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  • Et notre haine rit...

    Renzo Novatore (première parution : 1922)



    « L’histoire, le matérialisme, le monisme, le positivisme, et tous les mots en « ismes » de ce monde sont des outils vieux et rouillés dont je n’ai plus besoin et auquel je ne prête plus attention. Mon principe c’est la vie, la fin c’est la mort. Je veux vivre ma vie intensément pour embrasser ma vie tragiquement. Vous attendez la révolution ? La mienne a commencé il y a longtemps ! Quand vous serez prêts (Mon Dieu, quelle attente sans fin !) je ferai volontiers un bout de chemin avec vous. Mais quand vous vous arrêterez, je continuerai ma voie folle et triomphale vers la grande et sublime conquête du néant ! Toute société que vous bâtirez aura ses limites. Et en dehors des limites de toute société, les clochards héroïques et turbulents erreront, avec leurs pensées vierges et sauvages - eux qui ne peuvent vivre sans concevoir de toujours nouveaux et terribles éclatements de rébellion ! Je serai parmi eux ! Et après moi, comme avant moi, il y aura ceux qui disent à leurs frères : « Tournez-vous vers vous-mêmes plutôt que vers vos Dieux ou vos idoles. Découvrez ce qui se cache en vous-mêmes ; ramenez-le à la lumière ; montrez-vous ! » Parce que toute personne qui, cherchant dans sa propre intériorité, extrait ce qui y était caché mystérieusement, est une ombre qui éclipse toute forme de société pouvant exister sous le soleil ! Toutes les sociétés tremblent quand l’aristocratie méprisante des clochards, les inaccessibles, les uniques, les maîtres de l’idéal et les conquérants du néant, avance résolument. Avancez donc iconoclastes ! En avant ! Déjà le ciel devient noir et silencieux ! »

     


    Introduction Biographique

    Renzo Novatore est le nom de plume d’Abele Rizieri Ferrari, est né le 12 mai 1890 à Arcola, un village de La Spezia en Italie dans une famille pauvre de paysans. Très peu disposé à s’adapter à la discipline scolastique, il a seulement suivi quelques mois de la première classe d’école primaire et a ensuite quitté l’école pour toujours. Quoique son père l’ait forcé à travailler à la ferme, la force de sa volonté et sa soif de connaissance l’ont amené à devenir poète et philosophe autodidacte. Explorant ses questionnements hors des limites imposées par le système éducatif, il lit très jeune Stirner, Nietzsche, Wilde, Ibsen, Palante, Baudelaire, Schopenhauer et plusieurs autres auteurs avec un esprit critique.

     

    A partir de 1908, il se considère comme un anarchiste. En 1910, il est accusé de l’incendie d’une église locale et passera trois mois en prison. Un an plus tard, il part en cavale plusieurs mois, recherché par la police vol et braquages. Le 30 septembre 1911, la police l’arrête pour vandalisme. En 1914, il commence à écrire pour des journaux anarchistes mais il est enrôlé de force pendant la première guerre mondiale. Il déserte de son régiment le 26 avril 1918 et est condamné à mort par un tribunal militaire pour désertion et haute trahison le 31 octobre. Il quitta son village et partit en fuite, propageant à qui voulait l’entendre le soulèvement armé contre l’état.

     

    Le 30 juin 1919, un fermier le dénonce à la police après un soulèvement à La Spezia. Il est condamné à dix ans en prison, mais fut libéré lors d’une amnistie générale quelques mois plus tard. Il rejoint alors le mouvement anarchiste et participe activement aux divers efforts insurrectionnels . En 1920, la police l’arrête de nouveau pour un assaut armé sur un dépôt militaire aux baraques navales de Val Di Fornola. Plusieurs mois plus tard, à nouveau libre, il participe à une autre tentative insurrectionnelle qui échoue à cause d’une balance.

     

    Durant l’été 1922, trois camions pleins de fascistes s’arrêtèrent devant sa maison, où il vivait avec sa femme et ses deux fils. Les fascistes entourèrent la maison, mais Novatore répondit à l’aide de grenades qu’il avait lui-même fabriqué et réussit à s’échapper. Il entra à nouveau dans la clandestinité alors que les fascistes prenaient peu à peu le pouvoir en Italie. Il resta cependant en contact avec nombre de ses compagnons qu’il rencontrait la nuit en foret, avec l’aide de sa femme, Emma. Il participa également, avec ses amis Enzo Martucci et Bruno Filippi aux Arditi del Popolo, ces groupes à forte composante anarchiste en guerre contre les squadristi fascistes.

     

    Quelques mois avant la marche sur Rome des fascistes, le 29 novembre 1922, Novatore et son compagnon, Sante Pollastro, entrèrent dans une taverne de Teglia. Trois carabinieri (la gendarmerie italienne) déguisés en chasseurs les avaient suivis jusqu’à à l’intérieur. Alors que les deux anarchistes essayaient de fuir, les carabinieris commencèrent à tirer. L’adjudant tua Novatore, qui fut immédiatement vengé par Pollastro. Un carabiniere réussit à s’enfuir en courant, et un dernier supplia Pollastro pour la pitié. L’anarchiste s’échappa sans le tuer.

     

    Renzo Novatore a écrit pour de nombreux journaux anarchistes (Cronaca Libertaria, Il Libertario, Iconoclasta, Gli Scamiciati, Nichilismo, Pagine Libere) dans lesquels il débattait avec d’autres anarchistes, parmi eux, Camillo Berneri. Il publia une revue, Vertice, qui a malheureusement été perdue, hormis quelques extraits. En 1924, un groupe d’anarchistes individualistes publia deux brochures de ses écrits : Al Disopra dell’ Arco et Verso il Nulla Creatore.

     

    Après sa mort, la police découvrit qu’avec quelques autres compagnons, il s’apprêtait à frapper à nouveau la société. A la Cour d’Assises où ses complices furent jugés, ses compagnons rappelèrent son courage et le décrivirent comme « un mélange étrange de lumière et d’obscurité, d’amour et d’anarchie, de sublime et de criminel ». Enzo Martucci, le décrivît après sa mort tel « un athée de solitude qui voulait charmer l’impossible et qui embrassa la vie comme un amant ardent. Il fut un conquistador élevé d’immortalité et de puissance, qui voulait tout pousser jusqu’à sa splendeur maximale de beauté ».

     


    Deux extraits de Verso il nulla creatore


    Mais aujourd’hui le crépuscule est rouge...
    Le coucher de soleil est ensanglanté...
    Nous sommes tout près de la tragique célébration du grand crépuscule social.
    Déjà le temps a sonné avant l’aube les premiers coups d’un jour nouveau sur les cloches de l’histoire.
    Basta, basta, basta !
    C’est l’heure de la tragédie sociale !
    Nous détruirons en riant.
    Nous incendierons en riant.
    Nous tuerons en riant.
    Nous exproprierons en riant.
    Et la société croulera.
    La patrie croulera.
    La famille croulera.
    Tout croulera, parce que l’Homme libre est né.
    Est né celui qui, à travers les pleurs et la douleur,
    a appris l’art dionysiaque de la joie et du rire.
    L’heure est venue de noyer l’ennemi dans le sang...
    L’heure est venue de laver notre âme dans le sang.
    Basta, basta, basta !
    Que le poète transforme sa lyre en poignard !
    Que le philosophe transforme sa sonde en bombe !
    Que le pêcheur transforme sa rame en une formidable hache.
    Que le mineur sorte des antres étouffantes des mines obscures armé de son fer brillant.
    Que le paysan transforme sa bêche féconde en une lance guerrière.
    Que l’ouvrier transforme son marteau en faux et en haches.
    Et en avant, en avant, en avant !
    Il est temps, il est temps — il est temps !
    Et la société croulera.
    La patrie croulera.
    La famille croulera.
    Tout croulera, parce que l’Homme Libre est né.
    En avant, en avant, en avant, ô joyeux destructeurs.
    Sous le noir étendard de la mort, nous conquérerons la Vie !
    En riant !
    Et nous en ferons notre esclave.
    En riant !
    Et nous l’aimerons en riant !
    Parce que les hommes sérieux ne sont que des gens qui savent agir en riant.
    Et notre haine rit...
    Elle rit rouge. En avant !
    En avant, pour la destruction totale du mensonge et des fantasmes !
    En avant, pour la conquête intégrale de l’Individualité et de la Vie !

    ***

    Mais il n’a dit ni « oui » ni « non ».
    Il est parti !
    Pusillanime !
    Comme toujours !
    Il est parti...
    Il s’en est allé vers la mort !...
    Sans comprendre pourquoi.
    Comme toujours.
    Et la mort est venue...
    Elle est venue danser sur le monde : pendant cinq longues années !
    Elle dansa de façon macabre sur les tranchées boueuses de toutes les parties du monde.
    Elle dansa de ses pieds de foudre...
    Elle dansa et rit...
    Rit et dansa...
    Pendant cinq longues années !
    Ah, comme la mort est vulgaire lorsqu’elle danse sans avoir dans
    son dos les ailes d’une idée.
    Quelle chose idiote que de mourir sans savoir le pourquoi...
    Nous l’avons vue, la Mort - lorsqu’elle dansait.
    C’était une Mort noire, sans transparence.
    C’était une Mort sans ailes !
    Comme elle était laide et vulgaire...
    Comme sa danse était gauche.
    Mais elle dansait !
    Faut voir comment elle les fauchait - en dansant -, tous les superflus et tous ceux qui restaient encore.
    Tous ceux pour lesquels - nous dit le grand libérateur - fut inventé l’Etat.
    Mais hélas ! Elle ne fauchait pas que ceux-là.
    La mort - pour venger l’Etat - a aussi fauché ceux qui n’étaient pas inutiles, et même ceux qui étaient nécessaires !...
    Mais ceux qui n’étaient pas inutiles, ceux qui n’étaient pas de trop, ceux qui sont tombés en disant « non ! »
    Seront vengés.
    Nous les vengerons.
    Nous les vengerons parce que c’étaient nos frères !
    Nous les vengerons parce qu’ils sont tombés avec des étoiles dans les yeux.
    Parce qu’ils ont bu le soleil en mourant.
    Le soleil de la vie, le soleil de la lutte, le soleil d’une Idée.

     


    Le tempérament anarchiste dans le tourbillon de l’histoire

    Dans l’anarchisme (entendu comme vie pratiquement et matériellement vécue) il y a, au-delà des deux différents concepts philosophiques, communisme et individualisme, qui le divisent au plan théorique, deux instincts spirituels et physiques qui distinguent deux tempéraments, qu’on retrouve dans les deux tendances précitées.
    Même si ils sont tous les deux les rejetons d’une même souffrance sociale, il s’agit de deux instincts différents qui nous donnent deux différentes souffrances d’origine hédoniste.
    Il y a ceux qui souffrent de la plénitude de la vie, comme dirait Nietzsche, communistes et individualistes confondus, et ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie. Les communistes et les individualistes amants de la tranquillité et de la paix, du silence et de la solitude, font partie de ces derniers.
    Ceux qui ressentent en eux un puissant frémissement dionysiaque, débordant de puissance, et qui voient la vie comme la manifestation héroïque de la force et de la volonté, font partie de la première catégorie.
    Ceux-là ont besoin, instinctivement et matériellement, de jeter la flamme de leur « moi » contre les murailles du monde extérieur, afin de dégonder la tragédie et de la vivre pleinement ; un besoin instinctif et matériel.

     

    Nous sommes de ceux-là !

     

    Anarchistes, nous le sommes avant tout par instinct et par passion sentimentale.
    Nos idées ne sont rien d’autre que les créatures hardies et lumineuses nées de l’étreinte primitive avec la raison théorique négative.
    Aujourd’hui l’histoire de l’humanité est prise dans un de ces tourbillons, peut-être le plus grandiose, dans lesquels l’âme humaine est appelée à se renouveler radicalement sur les ruines, horribles et magnifiques, du feu et du sang, de la catastrophe et de la destruction, ou à se cristalliser lâchement dans le concept de vie décrépite et cadavérique que nous a dicté et imposé cette anachronique société bourgeoise.

     

    Si le poing puissant des rebelles, des forts et des héros, saura sauter par-dessus les deux courants de l’anarchisme qui vibrent de l’intensité vitale pour s’unir autour du noir étendard de la révolte, jetant le feu sur toutes les nations d’Europe, le vieux monde croulera, parce que face aux héros tout doit fatalement se changer en tragédie ; et seulement dans la tragédie naissent les esprits neufs qui savent entendre plus noblement et plus hautement la chanson festive de leur vie libérée.

     

    Si ce poing des audacieux ne se projette pas hors de l’ombre, pour jeter le gant noir du défi et de la révolte à la face hideuse de la société bourgeoise, les serpents de la démagogie politique et tous les clowns spéculateurs et hypocrites de la douleur humaine resteront les maîtres du camps, et sur le sol rougeoyant et tragique qui cherche à illuminer l’obscur tourbillon de la sombre histoire qui passe, ils jetteront le masque obscène, blanc de Céruse, sur le libre horizon de la pensée humaine, celui-là même de ce clown débauché nommé Marx, et tout finira en une comédie abjecte et grotesque, devant laquelle tout anarchiste devrait se suicider par dignité et par honte.

     

    Pour ces anarchistes italiens qui vibrent de l’exubérance vitale, pour ces anarchistes italiens –individualistes et communistes- pour qui la lutte, le danger et la tragédie sont autant de besoins spirituels et matériels, l’heure est venue !
    L’heure de s’imposer et de vaincre. La vraie liberté et le vrai « droit de l’homme » sont seulement dans la capacité de VOULOIR.
    Le droit et la liberté, c’est la Force !

     

    Ce qui pour les autres résonne comme un douloureux sacrifice doit être pour nous un don, une immolation joyeuse. Il faut se jeter sur les flots du temps passé, suivre la croupe des siècles, remonter l’histoire avec force pour revenir aux sources vierges desquelles jaillit encore, chaud et fumant, le sang des premiers et libres sacrifices humains.
    Il faut repénétrer, nus et déchaussés dans les pierres vives de la mythique sève légendaire et se nourrir, comme l’ont fait nos pères lointains, de la moelle léonine et de la nature sauvage.
    Seulement ainsi, à l’égal de Maria Vesta, nous pourrons dire au premier héro qui sut offrir, stoïquement et sereinement, sa chaire aux flammes rouges d’un lugubre et crépitant bûcher ennemi : « A présent nous aussi, comme toi, pouvons chanter dans les supplices ».

     

    La vie que nous vend la société n’est pas une vie pleine, libre et festive. _ C’est une vie démolie, mutilée et humiliante.
    Nous devons la refuser.

     

    Si nous n’avons pas la force et la capacité de saisir violemment de nos mains cette vie haute et luxuriante, que nous pouvons entendre, jetons cette larve sur l’autel tragique du sacrifice et du renoncement final.
    Au moins pourrons-nous mettre une couronne héroïque de beauté sur la tête ensanglantée de l’art créateur qui illumine.
    Mieux vaut monter sur les flammes du bûcher et tomber, le crâne explosé par la rafale d’un inconscient peloton d’exécution qu’accepter cet ersatz de vie ironique qui n’est que la torve parodie de la vraie vie.

     

    Assez de lâcheté, ô amis !
    O compagnons, assez de cette malicieuse illusion de l’ « action généreuse des foules ».
    Basta !
    La foule est comme du foin que le socialisme a laissé pourrir dans l’établi de la bourgeoisie.

     

    Errico Malatesta, Pasquale Binazzi, Dante Carnesecchi et les autres, milliers d’inconnus qui moisissent dans ces bouges meurtriers et pleines de miasmes que sont les prisons de la monarchie des Savoie, pour lesquelles les médaillés du PSI [1] demandent à la porcherie du Palais Montecitorio [2] les moyens d’en construire d’encore plus grandes, devraient être pour nous autant de remords spectraux avançant sous des formes épouvantables à travers les méandres incertains de notre âme hésitante ; ils devraient être autant de chaudes bouffées de sang qui fuient notre cœur pour sortir vertigineusement sur les traits de notre visage et le recouvrir d’une sombre honte.

     

    Je sais, nous savons, que cent hommes, dignes de ce nom, pourraient faire ce que cinq cent mille « organisés » inconscients ne sont pas et ne seront jamais capables de faire.
    Ne voyez-vous donc pas, ô amis, l’ombre de Bruno Filippi qui ricane en nous regardant ?
    Ne voyez-vous pas que nous ne sommes pas plus d’une centaine d’anarchistes dignes de ce nom, en Italie ? Il n’y a plus qu’une centaine de « moi » capables de marcher, les pieds enflammés, sur le sommet tourbillonnant de nos idées. Errico Malatesta et tous les autres, tombés par milliers entre les mains de l’ennemi aux préludes de cette tempête sociale, attendent avec une noble et fébrile anxiété, la foudre qui fracasse l’édifice croulant, qui éclaire l’histoire, qui relève les valeurs de la vie, qui illumine le chemin de l’homme.

     

    Mais la foudre lumineuse et fatale ne peut surgir du cœur des masses. Les masses, qui semblaient amoureuses de Malatesta, sont lâches et paralysées.

     

    Le gouvernement et la bourgeoisie le savent… ils le savent, et ils ricanent.
    Ils se disent : « Le PSI est avec nous. C’est le pion indispensable à la réussite de nos torves méfaits. C’est l’Abracadabra qui trouve forme dans la voix Abraca et Abra de notre magique et millénaire sorcellerie. Les masses timorées sont ses esclaves, et Errico Malatesta est vieux et malade. Nous le ferons mourir dans le sombre secret d’une cellule humide et ensuite, nous jetterons son cadavre à la face de ses compagnons anarchistes. »

     

    Ainsi pensent le gouvernement et la bourgeoisie, dans le secret de leur âme idiote et mauvaise.

     

    Et nous voudrions supporter indifféremment cet ignoble défi ? Nous voudrions supporter en silence cette insulte sanglante et brutale ? Serions-nous aussi lâches ?

     

    J’ose espérer que ces trois gigantesques points d’interrogation si terribles et solennels, trouvent parmi les anarchistes une réponse musclée qui dise : Non ! Avec un écho plus terrible encore.

     

    C’est des cimes en flammes du tourbillon lumineux que doivent jaillir les foudres libératrices.
    Le fort vieillard attend. Compagnons héroïques, allons-y !

     

    Le cadavre d’un vieil agitateur vaut toujours plus que la vie de mille êtres mauvais et imbéciles.
    Frères, souvenez-vous-en !

     

    Faisons en sorte que sur nous ne tombe jamais la plus profonde de toutes les hontes humaines.

     

    [Paru dans Il Libertario, La Spezia, n°793, 8 décembre 1920. Extrait du recueil Un fiore selvaggio.]

     


    Pour la défense de l’anarchisme héroïque et expropriateur

    « Le délit est la vigoureuse manifestation de la vie pleine, complète, exubérante, qui veut librement s’épandre et trépider au-delà de toute règle et de toute frontière, ne reconnaissant d’obstacles ni dans les personnes, ni dans les choses...
    Et c’est justement là le côté esthétique du délit, ce qui le rachète, l’ennoblit et l’élève, Jusqu’à la lumière pure et éclatante d’une vraie et authentique œuvre d’art. »
    (E. Brunetti)

     

    Quelques-uns - trop nombreux parmi les militants (mot impropre et anti-anarchiste que ce mot de militant) - et qui jouissent du privilège (pauvre et triste privilège) d’être considérés par le plus grand nombre - le plus grand nombre même dans notre camp, hélas ! est souvent un troupeau - comme les seuls, les uniques, les vrais gardiens du feu divin qui brûle et crépite sur le mystique autel de la Vestale sacrée, de la Sainte-Anarchie, quelques-uns donc vont braillant depuis longtemps, depuis trop longtemps, que l’époque obscure de l’anarchisme héroïque est désormais, heureusement, dépassée ; que le temps est finalement venu de ne plus se laisser dominer par les ombres troubles et tragiques d’Henry et de Ravachol, que la bande en automobile de Jules Bonnot et de ses compagnons réfractaires ne fut qu’une triste expression de la décadence anarchiste, assimilable à une certaine dégénérescence intellectuelle de la morale bourgeoise ; que le vol n’est et ne peut être action anarchiste, mais bien plutôt un dérivé de la morale bourgeoise elle-même, que...

     

    Mais à quoi bon continuer ? (...)

     

    Il y a, pour nous, trois raisons anarchistes qui militent pour la défense de l’acte terroriste et de l’expropriation individuelle.

     

    La première est d’ordre social, sentimental et humain et comprend le vol comme nécessité de conservation matérielle de cet individu qui, tout en ayant toutes les prédispositions de la bête, les sacrifie vite pour se soumettre aux lois sociales et auquel la société nie également les moyens les plus misérables pour une existence encore plus misérable.

     

    Pour cet individu, que la sadique et libidineuse société s’est amusée - à travers les jeux macabres de sa bestiale perversité - à pousser jusqu’aux derniers degrés de la dégradation humaine, Errico Malatesta lui-même -qui ne peut être accusé d’avoir de l’anarchisme un concept païen, dionysiaque, nietzschéen - admet que le vol, en plus d’un droit, peut être même un devoir.

     

    Mais, en vérité, pour admettre ce genre de vol, il me semble qu’il n’y aurait pas absolument besoin d’être anarchiste.

     

    De Victor Hugo à Zola, de Dostoïevski à Gorki, de Tourgueniev à Korolenko, toute une longue cohorte d’artistes et de poètes romantiques ou véristes, humanistes ou néo-chrétiens, ont admis, expliqué et justifié ce genre de vol. (...)

     

    (...) Le fameux juriste Cesare Beccario lui-même, après avoir reconnu que "les lois", dans l’état présent, ne sont que des privilèges odieux qui sanctionnent le tribut de tous à la domination de quelques-uns, affirme que "le vol n’est pas un délit congénital à l’homme, mais bien l’expression de la misère et du désespoir, le délit de cette partie la plus misérable des hommes, pour laquelle le droit de propriété ne concède qu’une cruelle existence".

     

    Sur cette première raison du vol, il n’y a donc, croyons-nous, aucun besoin de s’arrêter trop longtemps pour démontrer ce qui désormais n’a plus aucun besoin d’être démontré.

     

    Nous pouvons ajouter simplement que pour l’homme à qui la société nie le pain, si un délit existe, c’est bien celui de ne pas voler et de ne pas pouvoir voler.

     

    Je le sais, il n’y a encore que trop de reptiles malfaisants à apparence humaine, qui exaltent et chantent la "grande vertu" des "pauvres honnêtes". Ce furent eux, dit Oscar Wilde, qui traitèrent pour leur compte personnel avec l’ennemi, en vendant leurs droits d’aînesse pour un ignoble plat d’exécrables lentilles.

     

    Être pauvre - et "pauvre honnête" - signifie, pour nous, être les ennemis, et les ennemis les plus répugnants de toute forme de dignité humaine et de toute élévation de sentiment.

     

    Que peut bien symboliser un "pauvre honnête", sinon la forme la plus dégradante de la dégénérescence humaine ?

     

    "Autre chose est la guerre. Je suis par nature batailleur. Assaillir est un de mes instincts", Ainsi parle Frédéric Nietzsche, le fort et sublime chantre de la volonté et de la beauté héroïque.

     

    Et la seconde raison anarchiste qui milite pour la défense de l’acte terroriste et de l’expropriation est une raison héroïque.

     

    C’est une raison héroïque qui comprend le vol comme arme de puissance et libération qui peut être employée seulement par cette minorité audacieuse d’êtres ardents qui, tout en appartenant à la classe des "prolétaires" discrédités, ont une nature vigoureuse et vaillante, riche de libre spiritualité et d’indépendance, qui ne peut accepter d’être enchaînée aux fers d’aucun esclavage, ni moral, ni social, ni intellectuel, et d’autant moins à cette servitude économique qui est la forme d’esclavage la plus dégradante, la plus mortifiante et la plus infâme, impossible à supporter quand dans les veines bat un sang sain, généreux et frémissant ; quand dans l’âme gronde le tragique orage aux mille tempêtes ; quand dans l’esprit crépite l’inextinguible feu de la rénovation perpétuelle ; quand dans la fantaisie étincellent les images de mille mondes nouveaux ; quand dans la chair et dans le cœur battent les ailes frémissantes des mille désirs insatisfaits ; quand dans le cerveau brille l’héroïque pensée qui incendie et détruit tous les mensonges humains et les conformismes sociaux.

     

    Et ce sont ces petites minorités exubérantes et audacieuses de nature dionysiaque et apollinienne, tantôt sataniques et tantôt divines, toujours aristocratiques et inassimilables, méprisantes et antisociales, qui, embrasées par la flamme anarchiste, constituent les grands bûchers éternels où toute forme d’esclavage tombe en cendre et meurt.

     

    Ce furent de tout temps ces natures mystérieuses et énigmatiques, mais toujours anarchistes qui, volontairement ou involontairement, écrivirent en lettres de sang et de foi, de passion et d’amour, l’hymne glorieuse et triomphale de la révolte et de la désobéissance qui brise règles et lois, morales et formes, poussant la brute et pesante humanité toujours en avant, à travers l’obscur chemin des siècles, vers ce libre communisme humain dans lequel ils ne croient peut-être pas eux-mêmes-, ce furent toujours eux, les torches flambantes, qui jetèrent à travers les sombres ténèbres sociales la lumière phosphorescente d’une vie nouvelle ; ce furent toujours eux les grands annonciateurs des tempêtes révolutionnaires qui bouleversèrent tout système social au sein duquel toute individualité virile se sent horriblement suffoquer. (...)

     

    (...) Outre les deux raisons énumérées, une troisième raison d’ordre supérieur milite pour la défense de l’anarchisme héroïque et expropriateur : une raison esthétique ! (...)

     

    (...) Puisque entre le délit et l’intellectualité, il n’y a aucune incompatibilité, dit Oscar Wilde, il est logique que le "délit anarchiste" ne peut et ne doit être considéré par personne que comme un délit d’ordre supérieur. Matière et propriété de l’art tragique, et non pas "chronique noire" pour rassasier les avides et monstrueux appétits de la foule grossière et bestiale fatalement égarée.

     

    "Si j’avais commis un délit, s’écrie Wolfgang Goethe, ce délit ne mériterait plus ce nom ". Et Conrad Brand, dans Plus que l’amour : "Si cela est pour moi un délit, que toutes les vertus du monde s’agenouillent devant mon délit. "

     

    Comme le poète allemand et le héros de D’Annunzio, ainsi s’exclame l’anarchiste. Car l’anarchiste est un fils vigoureux de la vie, qui rachète le délit en exaltant - avec lui - sa Mère.

     

    Qu’importe si aujourd’hui, hier et demain, la morale -cette Circé maléfique et dominatrice - appelle, appela et appellera "péché", ".sacrilège", "délit" et "folie" l’héroïque manifestation de l’audacieux rebelle qui, décidé a s’élever au-dessus de tout ordre social cristallisé et au-dessus de toute frontière préétablie, veut affirmer - par sa propre puissance - l’effrénée liberté de son moi, pour chanter - à travers la tragique beauté du fait - l’anarchique et pleine grandeur de toute son individualité intégralement libérée de tout fantôme dogmatique et de tout faux conformisme social et humain, créé par une plus fausse et répugnante morale devant laquelle seulement la peur et l’ignorance s’inclinent.

     

    Le Bien et le Mal, comme ils sont aujourd’hui valorisés par la foule et interprétés par le peuple et les dominateurs du peuple, sont de vides fantômes contre lesquels nous retournons, en pleine maturité de conscience, toute notre sacrilège irrévérence fortifiée d’implacable logique stirnérienne ainsi que du rire grondant, supérieur et serein du sage Zarathoustra.

     

    Sur les tables des nouvelles valeurs humaines nous sommes en train d’écrire avec notre sang - qui est le sang volcanique d’Antéchrists dionysiaques et innovateurs - un autre Bien et un autre Mal. (...)

     

    Finissons-en avec l’ignoble comédie de notre solidarité accordée seulement aux "innocents". Si les innocents la méritent, il y a des "coupables" qui la méritent encore plus que les innocents !

     

    "Coupable" doit être pour nous synonyme de meilleur.

     

    [Extrait de L’Adunata del Affrattar, 1922.]

     


    L’Expropriateur

    L’Expropriateur est la figure la plus belle et sans complexes que j’ai eu à rencontrer dans l’anarchisme. Il est celui qui n’attend rien. Il est celui qui n’a aucun autel sur lequel se sacrifier. Il glorifie la vie seule par la philosophie de l’’Action. Je l’ai connu un après-midi d’août éloigné alors que le soleil brodait dans l’or la nature verdoyante, parfumée et festive qui chantait une chanson joyeuse à la beauté païenne.
    Il m’a dit :

     

    j’ai toujours été un agité, un vagabond, un esprit indocile.

     

    J’ai étudié les hommes et leur esprit dans des livres et dans la réalité. J’ai constaté qu’ils étaient un mélange entre le comique, le vulgaire et le lâche. Ils m’ont rendu nauséabond. D’une part, de sinistres fantômes moraux, créés du mensonge et de l’hypocrisie qui règne. D’autre part, des animaux sacrificiels qui adorent avec fanatisme et lâcheté. Tel est le monde des hommes. Telle est l’humanité. Je ressens du dégoût pour ce monde, pour ces hommes, pour cette humanité. Les plébéiens et les bourgeois sont les mêmes. Ils se méritent bien les uns les autres. Le socialisme ne serait pas d’accord. Il a découvert les bons et les mauvais. Et pour détruire ces deux antagonismes, il a créé encore deux autres fantômes : l’Égalité et la Fraternité entre les humains…

     

    "Mais les hommes seront égaux sous l’Etat et libres sous le Socialisme… Le socialisme a renoncé à la Force, la Jeunesse, la Guerre ! Mais quand la bourgeoisie, ces mendiants spirituels, ne veut pas se voir égale à la plèbe, ces mendiants substantiels, alors même le socialisme pleurnicheur permet la guerre. Oui, même le socialisme permet de tuer et d’exproprier. Mais au nom d’un idéal d’égalité et de fraternité humaine… L’égalité et la fraternité sacrées qui commença avec Caïn et Abel !

     

    "Mais avec le socialisme et sa demi pensée ; on est demi-libre ; on vit nos vies à moitié ! Le socialisme est l’intolérance ; c’est l’impotence de la vie ; c’est la foi en la crainte. Je vais au-delà !

     

    "Le Socialisme trouve l’égalité bonne et l’inégalité mauvaise. Les esclaves bons et les tyrans mauvais. J’ai traversé le seuil du bon et du mauvais pour vivre ma vie intensément. Je vis aujourd’hui et je ne peux pas attendre demain. L’attente est pour le peuple et pour l’humanité, elle n’est donc pas mon affaire. L’avenir est le masque de la crainte. Le courage et la force n’ont aucun avenir pour la raison simple qu’ils sont eux-mêmes l’avenir qui prend le passé et le détruit.

     

    "La pureté de la Vie continue seulement avec la noblesse du courage qu’est la philosophie de l’action."

     

    J’observe : "la pureté de cette vie qui est la votre me semble avoisiner le crime !"

     

    Il répond : "le Crime est la synthèse la plus haute de la liberté et de la vie. Le monde moral est un monde de fantômes. Voici là des spectres et leurs ombres ; voici là l’Amour Idéal, universel, l’Avenir. Regarde, l’ombre des spectres : l’ignorance, la crainte et la lâcheté sont là. Obscurité profonde, peut-être éternelle. J’ai moi aussi vécu dans cette prison sombre et sale. Alors je me suis armé d’une torche sacrilège, mettant le feu aux fantômes et violant la nuit. Quand j’ai atteint les portes du bon et du mauvais, je les ai furieusement démolis et j’ai traversé leur seuil. La bourgeoisie m’a lancé son anathème moral, la cohue idiote sa malédiction morale.

