, prés de ses camarades de Haymarket.

    Il est difficile de résumer en quelques lignes une vie aussi riche que celle d'Emma Goldman. Elle a écrit plusieurs volumes qui seront traduits et édités incessamment. Si Emma est très populaire en Amérique, en Angleterre et en Espagne elle est malheureusement méconnue en France. Il faut combler cette lacune. Avec quelques amis nous nous y emploierons de notre mieux.

    Car Emma était pour moi plus qu'une camarade de lutte, une amie véritable. Je l'avais rencontrée, ainsi qu'Alexandre Bekman, en 1923, chez Rudolf Rocker, lors de mon passage à Berlin, alors que je me rendais au congrès de Moscou. J'avais pu entrer en contact, grâce à leurs indications, avec les quelques camarades anarchistes encore en liberté "provisoire" qui m'avaient fait entrevoir le "revers de la médaille". Grâce à eux aussi, j'ai pu intervenir auprès de Trotsky pour faire libérer Mollie Steimer et Flechine condamnés à la déportation perpétuelle aux îles Solovietsky.

    Dans les années 30, j'ai partagé leur vie pendant de long mois dans leur petit mas de St Tropez et collaboré avec Emma à la rédaction de ses mémoires.

    Pour ces raisons et beaucoup d'autres je ferai ce qui est en mon pouvoir pour faire connaître Emma Goldman et Alexandre Berkman aux camarades de la nouvelle génération? Ce sera pour eux un enrichissement.

    May Piqueray


    L'individu, la société et l'Etat

    Le doute règne dans l'esprit des hommes car notre civilisation tremble sur ses bases. Les institutions actuelles n'inspirent plus confiance et les gens intelligents comprennent que l'industrialisation capitaliste va à l'encontre des buts mêmes qu'elle est censée poursuivre.
    Le monde ne sait comment s'en sortir. Le parlementarisme et la démocratie périclitent et certains croient trouver un salut en optant pour le fascisme ou d'autres formes de gouvernements "forts".
    Du combat idéologique mondial sortiront des solutions aux problèmes sociaux urgents qui se posent actuellement (crises économiques, chômage, guerre, désarmement, relations internationales, etc.). Or, c'est de ces solutions que dépendent le bien-être de l'individu et le destin de la société humaine.

    L'Etat, le gouvernement avec ses fonctions et ses pouvoirs, devient ainsi le centre d'intérêt de l'homme qui réfléchit. Les développements politiques qui ont eu lieu dans toutes les nations civilisées nous amènent à nous poser ces questions: voulons-nous d'un gouvernement fort?
    Devons nous préférer la démocratie et le parlementarisme? Le fascisme, sous une forme ou sous une autre, la dictature qu'elle soit monarchique, bourgeoise ou prolétarienne offrent-ils des solutions aux maux ou aux difficultés qui assaillent notre société?

    En d'autres termes, parviendrons-nous à effacer les tares de la démocratie à l'aide d'un système encore plus démocrate, ou bien devrons-nous trancher le noeud gordien du gouvernement populaire par l'épée de la dictature?
    Ma réponse est : ni l'un ni l'autre. Je suis contre '.a dictature et le fascisme, je suis opposée aux régimes parlementaires et au soi-disant démocraties politiques.
    C'est avec raison qu'on a parlé du nazisme comme d'une attaque contre la civilisation. On pourrait dire la même chose de toutes les formes de dictature, d'oppression et de coercition. Car qu'est-ce que la civilisation ? Tout progrès a été essentiellement marqué par l'extension des libertés de l'individu au dépens de l'autorité extérieure tant en ce qui concerne son existence physique que politique ou économique. Dans le monde physique, l'homme a progressé jusqu'à maîtriser les forces de la nature et les utiliser à son propre profit. L'homme primitif accomplit ses premiers pas sur la route du progrès lorsqu'il parvient à faire jaillir le feu, triomphant ainsi de l'homme, à retenir le vent et à capter l'eau.
    Quel rôle l'autorité ou le gouvernement ont-ils joué dans cet effort d'amélioration, d'invention et de découverte ? Aucun, ou plutôt aucun qui soit positif. C'est toujours l'individu qui accomplit le miracle, généralement en dépit des interdictions, des persécutions et de l'intervention de l'autorité, tant humaine que divine.
    De même dans le domaine politique, le progrès consiste à s'éloigner de plus en plus de l'autorité du chef de tribu, de clan, du prince et du roi, du gouvernement et de l'Etat. Economiquement, le progrès signifie plus de bien-être pour un nombre sans cesse croissant. Et culturellement, il est le résultat de tout ce qui s'accomplit par ailleurs, indépendance politique, intellectuelle et psychique de plus en plus grande.
    Dans ces perspectives, les problèmes de relation entre l'homme et l'Etat revêtent une signification tout à fait nouvelle. II n'est plus question de savoir si la dictature est préférable à la démocratie, si le fascisme italien est supérieur ou non à l'hitlérisme. Une question beaucoup plus vitale se pose alors à nous : le gouvernement politique, l'Etat est-il profitable à l'humanité et quelle est son influence sur l'individu ?
    L'individu est la véritable réalité de la vie, un univers en soi. II n'existe pas en fonction de l'Etat, ou de cette abstraction qu'on appelle "société" ou "nation", et qui n'est autre qu'un rassemblement d'individus. L'homme a toujours été, est nécessairement la seule source, le seul moteur d'évolution et de progrès. La civilisation est le résultat d'un combat continuel de l'individu ou des groupements d'individus contre l'Etat et même- contre lé "société", c'est-à-dire contre la majorité hypnotisée par l'Etat et soumise à son culte. Les plus grandes batailles que .l'homme ait jamais livrées l'ont été contre des obstacles et des handicaps artificiels qu'il s'est lui-même -imposés et qui paralysent son développement; La pensée humaine a toujours été faussée par les traditions, les coutumes, 1'éducation trompeuse et inique, dispensées pour servir les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir et jouissent de privilèges; autrement dit, par l'Etat et les classes possédantes. Ce conflit incessant a dominé l'histoire de l'humanité.
    On peut dire que l'individualité, c'est la conscience de l'individu d'être ce qu'il est, et de vivre cette différence. C'est un aspect inhérent à tout être humain et un facteur de développement. l'Etat et les institutions sociales se font et se défont, tandis que l'individualité demeure et persiste. L'essence même de l'individualité, c'est l'expression, le sens de la dignité et de l'indépendance, voilà son terrain de prédilection. L'individualité, ce n'est pas cet ensemble de réflexes impersonnels et machinaux que l'Etat considère comme un "individu". L'individu n'est pas seulement le résultat de l'hérédité et de l'environnement, de la cause et de l'effet. C'est cela, mais aussi beaucoup plus. L'homme vivant ne peut pas être défini; il est source de toute vie et de toutes valeurs, il n'est pas une partie de ceci ou de cela; c'est un tout, un tout individuel, un tout qui évolue et se développe, mais qui reste cependant un tout constant.
    L'individualité ainsi décrite n'a rien de commun avec les diverses conceptions de l'individualisme et surtout pas avec celui que j'appellerai "individualisme de droite, à l'américaine", qui n'est qu'une tentative déguisée de contraindre et de vaincre l'individu dans sa singularité. Ce soi-disant individualisme, que suggère les formules comme "libre entreprise", "american way of life", arrivisme et société libérale, c'est le laisser-faire économique et social ; l'exploitation des masses par les classes dominantes avec l'aide de la fourberie légale; la dégradation spirituelle et l'endoctrinement systématique de l'esprit servile, processus connu sous le nom "d'éducation". Cette forme d' "individualisme" corrompu et vicié, véritable camisole de force de l'individualité, réduit la vie à une course dégradante aux biens matériels, au prestige social; sa sagesse suprême s'exprime en une phrase: "chacun pour soi et maudit soit le dernier".
    Inévitablement, l' "individualisme" de droite débouche sur l'esclavage moderne, les distinctions sociales aberrantes et conduit des millions de gens à la soupe populaire. Cet "individualisme"-là, c'est celui des maîtres, tandis que le peuple est enrégimenté dans une caste d'esclaves pour servir une poignée de "surhommes" égocentriques. L'Amérique est, sans doute, le meilleur exemple de cette forme d'individualisme, au nom duquel tyrannie politique et oppression sociale sont élevées au rang de vertus : tandis que la moindre aspiration, la moindre tentative de vie plus libre et plus digne seront immédiatement mises au compte d'un anti-américanisme intolérable et condamnées, toujours au nom de ce même individualisme.

    Il fut un temps où l'Etat n'existait pas. L'homme a vécu dans des conditions naturelles, sans Etat ni gouvernement organisé. Les gens étaient groupés en petites communautés de quelques familles, cultivant le sol et s'adonnant à l'art et à l'artisanat. L'individu, puis plus tard la famille, était la cellule de base de la vie sociale; chacun était libre et l'égal de son voisin. La société humaine de cette époque n'était pas un Etat mais une association volontaire où chacun bénéficiait de la protection de tous. Les aînés et les membres les plus expérimentés du groupe en étaient les guides et les conseillers. Ils aidaient à régler les problèmes vitaux, ce qui ne signifie pas gouverner et dominer l'individu. Ce n'est que plus tard qu'on vit apparaître gouvernement politique et Etat, conséquences du désir des plus forts de prendre l'avantage sur les plus faibles, de quelques-uns contre le plus grand nombre. l'Etat ecclésiastique ou séculier, servit alors à donner une apparence de légalité et de droit aux torts causés par quelques-uns au plus grand nombre. Cette apparence de droit était le moyen le plus commode de gouverner le peuple, car un gouvernement ne peut exister sans le consentement du peuple, consentement véritable, tacite ou simulé. Le constitutionnalisme et la démocratie sont les formes modernes de ce consentement prétendu, inoculé par ce qu'on appelle "éducation", véritable endoctrinement public et privé.

    Le peuple consent parce qu'on le persuade de la nécessité de l'autorité ; on lui inculque l'idée que l'homme est mauvais, virulent et trop incompétent pour savoir ce qui est bon pour lui. C'est l'idée fondamentale de tout gouvernement et de toute oppression. Dieu et l'Etat n'existent et ne sont soutenus que par cette doctrine.
    Pourtant l'Etat n'est rien d'autre qu'un nom, une abstraction. Comme d'autres conceptions du même type, nation, race, humanité, il n'a pas de réalité organique. Appeler l'Etat un organisme est une tendance maladive à faire d'un mot un fétiche.
    Le mot État désigne l'appareil législatif et administratif qui traite certaines affaires humaines mal la plupart du temps. Il ne contient rien de sacré, de saint ou de mystérieux. l'État n'a pas de conscience, il n'est pas chargé d'une mission morale, pas plus que ne le serait une compagnie commerciale chargée d'exploiter une mine de charbon ou une ligne de chemin de fer.
    L'État n'a pas plus de réalité que n'en ont les dieux ou les diables. Ce ne sont que des reflets, des créations de l'esprit humain, car l'homme, l'individu est la seule réalité. L'État n'est que l'ombre de l'homme, l'ombre de son obscurantisme, de son ignorance et de sa peur.
    La vie commence et finit avec l'homme, l'individu. Sans lui, pas de race, pas d'humanité, pas d'État . Pas même de société. C'est l'individu qui vit, respire et souffre. Il se développe et progresse en luttant continuellement contre le fétichisme qu'il nourrit à l'égard de ses propres inventions et en particulier de l'État .
    L'autorité religieuse a édifié la vie politique à l'image de celle de l'Église. L'autorité de l'État , les "droits" des gouvernants venaient d'en haut; le pouvoir, comme la foi, était d'origine divine. Les philosophes écrivirent d'épais volumes prouvant la sainteté de l'État , allant parfois jusqu'à lui octroyer l'infaillibilité. Certains répandirent l'opinion démente que l'État est "suprahumain", que c'est la réalité suprême, "l'absolu".
    La recherche était un blasphème, la servitude la plus haute des vertus. Grâce à de tels principes, on en vint à considérer certaines idées comme des évidences sa crées, non que la vérité en eut été démontrée, mais parce qu'on les répétait sans cesse.
    Les progrès de la civilisation sont essentiellement caractérisés par une mise en question du "divin" et du "mystère", du prétendu sacré et de la "vérité" éternelle, c'est l'élimination graduelle de l'abstrait auquel se substitue peu à peu le concret. Autrement dit, les faits prennent le pas sur l'imaginaire, le savoir sur l'ignorance, la lumière sur l'obscurité.
    Le lent et difficile processus de libération de l'individu ne s'est pas accompli avec l'aide de l'État. Au contraire, c'est en menant un combat ininterrompu et sanglant que l'humanité a conquis le peu de liberté et d'indépendance dont elle dispose, arraché des mains des rois, des tsars et des gouvernements.
    Le personnage héroïque de ce long Golgotha est celui de l'Homme. Seul ou uni à d'autres, c'est toujours l'individu qui souffre et combat les oppressions de toute sorte, les puissances qui l'asservissent et le dégradent.
    Plus encore, l'esprit de l'homme, de l'individu, est le premier à se rebeller contre l'injustice et l'avilissement; le premier à concevoir l'idée de résistance aux conditions dans lesquelles il se débat. L'individu est le générateur de la pensée libératrice, de même que de l'acte libérateur.
    Et cela ne concerne pas seulement le combat politique, mais toute la gamme des efforts humains, en tout temps et sous tous les cieux. C'est toujours l'individu, l'homme avec sa puissance de caractère et sa volonté de liberté qui ouvre la voie du progrès humain et franchit les premiers pas vers un monde meilleur et plus libre ; en sciences, en philosophie, dans le domaine des arts comme dans celui de l'industrie, son génie s'élève vers des sommets, conçoit " l'impossible ", matérialise son rêve et communique son enthousiasme à d'autres, qui s'engagent à leur tour dans la mêlée. Dans le domaine social, le prophète, le visionnaire, l'idéaliste qui rêve d'un monde selon son coeur, illumine la route des grandes réalisations.
    L'État, le gouvernement, quels qu'en soient la forme, le caractère, qu'il soit autoritaire ou constitutionnel, monarchique ou républicain fasciste, nazi ou bolchevik, est de par sa nature même conservateur, statique, intolérant et opposé au changement. S'il évolue parfois positivement c'est que, soumis à des pressions suffisamment fortes, il est obligé d'opérer le changement qu'on lui impose, pacifiquement parfois, brutalement le plus souvent, c'est-à-dire par les moyens révolutionnaires. De plus, le conservatisme inhérent à l'autorité sous toutes ses formes devient  inévitablement réactionnaire. Deux raisons à cela : la première c'est qu'il est naturel pour un gouvernement, non seulement de garder le pouvoir qu'il détient, mais aussi de le renforcer, de l'étendre et de le perpétuer à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. Plus forte est l'autorité, plus grands l'Etat et ses pouvoirs, plus intolérable sera pour lui une autorité similaire ou un pouvoir politique parallèle. La psychologie gouvernementale impose une influence et un prestige en constante augmentation, nationalement et internationalement, et il saisira toutes les occasions pour les accroître. Les intérêts financiers et commerciaux soutenant le gouvernement qui les représente et les sert, motivent cette tendance. La raison d'être fondamentale de tous les gouvernements, sur laquelle les historiens des temps passés fermaient volontairement les yeux, est si évidente aujourd'hui que les professeurs eux-mêmes ne peuvent plus l'ignorer.
    L'autre facteur, qui astreint les gouvernements à un conservatisme de plus en plus réactionnaire, est la méfiance inhérente qu'il porte à l'individu, la crainte de l'individualité. Notre système politique et social ne tolère pas l'individu avec son besoin constant d'innovation. C'est donc en état de "légitime défense" que le gouvernement opprime, persécute, punit et parfois tue l'individu, aidé en cela par toutes les institutions dont le but est de préserver l'ordre existant. Il a recours à toutes les formes de violence et il est soutenu par le sentiment "d'indignation morale" de la majorité contre l'hérétique, le dissident social, le rebelle politique: cette majorité à qui on a inculqué depuis des siècles le culte de l'Etat, qu'on a élevée dans la discipline, l'obéissance et la soumission au respect de l'autorité, dont l'écho se fait entendre à la maison, à l'école, à l'église et dans la presse.
    Le meilleur rempart de l'autorité, c'est l'uniformité: la plus petite divergence d'opinion devient alors le pire des crimes. La mécanisation à grande échelle de la société actuelle entraîne un surcroît d'uniformisation. On la trouve partout présente dans les habitudes, les goûts, le choix des vêtements les pensées, les idées. Mais c'est dans ce qu'on est convenu d'appeler "l'opinion publique" qu'on en trouve le concentré le plus affligeant. Bien peu ont le courage de s'y opposer. Celui qui refuse dé s'y soumettre est aussitôt "bizarre", " différent", "suspect", fauteur de troubles au sein de l'univers stagnant et confortable de la vie moderne.
    Plus encore sans doute que l'autorité constituée, c'est l'uniformité sociale qui accable l'individu. Le fait même qu'il soit "unique", "différent" le sépare et le rend étranger à son pays et même à son foyer, - plus parfois que l'expatrié dont les vues coïncident généralement avec celles des "indigènes". Pour un être humain sensible, il n'est pas suffisant de se trouver dans son pays d'origine, pour se sentir chez lui, en dépit de ce que cela suppose de traditions, d'impressions et de souvenirs d'enfance, toutes choses qui nous sont chères. I1 est beaucoup plus essentiel de trouver une certaine atmosphère d'appartenance, d'avoir conscience de "faire corps" avec les gens et l'environnement, pour se sentir chez soi, qu'il s'agisse de relations familiales, de relations de voisinage ou bien de celles qu'on entretient dans la région plus vaste qu'on appelle communément son pays. L'individu capable de s'intéresser au monde entier, ne se sent jamais aussi isolé, aussi incapable de partager les sentiments de son entourage que lorsqu'il se trouve dans son pays d'origine.
    Avant la guerre, l'individu avait tout au moins la possibilité d'échapper à l'accablement national et familial. Le monde semblait ouvert à ses recherches, à ses élans, à ses besoins. Aujourd'hui, le monde est une prison et la vie une peine de détention perpétuelle à purger dans la solitude. Cela est encore plus vrai depuis l'avènement de la dictature, celle de droite comme celle de gauche.

    Friedrich Nietzsche qualifiait l'Etat de monstre froid. Comment qualifierait-il la bête hideuse cachée sous le manteau de la dictature moderne ? Non que l'Etat ait jamais alloué un bien grand champ d'action à l'individu; mais, les champions de la nouvelle idéologie étatique ne lui accorde même plus le peu dont il disposait. "L'individu n'est rien", estiment-ils. Seule la collectivité compte. Ils ne veulent rien moins que la soumission totale de l'individu pour satisfaire l'appétit insatiable de leur nouveau dieu.
    Curieusement, c'est au sein de l'intelligentsia britannique et américaine qu'on trouve les plus farouches avocats de la nouvelle cause. Pour le moment, les voilà entichés de la "dictature du prolétariat". En théorie seulement, bien sûr. Car, en pratique, ils préfèrent encore bénéficier des quelques libertés qu'on leur accorde dans leur pays respectif. Ils vont en Russie pour de courtes visites, ou en tant que courtiers de la "révolution", mais ils se sentent tout de même plus en sûreté chez eux.
    D'ailleurs, ce n'est peut-être pas seulement le manque de courage qui retient ces braves Britanniques et ces Américains dans leur propre pays. Ils sentent, peut-être inconsciemment, que l'individu reste le fait fondamental de toute association humaine et que, si opprimé et persécuté qu'il soit, c'est lui qui vaincra à la longue.
    Le "génie de l'homme" qui n'est autre qu'une façon différente de qualifier la personnalité et son individualité, se fraie un chemin à travers le labyrinthe des doctrines, à travers les murs épais de la tradition et des coutumes, défiant les tabous, bravant l'autorité. affrontant l'outrage et l'échafaud - pour être parfois comme prophète et martyr par les générations suivantes. Sans ce "génie de l'homme", sans son individualité inhérente et inaltérable, nous en serions encore à parcourir les forêts primitives.
    Pierre Kropotkine a montré les résultats fantastiques qu'on peut attendre lorsque cette force qu'est l'individualité humaine oeuvre en coopération avec d'autres. Le grand savant et penseur anarchiste a pallié ainsi, biologiquement et sociologiquement, l'insuffisance de la théorie darwinienne sur le combat pour l'existence. Dans son ouvrage remarquable "l'Entraide", Kropotkine montre que dans le règne animal aussi bien que dans la société humaine, la coopération - par opposition aux luttes intestines - oeuvre dans le sens de la survivance et de l'évolution des espèces. Il démontre que, au contraire de l'Etat dévastateur et omnipotent, seules l'entraide et la coopération volontaire constituent les principes de base d'une vie libre fondée sur l'individu et l'association.
    Pour le moment, l'individu n'est qu'un pion sur l'échiquier de la dictature et entre les mains des fanatiques de "l'individualisme à l'américaine". Les premiers se cherchent une excuse dans le fait qu'ils sont à la poursuite d'un nouvel objectif. Les seconds ne prétendent même pas être des innovateurs. En fait, les zélateurs de cette "philosophie" réactionnaire n'ont rien appris et rien oublié. Ils se contentent de veiller à ce que survive l'idée d'un combat brutal pour l'existence, même si la nécessité de ce combat a complètement disparu. Il est évident qu'on perpétue celui-ci justement parce qu'il est inutile. La soi-disant surproduction n'en est-elle pas la preuve? La crise économique mondiale n'est-elle pas l'éloquente démonstration que ce combat pour l'existence ne doit sa survie qu'à l'aveuglement des tenants du "chacun pour soi", au risque d'assister à l'autodestruction du système.
    L'une des caractéristiques insensées de cette situation, c'est l'absence de relation entre le producteur et l'objet produit. L'ouvrier moyen n'a aucun contact profond avec l'industrie qui l'emploie, il reste étranger au processus de production dont il n'est qu'un rouage. Et comme tel, il est remplaçable à tout moment par d'autres êtres humains tout aussi dépersonnalisés.
    Le travailleur qui exerce une profession intellectuelle ou libérale, bien qu'il ait la vague impression d'être plus indépendant, n'est guère mieux loti. Lui non plus n'a pas eu grand choix, ni plus de possibilité de trouver sa propre voie dans sa branche d'activité, que son voisin le travailleur manuel. Ce sont généralement des considérations matérielles, un désir de prestige social qui déterminent l'orientation de l'intellectuel. Vient s'ajouter à cela la tendance à embrasser la carrière paternelle pour devenir instituteur, ingénieur, reprendre le cabinet d'avocat ou de médecin, etc. car la tradition familiale et la routine ne demandent ni gros efforts ni personnalité. En conséquence, la majorité des gens sont mal insérés dans le monde du travail. Les masses poursuivent péniblement leur route, sans chercher plus loin, d'abord parce que leurs facultés sont engourdies par une vie de travail et de routine ; et puis il leur faut bien gagner leur vie. On retrouve la même trame dans les cercles politiques, peut-être avec, plus de force. Il n'y est fait aucune place pour le libre choix, la pensée ou l'activité indépendantes. On n'y rencontre que des marionnettes tout juste bonnes à voter et à payer les contributions.
    Les intérêts de l'Etat et ceux de l'individu sont fondamentalement antagonistes. l'Etat et les institutions politiques et économiques qu'il a instaurées ne peuvent survivre qu'en façonnant l'individu afin qu'ils servent leurs intérêts; ils l'élèvent donc dans le respect de la loi et de l'ordre, lui enseignent l'obéissance, la soumission et la foi absolue dans la sagesse et la justice du gouvernement; ils exigent avant tout le sacrifice total de l'individu lorsque l'Etat en a besoin, en cas de guerre par exemple. l'Etat juge ses intérêts supérieurs à ceux de la religion et de Dieu. Il punit jusque dans ses scrupules religieux ou moraux l'individu qui refuse de combattre son semblable parce qu'il n'y a pas d'individualité sans liberté et que la liberté est la plus grande menace qui puisse peser sur l'autorité.

    Le combat que mène l'individu dans des conditions aussi défavorables - il en va souvent de sa vie- est d'autant plus difficile qu'il ne s'agit pas, pour ses adversaires, de savoir s'il a tort ou raison. Ce n'est ni la valeur ni l'utilité de sa pensée ou de son action qui dresse contre lui les forces de l'Etat et de "l'opinion publique". Les persécutions contre l'innovateur, le dissident, le protestataire, ont toujours été causées par la crainte que l'infaillibilité de l'autorité constituée ne soit mise en question et son pouvoir sapé.
    L'homme ne connaîtra la véritable liberté, individuelle et collective, que lorsqu'il s'affranchira de l'autorité et de sa foi en elle. L'évolution humaine n'est qu'un pénible cheminement dans cette direction. Le développement, ce n'est en soi ni l'invention ni la technique. Rouler à 150 Km à l'heure n'est pas un signe de civilisation. C'est à l'individu, véritable étalon social, que se mesure notre degré de civilisation; à ses facultés individuelles, à ses possibilités d'être librement ce qu'il est; de se développer et de progresser sans intervention de l'autorité coercitive et omniprésente.
    Socialement parlant, la civilisation et la culture se mesurent au degré de liberté et aux possibilités économiques dont jouit l'individu; à l'unité et à la coopération sociale et internationale, sans restriction légale ni autre obstacle artificiel; à l'absence de castes privilégiées; à une volonté de liberté et de dignité humaine; en bref, le critère de civilisation, c'est le degré d'émancipation réelle de l'individu.

    L'absolutisme politique a été aboli parce que l'homme s'est aperçu, au cours des siècles, que le pouvoir absolu est un mal destructeur. Mais il en va de même de tous les pouvoirs, que ce soit celui des privilèges, de l'argent, du prêtre, du politicien ou de la soi-disant démocratie. Peu importe le caractère spécifique de la coercition s'il revêt la couleur noire du fascisme, le jaune du nazisme ou le rouge prétentieux du bolchevisme. Le pouvoir corrompt et dégrade aussi bien le maître que l'esclave, que ce pouvoir soit aux mains de l'autocrate, du parlement ou du soviet. Mais le pouvoir d'une classe est plus pernicieux encore que celui du dictateur, et rien n'est plus terrible que la tyrannie de la majorité.

    Au cours du long processus historique, l'homme a appris que la division et la lutte mènent à la destruction et que l'unité et la coopération font progresser sa cause, multiplient ses forces et favorisent son bien-être. L'esprit gouvernemental travaille depuis toujours à l'encontre de l'application sociale de cette leçon fondamentale, sauf lorsque l'Etat y trouve son intérêt. Les principes conservateurs et antisociaux de l'Etat et de la classe privilégiée qui le soutient, sont responsables de tous les conflits qui dressent les hommes les uns contre les autres. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui commencent à voir clair, sous la surface de l'ordre établi. L'individu se laisse moins aveugler par le clinquant des principes étatiques et les "bienfaits" , de "l'individualisme" préconisé par les sociétés dites libérales. Il s'efforce d'atteindre les perspectives plus amples des relations humaines que seule procure la liberté. Car la véritable liberté n'est pas un simple chiffon de papier intitulé " constitution", "droit légal" ou "loi". Ce n'est pas non plus une abstraction dérivée de cette autre irréalité appelée "État". Ce n'est pas l'acte négatif d'être libéré de quelque chose ; car cette liberté-là n'est que la liberté de mourir de faim. La vraie liberté est positive ; c'est la liberté vers quelque chose, la liberté d'être, de faire et les moyens donnés pour cela.
    II ne peut alors s'agir d'un don, mais d'un droit naturel de l'homme, de tous les êtres humains.
    Ce droit ne peut être accordé ou conféré par aucune loi, aucun gouvernement. Le besoin, le désir ardent s'en fait sentir chez tous les individus. La désobéissance à toutes les formes de coercition en est l'expression instinctive. Rébellion et révolution sont des tentatives plus ou moins conscientes pour se l'octroyer. Ces manifestations individuelles et sociales sont les expressions fondamentales des valeurs humaines. Pour nourrir ces valeurs, la communauté doit comprendre que son appui le plus solide, le plus durable, c'est l'individu.
    Dans le domaine religieux comme dans le domaine politique, on parle d'abstractions tout en croyant qu'il s'agit de réalités. Mais quand on en vient vraiment à traiter de choses concrètes, il semble que la plupart des gens soient incapables d'y trouver un intérêt vital. C'est peut-être que la réalité est par trop terre-à-terre, trop froide pour éveiller l'âme humaine. Seuls lés sujets différents, peu ordinaires, soulèvent l'enthousiasme. Autrement dit, l'Idéal qui fait jaillir l'étincelle de l'imagination et du coeur humain. Il faut quelque idéal pour sortir l'homme de l'inertie et de la monotonie de son existence et transformer le vil esclave en personnage héroïque.
    C'est ici qu'intervient évidemment l'opposant marxiste dont le marxisme- dépasse d'ailleurs celui de Marx lui7même. Pour celui-là, l'homme n'est qu'une figurine aux mains de cette toute puissance métaphysique qu'on appelle déterminisme économique, plus vulgairement lutte des classes. La volonté de l'homme, individuelle et collective, sa vie psychique, son orientation intellectuelle, tout cela compte pour bien peu de chose chez notre marxiste et n'affecte en rien ses conceptions de l'histoire humaine.

    Aucun étudiant intelligent ne nierait l'importance du facteur économique dans le progrès social et le développement de l'humanité. Mais seul un esprit obtus et obstinément doctrinaire se refusera à voir le rôle important de l'idée, en tant que conception de l'imagination et résultat des aspirations de l'homme.
    Il serait vain et sans intérêt de tenter de comparer deux facteurs de l'histoire humaine. Aucun facteur ne peut être considéré, à lui seul, comme le facteur décisif de l'ensemble des comportements individuels et sociaux. Nous sommes trop peu avancés en psychologie humaine, peut-être même n'en saurons-nous jamais assez pour peser et mesurer les valeurs relatives de tel ou tel facteur déterminant du comportement humain. Formuler de tels dogmes, dans leurs connotations sociales, n'est que fanatisme; pourtant, on verra une certaine utilité dans le fait que cette tentative d'interprétation politico-économique de l'histoire prouve la persistance de la volonté humaine et réfute les arguments des marxistes.
    Heureusement, certains marxistes commencent à voir que leur Credo n'est pas toute vérité; après tout, Marx n'était qu'un être humain, bien trop humain pour être infaillible. Les applications pratiques du déterminisme économique en Russie ouvrent, actuellement, les yeux des marxistes les plus intelligents. On peut voir, en effet, des réajustements s'opérer au niveau des principes marxistes dans les rangs socialistes et même dans les rangs communistes des pays européens. Ils comprennent lentement que leur théorie n'a pas assez tenu compte de l'élément humain, des Menschen ainsi que le souligne un journal socialiste. Aussi important soit-il, le facteur économique n'est cependant pas suffisant pour déterminer à lui seul le destin d'une société. La régénération de l'humanité ne s'accomplira pas sans l'aspiration, la force énergétique d'un idéal.
    Cet idéal, pour moi, c'est l'anarchie, qui n'a évidemment rien à voir avec l'interprétation erronée que les adorateurs de l'Etat et de l'autorité s'entendent à répandre. Cette philosophie jette les bases d'un ordre nouveau fondé sur les énergies libérées de l'individu et l'association volontaire d'individus libres.

    De toutes les théories sociales, l'Anarchie est la seule à proclamer que la société doit être au service de l'homme et non l'homme au service de la société. Le seul but légitime de la société est de subvenir aux besoins de l'individu et de l'aider à réalisa ses désirs. Ce n'est qu'alors qu'elle se justifie et participe aux progrès de la civilisation et de la culture. Je sais que les représentants des partis politiques et les hommes qui luttent sauvagement pour le pouvoir me taxeront d'anachronisme incorrigible. Eh bien, j'accepte joyeusement cette accusation. C'est pour moi un réconfort de savoir que leur hystérie manque d'endurance et que leurs louanges ne sont jamais que temporaires.
    L'homme aspire à se libérer de toutes les formes d'autorité et de pouvoir et ce ne sont pas les discours fracassants qui l'empêcheront de briser éternellement ses chaînes. Les efforts de l'homme doivent se poursuivre et ils se poursuivront.


    votre commentaire
  • Devons-nous nous moquer de la religion ?

    Beaucoup de gens, peut-être la majorité, bien qu'ils tiennent à ce que chacun puisse exprimer librement ses opinions sur l'athéisme, pensent que nous devrions éviter de se moquer de la religion. De telles railleries offensent gravement la sensibilité des personnes qui pratiquent une religion. Il est convenu que devant des personnes qui pratiquent, nous parlions en termes de respect sur leurs croyances, bien que nous les trouvions ridicules et offensives, spécialement quand elles sont enseignées à des enfants qui sont trop jeunes pour raisonner. Je n'ai pas observé que ces gens pratiquant ont le moindre respect pour les opinions des athées, ou s'empêchent de parler d'eux en termes les plus préjudiciables; ils semblent attendre que leurs propres points de vue sont les seuls dignes de respect.

    Dans ce siècle, nous avons pu observer la montée des religions que l'on peut appeler "laïques", systèmes de croyances qui sont tenues avec une ferveur absolue et qui justifient les actes les plus atroces et les plus inhumains.

    J'en réfère à de tels cultes sur la terre entière,  comme le Marxisme-Léninisme, le Maoïsme et le brandon du fascisme qui a étreint les Allemands sous le régime nazi.

    Je pense que l'on peut parler de ces régimes comme de religions, car ils ne diffèrent des religions les mieux établies telles que le Christianisme, le Judaïsme orthodoxe, l'Islam et le Shintoïsme que par ce qu'ils ne postulent pas un Dieu supra-naturel. Les religions laïques ont eu la vie courte au 20ème siècle, bien qu'il n'y ait aucune garantie qu'elles ne renaissent pas, à  certains moments du futur.

    Dans une certaine mesure, elles ressemblent à la religion dominante pendant une période de l'Empire Romain, pendant laquelle l'empereur était considéré comme Dieu et adoré comme tel, au moins dans certaines régions de l'Empire.

    Des figures croyantes comme Staline, Hitler, ou le Président Mao, étaient, à tous égards, considérées comme Dieu, pendant la dernière partie de leur règne, et c'était un blasphème, puni de la peine de mort, que de les ridiculiser.

    J'ai observé que beaucoup de chrétiens n'ont pas hésité à se moquer de figures telles que Staline, et à verser le dédain sur le Marxisme-Léninisme en la présence même de communistes profonds; ils ne semblaient pas voir qu'ils blessaient profondément la sensibilité de leurs auditeurs.

    Pourtant, si quelqu'un émettait l'opinion que Jésus-Christ était une pauvre cloche et ses dires des non-sens, d'une platitude barbante, et d'une évidente sottise, ils affirmeraient que c'est de très mauvais goût. Il y a quelques siècles, ils auraient réclamé que celui qui avait proféré de telles paroles soit pendu ou brûlé, mais maintenant qu'ils ont perdu le pouvoir de la chrétienté, ils peuvent seulement se rabattre sur le "mauvais goût", bien que pour blasphémer, dans ce pays, il y ait encore des essais, comme le montre Nicolas Walter.

    Je n'ai jamais rencontré un vrai chrétien qui débattrait sérieusement sur le fait que Jésus Christ (si tant est qu'il ait jamais existé) était simplement un jeune homme très vaniteux, comparable  dans sa vanité à Staline, Hitler ou Mao. Pourquoi traiterions-nous cet homme de paille , dont la réalité historique est douteuse, avec un respect spécial?

    Pourquoi devrions-nous tenir toutes les balivernes embrouillées qu'il a proférées, comme au-delà de la critique?

    L'histoire du christianisme n'est ni meilleure ni pire que celle de n'importe quel mythe enregistré dans l'humanité, et nous devons reconnaître que sa puissance émotionnelle est comparable à celle d'autres légendes. Nous connaissons la puissance dramatique des mythes d'Œdipe, d'Oreste, d'Iphigénie, de Médée et des autres mythes grecs; mais à prétendre que ces choses se sont réellement réalisées, et à enseigner aux enfants que c'est la vérité, sur lesquelles il ne faut pas se poser de questions, revient à leur raconter un tas de mensonges.

    La bible, l'ancien et le nouveau testament, forme une partie de notre héritage culturel, et écrite, telle qu'elle l'est dans le magnifique style de l'époque jacobine(vers 1600), c'est une oeuvre de littérature appréciable et les enfants devraient se familiariser avec elle comme étant une partie de leur éducation générale. Quelqu'un qui ne connaîtrait pas ou Noé ou Samson ou Judas Iscariote  aurait certainement manqué d'une partie de son éducation, comme s'il n'avait jamais entendu parler ou d'Œdipe ou de l'Odyssée. Ce que les chrétiens modernes ont fait est un acte de vandalisme. Ils ont pris la bible de Jamesian l'ont sabotée en la traduisant en anglais "moderne".

    Ainsi, les événements légendaires tels que le repas de quatre mille personnes, raconté dans la traduction originale de la bible de Jamesian, ont une  dignité et une grandeur certaines :

    And jesus said unto them,

     How many loaves have te? And they said, Seven, and a few little fishes. And he cmmandes the multitude to sit down on the ground. And he took the seven loaves and the fishes, and gave thanks, and brake them, and gave to his disciples, and the disciplesto the multitude. And they did all eat and were filled: and they took up of the broken meat that was left seven baskets full.

    Et Jésus leur dit:

    Combien de miches avez-vous? Et ils lui dirent, sept, et quelques petits poissons. Et il commanda à la multitude de s'asseoir sur le sol.Et il prit les sept miches et les poissons, et il leur dit merci, les cassa et les donna à ses disciples, et les disciples les donnèrent à la multitude. Et ils mangèrent tous et furent rassasiés; et ils ramassèrent les brisées et  il en resta sept paniers remplis.(Matthieu 15, 34-37, the king James Bible).

    C'est presque de la poésie, et nous devons accepter cet événement impossible comme un morceau d'hyperbole romanesque, comme Samson tuant dix mille personnes avec la mâchoire d'un âne.

    Mais, qu'en ont fait les membres du clergé ? Ils ont prétendu que cela s'est passé réellement et l'ont rapporté tel quel dans The News of the World (les nouvelles du monde) :

        Combien de pains avez-vous? demanda Jésus
        Sept répondirent-ils, et il y quelques petits poissons.
        Aussi, il ordonna aux gens de s'asseoir sur le sol, alors il prit les sept pains et les poissons, et après avoir remercié Dieu, les rompit et les donna à ses disciples, et les disciples les distribuèrent aux gens. Ils mangèrent jusqu'à ce qu'ils fussent rassasiés et avec les restes qu'ils ramassèrent, ils purent emplir sept paniers. (Nouvelle Bible Anglaise)

    Un tour de passe-passe digne d'Uri Geller !

    Raconté comme cela, c'est un mensonge monstrueux, conçu pour tromper les enfants et les simples d'esprit, destiné à être moqué et ridiculisé.

    Pendant les années 1930, au moment où Hitler et Mussolini étendaient leurs pouvoirs, les dessinateur David Low produisit une série de dessins satiriques très drôles, les dépeignant dans des situations grotesques. Ces hommes étaient responsables de très forte vilenie, mais la condamnation morale était insuffisante; ils purent être ramenés à leurs véritables dimensions, plus effectivement en les prenant pour des clowns.

    Plus tard, quand Hitler et Staline signèrent un pacte pour démembrer la Pologne, Staline devint aussi le sujet du pinceau satirique de Lox, et dépeint non seulement comme un démon mais aussi comme un lourdaud maladroit.

    Je pense que nous ne devons pas manquer d'exposer les aspects ridicules de la religion et se moquer de l'emphase pompeuse de leurs prêtres, de leurs dieux et de leurs icônes.

    Les enfants sont trop immatures pour apprécier le mal immense qu'a causé la religion, que continue à causer la religion, sur toute la terre. De toute façon, nous pouvons et devons leur montrer les aspects ridicules des figures solennelles et puissantes qui s'efforcent de les intimider et les corrompre en prétendant qu'une série d'énormes mensonges sont saintes vérités.

    Nous les éclairerons beaucoup plus effectivement en montrant  les prêtres et les ecclésiastiques , sont des clowns colportant la futilité qu'en tentant de leur expliquer les conséquences tragiques de leurs efforts religieux. La pleine connaissance de la signification de la religion, qui est une maladie mentale de l'humanité, viendra ultérieurement.

    Croire et Faire croire

    Belief and Make-believe (croire et faire croire) est le titre d'un des livres de George Well. Les enfants y apprennent très tôt à faire la distinction entre le fait et la fantaisie; Jacques et les haricots géants, Le chaperon rouge et le loup, Aladin et la lampe merveilleuse, et Simbad le marin, mais ils ne croient pas que de telles aventures excitantes ont une place dans la réalité.

    Ils peuvent admettre aisément que les mythes du christianisme et ceux des autres religions sont dans l'empire de la fantaisie et non dans la réalité. Les festivals folkloriques que nous devrions tous apprécier, ont leurs mythes associés; Noël a son bébé dans la crèche, les trois magiciens suivent l'étoile, etc. (mythes  antérieurs de plusieurs siècles à l'époque du roi Hérode), mais il y a aussi le mythe du Père Noël, voyageant avec son renne sur les toits. Mais tandis que les enfants apprécient ces mythes, ils jugent très vite que quiconque prétend sérieusement  que le renne cliquette sur nos toits , est un farceur, un bouffon, un fou à la fête, qui ne doit pas être pris au sérieux.
    Mais, quand les ecclésiastiques prétendent solennellement que toutes ces espèces de merveilles impossibles ont réellement eu lieu, et exigent que les enfants y croient, sous peine de punition, ces gens sont, à la fois des clowns, des sacrés menteurs qui devraient être reconnus comme tels par les enfants.

    Je me suis référé aux enfants et à la tentative, par des gens instruits dans la religion, d'abuser d'eux et de les corrompre en tentant de leur faire accepter un tas de mensonges, cette tentative reste une sacrée vérité.

    Mais qu'en advient-il chez des gens matures et adultes qui proclament croire en la vérité sans fards de ce que leur église (ou autre institution religieuse) enseigne.

    Ici, nous devons analyser ce que l'on veut dire par "croyance".

    Croient-ils vraiment ou croient-ils par-devers eux qu'ils ont des croyances absurdes?

    Cette question est d'un intérêt psychologique  considérable.

    Par analogie, je dois me référer aux gens que nous considérons comme mentalement malades, qui semblent  croire, peut-être temporairement, qu'ils sont des "autres", généralement des personnages , grands et historiques. Quand je travaillais à l'hôpital Maudsley, je voyais une  patiente qui se prétendait être Jeanne d'Arc, et qui exigeait qu'elle soit traitée comme telle.

    Cette dame souffrait d'une maladie connue sous le nom de psychose maniaco-dépressive, une maladie dont la phase maniaque est d'une nature temporaire, mais durant laquelle le sujet peut être  dans des délires extraordinaires. Quand elle sortait de la phase "faute" et  retournait à la normale, elle ne se déclarait plus Jeanne d'Arc. Je pouvais discuter du sujet tout à fait rationnellement avec elle. Je lui ai demandé si quelque chose l'avait tracassé, femme médiévale, elle qui vivait dans le Londres du XXème  siècle. Elle répondit non, parce qu'elle n'avait cru, actuellement, qu'elle était Jeanne d'Arc.; elle savait toujours qu'elle était ménagère, mais agir dans le rôle d'un personnage du Moyen-Age, était si immensément gratifiant pour elle, qu'elle ne pouvait supporter d'admettre, pour elle-même et pour les autres, qu'elle n'était pas le personnage historique qu'elle se proclamait être.

    Nous devons étudier si un adulte intelligent et normal qui affirme croire aux non-sens qu'enseigne la religion, est dans une situation semblable. Il ne peut supporter, même dans son for intérieur, que tout est immondices, car une telle sensation aurait des conséquences sérieuses pour sa vie émotionnelle et son équilibre mental.

    "Perdre la foi" amène quelques fois une panne mentale, et je sais que cela est arrivé à un communiste profond qui perdit la foi au moment où les soviétiques écrasèrent la Hongrie en 1956.

    Intelligents, les adultes croyants peuvent aussi être comparés aux petits enfants qui traversent des phases d'actions fantaisistes pendant une période courte.

    Un petit garçon peut traverser une phase où il se croit être un écureuil, et il exige qu'il soit considéré comme tel, aussi longtemps que cela est compatible avec sa vie normale.. Quand on lui brosse les cheveux, il insiste pour qu'on lui dise sa  "fourrure", il demande qu'on lui donne beaucoup de noisettes, et en accumule un stock sous son oreiller. Parfois, il prendra son goûter dans un arbre. Il va à l'école normalement, et les maîtres tolérants doivent passer outre son comportement d'écureuil, pourvu qu'il ne dérange pas la classe. L'action correspondant à de telles fantaisies chez les enfants est généralement très courte, et les parents sensibles ne se moquent pas de leur écureuil mais démontrent leur indulgence. Mais, c'est vrai de dire qu'il se croit être écureuil.

    Des adultes intelligents peuvent traverser une période en suivant apparemment une foi tout à fait bizarre, avec une grande ferveur, tout en étant pas autrement déséquilibré. Je me souviens qu'au L.E.S, il y avait un groupe de jeunes femmes qui appartenaient au Fan Club de James Dean. Elles croyaient fermement que Dean était encore mystérieusement vivant et en pleine activité. Cette croyance était très gratifiante pour elles et semblait être le ciment social qui maintenait la solidité du groupe. Quand elles se lièrent avec leur petit ami , elles ont quitté le groupe.

    Leur communauté de femmes ressemblait à celle des bonnes sœurs qui sont supposées croire qu'elles sont les "fiancées du Christ".

    Qu'est-ce que la foi, alors?

    Il y a des savants physiciens qui sont des chrétiens fervents. Demandez à un tel physicien si la masse de la terre a diminué de soixante à quatre-vingt kg quand le Christ est monté aux cieux ? Que répondra-t-il ?

    Intérieurement, il peut être dérangé et ennuyé par le fait que vous essayez de le faire mordre à l'hameçon en ridiculisant sa croyance. Extérieurement, il restera probablement calme et tentera de démontrer que c'est une question bête à laquelle on ne peut pas répondre car le poseur de question ne comprend pas réellement la nature de la science ou de la religion. Il croit en ce qu'il croit, et ce serait émotionnellement catastrophique pour lui d'admettre le doute.

    Est-ce que la moquerie renforce la foi?

    Parfois, la moquerie renforce l'expression externe de la foi. La patiente psychotique qui se prenait pour Jeanne d'Arc, le petit garçon qui se prenait pour un écureuil, les étudiants qui déclaraient que James Dean était encore vivant, les communistes qui adoraient Staline ou Mao, le physicien qui affirmait que, naturellement, le Christ est monté aux cieux, auraient été plus virulents dans l'affirmation de leur foi, si l'on s'était moqué d'eux. Mais à la longue, la moquerie créera un climat de scepticisme, dans lequel les victimes intentionnelles de la propagande religieuse seront moins vulnérables, et quelques uns des croyants peuvent éventuellement en arriver à admettre qu'ils ne croient pas réellement à un tas d'inepties; et que cette foi est seulement une béquille dont ils dépendent du fait de leur propre imperfection.

    Ils peuvent apprendre à agir sans cette béquille et apprendre à croire à leur propre jugement rationnel. Eventuellement, comme la dame qui sortait de son état maniaco-dépressif, ils peuvent admettre qu'ils n'ont jamais cru aux balivernes, mais que ça servait pendant un certain temps. Il est possible que l'humanité dépasse éventuellement ce leg tragique de  la religion  avec toutes ses effusions de sang et ses luttes. L'humanité peut devenir rationnelle et humaine.

    Enfoncer une porte ouverte?

    A.N. Wilson, le biographe, auteur de romans bien connu et ancien apologiste chrétien écrit:
    "il est dit , dans la bible, que l'amour de l'argent est la racine de tout mal. Il serait plus exact de dire que l'amour de Dieu est la racine de tout mal. La religion est la tragédie de l'humanité"
    Très vrai et étant de la même opinion, je trouve qu'il est encourageant qu'un homme avec sa puissance intellectuelle essaie de secouer les chaînes de la croyance irrationnelle qu'on lui a imposées alors qu'il était enfant. Les apologistes chrétiens mettent parfois en exergue, le fait que des gens intellectuellement très avancés, tels le Docteur Johnson, étaient croyants.

    Mais les croyances d'un homme, ses principes les plus fondamentaux, ne sont pas simplement les produits de son intellect; ils sont fortement arc-boutés sur l'émotion et aussi, trop souvent, maintenus par la peur. L'enfant faible et terrifié continue de vivre dans notre moi profond longtemps après que nous ayons atteint l'âge adulte.

    Bien que la peur et l'intimidation soient au cœur de l'endoctrinement religieux, les émotions positives de l'enfant sont aussi manipulées, le mythe du gentil petit Jésus, le bébé adoré, bercé dans sa crèche, réapparaît à chaque Noël, et le pathos de la crucifixion est imploré, avec l'implication monstrueuse que lui ou elle, le petit enfant, est responsable, quelque part de cette torture à cause de ses péchés! C'est pourtant le même Jésus qui, selon l'évangile de St Matthieu déclarait:" Ne pensez pas que je sois  venu apporter la paix sur terre; je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive" Matthieu 10,34-36.

    Il y a quantité de contradictions semblables dans les évangiles, destinées à stupéfier et confondre l'enfant, et elles sont pas source de faiblesse mais de force, de même qu'elles  servent de but essentiel à la religion: administrer une gifle retentissante à la face de la raison et du  sens commun.

    Si l'on s'en réfère à toutes les horreurs cruelles qui sont perpétrées au nom de la religion, les croyants déclarent qu'il n'y a rien de mauvais dans le Christianisme(Islam, judaïsme etc.) ; les horreurs, disent-ils, sont  dues à la méchanceté de la nature humaine. Le fait est que, quoique les gens puissent être assez cruels, intolérants et irrationnels quand il s'agit de leur propre intérêt, ils sont plus infiniment plus brutaux quand il s'agit de l'avancée religieuse, comme le démontrent l'histoire et les tragédies modernes.

    Renforcés par la religion, habituellement faibles, modérément égoïstes et quelques fois aimables, les êtres humains peuvent se transformer en monstres: monstres d'arrogance, d'intolérance, se fichant éperdument de toutes les valeurs humaines, parce qu'ils croient que d'une manière ou d'une autre, ils le font pour la plus grande gloire de Dieu.

    En critiquant sévèrement la religion, comme je le fais, en cette fin de siècle en Grande Bretagne, suis-je entrain d'enfoncer une porte ouverte?

    Les non-croyants peuvent considérer l'Eglise anglicane, et les autres corps religieux avec une tolérance amusée, et faire et dire ce qui leur plaît. Mais quel degré de liberté de pensée, de discours et d'action, avons-nous gagné, durement, pendant des siècles de lutte! Une telle liberté est ténue.

    Au milieu les prêcheurs qui roucoulent si gentiment à la radio, vivent ceux qui aimeraient retourner aux jours où leurs ancêtres nous  emprisonnaient, pendaient et brûlaient pour avoir mis en question leur pouvoir et leur dogmatisme. Les menaces de mort contre Salman Rushdie démontrent que des fanatiques, en Angleterre, peuvent enlever en incitant au meurtre, et, en claquant des doigts, se moquer de la loi britannique. C'est autorisé parce qu'il s'agit d'un problème de religion.

    A.N. Wilson parle vrai quand il dit que "la religion est la tragédie de l'humanité".

    J'ai parlé principalement de la religion chrétienne dans cet essai, mais, naturellement, tout ce que j'ai écrit s'applique également aux autres religions, partout au monde, y compris les religions non-théistes que certaines personnes aiment à désigner sous le terme de "politiques".
    L'anarchisme implique, non seulement, l'a-théisme, mais aussi la lutte active contre toutes religions, lutte où la satire prouve des moyens effectifs de les combattre. Alors nous nous engagerions certainement dans la dérision et ne serions pas détournés par le sentiment que la religion jouit de droits spéciaux à l'immunité.

    Notes

    1. N. Walter Blasphemy: ancient and modern London: Rationalist ,Press Association 1990.
    2. For a discussion of the historicity of Christ, see G.A. Wells Did Jesus Exist? London: Pemberton 1986.
    3. G.A. Wells Belief and Make-believe,La Salle, Illinois: Open Court 1991.
    4. A.N. Wilson Against Religion: why we should try to live without it, Chatto CounterBlasts No. 19, London: Chatto & Windus 1991.


    1 commentaire
  • terrorismes anarchistes

    L’utopie de « la propagande par le fait »

    Quelques remarques générales que révèlent cette chronologie certainement incomplète et parfois imprécise :

    1. la « propagande par le fait » est très diversifiée : elle englobe les actes « terroristes », les actions de récupérations et d’expropriations ou de « reprise individuelle », les expéditions punitives et de représailles (contre patrons, policiers, juges et ecclésiastiques, jaunes, militants hostiles aux syndicalistes…), le sabotage, le boycott agressif…Certains actes de guérillas peuvent aussi y appartenir.
    2. C’est un type d’actions largement utilisé et mondialement représenté, même si les analystes et la plupart des anarchistes ont montré que c’est un phénomène qui reste marginal (sauf dans le monde ibérique et dans le monde russe) et majoritairement renié dans l’anarchisme. Ce qui est rejeté, c’est le terrorisme aveugle, une violence insupportable contre des individus, qu’ils soient innocents ou pas. Par contre le terrorisme sous forme de guérilla, de relance de la guerre civile révolutionnaire, tant en Russie qu’en Espagne franquiste est plus justifié et approuvé par le mouvement libertaire.
    3. Certains pays et certaines régions à un moment donné ont présenté des « pics » évidents de cette pratique terroriste : 
      - la Russie du tsarisme finissant,  
      - la France des années 1880-1890, 
      - la Catalogne libertaire et Séville (jugée « deuxième Barcelone ») de l’après Première Guerre mondiale (1918-1921) en butte aux pistoleros patronaux et à la répression étatique,  
      - l’extrême sud du cône américain, l’Argentine surtout au début du XX° siècle,  
      - les rares mouvements anarchistes antifascistes et leurs tentatives contre le Duce en Italie... 
      - La Guerre d’Espagne marque une apogée du terrorisme ou des actions militantes violentes, mais son aspect systématique et général nous force à l’exclure de cette chronologie. Les combats terroristes et « guérilléristes » se prolongent fréquemment dans les années 1940-1950 surtout, et donnent des « pics » concernant surtout la région barcelonaise. Il semble que la résistance libertaire armée au franquisme ait été notoirement sous-estimée. 
      - les années 1960-1980 sont plus difficiles à analyser, car les mouvances terroristes sont souvent et sans doute majoritairement d’inspiration autoritaires et léninistes, parfois dans la vague guévariste, même si d’authentiques inspirations libertaires parcourent les mouvements anti-franquistes, le DI, le MIL et les GARI, et d’autres mouvances comme Action Directe en France, et parfois Lotta Continua en Italie et surtout la Angry Brigade au Royaume Uni… ATTENTION : pour ce dernier cas, très documenté, j’ai repris leur chronologie, et donc j’ai abusivement donné le sigle des Angry Brigade à des actions qui relèvent évidemment d’autres mouvances.
    4. La chronologie traditionnellement admise en France (1877-1894) ne tient donc pas : la violence anarchiste est beaucoup plus longue et diversifiée, dans l’espace et dans le temps.

     
     

    DATE PAYS LIEU AUTEUR ACTIONS DEGATS
    1877 avril 05/11 IT Bénévent   Action armée Blessés.
    1878 mai 11 ALL Berlin HOEDEL Tir contre l’empereur Décapité le 16/07/1878.
    1878 juin 17 ALL Berlin NOBILING Empereur GUILLAUME 1° blessé Meurt en prison le 23/09/1878.
    1878 août 26 RUS     Général METENTSOV poignardé  
    1878 oct.25 ESP   J. Oliva MONCASI Attentat contre ALPHONSE XII Garrotté 28/11/1878.
    1878 nov. 17 IT Napoli PASSANANTE 
    Giovanni
    Attentat contre le roi HUMBERT I° Roi blessé.
    1878 nov. 18 it Firenze   Bombe dans une manifestation monarchique 4 morts

    Arrestations de 68 internationaux

    èforte répression anti-anarchiste en Italie.

    1878 nov. 20 it Pisa   Bombe attribuée aux anarchistes  
    1879 mars 8 RUS St Petersbourg   Assassinat du prince Dimitri KROPOTKINE  
    1879 mars 22 RUS Odessa   Colonel KNOPP étranglé  
    1879 déc.30 ESP   Fr. Otero GONZALES Tir contre ALPHONSE XII Garrotté 14/04/1880.
    1880 it Viterbo CORDIGLIANI Lance des pierres en salle d’audience  
    1881 mars 13 RUS St Petersbourg RYSAKOFF GRINIEIVETSKY Assassinat ALEXANDRE II Mort du tsar.
    1881 juin 15 FR St Germain en Laye   Explosion contre la statue de THIERS Presque nuls.
    1881 juil. 14 RU Londres   Congrès international révolutionnaire Approbation de la propagande par le fait, dont le terrorisme fait partie.
    1882 mars 24 FR     Un chômeur tire sur son patron  
    1882 août/nov. FR Montceau les mines BANDE NOIRE Actions armées  
    1882 octo. 22/23 FR Lyon Café place Bellecour CYVOGT Explosion bombe 1 mort.
    1882 octo. ? FR Lyon ?   Explosion bureau de recrutement Armée Presque nuls.
    1883 nove. 16 FR     Attentat contre Jules FERRY  
    1883 déc. FR Lyon   Procès de CYVOGT  
    1884 fév.3 ALL Francfort REINSDORF & MANHEIM Dynamite contre bâtiment de police  
    1884 févr. FR Marseille Louis chaves Jardinier tire sur supérieure de couvent Une morte.
    1885 fév.1 ALL Francfort   Chef de la police RUMPF poignardé  
    1886 fév.14. FR Decazeville   Meurtre de WATRIN  
    1886 mars 05 FR Paris Charles GALLO Attentat manqué à la Bourse 20 ans travaux forcés.
    1886 mai 04 ÉU Chicago   Explosion de Haymarket attribuée aux anarchistes Arrestations.

    Exécutions des responsables anarchistes Albert PARSONS, August SPIES, Adolph FISCHER, George ENGEL et Louis LINGG (suicide). Samuel FIELDEN et Michael SCHWAB condamnés à vie.

    ènaissance ensuite du 1er mai comme fête ouvrière

    1886 sept.23 FR Paris LUCAS Tir contre ROUILLON  
    1886 octo. 17 FR Paris DUVAL Clément Agent poignardé Blessé.
    1887 janv. 11 FR     Procès DUVAL Travaux forcés.
    1887 mars 01 RUS     Attentat manqué contre ALEXANDRE III 7 pendus.
    1887 juin 30 esp Madrid   Ley de Asociaciones Répression légalisée et généralisée.
    1887 nove. 11 ÉU Chicago   Pendaisons ENGEL, PARSONS, FISCHER, LINGG, SPIES 5 morts.
    1889 janv. 19 it Messina PETRINA Nicoló Bombe vers la résidence du Fascio de Messina, attribuée aux socialistes et anarchistes PETRINA inculpé avec 6 autres militants.

    Tribunal de Palerme du 13/10/1889 : PETRINA à 3 ans de prison, Bonaventura PIZZI à 1 an, et 2 autres à 6 mois.

    1891 janv. 18 FR Chambles RAVACHOL Assassinat de Jacques BRUNEL  
    1891 fév. 21 arg Buenos Aires   Bombes attribuées aux anarchistes État de siège et emprisonnements d’anarchistes souvent d’origine française
    1891 printemps FR Notre Dame de Grâce RAVACHOL Meurtre de l'ermite 1 mort
    1891 avril 29 it Palermo Paolo SCHICCHI Attentat : bombe devant une caserne de cavalerie èfuite en Suisse, France, Espagne…
    1891 mai 01 FR Clichy   Violences agents manifestants 3 anarchistes arrêtés 
    DECAMPS, DARDARE, LEVEILLE
    1891 mai 01 FR Fourmies   Violences agents manifestants 12 morts
    1891 mai esp Cádiz   3 bombes jetées dans la Alameda de Cádiz Nombreuses arrestations dont Fermín SALVOCHEA
    1891 juillet ru Walsall   6 anarchistes sont arrêtés pour détention d’explosifs BATTOLA, Victor CAILES et fred CHARLES prennent 10 ans de prison, et DEAKIN 5
    1891 août 28 FR Paris   Procès pour affaire de Clichy. Président BENOIT, procureur BULOT 5 ans DECAMPS 
    3 ans DARDARE
    1891 déc. 20 FR Paris   4 bombes devant chez juge BERTHELOT  
    1892 janv. 08 ESP Jerez   Émeutes et manifestations qui investissent unepartie de la ville 3 morts 
    4 garrottés
    1892 mar. 01 FR Paris   Explosion hôtel Sagan  
    1892 mars 11 FR Paris 136 bd St Germain RAVACHOL Explosion immeuble du conseiller BENOIT presque nuls
    1892 mars 15 FR Caserne Lobau   Explosion presque nuls
    1892 mars 27 FR Paris 39 rue de Clichy RAVACHOL Explosion immeuble de BULOT presque nuls
    1892 mars 30 FR Paris Café Véry 22 bd magenta RAVACHOL Arrestation de RAVACHOL  
    1892 avril 25 FR Paris Café Véry 22 bd Magenta Théodule MEUNIER Explosion 4 blessés,2 morts

    MEUNIER : procès juillet 1894 : Cayenne

    1892 avril 26 FR Paris   Procès de RAVACHOL et SIMON travaux forcés
    1892 juin 21 FR Montbrison   2° procès RAVACHOL Mort
    1892 juil. 11 FR Paris   RAVACHOL guillotiné 1 mort
    1892 sept. 24 ESP Barcelona PALLAS 2 bombes contre Maréchal M. CAMPOS 5 morts 
    PALLAS fusillé
    1892 juil. 23 ÉU Homestead BERKMAN Alexandre Attentat contre Henry CLAY FRICK de la Carnegie Steel Cy Blessé 
    22 ans prison
    1892 octobre 03 it Genova Paolo SCHICCHI Bombe devant le Consulat espagnol  
    1892 octobre 03 it Pisa Paolo SCHICCHI Résistance armée face à la police è Cour d’Assise de Viterbo en 1893 : 11 ans, 3 mois, 15 jours
    1892 nov. 08 FR Paris 11 Ae Opéra HENRY Émile Bombe siège des Mines de Carmaux. Explosion commissariat rue des Bons Enfants 5 morts
    1892 nove. 13 FR Paris LÉAUTHIER Léon Attentat contre ministre GEORGEVITCH Serbie Bagne de Guyane où LÉAUTHIER finit massacré en 1894
    1892 nove. 29 FR   MARPEAUX Agent de police tué  
    1892 déc. 28 FR Paris   Bombe caserne de la Préfecture  
    1892 it Genova Paolo SCHICCHI Attentat contre le Consulat espagnol Malgré la défense de Pietro GORI et de Luigi MOLINARI, 11 ans de prison auc Procès de Viterbo en 1893
    1893 janv. 20 IT Roma   Explosion au Palazzo Marsili  
    1893 juin 20 esp Madrid Francisco RUIZ Essai d’attentat dans la maison de CÁNOVAS DEL CASTILLO Mort du journaliste anarchiste RUIZ
    1893 sept. 24 ESP Barcelona Paulino PALLAS Attentat contre capitaine général de catalogne Martinez CAMPOS PALLAS sera fusillé
    1893 nov. 07-08 ESP Barcelona Santiago SALVADOR 2 bombes au Teatro Liceo 22 morts, 50 blessés 
    6 garrottés
    1893 nov. arg Buenos Aires   Tentatives de lancer des bombes Arrestations d’anarchistes et expulsions
    1893 nov.16 FR Marseille   Attentat chez Général VOULGRENANT  
    1893 déc. 09 FR Paris VAILLANT Auguste Explosion Chambre des Députés 20 blessés
    1893 déc. 11 FR     1° loi « scélérate » sur la presse  
    1893 déc. 18 FR     2° loi « scélérate » sur les associations  
    1894 janv. 10 FR Paris   Procès de VAILLANT Condamnation à mort.
    1894 févr. 04 FR Paris   VAILLANT guillotiné 1 mort
    1894 févr. 12 FR Paris Café Terminus Gare St Lazare HENRY Émile Explosion  
    HENRY arrêté
    17 blessés

    1 mort.

    1894 janvier 15 ru Greenwitch BOURDIN Martial Tentative d’explosion BOURDIN meurt dans l’explosion ; Joseph CONRAD en tire Secret Agent.
    1894 févr. 20 FR Paris rue St Jacques PAUWELS ? Explosion 3 blessés
    1894 févr. 20 FR Paris Fg St Martin PAUWELS ? Bombe désamorcée  
    1894 févr. 24 FR Paris   Procès de LEAUTHIER Travaux forcés à perpétuité.
    1894 fév. 28 FR Paris   Procès MARPEAUX Travaux forcés à perpétuité.
    1894 mars 08 IT Roma   Explosion Palazzo Montecitorio 2 morts 6 blessés.
    1894 mars 15 FR Paris PAUWELS Jean Explosion à l’Église de la Madeleine mort de PAUWELS.
    1894 avril 04 FR Paris   Explosion restaurant de FOYOT rue Vaugirard Blessés dont Laurent TAILHADE.
    1894 avr. 11 FR Argenteuil   Bombe chez juge de paix  
    1894 avril 26 FR Paris   Procès d'HENRY Condamné à mort.
    1894 mai 11 FR Paris   Bombe Avenue Kléber  
    1894 mai arg     Tentatives de lancer des bombes Arrestations et expulsions.
    1894 mai 21 FR     HENRY guillotiné 1 mort
    1894 mai 22 FR Paris   Bombe chez abbé GARNIER à l’Avenue Niel  
    1894 mai 31 IT Roma   Explosion de 2 bombes  
    1894 juin 16 IT Roma LEGA Paolo Coup de revolver sur CRISPI président du conseil Au procès de Rome en novembre 1895 : acquittements des anarchistes !
    1894 juin 24 FR Lyon CASERIO Sante Sadi CARNOT poignardé Mort du Président le 25 juin
    1894 juil. 01 IT Livorno LUCCHESI Oreste Mort de BANDI Giuseppe 1 mort
    1894 juil. 19 IT     3 lois scélérates  
    1894 juil. 10 esp Madrid   Ley anti-terroriste Peine de mort légalisée
    1894 juil. 27 FR Paris   3° loi scélérate : délit d' anarchisme  
    1894 août 02-03 FR Paris   Procès de CASERIO Condamné à mort.
    1894 août 06 FR Paris   Procès des Trente 1 condamné
    1894 août 15 FR     CASERIO guillotiné 1 mort
    1894 août 28 IT Livorno   Explosion aux bains Pancaldi  
    1895 mai 02/22 IT Firenze   Procès LUCCHESI 30 ans pour FRANCHI et LUCCHESI.
    1895 août 16 IT Ancona   Explosion au consulat Français Pour l’anniversaire de la décapitation de CASERIO.
    1895 nov. IT Roma   Procès des complices de LEGA Libérés
    1895 ? cub La Habana Anarchistes Attentat à la Capitanería General contre Valeriano WEYLER  
    1895-1896 ? cub La Habana Anarchistes Attentats divers contre ponts, conduite de gaz…  
    1896 juin 06 ESP Barcelona Tomas ASCHERI

    Anarchistes ?

    Bombe contre procession religieuse de Cambios Nuevos 11 morts 40 blessés 
    6 morts parmi les condamnés

    èProcès de Montjuic : 400 détenus, tortures

    1896 août 16 it Ancona Nuova Concordia Projet d’explosif pour l’anniversaire de la mort de CASERIO 35 membres du groupe libertaire Nuova Concordia sont arrêtés.
    1896 sept. 02 esp Madrid   Ley anti-anarchiste  
    1897 avril 01 fr Marseille Alexandre-Marius JACOB Vol célèbre au Mont de Piété de la rue Petit-Saint-Jean Reprise individuelle prestigieuse et non violent plus que terrorisme !
    1897 avril 27 IT proximité de Roma ACCIARITO Pietro Attentat contre UMBERTO I Échec
    1897 mai 28 IT Roma   Procès ACCIARITO Travaux forcés à vie : au secret à Ventotenne.
    1897 août 08 ESP Sant' Agueda ANGIOLILLO Michele Attentat contre CANOVAS del CASTILLO Mort du président du Conseil espagnol.
    1897 août 19 ESP     ANGIOLILLO garrotté 1 mort
    1897 sept. 04 esp Barcelona   Attentat contre le commandant Narciso PORTAS dans les ramblas  
    1898 jan. 19 FR Paris ETIEVANT C.F. Attaque d'agents Mort au bagne
    1898 sept. 10 CH Genève LUCCHENI Luigi Assassinat de ELISABETH de Bavière Mort de l'impératrice d''Autriche 
    LUCCHENI prison à vie.
    1898 nove. 24 IT Roma   Conférence internationale anti-anarchiste  
    1898 ? ESP   SEMPAU Tue le lieutenant de la Garde Civile Narciso PORTAS  
    1900 juil. 29 IT Monza BRESCI Gaetano Attentat contre UMBERTO I Mort du roi d'Italie
    1900 août 29 IT Milano   Procès BRESCI Bagne
    1901 sept. 06 ÉU Buffalo CZOLGOLSCZ Leon Attentat contre MAC KINLEY Mort du président le 14/09/1901 
    CZOLGOLSCZ tué le 29/10/1901 (chaise)
    1901 oct. 1 FR Paris JACOB Alex Cambriolage rue Quincampoix  
    1902 avril 15 RUS   BALMACHEV 
    (S.R.)
    Attentat contre SPYAGINE Mort du ministre de l'intérieur. 
    Pendaison 16/05/1902
    1902 nov. 15 bel Bruxelles Gennaro RUBINO Attentat manqué contre le cortège royal par cet italien ancien indicateur de police !  
    1903 avril TURQ Salonique groupe des Bateliers, avec POPJORDANOV Dizaine d'attentats Tous morts sauf CHATEV Pavel
    1903 août esp Sevilla Anarchiste F.GONZÁLEZ Blesse un agent d’un coup de couteau  
    1903 RUS   SASONOV  
    (S.R.)
    Attentat contre PLEHVE ministre de l'intérieur mort du ministre 
    Travaux forcés perp.
    1904 janvier 17 ita Milano Giovanni MANFREDI Attentat contre un sous-lieutenant (Cesare SIVELLI) à la Piaza Scala. Lien avec la campagne antimilitariste largement animée par les anarchistes.

    MANFREDI prend 7 ans et demi

    1904 ESP   Joaquin Miguel ARTAL Attentat échoué contre président du conseil MAURA  
    1904 ou 1905 rus Bialystok Nosel FABER Coup de poignard contre l’entrepreneur Abraham KOGAN KOGAN blessé.
    1905 janv. ? RUS Bialystok ? Nosel FABER Explosion dans un poste de police Blessés 
    FABER tué
    1905 févr. 04 RUS Moscou KALIEV (S.R.) Attentat Grand Duc SERGE mort du Grand Duc 
    Pendaison 09/05/1905
    1905 mai 31 FR Paris Rue de Rohan   Bombe contre ALPHONSE XIII et LOUBET  
    1905 juil. 21 TURQ   JOORIS Edouard Attentat contre le sultan Gracié
    1905 fin ? RUS Varsovie   Bombe Hôtel Bristol  
    1905 fin ? RUS Odessa   Bombe dans un café  
    1905 ESP Barcelona   Bombes Rambla de las Flores  
    1906 mai ESP Barcelona Matteo MORAL Explosion contre ALPHONSE XIII 26 tués 107 blessés
    1906 rus Ekaterinoslav Serge BORISSOV 70 attentats anarchistes, notamment par le Groupe International de Combat de Serge BORISSOV. BORISSOV et 4 autres anarchistes sont exécutés le 14/01/1909
    1907 janv. 13 RUS St Petersbourg S.R. Tirs sur VON DER LAUNITZ préfet police  
    1908 esp Barcelona RULL Joan, anarchiste mais en fait lié à la police Bombe dans la  calle Peu de la Creu. Autres explosions dans la Boqueria. 5 bombes sont attribuées à RULL. Mort d’une femme.

    Exécution de RULL.

    1909 nov. 14 ARG Buenos Aires Simon RADOWITSKY Chef de police Ramón FALCON assassiné Bagne d’Ushuaia jusqu’en 1930, où il est gracié sous pression de l’opinion publique
    1909 ARG Rosario Amado LLUÁN Tentative d’attentat contre le consul espagnol 5 ans de prison
    1910 juillet esp Gijón Marcelino SUÁREZ Domingo ORUETA DUARTE, président de la Patronal, est blessé SUÁREZ récolte seulement 3 ans qu’il ne terminera pas (manque de preuve ?)
    1910 23 août esp Gijón Anarchiste ? Celistino LANTERO porte parole de la Patronal tué Ni preuve, ni peine
    1910 26 août esp Gijón Anarchiste ? Tentative de poignarder le porte parole de la Patronal, Felipe MENÉNDEZ Ni preuve, ni peine
    1911 mars 7-8 Bel Charleroi CAROUY, GARNIER Tir sur un agent de police qui est blessé  
    1911 sept. 14 RUS   Dmitri BOGROV tir sur STOLYPINE Mort du 1° ministre 
    Pendaison
    1911 octo. 30 IT Bologna MASETTI Augusto Tir contre le colonel STROPPA Blessé. MASETTI  mis en asile !
    1911 déc. FR Paris Rue Ordener Bande à BONNOT Premier hold-up en automobile ? un employé blessé

    Actions armées jusqu' en avril 1912

     
    1912 janvier 2 fr Thiais Bande à BONNOT Double assassinat  
    1912 janv. 10 fr Paris, rue Charras Bande à BONNOT Vol d’armes dans une armurerie  
    1912 janv. 17-18 fr Romainville Bande à BONNOT Vol dans l’usine Firmonge  
    1912 janv. 31 Bel Gand Bande à BONNOT Assassinat d’un chauffeur  
    1912 janv. 31 fr Paris Bande à BONNOT Rue Fessart Rafle à la réunion de L’Anarchie et emprisonnement de Victor KILBATCHICHE et Rirette MAÎTREJEAN
    1912 fév.27 fr St Mandé

    Paris, Rue du Havre

    Bande à BONNOT Vol de la voiture d’un industriel BUISSON

    Assassinat d’un agent de police GARNIER

    Arrestation d’Eugène DIEUDONNÉ
    1912 mars 14 IT Roma D'ALBA Antonio Double tir contre Vittorio Emmanuele III Échec 
    D'ALBA au pénitencier de Ventotenne, puis Monte Mario en 1923 vers Rome
    1912 mars 25 fr Nationale 5

    Chantilly

    Bande à BONNOT Prise de voiture ; un mort un blessé.

    Attaque de la Société Générale

     
    1912 mars 26 fr Berck Bande à BONNOT   Arrestation de SOUDY
    1912 avril 4 fr   Bande à BONNOT   Arrestation de CAROUY
    1912 avril 7 fr Paris Bande à BONNOT   Arrestation de Raymond CALLEMIN
    1912 avril 23 fr   Bande à BONNOT  
    BONNOT résiste, tue et blesse des policiers
    Arrestations de MONNIER, CARDI, GAUZY
    1912 avril 25 fr   Bande à BONNOT   Arrestation temporaire de André LORULOT
    1912 avril 28 FR   Bande à BONNOT Fin de BONNOT face à environ 500 hommes d’armes ! Morts de DUBOIS et de BONNOT
    1912 mai 10 fr Lyon Tribunal Bande à BONNOT Procès des complices lyonnais PETIDEMMANGE et THOLLON : 1 an

    Louise THOLLON : 4 ans ; meurt en prison

    1912 mai 14-15 fr Nogent Bande à BONNOT Des centaines de soldats et policiers, des milliers de curieux… Nombreux blessés. Morts de Octave GARNIER, René VALET
    1912 mai fin ? fr Nancy Bande à BONNOT Charles BILL tire sur un délateur qui a fait emprisonner le tolstoïen REINERT Mort du délateur BLANCHET

    BILL s’échappe et n’est jamais repris

    1912 ESP Madrid Miguel PARDIÑAS Tue le Premier ministre CANALEJAS suicide de Miguel PARDIÑAS
    1913 févr. 03 FR Paris   Procès de la bande à BONNOT 20 accusés ; trois semaines de procès 

    Mais rapide suicide de CAROUY

    - 4 acquittés dont Rirette MAÎTREJEAN

    - moins de 2 ans : RIMBAULT, REINERT, JOURDAN, GAUZY

    - 4 à 6 ans : BELONNIE, DETTWEILER, CROZAT, POYER, KILBATCHICHE (5), BÉNARD

    - 10 ans : DE BOE

    - Travaux forcés à perpétuité : CAROUY, METGE (s’évade en 1931)

    - 4 condamnés à  mort CALLEMIN SOUDY MONNIER

    1913 avril 21 fr Paris Bande à BONNOT   3 exécutions ; DIEUDONNÉ gracié mais au bagne à perpétuité (évasion vers 1927, puis réintégré).
    1913 avril ? ESP Madrid José Sancho ALEGRE Attentat contre ALPHONS XIII Perpétuité pour ALEGRE.
    1913 cuba La Habana surtout Anarchistes Plusieurs attentats  
    1914 déc. 14 CHILI   Antonio ROMAN ROMAN Attentat contre SILVA RENARD auteur du massacre d’Iquique de 1907  
    1916 juin 22 éu San Francisco Warren BILLINGS Bombe lors de la Preparedness Parade, attribuée à tort aux anarchistes et aux wooblies L’ami de BERKMAN, Tom MOONEY (IWW) et Warren BILLINGS (SPA) sont condamnés à vie. Ils ne seront libérés qu’en 1938 !
    1916 déc. 17 ÉU     Bombe commissariat de Battery Street  
    1918 juin ÉU     Bombes dans une dizaine de villes  
    1918 rus     Assassinat du chef bolchevik de Petrograd VOLODARSKI  
    1918 rus     Assassinat du responsable de la Tchéka OURITSKI  
    1918 ch Zurich   Affaire de la « bombe de Zurich » Inculpation de Ugo FEDELI.
    1918-1919 cuba   Anarchistes Plusieurs attentats accompagnent le vaste mouvement social des années 1918-19 (4 grèves générales). Arrestations et dures condamnations des anarchistes Marcelino SALINAS, Alfredo LÓPEZ, Alejandro BARREIRÓ et Pablo GUERRA.
    1919 février 02 Fr Paris Louis-Émile COTTIN Blesse CLÉMENCEAU Condamné à mort, puis à 10 ans de réclusion. Libéré le 21/08/1924. COTTIN, fidèle aux idées libertaires, meurt en Espagne sur le front d’Aragon le 08/10/1936.
    1919 février 05 esp Séville   Explosif contre la maison de l’entrepreneur Juan MIRÓ  
    1919 février 21 éu Philadelphie Groupa Pro Prensa Tentative supposée d’attentat contre le président WILSON Arrestation de 2 membres du cercle anarchiste espagnol de Philadelphie.
    1919 avril 04 esp Séville   Explosif devant la cathédrale Plusieurs blessés.
    1919 avril 28 éu Seattle ? Bombe au domicile du maire de la ville Ole HANSEN hostile aux « rouges »  
    1919 avril 29 éu Atlanta ? Paquet piégé au domicile du sénateur HARDWICK jugé comme hostile à l’immigration Femme de chambre blessée.
    1919 avril, mai… éu     À l’exemple de celui d’Atlanta, 35 colis piégés sont envoyés à diverses personnalités dont l’avocat général PALMER et le président de la Cour Suprême Oliver WENDELL HOLMES  
    1919 juin 02 éu 8 villes

    àdont Washington 

    àdont New York 

    àdont Philadelphie 

    àdont Boston

    « Les combattants anarchistes » ?

    IWW ?

    Groupe de GALLEANI ?

    Bombes sans doute pour dénoncer la déportation de Luigi GALLEANI à la mi mai, et pour dénoncer les poursuites contre Carlo TRESCA menées par  l’inspecteur en chef W. SIBRAY  
    àDestruction de la maison de l’avocat général PALMER à Washington.

    àmort d’un veilleur de nuit devant la maison du juge Charles NOTT

    àbombe dans l’église Notre Dame de la Victoire

    àdestruction de la maison du juge anti-manifestant HAYDEN et celle  du député Leland POWERS (projet loi anti-anarchie)

    èfin 1919 et début 1920 : raids policiers dits « raids PALMER », arrestations massives, déportations… L’anarchiste Andrea SALSEDO se suicide (?) en se jetant par la fenêtre à Manhattan

    1919 mai 19 ARG Buenos Aires Andres BABY, Boris WLADIMIROVITCH... Attaque agence Perazzon ; un policier tué Perpétuité à Ushuaia.
    1919 juillet 29 it Milano FILIPPI Bruno ? Bombe au Palais du Tribunal  
    1919 août 29 it Milano FILIPPI Bruno ? « Vitriolisation » de l’industriel BREDA, puis bombe sur sa maison  
    1919 août 31 it Milano FILIPPI Bruno ? Bombe devant la maison du marquis-sénateur Ettore PONTI  
    1919 sept. 07 IT Milano FILIPPI Bruno Explosion au Circolo dei Nobili ou au Caffè BIFFI FILIPPI (19 ans) meurt dans l'explosion.

    èforte répression anti-anarchiste à Milan et à Mantoue (G. MARIANI).

    èprocès de Milan 1920 : Guido VILLA 10 ans, Aldo PEREGO 20 ans…

    1919 sept. 15 ESP Barcelone   Chef de la police Manuel BRAVO tué par balles  
    1919 sept. 17 ESP Barcelone   Agent de police Eduardo FERRER assassiné  
    1919 sept. 25 RUS Moscou KOVALEVITCH SOVALEV Attentat anarchiste du Comité Insurrectionnel Panrusse des Partisans, contre le siège du PC : 12 morts et 58 blessés. Les deux terroristes se suicident pour échapper à la répression.
    1919 déc. 24 éu Bridgewater ? Hold-up attribué plus tard à SACCO & VANZETTI Début de l’affaire SACCO & VANZETTI.
    1919 déc. 26 esp Séville APARICI José

    ADAME M.

    SANABRIA L.

    Tirs au pistolet sur l’entrepreneur Amadeo SATURNINO APOARICI blessé, fuite de SANABRIA au Portugal.
    1920 jan ? ESP Barcelone   Attentat contre le Président de la Fédération des Employeurs de Barcelone  
    1920 jan ? esp Séville   Tirs sur l’architecte Aníbal GONZÁLEZ Forte répression anti-syndicaliste.
    1920 avril 15 éu South Baintree ? Hold-up et meurtres faussement et volontairement attribué aux anarchistes : plus que d’une erreur judiciaire, il s’agit d’une vraie action anti-anarchiste réfléchie. àarrestations de SACCO & VANZETTI le 05/05/1920 : début d’une erreur judiciaire aux dépens des anarchistes italiens qui seront électrocutés en 1927, et réhabilités en 1977 !
    1920 mai 01 it     Bombes contre deux camions de gardes royales  
    1920 juin 26 it Piombino   Explosion d’une mitrailleuse des carabiniers Nombreux militaires blessés
    1920 juin 30 it Milano   Bombe au Palace Hotel  
    1920 juillet esp Séville   Tirs contre des jaunes  
    1920 août 07 it Milano G. MARIANI ? Bombe au restaurant COVA  
    1920 août 09 it Milano AGUGGINI ? Bombe place du St Sepulcre  
    1920 août esp Séville   2 attentats contre des jaunes 1 mort – 1 blessé
    1920 août esp Séville   Explosif contre une coopérative de tonneliers jugée « anti-syndicale »  
    1920 août ? ESP Barcelone ou Séville?   Assassinat du Comte de SALVATIERRA gouverneur civil de Catalogne Rafles anti-syndicalistes, environ 50 arrestations à Séville en septembre 1920.
    1920 sept. 16 éu New York ? Bombe à New York  
    1920 septembre esp Séville   Explosif au siège de la Compagnie de Transports Arrestations et fermetures de locaux ouvriers
    1920 ita Imola Résistants anarchistes Attentat contre le fasciste Dino GRANDI.  
    1920 octobre 14 it Milano Groupe de MARIANI 2 bombes place Cavour 100 arrestations, perquisitions…
    1920 oct. ESP Barcelone   Assassinat du patron E. TARRIDA  
    1920 oct./nov. ESP Barcelone   Assassinat de Jaime PUJAL, Président de l’Association des Entrepreneurs des Compagnies Électriques  
    1920 nov. 14 esp Séville   Explosion : mort de M. BOMBAR anti-gréviste  
    1920 nov. 21 esp Séville   Explosif contre 2 magasins d’huile  
    1920 nov. 30 esp Séville   Échec assassinat contre le commissaire de police J.F. COLL  
    1920 déc. 03 esp Séville   Explosif au domicile de IBARRA  1 mort – 2 blessés
    1920 déc. 05 esp Séville   Explosif devant le palais de l’archevêché  
    1920 déc. 11 esp Séville   Explosif contre le magasin central de La Catalana (gaz)  
    1920 déc. 25 esp Séville   Explosif contre le magasin central de La Maria (textile)  
    1920 déc. 30 esp Séville   Explosifs aux domiciles des entrepreneurs LISSEN et BAREA  
    1920 cuba La Habana Anarchistes Bombes dont une au Théâtre National  
    1921 janvier 1 esp Gijón   Agression contre l’industriel BELIO 11 grévistes arrêtés
    1921 janvier 10 esp Séville   Assassinat de l’entrepreneur Barris DALMAU Forte répression à Séville pendant près de 6 mois : plus de 400 arrestations ; fermeture des locaux syndicalistes…
    1921 février 27 it Firenze ? Bombe contre une manifestation d’étudiants de droite attribuée aux anarchistes Dure répression et insurrection le 28/02/1921.

    Procès contre 22 anarchistes en juin 1922

    4 anarchistes condamnés le 23/10/1922

    1921 mars 9 ESP Madrid 3 anarchistes Tuent le 1° Ministre Eduardo DATO  
    1921 mars 21 it Milano AGUGINI et BOLDRINI Explosion d’un pylône électrique à la dynamite  
    1921 mars 23 IT Milano AGUGINI, MARIANI et BOLDRINI Explosion au théâtre Diana Environ 20 morts et 50 blessés.

    èforte répression, 400 arrestations

    èvague de violences fascistes sur Unmanità nova et Avanti !

    èprocès en mai 1922 pour 20 inculpés : 7 récoltent plus de 15 ans, dont deux à perpétuité (MARIANI & BOLDRINI)

    1921 mai 02 ARG Buenos Aires   Attaque de douane 11 arrestations dont 9 ouvriers
    1921 juin 25 it Toscane Banda dello Zoppo Assassinat de l’ingénieur Mario FILIPPI Arrestations et lourdes condamnations d’anarchistes, notamment dans la famille SCARSELLI du Valdelsa
    1921 juillet 21 it Imola Vincenzo ZANELLI En résistant il  tue un fasciste.  
    1922 novembre esp Séville   Tirs contre des « jaunes » Arrestation du président anarcho-syndicaliste du syndicat des boulangers, P. ROMERO LLORENTE
    1922 fin année esp Séville   Vol à main armée Arrestation des anarchistes G. GONZÁLEZ CÉSPEDES, F. VAQUERO ÁLVAREZ et J. REANA
    1923 mai 09 ARG Buenos Aires Eduardo VAZQUEZ AGUIRRE Responsable du métro blessé 14 mois de prison
    1922 fr Paris-Marseille   Attaque et vol du train Paris-Marseille Le fils de l’anarchiste Mécislas GOLBERG, Mécislas CHARRIER est guillotiné le 02/08/1922
    1923 mai 17 ESP   Los Solidarios Exécution de l’ex-gouverneur de Vizcaya Fernando GONZÁLEZ REGUEREL  
    1923 juin 23 ARG Buenos Aires Kurt Gustav WILCKENS Assassinat du « fusilleur » de Patagonie, le lieutenant colonel VARELA Bagne et asile à perpétuité, puis assassiné par un membre de la Ligue patriotique (Pérez MILLAN) 17/06/1923
    1923 juin ? ARG vers Rio Negro   Attaque diligence des postes 5 anarchistes condamnés
    1923 juin ESP Saragosse Los Solidarios DURRUTI ou Francesco ASCASO ? Assassinat de Juan SOLDEVILLA archevêque de Zaragoza, et de Rafael TORRET ESCARTÍN  
    1923 juillet 13 ESP Barcelone ? Antonio PLA et Cesáro CERVERA, deux jeunes cénétistes ? Assassinat de 2 dirigeants du Syndicat « patronal » de la Banque et de la Bourse, Baltasar DOMÍNGUEZ et Francisco CERVERA PADRÓS plusieurs années de prison pour les deux anarchistes soupçonnés, libérés en 1926 et 1927
    1923 août 16 esp Séville Leaders CNT M. ROLDÁN, S. BARNETO, M ADAME Attaque à main armée Les 3 responsables sont arrêtés ainsi que de nombreux membres du CN-CNT de Séville
    1923 sept. 01 ESP Gijón Los Solidarios DURRUTI ? Expropriation de 600 000 pesetas dans la Banque de Gijón Eusebio BRAU meurt pendant l’opération
    1923 sept. 03 fra Paris Mario CASTAGNA Tue le fasciste Gino JERI. Récolte 8 ans.
    1923 nov. 24 éu New York Anarchistes Bombe qui détruit le consulat italien  
    1923 fra   Germaine BERTON La jeune anarchiste tue un des responsables de l’Action Française, Maurice PLATEAU L’acte de la jeune anarchiste sera loué par les surréalistes
    1924 janvier 11 fra Paris   Les anarchistes perturbent la réunion de la CGTU ; le service d’ordre pro-communiste ouvre le feu. 2 anarchistes meurent peu après Nicolas CLOS et Adrien PONCET ; Jules BOUDOUX (SELLENET) est durement blessé par balle.
    1924 févr. 20 FR Paris BONOMINI Ernesto Tirs contre le secrétaire du Fascio parisien Mort de Nicolà BONSERVIZI ; Ernesto condamné à 8 ans.
    1924 mai ESP Barcelone   Assassinat du sbire barcelonais Rogelio PÉREZ CICARIO  
    1924 été FRA Paris Los Solidarios Tentative de séquestration du roi d’Espagne ALPHONSE XIII procès contre DURRUTI et ses amis
    1924 sept. 01 JAP Tokyo ? Kyotaro WADA Tentative assassinat du général FUKUDA 20 ANS puis suicide en 1928
    1924 octo. 24 FR Paris   Procès de BONOMINI 8 ans
    1924 nov. 6 ESP Barcelone   Attaque anarchiste de la caserne Atarazanas exécutions des anarchistes Juan MONTIJO ARANZA et de José LLACER BERTRÁN
    1924 nov. ESP Vera de Bidassoa Guérilleros anarchistes

    DURRUTI

    Attaque du village de Vera exécutions de Juan SANTILLÁN et Enrique GIL, mort en prison de Pablo MARTÍN
    1925 juil. 11 CHI Santiago DURRUTI JOVER ASCASO Attaque de la banque du Chili  
    1925 juil. CHI Mataderos ? DURRUTI JOVER ASCASO Attaque de la banque  
    1925 oct. 18 ARG Buenos Aires DURRUTI JOVER ASCASO Attaque agence tramway Las Heras  
    1925 nov. 17 ARG Buenos Aires DURRUTI JOVER ASCASO Attaque station métro Primera Junta 1 policier tué
    1925 nove. 09 ARG Buenos Aires LUCICH & Boris WLADIMIROVITCH Assassinat de Perez MILLAN assassin de WILCKENS Boris W. meurt également peu après dans son asile
    1926 jan. 19 ARG San Martin DURRUTI JOVER ASCASO Attaque de la banque 1 employé tué
    1926 avril 07 ita Roma Violete GIBSON Une noble irlandaise tente une action contre le leader fasciste. MUSSOLINI blessé au nez
    1926 mai 25 fr Paris SCHWARZBARD Samuel Assassinat du leader nationaliste ukrainien Simon PETLIURA.  
    1926 juin 02 éu ?   Bombe dans la maison de Samuel JOHNSON, sans doute en  lien avec l’Affaire SACCO& VANZETTI  
    1926 sept. 11 IT Roma LUCETTI Gino Bombe contre MUSSOLINI Échec ; bagne de Ventotenne : 30 ans.
    1926 oct. 31 IT Bologna ZAMBONI Anteo Attentat contre MUSSOLINI ZAMBONI lynché
    1926 éu New York Vicenzo CAPUANA Bombe contre le Corriere d’America de Luigi BARZINI 5 ans de bagne à Sing Sing.
    1926 JAP   MIYAZAKI Akira Incendie de la villa HITACHI 5 ans de prison pour l’écrivain anarchiste.
    1927 juin 08/10 IT Roma   Procès contre LUCETTI 
    contre SORIO Leandro 
    et VATTERONI Stefano
    30 ans 
    20 ans 
    19 1/2 ans
    1927 août 05 éu New York

    Philadelphie

    Baltimore

      Bombes liées à l’Affaire SACCO & VANZETTI, condamnés le 08/04/1927 et exécutés le 23/08/1927  
    1927  août 15 éu     La maison du juré McHARDY de l’Affaire SACCO & VANZETTI dynamitée  
    1927 août ARG Buenos Aires DI GIOVANNI Bombes agence Ford et monument Washington  
    1927 sept. fra Paris DI MODUGNO Attentat contre le comte NARDINI consul fasciste à Paris  
    1927 oct.01 ARG Buenos Aires bande ROSCIGNA Vol à l’hôpital Rawson 1 agent tué
    1927 nov. ARG Buenos Aires DI GIOVANNI Bombe  établissements GUREVICH  
    1927 déc. 25 ARG Buenos Aires DI GIOVANNI Explosion National City Bank 2 morts, 3 blessés
    1928 avril 12 IT Milano   Bombes Piazza Cesare  
    1928 mai 03 ARG Buenos Aires DI GIOVANNI Explosion Consulat Italien 9 morts, 34 blessés
    1928 sept. 05/07 IT Bologna   Procès père ZAMBONI 30 ans
    1928 novembre fr   Angelo BARTOLOMEI Tue le vice-consul fasciste Cesare CAVARADOSSI Angelo arrêté en Belgique en janvier 1929
    1928 URU Montevideo ? bande CAPDEVILLA attaque Agence Messina 3 morts, 3 blessés
    1928 IT Varese Eugenio MACCHI Exécution d’un garde fiscal  
    1929 fév. ARG Buenos Aires ? bande ROSCIGNA attaque établissements KLOECKNER  
    1929 août 23 fr St Raphael   Attentat contre le consul fasciste DI MAURO.  
    1929 septembre all Saarbrucken Enrico MANZUOLI L’exilé anarchiste italien tue un fasciste lors d’un combat de rue. Au procès de Saarbrucken du 03/07/1930 il récolte 6 ans de prison.
    1929 octobre 25 ARG   DI GIOVANNI ? Emilio Lopez ARANGO anarchiste de la Protesta est assassiné parun anarchiste illégaliste  
    1929 oct. 28 ARG Buenos Aires Juan MORAN Exécution d’un mercenaire du patronat 1 mort, 1 blessé grave
    1930 janvier fra Nice Vittorio DIANA L’anarchiste italien tue un fasciste.  
    1930 mai lux Luxembourg Gino D’ASCANIO Tir sur un employé du consulat italien.  
    1930 oct. 07 it Villasanta - Milano Giovanni COVOLCOLI Tirs contre les bâtiments de Villasanta.  
    1930 oct. ARG Buenos Aires ? DI GIOVANNI et ROSCIGNA Attaque convoyeur de Palermo  
    1931 février 01 ARG   DI GIOVANNI   Fusillé
    1931 février 02 ARG   Paulino SCARFÓ   Fusillé
    1931 mars URU Montevideo Gino GATTI & ROSCIGNA Évasion spectaculaire de la prison Punta Carrenas  
    1931 avril it La Spezia Doro RASPOLINI Tirs contre l’industriel fasciste De BIASI L’anarchiste meurt en prison à Sarzana suite aux coups et à la torture.
    1931 mai 02 ARG   Tamayo GAVILAN Silvio ASTOLFI... Attaque convoyeur plusieurs policiers tués
    1931 mai 29 IT Forte Braschi SCHIRRU Michele Fusillé pour projet d'attentat contre MUSSOLINI 1 mort
    1931 mai it Arezzo Tranquillo PUSTERIA L’anarchiste est arrêté pour tentatives présumées d’attentats.  
    1931 juin 12 ARG Buenos Aires

    Avellaneda

    Juan Antonio MORÁN Exécution du major ROSASCO MORÁN est aidé par les frères PRINA.
    1932 juin 04 it Roma SBARDELLOTTO Angelo Pellegrino Attentat manqué Arrestation .
    1932 juin 17 IT Forte Braschi SBARDELLOTTO Angelo Fusillé pour projet d'attentat contre MUSSOLINI 1 mort.
    1932 sept. 27 éu     Bombe devant la maison de THAYER juge suprême dans l’Affaire SACCO & VANZETTI  
    1933 février 27 all Berlin Marinus VAN DER LUBBE Incendie du Reichstag Procès gagné pour ce communiste de conseil.
    1933 été it Livorno Anarchistes et communistes Bombes sur les sièges de la Milice et du Fascio  
    1933 oct. 07 ARG Buenos Aires ?   Mutinerie prison Caseros 3 matons tués.
    1934 avril 14 esp Barcelone ALPINI Bruno Cet anarchiste italien est un ami de DURRUTI et un expropriateur. Il est assassiné par la police une dizaine d’heures après son arrestation.
    1934 avril esp Barcelone El Cèntim Cet ouvrier cénétiste, pour venger la mort d’ALPINI, tire sur le Comisario General de Orden Público. Il est tué par les gardes.
    1935 esp Gava Francisco SABATÉ Expropriation de la Banque de Gava Fonds pour le Comité Propresos (pour les prisonniers).
    1936 mars ESP     Assassinat du député de droite Alfredo MARTÍNEZ  
    1936 avril 28 esp Barcelona ? Justo BUENO PÉREZ Exécutions des frères BADIA, partisans d’Estat Català.  
    1939 sept. 08 esp Barcelone Anarchistes Attaque d’une maison de Horta Plusieurs détentions

    dont 5 exécutions le 12/09/1939.

    1940 mai esp Huesca Groupe PONZÁN Attaques contre la Garde Civile PONZÁN blessé.
    1940 été esp Route d’Extremadura CNT Attentat contre véhicules franquistes Le chef de service de FRANCO est tué.
    1940 fin esp   Celedonio PÉREZ Embuscade contre la voiture de FRANCO dans la rue d’El Pardo  
    1945 avril 24 ita Nervi Formations partisanes anarchistes Expropriations et redistributions aux habitants  
    1945 août 06 esp Barcelone Guérilleros 6 anarchistes attaquent la succursale de la Banco de Vizcaya = premier acte réellement anarchiste de la guérilla anti-franquiste ?
    1946 nov. 29 esp   Guérilleros Bombes dans les locaux de Solidaridad Nacional et de La Prensa  
    1947 mai 03 esp Almadén Guérilleros Attaque contre la Garde Civile vers Almadén  
    1947 juillet esp   MLR de FACERIAS Assassinat de Eliseo MELIS ancien cénétiste devenu espion. Mort de José PAREJA.
    1948 avril 30 esp Barcelone Groupe de José Luis FACERIAS Attaque contre la Banco de Vizcaya dans la rue Rocafort  
    1948 mai 07 Fr Lyon Groupe de SABATÉ Attaque contre une entreprise lyonnaise En juin 1949 Francisco SABATÉ sera arrêté en France et condamné à 1 an de prison.
    1948 été esp Barcelone (région) Groupe de José Luis FACERIAS 2 hold-up et un vol dans une usine  
    1948 été esp Barcelone (région) Groupe de Ramón VILA CARAQUEMADA Attaque à main armée menée par Ramón VILA CAPDEVILA dit CARAQUEMADA.  
    1948 sept. esp San Sebastián MLE-CNT Premier projet d’attentat contre FRANCO lors des régates de San Sebastián. Échec  
    1948 oct. esp Berga Groupe de Marcelino MASSANA Vol dans une usine de tissus à la gare de Berga  
    1948 oct. esp Carburos de Berga Groupe de Ramón VILA CARAQUEMADA Explosion des lignes électriques  
    1948 nov. esp Barcelone (région) Groupe de Marcelino MASSANA Explosion contre ligne HT Figols-VicH  
    1948 déc. 21 esp Barcelone Groupe de José Luis FACERIAS Attaque contre la Banco Hispano Colonial  
    1949 jan. esp Serch Groupe de Marcelino MASSANA Assassinat du maire de Serch.  
    1949 jan. 17 esp Carburos de Berga Groupe de Ramón VILA CARAQUEMADA Nouvelle explosion contre les lignes électriques  
    1949 jan. 29 esp   Groupe de Marcelino MASSANA Attaque contre l’usine textile José SANGLOS.  
    1949 mars 02 esp Barcelone Groupe de SABATÉ

    Groupe de Los Maños

    Exécution de deux fascistes : Juan Manuel PIÑOL sec. du Front des Jeunesses et le responsable des sports José TELLA Mais le commissaire Eduardo QUINTELA, qui était visé, s’en sort.
    1949 mai 15 esp   Groupe de José Luis FACERIAS Bombes aux consulats du Pérou et d’Argentine et Bolivie. Celle au consulat du Brésil n’explose pas Remarque : ces pays soutiennent l’Espagne à l’ONU.
    1949 juin 01 esp Barcelone   Bombe Plaza de Cataluña  
    1949 juin 03 esp Barcelone Pedro ADROVER Bombe dans la cathédrale Francisco DENIS pris se suicide.
    1949 juin 11 esp Pyrénées Antonio RIBERA Combat contre Garde civile Mort de Antonio RIBERA.
    1949 juin 25 esp Barcelone ? Groupe de Marcelino MASSANA Attaque contre « Can Flaquer »  
    1949 juin esp   Groupe de Marcelino MASSANA Séquestration du patron Pedro FONTFREDA  
    1949 juil. 02 esp Barcelone   Attaque contre une entreprise Calle Pedro IV  
    1949 juil. 18 esp Barcelone   Plusieurs bombes en divers endroits  
    1949 août 05 esp     Attaque contre l’entreprise « El Pedralbes »  
    1949 août 11 esp     Attaque contre l’hôtel Augusta  
    1949 août 19 esp     Attaque contre la « Casa Eucort »  
    1949 août 26 esp Frontière française Groupe de José Luis FACERIAS Combats contre la Garde Civile Morts de Celedonio GARCÍA et Enrique MARTÍNEZ.
    1949 oct. 14 esp Barcelone   Attaque contre la Banco de Vizcaya de la rue Rocafort Mort de Luciano ALPUENTE « Madruga »
    1949 oct. 15 esp Barcelone Groupe de Marcelino MASSANA Attaque contre la « Casa Alpear »  
    1949 esp Catalogne Groupes de Marcelino MASSANA et de SABATÉ Attaques contre chemins de fer, bijouterie, transports de fonds… 29 libertaires tués (dont José et Manuel SABATÉ), 11 blessés et 57 arrestations de 1947 à 1950.
    1949 nove. 08 IT Genova DE LUCCHI Eugenio

    BUSICO

    MANCUSO Gaspare

    Explosion au Consulat espagnol et incendie de documents et symboles franquistes  
    1950 jan. 09 esp San Vicente de Castellet   Explosion de lignes électriques  
    1950 nove. 13/15 IT Genova   Procès pour affaire du consulat Libérations. Succès anarchiste
    1951 janv. 18 fr Lyon Groupe de SABATÉ ? Attaque contre un fourgon postal Arrestation de Quico SABATÉ à Dijon et de Marcelino MASSANA à Toulouse en février 51. SABATÉ libéré en novembre 1952.
    1952 sept. 03 esp Palencia   Séquestration du Gouverneur civil de Madrid  
    1955 mai 03 esp Barcelone Groupe de SABATÉ  Attaque contre un magasin de tissus  
    1955 mai 06 esp Barcelone Groupe de SABATÉ  Attaque contre la Banco de Vizcaya de la calle Mallorca  
    1956 mars 21 esp Barcelone  Groupe de SABATÉ et FACERIAS SABATÉ tue José Félix LÁZARO Mort d’un inspecteur de police.
    1956 mars 25 esp Barcelone  Groupe de SABATÉ et FACERIAS Attaque de la Banco Central de la calle Fusina  
    1956 déc. 22 esp Barcelone Groupe de SABATÉ et FACERIAS Vol dans l’entreprise Cubiertas y Tejados de la calle Lincoln  
    1957 août 30 esp Barcelone José Luis FACERIAS Embuscade et combat Mort de FACERIAS à 37ans
    1957 esp Barcelona Goliardo FIASCHI Projet d’attentat contre FRANCO Prison espagnole de 1957 à 1965, puis italienne de 1965 à 1974.
    1960 début mex México Jeunes anarchistes

    Octavio ALBEROLA ?

    Début d’incendie de la représentation « officieuse » du franquisme au Mexique  
    1960 déc. 30 esp   Groupe de SABATÉ Combats en passant la frontière Morts de la plupart des anarchistes dont Francisco SABATÉ LLOPART à 45 ans
    1962 juin 5,7,12 esp Madrid Defensa Interior & FIJL Explosif au Vicariato General Castrense

    Explosif à la Banca Popular

    Explosif à l’Instituto Nacional de Previsión

     
     
    Mort par accident de M.E. LLÁÑEZ
    1962 juin 29 & 30 ESP Barcelona Defensa Interior & FIJL

    11 militants FIJL ?

    Jorge CONILL VALLS, Marcelino JíMENEZ CUBAS, Antonio MUR PEIRÓN

    Explosif Residencia Universitaria de Monterolas

    Explosif dans une résidence de la Phalange Plaza de LESSEPS

    En fin d’année, respectivement

    30 ans

    25 ans

    18 ans

    1962 juillet 14 ita Roma Defensa Interior Explosif au Vatican au monument de Clemente XII  
    1962 juillet 15 ESP Valencia Defensa Interior & FIJL

    11 militants FIJL

    Explosif à l’Ayuntamiento, entrée de la Casas consistoriales  
    1962 juillet 20 ESP Barcelona Defensa Interior Bombe  
    1962 juillet

    23 ou 24

    esp Manresa

    Sabadell

    Defensa Interior

    Ramón VILA CARAQUEMADA & Pedro SÁNCHEZ

    3 Explosifs sur des poteaux HT : coupures importantes de lumière sur la région  
    1962 août 12 ESP Valle de los Caídos Defensa Interior Francisco SÁNCHEZ RUANO Explosif  
    25 ans
    1962 août 19 esp San Sebastián Defensa Interior Explosif à côté de la résidence d’été de FRANCO. 2° projet d’attentat contre FRANCO.  
    1962 août 19 esp Madrid Defensa Interior Explosif dans les bâtiments des journaux Ya et Pueblo  
    1962 août 19 esp Barcelona Defensa Interior Explosif dans le bâtiment du journal La Vanguardia  
    1962 sept. 28 IT Milano BERTOLO Amedeo, 
    DE TASSIS, GERLI, PEDRON
    Rapt du vice-consul espagnol Isu ELIAS par des membres du Gruppo Giovanile Libertario de Milan èprocès du 13/11/1962 à Varese : de 4 à 7 mois pour chaque inculpé.
    1962 dec. 02-03 ESP Valencia Juán SALCEDO MARTÍN Bombe Palais de Justice 30 ans.
    1962 dec. 12 ESP Valencia BORREGO LÓPEZ Bombe à la Maison du Gouverneur militaire 25 ans de prison.
    1962 déc. por Lisbonne Defensa Interior

    = Consejo Ibérico de Liberación

    Explosif  
    1962 déc. pb Amsterdam Defensa Interior

    = Consejo Ibérico de Liberación

    Explosif au Consulat espagnol  
    1963 mars 03 IT Roma Juan SALCEDO MARTÍN Bombe bureau d’Iberia 30 ans également.
    1963 avril 16 esp Valencia

    Alicante

      Bombes dans le navire « Ciudad de Ibiza » et dans les bureaux d’Iberia de Valence et Alicante Arrestations des français Guy BATOUX, Bernard FERRY, Alain PECUNIA.
    1963 été esp Madrid   3° projet d’attentat contre FRANCO au Palacio Real. Échec, car la bombe de DELGADO fait découvrir les explosifs de l’attentat projeté  
    1963 juillet 29 esp Madrid Sergio HERNANDEZ

    Antonio MARTÍN

    Deux attentats à Madrid à la DGS et au siège des syndicats verticaux 20 blessés environ.

    Francisco GRANADO et Joaquín DELGADO seront garrottés à tort le 17/08/1963.

    1963 août 06 esp Castellnou de Bages Ramón VILA CARAQUEMADA Explosif contre une installation électrique Mort de Ramón VILA CARAQUEMADA à 30 ans.
    1965 esp

    it

        Séquestration du Conseiller franquiste au Vatican, Marcos USSÍA  
    1966 avril 30 IT Roma   Rapt de Mons. Marcos USSIA de l'ambassade espagnole 11 jours de séquestration.
    1968 juin 08 it Milano Anarchistes Attaque contre le Corriere della Sera lors d’une manifestation violentte. Nombreuses arrestations.
    1969 fév. 03 ru London ANGRY BRIGADE Dynamite dans la Banque de Bilbao et la Banque d’Espagne  
    1969 fév. 09 ru Liverpool ANGRY BRIGADE Bombe à la Banque d’Espagne  
    1969 mars 15 ru London ANGRY BRIGADE Bombe à la Banque de Bilbao Alan BARLOW et Phil CARVER arrêtés.
    1969 avril 25 IT Milano extrême droite ? Bombes Foire et Gare 21 blessés.

    Attribuée aux anarchistes ; une dizaine d’arrestations.

    1969 août 16 ru London ANGRY BRIGADE Incendie de la maison du Tory MP Duncan SANDYS.  
    1969 août 17 ru London ANGRY BRIGADE Ulster Office incendié par une bombe.  
    1969 août 19 ru Brighton ANGRY BRIGADE Bombes dans des centres de recrutement militaire.  
    1969 oct. 15 ru London ANGRY BRIGADE Engin incendiaire au Imperial War Museum.  
    1969 déc. 12 IT Milano extrême droite Bombe Piazza Fontana 16 morts 88 blessés

    Remarque : attentat longtemps attribué aux anarchistes.

    1970 janvier 28 fra Paris ANGRY BRIGADE Bombe dans les bureaux du Centre Culturel Espagnol.  
    1970 février 10 ru Saville Row Ian PURDIE Engin incendiaire lancé lors d’une marche pour les Droits Civils en Irlande 9 mois de prison.
    1970 février 20 ru London ANGRY BRIGADE Tentative de bombe incendiaire à la Banque Barclays 3 étudiants arrêtés.
    1970 février 28 fra Paris ANGRY BRIGADE Bombes à la Banque de Bilbao et au bureau des Chemins de Fer espagnols.  
    1970 mai 04 ru London ANGRY BRIGADE Engin incendiaire sur l’Ambassade Américaine.  
    1970 mai 10 ru Heathrow   Bombes découvertes dans des avions de l’IBERIA.  
    1970 mai 19 ru Wembley ANGRY BRIGADE Bombes au siège de la Conservative Association.  
    1970 mai 22 ru Paddington ANGRY BRIGADE Bombes découvertes dans un poste de police. = 1° action clairement étiquetée The ANGRY BRIGADE.
    1970 juin 10 ru Brixton ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire à la Conservative Association.  
    1970 juin 11 ru London ANGRY BRIGADE Action contre la maison de Stuart CHRISTIE.  
    1970 juin 18 ru Lambeth ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire dans la Lambeth Court.  
    1970 juin 30 ru London ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire dans un dépôt militaire.  
    1970 juin 30 ru Isle of Wight Ian PURDIE Relâché de la prison d’Albany.  
    1970 juillet 03 ru

    fra

    London

    Paris

    ANGRY BRIGADE Bombes dans des centres touristiques espagnols, et dans les ambassades espagnole et grecque.  
    1970 juillet 07 ru London ANGRY BRIGADE Bombes incendiaires dans des centres de recrutement militaire dans le South London et dans le Army Officer Training Centre de Holborn.  
    1970 juillet 10 ru Stoke Newington ANGRY BRIGADE Bombe dans le domicile d’un ancien policier.  
    1970 août 18 ru London ANGRY BRIGADE Bombes aux sièges de IBERIA et de Spanish State Airline.  
    1970 août 30 ru London ANGRY BRIGADE Bombe au domicile du Commissioner of the Metropolitan Police, John WALDRON.  
    1970 sept. 08 ru Chelsea ANGRY BRIGADE Bombe au domicile de l’Attorney Gl, Peter RAWLINSON.  
    1970 sept. 21 ru Wimbledon ANGRY BRIGADE Bombe au siège de la Conservative Association.  
    1970 sept. 26 ru Hampstead ANGRY BRIGADE Bombe au siège de la Conservative Association.  
    1970 sept. 26 ru Heathrow ANGRY BRIGADE Bombe près de la Barclays Bank.  
    1970 sept. 26 ru

    ch

    fra

    all

    London

    Genève

    Paris

    Frankfurt

    ANGRY BRIGADE Bombes contre IBERIA.  
    1970 octobre 07 ru Victoria ANGRY BRIGADE Découverte d’une grenade au Terminal BOAC.  
    1970 octobre 08 ru Chelsea ANGRY BRIGADE 2° bombe au domicile de RAWLINSON.  
    1970 octobre 09 ru 
     

    fra

    London

    Manchester

    Birmingham

    Paris

    ANGRY BRIGADE Bombes dans des magasins et immeubles italiens Hommage à Giuseppe PINELLI
    1970 octobre 24 ru Greenford ANGRY BRIGADE Bombe durant le Council Worker’s strike.  
    1970 octobre 26 ru Keele ANGRY BRIGADE Bombe sur l’immeuble administratif du campus.  
    1970 octobre 26 ru Stoke Newington ANGRY BRIGADE Bombe sur la Barclays Bank.  
    1970 novembre  20 ru London ANGRY BRIGADE Bombe sur une camionnette de la BBC. Tentative d’inculpation de Jack PRESCOTT.
    1970 décembre 03 ru London ANGRY BRIGADE Bombe à l’Ambassade d’Espagne. En lien avec le procès de Burgos.
    1970 décembre 08 ru London ANGRY BRIGADE Bombe sur le Departement of Employement and Productivity.  
    1971 janvier 12 ru London ANGRY BRIGADE Bombes chez le Ministre de l’Emploi, Robert CARR. Largement revendiqué par ANGRY BRIGADE. Stuart CHRISTIE inquiété.
    1971 janvier 18 ru Glasgow ANGRY BRIGADE Bombe contre les bureaux de South African Airways.  
    1971 janvier 19 ru Notting Hill ANGRY BRIGADE   Jake PRESCOTT inquiété et arrêté à plusieurs reprises. Ian PURDIE également : janvier et février.
    1971 janvier 25 ru Glasgow ANGRY BRIGADE Bombe au domicile du Lord Provost. èmultiplication des rafles et des raids policiers, notamment de la Barnet Brigade.
    1971 janvier 30 ru London ANGRY BRIGADE Bombe au bureau du Slough Conservative.  
    1971 février 09 ru Jersey ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire au domicile d’un entrepreneur.  
    1971 février 13 ru London ANGRY BRIGADE   è Jack PRESCOTT inculpé pour les bombes depuis le 30/07/1970.
    1971 février 19 ru Edinburgh ANGRY BRIGADE   èJane et Chris ALLEN inquiétés.
    1971 mars 06 ru London ANGRY BRIGADE   è Ian PURDIE arrêté et inculpé ensuite comme PRESCOTT.
    1971 mars 18 ru Ilford ANGRY BRIGADE Violente explosion contre la FORD Motor Company, en soutien à la grève très dure dans ce secteur.  
    1971 avril 01 ru Roydale ANGRY BRIGADE Bombe au domicile du Headmaster de Roydale School.  
    1971 avril 05 ru London ANGRY BRIGADE Bombe découverte au Leicester Square.  
    1971 avril 22 ru London ANGRY BRIGADE Incendie de la Barclays Bank de Whitechapel.  
    1971 avril 23 ru London ANGRY BRIGADE Tentative d’enveloppe incendiaire à la Chambre des Communes.  
    1971 avril 28 ru London ANGRY BRIGADE Bombe envoyée au Times. Accompagnée d’un texte vengeur de la ANGRY BRIGADE (AB).
    1971 avril 29 ru Gloucester ANGRY BRIGADE Sabotage à la Nuclear Power Station de Berkeley.  
    1971 mai 01 ru London ANGRY BRIGADE Bombe dans la Biba Boutique de Kensington. Avec le 8° Communiqué de la AB.
    1971 mai 04 ru London ANGRY BRIGADE 4 bombes artisanales découvertes vers un passage du 1° Ministre HEATH.  
    1971 mai 22 ru London ANGRY BRIGADE Bombe au centre informatique de Scotland Yard.  
    1971 mai 22 fra Paris ANGRY BRIGADE

    International Solidarity Movement

    Marius JACOB Group

    Attaques contre les centres de British Rails, Rolls Royce and Rover.  
    1971 juillet 19 ru Dordan ANGRY BRIGADE Plusieurs engins incendiaires dans une usine.  
    1971 juillet 22 ru Essex ANGRY BRIGADE Destruction du domicile du directeur de FORD, William BATTY.  
    1971 juillet 31 ru London ANGRY BRIGADE Explosion au domicile du Secretary for Trade and Industry, John DAVIES pour s’opposer à la fermeture des Upper Clyde Shipbuilders.  
    1971 août 15 ru London ANGRY BRIGADE Explosion au Army Recruiting Centre de Holloway Road, contre la répression en Irlande.  
    1971 août 21 ru London ANGRY BRIGADE   èmultiples arrestations : Jim GREENFIELD, Anna MENDELSON, John BARKER, Hilary CREEK et ailleurs Stuart CHRISTIE.
    1971 août 29 ru Edinburgh ANGRY BRIGADE Bombe dans l’aile militaire du Château.  
    1971 septembre 10 ru Ipswich ANGRY BRIGADE Bombe à la Courthouse.  
    1971 septembre 16 ru Dartmoor ANGRY BRIGADE Bombe découverte au mess des officiers de la prison de Dartmoor.  
    1971 septembre 20 ru London ANGRY BRIGADE Bombe sur un support du Chelsea Bridge.  
    1971 septembre 24 ru London ANGRY BRIGADE Bombe dans Albany Street Army Barracks.  
    1971 octobre 15 ru Glasgow ANGRY BRIGADE Bombe dans Maryhill Barracks Army HQ.  
    1971 octobre 20 ru Birmingham ANGRY BRIGADE Bombe au domicile de l’entrepreneur du bâtiment BRYANT, alors que ses ouvriers sont en grève.  
    1971 octobre 30 ru London ANGRY BRIGADE Bombe au Post Office Tower.  
    1971 octobre 30 ru London ANGRY BRIGADE Bombe au Cunning Man’ Pub, qui refusait de servir des ouvriers.  
    1971 novembre 01 ru London ANGRY BRIGADE Bombe au Army Tank HQ d’Everton Street.  
    1971 novembre 06 pb

    ch

    it

    esp

    Amsterdam

    Basel

    Roma

    Barcelona

    ANGRY BRIGADE Attaque contre la LLOYDS Bank.

    Attaque contre le consulat italien.

    Attaque contre l’ambassade britannique.

    Attaque contre l’ambassade britannique.

    En soutien aux anarchistes : les 8 de Stoke Newington et les italiens emprisonnés.
    1971 novembre 29 ru London ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire aux Broadstairs Courthouse.  
    1971 décembre 01 ru London ANGRY BRIGADE Fin du procès de Ian PURDIE et Jake PRESCOTT. èIan innocenté mais Jake prend 15 ans.
    1971 décembre 15 ru London ANGRY BRIGADE Mitraillage de l’Ambassadeur de Jordanie.  
    1972 janvier 22 ru London ANGRY BRIGADE Lettres explosives à la Chambre des Communes.  
    1972 février 01 ru London ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire dans la maison de la Rhodésie.  
    1972 février 03 ru Kirkgate – Huddersfield ANGRY BRIGADE Destruction du Army Recruiting Office.  
    1972 février 17 ru London 

    Liverpool

    ANGRY BRIGADE Bombe incendiaire au Bonhill Street Social Security Office.