     

    "Mais tous les deux sont l’humanité. Je suis un homme. L’humanité est mon ennemi. Elle veut m’étreindre dans ses mille vilaines tentacules. J’essaye de saisir tout ce qui me reste de mes alanguissements. Nous sommes en guerre. Tout ce que j’ai la force d’arracher est mien. Et je sacrifie tout ce qui est mien sur l’autel de ma vie et de ma liberté. Cette vie mienne que je sens palpiter parmi les flammes propulsives qui flambent dans mon cœur ; parmi l’agonie sauvage de mon être tout entier qui remplit mon esprit des bouleversements divins et crée les fanfares tonitruantes de guerre et les symphonies polyphoniques d’un plus haut et plus étrange amour inconnu, qui se répercute dans mon esprit. Cette vie qui remplit mes veines d’un sang vigoureux et vif qui étend les spasmes diaboliques d’exaltante expansion par tous les nerfs de mes muscles et ma chair ; les spasmes de cette vie mienne que j’entrevois à travers la vision affolée de mes rêves, désireux et dans le besoin d’un développement infini. Ma devise est : exproprier et bruler, en laissant toujours derrière les cris d’atrocité morale et en détruisant les troncs antiques derrière moi.

     

    "Quand les hommes ne possèdent plus la richesse morale - les seuls trésors vraiment inviolables - alors je jetterai mes brise-serrures. Quand il n’y aaura plus de fantômes dans le monde, alors je jetterai ma torche. Mais cet avenir est loin et peut ne viendra-t-il jamais ! Et je suis un enfant de cet avenir éloigné, tombé dans ce monde par le hasard, dont je salue la puissance."

     

    Voici donc ce que l’Expropriateur m’a dit en cet août éloigné alors que le soleil brodait dans l’or la nature verdoyante, parfumée et festive qui chantait une chanson joyeuse à la beauté païenne.

     

    Iconoclasta ! #10, Pistoia, 26 Novembre 1919.

     


    Faisons sauter la dernière arche !

    L’individualisme anarchiste tel que nous l’entendons - et je dis nous parce que pensent ainsi une poignée de camarades non négligeable - est ennemi de toute école et de tout parti, de toute morale religieuse ou dogmatique, de même que de toute sottise plus ou moins académique.

     

    Toute forme de discipline, de règle et de pédanterie, répugne à la noblesse sincère de notre moi, inquiet, vagabond et rebelle.

     

    Notre logique est de n’en avoir aucune. Notre idéal est la négation catégorique de tous les autres idéaux pour le triomphe maximum et suprême de la véritable vie réelle, instinctive, échevelée et joyeuse.

     

    Pour nous, la perfection n’est pas un songe, un idéal, une énigme, un mystère, un sphinx, mais une réalité gaillarde et puissante, lumineuse et palpitante. Tous les hommes sont parfaits en eux-mêmes. Seulement, il leur manque le courage héroïque de leur perfection. Du jour où l’homme a cru que la vie était un devoir, un apostolat, une mission, il a eu honte de sa propre puissance d’être vrai et, poursuivant des fantômes, il s’est renié lui-même et s’est éloigné du vrai. (...)

     

    Telle est la partie éthique de notre individualisme : ni mystique romantique, ni idéaliste monacal, ni moral, ni immoral, mais amoral, sauvage, furieux, guerrier, qui tient ses racines lumineuses voluptueusement affermies entre l’involucré phosphorescent de la nature païenne et son feuillage verdoyant, reposant, sur la bouche purpurine de la vie vierge.

     

    A toute forme de société qui voudrait imposer renoncement et douleur artificielle à notre Moi anarchiste et rebelle, assoiffé d’expansion libre et trépidante, nous répondrons avec un hurlement strident et sacrilège de dynamite.

     

    A tous ces démagogues de la politique et de la philosophie qui portent en leur poche un système tout fait, hypothéquant un lambeau d’avenir, nous répondons avec Bakounine : "Vous êtes des ânes et des impuissants" ; tout devoir qui nous sera imposé, nous le foulerons furieusement sous nos pieds sacrilèges.

     

    Tout noir fantôme qui sera dressé devant nos pupilles avides de lumière, nous l’éteindrons de nos mains profanatrices et libérées des préjugés.

     

    Nous, les fils rebelles de cette humanité pourrie qui a enchaîné les hommes dans la fange dogmatique des superstitions sociales, nous ne nous ferons pas faute de porter notre frémissant coup de maillet sur les maillons rouillés de l’odieuse chaîne.

     

    Nous sommes donc, individualistes anarchistes, pour la révolution sociale, mais à notre façon, s’entend.

     

    La révolte de l’individu contre la société ne date pas de la révolte des foules contre les gouvernements. Lorsque les foules subissent les gouvernements, végétant dans la paix sainte et honteuse de leur propre résignation, l’individu anarchiste se dresse contre la société, parce qu’entre elle et lui la guerre est éternelle et ne connaît pas de trêve, mais quand à un détour de l’histoire il croise la foule en révolte, il hisse son drapeau noir et, avec eux, lance sa dynamite.

     

    L’individualiste anarchiste s’avère dans la révolution sociale, non un démagogue, mais un élément démolisseur, non un apôtre, mais une force vive, agissante, destructrice...

     

    Toutes les révolutions passées se sont révélées, en fin de compte, bourgeoises et conservatrices. Celle qui illumine le rouge horizon de notre époque si magnifiquement tragique s’achèvera en un féroce humanisme socialiste. Nous, anarchistes individualistes, nous pénétrerons dans la révolution sociale incités par notre besoin exclusif d’incendier, d’exciter les esprits. Pour que ne soit pas une nouvelle révolution, comme dit Stirner, celle qui s’approche, mais quelque chose d’autrement puissant, d’orgueilleux, ne respectant rien, sans honte, sans conscience, un crime surgissant avec ses éclairs zébrant l’horizon, quelque chose devant qui, lourd de pressentiments, le ciel s’obscurcisse et se taise. Écoutez Ibsen : "Je ne connais qu’une révolution - qui fut vraiment radicale - je fais allusion au Déluge. C’est la seule révolution vraiment sérieuse. En fin de compte, le Diable y perdit alors tous ses droits ; vous savez que Noé prit la dictature. Refaisons cette révolution d’une façon plus complète. Mais voici qu’apparaissent les hommes et en même temps les orateurs. Vous donc préparez l’eau pour l’inondation. Je fournirai le baril qui fera sauter l’arche... "

     

    Ou, comme la dictature s’indique, hélas, inévitable dans la sombre révolution mondiale qui de l’Orient envoie ses livides éclairs sur notre fieffée pusillanimité, notre tâche ultime, à nous individualistes anarchistes, sera de faire sauter la dernière Arche à coups de bombes et le dernier dictateur à coups de Browning. La nouvelle société restaurée, nous retournerons en marge d’elle pour vivre notre vie dangereusement, notre vie de nobles criminels et d’audacieux pêcheurs !

     

    [Extrait de Il Libertario, 1919.]

     


    Hurlement de liberté au royaume des fantômes

    Le monde est une église pestifère et bourbeuse où tous sont tenus d’adorer une idole à la façon d’un fétiche et où s’élève un autel sur lequel ils doivent se sacrifier. Même ceux qui allumèrent le bûcher iconoclaste destiné à incendier la croix sur laquelle pendait, cloué, l’homme-dieu, même ceux-là n’ont pas encore compris ni l’appel de la vie ni le hurlement de la liberté.

     

    Après que le Christ, du fond de sa légende, eût craché sur la face de l’homme le plus sanglant des outrages en l’incitant à se renier pour s’approcher de Dieu - se présenta la Révolution française qui, ô féroce ironie, renouvela le même appel en proclamant les Droits de l’Homme.

     

    Selon le Christ et la Révolution française l’homme est imparfait. La croix du Christ symbolise la possibilité de devenir homme ; les "Droits de l’Homme" symbolisent absolument la même chose. Pour atteindre la véritable perfection, il importe, selon le premier, de se diviniser, pour les seconds de s’humaniser.

     

    Mais le Christ et la Révolution française sont d’accord pour proclamer l’imperfection de l’homme-individu, du Moi réel, en affirmant que c’est seulement à travers la réalisation de l’idéal que l’homme peut atteindre les cimes magiques de la perfection.

     

    Le Christ te dit : "Si tu gravis patiemment le calvaire désolé et t’y fais clouer sur la croix, devenant mon image, l’image de l’homme-dieu, tu seras une créature parfaite, digne de t’asseoir à la droite de mon père qui est dans le royaume des cieux." Et la Révolution française te dit : "J’ai proclamé les Droits de l’Homme ; si tu entres dévotement dans le cloître symbolique de l’humaine justice sociale, pour te sublimer et t’humaniser par la grâce des règles morales de la vie sociale, tu seras un citoyen et je t’octroierai tes droits et te proclamerai homme." Mais qui oserait jeter aux flammes la croix où pend, cloué, l’homme-dieu, et ces tables où sont gauchement gravés les droits de l’homme, afin de pouvoir planter sur la masse vierge et granitique de la libre force, l’axe épicentrique de sa propre vie - cet homme-là serait un impie et un malfaiteur que menaceraient les crocs sanglants de deux sinistres fantômes : le divin et l’humain.

     

    A droite, les flammes sulfureuses et sempiternelles de l’enfer qui punit le péché, à gauche le sourd grincement de la guillotine qui condamne le crime.

     

    Le progrès, la civilisation, la religion, l’idéal ont enserré la vie dans un cercle mortel où les fantômes les plus répugnants ont établi leur règne fétide.

     

    L’heure d’en finir est venue. Il faut rompre violemment le cercle et en sortir. Si les chimères des légendes divines ont terriblement influencé l’histoire humaine et si l’histoire humaine poursuit la mutilation de l’homme instinctif réel - eh bien ! nous, nous nous rebellons ! Ce n’est pas notre faute si des plaies symboliques du Christ ont giclé des gouttes purulentes sur le disque rouge de l’humanité pour y engendrer l’infecte pourriture civile qui proclama les Droits de l’Homme. Si les hommes veulent croupir dans les tanières systématiques de la putréfaction sociale (...), qu’ils s’en accommodent ! Nous ne ferons certes rien pour les libérer.

     

    Si je regarde autour de moi, j’ai envie de vomir. D’un côté, le savant en qui je dois croire pour ne pas être ignorant. De l’autre côté, le moraliste et le philosophe dont je dois accepter les commandements pour ne pas être une brute. Ensuite vient le Génie que je dois glorifier et le Héros devant lequel je dois m’incliner tout ému.

     

    Puis viennent le compagnon et l’ami, l’idéaliste et le matérialiste, l’athée et le croyant, et toute une autre infinité de singes définis et indéfinis qui m’accablent de leurs conseils et veulent, en fin de compte, me mettre sur la bonne voie. Parce que, bien entendu, le chemin que je suis est mauvais, comme sont mauvais ma pensée, mes idées, moi tout entier. "Je suis un homme qui s’est trompé". Ces pauvres insensés sont tous pénétrés de l’idée que la vie les a désignés pour être des pontifes, officiant sur l’autel des plus grandes missions, car l’humanité est appelée a de grands destins.

     

    Ces pauvres et compatissants animaux, trompés par des menteurs idéaux et transfigurés par la démence, n’ont jamais pu comprendre le miracle tragique et joyeux de la vie, pas plus qu’ils ne se sont jamais aperçus que l’humanité n’est nullement appelée à un grand destin.

     

    S’ils avaient compris quoi que ce soit de tout ce qui précède, ils auraient au moins appris que leurs soi-disant semblables n’ont aucune envie de se briser l’épine dorsale pour franchir l’abîme qui les sépare les uns des autres.

     

    Mais je suis qui je suis, peu importe le reste.

     

    Et les coassements de ces bavards multicolores ne servent qu’à égayer ma noble et personnelle sagesse.

     

    N’entendez-vous pas - ô singes apostoliques de l’humanité et du devenir social - ce vrombissement qui bruisse au-dessus de vos fantômes ?

     

    Écoutez, écoutez donc ! C’est mon ricanement qui s’élève et se répercute, furibond, dans les hauteurs.

     

    [Extrait de Vertice, 1921.]

    Renzo Novatore

     


    [1] Partido Socialisto Italiano

    [2] Parlement italien.

     


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  • Un an au pénitencier de Blackwell’s Island

    Par Emma Goldman (1893)


    Nous sommes en 1893, Emma a alors 24 ans et vient de rencontrer son nouveau compagnon Edward Brady, natif d’Autriche où il vient de purger une peine de 10 années de prison pour publication d’écrits illégaux. Son ancien amant Alexandre « Sasha » Berkman est lui même incarcéré pour avoir tenté d’assassiner un patron d’industrie l’année précédente, Henry Clay Frick (cf.index des nomsà la fin). Accusée « d’incitation à l’émeute » lors d’un discours prononcé à Union Square, Emma est arrêtée à Philadelphie puis extradée vers l’État de New York. La police lui propose, sans succès, de devenir indic pour éviter la prison. L’instruction se base sur les notes d’un agent de police, prétendument prises durant le meeting, alors que douze personnes présentes témoignèrent de l’impossibilité physique de prendre des notes à cause de la foule et qu’un expert déclara que l’écriture était bien trop régulière pour avoir été prise debout dans un endroit bondé. Un journaliste duWorld de New York témoigna en sa faveur mais ce fut sa perte. En effet, le lendemain du meeting, leWorld avait publié un article de ce même journaliste rendant compte du discours d’Emma à Union Square. Or, l’article avait été retouché et le propos du journaliste, complètement modifié, accusait Emma. Le journaliste n’osa pas témoigner contre son employeur en plein tribunal et son article fut suppléé à son témoignage. Contre l’avis de son avocat elle refusa de faire appel : la farce de son procès avait renforcé son opposition à l’État et elle ne voulait lui demander aucune faveur. Son avocat refusa alors d’être présent le jour du jugement. Le mêmeWorld qui lui avait joué un si mauvais tour lui proposa de publier le discours qu’elle avait préparé pour s’adresser au jury ; elle y consenti, sous réserve d’avoir accès aux épreuves avant le tirage. Emma ne fut pas autorisée à adresser le discours qu’elle avait préparé au tribunal mais l’édition spéciale duWorld sortit comme prévu juste après le verdict de la cour. Elle fut condamnée à un an de détention au pénitencier de Blackwell’s Island (littéralement : l’île du puits noir).


    C’était une magnifique journée d’octobre, claire et lumineuse. La barge se hâtait sur l’eau avec laquelle jouaient les reflets du soleil. J’étais accompagnée par plusieurs journalistes, qui me pressaient tous de leur accorder une entrevue. « Je voyage avec une escorte digne d’une reine, » remarquai-je de bonne humeur ; « jetez seulement un coup d’oeil à mes satrapes. » « Mais cette môme ne s’arrête donc jamais ! », répétait sans cesse un jeune reporteur, admiratif. Lorsque nous avons atteint l’île, j’ai dit adieu à mon escorte, les enjoignant de ne pas écrire plus de mensonges que nécessaire. Je leur ai crié gaiement que je les reverrai dans un an et j’ai suivi le shérif adjoint le long de la large allée de gravier bordée d’arbres qui conduisait à l’entrée de la prison. Arrivée là je me suis tournée vers la rivière, j’ai inspiré profondément une dernière bouffée d’air libre, et j’ai franchi le seuil de ma nouvelle demeure.


    Je fus appelée devant la surveillante-chef, une grande femme au visage stupide. Elle commença par s’enquérir de mes origines. « Quelle religion ? » fut sa première question. « Aucune, je suis athée... » « L’athéisme est interdit ici. Tu iras à l’église. » Je répondis que je ne ferais rien de la sorte. Je ne croyais en rien de ce que défendait l’Église et, n’étant pas une hypocrite, je n’assisterai pas aux offices. De plus, j’étais d’origine juive. Y avait-il une synagogue ? Elle répondit sèchement qu’il y avait des services pour les détenus juifs le samedi après-midi, mais comme j’étais l’unique prisonnière juive, elle ne pouvait pas me permettre d’aller seule parmi tant d’hommes.

    Après avoir pris un bain et revêtu l’uniforme des détenues je fus envoyée dans ma cellule et enfermée.

    Je savais d’après ce que Most m’avait raconté de Blackwell’s Island que la prison était vieille et humide, les cellules petites, sans eau ni lumière. J’étais donc préparée à ce qui m’attendait. Mais au moment où la porte fut verrouillée, j’ai commencé à éprouver une sensation de suffocation. Dans les ténèbres j’ai tâtonné à la recherche de quelque chose pour m’asseoir et mes mains ont rencontré étroit un bas-flanc de métal. Une fatigue extrême m’a soudain submergée et je me suis endormie immédiatement.

    Je pris conscience d’une vive brûlure dans les yeux, et je bondis, effrayée. Une lampe était tenue près des barreaux. « Qu’est-ce que c’est ? », ai-je crié, oubliant où je me trouvais. La lampe s’abaissa et je vis un visage maigre et ascétique qui me regardait fixement. Une voix douce m’a félicité de mon profond sommeil. C’était la matonne du soir qui faisait sa ronde régulière. Elle me dit de me déshabiller et me laissa.

    Mais je ne pus trouver à nouveau le sommeil cette nuit-là. La sensation irritante de la couverture rugueuse, les ombres rampantes de l’autre côté des barreaux, me gardèrent éveillée jusqu’à ce que le son d’un gong me mette à nouveau sur pied. Les cellules furent déverrouillées, les portes violemment ouvertes. Des silhouettes rayées bleues et blanches s’en extirpèrent, formant automatiquement une ligne dans laquelle je pris place moi-même. Il y eut un commandement : « En avant, marche ! », et la ligne commença à se déplacer le long du corridor, descendant les escaliers vers un recoin contenant des lavabos et des serviettes. Il y eut à nouveau un commandement : « Lavez-vous ! » et tout le monde se mit à réclamer bruyamment une serviette, déjà sale et humide. À peine avais-je eu le temps de m’asperger d’eau les mains et le visage, sans même avoir pu m’essuyer, que l’ordre de retour fut donné.

    Vint ensuite le petit déjeuner : une tranche de pain et une tasse en fer blanc remplie d’eau chaude brunâtre. Puis à nouveau la ligne fut formée, et l’humanité rayée fut divisée en sections et envoyée vers ses tâches quotidiennes. Avec d’autres femmes, je fus emmenée à l’atelier de couture.

    La procédure de formation de la ligne - « En avant, marche ! » - était répétée trois fois par jours, sept jours par semaine. Après chaque repas, dix minutes étaient accordées pour parler. Ces êtres refoulés déversaient alors un torrent de mots. Chaque précieuse seconde augmentait le rugissement des sons ; et soudain, le silence.

    L’atelier de couture était vaste et lumineux, le soleil entrant souvent par les hautes fenêtres, ses rayons intensifiant la blancheur des murs et la monotonie des uniformes réglementaires. Sous cette lumière crue les silhouettes vêtues de pantalons trop larges et d’habits rudes et sans grâce paraissaient plus hideuses encore. Pourtant, l’atelier était un soulagement bienvenu après la cellule. La mienne, située au rez-de-chaussée, était grise et humide même en pleine journée ; les cellules des étages supérieurs étaient un peu plus lumineuses. Contre les barreaux de la porte, on pouvait même lire à l’aide de la lumière venant des fenêtres du corridor.

    Le verrouillage des portes pour la nuit était la plus terrible expérience de la journée. Les détenues défilaient le long des cellules, formant la ligne habituelle. En atteignant sa cellule, chacune quittait la ligne, pénétrait dedans et, les mains sur la porte de fer, attendait le commandement. Retentissait alors l’ordre « Fermez ! » et avec fracas les soixante-dix portes se fermaient, chaque prisonnière s’enfermant automatiquement elle-même. Plus déchirant encore était l’avilissement quotidien d’être obligée de marcher au pas cadencé jusqu’à la rivière, transportant le seau d’excréments accumulés durant vingt-quatre heures.

    Je fus nommée responsable de l’atelier de couture. Ma tâche consistait à couper les habits et à préparer le travail pour les deux douzaines de femmes employées là. En plus de cela je devais tenir les comptes du matériel entrant et des paquets sortants. J’accueillis tout ce travail avec joie. Cela m’aidait à oublier l’existence sinistre au sein de la prison. Mais les soirées étaient une torture. Durant les premières semaines je tombais endormie aussitôt que ma tête touchait l’oreiller. Mais bientôt, toutefois, les nuits me trouvèrent agitée sans répit, recherchant en vain le sommeil. Quelles nuits épouvantables ! Même si j’obtenais les deux mois ordinaires de commutation de peine, j’en avais encore près de deux cent quatre-vingt dix à affronter. Deux cent quatre-vingt dix nuits - et Sasha ? Souvent, étendue dans les ténèbres de ma cellule, je comptais mentalement le nombre de jours et de nuits qu’il avait encore devant lui. Même s’il pouvait sortir après sa première sentence de sept ans, il lui resterait encore plus de vingt-cinq mille nuits ! Je fus terrorisée à l’idée que Sasha pourrait ne pas y survivre. Je sentais qu’il n’y avait rien de tel pour mener les gens à la folie que les nuits d’insomnie passées en prison. Mieux valait encore la mort, pensai-je. La mort ? Frick n’était pas mort, et la jeunesse magnifique de Sasha, sa vie, les choses qu’il aurait pu accomplir - tout cela avait été sacrifié - peut-être pour rien. Mais l’Attentat [1] de Shasha fut-il commit en vain ? Ma foi révolutionnaire n’était-elle qu’un simple écho de ce que les autres m’avaient dit ou enseigné ? « Non, pas en vain ! » insistait quelque chose en moi. « Aucun sacrifice n’est perdu pour un grand idéal. »

    Un jour la surveillante-chef vint me dire que j’allais devoir obtenir de meilleurs résultats de la part des femmes. Elles ne produisaient pas autant, me dit-elle, que sous la conduite de la prisonnière qui avait eu la responsabilité de l’atelier de couture avant moi. Je fus indignée à la suggestion de devenir un tyran. C’était parce que je haïssais les esclaves autant que leurs maîtres, informais-je la matonne, que j’avais été envoyée en prison. Je me considérais moi-même comme étant une des détenues, et non pas leur supérieure. J’étais déterminée à ne pas faire quoi que ce soit qui renierait mes idéaux. Je préférais la punition. Une des méthodes utilisées pour traiter les offenseurs consistait à les placer dans un coin face à un tableau noir, les contraignant à rester quatre heures dans cette position, constamment sous le regard vigilant d’une matonne. Cela me semblait insultant et mesquin. Aussi, je décidai que si l’on m’imposait une telle indignité, j’augmenterais mon offense et serais envoyée au cachot. Mais les jours passèrent et je ne fus pas punie.

    En prison, les nouvelles voyagent avec une rapidité surprenante. Avant vingt-quatre heures toutes les femmes surent que j’avais refusé d’agir comme une esclavagiste. Elles n’avaient pas été méchantes avec moi, mais elles étaient restées distantes. On leur avait dit que j’étais une terrible « anarchiste » et que je ne croyais pas en Dieu. Elles ne m’avaient jamais vue à l’église et je ne prenais pas part à leur dix minutes d’effusion de paroles. À leurs yeux j’étais une marginale, une freak. Mais quand elles apprirent que j’avais refusé de jouer au boss avec elles, leur réserve disparut. Le dimanche, après la messe, les cellules étaient ouvertes pendant une heure pour permettre aux femmes de se rendre visite. Le dimanche suivant je reçus la visite de toutes les détenues de mon étage. Elles sentaient que j’étais leur amie, m’assurèrent-elles, et elles feraient n’importe quoi pour moi. Les filles travaillant à la blanchisserie me proposèrent de laver mes habits, d’autres de repriser mes chaussettes. Chacune d’elles était anxieuse de pouvoir me rendre un service. Je fus profondément émue. Ces pauvres créatures étaient tellement assoiffées de tendresse, que la moindre manifestation de gentillesse leur paraissait énorme. Après ce jour, elles vinrent souvent me voir pour partager avec moi leurs problèmes, leur haine de la surveillante chef, ou leurs confidences à propos de leur engouement pour les prisonniers masculins. Leur ingéniosité à continuer de flirter juste sous les yeux des gardes était étonnante.

    Les trois semaines passées aux Tombeaux [2] m’avaient apporté des preuves suffisantes que l’assertion révolutionnaire, selon laquelle le crime est le résultat de la pauvreté, était basée sur des faits réels. La plupart des accusés qui attendaient leur procès venaient de la plus basse couche de la société, des hommes et des femmes sans amis, souvent même sans logis. C’étaient des créatures malheureuses, ignorantes, mais toujours remplies d’espoir parce qu’elles n’avaient pas encore été condamnées. Au pénitencier, le désespoir possédait pratiquement tous les prisonniers et les prisonnières. Cela aider à réveiller les ténèbres mentales, la peur et la superstition qui les maintenaient en esclavage. Parmi les soixante-dix prisonnières, il n’y en avait pas plus d’une demi-douzaine qui montrait encore quelque discernement. Les autres n’étaient que des réprouvées sans la moindre conscience sociale. Leurs malheurs personnels remplissaient leurs pensées ; elles ne pouvaient pas comprendre qu’elles étaient des victimes, des maillons dans une chaîne infinie d’inégalités et d’injustices. Depuis leur enfance elles n’avaient rien connu d’autre que la pauvreté, la misère, le besoin, et les mêmes conditions les attendaient après leur libération. Pourtant elles étaient toujours capables de sympathie et de dévouement, d’impulsions généreuses. J’eus bientôt l’occasion de m’en rendre compte par moi-même lorsque je tombai malade.

    L’humidité de ma cellule et le froid des derniers jours de décembre avaient déclenché une attaque de mon vieux mal, les rhumatismes. Pendant des jours la surveillante-chef s’opposa à ce que je sois transférée à l’hôpital, mais elle fut finalement obligée de se soumettre aux ordres du médecin de visite.

    Le pénitencier de Blackwell’s Island supportait bien l’absence d’un médecin « permanent ». Les détenues recevaient l’assistance médicale du Charity Hospital, qui se trouvait non loin. Le personnel de cet institut comportait des étudiants en stages de six semaines, ce qui entraînait de fréquents changements dans l’équipe. Ils étaient supervisés directement par un médecin de visite de la ville de New-York, le Dr. White, un homme agréable et humain. Le traitement donné aux prisonnières était aussi bon que celui que pouvaient recevoir les patientes de n’importe quel hôpital new-yorkais.

    L’infirmerie du pénitencier était la pièce la plus grande et la plus claire de tout le bâtiment. Ses fenêtres spacieuses donnaient sur une vaste pelouse en face de la prison et, plus loin, sur l’East River. Quand il faisait beau le soleil entrait généreusement. Un mois de repos, la gentillesse du médecin, et l’attention touchante de mes camarades prisonnières me soulagèrent de ma douleur et me permirent de me remettre.

    Durant l’une de ses visites, le Dr. White décrocha la carton suspendu au pied de mon lit sur lequel étaient notés mon crime et mon curriculum vitae. « Incitation à l’émeute, » lut-il. « Balivernes ! Je crois que vous ne seriez même pas capable de faire du mal à une mouche. Quelle belle émeutière vous feriez ! » plaisanta-t-il avant de me demander si ça ne me plairait pas de rester à l’infirmerie pour m’occuper des malades. « Bien sûr, ça me plairait, » répondis-je, « mais je ne connais rien au métier d’infirmière. » Il m’assura que personne non plus dans toute la prison. Il avait plusieurs fois essayé de persuader la ville de nommer une infirmière professionnelle comme responsable du service, mais il n’avait pas réussi. Pour les opérations et les cas graves il devait faire venir une infirmière du Charity Hospital. Je pourrais facilement apprendre les choses élémentaires pour m’occuper des malades. Il m’apprendrait à prendre le pouls et la température et à accomplir des soins similaires. Il irait parler au directeur de la prison et à la surveillante-chef si j’acceptais de rester.

    J’ai rapidement commencé mon nouveau travail. L’infirmerie contenait seize lits, la plupart d’entre eux toujours occupés. Les différents cas étaient traités dans la même salle, des graves opérations aux tuberculoses, en passant par les pneumonies ou les accouchements. Mes journées étaient longues et épuisantes, les gémissements des patientes angoissants ; mais j’aimais mon travail. Il me donnait l’occasion de me rapprocher des malades et d’apporter un peu de gaieté dans leurs vies. Ma situation était tellement plus enviable que la leur : j’avais un amant et des amies, je recevais pleins de lettres et Ed m’envoyait des messages journaliers. Des anarchistes autrichiens, qui tenaient un restaurant, m’envoyaient des déjeuners tous les jours, qu’Ed apportait lui-même au bateau. Fedya me fournissait en fruits et en sucreries chaque semaine. J’avais tant de choses à donner ; c’était une joie de partager avec mes soeurs qui n’avaient ni amis ni attention. Il y avait quelques exceptions, bien sûr ; mais la majorité n’avait rien. Elles n’avaient jamais rien eu avant et elles n’auraient rien lorsqu’elles seraient libérées. Elles étaient les réprouvées, les laissées pour compte, abandonnées sur le tas de fumier de la société.

    J’eus petit à petit l’entière responsabilité de l’infirmerie, une partie de mes devoirs étant de diviser les rations spéciales accordées aux prisonnières malades. Ces rations consistaient en un litre de lait, une tasse de bouillon de boeuf, deux oeufs, deux biscuits, et deux morceaux de sucre pour chaque invalide. En plusieurs occasions le lait et les oeufs manquaient et je signalai le problème à l’une des matonnes de jour. Plus tard elle m’informa que la surveillante-chef avait dit que ce n’était pas un problème, et que certaines patientes étaient assez fortes pour se passer de leurs rations spéciales. J’avais eu des occasions considérables d’étudier cette surveillante-chef, qui détestait toutes celles qui n’étaient pas anglo-saxonnes. Ses cibles préférées étaient les Irlandaises et les Juives, qu’elle discriminait habituellement. Je n’étais donc pas surprise de recevoir un tel message de sa part.

    Quelques jours plus tard la prisonnière qui apportait les rations pour l’hôpital me dit que les portions manquantes avaient été données par la surveillante-chef à deux prisonnières noires. Cela non plus ne me surpris pas. Je savais qu’elle avait une attirance particulière pour les détenues noires. Elle les punissait rarement et leur accordait souvent des privilèges inhabituels. En échange, ses favorites épiaient les autres prisonnières, même celles de leur propre couleur qui étaient trop honnêtes pour se laisser acheter. Je n’eus moi-même jamais aucun préjugé à l’encontre des gens de couleur ; en fait, je ressentais une profonde souffrance pour eux parce qu’ils étaient traités comme des esclaves aux États-Unis. Mais je haïssais la discrimination. L’idée que des gens malades, blancs ou noirs, puissent être privés de leurs rations pour nourrir des personnes en bonne santé outrageait mon sens de la justice, mais je restai impuissante face à ce problème.

    Après mon premier conflit avec cette femme, elle m’avait laissé particulièrement tranquille. Une fois elle devint folle de rage parce que je refusais de traduire une lettre écrite en russe qui était arrivée pour l’une des prisonnières. Elle m’avait appelée dans son bureau pour que je lise la lettre et que je lui en dise le contenu. Lorsque je vis que la lettre ne m’était pas adressée, je l’informais que je n’étais pas employée comme traductrice par la prison. C’était déjà suffisamment mauvais de la part du personnel carcéral de fouiner dans le courrier personnel d’êtres humains impuissants ; je n’y participerais pas. Elle répondit que c’était stupide de ma part de ne pas tirer avantage de son bon vouloir. Elle pouvait me renvoyer dans ma cellule, me priver de ma commutation de peine pour bonne conduite, et faire en sorte que le reste de mon séjour devienne un enfer. Je lui répondis qu’elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait, mais que je ne lirais jamais les lettres personnelles de mes malheureuses soeurs, et que je les lui traduirais encore moins.

    Puis vint le problème des rations manquantes. Les malades commencèrent à suspecter qu’elles n’avaient pas leur part entière et elles se plaignirent au docteur. Confronter à une question directe de sa part, je dus lui dire la vérité. Je n’ai jamais su ce qu’il avait dit à la matonne, mais les rations arrivèrent à nouveau entières. Deux jours plus tard je fus appelée en bas et enfermée au cachot.