    Bombe au Liverpool Army HQ.

     
    1972 février 22 ru Aldershot ANGRY BRIGADE Bombe au Aldershot Paras HQ.  
    1972 mars 10 ru London ANGRY BRIGADE Bombe contre South African Airways.  
    1972 mars 15 ru Wandsworth ANGRY BRIGADE Un officier de prison abattu.  
    1972 mars 20 ru Slough – Bucks ANGRY BRIGADE Tirs contre l’Army Recruiting Office.  
    1972 mars 30 ru Stanraer - Glasgow ANGRY BRIGADE Bombe contre la voie ferrée, sans doute en lien avec le procès des membres du Worker’s Party of Scotland, durement condamnés.  
    1972 avril 06 ru Vers Glasgow ANGRY BRIGADE Nouvelle charge contre la voie ferrée.  
    1972 avril 24 ru Sleaford – Lancs ANGRY BRIGADE Bombe au poste de police 1 jeune de 15 ans touché.
    1972 avril 26 ru Billericay – Essex ANGRY BRIGADE Bombe et incendie au Tory HQ.  
    1972 mai 01 ru London ANGRY BRIGADE Explosion à l’usine CS Gas.  
    1972 mai 30

    è1972 déc. 06

    ru London ANGRY BRIGADE è très long procès des Stoke Newington Eight. 4 acquittements.

    Jim GREENFIELD, Anna MENDLESON, Hilary CREEK, John BARKER : 10 ans.

    Peine de Jake PRESCOTT réduite à 10 ans.

    1972 décembre ru RU ANGRY BRIGADE è poursuite des arrestations.  
    1973 mai 17 IT Milano Gianfranco BERTOLI Bombe sur la Questura 4 morts.
    1973 sept. 25 esp Barcelone Salvador PUIG ANTICH Coups de feu Arrestation de Salvador PUIG ANTICH

    Exécuté au garrot le 02/03/1974.

    1974 mai 03 esp Bilbao GARI Enlèvement du directeur de la banque de Bilbao  
    1975 all Berlin Mouvement du 2 Juin Il enlève Peter LORENZ, candidat CDU à la mairie de la ville de Berlin.  
    1975 oct. 01 esp Madrid   Explosion ? 3 policiers tués.
    1977 janvier 01 it Santa Teresa di Gallura NAP ? Bombes contre des engins militaires états-uniens  
    1977 mars it Pisa Azione Rivoluzionaria Attaque de MAMMOLI responsable de la mort de Franco SERANTINI (en 1972) Blessé.
    1977 avril 30 it Milano Azione Rivoluzionaria Attentat contre Opel et un bureau de placements.  
    1977 mai 03 all Singen Mouvement du 2 Juin Fusillade contre la police 2 policiers blessés. Les 2 membres du M2J sont blessés et arrêtés : Verena BECKER et Günter SONNEBERG.
    1977 juillet 17 it Firenze Azione Rivoluzionaria Explosions contre une prison en construction à Solliciano.  
    1977 juillet 17 it Torino Azione Rivoluzionaria Explosions contre une prison à Scaldiano.  
    1977 août 02 it Torino NAAR Explosion contre l’usine IPCA « fabrique du cancer ».  
    1977 sept. 18 it Torino NAAR Explosion au siège de La Stampa  
    1977 sept. 19 it Torino NAAR Attentat contre un journaliste de L’Unità Blessé.
    1977 sept. 25 it Bologna Azione Rivoluzionaria Explosions contre VOKSWAGEN  
    1977 octobre 19 it Bologna Azione Rivoluzionaria Explosions contre Kalle Infortex  
    1977 nov. 09 aut   Mouvement du 2 Juin Enlèvement de l’industriel Michael PALMER contre rançon par Inge VIETT, Gabrielle ROLLNICK et Julianna PLAMBECK.  
    1977 nov. 20 fra Toulouse CARLS – Coordination Autonome des Révoltés Bombe contre le système informatique d’une administration EDF.  
    1978 jan. esp Barcelone Accident ? Incendie du théâtre Scala (4 morts) attribué à tort au mouvement libertaire, mais ayant de grands retentissements sur le MLE  
    1978 mai éu Chicago UNABOMBER Courrier piégé : premier acte de Ted (Theodore John KACZYNSKI) revendiqué parfois par les anarchistes.  
    1978 fin esp Dos Hermanas FIGA Attentat ou Tentative de lutte armée vers Séville  
    1979 mai 01 fR Paris ACTION DIRECTE Tirs contre le bâtiment du CNPF  
    1979 juin esp Alméria FIGA Tentative de lutte armée I militant libertaire tué.
    1979 sept. 15 fr Paris ACTION DIRECTE Attentats contre les ministères du Travail et de la Santé  
    1979 sept. 16 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat au siège de la SONACOTRA Destruction du bâtiment.
    1979 sept. 16 fr Paris ACTION DIRECTE Mitraillage des locaux du Secrétariat aux Travailleurs Immigrés  
    1979 sept. 29 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre les locaux du patronat chargé de l’emploi pour la région parisienne  
    1980 février 03

    1980 février 05

    fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre la Direction de l’Inspection du Travail  
    1980 février 10 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre les locaux de l ‘UCPI, société immobilière jugée responsable d’expropriations à Paris  
    1980 mars 12 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre une autre société immobilière  
    1980 mars 14 fr Paris ACTION DIRECTE Attentats contre des locaux de la DST et contre l’Organisation Internationale de Coopération des Polices - OICP  
    1980 mars 16 fr Paris ACTION DIRECTE Un commando tire dans les locaux du Ministère de la Coopération Le Ministre GALLEY échappe de peu aux tirs.
    1980 mars 27 & 28 fr Maison-Alfort ACTION DIRECTE Suite aux arrestations de personnes supposées liées à AD, le groupe s’en prend au Fort du GIGN de et 32 membres arrêtés.
    1980 mars 27/ 28 fr Toulouse ACTION DIRECTE contre un commissariat  
    1980 avril 15 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat et tirs contre le Ministère des Transports et contre la Direction de la Sécurité routière  
    1980 juil.04 fr Paris Groupe armé AD ? Pillage de la mairie du XIVème arr.  
    1980 août 28 fr Paris ACTION DIRECTE Attaque contre une banque Fusillade avec les forces de l’ordre.
    1980 sept. 13 fr Paris ACTION DIRECTE Fusillade Une douzaine d’arrestations.
    1980 sept. 17 fr Paris ACTION DIRECTE Mitraillage du Poste de garde de l’École de guerre  
    1981 avril 15 fr Paris ACTION DIRECTE Attaque de banque, fusillade Place des Ternes Un policier tué.
    1981 fr     Succès électoral de MITTERRAND et grèves de la faim de militants d’ ACTION DIRECTE Amnistie des prisonniers politiques en France, communistes et anarchistes.
    1981 déc. 22 fin Helsinki Laouri Farid BENCHELLAL Ce militant d’ ACTION DIRECTE est arrêté et tabassé à  mort Mort de BENCHELLAL.
    1981 déc. 24/25 fr Paris et Province ACTION DIRECTE 7 attentats contre des magasins de luxe, dont ROLLS ROYCE  
    1982 février 19 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre le local des organisations d’extrême droite turques  
    1982 mars 30 fr Paris ACTION DIRECTE Mitraillage de l’antenne du Ministère de la Défense Israélien  
    1982 juin fr Versailles ACTION DIRECTE

    Unité Combattante BENCHELALL

    Action contre la tenue du G7

    Attentat contre siège du FMI et de la Banque Mondiale

     
    èdissolution d’ ACTION DIRECTE par l’État 19/08/1982.
    1983 mai 31 fr Paris ACTION DIRECTE Fusillade rue Trudaine 2 policiers tués.
    1983 juil. 30 fr Paris ACTION DIRECTE Tentative d’expropriation de la bijouterie Aldebert (Place de la Madeleine)  
    1983 sept. fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre le siège de la Marine nationale  
    1983 sept. 29 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre le Cercle Militaire inter-allié  
    1983 oct. 14 fr Paris ACTION DIRECTE

    COLP Communistes Organisés pour la Libération Armés

    Fusillade dans le 17ème arr. 2 policiers blessés

    Ciro RIZZATO des COLP tué

    èprocès.

    1984 juil. 12 fr Paris ACTION DIRECTE

    U.C. Ciro RIZZATO

    Attentat contre l’Institut des Affaires Atlantiques  
    1984 juil. 13 fr Paris ACTION DIRECTE

    U.C. BENCHELLAL

    Attentat dans un bureau du Ministère de la Défense et dans les locaux du SIAR (Surveillance Industrielle de l’Armement)  
    1984 juil. 14 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre les annexes du Ministère de l’Industrie  
    1984 août 02 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre le siège de l’ESA – European Space Agency  
    1984 août 23 fr Paris ACTION DIRECTE Voiture piégée devant le siège de l’UEO  
    1984 août 29 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre le siège du PS et contre le Ministère de la Défense  
    1984 oct. 20/21 fr   ACTION DIRECTE Attentats contre usines d’armements : DASSAULT et HISPANO-SUIZA  
    1985 janvier 25 fr   ACTION DIRECTE

    Commando Elisabeth Van DYCK

    Exécution du général AUDRAN, responsable des Affaires internationales du Ministère de la Défense Remarque : Elisabeth Van DYCK est une membre de la RAF tuée lors de son arrestation.
    1985 avril 13 fr   ACTION DIRECTE

    U.C. Sara MEIDLI

    Attentat contre la banque Leumi et l’ONI  
    1985 avril 14 fr   ACTION DIRECTE

    U.C. Sara MEIDLI

    Attentat contre le journal d’extrême droite Minute  
    1985 avril 27 fr Paris ACTION DIRECTE Attentat contre le siège européen du FMI  
    1985 avril 30 fr   ACTION DIRECTE

    U.C. BENCHELLAL

    Attentat contre usines d’armements TRT et SAT  
    1985 juin 26 fr   ACTION DIRECTE

    Commando Antonio LO MUSCIO

    Attentat contre le Général BLANDIN, Contrôleur général des Armées Échec

    Remarque : LO MUSCIO est un membre des NAP tué lors de son arrestation.

    1985 août 08 all Frankfort ACTION DIRECTE

    RAF

    Le Commando Georges JACKSON attaque la base aérienne US 3 soldats US tués

    Remarque : JACKSON, membre assassiné du BPP.

    1985 sept. 05 fr   ACTION DIRECTE Attentats contre ATIC, PÉCHINEY, RENAULT, SPIE-BATIGNOLLES  
    1985 octobre fr Paris ACTION DIRECTE Attentats contre Radio-France, A2, Haute Autorité de l’Audiovisuel  
    1986 avril 15 fr   ACTION DIRECTE

    Commando Christos KASSIMIS

    Attentat contre le vice-président du CNPF, Guy BRANA, PDG branche « armements » de THOMSON  
    1986 nov. 17 fr Paris ACTION DIRECTE

    Commando Kepa CRESPO-CALLENDE

    Attaque contre le siège d’Interpol  
    1986 nov. 17 fr   ACTION DIRECTE

    Commando Pierre OVERNEY

    Exécution du PDG de RENAULT, Georges BESSE 1 mort

    Remarque : OVERNEY, militant mao, tué par un vigile de RENAULT.

    1987 février 21 fr   ACTION DIRECTE Rafle policière Arrestations de Joëlle AUBRON, Georges CIPRIANI, Nathalie MÉNIGON, Jean-Marc ROUILLAN.
    1988 mai 12-13 it La Spezia

    Roma

    Un anarchiste 3 bombes.

    Mais l’action est condamnée par le mouvement dans sa grande majorité.

     
    1989 août 24 IT Roma Luigi BIASI Bombe revendiquée par l’ORAI – Organisation Révolutionnaire Anarchiste Insurrectionnelle Mort lors de l’explosion.
    1994 sept. 19 it Serravalle (Trento) 5 anarchistes 

    Carlo TESSERI, Antonio BUDINI, Jean WEIR, Cristos STRATIGOPULOS,

    Affaire du vol de la Cassa Rurale 5 anarchistes incarcérés.

    èprocès juin 1995

    èappel en Cassation décembre 1995

    ènouveau procès janvier 1996 : de 6 à 7 ans pour 4 anarchistes .

    1995 avril éu   UNABOMBER Dernier acte terroriste de KACZYNSKI. 

    Au total depuis 1978, il aurait causé la mort de 3 personnes et blessé plus de 20 autres.

    Mort du président de l’Association Forestière californienne.

    Arrestation d’UNABOMBER avril 1996.

    Procès début 1998. Réclusion perpétuelle.

    1997 avril 25 it Milano Azione Rivoluzionaria Anarchica ? Bombe attribuée aux anarchistes, et condamnée par la quasi-totalité du mouvement. èprocès du 08/06/1998 l’anarchiste Patrizia CADEDDU prend 5 ans.
    2001 déc. 19 it Bologna Horst FANTAZZINI Tentative ironique de vol d’une banque avec un cutter Arrêté, il meurt 5 jours après en prison !
    2004 it   Luigi FARRIS Colis piégés envoyés à diverses personnalités dont Romano PRODI attribués à l’ASAI (Acronyme Sarde des Anarchistes Insurrectionnels) ou à la FAI Fédération Anarchiste Informelle Luigi FARRIS, 25 ans, inculpé.
    2006 février 25 gre Athènes Groupe Solidarité aux prisonniers d’Action Directe Bombe à Maroussi devant une banque BNP-Paribas.  
    2006 février 26 GRE Athènes Groupe Solidarité aux prisonniers d’Action Directe Bombe contre un garage Renault  

     

    Merci à Cyrille pour les informations récentes, notamment sur Action Directe 

     
    Ce travail est une œuvre mutualiste en constante modification. Soyez donc attentifs aux dates de mise à jour indiquées. Si vous trouvez des erreurs ou des ajouts à faire, merci de me les communiquer, cela profitera à tous.

    La brochure est libre de droit, mais elle doit être utilisée ou citée  
    avec la référence de l’auteur, l’adresse du site et la date de visite. Merci.

    Michel ANTONY 

      ContactMichel.Antony@ac-besancon.fr

      ou Michel.Antony@wanadoo.fr


    votre commentaire
  • PENSÉE (ET ACTION) par ANDRE LORULOT

    Bien qu'elle soit rédigée en style lapidaire, la Déclaration des Droits de l'Homme est loin de définir d'une façon précise les conditions dans lesquelles pourra s'exercer la liberté de la pensée. A l'article 11, il est dit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

    Que doit-on entendre par abus ? Plus loin, au nombre des dispositions fondamentales garanties par la Constitution, il est répété : « la Constitution garantit pareillement comme droits naturels et civils : 5° la liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ou inspection avant leur publication... » Et, peu après : « comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir taire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant la sécurité publique ou les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société. » Les droits d'autrui, quand il est faible, ont toujours été fort mal préservés par la justice. Par contre, le vague des termes, sûreté publique, société, a laissé la porte ouverte à l'arbitraire, que l'on prétendait bannir de nos institutions.

    Ce n'est pas seulement, de ce fait, la possibilité d'expression de la pensée qui est mise en péril, mais la pensée même. Les préjugés spiritualistes de l’époque empêchaient de s'en rendre compte, et cette vérité est encore trop méconnue à notre époque. Ainsi, dans un récent article de Revue, nous lisons : « Soit dit en passant, sans paradoxe, dans toutes les sociétés, sous tous les régimes politiques, la liberté de pensée a régné, aucune société n'a véritablement violé la liberté de conscience, phénomène purement intérieur ; tous les régimes se sont montrés tolérants... parce qu'ils ne pouvaient faire autrement par la nature des choses. L'on n'a jamais violé que la liberté des manifestations extérieures : discours, cris, chansons, ports d'emblèmes, écrits, cortèges. Cette liberté-là, toutes les sociétés l'ont violée, tous les régimes la violeront. »

    Ces phrases expriment une erreur que l'examen des conditions du fonctionnement de l'esprit doit dissiper. Liberté de pensée et liberté de manifester sa pensée sont inséparables. Proudhon l'avait bien aperçu, lorsqu'il écrivait : « L'idée, avec ses catégories, naît de l'action et doit revenir à l'action, à peine de déchéance pour l'agent... contrairement à ce qu'enseignent l'orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, qui font de l'idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l'industrie n'est plus ensuite qu'une application. »

    Tout être vivant est un faisceau de tendances. « Sans arrêt, depuis sa naissance, avant cela même, dans le développement du germe, la vie consiste en ces mouvements spontanés et dirigés, que le milieu extérieur ne fait que stimuler, qui aboutissent à le modifier aussi à quelque degré, mais toujours se suscitent l'un l'autre en vertu de nécessités intérieures ; on peut les nommer indifféremment, et selon les points de vue, fonctions, instincts ou tendances. » (D. Parodi.) En nous assimilant à l'être que nous voyons vivre sous nos yeux, nous pouvons dire que l'aspect intérieur qu'ont pour lui ces mouvements spontanés répondant aux stimulations extérieures qui libèrent son énergie propre, est l'élément primordial, la substance de sa pensée. Activité et pensée sont les deux faces complémentaires du comportement de l'être, les composantes de sa vie. « L'activité de l'esprit consiste dans la vie des idées ; les idées sont des êtres vivants, c'est-à-dire qu'elles ne s'épuisent ni dans leur apparition, ni même dans leurs transformations intérieures ; elles agissent ; même elles sont elles-mêmes une action extérieure, un mouvement. Concevoir une lettre adressée à un ami, c'est déjà commencer à lui écrire, réaliser les actes nécessaires pour faire ce qui est imaginé. L'action extérieure est la prolongation de l'idée, l'idée elle-même vue du dehors. » (L. Brunschvicg.)

    L'effet du stimulus extérieur est de provoquer l'attention corrélative à la sensation. Or, l'attention est la prise d'une attitude, la suspension de mouvements en cours, une nouvelle orientation de la tête et du regard, l'activation de certains muscles. A des mouvements presque imperceptibles, l'observateur exercé reconnaît l'éveil d'une pensée.

    On a dit que les tendances de l'être vivant inclinaient toutes également, en dernière analyse, à conquérir l'univers à multiplier sa formule individuelle, à imposer au milieu son propre rythme. C'est sans doute là l'aspect extérieur de la vie. Au dedans, l'activité se traduit par la recherche de l'équilibre avec le milieu, absorption et assimilation quand la chose est possible, harmonisation des rapports dans le cas le plus général, harmonie constamment compromise, constamment rétablie. Dans la vie psychique, cela se traduit par la persuasion d'autrui, la propagation de son idée ou l'assimilation de la pensée des autres, en un mot, par l'échange libre des pensées.

    Toute idée, aussitôt conçue, se manifeste-t-elle par un acte ? Ce qui caractérise les êtres les plus élevés en organisation, c'est la faculté de différer l'action, de freiner les mouvements instinctifs non rationnels pour les corriger en tenant compte de l'expérience passée. L'énergie activée par l'impression venue du dehors est tenue en réserve, associée à d'autres pour n'être libérée qu'au moment le plus favorable ; le geste automatique ne s'accomplit pas. « Brusquement, l'idée de l'acte se sépare du mouvement organique et attire l'attention de l'esprit. Au lieu d'être une source d'impulsion vers le dehors, elle revient en quelque sorte sur elle-même, et devient le point de départ de la réflexion. L'action à laquelle conduit la tendance est alors une action intellectuelle ; elle consiste à coordonner par rapport à l'idée initiale d'autres idées secondaires qui sont en relation avec elle... L'intervention de la réflexion a ainsi transformé et élargi le caractère de la tendance. A l'idée initiale est suspendue maintenant une série de mouvements successifs... » (L. B. déjà cité.)

    Ainsi, le freinage de l'acte impulsif, lorsqu'il a son point de départ dans l’individu impressionné lui-même, loin d'être un renoncement à l'activité, est, au con­ traire, la préparation à une activité extérieure plus intense et plus efficace. Que va-t-il advenir si l'arrêt vient de la rencontre d'une force extérieure prépondérante abolissant la tendance individuelle?

    Ce qui réalise le mieux la suppression de l'activité de l'homme, c'est son retranchement du milieu social où il vit normalement : la réclusion. Or « l'homme ne peut se suffire à lui-même en plein isolement. Son intelligence est incapable de se développer pleinement si, par les messages de la parole, de l'écriture, elle n'entretient correspondance avec les intelligences contemporaines et proches... » En cas de réclusion, « l'expérience a montré que c'était là une insigne cruauté et que les condamnés mouraient bientôt ou sombraient dans la démence » (Dr Desfosses).

    Plus l'individu est inculte, plus la séquestration le dégrade. Chez l'homme civilisé, le geste symbolique, le geste descriptif sont l'accompagnement ordinaire de la parole. Chez le primitif, ils sont l'essentiel du langage : sans mimique pas de compréhension réciproque. Bien plus, le langage tout entier est une action dramatique évoquée par la voix et le geste, devant l'interlocuteur. Un Boschiman est bien accueilli et embauché en qualité de pâtre par un blanc qui ensuite le maltraite. Il s'enfuit et est remplacé par un autre qui se sauve à son tour. Voici, d'après Wundt, comment il raconte le fait : « Boschiman-là-aller, ici-courir-vers-blanc, blanc-donner-tabac, Boschiman-aller-fumer, blanc-donner-viande, Boschiman-aller-manger-viande, se-lever-aller-maison, Boschiman-aller-faire-paître mouton blanc, blanc-aller-frapper-Boschiman, Boschiman-crier-fort-douleur, Bos­chiman-aller-courir-loin-blanc, Boschiman-ici-autre, lui-faire-paître-moutons, Boschiman-tout-à-fait-partir. » La phrase n'est qu'une suite de simulacres d'actions, une succession d'images concrètes, de faits vécus. Une foule se comporte comme un homme primitif ; pour qu'une pensée commune naisse chez elle aussi bien que pour qu'elle s'exprime, il faut les cris, les gesticulations, les manifestations d'ensemble. Faire obstacle à l'expression tumultueuse chez celle-là, c'est stériliser la pensée. Si, au contraire, chez l'homme cultivé, l'idée non productrice d'effets immédiats se réfléchit, se multiplie, le résultat, bien que différé, finit pourtant par être le même lorsque aucune voie ne s'ouvre à l'expansion du flot d'énergie mentale qui s'est accumulé. La déchéance intellectuelle est fatale.

    La suppression totale de l'activité n'est pas la seule manière de réduire la sphère intellectuelle ; c'est même la moins usitée. La coutume, la loi, l'opinion publique atteignent au même résultat, en imposant à l’homme des actes monotones, des gestes rituels qui, même s'ils ne sont pas en opposition avec ses tendances naturelles, envahissent le champ de la conscience, au détriment des autres aspirations. Religions, castes, Etats usent de ce procédé pour assurer leur empire.

    Obligation d'avoir une attitude respectueuse en présence de cérémonies publiques multipliées à dessein - c'est ainsi que sous l'Ordre Moral, on courait quelque risque à ne pas se découvrir au passage d'une procession -, application apportée dès l'enfance à la répétition fréquente des gestes et paroles rituels ; attention ramenée périodiquement sur des conceptions mystiques par des appels bruyants, telles sont les contraintes que les clergés ont toujours imposées à l’élargissement de l'horizon intellectuel. En milieu confiné, la pression d'un voisinage routinier achève de comprimer toute imagination novatrice.

    Tous les groupements autoritaires ont eu recours à l'exécution de manœuvres standardisées, de gestes mécaniques pour conduire la pensée dans une voie unique. La recherche de cette fixation fut le véritable motif pour lequel, contre tout bon sens, les dirigeants ont toujours réclamé la prolongation du service militaire. C'est à cet assujettissement auquel ont été soumises deux générations qu'il faut attribuer pour une large part l'affaissement intellectuel et moral des civilisés européens. Dans d'autres castes : administration, magistrature, des cérémonies mondaines au déroulement stéréotypé, détournaient leurs membres de l'étude et d'un développement original, et atteignaient le même but moins sûrement cependant.

    Ce qui agit dans le même sens sur la population ouvrière, c'est la rationalisation irrationnelle en vogue aujourd'hui, mais inaugurée dès l'introduction du machinisme. Ici encore nous sommes en présence d'une répétition automatique d'actes monotones qui ne tardent pas à perdre tout intérêt pour qui les accomplit. Les défenseurs de la rationalisation prétendent que précisément cet automatisme libère l'esprit qui peut vaguer à son aise. Erreur : une succession d'images n’est qu'un simulacre de pensée lorsqu'elle envahit un cerveau astreint à ne pas détourner son attention d'un mouvement ininterrompu.

    L'idée n'est nullement indépendante du jeu de l’appareil musculaire. Notons, en effet, que bon nombre de physiologistes contemporains admettent que l'énergie nerveuse, aliment de tout psychisme, s'élabore autant dans le muscle que dans le système nerveux qui serait avant tout un organe de concentration et de conduction. Même si ces vues ne représentaient pas encore toute la vérité, il reste que le fonctionnement du nerf et celui du muscle sont accordés quant à leur rythme

    A la contrainte de l'opinion, de la coutume, de la caste, de la pratique industrielle, vient s'ajouter celle de l'Etat et de sa législation répressive. Nous ne mentionnerons que les lois du 16 mars 1893, 12 décembre 1893 et 28 juillet 1894, dites lois scélérates. Il suffit de préciser qu'elles punissent la manifestation la plus discrète, la plus intime de la pensée : une simple conversation, dénoncée par un seul interlocuteur sans autre appui à cette unique déclaration qu"un ensemble de charges dont la nature et le poids sont laissés à l'appréciation du juge. La loi frappe des conceptions intellectuelles, apologie de certains actes en général, sans viser quiconque, alors que les opinions exprimées ne sont traduites ni par des actes ni par des faits dommageables à autrui. Oppressives pour la pensée, ces lois ne sont pas moins dangereuses pour la société. Exprimée, discutée, contredite, l'idée, si elle est fausse, est abandonnée par son auteur qui, tout au moins, perd confiance dans la possibilité de sa réalisation. Ruminée, dans la solitude par quelqu'un qui a plus de caractère que de jugement, elle aboutit à des conséquences désastreuses pour tous. La propagande, à notre avis, ne s'est pas assez obstinément appliquée à poursuivre l'abolition de ces lois. Jusqu'ici, les gouvernants n'ont pas osé en faire une application intégrale ; mais le fascisme est là, guettant l'occasion.

    Si l'action est le germe et l'accompagnement obligé de la pensée, il paraît tout aussi évident que l'action· sans la pensée est inconcevable. Cependant, cela n'a pas été aperçu de tout temps : « Dès l'abord, l'action de l'homme s'est, pour l'essentiel, appliquée au réel. » C'était, nous l'avons vu, la condition préalable de la manifestation de la pensée réfléchie. Mais l'erreur, à certaines époques, fut de regarder comme étrangers l'un à l'autre le domaine de la Pensée et celui de l'Action.

    Tout montre que, au contraire, la pensée s'est d'abord exercée de préférence sur le fictif et l'imaginaire... Les mots, les sens que l'homme leur a forgés... ont engendré bien des pseudo-problèmes, dont certains encom­brent encore de leur poids inutile, non seulement la philosophie, mais jusqu'à la science... Seule, la parole a permis à l'activité technique de se transmettre et d'assurer son progrès ; seul, le progrès des techniques a contraint la parole à abandonner ses illusions et à limiter le monde verbal à ce rôle de substitut, d'équivalent maniable du monde réel, dans lequel il est indispensable au libre et plein exercice de la pensée. » (Dr Ch. Blondel, mars 1931.)

    De nos jours, l'école pragmatiste a prôné encore le primat de l'action. Elle n'arrive qu'à justifier le succès obtenu par tous les moyens, l'odieux arrivisme. Contre elle maintenons notre conception, héritée de Proudhon, à la fois réaliste et idéaliste : pas de pensée qui n'ait son point d'appui dans l'action ; pas d'action qui ne puisse trouver sa justification dans la mise en œuvre d'une pensée logique et créatrice.

    C'est, d'ailleurs, d'un processus semblable que découle toute notre connaissance. Elle part d'une synthèse intuitive, perception d'un ensemble que notre esprit analyse pour reconstituer finalement l'objet, grâce à une nouvelle synthèse élaborée.

    Dans le champ de la perception, l'objet est saisi comme un ensemble, et d'autre part chez tout homme, et plus visiblement chez l'enfant, la perception est accompagnée d'un désir, d'une tendance, d'un mouvement de préhension. L'esprit décompose cet ensemble, découvre des similitudes entre les parties disjointes, aussi bien qu’avec les éléments analogues issus d'analyses précédentes. Il reconstitue enfin, par une ultime synthèse, l'objet primitif, en acquiert la compréhension, c'est-à-dire l'incorpore à sa personne aux fins d'utilisation d'instrument d'un acte ou immédiat ou différé.

    La contemplation que l'activité n'accompagne pas aboutit à l'anéantissement de l'être. Toutes les démarches de notre esprit peuvent se représenter par la même formule, symbole d'expansion, de mouvement et non de contrainte, d'immobilité.

     

    - G. GOUJON.

    PENSEE (LA LIBRE)

    Il existe, chez beaucoup de militants d'extrême avant-garde, une sorte de prévention contre la Libre Pensée. Non pas, certes, contre son idéal ou ses conceptions, mais contre le groupement en lui-même. On commence pourtant à s'apercevoir que l'organisation est nécessaire - et presque indispensable - dans tous les domaines de l'action. Sans organisation, il est bien difficile de coordonner les efforts, de les intensifier, de travailler avec méthode et d'obtenir des résultats durables et féconds. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la Libre Pensée, c'est-à-dire pour l'action anticléricale et antireligieuse ? Si le groupement a fait la preuve de son utilité sur les terrains coopératif, syndical, politique, pourquoi ne serait-il pas appelé à rendre également des services aux adversaires des Eglises ? Leur besoin de s'associer devrait être, au contraire, d'autant plus vif, qu'ils ont à combattre un adversaire très puissant, très riche et surtout très discipliné.

    L'Eglise romaine, en particulier, tire les trois quarts de sa force de son organisation autoritaire et de sa hiérarchie sévère. Ses dogmes puérils et ses légendes grossières se seraient écroulés depuis longtemps, si les croyants et les prêtres n'étaient aussi savamment embrigadés. Il est un peu enfantin d'imaginer que l'on pourra venir à bout d'un tel adversaire sans se grouper et sans s'organiser.

    Certains diront : « Je n'ai pas besoin des prêtres ! J'ai perdu la Foi. Je n'éprouve nul besoin de fréquenter les églises. Cela me suffit. A quoi bon « faire de la Libre Pensée » ? Je laisse le croyant libre, puisque je suis moi-même libre de ne pas croire... » Il faut se rappeler deux choses : 1° Nous ne prétendons nullement gêner ou amoindrir la liberté du croyant. Nous voulons le convaincre, l'éclairer et non le violenter ; 2° la liberté de l'incroyant (très relative au surplus !) restera précaire et menacée aussi longtemps que la société sera ce qu'elle est. Les incroyants ne doivent pas oublier que leur liberté est sans cesse limitée et combattue, que l'Eglise est intolérante par principe et par nécessité. Pendant des siècles, les athées et les penseurs libres n'ont-ils pas été contraints de se plier devant des dogmes et des coutumes que leur conscience avait rejetés ?

    Et puis, lorsqu'on a compris que la religion est fausse, que le fanatisme est malfaisant, comment ne pas éprouver le besoin de faire du prosélytisme et de répandre les vérités que l'on a découvertes, afin de les propager et d'en faire bénéficier son semblable ?

    Ce sont ces considérations qui ont conduit les libres­ penseurs à s'organiser. Les premières sociétés de Libre­ Pensée ont été fondées, en France, il y a une soixantaine d'années (c'est à la fin du Second Empire que le mouvement libre-penseur et anticlérical se développa sérieusement, dans la presse indépendante et plus tard par les groupements), au moment où la liberté d'association commença à ne plus être tout à fait un vain mot. A ce moment surtout, elles étaient nécessaires. L'un de leurs premiers soucis fut d'obtenir la liberté des funérailles (sanctionnée seulement par la loi de 1887) et d'organiser, dans des conditions parfois très difficiles, les premiers enterrements civils. Les sociétaires tenaient à honneur d'assister en nombre aux obsèques de leurs collègues décédés, résistant aux manœuvres de pression, d'intimidation et quelquefois même de violence et de persécution, que les cléricaux exerçaient sur les familles, particulièrement dans les campagnes.

    Les groupes de Libre Pensée ont rempli un rôle bienfaisant. Ils ont travaillé et préparé les esprits, très activement, pendant les trente années qui ont précédé la guerre. C'est, dans une large mesure, grâce à leur activité, que la superstition a perdu du terrain, que les lois laïques ont pu être votées, que la puissance de l'Eglise fut (trop légèrement, hélas !) battue en brèche.

    Je ne veux pas insinuer, en parlant ainsi, que l'action des Sociétés libres-penseuses ait toujours été intégralement admirable, et irréprochable. Comme tous les autres groupements, même les plus révolutionnaires, la Libre Pensée a servi souvent de tremplin électoral. Nombre d'arrivistes l'ont utilisée comme un marche­ pied - et se sont empressés de l'oublier, voire de la trahir, dès qu'ils eurent décroché la timbale ! L'un des plus illustres exemples à invoquer est celui de M. Henry Bérenger, collaborateur de Victor Charbonnel aux temps héroïques de la Raison et de l'Action, vigoureux et talentueux militant anticlérical, devenu un des plus cyniques caméléons du Sénat, associé aux trafiquants de la Haute Banque et acoquiné aux représentants de la pire réaction.

    Ainsi que notre regretté ami Brocher l'a exposé dans une précédente et substantielle étude, les groupes de Libre Pensée n'ont consenti que lentement, difficilement, à se rassembler dans une même fédération nationale. On se contentait de s'unir dans une localité, ou dans un canton, et l'on ne regardait guère plus loin, ni plus haut. Les réunions étaient rares, la propagande nulle. Un banquet de temps à autre, et particulièrement le vendredi dit saint, en guise de légitime protestation contre un usage inepte, quelques conférences publiques... Très peu de bibliothèques, très peu de propagande éducative par la brochure, le livre ou le tract (à part quelques exceptions).

    Il faut reconnaître que, depuis la guerre, la Libre Pensée a évolué d'une façon plutôt heureuse. Au lendemain de l'armistice, elle était complètement désorganisée, désagrégée. D'abord, parce que la plupart des militants avaient été mobilisés ou dispersés par les événements. Les Sociétés avaient cessé de se réunir et de fonctionner, et, quand la tuerie eut pris fin, il fut très difficile de regrouper les éléments épars. La difficulté fut d'autant plus grande que la Libre Pensée avait à lutter contre un préjugé tenace et dangereux. La guerre avait passé, avec son « Union Sacrée ». Les querelles religieuses paraissaient périmées. Le vent était à l'apaisement, à la concorde. Nul ne consentait à réveiller le combisme, en dépit des avertissements des rares libres penseurs qui n'avaient pas oublié les leçons de l'histoire.

    L'Eglise travaillait inlassablement à reconquérir ses privilèges. Elle noyautait l'enseignement avec ses infectes « Davidées ». Elle intriguait au Parlement pour la non-application des lois laïques, en attendant leur abrogation. Le rétablissement de l'ambassade au Vatican, le vote de la loi liberticide contre les néo-malthusiens, le retour des Congrégations (retour illégal, mais complaisamment toléré par les gouvernements complices), le maintien du régime concordataire et de l’enseignement confessionnel en Alsace, autant de succès pour la politique vaticanesque, laquelle s'évertuait, d'autre part, à leurrer les masses populaires et à désarmer les légitimes méfiances dont elle était l'objet, en jouant la comédie de la démocratie chrétienne, en condamnant l'Action française, en affirmant son amour de la Paix, de la Justice et de la Liberté et en créant la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et les Syndicats Catholiques !

    Malgré tout cela, la plupart des politiciens persistaient à nier l'évidence et se refusaient à reprendre le salutaire et indispensable combat contre les exploitants de la crédulité. Lisez les professions de foi et les programmes des candidats, cette année encore, et vous pourrez constater que l'anticléricalisme (ou la « défense laïque, comme on dit aujourd'hui, afin de moins effrayer les timorés, sans doute) y tient fort peu de place ! La plupart des hommes politiques qui furent, avant la guerre, des militants bruyants de la Libre Pensée n'en font à présent même plus partie. Et les jeunes débutants se garderaient bien d'y venir, craignant de compromettre leur carrière.

    A quelque chose malheur est bon ! Le départ des habiles et des ambitieux a permis à la Libre Pensée de se consacrer à une œuvre plus profonde - et plus féconde. Au lendemain de la guerre, l'Union fédéraliste des Libres Penseurs de France et des Colonies (fondée en 1905) se réorganisait de son mieux, mais ne parvenait à grouper que de maigres effectifs.

    En 1921, nous avions fondé, à Lyon, une Fédération Nationale de Libre Pensée et d'Action Sociale, qui devint rapidement assez forte. Sans être inféodée à aucun parti, chapelle ou système, cette Fédération estimait que la question religieuse est inséparable du problème social et que la Libre Pensée doit œuvrer à l'édification d'un monde meilleur, pour la disparition des privilèges et des exploitations. En 1925, la fusion se fit entre l'Union fédérative et notre fédération d'Action Sociale et le nouvel organisme prit le nom de « Fédération Nationale des Libres Penseurs de France et des Colonies », adhérent à l'Internationale de la Libre Pensée.

    Grâce à la fusion, la Libre Pensée a pris un développement rapide. Elle possède aujourd'hui, en France, plus de 400 groupes en pleine activité et pénètre dans une soixantaine de départements. Elle publie un journal, dont je suis le rédacteur depuis la fondation, c'est­-à-dire depuis douze ans (il fut intitulé d'abord, l'Antireligieux, puis l'Action Antireligieuse et enfin La Libre Pensée).

    Assurément, il reste encore en dehors de la Fédération Nationale, un certain nombre de groupes autonomes. Ce ne sont pas généralement les plus actifs, tant s'en faut. Il subsiste également une fédération dissidente, la Libre Pensée prolétarienne, d'inspiration nettement communiste, qui essaie de concurrencer la Fédération Nationale, en la qualifiant avec dédain de Libre Pensée bourgeoise (?).

    En réalité, notre Fédération Nationale ne veut être asservie à aucun parti, quel qu'il soit. Elle ne demande à ses adhérents que d'être sincèrement et authentiquement libres penseurs, de ne participer à aucune cérémonie religieuse, sous peine de radiation immédiate et d'assurer le respect de la conscience de leurs enfants. Hors de la Libre Pensée, chaque adhérent peut librement participer à la propagande de son choix : communiste ou radicale, socialiste ou libertaire, etc., etc.

    Pour montrer que notre Fédération Nationale est loin de posséder une mentalité bourgeoise, il me suffira de reproduire la déclaration de principes qui figure en tête de nos statuts nationaux :

    Les membres déclarent accepter les principes suivants :

    « Les libres penseurs de France proclament la nécessité de raffermir et de réorganiser leurs groupements afin de donner un nouvel élan à la propagande antireligieuse, trop délaissée depuis la guerre. Ils tiennent à rappeler que la libre pensée n'est pas un parti, qu'elle n'apporte aucun dogme et qu'elle vise au contraire à développer chez tous les hommes l'esprit critique et l’amour du libre examen. Les religions restent le pire obstacle à l’émancipation de la pensée. Elles propagent une conception laide et étriquée de la vie : elles maintiennent l'humanité dans l'ignorance, dans la terreur abrutissante de l'au-delà, dans la résignation morale et la servitude.

    « Les libres penseurs réagissent contre les tyrannies quelles qu'elles soient, contre tout ce qui vise à subordonner ou à amoindrir l'individu. L'esprit de caste, l'appétit des oligarchies et les provocations nationalistes leur semblent aussi néfastes que l’obscurantisme religieux. La libération humaine doit être réalisée dans tous les domaines pour être vraiment efficace. Privilèges politiques, ambitions capitalistes, abus et crimes du militarisme et de l'impérialisme, toutes les injustices et toutes les iniquités doivent être combattues par la Libre Pensée, pour que la liberté de conscience cesse d'être un vain mot et que le règne de la laïcité soit assuré.

    « Indépendante de tous les partis et de toutes les tendances, la Libre Pensée tait appel à tous les hommes d'avant-garde sans exception. Fraternellement unis pour la lutte antireligieuse, associant leurs efforts con­tre les préjugés et les dogmes, contre l'alcoolisme qui dégrade et la superstition qui abêtit, ils auront surtout en vue de faire de l'éducation et de répandre une morale rationnelle, génératrice de bonheur, de dignité et de justice sociale.

    « La Libre Pensée, basée sur le libre examen et sur l'esprit scientifique, est une des méthodes les plus efficaces de perfectionnement individuel et de rénovation sociale, par la recherche et l'étude, par la tolérance et la fraternité. Elle s'attache à déjouer les visées dominatrices des Eglises et fait appel à la conscience et à la raison des hommes pour réaliser un idéal élevé, nullement dogmatique, basé sur l'évolution et sur le progrès continu de l'humanité, pour l'instauration d'une société libre, sans exploitations ni tyrannies d'aucune sorte. »

    Cette « déclaration » suffit à établir que le champ d'action de la Libre Pensée est illimité et que toutes les bonnes volontés peuvent y collaborer.

    En terminant, je dirai deux mots de la situation internationale. Sur ce terrain, les difficultés ont été peut-être plus grandes encore que sur le terrain national. Dans beaucoup de pays, l'action de la Libre Pensée, comme en Italie, est impossible et même interdite par les Lois. Dans d'autres pays, la Libre Pensée est sacrifiée aux préoccupations politiques. Et puis, la division a fait son œuvre mauvaise, là comme ailleurs.

    Il y a deux internationales. Celle de Bruxelles, à laquelle nous adhérons, et celle de Vienne (Libre Pensée prolétarienne). Mais, à Berlin, en 1931, une nou­velle organisation a été fondée, née de la fusion entre l’Internationale de Bruxelles et une très importante faction de celle de Vienne, qui s'est détachée de la Libre Pensée prolétarienne pour se joindre à la nôtre. Notre internationale a ainsi gagné de gros effectifs, en particulier en Allemagne, où la Libre Pensée groupe plusieurs centaines de milliers d'adhérents. Le président est toujours le docteur Terwagne, de Bruxelles, mais le siège du secrétariat est en Allemagne.

    La vieille Eglise ne veut pas mourir. Possédant de formidables richesses, une organisation unique avec des ramifications multiples dans tous les pays, triturant les cerveaux dans ses maisons d'enseignement, intriguant dans le monde politique et parlementaire, dominant la plupart des femmes par leur inconscience et un grand nombre d'hommes par leur veulerie, elle veut essayer, avec une audace inouïe, de dominer le monde et de l'assujettir à sa loi. Ce sera la tâche admirable de la Libre Pensée, dans les années qui viendront, de réveiller l'action anticléricale pour déjouer ce funeste dessein (beaucoup plus politique que religieux !) et pour écraser, enfin, l'infâme...

     

    - André LORULOT.


    votre commentaire
  • Cent quatre ans. 22 mars 1905. 22 mars 2009. Sombre anniversaire. Le verdict du procès d’Amiens vient de tomber. Indulgence d’un jury qui n’aurait pas suivi les recommandations du ministère public ? Indulgence d’un jury qui accorde des circonstances atténuantes ?

    Pas sûr.

     

    Malgré les plaidoiries estimées brillantes de Mes Justal et Lagasse, le verdict est lourd malgré les atermoiements d’une presse qui, à l’image du numéro de Gil Blas en date du jeudi 23 mars, le trouve « plutôt bienveillant ». Malgré les sept acquittements, force est restée à la loi. Le lecteur peut être rassuré. Ce sont de belles condamnations à mort sans utilisation de guillotine. Pas d’Abbaye de Monte-en-l’air pour les Travailleurs de la  Nuit. Le couperet de la mécanique à Deibler ne tranchera pas de tête cette fois-ci. Horizon vert et équatorial pour neuf des vingt-quatre accusés qui ont fait sensation pendant la session des assises picardes. Horizon sombre plutôt. La mort assurée en moins de cinq ans selon la statistique officieuse. La prison métropolitaine pour les autres et pour Marie Jacob en particulier. Rose Roux, la compagne de l’honnête cambrioleur, y laisse sa peau en 1907. Malheur aux vaincus ! Seul, le sort de Jacques Sautarel, littérateur, bijoutier,palais de justice d\'Amiens anarchiste et receleur, semblent quelque peu émouvoir journalistes et avocats. Sept sortent pourtant libres des mains d’une justice forcément de classe. Chasse aux pauvres et à l’anarchiste sous couvert de lutte contre l’insécurité galopante. 22 mars 1905. Le procès est terminé. Justice est faite. La presse parisienne est repartie. La Picardie peut dormir tranquille. Alexandre le voleur est devenue Jacob le bagnard. Attila a revêtu la livrée d’infamie de Barrabas. La matricule 34777 doit expier. La journée est narrée dans les colonnes de L’Abbevillois le lendemain, dans celles de la Gazette des Tribunaux deux jours plus tard. Le rapport du brigadier Doyen à la Sûreté Générale de Paris (23 mars) rend pourtant compte d’un capital de sympathie accumulé par le voleur anarchiste et les autres Travailleurs de la Nuit. Une foule de plus de deux mille personnes assiste en effet à la sortie des accusés condamnés. Les cris fusent. Et la presse ne peut s’empêcher de signaler avec une certaine mauvaise foi que les « Vive Jacob ! » sont bien vite étouffés par ceux de « A mort ! ». 22 mars 1905 : le spectacle judiciaire amiénois est clos. Happy Birthday ?

     

    manchette de L\'AbbevilloisL’Abbevillois

    Jeudi 23 mars 1905

    Cours d’Assises de la Somme

    Les cambrioleurs meurtriers

    Audience du 22 mars

    L’audience est ouverte à 10h05. Les expulsés ne sont toujours pas là.

    Monsieur le Président ayant fait remettre à chacun des jurés un exemplaire de l’acte d’accusation, « Bonnefoy » demande la parole « pour relever les ereurs qui se sont glissées dans cet acte d’accusation ».

    « Je vous prie, dit-il aux jurés, de prendre des notes. C’est pour moi un droit de me défendre, c’est pour vous un devoir de m’écouter ».

    Et, pendant près d’une demi-heure, Bonnefoy répète ses explications sur les fausses pièces d’identité dont il était possesseurs, sur son séjour rue de la clef, sur ses antécédents, sur l’affaire Bernard (lequel, dit-il, n’était pas son patron mais son associé et qui ne s’est pas suicidé sous ses yeux mais pendant son sommeil), sur sa vie toute de travail, sur ses rapports avec Clarenson et sur son rôle dans l’affaire de la rue Quincampoix.

    « Partout où vous verrez mon nom, dit-il en terminant, consultez le dossier et vous trouverez une pièce démentant l’acte d’accusation.

    « Augain, à son tour, fait de nouveau remarquer que plusieurs témoins l’ont reconnu comme étant à Angers, alors qu’il était en prison, et il s’en remet avec confiance aux jurés.

    Les débats sont clos et, avec le cérémonial accoutumé, les jurés sont reconduits dans leur salle de délibération où ils auront à répondre à 696 questions.

    La délibération du jury

    Le jury est entré en délibération un peu après 10h1/2 du matin est sorti à 8h45 du soir de la salle spéciale où il était réuni et gardé par la force armée.

    La délibération a donc demandé 10h15.

    Pendant ce temps ceux des jurés qu’un besoin pressant appelait hors de la salle étaient conduits à l’endroit où ils pouvaient y satisfaire par un chasseur à pied ou un soldat du 72e , qui les accompagnait, baïonnette au canon … jusqu’à la porte.

    Le juré supplémentaire, pendant ce temps, était claquemuré seul dans une salle avec un gendarme à la porte : dix heures de prison cellulaire !

    La plupart des jurés semblent encore assez dispos. En rentrant, pourtant, l’un d’eux, trahit le sentiment général de ses collègues en disant à mi-voix : « Je m’en souviendrai toute ma vie ».

    Le verdictpalais de justice d\'Amiens

    A 9h10 du soir, les accusés sont introduits dans la salle d’audience.

    Monsieur le greffier leur donne lecture des réponses du jury.

    Monsieur le procureur général requiert l’application des articles relevés dans l’arrêt de renvoi.

    Me Fabiani demande l’application de la loi de sursis pour la femme Ferré et le minimum de la peine pour Ferré.

    Me Grad demande la loi de sursis pour Brunus.

    Me Lagasse s’étonne qu’on n’ait pas accordé les circonstances atténuantes à Sautarel. Il développe les conclusions prises au cours des débats tendant à demander acte à la Cour de la façon dont il a été procédé au tirage au sort du jury.

    Me Pierre Dubos demande la loi de sursis pour Charles.

    Me Caumartin demande la confusion de la peine pour Ferrand et Vaillant avec celle qu’ils subissent à la suite d’un arrêt de la cour de Nevers.

    Acquittements

    La Cour, avant de se retirer pour délibérer, rend un arrêt acquittant :

    Ader Alcide, Apport Georges, Augain Emile, Chalus Louis, Westermann Henri, Limonier Emile, et Tissandier Léontine pour lesquels le jury a rendu un verdict négatif.

    Les condamnations

    A 10h50 la Cour rend son arrêt. Elle rejette les conclusions de Mes Hesse et Lagasse concernant la façon dont il a été procédé au tirage du jury.

    Elle condamne contradictoirement :

    Jacob Alexandre, aux travaux forcés à perpétuité,

    Bour Félix, aux travaux forcés à perpétuité,

    Ferrand Joseph, à 20 ans de travaux forcés,

    Pélissart Léon, à 8 ans de travaux forcés,

    Bonnefoy Honoré, à 8 ans de travaux forcés,

    Clarenson Jules, à 5 ans de travaux forcés

    Sautarel Jacques, à 5 ans de travaux forcés,

    Ferré Léon, 10 ans de réclusion,

    Vaillant François, 10 ans de réclusion,

    Baudy Marius, 10 ans de réclusion,

    Charles Siméon, 5 ans de réclusion,

    Brunus François, 5 ans de réclusion,

    Blondel Noël, 5 ans de réclusion,

    Roux Lazarine, 5 ans de réclusions,

    La Veuve Jacob, 5 ans de prison,

    La femme Ferré, 5 ans de prison.

    Ferrand, Vaillant et Baudy sont de plus frappés de la relégation.

    M. le Président remercie M.M. les jurés du concours dévoués qu’ils ont apporté à l’administration de la justice pendant les longs débats qui viennent de se terminer, puis il déclara la session extraordinaire close.

    La séance est levée à 11h1/4.

    Quelques minutés plus tard, les condamnés ont été reconduits à la prison.

    Une foule immense assistait à leur dernier départ. Place Saint Denis quelques cris de : « Vive Jacob » aussitôt couverts par ceux de « A mort ! ».

     

    la justiceLa Gazette des Tribunaux

    Vendredi 24 mars 1905

    Somme (Amiens, 22 mars)

    Les débats de l’affaire dite des cambrioleurs d’Abbeville ont été clos ce matin à dix heures et demie et le jury est aussitôt entré dans las la salle des délibérations pour n’en ressortir qu’à 8h45 du soir. Le verdict est affirmatif pour Jacob, Pélissard, Bour, Rose Roux, Ferré, Bonnefoy, Clarenson, Brunus, Ferrand, Blondel, Vaillant, Sautarel, Baudy, Vve Jacob, femme Ferré, Charles.

    L’accusation de participation à une association de malfaiteurs est retenue à l’encontre de Jacob, Pélissard, Bour, Ferré, Brunus, Ferrand, Vaillant et Baudy.

    Jacob, Bour, Ferré, Roux (Lazarine), la Vve Jacob, la femme Ferré, Brunus, Blondel, Vaillant, Baudy et Charles bénéficient de circonstances atténuantes.

    Le verdict est négatif touchant la question d’incendie concernant Ferré, affirmatif pour le meurtre et tentative de meurtre reproché à Bour et Jacob mais avec circonstances atténuantes.

    Le verdict est négatif pour Ader, Apport, Augain, Charles, Westermann, Limonier, Tissandier (Léontine).

    La cour prononce l’acquittement de ces derniers et se retire pour délibérer. Enfin l’audience est reprise à 10h50 et la cour rend son arrêt condamnant

    Alexandre Jacob aux travaux forcés à perpétuité,

    Félix Bour aux travaux forcés à perpétuité,

    Léon Pélissard à huit ans de travaux forcés,

    Léon Ferré à dix ans de réclusion,

    Joseph Ferrand à vingt de travaux forcés et à la relégation,

    Lazarine Roux à cinq ans de réclusion

    La Vve Jacob à cinq ans de prison,

    La femme Ferré à cinq ans de prison,

    Honoré Bonnefoy à huit ans de travaux forcés,

    Jules Clarenson à cinq ans de travaux forcés,

    François Brunus à cinq ans de réclusion,

    Noël Blondel à cinq ans de réclusion,

    François Vaillant à dix ans de réclusion et relégation,

    Jacques Sautarel à cinq ans de travaux forcés,

    Marius Baudy à dix ans de réclusion et relégation.

    Les poursuites contre Antoine Deschamps, qui s’est constitué prisonnier au cours des débats, sont disjointes du procès actuel.

     

    La police voit tout, la poice sait toutBrigadier Doyen

    Rapport à la Sûreté Générale de Paris

    Jeudi 23 mars 1905

    Monsieur le Commissaire,

     Copie d’une lettre adressée à monsieur le commissaire de police, chef de la 3e brigade de recherches, par le brigadier Doyen, en mission a Amiens, à l’occasion du procès des anarchistes.

    J’ai l’honneur de vous transmettre quelques renseignements complémentaires au sujet de la dernière audience du procès d’Amiens.

    L’audience a été ouverte a 10 heures du matin.

    L’accusé Bonnefoy a demandé à présenter quelques réfutations des dires de l’acte d’accusation le concernant.

    Augain a également protesté contre certains passages de l’acte d’accusation. A 10 h 30, le président a clos les débats et les jurés se sont retirés pour délibérer. Le public de la salle s’est retiré et la salle d’audience n’a été occupée toute la journée que par les avocats et les officiers de service.

    La délibération du jury a été terminée à 8 h 30 du soir, et l’audience a été reprise à cette heure.

    Apres la lecture des réponses du jury, l’audience a été suspendue de nouveau et reprise à 9h10.

    Les avocats ont parlé chacun pour son client sur l’application des peines et demandé le minimum. Me Lagasse a développé des conclusions concernant l’inci­dent relatif au tirage au sort des jurés; il a ajouté en terminant que cette journée était la plus mauvaise de sa carrière.

    La cour s’est ensuite retirée pour délibérer et est rentrée à 10 h 35 pour la lec­ture du verdict.

    Les avocats et les journalistes qui se trouvaient à l’audience ont commente la délibération du jury en ce qui concerne Sautarel; tous s’accordaient à la trouver trop sévère et estimaient que c’était surtout l’anarchiste qu’on avait voulu punir.

    Au debut de l’audience, le frère de Limonier s’est présenté au palais, demandant à y pénétrer. Le commissaire central nous a fait demander si on ne voyait pas d’in­convénient à lui accorder cette faveur; sur notre reponse négative, il a été admis à entrer à l’audience et s’est mêlé au public; il a été spécialement surveillé.

    Pendant toute la journée, une grande animation régnait aux alentours du palais. Un groupe composé de la plupart des anarchistes d’Amiens a été surveillé pendant toute la soirée d’une façon plus particulière.

    A la sortie de l’audience, le service d’ordre a refoulé les curieux dans les rues avoi­sinant la place Saint-Denis; le groupe d’anarchistes dont il est parlé plus haut s’est maintenu compact et nous avons été prévenus à ce moment que ces individus proje­taient de lancer des pétards dans l’escorte au moment du passage des prisonniers.

    Nous nous sommes mis alors en contact immédiat avec eux, ce qui les a fait quelque peu protester, mais les a empêchés de se livrer à des manifestations.

    Apres le passage des prisonniers, le groupe a remonté la rue des Trois-Cailloux, toujours surveillé par nous; un petard absolument inoffensif a été alors jeté, mais nous n’avons pu distinguer l’auteur de cette fumisterie car plus de 2000 personnes se trouvaient à cet endroit.

    Le groupe s’est ensuite dirigé en chantant l’lnternationale vers la rue Saint Roch, où il est entré au local du journal anarchiste Germinal.palais de justice d\'Amiens

    Lorsque nous avons été certains qu’aucune manifestation n’était plus à redouter, nous avons levé la surveillance; il etait alors 1 heure du matin.

    Les acquittés, au nombre de cinq, ont quitté Amiens par le train de 4 h 09 ; ils avaient manqué le précédent.

    Doyen


    votre commentaire
  • L\'illégaliste est-il notre camarade ?Vieux militant de l’anarchisme, Emile Armand professe tout au long de sa vie ses théories individualistes après un bout de chemin à l’Armée du Salut, du côté des anarcho-chrétiens et des communistes libertaires. Mais, dès le début du XXe siècle, il reprend à son compte et développe les préceptes de Libertad, l’anarchie se vivant au présent et dans l’immédiateté. Ardent défenseur de la camaraderie amoureuse et de l’amour libre, il s’est aussi maintes fois prononcé sur le problème de la jouissance immédiate des richesses et de la reprise individuelle. La réponse à la question qu’il pose, en 1927 (ou 1923), dans sa brochure L’illégaliste est-il notre camarade ? ne pouvait être qu’affirmative. A cette époque, Ernest Lucien Juin, de son vrai nom, a repris depuis 1922 l’En Dehors de Zo d’Axa, qu’il fait paraître pendant dix sept ans. Et, s’il ne se déclare pas totalement enthousiaste  vis-à-vis de l’illégalisme, force est de constater que, quelques années après la bande à Bonnot, il ne condamne pas pour autant le vol et la violence en politique. Bien au contraire, le verdict est même plutôt clément vis-à-vis des cambrioleurs et autres libertaires fraudeurs. “Le droit de vivre” d’Alexandre Jacob en 1905 rejoint finalement l’argumentaire de la brochure d’Armand en 1927. La question d’un rapport entre les deux hommes nous apparaît ainsi d’autant plus logique que ceux-ci ont très bien pu se fréquenter aux Causeries Populaires qu’animaient Libertad et ses amis à Paris. Jacob est mentionné dans la note n°3 de la brochure. Armand explique que les propos de Jacob lors du procès d’Amiens ont pu créer un net courant de sympathie en faveur de ses actes illégaux. Quoi qu’il en soit, le rapport est réel après le second conflit mondial. C’est Armand, dans son journal L’Unique, qui fait publier à titre posthume en 1954 la lettre du cambrioleur à la retraite Jacob au procureur de Marseille dans laquelle l’ancien bagnard dénonce les gains illégaux des trop-perçus dans les greffes de France et de Navarre. L’illégaliste est  bien l’ami d’Armand et des anarchistes.

     

     

    Emile ArmandL’illégaliste anarchiste est-il notre camarade ?

    Emile Armand

    Editions de l’En-dehors

    Paris et Orléans, 1927 ( ?)

    Lorsque nous considérons le voleur en soi, nous ne pouvons dire que nous le trouvons moins humain que les autres classes de la société. Les composants des grandes bandes de voleurs ont entre eux des relations fortement entachées de communisme. S’ils représentent une survivance d’un âge antérieur, on peut aussi les considérer comme les précurseurs d’un âge meilleur dans l’avenir. Ils savent, dans toutes les villes, où s’adresser pour être accueillis et cachés, Ils se montrent, jusqu’à un certain point, généreux et prodigues à l’égard de ceux de leur milieu. S’ils considèrent les riches comme leurs ennemis naturels, comme une proie légitime, point de vue assez difficile à contredire, un grand nombre d’entre eux sont animés de l’esprit de Robin des Bois: à l’égard des pauvres, maints voleurs font preuve de bon cœur.
    (Edward Carpenter: Civilisation, its Cause and Cure.)

    Je ne suis pas un enthousiaste de l’illégalisme. Je suis un alégal. L’illégalisme est, à tout prendre, un pis aller dangereux pour celui qui s’y adonne même temporairement, un pis aller qui n’est ni à prôner ni à préconiser. Mais la question que je me propose d’étudier n’est pas de se demander si la pratique d’un métier illégal est périlleux ou non, mais si l’anarchiste qui se procure son pain quotidien en recourant à des métiers réprouvés par la police ou des tribunaux a raison ou tort de s’attendre à ce que l’anarchiste qui accepte de travailler au compte d’un patron le traite en camarade. En camarade dont on défend le point de vue au grand jour et qu’on ne renie pas quand il tombe dans les griffes des policiers ou sous la coupe des jugeurs. (A moins qu’il ne demande qu’on fasse le silence sur son cas).

    L’anarchiste qui fait de l’illégalisme ne veut pas en effet qu’on le traite en «parent pauvre» qu’on n’ose pas avouer publiquement parce que cela ferait tort à la cause anarchiste — parce que ne pas se séparer de lui quand les représentants de la vindicte capitaliste s’acharnent sur lui risquerait d’éloigner du mouvement anarchiste la sympathie des syndicalistes ou la clientèle des anarchisants petits-bourgeois.

    C’est à dessein que l’anarchiste illégaliste s’adresse à son camarade exploité par le patron, c’est-à-dire qui se sent exploité. Il ne s’attend que peu ou prou à être compris par ceux qui font un travail qui est de leur goût. parmi ceux-là, il range le doctrinaire et le propagandiste anarchistes qui répandent, défendent, exposent des idées qui répondent à leurs opinions, — c’est à souhaiter du moins. Quand même ils ne retireraient de leur labeur qu’un maigre, très maigre salaire, leur situation morale n’est pas comparable à la position d’un anarchiste travaillant sous la surveillance d’un contremaître et obligé de subir toute la journée la promiscuité d’humanités dont la fréquentation lui est antagoniste. Voilà pourquoi l’anarchiste illégaliste dénie à celui qui fait un travail qui lui plaît de porter un jugement sur sa profession en marge de la loi.

    Tous ceux qui font une propagande écrite ou orale à leur goût, tous ceux qui exercent une profession qui leur convient, oublient trop souvent qu’ils sont des privilégiés par rapport à la grande masse des autres, leurs camarades, ceux qui sont contraints de s’atteler du matin au soir, et du premier janvier à la Saint-Sylvestre, à des tâches pour lesquelles ils ne se sentent aucun goût. (1)

    L’anarchiste illégaliste prétend qu’il est tout autant un camarade que le petit commerçant, le secrétaire de mairie ou le maître de danse qui ne modifient en rien et pas plus que lui les conditions de vie économique du milieu social actuel. Un avocat, un médecin, un instituteur peuvent envoyer des articles à un journal anarchiste et faire des causeries dans de petits cercles libertaires, ils n’en restent pas moins les soutiens et les soutenus du système archiste, qui leur a délivré le monopole leur permettant d’exercer leur profession et aux réglementations duquel ils sont obligés de se soumettre s’ils veulent continuer leur métier.

    Il n’est pas exagéré de dire que tout anarchiste qui accepte d’être exploité au compte d’un patron particulier ou du patron-État, commet un acte de traîtrise à l’égard des idées anarchistes. En effet, dans tous les cas, il renforce la domination et l’exploitation, il contribue à maintenir l’archisme en existence. Sans doute, prenant conscience de ses inconséquences, il s’efforce de racheter ou de réparer sa façon de se conduire en faisant de la propagande; mais quelle que soit la propagande que fasse un exploité, il demeure toujours  un complice de l’exploiteur, un coopérateur au système d’exploitation qui régit les conditions dans lesquelles a lieu la production.

     Voilà pourquoi il n’est pas exact de dire que l’anarchiste «qui travaille», qui se soumet au système de domination et d’exploitation en vigueur est une victime. Il  est un complice tout autant qu’une victime. Tout exploité, légal ou illégal, coopère à l’état d’exploitation; tout dominé, légalement ou illégalement, coopère à l’état de domination. Il n’y a pas de différence entre l’ouvrier anarchiste qui a gagné 175.000 ou 200.000 francs en trente ans de travail et, sur ses économies, s’est acheté une bicoque à la campagne, et l’anarchiste illégaliste qui s’empare d’un coffre-fort contenant deux cent mille francs et acquiert avec cette somme une maison sur le bord de la mer. L’un et l’autre ne sont des anarchistes que verbalement, il est vrai, mais la différence qui existe entre eux est que l’anarchiste ouvrier se soumet aux termes du contrat économique que les dirigeants du milieu social lui imposent, tandis que l’anarchiste cambrioleur ne s’y soumet pas.

    La loi protège autant l’exploité que l’exploiteur, le dominé autant que le dominateur dans les rapports sociaux qu’ils ont entre eux, et, dès lors qu’il se soumet, l’anarchiste est aussi bien protégé dans ses biens et dans sa personne que l’archiste; la loi ne fait pas de distinction entre l’archiste et l’anarchiste si tous les  deux obtempèrent aux injonctions du contrat social. Qu’ils le veuillent ou non, les anarchistes qui se soumettent, patrons, ouvriers, employés, fonctionnaires, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission; quand elles contraignent, par la persuasion morale, ou par la force de la loi, l’employeur archiste à payer son employé anarchiste, les forces de conservation sociale se soucient peu qu’en son for intime ou extérieurement même le salarié soit hostile au système du salariat…

    Au contraire, l’insoumis, le réfractaire au contrat social, l’anarchiste illégal a contre lui toute l’organisation sociale, quand il se met, pour «vivre sa vie» à brûler les étapes pour arriver tout de suite au but que n’atteindra que plus tard ou jamais l’anarchiste soumis. Il court un risque énorme et il est équitable que ce risque soit compensé par un résultat immédiat; si résultat il y a.

    Le recours à la ruse que pratique constamment l’anarchiste illégaliste est un procédé qu’emploient tous les révolutionnaires. Les sociétés secrètes sont un aspect de la ruse. Pour afficher des placards subversifs, on attend que les agents déambulent dans un autre secteur. Un anarchiste qui s’en va en Amérique cèle son point de vue moral, politique, philosophique. Quel qu’il soit, apparemment soumis ou franchement insoumis, l’anarchiste est toujours un illégal par rapport à la loi; lorsqu’il propage ses idées anarchistes, il contrevient à la loi spéciale qui réprime la propagande anarchiste, plus encore, de par sa mentalité anarchiste, il s’oppose à la loi écrite elle-même considérée en son essence, car la loi est la concrétion de l’archisme (2).

    A l’anarchiste soumis qui sent qu’il est soumis, l’anarchiste insoumis ne peut manquer d’être sympathique ; dans son attitude illégale, l’anarchiste qui n’a pu ou voulu rompre avec la légalité se reconnaît, réalisé logiquement. Le tempérament, les réflexions de l’anarchiste soumis peuvent le mener à désapprouver certains gestes accomplis par les insoumis, jamais à lui rendre l’insoumis personnellement antipathique. (3)

    A l’anarchiste révolutionnaire qui lui reproche de chercher tout de suite son bien-être au point de vue économique, l’illÈgaliste rétorque que lui, révolutionnaire, ne fait pas autre chose. Le révolutionnaire économique attend de la révolution une amélioration de sa situation économique personnelle; sinon, il ne serait pas révolutionnaire; la révolution lui donnera ce qu’il espérait ou ne le lui donnera pas, comme une opération illégale fournit ou ne fournit pas à celui qui l’exécute ce qu’il en escomptait. C’est une question de date, tout simplement. Même quand la question économique n’entre pas en jeu, on ne fait une révolution que parce que l’on s’attend  personnellement à un bénéfice, à un avantage religieux, politique, intellectuel, éthique peut-être. Tout révolutionnaire est un égoïste.

     

    L’explication des actes de  reprise commis par les illégalistes a-t-elle une influence défavorable sur la propagande anarchiste, en général et en particulier ?

    Pour répondre à cette objection, qui est la plus importante de toutes, il faut ne pas
    perdre de vue un seul instant que l’unité humaine trouve en venant au monde ou en pénétrant dans un pays quelconque, des conditions de vie économique qui lui sont imposées. Quelles que soient ses opinions, il lui faut se soumettre, pour vivre
    tranquillement (ou mourir), à une contrainte. Là où il y a contrainte, le contrat
    n’est plus valide, puisqu’il est unilatéral, et les codes bourgeois reconnaissent eux-mêmes qu’un engagement souscrit sous l’empire de la menace est sans valeur légale. L’anarchiste donc se trouve constamment en situation de légitime défense contre les exécutifs ou les partisans du contrat économique imposé. On n’a jamais entendu un anarchiste exerçant un métier illégal préconiser une société basée sur le banditisme universel, par exemple. Sa situation, ses gestes sont uniquement relatifs au contrat économique que les capitalistes ou les unilatéraux imposent même à ceux que ses clauses révoltent. L’illégalisme des anarchistes n’est que transitoire: un pis aller.

    Si le milieu social concédait aux anarchistes la possession inaliénable du moyen de production personnel, s’ils pouvaient disposer librement et sans aucune restriction fiscale (impôt, douanes, octrois), de leur produit, s’il les laissait employer entre eux une valeur d’échange que ne frapperait aucune taxe, tout cela à leur risques et périls, l’illégalisme, à mon sens, ne se  comprendrait plus (l’illégalisme économique, s’entend) L’illégalisme économique est donc purement accidentel (4).

    D’ailleurs économique ou autre, l’illégalisme est fonction du légalisme. Le jour où l’autorité aura disparu, — l’autorité politique, intellectuelle, économique — les illégalistes auront disparu également.

    C’est dans cette voie qu’il faut s’orienter pour que l’explication des gestes illégalistes profite à la propagande anarchiste.

    Tout anarchiste, soumis ou non, considère comme un camarade celui d’entre les siens qui refuse d’accepter la servitude militaire. On ne s’explique pas que son attitude change quand il s’agit du refus de servir, économiquement parlant.

    On conçoit fort bien que des anarchistes ne veuillent pas contribuer à la vie économique d’un pays qui ne leur accorde pas la possibilité de s’exprimer par la plume ou par la parole, qui limite leurs facultés ou leurs possibilités de réalisation ou d’association, dans quelque domaine que ce soit. Alors qu’eux ils entendraient laisser les non anarchistes se comporter à leur guise. Les anarchistes qui consentent à participer au fonctionnement économique des sociétés où ils ne peuvent vivre à leur gré sont des inconséquents. On ne comprend pas qu’ils objectent à ceux qui se rebellent contre cet état de choses.

    Le réfractaire à la servitude économique se trouve obligé par l’instinct de conservation, par le besoin et la volonté de vivre, de s’approprier la production d’autrui. Non seulement cet instinct est primordial, mais il est légitime, affirment les illégalistes, comparé à l’accumulation capitaliste, accumulation dont le capitaliste, pris personnellement, n’a pas besoin pour exister, accumulation qui est une superfluité. Maintenant, qui est cet «autrui», auquel l’illÈgaliste raisonné s’attaque, — l’anarchiste qui exerce une profession illégale ? Cet «autrui», mais ce sont ceux qui veulent que les majorités dominent ou oppriment les minorités, ce sont les partisans de la domination ou de la dictature d’une classe ou d’une caste sur une autre, ce sont les électeurs, les soutiens de l’État, des monopoles et des privilèges qu’il implique. Cet autrui en réalité est un ennemi pour l’anarchiste — un irréconciliable adversaire. Au moment où, économiquement, il s’en prend à lui, l’anarchiste illégaliste ne voit plus en lui, ne peut plus voir en lui qu’un instrument du régime archiste.

    Ces explications fournies, on ne saurait donner tort à l’anarchiste illégaliste qui se  considère comme trahi lorsque l’abandonnent ou s’insoucient d’expliquer son attitude les anarchistes qui ont préféré suivre  un chemin moins périlleux que celui sur lequel il s’est engagé.

     

    Je répète que j’ai dit en commençant ces lignes; puisque pis aller il y a, celui offert par l’illégalisme est dangereux au plus haut point et il faudrait démontrer qu’il rapporte plus qu’il ne coûte, ce qui est un cas tout à fait exceptionnel. L’anarchiste illégaliste qui est jeté en prison n’a aucune faveur à espérer, au point de vue libération conditionnelle ou réduction de peine; son dossier, comme on dit est marqué à l’encre rouge. Mais cette mise en garde faite, il faut encore signaler que l’illégalisme exige, pour être pratiqué sérieusement, un tempérament exceptionnellement trempé, un sang-froid, une sûreté de soi qui ne sont pas l’apanage de tous. Comme pour toutes les expériences de la vie anarchiste qui ne cadrent pas avec la routine de l’existence quotidienne, il est à redouter que la pratique illégaliste s’empare à un point tel de la volonté et de la pensée de l’illÈgaliste qu’elle le rende insensible à toute autre activité, à toute autre attitude. Il en est d’ailleurs de même pour certains petits métiers légaux qui épargnent à celui qui les exerce la présence à l’usine ou au bureau.

    CONCLUSIONS

    Les anarchistes économiques, les dirigeants et les gouvernants économiques imposent aux travailleurs des conditions de  travail incompatibles avec la notion anarchiste de la vie, c’est-à-dire avec l’absence d’exploitation de l’homme par l’homme. En principe, un anarchiste refuse de se laisser imposer des conditions de travail, de se laisser exploiter: il n’accepte qu’à la condition d’abdiquer, de se soumettre.

    Et il n’y a pas de différence entre se soumettre à payer l’impôt, se soumettre à l’exploitation et se soumettre au service militaire.

    Que la majeure partie des anarchistes  se soumettent, c’est entendu. «On obtient davantage de la légalité en rusant avec elle, en la trompant, qu’en la bravant de front.»  C’est exact. Mais l’anarchiste qui ruse avec la loi n’a à faire ni le fier ni le mariole, Ainsi faisant, il échappe aux dangereuses conséquences de l’insoumission, aux bagnes, au «plus abject des esclavages». Mais s’il n’a pas à subir tout cela, l’anarchiste soumis a à compter avec la «déformation professionnelle»; à force d’être extérieurement conformes à la loi, nombre d’anarchistes finissent par ne plus réagir du tout et passer de l’autre côté de la barricade. Il faut un tempérament exceptionnel pour ruser avec la loi sans se laisser prendre dans le filet de la légalité !

    Quant à l’anarchiste-producteur dans le milieu économique actuel, c’est un mythe. Où sont les anarchistes qui produisent des valeurs antiautoritaires ? Presque tous les anarchistes concourent par leur production à maintenir l’état de choses économique. On ne me fera jamais croire que l’anarchiste qui construit prisons, casernes, églises; fabrique armes, munitions, uniformes; imprime codes, journaux politiques, livres religieux, les manutentionne, les transporte, les vend, fait de la production anti-autoritaire. Même l’anarchiste qui confectionne des objets de première nécessité à l’usage des électeurs et des élus ment à ses convictions.

    Il n’échet pas non plus à des propagandistes verbaux ou hommes de plume d’accuser les individualistes obscurs de retirer du bénéfice matériel de leurs idées. Ne comptent-ils pour rien le bénéfice «moral» et parfois pécuniaire que leur procurent leurs efforts ? La renommée colporte leurs noms «d’un bout du monde à l’autre bout» ; ils ont des disciples, des traducteurs, des diffamateurs, des persécuteurs. Pourquoi donc comptent-ils tout  cela ?

    Je trouve équitable que toute peine reçoive salaire, dans tous les domaines ; il est équitable que si on pâtit de ses opinions, on en retire aussi du profit. Ce qui importe, c’est que par violence, tromperie, ruse, vol, fraude, ou imposition d’aucune sorte, ce profit ne se réalise pas au détriment ni aux griefs et torts de ses camarades, de ceux de «son monde».

    Dans le milieu social actuel, l’anarchie s’étend de Tolstoï à Bonnot: Warren, Proudhon, Kropotkine, Ravachol, Caserio, Louise Michel, Libertad, Pierre Chardon, Tchorny, les tendances qu’ils représentaient ou que représentent certains animateurs ou impulseurs vivants, dont les noms importent peu, sont comme les nuances d’un arc-en-ciel où chaque individualité  choisit la teinte qui plaît davantage à sa vision.

    En se plaçant au point de vue strictement individualiste anarchiste — et c’est par là que je conclurai, le critérium de la camaraderie ne réside pas dans le fait qu’on est employé de bureau, ouvrier d’usine, fonctionnaire, camelot, contrebandier ou cambrioleur — il réside en ceci que légal ou illégal, MON camarade cherchera d’abord à sculpter son individualité propre, à diffuser les idées anti-autoritaires partout où il le pourra, enfin — en se rendant la vie entre affinitaires la plus agréable qui soit — à réduire à un minimum de plus en plus faible la souffrance inutile et évitable. 

    Notes

    (1) Un jour, à Bruxelles, je discutai la question avec Élisée Reclus. Il me dit, en forme de conclusion: «Je fais un travail qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas.»
    (2) Bien que je ne possède pas les statistiques voulues, la lecture des journaux anarchistes indique que le chiffre des condamnés à tort au à raison — à la prison, au bagne, à l’échafaud, ou tués sur-le-champ — pour faits d’agitation anarchiste révolutionnaire (dont la «propagande par le fait») laisse loin derrière lui le nombre des condamnés, à tort ou raison, ou tués sur-le-champ, pour illégalisme. Dans ces condamnations, les théoriciens de l’anarchisme révolutionnaire ont une large responsabilité, car ils n’ont jamais entouré  la propagande en faveur du geste révolutionnaire des réserves qu’opposent à la pratique de l’illégalisme les «explicateurs» sérieux du geste illégaliste.
    (3) L’anarchiste dont l’illégalisme s’attaque à l’État ou à des exploiteurs reconnus n’a jamais indisposé «l’ouvrier»  à l’égard de l’anarchisme. Je me trouvais à Amiens lors du procès Jacob, qui s’en prit souvent à des officiers coloniaux ; grâce aux explications de Germinal, les ouvriers amiénois étaient très  sympathiques à Jacob et aux idées de reprise individuelle. Même non anarchiste, l’illégal qui s’en prend à un banquier, à un usinier, à un manufacturier, à une trésorerie, à un fourgon postal, etc., est sympathique aux exploités qui considèrent comme des valets ou des mouchards les salariés qui défendent les écus ou le papier-monnaie de leur patron, particulier ou État. Des centaines de fois, il m’a été donné de le constater.
    (4) Socialement parlant, le jour où les frais de garde de la propriété seront supérieurs à ce qu’elle rapporte, la propriété fille de l’exploitation aura disparu.


    votre commentaire
  • Rabelais, ce grand maître, avait écrit au fronton de l’abbaye de Thélème : « Fais ce que tu veux. » C’était là affirmation libertaire, puisqu’elle voulait signifier que les habitants de l’abbaye entendaient ne vouloir être ni maîtres, ni esclaves. Étendue, cette affirmation pouvait signifier que le milieu qui allait s’instaurer éliminerait toute prescription, toute interdiction qui s’exerceraient par voie de contrainte ou de répression.

    Ni chef qui commande, ni soldat qui obéit ; l’autorité qu’on exerce et celle qu’on supporte étaient tenues en égale horreur.

    Cela veut dire aussi que l’anarchiste n’accepte aucune violence et entend n’en pratiquer soi-même sur personne.

    La violence n’est pas anarchiste. Cette négation, il faut la réhabiliter au sein de l’anarchisme, car trop d’aigris, de mécontents, de révoltés d’une heure se sont abrités sous l’égide de cet idéal pour couvrir des gestes ou des actes qui n’avaient rien à voir avec les idées libertaires.

    Je n’entends cependant point jeter la pierre à ceux qui, acculés par une société criminelle, se virent dans l’obligation d’user de moyens violents pour se défendre. Je comprends leur déterminisme. Produits d’un milieu dont ils étaient les victimes, il était normal qu’ils se décident d’user des moyens que la société n’avait cessé de faire prévaloir et d’utiliser trop souvent pour les mater. L’exemple venait de haut, il fut utilisé par ceux qui, las d’être sacrifiés, se jurèrent de retourner ces mêmes méthodes contre leurs oppresseurs.

    Le coupable est mal venu de protester de nos jours puisque son imprévoyance, son égoïsme, sa soif de pouvoir et d’autorité ont fait qu’il a donné naissance à des sentiments discutables sans doute, mais justifiables par certains côtés. Que les maîtres s’en prennent à eux-mêmes avant tout lorsqu’il leur arrive d’être quelque peu secoués par les révoltés de tout un monde indigné de tant de bassesse, de lâcheté et d’orgueil !

    Mais déjà pointe sur vos lèvres cette question pressante qui se devine aisément :

    Les anarchistes n’ont-ils jamais jeté des bombes ?

    Certes, les anarchistes ont jeté des bombes. L’époque de « la propagande par le fait » n’est pas une légende inventée de toutes pièces par ceux-là même qui devaient en déformer ou en triturer les mobiles, qui poussèrent certains anarchistes à ces actes désespérés.

    Les lanceurs de bombes eurent leurs apologistes. Des écrivains tels que Paul Adam et Laurent Tailhade n’hésitèrent point à exalter leurs faits et gestes, tandis que toute une meute se ruait à leurs chausses pour les accabler et les vouer aux gémonies.

    Avec le recul du temps, comme ces bombes paraissent puériles et inoffensives à côté des engins puissants utilisés par les armées modernes ! Songez aux bombes atomiques, voyez Hiroshima et, si vous en avez l’envie, jugez ! Où est le criminel ?

    Mais si les uns furent exécutés et voués au mépris, les autres furent glorifiés et décorés ; ainsi le veut une certaine civilisation.

    D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’il y eut quelques lanceurs de bombes anarchistes que, nécessairement, l’on doit formuler à l’encontre de l’anarchisme l’accusation de violence, et de prétendre qu’il n’est rien que violence.

    Je ne porterai point de jugement pour ou contre les tyrannicides, mais il me sera permis cependant de faire remarquer que bon nombre d’actes individuels de violence politique, mis au compte des anarchistes, n’eurent point des anarchistes pour auteurs.

    Il fut une époque où l’anarchisme avait bon dos. Dès qu’un attentat était perpétré, on ne devait point chercher plus loin : le coupable avait signé lui-même son acte, c’était un anarchiste. La légende a perduré et, de nos jours, les plumitifs de la presse bien pensante ont tellement déformé l’information que l’opinion publique reste convaincue que seuls les anarchistes sont capables de tels gestes.

    Pourtant, qu’on relise l’histoire, elle est toute jonchée de crimes et d’assassinats : princes et rois, grands de la cour et de l’Église, meurtres religieux. Voyez les martyrs immolés pour le prestige et les ambitions, les meurtres politiques d’hier et d’aujourd’hui, depuis Brutus jusqu’à Staline, sans oublier Mussolini et Hitler.

    Quelle hécatombe et combien infinitésimaux se révèlent alors les attentats anarchistes par rapport à la multitude de ceux commis par tout un monde aux idées et opinions les plus diamétralement opposées !

    Il faut le redire afin d’extirper cette pensée courante qui s’est ancrée chez beaucoup : les anarchistes n’ont pas le monopole de la violence.

    Sans doute, les anarchistes ne sont pas de bois ; hommes tout comme le reste des humains, ils opposent une sensibilité souvent plus grande que certains au mal et à l’injustice. Plus que d’autres, ils ressentent l’oppression, et leurs réflexes plus vifs les conduisent à formuler leurs protestations plus violemment parfois.

    Affaire de tempérament individuel et qui n’est pas exclusif lui non plus à l’anarchiste, mais ceci n’est point l’expression de la théorie anarchiste en particulier.

    Situant admirablement le problème dans son A.B.C. de l’anarchisme, mon ami Alexandre Berkman écrivait à ce sujet :

    « Vous demanderez peut-être si le fait de professer des idées révolutionnaires n’influence pas naturellement quelqu’un dans le sens de l’acte violent. Je ne le crois pas ; les méthodes violentes sont aussi employées par des gens d’opinion très conservatrice. Si des personnes d’opinion politique directement opposées commettent des actes semblables, il n’est guère raisonnable de dire que leurs idées sont la cause de tels actes.

    « Des résultats semblables doivent avoir une cause semblable, mais cette cause, ce n’est pas dans les convictions politiques qu’il faut la découvrir, mais bien plutôt dans le tempérament individuel et le sentiment général au sujet de la violence.

    « — Vous avez peut-être raison quand vous parlez de tempérament, direz-vous. Je vois bien que les idées révolutionnaires ne sont pas la cause des actes politiques de violence, sinon tout révolutionnaire commettrait de tels actes. Mais ces vues révolutionnaires ne justifient-elles pas dans une certaine mesure ceux qui commettent de tels actes ?

    « — Cela peut sembler vrai à première vue. Mais, si vous y réfléchissez, vous verrez que c’est une idée entièrement inexacte. La meilleure preuve en est que les anarchistes qui ont exactement les mêmes idées au sujet du gouvernement et de la nécessité de son abolition sont souvent d’opinion différente sur la question de la violence. Ainsi les anarchistes tolstoïens et la plupart des individualistes condamnent la violence politique, tandis que d’autres anarchistes l’approuvent, du moins la justifient ou l’expliquent.

    « De plus, beaucoup d’anarchistes qui croyaient autrefois à la violence, comme moyen de propagande, ont changé d’opinion à ce sujet et n’approuvent plus de telles méthodes.

    « Il y eut une époque, par exemple, où les anarchistes préconisaient les actes de violence individuelle connus sous le nom de « propagande par le fait ». Ils ne s’attendaient pas à changer, par de tels actes, le système gouvernemental et capitaliste en un système anarchiste et ne pensaient pas non plus que la suppression d’un despote abolirait le despotisme. Non, le terrorisme était considéré comme un moyen de venger les maux dont souffrait le peuple, d’inspirer la crainte à l’ennemi et d’attirer l’attention sur le mal contre lequel l’acte de terreur était dirigé. Mais la plupart des anarchistes ne croient plus aujourd’hui à la « propagande par le fait » et n’approuvent pas des actes de cette nature.

    « L’expérience leur a appris que, bien que de telles méthodes aient pu être justifiées et utiles autrefois, les conditions de la vie moderne les rendent inutiles et même dangereuses pour la diffusion de leurs idées. Mais leurs idées restent les mêmes, ce qui signifie bien que ce n’est pas l’anarchisme qui leur avait inspiré leur attitude de violence. Cela prouve que ce ne sont pas certaines idées ou certains « ismes » qui conduisent à la violence, mais que ce sont d’autres causes.

    « Il nous faut donc regarder ailleurs pour trouver l’explication convenable. Comme nous l’avons vu, des actes de violence politique ont été commis non seulement par des anarchistes, des socialistes et des révolutionnaires de tout genre, mais aussi par des patriotes et des nationalistes, des démocrates et des républicains, des suffragettes, des conservateurs et des réactionnaires, par des monarchistes et des royalistes et même par des hommes aux opinions religieuses et des chrétiens dévots. »

    ―O―

    Mais je voudrais mieux encore faire comprendre la véritable signification de l’anarchisme.

    N’a-t-on pas écrit les pires insanités sur cet idéal en affirmant qu’il n’est que désordre, alors que le désordre et la violence sont engendrés par le capitalisme et les États ?

    On ne le dira jamais assez, l’anarchisme, c’est l’ordre sans gouvernement ; c’est la paix sans violence. C’est le contraire précisément de tout ce qu’on lui reproche, soit par ignorance, soit par mauvaise foi.

    Il est difficile d’empêcher quelqu’un d’être de mauvaise foi, mais il n’est pas impossible, lorsqu’on a éclairé ceux qui ignoraient ce qu’est l’anarchie, que les gens de mauvaise foi soient mis dans l’impossibilité de continuer à nier par les mensonges qu’ils débitent sachant que ce qu’ils disent est faux et erroné.

    Nous allons éclairer la lanterne de certains et, pour ce faire, cueillir dans les écrits des principaux théoriciens de l’anarchisme tout ce qui se rapporte à la violence et à la non-violence, ainsi ferons-nous oeuvre utile.

    Ces critériums n’ont point la prétention de faire apparaître l’anarchisme sous un aspect bon enfant qui servirait l’idée que je me suis proposé d’exprimer. Ils ne visent qu’à montrer, comme l’écrivait Zencker, que « la violence et la propagande par le fait ne sont pas inséparablement liées à l’anarchisme », tandis que Mackay, lui, est plus affirmatif, puisqu’il n’hésite pas à écrire dans les Anarchistes : « L’anarchisme rejette la violence et la propagande par le fait. »

    W. Godwin, s’il n’appelle pas anarchisme sa doctrine sur le droit, l’État et la propriété, n’en fut pas moins amené à considérer l’État comme une institution juridique contraire au bien-être universel, et la propriété le plus grand obstacle au bien-être de tous.

    « Le vrai sage, écrira-t-il dans Recherches sur la justice en politique et sur son influence sur la vertu et le bonheur de tous, ne recherche que le bien-être universel. Ni égoïsme, ni ambition ne le poussent, ni la recherche des honneurs, ni celle de la gloire. Il ne connaît pas la jalousie. Ce qui lui ravit le repos de l’âme, c’est le fait de considérer ce qu’il atteint relativement à ce qu’il a à atteindre et non à ce que les autres ont atteint.

    « Mais le bien est un but absolu ; s’il est accompli par quelqu’un d’autre, le sage n’en est pas déçu. Il considère chacun comme un collaborateur, personne comme un rival » (page 361).

    Pour réaliser ce changement qui sera le bien-être de tous, W. Godwin veut convaincre les hommes et il pense que tout autre moyen doit être rejeté.

    « La force des armes sera toujours suspecte à notre entendement, car les deux partis peuvent l’utiliser avec la même chance de succès. C’est pourquoi il nous faut abhorrer la force. En descendant dans l’arène, nous quittons le sûr terrain de la vérité et nous abandonnons le résultat au caprice et au hasard. La phalange de la raison est invulnérable : elle avance à pas lents et sûrs et rien ne peut lui résister. Mais si nous laissons de côté nos thèses et si nous prenons les armes, notre situation change. Qui donc, au milieu du bruit et du tumulte de la guerre civile, peut présager du succès ou de l’insuccès de la cause ? Il faut donc bien distinguer entre instruction et excitation du peuple. Loin de nous l’irritation, la haine, la passion ; il nous faut la réflexion calme, le jugement sobre, la discussion loyale » (page 203).

    Voici maintenant P.-J. Proudhon, considéré par beaucoup comme le père de l’anarchisme. Qu’écrit-il dans son livre De la Justice ?

    « Se faire justice à soi-même et par l’effusion du sang est une extrémité qui existe peut-être chez les Californiens, rassemblés d’hier pour la recherche de l’or, mais dont la fortune de la France nous préserve » (page 466).

    Et il ajoute :

    « Malgré les violences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liberté ait besoin désormais, pour revendiquer ses droits et venger ses outrages, d’employer la force, la raison nous servira mieux ; la patience, comme la Révolution, est invincible ! » (pages 470-471).

    L’auteur de L’Unique et sa propriété, l’individualiste Max Stirner, n’a pas hésité d’affirmer, avec beaucoup de pertinence, que la loi suprême pour chacun de nous est le bien-être individuel. Pour y arriver, la transformation intérieure de l’individu est la condition sine qua non. Il ne nie pas la valeur de la force puisqu’il la trouve une belle chose, utile dans bien des cas, et il écrit : « On va plus loin avec une main pleine de force qu’avec un sac plein de droit. » Sans doute, mais encore y aurait-il lieu de préciser ce que Stirner entend par force, cette force au-dessus des lois qui semble effrayer tant de gens légaux, car le stirnérisme est l’irrespect même de tout ce qui est droit et État.

    Restons en compagnie des individualistes anarchistes, et voyons ce qu’ils ont écrit sur la violence et la non-violence afin que chacun puisse ainsi se faire une idée d’ensemble de ce que les anarchistes de toutes les écoles, de toutes tendances ont formulé sur la violence.

    Benjamin R. Tucker n’hésite pas à affirmer que la violence se justifie si la liberté de parole et celle de la presse sont supprimées ; mais il ajoutera qu’« il ne faut user de la violence que dans des cas extrêmes ». La révolution sociale, il l’entrevoit par l’opposition d’une résistance passive, ce qu’il appelle plus communément le refus d’obéissance.

    « La résistance passive est l’arme la plus puissante que l’homme ait jamais maniée dans la lutte contre la tyrannie. »

    Plus loin il dira, entre autres choses : « La violence vit de rapines, elle meurt si ses victimes ne se laissent plus dérober. »

    André Lorulot, dans les Théories anarchistes, écrit : « Ce n’est pas en violentant et en frappant les hommes que nous voulons affranchir, que ce but rénovateur sera atteint. Ils croiront davantage au contraire à la nécessité du despotisme et approuveront toutes les entreprises liberticides dirigées par des meneurs d’hommes contre les indisciplinés. »

    Cependant il ajoutait :

    « Il est impossible de blâmer et de juger qui que ce soit, car la lutte est souvent une nécessité douloureuse. Qu’elle soit cela, puisque l’heure n’est pas encore venue où les choses vont se modifier. Frappez, mais n’en faites pas un système, ni un principe. Frappez, quand c’est utile et quand vous ne pouvez pas l’éviter, partisans de la vie libre et de la rénovation humaine. Regrettons toujours d’en venir à cette nécessité et n’oublions pas que la haine injustifiée ne peut que contrarier l’oeuvre des pionniers de l’harmonie sociale » (page 241).

    E. Armand, dans son Initiation individualiste anarchiste, abordant le geste révolutionnaire et l’esprit de révolte, montre ce qui différencie l’individualisme antiautoritaire de l’organisation révolutionnaire, l’acte de l’individu et celui des manifestations révolutionnaires, émeutes ou guerres civiles. L’individualiste veut savoir pour qui et pour quoi il marche. S’il ne nourrit pas une hostilité préjudiciable contre la force, « ce n’est pas à la force qu’il en a, c’est à l’autorité, à la contrainte, à l’obligation, dont la violence est un aspect, ce qui est tout différent » (page 117).

    Stephen T. Byington, anarchiste individualiste cité par E. Armand au chapitre XI du livre précité, a exprimé ces pensées au sujet de la violence :

    « Employer la menace ou la violence contre quelqu’un de paisible, c’est ainsi qu’agissent les gouvernements et c’est un crime mais employer la violence contre un criminel, pour réprimer son usage criminel de la violence, est tout autre chose. D’une façon générale les anarchistes considèrent la spoliation et la fraude brutale comme équivalentes à la violence et justifiant de violentes représailles. »

    Stephen T. Byington poursuit son exposé en montrant que la violence contre les personnes paisibles est contraire aux principes de l’anarchisme et il affirme que l’anarchiste qui y a recours ne connaît rien à l’anarchisme.

    « Mais jamais cet emploi de la violence n’a été préconisé par les principes anarchistes, car il n’est pas un seul anarchiste qui se sente obligé de répondre à la violence par la violence sauf s’il y voit une utilité quelconque. »

    Point n’est besoin d’invoquer Tolstoï, l’apôtre de la non-violence par excellence, et qui, incontestablement, a développé dans la partie philosophique de son oeuvre, un idéal essentiellement anarchiste. S’il n’appelle pas anarchisme sa doctrine sur le droit, l’État et la propriété, il la considère comme devant être une vie libérée de toute emprise gouvernementale.

    Tolstoï répudie la violence comme moyen et la dénonce même comme contraire à toute possibilité de libération.

    « Il y a des hommes qui prétendent que la disparition de la violence ou du moins sa diminution pourrait s’effectuer si les opprimés secouaient violemment le gouvernement qui les opprime, et quelques uns d’entre eux agissent même de cette façon. Mais ils se trompent comme ceux qui les écoutent, leur activité ne fait que renforcer le despotisme des gouvernements et ces essais de libération sont à ceux-ci un prétexte favorable à l’augmentation de leur puissance. »

    L’ensemble des théoriciens anarchistes qui ont écrit sur la violence reconnaissent qu’elle n’a rien à voir avec les principes mêmes de l’anarchisme. Certains reconnaissent qu’elle peut ou doit être utilisée dans la lutte libératrice comme moyen d’action, sans jamais en faire on principe intangible.

    ―O―

    Je m’en voudrais d’omettre pour la clarté de cet examen les considérations émises par certains propagandistes anarchistes.

    Errico Malatesta, cet indomptable militant, écrivit jadis :

    « La violence n’est que trop nécessaire pour résister à la violence adverse et nous devons la prêcher et la préparer si nous ne voulons pas que les conditions actuelles d’esclavage déguisé où se trouve la grande majorité de l’humanité persistent et empirent. Mais elle contient en elle-même le péril de transformer la révolution en une mêlée brutale, sans lumière d’idéal et sans possibilité de résultats bienfaisants. C’est pourquoi il faut insister sur les buts moraux du mouvement et sur la nécessité, sur le devoir de contenir la violence dans les limites de la stricte nécessité.

    « Nous ne disons pas que la violence est bonne quand c’est nous qui l’employons et mauvaise quand les autres l’emploient contre nous. Nous disons que la violence est justifiable, est bonne, est morale, est un devoir quand elle est employée pour la défense de soi-même et des autres contre les prétentions des violents et qu’elle est mauvaise, qu’elle est « immorale » si elle sert à violer la liberté d’autrui.

    « Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. Naturellement, il ne s’agit pas seulement de la défense contre l’attaque matérielle directe, immédiate, mais contre toutes les institutions qui par la violence tiennent les hommes en esclavage.

    « Nous sommes contre le fascisme et nous voudrions qu’on le vainquît en opposant à ses violences de plus grandes violences. Et nous sommes avant tout contre tout gouvernement qui est la violence permanente.

    « Mais notre violence doit être résistance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre des bêtes.

    « Toute la violence nécessaire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis. » (Le Réveil de Genève, n° 602.)

    Sébastien Faure, dans son article, Il y a violence et… violence. (Libertaire du 21 octobre 1937), étayait la justification d’une certaine violence qu’il rattachait en tant qu’anarchiste au cas de légitime, défense.

    Son article n’était autre que la réponse faite jadis à F. Elosu (La Revue anarchiste, novembre 1922), où, là aussi, il citait un texte d’André Colomer au sujet de la justification d’une certaine violence.

    « Si la violence devait seulement. nous servir à repousser la violence, si nous ne devions pas lui assigner des buts positifs, autant vaudrait renoncer à participer en anarchiste au mouvement social ; autant vaudrait, se livrer à sa besogne d’éducationniste ou se rallier aux principes autoritaires d’une période transitoire. Car je ne confonds pas la violence anarchiste avec la force publique. La violence anarchiste ne se justifie pas par un droit ; elle ne crée pas de lois ; elle ne condamne pas juridiquement ; elle n’a pas de représentants réguliers ; elle n’est exercée ni par des agents ni par des commissaires, fussent-ils du peuple ; elle ne se fait pas respecter ni dans les écoles, ni par les tribunaux ; elle ne s’établit pas, elle se déchaîne ; elle n’arrête pas la Révolution, elle la fait marcher sans cesse, elle ne défend pas la société contre les attaques de l’individu ; elle est l’acte de l’individu affirmant sa volonté de vivre dans le bien-être, dans la liberté. »

    Mon intention n’est pas de polémiquer, mais d’exposer sans prétendre voguer sur les nuages de l’absolu.

    Je concède, volontiers, qu’il est délicat de rejeter dans son intégralité la violence, mais force m’est de constater que chez certains anarchistes partisans de la violence on veut la limiter, lui assigner une tâche toute spéciale, momentanée, car tous reconnaissent la parenté de cette violence avec l’autorité.

    Ces considérations s’expliquent, se justifient, puisque la violence gouvernementale ou étatique incarne l’autorité dont je combats la persistance. Nul ne peut prévoir dans l’évolution des choses ce que sera cette libération que certains supposent violente et d’autres pacifique.

    La synthèse évolution-révolution, jadis entrevue par Élisée Reclus la fin de son livre L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique, peut se réaliser à l’encontre de bien des prophéties.

    « … Cette vie dans un organisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde, n’est pas chose impossible et puisqu’il s’est avéré en théorie que la violence ne saurait être érigée en principe, l’effort anarchiste peut consister en tout lieu et cause à n’utiliser cette violence que dans certains buts, jusqu’à certaines limites, voire dans quel esprit. Cette violence anarchiste, Sébastien Faure la reconnaît, et il veut en indiquer la nature, les nécessités des luttes engagées, l’inébranlable déterminisme qui en fait l’obligation de l’envisager comme une fatalité regrettable, mais inéluctable. »

    Je le redis une fois de plus, ce qui a été fatalité inéluctable hier peut ne plus l’être demain. Les nécessités de réalisation d’un idéal peuvent faire envisager d’autres moyens de lutte que ceux employés jusqu’ici, et, en ce domaine, il serait puéril de rester conservateur d’une technique qui s’avérerait impuissante face à l’évolution de nouvelles méthodes de répression.

    C’est ce que mon ami Barthélemy de Ligt avait réalisé déjà. Anarchiste, il avait entrevu, après la guerre civile d’Espagne, les effroyables hécatombes que nécessiteraient les luttes pour la libération humaine.

    Nous avions eu ensemble nombre de conversations, surtout après mon retour d’Espagne et utilisant de son mieux l’apport de cette expérience, il consigna dans une brochure, Le Problème de la guerre civile, ce que lui inspiraient les besoins et les méthodes de lutte de l’heure.

    Voici ce qu’il écrivait :

    « La violence est partie intégrante du capitalisme, de l’impérialisme et du colonialisme, et ceux-ci sont par leur nature même violents, tout comme la brume par sa nature est humide. L’exploitation et l’oppression de classes et de races, la concurrence internationale pour les matières premières, etc., ne sont possibles que par l’application systématique d’une violence toujours croissante. Éliminez la violence, et toute la structure sociale actuelle s’effondrera. D’autre part, nous pouvons dire en toute sûreté, que plus la violence est employée dans la lutte de classes révolutionnaire, moins cette dernière a de chances d’arriver à un succès réel.

    « Nous acceptons la lutte pour un nouvel ordre social. Nous acceptons la lutte de classes pour autant qu’elle soit une lutte pour la justice et la liberté, et qu’elle soit menée selon des méthodes réellement humaines. Nous participons énergiquement au mouvement d’émancipation de tous les hommes et groupes opprimés. Mais nous essayons d’y introduire et d’y appliquer des méthodes de lutte en accord avec notre but. Parce que nous savons par d’amères expériences personnelles aussi bien que sociales, que lorsque dans n’importe quel domaine nous faisons usage des moyens qui sont essentiellement en contradiction avec le but poursuivi, ces moyens nous détournerons inévitablement de celui-ci, même s’ils sont appliqués avec la meilleure. intention. »

    Il nous restera à rechercher quelles seront les méthodes qui pourraient remplacer avec efficacité la lutte nécessaire et indispensable pour le renversement de l’iniquité sociale présente, méthode pacifistes et non violentes qui liquideraient la guerre, toutes les guerres.

                                                                            Hem Day


    votre commentaire
  • Bref survol de l'œuvre rynérienne

    L'œuvre de Han Ryner est forte de plus de cinquante ouvrages, livres et brochures. Elle est extrêmement variée quant à la forme. Je tente de donner dans la suite de ce texte un aperçu de cette diversité.

    Romans "première manière"

    Après deux romans de jeunesse restés inédits, Pauvre petit orgueilleux et Printemps fané, le premier ouvrage paru de Henri Ner s'intitule Chair vaincue (1889). Ces trois textes s'inspirent assez largement d'éléments autobiographiques.

    Un deuxième cycle plus sombre et plus "social" s'ouvre avec La Folie de misère (édité en 1895 mais écrit en 1889), inspiré d'un fait divers et dans lequel une mère, étranglée par la misère, finit par étrangler ses enfants. Ce qui meurt (1893) narre les tourments d'un jeune aristocrate dont les enfants s'épuisent et meurent de faiblesse consanguine. Ce livre contient un chapitre composé de petites pièces en prose à la mémoire de l'enfant perdu, délicates miniatures qui constituent le Livre de Pierre, paru en édition indépendante en 1917. Moins triste, L'Humeur inquiète (1894) est l'histoire d'un homme partagé entre deux femmes. Franchement romanesque cette fois, L'Aventurier d'amour raconte les errances amoureuses d'un héros passionné. Ecrit à la même époque que les précédents, ce livre ne paraîtra qu'en 1927.

    Ce n'est qu'en 1898 qu'Henri Ner prend le pseudonyme de Han Ryner. Deux ouvrages plus tardifs peuvent cependant se rattacher au cycle précédent. Tous deux, assez hardis pour l'époque, abordent franchement le thème de la sexualité. Le Soupçon (1900) est l'étude clinique d'un cas de jalousie obsessionnelle, et La Fille manquée (1903) s'attache aux difficultés d'un jeune homosexuel.

    Les personnages de ces romans ne sont certes pas dénués d'individualité, mais ils semblent complètement pris au piège dans leur position sociale ou leurs liens affectifs. Ner/Ryner les laisse se débattre et les observe à distance.

    Cela n'est plus du tous le cas dans les deux "romans individualistes" datant de cet époque : Le Crime d'obéir (écrit en 1895 et paru en 1900) et Le Sphinx rouge (1905). Ryner y crée un nouveau type de héros : l'individualiste réfractaire à l'ordre social qui s'insoucie de l'époque et du milieu pour vivre selon sa conscience, quelqu'en soit le prix.

    D'autres romans contemporains

    D'autres romans contemporains verront le jour après 1910. Le Père Diogène (1920) rapporte les tribulations comiques d'une sorte de Don Quichotte qui s'essaye à vivre à la manière des cyniques antiques. Amusant lui aussi, La Soutane et la veston (1932) fait le récit d'une conversion croisée au cours de laquelle un abbé et un libre-penseur s'échangeront leurs habits, leurs fonctions, et l'amour d'une femme... Ryner se moque des dogmes, quels qu'ils soient. Dans la lignée de L'Aventurier d'amour, mais avec des traits plus spécifiquement "rynériens", on trouve L'Amour plural (1927), où un Orphée moderne se partage entre de multiples bacchantes, et Prenez-moi tous ! (1932), où les mêmes personnages forment une assez grotesque "Fraternité d'amour", caricature de l'amour libre lorsque l'on prétend l'imposer. L'Orphée mythologique est quant à lui le héros d'une très curieuse "prose érotique" : Les Orgies sur la montagne (1935).

    Merveilleux, fantastique, science-fiction et épopée

    Mêlant le merveilleux à l'entomologie, L'Homme-Fourmi (1901) est l'histoire d'un homme qui pendant un an se voit métamorphosé en insecte dans la fourmilière qu'il étudiait. Une joli et fort imaginative leçon de relativisme. Touchant à la science-fiction, L'Autodidacte (1926) est la biographie de l'inventeur du "vol orthogonal" - une occasion de s'interroger sur les rapports ambigus de l'homme et de la technique. Les Pacifiques (1914) décrit une utopie non-violente dans une moderne Atlantide : un livre remarquable à une époque où l'action gandhienne n'avait pas encore donné sa pleine mesure. Avec un certain sens de l'"hénaurme", Ryner se laisse aller au délire prophétique dans Les Surhommes (1929), vision d'un lointain futur. Une autre épopée, protohistorique cette fois, reprend le mythe de la Tour de Babel, qui devient La Tour des peuples (1919), ou quand les humains se déchirent au nom de l'Amour et de la Justice. De toutes les époques et par là même intemporel, La Vie éternelle (1924) évoque les réincarnations successives de la bien-aimée du narrateur.

    Fictions biographiques ou historiques

    Bon nombre de livres de Ryner sont des biographies romancées de personnages historiques. Amant ou tyran (1939) est un journal attribuée à Marie Dorval, amante d'Alfred de Vigny, qui pose le problème de la fidélité et de la jalousie. Vigny est par ailleurs l'objet d'une brochure parue en 1909.

    L'Ingénieux hidalgo Miguel Cervantès (1926), comme son nom l'indique, se rapporte au créateur de Don Quichotte.

    Han Ryner, comme beaucoup d'autres, s'est intéressé à la figure de Jeanne d'Arc, dans des brochures de critique historique d'une part, et dans deux fictions biographiques : Jeanne d'Arc et sa mère (1950) où il relate son enfance et son adolescence, et La Pucelle au jour le jour (inédit en volume, mais paru dans les Cahiers des Amis de Han Ryner entre 1988 et 1990), journal attribué à Juvénal des Ursins, compagnon d'armes de ladite pucelle. Un autre récit est consacrée à une fausse Jeanne d'Arc, la dame des Armoises : Chère Pucelle de France ! (1930).

    Dans un registre un peu différent, Les Grandes fleurs du désert (1963) est une réécriture des Fioretti, faits et gestes édifiants et plus ou moins légendaires de François d'Assise. Après le saint, le Christ lui-même. A la suite des quatre évangélistes, Ryner écrit un Cinquième évangile (1910), où de Jésus, fils de Dieu et fils de l'Homme, il fait avant tout un homme, ni plus, ni moins.

    L'antiquité, romaine mais surtout hellénistique, est un sujet d'inspiration important pour Ryner. Il compose ainsi une vie de Pythagore, Le Fils du silence (1911), peut-être le plus ardu de ses ouvrages, et une vie de Dion Chrysostome, Bouche d'Or, patron des pacifistes (1934). Une pièce de théâtre, Le Manœuvre (1931), est consacrée au stoïcien Cléanthe, et un feuilleton, Mon frère l'empereur (paru en 1937 dans "La Patrie humaine") à l'empereur romain Othon. Un inédit, Les Singes qui dansent, est quant à lui construit autour du personnage de Pérégrinus, un cynique dont l'auteur antique Lucien de Samosate a relaté la mort. Une petite synthèse éditée en 1924, L'Individualisme dans l'Antiquité, fait le point sur ce que peuvent avoir d'individualiste, selon Ryner, certains philosophes antiques. Parmi eux : Epictète et Socrate, qu'on retrouve respectivement dans Les Chrétiens et les philosophes (1906) et Les Véritables entretiens de Socrate (1922), qui sont deux livres de dialogues.

    Dialogues

    Le dialogue est une forme prisée par Ryner . Outre les deux ouvrages précédemment cités, on peut s'en convaincre dans Les Apparitions d'Ahasvérus (1920), où est repris le mythe du Juif errant, et dans les Dialogues de la guerre, écrits durant la première guerre mondiale mais inédits en volume (un certain nombre de ces dialogues ont cependant été publiés dans les Cahiers des Amis de Han Ryner). N'oublions pas le Dialogue du mariage philosophique, opuscule ambigu paru en 1920.

    Nouvelles, paraboles et autres contes

    La seule distinction littéraire jamais obtenue de son vivant par Ryner est le titre de "Prince des Conteurs". On aura un aperçu de son art en lisant les trois recueils composant une "trilogie de diamant des philosophes" : Songes perdus (1929), Crépuscules (1930) et Dans le mortier (1932), qui racontent respectivement les rêves, la mort et le martyr d'une bonne cinquantaine de personnages de toutes les époques. Dans Les Voyages de Psychodore (1903) et Les Paraboles cyniques (1912), Ryner s'imagine un alter ego, le philosophe cynique Psychodore, héros de petits contes symboliques. Une compilation posthume puise dans ces livres : il s'agit du Florilège de paraboles et de songes (1942). Des textes inédits ou parus dans divers périodiques ont été rassemblés en 1968 dans un recueil de Contes.

    Théâtre

    Ryner a écrit plusieurs petites pièces de théâtre. Outre Le Manœuvre déjà cité, on lui doit Jusqu'à l'âme, Vive le Roy ! et Les Esclaves (toutes trois éditées en 1910) ; Le Poison (1920) ; La Beauté (1938). Un autre drame, La Vipère, fut représenté en 1918, mais reste inédit.

    Poésie

    En revanche, on ne trouve qu'un seul recueil de poésie, datant d'ailleurs de l'époque où Han Ryner signait encore du nom de Henri Ner. Il s'agit des Chants du divorce (1892). Ryner a cependant donné à des revues quelques poèmes - dont certains sont en provençal.

    Feuilletons et critique littéraire

    Ryner a écrit deux feuilletons : Mon frère l'empereur, déjà cité, et Les Mains de Dieu, roman d'aventures moyennâgeuses paru dans l'Humanité en 1917.

    Il a par ailleurs tenu la rubrique littéraire de plusieurs périodiques. Mais on doit surtout mentionner Le Massacre des Amazones (1899) et Prostitués (1904). Plus que de simples recueils d'études, il s'agit là de violents pamphlets contre la littérature alimentaire et son corollaire : l'insincérité dans l'écriture.

    Œuvres oratoires et brochures

    Ryner a prononcé un nombre important de conférences, participé à de nombreuses causeries et débats contradictoires. Ceux qui l'ont connu le décrivent comme bon orateur. Un recueil partiel de ses œuvres oratoires pour la période 1901-1919 est disponible sous le titre Face au public (1947).
    D'autres causeries ont été publiées sous forme de brochures, sur des sujets variés : littéraires (Jules Renard ou De l'humorisme à l'art classique (1910) et Un grand humoriste : Claude Tillier (1922)), philosophiques (Contre les dogmes (1903), La philosophie d'Ibsen (1904) Les premiers stoïciens (1906), Les Artisans de l'Avenir (1921), Petite causerie sur la sagesse, suivie d'une Allocution à la jeunesse (1921), Des diverses sortes d'individualisme (1922), Liberté ou déterminisme ( controverse avec A. Lorulot - 1923)), sur des personnalités (Banville d'Hostel (1924), André Ibels (1927), Elisée Reclus (1928))...
    Ryner est aussi l'auteur d'une brochure de soutien à Gaston Rolland, objecteur de conscience pendant la guerre (Une conscience pendant la guerre - l'affaire Gaston Rolland, 1923).
    N'oublions pas les brochures anticléricales ou rationalistes de l'Idée Libre (souvent des controverses) : Dieu existe-t-il ? (controverse avec l'Abbé Viollet - 1924), La vérité sur Jésus (controverse avec le Dr Couchoud - 1926), La vérité sur le supplice de Jeanne d'Arc (avec André Bourrier et Grillot de Givry - 1925), Jeanne d'Arc fut-elle victime de l'Eglise ? (1927), Credo quia absurdum (1932). Enfin, la conférence Cléricalisme et liberté (1927), parue en brochure, aurait également été gravée sur 78-tours.

    Souvenirs

    Ryner n'a pas délaissé le genre autobiographique. Deux livres posthumes sont consacrés à ses souvenirs d'enfance et d'adolescence : il s'agit respectivement de J'ai nom Eliacin (1956) et ...Aux orties (1957). Dans Le Sillage parfumé (1958), il fait revivre la mémoire de Jacques Fréhel (pseudonyme littéraire d'Alice Télot), qui fut le grand amour de sa vie. D'autres écrits autobiographiques, qui devaient former un volume intitulé Haussements d'épaules, peuvent être lus dans les Cahiers des Amis de Han Ryner. On peut aussi mentionner un tiré à part des CAHR qui reprend les lettres de Ryner au poète provençal Prosper Estieu (Une Amitié ! Prosper Estieu et Han Ryner, 1957).

    Essais divers

    Avant de se reconnaître "individualiste", Han Ryner était socialiste. En témoigne un gros volume, écrit en collaboration avec Emile Saint-Lanne : La Paix pour la vie (1892), étude sociologique où les auteurs font quelques propositions politiques, comme le pain gratuit pour tous. Après une petite anthologie parue en 1928 (Les laideurs de la religion), un livre de critique anticléricale fait le point sur les crimes de l'Eglise : L'Eglise devant ses juges (1937). Le Drame d'être deux (1924) est un essai par lettres composé avec Aurel, et s'intéresse aux problèmes de l'amour et du couple. On peut aussi mentionner une petite brochure écrite avec Georges Lanoë sur le peintre Le Marcis (Un artiste ignoré : le peintre Le Marcis, 1901)

    Essais philosophiques

    Enfin, certains essais sont purement philosophiques. Les Synthèses suprêmes (1925) donne un aperçu de la métaphysique "rêvée" par Ryner. Côté éthique, Le Petit manuel individualiste (1905), Le Subjectivisme (1909) et La Sagesse qui rit (1928) sont des exposés de plus en plus détaillés de la sagesse rynérienne. Il est à noter qu'une suite à La Sagesse qui rit, intitulée Le Rire du sage, n'a été éditée qu'en 1959 (le tirage du Rire du sage, précédé de La Sagesse qui rit a été repris en 1968 sous couverture de relais avec pour titre Un Art de vivre).

    Collaborations, réponses à des enquêtes, préfaces, traduction

    Outre sa collaboration à de nombreux périodiques, Ryner a apporté son concours à plusieurs ouvrages collectifs, en particulier à la monumentale Encyclopédie Anarchiste (1925-1933), où il signa 23 articles. On trouve aussi sa contribution à quelques livres ou brochures d'enquêtes : Peut-on vivre sans autorité ? (1923), Le communisme et la liberté (1924), mais aussi L'Outrage aux moeurs (Lionel d'Autrec, 1923)... Il préfaça encore une bonne quarantaine d'ouvrages, et rédigea des notices pour la collection "Les meilleurs livres" de chez Fayard. Enfin, il traduisit avec Alphonse Daudet le livre de Batisto Bonnet : Vie d'enfant (1895) et sa suite Le valet de ferme (1898). Il ne fut pas cité dans la préface de ce second ouvrage, ce dont il prit ombrage et se vengea dans une brochure intitulée Un plagiat posthume (1899).
    Des livres de Ryner ont été traduits en allemand, en anglais, en italien, en portugais, en roumain, sans doute en bulgare, en tout cas en esperanto et en ido, en japonais même et surtout en espagnol (plus d'une vingtaine de titres).

    A ce jour, la bibliographie la plus exhaustive est celle établie par Hem Day dans Han Ryner — Visage d'un centenaire (éd. Pensée et Action). Elle reste cependant à compléter.

    C. Arnoult
    Dernière mise à jour le 29/04/08


    votre commentaire
  • E. Armand et "la camaraderie amoureuse"

    Le sexualisme révolutionnaire et la lutte contre la jalousie 1

     

    Gaetano Manfredonia

    Institut d'Etudes Politiques de Paris

     

    Francis Ronsin

    Université de Dijon

     

     

     

    Ernest Juin, dit E. Armand (1872-1962), était membre de l'Armée du Salut, lorsqu'il découvrit la pensée anarchiste, vers 1896, en lisant Les Temps nouveaux que venait de fonder Jean Grave. Il écrivit dans Le Libertaire de Sébastien Faure avant de fonder avec sa compagne, Marie Kugel, L'Ere nouvelle, un journal qui, de 1901 à 1911, évolua d'un socialisme mystique chrétien à la philosophie et la morale communiste libertaire, enfin à l'anarchisme individualiste.

    En 1907, il consacre une première brochure à la sexualité: De la liberté sexuelle, où il se prononce en faveur, non seulement d'un vague amour libre mais de la multiplicité des partenaires, ce qu'il appelle "l'amour plural". En dépit d'un ton nettement plus tranché que la plupart de ce type de publications, les thèses défendues par Armand ne sont pas alors très éloignées de celles que répètent, inlassablement, les multiples compagnons et compagnes partisans de l'amour libre.

    Ce n'est qu'après avoir fondé L'en dehors (1922) qu'Armand va progressivement développer une conception de la sexualité libertaire de plus en plus originale.

    I. La création de l'en dehors et la propagande en faveur du sexualisme révolutionnaire

     

    L'en dehors ne se place pas d'emblée sous le signe du sexualisme révolutionnaire. Au cours de ses vingt premiers mois d'existence, les articles faisant expressément référence aux questions "d'éthique sexuelle" sont relativement rares. Armand cherche tout d'abord à préciser sa conception de l'individualisme anarchiste en prenant ses distances tant du courant végétalien que des interprétations "héroïques" de l'individualisme. Il s'emploie également à combattre André Lorulot, accusé d'avoir tourné en ridicule les milieux illégalistes d'où était issue la bande à Bonnot, ainsi que Victor Serge et les anarchistes ralliés aux bolcheviques.

    Dès les numéros 6 et 7, pourtant, il se livre à une première critique de la pratique de l'union libre (ce qu'il appelle "l'unicité en amour") en vigueur dans la colonie "L'Intégrale". A cette expérience - jugée "imparfaite au point de vue éducatif" - il oppose la supériorité des "unions libres plurales". Mais ce n'est véritablement qu'au cours de l'année 1924 que le débat autour des questions "d'éthique sexuelle" devient permanent au sein de L'en dehors. Il le restera jusqu'à la disparition de cette publication en octobre 1939.