    J’avais vu à plusieurs reprises les effets du cachot sur d’autres prisonnières. Une détenue y avait été enfermée pendant vingt-huit jours, au pain et à l’eau, alors que les règlements interdisaient tout séjour de plus de quarante-huit heures. À sa sortie, elle avait du être transportée sur une civière ; ses mains et ses jambes étaient enflées, son corps couvert de plaques. Les descriptions que m’en avaient fait la pauvre créature et d’autres infortunées me rendaient malade. Mais rien de ce que j’avais entendu n’était comparable avec la réalité. La cellule était nue ; on devait s’asseoir ou se coucher sur le dur sol de pierre. L’humidité des murs faisait du cachot un endroit épouvantable. Pire encore était l’absence totale d’air et de lumière, les ténèbres impénétrables, tellement épaisses qu’on ne pouvait même pas deviner sa main levée devant sa figure. J’eus la sensation de sombrer dans une fosse dévorante. Je pensais à la description de Most : « L’Inquisition Espagnole renaît en Amérique ». Il n’avait pas exagéré.

    Après que la porte se fut refermée sur moi, je restai debout, redoutant l’idée de m’asseoir ou de m’adosser au mur. Puis je tâtonnai vers la porte. Petit à petit l’obscurité perdit de sa densité. Je saisis un son faible qui approchait lentement ; j’entendis une clé tourner dans la serrure. Une matonne apparut. Je reconnu Miss Johnson, celle qui m’avait effrayée à mon réveil lors de ma première nuit au pénitencier. J’en étais venue à connaître et à apprécier sa belle personnalité. Sa gentillesse envers les prisonnières était l’unique rayon de soleil dans leur existence terne. Elle m’avait prise en affection pratiquement dès le début, et elle m’avait à plusieurs reprises démontré son attention de manière détournée. Souvent la nuit, quand tout le monde était endormi, et que le calme était tombé sur la prison, Miss Johnson entrait dans l’infirmerie, posait ma tête sur ses genoux, et caressait tendrement mes cheveux. Elle me racontait les nouvelles parues dans les journaux pour me distraire et elle essayait d’égayer mon humeur maussade. Je savais que j’avais trouvé une amie chez cette femme, qui était elle-même une âme seule, n’ayant jamais connu l’amour d’un homme ou d’un enfant.

    Elle entra dans le cachot en portant une chaise pliante et une couverture. « Tu peux t’asseoir là-dessus », dit-elle, « et t’enrouler là-dedans. Je laisserai la porte entrouverte pour laisser passer un peu d’air. Plus tard, je t’apporterai du café chaud. Cela t’aidera à passer la nuit. » Elle me raconta combien c’était douloureux pour elle de voir des prisonnières enfermées dans ce trou effrayant, mais qu’elle ne pouvait rien faire parce qu’on ne pouvait pas faire confiance à la plupart d’entre elles. Elle était persuadée qu’avec moi, c’était différent.

    À cinq heures du matin mon amie dut récupérer la chaise et la couverture et verrouiller la porte. Je ne me sentais plus oppressée par le cachot. L’humanité de Miss Johnson avait dissipé l’obscurité.

    Lorsqu’on me sortit du cachot et qu’on me renvoya à l’infirmerie, il était pratiquement midi. Je repris mes devoirs. Plus tard j’appris que le Dr. White m’avait demandée, et, ayant été informé que j’étais punie, il avait catégoriquement demandé ma libération.

    Aucune visite n’était autorisée avant qu’ait été accompli un mois de peine. Depuis mon incarcération j’avais attendu Ed avec impatience, bien qu’en même temps je redoutais sa venue. Je me souvenais de ma terrible visite avec Sasha, au pénitencier de Pennsylvanie. Mais ce ne fut pas si épouvantable à Blackwell’s Island. J’ai retrouvé Ed dans une salle où d’autres prisonniers recevaient les amis et la famille qui venaient les voir. Il n’y avait pas de garde entre nous. Les autres détenues était tellement absorbées avec leurs propres visiteuses que personne ne fit attention à nous. Pourtant nous nous sentions contraints. Les mains jointes, nous avons parlé de choses générales.

    Ma seconde visite eut lieu dans l’infirmerie. Miss Johnson étant de garde, elle plaça avec prévenance un paravent pour nous soustraire à la vue des autres patientes, et resta elle-même à distance. Ed me prit dans ses bras. C’était une extase de sentir à nouveau la chaleur de son corps, d’entendre battre son coeur, de s’accrocher avidement à ses lèvres. Mais son départ me laissa dans un violent tumulte émotionnel, dévorée d’un besoin passionnel de la présence de mon amant. Le jour durant j’essayais de calmer le désir brûlant qui déferlait dans mes veines, mais la nuit venue la passion s’empara de moi. Je finis par trouver le sommeil, un sommeil agité, perturbé par des rêves et des images des nuits enivrantes passées avec Ed. C’était un supplice trop épuisant. Je fus contente lorsqu’il amena Fedya et d’autres amis avec lui.

    Une fois Ed vint accompagné par Voltairine de Cleyre. Elle avait été invitée à New York par des amies pour parler à un meeting organisé en ma faveur. Lorsque je lui avais rendu visite à Philadelphie, elle était trop malade pour pouvoir discuter. Je fus heureuse de cette possibilité de devenir désormais plus proche d’elle. Nous avons parlé des choses les plus chères à nos coeurs - Sasha, le mouvement. Voltairine promit, à ma libération, de se joindre à moi dans un nouvel effort en faveur de Sasha. En attendant elle m’assura qu’elle lui écrirait. Ed aussi était en contact avec lui.

    Mes visiteurs et visiteuses étaient toujours envoyés à l’infirmerie. Je fus donc surprise d’être un jour appelée dans le bureau du Directeur pour voir quelqu’un. Il s’agissait de John Swinton et sa femme. Swinton était une célébrité nationale ; il avait travaillé avec les abolitionnistes et s’était battu pendant la Guerre Civile. En tant qu’éditeur en chef du New York Sun il avait plaidé en faveur des réfugiés Européens qui venaient chercher asile aux États-Unis. Il était l’ami et le conseiller de jeunes aspirants littéraires, et avait été un des premiers à défendre Walt Whitman contre les jugements erronés des puristes. Grand, droit, avec un beau visage, John Swinton était un personnage impressionnant.

    Il me salua chaleureusement, me faisant remarquer qu’il était justement en train de dire au Directeur Pillsbury qu’il avait lui-même fait, pendant les jours de l’abolition, des discours plus violents que tout ce que j’avais pu dire à Union Square. Et il n’avait pas été arrêté pour autant. Il avait dit au Directeur qu’il devrait avoir honte de garder enfermée « une petite fille comme ça ». « Et que pensez-vous qu’il a répondu ? Il a répondu qu’il n’avait pas le choix, qu’il ne faisait que son devoir. Tous les faibles disent ça, des lâches qui rejettent toujours la faute sur les autres. » Juste à ce moment le Directeur s’approcha de nous. Il assura Swinton que j’étais une prisonnière modèle et que j’étais devenue une infirmière efficace en très peu de temps. En fait, je travaillais si bien qu’il aurait voulu que l’on m’ait condamnée pour cinq ans. « Qu’elle générosité, n’est-ce pas ? », rigola Swinton. « Peut-être lui donnerez-vous un travail payé lorsqu’elle aura purgé sa peine ? » « Assurément », répondis Pillsbury. « Hé bien, vous seriez bien stupide. Ne savez-vous donc pas qu’elle ne croit pas en la prison ? Aussi sûr que vous êtes vivant, elle les laisserait toutes s’échapper, et qu’adviendrait-il alors de vous ? » Le pauvre homme était embarrassé, mais il se joignit à la rigolade. Avant que mon visiteur prenne congé, il se tourna une fois de plus vers le Directeur, l’avertissant de « prendre bien soin de sa jeune amie », sans quoi il « ferait éclater tout cela au grand jour ».

    La visite des Swinton changea complètement l’attitude de la surveillante-chef envers moi. Si le Directeur avait toujours été assez décent avec moi, elle commença à me couvrir de privilèges : de la nourriture de sa propre table, des fruits, du café, et des ballades sur l’île. Je refusai toutes ces faveurs à l’exception des balades ; c’était ma première opportunité en six mois d’aller à l’air libre et d’inhaler l’air printanier sans barreau d’acier pour y mettre un frein.

    En Mars 1894 nous avons reçu un grand afflux de prisonnières. C’était pratiquement toutes des prostituées ramassées pendant les rafles récentes. La ville avait été frappée d’une nouvelle croisade contre le vice. Le Comité Lexow, avec à sa tête le Révérend Parkhurst, maniait le balai qui devait nettoyer New York de ce fléau affreux. Les hommes trouvés dans les maisons closes étaient automatiquement relâchés, mais les femmes étaient arrêtées, condamnées et envoyées à Blackwell’s Island.

    La plupart de ces malheureuses arrivaient dans des conditions déplorables. Elles étaient soudainement privées des narcotiques qu’elles utilisaient pratiquement toutes habituellement. La vue de leur souffrance était poignante. Avec une force de géantes les frêles créatures secouaient les barreaux de fer, juraient et hurlaient pour demander de la drogue et des cigarettes. Puis elles tombaient au sol, exténuées, gémissant pitoyablement tout au long de la nuit.

    La misère de ces pauvres créatures me rappela ma propre lutte pour me passer de l’effet apaisant des cigarettes. Mis à part durant mes dix semaines de maladie à Rochester, j’avais fumé pendant des années, parfois jusqu’à quarante cigarettes par jour. Lorsque nous avions des problèmes d’argent, et qu’il fallait choisir entre du pain ou des cigarettes, nous nous décidions généralement pour ces dernières. Nous ne pouvions tout simplement pas tenir très longtemps sans fumer. Être coupée de cette habitude en arrivant au pénitencier fut pour moi une torture presque au-delà de mes forces. Les nuits dans la cellule devinrent doublement atroces. Le seul moyen d’obtenir du tabac en prison passait par la corruption. Mais je savais que si une des détenues était attrapée en m’apportant des cigarettes, elle serait punie. Je ne pouvais les exposer à ce risque. Priser du tabac était autorisé, mais je n’ai jamais pu m’y habituer. Il n’y avait rien à faire à part s’adapter à la privation. J’eus la force de résister et j’oubliais ma dépendance en me plongeant dans la lecture.

    Il n’en était pas de même pour les nouvelles arrivantes. À partir du moment où elles apprirent que j’étais responsable de la pharmacie, elle m’ont poursuivie avec des offres d’argent ; pire encore, avec de pitoyables appels à mon humanité. « Juste une bouffée de dope, pour l’amour de Dieu ! ». Je m’insurgeais contre l’hypocrisie chrétienne qui permettait aux hommes de s’en aller librement et qui envoyait les pauvres femmes en prison pour avoir accédé aux demandes sexuelles de ces mêmes hommes. Priver soudainement les victimes des narcotiques qu’elles avaient utilisés pendant des années me paraissait impitoyable. Je leur aurais volontiers donné ce dont elles avaient si terriblement besoin. Ce ne fut pas la peur de la punition qui m’empêcha de leur apporter un peu de soulagement ; c’était la confiance que le Dr. White avait en moi. Il m’avait fait confiance avec les médicaments, il avait été gentil et généreux - je ne pouvais pas le trahir. Les cris des femmes me déroutèrent, m’affaiblirent durant des journées entières, mais je m’en suis tenue à mes responsabilités.

    Un jour une jeune Irlandaise fut amenée à l’hôpital pour une opération. Vu la gravité du cas, le Dr. White fit appel à deux infirmières diplômées. L’opération dura jusqu’à tard dans la soirée, puis la patiente fut laissée sous ma garde. Les effets de l’éther l’avait rendue vraiment malade ; elle vomit violemment, et arracha les points de suture de sa plaie, ce qui provoqua une hémorragie sévère. J’envoyai un appelle urgent au Charity Hospital. Il me sembla que des heures s’écoulèrent avant que le docteur et son équipe arrivent. Il n’y avait pas d’infirmières cette fois-ci et je dus prendre leur place.

    La journée avait été inhabituellement dure, et j’avais eu très peu de sommeil. J’étais épuisée et je devais me tenir à la table d’opération avec la main gauche pendant qu’avec celle de droite je passais les instruments et les éponges. La table d’opération céda soudain et mon bras fut attrapé. J’ai hurlé de douleur. Le Dr. White était tellement absorbé dans ses manipulations que pendant un instant il ne réalisa pas ce qui s’était passé. Quand il releva enfin la table et que mon bras fut ressorti, on aurait dit que chaque os en avait été brisé. La douleur était insoutenable et il ordonna une piqûre de morphine. « On s’occupera du bras plus tard. L’opération d’abord ». « Non, pas de morphine, » suppliais-je. Je me souvenais encore de l’effet qu’avait eu la morphine sur moi quand le Dr. Julius Hoffman m’en avait donné une dose contre l’insomnie. Cela m’avait fait dormir, mais au cours de la nuit j’avais essayé de me jeter par la fenêtre, et il avait fallu toute la force de Sasha pour me retenir. La morphine m’avait rendue folle, et il était désormais hors de question que j’en prenne.

    L’un des médecins me donna quelque chose qui eut un effet calmant. Après que la patiente opérée eut été transportée dans son lit, le Dr. White examina mon bras. « Vous êtes délicate et rondelette, » dit-il, « ça a sauvé vos os. Rien n’a été cassé - juste un petit peu aplati ». Il mit une attelle à mon bras. Le docteur voulait que j’aille au lit, mais il n’y avait personne d’autre pour veiller au chevet de la patiente. C’était peut-être sa dernière nuit : ses tissus étaient tellement infectés que les points ne tiendraient pas, et une autre hémorragie s’avérerait fatale. Je décidai de rester à son côté. Je savais que je n’arriverai pas dormir avec un cas aussi sérieux que celui-ci.

    J’ai assisté toute la nuit à sa lutte pour la vie et, au matin, j’ai envoyé chercher un prêtre. Tout le monde fut surpris de mon acte, particulièrement la surveillante-chef. Comment pouvais-je, moi une athée, faire une chose pareille, se demanda-t-elle, et choisir un prêtre, par dessus le marché ! J’avais refusé de voir les missionnaires aussi bien que le rabbin. Elle avait remarqué que j’avais sympathisé avec les deux soeurs catholiques qui nous rendaient souvent visite le dimanche. Je leur avais même préparé du café. Ne pensais-je pas que l’Église catholique avait toujours été l’ennemie du progrès et qu’elle avait persécuté et torturé les Juifs ? Comment pouvais-je être si inconséquente ? Je lui ai assuré que je pensais bien sûr tout cela. J’étais tout autant opposée aux Catholiques qu’aux autres Églises. Je les considérais toutes identiques, ennemies du peuple. Elles prêchaient la soumission, et leur Dieu était le Dieu des riches et des puissants. Je haïssais leur Dieu et jamais je ne ferai la paix avec lui. Mais si je pouvais croire à une religion parmi toutes, je préférerais l’Église catholique. « Elle est moins hypocrite, » lui ai-je dis ; « elle tient compte des fragilités humaines et possède un sens de la beauté ». Les soeurs catholiques et le prêtre n’avaient jamais essayé de prêcher avec moi comme l’avaient fait les missionnaires, le pasteur, et le rabbin vulgaire. Ils avaient laissé mon âme à son propre destin ; ils m’avaient parlé de choses humaines, spécialement le prêtre, qui était un homme cultivé. Ma pauvre patiente était parvenue à la fin d’une vie qui avait été trop dure pour elle. Le prêtre lui donnerait peut-être quelques moments de paix et de gentillesse ; pourquoi est-ce que je n’aurais pas dû faire appel à lui ? Mais la matonne était trop bornée pour suivre mon raisonnement ou comprendre mes motifs. Je demeurais pour elle une « fille bizarre ».

    Avant de mourir, ma patiente me demanda de la disposer pour la mort. J’avais été plus gentille avec elle, me dit-elle, que sa propre mère. Elle voulait savoir que ce seraient mes mains qui la prépareraient pour son dernier voyage. Je la ferais belle ; elle voulait être belle pour rencontrer la Mère Marie et le Seigneur Jésus. Cela demanda peu d’efforts de la rendre aussi jolie une fois morte qu’elle l’avait été en vie. Ses boucles noires rendaient son visage d’albâtre plus délicat que toutes les méthodes artificielles qu’elle avait utilisé pour rehausser sa beauté. Ses yeux lumineux étaient maintenant clos ; je les avais fermés de ma propre main. Mais ses sourcils ciselés et ses longs cils noirs rappelaient l’éclat qui avait été le sien. Comme elle avait dû fasciner les hommes ! Et eux l’avaient détruite. Elle était désormais hors de leur atteinte. La mort avait atténué ses souffrances. Elle paraissait maintenant sereine dans sa blancheur de marbre.

    Au moment des fêtes juives, je fus de nouveau appelée dans le bureau du Directeur. Ma grand-mère m’y attendait. Elle avait supplié Ed à plusieurs reprises pour qu’il l’emmène avec lui, mais il avait refusé afin de lui éviter cette expérience douloureuse. Mais rien ne pouvait arrêter cet être dévoué. Avec le peu d’anglais qu’elle baragouinait elle s’était fait son chemin jusqu’au Commissaire des Peines, s’était procuré un laisser-passer, et était venue jusqu’au pénitencier. Elle me tendit un grand torchon blanc contenant du matzoth, du poisson gefüllte, et un gâteau de l’Est préparé de sa main. Elle essaya d’expliquer au Directeur quelle bonne fille juive était sa Chavele ; en fait, meilleure que n’importe quelle femme de rabbin, parce qu’elle donnait tout aux pauvres. Elle était terriblement nerveuse quand vint le moment du départ, et j’essayai de l’apaiser, la suppliant de ne pas craquer devant le Directeur. Elle sécha bravement ses larmes et sortit en marchant droite et fière, mais je savais qu’elle pleurerait amèrement aussitôt qu’elle serait hors de vue. Sans doute prierait-elle son Dieu pour sa Chavele.

    Le mois de juin vit plusieurs prisonnières quitter l’infirmerie. Quelques lits seulement restaient occupés. Pour la première fois depuis que j’étais entrée à l’hôpital j’eus quelque temps libre, et j’en profitais pour lire plus souvent. J’avais accumulé une bibliothèque conséquente. John Swinton m’avait envoyé plusieurs livres, ce que firent aussi d’autres amis, mais la plupart d’entre eux venaient de Justus Schwab. Il n’était jamais venu me voir ; il avait demandé à Ed de me dire qu’il lui était impossible de venir me rendre visite. Il haïssait tant la prison qu’il ne serait pas capable de me laisser derrière les barreaux. S’il venait il serait tenté d’utiliser la force pour me ramener avec lui, et cela ne ferait que causer des problèmes. À la place il m’envoyait des piles de livres. Walt Whitman, Emerson, Thoreau, Hawthorne, Spencer, John Stuart Mill, et plusieurs autres auteurs Anglais et Américains que j’appris à connaître et à aimer grâce à l’amitié de Justus. Au même moment d’autres auteurs vinrent à s’intéresser à mon salut - des spiritualistes et des rédempteurs métaphysique de tout poil. J’essayai honnêtement d’atteindre leur pensée, mais j’étais sans doute trop terre à terre pour suivre leurs ombres dans les nuages.

    Parmi les livres que je reçus figurait la Vie d’Albert Brisbane, écrit par sa veuve. La page de garde portait une dédicace reconnaissante à mon intention. Une lettre cordiale de son fils, Arthur Brisbane, était jointe au livre, dans laquelle il exprimait son admiration et l’espoir qu’à ma libération je lui permettrai d’organiser une soirée pour moi. La biographie de Brisbane me fit découvrir Fourrier et d’autres pionniers de pensée socialiste.

    La bibliothèque de la prison possédait quelque bonne littérature, notamment les oeuvres de George Sand, George Eliot, et Ouida. Le responsable de la bibliothèque était un Anglais instruit purgeant une peine de 5 ans pour contrefaçon. Les livres qu’il me distribuait commencèrent rapidement à contenir des billets doux rédigés dans les termes les plus affectueux, qui s’enflammèrent bientôt avec passion. Il avait déjà passé quatre années en prison, disait l’un de ses billets, et l’amitié et l’amour d’une femme lui manquaient cruellement. Il me suppliait de lui offrir au moins l’amitié. Pourrais-je lui écrire occasionnellement à propos des livre que j’étais en train de lire ? Il n’aimait pas l’idée de s’engager dans un stupide flirt de prison, mais le besoin d’expression libre et sans censure était par trop irrésistible. Nous avons échangé plusieurs billets, souvent d’une nature très ardente.

    Mon admirateur était un splendide musicien et jouait de l’orgue dans la chapelle. J’aurais aimé y assister, pouvoir l’écouter et le sentir à mes côtés, mais la vue des prisonniers dans leurs uniformes rayés, certains d’entre eux menottés, et par dessus tout avilis et insultés par le sermon du pasteur, était trop épouvantable pour moi. J’en avait été témoin une fois, le 4 juillet, quand des politiciens étaient venus pour parler aux détenus des splendeurs de la liberté Américaine. J’avais dû passer par l’aile du bâtiment des hommes pour délivrer un message au Directeur, et j’avais entendu la pompeuse déclamation patriotique sur la liberté et l’indépendance adressée aux hommes rendus à l’état d’épaves physiques et mentales. Un des condamnés avait été mis aux fers à cause d’une tentative d’évasion. Je pouvais entendre le cliquetis de ses chaînes qui accompagnait chacun de ses mouvements. Je ne supportais pas d’aller à l’église.

    La chapelle était située en dessous de l’infirmerie. Deux fois par dimanche, assise sur l’escalier, je pouvais entendre mon admirateur jouer de l’orgue. Le dimanche était presque une journée de vacances : la surveillante-chef était de congé, et nous étions libérées de l’irritation que nous causait sa voix brutale. Les deux soeurs catholiques venaient parfois ce jour-là. J’étais charmée par la plus jeune, qui n’avait pas vingt ans, très jolie et pleine de vie. Je lui ai demandé une fois ce qui l’avait amenée à entrer dans les ordres. Levant ses grands yeux au ciel, elle me répondit : « Le prêtre était si jeune et si beau ! » La « bébé nonne, » comme je l’appelais, pouvait babiller des heures de sa jeune voix enjouée, me contant nouvelles et ragots. C’était pour moi un soulagement après la grisaille de la prison.

    De tous les amis que je me suis faits sur Blackwell’s Island le prêtre était le plus intéressant. Au premier abord je n’ai pas éprouvé beaucoup de sympathie pour lui. Je pensais qu’il était comme le reste des autres religieux prosélytes, mais j’ai rapidement compris qu’il voulait uniquement parler de livres. Il avait étudié à Cologne et avait beaucoup lu. Il savait que j’avais plusieurs livres et il me demanda si je voulais bien en échanger quelques-uns avec lui. J’étais abasourdie et je me demandais quelle sorte de livre il allait m’amener, à part le Nouveau Testament ou le Catéchisme. Mais il vint avec des oeuvres de poésie et de musique. Il avait libre accès à la prison à n’importe quelle heure, et il venait souvent à l’infirmerie à neuf heures du soir et y restait bien après minuit. Nous discutions alors de ses compositeurs favoris - Bach, Beetoven et Brahms - et nous comparions nos points de vue en poésie et nos idées sociales. Il m’offrit un dictionnaire Anglais-Latin ainsi dédicacé : « Pour Emma Goldman, avec mon plus grand respect. »

    J’eus l’occasion de lui demander pourquoi il ne m’avait jamais donné la Bible. « Parce que personne ne peut la comprendre ou l’aimer si on la force à la lire, » me répondit-il. Cela me donna envie de la lire et je la lui demandai. Sa simplicité de langage et son côté mythique me fascinèrent. Il n’y avait pas de faux-semblant chez mon jeune ami. Il était dévot, entièrement consacré à sa tâche. Il observait chaque jeûne et pouvait se perdre des heures en prières. Une fois il me demanda de l’aider à décorer la chapelle. Lorsque je suis descendue, j’ai trouvé la frêle figure émaciée dans une prière silencieuse, oublieuse de tout ce qui l’entourait. Mon idéal, ma foi, était à l’opposée de la sienne, mais je sus qu’il était aussi ardemment sincère que moi. Notre ferveur était notre terrain d’entente.

    Le Directeur Pillsbury venait souvent à l’hôpital. C’était un homme peu commun pour son environnement. Son grand-père avait été geôlier et son père et lui-même étaient tous deux nés en prison. Il comprenait ses pensionnaires et les forces sociales qui les avaient créés. Il me confia une fois qu’il ne pouvait supporter les « balances » ; il préférait le prisonnier qui avait de la fierté et qui ne s’abaissait pas à agir à l’encontre de ses codétenus dans le but de gagner des privilèges pour lui-même. Si un détenu affirmait qu’il s’amenderait et ne commettrait plus jamais de crime, le Directeur était sûr qu’il mentait. Il savait que personne ne pouvait recommencer une vie nouvelle après des années de prison et le monde entier contre lui, à moins qu’il ait des amis pour l’aider au dehors. Il avait l’habitude de dire que l’État ne fournissait même pas suffisamment d’argent à un homme libéré pour se payer les repas de sa première semaine. Comment, alors, pouvait-on attendre de lui qu’il « agisse bien » ? Il racontait l’histoire d’un homme qui lui avait dit, le jour de sa libération : « Pillsbury, la prochaine montre que je volerai je vous l’enverrai comme présent. » « C’est mon type d’homme, » en rigolait le Directeur.

    Pillsbury pouvait faire beaucoup de bien pour les infortunés à sa charge dans la position où il se trouvait, mais il était constamment entravé. Il avait dû permettre aux prisonnières de faire la cuisine, la lessive et le ménage pour d’autres qu’elles-mêmes. Si la table damassée n’était pas correctement roulée avant le repassage, la lavandière courait le risque d’être envoyée au cachot. La prison entière était minée par le favoritisme. Les détenues étaient privées de nourriture à la moindre infraction, mais Pillsbury, qui était un vieil homme, n’y pouvait pas grand chose. En outre, il faisait tout pour éviter un scandale.

    Au plus approchait le jour de ma libération, au plus la vie en prison devenait insupportable. Les jours s’éternisaient et je devenais agitée et irritable. Même lire devint impossible. Je restais des heures perdue dans mes souvenirs. Je pensais aux camarades du pénitencier de l’Illinois graciés par le Gouverneur Altgeld. Depuis que j’étais arrivée en prison, j’avais réalisé combien la commutation de la peine des trois hommes, Neebe, Fielden et Schwab, avait joué pour la cause pour laquelle avaient été pendus leurs camarades de Chicago. Le venin de la presse à l’encontre de Altgeld pour son geste de justice prouva combien il avait profondément touché les groupes d’intérêts, particulièrement par son analyse du procès et sa démonstration limpide selon laquelle les anarchistes exécutés avaient été judiciairement assassinés en dépit de leur innocence prouvée du crime dont on les accusait. Chaque détail de ces journées de 1887 se dressait comme un grand soulagement devant moi. Je pensais aussi à Sasha, à notre vie ensemble, son acte, son martyr - je revivais maintenant avec une réalité poignante chaque moment des cinq années écoulées depuis que je l’avais rencontré pour la première fois. Pourquoi Sasha était-il encore si profondément enraciné en moi ? Mon amour pour Ed n’était-il pas plus extatique, plus enrichissant ? Peut-être était-ce son acte qui m’avait attachée à lui avec des liens si puissants. Comme ma propre expérience de la prison était insignifiante comparée à ce que Sasha était en train d’endurer dans le purgatoire d’Allengheny ! Je ressentais maintenant de la honte d’avoir pu, ne serait-ce qu’un moment, trouver quelque dureté à mon incarcération. Pas un seul visage ami dans la salle du tribunal pour être près de Sasha et le réconforter - confinement solitaire et isolation totale, plus aucune visite ne lui avait été autorisée. L’inspecteur avait tenu sa promesse ; depuis ma visite en novembre 1892, Sasha n’avait pas été autorisé à voir qui que ce soit. Combien il devait avoir soif de la vue et du contact d’un esprit affinitaire, comme il devait le désirer ardemment !

    Mes pensées se précipitèrent. Fedya, l’amoureux de la beauté, si fin et sensible ! Et Ed. Ed - il m’avait fait embrasser tant de désirs mystérieux, il m’avait ouvert de telles sources de richesse spirituelles ! Je devais mon développement à Ed, ainsi qu’aux autres qui avaient traversé ma vie. Mais, plus que toute autre chose, ce fut la prison qui s’avéra être la meilleure école. Une école plus douloureuse, mais combien nécessaire. C’est là que j’ai pu approcher des profondeurs et des complexités de l’âme humaine ; c’est là, plus qu’ailleurs, que j’ai côtoyé l’horreur et la beauté, la bassesse et la générosité. C’est aussi là où j’ai appris à voir la vie à travers mes propres yeux et pas au travers de ceux de Sasha, Most ou Ed. La prison a été le creuset qui a mit ma foi à l’épreuve. Elle m’a aidé à découvrir ma propre force, la force d’être seule, la force de vivre ma vie et de me battre pour mes idéaux, contre le monde entier si cela était nécessaire. L’État de New York ne pouvait pas m’avoir rendu un plus grand service qu’en m’envoyant au pénitencier de Blackwell’s Island !

    Emma Goldman.


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  • Pourquoi j’ai cambriolé, Pourquoi j’ai tué

    Par Octave Garnier (1913)

    Tout être venant au monde a droit à la vie, cela est indiscutable puisque c’est une loi de la nature. Aussi, je me demande pourquoi sur cette terre, il y a des gens qui entendent avoir tous les droits. Ils prétextent qu’ils ont de l’argent mais si on leur demande où ils ont pris cet argent que répondront-ils ? Moi je réponds ceci : « Je ne reconnais à personne le droit d’imposer ses volontés sous n’importe quel prétexte que ce soit ; je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit de manger ces raisins ou ces pommes parce que c’est la propriété de M. X... Qu’a-t-il fait plus que moi pour que ce soit lui seul qui en profite. Je ne réponds rien et par conséquent j’ai le droit d’en profiter selon mes besoins et s’il veut m’en empêcher par la force je me révolterai et à sa force je lui opposerai la mienne car me trouvant attaqué je me défendrai par n’importe quel moyen. »


    C’est pourquoi à ceux qui me diront qu’ils ont de l’argent et qu’alors je dois leur obéir, je leur dirai : « Quand vous pourrez démontrer qu’une partie du tout représente le tout, lorsque ce sera une autre terre que celle sur laquelle vous êtes né comme moi et un autre soleil que celui qui vous éclaire [qui] a fait pousser les arbres et mûrir les fruits, quand vous m’aurez démontré cela, je vous reconnaîtrai le droit de m’empêcher d’en vivre, car, d’où sort l’argent : de la terre, et l’argent est une partie de cette terre transformé en un métal que l’on a appelé argent et une partie du monde a pris le monopole de cet argent et a, par la force, en se servant de ce métal, forcé le reste du monde à lui obéir. Pour ce fait, ils ont inventé toutes sortes de systèmes de torture tel que les prisons, etc. »

    TROP LACHES POUR SE REVOLTER

    Pourquoi cette minorité qui possède est-elle plus forte que la majorité qui est dépossédée ? Parce que cette majorité du peuple est ignorante et sans énergie ; elle supporte tous les caprices des possédants en baissant les épaules. Ces gens sont trop lâches pour se révolter et, bien mieux, si parmi eux il y en a qui sortent de leur troupeau, ils s’efforcent de les y empêcher soit exprès, soit par leur bêtise, mais ils sont aussi dangereux l’un que l’autre. Ils se réclament de l’honnêteté mais sous leur marque se cache une hypocrisie et une lâcheté qui n’est pas discutable.

    Que l’on me montre un honnête homme !

    C’est pour toutes ces choses que je me suis révolté, c’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre les oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition.

    DES MON PLUS JEUNE AGE

    Dès mon plus jeune âge, je connus déjà l’autorité du père et de la mère et avant d’avoir l’âge de comprendre je me révoltai contre cette autorité ainsi que celle de l’école.

    J’avais alors treize ans. Je commençai à travailler ; la raison me venant, je commençai à comprendre ce que c’était que la vie et l’injure sociale ; je vis les individus mauvais, je me suis dit : « il faut que je cherche un moyen de sortir de cette pourriture qu’étaient patrons, ouvriers, bourgeois, magistrats, policiers et autres ; tous ces gens me répugnaient, les uns parce qu’ils supportaient de faire tous ces gestes. » Ne voulant pas être exploité et non plus exploiteur, je me mis à voler à l’étalage ce qui ne rapportait pas grand-chose ; une première fois je fus pris [1], j’avais alors dix-sept ans ; je fus condamné à trois mois de prison ; je compris alors ce que c’était que la justice ; mon camarade qui était prévenu du même délit puisque nous étions ensemble, fut condamné à deux mois et avec sursis. Pourquoi, je me le suis toujours demandé. Mais je puis dire que je ne reconnais à personne le droit de me juger pas plus un juge d’instruction qu’un président de tribunal, car personne ne peut connaître les raisons déterminantes qui me font agir ; personne ne peut se mettre à ma place en un mot personne ne peut être moi.

    J’AURAIS BIEN VOULU M’INSTRUIRE

    Quand je sortis de prison, je rentrai chez mes parents qui me firent des reproches assez violents. Mais d’avoir subi ce que l’on appelle la justice, la prison, m’avait rendu encore plus révolté [2]. Je recommençai à travailler, mais pas dans le même métier. C’est alors qu’après avoir été dans un bureau, je me mis à travailler dans la boucherie, ensuite boulangerie et quand je sortis de prison, je voulus travailler dans la boulangerie, métier que je connaissais très bien, mais partout où j’allais, on me demandait des certificats. Je n’en avais pas, alors on ne voulait pas de moi cela me révoltait encore. C’est là que je recommençai à ruser pour trouver du travail, je me fabriquai de faux certificats et finalement je trouvai une place dans laquelle je travaillai environ de seize à dix-huit heures par jour pour la somme de 70 à 80 F par semaine de sept jours et lorsque je demandai un jour de repos cela ne plaisait pas à Monsieur le patron.

    Au bout de trois mois environ de ce travail, j’étais harassé, fourbu et pourtant il fallait continuer sous peine de [3] crever de faim, car ce que je gagnais suffisait à peine pour mes principaux besoins, mais d’un autre côté, je constatai que mon patron, lui, ramassait le bénéfice de mon travail et que faisait-il, lui, pour cela ? rien sinon de me dire : « Vous arrivez dix minutes en retard aujourd’hui », ou alors : « Votre travail n’est pas très bien fait aujourd’hui, il faudra veiller à cela, sinon... »

    Enfin, comme je n’aime pas faire toujours le même geste car je ne [me] considère pas comme une machine, j’aurais bien voulu m’instruire, connaître beaucoup de choses, développer mon intelligence, mon physique, en un mot devenir un être pouvant se diriger dans tous les sens, tout en ayant le moins besoin possible d’autrui. Mais pour arriver à cela, il me fallait du temps, des livres. Comment me procurer tout cela avec mon travail ? Il m’était impossible de réunir toutes ces choses, car il fallait manger et pour cela il fallait travailler et pour qui ? pour un patron. Je réfléchissais à tout cela et je me dis : je vais encore changer de métier, peut-être ça ira mieux, mais je n’avais pas compté avec le système social actuel ; j’avais du goût pour la mécanique, mais quand je me présentai chez des mécaniciens, ils me disaient : Nous voulons bien vous occuper, mais nous ne pouvons vous payer car vous ne produirez pas assez, ne connaissant rien dans le métier ; qu’ils me paieraient, mais quand je saurais travailler, c’est-à-dire au bout de quinze à dix-huit mois et encore, qu’ils paient 6 à 8 F par jour pour dix à douze heures de travail. L’état social commençait singulièrement à me dégoûter. En fin de compte, je me trouvai de l’embauche dans le terrassement, mais je constatai encore que c’était la même chose : travailler beaucoup pour ne pas même suffire à mes besoins. Je fis les déductions suivantes que partout et dans tout, c’était la même chose ; je ne voyais que misère chez tous ceux qui travaillaient à côté et autour de moi et pour comble, tous ces miséreux, au lieu d’essayer de sortir de cette situation [4], s’y enfonçaient encore plus en buvant de l’alcool jusqu’à rouler par terre et en perdre la raison. Je voyais tout cela et aussi l’exploiteur être content de cette situation et même pire, payer encore à boire à ces brutes qui en avaient déjà trop absorbé ; pour une bonne raison, c’est que pendant qu’ils étaient abrutis, ces gens ne pouvaient raisonner et c’est ce qu’il lui fallait pour mieux les tenir sous son autorité.

    COURTE APPARITION DANS LES SYNDICATS

    Quand, par hasard, il se produisait un geste de révolte parmi ces imbéciles (je ne fais pas de distinction de corps de métiers), immédiatement le patron les menaçait de les renvoyer et alors le calme revenait.

    Il m’est arrivé de faire grève aussi, mais j’en ai eu vite compris le sens et la portée. Toute cette troupe « d’hommes » incapables d’agir individuellement se nommaient un chef qu’ils chargeaient de discuter avec le patron le sujet de mésentente.

    Quelquefois, ce chef imbécile et cupide se vendait au patron pour quelques pièces d’argent et alors quand toutes ces brutes n’avaient plus d’argent, il leur conseillait de retourner travailler. Voilà tous les aboutissants de la grève ou alors quand parfois la grève réussissait et que les ouvriers avaient gagné ce qu’ils avaient demandé : augmentation de salaire, alors les capitalistes eux, réaugmentaient les denrées alimentaires et autres, si bien qu’un temps innombrable était perdu, de l’énergie dépensée inutilement, puisque rien n’était changé réellement. Aussi, dans les syndicats, je ne fis qu’une courte apparition car je fus vite au courant que tous ces messieurs n’étaient autres que des profiteurs et arrivistes qui criaient révolte partout, qu’il fallait détruire le capitaliste et autre, mais pourquoi. Je compris qu’ils voulaient détruire l’état social actuel, tout simplement pour s’installer, eux, à la place, remplacer la République par le syndicat, c’est-à-dire éliminer un Etat pour le remplacer par un autre dans lequel il y a lois et toute la même engeance sociale actuelle, en somme ne changer que le nom pour arriver à cela. Comme les capitalistes, ils emploient les mêmes procédés : promesses. Votre sincérité, en somme, ils ne font qu’exploiter toujours la bêtise ouvriériste. Quand je sortis de ce milieu, je rentrai dans un autre à peu près identique : les révolutionnaires. Mais je ne fis que passer. Je devins alors anarchiste. J’avais environ dix-huit ans, je ne voulus plus retourner travailler et je recommençai encore la reprise individuelle, mais pas plus de chance que la première fois. Au bout de trois ou quatre mois, j’étais encore pris. Je fus condamné à deux mois. Je sortis cette fois et j’essayai encore de travailler. Je fis une grève générale dans laquelle il y eut bagarre avec la police, je fus arrêté et condamné à six jours de prison.

    DES HOMMES SOBRES, RAISONNABLES, D’UNE VOLONTE DE FER

    Tout cela continua à m’aigrir le caractère et naturellement plus j’allais, plus je m’éduquais, plus je comprenais la vie. Comme je fréquentais les anarchistes, je comprenais leurs théories et j’en devenais un fervent partisan, non parce que ces théories me plaisaient, mais parce que je les trouvais les plus justes discutables.

    Je rencontrai dans les milieux anarchistes des individus propres à la vie, individus essayant le plus possible, de se débarrasser des préjugés qui font que le monde est ignorant et sauvage, ces hommes avec qui je me faisais un plaisir de discuter, car ils [5] me démontraient non des utopies, mais des choses que l’on pouvait voir et toucher. En plus de cela, ces individus étaient sobres. Quand je discutais avec eux, je n’avais pas besoin, comme chez la généralité des brutes, de détourner la tête quand ils me causaient, leur bouche ne rendait pas un relent d’alcool ou de tabac Je les trouvais raisonnables et j’en rencontrai d’une volonté de fer et très énergiques.

    Mon opinion fut vite fondée, je devins comme eux, je ne voulus plus du tout aller travailler pour d’autres, je voulus aussi travailler pour moi mais comment m’y prendre, je n’avais pas grand choix, mais acquis un peu d’expérience, et, plein d’énergie, résolu à me défendre jusqu’à la mort, contre cette meute pleine de bêtise et d’iniquité qu’est la présente Société.

    QU’EST-CE QUE LA PATRIE POUR MOI

    Je quittai Paris vers dix-neuf ans et demi, car j’entrevoyais, avec horreur, le régiment. Là encore je vis, avec beaucoup plus de raison, ce que c’était la loi dite sociale et humanitaire. Je compris ce que ces mots République, Liberté, Egalité, Fraternité, drapeau, Patrie et autres voulaient dire. Je me discutais intérieurement, le parti que je devais prendre et je discutai aussi avec mes camarades, la valeur de ce vocabulaire social que l’Etat fait apposer partout et sur tous les édifices publics ; je compris l’horrible hypocrisie représentée par ce langage. Tout cela n’est qu’une religion comme celle de Dieu que l’on jette en pâture à tous les religieux qui sont la généralité du monde. On leur dit : vous devez respecter la Patrie, mourir pour elle, mais qu’est-ce que la Patrie pour moi, la Patrie c’est toute la terre, sans frontière. La Patrie, c’est là où je vis, soit en Allemagne, soit en Russie, soit en France, pour moi, la Patrie n’a pas de bornes, elle est partout où je me trouve heureux. Je ne fais pas de distinction de peuple, je ne cherche qu’entente partout, mais autour de moi je ne vois que religieux et chrétiens ou hypocrites fourbes. Si les ouvriers réfléchissaient un peu, ils verraient et comprendraient qu’entre capitalistes il n’existe pas de frontière, que ces rapaces malfaiteurs s’organisent pour mieux les oppresser et alors ils ne travailleraient plus à la fabrication de canons, de sabres, de monnaies, d’habits militaires, ils abandonneraient les arsenaux, ils s’abstiendraient de s’alcooliser, ce qui est le plus redoutable ennui [ennemi ?] de la raison, ainsi que le tabac qui annihile le cerveau, mais ils sont trop veules actuellement, peut-être cette masse inconsciente et fourbe changerait-elle peut-être, je l’espère, mais moi je ne veux pas me sacrifier pour elle. C’est maintenant que je suis sur la terre et c’est maintenant que je dois vivre et je m’y prendrai par tous les moyens que la science met à ma disposition. Peut-être que je ne vivrai pas vieux, je serai vaincu dans cette lutte qui est ouverte entre moi et toute cette Société qui dispose d’un arsenal incomparable au mien, mais je me défendrai de mon mieux, à la ruse, je répondrai par la ruse à la force je répondrai par la force jusqu’à ce que je sois vaincu, c’est-à-dire mort.

    DESERTEUR

    Donc, vers le mois de mai 1910, je partis en province pour tâcher de gagner la frontière pour ne pas être soldat, mais vers le mois de juillet je retourne de nouveau en prison pour coups et blessures. J’en sors à la fin d’août, un mois avant que ma classe ne parte. Sitôt sorti, je travaille quelques jours sur un chantier de terrassement pour avoir un peu d’argent ; je prends le train pour les frontières de Belgique, je paie une partie du voyage et ne paie pas l’autre car il fallait manger en route. J’arrivai à Valenciennes, je descendis du train et cherchai à sortir de la gare, mais je fus visé par le chef de gare qui me courut après. On discuta un peu, il me menaça des gendarmes et finalement j’eus raison de sa conscience car il me dit de sortir. Je n’avais plus d’argent en arrivant, je travaillai encore sur un chantier une semaine puis j’envoyai promener le patron car sur les frontières les patrons ont l’habitude de mener les ouvriers comme des bêtes de somme, pis même, et cela me révoltait. Je fis deux cambriolages et quittai le pays pour gagner définitivement la Belgique. J’arrivai vers le 6 octobre 1910 à Charleroi, je me mis encore au travail pendant quelques jours, je fréquentai les anarchistes, cela seul, et vers les premiers jours du mois de novembre, je fus arrêté comme tel mais faute de preuves, je fus relâché huit jours après.

    CAMBRIOLEUR

    Quand je sortis de prison, je travaillai encore quelques jours et fis la connaissance de quelques camarades ayant mes opinions, camarades qui étaient bons et francs, énergiques, auxquels je m’associai pour le cambriolage, car il fallait vivre et je ne voulus plus du tout aller ni à l’usine, ni au chantier. J’avais alors vingt ans et demi.

    Vers le commencement de novembre, je fis la connaissance d’une compagne, je partis avec elle pour Bruxelles où mes camarades m’avaient précédé. Là, nous y restons jusqu’à la fin de février 1911. Je fus obligé de quitter Bruxelles car j’étais recherché pour des cambriolages que j’avais commis à Charleroi et alentours ; je quittai donc Bruxelles et je revins à Paris où j’allai m’installer au journal l’anarchie, pour lequel je me mis à l’œuvre. J’y travaillai presque tous les jours et comme l’ordinaire était un peu maigre, je fis, en compagnie de quelques camarades, une quantité de cambriolages, mais cela ne rapportait pas beaucoup, je fis l’émission de fausse monnaie, mais cela ne rapportait pas beaucoup et je risquais autant que d’aller faire un cambriolage qui me rapportait plus. Je laissai donc la fausse monnaie là.

    Vers le mois de juillet 1911, plusieurs de mes meilleurs camarades tombèrent entre les mains de la police. J’en fus beaucoup peiné et je déterminai de me venger de cette société criminelle, aussi je quittai le journal et venai [vins] m’installer à Vincennes, encore avec ma compagne qui m’était dévouée et que j’aimais beaucoup.

    Pendant le temps que je passai au journal, si j’avais perdu quelques-uns de mes camarades, par contre, je fis la connaissance d’autres, aussi énergiques que moi, aussi nous discutâmes ensemble le moyen de faire sentir plus fort que jamais le cri de notre révolte. C’est ainsi que nous décidâmes de louer plusieurs logements pour pouvoir travailler en toute sécurité, Nous n’avions pas beaucoup d’argent, aussi, nous nous mîmes tout de suite au travail. Nous faisions cambriolage sur cambriolage dont je puis citer les principaux qui furent ceux des mois d’août, septembre, octobre 1911.

    En août nous en faisons plusieurs qui nous rapportent chaque 3 ou 400 F dont un près de Mantes, un bureau de poste qui nous rapporta 700 F, une villa à Mantes qui nous rapporta 4.000 F, mais à côté de cela, nous en faisions beaucoup d’autres qui ne valaient pas grand-chose. En septembre, octobre, pendant ces deux mois, le principal cambriolage fut celui du Bureau de poste de Chelles, dans le département de Seine-et-Marne qui nous rapporta 4.000 F et quelques autres de moindre importance, enfin, vers le commencement de novembre, nous en faisions encore un à Compiègne qui nous rapporta 3.500 F. C’était une perception, mais cet argent avait été dépensé car beaucoup de nos camarades ayant été ennuyés par la police et autre cause, on leur était venu en aide pécuniairement.

    Pendant ces derniers mois, j’avais cherché un copain chauffeur, mais vainement. Mais j’avais appris à conduire, mais n’étant pas encore très habile, j’hésitais encore à me lancer pour aller voler une automobile afin de faire un coup qui nous mettrait à l’abri du besoin pendant un certain temps. Lorsque sur ces entrefaites, je fis la connaissance de Bonnot. Nous causâmes de projets, et, finalement, nous nous entendîmes ensemble.

    LE COUP DE L’ENCAISSEUR

    C’est alors que vers le 10 décembre 1911, dans la nuit même, nous commettions le vol d’une automobile à Boulogne et nous allions la garer chez un mécanicien [dont] un ami nous avait donné l’adresse. Nous allâmes le trouver et nous lui demandâmes de garer notre voiture. Il accepta. Nous ne lui avions pas dit que la voiture avait été volée, car il n’aurait peut-être pas accepté. Je lui dis : « Nous reviendrons la chercher dans une huitaine de jours. » Je lui donnai un faux nom et une fausse adresse, puis nous partîmes.

    Nous discutâmes ensuite ce que nous avions à faire. Nous avions deux travaux colossaux à faire car dans le courant du mois d’octobre j’avais acheté un chalumeau et nous devions avoir une automobile pour le transporter. Dans ce travail il y avait deux coffres à percer. Comme je savais manier le chalumeau et Bonnot bien conduire, nous en conclûmes avec les autres camarades que nous tenterions tout prochainement l’opération d’un autre côté. Nous avions étudié un autre coup, celui de dévaliser un encaisseur ; au cas où l’un manquerait, l’autre pourrait réussir. C’est ainsi que dans la nuit du 20 au 21 décembre, nous partîmes chercher la voiture au garage, je payai le mécanicien et l’on se mit en route ; il était une heure du matin. L’on prit en passant le chalumeau qui était chez un ami.

    Nous étions en tout quatre copains, mais une circonstance [ne] nous permit pas de faire ce travail car pour faire cela il nous fallait un temps qui nous soit complice et ce que nous attendions ne se produit pas, il fallait qu’il tombe de l’eau.

    Enfin, vers 3 h 1/2 du matin, l’on repartit reporter le chalumeau. C’est alors que nous décidâmes de faire le garçon de banque, tâche qui était pleine d’embûches comme on va le voir.

    Nous nous promenons dans Paris pendant le reste de la nuit, jusqu’à 8 h 1/2, c’est moi qui restai au volant pour bien me faire la main et je commençais bien déjà, je me sentais capable d’affronter les virages assez dangereux à une bonne allure ; c’était d’autant plus utile, car il fallait bien deux chauffeurs au cas où l’un d’eux aurait été blessé, que l’on puisse au moins dépister ceux qui tenteraient de nous poursuivre.

    A 8 h 1/2 je passai le volant à Bonnot et je prenais place à côté de lui et les deux autres se trouvaient dans la voiture, car c’était une magnifique limousine.

    Nous n’étions pas très bien d’accord comment nous devions faire le coup, car c’était à 9 heures du matin, rue Ordener, en pleine rue et dans ce quartier assez populeux.

    Enfin, nous arrivâmes à 9 heures moins deux minutes à 200 mètres environ de l’endroit où l’encaisseur passait, car il venait de la rue de Provence, Bureau Central de la Société Générale, et venait rue Ordener apporter de l’argent à une succursale.

    Quelques jours avant j’étais venu faire le guet avec Bonnot, pour nous rendre compte de l’heure exacte et du chemin qu’il prenait

    A neuf heures exactement, nous l’apercevons, descendant du tramway comme d’habitude, accompagné par un autre personnage délégué spécialement pour cela. L’heure est grave, il faut agir promptement, une seconde d’hésitation peut nous perdre ; la voiture avance, je descends et un de mes compagnons descend également de voiture tandis que Bonnot reste avec le quatrième à la voiture pour que personne n’approche. Je marche sur le trottoir, à la rencontre du garçon de Banque, la main dans la poche de mon pardessus, la main sur la crosse de mon revolver. Mon compagnon est, lui, sur l’autre côté du trottoir, à quelques pas derrière moi.

    Arrivé à trois pas du garçon, je sors mon revolver et, froidement, je tire une première balle, puis une deuxième ; il tombe pendant que celui qui l’accompagne s’enfuit en courant, transi de peur ; je ramasse un sac, mon copain ramasse un autre que cet imbécile ne veut pas lâcher, car il n’est pas tué, mais il finit par lâcher prise, car il perd connaissance.

    Nous allons remonter en voiture, quelques passants veulent nous en empêcher, mais nous sortons alors nos revolvers, nous tirons quelques coups et tout le monde se sauve, Nous montons en voiture, moi, toujours à côté de Bonnot ; il est 9 h 1/2 nous sommes à Saint-Denis, nous ne savons pas bien par où nous diriger. Enfin, nous prenons la route du Havre, mais pas directement, nous faisons beaucoup de détours afin d’éviter de nous faire prendre ou de livrer bataille car nous étions terriblement armés. Je n’avais pas moins de six revolvers sur moi dont un qui se montait sur une crosse et qui a une portée de 800 mètres et mes compagnons en avaient chacun trois et nous avions environ 400 balles dans nos poches et bien décidés à nous défendre jusqu’à la mort.

    Il est environ 11 heures du matin, nous arrivons à Pontoise, nous nous arrêtons un moment et nous ouvrons les sacs. Dans les sacs que j’ai ramassés il y a 5.500 F. Nous partageons de suite. Dans le sac que mon copain a ramassé il y a 320.000 F de titres. Nous sommes désillusionnés. Nous comptions trouver 150.000 F en argent liquide. Enfin, ne nous désolons pas, l’on pourrait peut-être vendre les titres ou bien nous recommencerons autre chose.

    Je prends le volant à mon tour et nous partons. Il pleut, ça ne fait rien, nous bravons la pluie. Nous arrivons à Beauvais, l’employé d’octroi nous fait signe d’arrêter, nous passons outre ; je mets le pied sur l’accélérateur et nous lui brûlons la politesse ; tant sa bêtise est grande, il tente de courir après nous, puis reste stupéfié ; cet ignoble brute n’a sans doute jamais vu cela,
    Nous avons [faim], j’arrête la voiture devant la boutique d’un boulanger, un camarade descend chercher du pain et du chocolat et nous repartons. Il est à peu près 4 h 1/2, nous avons fait beaucoup de chemin, nous sommes bien fatigués, mais il faut arriver. Je passe le volant à Bonnot, nous arrivons vers 5 h 1/4 dans un petit pays où je descends de voiture pour chercher un bidon d’huile pour la voiture et nous repartons à 5 h 1/2, je reprends le volant ; en route nous nous trompons de route et au lieu d’arriver au Havre, nous arrivons à Dieppe, il est grande nuit ; il est 6 heures passé, nous n’avons plus beaucoup d’essence, nous prenons la résolution d’abandonner la voiture à Dieppe alors, je cherche une rue déserte pour la laisser ; j’en trouve une, je la suis quand tout à coup la voiture n’avance plus, le moteur s’arrête, je vais pour descendre de la voiture, mais à peine ai-je mis un pied par terre que j’enfonce jusqu’au genou, je prends ma lampe de poche car tous les becs de gaz sont éteints, je regarde par terre, je vois de la boue jusqu’au moyeu des roues et j’aperçois les falaises et la mer, alors j’avertis les amis de ce qui arrive, nous prenons vite la décision de laisser la voiture, nous arrachons les numéros de la voiture et nous les jetons à la mer et nous partons dans la direction de la gare. En route, mon chapeau s’envole et je ne le revois plus, heureusement j’ai une casquette, je mets ma casquette et c’est fini, nous arrivons à la gare, un de nous va chercher quatre billets pour Paris, nous avons un train de suite qui arrive à une heure du matin à Paris ; nous le prenons et rentrons tranquillement chacun chez nous.

    Nous prenons avant de nous quitter, rendez-vous pour le lendemain. Pendant ce temps, la Sûreté parisienne, la Sûreté générale est sur les dents, les flics se demandent ce qui leur tombe sur la tête, ils croient déjà là révolution arrivée mais ce n’est qu’une escarmouche, un peu sérieuse, ils vont en voir bien d’autres [...] .

    Octave Garnier.


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  • LES GAMINS FEROCE DE L'ANARCHIE par René Ruth

    « Pour les jeunes, ceux qu’on baptise les nouvelles couches, c’est de l’histoire ancienne, de la vieillerie fripée qui ne vaut pas un regard, en un temps où l’on a d’autres chats à fouetter, où les regrets sont superflus, les retours vers le passé incongrus et où tant de nouveautés mirifiques sollicitent l’attention promptement détournée. C’est que le drame n’est pas d’hier. Mille neuf cent douze, pensez donc ! C’est vieux, si vieux. » C’est ce que Victor Méric écrivait… en 1926. Et nous voici un siècle après le drame, sur lequel pourtant on ne cesse de revenir. Même si les jeunes couches ont toujours d’autres chats à fouetter … Le drame, c’est celui de la « bande à Bonnot ». Méric en a été le témoin, il a suivi de près les événements, il en a parlé dans la presse, il a connu plusieurs des protagonistes, fréquenté le même milieu, le milieu bigarré et agité des individualistes libertaires tournant autour du journal « l’anarchie ». Son récit, son « reportage », « Les Bandits tragiques », a donc été publié en 1926. On le citait, on ne le trouvait plus depuis bien longtemps. Les éditions Le Flibustier viennent de le ressortir.

     

    La chevauchée sauvage

    On a beaucoup écrit sur la bande à Bonnot, le plus souvent d’un point de vue anecdotique et approximatif qui privilégie le côté sensationnel de ce « premier braquage en automobile » et les batailles où ont fini Bonnot puis Garnier et Valet. Jean Maitron, le Maitron du « Dictionnaire », avait réuni sérieusement des documents dans les années soixante. Tout récemment, des travaux universitaires ont pris le relais. Et des souvenirs d’acteurs directement mêlés à l’affaire ont paru ou reparu. C’est cet environnement qui a sans doute permis la réémergence du livre de Méric : il n’a pas dû laisser des traces favorables dans la mémoire libertaire parce qu’il se montre bien critique pour le milieu qu’il dépeint. Encore qu’il bascule souvent de la réprobation à l’admiration, et retour. En fait, travaux universitaires et souvenirs se complètent. Si les premiers, comme « Les En-dehors » d’Anne Steiner (L’Echappée, 2008) ou « Les Milieux libres » de Céline Beaudet (Editions libertaires, 2006) tracent le cadre général et précisent biographies et chronologie, de leur côte les témoignages, dans la subjectivité du vécu et les partis pris affectifs, nous replongent dans l’ambiance du temps, dans le heurt des idées et des sentiments. S’il est vrai, comme le dit Anne Steiner à propos des souvenirs de Rirette Maitrejean - dont la vie dans ces années lui sert de fil conducteur dans le récit de cette affaire - qu’on risque de se retrouver face à des portraits réducteurs livrés sans distance critique, les réactions passionnelles et les souffrances endurées apportent leur part de vérité. Victor Méric n’est pas comme Rirette - elle a subi un an de prison préventive avant le procès et l’acquittement - sorti laminé de cette histoire ; il avait gardé ses distances, du temps avait passé, mais son évolution politique avait peut-être renforcé ses préventions … Ce qui l’incite, nous dit-il, à revenir sur « toute la chevauchée sauvage, éperdue, vertigineuse, qui durant un an jeta la perturbation dans le public », c’est l’injuste condamnation au bagne d’Eugène Dieudonné pour le braquage de la rue Ordener et les coups de feu tirés sur le garçon de recettes de la Société générale. Alors que trois des agresseurs l’innocentaient, dont Bonnot juste avant de mourir. L’éditeur de ces « Bandits tragiques » invoque lui aussi ce jugement inique et le rouleau compresseur du procès comme raison de cette republication, mais y avait-il vraiment besoin de cette justification ? Les mémoires de Dieudonné ont été réédités par Libertalia ; il réussit à s’évader du bagne l’année même où sortait le livre de Méric. Revenons à Méric. Du premier braquage à la traque, puis aux véritables opérations militaires qui viennent à bout de Bonnot, de Garnier et de Valet en tournant au grand spectacle populaire et mondain, il raconte l’histoire comme dans un roman-feuilleton bien rythmé, qui ne refuse ni le pathétique ni l’indignation. Il y ajoute des chapitres pour s’interroger sur « l’âme des bandits » ou décrire les « milieux anarchistes ». Pour le procès, il utilise la presse de l’époque, comme cet article de L’Illustration plein de mépris pour ces « vulgaires tueurs » à qui on dénie toute motivation politique. Seule Rirette Maitrejean, comparée dans les journaux, comme le fait Méric lui-même, à la « Claudine » de la jeune romancière Colette, échappe à ce traitement, de même que son compagnon Kibaltchiche, le futur Victor Serge, présenté comme « théoricien authentique » et « sincère marchand d’illusion ». Méric fait d’ailleurs une place importante à celle qu’il nomme respectueusement Mme Maitrejean, en puisant largement dans les « Souvenirs d’anarchie » qu’elle a confiés au journal Le Matin quelques mois après le procès. La première interview, avec une mise au point de 1937 et un hommage à Victor Serge de 1956, peut se lire à nouveau (La Digitale, 2005). Devenue correctrice, Rirette est restée en relations avec le milieu libertaire, et c’est par son intermédiaire qu’a été pris le contact avec Camus.

     

    Le mauvais vin des mots

    Avec les « bandits tragiques » eux-mêmes, Méric se montre plus sévère, tout en mettant en évidence leur jeunesse (ils avaient vingt ans), la pauvreté de leur enfance, leurs difficultés à trouver un emploi - parfois par suite de leur engagement syndical. Il reconnaît aussi leur énergie et leur courage, et l’authenticité de leur révolte contre une société qui ne leur laisse aucune chance. « Au moment même où les bandits poursuivaient le cours de leurs exploits » il publie un article qui « jette une lumière crue sur les mobiles qui les firent agir » : il l’introduit dans son volume sans mentionner qu’il en est l’auteur… Evoquant leur volonté de vivre pleinement, il note aussi leur désir de s’instruire. Paradoxalement, c’est là qu’il voit une des failles de ces « gamins féroces de l’anarchie, selon l’expression de Victor Serge ; ces « gosses rageurs et narquois » comme il dit lui-même. Il met en cause leurs lectures hâtives et mal assimilées, la transformation en dogmes rigides de théories scientifiques saisies par bribes. Selon une expression qu’il répète : ils se grisaient du « mauvais vin des mots ». Un autre témoin, dont je parlerai plus loin, André Salmon, à propos « des vifs égarements des garçons de culture incertaine » et des périls de l’autodidactisme, juge que « Méric parle imprudemment en fils de sénateur, en ancien brillant élève du lycée de Marseille » . Victor Serge, au début de ses « Mémoires d’un révolutionnaire » qui reviennent sur cette période, dit aussi qu’ils étaient « tout à fait grisés de leur algèbre ». « Qu’il y eût dans cette griserie un grand enfantillage, infiniment plus d’ignorance que de savoir et aussi un désir tendu de vivre autrement à tout prix, m’apparaissait avec netteté ». Plus loin, il parle de leur pensée linéaire, de leur froide colère, et de leur manque de contacts humains. C’est à propos de leur volonté de culture - les « bandits » allaient aussi au concert et au théâtre - que Méric évoque, sans négliger les anecdotes comiques, les Causeries populaires créées par Libertad avec un tel succès qu’il se décida à lancer son journal « l’anarchie » dont le siège nomade allait servir de lieu de rencontre et même de vie à ces en-dehors que fréquentait la bande à Bonnot. Rirette et Kibaltchiche étaient au moment de l’affaire gérants de l’anarchie, d’où leurs ennuis. Là encore, Méric est-il partial ? Il semble bien que certains sujets étaient trop arides, et certains intervenants trop farfelus. Il faudrait d’autres témoignages, et comparer avec ce que proposaient les Universités populaires, dont Libertad s’inspirait tout en s’y opposant. Entre 1899 et 1908, 230 Universités populaires s’étaient ouvertes sur l’ensemble du territoire ave plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs. Il faudrait voir également comment se formaient les fidèles des conférences qu’organisaient certaines Bourses du Travail. Dans sa thèse, non éditée, sur L’Individualisme anarchiste en France, 1880-1914 Gaetano Manfredonia consacre un chapitre aux Causeries ; il y défend Libertad contre les calomnies qui l’ont épinglé. Ce chapitre a été publié en brochure par la Question sociale. Quant à Méric lui-même, il donne des portraits contrastés de Libertad qu’il a bien connu et qui lui inspire peu de sympathie. Il raconte qu’il y eut des bagarres entre partisans et adversaires - individualistes eux aussi - de Libertard, « et cela se solda par des morts et des blessés ». Serge ne parle que de blessés.