    C'est d'abord dans les lettres de lecteurs qu'il publie et dans les réponses qu'il leur apporte qu'Armand expose des thèses de plus en plus radicales en matière de sexualité. Le prétexte pour engager la discussion est offert par la publication, en février 1924, d'une lettre signée "Raphaële". Dans ce texte, l'auteure, conformément au point de vue amour libriste habituel, affirme qu'il lui est impossible "sans amour, d'accomplir les gestes de l'amour" car le faire équivaudrait pour elle à se "prostituer". Saisissant l'occasion Armand y répond en esquissant une première ébauche de ses thèses en faveur du sexualisme révolutionnaire et de la "camaraderie amoureuse" qui rompent sur bien des points avec les conceptions traditionnelles des partisans de l'amour libre. Armand développe l'idée qu'il n'y a rien de répréhensible, du point de vue individualiste, à accomplir "les gestes de l'amour" même si l'on n'éprouve pas de très vifs sentiments pour son partenaire. Les "camarades" telles que Raphaële ont tort d'accorder trop d'importance aux différents actes ou manifestations érotico-sexuels car ceux-ci sont, du point de vue biologique, "tout ce qu'il y a [de] plus sain et normal". Il faut donc que l'on cesse de les considérer comme étant une "action exceptionnelle ou extraordinaire". Aussi, convie-t-il "nos congénères de sexe féminin" à ne pas exagérer la valeur qu'elles accordent "à l'octroi de leurs faveurs". Mais surtout, Armand affirme ne pas comprendre pourquoi une fille affichant des idées avancées refuserait a priori - au nom d'une conception petite-bourgeoise des relations sexuelles - de procurer les joies de l'amour "à un camarade" pour qui elle éprouverait seulement de l'estime ou de la sympathie. Accepter par camaraderie de satisfaire les désirs sexuels d'autres personnes partageant les mêmes conceptions idéologiques ne lui paraissent pas, en tout cas, une attitude plus déshonorante que celle d'accepter d'être "fonctionnaire de l'Etat". Armand affirme, de plus, que, s'il était "femme", il éprouverait "une grande félicité intérieure" à se "créer la force de volonté voulue pour donner de la joie amoureuse" à un ami qui ne lui "inspirerait pas une absolue répugnance" et avec lequel il se "sentirait suffisamment d'affinités de sentiment et d'esprit". Le débat sur la "camaraderie amoureuse" venait d'être lancé.

    La tenue de tels propos, ne pouvait que choquer la majorité des militants pour qui l'amour libre était plus une référence idéale, passablement entachée de romantisme, qu'une pratique effective. L'exercice de cette conception large de la camaraderie, englobant aussi les relations sexuelles, posait en fait - y compris pour les partisans des thèses individualistes - toute une série de problèmes théoriques et pratiques que les contradicteurs d'Armand ne manquèrent pas de soulever tant dans les colonnes de L'en dehors que dans les autres publications du mouvement libertaire. Fallait-il par exemple que la camarade "agréable physiquement" accepte des relations sexuelles avec tous les camarades qui ne lui paraîtraient pas absolument répugnants? Dans quelles conditions pouvait-elle (ou il) refuser des avances? Accepter d'avoir des relations sexuelles avec quelqu'un pour qui on n'éprouve pas d'attirance physique ne constitue-t-il pas un "sacrifice" pour celui ou celle qui offre son corps? Ne court-on le risque d'imposer une sorte de communisme sexuel étouffant la liberté individuelle?

    Armand va, au cours des mois suivants, progressivement approfondir et préciser ses idées en s'efforçant de leur donner une caractère plus systématique.

    L'aboutissement de ces réflexions sera la parution dans L'en dehors du 10 juillet 1924 d'une première étude, "Comment nous concevons la liberté de l'amour", aussitôt publiée en brochure.2

    Lors d'une polémique avec Han Ryner, il précise que le but de la campagne qu'il poursuit dans L'en dehors est "d'abattre la cloison étanche laquelle, même en des milieux comme les nôtres, sépare les démonstrations amoureuses des autres manifestations de la camaraderie". Il s'étonne, dit-il, que des camarades s'ingénient à établir des distinctions entre "faire plaisir" dans les domaines intellectuel ou économique et "faire plaisir" dans le domaine sexuel. "Il m'est souvent arrivé de demander à des camarades qui avaient invité chez eux un ami qu'ils savaient de "complexion voluptueuse" [...] pourquoi ils ne s'étaient pas préoccupés de lui procurer une joie adéquate à son tempérament amoureux. Je n'ai jamais pu obtenir une réponse qui me satisfasse".3 Par la suite Armand devient beaucoup plus précis et affirme vouloir refuser "une camaraderie limitée, une hospitalité incomplète ", car, " en ne voulant rien savoir d'un accueil où on m'offrirait de me mettre à l'aise sur tous les points, sauf le sexuel, j'exerce autant ma liberté de choix que le plus individualiste des individualistes".4 Ou encore, dans "Lettre d'un philosophe à un camarade qui l'avait invité à une partie de plaisir": "Tu ne trouveras donc pas étonnant que je te demande si dans ton entourage immédiat, ou parmi les compagnes que tu fréquentes, il ne se trouve pas une camarade disposée, pour ces deux jours, à tenter en ma compagnie une expérience de "camaraderie amoureuse"".5

    Armand, toutefois, se défend de vouloir préconiser que les individus (hommes ou femmes) aient des relations sexuelles contre leur gré. "[...] Notre conception de l'amour, précise-t-il, implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté absolue de se refuser à qui vous déplaît".6 Loin d'aboutir au "communisme sexuel", la pratique de la camaraderie amoureuse ne peut revêtir qu'un caractère volontaire. Il n'est pas moins fermement convaincu que, "hors la question du tempérament amoureux unique", celle-ci doit être considérée comme étant la norme régissant les relations entre camarades, ce qui lui fait écrire: "[...] aucune et aucun camarade sain, normal [souligné par nous] ne se refusera a priori à tenter l'expérience de la camaraderie amoureuse dès lors qu'elle est proposée par un ou une camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d'affinités affectives, sentimentales, intellectuelles - qui en retirerais une très grande joie, la vôtre n'étant pas moindre".7

    Armand va donc vouloir démontrer que la pratique de la camaraderie amoureuse n'est que l'application, au domaine particulier des relations sexuelles-affectives, des idées contractuelles et associationnistes qu'il avait développées, en 1923, dans son principal écrit théorique: L'Initiation individualiste anarchiste.

    La camaraderie amoureuse, doit être envisagée, au même titre que les autres formes de camaraderie entre individualistes anarchistes, comme une sorte "d'association volontaire" dont les composants auraient conclu un accord tacite "aux fins de s'épargner mutuellement toute souffrance évitable".8 Conformément à ses thèses sur le garantisme, la pratique de la camaraderie amoureuse ainsi entendue constitue un moyen supplémentaire par lequel les individualistes, constamment en butte aux "tracasseries, ( É) empiétement, (É) attaques, (É) persécutions" du milieu "archiste" (qui, chacun le sait, est le contraire de l'anarchie), cherchent à se protéger, à se secourir et à se réconforter réciproquement.9

    "[La] thèse de la camaraderie amoureuse, précise-t-il, comporte un libre contrat d'association (résiliable selon préavis ou non, après entente préalable) conclu entre des individualistes anarchistes de sexe différent, possédant les notions d'hygiène sexuelle nécessaires, dont le but est d'assurer les co-contractants contre certains aléas de l'expérience amoureuse, entre autres: le refus, la rupture, la jalousie, l'exclusivisme, le propriétarisme, l'unicité, la coquetterie, le caprice, l'indifférence, le flirt, le tant pis pour toi, le recours à la prostitution".10

    Cette interprétation "contractuelle" de la camaraderie amoureuse constitue sans doute le principal argument théorique avancé par Armand en vue d'inclure ses thèses dans le champ de l'individualisme anarchiste. Dés lors, il multiplie les prises de position en faveur de la camaraderie amoureuse en y consacrant un grand nombre d'articles dont la plupart font l'objet d'un tirage séparé ou bien sont réunis en volume. C'est ainsi qu'en 1926, il fait paraître Le Combat contre la jalousie et le sexualise révolutionnaire, suivi au cours des années suivantes de Ce que nous entendons par liberté de l'amour (1928), La Camaraderie amoureuse (1929), La Camaraderie amoureuse. Camaraderie amoureuse ou "chiennerie sexuelle" (1930) et, enfin, La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse (1934), un livre de près de 350 pages dans lequel il réunit la majorité de ses écrits consacrés aux questions sexuelles.

    Dans ces textes, le nombre de redites est considérable. Chaque publication lui sert toutefois de prétexte pour apporter des nouvelles précisions ou des nouvelles nuances à ses thèses. Cela le conduit, au gré des discussions, à infléchir sensiblement son argumentation de départ et, même s'il ne veut pas l'admettre, à introduire dans sa manière d'envisager la camaraderie amoureuse une forme de solidarité beaucoup plus proche de l'entr'aide préconisé par les communistes anarchistes que de l'association des égoïstes de Stirner. Déjà, dans le chapitre de L'Initiation individualiste anarchiste consacré à la "réciprocité", il avait exposé des thèses qui se refusaient d'envisager les liens de solidarité unissant les individus comme étant " le résultat d'un simple calcul d'équivalence comptable entre ce que l'on donnait et ce que l'on recevait. [...] La notion de réciprocité n'apparaît plus alors comme une notion purement utilitaire, au sens grégaire et vulgaire du terme",11 précisait-il. Errico Malatesta, en faisant le compte rendu de l'ouvrage d'Armand écrira que ce dernier venait de livrer "une espèce de manuel de morale anarchiste - non point anarchiste individualiste, mais anarchiste en général. Plus même qu'anarchiste, une morale largement humaine parce que fondée sur des sentiments humains qui rendent désirable et possible l'anarchie".12

    Logiquement, Armand va, dorénavant, comparer les associations de camaraderie amoureuse à des "coopératives de production et de consommation amoureuses". "Producteurs et consommateurs, écrit-il, n'en font partie que pour en tirer les bénéfices attendus, étant convenu qu'ils supportent les désavantages éventuels".13 Il est donc exclu que le "coopérateur", sauf cas de force majeure, refuse de produire ou s'abstienne de "consommer." Derrière ces exigences plutôt strictes se trouve l'idéal fouriériste du droit à la jouissance pour tous.

    En effet, la camaraderie amoureuse implique que l'on ne s'arrête pas sur "l'apparence extérieure". Armand est intarissable sur ce point: "Comme toute camaraderie sérieuse, [la camaraderie amoureuse] ne se fonde pas sur la nuance de la peau, la forme du nez, la couleur de l'oeil, une constitution corporelle réglée sur la statuaire grecque, le plus ou moins de poils blanc ou colorés"14 (il a alors 58 ans!). Dans Notre individualisme, un texte de 1937, il mentionne un "principe de compensation" dont le but est d'empêcher que la pratique de l'amour libre ne conduise à favoriser "arbitrairement" les mieux dotés du côté de l'intelligence, de la beauté ou de la force, "aux dépens du moins avantagé extérieurement ".15

    Enfin, "l'amoralisme sexuel détruit en l'unité humaine des valeurs de servitude comme le vice, la vertu, la pureté, la chasteté, la réserve, la retenue, la fidélité et tant d'autres qui rendent nécessaires l'Etat ou l'Eglise dans leur rôle de gardiens ou de professeur de moralité. Là où l'amoralité est courante quant aux relations sexuelles, il n'y a plus besoin de conservateurs des traditions morales, de préservateurs de bonnes moeurs. C'est pourquoi le sexualisme que nous propageons est révolutionnaire".16

    Révolutionnaire et formateur: "Il convient aux individualistes que nous sommes ici de rechercher une conception des relations inter-sexuelles qui nous fasse plus anarchistes, plus "ni dieux ni maîtres", plus hors-moralité, plus hors-légalité, plus hors-sociabilité - mais plus sociables aussi quand nous nous associons".17

    Fort de ces convictions, Armand multiplie dans L'en dehors, à partir de 1925, les prises de position en faveur de l'instauration d'une nouvelle éthique sexuelle. Exigence qui le conduit ? parallèlement à la défense de ses thèses sur la camaraderie amoureuse, à s'attaquer d'une manière de plus en plus directe tant à la famille qu'aux innombrables préjugés en matière sexuelle largement partagés par la plupart des libertaires eux-mêmes. Parmi eux, ceux liés à l'âge occupent une place particulière, et pour cause! Il écrit qu'aucun individualiste anarchiste ne peut être considéré comme étant trop jeune ou trop vieux pour "désirer connaître toutes les jouissances, tous les bonheurs, toutes les sensations".18 Accusé de légitimer-préconiser la pédophilie, mais loin de s'en offusquer, Armand mobilise des arguments empruntés tout à la fois à la science sexologique et à Fourier pour montrer comment à côté du désir pédophile il est possible de trouver un sentiment semblable chez certaines jeunes filles attirées par les vieillards, sentiment qu'il appelle la "presbyophilie". Par conséquent, "dans un milieu logiquement constitué", plutôt que de réprimer ces différents penchants il suggère de mettre en rapport "pédophiles et presbyophiles". "Il suffit de bien posséder la question, conclut-il, pour se rendre compte que chaque "passion" pourrait trouver ainsi une réponse sans qu'il en résulte aucun trouble "moral" pour le milieu".19

    L'exigence de promouvoir une nouvelle éthique sexuelle le porte également, au fil des numéros, à élargir le champs de ses préoccupations. En 1931, il consacre à l'homosexualité, thème à peine abordé au cours des premières années de L'en dehors, une brochure: L'homosexualité, l'onanisme et les individualistes.20 Partisan de la plus large tolérance en ce domaine comme en tout autre, Armand considère encore l'homosexualité (masculine ou féminine) comme une forme d'anomalie sexuelle. Mais, dans un texte de 1937, il mentionne clairement, parmi les objectifs individualistes la constitution d'associations volontaires aux fins purement sexuelles pouvant regrouper selon les tempéraments des hétérosexuels, des homosexuels, des bisexuels ou des "unions mixtes".21

    Il prend également position en faveur du droit des individus à changer de sexe, et proclame hautement sa volonté de réhabiliter les plaisirs défendus, les caresses non conformistes (lui même aurait eu des préférences pour le voyeurisme) ainsi que la sodomie. Cela le conduit à accorder de plus en plus de place à ce qu'il appelle les "non conformistes sexuels", en excluant toutefois la violence physique.

    Pour Armand, en effet, la "recherche voluptueuse" dans le domaine des relations sexuelles ne peut être considérée comme légitime qu'à condition que les résultats de ces pratiques ne privent pas celui qui les prodigue ? comme celui qui les reçoit - de son "auto-contrôle" ou n'entament "sa personnalité".22 Ses positions sur l'inceste, en revanche, sont des plus tranchées: "Toute conception de la liberté des relations sexuelles qui proscrirait l'inceste n'aurait de liberté que le nom [...]. [...] Il n'y a rien de plus moral que la pratique de l'inceste en vue de se procurer du plaisir mutuel, rien de plus immoral que l'intervention qui a pour but d'interdire ce plaisir, dont la consommation ne porte aucun préjudice à autrui".23

    II. La pratique de la camaraderie amoureuse: "les compagnons de l'en-dehors"

     

    Si, en individualiste conséquent, Armand se tient à l'écart des organismes qui se sont alors fondés autour d'une réflexion sur les questions sexuelles - en France : l'Association d'Etudes sexologiques, et au niveau international : la Ligue mondiale pour la Réforme sexuelle sur une base scientifique ? il va collecter dans la presse européenne et d'outre-Atlantique les informations ou les articles qui lui semblent corroborer, même partiellement, ses thèses. Il traduit et reproduit ainsi des textes de Kollontaï et de Reich. Il ouvre ses colonnes à la collaboration de militants anarchistes italiens en exil tels Ugo Treni (Ugo Fedeli) et surtout Camillo Berneri qui écrit pour L'en dehors une série d'études sur des questions religieuses et sexuelles dont la plus significative portait sur l'inceste.

    Reste un dernier point. Sa conception de la liberté sexuelle, présente, de plus, l'avantage de pouvoir être immédiatement "expérimentée" entre individus partageant les mêmes convictions, sans besoins d'être remise "au lendemain de la révolution". "S'il est des réalisations éthiques immédiatement réalisables, ce sont celles d'ordre sexuel; s'il est des préjugés dont on peut se débarrasser immédiatement, ce sont bien ceux-là; s'il y a des expériences susceptibles d'être tentés en camaraderie, sans publicité et sans bouleversement, ce sont bien celles-là".24

    Restait à le prouver!

    Dès octobre 1924, Armand propose la constitution de nombreuses associations, dont une qui serait consacrée à "l'étude des questions d'éducation et d'éthique sexuelles". La formulation reste vague mais dans le même numéro, se trouve fort opportunément reproduite, une lettre d'un certain "Club Atlantis" pratiquant, hors d'Europe, l'échangisme et déclarant s'inspirer des thèses d'Armand. 25

    En juin 1925 paraissent dans L'en dehors les statuts des "Compagnons de L'en dehors", association définie comme un milieu de camaraderie pratique.26 Elle s'adresse à des individus qui partagent les opinions d'Armand. L'article 7 précise qu'en matière sexuelle le milieu préconise l'amour plural ainsi que la lutte contre la jalousie. Il est prévu que le nombre des adhérentes devait être égal à celui des adhérents. Pour adhérer, il suffit d'être abonné à L'en dehors, mais les demandes d'adhésions peuvent être ajournées. Une cotisation annuelle est prévue ainsi que l'édition de cartes qui servent de passeport aux compagnons se déplaçant en France ou à l'étranger pour se rendre visite mutuellement. Des listes de noms de compagnons et compagnes peuvent être distribuées à ceux qui en font la demande. Il faut prévenir les hôtes choisis huit jours avant la visite. Les personnes sollicitées ne peuvent se dérober, sauf problèmes de santé ou nécessité de la propagande. La durée de ces visites est limitée à 12 heures en ville et à 24 heures à la campagne. L'exclusion n'est pas prévue, mais la carte d'adhésion peut être annulée en cas de violence physique ou de prostitution.

    Ces statuts abondent de détails tatillons en vue de préserver l'autonomie, la liberté individuelle voire l'anonymat de chacun des contractants, tout en cherchant à éviter qu'il y ait dérobade de dernière minute à propos de la mise en pratique effective de la camaraderie, y compris à caractère amoureux. Le tout aboutissait à renfermer les relations inter-individuelles dans un cadre fort rigide, voire carrément bureaucratique, entaché de juridisme, qui contrastait avec les intentions affichées du milieu visant l'épanouissement de formes de camaraderies les plus libres et les plus complètes. Les modalités de fonctionnement interne des C.E.D. restaient en outre passablement obscures. Toute demande de renseignement et d'adhésion devait être envoyée à l'adresse d'Armand, le seul maître d'oeuvre du projet, à la fois l'instigateur et l'animateur d'après des critères qu'il avait lui-même définis et auxquels il n'avait nullement l'intention de renoncer.

    Les adhérents, d'ailleurs, ne semblent pas s'être bousculés. En avril 1926, L'en dehors fait état de 33 adhésions aux "Compagnons de L'en dehors", répartis en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Brésil, en Suisse, en République Argentine, au Maroc, à peu près une vingtaine d'adhérents pour la France. A la mi-juillet 1926 ils auraient été de 45, pour monter à 53 à la mi-février 1927.

    La reconnaissance de l'échec sera patente lorsque, devant le nombre infime de compagnes, la décision est prise, en janvier 1928, de suspendre les adhésions masculines "sauf si celles-ci se produisaient parallèlement à une candidature féminine". Les problèmes de fonctionnement rencontrés par les C.E.D., mis à part "l'abstention de l'élément féminin", sont en fait essentiellement de deux ordres: d'une part le refus d'un certain nombre de compagnons à se plier aux dispositions trop rigides prévues par les statuts; d'autre part la tendance à la reconstruction du couple au sein même de cette association. A ces trois raisons, il faut rajouter la conception purement personnelle qu'Armand se fait du fonctionnement des "compagnons", qui est source de désaffection et de conflits à répétition. Pourtant, il ne manifeste jamais la moindre intention d'amender son projet ou de lui donner un fonctionnement moins sectaire. Bien au contraire, devant la multiplication des critiques, il réagit en réaffirmant le bien fondé de ses options.

    Ces maigres résultats n'empêchent pas non plus Armand de multiplier les initiatives en créant une association contre la jalousie (fin mai 1926), l'Association internationale de combat contre la jalousie sexuelle et l'exclusivisme en amour (A.I.C.C.J.E.A.) (50 adhérents à la mi-février 1927). En mars 1927, c'est le tour du "Club Atlantis", réservé aux abonnés de la région parisienne, qui se présente comme "un groupe de réalisation sélectionné". En avril-mai 1928, est fondé "Les Amis de L'en dehors" chargés de diffuser et de soutenir financièrement le journal.

    A partir du 30 juin 1928 ne sont plus admis dans A.I.C.C.J.E.A. que les abonnés à la revue appartenant déjà depuis un certain temps aux Amis de L'en dehors. Ce n'est qu'après avoir successivement été membre de ces deux groupes, qu'on peut être accepté aux Compagnons de L'en dehors.27

    A la mi-février 1930, paraît un projet de modification des statuts pour la période 1931-1935.28 Désormais les Compagnons de L'en dehors éventuels doivent fournir un certificat médical et on récuse les " nomades ". Parallèlement, on cherche à remédier à l'absence de l'élément féminin en proposant des formules intermédiaires. C'est ainsi qu'un "compagnon" propose de demander comme premier "parvis de camaraderie amoureuse", afin de vaincre les réticences des femmes moins "évoluées", de commencer par "une anudation en petit comité" qui leur permette "une contemplation esthétique mutuelle".29 Parallèlement, le Club Atlantis se transforme en un groupe réservé exclusivement aux couples (septembre 1933). En janvier 1936, une 186e adhésion à l'Association contre la jalousie est signalée mais à partir de mai 1936 les annonces pour les "Compagnons" disparaissent ainsi que celles pour l'Association internationale de combat contre la jalousie qui semblent avoir fusionné pour donner naissance aux "Compagnons du combat contre la jalousie et pour une nouvelle éthique sexuelle".30

    C'est la guerre qui va interrompre l'activité propagandiste d'Armand et mettre fin à ses multiples initiatives. Encore à la veille du conflit mondial, dans le numéro d'août-septembre 1939, il est fait état d'une 199e adhésion aux "Compagnons du combat", la dernière mouture des rêves d'Armand.

    Le bilan d'ensemble de ses activités reste bien mitigé. Les informations fournies par les rapports de police corroborent, à leur façon mais assez bien, les indications que nous avons pu glaner dans les publications d'Armand. Un rapport réalisé en mars 1933 pour le Préfet de police par le directeur des Renseignements généraux (B/a 1900) souligne la bonne santé de L'en dehors. " La situation financière de L'en dehors n'est pas déficitaire, comme la plupart des autres feuilles anarchistes (il serait tiré à 6 000 exemplaires). Le bénéfice des conférences organisées en son profit, le produit de sa vente et les abonnements, suffisent à lui assurer une publication régulière. D'ailleurs, la majeure partie de ses lecteurs est composée surtout d'intellectuels anarchistes qui lui restent fidèle."

    Par contre, l'anémie chronique des associations créées par Armand est décrite ? par le même, pour le même - de façon impitoyable. Rapport de 1928: "Individualiste antirévolutionnaires, partisans du "débrouillage individuel" justifiant même la prostitution et la pédérastie, dont le théoricien est Emile [sic] Armand lequel a fondé diverses organisations "amours-libristes": "Compagnons de L'en dehors", "Groupe Atlantis". Les adhérents à ces groupements entendent supprimer la jalousie et, dans leurs sorties, leurs réunions, doivent se livrer aux actes sexuels avec la plus grande licence. Armand paie lui-même de sa personne et n'hésite pas, sous le pseudonyme de "Fred Esmarges" à recourir à la publicité des journaux pornographiques tel "Jean Qui Rit", pour recruter des adhérents. On peut évaluer à une centaine pour Paris le nombre des partisans des théories d'Armand, bien que le groupe des "Compagnons de L'en dehors" ( ...) ne réunisse guère qu'une vingtaine d'adhérents."

    Rapport de 1933 : "Une cinquantaine de personnes, dont un assez grand nombre d'individus de moeurs spéciales, assistent à ces réunions au cours desquelles sont discutées les problèmes se rapportant à la sexualité, le végétarisme, etcÉ (É) D'autre part, les "Amis de L'en dehors" combattent la jalousie sentimentale et revendiquent toutes les libertés sexuelles, dès lors qu'elles ne sont entachées ni de violence, ni de dol, ni de fraude ou de vénalité. Au cours de l'été, ils organisent des balades champêtres dans la banlieue parisienne, qui ne sont suivies que par un nombre restreint d'adhérents. En résumé, les "Amis de L'en dehors" ne sont pas des révolutionnaires ; ils ne participent pas aux meetings ou démonstrations des divers groupements anarchistes de la région parisienne."

    La théorie était plus séduisante que la pratique. On est bien loin, en tout cas, des rêves un peu fous d'Armand affirmant que seule l'application à l'échelle mondiale de la camaraderie amoureuse aurait pu permettre de lutter efficacement contre la montée des dictatures et du totalitarisme en assurant "une meilleure entente, soit entre les unités sociables; soit, par la suite, entre les peuples".31 Quant aux causes véritable de cet échec, elles sont à rechercher tout autant dans le caractère novateur ou excessif de son entreprise que dans la démarche suivie par Armand lui-même, refusant d'envisager ses réalisations autrement que comme étant l'émanation directe de son bon vouloir. Mais, en agissant de la sorte, en refusant de voir ses initiatives évoluer, en voulant les renfermer dans un cadre trop rigide, il tuait à proprement parler ce que pouvait y avoir de véritablement subversif dans ses idées. A l'épreuve des faits, les grandes envolées d'Armand à propos de l'élargissement des liens de camaraderie par la pratique de la camaraderie amoureuse se révélèrent n'être que des petits calculs d'épicier voulant rester maître dans sa boutique, cherchant à profiter d'abord pour lui-même des avantages hypothétiques qu'il envisageait pour les autres. Son travail propagandiste n'a pas été pour autant inutile car il a indiscutablement servi de révélateur des craintes et de la pudibonderie en vigueur y compris au sein des milieux libertaires de son époque.

     


    1 Written for the workshop "Free Love and the Labour Movement". Second workshop in the series "Socialism and Sexuality", International Institute of Social History.

    Amsterdam, 6 October 2000

     

    2 Ce texte paraîtra en brochure aux éditions de L'en dehors avec comme titre: Entretien sur la liberté de l'amour.

    3 L'en dehors, n/ 44, 1 octobre 1924

    4. Le Combat contre la jalousie et le sexualisme révolutionnaire. Poèmes charnels et fantaisies sentimentales,

    Orléans: éd. de L'en dehors, [1926], p. 8-9.

    Permettez-moi une anecdote à ce sujet. Lors de plusieurs de mes discussions avec Jeanne Humbert, elle m'a dit : " - Armand, c'était un type extraordinaire, mais quel emmerdeur! Chaque fois qu'on l'invitait à manger, il répondait : "- Oui, mais vous savez que je ne mange pas chez les bourgeois. Si je partage votre pain, votre vin, je dois aussi partager votre lit!" " Puis, visiblement, elle attendait une question de ma part. A chaque fois, je l'ai taquinée, je ne lui ai jamais demandé si Armand avait mangé chez les Humbert. C'est dommage, mais, maintenant, il est trop tard! [Note de Francis Ronsin].

    5 L'en dehors, n/ 61-62, 30 juin 1925.

    6 L'en dehors, n/ 40, 30 juillet 1924.

    7 Ibid.

    8 Ibid., n/39, 10 juillet 1924.

    9 Ibid.

    10 Ibid., n/ 136, mi-juin 1928

    11. L'Initiation individualiste anarchiste, Paris et Orléans: éd. de L'en dehors, 1923, p. 202.

    12 L'en dehors, n/ 40, 30 juillet 1924.

    13 La Camaraderie amoureuse, Paris et Orléans: éd. de l'en dehors, 1930, p. 3.

    14 L'en dehors, n/ 155, mi-mars 1929

    15. Notre individualisme: ses revendications et ses thèses par demandes et réponses, [1937], p. 6-7.

    16 Ibid., n/ 79-80, mi-mai 1926.

    17 Ibid., n/ 70, 15 novembre 1925.

    18 Ibid. n/ 77-78, fin avril 1926.

    19 L'Emancipation sexuelle, l'amour en camaraderie et les mouvements d'avant-garde, Paris, Limoges et Orléans: éd. de L'en dehors, [1934], p. 18

    20 Gérard de Lacaze-Duthiers, E. Armand, Abel Léger, Des préjugés en matière sexuelle. L'Homosexualité, l'onanisme et les individualistes. La Honteuse hypocrisie, Paris et Orléans: éd. de L'en dehors, 1931, 32 p

    21 Notre individualisme, op. cit., p. 7.

    22 Cf. L'Homosexualité, l'onanisme et les individualistes, op. cit., p. 28

    23 L'en dehors, n/ 270, mi-mai 1934.

    24 L'Emancipation sexuelle, op. cit., p. 4.

    25 L'en dehors, n/ 44, 1 octobre 1924

    26 Ibid., n/ 60, 12 juin 1925.

    27 Ibid., n/ 135, fin-mai 1928.

    28 Ibid., n/ 176-177, mi-février 1930.

    29 Ibid., n/ 242-243, mi-novembre 1932.

    30 Ibid., n/ 301, mi-décembre 1936.

    31 Les Tueries passionnelles et le tartufisme sexuel, Paris, Limoges et Orléans: éd. de L'en dehors, [1935], p. 8-9.


    votre commentaire
  • Note sur Bonnot, par Marc Renneville

    espace texte

    D’après les documents originaux de la bibliothèque P. Zoummeroff (archives de presse, photographies, ouvrages)

    espace texte

    Mythe et réalités

    La bande d’anarchistes illégalistes connue sous le nom de « bande à Bonnot » (Garnier, Valet, Callemin, Soudy, Monier et quelques complices) a sévi moins d’un an, entre décembre 1911 et mai 1912. Ce n’est donc pas à la durée de son activité qu’elle doit sa postérité, mais bien plutôt à la fulgurance des actes commis et leur dimension politique.

    Près d’un siècle après, l’expression de « bande à Bonnot » conserve une forte puissance évocatrice. Pourtant, qui veut connaître de nos jours l’histoire et la perception de « la bande » en son temps doit se dégager de l’imaginaire romanesque dont elle a été peu à peu recouverte. Alors que Bonnot fut représenté de son vivant comme un dangereux criminel, son image est aujourd’hui auréolé d’un franc capital de sympathie.

    En 1926, un journaliste anarchiste sympathisant retraçait l’histoire et la genèse des « bandits tragiques » en renvoyant à la situation sociale : « Pesez les inégalités, les injustices, l’intolérable opulence d’une minorité jouissante face à la misère morale et matérielle du plus grand nombre plongé dans les geôles du travail qui tue...Oui, voyez tout cela. Scrutez le visage angoissé et grimaçant de notre aimable société... Et vous aurez découvert, en dehors des causes purement accidentelles, la vraie logique et la seule explication des Bandits Tragiques (Victor Méric, Les bandits tragiques, Paris, S. Kra, 1926, p. 216)

    Moins d’un demi-siècle après les faits, la vie de Bonnot était devenue une épopée des temps modernes, son nom, le symbole d’une révolte violente et généreuse contre une société répressive et corrompue.

    Signe de cette transfiguration, on donnait en 1955 au théâtre du Quartier Latin une pièce en trente tableaux de H.F. Rey, mis en scène par Michel de Ré ; et pour laquelle Boris Vian avait composé quelques chansons, dont « La complainte de Bonnot » :

    « Parmi tous ceux qu'on a connus
    Dans l'Histoire de France et d'ailleurs
    Il en est un qu'a tout perdu
    Mais qu'a vraiment l'air d'un vainqueur
    Un de ceux qui rêvait de voir
    Tous les flics et tous les gradés
    En chômeurs ou bien en clochards
    Pour que l’on vive en liberté »

    Dans une autre chanson, l’enfance de Bonnot était dépeinte comme une série de malheurs ; et la dernière phrase de l’ultime couplet reprenait (sciemment ?) un aphorisme du docteur Alexandre Lacassagne, l’un des pères fondateurs de la criminologie française :

    « Si tout ce qui précède ne suffit à l'excuser
    On y trouve pourtant l'explication de ses méfaits
    Depuis qu'elle tourne mal et que la liberté s'effrite
    La société a les criminels qu'elle mérite
    La société a les criminels qu'elle mérite »

    En 1968, l’idéalisation de la figure de Bonnot prenait un nouveau tour avec un film de fiction entièrement dédié à l’histoire de la bande. Philippe Fourastié – ce fut là son second et dernier film en qualité de réalisateur – n’eut alors aucune peine à rassembler une belle équipe d’acteurs : Bruno Cremer (Jules Bonnot), Jean-Pierre Kalfon (Octave Garnier), Annie Girardot (Maria la Belge) et un Jacques Brel très inspiré pour interpréter Raymond Caillemin, dit « Raymond la science ». Bonnot n’était plus ici, comme le notait François Guérif, « un bandit 1900, mais un contestataire d'après mai 68. » (Le cinéma policier français, H. Veyrier, 1983, p. 145). En cette même année, Joe Dassin chantait une variété de « Bande à Bonnot » édulcorée et espiègle, qui « rêvait des palaces et du ciel d'azur de Monte-Carlo » en escamotant au couplet final la fin tragique des bandits :

    « Sur les routes de France, hirondelles et gendarmes
    Etaient à leurs trousses, étaient nuit et jour en alarme
    En casquette à visière, les bandits en auto
    C'était la bande à Bonnot »

    Ces manifestations culturelles ont contribué à forger et entretenir une mémoire collective de la bande à Bonnot encore bien vivante de nos jours (elle a été réactivée récemment par le film « Les brigades du tigre »). Si cette postérité fait bien partie intégrante de l’histoire, il convient de retourner aux sources documentaires pour ressaisir la succession des événements en leur temps.


    Anarchie, propagande par le fait et reprise individuelle.


    La bande à Bonnot ne fut pas une simple bande organisée de voleurs assassins. Elle prit naissance à un moment précis de l’histoire du mouvement anarchiste, auquel elle appartient sans conteste. Il faut donc commencer par un petit retour en arrière.

    Nourri au XIXe siècle des idées de Proudhon, Stirner, Bakounine, Marx, l’anarchisme ne se résume pas à la formule initiale de Proudhon : « L'anarchie, c'est l'ordre sans le pouvoir ». C’est un courant international de théories bien plus complexes qui tend à se diviser, après l’opposition de Bakounine et Marx et la scission de la première internationale des travailleurs (1872). L’un de ces courants prône « la propagande par le fait » afin d’accélérer l’effondrement de la société « pourrie » et la marche vers la révolution. Conçue comme une action politique, cette stratégie consiste à commettre des actes illégaux tels des attentats (pour Emile Henry, auteur de l’attentat du café Terminus, le 12 février 1894 : « Il n’y a pas d’innocents » ), du sabotage, la fabrication de fausse monnaie et des actions de « reprise individuelle » (vols). L’un des objectifs de ces coups d’éclat est d’éveiller la conscience des opprimés. D’abord mis en oeuvre en Italie, en Espagne et en Allemagne, les attentats à la dynamite visent des lieux ou des personnes incarnant le pouvoir en place. Quelques attentats isolés sont commis en France dans les années 80 mais ils se multiplient à partir de 1892, sous l’action conjuguée de Ravachol, Théodule Meunier, Pauwels, Emile Henry et Auguste Vaillant. Cette vague culmine en 1894 avec l’assassinat du président Sadi Carnot, à Lyon, le 24 juin, par Caserio. L’Etat défend l’ordre établi et organise la répression par la voie judiciaire (Ravachol, Vaillant, Henry et Caserio furent condamnés à mort et guillotinés) et législative. Trois mesures sont emblématiques de cette réaction :

    -    la loi 12 décembre 1893 modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, afin de permettre la poursuite de la provocation indirecte et de l’apologie de l’anarchisme.
    -    la loi du 18 décembre visait large en permettant d’incriminer l’entente ou la participation à une entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, tout en incitant à la délation.
    -    la loi du 28 juillet 1894 vise explicitement les anarchistes et leurs organisations.

    Cet ensemble de loi – qui sera bientôt qualifié de « lois scélérates » - marqua un tournant pour les anarchistes français, qui se tournèrent dès lors vers le mouvement ouvrier. L’objectif de l’action syndicale prête une nouvelle fois à débat entre les réformistes et les partisans de la révolution. L’émancipation par la grève générale fait long feu après la dure répression des grèves organisées par la CGT (infiltrée par la police) en 1908. Nombre de militants sont découragés. Une partie des anarchistes décident alors de retrouver la voie de l’illégalisme. Le temps des grands attentats est révolu, celui de la « reprise individuelle » reste d’actualité.
    Ces réseaux d’anarchistes sont, dans la continuité des lois répressives de 1894, surveillés et infiltrés par la police.

    Rassemblés en groupes de « compagnons », les anarchistes illégalistes vivent autour d’un journal, de conférences de propagande et d’infractions, tels que des vols et de la fabrication de fausse monnaie. L’un de ces journaux fédérateur est « L’anarchie », fondé par Albert Soledad en 1905 et repris en 1908 par André Lorulot. Au siège du journal, à Romainville, il y a trois jeunes qui se sont connus à Bruxelles. Raymond Callemin, dit « la science » parce que ses nombreuses lectures le pousse à un scientisme naïf, compose à l’atelier. Edouard Carouy, plus rustique, tourne la presse à imprimer et Octave Garnier, impulsif et révolté, donne un coup de main au jardin. Lorsque Lorulot laisse en 1911 la direction du journal à Henriette (dite Rirette) Maîtrejean et Victor Kibaltchiche (futur Victor Serge), la politique éditoriale change de ton. L’ancienne équipe disparaît à la suite d’un cambriolage. La nouvelle direction ne prône plus l’illégalisme, tout en restant solidaire avec les « compagnons » anarchistes.

    Vivant d’expédients, Callemin, Carouy et Garnier furent rejoints fin 1911 par un nouveau « compagnon » : Bonnot.
     
    Jules-Joseph Bonnot est né le 14 octobre 1876 à Pont-de-Roide dans le Doubs. Il fit son service militaire au 133e régiment d’infanterie à Belley et trouva une place de mécanicien au dépôt des machines du PLM à Ambérieu. Son comportement violent l’expose toutefois très tôt à des condamnations : amendes et brefs séjours en prison se succèdent, pour rébellion envers la gendarmerie notamment . En 1903, il se marie et s’installe à Lyon, occupe plusieurs places, tente de s’établir à Genève, où il se fait expulser, revient à Lyon où il travaille pour différents employeurs, dont l’entreprise Berliet. C’est certainement à Lyon qu’il fréquente les cercles anarchistes et illégalistes. Sa femme est resté à Genève avec son enfant, elle ne veut plus le revoir. A partir de 1907, Bonnot bascule définitivement dans le banditisme. Il loue plusieurs domiciles sous différentes identités et vit de trafic et de vols. Repéré par la police, il quitte précipitamment la région pour Paris avec un compagnon, dans une voiture volée. Le 27 novembre à Châtelet-en-Brie, la voiture volée est retrouvé avec le compagnon de Bonnot, Sorrentino (dit Platano), abattu de deux coup de feu. Sorrentino faisait partie du cercle du journal L’Anarchie. Bonnot l’a-t-il tué ? Il expliquera à ses futurs compagnons parisiens que Platano s’était blessé en maniant son arme. La déflagration aurait attiré l’attention d’un garde forestier. Bonnot n’aurait eu d’autre choix que d’achever son ami, mortellement atteint...

    La police lui attribua rapidement le crime lorsqu’elle retrouva chez la maîtresse de Bonnot – restée à Lyon - la somme d’argent que Sorrentino avait touché en héritage. A Paris, Bonnot fréquente les anarchistes illégalistes et entre ainsi en contact avec plusieurs membres de l’ancienne équipe de l’Anarchie.

    A l’époque, Carouy exerce le métier de camelot, ce qui lui permet de revendre le produit de ses vols. Il produit également de la fausse-monnaie. Garnier et Callemin vivotent de petits coups.
    Bonnot, en comparaison, fait figure de vétéran : il est de dix à quinze ans l’aîné de ses nouveaux compagnons, il connaît la mécanique et il est seul capable de conduire une automobile. Il a, enfin, une solide expérience de la « reprise individuelle ».
    Garnier, Callemin, Valet et Carouy décident de s’associer à Bonnot pour organiser un cambriolage avec perçage de coffre-fort. Callemin vient d’acheter un chalumeau oxhydrique, reste à se procurer une auto pour le transporter. Celle-ci est volée, à Boulogne-sur-Seine, dans la nuit du 13 au 14 décembre 1911, puis remisée chez un compagnon (Dettweiler). Le 20 décembre, le cambriolage initialement prévu est ajourné au dernier moment. Pour ne pas être bredouille, l’équipe décide d’attaquer le garçon de recette d’une succursale de la Société générale, 146 rue Ordener. Le « coup » avait été repéré, mais non préparé. Chaque jour, peu avant neuf heures, l’encaisseur descend du tramway pour livrer les valeurs et la monnaie nécessaire à la banque. Il est escorté du tramway à l’agence par un homme non armé. Sa sacoche paraît être une cible facile.

    Le jeudi 21 décembre au matin, la voiture volée est en stationnement, moteur en marche, Bonnot au volant. Garnier s’approche de l’encaisseur, Callemin tente de lui dérober sa sacoche. L’employé Caby résiste, Garnier tire deux coups de feu. Callemin coupe la sangle de la sacoche, la voiture part en trombe en évitant les charretiers.


    Cavale sanglante


    L’attaque perpétrée par les « bandits en auto » fait la Une de la presse. Le vol a en effet eu lieu en plein jour, ce qui démontre l’audace des bandits qui n’ont pas pris la peine de cacher leur visage et n’ont pas hésité à tirer sur la foule pour couvrir leur fuite. L’opération a été couronnée de succès par l’usage d’une automobile, ce qui ne s’était jamais vue auparavant.

    La réussite de ce premier coup d’éclat est pourtant toute relative. Le butin est maigre, fait essentiellement de titres nominatifs. Ce crime passible de la peine capitale a été commis pour 5000 F de monnaie... Arrivée à Dieppe, alors qu’ils voulaient partir vers Le Havre, les bandits abandonnent l’auto au pied de la falaise, et retournent à Paris par le train de la marée.
    Dépités par le produit de leur attentat, ils se savent désormais traqués par une police qui ne manque pas d’indices. La voiture abandonnée est en effet rapidement retrouvée et, peu après, le lieu où elle avait été remisée. Le propriétaire, Dettweiller, est arrêté, et la police découvre qu’il hébergeait Carouy, connu des services de police. Comme le notait Rirette Maîtrejean, « ce qui manquait le plus à la bande, c’était l’organisation » (R. Maitrejean, Souvenirs d’anarchie, Editions La Digitale, 2005, p. 58)...

    L’attentat de la rue Ordener marqua ainsi le point de départ d’une fuite en avant, désespérée et suicidaire, ponctuée de crimes sordides et de hold-up sanglants. Dans la nuit du 2 au 3 janvier 1912, un rentier âgé de 91 ans et sa domestiqué furent assassinés à Thiais. Alphonse Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire se rendit sur les lieux pour réaliser des photographies métriques et relever les empreintes digitales.

    Les forces de l’ordre s’organisèrent pour une chasse à l’homme, en ciblant dans le milieu anarchistes les proches de Carouy et tous les sympathisants susceptibles de leur donner asile. Les lois de 1894 facilitèreent ce travail, car la plupart de ces individus étaient fichés. En janvier, Marius Metge, un ami de Carouy, fut arrêté, ainsi que Marie Vuillemin, la maîtresse de Garnier. Ce dernier fut formellement identifié par Caby comme l’un de ses agresseurs. Le bureau du journal L’Anarchie fut perquisitionné, Kibaltchiche arrêté puis, 45 jours après, Rirette Maîtrejean. L’enquête se poursuivit également à Lyon, où la maîtresse de Bonnot fut interrogée. En février, les anarchistes Eugène Dieudonné et Jean de Boë furent à leur tour arrêtés. Dieudonné fut peu après reconnu par erreur par Caby comme étant l’un de ses agresseurs.

    Début mars, la surveillance des gares donne ses premiers résultats : deux anarchistes sont arrêtés en possession d’une partie des titres volés rue Ordener. Bélonie reste muet mais Rodriguez parle, en échange d’une promesse de non-lieu : c’est Bonnot et Garnier qui ont fait le coup de la rue Ordener. Garnier et Dieudonné ont tiré sur l’encaisseur. Les arrestations se multiplient au fil des jours, et le bruit court que les bandits seraient prêts à prendre d’assaut la préfecture de police pour délivrer leurs complices. La protection des abords est renforcée.

    Pendant ce temps, les bandits vont en Belgique pour tenter d’écouler les titres, reviennent sur Paris, volent le 27 février à Saint-Mandé une automobile et renverse le même jour rue du Havre à Paris un agent de police (François Garnier) qui décède de ses blessures. Deux jours après, c’est l’échec d’une tentative de cambriolage nocturne chez maître Tintant, notaire à Pontoise, qui n’hésita pas à défendre son bien en tirant sur les malfaiteurs. Le 19 mars, Garnier fait parvenir un courrier à la préfecture de police de Paris, adressé à « MM. Gilbert, Guichard et compagnie »  : « Depuis que par votre entremise la presse a mis ma modeste personne en vedette à la grande joie de toute les concierges de la Capitale, vous annoncez ma capture comme imminente ; mais croyez-le bien tout ce bruit ne m’empêche pas de gouter en paix toutes les joies de l’existence. Comme vous l’avez fort bien dit à différentes reprises ce n’est pas a votre sagacité que vous avez pu me retrouvez mais bien grâce à un mouchard qui c’était introduit parmis nous ; et soyez persuader que moi et mes amis nous saurons lui donnez la récompense qu’il mérite ainsi d’ailleurs qu’a quelques témoins par trop loquace.

    Et votre prime de 10 000 francs ! offerte à ma compagne pour me vendre, quelle misère pour vous si prodigue des deniers de l’Etat ; décuplez la somme Messieurs ! et je me livre pieds et poings liés à votre mercie, avec armes et bagages.

    Vous l’avouraige votre incapacité pour le noble métier que vous exercez est si évidente, qu’il me prit l’envie il y a quelques jours de me présenter dans vos bureaux pour vous donnez quelques renseignements complémentaires et redressez quelques erreurs voulus ou non.

    Je vous déclare que Dieudonné est innocent du crime que vous savez bien que j’ai commis, je déments les allégations de Rodriguez, moi seul suis coupable.
    Et ne croyez pas que je fuis vos agents ; je crois même ma parole que ceux sont eux qui ont peur.

    Je sais que cela aura une fin, dans la lutte qui c’est engagé entre le formidable arsenal dont dispose la Société, et moi. je sais que je serai vaincu, je serai le plus faible, mais j’espère vous faire payer cher votre victoire.
    En attendant le plaisir de vous rencontrer : Signé : Garnier.

    La lettre (dont l’orthographe originale a été ici respectée) est authentifiée par l’apposition des empreintes digitales de la main droite, avec ce commentaire : « Bille de Bertillon mets les lunettes et gaffe »

    Le 20 mars, tentative de cambriolage du garage Palmas, à Chatou. Le même jour, la femme de Bonnot obtient le divorce aux torts et griefs de son mari. Le 21, la lettre de Garnier est publiée in extenso dans Le Petit Parisien.

    Le 25 mars, assassinat à Montgeron du chauffeur Mathillé, pour voler un laudelet De Dion Bouton de 18 chevaux. Improvisation, là encore : l’équipe monte jusqu’à Chantilly, où elle commet une attaque brutale de la Société générale en n’hésitant pas à faire feu sur deux employés, qui meurent sur le coup. Trois morts en un jour. Une fois de plus, les bandits ont agi à visages découverts, ce qui permis aux témoins d’identifier formellement Bonnot, Garnier, Carouy et le jeune homme qui tenait la foule à distance en tirant : André Soudy, dit « pas de chance ». La police scientifique confirme ces présences par les relevés d’empreintes.


    Mise à prix, mise à mort


    - « Eux » toujours ! « Eux » partout ! -, titre l’Excelsior, excédé (mardi 26 mars 1912). La presse doute de l’efficacité de la police, certains titres jouent sur la peur du crime en exigeant la protection des citoyens honnêtes. Qu’attend donc la police pour mettre hors d’état de nuire les dangereux criminels ? Le soir même de l’attaque de Chantilly, la Société générale offrit par voie de presse une récompense de 100 000 F à la personne qui donnerait l’information permettant l’arrestation des malfaiteurs ; ce qui provoqua une avalanche de signalements... Les bandits en cavale ont désormais le don d’ubiquité, ils sont signalés aux quatre coins de la France à la fois, en Belgique, en Suisse ou au-delà des Pyrénées...

    L’étau policier se resserre. Soudy, tuberculeux, est parti se soigner dans un sanatorium à Berck où il est arrêté, le 30 mars. La compagne de Carouy est repérée, et Carouy est arrêté le 3 avril près de Fresnes. Il nie tout en bloc, mais ses empreintes permettent d’attester sa présence sur les lieux du crime de Thiais. Lors de l’instruction, Carouy tente de se suicider. C’est ensuite le domicile parisien provisoire de Raymond la science qui est livré à la police par un indicateur. Callemin est arrêté sans heurts, le 7 avril, ainsi que Jourdan, qui lui avait offert l’hospitalité. La presse de gauche raille pourtant cette police mise en échec par quelques bandits. L’Humanité publie le 24 avril 1912 une chanson - « La ballade des bandits fantômes » - qui reprend à chaque fin de couplet : « Mais où sont Bonnot et Garnier ? »

    Le premier est retrouvé dès le lendemain. L’arrestation du suspect « Simentof » a permis de révéler sa véritable identité (Monier) et, par acquis de conscience, Jouin, sous-directeur de la sûreté, décide de perquisitionner chez l’une de ses relations avérées, Gauzy, qui tient une petite boutique de vêtements de soldes, à Ivry. Surpris dans la chambre du premier étage, Bonnot ne peut fuir. Acculé, il tire sur l’inspecteur Colmar et sur Jouin, qu’il tue, puis parvient à échapper aux policiers en sautant par la fenêtre. Reste Gauzy, arrêté aux cris d’une foule vengeresse « Jetez-le à l’eau ! A mort l’assassin ! » que la police contient tant bien que mal.

    Le meurtre du sous-directeur de la sûreté suscite une forte émotion dans le pays. Bonnot est coupable et il s’est évadé au nez et à la barbe des policiers présents ! Le lendemain, un chauffeur de taxi est attaqué dans la forêt de Sénart. Bonnot est soupçonné, mais c’est une nouvelle perquisition qui va permettre de le retrouver. Les recherches se sont en effet concentrées sur les relations de Gauzy, près d’Ivry. Le 28 avril, à 7 heures du matin, rue Jules Vallès à Choisy-le-roi, Dubois, qui loue un garage au richissime Fromentin, sympathisant anarchiste, est approché par la police. Il tente de dégainer une arme mais les policiers sont plus rapides et tirent. La présence de Bonnot dans les lieux étant confirmée, les policiers opèrent une retraite prudente dans l’attente de renforts. Le garage est isolé, facile à cerner. On se prépare pour un assaut. La bande des malfaiteurs est enfin prise au piège. Le siège va durer cinq heures, attirant une foule de plus en plus nombreuse, évaluée à 10 000 personnes selon Le Petit Parisien (lundi 29 avril 1912). A 10 heures du matin, plus de 400 coup de feu ont été tiré. Les assiégés ripostent toujours. Il faut en finir. Le préfet de police Lépine autorise l’emploi des grands moyens. A 11h15, on tente en vain de dynamiter l’édifice. La deuxième et la troisième tentative, à 12h avec une charrette en guise de protection, échouent également. L’explosion n’est pas assez forte. La quatrième sera la bonne : Une énorme déflagration détruit partiellement le garage, le reste prend feu sous un épais nuage de fumée. La foule applaudit. Depuis quelque temps déjà, les assiégés ne répondent plus aux coups de feu. On sonne l’assaut. C’est l’hallali, le public présent veut sa part et court vers le garage. Mais la police est prudente. Elle parvient à contenir la foule pour entrer avec précaution dans le garage, protégé par des matelas. Les murs et les meubles sont partiellement détruits. Au rez-de-chaussée gît Dubois, probablement mort dès les premiers coups de feu. Au premier étage, Bonnot est effectivement présent, mais seul, agonisant sous un matelas, percé de onze balles. A ses côtés, quelques feuillets rédigés de sa main. La presse en publie des extraits choisis : « Je suis un homme célèbre. La renommée claironne mon nom aux quatre coins du globe, et la publicité faite par la presse autour de mon humble personne doit rendre jaloux tous ceux qui se donne tant de peine pour faire parler d’eux et qui n’y parviennent point » (Excelsior, 29 avril 1912). La dernière page, rédigée lors du siège, à la hâte, au crayon, est pour ses proches : « Mme Thollon [sa maîtresse] est innocente, Gauzy aussi. Dieudonné aussi. Petit-Demange aussi. M. Thollon aussi » (La Libre Parole, 29 avril 1912).

    Après le siège, une bonne partie de la presse exulte : Jouin est vengé ! « La bête est prise... La bête est morte ! ». On s’arrache les journaux d’informations et leurs multiples retirages. Extraits :
    -    « l’aventure de Bonnot s’est terminée comme il convenait pour que la morale publique y trouvât son compte [...] Force reste à la loi. Comme dans les fables, les méchants paient leurs dettes » (Excelsior, 29 avril 1912).
    -    « Avec Bonnot meurt la légende qui transformait ce misérable en héros. Les braves gens peuvent respirer et se féliciter : ils prennent de l’existence la meilleure part. Dévaliser sur les grandes routes, tuer à droite et à gauche, est-ce que cela ne finit pas le plus atrocement et le plus bêtement du monde ? Encore une fois, les images d’Epinal ont raison et la morale des enfants reste encore la meilleure (La Libre Parole, 29 avril 1912).

    Le public se presse sur place en pèlerinage, l’allégresse est de mise, et le garage n’échappe au pillage que parce qu’un important service d’ordre le protège désormais, jusqu’à la complète extinction de l’incendie, qui ne laisse que des ruines. Plusieurs jours durant, les opportunistes fouilleront la terre sur place et aux alentours, pour récupérer des balles : souvenir ou objet de revente, il n’y a pas de petits profits.... Des brochures illustrant l’assaut sont publiés, et la reconstitution du siège alimente les actualités Gaumont.

    Ne reste désormais plus, en cavale, que Garnier et Valet. Les derniers irréductibles vont finir, comme Bonnot, encerclés par les forces de l’ordre le 13 mai, retranchés dans un villa de Nogent-sur-Marne. Dès le début du siège, la compagne de Garnier (Marie Vuillemin) sort de la villa et se rend à la police, sans être prise pour cible par l’un des deux camps.
    La topographie des lieux est ici moins avantageuse qu’à Choisy et l’opération débute à 6 heures du soir ; mais les forces de l’ordre ont désormais l’expérience d’un premier siège et la villa est située sous le viaduc de la ligne ferroviaire de l’Est, ce qui permet de lancer des projectiles sur son toit. Là encore, la foule ne peut retenir sa liesse ni sa soif de vengeance en criant « A mort ! A mort ! A mort ! ». Garnier et Valet vont pourtant tenir pendant plus de 7 heures au feu des policiers, des gendarmes, des zouaves et des dragons. A deux heures du matin, à force de tirs et d’explosions à la mélinite, la villa éventrée ne répond plus. On découvre, dans les décombres fumants, les corps de Garnier et Valet, inanimés, couverts de sang et de plâtras.

    Là encore, la villa devra être protégée par la police pour que les curieux ne saccagent pas les lieux. Rien n’empêchera pourtant l’afflux des parisiens et des banlieusards sur les lieux, la chasse aux souvenirs, aux reliques (balles, cartouches, morceau de bois de mobilier de la villa, bout de toile de matelas ensanglanté etc.), et le petit commerce improvisé autour de cette curiosité morbide au chant des complaintes relatant l’histoire de la « bande tragique ».

    Pour une relation complète de l’assaut, voir l’article de Laurent López sur Criminocorpus, cliquez-ici.

    Le procès des survivants s’ouvre après une longue instruction, le 3 février 1913. Le verdict tombe le 27 février : Rodriguez et toutes les femmes furent acquittés. Dieudonné, Callemin, Soudy et Monier sont condamnés à mort. Carouy et Metge sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Les autres complices, receleurs ou sympathisant écopent de peine de prisons.
    Le soir même, Carouy se suicida dans sa cellule de la conciergerie. Le 21 avril, Callemin, Soudy et Monier furent guillotinés à la prison de la Santé. Dieudonné obtint une grâce présidentielle et partit pour le bagne, d’où il s’évada, fut repris, puis libéré, grâce à l’action d’Albert Londres, de Louis Roubaud et de l’avocat Moro-Giafferi, convaincus de son innocence. Metge termina ses jours au bagne, en qualité de cuisinier au service du gouverneur. Les autres membres de la « bande » reprirent des activités syndicales et anarchistes ou se firent oublier.


    La dernière cavale


    Revenons à la fabrique du mythe. Pour qui raisonne uniquement sur le plan juridique, il n’y a rien dans les actes de la bande à Bonnot qui permette de comprendre la dérive vers l’imaginaire dont elle a fait l’objet. Comment cette dérive a-t-elle pu prendre corps ? Il faudrait lister de nombreux indices et, parmi eux, l’innocence avérée de Dieudonné, qui devint au milieu des années 20 une figure de l’erreur judiciaire, grâce au soutien d’Albert Londres, qui militait alors pour la fermeture du bagne.

    Mais un autre fait, au temps même de l’action, pesa également très lourd. L’assaut de la villa de Nogent fut peut-être la bataille de trop. Alors que le siège du garage Fromentin à Choisy parut légitime, la mise à mort de Garnier et Valet suscita des réactions plus contrastées. Après tout, nombre de membres de la bande avaient pu être arrêtés en douceur, sans opposer de résistance, par simple filature, pourquoi avait-il fallu, après la disparition de Bonnot, faire un nouveau carnage ? Par un étrange retournement de l’histoire, l’Etat avait obtenu le retour à l’ordre en utilisant l’arme même des premiers anarchistes : la dynamite. L’arsenal déployé et la disproportion des forces en présence laissaient songeur. A Choisy, un homme seul avait résisté 5 heures. A Nogent, deux hommes avaient tenu près de 7 heures. Jamais il ne fut pour eux question de reddition ou de soumission.

    Ces hommes allaient vers la mort en conscience. Ils donnèrent leur vie pour leurs idées. Que ces idées soient condamnées et l’anarchie largement disqualifiée, l’attitude des bandits, elle, forçait – la peur du danger étant éteinte - le respect, au-delà de la morale et des images d’Epinal invoqués dans la presse.

    Dès le lendemain du siège de Nogent, le journaliste Alfred Capus décela, à travers les cris haineux de la foule, la dimension romanesque d’une mémoire à venir. On citera ici sa remarque prémonitoire : « Qu’on le veuille ou non, qu’on trouve cela immoral ou indécent, il est trop tard : la légende est en train de se former dans l’imagination populaire » (Alfred Capus, Le Figaro, 20 mai 1912).

    Un an plus tard, le peintre Jean Béraud immortalisait dans un tableau (huile sur toile) « La nuit de Nogent ».  La Bande à Bonnot morte, le mythe ne demandait qu’à vivre.


    Marc Renneville

    juin 2009

    votre commentaire
  • Chapitre Premier

    SOMMAIRE. — Hautaines prétentions de l'Eglise. — « Je parle au nom de Dieu. » — La Bible et le Saint-Esprit. — Hors de l'Eglise, point de salut. » — La Foi et la Raison. — « Ce blanc, dis qu'il est noir.» — L'Eucharistie. — Manger Dieu. — Digère-t-on Dieu ou le Stercoranisme. — Le « Credo quia absurdum » dans Tertullien, Malebranche, Brunetière.

    Affirmatrice et dominatrice, l'Eglise me dit :

    — C'est toi qui comparais devant moi. Ta raison, ton cœur, ta conscience, tu dois me les soumettre. Tu l'as promis à ton baptême. Ou, ce qui revient au même, on l'a promis pour toi.

    Dès que l'Eglise parle, je me sens en pleine folie. Je ne saurais subir longtemps sans les interrompre ses discours et leur démence :

    — Vous est-il donc impossible, haute et puissante Reine, d'éviter un instant les escamotages et les sophismes ? Les promesses qu'on fit pour le bébé naissant, il me semble difficile qu'elles m'obligent.

    — Elles t'obligent. Ceux qui ont promis en ton nom ont fait le nécessaire pour ta vie spirituelle. Vas-tu, insensé, les renier jusqu'au suicide ? Hors de l'Eglise, point de salut. Ecoute d'un coeur ému les voix mêlées, aussi maternelles l'une que l'autre, de ta Mère et de ton Eglise. Elles t'appellent amoureusement loin du plus effroyable des dangers ; elles t'écartent des flammes éternelles. Sois fidèle afin que je t'ouvre ce ciel où t'espèrent — anxieusement, par ta faute, — ceux qui t'ont donné à moi pour te donner aux béatitudes.

    — Tes menaces atroces et tes promesses éblouies, je m'y laisserai émouvoir si ma raison me conseille de les prendre au sérieux. Regardés avec des yeux d'homme, ton paradis et ta géhenne ne vont-ils point me faire rire comme le croquemitaine de mère-grand ou comme ce gentillet petit Jésus qui venait baisotter, dès que je dormais, mon front d'enfant bien sage ? Même avant tout examen, je sens que tu exagères, prêcheuse grandiloque. L'Eternité pour récompenser mon aveugle croyance ou punir ma critique et mes yeux ouverts, c'est un peu trop. L'infini de la perte ou du gain proposé à l'être limité que je suis... Pascal, tes dés sont pipés... Je m'efforce, sans grand succès. de me maintenir dans le doute méthodique. « Plaisante foi —s'écrie Montaigne — qui ne croit ce qu'elle croit que pour n'avoir pas le courage de le décroire. » (1) J'ai le courage de décroire. J'ai secoué la lâcheté de vieillir dans une enfance incurable. Douter : seul moyen de joindre à la foi la bonne foi. Après l'examen, ma foi sera honnête et peut-être profonde. Mais, sera-ce ma foi en toi ou ma foi contre toi ?

    — Tu es, malheureux enfant, en de bien mauvaises dispositions. Tu m'affrontes debout, moi à qui l'on parle à genoux. Mais je plains ton orgueil et je pousserai la miséricorde jusqu'à t'instruire. Tes doutes, je les disperserai comme le soleil disperse la brume. Si tu es vraiment de bonne foi, si tu ne préfères pas tes vices à la vérité, tu reviendras, émotion et confusion heureuses, à la mère qui a pitié de ta révolte et de ton égarement. Avec des douteurs, je fais mes docteurs, comme, avec des pécheurs, mes saints les plus glorieux. Exprime tes inquiétudes et tes difficultés où tu t'égares. Je dénouerai tout cela dans la même joie fraîche qu'au matin lumière et réveil dénouent tes cauchemars.

    — Ta voix de caresse n'est pas moins autoritaire que tout à l'heure ton accent brutal.

    — C'est que je possède les certitudes éternelles et je t'offre de partager mon trésor.

    — Tes certitudes, je vais les étudier avec toi...

    — Sous moi, sous mon magistère.

    — Il me faut les examiner l'une après l'autre.

    — Tu y trouveras force et consolation.

    — Dis-moi d'abord comment tu les as conquises.

    — Je n'ai eu la peine de rien conquérir. Je ne suis pas, qui hésite et rampe, la pauvre science humaine. Ce que je sais, je l'ai appris par révélation. Ce que j'enseigne est parole de Dieu.

    — Dieu ?... Y a-t-il un Dieu ?... Si oui, sa révélation doit, me semble-t-il, se faire par la raison qu'il m'a donnée.

    — Il te semble mal. Je vais te démontrer que j'ai le dépôt de la vérité révélée. Après quoi, tu n'auras plus qu'à adopter sans examen, en émotion adoratrice, tout ce que je te dirai croyances, au nom de l'Omniscient; commandements et tabous, au nom du Tout-Puissant.

    — Tes méthodes me paraissent un peu lestes. Permets que je te prenne davantage au sérieux. J'ai tes catéchismes ; j'ai tes apologies anciennes et récentes ; j'ai tes livres canoniques et les documents de ton histoire. Laisse-moi étudier en paix. Tes manières ridiculement hautaines soulèvent la révolte chez tout être un peu noble ; chez tout être un peu gai, le rire. Va-t-en. Je veux chercher froidement si, par aventure, tu vaudrais mieux que tes manières.

    Le fantôme chassé, je me sentais encore tout ému de ses façons impérieuses. Emu jusqu'au rire, car il s'était évanoui en criant le plus joli mot de sa jolie langue fraternelle : « Anathème. Anathème. » Rieur et agacé comme lorsqu'on vient à peine de se délivrer, enfin, d'un fâcheux obstiné. Trop rieur, trop énervé, trop secoueur, si j'ose dire, d'un fardeau récent pour travailler avec sérénité.

    Oui, je secouais par instants des épaules courbatues, soulagées et hilares en répétant : « Ah, ces Messieurs prêtres, qui nous parlent au nom de Dieu. » Et, feuilletant, nonchalant, la Bible d'Osterwald, je lisais ça et là, un verset qui m'indignait de sa cruauté, m'égayait de sa sottise ou, parfois, me charmait de sa poésie. Mais voici que je rencontrai, au chapitre III du Livre des Juges, la mort du Roi Héglon. Un certain Ehud (2) l'aborde avec ces paroles : « J'ai un mot à te dire de la part de Dieu. »

    « Or, Ehud s'était fait une épée à deux tranchants, de la longueur d'une coudée, qu'il avait ceinte sous ses habits, sur sa cuisse droite. »

    Cet Ehud ayant dit : J'ai à te parler de la part de Dieu, Héglon se leva de son trône pour écouter plus respectueusement.

    « Et Ehud, avançant sa main gauche, prit l'épée de dessus sa cuisse droite et la lui enfonça si avant dans le ventre que la poignée entra après la lame. » (3)

    Joli geste et joli symbole, bien faits pour inspirer la plus émerveillable confiance envers tous ces sincères qui osent parler de la part de Dieu.

    J'ai trop pratiqué « la Sainte Bible » pour m'étonner que, comme souvent, l'assassin soit ici son héros et qu'elle raille, lourde et grossière, l'assassiné. On a eu soin de nous avertir au verset 17 : « Héglon était un homme fort gras. » Le verset 22, après nous avoir appris que la poignée pénétra derrière la lame, ajoute, pour faire rire sans doute ceux qui ont l'âme biblique: « Et la graisse serra tellement la lame qu'il ne pouvait tirer l'épée du ventre ; les excréments en sortirent. »

    Pouah. Ces gaîtés d'assassin dans un livre que tout protestant lit, affirme-t-il, pour son édification et où chaque mot, d'après l'Eglise Romaine, est inspiré de Dieu. Les passages sont innombrables où le Saint-Esprit se manifeste un apache dangereux et un ignoble voyou.

    Or, il faut adorer sans choix, que ça pue le sang ou l'ordure.

    Si vous en doutez, lisons ensemble, dans les canons du Concile du Vatican, quelques phrases de la constitution Dei Filius :

    « Si quelqu'un ne reçoit pas dans leur intégrité avec toutes leurs parties comme sacrés et canoniques les livres de l'Ecriture comme le Concile de Trente les a énumérés ou nie qu'ils soient divinement inspirés : qu'il soit anathème.

    « Ces livres de l'Ancien et du Nouveau Testament doivent être reconnus saints et canoniques en entier dans toutes leurs parties, tels qu'ils sont énumérés dans le décret du Concile de Trente (4) et comme on les lit dans la vieille édition latine de la Vulgate. »

    Bon. Le Saint-Esprit ne s'est pas contenté de dicter l'hébreu ou le grec : il a encore pris la peine de traduire tout cela en latin.

    « Ecrits sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, ils ont Dieu pour auteur et ont été livrés comme tels à l'Eglise elle-même. »

    Texte et traduction latine ne sont pas seuls divins. Les commentaires revêtent le même caractère sacré : « Il faut tenir pour le vrai sens de la Sainte Ecriture celui qu'a toujours tenu et que tient notre Sainte Mère l'Eglise, à qui il appartient de fixer le vrai sens et l'interprétation des Saintes Ecritures ; en sorte qu'il n'est permis à personne d'interpréter l'Ecriture contrairement à ce sens, ou même contrairement au sentiment commun des Pères. » L'Eglise m'interdit donc de lire honnêtement ; et je soupçonne déjà que c'est pour m'imposer, dès qu'il lui duit, de comprendre autre chose que ce qui est écrit.

    Quand on me vante sans réserves un livre aussi mêlé ; quand on déclare vénérables et divins les versets infâmes comme les versets poétiques, les pages assassines comme les pages humaines, on a beau faire, avec Bossuet, la grosse voix et affirmer que telles paroles dont nous nous croyons les juges nous jugeront au dernier jour, mon dégoût, mon mépris et mon rire répondent seuls à ces effarantes prétentions.

    Un enquêteur demandait quel livre me paraissait plus honteux pour l'humanité et tel que j'en voudrais voir brûler tous les exemplaires. Je répondais, d'abord, que le plus malfaisant de tous les livres est sans hésiter la Bible. Puis, je songeais qu'elle contient des pages d'une poésie sublime, d'autres d'une grâce exquise ou d'une cordiale bonhomie. Le second Isaïe est une grande fleur des sommets et, dans la vallée, les contes d'un folk-lore agréable ne manquent point, Joseph, Ruth ou même Tobie. La Bible, au vrai, n'est pas un livre mais soixante livres, toute la littérature pendant des siècles d'un peuple singulièrement original et merveilleusement divers. D'ailleurs, il ne faut sacrifier aucun livre : laissons ces gestes aux brutes religieuses qui dominent Alexandrie comme évêques et comme conquérants, aux Théophile et aux Omar. N'imitons pas les vandalismes que nous condamnons chez autrui. L'Eglise n'a-t-elle pas anéanti assez de beauté, de science et de pensée ? Que notre misanthropie, enfin, si notre amour n'y suffit, respecte matériellement tout ce qui fut écrit : il y a déjà trop de lacunes dans l'histoire de la folie, de la sottise et de la cruauté humaines.

    Par sa partie historique, la Bible, semblable hélas à toutes les histoires de tous les peuples, est un marécage de sang et de boue. Mais, je me laisse entraîner loin de mon propos. Tâchons d'examiner raisonnablement les prétentions de ceux qui osent, poignard caché sous le vêtement ou Inquisition dissimulée derrière l'Evangile, nous parler au nom de Dieu.

    L'Eglise n'exige pas seulement que je l'écoute, elle m'interdit d'entendre toute autre voix. « Hors de l'Eglise, point de salut. » A ne me point asservir à ses dogmes et à sa discipline, à lire, en particulier, les ouvrages condamnés par la Sacré Congrégation de l'Index, je me fais, qu'on puisse ou non me persécuter dans le présent, damner pour l'éternité. Si ces brutales menaces manifestent le désir que j'étudie loyalement, avouons que la manifestation présente un caractère un peu paradoxal.

    Mais ces menaces, peut-être que je les exagère ? En 1215, le quatrième Concile de Latran (12° œcuménique) le même qui imposa la confession annuelle et la communion pascale, le même dont nos catéchismes mirlitonnent ainsi certaines décisions :

    Tous tes péchés confesseras
    A tout le moins une fois l'an ;
    Ton Créateur tu recevras
    Au moins à Pâques humblement ;

    a décrété souverainement, infailliblement, éternellement que hors de l'Eglise « personne absolument n'est sauvé » extra quam nullus omnino salvatur.

    Sentant l'odieux de brûler durant l'éternité des êtres droits et nobles qu'il leur arrive de nommer des saints laïques, certains prêtres les sauvent par un généreux distinguo : les braves gens de toute opinion appartiennent, sinon au corps, du moins à l'âme de l'Eglise. Dans une controverse avec l'abbé Viollet, mon miséricordieux contradicteur voulait, malgré mon athéisme, m'épargner l'enfer par ce moyen ingénieux. Or, cruel comme son Eglise, je lui montrai que son indulgence était criminelle et qu'à y persister, il se damnerait avec moi. (5)

    L'hypothèse d'une âme de l'Eglise plus large que son corps et qui permet le salut de quelques nobles infidèles n'a jamais, à ma connaissance, été condamnée. Mais elle devient anathème, M. l'abbé, si vous avez la témérité de sauver un ancien croyant, un apostat, comme vous dites quand la conversion va dans un certain sens. Et, à mon contradicteur qui ne pouvait plus me contredire, je lisais cette infaillible décision de la Constitution Dei f ilius (Chapitre III, De la Foi) :

    « La condition de ceux qui ont adhéré à la vérité catholique par le don divin de la foi n'est nullement la même que celle de ceux qui, conduits par les opinions humaines, suivent une fausse religion ; car ceux qui ont embrassé la foi sous le magistère de l'Eglise ne peuvent jamais avoir aucun juste motif de l'abandonner et de révoquer en doute cette foi. »

    Ainsi, parce que mes premiers ans ont rabâché le catéchisme, je dois rester toujours un écho ou accepter l'enfer. Joyeusement j'accepte l'enfer. Un dieu assez cruel et assez fou pour sanctionner les tyranniques condamnations de l'Eglise, je ne saurais concevoir aucun bonheur, aucune paix, aucune dignité près de lui et dans la couardise de lui obéir. Chanter les louanges de ce bourreau, je ne consens pas à cette trahison envers mes frères injustement torturés. Parmi les tourments de l'enfer, je jouirai du moins de ma justice invaincue et de haïr, dans le Dieu catholique, la haine. La haine, infiniment ignoble et lâche de durer éternelle, toute-puissante et jamais rassasiée.

    Mais j'éclate de rire ! C'est de moi que je ris. Les attitudes héroïques sont trop ridicules devant les absurdes chimères dont nous menace l'Eglise fanfaronne.

    Il eut peur de l'Enfer, le lâche, et je fus reine.

    Ces mots, qu'un sonnet attribué à Racine met dans la bouche de la Maintenon, je crois les entendre sortir de tes lèvres ricaneuses, Madame l'Eglise.

    Si, enfant incurable qui tremble à l'idée de Croquemitaine ou de Satan, j'avais peur de l'enfer, qu'exigerait de moi ma sainte mère l'Eglise ? Dans quelle mesure m'imposerait-elle le sacrifice de ma raison ?


    [Un intermède pour signaler deux ou trois choses sur la suite de ce premier chapitre. C. Arnoult]

    Cette seconde partie du premier chapitre de L'Eglise devant ses juges fut publiée en brochure dès 1932 aux éditions de L'Idée Libre (coll. Les Meilleures œuvres des auteurs rationalistes, publication trimestrielle, en l'occurrence le n° 19 d'avril 1932). Cela sous le titre de Credo Quia Absurdum. On (c'est-à-dire probablement André Lorulot) nous prévient au début du texte :

    Notre ami Han Ryner travaille à un livre intitulé l'Eglises devant ses Juges. Il n'espère pas l'avoir achevé avant quinze ou dix-huit mois. Mais il a détaché pour l'Idée Libre un fragment du premier chapitre qui a, ou à peu près, sa forme définitive.

    Il n'y a effectivement aucun changement entre le texte de la brochure et celui du livre.

    Il est intéressant de noter que ce texte anticlérical fut écrit au début des années 1930, c'est-à-dire à la même époque que la rédaction de ses souvenirs d'enfance et d'adolescence (J'ai nom Eliacin et ...Aux orties). Années de jeunesse marquées par la religion, puisque le petit Ner passa sa scolarité dans divers établissements religieux, et qu'il sembla un temps destiné à la prêtrise...

    L'Eglise devant ses juges parut finalement en 1937, et c'est le dernier ouvrage édité du vivant de Ryner. Il y a quelque chose d'émouvant à y retrouver le personnage de Marcel Bonnier — et non plus Emile Bonnier, comme dans Le Crime d'obéir (cf. ici), mais toujours manifestement inspiré du poète Emile Boissier (cf. ), proche ami de Ryner et mort de neurasthénie quelques trente ans plus tôt. Bonnier y occupe la fonction candide du poète si tant poète qu'il trouve quelque majestueuse beauté dans le profond illogisme de la métaphysique catholique. Boissier avait en effet un côté mystique chrétien.


    — Vous vous faites des monstres — me dit un catholique intelligent et bienveillant. Votre raison, votre raison, vous n'avez que ce mot à la bouche. Eh, qui lui en veut, à votre raison ? On la respecte pleinement, votre raison. Dans tout ce qui est de son domaine. Et on vient généreusement à son aide pour lui donner ce qu'elle ne saurait atteindre d'elle-même. Vous citiez, Monsieur, la constitution Dei filius en son chapitre troisième. Voulez-vous avec moi pousser un peu plus avant la lecture ? Le chapitre IV, De la foi et de la raison, vous donnera les lumières apaisantes dont vous avez besoin :

    « En dehors des choses auxquelles la raison naturelle peut atteindre, il y a des mystères cachés en Dieu que nous ne pouvons connaître que par la révélation divine. » Vous le voyez, on ne veut que vous enrichir et gratuitement. On ne vous demande nul sacrifice dans les « choses auxquelles la raison naturelle peut atteindre. » Que vous faut-il de plus ?

    Il me faut, en effet, quelque chose de plus. Les problèmes que ne peut résoudre ma raison ni celle des plus grands génies philosophiques, ni celle a fortiori des papes qui ont eu parfois du génie, mais d'ordre politique, j'exige la probité de les laisser ouverts. Que chacun se fasse librement sa métaphysique et rêve son rêve sans l'imposer aux autres rêveurs. Aux plans où la raison ne saurait atteindre, je ris du charlatan qui affirme, je me révolte contre le tyran qui exige que j'affirme. Hors du domaine de la science et de l'affirmation probe, je respecte le silence du positiviste et je chante, quand il me duit, mon poème sans condamner les autres chants.

    Mais êtes-vous si certain que cela qu'aux pays de l'expérience et de la lumière humaine l'Eglise respecte toujours ma raison ? Oubliez-vous la sentence impérieuse d'Ignace de Loyola : « Si l'Eglise décide que ce qui est blanc est noir, nous devons dire avec elle que c'est noir ».

    — Il ne faut pas prendre à la lettre ces formules qui, pour se faire pittoresques et frappantes, revêtent un visage affronteur.

    — Eh, eh, l'Eglise ne me demande-t-elle jamais de déclarer noir ce qui est blanc ? Il me semble que l'Eucharistie...

    Mais le plus bienveillant et le plus intelligent des catholiques fuyait pour ne pas entendre blasphémer « le grand miracle d'amour ».

    Je voyais et je vois un petit rond de pain à chanter. Il faut que j'affirme que tout à l'heure, en effet, c'était pain à chanter ; mais, un homme aux vêtements charlatanesques ayant prononcé certaines paroles latines, c'est maintenant, malgré le témoignage de tous mes sens, un corps humain. Le corps humain d'un Dieu. Il faut que j'affirme que la petitesse de ma bouche contient entier cet étrange corps d'homme-Dieu. Il faut que j'affirme que ce corps se trouve à la même heure tout entier dans d'autres bouches et dans d'innombrables tabernacles. C'est beaucoup plus que n'exigeait la formule de Loyola déclarée excessive tout à l'heure. Il s'agit de choses mille fois plus étonnantes qu'un pauvre changement de couleur. Daltonisme ou hallucination peuvent me faire mal juger des couleurs. Nul daltonisme et nulle hallucination ne me fait prononcer que ma bouche ne saurait contenir tout entier corps humain ou qu'un même corps ne peut occuper simultanément des emplacements nombreux.

    Or, ce qui est de toute impossibilité, Bossuet le déclare « évident » puisque. — Bossuet en est sûr et tente l'Eglise — « Jésus-Christ a eu dessein de nous donner, en vérité, son corps et son sang. » (6) Je hausse les épaules devant la folie attribuée à ce pauvre Jésus dont le corps mangeait visible à l'instant même qu'il se faisait, nous affirme-t-on, manger par les apôtres. Or, Bossuet me bouscule avec les protestants. « Ces Messieurs, — dédaigne-t-il — (7) prétendent que la chose s'explique d'elle-même parce qu'on voit bien, disent-ils, que ce qu'il présente n'est que du pain et du vin. Mais ce raisonnement s'évanouit quand on considère que celui qui parle est d'une autorité qui prévaut aux sens et d'une puissance qui domine toute la nature. »

    Au malheureux qui se laisse émouvoir par d'aussi insolentes argumentations, on peut tout faire avaler. L'Eglise ne s'en prive guère, qui se proclame, elle aussi, « d'une autorité qui prévaut aux sens » ainsi qu'à la raison. Remercions-la pourtant de nous épargner le dégoût d'une anthropophagie réelle. Bienveillamment, affirme Bossuet, Jésus « désirait exercer notre foi dans ce mystère et en même temps nous ôter l'horreur de manger sa chair et de boire son sang en leur propre espèce. »

    Avant que de telles folies fussent affirmées, fussent imposées sous peine du bûcher et de la mort éternelle, elles semblaient impossibles. « Quand, dit Cicéron, nous appelons le blé Cérès et le vin Bacchus, nous employons une figure de style très courante; mais croyez-vous qu'il y ait quelqu'un d'assez fou pour s'imaginer que ce qu'il mange est un Dieu ? »

    Me rappelant en riant combien les premiers chrétiens riaient d'une mythologie poétique plus qu'affirmative, je demande à Tertullien, à Augustin et aux autres laquelle entre les métamorphoses qu'ils lisaient dans Ovide en se gaussant atteint l'étrangeté ridicule de la transubstantiation.

    Halte. La « folie de la croix » a fait soutenir bien des opinions risibles à l'homme du Crédibile quia ineptum ou à celui auquel on attribue le Credo quia absurdum. Ils exigeaient pourtant une moindre humiliation de la raison. La croyance à la « présence réelle » pouvait être satisfaite par le concept de la consubtantiation, un peu moins ridicule que celui de la transubtantiation. Or, ce dernier est seul orthodoxe depuis le quatrième concile de Latran (1215).

    Pour les gens heureux qui n'ont point gâché leur temps à étudier de telles billevesées, expliquons la différence. La doctrine condamnée de la consubstantation affirme la présence de tout le corps de Jésus-Christ dans le moindre débris de pain consacré, ce qui est déjà amusant. La transubstantiation, plus affolante encore, prétend que le pain et le vin aliènent, sous la parole puissante du prêtre, leur substance entière et s'anéantissent. Il n'en reste plus que les apparences ou, pour conserver comme l'Eglise, un archaïsme, « les espèces ». Dans la bouche du communiant, il n'y a plus que le corps divin ; il ne mange plus de pain et le curé ne boit plus de vin. C'est le sang de Jésus qui coule dans sa gorge. Dieu ne s'amuse pas seulement au plus effarant des miracles, il s'égaie à une prestidigitation et à un mensonge. Ce qu'affirme l'Eglise doit se traduire : « Jésus-Christ est présent dans un néant de pain et de vin ».

    Loyola, décidément, dit de façon insuffisante les exigences de l'Eglise quand il nous demande de proclamer noir avec elle ce que tous les yeux voient blanc.

    *
    *  *

    Mon ami Marcel Bonnier est avocat. Il plaide rarement. Il aime mieux faire des vers. Et il a raison puisque ses vers sont très beaux. Mais il lui est difficile de considérer quoi que ce soit à un autre point de vue que le point de vue poétique. Je l'appelle souvent l'Incompressible Poète et il accepte fièrement ce surnom. Je lui exposai quelques-unes des réflexions qui précèdent. Il me blâma :

    — Pourquoi, au lieu de jouir et d'admirer, as-tu la maladresse de critiquer ? Tu n'es donc plus poète du tout ? L'Eucharistie, c'est peut-être fou pour la froide raison, mais pour un cœur avide d'infini, quel merveilleux poème d'amour...

    — Oh, si nous sommes au domaine de la fiction avouée ou si nous répétons en souriant quelque vieille fantaisie populaire qui n'obtienne plus la créance de personne, je veux bien admirer, comme dans Homère ou dans le folk-lore, la fantastique invention. Oui, dans ce rêve vertigineux de manger son Dieu fait homme, j'admire je ne sais quelle étrange odeur mélée de sommet et d'abîme, je ne sais quel séduisant anachronisme et quel poétique attardement cannibalesque. Le mal, c'est que les docteurs ne sont pas des poètes. Ils affirment. Ils font gravement l'anatomie de la chimère et la description détaillée de ses bombinements dans le vide. Une sottise nauséabonde alourdit leur folie et ils étudient comme une réalité ce qui, à ne point rester rêve léger, perd valeur et grâce.

    Puis j'interroge, presque brutal :

    — Sais-tu ce que c'est que le stercoranisme et les stercoranistes ?

    — Non, dit l'incompressible poète, et, cependant, comme il est bon latiniste, il rougit.

    &mash; Et bien, mon vieux, ces lourdauds de théologiens se sont demandé si, une fois dans notre estomac, le corps de Jésus-Christ était, comme les autres aliments, sujet à la digestion et à toutes ses suites. On appelle stercoranistes ceux qui soutiennent l'affirmative. Le stercoranisme eut peu de partisans. On prétend même qu'il n'en eut jamais aucun. Dans son Dictionnaire des Hérésies, l'abbé Pluquet déclare délibérément : « On ne peut citer aucun auteur qui l'ait soutenu et tous les monuments de l'histoire ecclésiastique supposent le contraire ». Mais, entre sectes, on se reprochait le stercoranisme comme une conséquence nécessaire, ridicule et nauséabonde des principes de l'adversaire. Les catholiques en accusaient l'Église Grecque. Puisque le communiant romain n'a pas reçu le pain, mais la chair de Jésus, certains protestants en concluaient que, dans l'estomac catholique, la chair de Jésus se décomposait nécessairement et qu'une partie en était rejetée avec les autres excréments. Eloignons-nous de ces préoccupations religieuses. Je n'ai même pas voulu vérifier, nez bouché, si Basnage se trompe quand il accuse certains Pères d'accepter la puante conséquence.

    — Tu inventes.

    — Ce que je te dis, tu le trouveras plus au long dans Pluquet ou dans tout autre dictionnaire théologique. Tous ou presque tous les docteurs semblent d'accord pour mettre, par un miracle au besoin, — ça ne leur coûte guère — le corps divino-humain à l'abri de toute décomposition ; mais sur le sort des « espèces », les avis sont partagés.

    — Tu dis ?

    — Quelques théologiens veulent qu'elles soient anéanties. Au 9e siècle, le succès allait à une doctrine bizarrement ingénieuse qui transformait ces néants en la chair qui doit ressusciter, glorieuse, au Jugement. Aujourd'hui, on admet généralement que le pain et le vin apparents ont le même sort que les aliments réels. Je mange de la viande invisible que je ne digère point; et je digère le pain que je n'ai pas mangé.

    — Folies qui rampent dans la fange.

    — Concluons, si tu veux, avec l'abbé Pluquet et citons après lui « ces mots d'un ouvrage anonyme » :

    « Il n'y a que Dieu qui sache ce qui arrive à l'Eucharistie lorsque nous l'avons reçue ».

    — Tu me jures qu'on a discuté des siècles cette jolie question ?

    — Je te le jure. Je t'avouerai même que Pluquet me paraît un peu optimiste. Quoique j'aie fui ces recherches, je crois avoir rencontré au moins un stercoraniste avoué. Le 7 mai 1199, l'infaillible Innocent III condamna à la prison perpétuelle pour cette hérésie parfumée un certain Rainald, abbé de Saint-Martin de Nevers.

    L'Incompressible poète ne m'écoutait plus. Il sortit enfin d'une rêverie pour déclarer :

    — L'Eglise n'a peut-être qu'un tort ; et c'est de présenter les vertus théologales dans un ordre peu psychologique : la foi est fille, non mère de la charité et de l'espérance.

    — L'Eglise ne saurait ignorer que, seuls, l'espoir, le désir et la peur troublent assez le regard pour qu'on s'abandonne à la foi. C'est volontairement qu'elle fausse l'ordre réel. Mais on le rencontre avoué assez souvent et, pour ne citer qu'un exemple, Tertullien commence ainsi son traite De la Résurrection de la chair : « La résurrection des morts est l'assurance des chrétiens ; l'espérance que nous en avons conçue fait que nous y croyons ».

    — Tertullien, ici me paraît un pauvre petit froussard qui croit par affolement et peur du néant. Mais l'ivre aveuglement d'amour a sa beauté et sa grandeur. Tout croire parce qu'on aime....

    — Enfant... Ainsi plus ce que tu affirmes est incroyable, plus tu te vois beau et grand. Eh, oui, il est plus magnifique que « le cocu magnifique », celui qui, ayant vu, nie le témoignage de ses yeux.

    Mais Bonnier n'entendait pas. Il parlait, comme il arrive, en même temps que moi. Il rappelait Pascal et que toutes les noblesses intellectuelles réunies n'équilibreraient pas un acte d'amour : il est d'un autre ordre. Et l'Incompressible poète décrétait :

    — On n'est beau que par le coeur. Sacrifier au coeur l'intelligence, quelle sublimité. Son grand coeur dicte à l'ardent Augustin le cri souverain : Credo quia absurdum.

    —>Mon pauvre vieux, tu peux lire tout Saint Augustin sans rencontrer sous cette forme légendaire, le cri qui t'émerveille. Et aucun autre Père ne l'a poussé.

    — Tu es bien certain ?... Personne n'a eu le courage ?....

    — Rassure-toi. Plusieurs ont eu le courage. Credo quia absurdum n'a pas été écrit avec ces mots, il l'a été sous des formes diverses. Tertullien, par exemple, au chapitre V de son traité De la chair du Christ, multiplie les antithèses affronteuses : « Tu ne peux être sage si tu ne montres de la folie aux yeux du monde, te soumettant par la foi à ce que l'on prend pour folie. » Et, un peu plus loin : « Le Fils de Dieu est né : précisément parce qu'il faut en rougir, je n'en rougis pas. Le Fils de Dieu est mort : il faut le croire parce que c'est inepte (credibile quia ineptum). Il est ressuscité du tombeau où il a été enseveli : le fait est certain parce qu'il est impossible. » (8)

    — J'aime ton Tertullien — dit Marcel Bonnier et je regrette que les modernes soient devenus si prudents.

    — Ne regrette pas trop. Lis, et tu l'aimeras comme Tertullien, le Malebranche des Entretiens sur la métaphysique. Au sommaire du quatorzième entretien, il écrit sans barguigner : « L'incompréhensibilité de nos mystères est une preuve démonstrative de leur vérité ».

    — Epatant. Fais-moi connaître la démonstration.

    — Elle te plaira, si lyrique et si peu démonstrative. L'un des deux interlocuteurs, Ariste, s'écrie : « Plus nos mystères sont obscurs, quel paradoxe ! ils me paraissent aujourd'hui d'autant plus croyables. Oui, Théodore, je trouve dans l'obscurité même de nos mystères reçus comme ils sont aujourd'hui de tant de nations différentes, une preuve invincible de leur vérité. »

    — « Preuve invincible » est d'une insolence qui me ravit. Mais que répond Théodore ?

    — Il félicite : « Puisque vous savez maintenant tirer la lumière des ténèbres mêmes et tourner en preuve évidente de nos mystères l'obscurité impénétrable qui les environne....»

    —Admirable. « Tirer la lumière des ténèbres ». La belle opération.

    Je regardais le camarade. Il souriait mais, me semblait-il, de joie, d'émerveillement et de poétique persuasion.

    — Sais-tu — continuait-il — que c'est un grand poète en prose, ton Malebranche.

    — Je le sais et je lui connais quelques autres mérites. Il bâtit ingénieusement de beaux palais de brumes irisées. Il lui manque seulement les qualités logiques qui sont peut-être exigibles du poète quand le poète s'intitule philosophe.

    — A bas la logique ! Vive la poésie.... Mais beaucoup d'apologistes ont-ils imité sa noble vaillance ?

    — Un des plus braves me paraît Brunetière. En 1900, pages 44 et 45 de Les Raisons actuelles de croire, il écrit : « Il n'est pas question de croire parce que nous ne comprenons pas. La raison de la croyance est ailleurs. Mais nous ne pouvons « croire » que ce que nous ne comprenons pas. »

    — C'est assez courageux.

    — Il cite la belle phrase de Malebranche sur l'incompréhensibilité preuve démonstrative ; mais il n'ose l'approuver sans réserves. Il secoue une tête lourdaude : « C'est beaucoup dire et je craindrais qu'on ne vît dans cette formule un peu hardie la traduction de ce Credo quia absurdum qui lui-même n'est sans doute qu'une altération légendaire du mot de Tertullien : Credibile quia ineptum. Mais, en tout cas, l'incompréhensibilité des mystères ne prouve rien contre eux, si ce n'est qu'ils sont des mystères. On le savait. Ils ne seraient pas mystères, s'ils n'étaient pas incompréhensibles et n'y ayant d'ailleurs pas de religion sans mystères. »

    — Pas mal, dit l'Incompressible Poète, mais cette fois son sourire raillait. J'aimerais ce Brunetière si seulement il écrivait avec la grâce de Malebranche.

    Et Bonnier, les lèvres plus moqueuses, me poussa cette colle :

    — Mais sa logique doit te satisfaire, cher logicien. Pas de religion sans mystères et, par conséquent, sans affirmations incompréhensibles.

    — C'est peut-être une des raisons pour lesquelles je rejette en riant toute religion.

    — Tu ne vas pas nier l'existence du mystère.

    — Entendons-nous. Il y a de l'inconnu. Je suis même de ceux qui croient qu'il y a de l'inconnaissable. Dans cette signification honnête du mot, je me sens entouré de mystère. Mais ce mystère-là, précisément, les religions ne le respectent point ni les émotions irisées que soulève sa contemplation. Elles anathématisent la sage suspension du jugement. Elles condamnent aussi le rêve poétique et cette hésitation charmée où la basse du sourire et du scepticisme accompagne le soprano et l'extase du regard. Ce qu'elles nomment mystères, elles, ce sont des affirmations inacceptables à la raison. Le morceau de pain à chanter dont nous parlions tout à l'heure a, comme toute chose, ses aspects probement mystérieux. Il est une occasion comme une autre de me poser des questions songeuses et, par exemple, puisqu'il est fait avec du grain, de rêver aux problèmes solubles et aux problèmes insolubles concernant la végétation. Mais, sans les folies déloyalement imposées à mon enfance indéfendue, je ne me demanderais certes pas comment un corps humain peut tenir invisible dans ce petit rond et à la fois dans des milliers de petits ronds semblables. Les mystères naturels suffisent à mes rêveries et à me faire épouser poétiquement l'univers. Ce qu'il y a de malsain aux mystères ridiculement artificiels de l'Eglise...

    — Il te manque l'amour et son aveuglement.

    — L'amour aux yeux ouverts trouve assez d'exercice dans les réalités. L'amour aveugle et la foi aveugle nous sacrifient à des chimères.

     

    Qu'on l'avoue comme Tertullien, Malebranche et quelques autres ou qu'on le nie comme la plupart, c'est bien un vertige consenti qui fait glisser à la foi ; « c'est bien, en effet, l'absurdité qui prend valeur d'argument dans la démonstration religieuse : — « Crois cela. — Mais c'est absurde. — C'est justement pour cela qu'il faut le croire et ne pas chercher à le comprendre, puisque nous plaçons par définition cet ordre de vérités au-dessus de la compréhension ».

    Après les quelques lignes que je viens de copier dans Les Judas de Jésus (p. 11), Henri Barbusse cite les textes fameux de saint Paul en faveur de « la folie ». Plus sévère que mon Incompressible Poète, le puissant poète de l'Enfer et de Jésus ajoute : « C'est, dans le plan intellectuel, un acte de brigandage ».


    (1) Essais, Livre II, ch. 12.

    (2) D'autres traductions l'appellent AOD.

    (3) Sauf référence contraire, j'emprunte à la version d'Osterwald mes citations de la Bible.

    (4) Le concile de Trente, que répète servilement le Concile du Vatican « reçoit dans sa 4me session tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, puisque le même Dieu est auteur de l'un et de l'autre », Quum utriusque unus Deus sit auctor et anathématise «celui qui ne les recevrait pas en entier et dans toutes leurs parties » Si quis libros ipsos integros, cum omnibus suis partibus non susceperit, anathema sit.

    (5) Dieu existe-t-il ? (Edition de la Revue l'Idée Libre).

    (6) Bossuet, Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse, chapitre X.

    (7) Idem.

    (8) En général, pour n'être pas accusé de traduire tendancieusement, j'adopte des traductions connues. Pour Tertullien, comme pour Saint Cyprien ou Lactance, je puise dans le Choix de Monuments primitifs de l'Eglise chrétienne, de J.A.C. Buchon (1837). Mais la version de Giry (1661), que reproduit ce recueil, est vraiment trop noble, trop dix-septième siècle, trop « belle infidèle » et souriante. Le passionné et affronteur credibile quia ineptum devient dans le fade Louis Giry : « Le fils de Dieu est mort. C'est une chose que je trouve croyable parce qu'elle résiste au sens humain. » Cette peut-être édifiante édulcoration ne satisferait pas l'Incompressible Poète.


    votre commentaire
  • Et puis, il y a l’histoire (avec un grand H). J’ai causé dernièrement avec un de nos adversaires ; il prétendait qu’en cas d’insuccès ce serait effroyable ( ?!) pour les suites de l’idéal anarchiste.
    Que dirait-on ? que penserait-on de l’avortement du projet ?
    « - Je serai engagé, me disait-il, et plus tard ce serait un reproche continuel. »
    Ah ça ! est-ce que, par hasard, il y aurait une Histoire anarchiste, et les plus connus auraient-ils peur de cette Histoire ? Ce serait cocasse !
    Je comprends les bandits qui nous gouvernent, engageant les tueries chez les peuples, et les généraux menant leurs troupes aux abattoirs. - L’histoire ne mentionne ces faits et les cloue au pilori ou les encense. Mais nous, qu’est-ce que ça peut bien te foutre à toi, Troupy, que tel ou tel approuve ou condamne ?
    Voyez-vous l’Histoire future mentionnant ainsi un personnage libertaire :
    Arsène LATROUILLE. - Ecrivain, penseur, conférencier anarchiste. A laissé de nombreux écrits ; malheureusement, a trempé dans une aventure malheureuse, en fondant avec d’autres libertaires une colonie (1902) qui échoua huit jours après...  [1]

     

    Pas question ici de faire de l’histoire avec un grand H, de faire des portraits anodins d’anarchistes du passé, de palabrer sur leurs succès ou leurs infortunes, d’en faire de nouvelles icônes. Seulement raconter, au travers des expériences de milieux libres, la vie de quelques uns/unes. Des individus décidés à vivre immédiatement selon leurs envies et leurs idées, seul moyen pour eux de poursuivre la lutte et la propagande libertaire. Des individus, des manières d’être et de faire qui ne peuvent pas nous être totalement étrangers.

     

    Les « Milieux Libres » :
    vivre en anarchiste à la Belle époque en France

     

    Un milieu libre regroupe quelques individus, entre cinq et vingt le plus souvent, qui s’efforcent de vivre ensemble et autrement. C’est un terme spécifique à la Belle Epoque et à la mouvance anarchiste. Il est apparu dans les années 1900 et se répand en France, en Belgique et même au Canada. On utilise également le terme de « colonie », dont l’usage est plus ancien, remontant sans doute aux « colonies sociétaires » fouriéristes actives dans les années 1830. C’est le nom du phalanstère fondé à Condé-sur-Vesgre en 1833. La colonie désigne une simple installation, dans le sens de l’anglais « settlement » tandis que le terme de « milieu libre » permet de relever immédiatement l’opposition au milieu extérieur, non libre, oppressif. En France, une quinzaine d’expériences seulement verront le jour, menées par une centaine d’hommes et femmes entre 1902 et 1914.

     

    Jean Maitron, dans son important travail sur le mouvement anarchiste, leur avait consacré quelques pages. Un aperçu sur quelques unes de ces réalisations, leurs déboires financiers, sentimentaux et idéologiques. Mais on ne sait rien de ces individus, de leurs trajectoires, de leurs motivations, de leur vie tout simplement. L’anarchisme a trop souvent été étudié comme un mouvement uniforme, donnant lieu à des lectures quasi normatives. La période de la « Belle » époque n’échappe pas à ces lectures réductrices : «  Une mouvance (un marécage ?) faite de multiples tendances frôlant parfois la bizarrerie et soumise à une force centrifuge qui conduira beaucoup de militants à ne plus se préoccuper que d’un aspect limité de la lutte. Cela ira de la manie de création de colonies anarchistes éphémères - sortes de phalanstères - à un pacifisme absolu (...) à une prétendue libération sexuelle conçue comme panacée sociale. On n’en finirait pas de dresser la liste de toutes les aberrations « anarchistes » qui vont se donner libre cours jusqu’à l’époque actuelle. (...) Cet anarchisme-repoussoir va presque ruiner la véritable influence des libertaires dans les mouvements de masse  » [2]. C’est donc à contre-courant de cette analyse que l’on peut s’intéresser aux milieux libres. Analyser le mode de vie de ces individus, les rapports sociaux du groupe, sa structure, percevoir aussi sa capacité ou sa volonté d’action. Comment, pourquoi et avec quels effets mettent-ils en place leurs idées dans la vie quotidienne ?
    On peut en apprendre un peu plus grâce à la presse de l’époque, les archives de police (...) et le fonds d’archives d’E. Armand.

     

    E. Armand, de son vrai nom Ernest Juin, principale figure de l’individualisme anarchiste en France était partisan des expériences de milieux libres et il joua un rôle certain dans la diffusion et la réalisation de cette idée. Il crée, avec Marie Kügel, L’Ere Nouvelle en octobre 1901 et dès les débuts, le journal se fait l’écho des tentatives lancées en Angleterre ou en Hollande. A l’époque, Armand est encore très inspiré par l’anarchisme chrétien. Il a en effet un parcours assez original : de père communard et anticlérical, il milite pourtant à partir de 17 ans dans les rangs de l’Armée du Salut. Puis, par l’intermédiaire de la sœur d’Elie et Elisée Reclus, il découvre l’anarchisme chrétien, lit les Temps nouveaux et commence à écrire des articles pour Le Libertaire . De son passage par le christianisme vient sans doute l’idée très forte chez lui de perfectionnement individuel, de la nécessité de former des « individualités conscientes ». Par Tolstoï et sa bonne connaissance de 6 ou 7 langues étrangères, il découvre les expériences communautaires menées à l’étranger, dans la veine d’un anarchisme chrétien. Il commence alors à faire lui-même de la propagande pour la « Cité Future », qui, rapidement, devient « milieu libre » ou « colonie ». En 1902, il est adhérent à la « Société pour la création et le développement d’un milieu libre en France » mais ne séjourne pas, ou peut-être seulement de manière épisodique, au premier milieu libre à Vaux. Quoiqu’il en soit, et malgré son soutien intensif, Armand ne participe à aucun milieu libre même s’il fréquente les milieux individualistes anarchistes d’avant-guerre. En octobre 1913, il évoque l’idée de fonder une colonie individualiste qui n’aboutira pas. Après la guerre, il ne perd pas son intérêt pour les expériences communautaires, «  même si son expérience l’avait conduit à un certain scepticisme  » [3]. Dans L’En-Dehors (qui paraît de 1922 à 1939) et même dans L’Unique (1945-1956) il écrit des rubriques où il analyse les différentes expériences et où il expose ses propres positions à ce sujet. En 1931, il fait paraître une brochure Milieux de Vie en commun et « Colonies » , qui reprend un texte paru dans L’Ere Nouvelle . Au bout du compte, il avait accumulé une bonne documentation sur les tentatives de vie hors des régimes autoritaires, en France ou ailleurs, anarchistes ou non.

     

    Parcours historique

    #1_ Des modèles à la mise en pratique

     

    «  Après Owen, Fourier, Cabet, Morus, qui furent les expérimentateurs d’un communisme transitoire entaché d’autorité et de réglementation à outrance ; après le collectivisme régimentaire, copie fidèle de la société moderne avec un seul exploiteur : l’Etat ; la théorie libertaire, l’anarchisme se présente demandant droit de cité.  » [4] On trouve un certain nombre de références, même si c’est souvent pour mieux s’en distinguer, aux socialistes utopistes. Ils ont non seulement tenté de mettre en pratique leurs théories en réalisant des communautés, mais ce sont aussi les premiers à se préoccuper de la « question sociale ». En France, ils jouissent tout au long du 19e siècle d’une renommée que n’atteindra pas Marx. Charles Fourier est le plus critiqué mais le plus apprécié des penseurs socialistes, considéré comme un précurseur par certains articles de la presse libertaire. Son œuvre est «  un échelon de plus vers l’anarchisme moderne en même temps qu’une des plus grandes curiosités de l’imagination moderne  » [5]. On critique ses idées sur le commerce, la rigidité de son système «  qui eût fait de son phalanstère tout autre chose qu’une cité de liberté  » [6]. Mais ses idées sur les passions, dont Fourier fait le ressort de son ordre social, et le travail, qu’il souhaitait « attrayant » et ne contrecarrant pas les penchants des hommes, trouvent des points d’ancrage chez les anarchistes. Le vocabulaire même montre l’influence des idées fouriéristes puisqu’il est courant que les milieux libres soient appelés «  phalanstère  » par le voisinage ou les journaux. L’un des colons, Fortuné Henry est comparé à un «  Fourier [qui] ressuscitait sous un autre nom et avec de nouvelles méthodes  ». Mais les utopistes étaient bien trop autoritaires pour que leurs expériences elles-mêmes influencent nos libertaires.
    D’autre part, on trouve peu d’allusion aux utopies littéraires des libertaires eux-mêmes. Même si les milieux libristes avaient sans doute en tête certains écrits utopiques anarchistes. L’ « utopie anarchique » de Joseph Déjacques, L’Humanisphère , où il décrit «  un phalanstère, mais sans aucune hièrarchie, sans aucune autorité ; où tout au contraire, réalise égalité et liberté et fonde l’anarchie la plus complète  » [7]. Ou le Voyage au beau pays de Naturie du naturien Henri Zisly...Toutefois, les anarchistes ne font pas reposer leurs expériences sur un plan de société entièrement circonscrit sur le papier. Pas de référence faisant autorité, homme ou écriture.

     

    L’idée communautaire apparaît de manière précoce dans le courant des idées anarchistes : c’est en 1875 que Giovanni Rossi imagine pour la première fois sa communauté socialiste. En 1889, après bien des polémiques, il annonce finalement son départ, suivi quelques temps plus tard par les futurs colons. La tentative de la Cecilia est à replacer dans le contexte d’une immigration italienne importante qui tente sa chance dans l’autre monde perspective qui la rapproche d’autant plus de ses précurseurs socialistes [8]. Les conditions de vie matérielles sont misérables, la vie communautaire se révèle être durement supportable et en avril 1894, la Cecilia vit ses derniers instants. L’expérience est relayée par la presse française et en particulier dans La Révolte , qui en mars 1893 rappelle que « la bourgeoisie, partout, détient le sol, les produits et les moyens de production et pèse de tout son poids même sur ceux qui veulent en sortir. Toute tentative anarchiste ne peut être complètement anarchiste par ce fait que subsiste à côté d’elle l’organisation bourgeoise qui la précède » [9]. Le journal ne parlera pas des expériences postérieures. Après 1894, ce sont les naturiens qui continuent à entretenir l’idée de la fondation d’une colonie qui serait la mise en pratique et la démonstration de leurs théories sur le retour à un état naturel. Faute de terrain, l’aventure ne sera jamais tentée, mais ils seront présents pour soutenir le projet du premier milieu libre, qui commence vraiment à rassembler des individus en 1902.

     

    #2_ De Vaux à la Pie, autour des plus fervents bâtisseurs de milieux libres, Georges Butaud et Sophia Zaïkowska

     

    C’est d’abord une «  Société Instituée pour la Création et le Développement d’un Milieu Libre en France  » qui voit le jour au printemps pour aider aux « difficultés du commencement d’exécution » et qui organise pendant six mois de nombreuses réunions. Le Libertaire insère à plusieurs reprises la proclamation de la Société. Il semblerait qu’ils aient été 250 sociétaires en 1902, 400 en 1903, et parmi eux on trouve Georges Butaud et Sophia Zaïkowska, qui sont les plus fervents acteurs de milieux libres sur toute la période et qui animeront la colonie de Vaux, Henri Beylie-Beaulieu et Henri Zisly, pour les naturiens, E. Armand et sa compagne Marie Kügel etc. C’est en janvier 1903 que le Milieu libre de Vaux prend réellement forme. Peu à peu, ce sont 13 colons qui vivent ensemble occupés aux activités agricoles mais aussi de l’élevage, bonneterie, cordonnerie, atelier de confection sur mesure. Il est question de créer une bibliothèque, une école libertaire, une imprimerie. Une coopérative de consommation semble même vouloir joindre ses efforts à ceux de Vaux. Mais, en juillet, Boutin (propriétaire du terrain) se retire, récupérant également son apport. Le Libertaire , en novembre, lance une polémique sur les bilans financiers de la colonie. Le silence se fait alors sur Vaux. En réalité, le Milieu Libre reste un lieu de vie en commun, il accueille régulièrement des camarades de passage, les habitants se succèdent.

     

    George Butaud et Sophia Zaïkowska ne s’arrêtent pas là. Ils se sont rencontrés en 1898 lors d’une conférence où Butaud développe son premier projet de colonie dans l’Isère. Sophia Zaïkowska arrive de Genève, où elle faisait des études de sciences physiques et naturelles. Georges Butaud, élevé par des parents républicains et libre penseurs, a quitté la maison familiale, à la suite de conflits avec son père. Il souffre de la condition salariale, il est souvent sans travail et se lance alors dans son projet de milieu libre, qui aboutit avec la réalisation de Vaux, près de Château-Thierry. Après la fin de cette tentative, ils continuent à vivre à Bascon (hameau voisin de Vaux) d’où ils annoncent vers 1911 un nouveau milieu libre. Puis c’est dans la région parisienne, à Saint-Maur que s’installe le milieu libre de La Pie ainsi que le journal La Vie Anarchiste qui se fait l’écho des nouvelles expériences. Le 8 avril 1913, 20 colons sont installés dans une grande propriété de 6000 m², située quai de la Pie à Saint-Maur. L’endroit a été loué par la société dite des «  Milieux Libres de Paris et de la Banlieue  ». Comme l’indique le nom de la société, l’idée est d’essaimer les milieux libres : les projets se multiplient, à Boulogne, Saint-Ouen ou en plein Paris. Les difficultés sont cependant communes pour tous ces projets : le recueillement des fonds se fait avec difficulté et les propriétaires se montrent « peu soucieux de transformer leurs locaux en refuges de compagnons anarchistes » [10]. Aucun de ces projets ne verra le jour, même s’ils ont animé bon nombre de réunions parisiennes. Ce n’est qu’avec la guerre que toute mention de la Pie disparaît, entraînant la dispersion des camarades.
    Quoi qu’il en soit, même lorsqu’il n’y avait pas de colonies, «  de nombreux amis vécurent auprès [de G.B. et S.Z.]  » [11] et ils y pratiquaient le mode de vie qu’ils souhaitaient voir s’étendre par l’intermédiaire des milieux libres.

     

    #3_ L’Essai d’Aiglemont et son animateur Fortuné Henry

     

    Fortuné Henry, avec le soutien du Libertaire , dont il est assez proche des rédacteurs, lance, seul, une colonie à Aiglemont, dans les Ardennes.
    Son père fut l’un des généraux de la Commune et il est condamné à mort en 1873. Toute la famille s’exile alors en Espagne et ne réapparaît dans les rapports de police qu’en 1880, peu avant l’amnistie dans les Pyrénées Orientales. Son frère, le célèbre Emile Henry, est guillotiné après avoir lancé une bombe sur le café terminus en 1894.

     

    Fortuné Henry est lui-même un anarchiste virulent depuis les années 1890 : il prend la défense de Ravachol, il est condamné dès 1893 à Charleville et dans deux autres départements pour ses propos. Il se promène avec un pistolet-poignard encore fameux aujourd’hui. C’est donc un personnage connu dans le milieu anarchiste qui s’installe à côté d’Aiglemont, dans la clairière du Vieux Gesly, le 13 juin 1903. «  Quand vint le soir, il piochait encore, fiévreusement ; et comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leur chaumière, le questionnait, il fit cette réponse : « Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt pour créer la cellule initiale de l’humanité future. »  » [12]. Fortuné Henry semble respecter, au début, alors qu’il n’y fait jamais référence, le projet de colonie naturienne publié en février 1898 [13].

     

    Tout commence avec la légendaire hutte de Fortuné Henry : «  c’est un trou fait dans la terre : deux branches d’arbres constituent la charpente ; un peu de paille et de houe suffisent à la toiture  » [14]. Elle est construite avec les matériaux disponibles sur le terrain. Puis, aidé par Gualbert et Malicet, deux compagnons de la commune de Nouzon toute proche, qui viennent lui prêter main forte, la première maison est montée pour passer l’hiver : deux pièces au rez-de-chaussée, un grenier de neuf mètres par-dessus. Ce qui est à noter, c’est qu’elle est construite avec des éléments naturels du pays : murs en torchis et couverture de chépois, une graminée locale. Pourtant, une nouvelle orientation est prise, abandonnant les perspectives naturiennes après juillet 1904 : se dresse une grande maison en fibrociment [15], avec une véranda vitrée. Description des journaux conservateurs, sans doute exagérée : «  L’intérieur de la villa respirait une large aisance. Sur le seuil, une délicate odeur de cuisine chatouillait agréablement l’odorat et la salle à manger Henri II, avec sa véranda ornée de vitraux d’art et ses fresques de Franz Jourdain et de Steinlein possédait un cachet réellement aristocratique. Un petit salon Louis XVI avec des toiles de maîtres et des meubles de style, complétait l’illusion et ce foyer libertaire avait un petit air aristocratique qui lui allait fort bien. C’était vraiment l’anarchie en dentelle  » [16].

     

    Le groupe de colons augmente de manière régulière pour atteindre un maximum de 20 en 1905. En 1906, les premières tensions à la colonie s’affichent dans la presse. Fortuné est un individu tout à fait charismatique et, en toute occasion, il est d’une franchise et même d’une virulence sans doute difficiles à supporter au quotidien. Mais il se défend lui-même d’être le dirigeant unique de l’entreprise. En mars 1907, dans un discours qu’il prononce à Paris, il prétend vouloir faire «  cesser une situation intolérable parce qu’elle tend à faire considérer la colonie l’Essai comme non seulement l’œuvre d’un homme, mais comme sa propriété et son fief. Or, mon souci le plus grand, aidé de mes camarades d’Aiglemont, a été d’impersonnaliser la tentative, et nous y sommes arrivés  » [17]. Pourtant, ce n’est guère le caractère de Fortuné qui cause la fin de la colonie. La reprise individuelle pratiquée dans la région attise les conflits avec le voisinage. L’Essai touche ainsi à sa fin en 1908. Fortuné part avec le matériel d’imprimerie en juillet. En mars 1909, un huissier de Charleville procède à «  la débâcle définitive de la chartreuse anarchiste du Vieux-Gesly  » [18].

     

    #4_ Du milieu libre au milieu de vie libre :
    autour de l’Anarchie

     

    En mai 1906, André Lorulot, plus connu par la suite comme libre penseur, présente un nouveau plan d’action. Il s’agit de créer un centre de propagande et d’éducation (avec une imprimerie, un journal, une école) auquel seul un milieu libre peut donner toute son efficacité. Le Milieu libre n’est plus la fin mais le moyen de l’action. C’est sur ces principes que se crée l’éphémère et dynamique colonie libertaire de Saint-Germain-en-Laye, dont deux des protagonistes sont rapidement arrêtés pour des conférences ou des affiches. Lorulot conclut l’expérience en écrivant : «  la pratique du communisme expérimental ne sous-entend pas forcément la formation de milieux libres, colonies agricoles ou autres. Il serait à désirer que, dès aujourd’hui, les anarchistes pratiquent entre eux cette camaraderie qui fait l’objet de toutes leurs théories  » [19].
    Ce qui se pratique déjà au journal l’anarchie , fondé par Libertad en 1905, fréquenté par Lorulot, Armand, etc. Le journal n’est pas toujours très tendre avec les milieux libres. Dans la rubrique « Chiquenaudes et Croquignoles », on peut ainsi lire : «  Milieux libres !!!
    Un homme, deux chats, un rat blanc ont décidé de former un milieu libre, en dehors de toutes les entraves, de toutes les bassesses, de toutes les vilenies, de tous les esclavages, etc., etc. Ils pensent que tous les camarades voudront bien leur indiquer un petit coin de quatre ou cinq cent hectares de terrain où ils se chargeront de vivre en donnant le meilleur exemple.
    Une femme et un enfant de trois mois m’annoncent par télégramme qu’ils se mettent en milieu libre. Ils prient simplement les copains de leur trouver une vache n’ayant rien de commun avec Clémenceau, car la mère se voit obligée de labourer le sol. Trois ou quatre autres lettres m’annoncent des milieux libres en formation, mais la place me manque...  [20] »

     

    Mais, de fait, rue de la Barre à Paris, avec Libertad et les sœurs Mahé ou à Romainville, avec Rirette Maîtrejean, Victor Serge, Dieudonné, Soudy, Carouy, Callemin dit « Raymond-la-Science » et Vallet, ceux que l’on connaît pour leur rôle dans la « Bande à Bonnot », c’est un réel milieu de vie libre qui s’est constitué au siège du journal. Les anarchistes s’occupant de l’impression et des tirages vivent ensemble, organisent des réunions et vivent « en anarchiste » dans une grande maison où est installée l’imprimerie. D’après les rapports de police, on sait qu’il y a généralement une dizaine de personnes à la table de l’anarchie, que tout ce monde travaille pour le journal et l’édition des brochures. L’existence de ce mode de vie en commun est corroborée par les rapports d’arrestations, où les prévenus déclarent être domiciliés au 22, rue de la Barre ou par les récits sur la Bande à Bonnot.
    Au temps de Libertad, la communauté urbaine se double d’une sorte de colonie en province, à Chatelaillon, à la fois «  villégiature anarchiste  » [21] et point de chute pour la propagande. D’une année sur l’autre, l’appel est lancé aux « amis libres » pour passer quelques temps sur «  une plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahiront pas car nous faisons bonne garde  » [22]. Libertad, en profite pour faire des tournées de conférence dans la région, pour se rendre à Bordeaux et récolter des fonds pour aider à la propagande [23].
    Sophia Zaïkowska, en 1912, raconte à propos du journal : «  sur certains points concernant l’hygiène, le luxe, les mouvements idiots comme la danse ou l’ineptie du culte des morts, ce journal a fait une besogne sérieuse. Il a à tel point influencé certains lecteurs, que lorsque je rencontre certains individualistes, je sens que ce sont des gens qui me sont proches, qui se distinguent par leur genre de vie du reste de l’humanité. Par raisonnement sur des questions de vie journalière, ces copains ont pris des habitudes meilleures et cela sans souffrance ni contrainte de leur part. C’est une philosophie qui a passé dans la vie  » [24].

     

    Mode de vie et émancipation

    #1_ Education intégrale

     

    Le milieu libre s’inspire fortement des premiers microcosmes libertaires qu’ont été les expériences éducatives de Cempuis et de La Ruche. Paul Robin, le premier, met en pratique les conceptions éducatives développées par les théoriciens anarchistes à Cempuis. «  L’école, elle-même petite société, revêt tous les aspects sociaux que la révolution sociale, qu’il appelle de ses vœux, engendrera  ». A Cempuis, l’école doit être dans un environnement riche, pour solliciter sans cesse l’intérêt de l’enfant, elle doit permettre l’apprentissage de l’économie socialiste et de la vie communautaire et l’on tente au maximum d’assurer l’autosubsistance de l’école, ce qui permet également de conserver une certaine indépendance vis-à-vis des financements publics. Comme l’explique Nathalie Brémand, l’idéal de Paul Robin est de créer une « micro-société libertaire ». Mais il ne se fait pas d’illusion sur la portée révolutionnaire de l’expérience : elle n’est qu’une « institution transitoire ». Il n’en reste pas moins que «  quelques expériences en petit faites d’avance éviteront des tâtonnements et des fautes dans les immenses écoles que le peuple se hâtera de construire le lendemain du jour où il aura reconquis ses droits  » [25].
    Sébastien Faure, à propos de la Ruche, déclare « prouver » par le fait, que l’individu n’étant que le reflet, l’image, la résultante du milieu, « tant vaut le milieu, tant vaut l’individu ». Mais il est convaincu que la formation d’un milieu libre d’adultes est impossible. Pour lui, l’éducation et la conversion de l’être humain sont difficiles après 25 ans. C’est dans la tranche d’âge comprise entre six et dix ans que l’individu acquiert un caractère propre, ses qualités et ses défauts. C’est donc avec des enfants de cet âge, et jusqu’à leurs 16 ans qu’il faut créer «  un milieu spécial où serait vécue, dans la mesure du possible, d’ores et déjà, bien qu’enclavée dans la société actuelle, la vie libre et fraternelle  » [26]. Il mise tout sur l’avenir que les enfants représentent, plutôt que sur les capacités immédiates de l’individu à se transformer.

     

    Chaque milieu libre se dote donc de sa propre école, indispensable pour les enfants des colons, mais également pour accueillir les enfants des autres, en un milieu favorable. Le milieu libre doit d’autant plus servir à accueillir des enfants, que comme le soulignent Emilie Lamotte ou Anna Mahé, il est sinon fort difficile pour des parents anarchistes de soustraire son enfant à l’école congréganiste ou surtout à la «  laïque  ». On reproche à cette dernière de travailler à éliminer toute rébellion dans les jeunes cerveaux et de chercher à les former dans un même moule, le respect et la défense de la patrie comme schème principal, à «  rogner les floraizons d’idées hors de la norme  » [27]. L’idéal pour éduquer l’enfant est de le placer dans un milieu déjà en dehors de la société bourgeoise, sain pour son développement non seulement moral mais aussi physique, dans un milieu qui se prête au développement de sa curiosité, par un environnement riche, naturellement ou par le travail qui y est effectué par les adultes.
    Mais ce n’est pas l’éducation des enfants seule qui est visée ici. Les adultes en milieu libre disposent également d’une possibilité de parfaire leur individu. Le milieu libre doit être une école libertaire intégrale pour tous. Pour Fortuné Henry, «  il faut, par tous les moyens, constituer des milieux harmoniques susceptibles de fournir une génération d’hommes nouveaux  » [28]. Le milieu libre est considéré comme le moyen donné à tout individu de parfaire son éducation. C’est autour de cette idée que l’on comprend mieux le clivage entre les individualistes anarchistes et les communistes anarchistes. Il ne se situe pas au niveau de la propriété ou sur la répartition des richesses mais il est « qualitatif ». Chez les communistes, l’individu est considéré comme le produit des conditions sociales. L’éducation est utile mais ne fait pas tout, seule la Révolution peut achever la transformation de l’individu. L’émancipation individuelle n’est envisagée qu’à travers le prisme de l’éducation collective. Tandis que pour les individualistes, l’individu est perçu comme «  une sorte de monade, un être complet en soi qui peut exister en dehors voire contre la société  » [29]. Ainsi, les communistes délaissent-ils, après un premier engouement, les milieux libres. Ils les considèrent comme inefficace pour l’instruction collective, pour l’organisation des masses, ne faisant aucune preuve de la vérité portée par l’anarchisme, ne prenant pas non plus la forme d’une cellule initiale de la société future, par leur faible durée de vie et leurs difficultés économiques. Ce sont essentiellement des individualistes qui soutiennent les milieux libres : Armand, Lorulot, Libertad, Butaud et Zaïkowska... L’individu, qui vit en camaraderie, s’éduque en permanence et est donc plus apte pour la propagande, qui peut être dissociée de la vie.

     

    #2_ La camaraderie face à l’autorité
    Ici, vous le savez maintenant, personne ne commande.
    Liberté absolue pour tout le monde.  [30]

     

    Ni domination, ni hiérarchie, ni structure figée. Outre le rejet, en partie grâce à l’éducation, de toute autorité intériorisée, c’est ce que l’on tente de mettre en pratique au milieu libre en remuant les hiérarchies et statuts traditionnels.
    A chacun, tout d’abord de lutter contre l’autorité intériorisée. E. Armand dépeint alors le « milieu libriste » de manière très précise : «  Le colon est un type spécial de militant. Tout le monde n’est pas apte à vivre la vie en commun, à être un milieu-libriste. Le « colon-type » idéal est un homme débarrassé des défauts et des petitesses qui rendent si difficile la vie sur un terrain ou espace resserré : il ignore donc les préjugés sociaux et moraux des bourgeois et petits-bourgeois. Bon compagnon, il n’est ni envieux, ni curieux, ni jaloux, ni « mal embouché ». Conciliant, il se montre fort sévère envers lui-même et très coulant envers les autres. Toujours sur le guet pour comprendre autrui, il supporte volontiers de ne pas l’être ou de l’être très peu. Il ne « juge » aucun de ses co-associés, s’examine d’abord lui-même et, avant d’émettre la moindre opinion sur tel ou telle, tourne, selon l’antique adage, sept fois sa langue dans sa bouche. (...) Avant d’être un colon extérieur, il convient d’être un colon intérieur  » [31]. Et la difficulté semble encore supérieure lorsque l’on est une femme : «  Il est regrettable de constater le retard de la femme dans le degré d’évolution ; sur sept femmes passées à Vaux, seulement trois avaient quelque idée, les autres étaient absolument ordinaires, et restaient sous l’entière dépendance de leur compagnon, ne comprenant qu’à peine ces mots bizarres, anarchie, communisme, etc. ne se permettant aucune pensée  » [32]. Homme ou femme doivent lutter contre leurs propres préjugés, sensiblement différents d’un sexe à l’autre.
    Malgré toutes ces mises en garde et efforts personnels, chaque milieu libre semble avoir son autoritaire, ses estampeurs et ses mégères. Toutefois, le rôle des uns et des autres est parfois plus caricatural que réel. Une figure centrale ressort pour chaque expérience, mais toute manifestation autoritaire semble immédiatement sanctionnée par le groupe (exclusion de Butaud et Zaïkowska décidée par la majorité par exemple). Il y a bien une « tête dirigeante » mais qui joue essentiellement un rôle de « médiateur », assurant les liens avec l’extérieur. Mais, on trouve plus généralement un « noyau » qui fait fonctionner le milieu libre, généralement un binôme, un couple. Même si Sophia Zaïkowska est furieuse de n’être jamais citée que comme la « compagne de Butaud  » [33], elle n’en est pas moins toujours là. Et malgré l’oubli dans lequel elles sont généralement plongées, Lorulot n’agit jamais, dans le cadre de la colonie et de ses tournées de conférence, sans Emilie Lamotte et Libertad n’est rien, selon le regard agacé des policiers, sans Anna Mahé. A Aiglemont, la colonie fonctionne plutôt autour du binôme Fortuné Henry - André Mounier. Pour achever le tableau, restent les deux derniers niveaux du groupe : les simples membres, dont on ne sait généralement pas grand-chose, et les sympathisants, que l’on peut généralement assimiler aux visiteurs des différents lieux.
    Une idée récurrente : supprimer la famille traditionnelle qui impose aux hommes, femmes et enfants, une place hiérarchique stricte. «  La famille sectaire et imbécile est un intermédiaire inutile et néfaste entre l’individu et la collectivité  » [34] Finalement l’idée prédomine que, pour survivre, le milieu libre doit recréer des rapports d’affinité, de solidarité, et que le modèle de ces relations, ce n’est certes pas la famille patriarcale, mais la famille fraternelle.
    Ainsi les enfants doivent-ils être élevés par le groupe :«  Les enfants sont à tous. Ceux qui naîtront à la colonie encore davantage ; ils grandiront libres et sains tout naturellement, sans contrainte, ni mauvais exemple  » [35]. Difficile de savoir si ce communisme des enfants est mis en pratique. La marque symbolique en est tout de même l’acte de naissance de Marcel, enfant né à la colonie Aiglemont « de parents non désignés ». Il est l’enfant de la communauté. Et par principe libertaire, la colonie ne voulait pas signaler sa naissance. Il fallut l’insistance de la municipalité pour que Marcel ait son acte de naissance, sur déclaration de la sage-femme et de deux Aiglemontais.
    Le second coup porté à la famille porte sur l’émancipation de la femme. Plus que l’émancipation économique et intellectuelle de la femme, c’est son émancipation corporelle qui va mobiliser les compagnons, en ce qu’elle permet de nouveaux rapports hommes/femmes. La critique du mariage, inaugurée par Fourier, est alors, en ce début de siècle, reprise par les anarchistes : la mariage est considéré comme n’ayant que des fondements économiques et il place l’amour sous le joug de l’Etat et de l’Eglise. Les anarchistes rejettent cette hypocrisie et la morale ambiante, en proclamant haut et fort la mise en pratique de l’amour libre, facilitée théoriquement dans les milieux libres, et en diffusant idées néo-malthusiennes et moyens de contraception et d’avortement.
    Ainsi, idéalement, chaque individu est censé avoir sa chambre individuelle. Mais les milieux libristes doivent reconnaître l’existence d’un certain nombre d’entraves à une pratique sexuelle réellement libérée. La première difficulté est le « manque de femme » : (la femme est pensée essentiellement en tant qu’être sexué, « tota mulier in utero »). Il est vrai que les femmes viennent généralement accompagnées de leurs compagnons et que les célibataires sont plus généralement des hommes que des femmes, pour des raisons économiques et également juridiques. Face à ce discours virocentrique, les femmes craignent généralement que la libération sexuelle ne tourne à leur désavantage et ne soit perçue que comme moyen d’assouvir les besoins masculins. Et Sophie Zaïkowska d’ajouter : «  La femme est donc prédestinée à l’amour, légalisé chez les gens comme il faut, libre chez les anarchistes. Son esprit peu cultivé est fixé sur ce seul point : il faut qu’elle plaise à tout prix  ». Et de conclure : «  quand elle dira -j’aimerais mieux plaire, mais n’importe, dussé-je déplaire, je veux travailler sur moi-même, je veux être et paraître sérieuse, je ne veux plus être un jouet stupide, je serai hommasse- (...) alors la question de l’égalité des sexes ne se posera même plus  » [36].
    En réalité, l’amour libre n’est pas pratiqué. Par la promiscuité, il arrive qu’il y ait des échanges entre les couples ou la formation d’un nouveau couple au détriment d’un autre : le couple reste une structure difficile à dépasser. On peut toutefois noter l’existence de quelques habitudes originales (et l’adjectif reste valable aujourd’hui) puisque Libertad avait pour compagnes les deux sœurs Mahé, avec lesquelles il eût deux enfants. Sophia Zaïkowska vécut, elle, un «  amour plural  » avec Victor Lorenc et Georges Butaud, de 1913 à 1924, «  ce qui nous a permis à tous les trois d’être heureux, de nous améliorer et de faire un peu de bien  » [37]. Outre ces cas tout à fait particuliers, la plupart des femmes sont mariées, surtout quand elles ont des enfants. Mais le changement de compagne ou de compagnon suit souvent un premier mariage. Et les quelques femmes qui sont apparues ici n’ont que très peu respecté les « normes sociales » alors en vigueur. Marie Kugel vivait en concubinage avec E. Armand. Emilie Lamotte a écrit un très beau texte où elle explique que la constance en amour est chose impossible : «  tout le monde est inconstant. La fidélité n’est pas dans la nature. J’entends parfois raconter que les oiseaux nous donnent l’exemple de la fidélité. Je rigole !  ».
    En quête constante d’invention de nouveaux rapports microsociaux, ces expériences qui durent peu (dans les textes) mais qui donnent certainement une autre image des milieux anarchistes d’alors : des femmes, des enfants habituellement absents des visions des partis et autres syndicats...

     

    #3_ Travail libre et vie simple

     

    Plutôt une hutte, un verre d’eau et une poignée de châtaignes que la besogne en commun avec qui ne lui plaît pas.  [38]

     

    Beaucoup d’anarchistes rencontrent des difficultés à trouver ou même à garder un emploi du fait de leurs opinions politiques quand ce n’est pas eux qui le refusent. Le milieu libre est alors «  un centre d’activité d’où il est possible de rayonner sans craindre de risquer le chômage ou le renvoi  » [39]. Pour ce qui est des femmes, d’après le Code civil, elles doivent demander l’accord de leur mari pour exercer une profession, et ce jusqu’à la veille de la Seconde Guerre. Ainsi, Pierre Nada, présentant le projet de la Pie, écrit : «  Un des côtés les plus intéressants de notre tentative serait de procurer de l’occupation aux femmes, de faire en sorte que toutes restent à la colonie. Le meilleur moyen d’assurer l’indépendance de la femme, c’est de lui donner les moyens de se suffire à elle-même, de gagner sa vie. A la colonie, nous ferons tout notre possible pour rendre les femmes indépendantes et développer chez elles un esprit personnel. Pour arriver à ces fins, nous avons l’intention de monter un atelier où toutes auraient du travail  » [40]. On le sait bien, les femmes ont toujours travaillé mais ce qui leur a longtemps manqué c’est une indépendance économique. Ce n’est sans doute pas un hasard si parmi les anarchistes, comme parmi les féministes de l’époque, on trouve des institutrices (Emilie Lamotte, les sœurs Mahé et d’autres...).
    La reprise individuelle, la réalisation de fausse monnaie permettent aussi, parfois, d’avoir quelques subsides. Difficile de dire dans quelle mesure ces pratiques étaient répandues. On peut quand même supposer qu’elles n’étaient pas négligeables : condamnations de plusieurs camarades (Armand, Lorulot par exemple), soupçons de la police ou encore critiques de certains « chefs anarchistes » comme Jean Grave.
    On cherche ainsi à s’émanciper du salariat comme du patriarcat (sans le nom). Du moins en théorie bien sûr. «  L’effort individuel est libre, les nécessités présentes le déterminent suivant la force, l’énergie, la santé, la bonté, le développement de chacun. Chaque ménagère va au saloir, aux pommes de terres, au fruitier, puise au pot, au tas, fait sa soupe et son plat à sa guise, librement et délibérément. Sous bois et dans la plaine, dans le hangar, les anarchistes de Vaux oeuvrent en paix sans dieux ni maîtres  » [41]. Rien de très surprenant : l’idée du partage des tâches fait doucement son chemin, la réalité est souvent bien différente. Toutefois, autre endroit, autres mœurs : à St Maur, selon les dires de Butaud, le travail domestique n’est pas attribué spécifiquement à la femme ce qui permet à celle ci de «  se mettre les pieds sous la table, ainsi qu’aux heures des repas  » [42]. Et on remarque dans les milieux libres individualistes un rôle généralement plus actif des femmes dans la propagande : Marie Kügel, Sophia Zaïkowska, Emilie Lamotte ou les sœurs Mahé participent à la fondation des journaux, rédigent brochures et articles pour la presse libertaire et, plus rarement, prennent la parole dans des conférences. A titre d’exemple, le ton de ce rapport de police dont le rédacteur se prend presque de pitié pour Libertad, alors visité en prison : «  Il faut voir, du reste, avec quel dédain (frisant le mépris) Libertad est traité par Anna Mahé. Bien qu’il n’essaie pas trop ses tirades orgueilleuses devant elle, elle l’a vertement remisé deux ou trois fois (...) Cela ne les a pas empêchés de causer sérieusement de l’Anarchie , car si Armandine administre la « Maison », Anna dirige effectivement le journal et la propagande ; c’est elle qui fait ou refait presque tous les articles ; hier, au début de la visite, Anna et Libertad se sont isolés un instant et elle l’a informé de ce qu’elle allait faire. On voyait bien qu’elle ne lui demandait pas son avis et se bornait à le renseigner ; il l’approuvait, sans plus  » [43].
    Seulement, si le travail est libre, le milieu libre demande bien plus d’effort qu’il n’y paraît... Mais, «  la joie des camarades c’est de sentir qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes le bien-être qui vient, qu’ils s’évadent du patronat et du salariat, tout étant à tous parce que tous y contribuent. Le travail n’est plus pénible quand on en conquiert soi-même les résultats...  » [44] Et d’autres pratiques interviennent pour satisfaire à ce principe, ils inventent de nouveaux modes de vie qui, de manière surprenante, s’en prennent déjà à une « société de consommation » qui émerge à peine, du moins chez les ouvriers. L’existence et la liberté sont confrontés aux besoins et aux biens : on privilégie les premières au détriment des seconds, et ce dans chaque détail matériel, la nourriture, l’habillement ou l’enfantement... La volonté et le sentiment de liberté font fi des besoins matériels : «  Et que l’on ne vienne pas crier à l’esclavage, à la vie médiocre, l’on est esclave que de ses besoins et en les réduisant, on s’affranchit d’autant  » [45] ! On retrouve là l’idée de vie simple défendue par quelques naturiens, même si, pour les milieux libristes, elle n’est qu’un volet de l’émancipation individuelle et ensuite collective. Ainsi, Henry Zisly défendit toute sa vie cette définition du naturisme libertaire : «  il faut que l’individu pour être réellement libre et indépendant, suffise lui-même à ses besoins. Et l’expérience démontre incontestablement que l’on peut soi-même se suffire en se limitant aux seuls besoins naturels  » [46].
    Il en est ainsi pour le régime alimentaire, largement végétarien, voire végétalien, ce qui correspond également à ce que la réalité économique permettait aux membres des milieux libres de consommer. A une discussion sur l’alimentation dans une réunion d’un groupe anarchiste individualiste, «  un assistant a donné une formule pour la préparation d’un aliment complet composé de farine de maïs et d’avoine, de cacao et de phosphate de chaux. D’après lui, un repas ne reviendrait guère qu’à 0,25 francs et en se contentant de cette alimentation, l’ouvrier pourrait se libérer des bagnes patronaux  » [47].. L’alcoolisme est aussi un fléau dont il faut se débarrasser, perçu comme une manoeuvre efficace du patronat pour affaiblir l’ouvrier, qui, plutôt que la révolte, choisit le cabaret. «  Il faut avoir le courage de le dire, celui qui se laisse envahir par la pieuvre l’alcool est un homme à la mer, un anarchiste de moins. Il a cessé d’être libertaire le jour où lui, le négateur de toute autorité, il s’est livré sans résistance comme sans réserve à celle du poison que les bourgeois nous versent avec une satisfaction non dissimulée  » [48]. Enfin, le tabac : «  J’ai été fumeur, j’en ai consommé quarante à cinquante centimes par jour ; je cessais de boire et de fumer en même temps. (...) les fumeurs veulent combattre l’Etat, par la gueule (...) ils lui fournissent le plus gros et le plus clair de ses revenus  » [49] raconte l’un des colons de Rize, près de Lyon.
    La réduction des besoins ne se limite pas à l’alimentation, il concerne également l’habillement. Cheveux longs et têtes nues chez les hommes, tuniques larges et sandales chez les femmes. Les rapports de police témoignent du rejet de la mode ou des vêtements de : «  toute la bande hommes et femmes de la rue de la Barre, les chevelus, les « sans chapeaux », les porteurs de sandales de moines, malpropres, débraillés, sans faux-cols...  » [50].
    Enfin, la propagande néo-malthusienne rentre aussi, en quelque sorte dans cette recherche de vie plus simple : «  tout milieu de vie en commun, où les naissances sont limitées, (...) a de grandes chances de durer plus longtemps  » [51]. Le milieu libre est donc un refus radical à toutes les dimensions de cette nouvelle exploitation qui s’insère jusque dans la vie privée. L’étude des besoins sert à maîtriser une consommation qui ne soit pas simple récupération de cette force de travail mais autre manière de vivre. La recherche d’une autre sexualité s’oppose à une sexualité dite normale et qui est reproduction de la force de travail.

     

    Propagande et liens avec la société bourgeoise

    #1_ Propagande et mode de vie

     

    Les Milieux libres ne manquent de susciter des réactions des « orthodoxes » du mouvement. En 1877 la Fédération jurassienne avait déjà déclaré : «  Le congrès jurassien considère les colonies communistes comme incapables de généraliser leur action, étant donné le milieu dans lequel elles se meuvent, et par suite de réaliser la révolution sociale : comme action de propagande, le fait de ces colonies communistes n’a pas d’importance à cause des échecs qu’elles sont trop souvent sujettes à subir dans la société actuelle, et reste inconnu des masses tout comme les nombreux essais de ce genre déjà faits à d’autres époques. Le congrès n’approuve donc pas ces expériences qui peuvent éloigner de l’action révolutionnaire les meilleurs éléments  » [52]. Elisée Reclus qualifie les « innovateurs de la société de communisme pratique » de « séparatistes » [53]. Kropotkine, Jean Grave, tous sont réticents. Les condamnations du reste du mouvement sont unanimes : perte pour la propagande et la révolution, adaptation à la société bourgeoise.
    Pourtant, dans les Ardennes, à Aiglemont, «  Si notre vie a des heures paisibles, elle a souvent et c’est ce qui la rend si bonne à vivre, de fortes heures de lutte. Il ne faudrait pas croire que la constitution d’un milieu libre indique chez ses participants l’intention de s’évader de la Société pour manger tranquillement la soupe aux choux au coin d’un bois. Il ne constitue pas non plus un moyen infaillible d’amener la révolution ; Il permet simplement à des hommes d’intensifier la propagande dont ils sont capables, de la faire avec une liberté d’allures qu’ils n’ont pas dans la Société actuelle et chaque fois qu’une injustice est commise, qu’une révolte les appelle, ils n’ont pas, grâce au milieu libre, le souci de ce qu’ils laissent derrière eux. Il en résulte une puissance d’activité et de propagande qu’on ne saurait acquérir dans aucun autre milieu et par l’isolement voulu un puissant moyen d’éducation  » [54].
    On rencontre au milieu libre la propagande tout à fait traditionnelle : presse, édition de brochures, tracts, affiches, cartes postales. Pas un milieu libre ne s’imagine sans imprimerie, sans bibliothèque. On fait également des conférences dans toute la région. On accueille visiteurs, hôtes de passage ou simples curieux. Victor Serge raconte, dans ses mémoires, sa visite dans cette «  Arcadie  » : «  Nous arrivâmes par des sentiers ensoleillés devant une haie, puis à un portillon...Bourdonnement des abeilles, chaleur dorée, dix-huitième année, seuil de l’anarchie ! Une table était là en plein air, chargée de tracts et de brochures. Le Manuel du Soldat de la C.G.T., L’Immoralité du Mariage, La Société Nouvelle, Procréation Consciente, Le Crime d’obéir, Discours du citoyen A. Briand sur la Grève générale. Ces voix vivaient...Une soucoupe, de la menue monnaie dedans, un papier : « Prenez ce que vous voulez, mettez ce que vous pouvez ». Bouleversante trouvaille ! (...) Les sous abandonnés par l’anarchie à la face du ciel nous émerveillèrent. On suivait un bout de chemin et l’on arrivait à une maisonnette blanche sous les feuillages. « Fais ce que veux », au dessus de la porte, ouverte à tout venant  » [55]. En train ou à vélo, les visiteurs viennent donc passer leur journée de repos, respirer le bon air de la campagne, écouter causeurs divers et chansonniers. Les milieux libres deviennent, pour un temps, des lieux pratiques de réunion.

     

    Parfois, les milieux de vie libre sont liés à d’autres modes d’action : Garnier, Caillemin, les frères Rimbault, tous ceux qui entourent Bonnot ont vécu dans des milieux de vie libre poussés ensuite à la violence par la même « impatience révolutionnaire ». Ils sont lassés d’attendre le « Grand Soir », d’écouter les discours messianiques qui l’annoncent depuis plusieurs décennies. Ils sont déçus par les masses ouvrières, inertes et les exaltations ouvriéristes des révolutionnaires. On trouve le même refus de se laisser déterminer par les conditions objectives : dans un cas, on prend les armes et dans l’autre on décide de changer tout de suite la vie. «  Il ne faut pas d’évadés par faiblesse et incapacité, il ne nous faut que des évadés par révolte  » [56], rappelle Fortuné Henry. Plutôt que d’attendre calmement le grand soir, autant vivre sa révolte au quotidien. L’individu doit se réapproprier jour après jour ses potentialités révolutionnaires et ne pas se confiner au mode de vie imposé par la société bourgeoise.
    Ces précaires du début du XXème siècle frayent leur propre voie entre le refus d’une assignation sans perspective au monde du travail et la révolte contre un monde bourgeois qu’ils exècrent. Mieux vaut la précarité qu’une vie vouée à la servitude en attendant la Révolution. Lorulot l’affirme lui-même : «  L’individualisme n’est, ni le bourgeois raté [contrairement à ce que prétendent leurs détracteurs], ni l’ouvrier ambitieux -c’est un homme libre : il combat les maîtres et il fustige les esclaves  » [57]. A la manière des cyniques grecs, les anarchistes font alors propagande en faisant œuvre d’émancipation sur leur propre personne et ils s’attaquent continuellement aux micro-pouvoirs qui s’expriment à travers l’éducation, la sexualité, le travail ou la consommation.

     

    #2_ Les milieux libres et leur voisinage

     

    Dépassant les débrouilles individuelles, les milieux de vie libre sont des lieux de pratique et de recherche de stratégies collectives. Et donc constamment en confrontation avec leur environnement. On retrouve dans les brochures éditées par les milieux libres le récit romancé de la rencontre avec leur nouveau voisinage : l’affrontement avec l’autorité bien sûr, mais surtout, l’étonnement de la population, qui, au lieu d’un repère de brigands, découvre des individus le coeur sur la main. «  Déjà des gens viennent jusqu’à la colonie, posant des questions, se renseignant. Ils s’en retournent munis de brochures et étonnés de nos théories inconnues pour eux  » [58] raconte Lorulot. Avec l’anarchie c’est tout le quartier qui s’anime : on inaugure les réunions en plein air, rue de la Barre, en plein Montmartre, parfois même avec un orateur presque nu. Et le dimanche, on organise des bals dans la rue. Libertad devient «  le roi du quartier  » [59]. Ce qui ne manque pas, à l’occasion, de susciter des affrontements avec les forces de l’ordre, mais qui attire également tous les gens du coin.
    Bien sûr les réactions ne sont pas toujours favorables, ainsi, à Saint-Germain, «  Lorsque ses compagnons venaient de Paris le dimanche, c’est Goldsky qui se mettait à leur tête pour manifester en traversant la ville, chantant des chansons anarchistes et distribuant des journaux ou des brochures, les manifestations produisaient le plus mauvais effet sur la population qui s’en effrayait  » [60]. A Aiglemont également, on rencontre deux types de comportements face à la colonie. Alors que le milieu libre est conçu comme un moyen de propagande locale dirigée vers les paysans, «  Le paysan ne comprend pas l’anarchiste vitupérant à la tribune contre l’autorité. Mais il comprend l’anarchiste prenant la pioche et fertilisant un sol ingrat et il est frappé par le spectacle de gens heureux que nous lui donnons  » [61], c’est surtout la population ouvrière en conflits souvent violents avec le patronat, qui rend visite aux colons, dont elle partage les idées de lutte et d’émancipation.
    Quoi qu’il en soit l’implantation des anarchistes en ville, en banlieue ou à la campagne ne laisse guère indifférent et les réactions parfois brutales laissent à penser qu’ils ne s’accommodent pas tant que ça à la société bourgeoise, pas plus qu’ils ne la fuient. Perquisitions, conflits avec les forces de l’ordre ainsi qu’avec les municipalités en place, comme le montre l’exemple de Saint Maur : «  Dans le voisinage du Milieu libre des hostilités se manifestent, (...) cela semble incompréhensible, car les colons ne gênent personne. Comme ils sont connus, s’ils vont faire un achat quelconque chez les boutiquiers, on cherche à leur faire payer davantage, et la ville, qui a contribué à l’élection du député socialiste Thomas, a déjà songé à les expulser  » [62].
    A Aiglemont, le milieu libre aide même à la renaissance des organisations syndicales qui, après l’apogée de La Fédération des travailleurs socialistes des Ardennes de l’époque de J. B. Clément, s’étaient discréditées par leurs liens avec le parti socialiste. Grâce au journal Le Cubilot , la colonie va pouvoir jouer un rôle fédérateur, organiser des meetings de propagande, redonner un contenu idéologique aux syndicats : «  A part quelques uns, les autres prennent la direction des syndicats à tendance anarchiste, tendance que leur imprima F. Henry  » [63]. Et lorsque cesse la parution du Cubilot , les syndicats perdent leur tribune d’expression. Avec le départ de Fortuné Henry, l’Union des syndicats est considérablement affaiblie. Il faudra attendre 1911 pour que se reconstitue une nouvelle C.G.T. dans les Ardennes.
    Ces exemples montrent bien que les milieux libres poursuivent en général la propagande et ont au niveau local un rôle et une activité qu’on leur connaît rarement. Laissant parfois même des traces un siècle plus tard...

     

    L’Essai d’Aiglemont fait aujourd’hui partie intégrante de l’histoire locale. En particulier, un ouvrage qui contribua sans doute fortement à former l’image actuelle de la colonie, écrit dans les années 1970 : Gesly, « Terre Maudite » . Le quatrième de couverture en dit déjà long : «  sur une quinzaine d’hectares de la forêt de Gesly, il s’est passé plusieurs drames au cours des siècles  » [64]...Et n’est pas démenti par le récit fait sur le milieu libre : «  La nature reprend son droit sur ce qui fut un « Essai » de gens plus ou moins recommandables, d’origine plus que douteuse, mais qui doit rester plus qu’une image dans le passé historique de notre région, de ma région  ». Et l’on y découvre des liens entre l’Essai et la Bande à Bonnot : «  On sait que la bande avait préparé avec Mounier, de Gély, une attaque dans la région d’Alès  ». «  C’était la Bande à Bonnot qui descendait au Petit-sabot  », une auberge située à proximité de la clairière, me confirme une personne du village dont le père vivait aussi à Aiglemont du temps de l’Essai.

     

    L’éphémère de l’expérience assure et affirme une altérité radicale par rapport à un comportement normatif et/ou dominant. Ronald Creagh le rappelle lui aussi «  Une communauté qui s’éternise abandonne l’utopie pour se clôturer dans le mythe. L’utopie vécue libertaire doit donc sans cesse briser cet enfermement ; son caractère éphémère, son instabilité préservent son essence révolutionnaire qui est de briser l’unidirectionnalité de l’action collective et de transgresser les mécanismes réducteurs de la complexité de l’univers  » [65]. Le milieu libre est un moment, une expérience dans la vie d’individus qui ne veulent pas être assignés à une identité, à un rôle déterminé par l’environnement social et économique. Ce sont des individus qui ne veulent pas se laisser mener par des conditions objectives, qui n’attendent pas demain pour que le monde change pas plus qu’ils ne l’attendent des autres. Ils sont marqués par le refus radical d’une vie assignée au travail, à la consommation, à la reproduction, etc. Et quoique individualistes, constamment à la recherche d’une émancipation collective.

     

    « La vie vécue comme expérience ne se soucie pas de la défaite ou du volume des résultats obtenus. Elle ne s’en inquiète pas plus que de la victoire. (...) Une seule chose est capable de l’émouvoir : le sentiment qu’elle pourrait être vécue inutilement ou sans profit »  [66].

     

    Bibliographie

    > Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux Etats-Unis , Paris, Payot, 1983.
    > Marie-Josèphe Dhavernas, Les anarchistes individualistes devant la société de la Belle Epoque, 1895-1914 , Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris X, 1981.
    > E. Armand. Sa vie, sa pensée, son oeuvre , La Ruche ouvrière, Paris, 1964.
    > Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi , Lyon, Atelier de création libertaire, 2001.
    > Roland Lewin, Sébastien Faure et « La Ruche » ou l’éducation libertaire, La Botellerie, 1988.
    > Gaetano Manfredonia, L’individualisme anarchiste en France (1880-1914) , Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris : I.E.P., 1984.
    > Georges Narrat, Milieux libres, quelques essais contemporains de vie communiste en France , Alcan, Paris, 1908.
    > Francis Ronsin, La grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France. 19e-20e siècles , Aubier, 1980

     

    Presse
    L’anarchie (1905-1914), L’En-dehors (1922-1939), L’Ere Nouvelle (1901-1911), Le Libertaire (1903-1910),Le Réveil de l’Esclave (1902), L’Unique (1945-1956), Le Végétalien, La Vie anarchiste (1911-1913).

     

    Brochures
    > E. Armand, Milieux de vie commun et « colonies » , Editions de l’En-Dehors, Paris et Orléans, 1931.
    > E. Armand, La Vie comme expérience , Supplément à l’En-Dehors, mensuel, mi mars 1934, n°280.
    > André Mounier, En communisme , Publications périodiques de la Colonie communiste d’Aiglemont, Avril 1906, n° 3.
    > Alfred Naquet et André Lorulot, Le Socialisme marxiste, l’Individualisme anarchiste et la Révolution , Paris, La Société Nouvelle, 1911.

     

    Archives nationales (AN) : F7 13055 et F7 12723 (Surveillance groupes anarchistes)

     

    Archives de la préfecture de police (PPo) :
    BA 928 (dossier de Libertad),
    BA 1498 (« menées anarchistes » 1902-1906), BA 1499 (« menées anarchistes » 1907-1914)

     

    Chronologie

    Milieux libres en France : projets et réalisations (1890-1914)

     

    1892-93
    « La Commune anarchiste » de Montreuil (novembre à janvier) une des premières tentatives de services réciproques volontaires

     

    1896
    Des compagnons lancent un appel pour la création d’une « Société anarchiste expérimentale », La Sociale , n°45

     

    1898
    Des compagnons se réunissent le 3 juillet et décident de créer une « Colonie libre de solidarité fraternelle » à Méry-sur-Oise sur un terrain de 50 hectares appartenant à la Ville de Paris, Le Père Peinard , n°102

     

    1899
    - Un étudiant en pharmacie d’Angers développe dans Les Temps nouveaux , n°37, un projet de vie communiste libertaire à réaliser dans deux ans.
    - Projet de la colonie de St Symphonien d’Ozon, Isère, avec Butaud

     

    1902-07
    « Milieu libre de Vaux » , Aisne, fondé par Butaud et Zaïkowska.

     

    1903-1909
    « Essai d’Aiglemont » , Ardennes, 14 personnes, créé par Fortuné Henry

     

    1904
    - Projet « Milieu Libre de Provence », (communiqués de septembre à août 1904).
    - « Hautes Rivières », Ardennes, 2 mois, 4 hommes, commerçants nantais, volonté initiale de s’installer à Aiglemont, désaccord avec Fortuné Henry, décision de fonder leur propre colonie un peu plus loin.

     

    1905
    « Gisly » près Amiens, Somme, 5 ou 6 colons, communiste libertaire

     

    1906
    « Colonie anarchiste de Ciorfoli », Corse

     

    1906-1908
    « Colonie libertaire de St-Germain-en-Laye », avec Lorulot et Lamotte

     

    1907
    (juin à août) « Colonie de La Rize », Rhône

     

    1908-1911
    « Phalanstère du Clos-des-Brunes », banlieue limogeoise, créé par Baile et Darsouze

     

    1910-1912
    « Pavillons sous Bois », Seine, colonie communiste-libertaire avec les frères Rimbault et Garnier

     

    1911-51
    « Milieu libre de Bascon », Aisne, devenant dans l’après guerre « école végétalienne », créé par Butaud et Zaïkowska

     

    1912
    Colonie de Communiste pratique : Le Libertaire , « Un groupe de copains vient de se former sous ce titre. Ce groupe a pour but de faire du communisme pratique ». Rendez-vous dans la Bataille syndicaliste le 12 décembre puis le 11 janvier 1914 « pour se rendre au terrain à Epinay-sur-Orge »

     

    1913-1914
    « Milieu libre de La Pie » , St Maur, Seine, créé par Butaud et Zaïkowska

     

    1913
    - un projet à Boulogne doit être examiné
    - à Saint-Ouen, le camarade Dutheil a trouvé à louer de vastes locaux
    - dans le 20e arrondissement, Louis Roger veut fonder une « colonie d’éducation et d’action communistes », appelée « Le Nid »

     

    Milieux de vie libre (1900-1914)

     

    1904-1917
    « La Ruche. Œuvre de solidarité et d’éducation, fondée et dirigée par Sébastien Faure », Rambouillet

     

    1905-1914
    Locaux de l’anarchie , à Paris surnommés le « Nid rouge », ensuite à Romainville

     

    1903-1908
    Châtelaillon, Charente-Inférieure « Plage libertaire »

     

    1912
    Choisy-le-Roi, « colonie anarchiste » qui vit avec les subsides de Fromentin, « milliardaire rouge », qui a construit des pavillons libertaires au nom des « apôtres anarchistes ». Egalement appelé le « Nid rouge ». C’est là, au garage de Dubois, que fut arrêté Bonnot.

    Shalazz

     


    [1] « En marche vers la Colonie libertaire », Le Réveil de l’Esclave , novembre 1902, n° 4

    [2] Georges Fontenis, L’Autre communisme : histoire subversive du mouvement libertaire , cité par Gaetano Manfredonia, « Unité et diversité de l’anarchisme : un essai de bilan historique », L’Anarchisme a-t-il un avenir ? , Lyon, ACL, 2001, p. 16

    [3] Témoignage de Pierre Valentin Berthier

    [4] Fortuné Henry, « L’Essai, Communisme expérimental », Le Libertaire , 29 août au 5 septembre 1903, n°43

    [5] Mauricius, « Les Précurseurs. Le Fourièrisme », l’anarchie , 3 octobre 1907, n°130

    [6] Félix Malterre, « Colonies communistes », Le Libertaire , 31 mars au 6 avril 1907, n°21

    [7] Michel Antony, « Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes », http://artic.ac-besancon.fr/histoir..., p. 6

    [8] Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi , Lyon, Atelier de création libertaire, 2001, 121 p.

    [9] La Révolte , 4-10 mars 1893, n°25

    [10] Rapport sur le mouvement anarchiste, octobre 1913, AN F7 13055

    [11] Sophia Zaïkowska, « Vie et mort de G. Butaud (1869-1926) », Le Végétalien , avril à novembre 1926, n°3-4-5

    [12] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », Le Temps , 11 juin 1905

    [13] Dominique Petit, « Des anarchistes précurseurs de l’écologie : les Naturiens », Le Monde Libertaire , 25 avril 1996, n°1040

    [14] « La Clairière en action. Fiction théâtrale et réalité. Une colonie libertaire à Aiglemont », La Vie illustrée , 26 mars 1909, n°545

    [15] Plaques de béton armé, mêlé de fibres d’amiante

    [16] « Une aventure communiste », Le Peuple Ardennais , 12 mars 1909

    [17] Fortuné Henry, « La Colonie d’Aiglemont », Le Libertaire , 24 mars 1907, n°21

    [18] « Une aventure communiste », Le Peuple Ardennais , 12 mars 1909

    [19] André Lorulot, Une expérience communiste : la colonie libertaire de Saint Germain , éditions de la colonie libertaire de Saint Germain en Laye, août 1908, p. 21

    [20] « Chiquenaudes et Croquignoles », l’anarchie , 4 avril 1907, n°104

    [21] Albert Libertad, « Villégiature anarchiste », l’anarchie , 21 juin 1906, n°63

    [22] Anna Mahé, « Les Amis Libres », l’anarchie , 11 juillet 1907, n°118

    [23] Rapport de police, 18 août 1905, AN F7 12723

    [24] S. Zaïkowska, « Valeur de la philosophie », La Vie anarchiste , 15 août 1912, n°3

    [25] Nathalie Brémand, Paul Robin, de l’éducation intégrale à l’orphelinat de Cempuis, 1880-1894 , Paris, Editions du Monde Libertaire, 1992

    [26] Sébastien Faure, « Dans quel but et comment j’ai fondé la Ruche », Bulletin de « La Ruche » , 25 mars 1914, n°2

    [27] Anna Mahé, « Hijiène du cerveau. La Mère, Educatrice », l’anarchie , 10 janvier 1907, n°92 (écrit en ortografe simplifiée)

    [28] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », Le Temps , 11 juin 1905

    [29] Gaetano Manfredonia, L’individualisme anarchiste en France (1880-1914) , Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris : I.E.P., 1984, « Introduction »

    [30] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », op. cit.

    [31] E. Armand, Milieux de vie commun et “colonies” , Editions de l’En Dehors , Paris et Orléans, 1931

    [32] « La colonie de Vaux au jour le jour », L’Ere Nouvelle , janvier février 1904, n°27

    [33] Rapport de Foureur du 9 mai 1902, PPo BA 1498

    [34] André Lorulot, « Le problème sexuel et le communisme expérimental », Le Libertaire , 1907, n°47

    [35] André Mounier, En communisme , Publications périodiques de la Colonie communiste d’Aiglemont, Avril 1906, n° 3, p. 24

    [36] Sophia Zaïkowska, « Le féminisme », dans « Communautés, naturiens, végétariens, végétaliens, crudivégétariens dans le mouvement anarchiste français », supplément à Invariance , Nexon, n°9, 1994., p. 158

    [37] Sophia Zaïkowska, « Vie et mort de G. Butaud (1869-1926) », Le Végétalien , avril à novembre 1926, n°3-4-5

    [38] E. Armand, cité par Henri Zisly, « Mouvement naturien et néo-naturien », La Vie naturelle , décembre 1911, n°5, in Invariance, op. cit., p. 141

    [39] E. Armand, « Des entreprises communistes extra-européennes », l’anarchie , n°70, 9 août 1906

    [40] Pierre Nada, « Actualité », La Vie anarchiste , 1er mars 1913, n°12

    [41] « Compte Rendu de l’année 1904 » cité par G.Narrat, Milieux libres, quelques essais contemporains de vie communiste en France , Alcan, Paris, 1908

    [42] G. Butaud, « Vers l’affranchissement de la femme », La Vie anarchiste , 5 mai 1913, n°3, reproduit dans supplément à Invariance , op.cit., p. 166

    [43] F7 12723, rapport de police, 23 novembre 1907

    [44] Lettre de Jourdain sur Aiglemont, Le Libertaire , 17 au 24 septembre 1904

    [45] R. Paquet, « Les deux méthodes », La Vie Anarchiste , Saint-Maur, 15 mai 1914, n°24, 3ème Année

    [46] « Henri Zisly », Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français, 1871-1914

    [47] Rapport de police de Petit, 30 avril 1912, PPo BA 1499

    [48] Fortuné Henry « L’ALCOOL », Le Libertaire , Du 17 au 21 juin 1904

    [49] A. Lévêque, « Bulletin communiste. Tentative communiste de la Rize », Le Libertaire , 11 août 1907, n°41

    [50] Rapport du 14 octobre 1907, F7 12723

    [51] E. Armand, « Les « Colonies » communistes », op.cit.].

    Toutes ces réflexions pour faire de soi un « être conscient », vivant différemment ses rapports aux autres parce que libérée de l’oppression du travail et des faux besoins s’insère dans un contexte un peu particulier. Comme le raconte Gérard Noiriel, à la Belle Epoque, «  L’image de l’ouvrier pris en charge par l’entreprise, « du berceau à la tombe », commence à devenir réalité, renforçant la stabilité et la reproduction de la main-d’œuvre notamment grâce au système d’enseignement, de la crèche à l’école professionnelle « branchée » sur l’usine, et à une politique encourageant la famille  »[[Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle , Seuil, 1986

    [52] Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi , op.cit., p. 20

    [53] Rapport de police du 10 novembre 1910, AN BA 1498

    [54] André Mounier, En Communisme , op.cit., p. 27

    [55] Victor Serge, « Monde sans évasion possible... », Mémoires d’un révolutionnaire , Paris, Seuil, 1951

    [56] Fortuné Henry, « L’Essai. Communisme expérimental », Le Libertaire , 13 septembre 1903

    [57] Alfred Naquet et André Lorulot, Le Socialisme marxiste, l’Individualisme anarchiste et la Révolution , Paris, La Société Nouvelle, 1911

    [58] Emilie Lamotte, « Action féconde », Le Libertaire , Du 4 au 11 novembre 1906

    [59] Rapport de Foureur, 18 juin 1907, PPo BA 928

    [60] Rapport sur Goldsky du 3 juin 1907, Archives départementales Seine et Oise, 4 M 2/30

    [61] F. Momméja, « Un phalanstère communiste », op. cit.

    [62] « Un dimanche au « Milieu libre » de St-Maur », Les Réfractaires , avril-mai 1914, reproduit dans L’Unique , juillet-août 1948

    [63] Dominique Petit, Déshérités de Nouzon, Syndicalistes Révolutionnaires et autres Anarchistes , Bogny-sur-Meuse, Publications de la Question Sociale, juin 1996, n°4

    [64] Jean-Pol Cordier, Gesly, « Terre Maudite » , Editions Sopaic, 1976

    [65] Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux Etats-Unis , Paris, Payot, 1983, p. 22

    [66] E. Armand, La Vie comme expérience , Supplément à L’En Dehors, mensuel, mi mars 1934, n°280


    votre commentaire
  • Préface

    Au seuil de cet ouvrage d'André Lorulot (André Roulot de son vrai nom, 1885-1963), une question peut se poser. Pourquoi l'avoir réédité ? En 2004, qu'a-t-on à faire de Dieu ou plutôt de la démonstration de son inexistence ? De surcroît, André Lorulot a surtout été libertaire dans sa jeunesse avant, comme tant d'autres, de se laisser séduire par les sirènes du bolchevisme... et de finir sa vie comme président de la Libre Pensée ! N'y a-t-il donc pas d'autres ouvrages, qui seraient plus prioritaires à être publiés, ayant le mérite d'avoir été écrits par des anarchistes plus conséquents ? Eh bien non. Du moins, nous ne le pensons pas.

    Ce combat là a toujours autant d'importance. Et peut-être même davantage qu'il n'en avait à l'époque où Lorulot écrivait !

    Mais nous ne sommes ni des staliniens ni des fascistes. Notre anticléricalisme est (et doit être !) libéral, comme le rappelait Camillo Berneri dans son article Anticléricalisme libertaire (in Guerre de classes en Espagne) ! Nous savons bien que l'important n'est pas la croyance en tant que telle, quelque aberrante qu'elle puisse être (après tout, si d'aucuns veulent se balader en robes safran, en agitant des grelots, ou vénérer l'oignon, le poireau ou le chou-rave, c'est leur problème...). L'essentiel est ailleurs, dans l'instrumentalisation politique et idéologique qui en est faite. Derrière les religions, que ces dernières prennent ou non une forme institutionnelle, hiérarchique et pyramidale, il y a toujours avant tout une multitude d'intérêts matériels et idéologiques (stratégiques, économiques, politiques...) qui peuvent d'ailleurs être parfois contradictoires. Bien plus encore que l'opium du peuple, les religions sont la caisse de résonance du pouvoir.

    Et pourtant... Il n'y a encore pas si longtemps on les croyait moribondes. Illusions ! Leur retour a été fulgurant... Les religions traditionnelles ont retrouvé une nouvelle jeunesse, sans même parler des sectes et de la déferlante des irrationalités en tout genre (astrologie etc.). Les raisons en sont multiples mais l'une d'elles nous semble plus particulièrement fondamentale... et faisant le jeu des fondamentalismes. Le nouveau découpage idéologique du monde ne pouvant plus se faire entre l'ouest et l'est, le capitalisme a (ré)inventé le choc des civilisations. Idée géniale ! Grâce à elle, il n'y a plus d'impérialisme sioniste et américain, il n'y a plus de conflits d'intérêts divergents entre les différentes factions du monde arabe, il n'y a plus de problème palestinien, plus de résistance irakienne, plus de.... plus de... Il y a les cultures, c'est-à-dire les religions !

    Le monde devient ainsi d'une simplicité... biblique. D'un côté il y a l'Islam, de l'autre le monde judéo-chrétien. Et nous voici revenus au temps des croisades ! Aux États-Unis, le sous-secrétaire adjoint à la défense, pour le renseignement, le général William G. Boykin a ainsi eu cette phrase remarquable «(...) nous sommes une nation chrétienne, parce que nos fondations et nos racines sont judéo-chrétiennes. Et l'ennemi est un type qui s'appelle Satan». Pas mal non ? Il n'est bien évidemment pas indifférent que ce soit un universitaire anglo-saxon (Bernard Lewis, proche des néo-conservateurs de l'administration Bush) qui ait inventé cette dangereuse ânerie qu'est «le choc des civilisations» mais il ne faut pas se leurrer : c'était dans l'air du temps. Les imbéciles, des deux côtés, n'attendaient que ça. Ils se sont donc engouffrés dans ce cliché d'un autre âge. Toutes les frustrations, qu'ont vécu les Arabes depuis des décennies, n'ont fait que renforcer un tel phénomène.

    Ces frustrations, l'Islam (dans sa mouvance radicale) avait déjà su en profiter, depuis des années, pour poser ses pions. Il n'y avait plus qu'à commencer la partie... au nom d'Allah et de l'hidjab. Échec aux dames ! Du côté catho, Jean-Paul II a su, avec une rare intelligence, poser également ses pions depuis des années. Avec suffisamment de finesse pour passer même auprès de certains pour un pape progressiste... alors que ses références ultimes (et ses amitiés intimes...) vont à l'Opus Dei ! Alors que l'on connaît ses positions hyper réactionnaires sur le féminisme et l'homosexualité ! Alors qu'il ne rate pas une occasion de renforcer les pires superstitions de l'église catholique, de Fatima à la petite Bernadette ! Plus grave, il est désormais suivi sur ce terrain sans aucune retenue par les médias. On se rappelle la honteuse attitude de la presse française à l'occasion de la récente visite papale à Lourdes. Le conditionnel n'avait même pas été employé à propos des «apparitions» de la Vierge !

    Si l'on ajoute à un tel tableau le poids actuel des groupes de pression ultra catholiques sur la censure (poids qu'on a pu mesurer aussi bien pour des affiches de films et de spectacles, que pour des films, des livres, des tableaux...) et l'extrême générosité des pouvoirs publics à l'égard de l'église, on ne peut que s'inquiéter et donner raison à Lorulot. Ses préoccupations, comme ses analyses, sont toujours d'actualité. Une actualité qui a, malheureusement plus que jamais, le goût du sang !

    Biographie

    LORULOT André
    (Roulot André, Georges, dit).

    Né le 23 octobre 1885 à Paris, VIIème arr. ; mort le 11 mars 1963, villa des Fleurs, à Herblay (Seine-et-Oise) ; propagandiste anarchiste individualiste avant 1914. Libre penseur, ensuite.

    Anarchiste individualiste
    André Roulot était d'origine modeste. Son père, ouvrier lithographe à l'imprimerie Haviland, mourut de saturnisme. Sa mère était ouvrière modiste. De constitution assez chétive, André Roulot fréquenta les écoles de son arr., avenue Bosquet puis avenue de la Motte-Picquet. Très travailleur, il montra de bonnes aptitudes pour l'étude, mais c'est de lecture qu'il était avant tout passionné. Il obtint son certificat d'études primaires.
    A sa sortie de l'école, à quatorze ans, il débuta chez un soldeur de la rue de Turbigo, passa chez un horloger rue des Archives, puis, en 1900, devint commis aux écritures à l'imprimerie Jousset.
    Par réaction sans doute au conformisme d'une enfance trop choyée par une mère toujours inquiète de la santé de son fils, André Roulot, devenu jeune homme, adopta une attitude frondeuse. Le 1er juin 1905, il fut emprisonné pendant huit jours pour avoir sifflé au passage du roi d'Espagne ; il fut alors renvoyé de l'imprimerie où il travaillait et devint comptable à la maison Hachette. Cette même année, ayant fait la connaissance de Libertad, il fondait avec lui L'Anarchie dont le 1er numéro est daté 13 avril 1905.

    Ajourné en 1906, il fut exempté de service en février 1907 pour «affection cardiaque et surdité».
    La vie d'André Roulot, devenu Lorulot, allait désormais être consacrée, jusqu'en 1914, à la propagande anarchiste individualiste.
    En juillet 1906, il quitta la maison Hachette. Avec Ernest Girault et quelques autres, il avait fondé, quelques mois auparavant, une colonie anarchiste communiste à Saint-Germain-en-Laye (Seine-et-Oise). Une de ses premières compagnes, Émilie Lamotte, participa également à la vie de la colonie tout en assistant Lorulot dans ses conférences à travers le pays. L'expérience dura deux années environ jusqu'à l'automne de 1908 : des dissensions entre les participants y mirent fin.

    En quittant la maison Hachette, Lorulot avait définitivement rompu avec un certain mode de vie. Désormais et jusqu'à sa mort, il allait être propagandiste et c'est avec Girault, au cours de tournées de conférences, qu'il se familiarisa avec le «métier». En avril 1907, Lorulot se rendit dans le Nord. Mais le 2 mai, il était arrêté à Denain et inculpé de «provocation au meurtre» ; il fut condamné, le 9 août, par la cour d'assises de Douai, à un an de prison et 100 F d'amende. En raison de la publication d'une brochure l'Idole Patrie et ses conséquences, dont il avait remis le manuscrit avant son arrestation à Broutchoux et que celui-ci publia aussitôt, il fut à nouveau condamné le 16 novembre à 15 mois de prison et 16 F d'amende pour «provocation de militaires à la désobéissance». Il y eut confusion des peines et Lorulot fut libéré conditionnellement de Clairvaux où il était tombé malade, le 7 février suivant.

    Libertad étant mort le 12 novembre 1908, Lorulot prit la «direction» de l'Anarchie (19 septembre 1909-13 juillet 1911) tout en poursuivant ses conférences en France, voire en Algérie et en Suisse. En juillet 1910, l'imprimerie du journal s'installa à Romainville.

    Anarchiste individualiste, Lorulot professait les opinions en cours dans ce milieu : mépris pour les syndicats, simples «boîtes à cotisations», hostilité aux écoles laïques, pépinières de soldats fusilleurs d'ouvriers, les instituteurs étant considérés comme les «flics intellectuels de la classe capitaliste» (L'Anarchie, 2 décembre 1909), négation de la division de la société en classes, affirmation de l'individu et de la légitimité de son développement «intégral».
    En juillet 1911, Lorulot abandonnait la direction de L'Anarchie, tout en poursuivant sa collaboration, et fondait peu après L'idée Libre (n°1, le 1er décembre). Quelques jours plus tard, le 20 décembre, éclatait l'affaire des «bandits tragiques», l'affaire Bonnot, liée au milieu de l'Anarchie à Romainville.

    Lorulot, qui avait rompu, sinon avec le journal, du moins avec ceux qui y fréquentaient, ne fut pas condamné lors de l'épilogue de l'affaire devant la cour d'assises de la Seine en février 1913. Il n'en avait pas moins exalté, en 1906, les actes illégaux «intéressants lorsqu'ils peuvent être faits sérieusement avec des risques minimes et des profits satisfaisants» (L'Anarchie, 25 janvier 1906, souligné par lui). Aussi, et bien qu'il ait estimé que sa responsabilité n'était pas engagé, put-il se demander si lui et ses amis n'avaient pas «quelque responsabilité indirecte, involontaire, dans ces hécatombes» (L'Anarchie, 24 avril 1913). Quoi qu'il en soit, une âpre controverse l'opposa alors à Victor Serge qui proféra contre lui de lourdes accusations. Les pièces du dossier ont été données dans le Mouvement social, n°47, op. cit., on s'y reportera si besoin.

    Dans les années d'après guerre, Lorulot délaissa les milieux anarchistes, et devint le propagandiste attitré de la Libre Pensée.
    Depuis 1912, il vivait avec Jeanne Bélardi, née Giorgis Victorine, Jeanne, ancienne maîtresse de Carouy dont elle avait eut une fille Pierrette. Lorsqu'il mourut, il était secrétaire général de la Fédération nationale des libres penseurs de France et vice-président de l'Union mondiale des libres penseurs. Lorulot fut incinéré le 16 mars 1963 au columbarium du Père-Lachaise.

    Libre penseur2

    André Lorulot, qui avait été avant 1914 un propagandiste anarchiste individualiste, fut après la Première Guerre mondiale un des spécialistes de la propagande anticléricale et un personnage clef de la Libre Pensée.
    En janvier 1915, Lorulot fut arrêté et impliqué avec Léon Prouvost, les époux Donnadieu et Émile Hureau (le véritable auteur du tract intitulé «J'accuse») pour «fabrication de fausse monnaie, injures et diffamations envers l'Armée et propagation de fausses nouvelles». Il fut alors emprisonné au fort Saint-Nicolas à Marseille, puis à Lyon, enfin au Cherche-Midi et à la Santé. ll obtint un non-lieu le 27 juillet 1915 assorti d'une interdiction de séjour à Paris de quatre ans. Ces jours passés en prison lui inspirèrent son livre Méditations et souvenirs d'un prisonnier.

    Réfugié à Lyon puis à Saint-Étienne, il gagna sa vie comme vendeur sur les marchés. ll reprit, en juillet 1917, la publication de L'idée Libre (2e série) dont les premiers numéros (qu'il composa entièrement) furent tirés sur une petite presse à épreuve, dans la cuisine de Madeleine Bouchet, veuve de son ami Léon Bouchet, mort en 1916. «Il fallait quinze jours pour tirer un numéro. Un travail infernal et interminable» (L'idée Libre, n° de juin 1923).
    Lorulot occupa une place à part parmi les anarchistes individualistes : partisan de la Révolution russe, il en vint à défendre l'idée de la nécessité «d'une certaine dictature», conception qu'il ne renia pas même après l'insurrection de Cronstadt.
    En 1920, il fut l'un des principaux animateurs du Réveil de l'Esclavage dont le véritable inspirateur était Manuel Delvaldès, libertaire, objecteur de conscience, réfugié en Angleterre pendant la guerre.

    Mais ce fut surtout son collaborateur et ami Léon Prouvost qui l'orienta vers la propagande antireligieuse dont il se fit, au fil des années, le spécialiste. Désigné comme un de ses héritiers, il reprit en juillet 1921 la publication du journal l'Antireligieux qui devint en 1925 l'Action antireligieuse et en 1928 la Libre pensée. Malheureusement les autres héritiers de Prouvost firent annuler son testament par un tribunal de Draguignan de sorte que Lorulot n'obtint rien du legs de son ami, ni argent, ni bibliothèque et manuscrits qu'il avait laissés et qui furent probablement perdus à tout jamais.

    En août 1921, Lorulot fut nommé au Comité directeur et délégué à la propagande de la Fédération nationale de la Libre pensée dont il devint rapidement un des orateurs les plus prisés. Avec une ardeur infatigable, il ne cessa dès lors de parcourir tous les départements français sans parler de l'Afrique du Nord, de la Belgique, de la Suisse (dont il fut expulsé en 1930 et interdit de séjour l'année suivante). Il organisa des conférences contradictoires (parfois houleuses), affrontant les grands orateurs du mouvement catholique comme l'abbé Viollet, le chanoine Degranges, le professeur Melandre etc... et suscita souvent des attaques violentes de ses adversaires. Ce furent elles qui l'amenèrent à fonder, en novembre 1930, le mensuel satirique la Calotte, illustré par Armangeol (de son vrai nom Armand Mougeol, nancéen, grand mutilé de la Première Guerre mondiale, rallié à la cause pacifiste et anticléricale).

    Parallèlement il se détacha peu à peu des «chapelles» anarchistes qui lui reprochaient sa trop grande admiration pour la révolution bolchevique. En 1922, la publication de son roman Chez les loups ne fit qu'accentuer son détachement. Sa revue, l’Idée Libre refléta particulièrement cette évolution, son caractère éducationiste disparut peu à peu pour s'orienter vers la propagande rationaliste. Cependant Lorulot oscilla toujours entre l'anarchisme et le socialisme. C'est ainsi qu'il collabora dans les années trente à l'Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure et qu'il fit encore, en 1955, des conférences sous l'égide du Monde libertaire.

    Sous l'occupation, Lorulot ne fut pas inquiété bien qu'il ait, en 1939, transformé momentanément La Calotte en un organe de combat : la Vague avec pour sous titre «Contre le nazisme, contre l'antisémitisme et contre toutes les tyrannies». Il publia même, en 1941, avec le visa de la censure une brochure intitulée Les Jésuites. Selon Jean Bossu, Lorulot aurait édité des ouvrages antidatés pour échapper à la censure. ll fit également paraître une revue trimestrielle Faits, gestes et portraits (n° 78, février 1941) en remplacement de sa revue la Documentation antireligieuse qui avait été suspendue en 1939. Il publia enfin de nombreuses brochures dans la série des Publications (mensuelles) de l'Idée libre.

    En 1945, il reprit au grand jour ses activités antireligieuses, devint secrétaire général, puis au congrès de Lyon en août 1958, président de la Fédération nationale des Libres penseurs de France et de la communauté. ll fut également vice-président de l'Union mondiale des Libres penseurs.
    Lorulot mourut brusquement en mars 1963. Ses obsèques eurent lieu au columbarium du Père Lachaise en présence d'une foule considérable de militants. Des discours furent prononcés par Marguerite Perleau en tant qu'amie et au nom du groupe «Chevalier de la Barre», par Lemoine pour l'obédience maçonnique mixte du Droit humain, par le Dr Dumont représentant le Grand Orient de France (bien que Lorulot n'ait jamais appartenu à la franc-maçonnerie), par Maurice Joyeux pour la Fédération anarchiste, par Jean Cotereau pour la Libre Pensée...

    Lorulot avait publie aux éditions de l’Idée Libre des milliers d'articles, rédigé quantité de brochures diverses et édité à profusion des œuvres de libres penseurs. Il avait sans cesse lancé des collections nouvelles.
     
    René Bianco


    AVANT-PROPOS

     
    On est déiste par sentiment ;on devient athée par raisonnement. ANDRÉ LORULOT.

    «Est-il bien utile d'écrire un livre contre l'existence de Dieu ? Alors que tant d'autres problèmes sollicitent la vigilance des hommes d'aujourd'hui ? »

    On me fera cette objection. Je le sais, car on me l'a déjà faite — et fort souvent.
    Je n'ignore pas que notre Monde traverse une période très difficile ; que les pauvres sont encore écrasés par la Misère et par l'Exploitation ; que la Paix est menacée et que l'Avenir de l'Humanité est plus incertain que jamais.
    Et, malgré tout cela, je persiste à consacrer la plus large partie de mon activité à l'action antireligieuse ?
    C'est vrai. Non seulement je l'avoue, mais je proclame que la chose est nécessaire.
    Si les hommes piétinent sur place, au lieu de progresser, c'est, avant tout, parce qu'ils sont encore dominés par les préjugés les plus rétrogrades, parce qu'ils sont plongés dans l'ignorance et la Superstition — facteurs de servitude et de résignation.

    Pour abattre le Capitalisme, la Réaction, la Guerre ; pour instaurer une société meilleure, plus consciente, plus fraternelle et plus libre, il faut éduquer les travailleurs, leurs enfants, leurs femmes, et les arracher à la néfaste autorité des prêtres. Il faut donner aux peuples, la capacité politique et sociale qui leur manque ; les rendre capables de s'émanciper et de prendre en mains la conduite des affaires sociales. Et comment pourraient-ils le faire s'ils continuaient à se laisser berner par les faux démocrates chrétiens, qui s'efforcent hypocritement de prolonger un régime condamné ?...

    Pour que l'Homme s'affirme et se libère, il faut que l'antique chimère de Dieu disparaisse... Il faut que l'on cesse de croire aux miracles, aux Providences, au surnaturel. La méthode scientifique et l'amour de la Raison pourront seuls préparer la venue d'une Démocratie véritable.
    ... Tout jeune, mes yeux se sont ouverts, en dépit de l'éducation religieuse qui m'avait été donnée. J'ai compris qu'il était nécessaire de lutter contre cette imposture et je me suis attaché à affranchir l'esprit de mes frères.
    Au nom d'un Dieu inexistant, on a commis trop de crimes, on a fait couler trop de sang. D'innombrables savants ont été persécutés, torturés, massacrés, ainsi que des penseurs libres, des philosophes...
    Il faut que cela cesse !
    On peut se passer des prêtres, ces parasites et ces tyrans, et des Dieux, ces fantômes engendrés par la peur et la crédulité.
    L'Homme de Demain n'aura plus la moindre sympathie pour les ridicules rêveries d'une humanité primitive et tremblante, ni pour les mensonges effrontés des exploiteurs et des charlatans de tout acabit...
     
    A. L.


    L'Existence de Dieu est-elle évidente et certaine ?

    Puis, un jour, tout ce qui fut vivant sur ce monde,
    S'endormira, glacé, sous un soleil éteint ;
    Tandis que, poursuivant son éternelle ronde,
    La Terre s'en ira vers de nouveaux destins.
    (Les Rubaiyats Modernes.)

    Il y a quelque temps, un petit journal catholique intitulé Je sers (et qui se lance volontiers dans l'apologétique... populaire), reproduisait avec une admiration enthousiaste une boutade attribuée au candide Bernardin de Saint-Pierre.
    Ce philosophe ultra-sentimental aurait, paraît-il, déclaré ceci : «Si je voulais vous prouver l'existence de l'Auteur de la Nature, c'est-à-dire Dieu, je croirais manquer et à vous et à moi ; je me croirais aussi insensé que si je voulais démontrer en plein midi l'existence du Soleil.»
    Bernardin était certainement sincère. La preuve ? Il n'a publié que des œuvres d'imagination ou de philosophie — et très peu de théologie.

    Il ne s'embarrasse pas, comme on vient de le voir, de raisonnements plus ou moins compliqués, de dissertations obscures et interminables. Il se garde bien de suivre l'exemple des nombreux théologiens qui ont accumulé d'énormes volumes sur l'existence de Dieu. Ah ! ces in-folio de grand format, in-octavo, dont les tomes jaunissent lentement sous la poussière des bibliothèques — où nul ne vient jamais les compulser...
    Je crois donc à la sincérité du très naïf Bernardin, mais je ne crois guère à celle de ceux qui s'abritent derrière son témoignage.
    D'abord, parce qu'ils défendent, avant tout, leurs intérêts professionnels. Et je ne connais aucune corporation aussi âpre au gain que celle de ces Messieurs Prêtres.
    Ensuite, parce que le raisonnement dudit Bernardin est pleinement absurde.

    Si l'existence de Dieu était aussi évidente et aussi incontestable qu'il se permettait de l'affirmer, nous n'aurions pas besoin d'entretenir quarante mille curés, rien qu'en France, pour faire la démonstration, aussi laborieuse que quotidienne, de cette expérience...3
    Aucun homme, à moins d'être fou, n'a jamais eu l'idée d'écrire un livre afin de démontrer l'existence du soleil.
    La question n'est pas controversée ! On ne s'est jamais chamaillé pour le Soleil. Ni excommunié, ni massacré... comme on l'a fait si souvent en l'honneur du bon Dieu !
    Les astronomes n'ont jamais revendiqué le terrible monopole qui consisterait à mettre la main sur l'enfant, dès sa première jeunesse, afin de lui inculquer, d'une façon autoritaire et dogmatique, les principes de la science qu'ils ont pour mission d'enseigner.

    Ces principes reposent sur le libre examen et sur l'observation.
    Ils se démontrent, ils s'exposent, ils ne s'imposent pas. Ils n'exigent pas la capitulation de l'esprit.
    Tout le monde peut voir, constater, vérifier l'existence du Soleil. Tout le monde peut saisir et comprendre, après une explication fort claire, le rôle qu'il joue à l'égard de la Terre et de ses autres satellites.
    La Foi est ici superflue. La Raison suffit.
    Il n'y a donc aucune comparaison à établir, n'en déplaise à Bernardin de Saint-Pierre, entre le Soleil et Dieu. Pas davantage entre l'Astronome et le Prêtre ; entre l'homme de raison et l'homme de religion.
     
    Non seulement l'existence de Dieu n'est pas du tout évidente, mais les croyants des différentes églises sont bien loin, eux-mêmes, de s'entendre à son sujet.

    Certes, ils sont d'accord pour affirmer urbi et orbi qu'il existe un Dieu.
    Mais ils se prennent aux cheveux dès qu'il s'agit d'en définir la nature.
    Chaque religion possède sa «révélation» personnelle et s'efforce de l'imposer à tous ses adeptes.
    Si autoritaire soit-elle, cette «éducation» manque complètement son but. Faites-en l'expérience. Interrogez des croyants de culture moyenne. Demandez-leur de vous donner un aperçu objectif de cette Divinité qu'ils adorent en tremblant. Sur cent croyants, vous n'en trouverez pas quatre qui seront capables de vous soumettre une idée à peu près intelligente et claire.

    Ils avoueront d'ailleurs que la chose est impossible. On doit croire en Dieu, mais il faut renoncer à l'expliquer.
    «Si quelqu'un, dit le Concile du Vatican, prétend que la Révélation Divine ne contient pas des mystères proprement dits, mais qu'une raison cultivée peut tous les comprendre et les démontrer : QU'IL SOIT ANATHÈME !» (Abbé Michel, p. 67.)
    Inutile, par conséquent, mes chers lecteurs, de tourmenter vos méninges : vous ne parviendrez jamais à comprendre votre Dieu !
    L'abbé Michel éprouve le besoin d'ajouter un commentaire :
    «Après tout, écrit-il un peu plus loin, je ne m'en étonne pas. Plus nos mystères sont incompréhensibles, plus ils sont dignes du Dieu que me révèle ma raison et, partant, plus ils sont croyables. Une vérité que je comprendrais contiendrait-elle l'Infini ? C'est en ce sens qu'il est vrai de dire, avec Tertullien: “Moins je comprends, plus je crois aisément, quand il s'agit de Dieu !”»4
     
     
    L'aspiration vers Dieu


    On disait un soir, devant RENAN : — Dieu existe-t-il ?
    — Pas encore, répondit-il.
    «L'homme est une aspiration vers Dieu», a dit Saint Augustin.

    La phrase veut être évocatrice ; en réalité, elle est vide.
    L'homme sain, réfléchi et libre, n'aspire pas à Dieu. Il aspire à la Beauté, à la Lumière, à la Fraternité.
    C'est-à-dire à la Vie. Sous tous ses aspects, avec toutes ses joies.
    La recherche du Bonheur est la loi, non seulement de l'Homme, mais de tous les êtres vivants sans exception.
    Me dira-t-on que les Religions poursuivent également la réalisation de ce bel Idéal ? Il n'en est rien.

    Elles enseignent au contraire la soumission la plus entière aux désirs d'une Divinité inexistante. Elles demandent à ceux qui souffrent d'accepter un sort douloureux, afin de mériter, à titre de récompense, un bonheur parfait... par delà leur tombeau.
    Le plus beau des sentiments humain est ainsi détourné de son véritable but. D'une aspiration vers le perfectionnement dans la Joie, on a fait un assujettissement effaré, une diminution de l'Etre, une duperie...
    Les religions insistent volontiers sur la petitesse de l'Homme, comparé à son prétendu Créateur.
    Nous sommes bien loin de nier cette «petitesse».

    La Religion, en effet, est née de la Peur. Et, la peur vient du sentiment que nous avons de notre petitesse et donc de notre faiblesse.
    Les primitifs adoraient leurs Dieux sous l'ombrage mystérieux des grands arbres, au cœur de la Forêt profonde — et inquiétante.
    En d'autres endroits, c'est au sommet des montagnes que les croyants se rendaient en procession, afin de se rapprocher de la Divinité — du moins le croyaient-ils.
    Souvent aussi, ils se réfugiaient au fond d'inaccessibles cavernes, afin d'échapper aux mille dangers qui les guettaient, faisant appel aux ressources de la Magie pour conjurer les «mauvais esprits»...
    Toute religion débute par un tremblement ! Toute prière est un aveu d'égoïsme ! Toute adoration est forcément intéressée !
    La Semaine Religieuse de Saint-Brieuc, reproduisant naïvement un texte de l'évêque du cru, M. Serrand, écrivait :

    «C'est une chose qui paraît contradictoire et presque monstrueuse qu'un marin ne soit pas plus que tous autres un homme religieux. A qui la petitesse et l'impuissance de l'homme apparaissent-elles à chaque instant d'une façon aussi saisissante qu'à lui ? A qui la grandeur et la puissance de Dieu s'imposent-elles d'une façon aussi formidable qu'à lui, quand il est perdu, entre Ciel et Eau, dans l'immensité de l'Océan, ou quand les vagues en furie menacent de le briser comme un fétu de paille ? qu'il devrait lui être naturel de ployer les genoux, d'adorer et de prier.» (Juillet 1931.)
    On ne saurait avouer plus franchement que c'est la «frousse» qui fait vivre les religions — et les prêtres aussi, par conséquent.
    Il y a d'ailleurs des exceptions : tous les marins ne sont pas des trembleurs et des peureux.
    J'ai connu des pêcheurs qui ne faisaient pas bénir leur bateau, parce qu'ils savaient que cela ne sert à rien. La bénédiction n'a jamais empêché une barque ou un bateau quelconque de naufrager par un jour de tempête !

    Il y a mieux à faire qu'à se mettre sous la protection de la Vierge ou de Saint Christophe : organisons une solidarité agissante afin que tous les hommes soient à l'abri de la misère. Au lieu de dépenser des milliards pour la guerre, qu'on les aide un peu, ces hommes qui peinent si durement pour gagner le pain de leur famille.5
     
    Une pierre se détache subitement de la voûte d'une grotte, où quelques hommes sont rassemblés, aux temps préhistoriques. Personne n'a bougé, cependant. Il n'y a pas de vent non plus. Alors ? La pierre n'est pas tombée toute seule... Qui l'a jetée ?

    A l'origine, les esprits s'affoleront. Certains auront cru apercevoir dans l'ombre la silhouette d'un inquiétant fantôme... Spontanément, on tombe à genoux et l'on implore cet être mystérieux ; lui promettant un cadeau, une offrande, s'il accepte de laisser en paix les faibles créatures prosternées à ses pieds !
    Un jour viendra bien vite ou quelque rusé compère offrira ses services à la tribu, proposant d'aller porter lui-même le cadeau. On lui saura gré de son courage ; il prendra de l'influence et ne tardera pas à imposer son autorité et à dépouiller ses collègues trop crédules...
    Les savants ont donné le nom d'Animisme à la mentalité religieuse primitive.
    Les premiers hommes expliquaient tous les phénomènes en déclarant qu'ils étaient provoqués par des volontés conscientes et agissantes; par des êtres «invisibles», bons ou mauvais, mais redoutables.
    C'est ainsi qu'ils adressèrent des prières à la pluie, au vent, à la foudre et qu'ils portaient des offrandes aux divinités, dans l'espoir d'éviter l'inondation, la maladie, la mort — ou dans le but d'obtenir plus facilement une chasse abondante ou la victoire sur leurs ennemis !
    Toutes les forces de la Nature étaient animées par une Intelligence.

    L’Animisme, c'est le premier effort tenté, par une Humanité ignorante, pour expliquer le Monde...

    Montrez une horloge à un jeune enfant. S'il n'en a jamais vu, il sera surpris et peut être même effrayé par le tic-tac de cette horloge et il vous dira : «Il y a une bête qui remue là-dedans !»
    Lorsqu'il entendra, pour la première fois, un phonographe, il aura peur, parce qu'il croira qu'un petit bonhomme est caché dans la boîte !
    Le sauvage donnera la même explication...
    Mais si nous sommes si petits, n'est-ce pas une grande prétention de notre part de nous imaginer que nos prières sont agréables à un Dieu si grand et si puissant ?
    Le croyant est cependant persuadé que son Dieu a besoin de ses génuflexions et de ses sacrifices... Ce dieu se fâche lorsqu'on lui manque de respect et, pour le moindre péché, il se venge, en nous infligeant de terribles supplices (pendant l'éternité...).

    Pourquoi nous punit-il ? Parce que nous sommes trop petits et trop faibles ? A qui la faute ?
    Je ne désapprouve pas le prêtre de donner à l'homme le sentiment de sa petitesse ; je lui reproche de vouloir faire de cette petitesse la base d'un système de servitude humiliante.
    Les prêtres reprochent volontiers aux athées d'être des orgueilleux, parce qu'ils ne veulent pas se prosterner et s'abaisser.
    Tout bien considéré, je pense que le religieux est mille fois plus orgueilleux que l'athée.
    Il affirme, sans rire, qu'un Dieu infini, éternel et tout puissant, a les yeux constamment fixés sur lui. Quelle importance il se donne, le croyant...
    C'est une singulière prétention de croire que le Monde a été fabriqué spécialement à l'intention de l'Homme...

    Le croyant va jusqu'à dire que son Dieu (qui commande à un milliard de planètes et même davantage), s'est transformé en homme et est venu spécialement sur la terre dans le but de sauver cet incohérent moucheron... En quoi d'ailleurs il a complètement échoué !
    L'abbé Brocas, curé de Ribérac, pousse la vanité plus loin encore, quand il écrit: «Je crois en Dieu, parce que, s'il n'y avait pas de Dieu, il n'y aurait plus de différence entre mon chien et moi...» (Bulletin Paroissial, septembre 1929.)
    Quel mépris pour les chiens ! (On voit bien qu'ils ne versent rien au denier du culte...). C'est pourtant votre Dieu qui les a créés, ces pauvres chiens, et vous devriez les adorer, comme tout ce qui est sorti des mains de cet adorable Créateur !
    Vous n'avez pas d'autre motif, cher M. Brocas, pour croire en Dieu ? C'est simplement pour vous mettre au dessus du chien ? C'est, en somme, pour être un petit Dieu vous-même — tout au moins aux yeux du chien ?

     
    LA SUPERSTITION DU VISIBLE

    Toutes les choses de la nature procèdent d'une certaine nécessité éternelle. SPINOZA. (XVIIe siècle.)

    Je ne veux pas oublier de rappeler l'un des arguments déistes les plus courants:

    — Les libres penseurs refusent de croire en Dieu sous prétexte qu'ils ne l'ont jamais vu. Ils ne veulent croire que ce qu'ils voient ! Et pourtant, il y a une foule de choses qui existent et que nous n'avons jamais vues... Il y a même des choses auxquelles tout le monde croit, bien qu'elles soient complètement invisibles : l'intelligence, par exemple !...
    Les orateurs de sacristie font ainsi des gorges chaudes, avec ces nigauds de libres penseurs, qui ne croient que ce qu'ils voient. L'un d'eux m'a même demandé, un jour, si je niais l'existence de Pékin, sous prétexte que je n'y suis jamais allé !

    On a un peu honte de répondre à de pareilles niaiseries.
    Jamais aucun libre penseur ne s'est contenté d'une argumentation aussi puérile.
    Si je refuse de croire en Dieu, ce n'est pas seulement parce que je ne le vois pas...
    C'est parce que je ne le conçois pas ;
    C'est parce que je ne le comprends pas ;
    C'est parce que je ne trouve nulle part la manifestation de son intelligence, ni de sa puissance, encore moins de son amour.

    TOUT SE PASSE EXACTEMENT COMME SI LE MONDE ÉTAIT LIVRÉ A LUI-MÊME ET RÉGI PAR LES SEULES FORCES DE LA NATURE.

    D'autre part, sont-ils bien qualifiés pour nous reprocher, comme ils le font, d'obéir à la superstition du «visible», ceux qui sont asservis à la superstition de «l'invisible», cent fois plus dangereuse assurément ?
    Ne pas nous borner au seul visible, d'accord. Mais encore moins nous laisser affoler et dominer par les chimères de l'invisible. Tendre de toutes nos forces vers l'intelligible, le réel, le démontré.
    Le curé d'Alès (Gard), nous propose une image assez mystérieuse de son Dieu, car il affirme que Dieu se cache...

    «Il se cache pour que nous ayons le mérite de le rechercher et que nous éprouvions une joie meilleure quand nous l'avons trouvé (?) Il ne se cache d'ailleurs pas pour tous pareillement. Il se cache pour ceux qui le tentent (de manière qu'ils ne le trouvent pas) ; il se révèle à ceux qui le cherchent» (Les Cloches d'Alès, octobre 1932.)
    En somme, Dieu ne se révèle qu'à ceux qui ont la volonté de le trouver, à ceux qui sont à l'avance résolus à le rencontrer.
    Cela me rappelle la réflexion qui me fut faite un jour, à l'issue d'une séance de spiritisme. J'y avais assisté pour être agréable à des amis qui me l'avaient demandé, persuadés de me convaincre. Rien ne s'était produit et l'on me dit :
    — C'est parce que vous êtes incrédule. Votre scepticisme contrarie le phénomène. Si vous aviez eu la Foi, le guéridon aurait certainement révélé des choses très intéressantes.
    Pour Dieu, c'est la même chose. Il ne se montre qu'aux croyants, ce qui est tout à fait superflu. C'est aux incroyants qu'il devrait apparaître, afin de les obliger à se convertir !
    Au surplus, ce Dieu qui joue à cache-cache pour embêter et mystifier les humains, me parait manquer totalement de dignité.

    LA RELIGION EST-ELLE INNÉE ?
     
    Si Dieu est incompréhensible, les prêtres ne le comprennent pas mieux que nous. Si admettant un Dieu, le mal est nécessaire, à quoi ce Dieu peut-il servir ? D'HOLBACH.

    «L'idée de Dieu est innée chez l'homme... D'ailleurs, tous les peuples ont cru en Dieu, même les plus sauvages, les plus arriérés. Il est donc absurde et insensé de vouloir arracher du cceur et de l'esprit des individus une croyance aussi profonde et aussi universelle.»

    Je voudrais répondre à cet argument. Certains de nos adversaires affectent de le trouver très fort, irréfutable même. Ont-ils raison ? Je ne le crois pas.
    On nous affirme que tous les peuples ont cru en Dieu, même aux époques les plus anciennes. Sans vouloir disserter sur les origines de l'humanité, j'estime assez difficile de déterminer de façon précise l'apparition du sentiment religieux.
    L'homme est un animal, issu d'autres branches animales, à la suite d'une évolution lente, qui a duré des milliers d'années.
    On nous dit que l'homme est le seul animal religieux.
    Une telle affirmation n'est-elle pas téméraire ?
    Sommes-nous renseignés d'une façon vraiment parfaite sur la psychologie des animaux, leurs idées, leurs sentiments, la représentation intime qu'ils se font de la nature et de la vie ?
    Le temps n'est plus où l'on considérait les animaux avec mépris, les qualifiant d'automates et refusant d'établir le moindre parallèle entre leurs facultés et celles de l'orgueilleuse humanité. Car celle-ci revendiquait le flatteur privilège d'avoir été l'objet d'une création divine absolument spéciale, et s'indignait contre ceux qui prétendaient la placer, fut-ce à l'échelon le plus élevé, dans la grande famille des êtres organisés. Etre confondu, même de loin, avec les bêtes ? C'était là une insupportable injure.

    On sait bien, aujourd'hui, que les bêtes ne sont pas tellement... bêtes. Qu'elles possèdent les qualités mentales nécessaires à leur vie et à leur adaptation au milieu. Faute de quoi d'ailleurs elles disparaîtraient. Mais l'homme n'est-il pas dans le même cas ? N'est-il pas exposé à disparaître en conséquence de son manque d'intelligence — ou par le mauvais usage de celle-ci ?
    Il m'est impossible de rappeler ici quelles preuves nombreuses on peut évoquer pour établir que l'intelligence humaine n'est pas d'une essence différente de celle des animaux. Elle est de même nature, mais elle est adaptée à son organisation physiologique et corporelle, dont elle est le reflet. Une «âme» humaine dans un corps d'animal serait-elle aussi déplacée qu'une âme d'animal dans un corps d'homme ? Assurément. Mais l'âme d'un chien ne serait-elle pas déplacée elle aussi, dans le corps d'un cheval, d'un requin ou d'une autruche — et réciproquement ?
    Une chose est certaine : il n'y a pas d'âme sans corps. Les facultés mentales évoluent avec les autres facultés individuelles. Elles sont liées aux impressions et aux expériences sensorielles. (Il n'y a rien dans notre âme qui y soit venu autrement que par le canal de nos sens...)

    Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que l'âme animale est complètement étrangère à ce que nous appelons le sentiment religieux, et qui n'est pas autre chose qu'une certaine association d'idées, de souvenirs, d'appréhensions et de désirs.
    Si les animaux ont une religion, elle est évidemment très différente de celles des hommes. Mais la religion d'un indigène de l'Afrique Centrale n'est-elle pas, elle aussi, très différente de celle d'un Européen évolué, tel que Bergson par exemple ? La conception que la paysanne bretonne se fait de Dieu est-elle équivalente à celle d'un Victor Hugo ?

    Certains voyageurs nous disent que des troupes de chiens sauvages se réunissaient, dans les prairies désertes, en Amérique du Nord, pour aboyer de toutes leurs forces en regardant longuement la Lune. Je ne me permettrai de faire aucune comparaison qui pourrait être considérée comme désobligeante par certaines personnes, dont la susceptibilité est aussi grande que la foi ! Contentons-nous de poser une seule question : ces chiens n'obélssent-ils pas à la peur ? N'espèrent-ils pas, par leurs aboiements, intimider la Lune et l'obliger à partir ?

    D'autres voyageurs ont constaté que les Peaux Rouges de certaines tribus étaient très impressionnés par les éclipses du soleil et même de la Lune, ce qui n'est pas surprenant, car il en a été de même pour tous les peuples sans exception, quand ils étaient complètement ignorants des phénomènes astronomiques. Mais les Indiens en question présentaient cette particularité de se rassembler en groupes (à l'instar des chiens dont nous avons parlé), afin d'organiser un tintamarre aussi bruyant que possible. Ils croyaient, en effet, que l'éclipse était produite par un très gros chien occupé à manger le Soleil ! Rassemblant tous les chaudrons et autres objets permettant de faire un tam-tam infernal, accompagné de vociférations et de hurlements, ils étaient persuadés que la fin de l'éclipse était le résultat de ce concert singulier. Comme les éclipses ne duraient jamais très longtemps, il eut été bien difficile de les détromper et de leur faire admettre que leur charivari n'était pour rien, et pour cause, dans la cessation du phénomène céleste...

    L'adoration du chien pour son maître ne pourrait-elle être comparée, dans une certaine mesure, au sentiment religieux ? Si nous pouvions analyser les éléments qui constituent cette adoration, nous y trouverions : 1 ° que l'animal a pleinement conscience de son infériorité par rapport à l'homme ; 2° qu'il attribue à celui-ci des pouvoirs à peu près illimités sur lui-même et sur la nature ; 3° qu'il éprouve une affection profonde, mélangée de crainte et de servilité, à l'égard de son maître ; 4° qu'il espère obtenir les faveurs de celui-ci en lui prodiguant les plus vives manifestations de soumission et d'amitié.

    Tous ces éléments ne se retrouvent-ils pas dans les religions primitives de l'humanité — et même dans les croyances plus modernes ?
    Il s'y ajoute, dira-t-on, d'autres éléments, tels que le besoin, éprouvé par l'homme, d'expliquer l'origine de la vie ou la création du monde. Mais rien ne prouve que ce besoin n'existe pas chez l'animal. Nous ignorons si le chien ne voit pas en l'homme une sorte d'Etre Suprême, infiniment supérieur, et dont la puissance, exercée sur les êtres et sur les choses, peut être difficilement limitée et contrariée, ce qui caractérise toutes les divinités, sous les multiples apparences que leur ont prêtées les milliers de religion qui se succèdent à travers les siècles.
    Ce besoin d'explication des choses est, en tout cas, à la base même, non seulement de toutes les religions mais de toutes les philosophies.
    Ce qui est inné chez l'homme, ce n'est pas le besoin d'une religion proprement dite.
    C'est le besoin de SAVOIR. Le besoin de COMPRENDRE et d’EXPLIQUER.

    Ce besoin est absolument normal. Il n'a pas été mis «dans le cœur de l'homme» (pour emprunter le langage de mes contradicteurs) par une divinité quelconque. Il est inhérent à la nature de l'homme — et certainement à la nature de tous les autres animaux, aussi rudimentaires que soit leur organisation, par rapport à la nôtre.
    Il est naturel de chercher l'explication, la cause, des faits qui se produisent autour de nous ; l'origine des sensations, agréables ou non, que nous enregistrons. Nous cherchons à élucider l'attitude des autres individus, non seuiement dans leur milieu propre, mais dans leur comportement à notre égard. Nous voulons savoir pourquoi ils agissent de teile ou telle façon. L'homme primitif, le sauvage, n'arrêtent pas de se poser des questions. Dans la lutte pour la recherche de la nourriture ou pour la protection de leur personne et de leur famille contre des dangers multiples et permanents, contre des attaques, contre des surprises, ils s'efforcent de remonter aux motifs d'action et de surprendre le mécanisme des phénomènes.
    A plus forte raison, ils ne cessent d'interroger le monde. Pourquoi la pluie, la tempête, le vent ? Le volcan, la foudre, la maladie, la mort ? Mille problèmes que l'on voudrait résoudre ; mille questions auxquelles l'esprit s'efforce difficilement, et souvent inutilement, de répondre...
     
    C'est alors que l'on fait intervenir Dieu.

    DIEU, C'EST L'INEXPLICABLE.

    C'est la dernière cartouche de l'homme désarmé et vaincu par le mystère. Une cartouche... en blanc.
    Car Dieu n'explique rien, n'éclaire rien, ne dissipe aucune obscurité.
    C'est la Cause (avec un grand C majuscule) de toutes les choses dont la vraie cause nous échappe. C'est la dérobade suprême de notre intelligence acculée dans ses derniers retranchements.
    Parler de Dieu n'ajoute rien à notre connaissance de l'homme et du monde.
    On ne sait absolument rien de lui, au surplus. Les longs siècles de spéculation métaphysico-spiritualiste n'ont absolument rien produit. L'homme du XXe siècle n'en sait pas davantage sur Dieu que l'homme de Cro-Magnon, l'ancêtre apeuré et brutal de notre préhistoire.
    La religion n'est pas une science. Elle n'est même pas le prolongement de la science, ainsi que ie prétendent ses thuriféraires.

    Dieu n'est pas autre chose qu'une hypothèse. La plus fragile de toutes les hypothèses, car elle ne repose sur rien de solide, sur rien de contrôlable ou de démontré.
    Il n'en est pas de même de la soif de connaître.
    Cet appétit de s'instruire est intimement associé à l'instinct de conservation. Il faut savoir, pour vivre. Mieux comprendre, pour mieux vivre.
    Cela est vraiment inné — et nécessaire.
    La religion ne fut qu'un besoin temporaire et artificiel. Les explications religieuses n'ont apporté à l'homme qu'un appui momentané et illusoire. Elles s'éliminent automatiquement, à mesure que la science apporte des hypothèses vérifiables, dissipant ainsi les ténèbres de l'ignorance.
     
    Un mot encore : si la religion était véritablement innée, tous les hommes devraient être croyants. Les prêtres ne seraient plus indispensables. L'Église ne serait plus obligée de soumettre le cerveau des jeunes générations à une éducation systématique et autoritaire, à un dressage dogmatique prolongé.
    Je n'ai pas relevé, je m'en aperçois, cet autre argument qui consiste à affirmer que tous les peuples sans exception, même les plus arriérés, ont cru en Dieu.
    On nous fait cette affirmation avec un air triomphal. Il n'y a vraiment pas de quoi.
    Nous pourrions répondre que nous sommes d'accord, car, plus un peuple est arriéré, plus son sentiment religieux est fort, plus la croyance au surnaturel, au miraculeux, aux «esprits» sont développés chez lui.

    Certains savants ont d'ailleurs trouvé des peuplades qui ne croyaient à aucun Dieu créateur et maître du Monde. Elles avaient simplement l'idée d'un monde invisible, berceau de la sorcellerie. Quelques-uns de ces peuples ne croyaient même pas aux démons. Ils n'admettaient que le réel et bornaient leur horizon aux choses immédiates.
    Mais je veux bien croire que l'immense majorité des humains a débuté par l'ère religieuse et mystique. Cela ne me dérange nullement. Au contraire. La Religion est derrière nous. Et, grâce au Libre Examen, la Science éclaire le chemin de l'Avenir...
     
    Comment un Savant peut-il être Croyant ?

    Voilà qui m'assisterez à mon heure dernière,
    Faites que ma mort soit un instant radieux,
    Fée Morphine, tenez la douleur prisonnière,
    A tout ce que j'aimais, laissez-moi dire : Adieu
    (Les Rubaiyats Modernes.)

    C'était à Calais. Je venais de terminer ma conférence «Peut-on vivre sans Religion, sans Églises et sans Prêtres ?» et le président de séance offrait la parole aux contradicteurs éventuels.
    Un jeune homme, d'apparence plutôt «bourgeoise», se présenta. Guère effarouché, il présenta les objections suivantes :
    — M. Lorulot, examinant les origines de la Religion, a déclaré qu'elle était née de l'ignorance et de la peur. Il a dit que la croyance au surnaturel avait été, pour les premiers hommes, une étape à peu près nécessaire et même inévitable, étant donné qu'ils ne pouvaient pas comprendre le mécanisme des phénomènes auxquels ils assistaient. Ils prétendaient donc les expliquer en faisant intervenir des facteurs d'ordre mythique ou surnaturel, des êtres ou des personnages irréels dieux, diables, revenants, etc.

    «Vous avez ensuite comparé, monsieur, la mentalité du croyant à celle de l'enfant, prisonnier de frayeurs et d'illusions dont les adultes se débarrassent dans la mesure où ils ont reçu une instruction suffisante.
    « A plusieurs reprises vous l'avez répété : la croyance au surnaturel, c'est le passé. Chaque progrès de la connaissance permet de dissiper les ténèbres de la faiblesse humaine.
    «Les Rationalistes s'appuient donc uniquement sur la Science objective et déclarent, par conséquent, que la Religion est un forme primitive de la pensée. Nous sommes donc des attardés...
    «Dans ces conditions, comment pouvez-vous expliquer qu'il existe un si grand nombre de savants qui restent attachés à une religion ? Tous les croyants sont pourtant loin d'être des sots ou des ignorants. Votre affirmation me paraît, à la fois, injuste et erronée...»
    Le contradicteur reconnut ensuite que la plupart des reproches que j'avais faits au cléricalisme n'étaient pas dénués de valeur. Il se défendit d'être lui-même un clérical, mais il regretta que certaines de mes paroles aient été trop «passionnées».

    C'est à ce dernier qualificatif que je voulus répondre d'abord, me déclarant plutôt flatté par son emploi. Qu'un jeune homme de 25 ans, s'adressant à un homme de mon âge, lui reproche d'être trop passionné, cela fait plutôt plaisir. Et cela est plus réconfortant que d'être traité de ramolli !
    J'expliquais à l'auditoire — et sans la moindre «passion» — qu'il était normal et nécessaire de mettre le maximum d'ardeur et de conviction au service des idées qui nous sont chères. Peut-on faire quelque chose de grand et de beau si l'on reste incapable de se donner à fond et entièrement ? Que ce soit le savant, désireux de voir aboutir ses recherches ; le militant aux prises avec les pires difficultés — ou l'amant possédé par le désir de travailler au bonheur de la femme que son cœur a choisi — tous ces hommes demeurent plus ou moins impuissants quand ils sont tièdes ou hésitants.
    Il ne faut pas, évidemment, que notre ardeur soit exagérée, que la passion nous aveugle et fasse de nous des fanatiques aussi obtus et intolérants... que ceux contre lesquels nous combattons... passionnément !

    Notre amour du Libre Examen ; notre souci de refuser tous les dogmes, de ne rien accepter a priori, d'appuyer nos affirmations sur des preuves et sur des faits ; de ne jamais faire appel à une contrainte quelconque, mais à l'esprit critique de l'individu, tout cela nous préserve de sombrer dans l'exagération. La Passion, c'est-à-dire l'Ardeur, peut très bien s'équilibrer avec la Raison, c'est-à-dire la Réflexion...
    Ceci dit, j'entrepris de répondre à l'argumentation de mon jeune contradicteur.

    Depuis un demi-siècle passé, j'ai eu si souvent l'occasion de la réfuter, cette objection du savant qui est demeuré croyant, de l'homme au cerveau prodigieux qui se consacre à la Science tout en conservant une foi religieuse à toute épreuve...
    Il faut d'abord retenir ceci : la plupart de ces savants n'ont pas pris la peine, ou n'ont pas eu le temps, de se livrer à une étude approfondie de leurs conceptions religieuses.
    Dans le domaine scientifique où ils sont spécialisés, ils appliquent la méthode du libre examen ; ils n'acceptent rien sans preuves ; ils soumettent à un contrôle rigoureux tous les faits, toutes les idées, toutes les hypothèses qui leur sont proposés.
    En dehors de la méthode scientifique, aucun progrès réel n'aurait jamais pu être réalisé.

    Mais on se garde bien de l'appliquer, cette méthode, dans le domaine de la Religion !
    On croit sans preuves à la Trinité, l’Incarnation, à la Transsubstantiation et à une foule d'autres dogmes laborieusement élaborés à travers les siècles, ou à des «mystères» incohérents, ou à des «révélations» complètement invraisemblables.
    Il est bien évident que, si les savants en question prenaient la peine de passer tout cela au crible de leur entendement, il n'en resterait pas grand chose.
    Pourquoi ne le font-ils pas ?
    On peut donner à cette question plusieurs réponses différentes, selon les cas.

    N'oublions pas que la plupart des savants ont été l'objet, ainsi d'ailleurs que presque tous les autres hommes, dès le plus jeune âge, d'une éducation spéciale et foncièrement déformatrice. On a profité de leur ignorance et de leur faiblesse pour leur imposer des certitudes qu'ils auraient certainement repoussées si elles leur avaient été présentées quelques années plus tard. Très rares sont les hommes ayant eu la chance de bénéficier d'une éducation vraiment rationaliste. Les parents, même peu dévots, les mamans surtout, tiennent essentiellement à donner aux enfants une instruction religieuse. Ils s'excusent en disant que «ça ne peut pas faire de mal». En réalité, le mal est plus ou moins grand, selon les individus, leur tempérament, leur tendance atavique au mysticisme, la robustesse de leur esprit critique. S'ils sont affligés d'une sentimentalité assez vive, ils peuvent très bien perdre pied, surtout à l'âge de la puberté.

    Répétons-le une fois de plus : trop souvent «il en reste quelque chose», une empreinte dans le subconscient, une déformation, si légère soit-elle.
    Les hommes de science ne font pas exception à la règle.
    J'ai connu de nombreux cas présentant un véritable dédoublement de la personnalité.
    — Quand je sors de mon laboratoire pour entrer dans mon oratoire, je quitte la mentalité du savant pour prendre la mentalité du croyant.
    Cet aveu, que l'on prête à Pasteur, n'est-il pas significatif ?

    Langevin, étudiant la question, signalait chez certains hommes, même très cultivés et très sincères, l'existence d'une sorte de cloison étanche, divisant leur cerveau d'une façon rigoureuse. Quelles que soient leurs aptitudes à raisonner correctement dans tous les domaines de la Science et même de la Philosophie, dès qu'ils abordent les questions religieuses, automatiquement ils s’enferment dans la cuirasse imperméable de la Foi.
    Le témoignage de tels hommes en faveur de la Religion ne possède aucune valeur, fussent-ils les plus grands savants du monde.
    Ce qui compte, ce n'est pas la notoriété des individus, ni le nombre de leurs diplômes, c'est la force de leur démonstration, la valeur contrôlable de leurs arguments, l'authenticité de leurs preuves, la rigueur de leurs expériences — l'impartialité avec laquelle ils doivent être toujours prêts à accueillir toutes les critiques et toutes les objections, sans se dérober devant un débat quelconque, aussi audacieux soit-il.
     
    De très grands savants se sont laissés berner par de prétendus «médiums».
    Des professeurs, des hommes politiques, des médecins, etc. consultent des cartomanciennes.
    Qu'est-ce que cela prouve ?
    Cela prouve simplement que l'erreur est humaine et qu'il est facile de se tromper dès que l'on quitte le terrain du réel, du concret.
    Vérifions soigneusement tous nos postulats ; n'acceptons comme «vérités» que des faits ou des thèses rigoureusement certains. Que nos jugements ne soient jamais absolus, définitifs, mais toujours révisables, s'il y a lieu.

    Bien entendu, les mystiques restent réfractaires à la méthode scientifique, surtout lorsque leurs tendances innées ont été cultivées et amplifiées par une éducation dogmatique systématisée.
    A côté des savants entachés de mysticisme, je n'ai pas manqué de faire allusion, dans ma réplique au contradicteur, à ces nombreux savants à l'esprit timoré ou nonchalant, qui continuent à pratiquer la religion d'une façon superficielle et intermittente.
    Ceux-là ne sont pas croyants, mais ils répugnent à rompre avec les habitudes moutonnières de leur milieu.
    On peut être un grand homme de science et avoir moins de combativité qu'un primaire. Le fait est même assez fréquent.

    Au point de vue social, le savant n'est pas plus «libre», en réalité, que l'ouvrier manuel salarié. Par crainte de son patron celui-ci dissimulera ses idées, mais le savant fera exactement la même chose quand il sera soucieux de se faire de «belles relations» ou un «beau mariage», quand il convoitera des «honneurs», des décorations, de l'avancement.
    L'hypocrisie règne, en maîtresse, à tous les échelons de la Société !
    Ces prémices ayant été développés, il me fut alors facile de répondre à la question qui m'avait été posée :
    «Comment le savant peut-il arriver à concilier, dans sa pensée, ces deux choses contradictoires: l'esprit scientifique et l'esprit religieux ?»

    Pour les timorés et les nonchalants, la Chose est facile. Ils n'ont pas la Foi ; ils font semblant de l'avoir. Tout se borne pour eux à des pratiques extérieures, qui n'ont aucune répercussion sur leur conscience, sur leur activité mentale.
    Nous ne pouvons donc pas nous inspirer de leur exemple, pas plus que nous ne pouvons suivre les conseils ou les directives des savants asservis à la Foi.
    En nous demandant de renoncer au Rationalisme, c'est-à-dire à la méthode scientifique du Libre Examen, ils trahissent en réalité la Science.
    Loin de leur emboîter le pas, nous avons le devoir impérieux de les dénoncer et de les combattre.

    LA «CAUSE PREMIÈRE»

    Je ne crois pas que l'homme ait à sa disposition d'autre moyen de connaître que sa Raison. Jean ROSTAND.

    Acculés dans leurs derniers retranchements, les croyants vont se réfugier derrière un suprême argument, celui de la CAUSE PREMIÈRE.
    Ils nous abandonnent tout le reste, évolution, transformisme, etc. Mais il a fallu un premier moteur pour entraîner l'universel mouvement ? Qui a donné ce premier coup de pouce à la matière infinie, sinon Dieu, le Maître, le Créateur, l’Intelligent ? [...]
    Derrière votre premier moteur et son mécanicien céleste, je pourrai vous demander ce qu'il y avait. Ce mécanicien, qui l'a fait ? Où a-t-il pris les éléments de son moteur ? Nous sommes condamnés à tourner éternellement dans le même cercle d'impuissance.
    L'excellent Lamennais croyait se tirer d'affaire en disant que Dieu n'a pas créé le monde de rien (telle est pourtant la thèse idiote du Catéchisme), mais qu'il le fit sortir... de sa propre substance.
    Sommes-nous plus avancés, avec cette nouvelle explication ?
    Si Dieu a tiré le monde de sa propre substance, cela revient à dire qu'il ne l'a pas créé et qu'il a simplement fait œuvre de transformateur.
    Il resterait toujours à nous expliquer l'existence de Dieu lui-même, sa nature, son essence, sa substance, son origine et sa raison d'être ?6 [...]
     
    Afin sans doute de le grandir à nos yeux, les déistes affirment que leur Dieu n'est pas matériel. C'est un «pur esprit».
    (On n'a d'ailleurs pas la moindre notion de ce que cela peut être. Un pur esprit! J'ai vu souvent des corps qui n'avaient pas beaucoup d'esprit ; mais je n'ai jamais aperçu un seul esprit vivant et agissant sans corps. Passons...)
    Comment un pur esprit a-t-il pu créer un monde matériel ?
    Rien n'est impossible à Dieu, me direz-vous. Un miracle de plus ou de moins (j'allais écrire : une absurdité de plus ou de moins), cela ne saurait arrêter les partisans du surnaturel !
    Je viens d'écrire ce mot absurde : un miracle. Mais les croyants n'ont même pas la ressource de dire que la Création a été un «Miracle». Ils disent, en effet, qu'un miracle est une violation des lois naturelles.
    Or, avant la création, puisqu'il n'y avait rien, les lois naturelles n'existaient pas, on ne pouvait donc les violer — tout miracle était par conséquent impossible ! L’idée même du miracle, si absurde soit-elle, présuppose l'existence antérieur du monde — et de ses lois.
     
    Je ne veux pas m'arrêter à réfuter l'argument classique : il faut un horloger pour faire une montre, un imprimeur pour faire un livre ; à plus forte raison, il a bien fallu un Créateur pour faire le Monde.
    La comparaison est tout à fait vicieuse. L'horloger ne crée pas la montre, ni l'imprimeur le livre. Tout ouvrier est un transformateur de la substance incréée, tandis que Dieu a fait le monde... avec rien. Demandez donc à un horloger de faire une montre avec... rien et vous comprendrez l'absurdité de l'idée de création.
    Où va le monde ?
    Il n'y a qu'une seule Vie dans l'Univers entier ; et vous êtes cette Vie. Krishnamurti.
    Nulle part ! Où voudriez-vous qu'il aille ?
    Puisque le Monde est infini, comment pourrait-on lui ajouter ou lui enlever quelque chose ?
    La question est donc puérile.

    «Dans cent milliards de siècles, a écrit Maeterlinck, la situation sera la même qu'aujourd'hui, la même qu'elle était il y a cent milliards de siècles, la même qu'elle était depuis un commencement qui d'ailleurs n'existe pas, la même qu'elle sera jusqu'à la fin qui n'existera pas davantage».
    Et même s'il y avait un «Dieu», il n'y pourrait rien changer...
    Le Monde existe et existera. Il a été, il est et il sera.
    Ça ne veut pas dire que le Monde est fixe et pétrifié. Nous savons, au contraire, qu'il est agité par de continuels remous, puisqu'il est vivant. Et c'est pour cela que tout bouge, tout change et se transforme.
    Maeterlinck ajoute :
    «Dans l'univers tout est nécessairement contenu et rien ne peut, dans le temps ou l'espace, se trouver hors de ses limites, puisqu'il ne peut avoir de limites.»
    Il n'y a donc pas de place pour Dieu, nulle part !
     
    Cependant, diront les obstinés, le Monde obéit à des «lois». Il serait insensé de croire que tout fonctionne au hasard, à l'aveuglette.
    Or, s'il y a des lois — il a bien fallu un législateur pour les faire.
    ... Comme si les «lois» naturelles avaient le moindre rapport avec les lois humaines !
    La loi naturelle (ou, plutôt, la loi scientifique) se borne à constater que les faits se passent de telle et telle façon, dans une circonstance donnée — et qu'il en est toujours de même, chaque fois que des circonstances identiques sont exactement réalisées.
    La loi humaine, œuvre d'un Parlement, d'un Tribunal ou d'un Roi, est un règlement imposé aux individus, afin de modifier leur conduite.
    La loi humaine intervient dans l'activité sociale, pour la diriger dans un sens déterminé. Tandis que la loi naturelle n'a aucune influence sur la production des phénomènes ; elle se borne à les observer et à les enregistrer.

    La loi humaine réglemente, ordonne, discipline. La loi scientifique constate que les choses se passent d'une certaine façon ; et non pas d'une autre. Et pourquoi se passent-elles ainsi ? Parce qu'elles obéissent à des forces inhérentes à la vie, à la matière, à la nature — et non à des volontés soi-disant surnaturelles.
    La loi scientifique est l'expression du déterminisme universel.
    Il est bien regrettable que le même mot puisse désigner deux choses aussi différentes...
    Le Monde n'obéit pas à une «Intelligence». Il est travaillé par des forces qui agissent et réagissent les unes sur les autres, créant ou détruisant ce que nous appelons équilibre, harmonie, chaos — expressions pompeuses, qui n'ont de valeur que pour nos cerveaux d'hommes.
    Tout est déterminé, tout est conditionné, non par des «lois», mais par des «forces».
    Le Monde est ce qu'il est. Et il ne saurait être autrement.
     
    On avouera qu'il est bien facile de répondre aux questions «vitales» que posait le ténébreux Bergson.
    D'où venons-nous ? De Dieu, affirment les croyants. De l'univers, disons-nous !
    Que sommes-nous ? L'œuvre de Dieu ? Non pas : une partie du Monde en évolution !
    Où allons-nous ? Au Jugement de Dieu ? Quelle farce ! Nous retournerons d'où nous sommes venus : à l'éternelle circulation de la vie universelle.
    Comparez les deux catégories de réponses et dites-moi, franchement, de quel coté se trouvent la logique et la clarté ?
    A travers les siècles, les adorateurs de Dieu ont recouru, pour le glorifier, aux épithètes les plus flatteuses.

    Ils l'ont appelé : le foudroyant ! Le flamboyant ! L'éblouissant !
    Dieu (Deus ou Zeus) signifie d'ailleurs le brillant !
    Réminiscence des cultes solaires d'autrefois. Les religions s'enveloppent volontiers de lumière. Le front des «saints» est couronné de rayons ardents et d'auréoles. Le prêtre porte sur son dos une chasuble ornée d'un beau soleil brodé...
    La Bible enseigne que Moïse ne put regarder Jéhovah en face, de peur d'être aveuglé.
    N’allez pas dire à un chrétien, cependant, que sa religion est une survivance de l’adoration du Soleil. Il serait vexé.

    ... De toutes les religions, c’était néanmoins la moins sotte, à mon avis.
    Le monde est éternel.

    Je pense, donc la Matière peut penser. Thomas Hobbs.

    Le Monde est-il fini, ou infini ? L'Univers a-t-il des limites, ou s'étend-il dans un espace sans bornes ?
    En ce qui me concerne, je suis persuadé que la seconde hypothèse est la vraie.
    Si le Monde avait des limites ; si la substance s'arrêtait quelque part, il faudrait alors me dire «ce qu'il y a derrière les limites» en question.
    Il n'y a rien ? C'est donc le vide ? Mais qu'est-ce que le vide ? Personnellement, non seulement je ne peux l'expliquer, mais je ne peux même pas le concevoir...
    Derrière votre limite, votre barrière, il y a sûrement quelque chose, autre chose, une substance ou une énergie différentes, peu importe — mais ne dites pas qu'il n'y a rien, car cela est absurde.
    La substance est éternelle et incréée ; elle se transforme continuellement ; elle n'a pas eu de commencement et elle n'aura jamais de fin. Et, d'autre part, elle est infinie dans son étendue ; elle est partout ; il n'est pas possible qu'il en soit autrement. Aucune autre hypothèse raisonnable ne peut être présentée.

    Car si le Monde a commencé à un moment donné, qu'y avait-il avant ? avant la Création ?
    Et si le Monde est borné par des frontières, que placez-vous, je le répète, de l'autre côté de ces frontières ?
    En perfectionnant, de façon merveilleuse, leurs instruments et leur technique, les astronomes ont réalisé des découvertes qui confirment pleinement les affirmations de l'Athéisme.
    Nous le disions depuis longtemps : l'Univers est beaucoup plus vaste que les religions ne l'avaient prétendu. Il serait cruel de rappeler à ce sujet les enfantillages de la Bible ; la Terre, centre de l'Univers ; les étoiles considérées comme de «petits luminaires» ; la fermeté (firmament) de la «voûte des cieux», etc., etc.

    Depuis une dizaine d'années, l'astronomie est venue apporter à l'homme de nouvelles connaissances, absolument bouleversantes.
    Empruntons quelques chiffres et quelques faits à une belle étude de M. Pierre Gendron.
    C'est l'installation du fameux télescope du Mont Palomar (en Amérique) qui a permis de réaliser les progrès les plus sensationnels.7
    «Dans toutes les directions de l'univers extra-galactique, à des distances souvent si énormes que la lumière s'épuise à nous parvenir, tourbillonnent des milliers d'autres galaxies sœurs ou cousines de la nôtre. Il semble, à contempler leur succession infinie au fond du miroir de nos télescopes, que nous devons renoncer à atteindre jamais les limites d'un espace inimaginable dont la “toile de fond” recule au fur et à mesure qu'on s'en approche !

    «Certaines sont plus petites que la nôtre, d'autres ne forment ni disque ni spirale, mais sont sphériques, d'autres encore projettent des bras démesurés tout autour de leur centre ; nous en apercevons les unes par la tranche, les autres à plat, celles-ci de trois quarts, et toutes nous présentent une analogie bouleversante elles contiennent de 100 millions à 10 milliards d'étoiles !»...
    «La plus proche de nous, Andromède, est à 1.500.000 années-lumière. Elle est presque plus vaste que notre Galaxie ! Visible, à l'œil nu, elle n'apparaît pourtant que sous l'aspect d'une tache confuse, amalgame de sombres nuages de gaz et de brouillards lumineux dont les spirales tournoyantes sont piquetées de centaines de millions d'étoiles. Parmi ces dernières, nous pouvons distinguer des soleils de toutes catégories aussi bien que des super-géantes, des novæ et de temps en temps ces déchirantes explosions de supernovæ qui, tous les quatre ou cinq cents ans en moyenne, dans chaque galaxie, placent sur les bancs d'essais de l'univers la matière cosmique où seront “moulées” quelques centaines de milliards de Terres !

    «Jonché de galaxies, le vaste monde qui entoure les infimes particules à la surface desquelles nous rêvons n'a pas fini de nous étonner cependant. Nous avions cru jusqu'à ces dernières années que le “mythe du vide”, après son naufrage au sein de la matière interplanétaire, puis sous le torrent des particules interstellaires, avait pu gagner le havre sûr des effrayants espaces intergalactiques où les plus petites distances se chiffrent en millions d'années-lumière !»
    Des millions d'années-lumière ? Cela n'est-il pas prodigieux ? (La lumière «voyage» à la vitesse de 300.000 kilomètres à la seconde. Imaginez ce que peut représenter une année-lumière ? Ne vous sentez vous pas très petit devant de pareils chiffres — et de pareilles distances ?).
    La notion d'infini me paraît donc s'imposer.

    Et par conséquent toute idée de vie céleste doit être abandonnée. Là encore, la Science nous donne raison : la substance est partout, obéissant à ses propres forces, et, par conséquent... Dieu n'est nulle part.
    Il ne peut être en dehors du Monde, car il n'y a rien en dehors du Monde.
    Et s'il fait partie du Monde, il est nécessairement intégré à la substance, et il obéit aux lois universelles, qui n'ont pu être créées par un Être vivant en dehors de l'Univers, mais qui sont inhérentes à la constitution et à la vie de cet Univers. Il n'y a qu'un Dieu : c'est l'atome, puisqu'il est à la base de tout. Et il n'est pas «intelligent». L'harmonie n'existe pas. Que de collisions, de bouleversements, de révolutions, au sein de la substance infinie, travaillée par de perpétuelles fermentations et de continuels changements, tout en conservant son équilibre d'ensemble. Il ne peut en être autrement. Dans le cas contraire, la substance se détruirait, et nous savons que cela est impossible.

    Parti du simple fait de l'extrême abondance des galaxies dans l'espace et de leurs grandes dimensions comparées aux distances pourtant phénoménales qui les séparent, un des plus audacieux astronomes contemporains, Zwicky, d'origine helvétique, nous fait voir que les collisions de galaxies entre elles sont fréquentes !
    Des plaques photographiques ultra-sensibles montrent les conséquences de ces rencontres titanesques : la structure interne des galaxies est si violemment perturbée que des étoiles échappent à l'attraction gravitationnelle de leur système d'origine et sont précipitées à des distances incroyables dans l'espace intergalactique. Océans de gaz et fleuves de poussières interstellaires sont brassés dans d'épouvantables tempêtes, vagues géantes et mers d'écumes cosmiques en jaillissent parfois si loin qu'elles sont laissées pour compte hors de ce champ de bataille superstellaire et, abandonnées loin en arrière, échappent à l'attraction de ces «mondes en collision».

    Zwicky arrive ainsi à la conclusion que «cet espace sans bornes définitives, et qui était censé “vide”, devait, au contraire, être rempli de multitudes d'objets cosmiques».
    C'est la théorie que j'ai toujours, très modestement, défendue, en compagnie de tous les Athées, car l'Athéisme, sous-entendant la non-création, sous-entend aussi l'éternité de la substance infinie.
    M. Gendron ajoute :
    «Sur ces données, M. Zwicky a constitué un véritable catalogue d'échantillons spatiaux à la première page duquel figurent les atomes isolés d'un gaz ultra-raréfié et dont les galaxies naines seraient le dernier paragraphe, en passant par toute la gamme des poussières, des météorites, des étoiles abandonnées, des groupes d'étoiles isolé d'importance croissante, jusqu'aux premières agglomérations méritant l'appellation de galaxie !
    «Les plus vastes de tous les organismes stellaires ne sont plus maintenant que de modestes condensations au sein d'un plasma nourricier de gaz, de poussières et d'étoiles.
    «Mais elles ne sont plus isolées dans l'espace. On a découvert très récemment que d'immenses ponts, de gigantesques boulevards de matière lumineuse joignaient entre elles des galaxies en apparence fort éloignées l'une de l'autre. Ces filaments de matière, extraits de leurs masses par action gravifique et par de curieux effets de marée cosmique, peuvent atteindre des millions d'années-lumière de longueur. Des étoiles y circulent dans les deux sens, s'échappant même parfois vers l'espace extérieur...»
     
    La Science permet à l'homme de connaître des parties de plus en plus vastes de l'Univers, sans qu'il lui soit possible de pouvoir jamais pousser cette connaissance jusqu'à ses plus extrêmes limites. Car il faut, au contraire, prévoir «derrière ce nouvel écran magique, la présence clignotante de millions et de milliards de nouvelles cités d'étoiles» (cité par France-Observateur).

    La conclusion de M. P. Gendron s'inspire de la philosophie la plus profonde :
    «Entre les deux nouveaux infinis de la science moderne — l'effroyable compression qui préside à la création d'une étoile naine et la densité de la matière inter-galactique, si faible qu'il serait difficile d'y trouver un atome au centimètre cube — il y a place pour toutes les variations spéculatives de l'astrophysique moderne ; décomprimez une Naine et vous obtiendrez un Soleil géant, comprimez le “vide” de l'espace universel et vous verrez s'édifier sous vos yeux affolés un volume de matière encore plus considérable que celui de toutes les galaxies réunies !»

    Les religions flattaient l'égoïsme de l'homme en lui faisant croire qu'il était le centre de l'Univers — et que celui-ci avait été créé spécialement à son usage, par un Dieu auquel il devait servilement se soumettre...
    L'Athéisme, au contraire, nous donne une magnifique leçon de modestie.
    Il m'enseigne que je ne suis que peu de chose... mais je fais partie du grand tout, en permanente et éternelle évolution !
    Le monde est défectueux
    Eh bien ! Ce Dieu ultra personnel, ce Dieu qui sait «comment il s'appelle», ce chef rigoureux, aussi puissant que vulgaire, amusons-nous à le décortiquer un peu.
    D'abord, il a raté son œuvre.
    Le Monde est défectueux !
    Pour faire cette affirmation, je ne me place évidemment pas au point de vue universel.
    Dans la Nature, il n'y a ni bien, ni mal, ni perfection, ni imperfection. Ces conceptions ont été imaginées par l'homme. Elles n'ont aucune valeur en dehors de lui. Que cela soit bien entendu, une fois pour toutes : lorsque nous parlerons de bien, de beau, de vrai — ou de mal, de laid, de faux — ce sera toujours par rapport à l'homme.

    On nous convie à admirer le Monde, cette merveille des merveilles, œuvre du plus sublime des ouvriers.
    N'oublions pas que ce Monde a été spécialement créé à notre intention. Nous sommes par conséquent bien placés pour en connaître et en proclamer la malfaisance et la défectuosité.
    Je sers (un petit canard clérical tout plein drôle) aime à citer souvent une pensée, qu'il attribue à Newton :
    «Vous jugez que j'ai une âme intelligente parce que vous apercevez de l'ordre dans mes paroles ; jugez, en voyant l'ordre de ce monde, qu'il y a une âme souverainement intelligente.»
    Vouloir prouver Dieu en se basant sur l'ordre du Monde, c'est aller au-devant d'une cuisante déception.
    Comme il serait facile de retourner le raisonnement de Newton et de dire «La Nature est aveugle ; je n'y découvre ni ordre, ni bonté, ni justice et par conséquent je conteste, formellement que ce Monde soit l'œuvre d'un prétendu Dieu d'amour !»