     

    La terreur noire

    Dans sa description des « milieux anarchistes », faite surtout d’anecdotes, il s’attache au pittoresque. Pris toujours dans son attitude contradictoire de rejet et d’admiration, il relève l’importance du « devoir d’hospitalité » qui s’y pratiquait, de la porte toujours ouverte, et de la solidarité qui devait entraîner dans l’inculpation et même dans la mort des compagnons qui ne s’associaient pas aux coups de la bande et souvent les réprouvaient. Il ne néglige pas non plus la bonne humeur des sorties dominicales vers la campagne ou la mer. Surtout, son champ de vision se restreint à l’environnement de « l’anarchie » qui restait atypique parmi les communautés, les « colonies » des milieux libres. Il ne trouve pas un mot pour les courants syndicalistes ou socialistes libertaires. Son propre parcours n’y est certainement pas pour rien.

    André Salmon, qui le considère comme un polémiste d’extrême gauche … tout en regrettant son style un peu mou, le présente comme un « brave type trébuchant de l’anarchie au socialisme révolutionnaire ». Ses articles lui ont valu plusieurs séjours en prison. Méric, qui a vécu de 1876 à 1933, a été secrétaire de rédaction au Libertaire de Sébastien Faure. Puis il a rejoint Gustave Hervé à La Guerre sociale, où se côtoient anarchistes et socialistes révolutionnaires, et adhère du coup au parti socialiste (SFIO). Lors de sa scission en 1920 il est un des fondateurs du parti communiste, mais il en est exclu dès 1923 parce que réfractaire à la discipline de Moscou. Il participe alors à la création du Parti communiste unitaire, qui deviendra l’Union socialiste communiste. En 1931, toujours pacifiste et antimilitariste, il crée le journal La Patrie humaine et fonde la Ligue internationale des combattants de la paix.

    Il est un peu dommage qu’on ne sache pas bien, en lisant ces « Bandits tragiques », ce qui relève de souvenirs personnels et ce qui est emprunté à d’autres. Il a connu Bonnot : Salmon raconte que c’est Méric qui lui a présenté son « copain Bonnot, un anar » assez peu de temps avant les grands exploits à une terrasse de café et qu’ils ont bu une bière ensemble. Ecrivain, critique d’art, ami de Picasso et d’Apollinaire, Salmon est l’auteur de « La Terreur noire » dont une réédition magnifiquement illustrée a été publiée par L’Echappée. Sa chronique - bien subjective aussi mais sans malveillance, même si l’auteur a volontiers la dent dure - va de la fin de la Commune aux années vingt. L’éditeur, qui loue ses qualités d’écrivain et son style flamboyant qui plonge le lecteur dans l’époque et donne à son récit un souffle rare, a ajouté des notes quand il lui semblait que Salmon malmenait trop un personnage. Méric, « un de mes camarades », n’est pas trop malmené.

    Le père de Salmon a été communard, son grand frère anarcho-syndicaliste. Lui-même, dans sa tendre enfance, a été embrassé par Louise Michel. Mêlant histoire et souvenirs personnels, compulsant journaux et mémoires, Salmon remonte toute la série des attentats anarchistes et des actions violentes qui ont semé la peur sous le spectre de l’anarchie. Pour sa persévérance documentaire, il aurait selon la préface obtenu une carte de membre à vie du CIRA (Centre international de recherches sur l’anarchisme). En 1959, son ouvrage n’a pourtant pas été bien accueilli en milieu libertaire. On lui reprochait surtout de limiter sa chronique à la saga terroriste, aux détriments du mouvement social. Sa belle réédition, sauf erreur de ma part, n’a pas suscité beaucoup d’échos chez nous, si l’on excepte l’indispensable bulletin bibliographique À contretemps dans son numéro 34 (mai 2009 - accessible sur le Net).

     

    D’hier à demain

    L’intérêt de tout cela ? On peut s’interroger d’abord sur la multiplication récente des livres qui traitent de cette période. Elle tient certainement au recul de l’idée d’une révolution proche et d’un intérêt retrouvé pour l’individualisme révolutionnaire du début du XXe siècle, dans sa volonté de vivre l’anarchisme dès aujourd’hui, ses tentatives pour créer des espaces de liberté où s’élaboreraient de nouvelles manière de coopérer et d’exister ensemble. Et qui constitueraient aussi des bases de résistance et d’intervention dans des actions collectives. Cet individualisme avait donc, en-dehors des formes extrêmes de repli ou d’illégalisme violent, une ouverture sur le social. Il peut être ressenti à l’heure actuelle une riposte à l’individualisme concurrentiel et consumériste.

    « Le réveil des illégalismes », comme dit le n° 22 de la revue Réfractions (printemps 2009) a également sa part dans ce regain d’intérêt, même s’il n’est pas question de retourner dans l’impasse des bombes ou de la « reprise individuelle » à tout prix, et qu’il s’agit d’abord d’un recours à des méthodes « illégales » dans le cadre de mouvements sociaux ou d’actions de défense de salariés menacés. Sans oublier les manifestations de désobéissance civile.

    L’autre point important est celui de la mémoire. On la prône même un peu trop aujourd’hui, et de façon souvent exclusive, comme facteur d’intégration à une communauté. S’imprégner d’une pensée, surtout si elle implique l’engagement dans une pratique, c’est aussi se familiariser avec le vécu et la sensibilité de ceux qui l’ont exprimée et représentée, avec leurs tentatives, leurs réussites et leurs échecs. Les conditions changent mais chaque expérience, chaque manière de vivre et d’agir concrétise une face, une potentialité de l’anarchie, qui se développe ainsi comme une « communauté » à travers le temps. Et chacun, selon ses choix et ses sympathies, peut s’y trouver des interlocuteurs qui méritent mieux que de rester dans l’oubli. Les formes marginales, extrêmes, éclairent des orientations latentes, des contradictions ou des dérives que recèle le noyau de la théorie. Les regards extérieurs, s’ils ne sont pas malhonnêtes, peuvent nous faire avancer dans une compréhension plus aigue de notre manière d’être. Dans la variété des documents et des approches, les recoupements et vérifications sont à notre portée. Et n’oublions pas que la réduction au présent de nos intérêts et de notre conscience est aussi un des modes de conditionnement de l’idéologie dominante. René Furth

    Décembre 2010


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  •                   CHAPITRE I


    L'école a été, avec la famille, l'usine, la caserne et accessoirement l'hôpital et la prison le passage inéluctable où la société marchande infléchissait à son profit la destinée des êtres que l'on dit humains.

     Le gouvernement qu'elle exerçait sur des natures encore éprises des libertés de l'enfance, l'apparentait, en effet, à ces lieux propres à l'épanouissement et au bonheur que furent - et que demeurent à des degrés divers - l'enclos familial, l'atelier ou le bureau, l'institution militaire, la clinique, les maisons d'arrêt.

     L'école a-t-elle perdu le caractère rebutant qu'elle présentait aux XIXe et XXe siècles, quand elle rompait les esprits et les corps aux dures réalités du rendement et de la servitude, se faisant une gloire d'éduquer par devoir, autorité et austérité, non par plaisir et par passion? Rien n'est moins sûr, et l'on ne saurait nier que, sous les apparentes sollicitudes de la modernité, nombre d'archaïsmes continuent de scander la vie des lycéennes et des lycéens.

     L'entreprise scolaire n'a-t-elle pas obéi jusqu'à ce jour à une préoccupation dominante: améliorer les techniques de dressage afin que l'animal soit rentable?

     Aucun enfant ne franchit le seuil d'une école sans exposer au risque de se perdre; je veux dire de perdre cette vie exubérante, avide de connaissances et d'émerveillements, qu'il serait si exaltant de nourrir, au lieu de la stériliser et de la désespérer sous l'ennuyeux travail du savoir abstrait. Quel terrible constat que ces regards brillants soudain ternis!

     Voilà quatre murs. L'assentiment général convient qu'on y sera, avec d'hypocrites égards, emprisonné, contraint, culpabilisé, jugé, honoré, châtié, humilié, étiqueté, manipulé, choyé, violé, consolé, traité en avorton quémandant aide et assistance.

     De quoi vous plaignez-vous? objecteront les fauteurs de lois et de décrets. N'est-ce pas le meilleur moyen d'initier les béjaunes aux règles immuables qui régissent le monde et l'existence? Sans doute. Mais pourquoi les jeunes gens s'accommoderaient-ils plus longtemps d'une société sans joie et sans avenir, que les adultes n'ont plus que la résignation de supporter avec une aigreur et un malaise croissants?



    Une école où la vie s'ennuie n'enseigne que la barbarie

    Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille. Jamais - en Europe de l'ouest tout au moins - la sensibilité des enfants n'a autant divergé des vieux réflexes prédateurs qui firent de l'animal humain la plus féroce et la plus destructrice des espèces terrestres.

     Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux. Une mutation comparable à l'invention de l'outil, qui produisit jadis le travail d'exploitation de la nature et engendra une société composée de maîtres et d'esclaves. Une mutation où se révèle la véritable spécificité humaine: non la production d'une survie inféodée aux impératifs d'une économie lucrative, mais la création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche.

     Notre système éducatif s'enorgueillit à raison d'avoir répondu avec efficacité aux exigences d'une société patriarcale jadis toute puissante; à ce détail près qu'une telle gloire est à la fois répugnante et révolue.

     Sur quoi s'érigeait le pouvoir patriarcal, la tyrannie du père la puissance du mâle? Sur une structure hiérarchique, le culte du chef, le mépris de la femme, la dévastation de la nation le viole et la violence oppressive. Ce pouvoir, l'histoire l'abandonne désormais dans une état avancé de délabrement: dans la communauté européenne, les régimes dictatoriaux ont disparu, l'armée et la police virent à l'assistance sociale, l'État se dissout dans l'eau troubles des affaires et l'absolutisme paternel n'est plus qu'un souvenir de guignol.

     Il faut vraiment cultiver la sottise avec une faconde ministérielle pour ne pas révoquer sur-le champ un enseignement que le passé pétrit encore avec les ignobles levures du despotisme, du travail forcé, de la discipline militaire et de cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie.

     Elle agonise enfin, la société où l'on n'entrait vivant que pour apprendre à mourir. La vie reprend ses droits timidement comme si, pour la première fois dans l'histoire, elle s'inspirait d'un éternel printemps au lieu de se mortifier d'un hiver sans fin.

     Odieuse d'hier, l'école n'est plus que ridicule. Elle fonctionnait implacablement selon les rouages d'un ordre qui se croyait immuable. Sa perfection mécanique brisait l'exubérance, la curiosité, la générosité des adolescents afin de les mieux intégrer dans les tiroirs d'une armoire que l'usure du travail changeait peu à peu en cercueil. Le pouvoir des choses l'emportait sur le désir des êtres.

     La logique d'une économie alors florissante était imparable, comme l'égrènement des heures de survie qui sonnent avec constance le rappel de la mort. La puissance des préjugés, la force d'inertie, la résignation coutumière exerçaient si communément leur emprise sur l'ensemble des citoyens qu'en dehors de quelques insoumis, épris d'indépendance, la plupart des gens trouvaient leur compte dans la misérable espérance d'une promotion sociale et d'une carrière garantie jusqu'à la retraire.

     Il ne manquait donc pas d'excellentes raisons pour engager l'enfant dans le droit chemin des convenances, puisque s'en remettre aveuglément à l'autorité professorale offrait à l'impétrant les lauriers d'une récompense suprême: la certitude d'un emploi et d'un salaire.

     Les pédagogues dissertaient`sur l'échec scolaire sans se préoccuper de l'échiquier où se tramait l'existence quotidienne, jouée à chaque pas dans l'angoisse du mérite et du démérite, de la perte et du profit, de l'honneur et du déshonneur. Une consternante banalité régnait dans les idées et les comportements: il y avait les forts et les faibles, les riches et les pauvres, les rusés et les imbéciles, les chanceux et les infortunés.

     Certes, la perspective d'avoir à passer sa vie dans une usine ou un bureau à gagner l'argent du mois n'était pas de nature à exalter les rêves de bonheur et d'harmonie que nourrissait l'enfance. Elle produisait à la chaîne des adultes insatisfaits, frustrés d'une destinée qu'ils eussent souhaitée plus généreuse. Déçus et instruits par les leçons de l'amertume, ils ne trouvaient le plus souvent d'autre exutoire à leur ressentiment que d'absurdes querelles, soutenues par les meilleures raisons du monde. Les affrontements religieux, politiques, idéologiques leur procuraient l'alibi d'une Cause - comme ils disaient pompeusement - qui leur dissimulait en fait la sombre violence du mal de survie dont ils souffraient.

     Ainsi leur existence s'écoulait-elle dans l'ombre glacée d'une vie absente. Mais quand l'air du temps est à la peste, les pestiférés font la loi. Si inhumains que fussent les principes despotiques qui régissaient l'enseignement et inculquaient aux enfants les sanglantes vanités de l'âge adulte - ceux que Jean Vigo raille dans son film Zéro de conduite -, ils participaient de la cohérence d'un système prépondérant, ils répondaient aux injonctions d'une société qui ne se reconnaissait d'autre moteur premier que le pouvoir et le profit.

     Dorénavant, si l'éducation s'obstine à obéir aux mêmes mobiles, la machine de la pertinence s'est détraquée: il y a de moins en moins à gagner et de plus en plus de vie gâchée à racler les fonds de tiroir.

     L'insupportable prééminence des intérêts financiers sur le désir de vivre n'arrive plus à donner le change. Le cliquetis quotidien de l'appât du gain résonne absurdement à mesure que l'argent dévalue, qu'une faillite commune arase capitalisme d'État et capitalisme privé, et que dévalent vers l'égout du passé les valeurs patriarcales du maîtres et de l'esclave, les idéologies de gauche et de droite, le collectivisme et le libéralisme, toute ce qui s'est édifié sur le viol de la nature terrestre et de la nature humaine au nom de la sacro-sainte marchandise.

     Un nouveau style est en train de naître, que seule dissimule l'ombre d'un colosse dont les pieds d'argile ont déjà cédé. L'école demeure confinée dans le contre-jour du vieux monde qui s'effondre.

     Faut-il la détruite? Question doublement absurde.

     D'abord parce qu'elle est déjà détruite. De moins en moins concernés par ce qu'ils enseignent et étudient - et surtout par la manière d'instruire et de s'instruire -, professeurs et élèves ne s'affairent ils pas à saborder de conserve le vieux paquebot pédagogique qui fait eau de toutes parts?

     L'ennui engendre la violence, la laideur des bâtiments excite au vandalisme, les constructions modernes, cimentées par le mépris des promoteurs immobiliers, se lézardent, s'écroulent, s'embrasent, selon l'usure programmée de leurs matériaux de pacotille.

     Ensuite, parce que le réflexe d'anéantissement s'inscrit dans la logique de mort d'une société marchande dont la nécessité lucrative épuise le vivant des êtres et des choses, le dégrade, le pollue, le tue.

     Accentuer le délabrement ne profite pas seulement aux charognards de l'immobilier, aux idéologues de la peur et de la sécurité, aux partis de la haine, de l'exclusion, de l'ignorance, il donne des gages à cet immobilisme qui ne cesse de changer d'habits neufs et masque sa nullité sous des réformes aussi spectaculaires qu'éphémères.

     L'école est au centre d'une zone de turbulence où les jeunes années sombrent dans la morosité, où la névrose conjuguée de l'enseignant et de l'enseigné imprime son mouvement au balancier de la résignation et de la révolte, de la frustration et de la rage.

     Elle est aussi le lieu privilégié d'une renaissance. Elle porte en gestation la conscience qui est au coeur de notre époque: assurer la priorité au vivant sur l'économie de survie.

     Elle détient la clé des songes dans une société sans rêve: la résolution d'effacer l'ennui sous la luxuriance d'un paysage où la volonté d'être heureux bannira les usines polluantes, l'agriculture intensive, les prisons en tous genres, les officines d'affaire véreuses, les entrepôts de produits frelatés, et ces chaires de vérités politiques, bureaucratiques, ecclésiastiques qui appellent l'esprit à mécaniser le corps et le condamnent à claudiquer dans l'inhumain.

     Stimulé par les espérances de la Révolution, Saint-Just écrivait: <<Le bonheur est une idée neuve en Europe.>> Il a fallu deux siècles pour que l'idée, cédant au désir, exige sa réalisation individuelle et collective.

     Désormais, chaque enfant, chaque adolescent, chaque adulte se trouve à la croisée d'un choix: s'épuiser dans un monde qu'épuise la logique d'une rentabilité à tout prix, ou créer sa propre vie en créant un environnement qui en assure la plénitude ou l'harmonie. Car l'existence quotidienne ne se peut confondre plus longtemps avec cette survie adaptative à laquelle l'ont réduite les hommes qui produisent la marchandise et sont produits par elle.

     Nous ne voulons pas plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre. La plupart des hommes n'ont été que des animaux spiritualisés, capables de promouvoir une technologie au service de leurs intérêts prédateurs mais incapables d'affiner humainement le vivant et d'atteindre ainsi à leur propre spécificité d'homme, de femme, d'enfant.

     Au terme d'une course frénétique au profit, les rats en salopette et en costumes trois pièces découvrent qu'il ne reste qu'une portion congrue du fromage terrestre qu'ils ont rongé de toutes parts. Il leur faudra ou progresser dans le dépérissement, ou opérer une mutation qui les rendra humains.

     Il est temps que le memento vivere remplace le memento mori qui estampillait les connaissances sous prétexte que rien n'est jamais acquis.

     Nous nous sommes trop longtemps laissé persuader qu'il n'y avait à attendre du sort commun que la déchéance et la mort. C'est une vision de vieillards prématurés, de golden boys tombés dans la sénilité précoce parce qu'ils ont préféré l'argent à l'enfance. Que ces fantômes d'un présent conjugué au passé cessent d'occulter la volonté de vivre qui cherche en chacun de nous le chemin de sa souveraineté!

     La société nouvelle commence où commence l'apprentissage d'une vie omniprésente. Une vie à percevoir et à comprendre dans le minéral, le végétal, l'animal, règnes dont l'homme est issu et qu'il porte en soi avec tant d'inconscience et de mépris. Mais aussi une vie fondée sur la créativité, non sur le travail; sur l'authenticité, non sur le paraître; sur la luxuriance des désirs, non sur les mécanismes du refoulement et du défoulement. Une vie dépouillée de la peur, de la contrainte, de la culpabilité, de l'échange, de la dépendance. Parce qu'elle conjugue inséparablement la conscient et la jouissance de soi et du monde.

     Une femme qui a l'infortune d'habiter dans un pays gangrené par la barbarie et l'obscurantisme écrivait: <<En Algérie, on apprend à l'enfant à laver un mort, moi je veux lui apprendre les gestes de l'amour.>> Sans verser dans tant de morbidité, notre enseignement n'a été trop souvent, sous son apparente élégance, qu'un toilettage de morts. Il s'agit maintenant de retrouver jusque dans les libellés du savoir les gestes de l'amour: la clé de la connaissance et la clé des champs où l'affection est offerte sans réserve.

     Que l'enfance se soit prise au piège d'une école qui a tué le merveilleux au lieu de l'exalter indique assez en quelle urgence l'enseignement se trouve, s'il ne veut pas sombrer plus avant dans la barbarie de l'ennui, de créer un monde dont il soit permis de s'émerveiller.

     Gardez-vous cependant d'attendre secours ou panacée de quelque sauveur suprême. Il serait vain, assurément d'accorder crédit à un gouvernement, à une faction politique, ramassis de gens soucieux de soutenir avant tout l'intérêt de leur pouvoir vacillant; ni davantage à des tribuns et maîtres à penser, personnages médiatiques multipliant leur image pour conjuguer la nullité que reflète le miroir de leur existence quotidienne. Mais ce serait surtout marcher au revers de soi que de s'agenouiller en quémandeur, en assisté, en inférieur, alors que l'éducation doit avoir pour but l'autonomie, l'indépendance, la création de soi, sans laquelle il n'est pas de véritable entraide, de solidarité authentique, de collectivité sans oppression.

     Une société qui n'a d'autre réponse à la misère que le clientélisme, la charité et la combine est une société mafieuse. Mettre l'école sous le signe de la compétitivité, c'est inciter à la corruption, qui est la morale des affaires.

     La seule assistance digne d'un être humain est celle dont il a besoin pour se mouvoir par ses propres moyens. Si l'école n'enseigne pas à se battre pour la volonté de puissance, elle condamnera des générations à la résignation, à la servitude et à la révolte suicidaire. Elle tournera en souffle de mort et de barbarie que ce chacun possède en soi de plus vivant et de plus humain.

     Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant. En dehors d'une école buissonnière où la vie se trouve et se cherche sans fin - de l'art d'aimer aux mathématiques spéculatives -, il n'y a que l'ennui et le poids mort d'un passé totalitaire.



    CHAPITRE II
    En finir avec l'éducation carcérale et la castration du désir
    Hier encore instillé dès la petite enfance, le sentiment de la faute élevait autour de chacun la plus sûre des prisons, celle où les désirs sont emmurés. Pendant des millénaires, l'idée d'une nature exploitable et corvéable à merci a condamné au péché, au remords, à la pénitence, au refoulement amer et au défoulement compulsif la simple inclination à jouir de tous les agréments de la vie.

     Quelle devrait être la préoccupation essentielle de l'enseignement? Aider l'enfant dans son approche de la vie afin de lui apprendre à savoir ce qu'il veut et à vouloir ce qu'il sait`c'est-à-dire à satisfaire ses désirs, non dans l'assouvissement animal mais selon les affinements de la conscience humaine.

     L'inverse s'est produit. L'apprentissage s'est fondé sur la répression des désirs. On a revêtu l'enfant d'angéliques habits sous lesquels il n'a cessé de faire la bête, un bête dénaturée de surcroît. Comment s'étonner que les écoles imitent si bien, dans leur conception architecturale et mentale, les maisons de force où les réprouvés sont exilés des joies ordinaires de l'existence?



    Une école qui entrave les désirs stimule l'agressivité

    Les anciens bâtiments scolaires ne laissent pas d'évoquer les pénitenciers. Les fenêtres haut placées n'autorisaient au regard de l'élève qu'une échappée vers le ciel, unique espace réservé au bonheur des âmes, sinon des corps. Car le corps, immobilisé sur un banc d'étude vite transformée en banc de torture, subissait dans la gêne ordinaire sa destinée terrestre.

     L'opinion prévalait alors qu'il fallait pour s'instruire (comme pour être beau) apprendre à souffrir. Entrer dans l'âge adulte, n'était-ce pas renoncer aux plaisirs de l'enfance pour progresser dans une vallée de larmes, de décrépitude, de mort?

     Les pédagogues ont toujours affirmé que la discipline et le maintient de l'ordre formaient la condition sine qua non de toute éducation. Nous percevons mieux aujourd'hui à quel point leur prétendue science relevait en fait d'une très ordinaire pratique répressive: encourager le mépris de soi et brimer les <<appétits charnels>> afin d'élever l'homme au septième ciel de l'esprit en l'arrachant à la matière terrestre.

     Le corps une fois rabaissé à l'état d'objet et en l'occurrence, de matériel scolaire, l'instructeur n'en avait que plus de facilité pour enfoncer dans le crâne du potache des notions respectables et respectueuses de l'autorité. Solliciter l'intelligence abstraite et la raison <<objective>> contribuait à occulter cette intelligence sensible et sensuelle chevillée aux désirs, cette petite lumière du coeur qui clignote quand l'enfant, se retrouvant seul avec lui-même, se pose la question: toutes ces connaissances assenées par contrainte et menace, en quoi vont-elle m'aider à me sentir bien dans ma peau, à vivre plus heureux, à devenir ce que je suis?

     Les méthodes éducatives ont renoncé aux châtiments corporels à l'époque où la gifle et le coup de pied aux fesses cessaient de constituer l'essentiel d'une éducation familiale qui, au dire des tortionnaires, avait toujours fait ses preuves. Et comment!

     Cela ne signifie pas pour autant que le corps échappe désormais à la brimade, à la mortification, au mépris. Les sens ne sont-ils pas placés sous haute surveillance pendant les heures d'étude et da l'espace qui leur est réservé? L'oeil a pour devoir de se river aux gestes de son maître. La bouche, elle, ne s'ouvrira qu'à l'invite du mentor, et gare à ce qu'elle osera proférer! Réponse incorrecte, propos malsonnant suscitent la volée de bois vert, la rebuffade, la raillerie, l'humiliation; la parole pertinente ou servile s'attirant la louange que comptabilisera le bilan promotionnel de fin d'année. La main, enfin, se lèvera poliment pour solliciter l'attention du pédant, au risque, il n'y a pas si longtemps, de se faire taper sur les doigts avec la règle du droit bon sens.

     On s'aperçoit, avec le recul du temps, que les lycéens et les lycéennes ont été traités selon les procédés du savant stalinien Pavlov qui, chez les chiens de son laboratoire, récompensait la bonne réponse d'un morceau de sucre et sanctionnait la mauvaise par un choc électrique. Ne fallait-il pas que le mépris fût la norme d'une époque pour que les pédagogue préconisent une méthode éducative qu'aucun être humain digne de ce nom n'infligerait aujourd'hui à un chien? Et est-il si sûr que l'école ne reste pas dans la lâcheté d'un assentiment général, un lieu de dressage et de conditionnement, auquel la culture sert de prétexte et l'économie de réalité?



    Comment peut-il y avoir connaissance où il y a oppression?

    Maintenues par la peur de bouger dans une prison de muscles tétanisés, les émotions refoulées instaurent entre l'oppresseur et l'opprimé une logique de destruction et d'autodestruction qui rompt toute forme de communication éclairée.

    Aux sottes prétentions du maître à régner tyranniquement sur sa classe répondent avec une égale sottise le chahut et le charivari qui servent d'exutoire aux énergies réprimées.

     Partout où la prison, le ghetto, la carapace caractérielle imposent leur stratégie d'enfermement, l'élan du désespoir dresse le poing du casseur. La main de l'écolier se venge en mutilant tables et chaises, en maculant les murs de signes insolent, en lacérant les oripeaux de la laideur, en sacralisant un vandalisme où la rage de détruire se paie du sentiment d'être détruit, violenté, mis à sac par le piège pédagogique quotidien.

     Les bouches s'ouvrent en cris hargneux de la protestation, les yeux puisent dans le défi la lueur d'enthousiasme qui leur est refusée. Ainsi les mouvement de contestation qu'éveillent périodiquement les directives d'instances bureaucratiques et gouvernementales sombrent-ils -par absence de créativité) dans la même grisaille et la même stupidité que le pouvoir cacochyme qui les a provoqués. Qu'attendre des manifestations grégaires où l'intelligence des individus, à défaut d'un projet de changement radical, se ravale, selon le commun dénominateur des foules, au plus bas niveau de compréhension?

     Pour éviter l'explosion des désirs refoulés sans dessus dessous, les autorités ont su ménager un sas de décompression et de dérapages contrôlés. Le laxisme n'est pas le souffle de la liberté, il est la respiration de la tyrannie.

     La cour de récréation que comportent prisons, casernes et écoles permet à l'énergie libidinale comprimée par les rigueurs de la discipline de se débonder à loisir. Elle conserve la séparation entre la tête - le <<chef>> - et le reste du corps, qui lui est soumis en principe, mais elle inverse l'ordre hiérarchique institué pendant le temps d'étude. Le dernier y devient le premier: le cancre et la brute musclée tiennent le haut du pavé et en font baver aux forts en thème. Rien n'est changé, si ce n'est que les pulsions de la vie opprimée se débondent en pulsions de mort.

     Une fois refermée la parenthèse du désordre toléré, l'esprit reprend ses droits, avec mission de régner sur le chaos. Ceux que le pouvoir professoral a auréolés de la sainteté du savoir réintègrent leur place en tête du peloton. Leur intellectualité rejette dans les ténèbres la bête qui rôde au profond de l'être, tandis que leur supériorité s'affirme sur la horde des indisciplinés, des dissipés, des cancres, qualifiés de bêtes, selon une insulte qui mériterait d'être analysée de plus près (lorsqu'on prendra conscience que renier l'animalité des pulsions au lieu de l'affiner n'aboutit pas à l'humanité mais à un bestialité à visage humain).

     Il existe évidemment un rythme naturel de l'effort et du repos, de la concentration et de la détente, mais l'organisation sociale du travail a substitué à la simple alternance de la contraction et de la décontraction le mécanisme psychologique du refoulement et du défoulement. Le comportement ordinaire de l'exploiteur accordant aux exploités un temps de délassement qui les renverra dispos à l'usine et au bureau s'est exprimé avec justesse dans les propos du général de Gaulle irrité par la révolution de 1968: <<Il est temps de siffler la fin de la récréation.>>



    Apprendre sans désir, c'est désapprendre à désirer

    Le mépris de soi et des autres est inhérent au travail d'exploitation de la nature terrestre et de la nature humaine. C'est pourquoi peu songent à s'indigner qu'il soit monnaie courante dans les échanges entre professeurs et élèves. Il serait illusoire de croire qu'une pratique aussi intolérable puisse cesser sous l'effet d'un choix éthique, d'une volonté de courtoisie, de quelque formule du style <<je vous serais reconnaissant de ne pas me parler sur ce ton>>. Ce qui est en jeu, c'est une refonte radicale de la société et d'un enseignement qui n'a pas encore découvert que chaque enfant, que chaque adolescent possède à l'état brut l'unique richesse de l'homme, sa créativité.

    Comment peut-on exciter la curiosité chez des êtres tourmentés par l'angoisse de la faute et la peur des sanctions? Certes, il existe des professeurs assez enthousiastes pour passionner leur auditoire et faire oublier un instant les détestables conditions qui dégradent leur métier. Mais combien, et pendant combien d'années?

     Dénombrez, d'une part, les bureaucrates qui terrorisent leur classe et sont terrorisés par elle, et de l'autre les artistes, jongleurs et funambules du savoir, capables de captiver sans avoir à jamais se transformer en gardes-chiourmes ou en adjudants-chefs.

     Il ne s'agit pas ici de juger, ni d'entrer dans la pratique imbécile du mérite et du démérite en vitupérant les premiers en louant les seconds. Non, ce qui importe, c'est de tout mettre en oeuvre pour que l'enseignement garde en éveil cette curiosité si naturelle et si pleine de vie que Shéhérazade obtient d'elle le privilège de tenir en échec la mort dont la menaçait un tyran.

     L'aberration du monde à l'envers a grevé pendant des siècles l'éducation de l'enfant.

     Que tant d'efforts et de fatigue soient requis du maître et de l'élève pour raviver une avidité de savoir si frénétiquement attestée dans l'âge tendre dit assez qu'une évolution a été brutalement interrompue. La curiosité a été bel et bien étouffée à une époque où elle participait du développement ludique de l'enfance, quand elle était amusante et jetait pourtant les bases d'un gai savoir, incompatible avec la vision des austère des adultes, pour qui la science revêt le sérieux des affaires et doit se propager par vérités sèches, ennuyeuses, abstraites.

     Souvenez-vous des milles questions que l'enfant pose sur lui et sur le monde qu'il découvre avec un émerveillement sans fin. Pourquoi pleut-il? Pourquoi la mer est-elle bleu? Pourquoi mon frère m'arrache-t-il mes jouets? Les réponses qu'il recevait n'étaient le plus souvent que des propos évasifs et rebuffades. Si bien que lassé d'un démarche dont on lui faisait ressentir l'inconvenance, il se laissait pénétrer par l'impression de n'être ni digne ni capable de comprendre. Comme si toute étape de développement psychologique ne possédait son mode de compréhension adéquat.

     Lorsque, rebuté enfin par tant d'interrogations jugées sans intérêt, il entre dans les cycle des études on lui assène des réponses dont il a perdu le désir. Ce qu'il avait souhaité passionnément connaître quelques années auparavant, il est contraint de l'étudier par force en bâillant d'ennui.

     La diversité des sensations heureuses et malheureuses avait fait naître en lui cette conscience expérimentale qui permettait d'améliorer les unes et d'éviter les autres. Entretenues par une pédagogie parentale pleine d'attention, de sollicitude et d'affection, une telle motivation psychologique l'eût entraîné à désirer sans fin, à vouloir en savoir plus, à aborder le monde avec une curiosité sans bornes. Pour la simple raison que les connaissances obéissaient alors à la plus naturelle des sollicitations: se rendre heureux.

     Si l'enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c'est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d'une blessure ancienne: il a été castré de sa sensualité originelle.