    Je ne vois que des fléaux, catastrophes de tout ordre, inondations, tremblements de terre, éruptions volcaniques, tempêtes... Sans parler des maladies les plus douloureuses accablant le faible et l'innocent...
    Bien entendu, je me place ici au point de vue humain strictement.
    Quand je déplore un cataclysme qui balaie des milliers d'humains, je ne prétends pas que les habitants de Sirius ou de Mars doivent en être affectés. Dans l'ensemble de l'Univers infini il est certain que nos misères n'ont pas grande importance. Mais il s'agit de nous... C'est à nous que l'on demande de remercier Dieu, de glorifier sa bonté et d'admirer les bienfaits dont il nous accable.
    L'argument de saint-Augustin n'est donc pas recevable quand il avance que «ce qui blesse sur un point, un homme averti s'en rend compte, blesse uniquement parce qu'on n'aperçoit pas le tout avec lequel il s'harmonise de si admirable manière...»

    Ma propre souffrance peut-elle cadrer avec l'admirable harmonie du Monde ? Oui, si le Monde est aveugle, comme je le prétends, et s'il n'obéit qu'à des forces. Non, s'il y a un Maître intelligent — avec un gros cœur tout saignant.
    «C'est la sagesse de Dieu qui régit le Monde !», disait Linné. Elle le régit mal, monsieur ; très mal !
    Sans bornes comme lui, ses ouvrages parfaits
    Bénissent en naissant la main qui les a faits !
    (Lamartine).

    Que le tigre remercie Dieu de lui avoir donné des dents solides, passe encore. Mais l'agneau, la gazelle ? Glorifient-ils le Très-Haut de les avoir volontairement fabriqués pour servir de pâture à de féroces carnassiers ?8
    Le monde est une ignoble arène où le sang coule sans arrêt. Partout et sans cesse le faible est opprimé, déchiré, dévoré par le fort. Dans l'immense remous de l'universelle vie, il n'y a ni beauté ni justice. De la douleur, de l'épouvante, du crime !
    «La beauté de la terre, disait saint-Augustin, est comme une voix de la terre muette. Tu la considères et tu vois sa magnificence, tu vois sa fécondité, tu vois ses forces, comment elle forme des semences et comment elle produit souvent ce qui n'a pas même été semé ; tu vois et par la contemplation tu sembles l'interroger et la recherche même est une interrogation. Quand tu as cherché avec admiration et examiné, que tu as découvert une grande puissance, une grande beauté et une merveilleuse perfection, il te vient aussitôt à l'esprit que tout cela n'existe point par soi-même, mais par un Créateur. Et ce que tu y as trouvé, c'est l'appel à la louange, pour que tu glorifies le Créateur...»

    Si Dieu avait réellement créé le Monde avec l'intention d'être glorifier (singulière faiblesse de sa part !), il aurait évité de saboter son œuvre.
    Que de forces inutilement dépensées (ne serait-ce que celle qui est fournie, en pure perte, par les vagues de la mer), que de gaspillages dans la Nature !
    Un sénateur italien a eu une grande idée. Il a proposé de fonder, sous les auspices de la Société des Nations, une caisse mutuelle internationale d'assurances contre les calamités.
    Du point de vue de la solidarité humaine, l'idée est magnifique et il faut espérer qu'elle aboutira, un jour ou l'autre. (Ce serait de l'argent mieux placé que dans la fabrication des gaz asphyxiants, car l'homme est aussi bêtement destructeur que son Dieu !)
    Mais cette nécessité de grouper tous les humains dans une lutte contre les calamités, c'est, en bonne logique, la négation de Dieu et surtout de sa bonté.
    Cela équivaut à proclamer que l'on a cessé d'avoir confiance en la Providence — et que l'humanité est décidée à se débrouiller toute seule, dans un monde mal fichu.
    La Documentation catholique (20-6-31) monte en épingle une étude de M. Henri Bon, où il est dit :
    «La science nous permet de concevoir un monde où les microbes n'étaient pas virulents, où toutes les créatures étaient saines, où il n'y avait en elles rien de contagieux ni de mortel, et où la maladie et la mort sont entrées par l'inobservation des règles données par Dieu à ses créatures.»
    Dieu avait créé les microbes inoffensifs. Vous n'auriez pas trouvé ça, ami lecteur ?

    Le microbe du choléra ne faisait de mal à personne, ni celui de la tuberculose, de la peste ou de la syphilis.
    Mais alors, de quoi vivaient-ils ? Par exemple, le tréponème syphilitique, qui ne peut vivre que dans le sang de l'homme, comment se nourrissait-il ?
    Pourtant, Dieu sait tout, Dieu prévoit tout. Il n'ignorait pas, il ne pouvait pas ignorer que ses microbes inoffensifs deviendraient un jour de redoutables meurtriers. Il les a créés quand même ! Il a été moins bon... que M. Bon (Henri).
    Un Dieu de fureur et de vengeance
    Pour ne pas faire de jaloux, il serait bon d'épingler, à côté des absurdités catholiques, un certain nombre de sottises empruntées aux autres religions. On ne pourrait, de cette façon, nous accuser de partialité.

    Personnellement, je n'y vois pas d'inconvénient, au contraire. D'autant plus que les absurdités sont, en somme, assez ressemblantes et parfois même identiques. Les différentes sectes se copient paresseusement les unes et les autres. D'autre part, elles puisent dans un vieux fonds commun de superstition et de frayeur irréfléchie.
    En voici un exemple qui nous sera fourni par une secte protestante. C'est l'histoire (prétendue) d'un athée. Un homme assez grossier, brutal, blasphémateur. On nous le présente, il va sans dire, sous un aspect plutôt tendancieux et assez repoussant.
    Cet athée, par une inconséquence inexplicable, est marié à une cagote, dont l'esprit est farci des plus bibliques absurdités.
    S'adressant à l'auteur de l'article, elle se plaint amèrement de son mari : «Comme j'ai déjà souffert avec lui, depuis dix ans que nous sommes mariés. Il faudrait vraiment que Dieu lui parle ! Je suis lasse d'entendre toujours ses blasphèmes !» (Signes des Temps, février 1955.)

    Les lamentations de cette épouse acariâtre ne pouvaient demeurer sans écho. Le bon Dieu s'empressa d'exaucer les vœux de cette réfrigérante personne :
    «Le lendemain dans la nuit, il y eut à Genève un tremblement de terre. La population en était toute bouleversée et les journaux en parlèrent longuement. Ceux qui connaissent Genève savent que le quartier de Plainpalais est assez éloigné des Eaux-Vives où se trouve la rue Merle-d'Aubigné, et les ménagères qui habitent cette rue n'auraient jamais l'idée d'aller au marché de Plainpalais quand celui des Eaux-Vives est tout près.

    «Cependant, comme j'habitais Plainpalais et que j'y faisais mon marché chaque semaine, quelle ne put pas ma surprise d'y rencontrer la dame des Eaux-Vives !
    «Elle vint rapidement vers moi :
    «Croyez-vous que Dieu lui a parlé ! me dit-elle. Si vous l'aviez vu au moment où tout vacillait dans la chambre à notre cinquième étage, tout pâle dans le lit. Un vase contenant de l'eau tomba et la montre qu'il suspendait à un clou se trouva curieusement mise sur le côté. Il n'en menait pas large !
    «Qu'en dis-tu ? lui dis-je. Est-ce que Dieu t'a parlé ? Est-ce qu'il est puissant ?
    «Il ne répondit pas, mais depuis lors il n'ose plus proférer ses blasphèmes.»

    Le bon Dieu avait donc pris la peine de secouer toute la ville et de la faire trembler sous les pieds de multitudes d'innocents pour convertir un seul individu — assez facile à impressionner, si l'on s'en rapporte au récit. Je vous assure que la vue de mon vase renversé ne suffirait pas à me convaincre de l'existence de Dieu. Ni les secousses de ma montre ou de ma table de nuit. J'en ai tellement entendu des bombardements, qui n'avaient rien de célestes, au surplus. Mais le blasphémateur de Genève était de meilleure composition que je ne le serai jamais. Ses entrailles remuées par la frousse, il opéra une conversion assez peu chevaleresque à mon gré.
    Il n'était pas au bout de ses peines, cependant. La fin de l'article va permettre d'en juger :
    «Cet homme vécut après cela trois années, puis mourut d'un cancer, à l'hôpital. Sa femme lui rendait visite régulièrement et il acceptait qu'elle lui lise la Bible et qu'elle prie avec lui.
    «Les hommes blasphèment souvent aujourd'hui et de bien des façons. Ils s'enhardissent devant «le grand silence de Dieu» parce qu'il ne leur parle pas directement et qu'il ne répond pas à leurs sommations.
    «Mais nous savons que Dieu parle à tous les hommes : par la conscience, par la nature, par sa Parole : la Bible. Et celle-ci nous dit que bientôt un dernier tremblement de terre, tel qu'il n'y en aura jamais eu, affirme saint Jean dans l'Apocalypse,9 secouera la terre pour punir toutes les infamies, les crimes et les blasphèmes.
    «L'Éternel rugira d'en-haut, dit le prophète Jérémie,10 pour effrayer et punir tous les impies qui ne veulent pas reconnaître la souveraineté, les exigences et l'amour de Dieu, leur Créateur, qui les appelle encore à la repentance.» (Mical ROTH.)

    Le récit n'est pas très encourageant... pour les personnes qui seraient tentées de se laisser convertir. En remerciement de sa soumission, l'Éternel envoie un cancer au blasphémateur repenti et le fait mourir à l'hôpital, après trois années de souffrances et de lectures de la Bible !
    Convient-il de badiner devant de pareilles sornettes ? Ne serait-il pas plus logique de nous fâcher un peu ?
    Ce Dieu qui rugira d'En-Haut, qui ébranlera la terre pour se venger de nos impiétés ; ce tyranneau jaloux de sa souveraineté... M. Roth devrait en réserver l'image aux pauvres noirs du Cameroun ou aux indigènes effarés de la Terre de feu !
    Les contradicteurs intelligents (il y en a) auxquels il m'arriva de donner lecture de ce texte menaçant et burlesque, m'ont toujours paru fort gênés et cela est compréhensible. La notion d’un Dieu aussi féroce nous ramène aux origines les plus grossières des cultes primitifs. Elle évoque ces masques grimaçants que les féticheurs nègres agitent en hurlant et en dansant, ou ces démons en carton peint, aux yeux énormes et au front cornu que les Lamas du Thibet promènent en leurs processions.

    Ces épouvantails ne terrifient plus que les enfants — et encore : ceux qui sont éduqués rationnellement sont les premiers à en rire.
    Mais les religions ne renonceront pas à exploiter la Peur. Elle demeure la base la plus solide du fanatisme. Que les croyants cessent de trembler devant leur Maître Souverain et les églises se videront. J'ai eu d'ailleurs l'occasion de citer souvent des textes du même genre.
    Un rédacteur de La Croix, étant parti pour la «Terre Sainte» et racontant ses impressions de voyage s'arrête à Pompéi et médite sur le sort de cette ville maudite... parce qu'elle fut la Ville du plaisir dans le monde romain. Dieu ne veut pas que l'on s'amuse ; il est mesquinement jaloux de tous les plaisirs que l'on cherche à prendre en dehors de Lui.
    «Et voilà que Dieu s'irrite contre ces sybarites. Le cratère s'ouvre, la cendre envahit le ciel et surprend chacun, qui à la porte de sa maison, qui au théâtre, qui à son foyer. Tous meurent — on les voit là dans l'attitude où ils ont été saisis par la mort et suffoqués — les uns semblant s'endormir, les autres mourant dans des douleurs atroces.»

    Ce n'est déjà pas mal, n'est-ce pas ? Mais voici mieux. Le journaliste catholique nous parle un peu plus loin de Messine, en Sicile.
    «Puis, nous allons retrouver le cataclysme de Messine, cette cité surprise en 1908, et voyant 50.000 habitants périr par un tremblement de terre. Dans un recoin de mon bureau de travail, à Paris, j'ai encore un exemplaire de l'abominable blasphème jeté par un journal de la localité la veille de la catastrophe, et défiant Dieu de détruire la cité. Et la cité a péri, Dieu s'est vengé.»
    Cinquante mille victimes dans une éruption volcanique, afin de venger Dieu d'un article irrespectueux !
    De telles âneries méritent-elles qu'on les discute ?
    Oui, car elles sont dangereuses. Elles favorisent le fanatisme et l’intolérance ; elles poussent à la persécution des incroyants.
    En effet, si Dieu fait mourir cinquante mille innocents pour la faute d'un seul blasphémateur, on ne manquera pas d'en conclure qu'il faut exterminer les blasphémateurs afin de calmer la colère de Dieu et l'empêcher de manifester sa vengeance et son courroux. Et ce sera l'Inquisition...

    (Chez les sauvages, on agissait d'ailleurs de la même façon. Les non-conformistes, les hérétiques, les incroyants étaient massacrés, car on craignait que leur mauvaise conduite n'attirât la colère du Ciel sur la tribu tout entière.)
    Éclipses du soleil, tremblements de terre, éruptions volcaniques, tornades et ouragans, provoquaient d'universelles frayeurs :
    «L'appréhension de l'éclipse a si universellement égaré les esprits, écrivait le Président Bouhier (en 1676) qu'il y en a peu qui en sont exempts. Il y en a qui sont morts de peur — et les autres sont aux pieds des confessionnaux.» (Jacquet, La vie littéraire en Bourgogne, cité par Lucien Febvre, Le problème de l'Incroyance au XVIe siècle.)
    Au pied des confessionnaux ! tourmentés par le remords ! horriblement effrayés, non seulement par l'approche de la mort, mais par la perspective d'un jugement implacable et sans appel, les hommes se précipitaient !
    Si les éclipses et les tremblements de terre sont l'œuvre de Dieu, n'est-il pas normal que l'on cherche à fléchir la colère de celui-ci par des cérémonies, des sacrifices et, surtout, des offrandes ?
    Et, si l'on veut que cette action soit aussi efficace que possible, n'est-il pas tout indiqué de s'adresser à un «spécialiste» : le prêtre ?

    Ne vous moquez pas du féticheur et du sorcier. En tout cas, vous n'avez, moralement, le droit de le faire qu'à la condition préalable de vous être débarrassé de toute admiration, et même de toute sympathie pour cette innombrable et dévorante armée de sauterelles enjuponnées que vous appelez curés, chanoines, évêques et révérends pères de toutes catégories et de toutes couleurs.
    Ces messieurs prétendent que leur religion est la seule vraie, la seule révélée directement par Dieu et, par conséquent, infaillible, inattaquable, parfaite. Ils méprisent les agissements des idolâtres africains (lesquels assurément doivent être mille fois plus sincères que la clientèle catholique) et se moquent de leurs invocations naïves, ou de leurs exorcismes ridicules. Que ne prennent-ils donc la peine d'examiner leur comportement personnel, tout aussi grotesque et beaucoup moins excusable de la part de gens qui se disent civilisés, évolués, supérieurs ! Excellente occasion, pour eux, de méditer la célèbre parabole de la Paille et de la Poutre .
    La Croix elle-même rappelle ironiquement qu'à certaines époques on vendait des potions pour adoucir les effets... des tremblements de terre ! (n° du 11 mai 1954). Et ceux qui fabriquaient ces potions trouvaient assurément une clientèle aussi nombreuse que celle qui, chaque année, se presse à Saint-Malo pour admirer le «Pardon» des Terres-Neuvas et l'archevêque de Rennes donnant la bénédiction aux Morutiers qui se préparent à partir pour Terre-Neuve. Du seuil de la cathédrale, qui fut elle-même divinement détruite pendant la guerre, un long cortège s'achemine, en priant et en chantant, vers le port. Revêtus de leurs plus beaux atours, dominant les personnalités civiles et militaires débordantes d'obséquiosité à l'égard de ces envoyés du Ciel, qui distribuent, en marmonnant leur jargon, d'infatigables gestes bénisseurs, les prêtres semblant bien dominer cette foule ignorante et moutonnière.11

    A Fécamp, une procession analogue se déroule également pour les Morutiers et pour la Saint-Pierre des Marins. Le cortège, portant la statue de Notre-Dame du Salut et une quantité de petits navires miniatures se dirige vers les bassins du port, où les bateaux attendent. Ils ont été baptisés préalablement ; aujourd'hui, on les asperge d'eau bénite. La mer elle-même est bénie par l'archevêque, venu spécialement de Rouen. On sait bien que cela n'empêchera ni les tempêtes, ni les naufrages. Les veuves des marins péris en mer n'auront pas l'esprit mal tourné pour en conclure que la bénédiction épiscopale ne valait rien. Leur curé, au contraire, en profitera pour leur demander un redoublement de dévotion, de prières et de versements !
    Après cela, vous pouvez toujours vous moquer de nos arrières-grands-pères qui voyaient partout des diables ou des revenants !
    Étaient-ils plus stupides que les catholiques de Saint-Malo, les Peaux-Rouges américains, lorsqu'ils affirmaient que les éclipses du soleil sont produites par un chien gigantesque, désireux de dévorer, à lui tout seul, l'astre lumineux qui nous donne la Vie !
    Les Fuégiens, les Babyloniens et les Esquimaux, expliquaient les secousses sismiques de la façon suivante : la terre était en équilibre sur le dos d'une tortue énorme et c'étaient les mouvements de cette tortue qui provoquaient les tremblements de terre ! Est-ce vraiment plus idiot que la thèse des protestante de Signes des Temps, quand ils enseignent que leur bon Dieu fait trembler la terre afin de convertir les poivrots, ainsi que nous l'avons vu plus haut ?
    Pour les Japonais, c'était une araignée ; pour les Mongols un porc, pour les Hindous une baleine. Pour les catholiques, c'est Jéhovah, ou la Vierge Marie. Simple changement de mots.12
     
    En relisant cet article de La Croix (du 11 mai 1951), je viens de goûter un moment de bien douce hilarité.
    L'article est intitulé: «Peut-on se protéger contre les tremblements de terre ?»
    On rappelle que les séismes accumulent des ruines considérables.
    «Ces secousses sismiques sont plus meurtrières que bien des batailles. Voici quelques chiffres :

    1556. — Shensi (Chine) : 830.000 morts
    1737. — Calcutta : 300.000
    1755. — Lisbonne : 80.000
    1908. — Sicile et Calabre : 77.000
    1920. — Kansi (Chine) : 180.000
    1923. — Tokio : 143.000

    «Ces chiffres, d'ailleurs, ne donnent qu'une indication partielle des destructions. Les incendies, les inondations et la famine qui suivent souvent ces cataclysmes sont aussi la cause de souffrances et de pertes considérables. Ainsi, le séisme qui, en août 1950, ravagea l'État d'Assam, tuant 575 personnes et détruisant 12.000 édifices, provoqua également la perte de 100.000 têtes de bétail.»
    Mais on ne dit pas que ces destructions foudroyantes sont la conséquence du péché. (Comme si les habitants des Îles Ioniennes commettaient davantage de péchés que nous et pourtant ils sont éprouvés et secoués avec une sollicitude un peu trop persévérante !)
    La cause des tremblements est ailleurs que dans le péché. La Croix en convient implicitement.
    Et le remède ne réside pas dans la bénédiction. La Croix ne le dit pas non plus, mais cela revient au même.

    En effet, dans l'énumération des moyens à employer pour se préserver des conséquences terribles des secousses sismiques (construction de maisons à l'épreuve desdites secousses ; utilisation de matériaux légers susceptibles de ne causer que peu de dommages en cas d'effondrement, etc.), LA BÉNÉDICTION NE FIGURE PAS. Il n'est pas question de prières, de messes, de goupillon ou d'eau bénite. Décidément, la Science finira par l'emporter sur le Fétichisme et c'est le Technicien, plutôt que le Magicien qui aura le dernier mot !


    Congrès de la Libre Pensée à Reims en 1961 Lorulot est au centre. Le «hasard» n'existe pas

    Au cours d'une importante conférence donnée à Charleroi, par mon excellent et regretté ami Victor Ernest, député, le célèbre abbé Desgranges s'efforçait de démontrer l'existence de Dieu. Le Monde ne peut être l'effet du Hasard ; il est nécessairement l'œuvre d'une Intelligence créatrice supérieure, à laquelle les croyants donnent le nom de Dieu. Et l'abbé Desgranges ajoutait :

    «Il n'est pas douteux que l'homme est capable d'acquérir la certitude de certaines choses qui ne tombent pas sous ses sens, et alors je propose une comparaison à mon contradicteur : je suppose que, dans une île déserte, vous promenant, vous trouviez un livre sans nom d'auteur ; vous le prenez, vous le parcourez. C'est un roman plein de charmes. En allant d'un chapitre à l'autre, se déroule sous vos yeux l'histoire la plus attachante avec les péripéties les plus dramatiques, les personnages si bien dessinés qu'il vous semble que vous les voyez vivre, évoluer sous vos yeux et, lorsque le livre s'achève, vous y allez peut-être de votre larme.
    «Si on venait vous dire que ce livre s'est fait tout seul, le croiriez-vous ? Avez-vous vu l'auteur ? Non, vous ne le verrez jamais. Un petit sauvage pourrait peut-être supposer que ces caractères d'imprimerie se sont rencontrés fortuitement, que des mouvements singuliers ont ramassé ces caractères qui ont formé des phrases, des chapitres et il faudrait que le petit sauvage fut très naïf ! Mais, vous tous, quelles que soient vos opinions, est-ce que vous ne hausseriez pas les épaules, si l'on prétendait que ce livre n'a pas un auteur ?

    «Et ceux d'entre vous, qui avez fait de la littérature, qui avez composé des ouvrages vous-même, non seulement en lisant ce livre vous acquerrez la certitude qu'il a été écrit par un écrivain, mais encore il vous est possible de déceler les aptitudes principales de cet écrivain, quel a été son degré de culture, son tempérament, enfin. Cela ne pourrait être qu'une conclusion du bon sens.
    «Eh bien, ce beau et grand livre de la nature, qui se trouve placé sous vos yeux : l'ordre des saisons, les plantes et les oiseaux, les prairies en fleurs et les champs de blé et, au-dessus de nos têtes, cette harmonieuse armée des astres et des étoiles qui évoluent avec des inclinaisons, des vitesses, des mouvements si bien réglés (une de ces dernières nuits, nous avons pu indiquer la minute précise où la planète Mars se rapprochait de la Terre), est-ce que vous croyez que le hasard peut l'expliquer et qu'une matière inintelligente évoluant dans des sens capricieux aurait pu faire tout cela ?...».13

    Cet argument n'est pas inédit. M. Desgranges n'a rien inventé, car on le retrouve chez la plupart des apologistes, en particulier chez l'illustre Fénelon.
    «Qui croira que l'Iliade d'Homère, ce poème si parfait, n'ait jamais été composé par un effort du génie d'un grand poète ; et que les caractères de l'alphabet ayant été jetés en confusion, un coup de pur hasard, comme un coup de dés, ait rassemblé toutes les lettres précisément dans l'arrangement nécessaire pour décrire dans des vers pleins d'harmonie et de variété, tant de grands événements, pour les placer et pour les lier si bien tous ensemble...» Traité de l'Existence et des Attributs de Dieu, par Fénelon ( 1712).

    Il est tout à fait arbitraire, et même déloyal, d'accuser les athées de croire au hasard.
    Croire au hasard, c'est dire que le monde a évolué n'importe comment — et qu'il aurait pu être différent, si le hasard l'avait voulu.
    L’athée dit, au contraire, que la substance universelle est vivante ; tous les phénomènes sont produits par des forces et, comme ces forces sont inhérentes et inséparables de la substance, il n'y a pas plus de place dans l'Univers pour le Hasard que pour Dieu...
    L’Univers vit par lui-même. Sa Cause est en lui-même. Il est son propre moteur — et son propre but.

    Le mot «Hasards» exprime simplement notre ignorance des causes.
    Quand je dis que j'ai rencontré mon ami Joseph, par hasard, dans le Faubourg Montmartre, cela veut simplement dire : «J'ignorais qu'il devait passer par là et j'ai été surpris de le rencontrer.»
    Mais ce n'est pas «par hasard» que laTerre tourne autour du Soleil... C'est parce que le Soleil est immensément plus gros que la Terre et qu'il exerce sur elle une puissante attraction. Le hasard n'y est pour rien — et la volonté de Dieu pas davantage. Simple question de forces !
    Si laTerre était plus grosse que le Soleil, c'est le Soleil qui tournerait autour de la Terre...
    L'argument de Fénelon-Desgranges ne vaut donc rien. Le Monde s'est organisé d'une certaine façon, parce qu'il ne pouvait pas s'organiser autrement, étant donné la nature et la puissance des forces qui se trouvaient en présence à un moment donné.

    Le croyant devant la souffrance
     
    Que la manne en tombant étouffe le blasphème, Empêche de souffrir, puisque tu veux qu'on t'aime... Hégésippe MOREAU.

    Sur la couche douloureuse où la maladie le clouait, tourmenté par des souffrances internes qui ne cessaient de lui arracher des cris, le patient, dont la croyance était ardente et sincère, ne pouvait s'empêcher de murmurer :
    — Oh! mon Dieu ! que vous ai-je donc fait pour être aussi cruellement accablé !
    La réflexion est judicieuse et la plainte est légitime.
    Il nous faut bien le reconnaître, la perplexité du croyant n'est que trop fondée. Nous l'avons dit mille fois déjà, mais comment ne pas le répéter encore ? S'il existe un Dieu tout-puissant, n'est-il pas responsable — et le seul responsable — de tout le mal et de toutes les souffrances qui existent dans le monde, non seulement pour l'humanité, mais pour tous les êtres organisés, pour tous les animaux, vivants et donc sensibles, pitoyables, douloureux ?

    On peut ergoter et MM. les théologiens ne s'en privent pas, évoquer le libre-arbitre de l'homme. Car les animaux en sont privés, ce qui ne les empêche pas de souffrir... Que peuvent-ils donc bien expier, si l'on admet que la souffrance équivaut à une punition ? Que nous vaut la justice divine, en expiation du mauvais usage que nous faisons de notre liberté ? Enfantillage que tout cela ! D'abord, parce que notre prétendue «liberté» est tout à fait relative, restreinte, conditionnée par notre hérédité, par les influences du milieu. Et ensuite parce qu'il est absurde de prêter à un Dieu infiniment bon une volonté de violence et des désirs de châtiment et de coercition — à l'égard de créatures aussi faibles et aussi misérables que le sont les hommes, surtout si on les compare à la Majesté suprême et grandiose d'un Être qui aurait fait surgir du néant, à lui seul, les milliards de soleils et d'astres qui gravitent à travers un monde... illimité !

    — Que vous ai-je fait, mon dieu, pour que vous m'éprouviez de la sorte ?

    Et le suppliant candide examine sa conduite dans les plus petits détails. N'apercevant rien de grave dans son comportement, rien de vraiment saillant, se découvrant que des péchés médiocres et sans importance, il est amené à prêter à son Dieu un caractère impitoyable, des exigences tatillonnes. Il le fait verser dans la mesquinerie. Une messe oubliée ? Ou peut-être un nombre insuffisant de chapelets récités ? Une toute petite pensée secrètement inavouée ? Une vague aspiration, aussitôt refoulée mais cependant coupable, vers la concupiscence — cet épouvantail infatigablement agité par le prêtre ? Qu'ai-je bien pu faire, ô mon Dieu, pour vous déplaire ? Non seulement vous m'avez retiré votre protection, vous avez fermé l'oreille à mes plaintes, mais vous m'avez abandonné, repoussé, livré à la maladie... Vous m'avez frappé dans mes affections les plus chères. Ma femme, mes enfants, ma mère, ont été plongés, eux aussi, dans l'affliction, déchirés dans leur âme et meurtris dans leur chair... Est-ce à cause de moi que vous les avez torturés ? Cette inquiétude et ce remords donnent à ma souffrance une intensité plus vive encore... Je courbe la tête et l'échine devant votre Dextre. Vous ne frappez pas, vous ne pouvez pas frapper sans motif — je le sais et c'est pourquoi je m'incline, avec la volonté de fléchir votre courroux. Mais comment faire ? Je suis prêt à me corriger, à me sacrifier. Éclairez-moi. Montrez-moi le chemin du devoir et du salut et, surtout, donnez-moi le courage et la force de ne plus vous déplaire.

    Ainsi sanglote et supplie le croyant.
    Entre les mains du Tout-Puissant il a tout placé. Son espérance invincible. Son ardent désir de bonheur — pour lui et pour les siens. Son égoïsme pleure, supplie, revendique — il irait jusqu'à menacer Dieu et le maudire, si la crainte ne le paralysait.14
    Je ne veux pas, on le devine, me moquer de ceux qui souffrent, de leur naïveté, de leur faiblesse. Je les plains, au contraire, de manquer de caractère et de volonté, de dissimuler leur égoïsme lamentable sous les apparences d'une pseudo-croyance. Ce sont là des proies faciles pour l'avidité et l'esprit dominateur du prêtre.
    Comment pourrait-on nous dire, après cela, que la religion rend l'homme meilleur et plus fort ?

    Divinité de la souffrance

    Non seulement nous ne devons pas en vouloir à Dieu quand il nous frappe, mais il faut le remercier.
    La souffrance est bonne, elle est divine. Jésus a pris la peine de le déclarer lui-même à sainte Thérèse : «Crois-le, ma fille, dit Notre-Seigneur à sainte Thérèse, ceux-là reçoivent de mon Père de plus grandes souffrances qui sont le plus aimés de Lui et ces souffrances sont la mesure de son amour... Quand tu l'auras compris, tu m'aideras à pleurer la perte des mondains, dont tous les désirs, tous les soins, toutes les pensées ne tendent qu'à un but tout contraire.» (Cité par le P. Pinard, La Bonté de Dieu, p. 49.)
    Vous aviez bien lu : Dieu inflige les plus grandes souffrances à ceux qu'il aime !
    C'est de la démence...
    Le même Poulard de la Binaye raconte l'histoire d'un lépreux, montrant à un missionnaire ses membres rongés par la maladie, rayonnant de joie :
    «Entre Dieu et moi, il n'y a que cette muraille : ma chair. Elle tombe ! Bientôt, je le verrai.» (Op. cit., p. 38.)
    Conception contre nature, inhumaine — immorale !
    Le croyant accepte la souffrance d'un cœur joyeux, s'imaginant être agréable à son Dieu.
    De là, à s'infliger soi-même des tourments, il n'y a qu'un pas et le fanatique n'hésite pas à le franchir.15

    On voit, à Oran, des femmes gravir pieds nus la montagne qui conduit à la chapelle de Santa-Cruz (une heure et demie de marche dans un sentier rocailleux...).
    On voit à Marseille, à Notre-Dame de la Garde, des pénitents grimper les marches à genoux, ou pieds nus, ou avec des pois chiches au fond de leurs souliers, pour se blesser. (Ô ces pois chiches offerts à Dieu en holocauste ! Comme si la vie n'était suffisamment rude ! Comme si Dieu n'était pas déjà trop... chiche de ses bienfaits !)
    On se donne la discipline. On se fustige. On lacère sa peau jusqu'au sang. On couche sur la dure. On se prive de manger, de boire — et d'autre chose aussi. On s'astreint à des actions sales ou pénibles, comme Marie-Alacoque, avalant les crachats des malades ou léchant leurs plaies suppurantes. On offre tout cela à Dieu, avec une joie aussi grande que la petite Thérèse de Lisieux, heureuse de cracher le sang, à vingt ans, et de bientôt mourir, pour voir enfin son Dieu-bourreau...
    La souffrance fut considérée, par les hommes ignorants comme une manifestation de la colère divine. Dieu frappait pour punir, pour se venger. En acceptant la souffrance, on désarmait sa fureur et l'on obtenait son pardon.
    C'est ainsi que le sacrifice fut inventé. Car il est moins pénible d'offrir les souffrances d'autrui que les siennes. On tuait un animal quelconque (la Bible est remplie du répugnant récit de ces sacrifices propitiatoires ou expiatoires). On tuait aussi des êtres humains, des prisonniers de guerre, égorgés sur l'autel même pour calmer Dieu !
     
    Dans un de mes livres (L'Église et la Guerre), j'ai publié de nombreux documents et citations pour montrer que l'Église considère la guerre comme un châtiment envoyé par Dieu. De Joseph de Maistre au maréchal Foch, tous les bons catholiques (sans oublier le P. Pinard !) sont d'accord pour dire que la guerre est divine.
    Les hommes se corrompent lorsqu'ils sont trop nombreux, explique ledit P. Pinard. La guerre, avec ses souffrances et ses deuils affreux, les rappelle à la réalité — et au salut.
    Le bon Dieu utilise la souffrance et le mal pour arriver à ses fins. Sans doute a-t-il été incapable de trouver des procédés moins grossiers ?
    Saint Augustin a longuement disserté sur ces questions. Il admet que notre sort est réglé d'avance dans l'esprit de Dieu. Le Père Éternel sait, depuis des centaines de siècles, si nous serons sauvés ou non.

    «Et ceux dont il connaît d'avance qu'ils ne seront pas délivrés, il les destine à l'avantage de ceux qui seront sauvés et au contraste entre les deux Cités opposées. Ainsi ce n'est pas en vain qu'il les a créés, d'après son dessein admirable et très juste sur toutes les créatures raisonnables.» (De civil. Dei, XVII. I I.)
    La Croix commente ce texte en ces termes :
    «Ici, nous ne pouvons guère retenir un mouvement de surprise. Car cette doctrine semble dure. Il faut, pour la comprendre pleinement, la rattacher à l'ensemble des enseignements de saint Augustin sur la grâce. Mais s'il est vrai, comme l'enseigne le grand Docteur, que, par suite du péché originel, l'humanité entière est une massa peccati, une massa damnatio, le salut de quelques-uns apparaît comme l'œuvre de la suprême miséricorde de Dieu. Au lieu de laisser tous les hommes se précipiter dans l'enfer, Dieu en sauve quelques-uns, ceux qu'il veut, par le don gratuit de son amour, et il fait servir à leur instruction, à leur conversion, à leurs progrès dans la science, dans l'humilité, dans la gratitude, la damnation même des méchants. Il manifeste ainsi l'inépuisable trésor de son amour et la perfection de sa bonté.

    «Nous ne comprenons pas encore toutes ces choses, mais nous les comprendrons plus tard...
    «Quoiqu'il en soit, une chose demeure certaine, à quoi nous devons tenir plus qu'à tout le reste : Dieu est bon et il nous aime.» (numéro du 6 janvier 1931.)
    Faire souffrir une multitude innombrable (et innocente, ainsi que je l'ai démontré dans les précédents chapitres) pour sauver quelques rares privilégiés... ce serait le comble de la sauvagerie et votre Dieu serait un monstre, Messieurs !
     
    L'athée devant la mort

    Pourquoi a-t-on imaginé que n'être plus est un grand mal, lorsqu'il est clair que ce n'était point mal de n'être point avant sa naissance ? Voltaire.

    Les cléricaux (surtout certains prêtres) cherchent à nous effrayer en agitant devant nos yeux l'épouvantail de la mort.
    Combien de fois des contradicteurs ne m'ont-ils pas dit : «Vous faites l'esprit fort, M. Lorulot, et vous ne cessez de vous moquer de la Religion... Mais un jour viendra, aux approches de la mort, où vous cesserez de rire ! Peut-être, ce jour-là, ferez-vous comme beaucoup d'autres libres penseurs, qui se sont finalement convertis !»
    Depuis quelque temps, cet argument m'est servi, et resservi, avec une fréquence et une assurance de plus en plus grandes...
    Ces Messieurs savent que je suis loin d'être jeune et ils s'efforcent de m'influencer.
    Je leur réponds, d'abord, que les conversions in extremis n'ont aucune valeur morale ou philosophique.
    Ce sont, presque toujours, de fausses conversions — parfois même des supercheries odieuses.

    On profite d'un moment où le moribond a perdu connaissance pour lui glisser un crucifix entre les doigts... Et l'on proclame le lendemain, d'une voix triomphante : Avant de mourir, ce grand pécheur a accepté les secours de la Religion !
    Au surplus, quand bien même ladite conversion ne serait pas un escamotage opéré par les éternels «voleurs de cadavres» et un mensonge ; en admettant même que le moribond obéirait réellement à un appel de son subconscient en détresse, cela prouverait que ses facultés mentales se sont affaiblies. Sa mentalité s’effondre ; seuls les lointains souvenirs de la première enfance restent gravés dans sa mémoire... C'est pour ce motif que l'Église tient tant à mettre la main sur l'enseignement de la jeunesse !
    Ce Sont de bien pauvres victoires que la Religion remporte, quand elle parvient à s'emparer de cerveaux ramollis et de volontés défaillantes. Il n'y a vraiment pas de quoi crier victoire !
     
    Intolérance, méchanceté, bêtise, telles sont les trois têtes de la trinité cléricale.
    Elles sont du reste inséparables.
    L'Église veut gouverner les hommes. Sa méthode consiste à leur imposer des dogmes idiots ou des frayeurs puériles, afin de les avoir à sa merci.
    Mais certains résistent à son emprise. D'autres vont plus loin : ils essaient d'affranchir les esclaves, de les éduquer, en leur montrant l’inanité des croyances et la fausseté des dogmes. Ce sont des libres penseurs et, contre ceux-là, l'Église emploie toute sa puissance de haine.
    Voyez comment les curés nous traitent (textuellement) :
    «Joli Credo ! — Qui es-tu ? Un animal. — D'où viens-tu ? De la matière. — Où vas-tu ? Au néant, comme la bête qui crève.
    «Tels sont les principaux articles du Credo de La Libre Pensés. C'est du joli, n'est-ce pas ?»

    Oui, la parole du curé est exacte ; c'est du joli ! Car ces lignes sont tirées du Bulletin paroissial de La Couarde (Île de Ré), n° de mai 1932.
    Ces Messieurs ne fatiguent assurément pas leurs cerveaux pour trouver des arguments. Ce sont les mêmes âneries, les mêmes grossièretés qu'ils ressassent infatigablement.
    Ils ne veulent pas être des animaux — quelle horreur ! Mais par leur méchanceté ils se mettent au niveau des bêtes les plus inconscientes.
    Ils refusent d'admettre l'origine animale de l'homme. Cette hypothèse froisse leur orgueil Et pourtant, ne vaut-il pas mieux, comme on l'a dit, être un singe perfectionné que d'être un ange dégénéré ?
    (L'auteur de l'article me fait l'effet d'être, lui, un singe dégénéré, un rétrograde.)

    Ils nous reprochent de conduire l'humanité au néant. Or, tous les philosophes libres penseurs sont unanimes, et l'ont toujours été, à déclarer que le néant n'existe pas, qu'il ne peut pas exister, qu'il est même inconcevable.
    Aucun savant, aucun penseur n'emploie le mot de néant.
    Il n'y à qu'un seul livre où l'on trouve ce mot. C'est le Catéchisme.
    L'Église enseigne, en effet, que Dieu a tiré le monde du néant, c'est-à-dire de rien.
    N'est-ce pas la plus monumentale des imbécillités ?

    Pour nous, la mort n'est pas le néant. C'est le retour à la circulation du Cosmos. La vie est indestructible, incréée. L'individu, forme éphémère, disparaît. Mais la Vie Universelle continue.
    Allez donc faire comprendre cela aux trembleurs qui se cramponnent à la philosophie égoïste des religions !
    Dupont, Thomas, Durand, sont persuadée qu'ils revivront sous leur forme actuelle de Durand, de Dupont ou de Thomas, à laquelle ils tiennent tant, les pauvres petits médiocres !
    L'abbé Lanouille veut être immortel à tout prix. Il affirme que dans cent mille siècles, et davantage, il y aura encore, imperturbable en sa vanité, incorrigible en sa sottise, un éternel abbé Lanouille...
    Il a besoin, et beaucoup d'autres avec lui, de croire à cet autre monde, dont il apporte au surplus une description assez terne et bien moins alléchante que celle du Paradis de Mohammed !
    (J'avoue que les anges chrétiens me font beaucoup moins d'effet que les houris musulmanes...)
     
    Notre erreur, c'est d'attacher beaucoup trop d'importance à notre chétive personne. Le religieux manque totalement de modestie, répétons-le, s'imaginant être le centre de l'Univers et affirmant niaisement que son Dieu grandiose a constamment les yeux fixés sur lui...
    La mort, ce n'est que la rupture d'un certain équilibre individuel.
    Les molécules, provisoirement agglomérées sous la forme d'une organisation donnée, reprennent leur activité indépendante. Pas une d'entre elles ne meurt. Elles vont immédiatement constituer de nouvelles associations : minérales, végétales, animales, gazeuses, liquides. Nous sommes un composé d'oxygène, d'hydrogène, d'azote, de carbone, etc. Tous corps connus et catalogués, auxquels l'abbé de La Couarde voudrait couardement ajouter son âme immatérielle, s'envolant du corps à l'entrée du cimetière pour aller voltiger on ne sait où, avec les chérubins ailés...
    Nous n'avons pas peur de la Mort individuelle. Nous savons que tout meurt, pour que tout puisse renaître. Nous faisons effort pour surmonter notre égoïsme et nous élever, avec sérénité, à une compréhension plus parfaite de l'Univers infini, dont nous faisons partie intégrante, pour toujours, à travers de continuelles et incessantes transformations.

    De notre idéal noble et vivant — et de celui des pleutres qui pleurnichent en songeant au Purgatoire et au Croquemitaine barbare qui les attend, quel est le plus digne, le plus moral — et quel est le plus égoïste, le plus animal, ô doux curé vendéen, marchand de patenôtres et de consolations posthumes ?
    Rien ne se crée ; rien ne se perd — tout change et se transforme continuellement.
    C'est la loi magnifique de l'Évolution.
    La substance, universelle, infinie, éternelle, ne cesse de vivre et d'évoluer, sous les formes les plus diverses.
    Je suis éternel, parce que les éléments des cellules de mon organisme n'ont pas eu de commencement et n'auront pas de fin. Ces éléments changeront, participeront à d'autres «ensembles»... tout aussi provisoires.

    Ce qui meurt, c'est la personnalité.
    «Lorulot» est le fruit momentané d'un certain assemblage. Il disparaîtra, en tant que personnalité, d'une façon définitive, lorsque la mort sera venue désagréger cet assemblage. Mes éléments constitutifs ne seront pas anéantis. Retournant à la circulation, ils iront participer à de nouvelles combinaisons animales, végétales, minérales, gazeuses, ou autres.
    Cette philosophie me paraît très rationnelle et très satisfaisante pour l'esprit.
    Son grand avantage est de libérer l'homme de toutes les inquiétudes plus ou moins nécessairement engendrées par la croyance en une vie posthume.
    Un autre avantage, plus sérieux et plus important encore : enlever à l'Église (et aux tyrannies sociales qui se sont toujours appuyées sur elle) son arme la plus efficace pour affoler et assujettir les esprits.

    Que l'Humanité se libère de la crainte d'un Au-Delà chimérique ; qu'elle renonce à espérer naïvement les jouissances promises aux élus de Dieu, dans un paradis enfantin ; qu'elle cesse également de trembler devant les menaces (beaucoup plus ridicules que réellement effrayantes) d'un Enfer ou d'un Purgatoire...
    Il sera alors beaucoup moins facile de lui enseigner la résignation et de la soumettre au bon plaisir des exploiteurs !
    Les pauvres comprendront-ils que les riches ne sont pas sincères, quand ils recommandent à leurs frères (?) de renoncer aux joies de cette vallée de larmes et d'accepter d'un cœur docile les tourments qu'il plaît à un Dieu tout-puissant de leur faire subir...

    Ils repousseront cette doctrine immorale qui consiste à dire qu’il faut souffrir avec patience ici-bas, afin de mériter la récompense que ce Dieu réservera, dans un autre Monde, et quand ils seront morts, à ceux qui auront enduré les plus grandes souffrances avec la soumission la plus parfaite. [...]
    Croire à une vie future, c'est la plus grande illusion !
    Accepter de souffrir sur terre pour gagner le Paradis après sa mort, c'est la sottise la plus désolante !
    Enseigner aux humbles une pareille doctrine, afin de les dépouiller avec une facilité plus grande, c'est la plus révoltante supercherie de tous les temps !
    La grande illusion

    Les phénomènes de la vie sont des métamorphoses énergétiques au même titre que les autres phénomènes de la nature. Dastre
    Sous ce titre, La Grande Illusion, parut en 1918 un ouvrage qui fit à l’époque un certain bruit.
    L'auteur s'appelait Norman Angell et était considéré comme un des maîtres de l'Économie libérale. Son livre souleva des controverses ardentes, non seulement dans son pays (en Angleterre), mais dans le monde entier.
    Je n'ai pas manqué, à l'époque, de participer à ces discussions. Dans l'esprit de Norman Angell, la «grande illusion» consistait à croire que la guerre peut servir à quelque chose, qu'elle est susceptible d'apporter un bien réel, un profit tangible, à une nation quelconque. En réalité, seuls quelques intrigants, financiers, fournisseurs, s'enrichissent, tandis que les peuples sont ruinés ; les vainqueurs autant que les vaincus.
    La grande illusion, c'est de croire qu'une Victoire peut servir à quelque chose !
    Ce n'est pas de cette illusion-là16 que je veux parler aujourd'hui.

    Il existe une autre illusion, aussi vieille que l'humanité, et qui est peut-être plus dangereuse encore que celle de la guerre : je veux parler de la croyance à l'immortalité personnelle de l'homme.
    Oui, je veux parler de cette idée saugrenue que l'homme ne meurt pas tout entier. Son corps physique seul est périssable ; l'âme persiste... après la mort. Elle se rend, invisible, dans un autre monde, immatériel !
    Depuis les temps les plus reculés, les hommes ont cru à l'existence d'une âme indépendante et séparée du corps. L'âme (anima) animait le corps inerte, lui fournissait l'intelligence et toutes ces facultés mentales dont nous sommes si fiers (et dont nous faisons, ordinairement, un usage si peu raisonnable). La volonté, la mémoire, l'imagination, et surtout la conscience étaient des facultés de l'âme. Lorsque l'âme se retirait du corps (au moment de la mort), celui-ci retombait en poussière, tandis que l'âme conservait toutes ses aptitudes...
    Ce qui revient à dire que l'on continuait à penser — sans avoir besoin d'un cerveau ; que l'on continuait à voir et à entendre, quand on était privé des organes de la vision et de l'audition !17
    Pour les hommes primitifs, l'illusion était compréhensible, elle était excusable. Elle était sans doute inévitable.
    Aujourd'hui encore, beaucoup de personnes ignorent le mécanisme des fonctions mentales (ou plutôt cérébrales). Ces personnes restent ainsi prisonnières de l'illusion spiritualiste.
    Elles vous diront que l'on peut très bien voir sans yeux. Pendant le sommeil, par exemple, lorsque nous rêvons, nous voyons des choses et des êtres ; nous les voyons par notre esprit et non par le regard de notre corps.
    D'accord. Mais l'image que nous apercevons pendant notre sommeil n'est pas une image réelle ; c'est une image gravée dans notre matière cérébrale ; une image d'abord enregistrée par le canal de nos organes sensoriels.
    «Il n'y a rien dans notre esprit qui n'y soit entré par le moyen de nos sens !»

    Combien plus sage était le poète latin qui s'exprimait ainsi, voilà deux mille ans, que nos catholiques bafouilleurs d'aujourd'hui !
    C'est parce que, depuis ma naissance, mes yeux ont vu une foule d'objets ou d'animaux que mon cerveau possède l'image, la figure, la forme de ces objets ou de ces animaux. Ces images, ces sensations, associées à des souvenirs, enrichissent mon intelligence, lui permettent de se développer et d'acquérir des notions plus nombreuses, d'élaborer des conceptions plus vastes et plus variées.
    Cela est tellement vrai qu'il suffit, dans certains cas, pour perdre la mémoire, d'être affligé d'une maladie du cerveau. L'altération de la matière cérébrale, ou certains troubles de la circulation sanguine dans le cerveau, effacent ou dénaturent les images idéologiques.
    Je n'entends pas faire ici, même sous une forme très résumée, un exposé de psycho-physiologie ! Mon ambition, plus modeste, consiste simplement à rappeler, en quelques mots, les raisons pour lesquelles les rationalistes et les athées repoussent l'hypothèse de la survivance individuelle.

    Nous n'avons pas, et nous ne pouvons pas avoir, d'autre vie que celle-ci.
    Après notre mort, tout est fini pour nous.
    Nos organes étant détruits, il est ridicule de supposer que notre intelligence puisse continuer à fonctionner.
     
    La Religion console-t-elle ?

    Toute l’Antiquité a maintenu que rien n'est dans notre entendement qui n'ait été dans nos sens. Il n'y a point d'idées innées... Comment les hommes auront-ils encore des idées lorsqu'ils n'auront plus de sens ? VOLTAIRE.

    «En combattant la religion, vous enlevez à beaucoup de malheureux, un puissant moyen de consolation ! Loin de les réconforter, vous les abandonnez, plus faibles et plus désarmés que jamais, au malheur qui les frappe... Que leur apporterez-vous, en remplacement de ces croyances que vous vous appliquez à anéantir, pour les soutenir et les aider à supporter leur peine ?»
    Cent fois, mille fois, cet argument est venu à mes oreilles, ou sous mes yeux. Il est l'argument (?) suprême ; celui que l'on vous réserve, lorsque tous les autres ont été réfutés — celui sur lequel on compte le plus, sans l'avouer, parce qu'il fait appel au sentiment, et pas du tout à la raison.
    Une telle espérance est-elle possible ? Ne va-t-elle pas à l'encontre de la raison ? Tout nous prouve qu'il n'y a pas d'autre vie et que nous ne reverrons jamais nos chers morts...
    Si j'avais le malheur d'être, à la fois, croyant et malheureux, je commencerai d'abord par me poser des questions.
    Pourquoi le malheur existe-t-il ? Pourquoi le bon Dieu permet il que les gens souffrent ? Comment la religion peut-elle les consoler d'être malheureux ? Ces «consolations» sont-elles raisonnables, ou illusoires ?
    Si elles sont fausses, est-il loyal de tromper le malheureux sous prétexte d'endormir sa douleur ?

    Un de mes bons amis, ayant perdu sa mère qu'il aimait passionnément et qui le lui rendait bien, se trouvant seul au monde et complètement désemparé, se mit à boire alors qu'il avait toujours été abstinent. Il «se laissa aller» d'une façon désolante, réfractaire à tous les appels, à tous les conseils. Il prétendait que le vin l'empêchait de penser à sa peine et qu'il souffrait moins...
    Cependant, quelqu'un lui fit honte un jour de sa faiblesse (employant même un mot plus brutal). Cinglé par l'outrage, il se ressaisit et comprit qu'il y aurait plus de dignité à supporter avec courage la mort de sa chère maman, en se montrant digne de son souvenir, plutôt qu'en se vautrant dans l'alcool.
    Sous prétexte de consoler les gens faudrait-il encourager à boire tous ceux qui ont perdu un être cher ? Ce serait une singulière morale !
    Ne dites pas que ce n'est pas la même chose. Je ne vois pas de différence entre celui qui multiplie les verres de vin pour oublier la cruelle réalité et celui qui se leurre de cette illusoire espérance : il est mort, mais je le reverrai plus tard, dans un autre monde !

    Si cela était possible, ce ne serait plus la peine de pleurer. Évidemment, la mort ne serait, en somme, qu'une brève séparation. On ne voit pas pourquoi les croyants portent le deuil de leurs défunts. Et j'en connais pourtant que la religion n'arrive pas du tout à consoler...
    Peut-être parce qu'ils ne sont pas tellement convaincus... de la possibilité de les revoir, ces chers disparus ?
    Peut-être n'ont-ils pas une absolue confiance en la bonté de ce dieu... qui les a frappés dans leurs affections les plus vives ? Avec un bourreau aussi fantasque, aussi exigeant et aussi difficile à atteindre, comment être pleinement rassuré ?
    Non, vraiment, je ne crois pas que cet argument puisse paralyser ma plume !
    Si l'on avait obéi à des préoccupations de ce genre, aucun progrès n'aurait jamais pu être réalisé.
    Il n'aurait pas fallu dire du mal des idoles païennes ; il n'aurait pas fallu dissuader la femme indienne de se suicider le jour des funérailles de son époux; ni empêcher qu'on fasse monter au «cocotier» du village, pour leur casser les reins, les vieillards dont l'entretien était devenu trop onéreux pour les finances de la tribu !!! Car toutes ces coutumes ont été honorées et appliquées pendant longtemps — des châtiments étaient infligés même aux résistants.

    LE SAGE DOIT TROUVER EN LUI-MÊME SA PROPRE CONSOLATION.

    Celle-ci sera d'ailleurs toute relative.

    Il est impossible, en effet, que nous puissions nous consoler intégralement, lorsque nous avons été touchés par une grande peine de cœur. Nous pouvons en maîtriser les effets ; éviter de les extérioriser, mais la douleur profonde est ineffaçable. Pour obtenir une consolation complète, il faudrait l'oubli. Et nous ne désirons pas les oublier, ceux qui nous ont quittés. Il faudra bien des années, et bien d'autres soucis et tourments, pour que leurs images estompent dans notre souvenir. Et encore...
    Le croyant sincère auquel j'aurai enlevé, en même temps qu'une Foi absurde, une mensongère consolation posthume, serait bien ingrat de m'en garder rancune. En le délivrant de cette supercherie, je lui fournis au contraire l'occasion de se réaliser pleinement lui-même, de trouver dans sa propre conscience la force morale, la volonté, l'idéalisme, dont il a besoin, dont nous avons tous besoin, pour continuer à vivre, pour braver l'adversité, pour remplir les tâches qui nous incombent, en nous efforçant de surmonter le destin et d'éviter le malheur pour nous-mêmes autant que pour autrui.
    Sur ce chapitre, comme sur tous les autres, la philosophie athée, est cent fois plus belle et plus sereine que la philosophie religieuse.
    Comment on impose la Foi

    Non seulement la croyance n'est pas «innée», mais il n'est pas tellement facile de l'imposer à l'enfant.
    L'enseignement des dogmes est si stupide, qu'il se heurte à une résistance parfois vive de la part de l'enfant. Il faut triompher de cette résistance par l'autorité, par le prestige et même par la peur (peur de dieu, du diable, etc.)
    Un prêtre de Lyon, l'abbé Gitenet, dans le petit Bulletin paroissial de Saint-Charles de Serin, à Lyon (n° 30, mai 1956) exprime des plaintes fort amères. Il avoue que l'enseignement religieux, dans la société d'aujourd'hui, ne pénètre que très difficilement dans les cerveaux.
    «Tous les enfants, qui suivent mes catéchismes, ont été acceptés à la Communion Solennelle sans examen préalable. S'ils avaient subi un examen d'admission, il n'y en a pas cinq sur trente-huit qui auraient répondu avec satisfaction... Et pourtant ils ont des notes élogieuses à chaque récitation. Je puis dire qu'ils apprennent et récitent très convenablement leur leçon. Ils sont éveillés, intelligents. Nous nous entendons très bien. Le catéchisme n'est pas une corvée, je crois. Et pourtant... leur instruction chrétienne est très en dessous de la moyenne.

    «En face de ses petits camarades et de ses compagnes, j'ai interrogé Colombe. Elle n'a pas pu me dire ce qu'était le mystère de la Sainte Trinité. J'ai interrogé sa voisine Félicité. Elle a été incapable de me dire ce qu'étaient Noël et Pâques. Praxède levait le doigt, mais elle ignorait que Jésus avait vécu 33 ans sur la terre. Et Colombe, Félicité, Praxède vont faire leur Communion solennelle.
    «Demandez à ce jovial Onésime quels sacrements il a reçus... ou bien quel sacrement il recevra le dimanche 13 mai... Interrogez le petit Anaclet sur le baptême de Notre-Seigneur et sur les trois personnes divines... Vous serez stupéfaits de l'ignorance du gentil Hilarion, qui mélange les sept sacrements et les sept pêchés capitaux... Quand à Cyrille et Romuald, ils ne savent pas le «Je crois en Dieu» sans qu'on leur souffle ici ou là. Or Onésime, Anaclet, Hilarion, Cyrille et Romuald sont des garçons dont l'instruction religieuse est terminée.

    «COMMENT EXPLIQUER CETTE IGNORANCE RELIGIEUSE ? L'unique raison, la raison majeure, c'est que la religion est en dehors de la vie quotidienne des enfants.
    «Je m'explique. A la maison, l'enfant ne voit jamais personne prier ; on ne lui parle pas de Jésus ni de la Sainte Vierge ; combien d'enfants font leur prière du matin et du soir ? A la maison, qui leur explique ce que sont les fêtes de Noël, de Pâques, de Pentecôte, de l'Assomption, de Toussaint, le Carême ? Les parents n'ont aucun souci religieux, aucune préoccupation de foi : comme un poisson vit dans l'eau, de même l'enfant à besoin d'une atmosphère chrétienne. Sans vouloir vexer qui que ce soit, j'invite les parents à un examen loyal et à une réponse franche. Est-ce exagéré d'affirmer que les enfants qui nous sont présentés à 9 ans ne sont jamais allés à la messe du dimanche et que presque tous ne savent pas tracer le signe de croix ?
    «Dans de telles conditions, le catéchisme n'est plus qu'une leçon. Leçon souvent ardue, avec des mots bizarres. On va lui parler d'anges, de démons, de personnes divines que personne ne peut voir. On lui dira qu'un chrétien vit de la grâce et que les sacrements sont des gestes indispensables : autour de lui personne ne reçoit ces sacrements et tous sont en bonne santé. C'est d'un ridicule et d'un grotesque ineffables. Il n'y comprend rien. Il est tout aussi prêt à accepter Vichnou, Confucius et Mahomet que le Christ, le Saint-Esprit et les Apôtres. Il ne fait aucune différence entre Saint-Pierre et Saint Médard..»
     

    Confondre saint Pierre (qui trahit si vilainement le Christ) avec saint Médard-le-Pissard, quel scandale !
    Les doléances de l'abbé Gitenet ne sont-elles pas touchantes ?
    Il passe son temps à bourrer de ses sottises le cerveau des pauvres enfants que des parents ont la faiblesse de lui confier, dès l'âge le plus tendre.
    Aux termes du décret de Pie X sur la Communion précoce, pour qu'un enfant soit admis à communier, il suffit qu'il connaisse les principaux systèmes de la Foi et qu'il soit capable de distinguer le pain eucharistique, du pain ordinaire.
    Le Pape eut-il été capable lui même de distinguer les deux pains ? Ne sont-ils pas formés de la même farine ? Rien ne peut les différencier, sinon la déclaration du prêtre — qui possède le pouvoir de changer l'un de ces pains en chair et en sang !

    N'est-il pas normal qu'un enfant de huit ans ne puisse comprendre le «mystère de la Trinité» (cette billevesée, disait naguère M. Édouard Herriot...), qu'il mélange les sacrements, les péchés capitaux, la Pentecôte et la Vierge Marie et qu'il s'empresse d'oublier tout cela, dès que la corvée de la Communion est faite, quoi de plus naturel ?
    Si l'abbé Gitenet n'avait pas l'esprit, hélas, irrémédiablement déformé par ses longues années de séminaire, il n'aurait pas la candeur de s'en montrer surpris.
    Relisez sa conclusion. Pour que l'enseignement religieux ne s'efface pas du cerveau de l'enfant, il faudrait que toute la famille en soit imprégnée ; il faudrait que les enfants soient plongés dans une atmosphère entièrement chrétienne ; que l'on ne cesse de leur parler de religion ; qu'ils passent la moitié de leur temps à l'église. On finirait, à la longue, par briser la résistance de leur esprit. On les suggestionnerait et on les asservirait. L'article du curé de Serin confirme donc les deux points suivants :

    1° la religion n'est pas un sentiment inné dans l'esprit de l'enfant ; elle est imposée par une éducation dogmatique et autoritaire ;
    2° les méthodes de l'église sont contraires au développement harmonieux de l'enfant ; elles sont tyranniques et criminelle.
    L'abbé Roffat a soutenu dans La Croix (14.4-55) une thèse à peu près semblable:

    «Le plus grave, à mon sens, c'est d'estimer que des enfants ou des adolescents puissent facilement réagir en chrétiens dans un milieu déchristianisé ; et d'attendre d'un âge essentiellement instable et impressionnable une fermeté de caractère et une force de conviction auxquelles accède seule une élite d'adultes, après des années de formation. L'illusion — et elle est étonnante chez des gens avertis de l'influence des milieux de vie, — c'est de penser que des garçons de 8 à 15 ans pourront être automatiquement le levain efficace d'une pâte amorphe et souvent impure.
    «Mais le levain se prépare. Il y faut plusieurs jours de réclusion et de fermentation pour un conglomérat de farine. Il y faut des années de prière, de lutte contre ses défauts, d'exercice de la charité, pour un apôtre. Il y faut surtout un climat de foi.
    «Voilà le grand mot, et le grand bienfait, le bienfait de base de l'école chrétienne. Voilà pourquoi l'Église cherchera toujours à ouvrir des écoles où, selon le mot de Pie XI, la foi sera «le fondement et le couronnement de tout l'enseignement».
    Voilà donc le but recherché par l'enseignement catholique : fabriquer de futurs prêtres !

    «Que de prêtres ne seraient jamais venus s'offrir au service de l'Église, écrivait le défunt abbé Thellier de Poncheville, sans une invitation qui leur fut adressée dans leur jeunesse.»
    Que de prêtres ne seraient jamais venus s'offrir au service de l'Église sans une invitation, qui leur fut adressée dans leur jeunesse ! Le cardinal Petit de Julie-ville et l'ancien archevêque d'Alger, Mgr Leynaud, racontaient volontiers quel retentissement avait eu dans leur vie, vers la vingtième année pour l'un, à sept ans pour l'autre la parole d'un aîné, les encourageant à se donner tout entiers à Dieu. Par contre, plus d'un chrétien engagé définitivement dans une autre voie, a exprimé son regret de n'avoir pas été orienté vers le sacerdoce.
    «Qui a commis la faute de ne pas leur en parler à temps ?»
    Il faut profiter de la jeunesse de l'enfant pour domestiquer son intelligence.
    N'attendez pas ! Si vous laissez, ses facultés mentales se développer, et grandir son esprit critique, il sera trop tard pour en faire votre proie.

    A l'ouverture du Congrès national pour l'Enseignement religieux, qui s'est tenu à Paris, à la Maison de la Chimie, Mgr de Provenchères, archevêque d'Aix, s'adressant aux 2.300 congressistes qui se pressaient dans la salle insuffisamment vaste, eut la naïveté (ou le cynisme ?) de leur dire : «Ceux qui ne pourront pas voir se consoleront aisément, car ce sont des catéchistes : ils savent que «bienheureux sont ceux qui n'ont pas vu, mais qui ont cru» (cité par La Croix).
    Ces paroles sont empruntées à l'Évangile de Saint Jean, XX, 28-29. Elles expriment donc bien la véritable conception du christianisme — et son désir de régner par la soumission aveugle des esprits !
    Elles se passent de commentaires. Il faut croire... les yeux fermés... sans réfléchir... sans raisonnement... sans chercher à comprendre et à vérifier !
    En plein XXe siècle, n'est-il pas scandaleux que des milliers d'hommes s'acharnent encore à imposer à l'humanité des méthodes aussi barbares, aussi funestes, aussi immorales ?
    Je n'exagère pas. Saint Thomas d'Aquin déclare, en effet, que l'homme est obligé, dès qu'il atteint l'âge de raison (c'est-à-dire sept ans...), sous peine de commettre une faute grave, de faire un acte d'amour de dieu, acte qui est, en somme, une option pour le bien et le mal.
    L'amour de dieu est donc une obligation, un ordre venant de l'extérieur, et non un élan libre et sincère de l'individu. D'autre part, l'enfant lui même est soumis à cette obligation, alors que se raison, qui s'éveille à peine, ne lui permet absolument pas de s'élever à la compréhension de dogmes si obscurs que l'Église renonce elle-même à les expliquer !

    LE CATÉCHISME EN MAINS

    Celui qui possède l'Art et la Science possède aussi la Religion. GŒTHE.

    Dans les chapitres qui précèdent, je me suis appliqué à respecter la pensée de l'adversaire. Je ne l'ai jamais dénaturée pour la mieux réfuter. Semblable victoire, n'aurait aucune valeur !
    Pour bien montrer que mes critiques ne sont pas exagérées et que mes arguments sont loyaux, je vais faire, à présent, ce qu'il m'est arrivé de faire en réunion publique, bien souvent.
    Je vais prendre le Catéchisme catholique, au chapitre consacré à Dieu et je le discuterai mot à mot.18 On aura ainsi une idée exacte de la conception de Dieu, telle que l'Église la présente, telle qu'on l'enseigne, chaque jour, à des centaines de milliers d'enfants.

    DEMANDE. — Qu'est-ce que Dieu ?
    RÉPONSE. — Dieu est un pur esprit, infiniment parfait, créateur et maître de toutes choses.
    (Nous reviendrons plus loin sur chacun de ces points, en détail.)
    DEMANDE. — Pouvons-nous connaître Dieu d'une manière certaine ?
    RÉPONSE. — Oui, nous pouvons connaître Dieu d'une manière certaine, puisque toutes les créatures nous prouvent son existence.
    DEMANDE. — Comment les créatures prouvent-elles l'existence de Dieu ?
    RÉPONSE. — Les créatures prouvent l'existence de Dieu parce quelles ne peuvent exister par elles-mêmes et que, s'il faut un ouvrier pour bâtir une maison, il a fallu un créateur pour faire, de rien, le ciel et la terre et pour y établir l'ordre et l'harmonie.

    Je n'insisterai pas longuement, l'ayant fait dans les chapitres précédents, sur l'absurdité d'une pareille comparaison et je me bornerai à répéter : l'ouvrier ne crée rien, il transforme ; il assemble des matériaux préexistants. Tandis que Dieu aurait créé avec rien «le Ciel et la Terre», c'est-à-dire un milliard (et même davantage) d'étoiles, de planètes et de soleils ! Comment des parents peuvent-ils accepter qu'une semblable fantasmagorie soit imposée, dogmatiquement, à leurs enfants ?
    DEMANDE. — Trouvons-nous, en nous-mêmes, une preuve de l'existence de Dieu?
    RÉPONSE. — Oui, nous trouvons en nous-mêmes une preuve de l'existence de Dieu, car notre conscience suppose un maître qui nous commande et nous dépend le mal.

    On nous dit tantôt que Dieu est un Père, et tantôt un Maître... Ce n'est pourtant pas la même chose.
    Un Maître commande et ordonne.
    Un Père explique, conseille et éduque.
    Un bon Père ne défend pas de faire le mal ; il explique à ses enfants pour quelles raisons il est nécessaire d'éviter ce qui est mal et bienfaisant de faire du bien.
    Quant à la Conscience, «qui suppose un maître», soi-disant, il faudrait expliquer ce quelle est, d'où elle vient et comment elle peut se développer.
    La conscience est précisément la faculté qui permet de juger nous-mêmes nos actions et de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises.
    D'où vient-elle cette faculté ? Tout simplement de la vie en commun.

    C'est la Société, par son ambiance, par ses influences multiples et continuelles, qui façonne, éclaire, développe — ou atrophie et paralyse — notre conscience.
    Si la Conscience venait de Dieu, elle serait, sans injustice, égale pour tous. On ne conçoit pas un Dieu équitable et bon donnant aux uns une conscience éclairée et forte et aux autres une conscience faible et obscurcie. Et ce Dieu, qui aurait acculé les hommes à l'erreur et au péché, se permettrait ensuite de les juger et de les punir.
    La Conscience d'un miséreux, privé d'éducation, n'ayant connu que la souffrance et la haine, peut-elle être aussi noblement éclairée que celle de l'homme qui a reçu une belle et solide éducation, qui a été entouré de tendresse et de soins ?
    Le petit dégénéré, procréé par des alcooliques, malade dès le berceau, aura-t-il une conscience aussi nette que le fils du châtelain opulent (à condition que celui-ci ne soit pas dominé par un esprit de classe...) ? Mens sana in corpore sano. Le déséquilibre physiologique, le manque d'hygiène, les troubles nerveux, la maladie sous ses multiples formes, agissent directement sur la conscience et sur l'âme.

    La conscience peut se cultiver par une heureuse éducation morale. Elle peut aussi disparaître, hélas, dans un milieu hostile et mauvais.
    L'existence de la conscience ne prouve donc aucunement celle de Dieu. Au contraire, pourrait-on dire, car nous avons la preuve que ladite conscience fut une lente et laborieuse acquisition pour l'humanité, livrée à ses seules forces — et abandonnée des Dieux.

    Continuons la lecture de l'amusant et absurde Catéchisme :
    D. — A-t-on toujours cru à l'existence de Dieu ?
    R. — Oui, dans tous les temps et dans tous les pays, on a cru à l'existence de Dieu.
    J'ai réfuté cet argument dans un chapitre précédent. Je n'y reviendrai donc pas.
    D. — Dieu a-t-il manifesté lui-même son existence ?
    R. — Oui. Dieu a manifesté lui-même son existence, quand il s’est révélé aux premiers hommes, à Moïse et aux prophètes et surtout en la personne de son fils Jésus-Christ.

    Voilà donc toutes leurs preuves !
    En dernier ressort, ils n'ont rien de mieux à nous offrir que la collection des légendes bibliques !
    Dieu s'est révélé à Adam et Ève.
    Dieu a parlé à Moïse !
    Dieu nous a envoyé son fils ! (comme si un Dieu pouvait avoir un fils !!)
    La Science enseigne que les premiers hommes vivaient il y a... cinq cent mille ans et qu'ils étaient complètement sauvages, à peine sortis de l'animalité. Et Dieu se serait montré à eux plutôt qu'à nous !
    Quant à Moïse et à Jésus, en admettant même qu'ils aient existé (chose qui est contestée par de grands savants, surtout pour le second de ces personnages), pourquoi les croirions-nous sur parole ?
    Moïse a dû être un intrigant, avide et ambitieux ! Il a su éblouir les Juifs par des tours de passe-passe qu'il avait étudiés à la Cour du Pharaon d'Égypte.
    De son côté, si Jésus a existé, il fut un illuminé mystique, un rêveur halluciné — ou peut-être un insurgé, essayant de libérer le peuple juif de la tutelle romaine et posant au Prophète, comme tant d'autres, avant et après lui !
    Ne pas donner d'autres preuves de l'existence de Dieu, n'est-ce pas avouer qu'on ne sait rien, rien de sérieux ? Et ne serait-il pas plus sage de se taire ? [...]
    Le Catéchisme est un témoignage de l'état de débilité intellectuelle dans lequel l'Église cherche à maintenir les humains.
    La paresse mentale de ceux-ci s'accommode fort bien de ce système.
     

    Libre Discussion
     
    Chez les Grecs et chez les Romains, autant de manières de penser sur Dieu, sur l'âme. La liberté de pensée fut illimitée chez les Romains. Les Grecs n'ont point persécuté Épicure ; les Romains n'ont point persécuté Lucrèce... VOLTAIRE.
    J'ai reçu une lettre fort intéressante de M. Lévêque, de Saint-Servan.
    Ce monsieur me dit avoir été très intéressé par une de mes conférences. Il partage mes vues sur la malfaisance de la politique catholique. Cependant, il croit bien faire en me communiquant certaines objections qui lui ont été faites dans son entourage et me demande ce que j'en pense. Profitant d'un moment de répit (en chemin de fer...) je vais m'efforcer de le satisfaire.

    Voilà la première objection : «La croyance en Dieu est une drogue qui permet de supporter la douleur tant physique que morale... La Science est impuissante à atténuer le chagrin ressenti à la mort d’un être cher... Combien de suicides ont été évités par la croyance en l’existence d'un être surnaturel...»
    Ce n'est pas la première fois, évidemment, que de telles objections me sont faites. J'ai toujours répondu de la façon suivante.
    Comment l'idée de Dieu pourrait-elle apporter une consolation réelle à tout individu qui prend la peine de réfléchir ?
    Est-il raisonnable d'admettre l'existence d'un autre monde, dans lequel nous aurons accès après la mort et où nous retrouverons ceux que nous avons eu la douleur de perdre ?

    Sous quelle forme les retrouverions-nous ? Est-il concevable que l'on puisse être mort et continuer à vivre ? Si l'on admet la survivance d'une âme immatérielle et dépourvue d'organes sensoriels, quel genre de satisfaction pourrons-nous espérer goûter en reprenant contact avec un «fluide» de ce genre ? Il n'aura plus rien de commun avec l'être terrestre que nous avons connu et aimé...
    Autant de questions auxquelles les religions sont impuissantes à répondre — et pour cause !
    L'illusion d'une survivance personnelle est une naïveté, enfantée par l'égoïsme humain, il ne faut pas craindre de le dire.
    L'homme ne veut pas mourir. Il se cramponne égoïstement à la croyance d'une vie éternelle. Or, dans la nature, tout change et évolue sans cesse, toutes les formes vivantes sont provisoires et périssables et nous n'avons aucune raison de croire que l'homme fasse exception à cette règle universelle. Après la mort, la personnalité disparaît, toutes nos facultés physiques et mentales sont anéanties et les molécules qui entraient dans la composition de notre corps désagrégé iront participer à de nouvelles formations animales, végétales ou minérales.

    Vous trouvez que cela n'est pas consolant ? Pourquoi ne pas avoir le courage de regarder la réalité en face ? Cet aveu de faiblesse n'est-il pas déconcertant ?
    N'est-il pas un peu immoral de vouloir être consolé à tout prix ? Si grande soit notre détresse, devons-nous nous réfugier derrière des sophismes ou des chimères dans le but d'escamoter la douleur qui brise notre cœur ? N'est-il pas plus noble d'affronter le malheur et de supporter la souffrance sans rien attendre et sans rien espérer ?
    Que pensez-vous de ces caractères faibles qui s'efforcent «pour noyer un chagrin» d'absorber une quantité d'alcool assez grande pour y trouver l'oubli en même temps que l'ivresse ? Admirez-vous celui qui se console de la mort d'une femme chérie en recherchant immédiatement les joies d'un nouvel amour ? De quel droit vous permettez-vous de critiquer sa conduite ? Il cherche à se consoler, lui aussi, et le moyen qu'il emploie est assurément moine chimérique que le vôtre...

    Si l'on tient à être «consolé» à tout prix, on pourrait recourir à certaines piqûres plongeant l'esprit dans la torpeur de l'oubli, ou dans une euphorie momentanée ! Est-ce cela que vous désirez ?

    Il suffit, au surplus, d'observer le comportement des croyants (ou prétendus tels) pour s'apercevoir que la religion ne leur apporte pas une consolation réelle. Pleureraient-ils des larmes aussi amères ? Éprouveraient-ils un désespoir aussi cruel ? Se montreraient-ils inconsolables et désespérés s'ils étaient aussi certains qu'ils le prétendent de retrouver un jour la femme ou l'enfant qu'ils ont perdu ? S'ils avaient la certitude de goûter en leur compagnie les mêmes satisfactions qu'ils ont goûtées sur la terre ? Ils devraient au contraire se réjouir à la pensée que les disparus sont désormais à l'abri de nos misères... Si nous versons tant de larmes, croyants ou incroyants, ce n'est pas pour le disparu, c'est pour nous-mêmes ! C'est parce que nous sommes atteints dans nos affections, c'est-à-dire, en dernier ressort, dans notre égoïsme.

    L'argument du suicide n'est pas nouveau, lui non plus. Que vaut-il exactement ? Rien du tout, à mon humble avis.
    En effet, les gens qui se suicident ne le font pas à la légère. Ils obéissent à des raisons graves : maladies incurables, par exemple. En d'autres cas, ce sont des malades de la volonté, parfois même des névropathes. S'ils hésitent, ou renoncent à se supprimer, pour des motifs strictement religieux, je ne vois pas ce qu'ils y gagnent. Une vie de souffrances sans espoir mérite-t-elle d'être vécue ? Non ! mille fois non ! Laissez-les donc partir en paix, par la voie la plus rapide et la plus douce. Chacun n'a-t-il pas le droit absolu de disposer de lui-même ?

    Mon correspondant me pose ensuite une question d'un caractère tout différent. Abandonnant le terrain de la philosophie, il me transporte sur celui de la politique et du socialisme, où je ne refuse pas de le suivre.
    «Vous défendez, m'écrit-il, la liberté individuelle, ce qui vous vaut notre admiration. Mais comment cette liberté existera-t-elle, si nous en croyons les juristes modernes qui prétendent que les théories collectivistes seules pourront survivre au capitalisme ? Dans une société où l'individu sera, dès l'enfance, classé et orienté, où il ne sera entendu que dans la mesure où ses paroles seront conformes aux exigences d'un État uniquement soucieux du développement économique, où se nichera-t-elle, cette liberté ? Si l'oppression capitaliste doit être remplacée par le totalitarisme marxiste, à quoi bon lutter ?»

    L'argument est sérieux et très difficilement réfutable, je le reconnais. Mais ce n'est pas à moi que M. Lévêque aurait dû l'adresser. Toute ma vie j'ai lutté contre l'étatisme. Je crois que le socialisme autoritaire, s'il devait durer, serait aussi étouffant que le capitalisme, aussi opposé au développement harmonieux de la personnalité.
    A la fin de mon Histoire populaire du socialisme mondial, j'ai exposé brièvement mes idées sur le socialisme libertaire, ou socialisme coopératif, ou encore socialisme individualiste.
    Il s'agit de concilier le bonheur et la liberté de l'individu avec l'équilibre et l'harmonie de la collectivité sociale. Assurer à chacun le maximum de bien-être et d'indépendance, sans que ce résultat soit obtenu au détriment d'autrui.
    Tout le problème est là.
    Est-il insoluble ?
    Je ne le crois pas. A une condition pourtant : il faut que les masses sortent de cette ignorance, de cette veulerie, de cette stupidité dans lesquelles on les maintient volontairement (par l'alcool, la religion, les sports, la presse, etc.).
    Les peuples auront toujours les gouvernements qu'ils méritent d'avoir. Voilà plus de cinquante ans que je le répète, en m'efforçant, avec des moyens bien modestes (et des difficultés bien grandes...) de travailler à l'éducation intellectuelle et morale des humains.
    Si tous ceux qui croient au progrès et qui se réclament des idées d'avant-garde s'unissaient pour tenter un grand effort de culture et d'émancipation des cerveaux, l'évolution sociale pourrait marcher à pas de géants. Malheureusement, les politiciens (pas plus que les prêtres) ne sont disposés à collaborer à cette œuvre de désinfection. Ils croient, à tort peut-être, ne pas y avoir intérêt.

    Encore un dernier point, auquel j'allais involontairement oublier de répondre. M. André Lévêque, dans un post-scriptum, écrit :
    «On me prie également de vous demander quelle valeur exacte attribuez-vous à la science ? N'est-elle pas sujette à des erreurs ? Les multiples théories contradictoires chaque jour exposées n'en sont-elles pas la preuve ? Certes, les principes sur lesquels la science est fondée semblent s'imposer à la raison ; ont-ils cependant une valeur absolue ?»
    Le moins qu'on puisse dire, c'est que ceux qui ont fournit cette objection à M. Lévêque n'ont pas du tout l'esprit scientifique.19
    Car ils sauraient alors que la science n'a aucune prétention à l'absolu. Elle nie au contraire toutes les théories basées sur un absolu quelconque.

    Dans la nature, tout est relatif, c'est-à-dire que tout phénomène est provoqué ou conditionné par d'autres phénomènes. Ainsi que je l'écrivais au début de cet article,tout évolue et tout change dans l'Univers.
    Que la science soit exposée à se tromper, cela est inévitable. Ce n'est que par des erreurs successives que l'on peut arriver à la découverte de la vérité — et cette vérité sera toujours précaire et sujette, à son tour, à être délaissée pour faire place à des hypothèses plus solides, à des expériences mieux faites.
    Les savants ne sont pas toujours d'accord entre eux ? C'est vrai. Devant le monde infini et mystérieux, que d'efforts avons-nous à faire pour arracher à la vie universelle quelques-uns de ses secrets ! Toutes les explications sont permises, tous les systèmes sont légitimes. Le savant n'est pas inféodé à un dogme, à une Église. C'est un esprit libre, travaillant avec persévérance, cherchant sans préjugé, sans parti-pris, n'ignorant pas que la vérité d'aujourd'hui sera peut-être l'erreur de demain. C'est cela qui fait la grandeur et la force de la méthode scientifique, surtout quand on la compare aux systèmes basés sur de ridicules «révélations» ou des affirmations pseudo-surnaturelles dénuées de toute base logique. Il ne viendrait pas à l'esprit d'un savant de qualifier d'hérétiques ou d'excommunier les autres savants lorsque leurs travaux ou leurs conclusions ne concordent pas avec les siens.

    C'est le Libre Examen seul qui peut les départager. Des observations, des expériences, des preuves, il n'y a que cela qui compte.
    Ne calomniez pas la science, cher correspondant inconnu. Elle seule a vraiment servi l'homme depuis les temps lointains de la barbarie primitive. Si l'on s'était contenté de prier Dieu, la misère et l'ignorance régneraient encore d'une façon totale. La science a déjà résolu bien des problèmes et soulevé bien des voiles. Je continue à avoir confiance en elle, mais je supplie les hommes, dans leur sottise ou dans leurs compétitions haineuses, de ne pas la trahir, de ne pas la faire servir à la satisfaction de leurs ambitions ou de leurs appétits, de la mettre uniquement au service de l'homme — de son bonheur et de sa liberté. Ainsi soit-il !

    La vie a t-elle un sens ?



     
     
    La Nature est aveugle, insensible et ne tend vers aucun but.
    G. MATISSE.
    Pourquoi en serait-il autrement pour l'Homme ?
    A.L.

    A l'occasion du 50e anniversaire de ma première conférence, j'ai exposé à Paris, Salle des Sociétés Savantes, mon point de vue sur l'athéisme.
    Un contradicteur, M. Boué-Portier, s'est présenté.
    Je ne veux pas énumérer les différents arguments qu'il a développé ; ils ont tous été examinés au cours du présent ouvrage.
    Je n'en retiendrai qu'un seul.
    M. Boué-Portier a déclaré que l'athéisme était la plus desséchante des doctrines. Si Dieu n'existe pas, la vie n'a aucun sens, aucune signification. L'athéisme conduit au désespoir.
    — Si vous étiez logique, M. Lorulot, vous devriez vous suicider !

    Je lui répondis que je n'en avais pas la moindre envie. Précisément parce que je crois que Dieu n'existe pas et qu'il n'y a pas de vie future, je tiens à mettre à profit ma vie le plus possible.
    Plusieurs correspondants m'ont écrit dans le même sens. L'un d'eux m'a copié une pensée de Jean Rostand : «C'est en vain que l'homme se prendrait pour l'instrument d'on ne sait quel dessein et qu’il se flatterait de servir des fins qui le transcendent. Il ne prépare rien, il ne prolonge rien, il ne se relie à rien. Il ne connive pas, comme le croyait Renan, à une «politique éternelle». Tout ce à quoi il tient, tout ce qui compte à ses yeux, a commencé en lui et finira avec lui. Il est seul, étranger à tout le reste. Nulle part il ne trouve un écho, si discret soit-il, à ses exigences spirituelles...»
    Mon correspondant m'assure que ces vérités sont lugubres. Pourquoi ?
    La pire erreur des hommes et la source de leurs plus grandes fautes, est de se placer toujours sur le plan de l'absolu — alors qu'il n'y a rien d'absolu.

    IL N'EXISTE QUE DES VÉRITÉS RELATIVES.

    Ne pouvons-nous donc nous guérir, une fois pour toutes, de nos prétentions anthropomorphiques ?
    Savoir que je suis noyé dans la Nature immense, pitoyable et minuscule cellule s'agitant — très provisoirement — dans les tourbillons de la Substance universelle et infinie... cela ne me plonge pas dans la tristesse !
    Je n'éprouve nullement le besoin de croire que le Monde a été créé à mon intention. Il a fallu le naïf orgueil de nos ignorants ancêtres (orgueil habilement entretenu par les prêtres) pour que l'Homme s'imaginât qu'il était un Être à part — et au-dessus de tous les autres. On sait aujourd'hui que c'est faux. Et après ? Je n’y vois rien d'affligeant, encore moins de déshonorant. J'y puise au contraire les éléments d'une philosophie reposante. Je l'ai déjà dit : Je ne suis rien, perdu dans le Tout. Mais je fais partie de ce Tout, qui change et se transforme sans arrêt. Et j'aurais la naïveté de vouloir éternellement rester tel que je suis, sans évoluer ni disparaître ?! Je refuserai de me dissoudre dans l'Océan de la Vie qui bouillonne et ne cesse, en détruisant les formes éphémères, d'engendrer de nouvelles formes tout aussi provisoires et fragiles ?

    Enfantillage et vanité, je le répète.
    La Vie du Croyant, disait M. Boué-Portier, repose au moins sur une certitude, sur une conviction solide. Il sait que la mort ne le détruira pas. J'ai réfuté cette illusion et je n'entends pas y revenir, me contentant de signaler qu'une telle conception ne donne pas nécessairement le bonheur à ceux qui la possèdent. Au contraire. Il me semble qu'ils sont plus inquiets et plus tourmentés que l'immense majorité des rationalistes que j'ai connus. Ils se préoccupent du Grand Jugement ; ils s'infligent des châtiments ; ils multiplient les prières, les regrets et ils se rongent à la pensée des supplices affreux qui succéderont à cette existence empoisonnée par la peur.

    Parce que je suis Athée, je n'ai peur de rien, ni de personne. Et je ne sollicite rien de personne.

    Je n'ai pas attendu d'être à la veille d'une mort qui s'approche à grands pas pour mesurer la médiocrité de nos illusions et de nos ambitions. Ayant vécu dans la simplicité et dans la sincérité, j'entends bien mourir de même. Certes, ma vie ne fut pas toujours joyeuse. J'ai lutté, sans arrêt, contre la maladie, contre la Société et ses tyrannies, contre mes semblables, trop souvent bornés, stupides, égoïstes. J'ai fait de longs mois de prison, loin des êtres que je chérissais ; il m'a fallu travailler comme un forçat, passer des nuits, surmonter les milles obstacles de la pauvreté, de la faiblesse, de l'indifférence humaine, de l'abandon... Et pourtant je suis loin de penser au suicide ; mieux encore : je ne refuserai pas de recommencer, si la chose était possible !

    Il ne s'agit pas, bien entendu, de se plonger dans un optimisme béat et inconscient et de se faire une mentalité d'escargot (bien que nous ignorions tout de la psychologie de ce succulent animal).
    Il m'arrive évidemment, comme à tous les hommes de mon âge, de reculer devant une dépense onéreuse ou des travaux peu urgents, en me disant : «A quoi bon ? Ton avenir est si limité...» Cependant, mon activité, dans son ensemble, ne s'est pas modifiée. D'autres verront et utiliseront ce que je n'aurai pas eu la possibilité (bien malgré moi) de voir et d'utiliser moi-même. Au lieu de ralentir mon action, je serais plutôt porté à l'intensifier et à abuser dangereusement de mes forces : j'ai tant de choses à terminer !...
     
    Non ! je ne regrette rien.

    Pourquoi ? Parce que la vie se suffit à elle-même. Dans les pires moments de ma longue et rude existence, j'ai trouvé quand même de la joie à combattre, à me dépenser. J'avais des amis, des frères d'idées et de combat. J'en ai encore. Sans parler d'une femme et d'une fille au dévouement illimité et d'autres cœurs dont l'affection me fait vibrer de bonheur.
    Chassez les rêves périmés d'une «grandeur» artificielle et du reste irréalisable. Regardez la vie bien en face. Soyez capable de la savourer, de la dominer — et de l'aimer — comme elle est ! Au surplus, l'Homme courageux est une force. Il peut réagir. Associé fraternellement à de vaillants compagnons, il aidera la collectivité à s'améliorer, à se purifier, à se libérer, tout au moins dans une certaine mesure...
    Comment peut-on se désoler et se lamenter, alors qu'il y a tant de belles choses à voir, à connaître, à aimer ? Tant de travail à accomplir et tant de victoires à remporter...
    Amis et amies qui me lisez, je vous quitte, connus ou inconnus, adversaires ou partisans, en vous envoyant la plus optimiste et fraternelle pensée d'un Homme Libre !
    Un phénomène !
    Un garçon de 15 ans ignorant tout de Dieu.

    Les catholiques canadiens ne cesseront pas, sinon de nous surprendre (car, hélas, nous ne nous étonnons plus guère), du moins de nous démontrer que leur bêtise est aussi grande que leur autoritarisme et leur intolérance. De celle-ci, n'avons-nous pas des preuves éclatantes, puisque notre journal, et plusieurs de nos livres, sont interdits au Canada — pays démocratique, terre de liberté !
    Je reçois, assez fréquemment, le journal La Presse, un des principaux quotidiens de Montréal. Ultra-calotin, cela va sans dire (mais... existe-t-il au Canada un seul journal qui ne soit pas calotin, catholique ou protestant ?).

    J'ai fait dans ce journal des trouvailles parfois piquantes. En voici une qui me paraît mériter un commentaire (et c'est pourquoi j'avais mis cette coupure de côté) :
    Cochrane, Ont., 20. — Le juge Marcel Léger a passé hier, un quart d'heure en cour à expliquer à un garçon de 15 ans ce que c'est que Dieu et la Bible.
    «Le juge a donné ce cours improvisé, lorsque le garçon, appelé comme témoin dans une affaire de voies de fait, a dit qu'il n'allait pas à l'église, ne savait pas ce que c'est que la Bible ni ce que cela signifie de jurer devant Dieu que son témoignage sera conforme à la vérité.
    «Le juge Léger a dit que c'est «une honte pour la localité qu'un jeune garçon soit tenu dans l'ignorance du plus grand livre qui ait jamais été écrit.
    «Il ne faut pas s'étonner, a-t-il ajouté, “que la criminalité juvénile fasse des progrès considérables dans tout le pays.”
    «Après avoir donné des explications au garçon, le juge lui a permis de prêter serment et de témoigner...» (20-4-54.)

    Qu'en dites-vous ? Moi, je trouve qu'il y a de quoi faire tomber les bras... à la Vénus de Milo en personne.
    Au XXe siècle, imprimer dans un journal, noir sur blanc, de pareilles insanités, c'est déjà raide.
    Mais qu'un juge, mettant à profit le «prestige» de la magistrature, fasse entendre de pareilles âneries et cherche à imposer, sur un ton doctoral, des mensonges aussi évidents, voilà qui devrait être considéré comme insupportable par tout esprit tant soit peu libéral.
    Le pauvre gosse n'avait jamais lu la Bible ? Heureusement pour lui. Il y a des lectures plus saines, plus poétiques et surtout plus morales.
    Môssieu le juge, en parlant de la Bible, ce ramassis de choses puériles, d'anecdotes érotiques et de vantardises guerrières, déclare qu'elle est «le plus grand livre qui ait jamais été écrit». Pas difficile, le chat-fourré. On aimerait croire qu'il n'a jamais pris la peine de la lire, cette Bible, pour énoncer un tel jugement, qui ne fait honneur, ni à son intelligence, ni à son honnêteté.20

    Il est effarant de penser que des esprits d'une pareille platitude ont le droit de juger, de condamner et de faire enfermer leurs semblables !
    Après cet éloge exorbitant de la Bible, le sieur Léger fait une autre affirmation, tout aussi intempestive. Il déclare que l'augmentation de la criminalité juvénile est liée à la diminution de la Foi !
    Rien ne prouve, malheureusement, que la Foi soit en décroissance au Canada. Ce pays est, en effet, l'un des rares où les religions gardent le maximum de puissance. Elles ont vraiment la main sur la société. Les pouvoirs publics sont à leur service. Par conséquent, il faut chercher ailleurs les causes véritables de la criminalité.
    Ces causes sont d'ailleurs d'origine plutôt sociale. Ce sont les influences du milieu qu'il faut incriminer ; l'immoralité et l'injustice des institutions de la société actuelle. Le bla-bla-bla de la «Sainte Bible» ne peut rien y changer.

    On voit tous les jours des enfants qui ont lu la Bible et qui sont très pieux commettre des délits, tandis que d'autres enfants, élevés dans des milieux foncièrement antireligieux, n'en sont pas moins possesseurs d'une bonne conscience et d'une saine moralité. C'est une question d'éducation morale — et non religieuse. Nous avons montré ailleurs (voir Crime et Société) que la plus grande partie des criminels étaient des croyants et souvent même des pratiquants.
    Et ce qui est vrai pour les individus, est également vrai pour les nations. Les peuples foncièrement chrétiens sont-ils meilleurs que les autres ? plus pacifiques et davantage épris d'équité, de raison, de fraternité ? Chacun sait qu'il n'en est rien. Rappelons seulement l'exemple des États-Unis. Nul peuple n'avait jamais accordé à la Bible une place aussi primordiale dans la vie familiale et sociale, et cela ne l'empêchait pas d'avoir des centaines de milliers d'esclaves et de les exploiter cruellement. Ces âmes religieuses avaient organisé, au nom du Christ, la traite des nègres et provoquèrent l'ignoble et sanguinaire guerre de Sécession afin de conserver leurs privilèges. Les colonialistes d'aujourd'hui ne méritent-ils pas, pour la plupart, de leur être comparés ?21
    Des êtres aussi cyniques et aussi menteurs que le juge Léger, devraient suffire à dégoûter de la religion tous les esprits impartiaux et tous les cœurs généreux.

    Un mot encore. L'exemple de ce jeune garçon de 15 ans qui n'avait jamais entendu parler de religion et qui n'avait pas la moindre idée de la divinité, ne contredit-il pas la thèse de ceux qui prétendent que le sentiment religieux est inné dans le cœur et dans la raison des humains ? C'est un point sur lequel je ne veux pas revenir à présent. Me contentant de dire que des cas semblables ne sont peut être pas aussi exceptionnels qu'on l'imagine. On peut être certain qu'ils seraient mille fois plus nombreux si les parents étaient davantage respectueux de la liberté intellectuelle de leurs enfants. C'est par une instruction autoritaire que l'idée religieuse leur est imposée, à un âge où ils sont incapables de la comprendre. C'est précisément parce que la religion n'est pas innée chez l'homme que l'Église tient, avant toute autre chose, à s'emparer de l'enseignement, afin de pétrir et de déformer le cerveau des jeunes générations.

    Un grand martyr moderne
    Francisco Ferrer

    C'est en 1905 que j'ai vraiment pris contact avec Ferrer, avec son œuvre, avec la réalité espagnole.
    C'est en 1905 que je fus arrêté sur le quai d'Orsay, pour avoir sifflé et conspué le roi Alphonse XIII qui sortait, avec un imposant cortège, du Ministère des Affaires étrangères.
    Par cette manifestation, nous voulions marquer notre indignation aux tortureurs de la Mano Negra et d'Alcala del Valle. La veille, cette réprobation s'était manifestée de façon plus brutale : rue de Rohan, près du Louvre, un engin avait été lancé sur le roi. Plusieurs camarades, dont Charles Malato et Pedro Vallina, furent injustement arrêtés et il nous fallut lutter de longs mois pour que leur innocence soit reconnue et pour que cette machination policière soit réduite à néant.

    C'est en 1906 que Ferrer fut impliqué, d'une façon tout aussi arbitraire, dans l'affaire de la bombe jetée à Madrid sur le cortège royal.
    De nouveau, il fallut organiser une vaste campagne, dont le retentissement fut mondial. Cette lutte se prolongea de longs mois, car les cléricaux et les monarchistes espagnols ne voulaient pas lâcher leur proie. Il n'y avait cependant aucune preuve contre lui, mais Mateo Morral, impliqué dans l'attentat de Madrid, avait été, un ou deux ans auparavant, professeur à l'Escuela Moderna de Barcelone, fondée et dirigée par Francisco Ferrer.
    Ferrer était l'un des militants d'avant-garde les plus connus à l'époque, non seulement en Espagne, mais dans le monde entier. Complètement dépourvu d'ambitions politiques, il se dépensait sans compter pour l'organisation et l'éducation de la classe ouvrière. Il attachait une énorme importance à l'organisation syndicale des travailleurs et davantage encore à leur culture et à leur émancipation intellectuelle.

    La lutte contre l'Église, qui s'efforce, par un enseignement rétrograde, de maintenir les peuples dans la sujétion, lui paraissait primordiale, essentielle.
    Et pour mener à bien l'action de désintoxication morale humaine, il fallait, autant que possible, s'adresser à l'enfant, le préserver de l'asservissement clérical. Le premier devoir des parents était de ne pas livrer le cerveau de leurs petits à la déformation systématique d'une croyance fondée sur des dogmes et sur l'obéissance.
    Ferrer avait constaté qu'il était terriblement difficile de soustraire les adultes au joug du clergé. En préparant des générations nouvelles à l'esprit sain et libre, les révolutions formaient les instruments les plus efficaces à la construction d'un monde égalitaire et vraiment démocratique. Paul Robin, Sébastien Faure et quelques autres avaient soutenu les mêmes idées et s'étaient efforcés de les mettre en pratique.

    L'effort de Ferrer rencontra un succès exceptionnel, car il y consacra toutes ses ressources, tout son effort et il reçut le plus enthousiaste concours de la vaillante phalange des républicains espagnols (syndicalistes, libertaires, libres penseurs, franc-maçons rationalistes). Les pédagogues amis des méthodes nouvelles se rallièrent à l'École Moderne, qui eut rapidement des établissements dans la plupart des grandes villes d'Espagne (plus de cinquante).
    Pour toutes ces écoles, il devint nécessaire de former des professeurs et des instituteurs à l'esprit rationaliste. Il fallut également publier des ouvrages expurgés des mensonges sociaux et des préjugés religieux — rien de cela n'existait en Espagne. Tout était à faire... Et Francisco Ferrer, militant d'avant-garde, pédagogue, fondateur et directeur d'écoles, devint imprimeur, éditeur, libraire...

    C'était tout cela qui m'avait séduit en lui.
    Mais c'était cela qui lui valait la haine la plus vigilante des cléricaux.
    Comment les Jésuites n'auraient-ils pas juré la perte d'un homme assez audacieux pour faire traduire en espagnol et répandre, dans ses écoles et dans les masses ouvrières, les œuvres de Büchner, de Darwin, de Kropotkine, d'Élisée Reclus (en particulier le monumental et admirable ouvrage intitulé L'Homme et la Terre...) ?
    Au début de 1908, Ferrer fut remis en liberté. Il vint à Paris ; je fis sa connaissance chez Alfred Naquet (par une curieuse coïncidence je sortais également de prison — propagande antimilitariste).

    L'Escuela Moderna était fermée ; toute l'œuvre était à recommencer. Les Jésuites n'avaient pas perdu leur temps...
    Mais Ferrer n'était nullement découragé.
    Il aspirait, au contraire, à donner à son œuvre une base plus large, plus internationale. Il avait mis sur pieds une Ligue Internationale pour la Défense et l'Éducation de l'Enfant, avec le concours des plus hautes personnalités scientifiques libérales, démocratiques, rationalistes. Il voulait donner une plus grande ampleur à sa maison d'édition.
    Je fus vivement impressionné par la décision et la virilité qui émanaient de sa personne. Trapu, solide, réfléchi, nullement exalté, Ferrer n'était pas, assurément, un impulsif et son optimisme n'avait rien de candide. Ni illuminisme, ni utopisme ; une vision claire et consciente de la réalité ; une confiance, non pas aveugle, mais solide, dans les possibilités de l'Homme.

    Il ne croyait pas au «miracle» et savait que «rien ne se fait tout seul», mais il était persuadé qu'avec du courage et de la persévérance tous les espoirs sont permis.
    De la volonté, de l'énergie, Ferrer en avait à revendre. Cela sautait aux yeux.
    Une telle puissance personnelle, physique et morale, au service de la Pensée la plus libre, la plus rationnelle. Un Idéal sans fissure, sans hésitation, sans équivoque. «Matérialiste» et «déterministe» convaincu, ce militant d'élite plaçait toute sa confiance dans la Raison et dans la Science. J'ai toujours vu en lui le continuateur le plus résolu et le plus affranchi de notre Diderot, de notre d'Alembert, du baron d'Holbach... et de Blanqui, d'Élisée Reclus...
    Un demi-siècle s'est écoulé et mes sentiments n'ont pas varié. Je conserve la plus chaude affection pour le compagnon d'Anselmo Lorenzo et de tant d'autres braves amis aujourd'hui disparus.

    C'était en février 1908...
    Après une conversation sobre et fraternelle, s'inquiétant de ma santé,22 de mes projets, me confiant les siens, en quelques mots rapides... l'interrogation de ses yeux noirs (si vaillants et si fraternels à la fois), une très forte poignée de main et je partis, prenant congé de l'excellent ami Naquet,23 que je voyais très souvent à l'époque.
    C'était en 1908... Je ne devais plus jamais revoir Francisco Ferrer. Le 13 octobre 1909, il était fusillé dans les fossés de la citadelle de Montjuich, de sanglante mémoire, à Barcelone.
    Notre fureur fut si grande qu'elle nous jeta dans la rue, le soir même. Je revois cette foule ardente et indignée manifestant aux abords de l'Ambassade d'Espagne, boulevard de Courcelles, à deux pas du Parc Monceau. Le représentant du criminel monarque espagnol (nous le surnommions le «Macaque», en allusion peu indulgente à son profil de dégénéré) était bien gardé, heureusement pour lui. Nous nous heurtâmes à d'imposantes forces de police et notre colère se borna à incendier un autobus et à remplir le quartier de nos imprécations. Sans la police, l'immeuble eût été pris d'assaut et pulvérisé...24

    Il y avait là, en cette nuit mémorable, une belle brochette de militants syndicalistes, anarchistes, socialistes, libres penseurs, quelques députés, toute l'équipe de la Guerre Sociale, en possession de tout son dynamisme, avec Gustave Hervé (hélas !) Madeleine Pelletier, Preceau, Méric, Almeredya, la C.G.T., le Libertaire, l'Anarchie, toute une foule sur qui passait le souffle idéaliste et justicier des grandes heures de l'Histoire.
    Car la mort de Ferrer fut une date, une grande date — pour l'Espagne, pour la France, pour le monde...
    1909... 1914... 1939... 1945... Les années passent ; les événements se succèdent et l'humanité poursuit sa marche hésitante vers un destin trop souvent tragique...

    Remercions notre amie Sol Ferrer de ses beaux efforts pour que le grand exemple donné par le fondateur de l'École Moderne ne soit pas oublié. A l'heure où l'école laïque si neutre pourtant, perd du terrain, abandonnée par les pseudo-républicains qui nous gouvernent ; à l'heure où l'Église romaine redouble d'efforts pour consolider ses privilèges, il est salutaire de penser à Ferrer et à son œuvre.
    Répandre des idées à pleines mains ; faire l'éducation de la classe ouvrière ; préserver l'enfant... rallier tous les rationalistes contre le Dogme et contre la Tyrannie, telles sont les besognes les plus urgentes, celles pour lesquelles il a su mourir avec tant d'héroïsme ; celles auxquelles nous devons à notre tout nous consacrer, de toutes nos forces et jusqu'au bout !

    Table des matières

    Préface 2
    Biographie 5
    Avant-propos 10
    L'Existence de Dieu est-elle évidente et certaine ? 12
    L'aspiration vers Dieu 15
    La superstition du visible 20
    La religion est-elle innée ? 22
    Comment un Savant peut-il être Croyant ? 28
    La «cause première» 33
    Où va le monde ? 35
    Le monde est éternel 38
    Le monde est défectueux 42
    Un Dieu de fureur et de vengeance 45
    Le « hasard » n'existe pas 52
    Le croyant devant la souffrance 55
    Divinité de la souffrance 57
    L'athée devant la mort 60
    La grande illusion 65
    La Religion console-t-elle ? 68
    Comment on impose la Foi 71
    Le catéchisme en main 75
    Libre Discussion 79
    La vie a t-elle un sens ? 84
    Un phénomène ! Un garçon de 15 ans 87
    Un grand martyr moderne Francisco Ferrer 90
     

    1 Cette biographie est tirée du tome 13 du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron chez Les Éditions Ouvrières (1975)

    2 Cette biographie est tirée du tome 35 du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron chez Les éditions ouvrières (1989).

    3 L'abbé de Saint Pierre n'était du reste pas d'accord avec les Saintes Écritures, car on peut lire, dans le livre de Job (XI, 7) :
    Tes recherches peuvent-elles te faire trouver Dieu ? Peux-tu reconnaître la perfection du Tout-Puissant ? Elle est plus haute que le Ciel, que peux-tu faire ? plus profonde que l'Enfer ; qu'y peux-tu voir ?»

    4 Conférences apologétiques, p. 106. — C'est le fameux «Credo quia Absurdum» (je crois parce que c'est absurde) : Moins je comprends, plus je crois ! Voilà qui ne risque pas de fatiguer le cerveau des croyants !

    5 Les prêtres bénissent aussi, on le sait, les canons, les avions, les cuirassés, les chasseurs et les meutes de chiens, les clowns et les animaux du cirque, les autos, les parachutes, les malades, les bien portants, les gens mariés, les moribonds... Tout leur est bon ! Quel métier d'acrobate ! Et qui n'a plus grand chose à voir avec la Religion !

    6 «Créé dès le commencement et avant tous les temps, dit Bossuet, l'Univers fut seulement orné dans le temps.» Autrement dit, Dieu n'aurait pas été capable de réussir son œuvre du premier coup. Il aurait créé d'abord et fignolé ensuite. Les croyants n'ont vraiment pas une haute idée des capacités de leur Dieu.

    7 Le «Grand Œil» de ce télescope est un million de fois plus puissant que nos meilleurs globes oculaires.

    8 Comme c'est joli, un sac à main en peau de lézard, n'est-ce pas, madame ? Eh bien ! Savez-vous les répercussions de cette mode sur les populations du Bengale ? Veuillez m'écouter :
    «Les lézards monitor, dont la peau passe chez le maroquinier se nourrissent d'insectes, mais aussi d'œufs de serpents et de jeunes serpents.
    «Ces serpents sont venimeux. Les lézards diminuant, les serpents augmentent, et avec les serpents les morts d'indigènes.
    «Tout se tient dans la nature équilibrée par la suprême sagesse de Dieu...» (Le Pèlerin, 18-8-29.)
    Le Pèlerin n'est pas difficile à contenter. Son bon Dieu n'aurait-il pas mieux fait... en ne créant pas les serpents ?

    9 Voir Apocalypse 16: 18.

    10 Voir Jérémie 25: 30-38.

    11 En 1964, M. Roques, archevêque de Rennes, ne s'est pas contenté, lors du pardon des «Terres Nuevas», de bénir les bateaux qui s'en allaient à la pêche de la morue, il a également béni, par la même occasion, quatre navires de la Marine NATIONALE de Brest, qui se trouvaient en visite à Saint-Malo (on voir les photographies dans l'hebdomadaire et très édifiant Pèlerin).
    La Marine Nationale, vous avez bien lu — et nous sommes sous le régime de la séparation des Églises et de l'État. Je n'ai pas entendu dire qu'une seule voix ait fait entendre la protestation qui s'imposait.

    12 Lire le Paganisme chrétien, un beau volume, par Maurice Phusie, André Lorulot, Jean Bossu (à nos bureaux).

    13 Voir Controverse sur l'Existence de Dieu, par Victor Ernest et l'abbé Desgranges.
    Je me souviens que l'abbé Desgranges me présenta le même argument à plusieurs reprises, en particulier à Tarare (Rhône), au cours d'une retentissante controverse qui nous mit aux prises, devant près de 2.000 personnes.

    14 On cite d'ailleurs des cas de ce genre. Certains croyants dépités de voir que leurs prières ne sont pas exaucées, accablent de reproche le saint qui a dédaigné de répondre à leurs appels — pour le punir, ils s'en prennent à sa statue, le reléguant à la cave ou au grenier, à moins qu'ils ne se contentent de la retourner, le nez contre le mur... en pénitence. Dès que les événements seront devenus favorables, ces croyants se montreront de nouveau respectueux à l'égard de leur idole et les offrandes recommenceront. Peut-on être plus ingénu ?

    15 Voir mon livre: La Flagellation et les Perversions Sexuelles (deuxième édition, 1956).

    16 Parmi les hommes les plus éminents et les plus courageux qui participèrent à ces controverses, il faut signaler notre regretté ami le général Percin. Se plaçant sur un terrain qu'il connaissait bien, il démontrait que la gloire militaire n'existe pas ; que les plus fameux capitaines de l'Histoire ont été favorisés par le hasard, ou par les gaffes de l'adversaire, ou par une supériorité purement matérielle. Encore une «illusion» qui s'envolait !
    Dans les nombreux journaux auxquels il collaborait, le général Percin citait, en même temps que La Grande Illusion, mon livre sur la Barbarie universelle, dans lequel je démontrais que tous les gouvernements sans exception, y compris le nôtre, avaient commis des crimes, des forfaits, des atrocités et que toute guerre était forcément odieuse. Quarante années ont passé et cela continue, malheureusement...

    17 L'Évangile parle de ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas ; de ceux qui ont des oreilles et qui n'entendent point, etc. Simple image pour rappeler qu'il y a pas mal d'ignorants et de sots!
    Mais vouloir nous faire croire que l'on peut voir sans le secours des yeux, ou entendre sans oreilles, c'est vraiment trop absurde !

    18 Catéchisme du Diocèse de Nancy. Les textes soulignés sont rigoureusement authentiques. Les Catéchismes en usages dans les autres diocèses de France ne comportent aucune variante dans les chapitres sur Dieu.

    19 Lire l'Esprit scientifique, par Bertrand Russell.

    20 Beaucoup de lecteurs savent que je n'aime pas la bible. Je n'ai pas cessé de la discuter et de publier des ouvrages pour dévoiler ses erreurs, ses mensonges et les récits barbares et grossiers qu'elle renferme. Voir La Bible comique illustrée (Lorulot) ; La Bible expliquée (Turmel) ; La Bible est un livre immoral, etc.

    21 Confirmé, aujourd'hui encore, par le brutal régime appliqué aux hommes de couleur, en Afrique du Sud, par le régime autoritaire de M. Malan.

    22 Atteint d'un début de tuberculose, je venais d'être libéré de la Maison Centrale de Clairvaux, sur l'ordre de Clemenceau (alors Président du Conseil), alerté par deux bons amis, les députés socialistes Marcel Sembat et Francis de Pressensé. Vieux souvenirs !

    23 Encore une noble figure, hélas bien oubliée, elle aussi ! Je me permets de rappeler en passant que j'ai consacré à Alfred Naquet (qui fut l'un des fondateurs de la IIIe République, avec Gambetta, etc., après avoir été emprisonné sous l'Empire, qui fut surnommé le «Père du Divorce») un petit opuscule résumant la vie de ce grand militant de la «Belle Époque». C'était un vrai républicain, radical, socialiste, pacifiste, anticlérical, malthusien — un philosophe et un savant matérialiste, comme on n'en trouve plus guère dans les milieux politiques d'avant-garde (?).

    24 Les Jésuites, dont Alphonse XIII était la créature (plus docile et avachi que vraiment méchant, peut-être ont essayé d'accréditer une légende, présentant le «Macaque» comme un grand ami de la France. J'ai montré au contraire que le roi d'Espagne, avait trahi notre pays, transmettant à l'Allemagne des secrets militaires, en pleine guerre de 1914-1918 (voir mon livre l'Église et la guerre). Cet espionnage et cette trahison cadraient avec la politique du Vatican, poursuivant obstinément l'écrasement du pays qui venait de laïciser l'École et de rompre le Concordat. Pourquoi les hommes sont-ils si stupidement oublieux du passé ?


    1 commentaire
  • Les paroles d'une croyante

    J'ai reçu la lettre suivante:

    Lyon, 14 octobre 1901

    Monsieur Sébastien Faure,

    Je n'ai pas l'avantage de vous connaître, mais j'ai beaucoup entendu parler de vous.

    Votre journal, le Quotidien, que j'ai lu afin de me rendre compte personnellement des idées que vous soutenez, des opinions que vous émettez, m'a convaincue encore plus de tout ce qu’il y a de coupable dans la campagne que vous dirigez contre tout ce qui s'appelle religion, armée, discipline, patron.

    Je suis protestante, j'aime ma religion, mais je ne suis pas une dévote: si mes principes religieux sont fermement ancrés dans mon âme, et assez pour que vos doutes, vos réfutations de l'existence même de Dieu ne puissent les ébranler, je sais cependant respecter ceux des autres. Que vous niiez vis-à-vis de vous-même toute idée de religion, vous êtes libre : seulement, Monsieur, avez-vous jamais pensé au mal que vous faites à l'humanité, en cherchant à détruire toute croyance, et en ne conservant pas vos convictions pour vous ?

    Vous allez prêchant le néant, notre solitude sur la terre, jetés là, pauvres êtres comme au hasard... sans âme, probablement ! Et dans ces jours tristes où l'homme pleure un deuil, par la loi commune de l'humanité, vous lui enlevez la suprême ressource de consolation ! le revoir et l'au-delà ! Vous niez la miséricorde divine ; savons-nous les intentions de Dieu à notre égard, connaissons-nous ses voies mystérieuses ?

    Obéissons à sa volonté sainte, soumettons-nous à notre sort. Avec nos révoltes et nos colères, à quoi aboutissons-nous, si ce n'est à nous rendre très malheureux et, ce qui est pire, à rendre aux autres l'existence intolérable ?

    Vous voulez, selon vos principes socialistes (beaux dans l'énoncé quelquefois, mais qui ne se peuvent réaliser), améliorer le sort du genre humain. Comment pourriez-vous donc le faire si vous détruisez en lui son principe même de bonheur : la foi ? Et je n'entends pas ici seulement la question de religion dans ce mot. J'entends l'amour de son pays, le respect dû à notre armée, à ceux qui nous dirigent, aux patrons, l'attachement à la famille. Combien de fois je me suis révoltée en entendant les conversations de jeunes gens, de jeunes filles, même de mon âge. Il semble qu'avant d'avoir vécu, ils soient déjà las de la vie, déjà tous imbus de principes faux, déjà tous découragés, révoltés : c'est scepticisme, c'est manque de respect pour tout ce qui est grand et noble, c'est athéisme, c'est antipatriotisme ! Oh ! le vilain chant que votre Internationale ! J'aime les autres nations autant que la France, en tant qu'elles sont amies avec notre pays, et je souhaite vivement la paix, la paix générale.

    Mais laisseriez-vous envahir votre pays par les cohortes étrangères, et si n'importe quel peuple voulait s'établir sur notre sol natal, ne lui disputeriez-vous pas, pied à pied, ce terrain aimé qui est nôtre ? Notre France, que ses fils aiment bien peu maintenant, a toujours tenu une place respectable dans le monde ; ne venez pas détruire son harmonie en soulevant Français contre Français, ouvriers contre patrons et, plus que cela, hommes contre Dieu !

    On m'a dit qu'un journal se fondait dans le but d'encourager les soldats à se révolter contre leurs chefs, et à ne pas obéir aux ordres donnés !

    Que voulez-vous donc faire sans discipline ? Que deviendrait une armée où chaque soldat irait à sa fantaisie ? Vous ne voulez pas d'armée ? Il y a quelquefois des abus, j'en conviens ; quelques chefs qui se laissent aller à traiter le soldat comme ils ne devraient pas le faire, mais c'est là une exception. Voudriez-vous laisser notre pays sans défensive possible, en cas d'incidents diplomatiques ?

    Vous préconisez aussi les mariages non pas même civils, mais libres sans autorisation ni légalisation devant témoins à la mairie ! Ne voyez-vous donc pas assez de femmes abandonnées par leur mari, ou de maris trompés par leur femme, avec notre régime actuel ? Que deviendraient les revendications naturelles de l'un ou de l'autre dans le cas d'abandon ou d'infidélité, il n'y aurait aucune preuve. Et les enfants ? Notre pays déjà si dépeuplé le serait encore bien davantage si les mères pouvaient craindre de se voir un jour seules avec de petits êtres mourant de faim et de froid !

    Ne voyez-vous pas un rapprochement, Monsieur, avec notre pauvre pays, bien vivace encore, mais que vous enverrez à la mort, par la destruction du cœur de ses enfants ? Voulez-vous recommencer ce moment de la Terreur, vous réjouissez-vous donc de voir couler des flots de sang, et Français contre Français s'entre-tuer, égarés, rendus fous par vos principes ?

    Vous allez de ville en ville, les inculquer à la jeunesse française, tuant en elle la vitalité de ses bons sentiments pour faire naître, à la place, pensées de vengeance, révoltes, indifférence et mépris pour tout ce qui est patrie, famille, honneur ; chaos tumultueux et bouillants de mauvais ferments ! Où est la politesse française si renommée autrefois à l’étranger, la galanterie pour les dames, le respect pour la vieillesse ? Tout cela a disparu ! Certains de vos principes sont fort beaux à leur base, mais assimilés dans le cerveau de gens incultes, qui prennent à la lettre ce qu'on leur dit sans se donner la peine de réfléchir et de développer la pensée émise, ils deviennent néfastes et nuisibles. Au lieu de leur faire du bien, vous les lancez dans un tourbillon sans issue pour eux.

    Tout le monde n'a pas, comme vous, Monsieur, une noblesse de caractère, une conception haute de ses devoirs personnels dans le monde. Tous ne sont pas capables de se bien conduire et, honnêtement, s'ils ne sentent derrière eux une loi qui leur parle d'une façon beaucoup plus explicite que ne pourraient le faire, chez eux, des sentiments d'honneur, souvent bien endormis et quelquefois totalement nuls. Vous allez penser peut-être que, avec mon titre de «jeune fille», je parle au point de vue féminin ; ce n'est pas là mon mobile, attendu que je sais fort bien que beaucoup de mes pareilles sont volages et ne savent pas ce que c'est que la fidélité. Pour elles, aussi bien que pour le sexe masculin, il faut une loi qui les maintienne dans leur droit chemin s'il leur prenait fantaisie de s'en écarter.

    On parle de grèves probables, de soulèvements d'ouvriers, de maux de toutes sortes ! Et c'est vous, socialistes, qui êtes cause de tout cela ! Vous devez connaître le troisième acte de Ruy Blas, alors que celui-ci met à nu, devant de misérables ministres, toute la misère et la plaie saignante de l'Espagne.

    Je connais, d'après ce que l'on m'a dit de vous, Monsieur, toute votre supériorité intellectuelle, et je sais que vous patronnez de belles œuvres comme celle des enfants à la Montagne. Mais, Monsieur, puisque vous savez quelquefois faire tant de bien, pourquoi ne mettez-vous pas à contribution les talents incontestables que vous avez reçus de Dieu pour le faire toujours ?

    Vous avez abattu, troublé certains cerveaux, anéanti les croyances de quelques cœurs rendus beaucoup malheureux par l'irritation qu'ils ont conçue pour la société en général, pourquoi ne chercheriez-vous pas à calmer ces maux, que vous et d'autres de vos disciples avez soulevés ? Vous pourriez faire tant de bien avec votre éloquence et votre parole persuasive, et vous faites tant de mal !

    Pardonnez-moi, Monsieur, d'avoir pris la liberté, moi inconnue, de vous écrire une lettre pareille, mais je suis si désolée de l'état actuel de notre société, je suis tellement triste chaque fois que j'entends des propos de scepticisme et d'irréligion autour de moi (et c'est souvent !), j'aime tellement notre chère France, son armée, qui en est l'image vivante, notre cher drapeau que vos disciples dédaignent de saluer à son passage, j'ai tant de respect pour Dieu et toutes les religions, que je n'ai pas craint de m'adresser à vous, Monsieur. Je vous sais si intelligent, et doué de cœur que, au nom de notre pays, je vous en supplie : cessez cette campagne hardie contre tout ce qui fait la force et le bonheur de l'humanité : la foi.

    Si vous avez quelques instants et si vous ne craignez pas, Monsieur, de répondre à une jeune fille révoltée de vos principes, je serais bien heureuse de recevoir une lettre de vous. Veuillez excuser ce que ma lettre peut avoir de naïf, j'ai toujours l'habitude de dire les choses comme je les pense, franchement.

    Veuillez agréer, Monsieur, etc.
     
     
     
    Fernande Ganeval, 5, rue Louis, à Villeurbanne.

     

    Il n'y a, dans cette lettre, rien de particulièrement original. Elle est, pourtant, intéressante à plus d'un titre ; d'abord, parce qu'elle reflète un état d'âme très fréquent, ensuite parce qu'elle soulève plusieurs questions sur lesquelles il n'est jamais inutile de revenir.

    Pour ces divers motifs, j'ai jugé à propos de la publier, après en avoir obtenu l'autorisation de Mlle F. Ganeval.

    Pour les mêmes motifs, je me propose d'y répondre incessamment.