     La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte. Elle n'a d'usage qu'au service des mécanismes qui transforment la société selon les nécessités de l'économie. Les adoucissements qu'elle procure au sort des hommes, elle ne les livre qu'à contrecoeur et avec la menace d'une prochaine rigueur qui en effacera les effets.

     Après avoir arraché l'écolier à ses pulsions de vie, le système éducatif entreprend de le gaver artificiellement afin de le mener sur le marché du travail, où il continuera à ânonner jusqu'à écoeurement le leitmotiv de ses jeunes années: que le meilleur gagne!

     Gagne quoi? Plus d'intelligence sensible, plus d'affection, plus de sérénité, plus de lucidité sur soi et sur les circonstances, plus de moyens d'agir sur sa propre existence, plus de créativité? Non, plus d'argent et plus de pouvoir, dans un univers qui a usé l'argent et le pouvoir à force d'être usé par eux.



    Erreur n'est pas culpabilité


     

     
    Le système éducatif ne s'est pas contenté de murer les désirs d'enfance dans la carapace caractérielle où les muscles tétanisés, le coeur endurci et l'esprit imprégné par l'angoisse ne favorisent pas vraiment l'exubérance et l'épanouissement. Il ne s'est même pas borné à colloquer l'écolier dans des bâtiments sans joie, destinés à lui rappeler, au cas où il l'oublierait, qu'il n'est pas là pour s'amuser. Il suspend, en outre, au-dessus de sa tête le glaive, à la fois ridicule et menaçant, d'un verdict.

     Chaque jour, l'élève pénètre, qu'il le veuille ou non, dans un prétoire où il comparaît devant ses juges sous l'accusation présumée d'ignorance. À lui de prouver son innocence en régurgitant à la demande les théories, règles, dates, définitions qui contribueront à sa relaxation en fin d'année.

     L'expression <<mettre en examen>>, c'est-à-dire procéder, en matière criminelle, à l'interrogatoire d'un suspect et à l'exposition des charges, évoque bien la connotation judiciaire que revêt l'épreuve écrite et orale infligée aux étudiants.

     Nul ne songe ici à nier l'utilité de contrôler l'assimilation des connaissances, le degré de compréhension, l'habileté expérimentale. Mais faut-il pour autant travestir en juge et en coupable un maître et un élève qui ne demandent qu'à instruire et à être instruit? De quel esprit despotique et désuet les pédagogues s'autorisent-ils pour s'ériger en tribunal et trancher dans le vif avec le couperet du mérite et du démérite, de l'honneur et du déshonneur, du salut et de la damnation? À quelles névroses et obsessions personnelles obéissent-ils pour oser jalonner de la peur et de la menace d'un jugement suspensif le cheminement d'enfants et d'adolescents qui ont seulement besoin d'attentions, de patience, d'encouragements et de cette affection qui a le secret d'obtenir beaucoup en exigeant peu?

     N'est-ce pas que le système éducatif persiste à se fonder sur un principe ignoble, issu d'une société qui ne conçoit le plaisir qu'au crible d'une relation sadomasochiste entre maître et esclave: <<Qui aime bien châtie bien>> ?

     C'est un effet de la volonté de puissance, non de la volonté de vivre, que de prétendre par un jugement déterminer le sort d'autrui.

     Juger empêche de comprendre pour corriger. Le comportement de ces juges, eux-mêmes apeurés par la crainte d'être jugés, détourne des qualités indispensables l'élève engagé dans sa longue marche vers l'autonomie: l'obstination, le sens de l'effort, la sensibilité en éveil, l'intelligence déliée, la mémoire constamment exercée, la perception du vivant sous toutes ses formes et la prise de conscience des progrès, des retards, des régressions, des erreurs et de leur correction.

     Aider un enfant, un adolescent à assurer sa plus grande autonomie possible implique sans nul doute une lucidité constante sur le degré de développement des capacités et sur l'orientation qui les favorisera. Mais qu'y a-t-il de commun entre le contrôle auquel l'élève se soumettrait, une fois prêt à franchir une étape de la connaissance, et la mise en examen devant un tribunal professoral? Laissez donc la culpabilité aux esprits religieux qui ne songent qu'à se tourmenter en tourmentant les autres.

     Les religions ont besoin de la misère pour se perpétuer, elle l'entretiennent afin de prêter plus d'éclat à leurs actes de charité. Eh bien, le système éducatif agit-il autrement lorsqu'il suppose chez l'élève une faiblesse constitutive, toujours exposée au péché de paresse et d'ignorance, dont seul peut l'absoudre la mission pour ainsi dire sacrée du professeur? Il est temps d'en finir avec ces billevesées du passé!

     Chacun possède sa propre créativité. Qu'il ne tolère plus qu'on l'étouffe en traitant comme un délit passible de châtiment le risque de se tromper. Il n'y a pas de fautes, il n'y a que des erreurs, et les erreurs se corrigent.



     

    Seuls ceux qui possèdent la clé des champs et la clé des songes ouvriront l'école sur une société ouverte


     

     
    La perspective d'une rentabilité à tout prix est le rideau de fer d'un monde clos par l'économie. La perspective de vie s'ouvre sur un monde où tout est à explorer et à créer. Or, l'institution scolaire appartient aux milieux d'affaire qui la voudraient gérer cyniquement, sans plus s'embarrasser du vieux formalisme humanitaire. Reste à savoir si les élèves et professeurs se laisseront réduire à la fonction de rouages lucratifs, si, n'augurant rien de bon dans la gestion, à laquelle on les convie, d'un univers en ruines, il ne gageront pas d'apprendre à vivre au lieu de s'économiser.

     Tout se joue aujourd'hui sur un changement de mentalité, de vision, de perspective.

     Épingler un papillon n'est pas la meilleure façon de faire connaissance avec lui. Celui qui transforme le vivant en chose morte, sous quelque prétexte que ce soit, démontre seulement que son savoir ne lui a même pas servi à devenir humain.

     Il existe, en revanche, une approche qui décèle le rayonnement de la vie au sein d'un cristal, d'un poème, d'une équation, d'une formule chimique, d'une plante, d'un objet manufacturé. Elle établi entre l'observateur et l'observé une relation d'osmose où tout est distinct sans que rien soit séparé.

     La conscience d'une présence vivante dans le sujet et dans l'objet n'est-elle pas de nature à manifester ce qu'il y a de maître dans l'élève et d'élève dans le maître? Où manque l'intelligence de la vie, il n'y a que des rapports de brutes. Ce qui ne vient pas de ce qu'il y a en nous de plus vivant pour y retourner se dévoie vers la mort, pour la plus grande gloire des armées et des technologies de profit. C'est pourquoi la plupart des écoles sont des champs de bataille où le mépris, la haine et la violence dévastatrice dressent le constat de faillite d'un système éducatif qui contraint l'enseignant au despotisme et l'enseigné à la servilité.

     Quelle résignation dans l'enfermement prétendument studieux où l'élève est convié à se sacrifier et à claquer sur son propre bonheur la porte du renoncement! Et comment instruirait-il les enfants qu'il a devant lui, l'éducateur qui n'est même plus capable de redevenir enfant en renaissant chaque jour à lui-même? Celui qui porte dans son coeur le cadavre de son enfance n'éduquera jamais que les âmes mortes.

     Dispenser la connaissance, c'est réveiller l'espoir d'un monde merveilleux que la jeunesse a nourri et dont l'homme ne cesse de se nourrir. Encore faut-il dans le même temps briser la malédiction des idées reçues et se moquer de ces comptables du pouvoir et du profit qui ont si bien exclu le merveilleux de leur réalité que l'impatience enfantine le relègue au royaume des fées et l'impuissance des vieux dans les marais de l'utopie.

     Le corps humain, le comportement animal, la fleur, la spéculation philosophique, la culture du blé, l'eau, la pierre, le feu, l'électricité, le travail du bois, l'équitation, la physique quantique, l'astronomie, la musique, un moment soudain privilégié dans l'existence quotidienne, tout ressortit du merveilleux, non par mystique contemplative mais parce que le choix d'une prééminence du vivant cesse de se plier aux impératifs traditionnels de l'exploitation lucrative. Quand la forêt est le poumon de la terre et non le prix d'un certain nombre de stères ou un espace à dévaster par intérêt immobilier, alors se manifeste le sens humain d'une nature offrant ses ressources énergétiques à qui l'aborde sans la violenter.

     L'apprentissage de la vie est une promenade dans l'univers du don. Une promenade mycologique en quelque sorte, où le guide enseigne à distinguer les champignons comestibles des autres, impropres à la consommation, voire mortels mais dont un traitement approprié peut tirer des vertus curatives.

     Au lieu du camp retranché où croupit tristement une main-d'oeuvre de réserve, pourquoi ne faites vous pas de l'école un parc attractif du savoir, un lieu ouvert où les créateurs viendraient parler de leur métier, de leur passion de leur expérience, de ce qui leur tient à coeur? Un luthier, un maraîcher, un ébéniste, un peintre, un biologiste ont assurément plus et mieux à enseigner que ces hommes d'affaire qui viennent prôner l'adaptation aux lois aléatoires du marché.

     Que l'ouverture sur le monde culturel soit aussi l'ouverture sur la diversité des âges! Pourquoi réserver aux jeunes le droit à l'instruction, en excluant les adultes soucieux de s'initier à la littérature ou aux mathématiques? Tous n'auraient-ils pas à gagner d'un contact qui brisât l'opposition factice entre les classes d'âge?

     Mais il n'y a ni recette ni pannacée. Il appartient seuelement à la volonté de vivre de chacun d'ouvrir ce qui a été fremé par la violence du totalitarisme économique. C'est là que l'imagination démontrera sa puissance.

     Il ne se passe pas d'année que des dizaines d'instituteurs et de professeurs inventifs ne suggèrent des méthodes d'enseignement fondées sur un nouvel accord des être et des choses. Vous qui vous plaignez du nombre de bureaucrates usurpant le nombre d'enseignants, et qui jettent sur la plenète le froid regard des chiffres à force de limiter leur intérêt à la fiche de salaire, quand avez-vous revendiqué que fussent menées plus en avant les idées de Freinet et de quelques autres au savoir généreux? Quand avez-vous opposé aux distillateurs d'ennui qui vous gouvernent des projets d'éducation ludique et vivante? Avez-vous jamais entrepris de substituer au rapport hiérarchique entre maîters et élèves une relation fondée non plus sur l'obédience mais sur l'exercice de la créativité individuelle et collective?

     Quand les hommes politiques d'une consternante médiocrité vous invitent à leur soumettre vos revendications, n'ont-ils pas la satisfaction de vous découvrir aussi indigents qu'eux, sinon financièrement, du moins en intelligence et en imagination? Ne doutez pas qu'au prix de rabais où vous vous soldez, ils vous accordent sans barguigner le droit de les brocarder en de grandes manifestations cathartiques.

     La pire résignation est celle qui se donne l'alibi de la révolte. Nourrissez-vous si peu d'estime à votre égard que vous ne preniez le temps d'identifier vos désirs de vie, que vous ne sachiez quelle existence vous souhaitez mener? Ne pressentez-vous d'autre choix qu'en l'alternative qui vous est officiellement proposée entre la pauvreté du riche et la misère du pauvre?

     Faut-il que le désolant avenir d'une vie passée à grappiller l'argent du mois vous paraisse lumineux parce que l'ombre du chômage s'accroît partout où règne le soleil médiatique du plein emploi? Rien ne tue plus sûrement que de se contenter de survivre.



    CHAPITRE III
    Démilitariser l'enseignement
    L'esprit de caserne a régné souverainement dans les écoles. On y défilait au pas, obtempérant aux ordres de pions auxquels ne manquaient que l'uniforme et les galons. La configuration du bâtiment obéissait à la loi de l'angle droit et de la structure rectiligne. Ainsi l'architecture s'employait-elle à surveiller les écarts de conduite par la rectitude d'une autorité spartiate.

     Jusque dans les années soixante, l'institution éducative demeura pétrie de ces vertus guerrières qui prescrivaient d'aller mourir aux frontières plutôt que de s'adonner aux plaisirs de l'amour et du bonheur. Une telle injonction sombrerait aujourd'hui dans le ridicule mais, en dépit de la mutation amorcée en mai 1968 et du discrédit dans lequel est tombée l'armée d'une Europe sans combat (à l'exception de quelques guerres locales où elle dédaigne d'intervenir), il serait excessif de prétendre qu'est frappée de désuétude la tradition de l'injonction vociférée, de l'insulte aboyée, de l'ordre sans réplique et de l'insubordination qui en est la réponse appropriée.

     L'autorité presque absolue dont le maître est investi sert davantage l'expression de comportements névrotiques que la diffusion d'un savoir. La loi du plus fort n'a jamais fait de l'intelligence qu'une des armes de la bêtise. Beaucoup rechignent, sans doute, à n'avoir ainsi que le droit de se taire. Mais tant qu'une communauté d'intérêt ne situera pas au centre du savoir les inclinations, les doutes, les tourments, les problèmes que chacun ressent au fil du jour - c'est-à-dire ce qui compose la part la plus importante de sa vie -, il n'y aura que la morgue et le mépris pour transmettre des messages dont le sens ne nous concerne pas vraiment en tant qu'êtres de désirs.



     

    Ce qui s'enseigne par la peur rend le savoir craintif


    L'autorité légalement accordée à l'enseignant prête un goût si amer à la connaissance que l'ignorance arrive à se parer des lauriers de la révolte. Celui qui dispense son savoir par plaisir n'a que faire de l'imposer mais l'encasernement éducatif est tel qu'il faut instruire par devoir, non par agrément.

     Essayez donc de prôner une compréhension mutuelle entre un professeur pénétrant dans sa classe comme dans une cage aux fauves et des potaches rompus à esquiver le fouet et prêts à dévorer le dompteur! Alors que l'autocratisme est partout battu en brèche en Europe occidentale, l'école reste dominée par la tyrannie. C'est à qui aboiera le plus fort dans une arène où les frustrations se déchirent.

     Rien n'est plus ignoble que la peur, qui rabaisse l'homme à la bête aux abois, et je ne conçois pas qu'elle se puisse tolérer ni de la part de l'élève ni de la part du professeur. Rien ne progresse par la terreur que la terreur elle-même. Quand les directives pédagogiques s'échineraient à privilégier le principe qui me paraît la condition d'un véritable apprentissage de la vie: ôter la peur et donner l'assurance, il faudrait, pour l'appliquer, faire de l'école un lieu où ne règnent ni autorité ni soumission, ni forts ni faibles, ni premiers ni derniers. Tant que vous ne formerez pas une communauté d'élèves et d'enseignants attachés à parfaire ce que chacun a de créatif en soi, vous aurez beau vous indigner de la barbarie sous tous ses aspects, du fanatisme religieux, du sectarisme politique, de l'hypocrisie et de la corruption des gouvernants, vous ne chasserez ni les intégrismes, ni les mafias de la drogue et des affaires, parce qu'il y a dans l'organisation hiérarchisée de l'enseignement un ferment sournois qui prédispose à leur emprise.

     Maintenant que les idéologies de gauche et de droite fondent au soleil de leur mensonge commun, le seul critère d'intelligence et d'action réside dans la vie quotidienne de chacun et dans le choix, auquel chaque instant le confronte, entre ce qui affermit sa propre vie et ce qui la détruit. Si tant d'idées généreuses sont devenues leur contraire, c'est que le comportement qui militait en leur faveur en était la négation. Un projet d'autonomie et d'émancipation ne peut, sans vaciller, se fonder sur cette volonté de puissance qui continue d'imprimer dans les gestes le pli du mépris, de la servitude, de la mort.

     Je n'entrevois d'autre façon d'en finir avec la peur et de mensonge qui en résulte que dans une volonté sans cesse ravivée de jouir de soi et du monde. Apprendre à démêler ce qui nous rend plus vivant de ce qui nous tue est la première des lucidités, celle qui donne son sens à la connaissance.

     Les techniques les plus élaborées mettent à notre disposition une somme considérable d'informations. De tels progrès ne sont pas négligeables mais ils resteront lettre morte si une relation privilégiée entre les éducateurs et de petits groupes d'écoliers ne branche pas le réseau de connaissances abstraites sur le seul <<terminal>> qui nous intéresse: ce que chacun veut faire de sa vie et de son destin.



     

    Libérer de la contrainte le désir de savoir


    L'exploitation violente de la nature a substitué la contrainte au désir; elle a propagé partout la malédiction du travail manuel et intellectuel, et réduit à une activité marginale la vraie richesse de l'homme: la capacité de se recréer en recréant le monde.

     En produisant une économie qui les économise jusqu'à en faire l'ombre d'eux-mêmes, les hommes n'ont fait qu'entraver leur évolution. C'est pourquoi l'humanité reste à inventer.

     L'école porte la marque sensible d'une cassure dans le projet humain. On y perçoit de plus en plus comment et à quel moment la créativité de l'enfant y est brisée sous le martèlement du travail. La vielle litanie familiale: <<travaille d'abord, tu t'amuseras ensuite>> a toujours exprimé l'absurdité d'une société qui enjoignait de renoncer à vivre afin de mieux se consacrer à un labeur qui épuisait la vie et ne laissait aux plaisirs que les couleurs de la mort.

     Il faut toute la sottise des pédagogues spécialisés pour s'étonner que tant d'efforts et de fatigues infligés aux écoliers aboutissent à d'aussi médiocres résultats. À quoi s'attendre quand le coeur n'y est pas, ou n'y est plus?

     Charles Fourier observant, au cours d'une insurrection, avec quel soin et quelle ardeur les émeutiers dépavaient une rue et élevaient une barricade en quelques heures, remarquait qu'il aurait fallu pour le même ouvrage trois jours de travail à une équipe de terrassiers aux ordres d'un patron. Les salariés n'auraient pris à l'affaire d'autre intérêt que la paie, au lieu que la passion de la liberté animait les insurgés.

     Seul le plaisir d'être soi et d'être à soi prêterait au savoir cette attraction passionnelle qui justifie l'effort sans recourir à la contrainte.

     Car devenir ce que l'on est exige la plus intransigeante des résolutions. Il y faut de la constance et de l'obstination. Si nous ne voulons pas nous résigner à consommer des connaissances qui nous réduiront au misérable état de consommateur, nous ne pouvons ignorer qu'il nous faudra, pour sortir du bourbier où s'enlise la société du passé, prendre l'initiative d'une poussée de sens contraire. Mais quoi! On vous voit prêts à vous battre et à écraser les autres pour obtenir un emploi et vous hésiteriez à investir dans une vie qui sera tout l'emploi que vous ferez de vous-même?

     Nous ne voulons pas être les meilleurs, nous voulons que le meilleur de la vie nous soit acquis, selon ce principe d'inaccessible perfection qui révoque l'insatisfaction au nom de l'insatiable.


     


    CHAPITRE IV
    Faire de l'école un centre de création du vivant, non l'antichambre d'une société parasitaire et marchande
    En décembre 1991, la Commission européenne publiait un mémorandum sur l'enseignement supérieur. Elle y recommandait aux universités de se comporter comme des entreprises soumises aux règles du marché. Le même document exprimait le voeu que les étudiants fussent traités comme des clients, incités non à apprendre mais à consommer.

     Les cours devenaient ainsi des produits, les termes <<étudiants>>, <<études>>, laissant place à des expressions mieux appropriées à la nouvelle orientation: <<capital humain>>, <<marché du travail>>.

     En septembre 1993, la même Commission récidive avec un Livre vert sur la dimension européenne de l'éducation. Elle y précise qu'il faut, dès la maternelle, former des <<ressources humaines pour les besoins exclusifs de l'industrie>> et favoriser <<une plus grande adaptabilité des comportements de manière à répondre à la demande du marché de la main-d'oeuvre>>.

     Voilà comment le zoom encrassé du présent projette en avenir radieux l'efficacité révolue du passé!

     Une fois éliminé ce qui subsistait de médiocrement rentable dans l'école d'hier - le latin, le grec, Shakespeare et compagnie -, les étudiants auront enfin le privilège d'accéder aux gestes qui sauvent: équilibrer la balance des marchés en produisant de l'inutile et en consommant de la merde.

     L'opération est en bonne voie puisque, si divers qu'ils se veuillent, les gouvernements adhèrent à l'unanimité au principe: <<L'entreprise doit être axée sur la formation et la formation doit être axée sur les besoins de l'entreprise>>.



    Des recrues pour gérer la faillite


    Il n'est pas inutile, pour aider à la compréhension de notre époque, de préciser par quel processus le développement du capitalisme a abouti à une crise planétaire qui est la crise de l'économie dans son fonctionnement totalitaire.

     Ce qui domina, dès le début du XIXe siècle, l'ensemble des comportements individuels et collectifs, fut la nécessité de produire. Organiser la production par le truchement du travail intellectuel et du travail manuel exigeait une méthode directive, une mentalité autoritaire, voire despotique.

     L'heure était à la conquête militaire des marchés. Les pays industrialisés pillaient sans scrupules les ressources des nouvelles colonies.

     Quand le prolétariat entreprit de coordonner ses revendications, il subit, en dépit de sa spontanéité libertaire, l'emprise autocratique que la prééminence du secteur productif exerçait sur les moeurs. Syndicats et partis ouvriers se donnent une structure bureaucratique qui aura tôt fait d'entraver les masses laborieuses sous couvert de les émanciper.

     Le pouvoir rouge s'installe d'autant plus facilement qu'il arrache à la classe exploiteuse des parts de bénéfices, traduites en augmentation de salaires, en aménagements du temps de travail (la journée de huit heures, les congés payés), en avantages sociaux (allocations de chômage, soins de santé).

     Les années 1920 et 1930 mènent à son stade suprême la centralisation de la production. Le passage du capitalisme privé au capitalisme d'État s'opère brutalement en Italie, en Allemagne, en Russie, où la dictature d'un parti unique - fasciste, nazi, stalinien - impose l'étatisation des moyens de production.

     Dans les pays où la tradition libérale a sauvegardé une démocratie formelle, la concentration monopolistique attribuant à l'État une vocation patronale s'accomplit de manière plus lente, plus sournoise, moins violente.

     C'est aux États-Unis que se manifeste en premier une orientation économique nouvelle, promise à un développement qui transformera sensiblement les mentalités et les moeurs: l'incitation à consommer y prend, en effet, le pas sur la nécessité de produire.

     Dès 1945, le plan Marshall, destiné officiellement à aider l'Europe dévastée par la guerre, ouvre la voie à la société de consommation, identifiée à une société de bien-être.

     L'obligation de produire à tout prix cède la place à une entreprise parée des attraits de la séduction, sous laquelle se cache en fait un nouvel impératif prioritaire: consommer. Consommer n'importe quoi mais consommer.

     On assiste alors à une évolution surprenante: un hédonisme de supermarché et une démocratie de self-service, propageant l'illusion des plaisirs et du libre choix, parviennent à saper - plus sûrement que ne l'auraient espéré les anarchistes du passé - les sacro-saintes valeurs patriarcales, autoritaires, militaires et religieuses qu'avait privilégiées une économie dominée par les impératifs de la production.

     On mesure mieux aujourd'hui combien la colonisation des masses laborieuses par l'incitation pressante à consommer un bonheur à tempérament a desseré l'étreinte de l'économie sur les colonies d'outre-mer et a favorisé le succès des luttes de décolonisation.

     Si la liberté des échanges et leur indispensable expansion ont contribué à la fin de la plupart des régimes dictatoriaux et à l'effondrement de la citadelle communiste, ils ont assez rapidement dévoilé les limites du bien-être consommable.

     Frustrés d'un bonheur qui ne coïncidait pas du tout à fait avec l'inflation de gadgets inutiles et de produits frelatés, les consommateurs ont, dès 1968, pris conscience de la nouvelle aliénation dont ils étaient l'objet. Travailler pour un salaire qui s'investit dans l'achat de marchandises d'une valeur d'usage aléatoire suggère moins l'état de béatitude que l'impression désagréable d'être manipulé selon les exigences du marché. Ceux qui subissaient l'atelier et le bureau pendant la journée n'en sortaient que pour entrer dans les usines, moins coercitives mais plus mensongères, du consommable.

     Les faux besoins primant sur les vrais, ce <<n'importe quoi>> qu'il fallait acheter a fini par engendrer à son tour une production de plus en plus aberrante de services parasitaires, tissés autour du citoyen avec mission de le sécuriser, de l'encadrer, de la conseiller, de le soutenir, de le guider, bref de l'engluer dans une sollicitude qui l'assimile peu à peu à un handicapé.

     On a vu ainsi les secteurs prioritaires être sacrifiés au profit du secteur tertiaire, qui vend sa propre complexité bureaucratique sous forme d'aides et protections. L'agriculture de qualité a été écrasée par les lobbies de l'agro-alimentaire, surproduisant des ersatz de céréales, de viandes, de légumes. L'art de se loger a été enseveli sous la grisaille, l'ennui et la criminalité du béton qui assure les revenus des milieux d'affaires. Quant à l'école, elle est appelée à servir de réserve pour les étudiants d'élite à qui est promise une belle carrière dans l'inutilité lucrative et les mafias financières. La boucle est bouclée: étudier pour trouver un emploi, si aberrant soit-il, a rejoint l'injonction de consommer dans le seul intérêt d'une machine économique qui se grippe de toutes parts en Occident - bien que les spécialistes nous annoncent chaque année sa triomphale remise en marche.

     Nous nous enlisons dans les marais d'une bureaucratie parasitaire et mafieuse où l'argent s'accumule et tourne en circuit fermé au lieu de s'investir dans la fabrication de produits de qualité, utiles à l'amélioration de la vie et de son environnement. L'argent est ce qui manque le moins, contrairement à ce que vous répondent vos élus, mais l'enseignement n'est pas un secteur rentable.

     Il existe pourtant une alternative à l'économie de dépérissement et à son impossible relance. Se détournant du fossé qui se creuse de plus en plus entre les intérêts de la marchandise et l'intérêt du vivant, elle propose de reconvertir au service de l'humain une technologie que l'impérialisme lucratif a déshumanisée - jusqu'à en faire, dans le cas de la fission nucléaire et de l'expérimentation génétique, de redoutables nuisances. Elle exige la priorité à la qualité de la vie et à ses activités de base que l'absurdité du capitalisme archaïque condamne précisément à se démembrer sous le coup d'incessantes restrictions budgétaires: le logement, l'alimentation, le transport, l'habillement, les soins de santé, l'éducation et la culture.

     Une mutation s'amorce sous nos yeux. Le néocapitalisme s'apprête à reconstruire avec profit ce que l'ancien a ruiné. En dépit des résistances du passé, les énergies naturelles finiront par se substituer aux moyens de production polluants et dévastateurs.

     De même que la révolution industrielle a suscité, dès le début du XIXe siècle, un nombre considérable d'inventeurs et d'innovations - électricité, gaz, machine à vapeur, télécommunications, transports rapides-, de même notre époque est-elle en demande de nouvelles créations qui remplaceront ce qui ne sert aujourd'hui la vie qu'en la menaçant: le pétrole, le nucléaire, l'industrie pharmaceutique, la chimie polluante, la biologie expérimentale... et la pléthore de services parasitaires où la bureaucratie prolifère.



    La fin du travail forcé inaugure l'ère de la créativité

    Le travail est une création avortée. Le génie créateur de l'homme s'est trouvé pris au piège d'un système qui l'a condamné à produire pouvoir et profit, ne laissant d'autre exécutoire à sa luxuriance que l'art et la rêverie.

     Or, ce travail d'exploitation de la nature, si souvent exalté comme la puissance prométhéenne qui transforme le monde, nous délivre aujourd'hui son bilan pour solde de tout compte: une survie confortable dont les ressources et le coeur s'épuisent dans le cercle vicié de la rentabilité.

     Comme un travail si inutile et si nuisible à la vie ne s'épuiserait-il pas à son tour? Il procurait hier la voiture et la télévision, au prix de l'air pollué et des palliatifs d'une vie absente. Il n'est plus aujourd'hui qu'une bouée de sauvetage aléatoire dans une société que paralyse l'inflation bureaucratique, où rien n'est plus garanti, ni le salaire, ni le logement, ni les produits naturels, ni les ressources énergétiques, ni les acquis sociaux.

     Dans une atmosphère que la raréfaction des affaires rend oppressante, la diminution du travail est évidemment ressentie comme une malédiction. Le chômage est un travail en creux. Une même résignation y fait attendre une aumône ainsi que le travailleur attend son salaire en s'adonnant à une occupation qui l'ennuie (bien qu'il juge désormais imprudent de l'avouer).

     Tandis que tout va à vau-l'eau au fil d'un désespoir qu'inspire l'autodestruction planétaire économiquement programmée, un monde est là à l'abandon, qu'il importe de restaurer, de dépouiller de ses nuisances et de rebâtir pour notre bien-être, comme si, en se brisant, le miroir des illusions consuméristes avait mis le bonheur à notre portée, après en avoir montré le reflet mensonger.

     Diminuer le temps de travail afin de le mieux répartir? Soit. Mais dans quelle perspective et avec quelle conscience? Si le but de l'opération est, pour le plus grand nombre, de produire davantage de biens et de services utiles au marché et non à la vie, en échange d'un salaire qui en paiera la consommation croissante, alors le vieux capitalisme n'aura fait que récupérer à son profit ce qu'il feint d'abandonner au profit de tous.

     En revanche, si la même démarche obéit aux sollicitations d'un néocapitalisme qui cherche dans l'investissement écologique une arme contre l'immobilisme d'un patronat sans imagination, il ne manquera qu'une prise de conscience pour que le salaire garanti et le temps de travail réduit ouvrent à chacun le champ d'une libre création et le loisir de se retrouver et d'être enfin soi.

     Car, en dépit de l'occultation qu'entretiennent à son sujet les bureaucraties de la corruption et les mafias affairistes, il existe une demande économico-sociale qui va à contre-courant des appels au secours de la débâcle ordinaire. Elle réclame un environnement qui améliore la qualité de vie, une production sans oppression ni pollution, des relations authentiquement humaines, la fin de la dictature que la rentabilité exerce sur la vie.

     À vous - et à l'école nouvelle que vous inventerez - d'empêcher que la créativité, objectivement stimulée par la promesse d'emplois d'utilité publique, ne s'enferre dans l'aliénation économique en se coupant de la création de soi.

     Si vous oubliez ce que vous êtes et dans quelle vie vous voulez être, n'espérez d'autre sort que celui d'une marchandise bonne à être jutée une fois franchi le poste de péage.



    Privilégier la qualité

    À force d'obéir au critère de la quantité, la course au profit verse dans l'absurdité de la surproduction. Produire beaucoup augmentait hier la plus-value des patrons, qui n'hésitaient pas à détruire les excédents de café, de viande, de blé, afin d'empêcher une baisse des prix sur le marché.

     Le développement de la consommation a permis, en touchant une plus large couche de population, d'absorber jusqu'à un certain point une quantité croissante de marchandises conçues moins pour leur usage pratique qu'à l'effet de rapporter de l'argent. La qualité d'un produit a été traitée avec d'Autant plus de désinvolture que ce n'est pas elle qui déterminait le chiffre des ventes mais le mensonge publicitaire dont elle était habillée pour séduire le client.

     Mais tant va la surenchère à ce qui lave plus blanc que le mensonge s'use à son tour. Outragée par l'excès du mépris, la clientèle a fini par regimber. Elle s'est montrée critique, elle a refusé d'avaler aveuglément ce que la petite cuillère du slogan lui enfournait à tout instant dans les yeux, la bouche, les oreilles, la tête.

     Beaucoup ont donc décidé de ne plus se laisser consommer par une économie qui se moque de leur santé et de leur intelligence. En exigeant la qualité de ce qui leur est proposé, c'est leur propre qualité d'êtres qu'ils découvrent ou redécouvrent, c'est leur spécificité d'individus lucides, qu'avait occultée cette réduction à l'état grégaire que provoque et entretient la propagande consumériste.

     Mais, alors que les organismes de défense des consommateurs organisent le boycott des produits dénaturés par une agriculture inondant le marché de céréales forcées, de légumes aux engrais, de viandes issues d'animaux martyrisés dans des élevages concentrationnaires, il semble que l'on s'accommode assez dans les lycées de voir la culture prendre le même chemin que la pire des agricultures.

     Si les hommes politiques nourrissaient à l'égard de l'éducation les bonnes intentions qu'ils ne cessent de proclamer, ne mettraient-ils pas tout en oeuvre pour en garantir la qualité? Tarderaient ils à décréter les deux mesures qui déterminent la condition sine qua non d'un apprentissage humain: augmenter le nombre des enseignants et diminuer le nombre d'élèves par classe, en sorte que chacun soit traité selon sa spécificité et non dans l'anonymat d'une foule?

     Mais, apparemment, l'intérêt a pour eux une connotation plus économique que simplement humaine. Si les gouvernements privilégient l'élevage intensif d'étudiants consommables sur le marché, alors les principes d'une saine gestion prescrivent d'encaquer dans le plus petit espace scolaire la plus grande quantité de têtes, façonnable par le moins de personnel possible. La logique est imparable et aucune société protectrice des animaux ne s'insurgera contre la consommation forcée de connaissances soumises à la loi de l'offre et de la demande, ni contre les moeurs de maquignons qui règnent sur la foire aux emplois.

     Résignez-vous donc au parti pris de bêtise qu'implique l'état grégaire, car je ne vois pour éduquer une classe de trente élèves que la férule ou la ruse.

     Mais n'invoquer pas l'impossibilité matérielle de promouvoir un enseignement personnalisé. La sophistication des techniques audiovisuelles ne permettrait-elle pas à un grand nombre d'étudiants de recevoir individuellement ce qu'il appartenait jadis au maître de répéter jusqu'à mémorisation (orthographe, grammaire élémentaire, vocabulaire, formules chimiques, théorèmes, solfège, déclinaisons...)? Voire d'en tester sur le mode du jeu le degré d'assimilation et de compréhension?

     Ainsi libéré d'une occupation ingrate mécanique, l'éducateur n'aurait plus qu'à se consacrer à l'essentiel de sa tâche: assurer la qualité de informations reçues globalement, aider à la formation d'individus autonomes, donner le meilleur de son savoir et de son expérience en aidant chacun à se lire et à lire le monde.

     Information au plus grand nombre, formation par petits groupes. Au centre d'un vaste réseau d'irrigation drainant vers chaque élève la multiplicité des connaissances, l'éducateur aura enfin la liberté de devenir ce qu'il a toujours rêvé d'être: le révélateur d'une créativité dont il n'est personne qui ne possède la clé, si enfouie soit-elle sous le poids des contraintes passées.



    CHAPITRE V
    Apprendre l'autonomie, non la dépendance 

     

    L'école a prorogé pendant des siècles la mise sous séquestre de l'enfant par la famille autoritaire et patriarcale. Maintenant que s'esquisse entre les parents et leur progéniture une compréhension mutuelle faite d'affection et d'autonomie progressive, il serait regrettable que l'école cessât de s'inspirer de la communauté familiale.

    Paradoxalement, le système éducatif, qui accueille avec les jeunes ce qui change le plus, est aussi ce qui a le moins changé.

    La famille traditionnelle préférait fabriquer des enfants à la chaîne plutôt que d'offrir la vie à deux ou trois petits êtres auxquels elle eût consacré sans réserve son amour et son attention. Ceux qui ne mouraient pas en bas âge gardaient le plus souvent une blessure secrète. La tyrannie, la culpabilité, le chantage affectif engendrèrent de la sorte des générations de matamores dissimulant sous la dureté du caractère un infantilisme qui leur enjoignait de chercher un substitut du père et de la mère dans ces familles d'emprunt que constituaient les églises, les partis, les sectes, le grégarisme national et les corps d'armée en tous genres. L'histoire n'a pas connu, pour son inhumanité, que des bravaches en mal d'assistance. Il fallait quelque cynisme pour évoquer la <<sélection naturelle>>, propre à l'espèce animale, alors que la production de chair à usine et à canon impliquait sa correction statistique, et que l'économie familiale de procréation comportait un vice de forme où la mort trouvait son compte.

    L'évolution des moeurs nous fait regarder aujourd'hui comme une monstruosité cette prolifération bestiale de vies irrémédiablement condamnées à se résorber sous les coups de machette de la guerre, du massacre, de la famine, de la maladie. Il n'empêche: stigmatiser la surpopulation des pays où l'obscurantisme religieux se nourrit de la misère qu'il entretient sciemment, et accepter en Europe qu'un même esprit archaïque et méprisant continue de traiter les étudiants comme du bétail relève d'une inconséquence certaine.

     Car le surpeuplement des classes n'est pas seulement cause de comportements barbares, de vandalisme, de délinquance, d'ennui, de désespoir, il perpétue de surcroît l'ignoble critère de compétitivité, la lutte concurrentielle qui élimine quiconque ne se conforme pas aux exigences du marché. La brute arriviste l'emportant sur l'être sensible et généreux, voilà ce que les margoulins au pouvoir appellent eux aussi, comme les brillants penseurs de jadis, une sélection naturelle.

    Il n'y a pas d'enfants stupides, il n'y a que des éducations imbéciles. Forcer l'écolier à se hisser au sommet du panier contribue au progrès laborieux de la rage et de la ruse animales mais sûrement pas au développement d'une intelligence créatrice et humaine.

    Dites-vous que nul n'est comparable ni réductible à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Chacun possède ses qualités propres, il lui incombe seulement de les affiner pour le seul plaisir de se sentir en accord avec ce qui vit. Que l'on cesse donc d'exclure du champ éducatif l'enfant qui s'intéresse plus aux rêves et aux hamsters qu'à l'histoire de l'Empire romain. Pour qui refuse de se laisser programmer par les logiciels de la vente promotionnelle, tous les chemins mènent vers soi et à la création.

    Il fallait hier s'identifier au père, héros ou crétin aux sarcasmes si doux. Maintenant que les pères s'avisent que leur indépendance progresse avec l'indépendance de l'enfant, maintenant qu'ils éprouvent assez l'amour de soi et des autres pour aider l'adolescent à se défaire de leur image, qui supportera que l'école propose encore comme modèles d'accomplissement le financier efficace et véreux, l'homme politique énergique et gâteux, le mafieux régnant par le clientélisme et la corruption, l'affairiste tirant ses derniers profits du pillage de la planète?

    C'est se condamner à ne s'atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion, une idéologie, une nationalité, une race, une culture,  une tradition, un mythe, une image. S'identifier à ce que l'on possède en soi de plus vivant, cela seul émancipe.



    L'alliance avec l'enfant est une alliance avec la nature


     

     
    La violence exercée contre l'enfant par la famille patriarcale participait du viol de la nature par le travail de la marchandise. Que la conscience d'un pillage planétaire soit passée de la défense de l'environnement à une volonté d'approche non violente des ressources naturelles n'a pas peu contribué à briser le joug que l'exploitation économique faisait peser sur l'homme, la femme, l'enfant, la faune et la flore.

    Le sentiment que nous sommes issus d'une matrice commune, qui est la terre, et dont le souvenir se ravive lors de la gestation dans le ventre maternel, a d'autant mieux nourri la nostalgie d'un âge d'or et d'une harmonie originelle que le travail forcé nous séparait de la nature et de nous-mêmes avec un déchirement longtemps perçu comme un tourment existentiel, une souffrance de l'être.

    L'échec d'une économie de saccage et de pollution et l'émergence d'un projet de récréation symbiotique de l'homme et de son milieu naturel nous débarrassent désormais d'un paradis perdu dont le fantasme a hanté l'histoire impuissante à se construire humainement: le mythe du bon sauvage, du communisme primitif, du millénarisme apocalyptique qui, après avoir fait les beaux jours du nazisme, renaît sous le nom d'intégrisme.

    Au moins aurons-nous appris que la vie n'est pas une régression au stade protoplasmique mais un processus d'affinement et d'organisation des désirs.

    L'idée a longtemps prévalu, dans la lutte contre le cancer, qu'il importait de détruire les cellules qu'une soudaine et frénétique prolifération condamnait au dépérissement. On tient aujourd'hui pour préférable de renforcer le potentiel de vie des cellules périphériques saines et de favoriser la reconquête du vivant plutôt que d'anéantir celle dont la mort s'est emparée. J'aimerais assez qu'une telle attitude déterminât souverainement notre rapport avec nous-mêmes, avec nos semblables et avec le monde.

    À l'encontre de tant de générations abruties qui firent de la sensibilité une faiblesse, dont beaucoup se prémunissaient en devenant sanguinaires, nous savons désormais que l'amour du vivant éveille une intelligence sans commune mesure avec l'esprit retors qui règne sur les univers totalitaires.

    Une éthique, fort estimable, du respect des êtres prescrit de ne pas tuer une bête, de ne pas abattre un arbre sans avoir tout entrepris pour l'éviter. Néanmoins, ce qu'une telle recommandation suppose d'artifice et de contrainte n'emportera jamais la conviction comme la conscience que le préjudice qui se fait au vivant se fait à soi-même, si l'on n'y prend garde, parce que le vivant n'est pas un objet mais un sujet qui mérite d'être  traité selon le droit imprescriptible de ce qui est né à la vie.



    De l'aide indispensable au refus de l'assistance permanente


     

     
    Le chemin de l'autonomie est à l'exemple de celui que parcourt l'enfant qui apprend à marcher.

    Cela ne va pas sans larmes ni efforts. Le risque de tomber, de se cogner, de souffrir ajoute aux premiers pas l'entrave de la peur. Pourtant, le secours d'une affection qui encourage à se relever, à recommencer, à s'obstiner, à coordonner les gestes démontre que la maîtrise des mouvements s'acquiert mieux et plus vite que dans les conditions anciennes où il s'agissait de progresser non seulement sous les feux croisés de la vanité  narquoise, de la menace diffuse, de l'angoisse de n'être plus aimé si l'on ne s'applique pas, mais surtout à travers un malaise, sournoisement entretenu par l'ambiguïté de parents désirant et redoutant tout à la fois que leur enfant fasse ses premiers pas vers une autonomie qui le soustrait à leur autorité tutélaire et leur ôterait le sentiment d'être indispensable.

    L'enseignement des tout-petits a épousé sans peine les dispositions familiales qui mettent tout en oeuvre pour assurer le bonheur dans l'indépendance - tant il est vrai que les parents la recouvrent dès que l'adolescent en découvre la maîtrise. S'inspirant de cette compréhension osmotique où l'on éduque en se laissant éduquer, les écoles maternelles atteignent au privilège d'accorder le don de l'affection et le don des  premières connaissances - et qu'une qualité si précieuse à l'existence des individus et des collectivités soit redevable à l'affairisme gouvernemental des salaires les plus bas dit assez à quel mépris de l'utilité publique aboutit la logique du profit.

    La rupture est brutale dès l'entrée au lycée. On y régresse dans la famille archaïque où l'enfant n'apprenait à se débrouiller seul qu'en signant  l'acte d'une reconnaissance éternelle à ceux qui avaient assuré son dressage. La confiance en soi, sapée et compensée par l'insolence, y recompose le répugnant mélange de morgue et de servilité qui formait, dans le passé, l'ordinaire du comportement social.

    Au désir sincère de faire de l'adolescent un être humain à part entière se surimpose dans un véritable malaise l'exercice d'un pouvoir auquel la  structure hiérarchique contraint l'enseignant. Comment ne l'emporterait-elle pas, la tentation de se rendre indispensable et d'entretenir chez  l'étudiant une débilité qui rende la domination plus aisée? Qui vend des béquilles a besoin d'éclopés.

     Nous sortons à peine et avec peine d'une société où, à défaut d'avoir jamais pu croire en eux, les individus ont accordé leur croyance à tous les pouvoirs qui les estropiaient en les faisant marcher. Dieu, églises, État, patrie, parti, leaders et petits pères des peuples, tout leur a été prétexte raisonnable pour n'avoir pas à vivre d'eux-mêmes. Ces enfants qu'on ne relevait jadis que pour les faire tomber, il est temps de leur apprendre à apprendre seuls. Que soit enfin rompue l'habitude d'être en demande au lieu d'être en offre, et que soit révolue la misérable société d'assistés permanents dont la passivité fait la force des corrompus.



    L'argent du service public ne doit plus être au service de l'argent



      L'éducation appartient à la création de l'homme, non à la production de marchandises. N'aurions nous révoqué l'absurde despotisme des dieux que pour tolérer le fatalisme d'une économie qui corrompt et dégrade la vie sur la planète et dans notre existence quotidienne?

    La seule arme dont nous disposions est la volonté de vivre, alliée à la conscience qui la propage. Si l'on en juge par la capacité de l'homme à subvertir ce qui le tue, ce peut être une arme absolue.

    La logique des affaires, qui tente de nous gouverner, exige que toute rétribution, subvention ou aumône consentie se paie d'une plus grande obédience au système marchand. Vous n'avez d'autre choix que de la suivre ou de la refuser en suivant vos désirs. Ou vous entrerez comme clients  dans le marché européen du savoir lucratif - autrement dit comme esclaves d'une bureaucratie parasitaire, condamnée à s'effondrer sous le poids croissant de son inutilité -, ou vous vous battrez pour votre autonomie, vous jetterez les bases d'une école et d'une société nouvelles, et vous récupérerez, pour l'investir dans la qualité de la vie, l'argent dilapidé chaque jour dans la corruption ordinaire des opérations financières. <<Le Syndicat national unifié des impôts évalue à 230 milliards de francs, soit près du montant du déficit budgétaire, la fraude imputable aux milieux  d'affaire, comme le fait apparaître le coin du voile levé sur les pratiques de corruption des grands groupes industriels et financiers>>.

    L'argent volé à la vie est mis au service de l'argent. Telle est la réalité occultée par l'ombre absurde et menaçante des grandes institutions économiques: Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques, Accord général sur  les tarifs douaniers et le commerce, Commission européenne Banque de France et tutti quanti.

    Leur soutien aux fondations et aux centres de recherches universitaires implique en échange que soit propagé l'évangile du profit, aisément  transfiguré en vérité universelle par la vénalité de la presse, de la radio, de la télévision.

    Mais, si formidable qu'elle paraisse, la machine tourne à vide, elle se détraque lentement; elle finira, comme dans La Colonie pénitentiaire de Kafka, par graver sa Loi dans la chair de son maître.

    Ne voyons-nous pas, à la faveur d'une réaction éthique, quelques magistrats courageux briser l'impunité que garantissait l'arrogance financière? Imposer les grosses fortunes (1% des Français possèdent 25% de la fortune nationale et 10% en détiennent 55%), taxer les émoluments perçus par les hommes d'affaire, dénoncer le scandale des frais de représentation, frapper de lourdes amendes les gestionnaires de la corruption, bloquer les avoirs de la fraude internationale indiquent assez, sur une carte lisible par tous, les accès au trésor que les citoyens alimentent et dont ils sont systématiquement spoliés. Il est non moins vrai que la piste se brouillera sous l'effet dévastateur de la résignation si l'argent n'est pas saisi pour être investi dans le seul domaine qui soit véritablement d'intérêt général: la qualité de la vie quotidienne et de son environnement.

    Sans doute les magistrats intègres disposent-ils de l'appareil de la justice, et vous, vous n'avez rien, parce que vous n'avez rien créé qui puisse vous soutenir. Pourtant, vous possédez sur la répression, si juste qu'elle se veuille, un avantage dont elle ne pourra jamais se prévaloir: la générosité du vivant, sans laquelle il n'y a ni création ni progrès humains.

    L'enseignement se trouve dans l'état de ces logements inoccupés que les propriétaires préfèrent abandonner à la dégradation parce que l'espace  vide est rentable et qu'y accueillir des hommes, des femmes, des enfants dépouillés de leur droit à l'habitat ne l'est pas. Ainsi que le constate The  Economist, <<la subordination du commerce aux droits de l'homme aurait un coût supérieur aux bénéfices escomptés>> (9 avril 1994). Cependant, réquisitionner un bâtiment pour y abriter la misère - je veux dire s'y installer passivement parce qu'on y est au chaud - n'échappe pas en dernier ressort au plan de destruction des biens utiles auquel conduisent l'inflation des secteurs parasitaires et la bureaucratie proliférante qu'elle engendre.

    Ce dont vous allez vous emparer ne sera vraiment à vous que si vous le rendez meilleur; au sens où vivre signifie vivre mieux. Occupez donc les établissements scolaires au lieu de vous laisser approprier par leur délabrement programmé. Embellissez-les à votre guise, car la beauté incite à la création et à l'amour, au lieu que la laideur attire la haine et l'anéantissement.

    Transformez-les en ateliers créatifs, en centres de rencontres, en parcs de l'intelligence attrayante. Que les écoles soient les verges d'un gai savoir, à l'instar des jardins potagers que les chômeurs et les plus démunis n'ont pas encore eu l'imagination d'implanter dans les grandes villes en défonçant le bitume et le béton.

    Les erreurs et tâtonnements de qui entreprend de créer et de se créer ne sont rien en regard du privilège que confère une telle résolution: révoquer la crainte d'être soi qui secrètement nourrit et sollicite les forces de répression.

    Nous sommes nés, disait Shakespeare, pour marcher sur la tête des rois. Les rois et leurs armées de bourreaux ne sont plus que poussières. Apprenez à marcher seuls et vous foulerez du pied ceux qui, dans leur monde qui se meurt, n'ont que l'ambition de mourir avec lui.

    C'est aux collectivités d'élèves et de professeurs que reviendra la tâche d'arracher l'école à la glaciation du profit et de la rendre à la simple générosité de l'humain. Car il faudra tôt ou tard que la qualité de la vie accède à la souveraineté que lui dénie une économie réduite à vendre et à valoriser se débâcle.

    Dès l'instant où vous formerez le projet d'un enseignement fondé sur un pacte naturel avec la vie, vous n'aurez plus à mendier l'argent de ceux qui vous exploitent et vous méprisent en vous rentabilisant. Vous l'exigerez car vous saurez pourquoi et comment vous en emparer.

    On est au-dessous de toute espérance de vie tant que l'on reste en deça de ses capacités.


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  •                             AVANT-DIRE

     

           “C’était un des nôtres”Joseph CONRAD.

              Il y a une force plus grande que la force, c’est la révolte. Il y a une force plus grande que la révolte, c’est le refus - qui nie la force.La révolte oppose à une affirmation une autre affirmation. Elle veut des ruines, mais pour bâtir dessus. L’homme qui dit “non”, parce qu’il a senti une fois pour toutes “la souillure de la vie bête”, l’homme qui “détruit passionnément”, aime les ruines pour elles -mêmes, et pour le vide propre qu’il y a au-dessus d’elles.         

     

    C’est homme là n’est exemplaire que pour quelques individus comme lui solitaires, comme lui hors la loi, hors toutes les lois, et qui savent que s’il est ici-bas une vraie grandeur, c’est la sienne. N’aurais-je avec l’auteur des pages qu’on va lire que ce point commun : j’aime Zo d’Axa. Je l’aime d’avoir refusé, d’avoir nié, d’avoir détruit.         

     

    Je l’aime d’avoir insulté à la “vie bête” sous toutes ses méprisables formes (patrie, société, morale).   Je l’aime d’avoir été orgueilleux, sûr de lui, cynique. Et seul, - extraordinairement. Et si ce n’était nous faire honneur un peu grand, je dirais à mon tour, avec fierté : je l’aime d’avoir été un des nôtres.

    Gaston DERYCKE.

     

    La révolte est d’instinct et la théorie est trop souvent puérile.Tu sais tout si tu sens la souillure de la vie bête. ZO d’AXA.

     

    Fais ce que tu voudras. RABELAIS.

     

    Ce sont les esclaves volontaires qui font les tyrans. TACITE.

     

                                 INTRODUCTION

     

              Je hais les oppresseurs parce que nul homme n’a le droit absolu de gouverner ou de commander autrui. Mais si, de ce fait, je parais être sentimentalement du côté des opprimés, je ne les estime que médiocrement, parce qu’ils acceptent l’oppression.

              Parce que quotidiennement ils commettent le crime d’obéir. L’humiliante résignation des petits est peut-être plus coupable encore que l’insolente tyrannie des grands. Les iniquités des maîtres n’excusent pas la lâcheté de ceux qui les subissent. Et je n’oublie pas que c’est le prolétariat qui fournit non seulement les flics, les gendarmes et les soldats, ce qui est plus grave, mais également les électeurs, ce qui est pis.                                                                             

              La force des maîtres n’est faite que de la faiblesse des esclaves. Ceux qui sont nés pour n’être ni l’un ni l’autre méprisent les uns et les autres. Aussi, quel que soit le régime, je crois à un éternel et insoluble conflit entre l’Individu et la Société. Entre l’Individu, qui a de l’esprit, du cœur et des couilles, et la Société, composée en immense majorité de salauds, de crétins et de lâches, quand ils ne sont pas les trois à la fois.         

              Et comme le Devoir, la Morale, la Vertu et autres carabistouilles, accompagnées des sanctions qu’elles impliquent, ne font que servir de masques aux saloperies, aux idioties et aux lâchetés, je me suis toujours senti flatté, quant à moi, d’encourir, dans tous les domaines et dans tous les milieux, l’incompréhension des imbéciles.

              Et leur surprise, leur dédain, ou leur indignation ont toujours eu le don de me plonger dans un état voluptueux de jubilation intérieure. Mais je vais plus loin : Je crois même que si la Société anarchiste était possible, il y aurait encore en son sein, à l’avant-garde, et en conflit avec elle, des hommes à vouloir l’améliorer en la transformant.         

              Ce n’est pas parce que l’idéal est inaccessible qu’il est défendu d’être idéaliste (ne confondons pas idéal avec utopie). Les théories ne viennent généralement qu’après coup justifier le tempérament : le voleur-né sera banquier, le corrompu, magistrat, le menteur, prêtre, le proxénète, parlementaire, la brute, gendarme, le prostitué, journaliste, et le fou, aliéniste.

              C’est ainsi que dans l’archie naturelle, les libertaires font des insoumis et des révoltés. Et ce sont eux qui font aussi les précurseurs - persécutés toujours. Ce sont eux qui sont les rouages, je ne dirai pas du Progrès - discutable, mais de l’Évolution. Eux qui, pour le seul amour de l’action, mènent une lutte d’autant plus belle qu’en raison de la bassesse innée des autres, elle est probablement inutile.

              A y bien réfléchir, ce serait simple d’édifier une Société raisonnable, dotée d’un régime qu’un nombre très restreint de nos contemporains peut concevoir et qu’un nombre encore plus restreint d’entre eux serait capable de réaliser : il n’y aurait qu’à changer les humains.         

              Trop simple en vérité : il suffirait qu’il ne manquât pas d’Individus. Or il en manque. En les temps de platitude et de veulerie que nous vivons, rares plus encore qu’à l’ordinaire sont les hommes qui ont le simple courage de dire ce qu’ils pensent et d’agir de même; c’est-à-dire de S’AFFIRMER.

              Il y a de plus en plus pénurie de rebelles. C’est pourquoi il me plaît d’évoquer l’étrange et pittoresque figure de Zo d’Axa, et la vie tumultueuse de cet homme trop tôt oublié et maintenant à peu près inconnu.         

              Zo d’Axa connut l’époque héroïque de l’anarchie. Il avait 22 ans lorsque Clément Duval concrétisait la légitime défense contre la Société en répondant au classique “Au nom de la loi, je vous arrête” par le logique “Au nom de la liberté, je te supprime”.

              Il connut l’épanouissement de la reprise individuelle et du terrorisme, Ravachol, Vaillant, Émile Henry, Caserio, et plus tard “les bandits tragiques”. Individualiste forcené, Zo d’Axa se préoccupa peu de Stirner et de Nietzsche, ou d’Ibsen ou de Schopenhauer, il fut avant tout un TEMPERAMENT.

              Ce pamphlétaire insolent, au style précis, brutal et mordant, cet esthète frondeur, ce réfractaire généreux, âpre et passionné ne se contenta pas de paroles et d’écrits, mais il connut la prison et l’exil.         

              Cet amer, ce blasé qui ne croyait à rien malgré cela, et peut-être à cause de cela, combatif, enthousiaste et romantique. Il vécut et mourut hors la loi et les préjugés, hors les partis et leurs mots d’ordre, hors les masses suiveuses et disciplinées, HORS DU TROUPEAU.

              Il lutta sans drapeau, sans doctrine, sans hiérarchie, sans étiquette, excommunié, magnifique, farouche, seul, lui-même. Selon la bonne vieille formule “Ni Dieu, Ni Maître”.

    Léo CAMPION

     

              Zo d’Axa, de son vrai nom Alphonse Gallaud - d’aucuns le prétendent descendant direct du célèbre navigateur La Pérouse - est né à Paris, le 24 mais 1864. Issu d’une famille catholique, bourgeoise et fortunée (son père était ingénieur de la ville de Paris), il fut un mauvais élève et fit à Chaptal des études peu brillantes.         

    A 17 ans, il est Saint-Cyrien. A 18, il s’engage dans les cuirassiers, entrant à l’armée pour se libérer du joug familial. Évidemment, il ne supporte pas plus l’un que l’autre. Avide d’aventures, il passe aux chasseurs d’Afrique.

    Mais l’armée est la même sous toutes les latitudes; il déserte. Notons en passant que s’il est ardent, le jeune Gallaud n’est pas sectaire; son antimilitarisme n’est pas borné : en désertant, il enlève la jeune femme de son capitaine.

    Réfugié à Bruxelles, il y débute dans le journalisme par quelques reportages que publient “Les Nouvelles du Jour”. Puis il fait la conquête de la jolie fille d’un pharmacien et l’emmène en Suisse. Après la Suisse, l’Italie.          

    Et c’est une belle italienne - fille de professeur - qui succède à la Belge progéniture d’apothicaire. Car si le jeune Gallaud n’est pas sectaire, il est internationaliste. 1889. Amnistie. Zo d’Axa rentre en France.

    En mai 1891 paraît le premier numéro de “l’En-Dehors”. Cet hebdomadaire effarant et insolite porte en exergue l’explication de son titre:  “Celui que rien n’enrôle et qu’une impulsive nature guide seule, ce hors la loi, ce hors d’école, cet isolé chercheur d’au-delà ne se dessine-t-il pas dans ce mot: l’En-Dehors ?”

    L’article de fond, “Branche de mai” est relatif aux événements de Fourmies. C’est signé d’un pseudonyme inconnu, claironnant et exotique : Zo d’Axa. Outre les militants anarchistes comme Charles Malato, Georges Darien, Félix Fénelon, Sébastien Faure, Arthur Byl, qui fint dans la brocante, au Marché aux puces, à Saint-Ouen, et Émile Henry qui, pour avoir jeté une bombe, finit sur l’échafaud, le lecteur sera sans doute étonné d’apprendre que, parmi les rédacteurs de “l’En-Dehors”, figuraient, groupés autour de Zo d’Axa, les futurs immortels Georges Lecomte et Henri de Régnier, Lucien Descaves (qui fut anarchiste !), Octave Mirbeau, qui se fit dans “l’En-Dehors” l’apologiste de Ravachol, Camille Mauclair, Pierre Veber, Tristan Bernard, Ajalbert et Émile Verhaeren, entre autres.

    Toutes les semaines, Zo d’Axa s’en donne à cœur joie, malgré les perquisitions, les poursuites, les saisies. Il est plein de verve native. Nature artiste et cinglante, c’est un révolté par tempérament - pas un aigri par la misère et l’injustice. Il sait que les grands mots provoquent les grands mots et que les grandes choses ne sont que d’aimables plaisanteries.

    Il fustige la Société, la grande coupable incitant à tous les crimes par respect pour les préjugés, l’armée, cette toujours cruelle bête sacrée aux mille cornes acérées faites de sabres et de baïonnettes, la famille, la propriété, la morale, la religion, un Parlement que nous estimons peu, une Justice que nous soupçonnons fort, et la foule lâche et sans pensée.         

    Il a des mots splendides :

    “Les lois qu’ils aiment ne les frapperont jamais assez.”

     “Les reporters illettrés qui  travaillent dans la chronique judiciaire ne sont certainement pas des aigles -- ils écrivent avec des plumes d’oie.”*“... la magistrature assise - un peu partout...” *             

    Commentant un assassinat nocturne près de la Bourse :

     “... ne trouve-t-on pas bien parisien que, près de l’établissement où l’on vole pendant la journée, on assassine durant la nuit ?” *         

    A propos d’un capitaine qu’un autre capitaine a fait cocu :

     “Les deux officiers, anciens camarades  de promotion, avaient le même esprit de corps.”          

    Dans un article intitulé “La Fille du Régiment”, concernant des cas de pédérastie à l’armée :

     “Et, tout au plus sourirons-nous, quand les flambards et les sabreurs viendront encore nous parler de trous de balles dans le drapeau.”

    Défendant une faiseuse d‘anges poursuivie :

     “A propos d‘avortement, je ne crois pas que ce soitbien neuf d‘affirmer qu‘entre la sondequi dérive et les noyades préservatrices de l‘injecteuril n‘y a pas grande différence. Cependant les gens à cheval sur le Code n‘admettent qu‘une chose, c‘est qu‘on soit de même sur le bidet. On ne les fera pas sortir de là :d‘un côté c‘est la cuvette et de l‘autre la Cour d‘Assises.”

     Et en conclusion du même article :

    “Comme morale, il faut que le verdict soit implacable. N’y a-t-il pas un mot d’ordre contre les vulgarisateurs ? Ce crime là est  le pire de tous. On ne frappera jamais assez durement la femme faisant à très bon compte, pour des petites gens, ces avortements que les personnes du monde payent for cher à MM. les grands docteurs.“

     

              Il n’y a rien de changé sous le soleil. Zo d’Axa écrit des journalistes (sic) il y a à peu près cinquante ans :

     “Ils sont grotesques et tâchent d’être cruels. Ils sont bien eux.”

    Et ailleurs :

    “La tendance des socialistes à se servir de l’épithète de mouchard quand ils parlent des révolutionnaires de nuance hardie. Maintenant ce sont les communistes qui nous traitent de provocateurs.”

    S’adressant aux mineurs, il appelait les concessions minières des concessions à perpétuité.

    “On se rapelle que vous vivez, écrivait-il, seulement lorsque le feu vous tue. Alors, en dilettante, on cause un peu de vous, on fait la fête, on fait l’aumône, et puis c’est tout. On ne veut pas vous connaître. Et je voudrais, moi, que par nos rues parisiennes, bordées de provocateurs magasins, un beau jour, vous passiez en bandes. Vous nous devez une visite; faites-là  !”

    Cette tentative de débauche de mineurs” n’est-elle pas toujours d’actualité ?

     Sur l’amour :

    “Les amants qui mutuellement se désirent ont le droit naturel de se prendre. Il n’y a pas de question d’âge et il n’y a pas non plus de chinoiseries morales à respecter.”

     Sur la tolérance :

    “Que l’indépendance me garde d’insulte contre tous ceux qui changent d’avis. Ce qui paraissait hier la vérité peut sembler demain le mensonge. L’évolution est  constante. J’ai horreur des doctrinaires qui veulent nous enchaîner au nom d’anciens credos.”

    Enfin, voici une profession de foi :

    “Il n’y a pas d’Absolu. ”Ni d’un parti, ni d’un groupe. ”En dehors” Nous allons - individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nos dégoûts de la société n’engendrent pas en nous d’immuables convictions. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les petits-neveux ! C’est en-dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories - même anarchistes - c’est dès l’instant, dès tout de suite, que nous voulons nous laisser à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts - avec l’orgueil d’être nous-même.”

     

    Bientôt, “L’En-Dehors” est poursuivi pour un article intitulé “A qui la faute ?”         

    L’auteur de l’article, M. J. Le Coq, Matha, gérant du journal, et Zo d’Axa sont condamnés chacun à mille francs d’amende. Entre temps, Ravachol, Chaumartin, Simon, Decamp, Hamelin sont arrêtés. La Société se débarrasserait de ceux de ses membres assez corrompus pour la désirer meilleure.

    “L’En-Dehors” ouvre une souscription “pour ne pas laisser mourir de faim les mioches dont la Société frappe implacablement les pères parce qu’ils sont des révoltés.” 