    Réponse à une croyante





    Lyon, ce 20 octobre 1901

    Mademoiselle,

    Votre lettre m'a fait en même temps du plaisir et de la peine.

    Elle m'a fait plaisir, parce qu'elle m'a appris que, quelque précaution que vous preniez d'affirmer le contraire, la propagande antireligieuse, anticapitaliste, antimilitariste et anticonjugale que je fais n’a pas été sans faire trembler sur leurs bases vos croyances les plus fermes, vos sentiments les plus vivaces.

    Elle m'a fait de la peine, parce qu'elle dénote chez vous un état d’inquiétude, de malaise, de tristesse, dont ma propagande serait cause ; et je vous prie de croire, Mademoiselle, que je suis toujours peiné de la souffrance d'autrui, à plus forte raison de celle dont — fût-ce à mon insu, voire malgré moi — je serais l'auteur.

    Mais, si votre lettre m'a procuré cette étrange impression de joie et d'affliction combinées, elle ne m'a inspiré, je vous le déclare, aucune hésitation, aucun regret.

    C'est le propre de l'homme convaincu de ne se point sentir troublé par le spectacle, d'ordinaire en soi douloureux, des perplexités qu'il détermine ; et c'est pour lui un avantage précieux que cette inaltérable sérénité, dont la perte l'arrêterait ou le ferait hésiter dans la voie que sa conscience lui a tracée.

    Mais vous avez sollicité, et je vous dois, Mademoiselle, quelques explications. Fussiez-vous seule à les réclamer, je vous les fournirais. Je ne cacherai pas, toutefois, que je mets à vous les donner un empressement d’autant plus vif que votre cas est celui d'une foule considérable de personnes: hommes ou femmes, jeunes gens ou jeunes filles, que l'obscurité même des problèmes qui agitent les générations de ce temps plonge dans une angoissante anxiété, à laquelle ils espèrent échapper — pauvres fous ! — en se réfugiant derrière les barricades, qu'ils croient infranchissables, des croyances et des idées qui ont bercé les générations éteintes.

    Lisez ces lignes, Mademoiselle, mais pour les lire et les bien lire, et vous en pénétrer, n'ouvrez pas seulement vos yeux ; appliquez-y également votre intelligence et votre cœur. N'ayez cure que d'y discerner la vérité.

    La Vérité !

    Vous croyez en Dieu, Mademoiselle. S'il existait, c'est Lui qui serait la Vérité, c'est la Vérité qui serait Dieu ! En appliquant à l'étude de la Vérité toutes vos facultés de compréhension, c'est donc à comprendre Dieu lui-même que vous vous efforcerez.
     
     

    * * *




    Vous me reprochez tout d'abord de manquer de foi religieuse.

    A vos yeux, cette irréligion est une faute.

    Cette faute, je le confesse, Mademoiselle, je la commets : je ne crois pas en Dieu; et de l'univers et de l'ensemble des phénomènes qui le constituent, et des lois qui régissent les rapports du tout et de la partie, je possède une conception qui, pour être hésitante sur certains points encore enveloppés d'incertitude, n'en est pas moins nettement matérialiste.

    Il est compréhensible que, croyant à la création et au créateur, à la législation et au législateur divins, à la révélation et au révélateur infaillibles, aux voies insondables et aux desseins mystérieux de la Providence, vous considériez comme une faute, comme un impardonnable péché l'acte de nier création et créateur, législation et législateur impeccables, révélation et révélateur suprêmes, Providence juste et miséricordieuse.

    S'il y a faute à cela, Mademoiselle, s'il y a péché, je proclame hautement que cette faute, ce péché sont les miens. Mais je ne suis pas coupable.

    J'ai cru en Dieu, je l'ai aimé. Quelque ardente que soit votre foi, quelque profonde et pure que soit votre adoration, ma foi et mon adoration furent, je vous l'affirme, à l’égal des vôtres.

    Mais quand, le jour où j'ai voulu voir Dieu de plus près, je l'ai cherché, quand je l'ai cherché, non plus avec le stupide fanatisme du primitif, non plus avec la crédulité naïve et confiante de l'enfant, non plus avec la sottise de l'ignorant, mais avec l'âpre désir d'attacher ma foi à un point solide, avec la volonté formelle d'aller, dans le champ des investigations, aussi loin que pourraient me porter mes pas, ce jour-là, j'ai cherché le Créateur, le Législateur, le Révélateur, la Providence, j'ai cherché Dieu en vain, je ne l'ai plus trouvé.

    Est-ce ma faute ? Fallait-il faire violence à ma raison, incliner ma conscience devant ce qui m'apparaissait comme l'absurde ? Eût-il été loyal de condamner mes genoux à se ployer encore, mes mains à frapper encore ma poitrine, mes lèvres à murmurer encore des prières ?

    Là eût été la faute, Mademoiselle, parce que là eût été l’hypocrisie.
     
     

    * * *




    Au surplus, vous voulez bien reconnaître que de ne pas croire en Dieu, et de nier son existence, je suis libre et que c'est mon affaire.

    Voilà qui est fort heureux ! d'autant plus heureux que, voulussiez-vous me priver de cette faculté, vous ne le pourriez pas.

    Mais ce que vous me reprochez, non plus seulement comme une faute, mais comme un crime, c'est de ne pas étouffer en moi la négation qui s'impose à mon esprit, c'est d'exposer publiquement les raisons qui font de moi un athée, c'est de consacrer mon talent (si j'en ai, pourquoi Dieu le laisse-t-il à un être qui en fait un aussi détestable usage?) à propager les convictions antireligieuses qui m'animent.

    Pouvez-vous, Mademoiselle, dire raisonnablement de telles choses, et faut-il, pour que vous vous laissiez aller à les écrire, que la foi vous aveugle ?

    Eh quoi ! Les Pères de l'Église et, depuis la Réforme, tous les pasteurs ne vous ont-ils pas enseigné, après et avec la Bible, que la foi qui n'agit pas n'est pas la foi ?

    Votre conscience ne protesterait-elle point si vous ne faisiez rien pour faire partager à votre prochain les ardeurs religieuses qui vous dévorent ?

    Ne vous semble-t-il pas que vous manqueriez aux plus impérieux et aux plus sacrés de vos devoirs si vous ne travailliez pas à amener aux pieds de Celui que vous adorez, les âmes qui s'en éloignent et ne songent pas à leur salut éternel ?

    Et c'est ce péché — mortel entre tous, n'est-ce pas ? —, ce péché dont vous ne voudriez pas souiller, charger, accabler votre conscience, que vous me conseillez de commettre ?

    Ce que, à aucun prix, vous ne consentiriez à faire : garder le silence, étouffer en vous vos convictions, c'est ce que vous voudriez que je fisse, et c'est parce que je n'y consens pas que vous me traitez de criminel ?

    Ah ! Mademoiselle ! vous imaginez-vous donc que celui qui ne croit pas en Dieu cesse d'être un homme et d'avoir une conscience ?
     
     

    * * *




    Mais, j'entends bien pour quelles raisons vous me conjurez de ne rien tenter dans le but d'arracher les autres, mes frères en humanité, aux croyances religieuses.

    Nous allons étudier vos raisons et examiner ce qu'elles valent.
     
     

    La foi ne console pas




    Vous voyez notre pauvre humanité accablée de souffrances, exposée aux privations, condamnée à la maladie, en proie à toutes les misères, et vous considérez que lui arracher la foi, c'est faire œuvre cruelle, parce que c'est la priver de la seule consolation qui ne lui fasse pas défaut.

    Comme vous, Mademoiselle, j'aperçois la douleur qui étreint notre espèce infortunée et, comme vous, j'en suis désolé et j'y compatis. Mais, tandis que vous ne cherchez qu'à endormir la souffrance, je travaille à la conjurer ; tandis que vous vous bornez à vous pencher sur le chevet du patient pour murmurer à son oreille des paroles d'encouragement, je me préoccupe de le guérir ; tandis que vous croyez à la fatalité des maux qui courbent les humains sous l'implacable loi de la douleur, j'ai la conviction que cette fatalité tient à des circonstances historiques qui disparaîtront, et mes efforts tendent à écarter le plus tôt possible ces circonstances.

    Aussi, logique vous êtes — logique avec vous-même — quand, faisant de la souffrance une inéluctable nécessité, vous érigez la résignation en devoir impérieux ; mais logique je suis également lorsque, considérant la douleur — je mets à part cette catégorie d'afflictions qui reste attachée à la nature — comme la conséquence d'une civilisation criminelle, je m'applique de mon mieux à dénoncer les vices de cette civilisation ; et logique je suis encore, lorsque je consacre mes forces à soulever contre ces vices la conscience universelle et à provoquer ainsi la révolte des cerveaux et des cœurs.

    On ne doit se résigner, c'est-à-dire subir l'adversité en silence, et j'ajoute : on ne s'y résigne qu'à la condition de la croire invincible.

    Toutefois l'être résigné n'est pas l'être consolé.

    La consolation ne procède que de la disparition du mal, de l'oubli, ou de l'espoir de le conjurer ou de l'oublier.

    S'apitoyer sur l'infortune de l'aveugle, lui dire, lui redire, lui rabâcher qu'il est bien à plaindre d'être ainsi constamment plongé dans les ténèbres, mais que, puisqu'il est privé de la joie d'y voir et qu'il n'y a rien à faire pour le rendre à la lumière, il faut qu'il ait la sagesse de prendre son mal en patience et de s'y résigner, ce n'est pas le consoler.

    Le consoler c'est, après avoir étudié avec soin les causes de sa cécité et après avoir acquis la certitude que son infirmité n'est pas incurable, lui faire entrevoir la possibilité de la guérison, lui enseigner le traitement à suivre, l’opération à pratiquer et, par l’évocation des beautés qu'il aura le bonheur, une fois guéri, de contempler, lui inspirer la volonté de se soumettre à l’opération nécessaire.

    C'est ainsi que, en affirmant — comme c'est ma conviction — aux malheureuses victimes de nos détestables arrangements sociaux que la maladie dont elles souffrent n'est pas incurable, en leur enseignant les causes de cette maladie, en leur indiquant le traitement à suivre, en glissant dans leur cœur la douce pensée d'une prochaine délivrance, je les fortifie, je les console.

    Donc, Mademoiselle, la véritable consolation, ce n'est pas vous qui l'apportez, avec vos conseils de résignation aux «intentions de Dieu et aux voies mystérieuses de la Providence», avec vos promesses d'une fallacieuse et éternelle félicité qui serait le prix de cette aveugle soumission à la volonté suprême.

    Depuis des siècles, les ministres de tous les cultes, les représentants de tous les Dieux prodiguent ces exhortations aux affligés, ces promesses aux «sans espoir». Et cependant la douleur continue aussi implacablement son œuvre désolante, et l'espoir en des béatitudes infinies dans l'autre monde n'empêche pas l'humanité de gémir dans la prostration, dans l'abattement.

    Vous voyez bien que la foi ne console pas !
     
     

    * * *




    Et puis, croyez-vous réellement, Mademoiselle, que les tristes, les désespérés peuvent être consolés par qui les trompe ?

    Or vous les trompez, Mademoiselle.

    Vous les trompez de bonne foi, je me plais à le penser, parce que vous êtes vous-même dans l'erreur ; mais vous ne les trompez pas moins, car, leur dire que «le principe même du bonheur, pour l'humanité, c'est la foi», leur dire cela, c'est les abuser.

    Vous aurait-on, Mademoiselle, si exclusivement mise au courant des choses de la religion, qu'on en aurait négligé de vous enseigner l'Histoire ?

    Ignoreriez-vous le mal que les religions — toutes les religions — ont fait à l'humanité, et les supplices dont elles ont peuplé la Terre ?

    C'est vraisemblable ; et il est à croire que vous ne connaissez de l'Histoire que ce qu'il a plu à vos éducateurs de vous enseigner, à vous comme à tant d'autres.

    Eh bien! lisez, Mademoiselle, ce que, il y a quelques années déjà, dans une brochure intitulée les Crimes de Dieu, j'ai écrit, et si ces lignes vous paraissent contraires à la vérité historique, vous aurez toujours la faculté de rectifier les erreurs que vous m'imputerez.

    Je cite textuellement:

    Dieu, c'est la religion.

    Or, la religion, c'est la pensée enchaînée. Le croyant a des yeux et il ne doit pas voir ; il a des oreilles et il ne doit pas entendre ; il a des mains et il ne doit pas toucher ; il a un cerveau et il ne doit pas raisonner. Il ne doit pas s'en rapporter à ses mains, à ses oreilles, à ses yeux, à son intellect. En toutes choses, il a pour devoir d'interroger la révélation, de s'incliner devant les textes, de conformer sa pensée aux enseignements de l'orthodoxie. L'évidence, il la traite d'impudence blasphématoire, quand elle se pose en adversaire de sa foi. La fiction et le mensonge, il les proclame vérité et réalité, quand ils servent les intérêts de son Dieu. Ne tentez pas de lui faire toucher du doigt l'ineptie de ses superstitions, il vous répliquera en vous fermant la bouche s'il en a la force, en vous injuriant lâchement par derrière, s'il est impuissant.

    La religion prend l'intelligence à peine éveillée de l'enfant, la façonne à des procédés irrationnels, l'acclimate à des méthodes erronées et la laisse désarmée en face de la raison, révoltée contre l'exactitude. L'attentat que le dogme cherche à accomplir contre l'enfant d'aujourd'hui, il l'a consommé durant des siècles contre l'humanité enfant. Profitant, abusant de la crédulité, de l'ignorance, de l'esprit craintif de nos pères, les religions — toutes les religions — ont obscurci la pensée, enchaîné le cerveau des générations disparues.

    La religion, c'est encore le progrès retardé.

    Pour celui qu'abêtit la stupide attente d'une éternité de joies ou de souffrances, la vie n'est rien.

    Comme durée, elle est d'une extrême fugitivité, vingt, cinquante, cent ans, n'étant rien auprès des siècles sans fin que comporte l'éternité. L'individu courbé sous le joug des religions va-t-il afficher quelque importance à cette courte traversée, à ce voyage d'un instant ? Il ne le doit pas.

    À ses yeux, la vie n'est que la préface de l'éternité qu'il attend ; la terre n'est que le vestibule qui y conduit.

    Dès lors, pourquoi lutter, chercher, comprendre, savoir ?

    Pourquoi tant s'occuper d'améliorer les conditions d'un si court voyage ? Pourquoi s'ingénier à rendre plus spacieux, plus aéré, plus éclairé ce vestibule, ce couloir où l'on ne stationne qu'une minute ?

    Une seule chose importe : faire le salut de son âme, se soumettre à Dieu.

    Or, le progrès n'est obtenu que par un effort opiniâtre, celui-ci n'est réalisé que par qui en éprouve le besoin. Et puisque bien vivre, satisfaire ses appétits, diminuer sa peine, accroître son bien-être, sont choses de peu de prix aux regards de l'homme de foi, peu lui importe le progrès !

    Que les religions aient pour conséquence l'enchaînement de la pensée et la mise en échec du progrès, ce sont des vérités que l'histoire se charge de mettre en lumière, les faits venant ici confirmer en foule les données du raisonnement.

    Peut-on concevoir des crimes plus affreux ?

    Et les guerres sanglantes qui, au nom et pour le compte des divers cultes, ont mis aux prises des centaines, des milliers de générations, des millions de combattants ! Qui énumérera les conflits dont les religions ont été la source ?

    Qui formulera le total des meurtres, des assassinats, des hécatombes, des fusillades, des crimes dont le sectarisme religieux et le mysticisme intolérant ont ensanglanté le sol sur lequel se traîne l'humanité écrasée par le tyran sanguinaire que les castes sacerdotales se sont donné la sinistre mission de nous faire adorer?

    Quel incomparable artiste saura jamais retracer, avec la richesse de coloris suffisante et l'exactitude de détail nécessaire, les tragiques péripéties de ce drame dont l'épouvante terrifia durant six siècles les civilisations assez déshéritées pour gémir sous la domination de l'Église catholique, drame que l'histoire a flétri du nom terrible d'«Inquisition» ?

    La religion c'est la haine semée entre les humains, c'est la servilité lâche et résignée des millions de soumis ; c'est la férocité arrogante des papes, des pontifes, des prêtres.

    C'est encore le triomphe de la morale compressive qui aboutit à la mutilation de l'être : morale de macération de la chair et de l'esprit, morale de mortification, d'abnégation, de sacrifice ; morale qui fait à l'individu une obligation de réprimer ses plus généreux élans, de comprimer ses impulsions instinctives, de mâter ses passions, d'étouffer ses aspirations ; morale qui peuple l'esprit de préjugés ineptes et bourrelle la conscience de remords et de craintes ; morale qui engendre la résignation, brise les ressorts puissants de l'énergie, étrangle l'effort libérateur de la révolte et perpétue le despotisme des maîtres, l'exploitation des riches et la louche puissance des curés.

    L'ignorance dans le cerveau, la haine dans le cœur, la lâcheté dans la volonté, voilà les crimes que j'impute à l'idée de Dieu et à son fatal corollaire: la religion.

    Tous ces crimes dont j'accuse publiquement, au grand jour de la libre discussion, les imposteurs qui parlent et agissent au nom d'un Dieu qui n'existe pas, voilà ce que j'appelle «les crimes de Dieu», parce que c'est en son nom qu'ils ont été et sont encore commis, parce qu'ils ont été et sont encore engendrés par l'idée de Dieu.
     
     

    * * *




    Et maintenant, osez soutenir, Mademoiselle, que Dieu, la religion, la foi, c'est pour l'humanité, le principe même du bonheur !

    Mais, vous l'avez dit: à vos yeux, la foi n'est pas seulement la religion, c'est encore le respect et l'amour de tout ce qui est le fondement de la société: la Patrie, le Drapeau, l'Armée, la Morale, le Patron.
     
     

    Nouveau dogme, nouveaux prêtres




    Reprenons maintenant la discussion au point où nous l'avons laissée.

    J'ai consacré mes deux premiers articles à l'examen des tristesses que vous cause ma propagande antireligieuse. Je vais étudier maintenant la réprobation que vous inspire mon irrévérence à l’égard de l'Armée, du Drapeau, de tout ce qui touche à la foi patriotique.

    Car vous avez formulé, Mademoiselle, une pensée d'une justesse frappante quand, après avoir écrit, «pour l'humanité, le principe même du bonheur, c'est la foi», vous avez ajouté: « Et je n'entends pas ici seulement la question de religion. Dans ce mot, j'entends l'amour de son pays, le respect dû à notre armée, à ceux qui nous dirigent, aux patrons, l'attachement à la famille.»

    Oui, vous avez eu raison de comprendre toutes ces choses : famille, patronat, gouvernement, armée, dans ce seul mot : la foi. Le respect et l'attachement à ces diverses institutions sont, en effet, des actes de foi ; ils sont les formes contemporaines du sentiment religieux et, pour être fidèle à lui-même, celui qui croit en Dieu doit croire également à l'essence providentielle et à la nécessité de ces institutions qui sont à la base de notre société profondément christianisée.

    Aussi longtemps que j'ai eu la foi, je me suis respectueusement incliné devant tout cela. Ceux qui, au collège, m'ont enseigné l'Histoire, m'avaient inculqué l'opinion que celle-ci n'est que le développement, parfois obscur, mais constamment régulier, des peuples et des races, en conformité d'un plan,éternellement conçu par l’Infinie Sagesse et la Souveraine Volonté de la Providence. Aussi pensais-je naïvement que toutes ces institutions : propriété, famille, gouvernement, religion étant de source divine, étaient aussi impérissables, aussi indestructibles que Dieu lui-même.

    Et je n'ai cessé définitivement de penser de la sorte que le jour où j'ai cessé définitivement de croire en Dieu.

    Tout se tient, tout se soude dans la chaîne des idées et des sentiments.

    Quand les curés affirment que l'athéisme conduit nécessairement à l'action révolutionnaire et, pour me servir de leur vocabulaire, au «chambardement de tout ce que nos aïeux respectaient et de tout ce qui soutient encore sur ses bases, déjà chancelantes, la vieille masure sociale», il n'est pas utile d'avoir le sens de l'observation très développé pour percer à jour les intentions de chantage qui les animent. Mais il n'en est pas moins vrai que, pour une fois, ces messieurs ne mentent point.

    Et je m'étonne qu'il y ait des socialistes — des socialistes qui volontiers se targuent de ne rien affirmer en dehors de l'étude des faits eux-mêmes — pour oser prétendre que la lutte contre les religions est sans valeur et qu'il importe peu et même pas du tout qu'un individu croie ou ne croie pas.

    Ce n'est pas le moment de discuter sérieusement cette manière de voir. Je me bornerai donc à noter que si la propagande contre la foi est sans effet utile au point de vue socialiste, la conséquence de cela, c'est que, croyant ou irréligieux, déiste ou athée, l'un comme l'autre, et celui-ci tout aussi facilement et rapidement que celui-là, peuvent arriver à la conception du socialisme.

    Or, dans le monde socialiste, où sont-ils, ceux qui fréquentent l'église, le temple ou la synagogue ? Et, dans le monde religieux, où sont-ils, ceux qui veulent «chambarder : Patronat, Gouvernement, Armée, Famille» ?

    Mais, nous voici un peu loin de l'objet même de notre conversation. J'y reviens et je ne vais plus m'attacher qu'à vous démontrer, Mademoiselle, que le dogme patriotique et les prêtres qui le propagent ne valent pas mieux que les autres prêtres et l'autre dogme dont, au surplus, ils continuent la tradition.

    Tout gouvernement implique la nécessité d'une religion. Longtemps, en France, le christianisme a suffi. À l'exception de quelques esprits supérieurs, la totalité des individus s'inclinait devant le dogme chrétien, se résignait au Décalogue, se conformait aux rites et cérémonies du culte.

    Un jour, le doute engendra l'indifférence, puis la négation, enfin l'hostilité. Aujourd'hui, sans qu'on puisse affirmer que le nombre des infidèles l'emporte, d'ores et déjà, sur celui des croyants, il n'est pas téméraire d'avancer que le premier s'accroît chaque jour et ne tardera pas à dépasser le second.

    La foi s'est réfugiée dans quelques intelligences obtuses, dans quelques consciences timorées. Elle a fui les régions de l'intellectualité, déserté les cerveaux où s'épanouit la fleur du savoir et de la réflexion.

    Les libres penseurs au pouvoir n'ont pas tardé à comprendre qu'une religion est l'auxiliaire indispensable de l'autorité. Réhabiliter devant l'opinion publique ce Dieu qu'ils avaient tant traîné aux gémonies, offrir au respect des foules ces porte-soutane que tant ils avaient couverts d'opprobre, ramener le peuple au pied des autels pour y participer à ces cérémonies qu'ils avaient tant ridiculisées, leur parut, à juste titre, impossible : on fracture une fois la porte d'un cerveau pour y glisser furtivement le fanatisme religieux mais quand celui-ci en a été expulsé honteusement, on ne réussit plus à l'y réintégrer.

    C'est alors que, insensiblement, se substitua au dogme, aux i ministres, aux simulacres frappés de déchéance, une religion nouvelle: le patriotisme.
     
     

    * * *




    Le patriotisme est un produit chimique qui, pour, 100 grammes, donne à l'analyse: 40 grammes d'amour et 60 grammes de haine. L'amour est limité aux habitants d'une même nation constituant pour chacun d'eux la patrie ; la haine s'étend à tout ce qui se trouve au-delà des artificielles limites, tracées par la géographie du moment, sous le nom de frontières.

    Un patriote qui se respecte ne se borne pas à devoir son amour aux nationaux, sa haine aux autres ; ses affections et ses antipathies doivent également s'appliquer aussi aux choses : de ce côté de la frontière, riantes sont les prairies, brillant le soleil, étincelant l'azur, étoilées les nuits, parfumées les fleurs, nobles les caractères, élevées les intelligences ; tout est beau, bon, juste et vrai. De l'autre côté, tout est faux, inique, méchant et laid ; pas de génie, de talent ; la langue est barbare, l'industrie inférieure, les caractères vils, le ciel gris, le sol désolé.

    Et notez que, dans chaque patrie, ces absurdités se retrouvent. Ici, Un Français vaut deux Allemands, trois Anglais, quatre Italiens, cinq Espagnols, etc.; sur les bords de la Tamise, un Anglais vaut deux Français, trois Allemands, quatre Espagnols, etc.; à Moscou, Un Russe vaut deux Prussiens, trois Belges, quatre Portugais, etc.

    Ce qu'il y a de bizarre — mais quand il s'agit de religion, rien n'est étrange, puisque le miracle est non seulement admis, mais de rigueur — c'est que, à chaque remaniement de la carte, à chaque retouche des frontières, doit correspondre pour l'adepte du patriotisme un revirement dans ses exécrations et dans ses tendresses. Il doit changer de sentiment comme de nationalité.

    De tous ces phénomènes d'amour et de haine, de cette valeur respective d'un Français, d'un Russe, d'un Autrichien, d'un Anglais, ne demandez pas la cause à un patriote ; il ne s'est jamais interrogé lui-même sur ces points divers, il croit ; quand il était enfant, on lui a inculqué ces inepties, elles ont grandi avec lui ; elles font partie de son «moi», il croit, vous dis-je, et le croyant ne raisonne pas, il ne doit pas raisonner.

    Il est attaché à une véritable religion, le patriotisme.

    Cette religion a son dogme: la patrie ; ses symboles : le drapeau, les trophées ; ses ministres : les chefs civils et militaires ; ses temples : les casernes ; ses cérémonies : les revues, les manœuvres, les parades ; ses cantiques : les élucubrations de Déroulède ; ses sacrifices : les batailles, les expéditions ; ses devoirs : les vingt-cinq années de service, les campagnes contre l'ennemi ; sa morale : l'obéissance passive ; sa juridiction : les conseils de guerre ; son enfer : Biribi, le peloton d'exécution ; son paradis : les galons, l’avancement, la croix d'honneur, la gloire.
     
     

    Les batailles fécondes




    Si l'on s'explique difficilement que le dogme patriotique puisse recruter des fervents parmi ceux — les prolétaires — qui ne connaissent de la patrie que les immolations, on comprend aisément au contraire tout le bénéfice qu'en peuvent retirer les gouvernants, les propriétaires, les industriels, les commerçants, les financiers et les professionnels.

    Tous ces gens qui, contrairement au cliché bien connu, parlent toujours de la patrie sans y penser jamais ont un intérêt primordial à semer et cultiver dans les cœurs le patriotisme :

    Intérêt économique, parce que les guerres et les expéditions cachent toutes combinaisons industrielles, commerciales et financières : les traités de paix, qui stipulent des rançons formidables et des clauses commerciales favorables aux vainqueurs, mettent cette vérité en évidence.

    Intérêt politique, parce que la révolte peut être individuelle ou collective. Lorsque l'infraction à la loi est individuelle, la police et la gendarmerie suffissent ; quand elle a un caractère collectif : grève, manifestation tumultueuse, insurrection, gendarmes et policiers sont débordés, et les soldats interviennent : les événements démontrent cette réalité.

    Intérêt moral, parce que, à une société autoritaire, il faut des maîtres et des esclaves, et non des hommes libres : la caserne, la discipline, hiérarchie, l'amour du galon développent merveilleusement l'insolence et le despotisme chez ceux qui commandent, la soumission et la platitude chez ceux qui obéissent.

    Ajoutez à cela que les maîtres chanteurs du patriotisme savent en jouer habilement pour détourner opportunistement les regards de la masse des spectacles sur lesquels il serait dangereux — pour les dirigeants — qu'ils se fixassent trop longtemps : concussions, scandales, abus de pouvoir, misère publique, etc.
     
     

    Pendant que nos pères étaient absorbés dans la contemplation des choses célestes, les prêtres fouillaient dans leurs poches et les dévalisaient ; les ministres du nouveau culte vident nos goussets par l'impôt et, pour que nous nous en apercevions moins, nous exhortent à ne pas perdre de vue la trouée des Vosges.

    Sans compter que si, malgré les précautions prises, la sève de la révolte bouillonne trop ardente dans les artères et menace par trop, les diplomates sont là pour ménager, aux peuples «sur le point de s'insurger et de renverser leur gouvernement respectif» une saignée intelligente qui, pour quelque temps, anémie ces insubordonnés.

    Ainsi: agiotages et spéculations, étouffement des grèves, répression des insurrections, développement des instincts autoritaires chez les uns, rampants et lâches chez les autres, diversions opportunes, spoliation des contribuables, saignées intelligentes, telles sont les marchandises, avariées que couvre ce pavillon: le patriotisme.
     
     

    * * *




    Mais il y a «la Revanche».

    D'aimables chauvins nous disent sans sourciller: «Nous ne pouvons rester sous le coup de l'humiliation qui, il y a trente ans, nous fut infligée. Administrons aux Prussiens une raclée dans le genre de celle que nous avons essuyée et restons-en là.»

    Mais, malheureux, vous ne comprenez pas qu'à la suite de cette «raclée», les Allemands voudront prendre à leur tour leur revanche ; qu'ensuite ce sera à vous d'exiger la vôtre, et qu'ainsi, de revanche en revanche, l'interminable partie engagée durerait jusqu'à la consommation des siècles ? Ne comprenez-vous pas que l'armement devenant de plus en plus formidable, et le nombre des soldats, croissant sans cesse, la vie des hommes s'écoulerait entre une gamelle et un fusil ; que, de plus en plus nombreux, les milliards s'engouffreraient dans les budgets de la guerre, que le total des victimes de ces tueries périodiques irait en atteignant des chiffres de plus en plus effrayants ?

    Pourtant, ils ont une revanche à prendre, les jeunes gens qu'appelle la conscription. Le vainqueur ne leur a pas seulement enlevé deux provinces, il leur a ravi leur patrie tout entière.

    Ce triomphateur des luttes séculaires, c'est celui qui les a spoliés de leur part d'héritage commun ; c'est celui qui, gouvernant, patron, propriétaire, policier, magistrat, prêtre, les a dépouillés de leur bien-être physique, intellectuel et moral et s'est arrogé — à l'aide précisément des soldats — le droit de les courber sous le joug de ses lois, de les réduire à la famine, de les jeter hors des maisons, de les arrêter, de les envoyer en prison, au bagne, à l’échafaud.

    L'ennemi véritable et le seul, le voilà !

    La patrie que ces jeunes gens ont à conquérir — sublime et féconde revanche ! — c'est le sol de la France sur lequel ils vivent, les richesses qui s'y trouvent et tout l'outillage qui y existe.

    Il est de leur droit, il est de leur devoir et, quand ils le voudront, il sera en leur pouvoir de reprendre ces trésors à l'envahisseur, non pour l'asservir ni l'expulser à son tour, mais pour vivre en paix, en amour avec lui, sur la terre cultivée par la collaboration de tous.

    Les deux provinces que le peuple doit se faire restituer sont: le bien-être et la liberté.

    Quand ce grand acte de justice sera parachevé, alors, plus de guerres ineptes, plus de carnages stupides. Définitivement réconciliés, tous les hommes livreront bataille aux maladies, aux fléaux, aux éléments ligués contre eux, à la douleur sous quelque aspect qu'elle se présente.

    Ils trouveront, ouvert devant leur native combativité, un champ glorieux, fécond et sans limites.
     
     

    La liberté de l'amour




    Nous voici arrivés, Mademoiselle, au point le plus délicat.

    En amour, je préconise l'abolition de toute cérémonie légale, de toute réglementation officielle.

    L'amour, ce sentiment et cette force aussi universels qu'impérissables, naît et vit au sein des embûches, de la contrainte et du mensonge. Je voudrais le mettre à l'abri des pièges, le libérer de la servitude et de l'hypocrisie.

    Et vous me reprochez la propagande que je fais en ce sens !

    Le sujet, Mademoiselle, bien que sévère et grave, est trop aimable, trop gracieux, trop poétique et trop émouvant pour que j'emploie à vous répondre le genre lourd et quelque peu prétentieux de la dissertation.

    Mes procédés de défense s'inspireront de vos procédés d'attaque. Et je vais travailler à faire entrer dans le cadre un peu étroit de vos reproches, la riposte qu'un sujet aussi vaste demanderait plus étendue, sans doute, sinon plus précise.

    Je vous cite d'abord:

    «Vous préconisez aussi les mariages non pas même civils, mais libres, sans autorisation ni légalisation devant témoins à la mairie ! Ne voyez-vous donc pas assez de femmes abandonnées par leur mari, ou de maris trompés par leur femme, avec notre régime actuel ? Que deviendraient les revendications naturelles de l'un ou de l'autre dans le cas d'abandon ou d'infidélité ; il n'y aurait aucune preuve. Et les enfants ? Notre pays déjà si dépeuplé, le serait encore bien davantage si les mères pouvaient craindre de se voir un jour seules avec de petits êtres mourant de faim, et de froid !»

    Et maintenant, j'entre dans la discussion.

    Mais souffrez, Mademoiselle, que je prenne des ciseaux et découpe en petites, toutes petites tranches, votre accusation.

    Analyse d'abord, récapitulation et synthèse ensuite: c'est le moyen de nous livrer à une étude vraiment sérieuse.

    «Vous préconisez aussi les mariages non pas même civils, mais libres, sans autorisation ni légalisation devant témoins à la mairie !»

    Oui, Mademoiselle, je préconise ce qui vous paraît d'une audace si inconcevable, d'un irrespect si stupéfiant à l'égard de l'institution sacro-sainte du mariage, que vous ponctuez votre indignation d'un point exclamatif.

    Seulement, veuillez observer que je ne profane jamais de l'appellation scandaleuse que vous lui donnez, l'union libre, sainte, sublime — parce qu'elle est conforme à la nature — de deux êtres qui s'aiment et n'éprouvent le besoin de solliciter aucune autorisation et de n'appeler à leur aide aucune sanction légale, pour se l'oser dire et s'en prodiguer mutuellement les preuves les plus douces et les plus convaincantes.

    Tout frémissants de vie et de passion, deux êtres ne soumettent pas leur amour à l'épreuve ridicule et vaine du «mariage», ils se donnent l'un à l'autre dans l'entraînement impétueux de leur esprit, de leur cœur et de leur chair et laissent à d'autres la honte d'appeler au secours de leurs désirs défaillants les obligations et les défenses du Code, les lunettes du notaire, la soutane du curé, l'écharpe du maire, le paraphe des témoins et les beuveries de la noce.

    Je dis qu'ils font bien.

    Et de quelle autorisation auraient-ils besoin, je vous, prie, l'homme et la femme qu'une passion réciproque jette dans les bras l'un de l'autre ? Qui donc mieux qu'eux, au-dessus d'eux, en dehors d'eux, possède qualité pour donner un consentement quelconque à l'accomplissement d'un acte qui, somme toute, ne regarde, ne lie et n'engage qu'eux-mêmes ?

    Vous oubliez, Mademoiselle, qu'il ne s'agit pas, ici, de deux enfants, mais de deux êtres parvenus à l'âge du discernement. Vous oubliez qu'il n'est pas question de deux mignons oiselets à qui les ailes n'ont pas encore suffisamment poussé et qui ne sauraient, sans danger grave, s'essayer à perdre de vue le nid maternel, mais de deux aiglons, avides d’espace, ayant bec et serres pour se nourrir et se défendre, et que réclament les sommets et l'immensité.

    Il est déjà révoltant que, quand il y a lieu de fixer l'effort de leur cerveau et de choisir une carrière, les jeunes gens ne soient pas consultés et que la volonté paternelle pousse le despotisme jusqu'à se substituer aux aptitudes et aux aspirations des fils et des filles. Mais il est infiniment plus révoltant encore que les sympathies, les préférences des vieux se substituent à celles des jeunes, quand il s'agit des destinées affectives de ceux-ci ; et il est inadmissible que, dans les invincibles et délicieuses poussées de désir, passionnel qu'ils subissent, les jeunes gens soient contraints par la loi à tenir compte des goûts, des convenances des projets et des combinaisons plus ou moins malpropres des familles.

    La loi, que vient-elle faire ici ? Son empire n'est-il pas trop étendu déjà ? Ses États ne sont-ils pas déjà trop vastes ? Ne lui suffit-il pas de guetter notre naissance et notre trépas pour tenir à jour et en ordre ses registres d'état-civil? N'est-elle pas satisfaite des longues années durant lesquelles elle peut, au gré de ses intérêts et de ses caprices, nous exposer à l'abrutissement des casernes et à la boucherie des champs de bataille ?

    N'a-t-elle point assez de tracasseries, des inquisitions, des surveillances, des vexations par lesquelles elle se glisse sans discontinuité dans tous nos actes, dans toutes nos pensées, tous nos mouvements ?

    Faut-il encore qu'elle pénètre dans les profondeurs mystérieuses de notre cœur, et qu'elle promène l'insolence, la stupidité et la tyrannie de ses prescriptions dans le secret des mouvements amoureux qui nous agitent ?
     
     

    Chaîne à briser




    Qu'on mette le travail en servitude, qu'on codifie la propriété, qu'on rétablisse entre les citoyens des lignes de démarcation théoriquement supprimées par la Révolution de 1789, que la pensée soit captive, et l'art en tutelle, que la science et la richesse soient accaparées par quelques privilégiés, c'est déjà chose incroyable.

    Mais ce qui dépasse les bornes de l'entendement, c'est que, au nom de principes dont le plus rudimentaire raisonnement peut renverser l’échafaudage, au nom d'une morale reposant sur une métaphysique puérile, au nom de traditions et d'habitudes portant l'empreinte de cette morale et de cette métaphysique, on ait osé soumettre à une réglementation uniforme et invariable les mouvements capricieux et innombrables de la force d'irrésistible attirance des sexes entre eux.

    Imposer au cœur une façon d'aimer, à la chair une manière de se donner, introduire dans ces phénomènes, qui le plus souvent sont inanalysables, des questions de durée, de situation, de consultation familiale, de consentement préalable, de formalités nécessaires et de consécration officielle, cela semble impossible, et cependant cela est.

    En vérité, il faut avoir l'arrogance du législateur et posséder la dose de suffisance qui fait de cet individu dans l'humanité, un être à part, pour pousser l'inconscience à ce point. Cette catégorisation des choses de l'amour en licites et illicites, en permises et défendues, en honnêtes et déshonnêtes, est le point de départ d'une infinité de souffrances physiques et de tortures morales chez tous : chez les riches comme chez les pauvres, chez les femmes comme chez les hommes, pour les enfants comme pour les parents.

    Nul n'y échappe. Depuis des siècles, l'histoire, la poésie, le roman, le théâtre se mettent en frais pour nous retracer les émouvantes péripéties des odyssées amoureuses. Les cœurs se navrent, les paupières se mouillent au récit de ces drames tissés de contraintes, de déceptions, de remords, de vengeances, de malédictions, de crimes.
     

    Ici, ce sont deux jeunes gens que la nature semble avoir pétris l'un pour l'autre, afin qu'ils goûtent, l'un par l'autre, toutes les voluptés amoureuses, et entre lesquels se dressent, barrières infranchissables, les conventions mondaines, les haines ou rivalités de famille, les préjugés de caste, le veto paternel ; là, par contre, ce sont deux êtres qui ne s'affectionnent point, ne se sont jamais aimés, ne se chériront jamais, et que des combinaisons plus ou moins ignobles ont rivés l'un à l'autre : forçats du mariage ; ailleurs encore, c'est une pauvre enfant qu'ont séduite des lèvres fleuries de fallacieuses promesses, et que la sublime loi de fécondité fait, par l'injustice du monde et l'hypocrisie des conventions, rejeter au rang des flétries, des stigmatisées !

    La troisième page de nos quotidiens est souillée de ces drames de l'abandon, de l'adultère, de la jalousie, qui s'achèvent en suicides, en meurtres, en assassinats.

    Toutes ces horreurs, pourtant, ne sont rien, comparées à la multitude des pleurs tombés silencieusement, des scènes intimes, des tourments subis sans murmure, des plaies au cœur que connaissent les seules victimes.
     
     

    * * *




    Oserez-vous dire, Mademoiselle, que ce tableau est trop noir, que mon pinceau s'est chargé de couleurs trop sombres ?

    Peut-être, l'oserez-vous, et votre jeunesse sera votre heureuse mais unique excuse. Car, il n'y pas d'expressions, du moins je me sens incapable de les trouver, qui puissent traduire d'assez saisissante façon les misères, les souffrances, les hontes que je signale un peu plus haut.

    Eh bien ! réfléchissez.

    Songez d'abord que ces cœurs sont abominablement crucifiés, en dépit des consentements, législations et formalités qui escortent le mariage. Et commencez par vous demander une bonne fois — et appliquez-y longuement votre pensée — de quoi servent toutes ces prétendues garanties, puisqu'elles aboutissent à des résultats si contraires à ceux qu'elles ont mission d'assurer.

    Je ne doute pas que ces méditations ne parviennent à ébranler votre foi dans les «vertus» du mariage, et que vous n'arriviez à estimer que, si le mariage cesse d'être pour les conjoints le gage de repos et de félicité qu'on s'imagine, il n'est plus qu'une insupportable chaîne, un esclavage d'autant plus haïssable qu'il est de ceux — bien rares — auxquels la civilisation contemporaine nous laisse la faculté de ne pas nous exposer.

    Et quand votre raison, ayant réalisé le premier effort nécessaire, poussera plus avant ses recherches, daignez creuser cette seconde question : «S'il est vrai que le mariage ne comporte pas la tranquillité et le bonheur en amour ; s'il est, tout au contraire, si fréquemment suivi de larmes versées, de sang répandu, ne serait-il pas à supposer qu'il est lui-même la source de ces larmes, la cause de ce sang ?»

    Je me flatte, Mademoiselle, que lorsque vous voudrez bien tendre de ce côté toutes vos forces de compréhension, l'heure ne tardera pas à sonner où vous reconnaîtrez que le mariage, les consentements, les légalisations, le notaire, le curé, le maire, la signature des témoins et «tout le tremblement comme dirait l'autre», n'ont jamais véritablement uni deux êtres que l'amour ne rapproche pas et qu'ils n'ont jamais empêché de souffrir terriblement, l'un par l'autre, deux êtres qui ne s'affectionnent point.

    Toujours inutile dans le cas où le désir et la tendresse accouplent deux jeunes gens ; toujours dangereux et intolérable dans le cas où ceux-ci ne s'aiment point ou cessent de s'aimer : voilà ce qu'est le mariage.

    Or, une chaîne qui est toujours inutile et, le plus souvent, dangereuse et intolérable, DOIT ÊTRE BRISÉE.

    M'en voulez-vous encore, Mademoiselle, de ce que je m'efforce à en débarrasser notre pauvre humanité, accablée déjà sous le poids et la meurtrissure de tant d'autres chaînes ?
     
     

    * * *




    Mais il y a les enfants ! Que vont-ils devenir, les innocents ? Qu'adviendra-t-il de ces chers petits si, le mariage étant supprimé, plus rien n'oblige l'homme à rester auprès de sa femme, le père auprès de ses enfants ?

    Ah ! les malheureux abandonnés !
     
     

    Place à la grande famille




    Dans l'esprit des personnes sensées et réfléchies, le mariage — cette préface de la famille juridique — est jugé et condamné. Il n'est pas d'institution qui soit plus et mieux atteinte, chaque jour, par la critique et la satire.

    Une seule considération lui assure quelque crédit dans l'opinion : les enfants.

    On a peur que ceux-ci ne soient frappés par la dislocation du groupement familial dont ils font partie ; on craint qu'ils n'aient à en souffrir.

    Mademoiselle, je vais émettre une proposition qui va vous faire crier au paradoxe et, pour peu que vous soyez nerveuse, sursauter.

    Je prends la précaution de vous en avertir pour que vous ne soyez pas tentée de me considérer comme un vulgaire mystificateur et de planter là votre lecture.

    Je dis que le plus grand service qu'on pourrait rendre aux enfants, ce serait d'abolir la famille actuelle, parce que tous en sont victimes : les uns parce qu'ils n'ont pas de famille, les autres parce qu'ils en ont une.

    Je m'explique :

    Par ceux qui sont sans famille, j'entends tous les petits infortunés, qui, soit qu'ils aient eu le malheur de perdre leurs parents, soit qu'ils aient été abandonnés, soit encore que leur naissance ait été frappée d'irrégularité, se trouvent les uns réellement sans famille, les autres comme s'ils n'en avaient pas.

    Les abandonnés et ceux qui n'ont plus leurs ascendants souffrent de la famille, parce que, persuadés qu'il leur suffit de ne laisser manquer de rien leurs propres enfants pour être en règle avec leur conscience, convaincus même qu'ils se rendraient coupables d'une sorte de mauvaise action s'ils augmentaient, par l'adoption d'un «sans famille», le nombre de petites bouches qu'ils ont à nourrir et des parts qu'ils auront à faire plus tard, dans l'héritage, les pères et mères se consacrent uniquement au développement des moutards qui portent leur nom et ne se préoccupent en rien des abandonnés et des orphelins.

    Et tandis que les enfants qui ont une famille sont entourés de soins et comblés de caresses, il n'y a pour les autres, ni tendresse, ni moyens d'existence.

    Quant à ceux que les registres de l’état-civil traitent d'enfants illégitimes et que le langage courant qualifie de «bâtards», je n'ai pas besoin d'insister sur ce qu'ils ont à endurer d'humiliations, de froissements et de misères, par suite de ce seul fait, auquel cependant ils sont forcément étrangers, que leur mère ne fut pas légalement unie à l'homme dont ils sont issus.

    Ces trois catégories d'enfants : les orphelins, les abandonnés, les illégitimes, ne sont pas, Mademoiselle, quantité négligeable. Leur nombre est considérable et l'on ne saurait nier qu'ils n'aient à souffrir cruellement et injustement de l'institution familiale, précisément parce qu'ils sont sans famille.
     
     

    * * *




    Mais ce serait une grossière erreur de croire que, en revanche, les enfants qui ont une famille ne souffrent pas d'en avoir une. Ceux-là aussi sont victimes de l'institution. Sans doute, ils n'en pâtissent pas de la même façon que leurs petits compagnons : orphelins, abandonnés ou bâtards ; mais ils en pâtissent quand même.

    Chaque famille a ses traditions, ses coutumes, ses croyances, ses relations, sa situation sociale. L'enfant est dans la nécessité de s'y conformer et, le plus souvent, au mépris de sa nature, de son caractère, de ses aptitudes et de ses aspirations personnelles.

    La famille est pour lui une sorte de cellule hérissée de pointes aiguës auxquelles se meurtrissent, à chaque mouvement qu'il fait, une partie de sa chair, de son cerveau ou de son cœur. Vivre, penser, aimer comme il lui plairait, comme il serait conforme à son tempérament ? Il ne faut pas qu'il y songe. Dans cette atmosphère étouffante, dans ce milieu étriqué, fermé, déprimant, il végète, il dépérit.

    Il n'est pas lui, il est «la chose» de la famille.

    Tout petit, il est la cire molle destinée à recevoir toutes les empreintes qu'il plaira au père et à la mère de lui donner et, devenu adulte, lorsqu'il sera question pour lui — garçon ou fille — de choisir une carrière, lorsqu'il en sera arrivé à ce carrefour de la vie où s'ouvrent devant lui les multiples avenues qui doivent le conduire aux multiples horizons, ce ne sont pas ses goûts, ses forces, ses tendances, ses prédispositions, qu'il pourra consulter, mais la volonté et les projets de la famille.

    Il mangera à sa faim, oui. Il sera confortablement logé, oui. Il sera mis à l'école, au lycée ou en apprentissage, oui. Il sera malade, il sera soigné, oui. Son père et sa mère le dévoreront de baisers, lui prodigueront les caresses, oui. Mais à la condition qu'il renonce à ses goûts, à tout ce qui l'attire et le réclame, si d'écouter ses goûts, et d'aller à ce qui le sollicite n'entre pas dans les plans de la famille.

    Et si la malchance veut qu'il tombe sur un père et une mère qui ne vivent pas en bonne intelligence, pour qui le foyer est un enfer et qui vont chercher, l'un et l'autre, ailleurs, les consolations dont ils ont besoin, l'enfant grandit tristement au milieu de l'indifférence, entre un père et une mère qui le négligent et pour lesquels il sent, d'instinct, qu'il est une charge, un ennui.

    Incalculable est le nombre des petits êtres qui se développent ainsi et telle est la cause de la hâte avec laquelle jeunes gens désertent la demeure familiale et jeunes filles sont impatientes de s'en évader.

    Vous voyez bien, Mademoiselle, que pour ceux qui ont une famille comme pour ceux qui n'en ont pas, la famille est une détestable institution !
     
     

    * * *




    Donc, plus de ces petits groupements basés sur le mariage, et dont les liens sont consacrés par les consentements, les légalisations et les cérémonies officielles qui vous paraissent si désirables !

    Une seule chose peut et doit obliger l'homme à rester auprès de sa compagne, le père à veiller sur ses enfants. Cette chose n'est pas une obligation émanant de la loi, mais un sentiment procédant de la nature : c'est l'amour.

    L'amour se moque du Code et des tribunaux, du magistrat et du gendarme, aussi impuissants les uns que les autres à provoquer qu'à empêcher l'éclosion de cette fleur magnifique.

    Et, quand auront disparu ces groupements exigus, fermés, où l'on étouffe : les petites familles, alors naîtra et se développera, dans un irrésistible élan de fraternité et de mansuétude, l’humanité tout entière qui assurera, par voie d'affinités naturelles et d'impulsions sans calcul, le libre et fécond exercice de la loi d'attraction des sexes entre eux.

    Alors, plus de bâtards : tous les enfants seront légitimes.

    Alors, plus d'orphelins, ni d'abandonnés. Les cœurs s'ouvriront pour la tendresse si facile à prodiguer aux petits ; car l'enfance est aimable, elle est gracieuse, elle est reconnaissante et affectueuse. Alors, plus de gosses mal nourris, mal vêtus, sans soins, sans culture !

    Aujourd'hui, tous les enfants souffrent des petites familles limitées à quelques-uns groupés par l'intérêt plus que par l'affection.

    Alors, tous les enfants seront heureux par la famille étendue à l'humanité tout entière définitivement réconciliée dans l'harmonisation des intérêts individuels et collectifs
     
     

    * * *




    Mais la liberté de l'amour, Mademoiselle, fait partie d'un tout dont nulle portion ne peut être distraite.

    Elle fait partie du faisceau de libertés à conquérir et sur l'ensemble desquelles, pour finir, je vous dirai, demain, ma pensée.
     
     

    Le communisme libertaire




    Vous ne pensiez pas, Mademoiselle, quand j'ai exprimé l'intention de vous répondre, que je le ferais aussi longuement.

    Je ne le pensais pas non plus.

    Mais vous avez abordé tant de sujets et de si graves, de si complexes, et de si délicats, que j'avais à choisir entre deux dangers : celui d'être trop laconique et celui d'être trop prolixe.

    J'ai préféré courir le dernier.

    Veuillez m'excuser et me prêter encore quelques minutes de votre complaisante attention.

    Ne convient-il pas que je reprenne, en les résumant, toutes les questions que, au cours de cette réponse, j'ai dû examiner ?

    Au spectacle des misères qui accablent l'humanité, des perplexités et des vicissitudes qui la tourmentent, votre cœur est pris de pitié et de tristesse.

    Le mien l'est aussi.

    Alors, que faites-vous, Mademoiselle ?

    Comme toutes les personnes qui croient à la nécessité et à la fatalité des institutions qui nous régissent, vous ne songez pas à rechercher si cet ensemble de maux, sous le poids desquels gémissent les humains, est imputable à ces institutions et, sans étude, sans réflexion, vous vous adressez à ceux qui les combattent, qui les flétrissent et travaillent à leur substituer d'autres arrangements sociaux, et vous les conjurez de renoncer à la mauvaise besogne qu'ils accomplissent. Je suis, Mademoiselle, au nombre de ces mauvais ouvriers, et je vous ai répondu en donnant, de la propagande à laquelle je me livre, des raisons que j'ai la prétention de regarder comme décisives.

    J'ai dit :

    Dieu, c'est l'erreur, et je n'y crois plus ; Dieu, c'est le mensonge et l'hypocrisie, et je le combats ; Dieu, c'est la religion, et non seulement celle-ci ne console pas, mais elle afflige ; non seulement elle n'apporte pas à l'humanité la tranquillité et la joie, mais elle a écrit les pages les plus douloureuses et les plus sanglantes de l'histoire, voilà pourquoi je lutte contre la religion.

    J'ai dit :

    Le patriotisme, c'est le dogme nouveau; c'est, sur les ruines des anciens credo qui s'écroulent, la foi nouvelle, nécessaire aux maîtres pour qu'ils conservent les chaînes qu'ils ont forgées contre les esclaves.

    Le patriotisme, c'est une haine irraisonnée et stupide contre tout ce qui ne fait pas partie de la patrie.

    Le patriotisme, c'est la caserne, c'est l'armée, c'est le prolétariat en uniforme massacrant, pour le compte et sur l'ordre de la classe capitaliste, le prolétariat en blouse.

    Le patriotisme, c'est la nécessité de la revanche s'imposant tour à tour aux nations vaincues et convertissant notre planète en un gigantesque champ de bataille où jamais le combat ne prendrait fin.

    Voilà pourquoi je fais la guerre à la guerre, voilà pourquoi, ouvrier de vie et non de mort, je suis internationaliste, réclamant le licenciement des armées et prêchant, la paix universelle.

    J'ai dit :

    L'amour est de nature fantasque, capricieuse, éclectique : c'est folie de le vouloir soumettre à des règles fixes et applicables à tous. La liberté est le seul régime auquel, philosophiquement, il s'adapte.

    Dans la pratique, le mariage donne de déplorables résultats. Loin d'être un gage de concorde et de bonheur, il enfante les pires hypocrisies et les situations les plus désolantes.

    Chaîne toujours inutile et dangereuse, chaîne toujours intolérable, elle doit être brisée.

    Tous les enfants souffrent de la famille, tous : les uns parce qu'ils en ont une, les autres parce qu'ils n'en ont pas.

    Pour ces motifs, je stigmatise le mariage et les vaines formalités qui l'entourent, je voue aux destructions prochaines et nécessaires la famille juridique basée sur la cupidité, et que doit remplacer la grande famille humaine reposant sur la solidarisation de tous les intérêts particuliers.

    A chacune de ces considérations, j'ai donné le développement qui m'a paru nécessaire.
     
     

    * * *




    Et maintenant, Mademoiselle, je conclus. Triste, bien triste est la vie que mènent les générations actuelles. Et pourtant, le mobile de toutes les actions humaines, c'est la recherche d'une satisfaction quelconque, et l'idéal de la civilisation, c'est la réalisation de la plus grande somme de bonheur pour tous.

    Religion, propriété, patrie, famille — croyances et institutions procédant toutes du principe d'autorité — ont fait et font de l'Histoire un drame séculairement douloureux et sanguinaire.

    Ce drame, en perpétuant l'ignorance qui, seule, l'engendre, vous voulez, à votre insu, le prolonger.

    Ce drame, je veux, de toutes les ardeurs de ma volonté, y mettre au plus tôt un terme.

    Et, dans ce but, j'emploie mes forces, toutes mes forces, à la démolition de toutes les Bastilles autoritaires : Gouvernement, Capitalisme, Religion, Armée, Parlement, Magistrature, Police, Famille.

    C'est la première partie de ma tâche.

    Mais l'homme n'est pas fait pour vivre au sein des décombres ; son esprit ne se nourrit pas seulement de négations, son cœur n'est pas fait uniquement pour la haine.

    Et c'est ici qu'apparaît la nécessité de l'édification qui doit suivre les ruines : affirmations découlant des négations mêmes, amours surgissant des haines ressenties.

    Le corps social souffre dans toutes ses parties : dans l'estomac, dans le cerveau, dans le cœur. Il agonise de misère. Misère des ventres : c'est la faim; misère des esprits : c'est l'ignorance ; misère des cœurs: c'est la haine.

    Il est urgent de terrasser cette triple misère.

    Le remède est trouvé: c'est le communisme libertaire.

    Par lui, chacun trouvera dans l'immense trésor matériel, entretenu par l'effort commun, de quoi satisfaire tous ses besoins physiques.

    Par lui, chacun trouvera dans l'inépuisable trésor intellectuel, alimenté par l'incessante recherche des esprits en travail, de quoi contenter tous ses appétits scientifiques, tous ses goûts artistiques.

    Par lui, chacun trouvera dans l'intarissable trésor affectif, constamment enrichi par le besoin d'aimer, de quoi calmer toutes les soifs de tendresse.

    Le communisme libertaire, par lequel tous les estomacs, tous les cerveaux et tous les cœurs peuvent être et seront un jour libérés, voilà le remède.

    Ce remède est applicable, mais il n'est pas encore suffisamment connu. Il est donc nécessaire de le vulgariser. Je suis un de ses vulgarisateurs ; je ne suis pas autre chose ; et cela suffit amplement à mon activité, à mon ambition.
     
     
     
    Sébastien Faure


    votre commentaire
  • Sébastien FAURE - ÉLECTEUR, ÉCOUTE - Bureau Anti-Parlementaire 1919
    Groupe de propagande par la brochure - Réédité 1924

        Chaque fois que les pouvoirs de la Chambre des Députés arrivent à expiration, c'est un cri unanime : «Enfin ! Elle va donc disparaître, cette Chambre infâme ! Le pays va donc être débarrassé de ce Parlement maudit !»

        Ce langage traduit expressément les sentiments successifs : déception, lassitude, écœurement qu'ont fait naître, dans l'esprit public, au cours de la législature qui prend fin, l'incapacité, la corruption, l'incohérence et la lâcheté des Parlementaires.

        Pourquoi faut-il que l'engouement irréfléchi du populaire, son ignorance et son inobservation le poussent à espérer que la Chambre qui va naître vaudra mieux que celle qui va mourir ?

        Il est inconcevable que, périodiquement trompée, constamment abusée, la confiance de l'électeur survive aux déceptions dont il souffre et dont il se lamente ; et, pour l'être raisonnable et pensant, c'est une stupeur que de constater que les législatures se succèdent, chacune laissant derrière elle le même désenchantement, la même réprobation et que, néanmoins l'électeur persiste à considérer comme un devoir de voter.

        La période électorale s'ouvre, elle est ouverte. C'est la crise qui, périodiquement, convulsionne la multitude. Elle dure officiellement quelques semaines et, si l'on tient compte de l'effervescence qui précède et du bouillonnement qui suit cette crise, on peut dire qu'elle dure trois mois.

        Trois mois durant lesquels, peuplé d'agités, le pays semble frappé de démence : candidats, comités et courtiers électoraux, tour à tour confiants dans le succès ou désespérant d'y atteindre, vont et viennent, avancent et reculent, crient et se taisent, affirment et nient, implorent et menacent, acquiescent et protestent, attaquent et se défendent.

        C'est un spectacle fou : drame, comédie, vaudeville, bouffonnerie, farce, pantomime, tous les genres, du tragique au burlesque, s'y donnent rendez-vous et s'y rencontrent, associés, confondus.

        Le malheur est que c'est aux frais du spectateur que la farce se joue et que, quels que soient les acteurs, c'est toujours lui qui paie, et qu'il paie de son travail, de sa liberté, de son sang.

        Eh bien ! électeur, avant de passer au guichet pour solder ta place, écoute-moi.

        Ou plutôt écoute ce que te disent les Anarchistes ; écoute attentivement et réfléchis.
        Voter, c'est accepter la Servitude.

        Les Anarchistes n'ont jamais eu de représentants siégeant dans les assemblées parlementaires. Tu as parfois entendu traiter d'anarchistes MM. Clemenceau, Briand et d'autres parlementaires. Ils ne le sont pas ; ils ne l'ont jamais été.

        Les anarchistes n'ont pas de candidat. Au surplus un candidat qui se présenterait comme anarchiste n'aurait pas une seule voix, puisque les anarchistes s'abstiennent de voter.

        Ils refusent de se servir du bulletin de vote que la Constitution met entre leurs mains.

        Ne suppose pas que ce soit pour ne pas faire comme les autres, pour se singulariser. Sache que les raisons pour lesquelles les anarchistes s'abstiennent sont multiples et graves.

        Ces raisons, les voici brièvement exposées.

        L'anarchiste est et veut rester un homme libre. Il est clair que, comme tous ses frères en humanité, il est astreint à subir la loi ; mais c'est à son corps défendant et quand il s'y soumet, ce n'est pas qu'il la respecte, ni qu'il estime équitable de s'incliner devant elle ; c'est parce qu'il lui est impossible de s'y soustraire.

        Toutefois, il n'en accepte ni l'origine, ni le caractère, ni les fins. Tout au contraire il en proclame et se fait fort d'en démontrer l'iniquité.

        A ses yeux, la loi n'est, à ce moment de l'histoire que nous vivons, que la reconnaissance et la consécration d'un régime social issu des usurpations et des spoliations passées et basé sur la domination d'une caste et l'exploitation d'une classe.

        Ce régime ne peut vivre et continuer qu'en empruntant son apparente et temporaire légitimité au consentement populaire.

        Il est dans l'obligation de s'appuyer sur l'adhésion bénévole de ceux qui en sont les victimes : dans l'ordre politique, les citoyens ; dans l'ordre économique, les travailleurs.

        C'est pourquoi, tous les quatre ans, le peuple est appelé à désigner par ses suffrages les individus à qui il entend confier le mandat de se prononcer sur toutes les questions que soulève l'existence même de la nation.

        Ces questions sont réglées par un ensemble de prescriptions et de défenses qui ont force de loi et la loi dispose, contre quiconque tente d'agir contre elle et, à plus forte raison, contre quiconque la viole, d'une telle puissance de répression que tout geste de révolte par lequel un homme proteste contre l'injustice de la loi et tente de s'y dérober est passible des plus dures pénalités.

        Or le Parlement est l'assemblée des individus à qui le suffrage dit universel a délégué le pouvoir d'édicter la loi et le devoir d'en assurer l'application. Le député et le sénateur sont avant tout des législateurs.

        Comprends-tu, maintenant, électeur, l'exactitude de cette affirmation formulée par Élisée Reclus : «Voter, c'est se donner un maître».

        Eh oui ! Un maître ; puisque voter c'est désigner un député, c'est confier à un élu le mandat de formuler la règle, et lui attribuer le pouvoir, pis encore, lui imposer le devoir de la faire respecter par la force.

        Un maître, puisque voter, c'est renoncer à sa propre liberté et l'abdiquer en faveur de l'élu.

        Toi qui votes, ne m'objecte pas que tu conserves quand même le droit de t'insurger. Mets-toi bien dans la tête que s'il t'arrive d'entrer en révolte contre l'Autorité, tu renies la signature que tu as donnée, tu violes l'engagement que tu as contracté, tu retires à ton représentant le mandat que tu lui as librement consenti.

        Tu l'as envoyé au Parlement avec la mission précise d'y participer, d'y collaborer à la discussion, au vote, à la promulgation de la loi et de veiller à la scrupuleuse application de celle-ci.

        C'est le Parlement qui a la charge de modifier ou d'abroger les lois ; par ton suffrage exprimé, tu as participé à la composition de ce parlement ; par ton vote, tu lui as donné pleins pouvoirs ; le parti auquel tu appartiens a des représentants au sein de cette assemblée ; le programme que tu as affirmé par ton bulletin a des porte-parole à la Chambre. Il leur appartient — tu l'as voulu — d'amender, de corriger ou d'abroger les lois qui entravent ton indépendance politique et consacrent ta servitude économique.

        Enrage, proteste, indigne-toi, tu en as le droit. Mais c'est tout ce qu'il t'est permis de faire. Ne perds pas de vue que, en votant, tu as renoncé, ipso facto,à ton droit à la révolte, que tu as abdiqué en faveur des représentants de ton parti, que, pour tout dire en un mot, tu as cessé d'être libre.

        Celui qui a compris cette élémentaire vérité : l'anarchiste, ne vote pas, parce qu'il veut être un homme libre, parce qu'il refuse d'enchaîner sa conscience, de ligoter sa volonté, parce qu'il entend garder, à tout instant, et en toutes circonstances son droit à la révolte, à l'insurrection, à la révolution.
        
        L'État, c'est l'ennemi !

        Écoute encore. En régime représentatif, le Parlement, c'est l'État.

        Théoriquement, il n'en est qu'une partie ; car en principe, il n'est nanti que du pouvoir législatif. Mais c'est le Parlement (Chambre et Sénat réunis) qui élit le Président de la République, entre les mains de qui est centralisé le pouvoir exécutif ; et si, théoriquement, c'est la Magistrature qui détient le pouvoir judiciaire, comme c'est le Parlement qui confectionne les lois et que le pouvoir judiciaire n'a que le mandat d'en appliquer les dispositions, on voit que, somme toute, directement ou indirectement, le Parlement est, en dernière analyse, omnipotent. C'est donc lui qui est l'État.

        Or, l'État, disent les Anarchistes, c'est la prise de possession du Pouvoir par la classe dominante, au détriment de la classe dominée. C'est, actuellement, l'ensemble des institutions qui régissent la nation entre les mains des chargés d'affaires de la classe capitaliste et, plus spécialement de la haute finance, de la puissante industrie, du grand commerce et de la vaste propriété terrienne.

        C'est la citadelle d'où partent les ordres qui courbent la multitude ; c'est la gigantesque forteresse où siège la force armée : troupe, gendarmerie, police, dont la fonction est de persécuter, d'arrêter, d'emprisonner et, en cas de révolte collective, de massacrer qui s'insurge.

        C'est le monstre qui, insatiablement, se repaît du sang et des os de tous ceux qui, par leur travail, alimentent un budget qui s'enfle démesurément.

        L'État, c'est l'ennemi contre lequel il faut lutter, lutter encore, lutter toujours, jusqu'à ce qu'il soit définitivement abattu.

        En démocratie, l'État se flatte d'être l'émanation du Peuple souverain.Les partisans du système représentatif affirment que, en démocratie, c'est le peuple qui, par ses représentants, gouverne ; ils déclarent que, déléguant ses pouvoirs aux hommes de son choix, ce sont ses aspirations, ses besoins et ses intérêts, qu'il affirme par ses mandataires.

        Ces Messieurs mentent et ils le savent bien ; mais ils répètent inlassablement cette imposture, dans l'espoir — hélas ! trop fondé — qu'un mensonge quotidiennement répété finit par acquérir la force d'une indiscutable vérité.

        Entre l'assertion mensongère de ces théoriciens du démocratisme, assertion que dément la simple observation des réalités, et les affirmations des anarchistes, affirmations que justifient l'histoire et l'expérience, j'espère, électeur, qu'il n'est pas malaisé de fixer ton choix.

        Ce n'est pas seulement de l'État dans les civilisations antiques, de l'État au moyen âge, de l'État incarnant le Pouvoir personnel absolu, mais bien de l'État sans exception et, par conséquent de l'État démocratique comme des autres que M. Clemenceau, qui s'y connaît, a dit au Sénat, il y a quelques années :

        «Messieurs, nous connaissons l'État : nous savons ce qu'il est et ce qu'il vaut. L'histoire de l'État est toute de sang et de boue !»

        Il ne s'agit pas de s'emparer de l'État, mais de l'anéantir.

        Introduire des représentants de son parti dans les Assemblées législatives, c'est y glisser une fraction de soi-même, c'est apporter à ces Assemblées l'appui de son parti ; c'est leur infuser un sang nouveau ; c'est consolider le crédit de ses Assemblées, c'est fortifier leur puissance ; c'est — puisque le Parlement et l'État ne font qu'un — servir la cause de l'État au lieu de le combattre ; c'est donc tourner le dos au but à atteindre ; c'est paralyser l'effort révolutionnaire ; c'est retarder la libération.

        L'État est le gardien des fortunes acquises : il est le défenseur des privilèges usurpés ; il est le rempart qui se dresse entre la minorité gouvernante et la foule gouvernée ; il est la digue haute et large qui met une poignée de millionnaires à l'abri des assauts que lui livre le flot tumultueux des spoliés.

        Dès lors, il est naturel, logique et fatal que les détenteurs des privilèges et de la fortune votent avec entrain et conviction, qu'ils poussent avec ardeur aux urnes, qu'ils proclament que voter c'est accomplir un devoir sacré.

        Mais déconcertante et insensée serait l'attitude de ceux qui, se proclamant en faveur d'un bouleversement social qui implique la disparition de l'État, ferait usage du bulletin de vote dont la conséquence serait, qu'on le veuille ou non, de légitimer les origines de l'État, de confirmer ses pouvoirs, de fortifier sa puissance et, par ricochet, de se faire le complice de ses forfaits.
        De qui est composée la Chambre.

        Électeur, aurais-tu la naïveté de croire que le Parlement rassemble l'élite de la nation ? Penses-tu que la Chambre réunit les gloires de la Science et de l'Art, les illustrations de la Pensée, les compétences de l'Industrie, du Commerce et de l'Agriculture, les probités (?) de la Finance ? Estimes-tu que le redoutable pouvoir de gouverner un peuple de quarante millions d'habitants est dévolu aux plus honnêtes et aux plus méritants ?

        Si oui, détrompe-toi. Promène tes regards sur les travées de la Chambre et vois par quels gens elles sont occupées : avocats sans cause, médecins sans clientèle, commerçants douteux, industriels sans connaissances spéciales, journalistes sans talent, financiers sans scrupules, désœuvrés et riches sans occupations définies.

        Tout ce monde intrigue, bavarde, marchande, agiote, fait des affaires, se démène, se bouscule et court à la recherche des plaisirs, de la richesse et des sinécures grassement rétribuées.

        Cela t'étonne, électeur candide ? Une minute de réflexion dissipera ta surprise. Demande-toi comment il se fait que X, Y ou Z soient députés.

        Leur siège est-il la récompense des mérites manifestes, des actions d'éclat, du bien accompli, des services rendus, qui les ont recommandés à l'estime et à la confiance publiques ?

        Est-il le salaire équitable des connaissances spéciales qu'ils ont acquises, des hautes études dont ils ont parcouru le cycle brillant, de l'expérience que leur vaut une existence toute de labeur ?

        A-t-on exigé d'eux, comme des professeurs, des pharmaciens, des ingénieurs, des examens, des diplômes, l'admission dans certaines écoles, le stage réglementaire ?

        Regarde : celui-ci doit son mandat à l'argent ; celui-là à l'intrigue ; ce troisième à une candidature officielle ; ce quatrième à l'appui d'un journal dont il a engraissé le caisse ; cet autre au vin, au cidre, à la bière ou à l'alcool dont il a empli le gosier de ses mandants ; ce vieux aux coquetteries complaisantes de sa jeune femme ; ce jeune aux promesses éblouissantes qu'il a prodiguées de palmes, de bureaux de tabacs, de places et de recommandations ; tous à des procédés plus ou moins louches qui n'ont aucun rapport avec le mérite ou le talent ; tous, de toutes façons, au nombre de suffrages qu'ils ont obtenus.

        Et le nombre n'a rien à voir avec le mérite, le courage, la probité, le caractère, l'intelligence, le savoir, les services rendus, les actions d'éclat. La majorité des suffrages ne consacre ni la valeur morale, ni la supériorité intellectuelle, ni la Justice, ni la Raison.

        On serait autorisé à dire que c'est plutôt le contraire.

        Soyons justes : quelques hommes supérieurs se sont, de temps à autre, fourvoyés dans ces mauvais lieux ; mais c'est le très petit nombre ; ils n'ont pas tardé à s'y trouver dépaysés et mal à l'aise et, à moins qu'ils n'aient insensiblement condescendu à jouer leur rôle dans le choc des coteries, à s'inspirer des passions des partis, à tenir leur place dans les intrigues de couloir, ils ont été rapidement mis en quarantaine et réduits à l'impuissance.
        
        Parlementarisme est synonyme d'incompétence, d'irresponsabilité, d'impuissance, de corruption.

        Au surplus, quel que soit l'homme, l'incompétence du parlementaire est une Fatalité.

        Étant donné, d'une part, la complexité des rouages sociaux et, d'autre part, le développement des connaissances humaines, il n'est personne qui soit à même de faire face aux exigences du mandat législatif.

        A notre époque, on ne peut être compétent qu'à la condition de se spécialiser. Nul ne peut tout connaître : il n'y a pas de cerveau qui puisse tout embrasser.

        Et pourtant, un député devrait être marin, guerrier, diplomate, juriste, hygiéniste, éducateur, commerçant, industriel, financier, agriculteur, administrateur, puisqu'il est appelé à formuler son sentiment et à se prononcer par un vote précis sur toutes les questions : marine, guerre, affaires étrangères, législation, santé publique, enseignement, commerce, industrie, finance, agriculture, administration, etc., etc., etc.

        S'il connaît bien une ou deux de ces questions — et ce serait déjà beaucoup — il ignore certainement toutes les autres. Il en résulte que neuf fois sur dix, il vote à l'aveuglette, au doigt mouillé.

        Parlement est donc synonyme d'incompétence.

        Synonyme aussi d'irresponsabilité.

        Ici, la démonstration n'est plus à faire. Dire que le Parlement est irresponsable, c'est une proposition devenue si évidente qu'elle a cessé d'être en discussion.

        Synonyme encore d'impuissance ; car, obligé de se cantonner dans les limites étroites d'une Constitution politique et d'un régime économique déterminés, le Parlement est l'image exacte d'un lac entouré de montagnes qui peut, de temps à autre, être agité et même tempétueux, mais qui reste toujours enfermé dans le cadre que les hauteurs environnantes tracent autour de lui.

        Les bouillantes colères, les explosions d'indignation, les enthousiasmes délirants, les serments solennels, les engagements sacrés ont tout juste, au Parlement, la valeur de ces agitations périodiques d'une vaste mare stagnante qui font remonter la vase à la surface et empuant(iss)ent l'air, mais qui ne tardent pas à laisser retomber la boue et la puanteur dont la minuscule tempête a révélé l'accumulation dans les profondeurs.

        Synonyme, enfin, de corruption. Les brigandages avérés et, plus encore, les scandales à demi étouffés ont fixé l'opinion à tel point qu'il est banal de dire d'un Parlement qu'il est pourri !

        Les meilleurs se putréfient en un tel milieu, à moins qu'ils n'en sortent à temps et le plus vilain tour qu'on puisse jouer à un ami, c'est de l'y envoyer.

        Aussi, électeur, si tu as un bon camarade, garde-toi de l'inciter à être candidat ; s'il le devient, garde-toi de favoriser sa candidature et, si tu veux conserver aux idées qui sont les tiennes et qu'il prétend vouloir défendre à la Chambre, un caractère, une intelligence, un dévouement, refuse-lui ton suffrage.
        
        Voter, c'est faire le jeu de la Réaction

        Électeur, encore un mot encore : ce sera le dernier.

        On ne manquera pas de te dire que de ne pas voter, c'est faire le jeu de la réaction.

        Rien n'est plus faux. Je pourrais te faire observer que si les deux millions de travailleurs qui adhèrent à la C. G. T., si le million d'électeurs dont s'enorgueillit le Parti socialiste, si le million d'autres citoyens qui, sans être affiliés au Parti socialiste ou à la C. G. T. n'en sont pas moins les adversaires du régime capitaliste : en tout, quatre millions d'électeurs, refusaient hautement de prendre part au scrutin, cette abstention ouvertement annoncée et expliquée durant toute la période électorale et vaillamment pratiquée le jour du scrutin, porterait un coup mortel au prestige et à l'autorité du régime qu'il faut abattre. Je pourrais te dire que, en face de l'attitude de ces quatre millions d'abstentionnistes aussi conscients que résolus, le Gouvernement perdrait tout son lustre et le plus clair de sa force.

        Je pourrais te dire que, étroitement unis dans une réprobation aussi catégorique du système social actuel, ces quatre millions d'hommes pourraient organiser, dans le pays, grâce aux ramifications qu'ils possèdent partout, une formidable coalition contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Je pourrais affirmer que cette coalition dans laquelle ne tarderaient pas à entrer tous ceux que toucherait une aussi puissante propagande et même une partie des forces dont le Gouvernement dispose, serait de taille à oser, à entreprendre et à réaliser les plus vastes desseins et la transformation la plus profonde.

        Que resterait-il, alors, du spectre de la réaction qu'on agite devant toi pour te pousser aux urnes ?...

        Mais voici qui te paraîtra sans doute plus décisif encore.

        La Chambre qui s'en va comptait en nombre imposant des éléments de gauche. Plus de trois cents députés radicaux et radicaux socialistes, plus cent députés socialistes. Ils constituaient indubitablement une majorité écrasante.

        Qu'a fait cette Chambre ? Qu'ont fait ces quatre cents Députés ?

        Ils ont acclamé la guerre, ils ont adhéré avec enthousiasme à l'abominable duperie qu'on a appelée «l'Union Sacrée» ; ils ont voté tous les crédits de guerre ; ils ont apporté au Gouvernement dit «de défense nationale» leur étroite et constante collaboration ; ils n'ont rien tenté pour abréger le massacre ; ils n'ont pris aucune mesure efficace contre la vie chère, contre l'accaparement, contre la spéculation, contre l'enrichissement scandaleux des brasseurs d'affaires ; ils ont accepté passivement la suppression de nos maigres libertés ; ils ont applaudi à l'écrasement de la révolution hongroise ; ils ont approuvé l'envoi des soldats, des marins, des munitions et des milliards destinés à étouffer, par la famine et par les armes, la Russie révolutionnaire ; ils ont lâchement courbé la tête, tout accepté, tout subi ; ils ont passé l'éponge sur toutes les turpitudes et sur tous les crimes.

        Ils sont allés jusqu'au bout de la servilité, de la honte et de la sauvagerie.

        A peine ont-ils osé ouvrir la bouche et, quand ils ont parlé, ce ne fut jamais pour faire entendre les vérités qu'il fallait dire, les imprécations sanglantes et les malédictions vengeresses qui auraient opposé la douleur des deuils, la souffrance des ruines et l'horreur des batailles à la stérilité des sacrifices et à la hideur des Impérialismes déchaînés.

        Au terme de sa carrière, cette Chambre odieuse vient de ratifier un traité de paix qui laisse debout, plus insolents et plus guerriers que jamais tous les militarismes, qui favorise les plus atroces brigandages, qui stimule les plus détestables convoitises, qui avive les haines entre peuples et qui porte dans ses flancs la guerre de demain.

        Voilà ce qu'a fait cette Chambre dont la naissance avait pourtant suscité les plus folles espérances et provoqué tous les optimismes.

        ET MAINTENANT, ÉLECTEUR, VOTE ENCORE SI TU L'OSES.

        Sébastien FAURE.


    votre commentaire
  • GUY DEBORD

     

     

     

    COMMENTAIRES

     

    SUR LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE

     

     

     

     

     

    1988

     

     

    ÉDITIONS GÉRARD LEBOVICI

     

     

    À la mémoire de Gérard Lebovici,

    assassiné à Paris, le 5 mars 1984,

    dans un guet-apens resté mystérieux.

     

     

    « Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même. »

    Sun Tse  (L’Art de la guerre)

     

     

    Ces Commentaires sont assurés d’être promptement connus de cinquante ou soixante personnes ; autant dire beaucoup dans les jours que nous vivons, et quand on traite de questions si graves. Mais aussi c’est parce que j’ai, dans certains milieux, la réputation d’être un connaisseur. Il faut également considérer que, de cette élite qui va s’y intéresser, la moitié, ou un nombre qui s’en approche de très près, est composée de gens qui s’emploient à maintenir le système de domination spectaculaire, et l’autre moitié de gens qui s’obstineront à faire tout le contraire. Ayant ainsi à tenir compte de lecteurs très attentifs et diversement influents, je ne peux évidemment parler en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui.

     

    Le malheur des temps m’obligera donc à écrire, encore une fois, d’une façon nouvelle. Certains éléments seront volontairement omis ; et le plan devra rester assez peu clair. On pourra y rencontrer, comme la signature même de l’époque, quelques leurres. À condition d’intercaler çà et là plusieurs autres pages, le sens total peut apparaître : ainsi, bien souvent, des articles secrets ont été ajoutés à ce que des traités stipulaient ouvertement, et de même il arrive que des agents chimiques ne révèlent une part inconnue de leurs propriétés que lorsqu’ils se trouvent associés à d’autres. Il n’y aura, d’ailleurs, dans ce bref ouvrage, que trop de choses qui seront, hélas, faciles à comprendre.

     

    II

     

    En 1967, j’ai montré dans un livre, La Société du Spectacle, ce que le spectacle moderne était déjà essentiellement : le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne. Les troubles de 1968, qui se sont prolongés dans divers pays au cours des années suivantes, n’ayant en aucun lieu abattu l’organisation existante de la société, dont il sourd comme spontanément, le spectacle a donc continué partout de se renforcer, c’est-à-dire à la fois de s’étendre aux extrêmes par tous les côtés, et d’augmenter sa densité au centre. Il a même appris de nouveaux procédés défensifs, comme il arrive ordinairement aux pouvoirs attaqués. Quand j’ai commencé la critique de la société spectaculaire, on a surtout remarqué, vu le moment, le contenu révolutionnaire que l’on pouvait découvrir dans cette critique, et on l’a ressenti, naturellement, comme son élément le plus fâcheux. Quant à la chose même, on m’a parfois accusé de l’avoir inventée de toutes pièces, et toujours de m’être complu dans l’outrance en évaluant la profondeur et l’unité de ce spectacle et de son action réelle. Je dois convenir que les autres, après, faisant paraître de nouveaux livres autour du même sujet, ont parfaitement démontré que l’on pouvait éviter d’en dire tant. Ils n’ont eu qu’à remplacer l’ensemble et son mouvement par un seul détail statique de la surface du phénomène, l’originalité de chaque auteur se plaisant à le choisir différent, et par là d’autant moins inquiétant. Aucun n’a voulu altérer la modestie scientifique de son interprétation personnelle en y mêlant de téméraires jugements historiques.

     

    Mais enfin la société du spectacle n’en a pas moins continué sa marche. Elle va vite car, en 1967, elle n’avait guère plus d’une quarantaine d’années derrière elle ; mais pleinement employées. Et de son propre mouvement, que personne ne prenait plus la peine d’étudier, elle a montré depuis, par d’étonnants exploits, que sa nature effective était bien ce que j’avais dit. Ce point établi n’a pas seulement une valeur académique ; parce qu’il est sans doute indispensable d’avoir reconnu l’unité et l’articulation de la force agissante qu’est le spectacle, pour être à partir de là capable de rechercher dans quelles directions cette force a pu se déplacer, étant ce qu’elle était. Ces questions sont d’un grand intérêt : c’est nécessairement dans de telles conditions que se jouera la suite du conflit dans la société. Puisque le spectacle, à ce jour, est assurément plus puissant qu’il l’était auparavant, que fait-il de cette puissance supplémentaire ? Jusqu’où s’est-il avancé, où il n’était pas précédemment ? Quelles sont, en somme, ses lignes d’opérations en ce moment ? Le sentiment vague qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente, est désormais largement répandu ; mais on ressent cela plutôt comme une modification inexpliquée du climat ou d’un autre équilibre naturel, modification devant laquelle l’ignorance sait seulement qu’elle n’a rien à dire. De plus, beaucoup admettent que c’est une invasion civilisatrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. Ceux-là aiment mieux ne pas savoir à quoi sert précisément cette conquête, et comment elle chemine.

     

    Je vais évoquer quelques conséquences pratiques, encore peu connues, qui résultent de ce déploiement rapide du spectacle durant les vingt dernières années. Je ne me propose, sur aucun aspect de la question, d’en venir à des polémiques, désormais trop faciles et trop inutiles ; pas davantage de convaincre. Les présents commentaires ne se soucient pas de moraliser. Ils n’envisagent pas ce qui est souhaitable, ou seulement préférable. Ils s’en tiendront à noter ce qui est.

     

    III

     

    Maintenant que personne ne peut raisonnablement douter de l’existence et de la puissance du spectacle, on peut par contre douter qu’il soit raisonnable d’ajouter quelque chose sur une question que l’expérience a tranchée d’une manière aussi draconienne. Le Monde du 19 septembre 1987 illustrait avec bonheur la formule « Ce qui existe, on n’a donc plus besoin d’en parler », véritable loi fondamentale de ces temps spectaculaires qui, à cet égard au moins, n’ont laissé en retard aucun pays : « Que la société contemporaine soit une société de spectacle, c’est une affaire entendue. Il faudra bientôt remarquer ceux qui ne se font pas remarquer. On ne compte plus les ouvrages décrivant un phénomène qui en vient à caractériser les nations industrielles sans épargner les pays en retard sur leur temps. Mais en notant cette cocasserie que les livres qui analysent, en général pour le déplorer, ce phénomène doivent, eux aussi, sacrifier au spectacle pour se faire connaître. » Il est vrai que cette critique spectaculaire du spectacle, venue tard et qui pour comble voudrait « se faire connaître » sur le même terrain, s’en tiendra forcément à des généralités vaines ou à d’hypocrites regrets ; comme aussi paraît vaine cette sagesse désabusée qui bouffonne dans un journal.

     

    La discussion creuse sur le spectacle, c’est-à-dire sur ce que font les propriétaires du monde, est ainsi organisée par lui-même : on insiste sur les grands moyens du spectacle, afin de ne rien dire de leur grand emploi. On préfère souvent l’appeler, plutôt que spectacle, le médiatique. Et par là, on veut désigner un simple instrument, une sorte de service public qui gérerait avec un impartial « professionnalisme » la nouvelle richesse de la communication de tous par mass media, communication enfin parvenue à la pureté unilatérale, où se fait paisiblement admirer la décision déjà prise. Ce qui est communiqué, ce sont des ordres ; et, fort harmonieusement, ceux qui les ont donnés sont également ceux qui diront ce qu’ils en pensent.

     

    Le pouvoir du spectacle, qui est si essentiellement unitaire, centralisateur par la force même des choses, et parfaitement despotique dans son esprit, s’indigne assez souvent de voir se constituer, sous son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une médecine-spectacle, ou tant d’aussi surprenants « excès médiatiques ». Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De même que la logique de la marchandise prime sur les diverses ambitions concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement, de même la logique sévère du spectacle commande partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques.

     

    Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette génération, dans l’ensemble, a effectivement vécu, constituent un résumé exact et suffisant de tout ce que désormais le spectacle empêche ; et aussi de tout ce qu’il permet.

     

    IV

     

    Sur le plan simplement théorique, il ne me faudra ajouter à ce que j’avais formulé antérieurement qu’un détail, mais qui va loin. En 1967, je distinguais deux formes, successives et rivales, du pouvoir spectaculaire, la concentrée et la diffuse. L’une et l’autre planaient au-dessus de la société réelle, comme son but et son mensonge. La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la stalinienne. L’autre, incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient, avait représenté cette américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel. Une troisième forme s’est constituée depuis, par la combinaison raisonnée des deux précédentes, et sur la base générale d’une victoire de celle qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse. Il s’agit du spectaculaire intégré, qui désormais tend à s’imposer mondialement.

     

    La place prédominante qu’ont tenue la Russie et l’Allemagne dans la formation du spectaculaire concentré, et les États-Unis dans celle du spectaculaire diffus, semble avoir appartenu à la France et à l’Italie au moment de la mise en place du spectaculaire intégré, par le jeu d’une série de facteurs historiques communs : rôle important des parti et syndicat staliniens dans la vie politique et intellectuelle, faible tradition démocratique, longue monopolisation du pouvoir par un seul parti de gouvernement, nécessité d’en finir avec une contestation révolutionnaire apparue par surprise.

     

    Le spectaculaire intégré se manifeste à la fois comme concentré et comme diffus, et depuis cette unification fructueuse il a su employer plus grandement l’une et l’autre qualités. Leur mode d’application antérieur a beaucoup changé. À considérer le côté concentré, le centre directeur en est maintenant devenu occulte : on n’y place jamais plus un chef connu, ni une idéologie claire. Et à considérer le côté diffus, l’influence spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la presque totalité des conduites et des objets qui sont produits socialement. Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger. Quand le spectaculaire était concentré la plus grande part de la société périphérique lui échappait ; et quand il était diffus, une faible part ; aujourd’hui rien. Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant. Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans exceptions que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde. Hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société.

     

    Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir. Il règne seul partout ; il exécute ses jugements sommaires.

     

    C’est dans de telles conditions que l’on peut voir se déchaîner soudainement, avec une allégresse carnavalesque, une fin parodique de la division du travail ; d’autant mieux venue qu’elle coïncide avec le mouvement général de disparition de toute vraie compétence. Un financier va chanter, un avocat va se faire indicateur de police, un boulanger va exposer ses préférences littéraires, un acteur va gouverner, un cuisinier va philosopher sur les moments de cuisson comme jalons dans l’histoire universelle. Chacun peut surgir dans le spectacle afin de s’adonner publiquement, ou parfois pour s’être livré secrètement, à une activité complètement autre que la spécialité par laquelle il s’était d’abord fait connaître. Là où la possession d’un « statut médiatique » a pris une importance infiniment plus grande que la valeur de ce que l’on a été capable de faire réellement, il est normal que ce statut soit aisément transférable, et confère le droit de briller, de la même façon, n’importe où ailleurs. Le plus souvent, ces particules médiatiques accélérées poursuivent leur simple carrière dans l’admirable statutairement garanti. Mais il arrive que la transition médiatique fasse la couverture entre beaucoup d’entreprises, officiellement indépendantes, mais en fait secrètement reliées par différents réseaux ad hoc. De sorte que, parfois, la division sociale du travail, ainsi que la solidarité couramment prévisible de son emploi, reparaissent sous des formes tout à fait nouvelles : par exemple, on peut désormais publier un roman pour préparer un assassinat. Ces pittoresques exemples veulent dire aussi que l’on ne peut plus se fier à personne sur son métier.

     

    Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets.

     

    V

     

    La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel.

     

    Le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société capitaliste, dite parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération (au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale), il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs. La fusion économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle ; et elle y est pour le moins devenue le moteur du développement économique le plus récent. L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie et l’État, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre ; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. Cette union s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont les effets directs de cette domination, à son stade intégré.

     

    Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.

     

    Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée. Le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre ; puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans la politique, les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique.

     

    La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son auto-destruction programmée.

     

    VI

     

    La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général ; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. Une si flagrante évidence n’a pas besoin d’être expliquée. Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968. D’utiles leçons ont pourtant été tirées de quelques études démystifiées sur ces journées et leurs origines ; mais c’est le secret de l’État.

     

    En France, il y a déjà une dizaine d’années, un président de la République, oublié depuis mais flottant alors à la surface du spectacle, exprimait naïvement la joie qu’il ressentait, « sachant que nous vivrons désormais dans un monde sans mémoire, où, comme sur la surface de l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image ». C’est en effet commode pour qui est aux affaires ; et sait y rester. La fin de l’histoire est un plaisant repos pour tout pouvoir présent. Elle lui garantit absolument le succès de l’ensemble de ses entreprises, ou du moins le bruit du succès.

     

    Un pouvoir absolu supprime d’autant plus radicalement l’histoire qu’il a pour ce faire des intérêts ou des obligations plus impérieux, et surtout selon qu’il a trouvé de plus ou moins grandes facilités pratiques d’exécution. Ts’in Che-houang-ti a fait brûler les livres, mais il n’a pas réussi à les faire disparaître tous. Staline avait poussé plus loin la réalisation d’un tel projet dans notre siècle mais, malgré les complicités de toutes sortes qu’il a pu trouver hors des frontières de son empire, il restait une vaste zone du monde inaccessible à sa police, où l’on riait de ses impostures. Le spectaculaire intégré a fait mieux, avec de très nouveaux procédés, et en opérant cette fois mondialement. L’ineptie qui se fait respecter partout, il n’est plus permis d’en rire ; en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu’on en rit.

     

    Le domaine de l’histoire était le mémorable, la totalité des événements dont les conséquences se manifesteraient longtemps. C’était inséparablement la connaissance qui devrait durer, et aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau : « une acquisition pour toujours », dit Thucydide. Par là l’histoire était la mesure d’une nouveauté véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut.

     

    Le précieux avantage que le spectacle a retiré de cette mise hors la loi de l’histoire, d’avoir déjà condamné toute l’histoire récente à passer à la clandestinité, et d’avoir réussi à faire oublier très généralement l’esprit historique dans la société, c’est d’abord de couvrir sa propre histoire : le mouvement même de sa récente conquête du monde. Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s’il avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver.

     

    VII

     

    Avec la destruction de l’histoire, c’est l’événement contemporain lui-même qui s’éloigne aussitôt dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables, ses statistiques incontrôlables, ses explications invraisemblables et ses raisonnements intenables. À toutes les sottises qui sont avancées spectaculairement, il n’y a jamais que des médiatiques qui pourraient répondre, par quelques respectueuses rectifications ou remontrances, et encore en sont-ils avares car, outre leur extrême ignorance, leur solidarité, de métier et de cœur, avec l’autorité générale du spectacle, et avec la société qu’il exprime, leur fait un devoir, et aussi un plaisir, de ne jamais s’écarter de cette autorité, dont la majesté ne doit pas être lésée. Il ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois plusieurs ; et que tout médiatique se sait remplaçable.

     

    Tous les experts sont médiatiques-étatiques, et ne sont reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d’indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. Là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert. Il était auparavant normal qu’il y ait des experts de l’art des Étrusques ; et ils étaient toujours compétents, car l’art étrusque n’est pas sur le marché. Mais, par exemple, une époque qui trouve rentable de falsifier chimiquement nombre de vins célèbres, ne pourra les vendre que si elle a formé des experts en vins qui entraîneront les caves à aimer leurs nouveaux parfums, plus reconnaissables. Cervantès remarque que « sous un mauvais manteau, on trouve souvent un bon buveur ». Celui qui connaît le vin ignore souvent les règles de l’industrie nucléaire ; mais la domination spectaculaire estime que, puisqu’un expert s’est moqué de lui à propos d’industrie nucléaire, un autre expert pourra bien s’en moquer à propos du vin. Et on sait, par exemple, combien l’expert en météorologie médiatique, qui annonce les températures ou les pluies prévues pour les quarante-huit heures à venir, est tenu à beaucoup de réserves par l’obligation de maintenir des équilibres économiques, touristiques et régionaux, quand tant de gens circulent si souvent sur tant de routes, entre des lieux également désolés ; de sorte qu’il aura plutôt à réussir comme amuseur.

     

    Un aspect de la disparition de toute connaissance historique objective se manifeste à propos de n’importe quelle réputation personnelle, qui est devenue malléable et rectifiable à volonté par ceux qui contrôlent toute l’information, celle que l’on recueille et aussi celle, bien différente, que l’on diffuse ; ils ont donc toute licence pour falsifier. Car une évidence historique dont on ne veut rien savoir dans le spectacle n’est plus une évidence. Là où personne n’a plus que la renommée qui lui a été attribuée comme une faveur par la bienveillance d’une Cour spectaculaire, la disgrâce peut suivre instantanément. Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare. Je suis moi-même l’un des derniers vivants à en posséder une ; à n’en avoir jamais eu d’autre. Mais c’est aussi devenu extraordinairement suspect. La société s’est officiellement proclamée spectaculaire. Être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société.

     

    Il est permis de changer du tout au tout le passé de quelqu’un, de le modifier radicalement, de le recréer dans le style des procès de Moscou ; et sans qu’il soit même nécessaire de recourir aux lourdeurs d’un procès. On peut tuer à moindres frais. Les faux témoins, peut-être maladroits — mais quelle capacité de sentir cette maladresse pourrait-elle rester aux spectateurs qui seront témoins des exploits de ces faux témoins ? — et les faux documents, toujours excellents, ne peuvent manquer à ceux qui gouvernent le spectaculaire intégré, ou à leurs amis. Il n’est donc plus possible de croire, sur personne, rien de ce qui n’a pas été connu par soi-même, et directement. Mais, en fait, on n’a même plus très souvent besoin d’accuser faussement quelqu’un. Dès lors que l’on détient le mécanisme commandant la seule vérification sociale qui se fait pleinement et universellement reconnaître, on dit ce qu’on veut. Le mouvement de la démonstration spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond : en revenant, en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre chose ; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune autre riposte sur son propre terrain, ni sur un autre. Car il n’existe plus d’agora, de communauté générale ; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. Il n’existe plus maintenant de jugement, garanti relativement indépendant, de ceux qui constituaient le monde savant ; de ceux par exemple qui, autrefois, plaçaient leur fierté dans une capacité de vérification, permettant d’approcher ce qu’on appelait l’histoire impartiale des faits, de croire au moins qu’elle méritait d’être connue. Il n’y a même plus de vérité bibliographique incontestable, et les résumés informatisés des fichiers des bibliothèques nationales pourront en supprimer d’autant mieux les traces. On s’égarerait en pensant à ce que furent naguère des magistrats, des médecins, des historiens, et aux obligations impératives qu’ils se reconnaissaient, souvent, dans les limites de leurs compétences : les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père.

     

    Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors de quelque chose d’autre, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme, existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses.

     

    On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle.

     

    Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir, un résultat pour lui négatif : un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement.

     

    VIII

     

    La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile ; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché.

     

    Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée. Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que le bonheur général, la force redoutable des réseaux de la tyrannie.

     

    Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un jour d’une série de dénégations trop cyniquement maladroites ; mais cette exception toute locale, qui avait quelques vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité. Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête à un homme d’État italien de premier plan, ayant siégé simultanément dans le ministère et dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere Due, un mot qui résume le plus profondément la période où, un peu après l’Italie et les États-Unis, est entré le monde entier : « Il y avait des scandales, mais il n’y en a plus. »

     

    Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx décrivait le rôle envahissant de l’État dans la France du second Empire, riche alors d’un demi-million de fonctionnaires : « Tout devint ainsi un objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’un village jusqu’aux chemins de fer, aux propriétés nationales et aux universités provinciales. » La fameuse question du financement des partis politiques se posait déjà à l’époque, puisque Marx note que « les partis qui, à tour de rôle, luttaient pour la suprématie, voyaient dans la prise de possession de cet édifice énorme la proie principale du vainqueur ». Voilà qui sonne tout de même un peu bucolique et, comme on dit, dépassé, puisque les spéculations de l’État d’aujourd’hui concernent plutôt les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation souterraine et la production d’énergie électro-nucléaire, la recherche pétrolière et les ordinateurs, l’administration des banques et les centres socio-culturels, les modifications du « paysage audiovisuel » et les exportations clandestines d’armes, la promotion immobilière et l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire et la gestion des hôpitaux, les crédits militaires et les fonds secrets du département, à toute heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection de la société. Et pourtant Marx est malheureusement resté trop longtemps actuel, qui évoque dans le même livre ce gouvernement « qui ne prend pas la nuit des décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit ».

     

    IX

     

    Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

     

    La modernisation de la répression a fini par mettre au point, d’abord dans l’expérience-pilote de l’Italie sous le nom de « repentis », des accusateurs professionnels assermentés ; ce qu’à leur première apparition au XVIIe siècle, lors des troubles de la Fronde, on avait appelé des « témoins à brevet ». Ce progrès spectaculaire de la Justice a peuplé les prisons italiennes de plusieurs milliers de condamnés qui expient une guerre civile qui n’a pas eu lieu, une sorte de vaste insurrection armée qui par hasard n’a jamais vu venir son heure, un putschisme tissé de l’étoffe dont sont faits les rêves.

     

    On peut remarquer que l’interprétation des mystères du terrorisme paraît avoir introduit une symétrie entre des opinions contradictoires ; comme s’il s’agissait de deux écoles philosophiques professant des constructions métaphysiques absolument antagonistes. Certains ne verraient dans le terrorisme rien de plus que quelques évidentes manipulations par des services secrets ; d’autres estimeraient qu’au contraire il ne faut reprocher aux terroristes que leur manque total de sens historique. L’emploi d’un peu de logique historique permettrait de conclure assez vite qu’il n’y a rien de contradictoire à considérer que des gens qui manquent de tout sens historique peuvent également être manipulés ; et même encore plus facilement que d’autres. Il est aussi plus facile d’amener à « se repentir » quelqu’un à qui l’on peut montrer que l’on savait tout, d’avance, de ce qu’il a cru faire librement. C’est un effet inévitable des formes organisationnelles clandestines de type militaire, qu’il suffit d’infiltrer peu de gens en certains points du réseau pour en faire marcher, et tomber, beaucoup. La critique, dans ces questions d’évaluation des luttes armées, doit analyser quelquefois une de ces opérations en particulier, sans se laisser égarer par la ressemblance générale que toutes auraient éventuellement revêtue. On devrait d’ailleurs s’attendre, comme logiquement probable, à ce que les services de protection de l’État pensent à utiliser tous les avantages qu’ils rencontrent sur le terrain du spectacle, lequel justement a été de longue date organisé pour cela ; c’est au contraire la difficulté de s’en aviser qui est étonnante, et ne sonne pas juste.

     

    L’intérêt actuel de la justice répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est l’emballage, ou l’étiquette : les barres de codage. Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. Ainsi, il ne peut plus y avoir de droit d’asile pour les terroristes, et même si l’on ne leur reproche pas de l’avoir été, ils vont certainement le devenir, et l’extradition s’impose. En novembre 1978, sur le cas de Gabor Winter, jeune ouvrier typographe accusé principalement, par le gouvernement de la République Fédérale Allemande, d’avoir rédigé quelques tracts révolutionnaires, Mlle Nicole Pradain, représentant du ministère public devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, a vite démontré que « les motivations politiques », seule cause de refus d’extradition prévue par la convention franco-allemande du 29 novembre 1951, ne pouvaient être invoquées :

     

    « Gabor Winter n’est pas un délinquant politique, mais social. Il refuse les contraintes sociales. Un vrai délinquant politique n’a pas de sentiment de rejet devant la société. Il s’attaque aux structures politiques et non, comme Gabor Winter, aux structures sociales. » La notion du délit politique respectable ne s’est vue reconnaître en Europe qu’à partir du moment où la bourgeoisie avait attaqué avec succès les structures sociales antérieurement établies. La qualité de délit politique ne pouvait se disjoindre des diverses intentions de la critique sociale. C’était vrai pour Blanqui, Varlin, Durruti. On affecte donc maintenant de vouloir garder, comme un luxe peu coûteux, un délit purement politique, que personne sans doute n’aura plus jamais l’occasion de commettre, puisque personne ne s’intéresse plus au sujet ; hormis les professionnels de la politique eux-mêmes, dont les délits ne sont presque jamais poursuivis, et ne s’appellent pas non plus politiques. Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être blâmée.

     

    X

     

    La dissolution de la logique a été poursuivie, selon les intérêts fondamentaux du nouveau système de domination, par différents moyens qui ont opéré en se prêtant toujours un soutien réciproque. Plusieurs de ces moyens tiennent à l’instrumentation technique qu’a expérimentée et popularisée le spectacle ; mais quelques-uns sont plutôt liés à la psychologie de masse de la soumission.

     

    Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout ; parce qu’à l’intérieur d’une même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un de l’autre. Le langage binaire de l’ordinateur est également une irrésistible incitation à admettre dans chaque instant, sans réserve, ce qui a été programmé comme l’a bien voulu quelqu’un d’autre, et qui se fait passer pour la source intemporelle d’une logique supérieure, impartiale et totale. Quel gain de vitesse, et de vocabulaire, pour juger de tout ! Politique ? Social ? Il faut choisir. Ce qui est l’un ne peut être l’autre. Mon choix s’impose. On nous siffle, et l’on sait pour qui sont ces structures. Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler.

     

    Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines, la première cause de la décadence tient clairement au fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse ; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. Mais aussi, quand s’est répandu le respect de ce qui parle dans le spectacle, qui est censé être important, riche, prestigieux, qui est l’autorité même, la tendance se répand aussi parmi les spectateurs de vouloir être aussi illogiques que le spectacle, pour afficher un reflet individuel de cette autorité. Enfin, la logique n’est pas facile, et personne n’a souhaité la leur enseigner. Aucun drogué n’étudie la logique ; parce qu’il n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique.

     

    XI

     

    On croit généralement que ceux qui ont montré la plus grande incapacité en matière de logique sont précisément ceux qui se sont proclamés révolutionnaires. Ce reproche injustifié vient d’une époque antérieure, où presque tout le monde pensait avec un minimum de logique, à l’éclatante exception des crétins et des militants ; et chez ceux-ci la mauvaise foi souvent s’y mêlait, voulue parce que crue efficace. Mais il n’est pas possible aujourd’hui de négliger le fait que l’usage intensif du spectacle a, comme il fallait s’y attendre, rendu idéologue la majorité des contemporains, quoique seulement par saccades et par fragments. Le manque de logique, c’est-à-dire la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou inversement pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ; cette maladie a été volontairement injectée à haute dose dans la population par les anesthésistes-réanimateurs du spectacle. Les contestataires n’ont été d’aucune manière plus irrationnels que les gens soumis. C’est seulement que, chez eux, cette irrationalité générale se voit plus intensément, parce qu’en affichant leur projet, ils ont essayé de mener une opération pratique ; ne serait-ce que lire certains textes en montrant qu’ils en comprennent le sens. Ils se sont donné diverses obligations de dominer la logique, et jusqu’à la stratégie, qui est très exactement le champ complet du déploiement de la logique dialectique des conflits ; alors que, tout comme les autres, ils sont même fort dépourvus de la simple capacité de se guider sur les vieux instruments imparfaits de la logique formelle. On n’en doute pas à propos d’eux ; alors que l’on n’y pense guère à propos des autres.

     

    L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, et plus que tout autre élément de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.

     

    La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est qu’un moment de cette opération. Elle la sert.

     

    XII

     

    L’effacement de la personnalité accompagne fatalement les conditions de l’existence concrètement soumise aux normes spectaculaires, et ainsi toujours plus séparée des possibilités de connaître des expériences qui soient authentiques, et par là de découvrir ses préférences individuelles. L’individu, paradoxalement, devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré dans une telle société. Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. La drogue aide à se conformer à cette organisation des choses ; la folie aide à la fuir.

     

    Dans toutes sortes d’affaires de cette société, où la distribution des biens s’est centralisée de telle manière qu’elle est devenue maîtresse, à la fois d’une façon notoire et d’une façon secrète, de la définition même de ce que pourra être le bien, il arrive que l’on attribue à certaines personnes des qualités, ou des connaissances, ou quelquefois même des vices, parfaitement imaginaires, pour expliquer par de telles causes le développement satisfaisant de certaines entreprises ; et cela à seule fin de cacher, ou du moins de dissimuler autant que possible, la fonction de diverses ententes qui décident de tout.

     

    Cependant, malgré ses fréquentes intentions, et ses lourds moyens, de mettre en lumière la pleine dimension de nombreuses personnalités supposées remarquables, la société actuelle, et pas seulement par tout ce qui a remplacé aujourd’hui les arts, ou par les discours à ce propos, montre beaucoup plus souvent le contraire : l’incapacité complète se heurte à une autre incapacité comparable ; elles s’affolent, et c’est à qui se mettra en déroute avant l’autre. Il arrive qu’un avocat, oubliant qu’il ne figure dans un procès que pour y être l’homme d’une cause, se laisse sincèrement influencer par un raisonnement de l’avocat adverse ; et même alors que ce raisonnement a pu être tout aussi peu rigoureux que le sien propre. Il arrive aussi qu’un suspect, innocent, avoue momentanément ce crime qu’il n’a pas commis ; pour la seule raison qu’il avait été impressionné par la logique de l’hypothèse d’un délateur qui voulait le croire coupable (cas du docteur Archambeau, à Poitiers, en 1984).

     

    McLuhan lui-même, le premier apologiste du spectacle, qui paraissait l’imbécile le plus convaincu de son siècle, a changé d’avis en découvrant enfin, en 1976, que « la pression des mass media pousse vers l’irrationnel », et qu’il deviendrait urgent d’en modérer l’emploi. Le penseur de Toronto avait auparavant passé plusieurs décennies à s’émerveiller des multiples libertés qu’apportait ce « village planétaire » si instantanément accessible à tous sans fatigue. Les villages, contrairement aux villes, ont toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots toujours répétés sur quelques mêmes familles. Et c’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire, où il n’est plus possible de distinguer la dynastie des Grimaldi-Monaco, ou des Bourbons-Franco, de celle qui avait remplacé les Stuart. Pourtant d’ingrats disciples essaient aujourd’hui de faire oublier McLuhan, et de rajeunir ses premières trouvailles, visant à leur tour une carrière dans l’éloge médiatique de toutes ces nouvelles libertés qui seraient à « choisir » aléatoirement dans l’éphémère. Et probablement ils se renieront plus vite que leur inspirateur.

     

    XIII

     

    Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement de l’oxygène de la Terre ; sa couche d’ozone résiste mal au progrès industriel ; les radiations d’origine nucléaire s’accumulent irréversiblement. Le spectacle conclut seulement que c’est sans importance. Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci seulement, il parvient à rassurer ; ce qu’un esprit pré-spectaculaire aurait tenu pour impossible.

     

    Les méthodes de la démocratie spectaculaire sont d’une grande souplesse, contrairement à la simple brutalité du diktat totalitaire. On peut garder le nom quand la chose a été secrètement changée (de la bière, du bœuf, un philosophe). On peut aussi bien changer le nom quand la chose a été secrètement continuée : par exemple en Angleterre l’usine de retraitement des déchets nucléaires de Windscale a été amenée à faire appeler sa localité Sellafield afin de mieux égarer les soupçons, après un désastreux incendie en 1957, mais ce retraitement toponymique n’a pas empêché l’augmentation de la mortalité par cancer et leucémie dans ses alentours. Le gouvernement anglais, on l’apprend démocratiquement trente ans plus tard, avait alors décidé de garder secret un rapport sur la catastrophe qu’il jugeait, et non sans raison, de nature à ébranler la confiance que le public accordait au nucléaire.

     

    Les pratiques nucléaires, militaires ou civiles, nécessitent une dose de secret plus forte que partout ailleurs ; où comme on sait il en faut déjà beaucoup. Pour faciliter la vie, c’est-à-dire les mensonges, des savants élus par les maîtres de ce système, on a découvert l’utilité de changer aussi les mesures, de les varier selon un plus grand nombre de points de vue, les raffiner, afin de pouvoir jongler, selon les cas, avec plusieurs de ces chiffres difficilement convertibles. C’est ainsi que l’on peut disposer, pour évaluer la radioactivité, des unités de mesure suivantes : le curie, le becquerel, le röntgen, le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems. Cela évoque le souvenir des subdivisions de la monnaie anglaise, dont les étrangers ne maîtrisaient pas vite la complexité, au temps où Sellafield s’appelait encore Windscale.

     

    On conçoit la rigueur et la précision qu’auraient pu atteindre, au XIXe siècle, l’histoire des guerres et, par conséquent, les théoriciens de la stratégie si, afin de ne pas donner d’informations trop confidentielles aux commentateurs neutres ou aux historiens ennemis, on s’en était habituellement tenu à rendre compte d’une campagne en ces termes : « La phase préliminaire comporte une série d’engagements où, de notre côté, une solide avant-garde, constituée par quatre généraux et les unités placées sous leur commandement, se heurte à un corps ennemi comptant 13 000 baïonnettes. Dans la phase ultérieure se développe une bataille rangée, longuement disputée, où s’est portée la totalité de notre armée, avec ses 290 canons et sa cavalerie forte de 18 000 sabres ; tandis que l’adversaire lui a opposé des troupes qui n’alignaient pas moins de 3 600 lieutenants d’infanterie, quarante capitaines de hussards et vingt-quatre de cuirassiers. Après des alternances d’échecs et de succès de part et d’autre, la bataille peut être considérée finalement comme indécise. Nos pertes, plutôt au-dessous du chiffre moyen que l’on constate habituellement dans des combats d’une durée et d’une intensité comparables, sont sensiblement supérieures à celles des Grecs à Marathon, mais restent inférieures à celles des Prussiens à Iéna. » D’après cet exemple, il n’est pas impossible à un spécialiste de se faire une idée vague des forces engagées. Mais la conduite des opérations est assurée de rester au-dessus de tout jugement.

     

    En juin 1987, Pierre Bacher, directeur adjoint de l’équipement à l’E.D.F., a exposé la dernière doctrine de la sécurité des centrales nucléaires. En les dotant de vannes et de filtres, il devient beaucoup plus facile d’éviter les catastrophes majeures, la fissuration ou l’explosion de l’enceinte, qui toucheraient l’ensemble d’une « région ». C’est ce que l’on obtient à trop vouloir confiner. Il vaut mieux, chaque fois que la machine fait mine de s’emballer, décompresser doucement, en arrosant un étroit voisinage de quelques kilomètres, voisinage qui sera chaque fois très différemment et aléatoirement prolongé par le caprice des vents. Il révèle que, dans les deux années précédentes, les discrets essais menés à Cadarache, dans la Drôme, « ont concrètement montré que les rejets — essentiellement des gaz — ne dépassent pas quelques pour mille, au pire un pour cent de la radioactivité régnant dans l’enceinte ». Ce pire reste donc très modéré : un pour cent. Auparavant on était sûrs qu’il n’y avait aucun risque, sauf dans le cas d’accident, logiquement impossible. Les premières années d’expérience ont changé ce raisonnement ainsi : puisque l’accident est toujours possible, ce qu’il faut éviter, c’est qu’il atteigne un seuil catastrophique, et c’est aisé. Il suffit de contaminer coup par coup avec modération. Qui ne sent qu’il est infiniment plus sain de se borner pendant quelques années à boire 140 centilitres de vodka par jour, au lieu de commencer tout de suite à s’enivrer comme des Polonais ?

     

    Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination, justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser. Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il pas qu’on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ?

     

    À la conférence internationale d’experts tenue à Genève en décembre 1986, il était tout simplement question d’une interdiction mondiale de la production de chlorofluorocarbone, le gaz qui fait disparaître depuis peu, mais à très vive allure, la mince couche d’ozone qui protégeait cette planète — on s’en souviendra — contre les effets nocifs du rayonnement cosmique. Daniel Verilhe, représentant de la filiale de produits chimiques d’Elf-Aquitaine, et siégeant à ce titre dans une délégation française fermement opposée à cette interdiction, faisait une remarque pleine de sens : « Il faut bien trois ans pour mettre au point d’éventuels substituts et les coûts peuvent être multipliés par quatre. » On sait que cette fugitive couche d’ozone, à une telle altitude, n’appartient à personne, et n’a aucune valeur marchande. Le stratège industriel a donc pu faire mesurer à ses contradicteurs toute leur inexplicable insouciance économique, par ce rappel à la réalité : « Il est très hasardeux de baser une stratégie industrielle sur des impératifs en matière d’environnement. »

     

    Ceux qui avaient, il y a déjà bien longtemps, commencé à critiquer l’économie politique en la définissant comme « le reniement achevé de l’homme », ne s’étaient pas trompés. On la reconnaîtra à ce trait.

     

    XIV

     

    On entend dire que la science est maintenant soumise à des impératifs de rentabilité économique ; cela a toujours été vrai. Ce qui est nouveau, c’est que l’économie en soit venue à faire ouvertement la guerre aux humains ; non plus seulement aux possibilités de leur vie, mais à celles de leur survie. C’est alors que la pensée scientifique a choisi, contre une grande part de son propre passé anti-esclavagiste, de servir la domination spectaculaire. La science possédait, avant d’en venir là, une autonomie relative. Elle savait donc penser sa parcelle de réalité ; et ainsi elle avait pu immensément contribuer à augmenter les moyens de l’économie. Quand l’économie toute-puissante est devenue folle, et les temps spectaculaires ne sont rien d’autre, elle a supprimé les dernières traces de l’autonomie scientifique, inséparablement sur le plan méthodologique et sur le plan des conditions pratiques de l’activité des « chercheurs ». On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur ce terrain que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse irréflexion, la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une matraque. Pour obéir à cette ultime demande sociale d’une justification manifestement impossible, il vaut mieux ne plus trop savoir penser, mais être au contraire assez bien exercé aux commodités du discours spectaculaire. Et c’est en effet dans cette carrière qu’a lestement trouvé sa plus récente spécialisation, avec beaucoup de bonne volonté, la science prostituée de ces jours méprisables.

     

    La science de la justification mensongère était naturellement apparue dès les premiers symptômes de la décadence de la société bourgeoise, avec la prolifération cancéreuse des pseudo-sciences dites « de l’homme » ; mais par exemple la médecine moderne avait pu, un temps, se faire passer pour utile, et ceux qui avaient vaincu la variole ou la lèpre étaient autres que ceux qui ont bassement capitulé devant les radiations nucléaires ou la chimie agro-alimentaire. On remarque vite que la médecine aujourd’hui n’a, bien sûr, plus le droit de défendre la santé de la population contre l’environnement pathogène, car ce serait s’opposer à l’État, ou seulement à l’industrie pharmaceutique.

     

    Mais ce n’est pas seulement par cela qu’elle est obligée de taire, que l’activité scientifique présente avoue ce qu’elle est devenue. C’est aussi par ce que, très souvent, elle a la simplicité de dire. Annonçant en novembre 1985, après une expérimentation de huit jours sur quatre malades, qu’ils avaient peut-être découvert un remède efficace contre le S.I.D.A., les professeurs Even et Andrieu, de l’hôpital Laënnec, soulevèrent deux jours après, les malades étant morts, quelques réserves de la part de plusieurs médecins, moins avancés ou peut-être jaloux, pour leur façon assez précipitée de courir faire enregistrer ce qui n’était qu’une trompeuse apparence de victoire ; quelques heures avant l’écroulement. Et ceux-là s’en défendirent sans se troubler, en affirmant qu’« après tout, mieux vaut de faux espoirs que pas d’espoir du tout ». Ils étaient même trop ignorants pour reconnaître que cet argument, à lui seul, était un complet reniement de l’esprit scientifique ; et qu’il avait historiquement toujours servi à couvrir les profitables rêveries des charlatans et des sorciers, dans les temps où on ne leur confiait pas la direction des hôpitaux.

     

    Quand la science officielle en vient à être conduite de la sorte, comme tout le reste du spectacle social qui, sous une présentation matériellement modernisée et enrichie, n’a fait que reprendre les très anciennes techniques des tréteaux forains illusionnistes, aboyeurs et barons —, on ne peut être surpris de voir quelle grande autorité reprennent parallèlement, un peu partout, les mages et les sectes, le zen emballé sous vide ou la théologie des Mormons. L’ignorance, qui a bien servi les puissances établies, a été en surplus toujours exploitée par d’ingénieuses entreprises qui se tenaient en marge des lois. Quel moment plus favorable que celui où l’analphabétisme a tant progressé ? Mais cette réalité est niée à son tour par une autre démonstration de sorcellerie. L’U.N.E.S.C.O., lors de sa fondation, avait adopté une définition scientifique, très précise, de l’analphabétisme qu’elle se donnait pour tâche de combattre dans les pays arriérés. Quand on a vu revenir inopinément le même fait, mais cette fois du côté des pays dits avancés, comme un autre, attendant Grouchy, vit surgir Blücher dans sa bataille, il a suffi de faire donner la Garde des experts ; et ils ont vite enlevé la formule d’un seul assaut irrésistible, en remplaçant le terme analphabétisme par celui d’illettrisme : comme un « faux patriotique » peut paraître opportunément pour soutenir une bonne cause nationale. Et pour fonder sur le roc, entre pédagogues, la pertinence du néologisme, on fait vite passer une nouvelle définition, comme si elle était admise depuis toujours, et selon laquelle, tandis que l’analphabète était, on sait, celui qui n’avait jamais appris à lire, l’illettré au sens moderne est, tout au contraire, celui qui a appris la lecture (et l’a même mieux apprise qu’avant, peuvent du coup témoigner froidement les plus doués des théoriciens et historiens officiels de la pédagogie), mais qui l’a par hasard aussitôt oubliée. Cette surprenante explication risquerait d’être moins apaisante qu’inquiétante, si elle n’avait l’art d’éviter, en parlant à côté et comme si elle ne la voyait pas, la première conséquence qui serait venue à l’esprit de tous dans des époques plus scientifiques : à savoir que ce dernier phénomène mériterait lui-même d’être expliqué, et combattu, puisqu’il n’avait jamais pu être observé, ni même imaginé, où que ce soit, avant les récents progrès de la pensée avariée ; quand la décadence de l’explication accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique.

     

    XV

     

    Il y a plus de cent ans, le Nouveau Dictionnaire des Synonymes français d’A.-L. Sardou définissait les nuances qu’il faut saisir entre : fallacieux, trompeur, imposteur, séducteur, insidieux, captieux ; et qui ensemble constituent aujourd’hui une sorte de palette des couleurs qui conviennent à un portrait de la société du spectacle. Il n’appartenait pas à son temps, ni à son expérience de spécialiste, d’exposer aussi clairement les sens voisins, mais très différents, des périls que doit normalement s’attendre à affronter tout groupe qui s’adonne à la subversion, et suivant par exemple cette gradation : égaré, provoqué, infiltré, manipulé, usurpé, retourné. Ces nuances considérables ne sont jamais apparues, en tout cas, aux doctrinaires de la « lutte armée ».

     

    « Fallacieux, du latin fallaciosus, habile ou habitué à tromper, plein de fourberie : la terminaison de cet adjectif équivaut au superlatif de trompeur. Ce qui trompe ou induit à erreur de quelque manière que ce soit, est trompeur : ce qui est fait pour tromper, abuser, jeter dans l’erreur par un dessein formé de tromper avec l’artifice et l’appareil imposant le plus propre pour abuser, est fallacieux. Trompeur est un mot générique et vague ; tous les genres de signes et d’apparences incertaines sont trompeurs : fallacieux désigne la fausseté, la fourberie, l’imposture étudiée ; des discours, des protestations, des raisonnements sophistiques, sont fallacieux. Ce mot a des rapports avec ceux d’imposteur, de séducteur, d’insidieux, de captieux, mais sans équivalent. Imposteur désigne tous les genres de fausses apparences, ou de trames concertées pour abuser ou pour nuire ; l’hypocrisie, par exemple, la calomnie, etc. Séducteur exprime l’action propre de s’emparer de quelqu’un, de l’égarer par des moyens adroits et insinuants. Insidieux ne marque que l’action de tendre adroitement des pièges et d’y faire tomber. Captieux se borne à l’action subtile de surprendre quelqu’un et de le faire tomber dans l’erreur. Fallacieux rassemble la plupart de ces caractères. »

     

    XVI

     

    Le concept, encore jeune, de désinformation a été récemment importé de Russie, avec beaucoup d’autres inventions utiles à la gestion des États modernes. Il est toujours hautement employé par un pouvoir, ou corollairement par des gens qui détiennent un fragment d’autorité économique ou politique, pour maintenir ce qui est établi ; et toujours en attribuant à cet emploi une fonction contre-offensive. Ce qui peut s’opposer à une seule vérité officielle doit être forcément une désinformation émanant de puissances hostiles, ou au moins de rivaux, et elle aurait été intentionnellement faussée par la malveillance. La désinformation ne serait pas la simple négation d’un fait qui convient aux autorités, ou la simple affirmation d’un fait qui ne leur convient pas : on appelle cela psychose. Contrairement au pur mensonge, la désinformation, et voilà en quoi le concept est intéressant pour les défenseurs de la société dominante, doit fatalement contenir une certaine part de vérité, mais délibérément manipulée par un habile ennemi. Le pouvoir qui parle de désinformation ne croit pas être lui-même absolument sans défauts, mais il sait qu’il pourra attribuer à toute critique précise cette excessive insignifiance qui est dans la nature de la désinformation ; et que de la sorte il n’aura jamais à convenir d’un défaut particulier.

     

    En somme, la désinformation serait le mauvais usage de la vérité. Qui la lance est coupable, et qui la croit, imbécile. Mais qui serait donc l’habile ennemi ? Ici, ce ne peut pas être le terrorisme, qui ne risque de « désinformer » personne, puisqu’il est chargé de représenter ontologiquement l’erreur la plus balourde et la moins admissible. Grâce à son étymologie, et aux souvenirs contemporains des affrontements limités qui, vers le milieu du siècle, opposèrent brièvement l’Est et l’Ouest, spectaculaire concentré et spectaculaire diffus, aujourd’hui encore le capitalisme du spectaculaire intégré fait semblant de croire que le capitalisme de bureaucratie totalitaire — présenté même parfois comme la base arrière ou l’inspiration des terroristes — reste son ennemi essentiel, comme aussi bien l’autre dira la même chose du premier ; malgré les preuves innombrables de leur alliance et solidarité profondes. En fait tous les pouvoirs qui sont installés, en dépit de quelques réelles rivalités locales, et sans vouloir le dire jamais, pensent continuellement ce qu’avait su rappeler un jour, du côté de la subversion et sans grand succès sur l’instant, un des rares internationalistes allemands après qu’eut commencé la guerre de 1914 : « L’ennemi principal est dans notre pays. » La désinformation est finalement l’équivalent de ce que représentaient, dans le discours de la guerre sociale du XIXe siècle, « les mauvaises passions ». C’est tout ce qui est obscur et risquerait de vouloir s’opposer à l’extraordinaire bonheur dont cette société, on le sait bien, fait bénéficier ceux qui lui ont fait confiance ; bonheur qui ne saurait être trop payé par différents risques ou déboires insignifiants. Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent qu’il n’y a pas à lésiner sur son coût ; tandis que les autres désinforment.

     

    L’autre avantage que l’on trouve à dénoncer, en l’expliquant ainsi, une désinformation bien particulière, c’est qu’en conséquence le discours global du spectacle ne saurait être soupçonné d’en contenir, puisqu’il peut désigner, avec la plus scientifique assurance, le terrain où se reconnaît la seule désinformation : c’est tout ce qu’on peut dire et qui ne lui plaira pas.

     

    C’est sans doute par erreur — à moins plutôt que ce ne soit un leurre délibéré — qu’a été agité récemment en France le projet d’attribuer officiellement une sorte de label à du médiatique « garanti sans désinformation » : ceci blessait quelques professionnels des media, qui voudraient encore croire, ou plus modestement faire croire, qu’ils ne sont pas effectivement censurés dès à présent. Mais surtout le concept de désinformation n’a évidemment pas à être employé défensivement, et encore moins dans une défensive statique, en garnissant une Muraille de Chine, une ligne Maginot, qui devrait couvrir absolument un espace censé être interdit à la désinformation. Il faut qu’il y ait de la désinformation, et qu’elle reste fluide, pouvant passer partout. Là où le discours spectaculaire n’est pas attaqué, il serait stupide de le défendre ; et ce concept s’userait extrêmement vite à le défendre, contre l’évidence, sur des points qui doivent au contraire éviter de mobiliser l’attention. De plus, les autorités n’ont aucun besoin réel de garantir qu’une information précise ne contiendrait pas de désinformation. Et elles n’en ont pas les moyens : elles ne sont pas si respectées, et ne feraient qu’attirer la suspicion sur l’information en cause. Le concept de désinformation n’est bon que dans la contre-attaque. Il faut le maintenir en deuxième ligne, puis le jeter instantanément en avant pour repousser toute vérité qui viendrait à surgir.

     

    Si parfois une sorte de désinformation désordonnée risque d’apparaître, au service de quelques intérêts particuliers passagèrement en conflit, et d’être crue elle aussi, devenant incontrôlable et s’opposant par là au travail d’ensemble d’une désinformation moins irresponsable, ce n’est pas qu’il y ait lieu de craindre que dans celle-là ne se trouvent engagés d’autres manipulateurs plus experts ou plus subtils : c’est simplement parce que la désinformation se déploie maintenant dans un monde où il n’y a plus de place pour aucune vérification.

     

    Le concept confusionniste de désinformation est mis en vedette pour réfuter instantanément, par le seul bruit de son nom, toute critique que n’auraient pas suffi à faire disparaître les diverses agences de l’organisation du silence. Par exemple, on pourrait dire un jour, si cela paraissait souhaitable, que cet écrit est une entreprise de désinformation sur le spectacle ; ou bien, c’est la même chose, de désinformation au détriment de la démocratie.

     

    Contrairement à ce qu’affirme son concept spectaculaire inversé, la pratique de la désinformation ne peut que servir l’État ici et maintenant, sous sa conduite directe, ou à l’initiative de ceux qui défendent les mêmes valeurs. En fait, la désinformation réside dans toute l’information existante ; et comme son caractère principal. On ne la nomme que là où il faut maintenir, par l’intimidation, la passivité. Là où la désinformation est nommée, elle n’existe pas. Là où elle existe, on ne la nomme pas.

     

    Quand il y avait encore des idéologies qui s’affrontaient, qui se proclamaient pour ou contre tel aspect connu de la réalité, il y avait des fanatiques, et des menteurs, mais pas de « désinformateurs ».

     

    Quand il n’est plus permis, par le respect du consensus spectaculaire, ou au moins par une volonté de gloriole spectaculaire, de dire vraiment ce à quoi l’on s’oppose, ou aussi bien ce que l’on approuve dans toutes ses conséquences ; mais où l’on rencontre souvent l’obligation de dissimuler un côté que l’on considère, pour quelque raison, comme dangereux dans ce que l’on est censé admettre, alors on pratique la désinformation ; comme par étourderie, ou comme par oubli, ou par prétendu faux raisonnement. Et par exemple, sur le terrain de la contestation après 1968, les récupérateurs incapables qui furent appelés « pro-situs » ont été les premiers désinformateurs, parce qu’ils dissimulaient autant que possible les manifestations pratiques à travers lesquelles s’était affirmée la critique qu’ils se flattaient d’adopter ; et, point gênés d’en affaiblir l’expression, ils ne citaient jamais rien ni personne, pour avoir l’air d’avoir eux-mêmes trouvé quelque chose.

     

    XVII

     

    Renversant une formule fameuse de Hegel, je notais déjà en 1967 que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Les années passées depuis lors ont montré les progrès de ce principe dans chaque domaine particulier, sans exception.

    Ainsi, dans une époque où ne peut plus exister d’art contemporain, il devient difficile de juger des arts classiques. Ici comme ailleurs, l’ignorance n’est produite que pour être exploitée. En même temps que se perdent ensemble le sens de l’histoire et le goût, on organise des réseaux de falsification. Il suffit de tenir les experts et les commissaires-priseurs, et c’est assez facile, pour tout faire passer puisque dans les affaires de cette nature, comme finalement dans les autres, c’est la vente qui authentifie toute valeur. Après, ce sont les collectionneurs ou les musées, notamment américains, qui, gorgés de faux, auront intérêt à en maintenir la bonne réputation, tout comme le Fonds Monétaire International maintient la fiction de la valeur positive des immenses dettes de cent nations.

     

    Le faux forme le goût, et soutient le faux, en faisant sciemment disparaître la possibilité de référence à l’authentique. On refait même le vrai, dès que c’est possible, pour le faire ressembler au faux. Les Américains, étant les plus riches et les plus modernes, ont été les principales dupes de ce commerce du faux en art. Et ce sont justement les mêmes qui financent les travaux de restauration de Versailles ou de la Chapelle Sixtine. C’est pourquoi les fresques de Michel-Ange devront prendre des couleurs ravivées de bande dessinée, et les meubles authentiques de Versailles acquérir ce vif éclat de la dorure qui les fera ressembler beaucoup au faux mobilier d’époque Louis XIV importé à grands frais au Texas.

     

    Le jugement de Feuerbach, sur le fait que son temps préférait « l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité », a été entièrement confirmé par le siècle du spectacle, et cela dans plusieurs domaines où le XIXe siècle avait voulu rester à l’écart de ce qui était déjà sa nature profonde : la production industrielle capitaliste. C’est ainsi que la bourgeoisie avait beaucoup répandu l’esprit rigoureux du musée, de l’objet original, de la critique historique exacte, du document authentique. Mais aujourd’hui, c’est partout que le factice a tendance à remplacer le vrai. À ce point, c’est très opportunément que la pollution due à la circulation des automobiles oblige à remplacer par des répliques en plastique les chevaux de Marly ou les statues romanes du portail de Saint-Trophime. Tout sera en somme plus beau qu’avant, pour être photographié par des touristes.

     

    Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes d’État en voyage ont été conviés à admirer in situ. Cela prouve donc, puisque l’on a pu se moquer d’eux si cruellement, qu’aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs conseillers, d’un seul individu qui connaisse l’histoire de l’art, en Chine ou hors de Chine. On sait que leur instruction a été tout autre : « L’ordinateur de Votre Excellence n’en a pas été informé. » Cette constatation que, pour la première fois, on peut gouverner sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l’authentique ou de l’impossible, pourrait à elle seule suffire à conjecturer que tous ces naïfs jobards de l’économie et de l’administration vont probablement conduire le monde à quelque grande catastrophe ; si leur pratique effective ne l’avait pas déjà montré.

     

    XVIII

     

    Notre société est bâtie sur le secret, depuis les « sociétés-écrans » qui mettent à l’abri de toute lumière les biens concentrés des possédants jusqu’au « secret-défense » qui couvre aujourd’hui un immense domaine de pleine liberté extrajudiciaire de l’État ; depuis les secrets, souvent effrayants, de la fabrication pauvre, qui sont cachés derrière la publicité, jusqu’aux projections des variantes de l’avenir extrapolé, sur lesquelles la domination lit seule le cheminement le plus probable de ce qu’elle affirme n’avoir aucune sorte d’existence, tout en calculant les réponses qu’elle y apportera mystérieusement. On peut faire à ce propos quelques observations.

     

    Il y a toujours un plus grand nombre de lieux, dans les grandes villes comme dans quelques espaces réservés de la campagne, qui sont inaccessibles, c’est-à-dire gardés et protégés de tout regard ; qui sont mis hors de portée de la curiosité innocente, et fortement abrités de l’espionnage. Sans être tous proprement militaires, ils sont sur ce modèle placés au-delà de tout risque de contrôle par des passants ou des habitants ; ou même par la police, qui a vu depuis longtemps ses fonctions ramenées aux seules surveillance et répression de la délinquance la plus commune. Et c’est ainsi qu’en Italie, lorsque Aldo Moro était prisonnier de Potere Due, il n’a pas été détenu dans un bâtiment plus ou moins introuvable, mais simplement dans un bâtiment impénétrable.

     

    Il y a toujours un plus grand nombre d’hommes formés pour agir dans le secret ; instruits et exercés à ne faire que cela. Ce sont des détachements spéciaux d’hommes armés d’archives réservées, c’est-à-dire d’observations et d’analyses secrètes. Et d’autres sont armés de diverses techniques pour l’exploitation et la manipulation de ces affaires secrètes. Enfin, quand il s’agit de leurs branches « Action », ils peuvent également être équipés d’autres capacités de simplification des problèmes étudiés.

     

    Tandis que les moyens attribués à ces hommes spécialisés dans la surveillance et l’influence deviennent plus grands, ils rencontrent aussi des circonstances générales qui leur sont chaque année plus favorables. Quand par exemple les nouvelles conditions de la société du spectaculaire intégré ont forcé sa critique à rester réellement clandestine, non parce qu’elle se cache mais puisqu’elle est cachée par la pesante mise en scène de la pensée du divertissement, ceux qui sont pourtant chargés de surveiller cette critique, et au besoin de la démentir, peuvent finalement employer contre elle les recours traditionnels dans le milieu de la clandestinité : provocation, infiltrations, et diverses formes d’élimination de la critique authentique au profit d’une fausse qui aura pu être mise en place à cet effet. L’incertitude grandit, à tout propos, quand l’imposture générale du spectacle s’enrichit d’une possibilité de recours à mille impostures particulières. Un crime inexpliqué peut aussi être dit suicide, en prison comme ailleurs ; et la dissolution de la logique permet des enquêtes et des procès qui décollent verticalement dans le déraisonnable, et qui sont fréquemment faussés dès l’origine par d’extravagantes autopsies, que pratiquent de singuliers experts.

     

    Depuis longtemps, on s’est habitué partout à voir exécuter sommairement toutes sortes de gens. Les terroristes connus, ou considérés comme tels, sont combattus ouvertement d’une manière terroriste. Le Mossad va tuer au loin Abou Jihad, ou les S.A.S. anglais des Irlandais, ou la police parallèle du « G.A.L. » des Basques. Ceux que l’on fait tuer par de supposés terroristes ne sont pas eux-mêmes choisis sans raison ; mais il est généralement impossible d’être assuré de connaître ces raisons. On peut savoir que la gare de Bologne a sauté pour que l’Italie continue d’être bien gouvernée ; et ce que sont les « Escadrons de la mort » au Brésil ; et que la Mafia peut incendier un hôtel aux États-Unis pour appuyer un racket. Mais comment savoir à quoi ont pu servir, au fond, les « tueurs fous du Brabant » ? Il est difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères.

     

    Des rumeurs médiatiques-policières prennent à l’instant, ou au pire après avoir été répétées trois ou quatre fois, le poids indiscuté de preuves historiques séculaires. Selon l’autorité légendaire du spectacle du jour, d’étranges personnages éliminés dans le silence reparaissent comme survivants fictifs, dont le retour pourra toujours être évoqué ou supputé, et prouvé par le plus simple on-dit des spécialistes. Ils sont quelque part entre l’Achéron et le Léthé, ces morts qui n’ont pas été régulièrement enterrés par le spectacle, ils sont censés dormir en attendant qu’on veuille les réveiller, tous, le terroriste redescendu des collines et le pirate revenu de la mer ; et le voleur qui n’a plus besoin de voler.

     

    L’incertitude est ainsi organisée partout. La protection de la domination procède très souvent par fausses attaques, dont le traitement médiatique fera perdre de vue la véritable opération : tel le bizarre coup de force de Tejero et de ses gardes civils aux Cortès en 1981, dont l’échec devait cacher un autre pronunciamiento plus moderne, c’est-à-dire masqué, qui a réussi. Également voyant, l’échec d’un sabotage par les services spéciaux français, en 1985, en Nouvelle-Zélande, a été parfois considéré comme un stratagème, peut-être destiné à détourner l’attention des nombreux nouveaux emplois de ces services, en faisant croire à leur caricaturale maladresse dans le choix des objectifs comme dans les modalités de l’exécution. Et plus assurément il a été presque partout estimé que les recherches géologiques d’un gisement pétrolier dans le sous-sol de la ville de Paris, qui ont été bruyamment menées à l’automne de 1986, n’avaient pas d’autre intention sérieuse que celle de mesurer le point qu’avait pu atteindre la capacité d’hébétude et de soumission des habitants ; en leur montrant une prétendue recherche si parfaitement démentielle sur le plan économique.

     

    Le pouvoir est devenu si mystérieux qu’après l’affaire des ventes illégales d’armes à l’Iran par la présidence des États-Unis, on a pu se demander qui commandait vraiment aux États-Unis, la plus forte puissance du monde dit démocratique ? Et donc qui diable peut commander le monde démocratique ?

     

    Plus profondément, dans ce monde officiellement si plein de respect pour toutes les nécessités économiques, personne ne sait jamais ce que coûte véritablement n’importe quelle chose produite : en effet, la part la plus importante du coût réel n’est jamais calculée ; et le reste est tenu secret.

     

    XIX

     

    Le général Noriega s’est fait un instant connaître mondialement au début de l’année 1988. Il était dictateur sans titre du Panama, pays sans armée, où il commandait la Garde Nationale. Car le Panama n’est pas vraiment un État souverain : il a été creusé pour son canal, et non l’inverse. Le dollar est sa monnaie, et la véritable armée qui y stationne est pareillement étrangère. Noriega avait donc fait toute sa carrière, ici parfaitement identique à celle de Jaruzelski en Pologne, comme général-policier, au service de l’occupant. Il était importateur de drogue aux États-Unis, car le Panama ne rapporte pas assez, et il exportait en Suisse ses capitaux « panaméens ». Il avait travaillé avec la C.I.A. contre Cuba et, pour avoir la couverture adéquate à ses activités économiques, il avait aussi dénoncé aux autorités américaines, si obsédées par ce problème, un certain nombre de ses rivaux dans l’importation. Son principal conseiller en matière de sécurité, qui donnait de la jalousie à Washington, était le meilleur sur le marché, Michael Harari, ancien officier du Mossad, le service secret d’Israël. Quand les Américains ont voulu se défaire du personnage, parce que certains de leurs tribunaux l’avaient imprudemment condamné, Noriega s’est déclaré prêt à se défendre pendant mille ans, par patriotisme panaméen, à la fois contre son peuple en révolte et contre l’étranger ; il a reçu aussitôt l’approbation publique des dictateurs bureaucratiques plus austères de Cuba et du Nicaragua, au nom de l’anti-impérialisme.

     

    Loin d’être une étrangeté étroitement panaméenne, ce général Noriega, qui vend tout et simule tout dans un monde qui partout fait de même, était, de part en part, comme sorte d’homme d’une sorte d’État, comme sorte de général, comme capitaliste, parfaitement représentatif du spectaculaire intégré ; et des réussites qu’il autorise dans les directions les plus variées de sa politique intérieure et internationale. C’est un modèle du prince de notre temps ; et parmi ceux qui se destinent à venir et à rester au pouvoir où que ce puisse être, les plus capables lui ressemblent beaucoup. Ce n’est pas le Panama qui produit de telles merveilles, c’est cette époque.

     

    XX

     

    Pour tout service de renseignements, sur ce point en accord avec la juste théorie clausewitzienne de la guerre, un savoir doit devenir un pouvoir. De là ce service tire à présent son prestige, son espèce de poésie spéciale. Tandis que l’intelligence a été si absolument chassée du spectacle, qui ne permet pas d’agir et ne dit pas grand-chose de vrai sur l’action des autres, elle semble presque s’être réfugiée parmi ceux qui analysent des réalités, et agissent secrètement sur des réalités. Récemment, des révélations que Margaret Thatcher a tout fait pour étouffer, mais en vain, les authentifiant de la sorte, ont montré qu’en Angleterre ces services avaient déjà été capables d’amener la chute d’un ministère dont ils jugeaient la politique dangereuse. Le mépris général que suscite le spectacle redonne ainsi, pour de nouvelles raisons, une attirance à ce qui a pu être appelé, au temps de Kipling, « le grand jeu ».

     

    La « conception policière de l’histoire » était au XIXe siècle une explication réactionnaire, et ridicule, alors que tant de puissants mouvements sociaux agitaient les masses. Les pseudo-contestataires d’aujourd’hui savent bien cela, par ouï-dire ou par quelques livres, et croient que cette conclusion est restée vraie pour l’éternité ; ils ne veulent jamais voir la pratique réelle de leur temps ; parce qu’elle est trop triste pour leurs froides espérances. L’État ne l’ignore pas, et en joue.

     

    Au moment où presque tous les aspects de la vie politique internationale, et un nombre grandissant de ceux qui comptent dans la politique intérieure, sont conduits et montrés dans le style des services secrets, avec leurres, désinformation, double explication — celle qui peut en cacher une autre, ou seulement en avoir l’air — le spectacle se borne à faire connaître le monde fatigant de l’incompréhensible obligatoire, une ennuyeuse série de romans policiers privés de vie et où toujours manque la conclusion. C’est là que la mise en scène réaliste d’un combat de nègres, la nuit, dans un tunnel, doit passer pour un ressort dramatique suffisant.

     

    L’imbécillité croit que tout est clair, quand la télévision a montré une belle image, et l’a commentée d’un hardi mensonge. La demi-élite se contente de savoir que presque tout est obscur, ambivalent, « monté » en fonction de codes inconnus. Une élite plus fermée voudrait savoir le vrai, très malaisé à distinguer clairement dans chaque cas singulier, malgré toutes les données réservées et les confidences dont elle peut disposer. C’est pourquoi elle aimerait connaître la méthode de la vérité, quoique chez elle cet amour reste généralement malheureux.

     

    XXI

     

    Le secret domine ce monde, et d’abord comme secret de la domination. Selon le spectacle, le secret ne serait qu’une nécessaire exception à la règle de l’information abondamment offerte sur toute la surface de la société, de même que la domination, dans ce « monde libre » du spectaculaire intégré, se serait réduite à n’être qu’un Département exécutif au service de la démocratie. Mais personne ne croit vraiment le spectacle. Comment les spectateurs acceptent-ils l’existence du secret qui, à lui seul, garantit qu’ils ne pourraient gérer un monde dont ils ignorent les principales réalités, si par extraordinaire on leur demandait vraiment leur avis sur la manière de s’y prendre ? C’est un fait que le secret n’apparaît à presque personne dans sa pureté inaccessible, et dans sa généralité fonctionnelle. Tous admettent qu’il y ait inévitablement une petite zone de secret réservée à des spécialistes ; et pour la généralité des choses, beaucoup croient être dans le secret.

     

    La Boétie a montré, dans le Discours sur la servitude volontaire, comment le pouvoir d’un tyran doit rencontrer de nombreux appuis parmi les cercles concentriques des individus qui y trouvent, ou croient y trouver, leur avantage. Et de même beaucoup de gens, parmi les politiques ou médiatiques qui sont flattés qu’on ne puisse les soupçonner d’être des irresponsables connaissent beaucoup de choses par relations et par confidences. Celui qui est content d’être dans la confidence n’est guère porté à la critiquer ; ni donc à remarquer que, dans toutes les confidences, la part principale de réalité lui sera toujours cachée. Il connaît, par la bienveillante protection des tricheurs, un peu plus de cartes, mais qui peuvent être fausses ; et jamais la méthode qui dirige et explique le jeu. Il s’identifie donc tout de suite aux manipulateurs, et méprise l’ignorance qu’au fond il partage. Car les bribes d’information que l’on offre à ces familiers de la tyrannie mensongère sont normalement infectées de mensonge, incontrôlables, manipulées. Elles font plaisir pourtant à ceux qui y accèdent, car ils se sentent supérieurs à tous ceux qui ne savent rien. Elles ne valent du reste que pour faire mieux approuver la domination, et jamais pour la comprendre effectivement. Elles constituent le privilège des spectateurs de première classe : ceux qui ont la sottise de croire qu’ils peuvent comprendre quelque chose, non en se servant de ce qu’on leur cache, mais en croyant ce qu’on leur révèle !

     

    La domination est lucide au moins en ceci qu’elle attend de sa propre gestion, libre et sans entraves, un assez grand nombre de catastrophes de première grandeur pour très bientôt ; et cela tant sur les terrains écologiques, chimique par exemple, que sur les terrains économiques, bancaire par exemple. Elle s’est mise, depuis quelque temps déjà, en situation de traiter ces malheurs exceptionnels autrement que par le maniement habituel de la douce désinformation.

     

     

    XXII

     

    Quant aux assassinats, en nombre croissant depuis plus de deux décennies, qui sont restés entièrement inexpliqués — car si l’on a parfois sacrifié quelque comparse jamais il n’a été question de remonter aux commanditaires — leur caractère de production en série a sa marque : les mensonges patents, et changeants, des déclarations officielles ; Kennedy, Aldo Moro, Olaf Palme, des ministres ou financiers, un ou deux papes, d’autres qui valaient mieux qu’eux. Ce syndrome d’une maladie sociale récemment acquise s’est vite répandu un peu partout, comme si, à partir des premiers cas observés, il descendait des sommets des États, sphère traditionnelle de ce genre d’attentats, et comme si, en même temps, il remontait des bas-fonds, autre lieu traditionnel des trafics illégaux et protections, où s’est toujours déroulé ce genre de guerre, entre professionnels. Ces pratiques tendent à se rencontrer au milieu de toutes les affaires de la société, comme si en effet l’État ne dédaignait pas de s’y mêler, et la Mafia parvenait à s’y élever ; une sorte de jonction s’opérant par là.

     

    On a tout entendu dire pour tenter d’expliquer accidentellement ce nouveau genre de mystères : incompétence des polices, sottise des juges d’instruction, inopportunes révélations de la presse, crise de croissance des services secrets, malveillance des témoins, grève catégorielle des délateurs. Edgar Poe pourtant avait déjà trouvé la direction certaine de la vérité, par son célèbre raisonnement du Double assassinat dans la rue Morgue :

     

    « Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre —je veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît… Dans des investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se demander comment les choses se sont passées, qu’étudier en quoi elles se distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu’à présent. »

     

    XXIII

     

    En janvier 1988, la Mafia colombienne de la drogue publiait un communiqué destiné à rectifier l’opinion du public sur sa prétendue existence. La plus grande exigence d’une Mafia, où qu’elle puisse être constituée, est naturellement d’établir qu’elle n’existe pas, ou qu’elle a été victime de calomnies peu scientifiques ; et c’est son premier point de ressemblance avec le capitalisme. Mais en la circonstance, cette Mafia irritée d’être seule mise en vedette, est allée jusqu’à évoquer les autres groupements qui voudraient se faire oublier en la prenant abusivement comme bouc émissaire. Elle déclare : « Nous n’appartenons pas, nous, à la mafia bureaucratique et politicienne, ni à celle des banquiers et des financiers, ni à celle des millionnaires, ni à la mafia des grands contrats frauduleux, à celle des monopoles ou à celle du pétrole, ni à celle des grands moyens de communication. »

     

    On peut sans doute estimer que les auteurs de cette déclaration ont intérêt à déverser, tout comme les autres, leurs propres pratiques dans le vaste fleuve des eaux troubles de la criminalité, et des illégalités plus banales, qui arrose dans toute son étendue la société actuelle ; mais aussi il est juste de convenir que voilà des gens qui savent mieux que d’autres, par profession, de quoi ils parlent. La Mafia vient partout au mieux sur le sol de la société moderne. Elle est en croissance aussi rapide que les autres produits du travail par lequel la société du spectaculaire intégré façonne son monde. La Mafia grandit avec les immenses progrès des ordinateurs et de l’alimentation industrielle, de la complète reconstruction urbaine et du bidonville, des services spéciaux et de l’analphabétisme.

     

    XXIV

     

    La Mafia n’était qu’un archaïsme transplanté, quand elle commençait à se manifester au début du siècle aux États-Unis, avec l’immigration de travailleurs siciliens ; comme au même instant apparaissaient sur la côte ouest des guerres de gangs entre les sociétés secrètes chinoises. Fondée sur l’obscurantisme et la misère, la Mafia ne pouvait alors même pas s’implanter dans l’Italie du Nord. Elle semblait condamnée à s’effacer partout devant l’État moderne. C’était une forme de crime organisé qui ne pouvait prospérer que sur la « protection » de minorités attardées, en dehors du monde des villes, là où ne pouvait pas pénétrer le contrôle d’une police rationnelle et des lois de la bourgeoisie. La tactique défensive de la Mafia ne pouvait jamais être que la suppression des témoignages, pour neutraliser la police et la justice, et faire régner dans sa sphère d’activité le secret qui lui est nécessaire. Elle a par la suite trouvé un champ nouveau dans le nouvel obscurantisme de la société du spectaculaire diffus, puis intégré : avec la victoire totale du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique, et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles, toutes les conditions favorables furent réunies pour qu’elle devînt une puissance moderne, et offensive.

     

    La Prohibition américaine — grand exemple des prétentions des États du siècle au contrôle autoritaire de tout, et des résultats qui en découlent — a laissé au crime organisé, pendant plus d’une décennie, la gestion du commerce de l’alcool. La Mafia, à partir de là enrichie et exercée, s’est liée à la politique électorale, aux affaires, au développement du marché des tueurs professionnels, à certains détails de la politique internationale. Ainsi, elle fut favorisée par le gouvernement de Washington pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour aider à l’invasion de la Sicile. L’alcool redevenu légal a été remplacé par les stupéfiants, qui ont alors constitué la marchandise-vedette des consommations illégales. Puis elle a pris une importance considérable dans l’immobilier, les banques, la grande politique et les grandes affaires de l’État, puis les industries du spectacle : télévision, cinéma, édition. C’est aussi vrai déjà, aux États-Unis en tout cas, pour l’industrie même du disque, comme partout où la publicité d’un produit dépend d’un nombre assez concentré de gens. On peut donc facilement faire pression sur eux, en les achetant ou en les intimidant, puisque l’on dispose évidemment de bien assez de capitaux, ou d’hommes de main qui ne peuvent être reconnus ni punis. En corrompant les disc jockeys, on décide donc de ce qui devra être le succès, parmi des marchandises si également misérables.

     

    C’est sans doute en Italie que la Mafia, au retour de ses expériences et conquêtes américaines, a acquis la plus grande force : depuis l’époque de son compromis historique avec le gouvernement parallèle, elle s’est trouvée en situation de faire tuer des juges d’instruction ou des chefs de police : pratique qu’elle avait pu inaugurer dans sa participation aux montages du « terrorisme » politique. Dans des conditions relativement indépendantes, l’évolution similaire de l’équivalent japonais de la Mafia prouve bien l’unité de l’époque.

     

    On se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’État : ils ne sont jamais en rivalité. La théorie vérifie avec facilité ce que toutes les rumeurs de la vie pratique avaient trop facilement montré. La Mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle. Au moment du spectaculaire intégré, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées.

     

    XXV

     

    Avec les nouvelles conditions qui prédominent actuellement dans la société écrasée sous le talon de fer du spectacle, on sait que, par exemple, un assassinat politique se trouve placé dans une autre lumière ; en quelque sorte tamisée. Il y a partout beaucoup plus de fous qu’autrefois, mais ce qui est infiniment plus commode, c’est que l’on peut en parler follement. Et ce n’est pas une quelconque terreur régnante qui imposerait de telles explications médiatiques. Au contraire, c’est l’existence paisible de telles explications qui doit causer de la terreur.

     

    Quand en 1914, la guerre étant imminente, Villain assassina Jaurès, personne n’a douté que Villain, individu sans doute assez peu équilibré, avait cru devoir tuer Jaurès parce que celui-ci paraissait, aux yeux d’extrémistes de la droite patriotique qui avaient profondément influencé Villain, quelqu’un qui serait certainement nuisible pour la défense du pays. Ces extrémistes avaient seulement sous-estimé l’immense force du consentement patriotique dans le parti socialiste, qui devait le pousser instantanément à « l’union sacrée » ; que Jaurès fût assassiné ou qu’au contraire on lui laissât l’occasion de tenir ferme sur sa position internationaliste en refusant la guerre. Aujourd’hui, en présence d’un tel événement, des journalistes-policiers, experts notoires en « faits de société » et en « terrorisme », diraient tout de suite que Villain était bien connu pour avoir à plusieurs reprises esquissé des tentatives de meurtre, la pulsion visant chaque fois des hommes, qui pouvaient professer des opinions politiques très diverses, mais qui tous avaient par hasard une ressemblance physique ou vestimentaire avec Jaurès. Des psychiatres l’attesteraient, et les media, rien qu’en attestant qu’ils l’ont dit, attesteraient par le fait même leur compétence et leur impartialité d’experts incomparablement autorisés. Puis l’enquête policière officielle pourrait établir dès le lendemain que l’on vient de découvrir plusieurs personnes honorables qui sont prêtes à témoigner du fait que ce même Villain, s’estimant un jour mal servi à la « Chope du Croissant », avait, en leur présence, abondamment menacé de se venger prochainement du cafetier, en abattant devant tout le monde, et sur place, un de ses meilleurs clients.

     

    Ce n’est pas dire que, dans le passé, la vérité s’imposait souvent et tout de suite ; puisque Villain a été finalement acquitté par la Justice française. Il n’a été fusillé qu’en 1936, quand éclata la révolution espagnole, car il avait commis l’imprudence de résider aux îles Baléares.

     

    XXVI

     

    C’est parce que les nouvelles conditions d’un maniement profitable des affaires économiques, au moment où l’État détient une part hégémonique dans l’orientation de la production et où la demande pour toutes les marchandises dépend étroitement de la centralisation réalisée dans l’information-incitation spectaculaire, à laquelle devront aussi s’adapter les formes de la distribution, l’exigent impérativement que l’on voit se constituer partout des réseaux d’influence ou des sociétés secrètes. Ce n’est donc qu’un produit naturel du mouvement de concentration des capitaux, de la production, de la distribution. Ce qui, en cette matière, ne s’étend pas, doit disparaître ; et aucune entreprise ne peut s’étendre qu’avec les valeurs, les techniques, les moyens, de ce que sont aujourd’hui l’industrie, le spectacle, l’État. C’est, en dernière analyse, le développement particulier qui a été choisi par l’économie de notre époque, qui en vient à imposer partout la formation de nouveaux liens personnels de dépendance et de protection.

     

    C’est justement en ce point que réside la profonde vérité de cette formule, si bien comprise dans l’Italie entière, qu’emploie la Mafia sicilienne : « Quand on a de l’argent et des amis, on se rit de la Justice. » Dans le spectaculaire intégré, les lois dorment ; parce qu’elles n’avaient pas été faites pour les nouvelles techniques de production, et parce qu’elles sont tournées dans la distribution par des ententes d’un type nouveau. Ce que pense, ou ce que préfère, le public, n’a plus d’importance. Voilà ce qui est caché par le spectacle de tant de sondages d’opinions, d’élections, de restructurations modernisantes. Quels que soient les gagnants, le moins bon sera enlevé par l’aimable clientèle : puisque ce sera exactement ce qui aura été produit pour elle.

     

    On ne parle à tout instant d’« État de droit » que depuis le moment où l’État moderne dit démocratique a généralement cessé d’en être un : ce n’est point par hasard que l’expression n’a été popularisée que peu après 1970, et d’abord justement en Italie. En plusieurs domaines, on fait même des lois précisément afin qu’elles soient tournées, par ceux-là qui justement en auront tous les moyens. L’illégalité en certaines circonstances, par exemple autour du commerce mondial de toutes sortes d’armements, et plus souvent concernant des produits de la plus haute technologie, n’est qu’une sorte de force d’appoint de l’opération économique ; qui s’en trouvera d’autant plus rentable. Aujourd’hui, beaucoup d’affaires sont nécessairement malhonnêtes comme le siècle, et non comme l’étaient autrefois celles que pratiquaient, par séries clairement délimitées, des gens qui avaient choisi les voies de la malhonnêteté.

     

    À mesure que croissent les réseaux de promotion-contrôle pour jalonner et tenir des secteurs exploitables du marché, s’accroît aussi le nombre de services personnels qui ne peuvent être refusés à ceux qui sont au courant, et qui n’ont pas davantage refusé leur aide ; et ce ne sont pas toujours des policiers ou des gardiens des intérêts ou de la sécurité de l’État. Les complicités fonctionnelles communiquent au loin, et très longtemps, car leurs réseaux disposent de tous les moyens d’imposer ces sentiments de reconnaissance ou de fidélité qui, malheureusement, ont toujours été si rares dans l’activité libre des temps bourgeois.

     

    On apprend toujours quelque chose de son adversaire. Il faut croire que les gens de l’État ont été amenés, eux aussi, à lire les remarques du jeune Lukács sur les concepts de légalité et d’illégalité ; au moment où ils ont eu à traiter le passage éphémère d’une nouvelle génération du négatif — Homère a dit qu’« une génération d’hommes passe aussi vite qu’une génération de feuilles ». Les gens de l’État, dès lors, ont pu cesser comme nous de s’embarrasser de n’importe quelle sorte d’idéologie sur cette question ; et il est vrai que les pratiques de la société spectaculaire ne favorisaient plus du tout des illusions idéologiques de ce genre. À propos de nous tous finalement, on pourra conclure que ce qui nous a empêché souvent de nous enfermer dans une seule activité illégale, c’est que nous en avons eu plusieurs.

     

    XXVII

     

    Thucydide, au livre VIII, chapitre 66, de La Guerre du Péloponnèse dit, à propos des opérations d’une autre conspiration oligarchique, quelque chose qui a beaucoup de parenté avec la situation où nous nous trouvons :

     

    « Qui plus est, ceux qui y prenaient la parole étaient du complot et les discours qu’ils prononçaient avaient été soumis au préalable à l’examen de leurs amis. Aucune opposition ne se manifestait parmi le reste des citoyens, qu’effrayait le nombre des conjurés. Lorsque quelqu’un essayait malgré tout de les contredire, on trouvait aussitôt un moyen commode de le faire mourir. Les meurtriers n’étaient pas recherchés et aucune poursuite n’était engagée contre ceux qu’on soupçonnait. Le peuple ne réagissait pas et les gens étaient tellement terrorisés qu’ils s’estimaient heureux, même en restant muets, d’échapper aux violences. Croyant les conjurés bien plus nombreux qu’ils n’étaient, ils avaient le sentiment d’une impuissance complète. La ville était trop grande et ils ne se connaissaient pas assez les uns les autres, pour qu’il leur fût possible de découvrir ce qu’il en était vraiment. Dans ces conditions, si indigné qu’on fût, on ne pouvait confier ses griefs à personne. On devait donc renoncer à engager une action contre les coupables, car il eût fallu pour cela s’adresser soit à un inconnu, soit à une personne de connaissance en qui on n’avait pas confiance. Dans le parti démocratique, les relations personnelles étaient partout empreintes de méfiance et l’on se demandait toujours si celui auquel on avait affaire n’était pas de connivence avec les conjurés. Il y avait en effet parmi ces derniers des hommes dont on n’aurait jamais cru qu’ils se rallieraient à l’oligarchie. »

     

    Si l’histoire doit nous revenir après cette éclipse, ce qui dépend de facteurs encore en lutte et donc d’un aboutissement que nul ne saurait exclure avec certitude, ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l’histoire du spectacle ; sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l’on s’est le moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes, je crois que j’aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d’autres le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes, il m’a semblé que personne d’autre ne le ferait.

     

    XXVIII

     

    Des réseaux de promotion-contrôle, on glisse insensiblement aux réseaux de surveillance-désinformation. Autrefois, on ne conspirait jamais que contre un ordre établi. Aujourd’hui, conspirer en sa faveur est un nouveau métier en grand développement. Sous la domination spectaculaire, on conspire pour la maintenir, et pour assurer ce qu’elle seule pourra appeler sa bonne marche. Cette conspiration fait partie de son fonctionnement même.

     

    On a déjà commencé à mettre en place quelques moyens d’une sorte de guerre civile préventive, adaptés à différentes projections de l’avenir calculé. Ce sont des « organisations spécifiques », chargées d’intervenir sur quelques points selon les besoins du spectaculaire intégré. On a ainsi prévu, pour la pire des éventualités, une tactique dite par plaisanterie « des Trois Cultures », en évocation d’une place de Mexico à l’été de 1968, mais cette fois sans prendre de gants, et qui du reste devrait être appliquée avant le jour de la révolte. Et en dehors de cas si extrêmes, il n’est pas nécessaire, pour être un bon moyen de gouvernement, que l’assassinat inexpliqué touche beaucoup de monde ou revienne assez fréquemment : le seul fait que l’on sache que sa possibilité existe, complique tout de suite les calculs en un très grand nombre de domaines. Il n’a pas non plus besoin d’être intelligemment sélectif, ad hominem. L’emploi du procédé d’une manière purement aléatoire serait peut-être plus productif.

     

    On s’est mis aussi en situation de faire composer des fragments d’une critique sociale d’élevage, qui ne sera plus confiée à des universitaires ou des médiatiques, qu’il vaut mieux désormais tenir éloignés des menteries trop traditionnelles en ce débat ; mais critique meilleure, lancée et exploitée d’une façon nouvelle, maniée par une autre espèce de professionnels, mieux formés. Il commence à paraître, d’une manière assez confidentielle, des textes lucides, anonymes ou signés par des inconnus — tactique d’ailleurs facilitée par la concentration des connaissances de tous sur les bouffons du spectacle ; laquelle a fait que les gens inconnus paraissent justement les plus estimables —, non seulement sur des sujets qui ne sont jamais abordés dans le spectacle, mais encore avec des arguments dont la justesse est rendue plus frappante par l’espèce d’originalité, calculable, qui leur vient du fait de n’être en somme jamais employés, quoiqu’ils soient assez évidents. Cette pratique peut servir au moins de premier degré d’initiation pour recruter des esprits un peu éveillés, à qui l’on dira plus tard, s’ils semblent convenables, une plus grande dose de la suite possible. Et ce qui sera, pour certains, le premier pas d’une carrière, sera pour d’autres — moins bien classés — le premier degré du piège dans lequel on les prendra.

     

    Dans certains cas, il s’agit de créer, sur des questions qui risqueraient de devenir brûlantes, une autre pseudo-opinion critique ; et entre les deux opinions qui surgiraient ainsi, l’une et l’autre étrangères aux miséreuses conventions spectaculaires, le jugement ingénu pourra indéfiniment osciller, et la discussion pour les peser sera relancée chaque fois qu’il conviendra. Plus souvent, il s’agit d’un discours général sur ce qui est médiatiquement caché, et ce discours pourra être fort critique, et sur quelques points manifestement intelligent, mais en restant curieusement décentré. Les thèmes et les mots ont été sélectionnés facticement, à l’aide d’ordinateurs informés en pensée critique. Il y a dans ces textes quelques absences, assez peu visibles, mais tout de même remarquables : le point de fuite de la perspective y est toujours anormalement absent. Ils ressemblent au fac simile d’une arme célèbre, où manque seulement le percuteur. C’est nécessairement une critique latérale, qui voit plusieurs choses avec beaucoup de franchise et de justesse, mais en se plaçant de côté. Ceci non parce qu’elle affecterait une quelconque impartialité, car il lui faut au contraire avoir l’air de blâmer beaucoup, mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître quelle est sa cause ; donc de dire, même implicitement, d’où elle vient et vers quoi elle voudrait aller.

     

    À cette sorte de fausse critique contre-journalistique, peut se joindre la pratique organisée de la rumeur, dont on sait qu’elle est originairement une sorte de rançon sauvage de l’information spectaculaire, puisque tout le monde ressent au moins vaguement un caractère trompeur dans celle-ci, et donc le peu de confiance qu’elle mérite. La rumeur a été à l’origine superstitieuse, naïve, auto-intoxiquée. Mais, plus récemment, la surveillance a commencé à mettre en place dans la population des gens susceptibles de lancer, au premier signal, les rumeurs qui pourront lui convenir. Ici, on s’est décidé à appliquer dans la pratique les observations d’une théorie formulée il y a près de trente ans, et dont l’origine se trouvait dans la sociologie américaine de la publicité : la théorie des individus qu’on a pu appeler des « locomotives », c’est-à-dire que d’autres dans leur entourage vont être portés à suivre et imiter ; mais en passant cette fois du spontané à l’exercé. On a aussi dégagé à présent les moyens budgétaires, ou extrabudgétaires, d’entretenir beaucoup de supplétifs ; à côté des précédents spécialistes, universitaires et médiatiques, sociologues ou policiers, du passé récent. Croire que s’appliquent encore mécaniquement quelques modèles connus dans le passé, est aussi égarant que l’ignorance générale du passé. « Rome n’est plus dans Rome », et la Mafia n’est plus la pègre. Et les services de surveillance et désinformation ressemblent aussi peu au travail des policiers et indicateurs d’autrefois — par exemple aux roussins et mouchards du second Empire — que les services spéciaux actuels, dans tous les pays, ressemblent peu aux activités des officiers du Deuxième Bureau de l’état-major de l’Armée en 1914.

     

    Depuis que l’art est mort, on sait qu’il est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes. Quand les dernières imitations d’un néo-dadaïsme retourné sont autorisées à pontifier glorieusement dans le médiatique, et donc aussi bien à modifier un peu le décor des palais officiels, comme les fous des rois de la pacotille, on voit que d’un même mouvement une couverture culturelle se trouve garantie à tous les agents ou supplétifs des réseaux d’influence de l’État. On ouvre des pseudo-musées vides, ou des pseudo-centres de recherche sur l’œuvre complète d’un personnage inexistant, aussi vite que l’on fait la réputation de journalistes-policiers, ou d’historiens-policiers, ou de romanciers-policiers. Arthur Cravan voyait sans doute venir ce monde quand il écrivait dans Maintenant : « Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. » Tel est bien le sens de cette forme rajeunie d’une ancienne boutade des voyous de Paris : « Salut, les artistes ! Tant pis si je me trompe. »

     

    Les choses en étant arrivées à être ce qu’elles sont, on peut voir quelques auteurs collectifs employés par l’édition la plus moderne, c’est-à-dire celle qui s’est donné la meilleure diffusion commerciale. L’authenticité de leurs pseudonymes n’étant assurée que par les journaux, ils se les repassent, collaborent, se remplacent, engagent de nouveaux cerveaux artificiels. Ils se sont chargés d’exprimer le style de vie et de pensée de l’époque, non en vertu de leur personnalité, mais sur ordres. Ceux qui croient qu’ils sont véritablement des entrepreneurs littéraires individuels, indépendants, peuvent donc en arriver à assurer savamment que, maintenant, Ducasse s’est fâché avec le comte de Lautréamont ; que Dumas n’est pas Maquet, et qu’il ne faut surtout pas confondre Erckmann avec Chatrian ; que Censier et Daubenton ne se parlent plus. Il serait mieux de dire que ce genre d’auteurs modernes a voulu suivre Rimbaud, au moins en ceci que « Je est un autre ».

     

    Les services secrets étaient appelés par toute l’histoire de la société spectaculaire à y jouer le rôle de plaque tournante centrale ; car en eux se concentrent au plus fort degré les caractéristiques et les moyens d’exécution d’une semblable société. Ils sont aussi toujours davantage chargés d’arbitrer les intérêts généraux de cette société, quoique sous leur modeste titre de « services ». Il ne s’agit pas d’abus, puisqu’ils expriment fidèlement les mœurs ordinaires du siècle du spectacle. Et c’est ainsi que surveillants et surveillés fuient sur un océan sans bords. Le spectacle a fait triompher le secret, et il devra être toujours plus dans les mains des spécialistes du secret qui, bien entendu, ne sont pas tous des fonctionnaires en venant à s’autonomiser, à différents degrés, du contrôle de l’État ; qui ne sont pas tous des fonctionnaires.

     

    XXIX

     

    Une loi générale du fonctionnement du spectaculaire intégré, tout au moins pour ceux qui en gèrent la conduite, c’est que, dans ce cadre, tout ce que l’on peut faire doit être fait. C’est dire que tout nouvel instrument doit être employé, quoi qu’il en coûte. L’outillage nouveau devient partout le but et le moteur du système ; et sera seul à pouvoir modifier notablement sa marche, chaque fois que son emploi s’est imposé sans autre réflexion. Les propriétaires de la société, en effet, veulent avant tout maintenir un certain « rapport social entre des personnes », mais il leur faut aussi y poursuivre le renouvellement technologique incessant ; car telle a été une des obligations qu’ils ont acceptées avec leur héritage. Cette loi s’applique donc également aux services qui protègent la domination. L’instrument que l’on a mis au point doit être employé, et son emploi renforcera les conditions mêmes qui favorisaient cet emploi. C’est ainsi que les procédés d’urgence deviennent procédures de toujours.

     

    La cohérence de la société du spectacle a, d’une certaine manière, donné raison aux révolutionnaires, puisqu’il est devenu clair que l’on ne peut y réformer le plus pauvre détail sans défaire l’ensemble. Mais, en même temps, cette cohérence a supprimé toute tendance révolutionnaire organisée en supprimant les terrains sociaux où elle avait pu plus ou moins bien s’exprimer : du syndicalisme aux journaux, de la ville aux livres. D’un même mouvement, on a pu mettre en lumière l’incompétence et l’irréflexion dont cette tendance était tout naturellement porteuse. Et sur le plan individuel, la cohérence qui règne est fort capable d’éliminer, ou d’acheter, certaines exceptions éventuelles.

     

    XXX

     

    La surveillance pourrait être beaucoup plus dangereuse si elle n’avait été poussée, sur le chemin du contrôle absolu de tous, jusqu’à un point où elle rencontre des difficultés venues de ses propres progrès. Il y a contradiction entre la masse des informations relevées sur un nombre croissant d’individus, et le temps et l’intelligence disponibles pour les analyser ; ou tout simplement leur intérêt possible. L’abondance de la matière oblige à la résumer à chaque étage : beaucoup en disparaît, et le restant est encore trop long pour être lu. La conduite de la surveillance et de la manipulation n’est pas unifiée. Partout en effet, on lutte pour le partage des profits ; et donc aussi pour le développement prioritaire de telle ou telle virtualité de la société existante, au détriment de toutes ses autres virtualités qui cependant, et pourvu qu’elles soient de la même farine, sont tenues pour également respectables.

     

    On lutte aussi par jeu. Chaque officier traitant est porté à survaloriser ses agents, et aussi les adversaires dont il s’occupe. Chaque pays, sans faire mention des nombreuses alliances supranationales, possède à présent un nombre indéterminé de services de police ou contre-espionnage, et de services secrets, étatiques ou para-étatiques. Il existe aussi beaucoup de compagnies privées qui s’occupent de surveillance, protection, renseignement. Les grandes firmes multinationales ont naturellement leurs propres services ; mais également des entreprises nationalisées, même de dimension modeste, qui n’en mènent pas moins leur politique indépendante, sur le plan national et quelquefois international. On peut voir un groupement industriel nucléaire s’opposer à un groupement pétrolier, bien qu’ils soient l’un et l’autre la propriété du même État et, ce qui est plus, qu’ils soient dialectiquement unis l’un à l’autre par leur attachement à maintenir élevé le cours du pétrole sur le marché mondial. Chaque service de sécurité d’une industrie particulière combat le sabotage chez lui, et au besoin l’organise chez le rival : qui place de grands intérêts dans un tunnel sous-marin est favorable à l’insécurité des ferry-boats et peut soudoyer des journaux en difficulté pour la leur faire sentir à la première occasion, et sans trop longue réflexion ; et qui concurrence Sandoz est indifférent aux nappes phréatiques de la vallée du Rhin. On surveille secrètement ce qui est secret. De sorte que chacun de ces organismes, confédérés avec beaucoup de souplesse autour de ceux qui sont en charge de la raison d’État, aspire pour son propre compte à une espèce d’hégémonie privée de sens. Car le sens s’est perdu avec le centre connaissable.

     

    La société moderne qui, jusqu’en 1968, allait de succès en succès, et s’était persuadée qu’elle était aimée, a dû renoncer depuis lors à ces rêves ; elle préfère être redoutée. Elle sait bien que « son air d’innocence ne reviendra plus ».

     

    Ainsi, mille complots en faveur de l’ordre établi s’enchevêtrent et se combattent un peu partout, avec l’imbrication toujours plus poussée des réseaux et des questions ou actions secrètes ; et leur processus d’intégration rapide à chaque branche de l’économie, la politique, la culture. La teneur du mélange en observateurs, en désinformateurs, en affaires spéciales, augmente continuellement dans toutes les zones de la vie sociale. Le complot général étant devenu si dense qu’il s’étale presque au grand jour, chacune de ses branches peut commencer à gêner ou inquiéter l’autre, car tous ces conspirateurs professionnels en arrivent à s’observer sans savoir exactement pourquoi, ou se rencontrent par hasard, sans pouvoir se reconnaître avec assurance. Qui veut observer qui ? Pour le compte de qui, apparemment ? Mais en réalité ? Les véritables influences restent cachées, et les intentions ultimes ne peuvent qu’être assez difficilement soupçonnées, presque jamais comprises. De sorte que personne ne peut dire qu’il n’est pas leurré ou manipulé, mais ce n’est qu’à de rares instants que le manipulateur lui-même peut savoir s’il a été gagnant. Et d’ailleurs, se trouver du côté gagnant de la manipulation ne veut pas dire que l’on avait choisi avec justesse la perspective stratégique. C’est ainsi que des succès tactiques peuvent enliser de grandes forces sur de mauvaises voies.

     

    Dans un même réseau, poursuivant apparemment une même fin, ceux qui ne constituent qu’une partie du réseau sont obligés d’ignorer toutes les hypothèses et conclusions des autres parties, et surtout de leur noyau dirigeant. Le fait assez notoire que tous les renseignements sur n’importe quel sujet observé peuvent aussi bien être complètement imaginaires, ou gravement faussés, ou interprétés très inadéquatement, complique et rend peu sûrs, dans une vaste mesure, les calculs des inquisiteurs ; car ce qui est suffisant pour faire condamner quelqu’un n’est pas aussi sûr quand il s’agit de le connaître ou de l’utiliser. Puisque les sources d’information sont rivales, les falsifications le sont aussi.

     

    C’est à partir de telles conditions de son exercice que l’on peut parler d’une tendance à la rentabilité décroissante du contrôle, à mesure qu’il s’approche de la totalité de l’espace social, et qu’il augmente conséquemment son personnel et ses moyens. Car ici chaque moyen aspire, et travaille, à devenir une fin. La surveillance se surveille elle-même et complote contre elle-même.

     

    Enfin sa principale contradiction actuelle, c’est qu’elle surveille, infiltre, influence, un parti absent : celui qui est censé vouloir la subversion de l’ordre social. Mais où le voit-on à l’œuvre ? Car, certes, jamais les conditions n’ont été partout si gravement révolutionnaires, mais il n’y a que les gouvernements qui le pensent. La négation a été si parfaitement privée de sa pensée, qu’elle est depuis longtemps dispersée. De ce fait, elle n’est plus que menace vague, mais pourtant très inquiétante, et la surveillance a été à son tour privée du meilleur champ de son activité. Cette force de surveillance et d’intervention est justement conduite par les nécessités présentes qui commandent les conditions de son engagement, à se porter sur le terrain même de la menace pour la combattre par avance. C’est pourquoi la surveillance aura intérêt à organiser elle-même des pôles de négation qu’elle informera en dehors des moyens discrédités du spectacle, afin d’influencer, non plus cette fois des terroristes, mais des théories.

     

     

    XXXI

     

    Baltasar Gracián, grand connaisseur du temps historique, dit avec beaucoup de pertinence, dans L’Homme de cour : « Soit l’action, soit le discours, tout doit être mesuré au temps. Il faut vouloir quand on le peut ; car ni la saison, ni le temps n’attendent personne. »

     

    Mais Omar Kháyyám moins optimiste : « Pour parler clairement et sans paraboles, — Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ; — On s’amuse avec nous sur l’échiquier de l’Être, — Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant. »

     

    XXXII

     

    La Révolution française entraîna de grands changements dans l’art de la guerre. C’est après cette expérience que Clausewitz put établir la distinction selon laquelle la tactique était l’emploi des forces dans le combat, pour y obtenir la victoire, tandis que la stratégie était l’emploi des victoires afin d’atteindre les buts de la guerre. L’Europe fut subjuguée, tout de suite et pour une longue période, par les résultats. Mais la théorie n’en a été établie que plus tard, et inégalement développée. On comprit d’abord les caractères positifs amenés directement par une profonde transformation sociale : l’enthousiasme, la mobilité qui vivait sur le pays en se rendant relativement indépendante des magasins et convois, la multiplication des effectifs. Ces éléments pratiques se trouvèrent un jour équilibrés par l’entrée en action, du côté adverse, d’éléments similaires : les armées françaises se heurtèrent en Espagne à un autre enthousiasme populaire ; dans l’espace russe à un pays sur lequel elles ne purent vivre ; après le soulèvement de l’Allemagne à des effectifs très supérieurs. Cependant l’effet de rupture, dans la nouvelle tactique française, qui fut la base simple sur laquelle Bonaparte fonda sa stratégie — celle-ci consistait à employer les victoires par avance, comme acquises à crédit : à concevoir dès le départ la manœuvre et ses diverses variantes en tant que conséquences d’une victoire qui n’était pas encore obtenue mais le serait assurément au premier choc —, découlait aussi de l’abandon forcé d’idées fausses. Cette tactique avait été brusquement obligée de s’affranchir de ces idées fausses, en même temps qu’elle trouvait, par le jeu concomitant des autres innovations citées, les moyens d’un tel affranchissement. Les soldats français, de récente levée, étaient incapables de combattre en ligne, c’est-à-dire de rester dans leur rang et d’exécuter les feux à commandements. Ils vont alors se déployer en tirailleurs et pratiquer le feu à volonté en marchant sur l’ennemi. Or, le feu à volonté se trouvait justement être le seul efficace, celui qui opérait réellement la destruction par le fusil, la plus décisive à cette époque dans l’affrontement des armées. Cependant la pensée militaire s’était universellement refusée à une telle conclusion dans le siècle qui finissait, et la discussion de cette question a pu encore se prolonger pendant près d’un autre siècle, malgré les exemples constants de la pratique des combats, et les progrès incessants dans la portée et la vitesse de tir du fusil.

     

    Semblablement, la mise en place de la domination spectaculaire est une transformation sociale si profonde qu’elle a radicalement changé l’art de gouverner. Cette simplification, qui a si vite porté de tels fruits dans la pratique, n’a pas encore été pleinement comprise théoriquement. De vieux préjugés partout démentis, des précautions devenues inutiles, et jusqu’à des traces de scrupules d’autres temps, entravent encore un peu dans la pensée d’assez nombreux gouvernants cette compréhension, que toute la pratique établit et confirme chaque jour. Non seulement on fait croire aux assujettis qu’ils sont encore, pour l’essentiel, dans un monde que l’on a fait disparaître, mais les gouvernants eux-mêmes souffrent parfois de l’inconséquence de s’y croire encore par quelques côtés. Il leur arrive de penser à une part de ce qu’ils ont supprimé, comme si c’était demeuré une réalité, et qui devrait rester présente dans leurs calculs. Ce retard ne se prolongera pas beaucoup. Qui a pu en faire tant sans peine ira forcément plus loin. On ne doit pas croire que puissent se maintenir durablement, comme un archaïsme, dans les environs du pouvoir réel, ceux qui n’auraient pas assez vite compris toute la plasticité des nouvelles règles de leur jeu, et son espèce de grandeur barbare. Le destin du spectacle n’est certainement pas de finir en despotisme éclairé.

     

    Il faut conclure qu’une relève est imminente et inéluctable dans la caste cooptée qui gère la domination, et notamment dirige la protection de cette domination. En une telle matière, la nouveauté, bien sûr, ne sera jamais exposée sur la scène du spectacle. Elle apparaît seulement comme la foudre, qu’on ne reconnaît qu’à ses coups. Cette relève, qui va décisivement parachever l’œuvre des temps spectaculaires, s’opère discrètement, et quoique concernant des gens déjà installés tous dans la sphère même du pouvoir, conspirativement. Elle sélectionnera ceux qui y prendront part sur cette exigence principale : qu’ils sachent clairement de quels obstacles ils sont délivrés, et de quoi ils sont capables.

     

    XXXIII

     

    Le même Sardou dit aussi : « Vainement est relatif au sujet ; en vain est relatif à l’objet ; inutilement, c’est sans utilité pour personne. On a travaillé vainement lorsqu’on l’a fait sans succès, de sorte que l’on a perdu son temps et sa peine : on a travaillé en vain lorsqu’on l’a fait sans atteindre le but qu’on se proposait, à cause de la défectuosité de l’ouvrage. Si je ne puis venir à bout de faire ma besogne, je travaille vainement ; je perds inutilement mon temps et ma peine. Si ma besogne faite n’a pas l’effet que j’en attendais, si je n’ai pas atteint mon but, j’ai travaillé en vain ; c’est-à-dire que j’ai fait une chose inutile…

     

    On dit aussi que quelqu’un a travaillé vainement, lorsqu’il n’est pas récompensé de son travail, ou que ce travail n’est pas agréé ; car dans ce cas le travailleur a perdu son temps et sa peine, sans préjuger aucunement la valeur de son travail, qui peut d’ailleurs être fort bon. »

     

    (Paris, février-avril 1988.)


    votre commentaire
  •                            Les Anarchistes ce qu’ils sont,
                                       ce qu’ils ne sont pas                 
                                          (Sébastien Faure)

    On connaît peu les anarchistes et, ce qui pis est, on les connaît mal. Interrogez cent personnes dans la rue et demandez-leur ce qu’elles savent des anarchistes. Beaucoup répondront par un écartement des bras ou un haussement des épaules qui exprimeront leur ignorance. D’autres, ne voulant pas avancer qu’elles n’en savent rien et s’estimant suffisamment renseignées par le journal dont elles recueillent dévotement les informations, répondront : « Les anarchistes sont de vulgaires bandits. Sans scrupules comme sans pitié, ne respectant rien de ce qui, pour les honnêtes gens, est sacré : La propriété, la loi, la patrie, la religion, la morale, la famille, ils sont capables des pires actions. Le vol, le pillage et l’assassinat sont érigés par eux en actes ».

    « Ils prétendent servir un magnifique idéal : ils mentent. En réalité, ils ne servent que leurs bas instincts et leurs passions abjectes ».

    « Il se peut que dans leurs rangs se fourvoient quelques sincères. Ceux-là sont des impulsifs, des illuminés, fanatisés par les meneurs qui les précipitent au danger, tandis qu’eux, les lâches, se tiennent jalousement à l’écart des responsabilités ».

    « Au fond, leur unique désir est de vivre sans rien faire, après s’être emparé des biens que le travailleur économe a péniblement épargnés. Ces gens-là ne sont que des bandits et des bandits parmi les plus dangereux et les plus méprisables, parce que, pour dissimuler le but véritable que se proposent leurs odieux forfaits, ils ont l’impudence d’évoquer les glorieux et immortels principes sur lesquels il est nécessaire et désirable que repose toute société : égalité, justice, fraternité, liberté ».

    « Aussi, la société , dont les anarchistes attaquent avec violence les fondements, manquerait-elle à tous ses devoirs, si elle ne réprimait pas avec la dernière énergie la propagande détestable et les entreprises criminelles de ces malfaiteurs publics ».

    Si les privilégiés qui tremblent sans cesse de se voir ravir les prérogatives dont ils bénéficient étaient les seuls à proférer de tels propos, cela s’expliquerait, encore que ce langage serait l’attestation de leur ignorance et de leur mauvaise foi.

    Le malheur est que pensent et parlent de la sorte une foule, de moins en moins considérable il est vrai, mais tout de même, fort nombreuse encore, de pauvres diables qui n’auraient rien à perdre et qui, au contraire, auraient tout à gagner, si l’organisation sociale actuelle disparaissait.

    Et pourtant, la littérature anarchiste est déjà copieuse et riche en enseignements clairs, en thèses précises, en démonstrations lumineuses.

    Depuis un demi-siècle, il s’est levé toute une pléiade de penseurs, d’écrivains et de propagandistes libertaires qui, par la parole, par la plume et par l’action, ont répandu, en toutes langues et en tous pays, la doctrine anarchiste, ses principes et ses méthodes ; en sorte que chacun devrait être à même d’adopter ou de repousser l’anarchisme, mais que personne, aujourd’hui, ne devrait l’ignorer.

    C’est le sort de tous les porteurs de flambeau d’être abominablement calomniés et persécutés ; c’est le sort de toutes les doctrines sociales qui s’attaquent aux mensonges officiels et aux institutions en cours, d’être dénaturées, ridiculisées et combattues à l’aide des armes les plus odieuses.

    Vers la fin du dix-huitième siècle, ce fut le cas des principaux ouvriers de la Révolution française et des principes sur lesquels ils prétendaient jeter les bases d’un monde nouveau ; pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, qui assista à l’écrasement de la République "une et indivisible" par l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet, ce fut le cas des républicains, pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qui vit éclore et se développer le triomphe de la démocratie qu’ils entendaient substituer au démocratisme bourgeois ; à l’aurore du vingtième siècle qui enregistre l’accession des socialistes au pouvoir, il est fatal que les anarchistes soient calomniés et persécutés et que leurs conceptions, qui s’attaquent aux mensonges et aux institutions en cours, soient dénaturées, ridiculisées et combattues par les moyens les plus perfides.

    Mais c’est le devoir des annonciateurs de la vérité nouvelle de confondre la calomnie et d’opposer aux coups incessants du mensonge la constante riposte de la vérité. Et, puisque les imposteurs et les ignorants - ceux-ci sous l’influence de ceux-là - s’obstinent à vilipender nos sentiments et à travestir nos conceptions, je crois nécessaire d’exposer, en un raccourci aussi net que possible : qui nous sommes, ce que nous voulons et quel est notre idéal révolutionnaire.

    Qui sommes-nous ?

    On se fait des anarchistes, comme individus, l’idée la plus fausse. Les uns nous considèrent comme d’inoffensifs utopistes, de doux rêveurs ; ils nous traitent d’esprits chimériques, d’imaginations biscornues, autant dire de demi fous. Ceux-là daignent voir en nous des malades que les circonstances peuvent rendre dangereux, mais non des malfaiteurs systématiques et conscients.

    Les autres portent sur nous un jugement très différent : ils pensent que les anarchistes sont des brutes ignares, des haineux, des violents et des forcenés, contre lesquels on ne saurait trop se prémunir, ni exercer une répression trop implacable.

    Les uns et les autres sont dans l’erreur.

    Si nous sommes des utopistes, nous le sommes à la façon de tous ceux de nos devanciers qui ont osé projecter sur l’écran de l’avenir des images en contradiction avec celles de leur temps. Nous sommes, en effet, les descendants et les continuateurs de ces individus qui, doués d’une perception et d’une sensibilité plus vives que leurs contemporains, ont pressenti l’aube, bien que plongés dans la nuit. Nous sommes les héritiers de ces hommes qui, vivant une époque d’ignorance, de misère, d’oppression, de laideur, d’hypocrisie, d’iniquité et de haine, ont entrevu une cité de savoir, de bien-être, de liberté, de beauté, de franchise, de justice et de fraternité et qui, de toutes leurs forces, ont travaillé à l’édification de cette cité merveilleuse.

    Que les privilégiés, les satisfaits et toute la séquelle des mercenaires et des esclaves intéressés au maintien et préposés à la défense du régime dont ils sont ou croient être les profiteurs, laissent dédaigneusement tomber l’épithète péjorative d’utopistes, de rêveurs, d’esprits biscornus, sur les courageux artisans et les clairvoyants constructeurs d’un avenir meilleur, c’est leur affaire. Ils sont dans la logique des choses.

    Il n’en est pas moins que, sans ces rêveurs dont nous faisons fructifier l’héritage, sans ces constructeurs chimériques et ces imaginations maladives - c’est ainsi qu’en tout temps ont été qualifiés les novateurs et leurs disciples - nous en serions aux âges depuis longtemps disparus, dont nous avons peine à croire qu’ils aient existé, tant d’homme y était ignorant, sauvage et misérable !

    Utopistes, parce que nous voulons que l’évolution, suivant son cours, nous éloigne de plus en plus de l’esclavage moderne : le salariat, et fasse du producteur de toutes les richesses un être libre, digne, heureux et fraternel .

    Rêveurs, parce que nous prévoyons et annonçons la disparition de l’Etat, dont la fonction est d’exploiter le travail, d’asservir la pensée, d’étouffer l’esprit de révolte, de paralyser le progrès, de briser les initiatives, d’endiguer les élans vers le mieux, de persécuter les sincères, d’engraisser les intrigants, de voler les contribuables, d’entretenir les parasites, de favoriser le mensonge et l’intrigue, de stimuler les meurtrières rivalités, et, quand il sent son pouvoir menacé, de jeter sur les champs de carnage tout ce que le peuple compte de plus sain, de plus vigoureux et de plus beau ?

    Esprits chimériques, imaginations biscornues, demi fous, parce que, constatant les transformations lentes, trop lentes à notre gré, mais indéniables, qui poussent les sociétés humaines vers de nouvelles structures édifiées sur des bases rénovées, nous consacrons nos énergies à ébranler, pour finalement la détruire de fond en comble, la structure de la société capitaliste et autoritaire ?

    Nous mettons au défi les esprits informés et attentifs d’aujourd’hui d’accuser sérieusement de déséquilibre les hommes qui projettent et qui préparent de telles transformations sociales.

    Insensés, au contraire, non pas à demi mais totalement, ceux qui s’imaginent pouvoir barrer la route aux générations contemporaines qui roulent vers la révolution sociale, comme le fleuve se dirige vers l’océan : il se peut qu’à l’aide de digues puissantes et d’habiles dérivations, ces déments ralentissent plus ou moins la course du fleuve, mais il est fatal que celui-ci tôt ou tard se précipite dans la mer.

    Non ! Les anarchistes ne sont ni des utopistes, ni des rêveurs, ni des fous, et la preuve, c’est que partout les gouvernements les traquent et les jettent en prison, afin d’empêcher la parole de vérité qu’ils propagent d’aller librement aux oreilles des déshérités, alors que, si l’enseignement libertaire relevait de la chimère ou de la démence, il leur serait si facile d’en faire le déraisonnable et l’absurdité.

    ***

    Certains prétendent que les anarchistes sont des brutes ignares. Il est vrai que tous les libertaires ne possèdent pas la haute culture et l’intelligence supérieure des Proudhon, des Bakounine, des Elisée Reclus et des Kropotkine. Il est exact que beaucoup d’anarchistes, frappés du péché originel des temps modernes : la pauvreté, ont dû, de bonne heure, quitter l’école et travailler pour vivre ; mais le fait seul de s’être élevé jusqu’à la conception anarchiste dénote une compréhension vive et atteste un effort intellectuel dont serait incapable une brute.

    L’anarchiste lit, médite, s’instruit chaque jour. Il éprouve le besoin d’élargir ans cesse le cercle de ses connaissances, d’enrichir constamment sa documentation. Il s’intéresse aux choses sérieuses ; il se passionne pour la beauté qui l’attire, pour la science qui le séduit, pour la philosophie dont il est altéré. Son effort vers une culture plus profonde et plus étendue ne s’arrête pas. Il n’estime jamais en savoir assez. Plus il apprend, plus il se plaît à s’éduquer. D’instinct, il sent que s’il veut éclairer les autres, il faut que, tout d’abord, il fasse provision de lumière.

    Tout anarchiste est propagandiste ; il souffrirait à taire les convictions qui l’animent et sa plus grande joie consiste à exercer autour de lui, en toutes circonstances, l’apostolat de ses idées. Il estime qu’il a perdu sa journée s’il n’a rien appris ni enseigné et il porte si haut le culte de son idéal, qu’il observe, compare, réfléchit, étudie toujours, tant pour se rapprocher de cet idéal et s’en rendre digne, que pour être plus en mesure de l’exposer et de le faire aimer.

    Et cet homme serait une brute épaisse ? Et c’est un tel individu qui serait d’une ignorance crasse ? Mensonge ! Calomnie !

    ***

    L’opinion la plus répandue, c’est que les anarchistes sont des haineux, des violents. Oui et non.

    Les anarchistes ont des haines ; elles sont vivaces et multiples ; mais leurs haines ne sont que la conséquence logique, nécessaire, fatale de leurs amours. Ils ont la haine de la servitude, parce qu’ils ont l’amour de l’indépendance ; ils détestent le travail exploité, parce qu’ils défendent ardemment la vérité ; ils exècrent l’iniquité, parce qu’ils ont le culte du juste ; ils haïssent la guerre, parce qu’ils bataillent passionnément pour la paix.

    Nous pourrions prolonger cette énumération et montrer que toutes les haines qui gonflent le cœur des anarchistes ont pour cause leur inébranlable attachement à leurs convictions, que ces haines sont légitimes et fécondes, qu’elles sont vertueuses et sacrées. Nous ne sommes pas naturellement haineux, nous sommes, au contraire, de cœur affectueux et sensible, de tempérament accessible à l’amitié, à l’amour, à la solidarité, à tout ce qui est de nature à rapprocher les individus.

    Il ne saurait en être autrement, puisque le plus cher de nos rêves et notre but, c’est de supprimer tout ce qui dresse les hommes en une attitude de combat les uns contre les autres : propriété, gouvernement, Eglise, militarisme, police, magistrature.

    Notre cœur saigne et notre conscience se révolte au contraste du dénuement et de l’opulence. Nos nerfs vibrent et notre cerveau s’insurge à la seule évocation des tortures que subissent ceux et celles qui, dans tous les pays et par millions, agonisent dans les prisons et les bagnes. Notre sensibilité frémit et tout notre être est pris d’indignation et de pitié, à la pensée des massacres, des sauvageries, des atrocités qui, par le sang des combattants abreuvent les champs de bataille.

    Les haineux, ce sont les riches qui ferment les yeux au tableau de l’indigence qui les entoure et dont ils sont la cause ; ce sont les gouvernants qui, l’œil sec, ordonnent le carnage ; ce sont les exécrables profiteurs qui ramassent des fortunes dans le sang et la boue ; ce sont les chiens de police qui enfoncent leurs crocs dans la chair des pauvres diables ; ce sont les magistrats qui, sans sourciller, condamnent au nom de la loi et de la société, les infortunés qu’ils savent être les victimes de cette loi et de cette société.

    Quant à l’accusation de violence dont on prétend nous accabler, il suffit, pour en faire justice, d’ouvrir les yeux et de constater que, dans le monde actuel comme dans les siècles écoulés, la violence gouverne, domine, broie et assassine. Elle est la règle, elle est hypocritement organisée et systématisée. Elle s’affirme tous les jours sous les espèces et apparences du percepteur, du propriétaire, du patron, du gendarme, du gardien de prison, du bourreau, de l’officier, tous professionnels, sous des formes multiples, de la force, de la violence, de la brutalité.

    Les anarchistes veulent organiser l’entente libre, l’aide fraternelle, l’accord harmonieux. Mais ils savent - par la raison, par l’histoire, par l’expérience - qu’ils ne pourront édifier leur volonté de bien-être et de liberté pour tous que sur les ruines des institutions établies. Ils ont conscience que, seule, une révolution violente aura raison des résistances des maîtres et de leurs mercenaires. La violence devient ainsi, pour eux, une fatalité ; ils la subissent, mais ils ne la considèrent que comme une réaction rendue nécessaire par l’état permanent de légitime défense dans lequel se trouvent, à toute heure, situés les déshérités.

    Ce que nous voulons

    L’anarchisme n’est pas une de ces doctrines qui emmurent la pensée et excommunient brutalement quiconque ne s’y soumet pas en tout et pour tout. L’anarchisme est, par tempérament et par définition, réfractaire à tout embrigadement qui trace à l’esprit des limites et encercle la vie. Il n’y a, il ne peut y avoir ni credo, ni catéchisme libertaires.

    Ce qui existe et ce qui constitue ce qu’on peut appeler la doctrine anarchiste, c’est un ensemble de principes généraux, de conceptions fondamentales et d’applications pratiques sur lesquels l’accord s’est établi entre individus qui pensent en ennemis de l’autorité et luttent, isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales qui découlent de celle-ci.

    Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés d’anarchistes ; mais toutes ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c’est la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions basées sur ce principe.

    Ainsi, quiconque nie l’autorité et le combat est anarchiste. On connaît peu la conception libertaire ; on la connaît mal. Il faut préciser et développer quelque peu ce qui précède. J’y viens.

    Dans les sociétés contemporaines, dites bien à tort civilisées, l’autorité revêt trois formes principales engendrant trois groupes de contraintes :

    -  1° la forme politique : l’Etat ;

    -  2° la forme économique : la propriété ;

    -  3° la forme morale : la religion

    La première : l’État, dispose souverainement des personnes ; la deuxième : la propriété, règne despotiquement sur les objets ; la troisième : la religion, pèse sur les consciences et tyrannise les volontés.

    -  L’ÉTAT prend l’homme au berceau, l’immatricule sur les registres de l’état civil, l’emprisonne dans la famille s’il en a une, le livre à l’Assistance publique s’il est abandonné des siens, l’enserre dans le réseau de ses lois, règlements, défenses et obligations, en fait un sujet, un contribuable, un soldat, parfois un détenu ou un forçat ; enfin, en cas de guerre, un assassiné ou un assassin.

    -  LA PROPRIÉTÉ règne sur les objets : sol, sous-sol, moyens de production, de transport et d’échange, toutes ces valeurs d’origine et de destination communes sont peu à peu devenues, par la rapine, la conquête, le brigandage, le vol, la ruse ou l’exploitation, la chose d’une minorité. C’est l’autorité sur les choses, consacrée par la législation et sanctionnée par la force. C’est, pour le propriétaire, le droit d’user et d’abuser (jus utendi et abutendi), et, pour le non possédant l’obligation, s’il veut vivre, de travailler pour le compte et au profit de ceux qui ont tout volé. ("La propriété, dit Proudhon, c’est le vol."). Etablie par les spoliateurs et appuyée sur un mécanisme de violence extrêmement puissant, la loi consacre et maintient la richesse des uns et l’indigence des autres. L’autorité sur les objets : la propriété est à ce point criminelle et intangible que, dans les sociétés où elle est poussée jusqu’aux extrêmes limites de son développement, les riches peuvent tout à leur aise et impunément crever d’indigestion, tandis que, faute de travail, les pauvres meurent de faim. (« La richesse des uns, dit l’économiste libéral J.-B. Say, est faite de la misère des autres. »).

    -  LA RELIGION - Ce terme étant pris dans son sens le plus étendu et s’appliquant à tout ce qui est dogme - est la troisième forme de l’autorité. Elle s’appesantit sur l’esprit et la volonté ; elle enténèbre la pensée, elle déconcerte le jugement, elle ruine la raison, elle asservit la conscience. C’est toute la personnalité intellectuelle et morale de l’être humain qui en est l’esclave et la victime.

    Le dogme religieux ou laïc - tranche de hauts, décrète brutalement, approuve ou blâme, prescrit ou défend sans appel : « Dieu le veut ou ne le veut pas. - La patrie l’exige ou l’interdit. - Le droit l’ordonne ou le condamne. - La morale et la justice le commandent ou le prohibent. »

    Se prolongeant fatalement dans le domaine de la vie sociale, la religion crée, entretient et développe un état de conscience et une moralité en parfait accord avec la morale codifiée, gardienne et protectrice de la propriété et de l’Etat, dont elle se fait la complice et dont elle devient, ainsi, ce que, dans certains milieux férus de superstition, de chauvinisme, de légalité et d’autoritarisme, on appelle volontiers "la gendarmerie préventive et supplémentaire".

    Je ne prétends point épuiser ici l’énumération de toutes les formes de l’autorité et de la contrainte. J’en signale les essentielles et, pour qu’on s’y retrouve plus aisément, je les classifie. C’est tout.

    Négateurs et adversaires implacables du principe d’autorité qui, sur le plan social, revêt une poignée de privilégiés de la toute-puissance et met au service de cette poignée la loi et la force, les anarchistes livrent un combat acharné à toutes les institutions qui procèdent de ce principe et ils appellent à cette bataille nécessaire la masse prodigieusement nombreuse de ceux qu’écrasent, affament, avilissent et tuent ces institutions.

    Nous voulons anéantir l’Etat, supprimer la propriété et éliminer de la vie l’imposture religieuse, afin que, débarrassés des chaînes dont la pesanteur écrasante paralyse leur marche, tous les hommes puissent enfin - sans dieu ni maître et dans l’indépendance de leurs mouvements - se diriger, d’un pas accéléré et sûr, vers les destinées de bien-être et de liberté qui convertiront l’enfer terrestre en un séjour de félicité.

    Nous avons l’inébranlable certitude que, lorsque l’Etat, auquel s’alimentent toutes les ambitions et rivalités, lorsque la propriété qui fomente la cupidité et la haine, lorsque la religion qui entretient l’ignorance et suscite l’hypocrisie, auront été frappés de mort, les vices de ces trois autorités conjuguées jettent au cœur des hommes disparaîtront à leur tour. "Morte la bête, mort le venin !".

    Alors, personne ne cherchera à commander, puisque, d’une part, personne ne consentira à obéir, et que, d’autre part, toute arme d’oppression aura été brisée ; nul ne pourra s’enrichir aux dépens d’autrui, puisque la fortune particulière aura été abolie ; prêtres menteurs et moralistes tartuffes perdront tout ascendant, puisque la nature et la vérité auront repris leurs droits.

    Telle est, dans ses grandes lignes, la doctrine libertaire. Voilà ce que veulent les anarchistes.

    La thèse anarchiste entraîne, dans la pratique, quelques conséquences qu’il est indispensable de signaler.

    Le rapide exposé de ces corollaires suffira à situer les anarchistes face à tous les autres groupements, à toutes les autres thèses et à préciser les traits par lesquels nous nous différencions de toutes les autres écoles philosophico-sociales.

    Première conséquence. Celui qui nie et combat l’autorité morale : la religion, sans nier et combattre les deux autres, n’est pas un véritable anarchiste et, si j’ose dire, un anarchiste intégral, puisque, bien qu’ennemi de l’autorité morale et des contraintes qu’elle implique, il reste partisan de l’autorité économique et politique. Il en est de même et pour le même motif, de celui qui nie et combat la propriété, mais admet et soutient la légitimité et la bienfaisance de l’Etat et de la religion. Il en est encore ainsi de celui qui nie et combat l’Etat, mais admet et soutient la religion et la propriété.

    L’anarchiste intégral condamne avec la même conviction et attaque avec une égale ardeur toutes les formes et manifestations de l’autorité et il s’élève avec une vigueur égale contre toutes les contraintes que comportent celles-ci ou celles-là.

    Donc, en fait comme en droit, l’anarchisme est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l’autorité. Il n’épargne ses coups ni à l’Etat, ni à la propriété, ni à la religion. Il veut les supprimer tous les trois.

    Deuxième conséquence. Les anarchistes n’accordent aucune efficacité à un simple changement dans le personnel qui exerce l’autorité. Ils considèrent que les gouvernants et les possédants, les prêtres et les moralistes sont des hommes comme les autres, qu’ils ne sont, par nature, ni pires ni meilleurs que le commun des mortels et que, s’ils emprisonnent, s’ils tuent, s’ils vivent du travail d’autrui, s’ils mentent, s’ils enseignent une morale fausse et de convention, c’est parce qu’ils sont fonctionnellement dans la nécessité d’opprimer, d’exploiter et de mentir.

    Dans la tragédie qui se joue, c’est le rôle du gouvernement, quel qu’il soit, d’opprimer, de faire la guerre, de faire rentrer l’impôt, de frapper ceux qui enfreignent la loi et de massacrer ceux qui s’insurgent ; c’est le rôle du capitaliste, quel qu’il soit, d’exploiter le travail et de vivre en parasite ; c’est le rôle du prêtre et du professeur de morale, quels qu’ils soient, d’étouffer la pensée, d’obscurcir la conscience et d’enchaîner la volonté.

    C’est pourquoi nous guerroyons contre les bateleurs, quels qu’ils soient, des partis politiques, quels qu’ils soient, leur unique effort tendant à persuader aux masses dont ils mendient les suffrages, que tout va mal parce qu’ils ne gouvernent pas et que tout irait bien s’ils gouvernaient.

    Troisième conséquence. Il résulte de ce qui précède que, toujours logiques, nous sommes les adversaires de l’autorité à subir. Ne pas vouloir obéir, mais vouloir commander, ce n’est pas être anarchiste. Refuser de laisser exploiter son travail, mais consentir à exploiter le travail des autres, ce n’est pas être anarchiste. Le libertaire se refuse à donner des ordres autant qu’il se refuse à en recevoir. Il ressent pour la condition de chef autant de répugnance que pour celle de subalterne. Il ne consent pas plus à contraindre ou à exploiter les autres qu’à être lui-même exploité ou contraint. Il est à égale distance du maître et de l’esclave. Je puis même déclarer que, tous comptes faits, nous accordons à ceux qui se résignent à la soumission les circonstances atténuantes que nous refusons formellement à ceux qui consentent à commander ; car les premiers se trouvent parfois dans la nécessité - c’est pour eux, en certains cas, une question de vie ou de mort - de renoncer à la révolte, tandis que personne n’est dans l’obligation d’ordonner, de faire fonction de chef ou de maître.

    Ici éclatent l’opposition profonde, la distance infranchissable qui séparent les groupements anarchistes de tous les partis politiques qui se disent révolutionnaires ou passent pour tels. Car, du premier au dernier, du plus blanc au plus rouge, tous les partis politiques ne cherchent à chasser du pouvoir le parti qui l’exerce que pour s’emparer du pouvoir et en devenir les maîtres à leur tour. Tous sont partisans de l’autorité... à la condition qu’ils la détiennent eux-mêmes.

    Quatrième conséquence. Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l’autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée est indispensable.

    Pourquoi ?

    Parce que toutes les formes d’autorité se tiennent ; elles sont indissolublement liées les unes aux autres. Elles sont complices et solidaires. En laisser subsister une seule c’est favoriser la résurrection de toutes. Malheur aux générations qui n’auront pas le courage d’aller jusqu’à la totale extirpation du germe morbide, du foyer d’infection ; elles verront promptement reparaître la pourriture. Inoffensif au début, parce qu’inapparent, imperceptible et comme sans force, le germe se développera, se fortifiera et lorsque le mal, ayant perfidement et dans l’ombre grandi, éclatera en pleine lumière, il faudra recommencer la lutte pour le terrasser définitivement. Non ! non ! Pas de cote mal taillée, pas de demi-mesure, pas de concession. Tout ou rien.

    La guerre est déclarée entre les deux principes qui se disputent l’empire du monde : autorité ou liberté. Le démocratisme rêve d’une conciliation impossible ; l’expérience a démontré l’absurdité d’une association entre ces deux principes qui s’excluent. Il faut choisir.

    Seuls, les anarchistes se prononcent en faveur de la liberté. Ils ont contre eux le monde entier.

    N’importe ! Ils vaincront.

    Première ( ?) publication : Librairie Internationale, coll. des Ecrits subversifs, n° 5, Paris, s.d. [1928]


    votre commentaire
  • Domela NIEUWENHUIS
    L'ÉDUCATION LIBERTAIRE
    (Conférence)

    Publications des «TEMPS NOUVEAUX" N°12 - 1900
     
     

    Avec une génération adulte, on ne peut jamais beaucoup entreprendre dans l'ordre politique comme dans l'ordre intellectuel, en matière de goût comme de caractère. C'est pourquoi il faut agir avec patience et commencer par l'école ; les résultats suivront.

    C'est le grand connaisseur du cœur humain, c'est Goethe qui le dit, et il a raison. Les Jésuites, qui ont étudié l'âme humaine, surtout le côté faible de cette nature — là est tout le secret de leur influence — disent toujours : «Donnez-nous les enfants», car ils savent que quiconque a les enfants est le maître de l'avenir.

    Commencer avec les enfants. Bon ! Mais voici la première difficulté : qui est-ce qui doit commencer avec les enfants ? La génération adulte qui ne vaut rien ? Que peut-on attendre d'une telle œuvre ? supposez que quelqu'un ait des idées divergentes. Pensez-vous que l'on ira lui confier l'éducation ? Certes non. Chacun le craint, et autour de lui on tend un cordon sanitaire comme autour du bétail malade. Les enfants entendent dire que c'est un mauvais sujet ou un fou, avec des théories dangereuses, et qu'il faut l'éviter. Ses idées seraient-elles mille fois plus logiques et plus sages que celles qui ont cours, on lui enlève toute possibilité de commencer avec les enfants.

    L'influence immense de l'éducation sur la formation de l'homme est reconnue en général, mais n'en est pas moins négligée. Comment serait-il possible, autrement, qu'il y eût si peu d'unité dans l'éducation?Je dis éducation,mais je vous demande : Combien de nous ont eu une éducation dans le sens normal du mot ? Un sur dix ? Un sur mille ? Regardez autour de vous et demandez-vous à vous-mêmes si la grande majorité ne se conduit pas comme si elle était composée de sauvages, et combien peu de personnes montrent dans leur conduite qu'ils aient une éducation. bien plus, quel est le nombre de ceux qui savent, qui comprennent ce que c'est que l'éducation ? On apprend tout, excepté l'art de l'éducation. quand deux jeunes gens vont vivre ensemble, c'est déjà beaucoup s'ils ont quelque notion du ménage ; mais demandez à ce futur père et à cette future mère s'ils ont jamais lu un livre sur l'éducation des enfants, quelles sont leurs idées en cette matière, vous les étonnerez bien. Bientôt, ils ont des enfants et, alors, la formation d'un homme est dans les mains de gens tout à fait ignorants de la tâche qu'ils ont à accomplir.

    L'éducation de l'homme ! Mais savez-vous bien que c'est la tâche la plus difficile de toutes, et cependant il est très peu de choses pour lesquelles on se donne si peu de peine.

    L'éducation, qu'est cela ? Le mot le dit d'une manière significative. Educatio,mot latin, composé du mot è,de, et ducere,tirer. C'est donc extraire ou tirer la substance de l'homme. En allemand, même sens: Erziehung,de eret zichen.Ce n'est donc pas de l'extérieur vers l'intérieur, mais au contraire de l'intérieur vers l'extérieur.

    Le mot développementest également bien choisi. Il est formé de deet d'envelopper.Eh bien ! envelopper c'est entourer une chose avec une autre, et développer c'est ôter l'emballage, l'enveloppe, de sorte que la chose se montre telle qu'elle est.

    Ce dont l'enfant a besoin pour son éducation, ce n'est pas autre chose que ce que la plante demande pour son développement, pour sa croissance : l'air libre,la lumière,l'alimentation.L'éducation ne consiste donc pas à faire savoir extérieurement, mais à tirer de l'intérieur ce qui y est en germe.

    Rousseau l'exprime très bien quand il dit dans son Émile :«Nous naissons faibles, nous avons besoin de forces ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d'assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l'éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature : l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes ; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation.»

    Cette division est très juste ; mais quand il commence son livre par ces paroles : «Tout est bien, sortant de l'auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l'homme», nous sommes tout à fait en désaccord avec lui. Premièrement, nous ne pouvons pas dire que tout est bien ;secondement, nous ne connaissons pas un auteur des choses et encore moins un auteur avec des mains, qui, comme un habile artisan, fait tout selon un modèle ; troisièmement, pourquoi dire que tout dégénère ? Qu'est-ce que dégénérer? Quel est l'auteur des choses dont le travail peut être gâté par les hommes ? Mais l'homme n'est-il pas, lui aussi, un produit de ses mains ? Alors, un des produits gâte les autres. Quel charlatan, quel bousilleur, cet auteur des choses !

    On oublie toujours que l'homme lui aussi est une partie de la nature, qu'il n'existe pas vis-à-vis de la nature, mais dans la nature dont il fait partie intégrante. Et qui de nous peut dire ce qui est bien ? Nous pouvons dire ce qui agréable ou nuisible pour nous, mais nous ne sommes pas toute la nature. La vermine, par exemple, est pour nous très désagréable, mais avons-nous le droit de dire qu'il n'est pas bien qu'elle existe ? Nous oublions que du point de vue de la vermine, les hommes sont des animaux très nuisibles pour elle et elle a le même droit de nous appeler la vermine, que nous de lui donner ce nom.

    Cependant, il y a une grande part de vrai dans ces paroles de Rousseau. Notre action éducationnelle consiste, non pas à diriger, mais à faire dégénérer la nature. Ce n'est pas l'indépendance, la spontanéité qu'on cherche à éveiller, on n'a d'autre but que de faire de ses enfants la seconde édition de soi-même. Et cette seconde édition n'est pas toujours une version corrigée et améliorée.

    L'éducation de la nature ne dépend pas de nous, mais ce qu'on peut exiger des hommes, c'est qu'ils ne mettent pas d'obstacle, par leur intervention, à cette éducation. Il en est de même de l'éducation des choses : elle est le produit du milieu, et il n'est pas au pouvoir des parents de choisir ce milieu. Mais l'éducation des hommes, c'est notre affaire. Ce que l'homme doit apprendre, c'est à vivre. Cela vous étonne, peut-être ? Et vous direz : «Mais nous vivons !» Non ! Ce n'est pas vrai pour la grande majorité des hommes, nous ne vivons pas, nous végétons ; du matin au soir, nous travaillons pour obtenir de quoi nous remplir à peu près l'estomac, puis nous dormons pour nous restaurer et pour faire provision de nouvelles forces afin de continuer le lendemain notre travail, et ainsi de suite jusqu'à ce que la mort nous atteigne. Je vous le demande : Est-ce vivre ?Vivre, cela signifie : développer toutes ses facultés, réaliser toutes ses aptitudes, non seulement pour soi, mais aussi pour les autres. Il est indispensable, pour cela, de savoir ce que veut dire : être homme.


    Être homme, le sais-tu ? Ce n'est peu de chose.
    C'est être patient, c'est être juste et fort.
    C'est vouloir, c'est aimer, à toute noble cause
    C'est donner en entier sa vie et son effort.

    C'est employer sa force à servir la faiblesse,
    C'est souffrir, c'est lutter avec les opprimés
    C'est vouloir relever tous ceux que l'on abaisse,
    C'est porter dans son cœur tous les déshérités.


    Pour devenir un homme, il nous faut la libre étude et le libre exercice de tous nos organes.

    Dans une école pour filles de chez nous, on a retiré du programme des études l'hygiène, sous prétexte que les filles n'ont rien à faire avec cette branche de la science. Quelle absurdité ! La femme, destinée à devenir maîtresse de maison, n'aurait rien à faire avec l'hygiène ! La femme, qui a dans ses attributions les soins de la cuisine, de la lingerie, du vêtement, — et ces choses ont une importance capitale à l'égard de la santé de l'homme — n'aurait rien à faire avec l'hygiène ! Et, bientôt mère, elle aura dans ses mains la santé, la vie de son cher enfant et l'on ose dire qu'elle n'aurait rien à faire avec l'hygiène ! L'amour est un grand bienfaiteur, mais vous savez que l'amour est aveugle et, s'il n'est éclairé, il peut causer les plus grands maux.

    Une alimentation saine et bonne, voilà la première condition de la santé, car le petit être nécessiteux qu'on appelle l'homme est avant tout un être doué de sens. Les premiers mensonges, grâce auxquels on prépare les enfants à en avaler bien d'autres dans la suite, sont l'emmaillotement, l'habillement, le bercement et la peur du Croque-mitaine. Le plus grand éloge de bien des mères à l'égard de leur enfant est «l'enfant est si sage qu'on ne l'entend pas ; c'est comme si je n'avais pas d'enfant.» donc un enfant qui fait comme s'il n'y était pas, voilà l'idéal, l'enfant modèle. Mais alors, celui-ci est surpassé par la poupée, qu'on n'entend jamais.

    Le corps lui-même n'ose étudier en liberté. Défense aux poumons d'apprendre à fonctionner, car ce n'est que par contrebande que le nouveau-né peut crier. L'ébranlement du cerveau et l'immobilité des poumons — telles sont les deux causes pour lesquelles nous comprenons si peu et nous disons les choses si incomplètement.

    C'est encore Rousseau qui nous montre le chemin, quand il dit : «L'homme civil naît, vit et meurt dans l'esclavage : à sa naissance, on le coud dans un maillot ; à sa mort, on le cloue dans une bière ; tant qu'il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions.» Et disons-le librement : toute notre sagesse consiste en préjugés serviles, tous nos usages ne sont qu'assujettissement, gêne et contrainte. Je vous demande s'il n'est pas cruel de charger le nouveau-né d'un fardeau de préjugés, par lesquels le voyage pour la vie, déjà si difficile, le devient encore beaucoup plus. Et la force des usages, des coutumes et des mœurs est encore dix fois plus tyrannique que les lois. Aussi stupide, aussi cruelle que soit une loi, les mœurs sont encore plus stupides et plus cruelles. Ajoutons que nous osons faire ensemble un grand nombre de crimes dont chacun de nous pris séparément aurait honte. Et nous les laissons faire chaque jour et partout sans protester. Toute la philosophie, toute la sagesse de la vie se résume pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l'humanité par le dicton : Nos pères ont pensé et agi ainsi, nous devons penser et agir comme eux; tout le monde autour de nous pense et agit ainsi, pourquoi penserions-nous et agirions-nous autrement que tout le monde ?

    Oh ! quelle somme énorme de stupidité et de crimes peut-on commettre au compte de Monsieur Tout-le-Monde ! On a presque le droit de dire que le genre humain n'a pas d'ennemi plus acharné que ce M. Tout-le-Monde, derrière lequel chacun abrite tous les méfaits et les crimes qu'il a commis.

    Et cela dès la jeunesse. C'est le principe d'autorité qui domine tout. Cela commence dans la maison paternelle, cela se continue à l'école, puis à l'atelier, ensuite au service militaire, et ce principe nous poursuit jusqu'au tombeau.

    D'abord l'autorité des parents. Connaissez-vous tyrannie plus grande que celle des parents envers leurs enfants ? C'est le droit du plus fort exercé dans tout son arbitraire et sans contrôle. On exige l'obéissance la plus passive de l'enfant qui s'habitue ainsi à obéir. Quand un enfant pose une question, on lui répond souvent : «Un enfant ne doit pas tout savoir.» Interrompt-il un discours pour obtenir un éclaircissement ? On lui dit : «Un enfant doit se taire et écouter.» Fait-il quoi que ce soit qui déplaît, se sa propre initiative ? «Mêle-toi de tes affaires et non de cela.» L'enfant n'ose rien dire, rien demander, rien faire... sans permission. S'il dit : «Je veux»,, on lui répond : «Un enfant n'a rien à vouloir.» On opprime sa volonté, on tue son individualité. Ses pensées, ses actes doivent se modeler sur ceux de ses parents. Il ose être tout, excepté lui-même ; et le premier principe fondamental de toute éducation est que l'enfant soit l'enfant.

    Et cependant la tâche des parents sages est de se rendre inutiles, de sorte qu'à un certain âge les enfants soient indépendants et puissent voler de leurs propres ailes.

    L'autorité des parents ne repose sur rien. Les enfants ne nous ont pas demandé à naître, et nous nous arrogeons, par le fait de leur naissance, le droit d'être leurs maîtres. Remarque bien curieuse : dans les dix commandements de Moïse on dit bien: «Enfant, honore tes parents», mais non : «Parents, honorez vos enfants». Est-ce donc pour nous un devoir d'honorer nos parents, quand ils ne sont pas honorables ? Pour ma part, j'estime, puisqu'on parle de devoirs, que les parents ont sûrement le devoir de soigner les enfants, tandis que le devoir qu'auraient les enfants de soigner les parents est discutable. Et quand un enfant nous dit : «Pourquoi m'avez-vous fait naître? Je n'ai pas demandé à venir au monde», que peuvent répondre les parents ?

    J'ai toujours observé — mais peut-être cela vous semblera un paradoxe, mais pensez-y bien — que les parents sont les pires éducateurs de leurs enfants. J'ai même connu des personnes qui faisaient d'excellents éducateurs pour les enfants des autres, mais qui gâtaient positivement leurs propres enfants.

    A l'autorité paternelle s'ajoute plus tard l'autorité du maître d'école et là aussi le principe est le même : «Obéis, et reste tranquille.» Figurez-vous l'enfant, à cet âge plein de vie et d'énergie, obligé de rester tranquille durant des heures entières ! Comme moi, vous avez assisté à la sortie d'une école. Quel mouvement ! Quelle joie ! Quelle vie ! La comparaison m'est toujours venue, avec une collection d'animaux ordinairement enfermés dans une cage et qu'on lâche un instant. il n'est pas flatteur de comparer l'école à une cage, mais, je vous le demande, la comparaison n'est-elle pas juste ?

    École et liberté ! Les deux termes peuvent-ils s'accorder ? Oh ! nous sentons bien que l'école n'est pas ce qu'elle doit être, et cependant quelle différence entre l'ancienne école de ma jeunesse et celle d'aujourd'hui ! Je crois avoir remarqué que la résistance des enfants pour aller à l'école est beaucoup moindre qu'autrefois.

    Nous vivons dans une époque de transition, qui, nous l'espérons, sera courte. Par-ci par-là on s'efforce de trouver de nouvelle voies. Je citerai l'école de Cempuis, fondée par Robin ; l'école des Roches d'Edmond Demolins ; l'école de Yasnaïa Poliana, fondée par Tolstoï, dans laquelle le disciple est son, propre maître. Tolstoï dit si bien : «Nous ne pouvons pas nous défaire du vieux préjugé qui veut que l'école soit considérée comme une compagnie militaire commandée aujourd'hui par tel sous-officier, demain par tel autre.» Pour le maître d'école épris de liberté, chaque élève a sa personnalité distincte, son goût personnel, dignes de considération. Sans cette liberté, sans ce désordre apparent généralement estimé impossible et réputé si étrange, nous n'aurions pas cinq méthodes pour apprendre à lire. Nous ne pourrions même pas nous en servir ou les modifier selon le désir des enfants ; nous n'aurions pu obtenir les remarquables résultats que nous avons obtenus dans ces derniers temps dans l'art de lire.

    Rousseau dit que la lecture est le fléau de l'enfance. C'était vrai autrefois, mais d'après ce que j'ai vu dans nos écoles avec la méthode moderne, il n'en est plus ainsi, et je fus fort surpris quand je lus, dans un article de mon jeune ami Roorda dans l'Humanité Nouvelle,— il est lui-même professeur dans une école, mais dans une école de moyens — de voir qu'il était du même avis que Rousseau, et qu'à son avis, l'enfant ne doit pas apprendre à lire avant dix ou onze ans. Mon expérience m'a démontré que l'enfant de six ou sept ans a le désir d'apprendre à lire et il fait aujourd'hui de si rapides progrès qu'il est heureux de l'avoir appris en si peu de temps.

    Le moins que l'on peut exiger de l'école est qu'elle s'applique avant tout à ne pas restreindre la vie intellectuelle et physique de l'enfant, et le maître doit avoir le plus grand soin que l'élève vive là dans la joie. On a réalisé de nombreux changements, beaucoup d'améliorations ; mais le maître ne peut pas tout ce qu'il voudrait. Et certainement, quand par les magnifiques journées du printemps, de l'été, de l'automne et même de l'hiver, le maître dit à ses élèves : «Voyons le programme des leçons», au lieu de «Sortons, allons courir au soleil dans la campagne», il commet une faute pédagogique, sinon un crime envers la jeunesse.

    Ne sort-elle pas de notre cœur, cette réflexion de Rousseau : «Nos premiers maîtres de philosophie sont sous nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livre à tout cela, c'est nous apprendre à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir. C'est la bonne constitution du corps qui rend les opérations de l'esprit faciles et sûres.» L'étude de la nature est certainement le meilleur moyen pour la liberté de l'étude. Car l'existence ne ment pas. Quiconque étudie les lois de l'existence, tue avec la plus grande certitude les préjugés. Ce que les Latins expriment par «rerum congoscere causas», connaître les causes des choses est le plus sûr moyen d'éviter le naufrage sur les écueils de la superstition et de la stupidité. Deux maximes françaises méritent d'être mentionnées parce que, dans l'éducation, on doit éviter tout ce qui répand ou entretient les préjugés, car ceux-ci sont les plus grands obstacles à l'exercice de la pensée et à l'atteinte de la vérité. La première est de La Rochefoucauld : «Le désir de paraître empêche souvent le devenir». L'apprenne trompe et elle est l'ennemie de la connaissance solide. La seconde est : «Ça ne doute de rien.» Le manque de doute est un moyen infaillible de ne jamais rien savoir. «qui ne part pas, ne peut arriver.» Qui ne s'efforce pas, ne peut atteindre. Qui ne cherche pas, ne trouvera jamais.

    Ça ne doute de rien veut dire : C'est un stupide arrogant ; pis encore, il est condamné à rester stupide toute sa vie parce qu'il barre le chemin à l'examen. Les vrais savants doutent de tout, examinent tout, et la défense de douter est le meilleur moyen de tuer le libre examen, car elle oblige à s'en rapporter aveuglément aux paroles d'autrui, soit des parents, soit du maître d'école. L'avertissement : «Passage défendu» est toujours un obstacle à la vérité ; et le plus grand ennemi des progrès du genre humain est le commandement : «Tu ne douteras pas.» Comment peut-on atteindre le mieux, quand on n'est pas mécontent de ce qu'on a ? Ce ne sont pas les gens satisfaits, eux qui suivent l'ornière de la coutume, qui iront tenter de faire avancer le monde. Ce sont, au contraire, les mécontents qui cherchent de nouvelles voies ; les hérétiques sont le sel de la société, c'est eux qui donnent le goût à tout.

    Ce n'est pas l'autorité du saint ceci, du savant cela, de la tradition d'hier, de la sagesse de tout le monde, mais le bon droit du doute doit être reconnu comme la condition du progrès, de l'exercice intellectuel de l'écolier ; et partout où ce chemin est barré, l'école devient un obstacle au libre examen, à la vérité. Et le chemin de l'enfant est plein d'obstacles : «Cela ne se dit pas»... «Cela ne se fait pas»... «On ne demande pas cela.» Telles sont les paroles qu'il entend à chaque instant et par lesquelles on s'efforce d'étouffer le développement de sa personnalité et d'emprisonner sa jeunesse dans le corset de la mode, de la tradition, de la coutume, de l'opinion publique faite principalement par les autorités elles-mêmes.

    Avant tout, il faut proclamer pour l'enfant le droit de penser, de parler franchement, de douter, d'avoir son opinion à soi et aussi le droit à la révolte. Tel est le code des droits de l'enfant, et si l'école libertaire n'avait d'autre résultat que de proclamer ces droits dans l'éducation, que de les faire reconnaître partout, elle aurait fait encore une œuvre excellente.

    Combien il est triste qu'à l'encouragement : «Sois toi-même», il soit répondu : «Impossible, car il n'est pas quelqu'un, il n'est personne !» Et je vous le demande sérieusement, de combien de gens peut-on dire réellement qu'il sont et se donnent eux-mêmes ?

    C'est pourquoi l'éducation doit être individualisée dans le sens de la liberté. On doit se garder de dresser le caractère, l'esprit et le cœur, et le but à poursuivre ne doit être autre que la création de la liberté. Le culte de la liberté de chacun et de tous, de la simple justice,non juridique mais humaine, de la simple raison,non théologique ni métaphysique, mais de la science et du travail, tant manuel qu'intellectuel, telle est la base première de toute dignité et du droit de tous.

    Si j'avais le temps, je vous lirais l'hymne de la liberté que Bakounine a si bellement chanté dans Dieu et l'État,et nous puiserions de la force dans ses paroles : «Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d'autrui, loin d'être une limite ou la négation de ma liberté, en est, au contraire, la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté des autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. C'est, au contraire, l'esclavage des hommes qui pose une barrière à ma liberté, ou, ce qui revient au même, c'est leur bestialité qui est une négation de mon humanité, parce que, encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté, ou ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d'homme, mon droit humain, qui consiste à n'obéir à aucun homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l'assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle, ainsi confirmée par la liberté de tout le monde, s'étend à l'infini.» Je dois interrompre ici ma citation, quoique le désir de continuer ne me manque pas.

    Certainement nous péchons tous contre la liberté, car il me semble que chacun de nous porte en lui le démon de l'autorité, car dès que nous possédons quelque puissance, nous en abusons en devenant de petits ou de grands tyrans, suivant les cas. Mais déjà nous nous sentons plus élevés, nous nous sentons meilleurs quand nous subissons encore l'impression de ce Cantique des cantiques, de cet hymne magnifique de la Liberté.

    Laissez les enfants libres — être libre est le désir de tout être dans la nature — car l'enfant apprend à penser, à comparer, à juger, à agir par lui-même. Développer, c'est-à-dire ôter l'enveloppe du «moi», de sorte qu'il puisse se déployer dans toute son ampleur, telle est notre tâche ; et quand nous jetons les yeux sur l'œuvre de maints éducateurs, l'envie nous prend de nous écrier avec les Anglais : «Hands off !», Bas les mains ! car vous gâtez les enfants par votre intervention.

    Le manque d'attrait dans le travail provient souvent chez l'enfant de la contrainte à laquelle il est soumis ; on lui donne de force une nourriture intellectuelle qu'il ne demandait pas. Quand l'estomac ne peut digérer un aliment et qu'on le lui donne contre son gré, l'enfant devient malade. Or, ne pensez-vous pas que lorsqu'on donne quand même à l'esprit une nourriture qu'il ne demande pas, l'esprit ne deviendra pas malade, lui aussi ? Je ne crois pas à la paresse des enfants ; je n'ai jamais vu un enfant normal et sain qui fût paresseux. Et c'est si vrai que quand l'enfant n'a rien à faire, il s'occupe à faire mal, car il ne peut demeurer sans rien faire. C'est nous, les adultes, qui créons les enfants paresseux. On cherche toujours la faute chez l'enfant, et on la trouve toujours chez l'éducateur. Pourquoi irions-nous presser les enfants d'accepter des choses qui ne les intéressent pas ? Éveillez, provoquez l'intérêt et l'enfant va vous demander de raconter.

    Les écoles sont des établissements dans lesquels on presse les enfants de s'intéresser à des sujets qui ne les regardent pas. Il en résulte parfois que l'on éteint en eux l'intérêt pour toujours. On doit apprendre à penser ; et souvent un enseignement inopportun — celui par exemple qui se donne à un âge où l'enfant n'est pas assez mûr — abrutit l'intelligence. On n'encourage pas chez les canards l'art de nager en jetant les œufs à l'eau. Ceux-ci doivent au préalable être couvés. Eh bien ! c'est la fidèle couveuse, la nature, qui se charge ici de couver.

    Les impressions aussi ont besoin de temps pour porter leurs fruits. Et l'enfance est l'époque de la vie durant laquelle la plus grande masse d'impressions s'éveille en l'enfant. Il s'en produit tellement qu'il ne peut les élaborer toutes, et, en tout cas, il faut lui laisser le temps de les digérer. Les fruits secs de l'enseignement sont souvent dus à la négligence de cette observation.

    Nous avons eu chez nous un philosophe dont vous connaissez certainement le nom, car le supplément littéraire des Temps Nouveauxa donné la traduction de divers morceaux de sa main, notamment ses incomparables légendes sur l'autorité, lesquelles méritent d'être conservées comme le livre d'or de tout anti-autoritaire. Je veux parler de Multatuli — ce pseudonyme veut dire : «J'ai beaucoup souffert. Il a fait une conférence sur l'étude libre ; et quand il recherche une définition — et l'art de définir est un des plus nécessaires ! — de l'étude libre, il dit : C'est poursuivre la vérité sans entraves ou l'absence d'entraves dans la recherche de la vérité.

    Pour lui, il existe trois entraves principales : 1° le préjugé imprimé, gravé ; 2° le libre examen empêché ; 3° la maladresse de la personne qui se livre à l'examen. Il en signale encore d'autres dans la suite : 1° lire à rebours ou mal comprendre ; 2° fausser officiellement la vérité ; — les autorités ont presque toujours et partout pratiqué l'art du faux ; 3° s'en rapporter aux paroles du maître, en disant avec Pythagore, comme conclusion à tout raisonnement : «Le maître l'a dit ;» 4° l'intérêt de la majorité par le maintien des mensonges qui rapportent du profit ; 5° l'opinion singulière que le désir de l'étude libre n'a d'autres causes que la paresse et la nonchalance, ou bien le mépris de la règle et de l'attention, comme si la nature gaspillait ses trésors à des ivrognes, à des rêveurs et à des fainéants ; 6° négliger l'occasion qui attire l'attention vers la vérité ; 7° n'écouter que ce qui vient d'un côté, en négligeant l'audi et alteram partem( écoute aussi l'autre parti) ; 8° attacher trop de valeur à des trait courts et piquants ; 9° la maladie du doute, ne pas confondre cette maladie avec le doute nécessaire, maladie qui ne conduit pas du doute à la science par l'examen, mais au contraire, sans examen, au néant ; 10° la lutte contre l'indigence matérielle, car le lutteur le plus hardi périt quand il lui faut donner la majeure partie de son temps et de son énergie à résoudre le problème de savoir comment il se maintiendra dans la vie en luttant. Vous savez combien l'ardeur de l'enthousiasme est refroidie quand la vie se consume dans la lutte pour les choses vulgaires, lutte dont le prix n'est qu'un ajournement de la mort.

    Certes il n'est pas facile de se défaire des préjugés inculqués, car chaque nouvelle génération trouve au berceau tout un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments qu'elle reçoit comme un héritage des siècles passés, et nous savons par expérience combien douloureuse est cette lutte permanente contre les préjugés religieux, politiques et sociaux. Mais sauvons nos enfants pour que la lutte ne leur soit pas si pénible, si difficile qu'à nous. Ayons soin que chaque génération aille un peu plus loin que nous ; prêtons-leur volontiers nos épaules pour que la jeunesse s'y hausse et jouisse d'une perspective plus vaste que nous qui sommes sur le sol.

    Rousseau a dit : «La seule habitude qu'on doit laisser prendre à lenfant, c'est de n'en contracter aucune.» La maxime est bonne, ainsi que l'idéal qui l'inspire ; mais, dans la pratique, elle est irréalisable, car nous sommes tous des animaux d'habitude. Et pour cause. L'homme, en effet, aime l'aisance et il et plus aisé de laisser penser et agir que de penser et agir soi-même. L'Église catholique l'a bien compris, et, en spéculant sur la faiblesse de l'homme, elle pense pour tous, et, si on la laisse faire, elle agit pour tous. Ce que l'Église n'a pas fait, l'État le fait, et c'est sous la tutelle de Papa l'État et de Maman l'Église que l'humanité gémit sans pouvoir obtenir l'indépendance, la liberté.

    Oh ! combien l'Église connaît l'homme, surtout ses faiblesses ! On se plaint des Jésuite et de leur influence sur le monde ; mais on se trompe quand on pense que les Jésuites rendent les hommes hypocrites ; c'est au contraire l'hypocrisie humaine qui fait que les jésuites trouvent un terrain si propice à leurs manœuvres. Si les hommes n'avaient aucun penchant pour l'hypocrisie, que deviendraient donc les Jésuites ?

    Il en est de même pour les tyrans. Ce ne sont pas les tyrans qui font d'un peuple un troupeau d'esclaves ; c'est, au contraire, le servilisme des peuples qui rend la tyrannie possible. N'oublions pas que le tyran est toujours supérieur aux autres, sans quoi il ne serait pas le tyran. Il est aisé de vilipender les tyrans, vilipendons plutôt nous-mêmes dont la lâcheté, l'indifférence tolèrent les tyrans. La faute en est en nous et non pas toujours en autrui, car pensez-vous qu'un peuple libre tolérera un tyran pendant une semaine, pendant une journée ? C'est notre docilité, notre servilité qui nous donne des tyrans.

    A proprement parler, nous ne pouvons avoir de pitié pour les peuples qui supportent le joug de la tyrannie, car ils ne méritent pas d'autre sort. Un peuple n'est que ce qu'il mérite d'être, et quand le tyran a du caractère, il n'a que le plus profond mépris pour le peuple si lâche, si bas, qui supporte son autorité.

    Commençons avec les enfants. Au lieu de comprimer le sentiment de la liberté, qui est commun à tous les êtres, encourageons-le. Ne bannissons pas toute liberté de l'éducation, de l'école, ni d'ailleurs. Le maître ou mieux le guide de l'enfant ne donnera pas, au sens propre du mot, de leçons à ses élèves ; son intervention n'aura d'autre but que de préparer les circonstances qui faciliteront les observations de l'enfant ou de montrer à celui-ci, par quelque question embarrassante, qu'il s'égare.

    Roorda dit : «L'enfant n'apprendra à connaître la vie des bêtes et des plantes que peu à peu, on lui fera découvrir l'arithmétique, la géométrie, la physique, la cosmographie, bref, la terre et toutes choses qu'on y voit. Avec quatre fois moins de leçons, on pourrait, en supprimant les monstrueuses niaiseries qui figurent dans les programmes, donner à l'écolier une instruction assez développée pour qu'il puisse dès lors s'instruire tout seul. Cette instruction serait incomplète, car les élèves qui ont une instruction complète «savent leur histoire sur le bout de doigt». Que l'enfant choisisse librement son travail.» Il cite aussi comme typique cette conversation échangée depuis des siècles entre le pédagogue et l'enfant. L'enfant arrive bruyant, avec sa curiosité irrespectueuse.


    LE PÉDAGOGUE. — Que demande l'enfant ? C'est à moi qu'il doit s'adresser. Je suis le pédagogue. Approche, mon ami...
    L'ENFANT. — Monsieur...
    LE PÉDAGOGUE. — Tais-toi, ne touche pas ça. Je devine ce que tu désires : tu voudrais voir le Beau. J'ai tout préparé pour toi : tiens, regarde dans cette petite boîte. Tu y verras le Beau... Mais que fais-tu ? Ne regarde pas la fenêtre.
        Approche... Eh bien ! qu'en dis-tu ?... C'est joli, n'est-ce pas ?
    L'ENFANT. — Monsieur...
    LE PÉDAGOGUE. — Tais-toi, ne dis rien. Je sais ce qu'il te faut. Tu voudrais connaître le Vrai. Bien, bien. J'ai aussi préparé cela. Tiens, prends ce petit livre : le Vrai y est écrit.
    L'ENFANT. — Monsieur...
    LE PÉDAGOGUE. — Tais-toi, oui, je comprends : cela ne te suffit pas. Je t'enseignerai encore le Bien, car l'instruction n'est rien sans l'éducation. voici les commandements... Tu connais maintenant le Beau. Les hommes l'admirent depuis deux mille ans. C'est le Beau classique. Ton père en a toujours été content. Admire-le, sinon tu auras une mauvaise note. Dans ce petit livre tu trouveras le Vrai ; les anciens, qui avaient plus d'expérience que toi, l'ont démontré. Enfin, tu connais aussi le Bien. Il est écrit en lettres d'or dans le cœur de l'homme ; mais, pour plus de sûreté, nous l'avons formulé dans des codes dont il suffit d'apprendre par cœur tous les articles. Tu vois que c'est très commode ; tu n'auras à t'occuper de rien.»

    C'est caractéristique, n'est-ce pas ? consultez votre expérience et vous conviendrez que c'est ainsi que les choses se passent dans l'école. Cette scène est prise sur le vif. Combien de mauvaises notes sont données aux élèves, et qui sont méritées par les maîtres ! La méthode allemande formulée par ces mots : «les garçons doivent être dociles et soumis, M. le maître d'école leur apprend cela» est un peu internationale, car partout où il y a une école, on trouve un maître d'école, représentant de l'autorité.

    Nos gouvernants comprennent très bien que l'instruction vraie et libre répandue dans le peuple serait la mort de tout gouvernement, car c'est grâce à l'imbécillité du peuple que les gouvernants peuvent jouer leur jeu aux dépens des peuples qui crient : «Hosannah !» un jour et «Crucifiez-le !» le lendemain, qui applaudissent indistinctement deux orateurs dont l'un dit précisément le contraire de l'autre.

    C'est le sinistre Thiers qui disait un jour : «Il n'y a que deux moyens de ramener le calme dans le pays et de détruire les idées dangereuses : c'est la guerre au dehors, ou bien la suppression des écoles primaires.»

    D'après Thiers, donc, il n'y a que deux moyens pour la bourgeoisie de conserver l'ordre : abrutir les prolétaires ou en faire de la chair à canon. Et vous pensez qu'un gouvernement peut vouloir sérieusement l'instruction rationnelle et intégrale ? Non, les écoles sont pour eux un mal nécessaire, dont on ne peut se passer, mais une instruction qui rende le peuple sage et intelligent est loin de faire leur affaire. Les écoles sont des établissements de dressage, dans lesquels on fait de bons citoyens, qui obéissent aux gouvernements.

    Bourrer la mémoire d'une foule de choses qui ne sont bonnes qu'à être oubliées ; désapprendre de penser librement et avec indépendance — telle est l'œuvre de mainte école. Voilà pourquoi on a fait du maître d'école un fonctionnaire, un des rouages de l'État. Quand le maître d'école n'empêche pas de penser, il a déjà fait beaucoup. Combien de mensonges sont l'aliment de l'esprit dans l'école ! L'amour sacré de la patrie,dans laquelle on a la liberté d'avoir faim, de chômer, la meilleure de toutes les patries, bien qu'elle ne donne pas la vie à ses propres enfants ; la gloire de l'armée,qui est un des fléaux des temps modernes, parce qu'elle ruine les pays ; l'obéissance aux lois,faites par les riches pour opprimer les pauvres ; le respect de la propriétépar les prolétaires qui ne possèdent rien, du droitet de la justicepar ceux qui n'ont rien à défendre, de la libertépar ceux qui, esclaves, mourront demain s'ils n'ont pas le bonheur de trouver du travail ; la satisfactionquand on a tout ou plus pour vivre, la résignationquand on n'éprouve autre chose que des privations : voilà ce qu'on appelle les vertus sociales, et l'on en veut l'observance, dans une société antisociale, par ceux qui sont les dupes de ces lois sous lesquelles ils vivent et auxquelles ils doivent se soumettre sous peine d'emprisonnement ou de bannissement.

    Enfant, il faut apprendre tout cela afin de l'appliquer à l'âge adulte, comme citoyen. dans nos écoles, les enfants apprennent une petite chanson qui dit : «Nous vivons libres, nous vivons gais, dans notre chère patrie.» Trois mensonges en trois lignes ! Et cependant on dit aux enfants : «Tu ne dois pas mentir». Quand, au sortir de l'école, il entre dans le monde, il remarque que l'ouvrier, bien loin d'être un homme libre, est un esclave qui, s'il ne veut pas mourir de faim, est obligé de vendre sa force contre un salaire dont on ne peut dire qu'il est suffisant pour empêcher de mourir et insuffisant à faire vivre. Voilà, glorifiée, la liberté de beaucoup, courbés sous le joug de l'esclavage !

    Et gais ? quelle part ont-ils de la terre, de sa beauté et de toutes ses richesses ? Rien, rien, tout au plus quelques miettes qui tombent de la table des grands. Il y a lieu, en effet, d'être gai, quand on peine toute sa vie et que l'on croupit dans une continuelle misère !

    Et cette chère patrie où l'ouvrier est né et où il doit souffrir, que lui donne-t-elle ? Du sol de sa patrie, il ne lui appartient pas seulement de quoi l'inhumer. Pourquoi aimer une patrie qui ne donne que misère, esclavage et souci ?

    C'est ainsi que l'école devient pour les enfants une école de mensonge, d'hypocrisie. Et l'on compte sur l'école pour améliorer la génération future ! Non, l'école, comme le dit le manifeste de l'École libertaire,est dans la société actuelle, «l'antichambre de la caserne où se passera l'ultime dressagepour l'asservissement.»

    On se vante à grand bruit d'avoir supprimé la férule dans l'éducation et dans les collèges. Mais, je vous le demande, avez-vous supprimé de vos méthodes éducatives la contrainte, la violence et la douleur ? Et toutes vos punitions ne sont-elles pas une autre forme de férule ? Pourquoi n'a-t-on pas écouté les conseils de Fourier, de Robert Owen, qui ont répandu au sujet de l'éducation des idées saines et larges, lesquelles, appliquées, auraient donné une génération bien plus élevée que la nôtre ? Suivant Fourier, l'éducation doit être :

    Universelle et non exceptionnelle,
    Conforme aux vocations et non arbitraire,
    Convergente et non divergente,
    Active et non passive,
    Composée et non simple,
    Intégrale et non partielle,
    De développement et non de contrainte.

    C'est ainsi que l'éducation devient unitaireet attrayante.

    Éducateur de la jeunesse, ouvrez le livre de Fourier et vous étudiez lenfant tel qu'il est, vous suivrez sa nature, ses aptitudes, pour développer ce qui en lui est enveloppé. «Il est dans l'œuf un germe ; il est de la nature de ce germe d'éclore, mais l'éclosion n'aura lieu que si l'œuf est placé dans une température convenable. Il est dans l'enfant de nombreux germes de facultés industrielles, de nombreuses vocations, mais ces vocations ne sauraient éclore si elles ne sont environnées des circonstances favorables à leur éclosion.»

    La science de la nature humaine est encore très incomplète et cependant c'est elle qui doit nous guider si nous voulons obtenir de bons résultats. La nature humaine est composée d'affections animales, de facultés intellectuelles et de qualités morales. Ces trois ordres de choses diffèrent suivant chacun, et telle est la cause de la diversité des individus. Notre soin, en éducation, doit être d'écarter les influences qui peuvent nuire au développement de chaque individu, afin qu'il puisse devenir ce à quoi tend sa propre nature. Cette nature, résultat de l'hérédité et du tempérament, se réveille, mais aussitôt que l'homme vit dans un certain milieu, il subit l'influence des circonstances extérieures.

    La difficulté est de trouver pour chacun le milieu qui lui convient. Et seulement l'homme déploiera toute sa force, l'essence de son existence, là où il pourra se développer dans la plénitude de son indépendance, là où il est, dans le sens le plus élevé du mot, une individualité, une personnalité.

    Certes, il n'est pas de travail si difficile que l'éducation des enfants ; car chacun, même avec la meilleure volonté, court le danger de former et de façonner l'enfant sur son propre modèle. Et cependant il faut travailler non du dehors au dedans, mais au contraire du dedans au dehors. Pour cela, l'enseignement par les faits sera la meilleure méthode. Si vous prêchez aux enfants le gand avantage, la bénédiction du travail et que vous ne travaillez pas vous-mêmes, vous ne pourrez vous étonner que les enfants ne vous croient pas et ne conçoivent pas de respect pour le travail. Mais quand ils voient que vous travaillez vous-même, ils suivront votre exemple, car la prédication par l'exemple est la plus efficace des leçons.

    Tout père qui engendre et nourrit des enfants a, selon Rousseau, trois devoirs à remplir : 1° Il doit des hommes à son espèce ; 2° il doit à la société des hommes sociables ; 3° il doit des citoyens à l'État. tout homme qui peut payer cette triple dette et qui ne le fait pas est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paie à demi. Celui qui ne peut pas remplir les devoirs de père, n'a pas le droit de le devenir. Avec de l'argent on peut tout acheter, même un remplaçant pour le père ; mais le maître qu'on donne à ses enfants est un mercenaire, un valet, et le triste résultat d'une telle éducation, c'est que l'on forme aussi des valets.

    Le désir de chaque socialiste libertaire est de voir ses enfants devenir des être doués d'une volonté propre, pleins d'initiative, des hommes de caractère, haïssant toute autorité extérieure, puisant en soi leur propre autorité et s'efforçant de conformer leur vie entière aux principes de la raison. Et cela n'est possible que quand l'enfant est laissé libre dès son enfance. Le sentiment de la dignité humaine doit être cultivé, et on ne le peut que par la connaissance de soi-même et du milieu dans lequel on vit. Ne séparons pas l'homme de la nature, car il est lui-même une parcelle de la nature à laquelle il appartient.

    L'Écolelibertaireest un effort en ce sens. aussi doit-on l'encourager autant qu'il est possible. Et, pour ma part, ce m'est un grand plaisir que d'assister à votre effort vers un enseignement intégral, rationnel, mixte et libertaire.

    Soyons, comme ailleurs, l'avant-garde de l'œuvre de l'éducation. Que l'amour de la liberté soit notre guide dans la grande tâche pour laquelle nous voulons vivre, lutter, souffrir et même mourir, car sans la liberté le monde est sans soleil, sans air frais, sans lumière, sans chaleur, sans amour. La vie sans liberté, c n'est pas la vie ; c'est la mort, et nous qui travaillons pour l'avenir, nous cultivons notre idéal, afin de préparer un monde dans lequel les hommes libres vivront dans une société libre.


    votre commentaire
  •                     Pierre Martin et la grande manifestation

                                  du 1er mai 1890 à Vienne.

    Après le Carnaval de Romans et la révolte des vilains évoqués dans une chronique de décembre dernier, voici un autre événement plus récent et relativement mal connu de l’histoire en Rhône-Alpes,  la folle journée du 1er mai 1890 à Vienne (Isère). L’évocation de cet épisode historique est aussi l’occasion de parler un peu plus longuement d’un militant anarchiste un peu oublié dans la mémoire collective : Pierre Martin, dit Le Bossu.

    La petite ville de Vienne, au Sud de Lyon, dans la vallée du Rhône, profite pleinement de la Révolution industrielle du XIXème siècle et voit s’implanter, sur son territoire, de nombreuses usines, notamment dans le secteur du textile. La spécialité locale est la fabrication du drap. La présence d’un nombre important d’ouvriers et d’ouvrières travaillant dans des conditions souvent difficiles, mal logés, mal payés et surexploités, constitue un terreau fertile pour le développement des premiers noyaux de syndicalisation. Après plusieurs mouvements de grève assez durs à St Etienne, à Vienne ou dans les environs rapprochés, la tension sociale est particulièrement vive en avril 1890. C’est le moment que choisissent un certain nombre de militants politiques (d’agitateurs professionnels comme diraient les services de police de toutes époques), pour faire une tournée de conférences dans le secteur, notamment dans le but d’essayer de familiariser les ouvriers avec l’idée de grève générale, et leur faire comprendre l’importance d’une mobilisation exemplaire pour la journée du 1er mai. Pourquoi cette date-là et pas une autre ?

    Il n’est encore aucunement question d’une quelconque « fête du travail ». Début mai 1886, un mouvement de grève considérable a eu lieu aux Etats-Unis pour réclamer (entre autres) la réduction de la durée de la journée de travail à 8h. Dès le ler mai, plus de 300 000 ouvriers ont répondu à cet appel, et 12 000 usines ont été bloquées dans tout le pays. Le mouvement de grève s’est prolongé et, lors d’un rassemblement se déroulant à Haymarket (Chicago), des heurts violents ont eu lieu avec la police. Huit militants anarchistes ont été accusés d’avoir lancé un engin explosif sur les policiers (deux d’entre-eux seulement étaient présents sur les lieux et aucun témoignage sérieux n’a permis de confirmer leur implication). Ils ont été arrêtés, jugés de façon plus qu’expéditive et cinq d’entre eux ont été condamnés à mort. Leur exécution, le 11 novembre de la même année, a soulevé l’indignation de la classe ouvrière dans le monde entier. Trois ans plus tard, le congrès de l’Internationale Socialiste, réuni à Paris, a décidé de faire du 1er mai une journée de lutte à travers le monde. Encore faut-il expliquer tout cela aux ouvrières et ouvriers concernés.

    Louise Michel, en particulier, fait partie de ces conférenciers qui ont la capacité d’électriser les foules. Les meetings auxquels elle participe, dans toute la France, attirent toujours un grand nombre d’auditeurs.  Le 13 avril, une réunion publique organisée à Vienne par Pierre Martin, un militant local, réunit environ 1200 personnes. Le 27 avril un nouveau meeting, auquel participent Louise Michel et les compagnons Joseph Tortelier et Eugène Thennevin, rassemble plus de 3000 participants. Le mot d’ordre est clair : « il faut que le 1er mai 1890, tous les ouvriers se lèvent comme un seul homme et ne se rendent pas au travail ». Le débrayage pour la journée est voté à main levée et presque à l’unanimité. Au matin du 1er mai, 2000 personnes se rassemblent à nouveau dans la grande salle du théâtre. Les militants des différentes corporations interviennent tour à tour à la tribune. La tension monte ; les esprits s’échauffent…

    Le discours de Pierre Martin est très écouté : il propose que l’on se rende dans les usines où les ouvriers n’ont pu débrayer. Dans trois entreprises au moins du secteur textile, le mot d’ordre de grève n’a pas été suivi, notamment en raison des pressions que les patrons exercent sur les employés/ées, en particulier la menace de licenciement immédiat, pratique facile à mettre en œuvre à l’époque. Les tentatives du premier magistrat de la commune pour calmer la foule sont vaines et ses paroles apaisantes sont très vite couvertes par un chahut indescriptible. Les participants au meeting forment différents cortèges pour traverser le centre ville et les quartiers populaires de Vienne. On sort les drapeaux rouges et les drapeaux noirs et on entonne « la Carmagnole » ! Les mouchards de la police estiment que le défilé rassemble environ trois mille manifestants, ce qui est une mobilisation exceptionnelle, sachant que le nombre total d’habitants de Vienne est d’environ 25 000.

    Le patron de l’usine Brocard a sinistre réputation parmi les employés/ées. Un nouveau mot d’ordre est lancé : il faut que les cortèges convergent sur la fabrique et bloquent les métiers pour que les ouvrières puissent débrayer également. La foule s’ébranle et se heurte très vite à d’importantes forces de police mobilisées pour l’occasion. Des barricades se dressent dans les ruelles et des pavés volent en direction des agents. Mais la détermination des manifestants ne fléchit pas : Brocard est un voyou, un exploiteur ; Brocard doit payer. Je laisse la parole à Pierre Martin qui est, indiscutablement l’une des figures majeures du mouvement. Voici ce qu’il déclare lors de son procès  : « On arriva enfin chez Brocard. Là, il y eut comme un frisson qui courut dans cette foule de prolétaires. Hommes, femmes et enfants s’arrêtent et un cri formidable partit de touts les poitrines : Brocard le misérable, Brocard l’affameur !…

    On enfonça les portes, on s’engouffra dans le magasin , on y saisit une coupe de draps de 43 mètres, on la jeta au peuple, on la traîna dans la boue, on la coupa, on la déchira, on se l’arracha. Il semblait qu’on coupait ; qu’on s’arrachait, qu’on déchirait du Brocard » La police intervient alors avec violence. Elle réussit à protéger les deux autres fabriques, mais ne peut empêcher le saccage des établissements Brocard. Dix-huit personnes sont arrêtées pour ces dégradations et déférées devant la cour d’assises de l’Isère. Lors de ses déclarations devant le tribunal, le même Pierre Martin, excellent orateur, ne manque pas de préciser quel est le quotidien des ouvrières et des ouvriers dans cette usine. Il est intéressant de rappeler ses propos, car on ne réalise pas toujours bien quelles étaient les conditions de travail dans ces ateliers de tissage à la fin du XIXème. « Les tisseuses et les petits appondeurs (*) travaillaient 18 h par jour et le service de nuit, pour les femmes, durait de 7 heures du soir à 5 heures et demie du matin sans interruption. » Considéré par la justice comme l’un des meneurs du mouvement, Pierre Martin est condamné à 5 ans de prison, 10 ans d’interdiction de séjour et 200 F d’amende. Les peines sont lourdes également pour les autres inculpés. Estimant que le tribunal constitue une excellente tribune pour l’exposé de ses idées, Pierre Martin ne manque pas de faire appel et il est jugé à nouveau devant la cour d’assises de Gap en fin d’année. La sentence est révisée à la baisse et la peine de prison réduite à trois années.

    Il est grand temps maintenant de nous intéresser à ce Pierre Martin, enfant du pays et personnage clé de cette histoire…

    Pierre Martin est né à Vienne, le 15 aout 1856. Sa mère était servante dans une ferme et la profession de son père n’est pas connue. Ce qui est certain c’est que la misère dans laquelle vivait sa famille l’a empêché d’entreprendre des études alors qu’il avait indubitablement les capacités pour le faire. Comme il est d’usage et de nécessité dans les couches populaires, il commence à travailler très jeune. Il débute comme apprenti dans le tissage à six ans. En 1879, âgé de 23 ans, il participe à la longue grève des ouvriers du tissage de Vienne. Celle-ci dure pendant cinq mois. Les grévistes protestent contre la baisse de leur rémunération liée à un nouveau mode de calcul du travail à la tâche. Leur détermination ne vient à pas à bout de l’intransigeance des patrons et le mouvement se termine sur un échec lourd de conséquence pour le développement du mouvement ouvrier local. Pierre Martin devient une figure importante du mouvement anarchiste.

    Bien qu’il n’ait pas fait de longues études, il est très érudit et complète ses connaissances en fréquentant la bibliothèque de Vienne et en discutant avec d’autres militants. Il va employer toute son énergie et ses talents d’organisateur et d’orateur à faire renaître le mouvement ouvrier des cendres de 1879, et entrainer l’adhésion d’un grand nombre de compagnons aux idées anarchistes. Un groupe très actif de militants se constitue sur Vienne et se dénomme « les indignés ». Un important travail de propagande est fait sur l’agglomération ; des conférences sont organisées régulièrement au théâtre de Vienne que la mairie met à disposition sans faire trop de difficultés. Pierre Martin se déplace également et rencontre Kropotkine, Elysée Reclus ou Louise Michel qu’il connait déjà. Peu à peu, l’agitation sociale se propage dans toute la région : Saint-Etienne, Lyon, Villeurbanne… et les autorités s’inquiètent.

    Prenant prétexte des attentats à la bombe qui sont perpétrés à Lyon en Octobre 1882, la police opère un vaste coup de filet dans tout le secteur. Pierre Martin est aussitôt arrêté ainsi que plusieurs compagnons viennois. En janvier 1883 débute à Lyon le procès des « soixante-six », puisqu’il s’agit là du nombre de militants arrêtés. Sur les bancs des accusés figurent bien entendu Pierre Martin, mais aussi d’autres célébrités comme Kropotkine. Martin assure lui-même sa défense, mais sa grandiloquence n’impressionne pas les jurés, et, bien qu’il ne soit finalement jugé que pour un délit d’opinion, il est condamné, une première fois, à quatre ans de prison (entre autres sanctions). « Nos idées sont-elles d’ailleurs tellement subversives qu’on ne puisse les discuter ? Nous voulons la liberté pour tous, l’égalité pour tous. Ah ! Si au lieu de prêcher l’égalité, nous avions prêché le servilisme, si nous avions dit au travailleurs : obéis, courbe l’échine, ne te plains jamais, nous ne serions pas assis sur ces bancs ! »

    Pierre Martin est enfermé à Clairvaux et sa santé va se ressentir des conditions déplorables de son séjour. il est hospitalisé à plusieurs reprises pour des problèmes pulmonaires. Son séjour derrière les barreaux affecte son physique mais en aucun cas son moral. Ses convictions se renforcent et il se lie d’amitié avec Kropotkine. Leur relation sera durable. En janvier 1886, Pierre Martin bénéficie d’une remise de peine. Il est libéré et rentre à Vienne où il va retrouver sa place dans le mouvement social. En 1890, il participe aux événements racontés au début de cette chronique et retrouve le chemin de la prison.

    Lorsqu’il est libéré, en août 1893, après avoir purgé la peine à laquelle il a été condamné par la cour d’assises de Gap, il s’installe à Romans dans la Drôme, avec sa compagne, Fanny Chaumaret. Sa santé a à nouveau été sérieusement affectée par le séjour derrière les barreaux : la pneumonie dont il a souffert à Clairvaux s’est à nouveau réveillée. Dans son nouveau lieu de résidence, la police ne lui laisse aucun répit, bien qu’il semble nettement moins actif, sur le plan politique, qu’à Vienne. Moins d’un an après sa sortie de prison, il est arrêté à nouveau et inculpé pour avoir participé à une « entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes et les propriété ». Elément clé de cette accusation, les nombreuses brochures anarchistes trouvées lors de la perquisition de son domicile… Les preuves rassemblées par les agents étant jugées plutôt légères, il bénéficie cette fois d’un non-lieu de la part de la justice, ce qui ne l’empêche pas d’être « bouclé » pendant trois mois. Pierre Martin et sa compagne quittent alors Romans. Ils vont mener une existence plutôt nomade. Le militant devient photographe ambulant et  loge dans une caravane…

    Cette existence va durer plusieurs années sans que l’on connaisse exactement tous les villages où il a séjourné.  La police, elle, continue néanmoins à le suivre à la trace. Il est à nouveau inquiété, en 1906 et 1907 pour avoir signé, au côté d’autres militants, des tracts antimilitaristes. Bien qu’il se tienne un peu à l’écart des groupes actifs, il reste un ardent défenseur des idées anarchistes et de la diffusion de ces idées dans le mouvement syndical. Sa rencontre avec Sébastien Faure va le conduire à « monter » sur Paris. Son séjour, prévu pour durer quelques jours, va finalement durer jusqu’à la fin de sa vie. Il répond aux sollicitations de ses camarades et devient administrateur du journal « Le Libertaire », auquel il consacre le reste de son énergie. La police ne manque pas une occasion de le harceler. Pendant les deux premières années de la grande guerre il va militer dans le « camp de la paix », refusant de s’associer aux partisans de l’Union sacrée. Il rejette le « manifeste des seize » publié en 1916, rédigé par un certain nombre de militants anarchistes et qui est une sorte de ralliement, plutôt boiteux, aux idées bellicistes. Pierre Martin décède, le 6 août 1916 dans les locaux du « Libertaire » et il est incinéré au cimetière du Père Lachaise.

    « En effet, n’ayant pas de santé pour deux sous, j’ai une endurance de crapaud : écrasé, abimé au physique, je bouge quand même, je remue toujours un peu. Je dois cela aux idées anarchistes qui, en procurant au moral un salutaire courage, donne à mon corps faible une résistance assez forte. » (lettre à Jean Grave, rédigée en 1892 depuis la prison d’Embrun).

    Notes – Il y a fort peu de documents sur Pierre Martin. Les sources principales utilisées pour cet article sont un article de Carole Reynaud-Paligot publié dans le journal d’histoire populaire « Gavroche » en 1992 (et reproduit dans la brochure « itinéraire » consacrée à Elysée Reclus), un texte figurant dans le « dictionnaire international des militants anarchistes » et un autre dans « l’éphéméride anarchiste ». Bien que la police se soit longuement intéressé à lui, les photos sont très rares aussi. Les cartes postales de Vienne utilisées comme illustrations pour cette chronique proviennent de la collection personnelle de l’auteur.
    (*) Précision sur le métier d’appondeur : celui qui est chargé de réparer les fils sur le renvideur et de nouer la chaîne sur le métier à tisser. Source : Tous les métiers du textiles à Vienne« . Un document passionnant rédigé par Mr Henri Collet et destiné aux visiteurs du « Musée de la draperie » de Vienne.

     


    votre commentaire

  •                                             Discours à la séance solennelle de rentrée du

                                          22 octobre 1895 de l'Université nouvelle de Bruxelles.

    Réunis en deuxième Assemblée Générale, nous tous amis, élèves et professeurs de l'Université Nouvelle, nous venons de nouveau proclamer notre dévouement à l'oeuvre commune, entrée maintenant dans sa période d'expérience décisive. Réaliserons-nous toutes les espérances que l'on met en nous ou bien serons-nous inférieurs à la tâche entreprise ? Nous avons pleine confiance en la réussite, mais quels que doivent être nos destins, nous allons en avant, associant nos efforts, et prenant chacun notre part de responsabilité collective, avec le fier sentiment de notre devoir et la puissante résolution de triompher.

    Mais de quel droit, me demandera-t-on, parlé-je ici de vouloir et d'efforts communs, alors que nous présentons, comme individus, de si grandes diversités par les idées et notamment par l'idéal sociologique ? Ce parfait accord que nous invoquons, ne serait-il qu'illusion pure et l'unité qui nous est indispensable serait-elle chimérique ? Non, cet accord, cette unité existent bien, car si différents que soient tels ou tels d'entre nous par le caractère, la compréhension de l'histoire, les aspirations vers un avenir prochain, nous sommes tous absolument unanimes à reconnaître, dans son entière plénitude, la liberté de la pensée ; nous la clamions de toute la puissance de notre être et chacun de nous y trouve la garantie de son enseignement.

    La revendication de la pensée libre fut l'origine même de notre existence comme groupe d'enseignement ; elle en sera aussi constamment la condition de vie et de prospérité. Une libre flamme, d'éclat modeste sans doute, mais alerte et vive, brûle sur l'autel que nous avons dressé de nos mains ; ce flamboiement joyeux, nous l'entretenons d'un soin jaloux, car c'est en lui que nous voyons rayonner notre âme collective.

    Ainsi nous pouvons affirmer hautement notre droit de parler d'une volonté commune. La science telle que nous la concevons, telle que nous chercherons à l'interpréter, est le lien par excellence que donne le respect sans limites du penser de l'homme. Elle sera aussi le lien que nous assurent la communauté de la méthode, la volonté ferme de ne point tirer de conclusions qui ne dérivent de l'observation et de l'expérience, d'écarter scrupuleusement toutes les idées préconçues, purement traditionnelles ou mystiques.

    Enfin nous comptons sur un troisième lien, celui que les élèves et les auditeurs noueront entre nous par leur amour de la vérité, par leur haut esprit d'étude sincère 'et désintéressée. A eux de nous élever et de nous maintenir très haut par l'appel constant qu'ils ont le droit de faire à notre zèle, car nous leur devons un enseignement, sinon toujours nouveau, du moins incessamment renouvelé par l'âpre recherche et la réflexion profonde. Puisque nous acceptons cette tâche grandiose et redoutable - contribuer à former des hommes - les étudiants qui viendront nous écouter pourront exiger de nous un dévouement unanime et complet à la cause que nous représentons. De même qu'Emerson, ils nous diront en toute justice que la première qualité de l'homme qui se consacre à la vérité scientifique est l'héroïsme.

    Cette qualité que le philosophe américain demande au professeur, il peut, d'un droit égal, même supérieur, la demander à l'élève, car celui-ci nous permet de plus vastes espoirs, c'est à lui qu'appartient l'avenir. Plusieurs d'entre nous ont déjà presque parachevé leur vie ; les jeunes qui viennent à nous l'ont à peine commencée, et nous devons les aider à vivre noblement. Ah ! ceux-là surtout doivent être des héros, et nous qui avons une part de responsabilité dans leur existence, nous ne saurions leur proposer un idéal trop grandiose, leur demander de réalisations trop hautes.

    Même en ce qui concerne uniquement les études, le but que doit atteindre l'élève est d'une singulière âpreté et, s'il veut bien faire, l'accomplissement lui coûtera de très grands efforts en courage et en persévérance, C'est qu'à l'entrée même des cours, il lui faudra choisir entre deux manières de concevoir la vie de discipline intellectuelle.

    Des milliers de jeunes gens, il le sait, cherchent à simplifier leur travail en apprenant par cour les formules de leurs manuels, en mâchant et en remâchant des phrases expectorées avant eux par des professeurs célèbres, en se casant dans le cerveau de sèches définitions, sans couleur et sans vie, comme celles d'un dictionnaire. Mais ce n'est pas là ce que nous attendons d'un étudiant digne de ce beau nom.
    Au contraire, nous le mettons vivement en garde contre tous les formulaires et les guides-ânes qui dégoûtent des livres et plus encore de la nature ; nous lui disons de se défier des programmes qui limitent l'intelligence, des questionnaires qui l'ankylosent, des abrégés qui l'appauvrissent, et nous lui conseillons d'étudier à même, avec tout l'enthousiasme de la découverte. Sans doute, puisque les règlements universitaires le veulent ainsi, et que, dans les familles mêmes, peu de parents ont le courage ou même la possibilité matérielle de préférer pour leurs enfants l'étude purement désintéressée de la science à celle qui se gradue par des examens et des diplômes, sans doute la plupart des jeunes gens inscrits à nos cours auront devant eux la perspective de formules à apprendre et de questions officielles à subir ; mais ces épreuves, que l'on considère souvent comme l'événement capital des études, sera pour eux, si vraiment ils sont des hommes, une préoccupation très secondaire. Leur grand souci sera non de paraître savoir, mais de savoir.

    Ils commenceront donc, en toute naïveté d'esprit, par l'étude joyeuse et libre de la science pour elle-même, sans aucun recours à ces aide-mémoire dont on prétend les favoriser. La nature, tel sera leur grand champ d'observation aussi souvent qu'il leur sera possible de la contempler ; c'est elle qu'ils doivent interroger, scruter directement, sans chercher à la voir, plus ou moins faussée, à travers les descriptions des livres ou les peintures des artistes. Ils étudieront aussi la nature plus restreinte, mais plus intense, que présentent les êtres vivants, l'homme surtout, avec les mille alternatives de la santé et de la maladie. En dehors de tous les bouquins que le temps vieillit, ne sont ce pas là les livres par excellence, les livres toujours vivants où, pour le lecteur attentif, de nouvelles pages, de plus en plus belles, s'ajoutent incessamment aux précédentes ?

    Ce n'est pas tout, le lecteur se transforme en auteur. Grâce au pouvoir de magie que lui donne l'expérience, il peut susciter des changements à son gré dans la nature ambiante, évoquer des phénomènes, renouveler la vie profonde des choses par les opérations du laboratoire, devenir créateur, pour ainsi dire, se transfigurer en un Prométhée porteur de feu. Et quelle parole imprimée, bien apprise par coeur, pourra jamais remplacer pour lui ces actes vraiment divins ? Et pourtant il peut avoir plus encore si l'amitié d'autres compagnons de labeur double ses forces. Les entretiens sérieux avec les camarades d'étude, chercheurs de vérité comme lui, élèveront et affirmeront son esprit, l'assoupliront à tous les exercices de la pensée, lui donneront la hardiesse et la sagacité, enrichiront à l'infini le livre de son cerveau et lui apprendront à le manier avec une parfaite aisance.

    Sans doute, parmi les jeunes gens qui se préparent aux fortes études, il en est de très exceptionnels qui ont une puissance d'absorption et de digestion intellectuelle suffisante pour utiliser tout mode d'instruction, même celui des manuels, de la manière la plus heureuse en apparence : ils font profit de tout, même des formulaires les plus insipides, comme ces mangeurs de belle santé pour lesquels, suivant un proverbe énergique, " tout ce qui entre fait ventre ". Mais si dispos qu'ils soient pour toutes les formules d'instruction, ils ont à se défier surtout de leur trop grande facilité c'est un danger capital de comprendre trop vite, sans peine, sans efforts ni long travail d'assimilation. On rejette négligemment l'os qu'un autre eût sucé jusqu'à la moelle ; on se laisse aller à l'indifférence, presque au mépris pour les choses les plus belles. On se blase honteusement à propos de la science, qui devrait susciter tant de respect, évoquer tant de joie profonde ; enfin on se borne à répéter ce que d'autres ont dit, au lieu d'apporter dans son langage l'accent personnel, la fière originalité.

    C'est donc de haut, de très haut que l'étudiant vraiment amoureux du savoir doit préluder à ces formalités de fin d'année, à ces banals examens de sortie, qui lui donneront une estampille officielle, symbole de paresse et d'arrêt définitif de l'étude par les lâches, alors que pour les vaillants elle n'implique pas même un temps de repos dans le continuel labeur. Sans doute, il faut des examens dans le haut sens du mot, et l'enseignement des philosophes grecs, tel que nous le rapportent les Dialogues de Platon, ne consistait en réalité qu'en une conversation permanente de l'étudiant avec sa propre pensée, en un examen continu de l'élève par soi- même, sans l'évocation d'un Socrate ou d'un autre penseur.

    Alors qu'il s'agissait avant tout de "se connaître soi-même", cet examen incessant était nécessaire à l'homme qui étudie ; combien plus maintenant devient-il indispensable, puisqu'il s'agit de " connaître la nature -, dont chaque individu n'est qu'une simple cellule. Ainsi, le jeune homme qui vit son enseignement doit s'interroger et se répondre sans cesse, en toute probité et sévérité : comparées à cet examen personnel, les formalités usuelles de fin d'année sont peu de chose : il les subira d'une conscience tranquille et n'éprouvera point de gêne à formuler d'une voix haute ce que son intelligence a depuis longtemps compris. Il lui suffira de, donner mentalement aux questions presque toujours incohérentes de l'examen l'unité qui leur fait défaut.

    La dignité de l'étude est à ce prix. A vous de choisir, puisque vous avez la conscience de votre responsabilité ; à vous de décider comment vous utiliserez l'enseignement de vos professeurs et amis, soit pour entasser dans votre mémoire des mots que vous oublierez au plus tôt, soit pour embrasser en vous ce monde de la connaissance qui s'agrandit sans cesse et dont chaque fait nouveau éveille un enthousiasme toujours renaissant. Si l'héroïsme d'un travail, à la fois ascétique et joyeux, vous assure cette noble conquête de la science, ne serez-vous pas amplement dédommagés de toutes les petites misères que la vie apporte avec elle ?

    Mais si vous n'avez eu d'autre mérite, au jour final, que de fournir réponse à question, comme un écho plus ou moins fidèle, si vous n'avez pas eu la pleine indépendance de votre esprit original et personnel, on se demandera si vous êtes vraiment digne de la science que vous prétendiez aimer et l'on vous accusera peut-être d'une ambition mesquine, celle des avantages matériels assurés par l'examen. On pourrait alors, comme on le fait en Russie, vous qualifier, avec une nuance de mépris, par le terme de "carriériste" et vous traiter d'apprentis industriels se remémorant des formules lucratives pour en fabriquer de l'or. Triste et honteuse "pierre philosophale".

    Celui qui a franchement mordu au fruit de l'arbre de la science sait que désormais, pendant toute sa vie, cette nourriture lui sera indispensable : apprendre fera partie de son existence même. Il importe donc que son travail se poursuive avec méthode, d'une manière harmonique et pondérée, en sorte qu'il ne devienne pas le prisonnier- de ses propres études, mais qu'il en reste le maître. Ainsi qu'il vient de vous l'être dit, l'étudiant doit s'occuper avant tout des études vers lesquelles l'entraîne son génie particulier et creuser très profondément la science spéciale qu'il se sent la vocation de professer.

    A très juste titre on vous a prémuni contre un danger, celui de vous répandre en trop de recherches à la fois, au risque de n'être plus que des amateurs, de n'avoir plus qu'une vue superficielle des choses ; mais il importe aussi de vous prémunir contre le danger opposé, celui d'une spécialisation à outrance, danger d'autant plus redoutable que certains se laissent aller facilement à le considérer comme un but à atteindre.

    Il fut un temps, tous s'en souviennent, où l'on voyait dans l'extrême division du travail comme l'une des réalisations les plus désirables de toute grande industrie manufacturière ; les économistes prônaient cet usage avec un enthousiasme presque religieux et s'exaltaient à décrire la fabrication d'une épingle, obtenu par le travail d'une centaine d'ouvriers ayant chacun pendant des journées, des mois, des années - pendant la vie entière - à faire toujours le même mouvement, à donner le même coup de ciseau, de râpe ou de brunissoir. Cette spécialisation absolue des fonctions dans l'organisme industriel a cessé de paraître si parfaitement admirable, et d'aucuns se demandent s'il est bien conforme au respect dû à l'homme de changer un être humain en un simple outil condamné pendant toute son existence à ne pas faire qu'un seul mouvement mécanique, déformant le corps, asservissant, anéantissant l'esprit.

    De même on peut douter que la recommandation habituelle, instamment répétée aux jeunes savants, d'avoir à se maintenir étroitement dans leur spécialité - dans leur Fach ou "tiroir" comme disent les Allemands – soit vraiment favorable au développement intellectuel de l'individu et au progrès de la science dans son ensemble. Le chimiste qui est simplement chimiste et qui se lie strictement à une question particulière dans le domaine infini du savoir, en acquiert-il une connaissance plus intime et plus approfondie que le camarade devenu en même temps biologiste et physicien et capable d'étudier les faits, infiniment complexes, à la multiple lueur de plusieurs sciences ? Dans toute recherche on se trouve en présence de questions qui soulèvent comme par ricochet une succession indéfinie de problèmes dans tout le savoir humain.

    Je ne veux en citer qu'un exemple pris dans le recoin le plus étroit de ma spécialité géographique, jalousement surveillée par tant de savants rébarbatifs. Une de leurs recommandations les plus urgentes pour l'étude des cartes est de dresser les enfants à la mensuration de leur chambre d'école avec ses bancs, ses tables, ses pauvres murs blancs ou décorés sans goût. Voilà le microcosme qu'il s'agit d'abord de connaître à fond, de mesurer dans tous les sens, de cartographier, de placer dans l'espace relativement aux rues et aux maisons des alentours. Mais un obstacle se présente aussitôt. Pour orienter ces tables, ces bancs, ces murs, ne faut-il pas déjà sortir de la chambre afin de tracer des lignes indéfinies vers les points cardinaux, c'est-à-dire par delà la terre, la lune et le soleil, les étoiles et les voies lactées, jusque dans le monde sans bornes de l'éther inconnu ? Pour ses débuts dans la science l'élève doit s'enfermer dans un trou, et voici que l'univers s'ouvre autour de lui dans son immensité.

    Et pour toutes les sciences il serait facile de faire des observations analogues, car on ne saurait s'imaginer un seul fait qui ne se trouve au point de croisement de toutes les séries de phénomènes que l'on étudie dans la nature ; pour l'expliquer en son entier il faudrait tout savoir. Aussi l'étudiant voit-il s'allongé devant lui la perspective d'un champ d'étude illimité. Une bonne méthode exige que dans cet infini tâche de connaître à fond, avec une précision, une netteté parfaite, chaque point qui se rapporte à la spécialité dont il sera dans le monde l'interprète écouté avec déférence, mais que dans les autres sciences, il ait - des clartés de tout, comme la femme de Molière, qu'il n'ignore aucun des grands ordres de faits, aucune des idées générales, qu'il embrasse dans son esprit tout le savoir possible, afin d'apprécier tous les progrès qui s'accompliront dans le monde de la pensée et se sente vivre par toutes les follicules de son cerveau.

    Outre le danger d'une spécialisation trop étroite, dans un cercle dépourvu d'horizon, il existe une autre spécialisation qui serait plus dangereuse encore si l'on pouvait en admettre la sincérité parfaite et si elle ne consistait pour une part de vanité, pour l'autre en hypocrisie. Même dans certains ouvrages de haut savoir, où l'on ne s'attendrait, pas à trouver de pareilles pauvretés, il est question de "science allemande" ou de "science française", de "science italienne", ou de quelque autre science dite "nationale", comme si la notion même de la connaissance libre n'excluait pas toutes les survivances de frontières et d'inimitiés nationales. Il n'y a ni Alpes, ni Pyrénées, ni Balkans, ni Vistule, ni Rhin pour transformer la vérité d'en deçà en erreur d'au-delà. C'est en parfaite communion fraternelle que les savants séparés par montagnes, fleuves ou mer ont à juger de la valeur d'une hypothèse ou d'une théorie ; la nationalité d'un inventeur n'ajoute rien à la valeur de sa découverte et ne lui retranche rien.

    Et d'ailleurs, comment donner une estampille nationale à ce qui par essence même est d'origine infiniment multiple, au produit d'une collaboration universelle de toutes les nations et de tous les temps ? Que deviendrait le plus audacieux des savants si tout à coup les théorèmes d'Euclide, la "table" dite de Pythagore et les lois d'Archimède venaient à lui manquer, si l'alphabet des Phéniciens et les chiffres arabes disparaissaient de sa mémoire ? Chaque homme de science n'est qu'un représentant de l'immense humanité pensante, et s'il lui arrive de l'oublier, il diminue d'autant la grandeur de son oeuvre. Quel étonnement accueillerait l'homme d'étude clamant la gloire de la science gasconne, burgonde, normande ou campinoise, et le ridicule est-il moindre pour celui qui se vante d'être un astre dans la pléiade française ou dans la constellation germanique ?

    Et pourtant on ose même émettre la prétention bizarre de rétrécir la science aux intérêts d'un parti, d'une classe, d'un souverain. Certes, tel fameux chimiste prêta largement au rire lorsqu'il présenta au roi Louis-Philippe "deux gaz qui allaient avoir l'honneur de se combiner devant lu " ; mais faut-il rire ou pleurer quand on entend un professeur éminent et de très haut savoir, mais ayant peut-être à se faire pardonner son nom français, revendiquer un privilège pour les savants allemands, celui d'être les gardes intellectuels de l'impériale maison des Hohenzollern ? En admettant que l'étudiant idéal, tel que nous le rêvons en vous, sache parfaitement diriger son travail et donner à sa science toute la hauteur et l'ampleur nécessaires, il lui restera toujours à résoudre la grande question posée devant les hommes depuis la légende relative à l'arbre de la connaissance et au fruit défendu.

    Il lui faudra prouver par son exemple qu'on devient réellement heureux par l'accroissement du savoir. Sinon, des âmes timorées se complairont toujours à penser qu'il eût mieux valu croupir dans l'ignorance primitive, et même parmi ceux qui étudièrent il s'en trouvera certainement qui, fatigués du long effort, se laisseront décourager, cesseront de se confier à leur raison. Ils consentiront à ce qu'on leur bande les yeux, ou du moins, qu'on les garnisse d'écrans, d'œillères et de visières, et désormais aveugles ou à demi, ils s'en remettront à la conduite des hommes qui se disent éclairés par la lumière céleste de la foi, catholique dans l'Europe occidentale, orthodoxe en Russie, brahmaniste en Inde, bouddhiste dans l'Extrême-Orient, ou partout vaguement mystique, abandonnée aux forces inconnues de l'au-delà.

    Nous pouvons comprendre, en effet, deux sortes de bonheur, données toutes les deux par la paix de la conscience. La première, que glorifie Tolstoï, est celle de l'humble esprit, du primitif qui ne demande rien et se laisse vivre, reconnaissant de tout ce que le destin lui apporte, fortune ou infortune ; la seconde est le bonheur de l'homme fort qui cherche toujours à connaître sa voie, et qui, même dans l'incertitude de l'esprit, garde une parfaite égalité d'âme, parce qu'il sait diriger ses études et ses actes pour arriver au calme suprême conquis par la bonté et le vouloir incessant. Entre ces deux genres de bonheur en existe-t-il un troisième, celui que cherchait Pascal, par l' "abêtissement de la pensée" ? Il est permis d'en douter, car Pascal et tous ceux qui goûtèrent déjà au fruit de la science ne réussissent point à oublier complètement ce qu'ils avaient appris. Il est trop tard pour qu'ils retrouvent le bonheur dans la simplicité de l'ignorance ; la lutte des deux principes qui les tenaillent ne peut que les entraîner à la souffrance ou même au désespoir. Pour eux il n'y aurait qu'un salut, ne pas regarder en arrière, pousser résolument en avant sur le chemin du savoir.

    On se rappelle que, lors des grands événements de la Révolution du dernier siècle, alors que tant d'hommes intelligents étaient menacés par le couteau de la guillotine, le langage des vaillants n'en devenait que plus fier à mesure que croissait le danger ; ceux qui voulaient rester libres quand même avaient fait un "pacte avec la mort". A leur exemple, chacun de nous doit avoir si haute idée de son labeur que pour l'accomplir il fasse un pacte avec tous les désastres possibles et impossibles : c'est ainsi qu'il restera sûr d'un bonheur qui ne trompe jamais, planant au-dessus de toutes les misères de la vie.

    Et surtout que pour ses études il ne compte sur aucune récompense, sur aucune dette que la société aurait contractée envers lui ; celle-ci ne lui doit rien et lui donne suffisamment en lui assurant la joie d'apprendre et d'utiliser son savoir pour le service d'autrui. Mais s'il attend que la science le rémunère comme un rentier de l'Etat, qu'il ne s'en prenne qu'à lui-même si elle vient à le tromper, si elle n'élève pas son esprit, n'anoblit pas son coeur et ne lui donne pas la sérénité d'une existence heureuse. Plus il sait, c'est-à-dire plus il a reçu, et plus il doit donner en échanger, plus son oeuvre doit prendre un caractère de dévouement et même de sacrifice ; il ne peut s'acquitter envers ses frères qu'en devenant apôtre.

    Vivifier la science par la bonté, l'animer d'un amour constant pour le bien public, tel est le seul moyen de la rendre productrice du bonheur, non seulement par les découvertes qui accroissent les richesses de toute nature et par celles qui pourraient alléger le travail de l'homme, mais surtout par les sentiments de solidarité qu'elle évoque entre ceux qui étudient et par les joies que suscite tout progrès dans la compréhension des choses. Ce bonheur est un bonheur actif : ce n'est pas l'égoïste satisfaction de garder l'esprit en repos, sans troubles ni rancoeurs ; au contraire il consiste dans l'exercice ardu et continuel de la pensée, dans la jouissance de la lutte que l'aide mutuelle rend triomphante, dans la conscience d'une force constamment employée. Le bonheur auquel la science nous convie est donc un bonheur qu'il nous faut travailler à conquérir tous les jours. Il n'est pour nous de repos que dans la mort.

    "Mais, nous dira-t-on, l'oeuvre que vous offrez en idéal au jeune homme n'est-elle pas difficile, presque impossible" ? Certes, nous lui demandons d'accomplir une oeuvre très haute. N'avons-nous pas fait nôtre la parole d'Emerson : "Le savant doit être un héros" ?

     

    ELYSEE RECLUS


    votre commentaire
  • L’individualisme social



    (Éthique, esthétique et prospective d’esprit anarchiste)



    À diverses occasions, il m’a été demandé un résumé précis de ma conception d’un individualisme social que je dénomme tout aussi bien un anarchisme social. En particulier, on s’est préoccupé de l’accord entre une morale de vie personnelle anarchiste dans un milieu quelconque et les modes d’intervention, tant individuels que collectifs, dans les évolutions (éventuellement les révolutions) de ce milieu.

    On s’est parfois étonné que je paraisse attacher moins d’importance à une action de groupes spécifiquement anarchistes qu’à une participation aux activités d’organisations diverses, participation non exempte de critique et parfois de réserves. D’aucuns ont cru déceler, dans ces collaborations individuelles à des organismes étrangers à l’anarchie, une contradiction ou une incompatibilité avec l’action anarchiste des foyers individualistes d’action sociale que je préconise.

    C’est une réponse à ces questions que j’ai tentée au premier article résumant l’esprit des cinq ouvrages de la série et dans deux articles conclusifs. Cette réponse est éclairée par la reproduction de larges passages de quelques lettres suscitées par des critiques extérieures et par des objections de militants libertaires. On m’excusera d’avoir à me répéter. Comment l’éviter en résumant un thème qui n’a pas varié ? Ce n’est peut-être pas inutile puisque, fort souvent, des objections me sont faites par des lecteurs qui n’ont pas remarqué qu’une réponse se trouvait en quelque endroit des cinq livres où est défini l’individualisme social.



    1.  
      1.  
        1.  
          1.  
            1.  
              1.  
                1.  
                  1.  
                    1.  
                      1. - A. B.

    Le comportement et l’action

    (Action individuelle Action collective)

     

    Morale de vie à soi, pour soi et envers le prochain

    En dépit des enseignements de tout ordre qui sacralisent la morale et veulent qu’elle soit en quelque sorte innée (ce qui n’est vrai que de l’instinct de sociabilité) et par conséquent unique, je n’hésite pas à affirmer qu’un anarchiste serait dans une situation invivable s’il ne pratiquait deux morales. En public, il paraît se conformer à celle de tout le monde parce que telle est la condition nécessaire de ses activités. Dans sa vie personnelle, dans ses rapports avec ses proches, il se réfère aux données générales qui fondent l’anarchisme. Se référer, ce n’est pas opter. Il repense ces données et les personnalise.

    Ce concept de vie personnelle est exactement une éthique d’ordre rationaliste mais non pas une manière de catéchisme rationaliste. L’anarchiste construit ou reconstruit une éthique à sa mesure. Il doit donc en rassembler les matériaux. Il ne les trouvera que dans les acquis “ actuels ” de la science, spécialement de l’anthropologie, de la génétique, de la biophysique et de la psychosomatique. Est-ce à dire qu’il lui faille devenir un scientifique ? En aucune façon. Il suffit qu’il prenne la peine de lire quelque peu et se tienne informé du niveau des connaissances, qu’il assimile ce qu’il en faut pour accéder aux idées générales rationnelles et en tirer quelques déductions essentielles. Un anarchiste a le goût du savoir et l’esprit en éveil. Ce qui cependant lui importe, c’est moins d’apprendre que de comprendre, d’être entraîné à observer et à réfléchir de sorte qu’il sache pourquoi il adopte ou rejette telle ou telle manière d’être.

    Cela qui est simple étant posé, il reste à dire un mot de l’esthétique qui ne concerne pas que les artistes. Il n’est d’éthique qui vaille si elle n’est pas vivifiée par la sensibilité et par le sentiment. La sensibilité, le sentiment échappent au rationnel. La raison ne les contrôle jamais tout à fait. Nous en dirons donc autant de l’esthétique. Bien qu’elle soit un objet de culture, elle a de toute manière sa source dans le tempérament. De fait, elle débouche aussi bien sur le paroxysme que sur la rigueur, sur l’harmonie concertée ou sur le paradoxe. Puisque c’est affaire de tempérament, je n’ai rien ici à en dire sinon de rappeler son extrême importance, non seulement sociale mais davantage encore dans cette forme anarchiste de vie personnelle où nécessairement on vit beaucoup sur soi.

    •••

    La dualité d’une morale dont un seul aspect se réfère à notre éthique appelle un commentaire. Les exigences extérieures de la morale reçue entraînent une relativation de la morale personnelle. Il est de bon sens de la consentir en la contrôlant plutôt que de se heurter aux incompréhensions. Ce qui ne serait plus de bon sens ce serait que la relativation devînt une palinodie en prêtant à des échappatoires. Il est à cela une sauvegarde absolue et qui tient dans l’observance d’une règle constante d’honnêteté intellectuelle et de loyauté et dans un refus délibéré de parvenir.

    J’entends par refus de parvenir le dédain des distinctions officielles et l’indifférence aux vanités sociales, sous le couvert d’un quant-à-soi au besoin effronté, voire insolent. On n’y doit pas inclure les promotions professionnelles. Il ne serait pas réaliste de tenir un anarchiste pour un surhomme échappant au désir naturel de mieux-être matériel et au besoin normal de manifester ses capacités.

    Si les facultés d’invention, de conception sont des qualités particulières, tous les hommes sont doués d’une impulsion de compétition et d’un esprit de concurrence, celui-ci n’étant qu’une perversion de l’instinct d’émulation. Il suffit, à qui veut s’affirmer anarchiste, de faire prédominer en soi le goût de l’émulation saine et, ensuite, de s’attacher en conscience à faire bénéficier l’anarchisme de ce que l’on obtient, par exemple une situation professionnelle avantagée qui vous échoit. Je dis bien qui vous échoit car il est exclu que l’on sollicite ou que même on accepte une promotion qui vous ligote.

    Postulats et action dans le social

    Quel mobile, m’ont objecté des individualistes intégraux, engage un anarchiste à se mêler aux luttes sociales ? Je rappelle simplement que l’homme est sociable d’instinct et qu’un individualiste n’est jamais indifférent à l’égard de quelques autres, quoi qu’il prétende. Aussi bien constitue-t-il des associations affinitaires et celles-ci, du reste, n’échappent pas au contrôle des pouvoirs. Je rappelle aussi que l’individualiste utilise comme chacun les organismes sociaux, ce qui implique une réciprocité. C’est la réciprocité qui justifie un égoïsme fondamental judicieusement conçu. (Cf. mon disque : “ Éloge de l’Égoïsme ”.) Enfin, la condition personnelle de l’individualiste dépend, comme toute autre condition, de son milieu. Il ne saurait se détacher de son environnement, des luttes qui s’y manifestent et tournent à son profit ou son désavantage. D’aucuns rétorquent avec désinvolture que ce n’est qu’une question de débrouillage personnel. Il se peut, mais il s’agit alors, quant à l’éthique, d’un autre “ milieu ”.

     

    Ce qui distingue l’anarchiste, c’est l’originalité de ses mobiles, une originalité marquée par la contrainte qu’il s’impose d’écarter les impulsions vulgaires sans y être incité par l’espoir ou la crainte des sanctions d’un au-delà qu’il n’envisage pas. Par cette même raison, il rejette tout finalisme idéologique comme facteur d’action. Certes, il se réfère à des idées mais à des idées qui correspondent à ce qui est connu dans l’ordre des sciences positives, d’où il suit que son action se situe dans l’immédiat et que l’avenir ne lui est qu’un thème d’hypothèses. Il est donc amené à considérer que l’homme, selon l’histoire confirmée par la génétique, n’a pas fondamentalement changé depuis le paléolithique. Il y a peu de chance que l’eugénisme le transforme dans la structure de ses gènes et, du reste, il serait alors un autre et c’est lui et non un autre qui nous occupe. Pourtant, l’homme n’est pas stable. Il obéit à des volitions à la fois bonnes et mauvaises qui sont conditionnées par les circonstances de temps et de lieu, par les traditions, les morales, les mœurs, les réflexes qui en résultent. Ces conditions varient peu ou prou, lentement ou brusquement, mais elles ne cessent de varier. L’anarchiste pense et agit en conséquence de ces deux faits en apparence contradictoires : la constance de l’être intérieur et les variations de ses préceptes et de ses attitudes. Là réside l’une des raisons qui font que n’est pas anarchiste un esprit qui n’est pas disponible.

    Cette théorie des variations explique aussi bien les différenciations ethniques que la diversité des caractères individuels et des qualités personnelles. Les racismes, les chauvinismes, les impérialismes, les autoritarismes et les préjugés de caste n’ont cessé d’adultérer cette notion biologique afin de créer et d’entretenir les situations morales et matérielles propices à leur abus. Réduire les conflits qui en sont la conséquence, dans tous les temps et sous tous les régimes, est l’objet de ce que l’on appelle un progrès de l’homme et que, dans l’optique anarchiste, nous appellerons plus exactement un progrès du comportement. C’est en effet des changements dans l’ordre matériel des choses que découlent des changements dans les rapports humains. Il en résulte, plus ou moins et selon les causes des changements matériels, de nouveaux concepts de l’éthique et de l’esthétique. C’est dans l’élaboration de ces nouveaux concepts que l’anarchiste se doit de situer le champ d’action qui répond le mieux à sa vocation de lanceur d’idées, de libre critique en tous domaines, d’éducateur des éducateurs, d’agent de prospectives dégagées des systèmes. Voilà un énoncé qui incite à sourire. Opposerai-je quelques noms de précurseurs aux sourires ? Pas même. Il suffit de penser à ce qu’un grain d’esprit, s’il contient un germe qui vaille, engendrera de grains dans les hasards du futur. L’inconvénient est autre. Cette sorte d’anarchisme n’est pas de nature à séduire les ambitions médiocres. Je ne soutiendrais pas que ce soit là un véritable inconvénient.

    Des formes de l’action

    On ne lance pas des idées hérétiques sans se heurter aux préjugés des sectes et aux privilèges des pouvoirs. L’anarchiste, qui rencontre à tout moment l’animadversion et l’ostracisme, doit avoir l’orgueil de les mériter par la rigueur en acte de sa pensée, mais il lui est possible de réduire leur nuisance en suscitant l’estime. Cette bénéfique estime est écartée par les inconséquences de démagogies vaticinantes et par un verbalisme systématiquement injurieux. On ne séduit ainsi qu’une certaine catégorie de personnes qui, certes, ne manquent pas de motifs de mécontentement mais qui n’en ont guère d’être anarchistes. Elles s’éloignent dès qu’elles se rendent compte qu’un anarchisme de gueuloir est inapte à tenir de fallacieuses promesses.

    Que peut donc l’anarchiste ? D’abord se garder d’un recrutement du tout venant afin d’accomplir, sans concessions ni vain battage, sa double mission de prospective et d’opposition par les moyens qui lui sont propres : l’esprit critique rationnel, la satire et l’ironie qui forcent l’attention, la totale indépendance de jugement que lui confère le refus de la brigue et de l’intrigue.

    Quant à se faire l’animateur de mouvements organisés, il le peut en se gardant de les présenter comme étant intrinsèquement anarchistes. Il n’est pas de réalisations pratiques sans accommodements qui prêtent à compromission. On risque inutilement d’y déconsidérer l’anarchisme. S’il réussit, un mouvement mené avec des concours extérieurs sera porté au compte de l’anarchisme par son animateur. S’il échoue, ce ne sera qu’un accident en marge de l’anarchisme. On évite les faux-pas en agissant, selon l’objet et selon les moyens de chacun, soit seul, soit de concert avec les membres d’un groupe, par des participations à des organismes divers (syndicats, ligues, cercles culturels, tribunes et publications accessibles) et à des colloques où l’on s’attache à faire apprécier des vues anarchistes, au besoin sans trop le proclamer. Plus directement, sous le couvert d’un foyer anarchiste et par des publications éditées en coopération, il est loisible d’intervenir dans les problèmes “ actuels ”, en dehors de toute autre référence que celle de l’anarchisme, en examinant ces problèmes tels qu’ils se posent en fait, dans une situation donnée, avec toute l’objectivité que ne peuvent avoir ni les partis, ni les sectes, ni même les syndicats politisés. Une telle objectivité suffit à classer et délivre du prosélytisme. C’est par la réflexion que l’on vient à cet anarchisme, opposé à la loi du nombre.

     

    L’efficacité des idées

    Il est une autre raison de ne point prétendre à élaborer des institutions proprement anarchistes dans un milieu légaliste et de leur préférer des organismes parallèles. Un anarchiste, qui se veut chercheur avant d’être propagateur, verrait sa disponibilité contrariée par les servitudes que comportent le maintien et le développement de tout organisme. Il est plus facile d’être secondé lorsque la doctrine n’est pas impliquée dans l’affaire. Or qui peut, mieux qu’un animateur, s’occuper de prospective ? Il ne peut ignorer que la prospective suppose des hypothèses et qu’une hypothèse, en sociologie comme en science, exige la confirmation des expériences de laboratoire. L’expérience de l’anarchiste est sa propre vie. En y introduisant la réalisation d’une thèse sans un processus transitoire, il fausserait la méthode qu’exige l’objectivité. C’est ainsi qu’ont échoué tant de colonies phalanstériennes.

    Si, au contraire, des anarchistes lancent gratuitement des idées dans le public, dussent-ils les habiller et quelque peu les sucrer, ils ne compromettent ni leur personne ni leur doctrine et ils s’ouvrent néanmoins un crédit car les anonymats sont souvent relatifs. Je répète encore ceci qui est dans un des ouvrages de la série, les anarchistes ensemencent dans le champ d’autrui et c’est autrui qui, peu à peu, sélectionne le bon grain. Pour nous, diront d’aucuns, où est le profit ?

    Je répondrai : “ Dans la satisfaction d’être un anarchiste, ce que vous n’êtes pas puisque vous posez cette question. ”

    La référence proudhonienne

    Ces définitions ne sont pas des vues de l’esprit. Je les appuie sur une référence indiscutable. Maintes fois j’eus l’occasion de rétorquer en public que l’anarchisme n’était destructeur que de ce qui se périmait et qu’il était, en revanche, l’initiateur d’activités constructives. Je citais le fédéralisme, le syndicalisme, le mutuellisme, les contrats collectifs, la contraception, toutes choses qui, après des décennies, se sont intégrées dans le social sans qu’intervienne une révolution libertaire.

    On objecterait vainement que ces choses ne sont pas ce que les anarchistes voudraient qu’elles fussent. Le fait est qu’elles sont, qu’elles ne furent pas au temps où un Proudhon , un Robin les pensaient et qu’elles ne seraient peut-être pas encore si, au lieu de les adapter à notre temps, on eût attendu que les rendît parfaites une révolution aléatoire.

    Je ne saurais laisser dans l’ombre une remarque qui est toute au bénéfice de l’individualisme et aussi de l’action personnelle. Ces réalisations, la contraception exceptée, sont issues de la pensée du seul Proudhon , un Proudhon qui se déclarait nettement opposant à tout communisme, qui n’ameutait pas les foules et ne dirigeait rien. Après lui, Bakounine qui fut son contraire a perdu contre Marx une bataille décisive alors que la philosophie positive de Proudhon a tenu.

    L’anarchisme et le prosélytisme

    C’est dans l’esprit de cette philosophie proudhonienne, dans l’esprit aussi et peut-être plus généralement de la philosophie épicurienne que je pense et dis de l’anarchisme qu’il est une constante et non pas une fin ou la recherche d’une fin. Il est exigeant. Trop pour attirer de massives adhésions et, par cela même, il ne séduit qu’en passant les capacités ambitieuses. Ce sont ces deux faits normalement conjugués qui détournent nombre de libertaires du concept d’anarchisme social. Il était aisé, naguère, d’écarter l’individualisme stirnérien asocial ou l’individualisme rynérien classé dans le domaine de la haute poésie. Référé à Proudhon , un individualisme social n’est pas sans défense.

    Je dirai tout de suite que sa défense la plus efficace tient à sa nature : il ne recrute pas. Oh ! certes, il n’existera que s’il rencontre des hommes et des femmes qui lui seront voués comme d’autres, dans les laboratoires, sont voués passionnément à la recherche anonyme en équipes, comme le sont dans leurs couvents les religieux et les religieuses missionnaires. Que vaudrait l’anarchisme si de tels militants lui étaient refusés ? Au gré des circonstances, ils ne lui ont jamais manqué. Il est certainement important que ces militants touchent beaucoup de sympathisants actifs et qu’ils contrarient effectivement beaucoup d’adversaires. Il n’est pas moins important qu’ils ne soient pas eux-mêmes trop nombreux. Il est rare que le nombre s’accorde à la qualité.

    Pour le définir par une image, l’individualisme social se situe au sommet des beffrois plutôt qu’au confort des hémicycles. Il n’en est pas moins accessible à tout esprit ouvert, fût-il de peu de savoir. Il est par contre interdit à tout esprit médiocre, fût-il fort instruit. S’il est nécessaire que l’anarchisme soit enseignant par la culture de quelques-uns, il est mieux encore qu’il le soit par l’exemplarité de tous. On vient à lui de spontanéité. On s’en écarte ou il écarte lorsque manque une conscience sûre de la grandeur du “ moi ”, un moi dont les inclinations fraternelles ne l’emportent pas aux dépens de la dignité.

    De ce fameux moi haïssable, j’ai dit dans “ Éloge de l’Égoïsme ” comment il ne s’enrichit que pour la satisfaction de donner. C’est ainsi que l’avaient compris les épicuriens. Le christianisme ne l’a déconsidéré qu’en imposant l’ineptie d’une morale d’individus masqués. Je me garderai donc d’écrire que si l’anarchisme est exigeant c’est qu’il demande un sacrifice. Que non pas ! Il demande seulement que l’on subordonne par préférence — et seulement par préférence — le plus bas au plus haut. Rien n’est à rejeter de la vie, mais le plus haut est payant.

    Nature et rôle des foyers

    J’ai cité des hommes de foi voués à leur religion. On me rétorque : “ Ils ont des séminaires de formation, des congrégations qui coordonnent leurs missions. Où sont vos séminaires ? Où sont vos congrégations ? ” Je serais tenté de répondre, si cela ne semblait une échappatoire, que l’individualisme exclut un enseignement orienté et les contraintes d’une agglutination. Ce ne serait pas tout à fait vrai. Un anarchiste doit être formé. On préfère qu’il se forme soi-même et les livres y pourvoient. De bons écrivains anarchistes n’ont pas eu d’autres maîtres. Néanmoins, il gagne à confronter ses pensées à d’autres pensées, à corriger un certain savoir par d’autres savoirs. Il n’échappe pas non plus à un besoin tout humain de contacts. Dans des rencontres affinitaires il enrichit sa sensibilité des dons de l’amitié, des harmonies sensuelles, de la récréation des arts. Au sein d’une communauté de pensée, ses activités libres s’amplifient par la coopération. C’est afin de satisfaire à ces postulats que je préconise la création de foyers individualistes.

    Il va de soi que de tels foyers ne sauraient être conçus comme le sont des sections de partis. C’est la diversité et non la conformité des opinions qui en conditionne et en constitue l’élément attractif. Ils sont l’occasion de rencontres où une solidarité s’instaure, où chacun s’enrichit des réflexions de chacun. C’est à partir de ces rencontres que se coordonnent ou bien se spécialisent utilement les activités. Elles sont aussi, relativement aux idées personnelles, un banc d’essai.

    Action collective et activités parallèles

    Sur le plan local, les manifestations publiques d’un foyer sont de divers ordres et en correspondance avec les moyens du bord. Un parallélisme de la propagande s’ordonne et permet à ceux qui agissent dans une même discipline de se concerter et de s’épauler. Il est normal et utile que dans un foyer comportant un assez grand nombre de membres, des groupes de travail se constituent et informent les militants aux fins de documenter les propagandistes.

    Mais un foyer s’anémierait très vite s’il n’était qu’une manière de séminaire. Il doit être en même temps un foyer culturel ouvert au public, soit sous son propre titre, soit en animant un cercle concurrent des maisons de la culture conformistes. Il a aussi vocation pour organiser toutes sortes de réunions publiques en tout ce qui touche l’actualité des problèmes de sociologie, aussi bien politiques qu’éthiques et esthétiques. Des concours extérieurs ne sont pas à exclure de telles manifestations et les membres d’un foyer eux-mêmes ne sauraient y être contraints à soutenir des thèmes préconçus. Il suffit que les propos des uns et des autres ne s’écartent pas de l’objectivité. Être objectif, ce n’est pas être infaillible mais c’est reconnaître éventuellement son erreur et la corriger. Cette honnêteté intellectuelle entraîne assez rarement une même attitude chez les adversaires. Elle entraîne en revanche un sentiment d’estime à l’égard des anarchistes qui la pratiquent. Cela n’est pas sans conséquence utile en ce qui touche une action conduite sous le couvert de l’anarchisme.

    Quant à une certaine coordination de l’action des foyers, fussent-ils constitués pour un objet particulier, elle trouve son expression dans la définition de vues communes sur des faits de l’actualité. C’est affaire de colloques. C’est aussi, sur le plan des conceptions fondamentales, une affaire de congrès dès que des foyers se constituent en unions aux fins d’organiser, par les soins d’un secrétariat responsable, l’édition en coopérative de publications diverses. Il est utile et possible qu’en dehors de leurs Unions propres, les membres des foyers individualistes ou les foyers eux-mêmes élargissent leurs contacts, développent leur action, en adhérant à une fédération anarchiste ouverte à toutes les tendances.

    Ces notions pratiques ne sont que des indications. C’est à l’usé que s’adapte l’outil. J’ai surtout voulu montrer qu’un foyer individualiste et social à la fois ne dépend que d’initiatives au niveau local ou bien régional et que, si un tel groupement est propre à soutenir les activités de chacun, il reste que chacun y conserve le caractère personnel de son comportement et la liberté d’agir selon ses vues et ses moyens, dans le foyer et hors le foyer.

    Il est important de noter que si un foyer, un groupe de foyers sont de nature à soutenir, à étendre les activités d’un militant œuvrant selon un concept d’individualisme social, ils ne sont nullement la condition nécessaire de ces activités. Un anarchiste individualiste tel que je le définis agit de soi-même et se passe au besoin de l’appui d’un foyer ou d’un groupement de même ordre. Ce qui importe, c’est d’abord sa personnalité. Il lui est loisible de la manifester, selon ses capacités particulières, au sein des syndicats, des ligues, des centres de culture et des associations de tout ordre. Il ne lui est pas interdit de fonder lui-même une association en marge de l’anarchisme dès qu’il l’anime dans un esprit qui ne contredit pas à l’essentiel de l’éthique dont il se réclame.

    Un foyer est un moyen, seulement un moyen et non une réunion de secte. Comme tel, il est adaptable à toutes les formes de l’action et sa souplesse se prête à des objectifs référés aux disciplines les plus variées. Il suffit que l’objectif choisi concoure à la promotion de la “ personne” dans les ordres conjugués de l’éthique et de l’esthétique, que l’on ne s’y réfère qu’au réel et que le postulat de base soit celui d’une constante disponibilité.

    D’aucuns remarqueront sans doute que de tels foyers ne sont pas de nature à permettre l’organisation d’un mouvement spécifiquement révolutionnaire. Pourquoi le seraient-ils ? La révolution est considérée de nos jours, sous l’influence du marxisme, comme une chose en soi alors qu’elle n’a jamais été qu’un accident intermittent (violent ou pacifique, recherché ou subi, technique ou climatique) intervenant dans le processus des évolutions. J’ai dit, dans “ L’Anarchisme et le Réel ”, pourquoi une révolution proprement anarchiste est une utopie — au sens classique du terme — voire un non-sens. Il est théoriquement possible qu’il en aille différemment d’une révolution socialiste-libertaire. Il s’agit alors beaucoup plus de socialisme que d’anarchisme, avec ce que l’on doit en attendre de compétitions entre hommes d’action, même libertaires. Ils le montrent assez dans leurs conflits de tendances et de personnes. Du reste, plus d’un refuse la désinence anarchiste qui ne s’accorde pas bien avec le démocratisme. (Cf. ci-après : “ Lettre à Maurice Fayolle ”.) Je précise que dans n’importe quelle révolution, l’anarchiste individualiste est libre de choisir, bien que social, l’attitude qu’à son opinion les circonstances déterminent. S’il y participe, ce n’est que dans la mesure où un mieux lui paraît possible et c’est vers ce mieux que tend son action sans trop d’illusion. Sinon, il ne lui est nullement interdit, quoi que d’autres en pensent, de s’abstenir et de se réserver pour une action différée qui sera la sienne et non celle d’un courant.

    Je n’ai rien dit de la violence et de l’action directe car ce sont affaires de conscience et de circonstances. Gandhi lui-même n’excluait pas la violence sous une certaine forme de légitime défense. Il est permis de considérer que c’est un acte de légitime défense que l’action directe, individuelle ou maquisarde, à l’égard d’une dictature abusive à l’excès. Je dis seulement que c’est là un engagement personnel et qu’une action directe — individuelle ou en commando — doit être conçue de manière à ne compromettre ni les groupes ni les individus qui ont opté pour d’autres méthodes.

    ••••

     

    Anarchisme et socialisme libertaire

    ( Extrait d’une lettre à Maurice Fayolle )

     

    Tu m’affirmes que “ toute vie sociétaire, toute vie organisée exige, de la part de ceux qui acceptent d’entrer dans cette communauté... l’abandon volontaire et conscient d’une certaine partie de leur liberté. ” Cette affirmation est une évidence que tu exprimes en commun avec tous les politiciens et tous les sociologues, des monarchistes aux marxistes inclus. Personne ne la conteste, sauf les individualistes intégraux dont je ne suis pas. Cependant, je comprends ceux-ci dès qu’il s’agit, comme tu le dis, “ d’accepter d’entrer dans une communauté ”, car “ accepter ” c’est avoir la liberté du choix. Mais ces individualistes n’intéressent qu’eux-mêmes, sinon ils rentrent dans la règle en constituant entre eux des associations d’égoïstes selon Stirner. Là aussi un contrat s’impose, mais différent de celui des anarchistes communistes. Il s’agit donc de savoir, compte tenu des nuances au sein de chaque tendance générale, si ces anarchistes peuvent ou non cohabiter dans une même fédération. J’y reviendrai.

    Résolvons d’abord le problème du comportement et de l’action, non pas dans une association “ choisie ”, mais dans “ la ” société qui est ce qu’elle est, composée d’hommes qui sont ce qu’ils sont et où, nolens volens, les anarchistes sont inclus. Nous nous efforçons d’agir sur les évolutions de cette société (et dans ses révolutions qui en sont les accidents intermittents) aux fins de promouvoir un milieu où l’individu puisse jouir d’un maximum de liberté compatible avec la nature des choses et développer les facultés qu’il détient en potentiel. Tous les anarchistes sont d’accord sur cette définition. Ils divergent quant aux moyens.

    •••

    Les communistes libertaires s’associent en vue de faire une propagande et de mener une action révolutionnaire dont l’aboutissement serait une très éventuelle société anarchiste. Une telle action implique, ainsi que tu le soulignes, une discipline acceptée permettant une cohésion et une cohérence. À la vérité, ce serait là un parti. Tu t’en défends en précisant que dans un tel groupement anarchiste la majorité n’impose pas ses décisions à la minorité. Fort bien. Dis-moi seulement ce que deviennent la cohésion et la cohérence ? Dans la pratique j’ai constaté que les zizanies se manifestent davantage entre communistes qu’entre communistes et individualistes.

     

    Il ressort de cela qu’une société libertaire — très éventuelle — serait une société comme une autre. Elle brimerait ses minorités selon le principe d’un abandon nécessaire — et non plus accepté — d’une partie de leur liberté. Il y aurait contrainte inéluctablement par référence au bien commun. Air connu.

    Je suis donc plus logique que ne le sont les communistes libertaires lorsque je dis, après et avec Proudhon , que “ la communauté est le pire des tyrans ”. Cependant, comme toute société est une communauté, si je me défends contre elle en tant qu’anarchiste, je participe, en tant que partie prenante, à ses activités et à ses évolutions. D’où ma définition d’un anarchisme social à quoi j’ajoute cette précision que l’anarchisme est à mon sens une constante et non pas une fin. Je serais opposant dans une société dite libertaire.

    •••

    À cela tu réponds que l’anarchisme social “ est une formule creuse : il n’y a pas de synthèse possible entre le socialisme et l’individualisme ”. Je te rétorque qu’il est assez probable que la synthèse soit malaisée avec les théories socialistes. C’est bien pourquoi je constate que beaucoup de libertaires sont plus socialistes qu’anarchistes. Ce fait — qui te chiffonne — est confirmé par tel ou tel écrivain communiste ou socialiste libertaire qui ne veut pas ou ne veut plus de la désinence anarchiste.

    En revanche, la synthèse entre l’individualisme de la vie personnelle et les conditions de la vie sociale n’est pas seulement possible, elle existe. Cette formule “ creuse ”, je l’ai personnellement remplie durant cinquante ans de vie individuelle strictement anarchiste (puisque je lui ai sacrifié mes intérêts professionnels) et d’activités sociales ininterrompues. J’ai milité en tant qu’anarchiste, pour des causes touchant la liberté, dans des organisations où je me rencontrais avec des tenants d’opinions opposées. Ainsi me suis-je rencontré sur une tribune avec des prêtres que je combattais à d’autres tribunes, avec Marc Sangnier que j’attaquais dans un livre, avec le capitaliste Lemaigre-Dubreuil et un futur ministre marocain pour la cause anticolonialiste, avec François Mauriac même et, contre la peine de mort, avec des prélats et d’anciens ministres, sans parler du Club du Faubourg, de la libre pensée, du nudisme intégral, de la démographie, de la contraception. Louis Lecoin n’a-t-il pas fait de même pour l’objection de conscience ? Voilà un creux assez bien rempli.

    •••

    Il va de soi qu’il n’est pas de formule qu’un anarchiste puisse prendre à la lettre. Je ne suis pas le dernier à nuancer sans cesse mes positions dans la pratique. Il s’ensuit qu’un fédéralisme proprement anarchiste constitue un amalgame de tendances ou, plus exactement, un organisme de liaison pour tout ce qui ressortit à une action commune et, par la voie des congrès, un moyen de contacts, les diverses tendances accomplissant chacune, parallèlement, sa propre propagande.

    La voie que je propose vaut ce qu’elle vaut. Elle a pour elle de m’avoir maintenu dans une philosophie de vie anarchiste quand tant d’autres s’en éloignaient.

    Février 1967.

     

    Relativité de l’autorité et de la hiérarchie

    ( Lettre à André Arru )

     

    Il faut d’abord définir le sens que l’on adopte dans l’emploi du vocable anarchisme. Pour Proudhon et pour les fédéralistes dissidents de la Première Internationale, il s’agit bien d’une société sans gouvernement, à la lettre : sans chef. Les réalités ont assoupli cette vue qui devint l’objet tout théorique d’un monde à construire. Les divers systèmes envisagés (sauf chez Stirner qui n’a de plan d’aucune sorte) ont abouti à reconstituer le gouvernement et l’État sous le maquillage, fait de bonne foi, d’autres noms : communes, associations mutualistes et syndicales, fédérées et confédérées, avec des comités élus (parlements), des bureaux et des secrétaires responsables (gouvernements). (1)

    L’expérience des révolutions du XXe siècle a fait comprendre ce que deviendrait, après une révolution accomplie selon ces vues, l’esprit libertaire. Il y a généralement accord sur ce point chez les anarchistes d’obédience individualiste et chez beaucoup d’autres.

    Je tourne donc la page et je donne un autre sens au vocable anarchisme. Je reviens à l’étymologie : arkhè, principe, primauté, et arkhein, commander, donc le commandement des premiers ayant pouvoir sur tout. L’anarchisme devient le refus de ce commandement des premiers considérés comme premiers en toutes choses. Ce principe est contraire au fait de la hiérarchie discriminatoire des valeurs diverses dans leur qualité propre et dans leur répartition. L’anarchisme ramène la fonction de gouvernement aux limites de son utilité et les agents du pouvoir chacun dans le cadre de son emploi, tout ce qui peut être fait par ententes des intéressés étant régi par contrats libres, le pouvoir ne veillant qu’à la loyauté de l’exécution. (Cf. “ L’Homme et la Propriété”.) La conception de la hiérarchie apparaît ainsi non comme une gradation mais comme une division, voire une dispersion des pouvoirs. Exactement le contraire de ce que l’on m’impute.

    Quant à l’autorité (kratos), c’est le pouvoir. On peut discuter des qualités et des défauts réciproques de l’aristocratie et de la démocratie. L’une et l’autre sont autorité et nous sommes d’accord — du moins entre opposants à la dévotion aux systèmes — sur l’illusion d’une société qui serait organisée, si l’on peut ainsi dire, sans autorité d’aucune sorte. Donc, jusqu’à nouvel ordre, l’autorité est un fait, quelque forme qu’on lui donne ou que l’on subisse. Nous sommes également d’accord, parce que ce sont des constatations, que si elle est utilisée abusivement par les “ kratos ” contre la liberté, elle n’en est pas moins nécessaire à la défense de celle-ci contre les forbans, petits et grands, et contre les aspirants au “ kratos ” absolu.

    Par conséquent le problème n’est pas — du moins avant longtemps — de supprimer l’autorité mais de l’empêcher d’abuser et de la désacraliser. En principe, la lutte contre les abus est dévolue aux groupements d’opposition (partis, syndicats, associations). Ce rôle est mal tenu parce que les oppositions sont d’intérêt ou d’ambition, ou d’idéologie sectaire. Elles ne tendent le plus souvent qu’à une substitution. D’où les conflits sociaux et les propagandes révolutionnaires.

    Qui peut impulser ces oppositions dans le sens le meilleur, dénoncer aux militants les palinodies de leurs chefs, dénoncer les carences des uns et des autres, si ce ne sont les anarchistes ? Tel est, à mon sens, leur rôle. Ce rôle peut être souvent déterminant, à condition qu’on soit un certain nombre à le tenir et de ne jamais oublier que c’est avec les “ autres ” que l’action est possible et que le succès ne peut et ne doit apporter aux anarchistes que des satisfactions morales. Tout autrement, on deviendrait un parti avec toutes les palinodies que cela comporte. On ne serait plus anarchiste.

    Pour conduire une action contre l’autorité, il n’est pas besoin de nier celle-ci. Cette négation contrarie une évidence et diminue le crédit des anarchistes. Il est moins indiqué encore de prétendre à une révolution anarchiste dont nous savons — si tant était qu’on l’a pût faire — qu’elle débuterait par un autoritarisme. (Cf. “ L’Anarchisme et le Réel ”.)

    Venons-en à la hiérarchie. Sans reprendre les définitions données dans les livres de la série, je retiens et soutiens que dans l’ordre des valeurs morales un anarchiste s’efforce de parvenir au sommet. Cela ne lui confère aucun droit sinon celui de se faire respecter. Si on lui refuse, par conformité au dogme du refus absolu de toute autorité, une supériorité de valeur morale en ne lui laissant que le droit d’affirmer sa personnalité, on le ramène au niveau de tout individu capable de s’affirmer dans sa personnalité propre, celle d’un arriviste des affaires, par exemple, ou du proxénétisme, ou du hold up. Au mieux, et encore est-ce sous condition d’un critère moral, on en vient au niveau de l’ambitieux de renommée, voire de bonne renommée. Alors, à quoi bon se créer des difficultés lorsqu’il est si simple d’être quelque chose dans les sociétés de bienfaisance de cent espèces ? C’est bien par conviction, par réflexion sur les éthiques et par choix d’une des valeurs de l’éthique que l’on pense, vit et agit en anarchiste. C’est donc bien selon un critère de valeur que l’on se détermine. Cela ne signifie pas une supériorité absolue sur d’autres valeurs morales. Cela précise qu’il est une hiérarchie des comportements.

    Conclusion. — Le terme hiérarchie (ordre du sacré) étant depuis longtemps usité dans une acception extensive, il n’y a pas de raison d’en changer. Je substitue donc à la hiérarchie des individus et des castes ou des catégories une hiérarchie des capacités et des valeurs comme telles. De ce fait, chaque individu, lorsqu’il est en situation d’exercer un pouvoir, nécessaire ou utile, n’exerce pas ce pouvoir en tant que personne mais en tant que détenteur d’une capacité ad hoc. Son autorité ne dépasse pas l’objet de la capacité, dans la limite de la responsabilité que comporte son exercice.

    Sur le plan de la valeur morale, le meilleur n’a de pouvoirs que ceux qui lui sont consentis bénévolement en tant qu’il est un exemple. Cette sorte d’autorité ne s’impose pas et moins encore si elle est une valeur morale anarchiste. C’est manifester sa propre valeur de caractère et d’honnêteté que de la reconnaître chez un autre. Cela n’interdit pas de noter les failles qu’elle comporte. Toutefois, il est bien de ne pas exploiter mesquinement ces failles. Il suffit de les connaître afin d’en tenir compte au besoin.

    3 avril 1964.

    •••

    (1) Les associations d’égoïstes selon Stirner n’ont rien d’un système social. On trouve chez Proudhon et chez Kropotkine des textes où il est question de réformer ou de contenir l’État et non plus de le supprimer. Je cite de ces textes dans les ouvrages de la série.



    De l’objectivisme anarchiste et du rationalisme relativé
    (Réponse à une critique d’André Thérive dans “ Écrits de Paris ”. Avril 1964)

     

    ... L’essentiel de ma position tient en ceci : l’anarchisme n’est et ne peut être qu’une philosophie du comportement personnel (individualisme) à partir de quoi se détermine une action sociale contingente d’ordre individuel (sociologues, artistes) ou d’ordre associationniste (syndicats, mutuelles, ligues). Cette vue réduit votre objection quant au “ collectivisme dans les choses ”, la réponse étant contenue dans le second terme de la formule : “ individualisme dans les personnes ”.

    À la vérité, votre objection est de fond. Il s’agit du christianisme et de cela exclusivement. Votre étonnement en ce qui touche Proudhon initiateur de l’anarchie est accessoire. Il n’a d’autre raison que les commentaires de Georges Valois au service de la doctrine monarchiste. Tout est contenu dans un anarchisme objectif. C’est ainsi que les inconsolés de la IVe République —- qui m’écœura de bout en bout —- me font grief d’un pseudo-gaullisme lorsque je constate que ce ne sont pas les “ gauches ” qui ont décolonisé et que c’est un officier général qui a établi un statut des objecteurs. Proudhon est le premier publiciste qui ait défini l’anarchie comme refus et non plus comme absence de gouvernement. (Godwin avant lui esquissa la chose sans la définir nettement). Si Proudhon e fonda pas la coopération, il établit la théorie du mutuellisme à partir de quoi l’anarchiste Pelloutier élabora le syndicalisme dont les animateurs furent des anarchistes. C’est sa définition du “ principe fédératif ” qui fonda le communisme libertaire (1), à mon sens dépassé. C’est à sa théorie des contrats que je me réfère (Cf. “ L’Homme et la Propriété ” ) dans une vue d’opposition constructive aux excès de l’État. Si Proudhon n’est pas anarchiste, c’est que je ne le suis pas moi-même. Je passe sur ses divagations pornocratiques d’avant la préhistoire.

     

    Je reviens au christianisme. Vous évoquez des exégèses insuffisantes et des banalités rationalistes. Deux mille ans d’exégèses chrétiennes ont bien davantage banalisé les thèmes évangéliques sans réduire aucune des involutions fondamentales, pas même le trilemme de Sextus Empiricus. Les exégètes en sont aujourd’hui réduits, pour répondre aux données nouvelles de la préhistoire, de la proto-histoire et de l’histoire critique, à tenir les Écritures pour des symboles, ce qu’avait pressenti Pascal. Comment s’y référer dès lors ? Il est significatif que le père Teilhard ignore le péché originel. (Toute sa théologie se réfère aux Évangiles et au Christ.)

    Il est pour moi plus significatif encore que mes amis catholiques (parmi lesquels sont des ecclésiastiques de valeur) laissent de côté la synthèse résumée que je fais dans mon livre ( “ L’Anarchisme et le Réel ”) des origines rationnelles et des enchaînements sociologiques des diverses religions, ce qui est un apport concret au rationalisme. On ne retient que ma position touchant l’absolu et ses conséquences et on s’accorde avec moi sur la morale.

    N’est-ce pas un autre apport que la définition de l’instinct de survie ? Le professeur Chauchard, au cours d’une controverse, ne m’a rien objecté qui fût scientifique. Il s’est replié sur des positions métaphysiques.

    J’ai constaté que les arguments antirationalistes que j’eus souvent à réfuter sont tombés dès que j’ai résolument relativé la raison, au déplaisir parfois de rationalistes de secte. Il en alla de même lorsque je défendis le hasard tant déconsidéré en le relativant à la loi des grands nombres et, depuis, j’eus plaisir à référer cette vue au père Teilhard.

    En résumé, les deux points de mon livre qui sont loués ou qui heurtent sont ceux que je définis succinctement bien que j’y tienne spécialement. Les chrétiens sont heurtés par une morale fondée sur un égoïsme intelligent. Cela coupe le lyrisme des orateurs sacrés. Les “ libéraux ” —- vers lesquels vous pensez que j’inclinerais volontiers —- ne peuvent pas admettre sincèrement la théorie du refus de parvenir. Vous me direz que Jean Guéhenno l’a préconisée. Oui, mais non dans un esprit anarchiste puisqu’il est inutilement devenu académicien. Un prélat a mieux compris qui m’a écrit ces mots : “ Votre anarchiste est un moine athée ”. De fait, il s’agit bien de comportement anarchiste, donc singulier.

     

    •••

    (1) Indirectement, Proudhon étant mutuelliste et nullement communiste.

     

    Les rationalistes et l’Église

    (Extrait d’une lettre à un ami ecclésiastique)

     

    Les documents dont j’ai pu prendre connaissance m’intéressent d’autant plus qu’ils sont destinés aux enseignants dans l’Église et non aux incroyants. La manière de penser et de juger de ceux-ci et de ceux-là y apparaît dans ce qu’elle a d’inconciliable. Ainsi s’explique que chacun se réfère à sa vérité et n’en sorte pas aisément. D’où, en droit strict, l’obligation de respecter la pensée de l’autre et aussi son expression, ce qui implique la possibilité d’enquêter et de contredire.

    Vous ne contesterez pas que, dans le passé, l’Église ne s’est pas illustrée par l’affirmation de ce droit et la manifestation de ce respect. Ainsi fut rendu nécessaire l’anticléricalisme. Je veux bien qu’il soit dépassé sous sa forme aiguë. Il subsistera en l’état de vigilance dans les esprits libres parce qu’il y aura toujours des esprits cléricaux abusifs dans toutes les Églises, disons dans toutes les sectes.

    À cet égard, la lettre pontificale sur “ Le bien commun et la personne dans l’État contemporain ” (mai 1964), marque une évolution qui suscite en moi quelque humour. Je suis tenté d’écrire que, en marge du divin, sur le plan temporel de la philosophie sociale, l’Église se rallie au principe essentiel de l’anarchisme. Lorsque, dans cette lettre, je lis “ qu’une exacte définition du bien commun requiert une référence constante à la personne humaine ”, j’y vois un parallèle à la définition que je donne dans mon livre : “ Collectivisme dans les choses, individualisme dans les personnes ”. Aussi bien, le texte dans son ensemble précise-t-il la primauté de la personne telle que nous l’entendons.

    L’analyse d’une étude du cardinal Béa sur “ l’historicité des Évangiles synoptiques ” ne permet guère de nous accorder ni de nous convaincre mutuellement. Il me suffit — il suffit à tout esprit rationaliste — d’être en mesure de dire pourquoi on révoque en doute l’historicité.

    Il est précisé en cette étude qu’elle s’oppose aux exégèses fondées sur la méthode de “ l’histoire des formes ”, c’est-à-dire la critique des styles, des divergences dans le contenu des textes, de leur parenté avec des récits contemporains. L’analyse qui y est faite de la psychologie du temps et de celle de l’écrivain dans ce temps, des intentions propres aux rédacteurs par quoi sont atténuées sinon tout à fait justifiées les divergences évidentes entre les trois Évangiles, ne manque ni d’intérêt ni de vérité psychologique. En revanche, elle est sans valeur historique — quoi que prétende l’auteur — en ce qu’elle se fonde essentiellement sur deux présupposés. D’abord le postulat à priori que les Évangiles sont nécessairement doués de l’inerrance parce que, “outre qu’ils sont l’œuvre d’hommes, sont en même temps et principalement œuvre et parole de Dieu lui-même ”. Or, pour l’incroyant, il ne s’agit pas de prouver l’historicité des Évangiles par la réalité de Dieu mais la réalité de Dieu par l’historicité des Évangiles.

    Ensuite, cet autre postulat que l’historicité est affirmée par le témoignage des contemporains et, singulièrement, celui des apôtres. Nous remarquerons que les contemporains en général ne témoignent nullement. Les Romains sont muets. Le sanhédrin est si peu ébloui par les miracles et par la parole imagée de l’Homme-Dieu venu afin d’éclairer le monde, qu’il fait supplicier Jésus. Quant aux apôtres, leurs “ témoignages ” ne sont écrits, et en partie par des tiers ( Marc et Luc), que bien après la prédication de Paul.

    Du reste, l’étude ne conteste pas la fragilité du témoignage humain qu’elle s’attache à relativer. Involontairement, l’auteur en souligne les incertitudes en citant comme témoin Paul lui-même qui n’a pas connu Jésus : “ J’ai reçu du Seigneur ce que moi-même je vous ai transmis. ” (1. Cor. XI, 23.) Il a reçu du Seigneur ! Où ? Quand ? Comment ?

    Lorsque l’auteur de cette critique reproche aux exégètes rationalistes d’avancer que la matière des Évangiles est faite de légendes créées par un milieu populaire pré-chrétien, il donne comme preuve contraire une organisation des groupes religieux entre lesquels les apôtres assuraient une liaison et veillaient au maintien d’une orthodoxie. L’inconvénient de cette “ preuve ”, c’est qu’elle est postérieure à la mort de Jésus et se réfère aux textes pauliniens.

    Rien de tout cela n’explique suffisamment les divergences constatées dans les récits touchant la Résurrection. Or, seule, la matérialité de la Résurrection prouverait Dieu par la divinité de Jésus.

    Ce ne sont pas les lignes ci-après relevées dans l’étude en question qui me convaincront de la véracité des Écritures : “... Jésus a fait s’adresser à nous douze apôtres, afin qu’ils puissent se compléter les uns et les autres et que leur témoignage fût non seulement plus solide mais aussi plus riche et plus exhaustif, autant que cela est possible. ” Ne pensez-vous pas que si Jésus tenait tant à ce que le “ témoignage ” fût solide, riche et exhaustif, il eût agi sagement en ne se remettant aux apôtres que du soin de conserver et de transmettre un texte qu’il eût écrit de sa main ?

    Il est curieux que l’on ait tant écrit après sa mort et après que Paul eut parlé alors que rien de son temps ne nous est parvenu. Il est bien curieux encore que la prédication de Jésus puis des apôtres ait tout d’abord négligé d’informer les Romains et tout à fait ignoré l’existence des Chinois, des Américains et des Australiens. Comme a dit à peu près le pape au Concile, les intentions de Dieu se manifestent lentement.

    À mon sentiment (je dis bien à mon sentiment sans plus) les choses paraissent s’être passées comme si une secte essénienne, apparentée à l’école réformatrice que nous ont révélée les manuscrits de la mer Morte, ennemie de l’occupant romain et davantage encore des clercs collaborateurs, avait mené une agitation efficace sous la conduite d’un prophète qui se serait appelé ou fait appeler Jésus (le Jeschouah — Jéhovah sauve —- commun chez les Juifs). Le sanhédrin, vindicatif et haineux, voulant faire un exemple, aurait obtenu que le condamné, au lieu d’être attaché à la croix selon la coutume, y fût cloué, ce qui aurait causé scandale et horreur. Le coup de lance du centurion ne serait-il pas un geste de pitié ?

    Ainsi, Jésus serait apparu aux regards des sectes résistantes comme un héros exceptionnel et la fabulation, autour de sa vie et de son, nom, se serait développée selon un processus psycho-sociologique dont les exemples surabondent. C’est alors que le savant et talentueux Paul, conduit à la réforme pour des raisons qui resteront inconnues, aurait joué la grande scène de la vision et valorisé le mythe christique.

    Les textes sont applicables à cette vue ni mieux ni plus mal qu’à celle de l’Église. Ce qui demeure incontestable, c’est que la religion chrétienne, organisée et définie, ne commence qu’avec Paul. Ce qui, aussi, est non moins contestable, c’est que les choses vont partout dans le monde de la même façon, que l’on croie au Christ, à Vishnou, au Bouddha, à Mahomet ou à l’éternité de l’énergie en soi.

    En ce qui concerne l’hymne à Aton que les spécialistes tiennent pour le plus net des premiers textes monothéistes, je noterai seulement que le “ fait ” de la tendance monothéiste se concrétise dans Ammon-Râ. Je ne pouvais dans mon livre signaler Aton sans l’expliquer. Ce n’était pas de mon objet et ce m’était inutile car Aton n’est qu’un substitut de Râ imposé par Aménophis IV en réaction politique aux dieux thébains. Son symbole est le disque solaire qui est aussi celui de Râ. Or il est dit dans un hymne à Râ que ce dernier est le dieu créateur : “ Tous les hommes sont issus de ses yeux et tous les dieux sont nés de la parole de sa bouche. ”

    Le soleil évoqué n’est donc concret qu’en tant que forme visible du dieu créateur. L’hymne à Aton répète l’hymne à Râ : “ Tu as créé la terre selon ton désir. Toi seul... ” Ce n’est pas d’un astre concret que le scribe eût écrit : “ Combien excellentes sont tes pensées, O Seigneur de l’Éternité. ”

    Si j’ajoute que les livres des Morts enseignaient l’existence d’un au-delà où le bonheur n’était promis qu’aux charitables, aux véridiques, aux pieux à l’égard des morts, il me sera permis, en m’en tenant à l’essentiel, de maintenir que les symboles bibliques viennent de Sumer par la Chaldée et que les jugements de l’au-delà selon les Égyptiens n’ont pas été ignorés de Moïse. Peut-être, à s’en tenir à une datation incertaine, n’a-t-il pas connu l’hymne à Aton, mais il a connu le culte dévoué à Râ. À cet égard, une référence à Aton est discutable. Je m’en suis gardé (1).

    Ce qui est à retenir de tout cela, ce sont les constantes de la psychologie des hommes, des hommes tendant à rationaliser l’irrationnel afin de satisfaire leur besoin de réponse à de vains pourquoi. Il en résulta du moins qu’ils mirent très tôt l’accent sur le comportement moral. Ils continuent d’accentuer. Ils oublient un peu trop d’appuyer sur la lettre. C’est cette carence qui donne un sens à nos activités parallèles.

     

    15 septembre 1964.

     

    (1) Mon correspondant contestait que Moïse eût substitué le dieu unique Yahvé aux dieux ancestraux, les Elohim, ce pluriel devenu singulier par une prétendue marque d’excellence, le “ nous ” royal. Or, dans la Genèse, au chapitre de “ La Chute de l’Homme ”, on lit : “ Dieu dit : Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous... ” L’un de nous exige que l’on soit plusieurs. Que ne s’est-on avisé de cette curieuse inadvertance !



    L’influence de hegel

    (Note sur l’anarchisme aux origines)

     

    Je relève dans ma brochure “ Le Démocrate devant l’Autorité ”, une phrase qui me paraît ambiguë et je crois bon de l’expliciter. J’ai écrit (p. 35), sur le rôle des partis dans la révolution du XXe siècle : “... les disciples antihégéliens de Bakounine et de Proudhon intervenant comme tiers parti par le truchement du syndicalisme. ”

    On pourrait penser que l’action de Bakounine et de Proudhon est ainsi définie comme antihégélienne à priori. Or on sait que Bakounine fut d’abord, selon la mode du temps, sous l’influence de Hegel dont il se détourna par la suite. Quant à Proudhon , si son originalité était trop affirmée pour que la philosophie de Hegel pût le marquer profondément, il ne fut pas indifférent à l’hégélianisme et Marx a pu se vanter de l’en avoir contaminé. Cette contamination n’a pas excédé le goût accentué de la thèse et de l’antithèse qui a causé quelques malentendus. Elle a surtout provoqué chez Proudhon le rejet de la synthèse considérée comme un obstacle au mouvement de la vie. Cet attachement au jeu des thèmes contradictoires, ce refus de la sclérose dans les systèmes, c’est exactement la disponibilité anarchiste.

    Si j’ai fait cette sorte de mise au point c’est que, dans la perspective de “ l’Individualisme social ”, il n’est meilleure référence que la diversité d’un écrivain dont toutes les nuances de la pensée anarchiste se réclament.



    Des écritures révélées

    (Autre lettre à un ami ecclésiastique)



    Quand j’écris que le Tout est peut-être énergie, vous paraissez traduire : Tout n’est que matérialité alors que je dis bien, au contraire, que Tout est esprit du fait que l’énergie absolue (constatée et non définissable en son essence) contient les potentialités attribuées aux dieux ou à Dieu. Elle m’apparaît dans l’Absolu comme étant Dieu dégagé de ses involutions et de ses contradictions anthropomorphiques.

    À cette vue, vous opposez, ainsi que tout croyant en un Dieu défini, les textes de la Révélation tenus à priori pour authentiques et prétendument confirmés par des autorités scientifiques. À cela je rétorque qu’en la matière les “ autorités ” sortent souvent de leur spécialité et ne sont plus alors que ce qu’elles sont. Le père Teilhard, par exemple, est un géologue et un anthropologue et non un biologiste. En théologie, il est poète. Cela ne diminue en rien l’intérêt de son œuvre sauf à ne la point tenir pour une indiscutable référence.

    En tout cas, il est prudent de ne pas solliciter les bonnes références. Je n’ai pas lu que Kramer ait écrit qu’il avait constaté dans les textes sumériens des ressemblances avec la Bible comme vous le lui faites dire. Il a constaté des antériorités. Les faits essentiels rapportés dans la Genèse sont chez les Sumériens, leur cheminement est apparent au travers des légendes chaldéennes et, comme par hasard, Abraham était chaldéen, issu d’Ur qui était en territoire sumérien. Lorsque Kramer nous apprend comment un quiproquo dû à une mauvaise traduction fit sortir la femme d’une côte d’Adam, il faut beaucoup de bonne volonté pour accepter la Genèse en tant qu’Écriture révélée. Qu’après cela Kramer — qui n’est ni critique littéraire, ni critique d’art, ni physicien — prétende que la Bible montre “ une vigueur créatrice sans équivalent dans l’histoire du monde ”, c’est un droit qu’il a d’émettre une opinion de chrétien qui n’est qu’une opinion. On peut préférer le “ miracle ” grec du Ve s., surtout dès qu’il s’agit de sciences positives. C’est bien dans la Genèse que je lis qu’au premier jour Dieu créa la terre et la lumière et au quatrième les astres qui fournissent cette lumière qui les aurait précédés et le soleil postérieur à son satellite autour duquel, qui plus est, il aurait tourné en ce temps-là. Je lis aussi que les poissons et les oiseaux furent créés comme ça, d’un coup. On ne voit pas de bactéries, de coelentérés et, curieusement, les reptiles apparaissent après les oiseaux. Evidemment, les Hébreux n’avaient pas entendu parler d’un certain archéoptéryx, ou bien ils avaient mal compris l’histoire que Dieu leur avait contée. En ces matières, il est des confirmations qui vont de soi et que l’on retrouve aussi bien en Chine qu’en Judée. Ce sont les erreurs qui comptent.

    On est autorisé à penser que les évangélistes, qui n’écrivirent que plusieurs lustres après l’événement, sont aussi douteux que leurs grands-pères. Un bout d’écrit de la main de Jésus eût mieux fait notre affaire. C’est là une étourderie qui pourrait bien dénoncer un tour de Lucifer. Il y a du mazdéisme dans les rapports du Diable et du Bon Dieu. J’en trouve aussi comme un écho dans le rationalisme avec la théorie des antagonismes de Lupasco que l’on rencontre dans la théorie des contraires équilibrés chez Proudhon qui dut l’emprunter peu ou prou à Héraclite.

    Au fond, les préoccupations des hommes sont d’un même ordre — avec plus ou moins de logique et surtout d’illogisme — dans toutes les religions et toutes les philosophies. Le dieu solaire Mythra (encore le mazdéisme) en est le symbole universel. Il ne fut pas ignoré des Grecs malgré Phébus, les chrétiens ont dû le poursuivre jusqu’en Bretagne. N’est-il pas finalement le dieu des rationalistes porteurs de flambeaux ? C’est cela et cela seul qui importe à qui tente de ne pas vivre seulement au ras de la terre.



    De l’équilibre des contraires

    (Complément à la lettre précédente)



    La référence à Héraclite appelle un commentaire. Si la réputation du philosophe ionien a souffert de l’obscurité de son style, il n’en manifesta pas moins un extraordinaire trait de génie lorsqu’il énonça que rien n’est, que tout devient et que ce devenir se fait par des interchangements, dans un mouvement continu, des contraires identiques. La science du XXe siècle confirme cette identité quand tout se ramène à l’énergie unique d’infimes particules dont le mouvement fait éclater des galaxies comme il fait une goutte d’eau en combinant deux gaz.

    Cette conception du monde fut étouffée durant quelque vingt-cinq siècles par la dualité esprit-matière des diverses religiosités, tout spécialement du christianisme. De nos jours, ce n’est pas seulement dans l’ordre physique qu’elle reprend ses droits. Un univers constitué dans son tout et ses parties par un équilibre instable de contraires identiques remet en question toute la philosophie et situe la condition de l’homme dans une perspective fort éloignée des spiritualismes issus de la seule imagination.

    Dans un article publié par “ Contre-Courant” (n° du 20 mai 1967), j’ai esquissé l’idée d’un spiritualisme athée fondé sur l’énergie unitaire. Ce peut n’être qu’une vue de l’esprit. Elle en vaut d’autres puisqu’elle répond à la logique de mon individualisme. Ce qui est certain, c’est que le concept de contraires équilibrés en continuelles interférences, selon des lois fondamentales immuables, élimine les notions de bien et de mal en soi. Le bien et le mal ne sont tels que relativement et ne sont possibles que l’un par l’autre. La vie et la mort sont des contraires mais ce sont les éléments dont l’arrangement est modifié par la mort que l’on retrouve dans le processus vital. La vie est mouvement. La loi des vivants est par conséquent l’action incessante de tout l’être, corps et pensée, l’action nécessaire pour que l’existant soit vivant. Le changement que l’on appelle la mort nous disperse comme tout se disperse et se mue en de nouveaux états.

    La phénoménologie de Husserl d’où est sortie l’absurde idée de l’absurdité dont se repaît l’existentialisme et qui conduit à certains excès oniriques de la psychanalyse retarde sur Héraclite. Les philosophes en conviendront lorsqu’ils auront retrouvé les voies de la science expérimentale.

    Ce qu’il importe de noter plus spécialement c’est que cette loi du mouvement équilibré des contraires identiques, en supprimant la notion de bien et de mal en soi délivre les théologiens d’un problème qu’ils n’ont jamais pu résoudre. Comment l’auraient-ils pu puisque ce problème n’existait pas ? Mais alors le Dieu qu’ils conçoivent, tel qu’ils le conçoivent, impliquant ce problème, que devient-il ?

    Il reste que le bien et le mal que les hommes se font entre eux ne sont pas sans relever d’une volonté intelligente des hommes eux-mêmes. Si les loups carnivores ne se mangent pas entre eux, c’est bien qu’il n’y a pas d’impératif de nature à ce que nous soyons plus sots et plus féroces que les loups. Là, et là seulement, se situe le problème du bien et du mal. Sa solution dépend de la raison réfléchie et combative plus que des homélies.



    Une attitude de continuité

    (Thème d’un colloque avec René Bianco et Roland Lewin)



    Que peut-on espérer de l’évolution des hommes ? C’est la réponse que l’on donne à cette question qui détermine toute philosophie de l’action. La plupart des idéologues — j’entends ceux d’une bonne foi souvent passionnée — font confiance à la continuité et à l’expansion d’une éducation qui transformerait fondamentalement la psychologie. Plus rares sont les praticiens des sciences humaines qui se réfèrent aux données moins exaltantes mais moins décevantes de la biologie.

    De nos jours encore, trop d’activistes sociaux restent sous la dominance de la philosophie et de la science du XlXe siècle. Effectivement, celles-ci ont promu les révolutions du XXe siècle, celles des bouleversements socio-politiques et davantage celle des laboratoires. Cependant, si la boutade de Léon Daudet sur le stupide XlXe siècle est une sottise, il est néanmoins de fait que la notion de progrès intrinsèquement humain, telle que la concevaient les penseurs du temps, n’est plus acceptable. Sans doute les progrès des sciences et des techniques ont-ils dépassé les prévisions. Il reste que les hommes ne sont pas assurés d’être capables de dominer leurs inventions. Dans quel détestable esprit n’en usent-ils pas trop souvent et ne sentons-nous pas combien était juste et prémonitoire l’apostrophe de Rabelais : “ Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ” ? À la limite, ce pourrait être la ruine de l’humanité.

    C’est qu’il s’en faut — on l’a dit à l’encontre des optimistes excessifs — que l’adaptation de la morale aux moyens de la technique se fasse sans décalages et sans perturbations. À l’inverse de la poétique d’André Chénier, sur des pensers anciens on vit des temps nouveaux. Il n’est que de voir, dans le domaine de l’écologie, comment les taupinières individuelles résistent à l’élan des gratte-ciel où l’on se défend pourtant mieux de la promiscuité que dans les entassements de masures. Le décalage, les attardements ont une raison qu’il importe de ne pas dissimuler si l’on veut orienter l’éducation des mœurs selon une appréciation exacte des constantes psychologiques et dégager de ces constantes, tout au moins à son propre usage, une définition des attitudes qu’il est bon d’observer dans les rapports sociaux.

    Il n’est pas de mon objet d’analyser en quelques phrases les données de ce problème qui ressortit à la psychanalyse (lorsqu’elle se garde de la subjectivité) et, mieux, à la psycho-somatique. Aussi bien suffit-il de rappeler les acquis de la science en ces domaines pour situer les conditions de notre évolution mentale. C’est en effet de l’évolution des comportements qu’il s’agit et non pas de progrès. Il est, certes, un progrès considérable dans l’ordre du savoir. Dans l’ordre de la psychologie, il n’y a qu’une modification des réflexes traditionnels, lesquels sont bien moins personnels que commandés par les influences du milieu.

    •••

    Toute éthique, qu’elle soit individuelle ou sociale, totalitaire ou anarchiste, découle de l’idée que l’on se fait de l’évolution. Chez un anarchiste qui se défie des formules illusoires, cette idée se définit à partir de constatations et non de théories. C’est se référer inconsciemment aux motivations religieuses ou métaphysiques que de croire à un psychisme susceptible d’être fondamentalement transformé par une éducation qui est à reprendre à chaque génération et par un épanouissement économique qui, s’il est propre à introduire plus de justice dans la société, n’affectera nullement l’individualité des caractères. On ne saurait en conséquence élaborer une prospective qui vaille en ce qui touche l’éthique sans considérer ce que sont les hommes qui aménagent le social. On les a toujours vus l’aménager au mieux de leurs intérêts ou de leurs ambitions, cultiver les pantalonnades et les astuces des fallacieuses philanthropies.

    Les plus anciennes chroniques de tous les peuples de tous les temps ne nous apprennent-elles pas que les hommes obéissent à des réflexes de sentiment que les manifestations extérieures, en conformité avec la morale édictée, ne font que maquiller ? La biologie explique cette pérennité, quoi qu’en dise la philosophie existentielle. Puisque, jusqu’à nouvel ordre, les caractères acquis ne se transmettent pas, le stock de nos gènes n’a pas varié depuis les origines. Il détermine donc, selon la loi des grands nombres, une moyenne également invariante des facultés bonnes et mauvaises des hommes.

    Dira-t-on, en se référant par exemple aux techniques de la mise en condition, que le psychisme échappe à la rigueur de cette loi ? On ne voit pas comment. Outre que ces procédés, y compris l’usage des hallucinogènes, ne sont pas précisément des fortifiants de la volonté, ils ne sauraient modifier de façon transmissible la constitution du cortex, des neurones, des glandes, du métabolisme en un mot. Ils n’ont d’autre effet que de détériorer et d’abâtardir. Une saine éducation exige donc que la culture des facultés propres à chaque personne ne néglige pas d’utiliser plutôt que de brimer la nature instinctive, l’infra-conscient si l’on préfère. Ce sont les non-sens des morales idéalistes qui déconsidèrent la culture et fournissent de prétextes les tenants des rigueurs autoritaristes.

    Par contre, il est certain que l’influence d’une éducation objective conjuguée avec l’influence d’un milieu assaini permet d’améliorer les attitudes dans les rapports sociaux. Cette certitude est appuyée, entre autres, sur l’expérience qui a permis, en élevant de vrais jumeaux dans des milieux différents, de constater que la manière d’être de chacun d’eux reflétait les caractères de leurs foyers d’accueil.

    Je déduis de ces constatations que le scepticisme pyrrhonien, cet ancêtre de la circonspection anarchiste, conduit à un optimisme de raison et à une action de propagande cohérente à la réalité. J’aime et je pratique la poésie. Je ne consens pas néanmoins à situer au-dessus de la pensée la poésie de l’illusion et je tiens pour vain le décris du réel, d’un behaviorisme où s’inscrit la totalité de la vie et qui est en cela source de poésie virile. Si j’apprécie autant que tout autre le vertige des sommets, c’est quand je sens que mes pieds sont bien fixés sur le rocher. Je ne goûte pas l’attirance des précipices. On ne contestera pas que les échecs des doctrines de l’illusion découragent les individus lucides un instant séduits.

    •••

    Après les révolutions violentes conduites dans la ligne d’une quelconque idéologie, ni les censures ni les homélies ne parviennent à masquer les conséquences qui s’ensuivent. Celles-ci se dénoncent dans la brigue, la compétition, la dureté, l’hypocrisie, l’arbitraire des leaders triomphants et de leurs séides. Les structures ont été bouleversées, des privilèges ont été supprimés. D’autres privilèges ont été implantés au profit d’individus dont la mentalité reproduit celle de leurs prédécesseurs. Il faut d’avance le savoir et n’attendre d’une révolution que l’adéquation de nouvelles normes aux moyens du temps, de telle sorte que, tout compte fait, le plus grand nombre ait gagné au change. Encore est-il sage de penser que ce gain sera différé.

    C’est à partir de cette conformité au réel qu’est concevable l’efficience d’une action éducative et activiste, aux fins de susciter des désirs de mieux-être et de plus-être touchant tous les individus, à des degrés divers sans doute, mais avec de moindres écarts par l’effet d’un maximum d’égalisation des moyens. Les hommes ne seront pas changés pour autant. Ce sont leurs pulsions qui changeront d’objet. Valoriser socialement les tendances bénéfiques et refouler les agressivités par la pénalisation qu’est le décri de l’opinion incitent à jouer honnêtement le jeu des intérêts communs. L’homme apparaît et agit alors comme s’il était autre. C’est en cela que les progrès techniques déterminent, en enrichissant la collectivité, un phénomène d’humanisation au plan mental autant qu’au plan matériel.

    •••

    C’est dans cette perspective que doit se situer aujourd’hui, demain et toujours, l’action oppositionnelle des anarchistes. Ils ont vocation de s’y manifester en flèche car ils ne sont pas seuls, ils ne seront jamais seuls à résister aux organisateurs et aux profiteurs du grégarisme. À partir de positions philosophiques ou religieuses, beaucoup sont tendus vers une montée de l’homme, beaucoup ont souci de la formation, de la défense de la personnalité. Leurs efforts sont limités — ils en ont conscience — par les servitudes inhérentes à leur profession, à leur condition sociale, voire par les restrictions que comporte leur idéologie. Les plus avisés ne sont pas indifférents aux pointes que poussent les anarchistes lorsque ceux-ci réagissent à des méfaits tolérés sinon admis et qu’ils sont seuls à pouvoir dénoncer. Si, en les dénonçant, ils savent proposer des corrections concrètes qui soient applicables dans le présent et non pas seulement dans un avenir indéterminé, ils retiennent l’attention et d’autant plus qu’ils donnent un prétexte à d’autres moins libres de poser des problèmes que d’eux-mêmes ils n’osaient ou ne pouvaient aborder. C’est le désintéressement voulu des anarchistes qui leur confère cette efficacité. C’est pourquoi j’ai dit et je maintiens que leur satisfaction personnelle ne réside pas dans une réussite mais dans la jouissance de la rationalité de leur éthique, dans la prise de conscience des bienfaits qui résultent, pour soi et pour autrui, d’une conformité aux pulsions biologiques fondamentales dès qu’elles sont sélectionnées et adaptées par des intelligences sans écrans métaphysiques.

    En ce sens et selon l’optique anarchiste, j’insiste sur l’importance d’un égoïsme rattaché d’une part à l’instinct de conservation et, d’autre part, à une conception de l’entraide et de la réciprocité qui, loin de lui être antinomique, en est l’épanouissement. (Cf. mon disque : “ Éloge de l’Égoïsme ”.)

    À qui prétend, non sans dédain, que cette éthique du comportement n’est qu’un behaviorisme, je réponds en insistant sur ce que j’ai dit plus haut de la poésie évanescente le plus souvent bréhaigne. Il est excellent que cette éthique se réfère à des données scientifiques mais elle va plus haut. La conception d’un “ moi ” essentiel qui veut s’agrandir et se dépasser aboutit à un altruisme de fait qui n’est ni métaphysique ni moralisateur.

    La garantie contre les déceptions qui conduisent tant de jeunes virtualité, tant de forces potentielles aux abandons tient dans une volonté délibérée, exactement anarchiste, de scepticisme réfléchi à l’égard des idéologies. Il s’appuie, en revanche, sur une certitude quant au dynamisme intrinsèque des évolutions que ne cessent de promouvoir les insatisfactions et les curiosités inhérentes à l’homme.

    Sans être exceptionnelles, les qualités que requiert l’anarchisme ne sont pas des mieux partagées. C’est pourquoi un anarchiste, s’il se sait, s’il se veut un promoteur, s’il s’exonère des vains soucis de finalité, est assuré de trouver en soi la justification et le salaire de sa constance. Il est bon et sans doute nécessaire que l’instrument de ses activités soit un crible plutôt qu’un porte-voix.



    Septembre 1967.



    Pérennité de l’anarchisme

    (Résumé conclusif)



    J’ai rappelé que des communistes ou des socialistes libertaires, qui se veulent révolutionnaires au sens politico-social du terme, ont renoncé ou demandé que dans leur ligne on renonce à ce qu’ils appellent l’étiquette anarchiste. Cette étiquette anarchiste, dans les perspectives qui sont les leurs, couvre une matière d’un anarchisme contestable. Ils en sont gênés et ils gênent bien davantage la propagation d’une philosophie spécifiquement anarchiste.

    Dans les conjonctures de notre temps, les socialistes libertaires sont — avec les trotskystes et d’autres petites variétés de révolutionnaires — des éléments oppositionnels au sein du mouvement plus généralement référé au communisme. Or tout communisme est grégarisant par nature, le contraire donc de l’anarchisme. C’est ce qu’avait fort bien vu Proudhon à l’encontre de Marx. J’ai noté quelque part que le communisme collectivise les personnes en même temps que les choses.

    L’anarchisme n’est pas une étiquette. Il est le nom propre d’une philosophie évolutive qui définit une éthique et une esthétique de vie personnelle, quelle que soit la société où l’on vit en un temps donné. Sa source scientifique remonte à Démocrite et à Anaxagore, sa morale à notre Epicure, sa méthode d’appréhension des faits, d’attitude selon les faits, au scepticisme de Pyrrhon. Il est donc plus ancien que le christianisme qui n’a pu le détruire et lui a beaucoup emprunté par le truchement des interférences stoïciennes. C’est par le moyen d’interférences de cet ordre que la philosophie anarchiste passe de l’individuel au social. Rigoureuse en tant que mode de vie individuelle, elle se relative, en tant que méthode critique, à la réalité du présent. Elle est un humanisme actif dans le social vivant et, au regard du social en devenir, elle est promotrice d’idées prospectives et non pas de systèmes. De ce fait, elle se veut révolutionnaire mais en profondeur.

    L’autonomie de la pensée, chez un anarchiste, est sans restriction. Par là, il est individualiste intégralement. L’expression critique et culturelle de sa pensée, par contre, appelle une association libre avec d’autres anarchistes. Toutefois, les activités positives des uns et des autres dans une société organisée selon les définitions psycho-sociales des lieux et des temps ne peuvent qu’être relativées aux circonstances. Elles n’ont d’efficacité que sous la forme d’interventions au sein des organisations à mobiles progressistes et, avec celles-ci, contre les associations de conservation ou de réaction. C’est ainsi que l’individualiste est social de fait en se gardant du socialisme catéchisé.

    Cette conception — parmi d’autres — concilie les divergences secondaires, normalement foisonnantes dans un milieu anarchiste, dès que l’on envisage l’action comme un harcèlement accroché au réel et non comme un moyen d’atteindre à quelque système préconçu, limitatif par conséquent et, pour le moins, aléatoire. Nous avons en notre siècle connu trop de révolutions pour en ignorer la contingence et pour ne pas savoir que l’anarchiste y reste insatisfait lorsqu’il n’y est pas irrémédiablement muselé sinon liquidé. La foule et ses meneurs, de quelque nom que ceux-ci se parent, ne sont pas anarchistes.

    Il reste qu’une action de harcèlement n’a de sens et d’effet que si elle est réfléchie, appuyée sur des références et des investigations attentives. Cela demande, avec un minimum d’intercollaboration, du travail, de la gratuité, de l’honnêteté dans les jugements et les attaques. Ce que l’on combat n’est pas nécessairement tout de mauvaise qualité pas plus que nous ne sommes en tout de qualité excellente. Une telle attitude est moins facile à tenir que celle d’une démagogie de l’anti-tout ou de la splendeur des nuées. Elle exige, avec du caractère, un certain détachement des contingences. Mais, référée aux constantes d’une philosophie anarchiste, elle a pour elle la durée et, par suite, une efficacité dans le temps. Elle confère, dans le présent, la satisfaction de construire sa personnalité et de se sentir exister par soi, pour soi, avec l’Autre qui nous est fraternel.

     

    Charles-Auguste BONTEMPS.


    votre commentaire
  •  

    ANARCHISME

     

    Lire la suite...


    votre commentaire