              Zo d’Axa récolte beaucoup d’argent qu’il distribue aux familles des détenus. On l’arrête sous l’inculpation d’association de malfaiteurs, arguant que le fait de subventionner des personnes compromises constitue une complicité.

    A la prison de Mazas, il refuse de répondre aux interrogatoires et de signer quoi que ce soit. On le met au secret. Pas de visite. Pas même d’avocat.

    Pendant la détention de son fondateur-directeur, “L’En-Dehors” continue de paraître. La rédaction est installée dans une cave de la rue Bochard de Saron, près du boulevard Rochechouard. Quand il y a suffisamment de copie, on y joue de l’orgue. La répression continue. Les rédacteurs de “la Révolte” et du “Père Peinard” sont également à Mazas, ainsi que de nombreux militants anarchistes.

    Après un mois de détention, Zo d’Axa est mis en liberté provisoire, “notre pauvre liberté - provisoire toujours.”  Il reprend sa place à “L’En-Dehors”, plus virulent que jamais. Point calmé.

    “Mazas ne calme rien du tout, dit-il, il faut avoir le genre d’esprit d’un pot-de-vinier malhabile pour croire que la prison est l’argument décidif.”

    Quelques temps après, un article de Jules Méry, jugé offensant pour l’armée, lui vaut de nouvelles poursuites. Zo d’Axa part en Angleterre. ? Les pensées ne sont pas faites pour être seulement pensées seulement. Elles sont faites pour être vécues.

    Jean GUEHENNO.

     

    Vivre est ce qu’il y a de plus rare au monde. La plupart des hommes existent.Voilà tout. Oscar WILDE.

    II                                                                          

    A Londres,

    Zo d’Axa a la “malchance de tomber au beau milieu d’un Congrès de socialistes où il s’agit de parlementer, non d’agir.” Il dit des congressistes :

    “Ce sont des entretenus qu’épouvant la guerre.La vie facile les embourgeoise.”

    En Angleterre, Zo d’Axa rencontre Charles Malato, Matha, Louise Michel, Darien, Pouget, Errico Malatesta, le peintre Luce, Meunier. Après trois mois, spleen. Il s’embarque pour la Hollande avec une troupe de musiciens ambulants, “troubadours besogneux qui payaient leur transport en jouant de moment à autre quelque valse de leur pays.”         

    A Rotterdam, il est embauché sur un chaland qui le conduit à Mayence, par le Rhin. Il vit huit jours dans la Forêt Noire avec un bûcheron, “laid comme un gnome”; gagne Milan. Y assiste à un procès d’anarchistes. Ecrit :

     “On répète que Milan est un petit Paris. Les magistrats milanais le prouvent, au moins sur un point : Ils sont répugnants comme tous leurs confrères parisiens. ”

    La magistrature, du reste, n’est-elle pas la même partout ? Et peut-elle être autrement ?

    C’est  même sans doute la raison qui fait qu’à travers tous les pays, le souvenir de la Patrie vous reste : il remonte comme une nausée quand on voit la vilenie d’un juge.”         

    Résultat : Zo d’Axa est arrêté en pleine nuit, à trois heures du matin. On lui passe les menottes et on veut le conduire à pied au commissariat.

    “En ce cas, explique-t-il au chef flic, ce sont vos hommes qui me porteront - et de force.” 

    Il faut chercher une voiture. On la trouve. Le commissaire fait la grimace. Il avait cru empocher les frais de route.         

    Zo d’Axa s’excuse :

    “Mais aussi pouvais-je m’afficher en telle compagnie ? Tous ces gens-là sentent de loin la préfecture. Et si, sur le chemin, l’on avait croisé quelque noctambule je me serais mis à crier pour éviter le pire confusion, pour au moins me réhabiliter aux yeux du passant : - Je ne suis pas un policier, je suis le criminel !”

    C’est dans le même esprit que cet original lettré et bohème que fut plus tard Ologue le Cynique écrira dans le journal “L’Anarchie” :

    “On a sa dignité, comme dit mainte épicière, et je ne voudrais pas être assimilé par quiconque à un honnête homme.”

              Zo d’Axa est expulsé d’Italie. A Trieste, il s’embarque pour le Pirée avec des déserteurs italiens. Il organise avec eux une émeute à bord.

    “C’était de la graine de révoltés, dit-il, on s’entendait.”

    Le voilà en Grèce. Une nuit, fauché, il dort dans les ruines du Parthénon. L’Orient l’attire. Il veut aller à Constantinople :

    “C’est l’affaire de trente-six heures et de vingt-cinq drachmes.” “Dès que j’eus les vingt-cinq drachmes, je disposai des trente-six heures.”

     

             Istamboul enchante le nomade :

     

    “Par la ville, pas une figure de femme, les mousselines combinées du yachmak ne montrent que des grands yeux vagues - et c’est un raffinement d’avoir caché les lèvres. Il ya plus à violer. Les pudeurs sont-elles autre chose que de subtiles dépravation ?”

    De subversives philosophies se dégagent de simples faits. Constantinople où vaguent des milliers de chiens, ignore encore les cas de rage. Le chien maigre de Galata n’a mordu personne jamais. Et le pourquoi ? Il n’a ni muselière ni maître !

              Arrêté puis relâché, Zo d’Axa quitte Constantinople pour Jaffa. Il passe Dardanelle, Kavaka, Tenedo, Mytilini, “Jadis Lesbos - devenue vertueuse en vieillissant - et c’est bien moins pittoresque !”, reste quelques jours à Smyrne, puis par Chio, Samos, Rhodes, Chypre, atteint Beyrouth, et enfin Jaffa le 1er janvier 1893.

    Arrêté en débarquant, il est étroitement gardé à vue, en cellule, au Consulat de France, pendant quinze jours. Il parvient à s’évader par une nuit d’orage.

    Poursuivi, il se réfugie au Consulat anglais, terre inviolable... qu’exceptionnellement on viole pour le reprendre. Ficelé comme un saucisson, embarqué pour Marseille sur le navire français “la Gironde” et mis aux fers, sur le pont du bateau, il est l’objet de la curiosité sadique des passagers.

    Ils lui demandent : “Scélérat, qu’avez-vous fait ?” Il répond : “J’ai coupé une vieille femme en treize morceaux. Et ca m’a donné la migraine.”

     

              En première classe on a appris que l’homme enchaîné sur le gaillard d’avant est Zo d’Axa. Les passagers se proposent de le jeter par-dessus bord : “A l’eau, l’anarchiste !”

              De la veulerie des hommes, il vaut mieux rire et se foutre, car l’ironie et l’indifférence sont préférables à la tristesse et au désespoir. Zo d’Axa riposte par des éclats de rire. A Port-Saïd, le capitaine fait enlever les fers au prisonnier, lui donne une cabine, la permission de se promener à sa guise et même un chapeau.

              Arrivée. Zo d’Axa passe quelques jours à la prison de Marseille, au régime du droit commun, juste le temps de se rendre compte que “les criminels ne valent pas mieux que les honnêtes gens”. Transféré à Paris, Zo d’Axa y tire dix-huit mois à Sainte-Pélagie. Comme politique. Ayant naturellement refuser de signer une demande en grâce.

              1er juillet 1894. Libération. C’est le jour des funérailles nationales du Président de la République Sadi Carnot, exécuté quelques jours avant par l’anarchiste Caserio. Des flics en civils attendent à la porte de la prison. Zo d’Axa refuse de sortir. On l’expulse.

    Les mouches le cueillent. Il est conduit au poste de police de la rue Cuvier et mis au violon. (Préalablement, on lui a enlevé sa lavallière pour éviter qu’il se suicide.) Zo d’Axa s’évade du commissariat de police. Cris :

    “Arrêtez-le !”. Chasse à l’homme. Arrêtez-le ! c’est un anarchiste !” Un bon citoyen se campe devant lui et l’arrête. Zo d’Axa lui colle son poing sur la gueule. Corps à corps. L’homme tombe.

    La foule se trompe. Zo d’Axa à la tête haute, le regard sûr et des manières de grand seigneur. Le bon citoyen, lui, est mal vêtu. La foule prend le bon citoyen pour l’anarchiste. “Ce n’est pas moi ! “  hurle-t-il. La foule le lynche.

    Les agents arrivent. Ils prennent le bon citoyen lynché pour un complice qui a voulu favoriser la fuite de Zo d’Axa. Le bon citoyen, après avoir été lynché, est conduit au poste et passé à tabac. Et Zo d’Axa intact, reste vingt-quatre heures au Dépot. Le temps que l’on enterre Monsieur Carnot.

     

              Libéré, Zo d’Axa publie “de Mazas à Jérusalem” qu’il a écrit en prison. Succès. La critique s’incline devant la valeur littéraire de l’ouvrage. Jules Renard, Laurent Tailhade, Lucien Descaves, Octave Mirbeau, Georges Clémenceau rendent hommage à Zo d’Axa, “cet anarchiste hors de l’anarchie”, comme l’appelait Adolphe Retté.

    Georges Clémenceau, le sinistre Clémenceau - qui méprisant l’humanité, s’y connaissait en hommes, écrit notamment : “De Mazas à Jérusalem est une belle leçon d’irrespect.

              Voici de courts extraits de la conclusion de “De Mazas à Jérusalem” - conclusion qui souligne l’élégance de Zo d’Axa, condamné comme anarchiste à l’époque de Ravachol et du terrorisme, et qui ne s’est jamais défendu de l’être attendant pour mettre la chose au point, d’en avoir subi toutes les conséquences :

    “Et je suis forcé de conclure : je ne suis pas anarchiste. En Cour d’Assises, à l’instruction comme aux séances, j’ai dédaigné cette explication. Mes paroles de menace ou de pitié étaient qualifiées anarchistes - je n’épiloguais pas sous la menace. A présent il me plaira de préciser ma pensée première, ma volonté de toujours. Elle ne doit pas sombrer dans les à-peu-près. Pas plus groupé dans l’anarchie qu’embrigadé dans les socialismes.

    Etre l’homme affranchi, l’isolé chercheur d’au-delà; mais non fasciné par un rêve. Avoir la fierté de s’affirmer, hors des écoles et des sectes : En dehors. Assez longtemps on a fait cheminer les hommes en leur montrant la conquête du ciel.

    Nous ne voulons même plus attendre d’avoir conquis toute la terre. Chacun, marchons pour notre joie. Et s’il reste des gens sur la route, s’il est des êtres que rien n’éveille, s’il se trouve des esclaves nés, des peuples indécrassablement avilis, tant pis pour eux !

    Comprendre, c’est être à l’avant-garde. Et la joie est d’agir. Nous n’avons point le temps de marquer le pas : la vie est brève. Individuellement nous courons aux assauts qui nous appellent. On a parlé de dilettantisme. Il n’est pas gratuit, celui-là, pas platonique : nous payons... Et nous recommencerons.     

              Insouciant des louanges suscitées par son livre, indifférent aux éloges officiels, plusieurs de ses collaborateurs renégats, victimes de conversions qui rapportent un avenir assuré et sans gloire, criblé de dettes; son journal mort, Zo d’Axa se tait. 

    Errant par l’Univers, il y promènera des ans durant sa barbiche fauve et son regard ironique et clair. Et on oubliera Zo d’Axa...

    “C’est qu’il ne s’élimine plus,le virus de haine et de révolte -une fois qu’on l’a dans le sang. ”Zo d’AXA.

    “Ils sont là les médiocres, comme l’herbe et les broussailles, innocents dans leur misère. Et je me glisse entre eux, en tâchant d’en écraser le moins possible - mais le dégoût me ronge le coeur...”Frédéric NIETZSCHE

    III

              1898. L’affaire Dreyfus. La France est en ébulition. On est pour Dreyfus ou on est contre. Pas de milieu. Il n’est plus possible à Zo d’Axa de se taire. Lucide, il donne son avis : “Si ce monsieur ne fut pas traître - il fut capitaine. Passons.”

              Et Zo publie “la Feuille” - “à chaque occasion”. Il la rédige. Steinlen, Luce, Anquetin, Willette, Hermann Paul, Léandre, Couturier l’illustrent. “Et les feuilles légères ou graves se suivent, se tiennent et se complètent selon le scénario formel de la Vie, chaque heure, expressive...”  Chaque fois que Zo d’Axa a quelque chose à dire.

    Et il a souvent quelque chose à dire. Chaque feuille est un pavé dans la mare aux grenouilles. C’est toute l’actualité de 1898 et 1899.

              Dans “Dix assassinats pour un sou !”, il souligne la bassesse de la foule sanguinaire. Dans “En joue... faux !”, il dénonce les faussaires de l’Etat-Major. Puis, c’est “Arguments frappants”, “”Mort aux vaches”, “Bombes Nationales”, La grève des Juifs”, “On détrousse au coin des lois”, etc., etc.

    Tous en prennent pour leur grade, depuis les propriétaires jusqu’aux anarchistes.

              Parfois Zo d’Axa s’attendrit. “Enfants martyrs”, “Biribi des gosses”  sont consacrés aux colonies pénitentiaires fin de siècle. Ca remue les tripes. Une campagne s’amorce.

    Les révélations des “feuilles” sont reprises par la grande presse et finalement des améliorations sensibles sont apportées au régime des pauvres gosses emprisonnés.         

    Mais si les abus des puissants sont souvent l’objet de ses attaques, d’autres fois la platitude moutonnière des masses indigne le pamphlétaire : “Nous manquerions à votre plaisir, si, après avoir salué comme il convient, la magistrature et l’armée, nous ne nous empressions de nous incliner devant le Peuple, avec tout le respect disponible.”

    Et il fustige “l’honnête ouvrier.” L’honnête ouvrier n’a que ce qu’il mérite :

    “Que les propriétaires soient chauvins, au nom de leurs maisons de rapport; que les financiers vantent l’armée qui, moyennant solde, monte la garde devant la Caisse; que les bourgeois acclament le drapeau qui couvre leur marchandise - cela s’explique sans effort. Même, que certains demi-philosophes, gens de calme et de tradition, numismates ou archéologues, vieux poètes ou prostitués, se prosternent devant la Force - c’est encore compréhensible. Mais que les ilotes, les maltraités, le Prolétariat soit patriote - pourquoi donc ? C’est l’avachissement indécrassable de la masse des exploités qui crée l’ambition croissante - et logique des exploiteurs. Qu’il soit de la mine ou de l’usine, l’Honnête Ouvrier, cette brebis, a donné la gale au troupeau. Instruire le puple ! Que faudra-t-il donc ? Sa misère ne lui a rien appris. La victime se fait complice. La malheureux parle du drapeau, se frappe la poitrine, ôte sa casquette et crache en l’air : “Je suis un honnête ouvrier !” Ca lui retombe toujours sur le nez.”

              Mais le chef-d’oeuvre de Zo d’Axa, c’est l’élection du candidat de “la feuille”. Zo d’Axa fait de l’électoralisme. Il débute par quelques réserves:

    “J’avais toujours cru que l’abstention était le langage muet dont il convenait de se servir pour indiquer son mépris des lois et de leurs faiseurs. Voter, me disais-je, c’est se rendre complice. On prend sa part des décisions. On les ratifie par avance. On est de la bande et du troupeau. Comment refuser de s’incliner devant la Chose légiférée si l’on accepte le principe de la loi brutale du nombre ? En ne votant pas, au contraire, il semble parfaitement logique de ne se soumettre jamis, de résister, de vivre en révolte. On n’a pas signé au contrat. En ne votant pas, on reste soi. On vit en homme que nul Tartempion ne doit se vanter de représenter. On dédaigne Tartalacrème. Alors seulement on est souverain, puisqu’on n’a pas biffé son droit, puisqu’on n’a délégué personne. On est maître de sa pensée, conscient d’une action directe. On peut faire fi des parlottes. On évite cette idiotie de s’affirmer contre le parlementarisme et d’élire, au même instant, les membres du parlement.”

     

              Il continue par quelques observations, déclare qu’il avait tort, car l’étranger guette, le devoir des bons Français est d’élire un parlement digne d’eux. “La feuille” présente le candidat le plus qualifié pour ce faire : une âne.

    “Une âne pas trop savant, un sage qui ne boit que de l’eau et reculerait devant un pot de vin. A cela près, le type accompli du député majoritard.”

     

              Zo d’Axa baptise cet âne Nul, parce qu’il lui comptera comme voix tous les bulletins blancs et nuls. Ce système lui donnant la certitude d’être élu, Nul aurait tort de ménager son franc parler. Son affiche-programme, placardée sur les murs pendant la campagne électorale, proclame notamment :

    “CITOYENS,On vous trompe. On vous dit que la dernière Chambre COMPOSEE D’IMBECILES ET DE FILOUS ne représentait pas la majorité des électeurs. C’est faux. Une Chambre composé  de députés jocrisses et de députés truqueurs représente, au contraire, à merveille, LES ELECTEURS QUE VOUS ETES. Ne protestez pas : une nation a les délégués qu’elle mérite. POURQUOI LES AVEZ-VOUS NOMMES ? La Chambre représente l’ensemble. Il faut des sots et des roublards, il faut un parlement de ganaches et de Robert Macaires pour personnifier à la fois tous les votards professionnels et les prolétaires déprimés. ET CA, C’EST VOUS ! Votez, électeurs ! Votez ! Le Parlement émane de vous. Une chose est parce qu’elle doit être, parce qu’elle ne peut être autrement. Faites la Chambre à votre image. Le chien retourne à son vomissement - retournez à vos députés...CHERS ELECTEURS,Votez pour eux ! Votez pour moi ! Je suis la Bête qu’il  faudrait à la Belle Démocratie.VOTEZ POUR MOI !

              Le jour du scrutin, Zo d’Axa parcourt Paris, de Montmartre au Quartier Latin, promenant, juché sur un char, bariolé de ses manifestes, et traîné par des électeurs, l’Ane Blanc.

    La foule manifeste bruyamment, enthousiaste ou scandalisée. Des femmes jettent des fleurs. On chante :

    “C’est un âne, un âne, un âne,C’est un âne qu’il nous faut.”

              Boulevard du Palais, l’Âne Blanc est appréhendé par la police qui, sous les quolibets de la foule, se met en devoir de remorquer le char. Nul est conduit à la fourrière, son char tiré par les flics.

    Bagarre entre les partisans de l’âne et les partisans de l’ordre. Zo d’Axa a le mot de la fin. Il abandonne l’âne en disant : “Cela n’a plus d’importance, c’est maintenant un candidat officiel !”         

    Dans “La feuille” intitulée “il est élu”, Zo d’Axa écrit :

              “A propos des élections de France, les gazettes du monde entier ont, sans malice, rapproché les deux faits notoires de la journée :  “Dès le matin vers neuf heures, M. Félix Faure allait voter. Dans l’après-midi à trois heures, l’Âne blanc était arrêté.”         

    ”J’ai lu ça dans trois cent journaux. “L’Argus” et le “Courrier de la Presse” m’ont encombré de leurs coupures. Il y en avait en anglais, en valaque, en espagnol; toujours pourtant je comprenais - chaque fois que je disais Félix, j’étais sur qu’on parlait de l’âne.”

    “Nos bottes vous saluent, confrère.” Zo d’AXA

    “Je vomis les classes dirigeantes et les classes dirigées me dégoûtent.”CARLYLE.IV

              1900. L’aube d’un siècle nouveau. Zo d’Axa est las des répétitions. Il a dit tout ce qu’il avait à dire. “Les feuilles” auront été pour lui le dernier exutoire. Repris par la bougeotte, il court à nouveau le vaste monde, traqué par les flics et les diplomates.

    “Le Mousquetaire de l’Anarchie”, comme l’appelait Clémenceau, parcout les Amériques du Nord au Sud, la Chine, le Japon, les Indes, l’Afrique. Il visite, aux Etats-Unis, la veuve de Bresci, l’anarchiste italien qui abattit Umberto 1er. Longtemps, il vit en péniche, au hasard des fleuves et des canaux. Finalement, il échoue à Marseille.

    Et c’est dans la vieille cité phocéenne qu’il passe ses dernières années. On l’y rencontre flânant sur la Canebière ou parcourant en bicyclette la Corniche ensoleillée.

              Il est blasé. Partout il a trouvé les hommes aussi méprisables, aussi dupes, carverneusement mauvais. Pendant vingt ans, il se tait. Mais alors que des Jean Grave, des Hervé, qui le considéraient comme un dilletante et un fantaisiste, trahissent honteusement en 1914 la cause révolutionnaire, lui ne change pas.

    Il reste le même malgré le poil blanc et le silence. Ni la guerre de 1914-1918, ni la dictature bolchévique n’obtiennent ses suffrages. Il est réfractaire à la Défense du Droit et de la Civilisation comme au mirage mensonger de l’U.R.S.S.

    Son échine demeure incurablement atteinte de cette raideur maladive, chronique et rare qui l’empêche de ployer.

              En 1921, il est de passage à Paris, par hasard. Une incartade journalistique commise, lui donne l’occasion, dans sa réponse, au cours d’un article dans le “Journal du Peuple” de faire le point. Sa plume n’est pas rouillée. Qu’on en juge :

    “... me taire ne suffirait peut-être pas à me préserver de l’honneur de figurer comme repenti. Le silence, un instant rompu, me sera léger tout à l’heure d’être modestement nu. Les derniers amis de l’En-Dehors et de la Feuille connaissent le sens d’un passé que le présent n’entend pas renier. Pendant un bon bout de chemin, contre les laideurs du temps, nous avons réagi ensemble. On nous traitait d’anarchistes, l’étiquette importait peu. En somme, il n’y a que deux partis, loups et chiens à jamais hostiles. Et pas seulement deux partis: deux instincts, deux façons de sentir. Oui, j’écrivais pour le plaisir - le plaisir de dire ce que je pensais, au fait ce que je ressens toujours.

     

    Qu’est-ce donc vivre, si ce n’est passer, selon sa nature, un moment ? J’aime le matin sur les routes proches ou lointaines, et sans stylo, sans autre ambition ni but que de comprendre la journée claire en dehors des mirages flottants - en dehors ainsi que toujours, à des feuilles d’écriture près. Pâleur des paroles. C’est à peine si j’indique, rapide...

    Du moins pas de faux nez. Ca gène. Au petit bonheur de naissance, privilège absurde et commode, la société capitaliste, vant les banqueroutes finales, me dispense quelques pécune. J’use des derniers assignats aux promenades qui me plaisent encore. Et déplaire ne me déplaît pas. Tans pis et zut pour qui soupçonne qu’une lueur de liberté modifie le fond de la pensée.

    Elle en accentue les nuances... La seule certitude, c’est de Vivre et sans attendre. Vivons donc : action, parole ou silence. Question d’heure, cas individuel. Et le moins sottement possible...”

    Vive l’homme qui n’adhère à rien ! Panaït ISTRATI.. As-tu compris, citoyen ? Zo d’AXA

    V

              Zo d’Axa est mort en septembre 1930, “se souciant peu des suffrages de la renommée, fort de la seule estime de quelques rares amis.” Celui qui écrivit que l’évadé des galères sociales, qui ne monterait plus dans les bateaux pavoisés de la religion et de la patrie, ne s’embarquerait pas davantge sur les radeaux biscuit de la Méduse Humanitaire, a tenu parole toute sa vie rebelle.

    Toujours il est resté irréductiblement pur. Content d’être lui-même. Coquet à marcher seul. Inadaptable.

              Devant la Société, devant toutes les Sociétés, à toutes les époques, se sont dressés, se dressent et se dresseront des hommes comme Zo d’Axa.

    Des individus forts dans la mesure où ils ne craignent pas. Des hommes de bonne volonté, qui agissent selon leur conscience - sans espoir ou avec leurs illusions, dans le doute ou vec la Foi (seule la Foi absolue, ou le scepticisme absolu consuisent à l’héroïsme) - par amour de la Vérité.

    Et quelle que soit LEUR vérité. Et toujours la Société s’est défendue, se défend et se défendra. Et c’est bien son rôle.

              Elle ne peut admettre l’homme libre. Dédaigneux des étiquettes et des partis. Celui qui ne marche pas ou qui marche à bonne escient. Sans autre justification que d’être ce qu’il est.

    Elle ne peut admettre que l’homme moyen. En paix avec lui-même à peu de frais, en vertu de la loi du moindre effort. Le partisan - au nom de semi-vérités de tout repos - d’un juste milieu (c’est la position la plus facile).

    Que ce soit dans la façon de se vêtir, de penser ou d’aimer. Et quel que soit le conformisme qui découle de ce juste milieu. (Le conformisme peut être révolutionnaire, conservateur, démocratique, fasciste, prolétarien.

    Il existe même une espèce de conformisme anarchiste inavoué qui est comme une sorte de conformisme de l’anti-conformisme, constituant une belle contrdiction.

    Le non-conformiste ne méconnaît pas nécessairement l’orthographe et n’est pas forcément gaucher, hermaphrodite ou athée).

              Dans sa tendance au juste milieu, la Société emprisonne les détaillants comme les vagabonds, les contrebandiers, les voleurs et les assassins. Mais honore des grossistes comme les propriétaires, les commerçants, les banquiers et les généraux.

    Elle glorifie l’esprit de famille et condamne l’inceste. Ce n’est qu’une question de degré. Il est illégal d’uriner contre tel mur et légal de bombarder telle ville ouverte.

    Il est permis d’avoir faim, mais interdit, sans argent, de satisfaire sa faim. On peut applaudir. Mais il ne faut pas siffler. Et il faut aimer sa patrie. Parce que la patrie aime ses enfants, (comme Ugolin, qui les mangeait).

              Le nivellement. Voilà ce à quoi tend la Société. C’est sa manière de se conserver en maintenant les humains en troupeau.

    Nivellement dans la famille et à l’école. Nivellement à la caserne, à l’hopital et en prison. Nivellment à l’usine ou au bureau.

              Nivellement partout... La Loi, la Morale, la Vertu, la Religion, la Famille, la Patrie, se résument en ce mot : nivellement. Et gare à ceux qui ne se laissent pas niveller. La résignation est érigée en vertu.

    Défense de ruer dans les rangs. Chaque fois que le thermomètre de l’Indépendance s’égare dans le trou de balle de la Société, il marque zéro. Et c’est là le hic.

              Avez-vous remarqué que les gens qui s’emmerdent sont incapables de subir cet état tout seuls ? Il en est de même en ces domaines. N’ayant pas de mission historique à remplir, je ne verrais nul inconvénient à ce que ceux à qui cette situation convient s’en contentassent entre eux.

    (Et qu’il leur plaît d’être battus !) Mais le malheur est qu’ils veulent m’obliger à participer à leurs platitudes. A reconnaître l’autorité - civile et militaire. Ce qui m’amène un tas d’inconvénients parce que je m’y refuse. (Et s’il me déplaît d’être battu !)

    Je m’en voudrais d’accepter les obligations que l’Etat veut arbitrairement m’imposer en vertu d’un contrat social unilatéral, qui ne me fut pas soumis, et que je n’ai pas signé.

    Individu, la Société se charge de te démontrer que tu as tort d’avoir raison. Ce qui ne t’empêche pas d’avoir raison. Ces choses se passent d’explication. Elles se constatent. Il y aurait une consolation. S’il y avait un espoir.

    Mais l’espoir étant fait pour être déçu, le désespoir est inutile. Et la consolation superflue.

              Une organisation sociale - basée sur la solidarité entre les humains, le respect de la liberté individuelle et une équitable répartition des biens (c’est-à-dire la seule base logiquement et humainement concevable) - est un non-sens.

    Parce que l’homme en troupeau est mauvais de par sa nature même, qu’il aime ses chaînes, et qu’il y a peu de raisons qu’il change.

              Agnostique, je n’ai besoin ni de nier, ni d’espérer, pour faire ce que je crois juste. Aussi, je ne suis pas pour le régime socil qui sera. Je suis contre le régime social qui est. Parce que le régime existant est mauvais et que j’ai tout lieu de croire que son successeur ne sera pas bon.

    Malgré le désir que j’aurais de me tromper et pour l’excellente raison que si je me trompais, le jour pù mon erreur se démontrerait, il y aurait longtemps que je saurais passé de vie à trépas.

    Peu m’importent les lendemains qui seront dans des siècles !  Je n’ai cure du futur. La Terre Promise sera celle où nous pourrirons...

              Cet état d’esprit, provoqué par cet état de choses, m’incite à détester les bipèdes standardisés que sont la plupart des humains. Foin des esclaves que l’on appelle “monsieur”, “signor” ou “tovaritch”, et qui tirent gloire des coups de pied au cul qu’ils reçoivent en disant “amen” et “merci”.

    Par contre, j’apprécie les non-conseilleurs qui ont l’originalité d’être des payeurs. Je les apprécie à fortiori quand, sans espérance, ils agissent comme s’ils espéraient. Il suffit d’oser.

    Ce sont les faibles qui ont besoin d’espérer pour agir; les forts puisent leur force en eux-mêmes, sans foi illusoire en de lointaines hypothèses. J’aime parmi eux ceux que leur nature intensive pousse impérieusement.

    Et qui sont courageux, ce qui est beau, désintéressés, ce qui est noble, et doués de conscience, ce qui est rare. Enfin, je crois avoir la notion de la liberté et le sens de la subvertion.

              C’est pourquoi j’aime Zo d’Axa et ai estimé devoir remémorer son souvenir trop vite éffacé en résumant en ces quelques pages la vie subversive de ce libertaire qui jamais ne trahit irrespectueux par nature et de lois et des préjugés.

              Et si je l’aime pour son non-conformisme, son impertinence et sa claire et narquoise vision des choses, je lui sais gré d’avoir payé de sa personne, de n’avoir pas été un révolté de salon, un nietzschéen de bibliothèque, un surhomme douillet et confortable.

              Ce sceptique prit de la Poésie et de la Philosophie la meilleure part : il les mit en action. Pour lui, l’Action fut bien la soeur du Rêve. Je l’aime, parce que doué pour l’art de marcher tout seul, il eut l’altière volonté de vivre. Parce qu’il fut ASOCIAL avec majesté.

    Et aussi pour son ironie, (me déplaisent les gens sérieux et les choses tristes). L’ironie est éternelle - comme l’érotisme et la bêtise humaine. Il sut bien la manier, lui qui connut cette suprême joie de la vie qui est de percevoir le ridicule des choses.

                           Léo CAMPION.      

     

    APPENDICE

    La documentation ayant servi à cette étude provient du livre “Le Grand Trimard” de Zo d’Axa (autre titre de “De Mazas à Jérusalem”) et de la collection de “L’En-Dehors” et des “Feuilles”, ouvrage et collections à peu près introuvables aujourd’hui. L’auteur remercie son ami Hem Day d’avoir risqué de dépareiller l’oeuvre unique que constitue sa bibliothèque en les lui prêtant. Le numéro VIII-IX de “La Revue Anarchiste”, consacré en partie à Zo d’Axa, a également été utilement consulté.

    Il intéressera sans doute le lecteur de savoir que le titre “L’En-Dehors” a été repris par la revue mensuelle que publie (ndlr: publiait...) Emile Armand.Indiquons encore que la fille de Zo d’Axa, décédée à Suresnes, possédait de nombreux manuscrits inédits de son père. Zo d’axa qui avait refusé plusieurs offres importantes d’éditer ses mémoires, lui avait demnder de les brûler, s’il mourait. Son gendre, l’excellent caricaturiste Marcel Arnac - mort depuis également, dans des circonstances tragiques - et sa fille, accomplirent cette dernière volonté de l’En-Dehors.



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  • “La propagande que vous nous reprochez tant, nous ne la pratiquons qu’à votre exemple !”

     

              Bien que je sois un grand criminel, il n’en est pas mois vrai que, tant qu’on m’a laissé tranquille, je n’ai fait de mal à personne, que pendant tout le temps que cela m’a été possible, j’ai travaillé constamment sans molester qui que ce soit et j’ai respecté en tout, les droits et la liberté de chacun.

     

              Voynet avait dit dans La Loi Naturelle : “Conserve-toi, instruis-toi, instruis les autres.” Et, bien que Voynet ne fût pas anarchiste, comme je n’avais rien vu dans cet aphorisme qui fût mauvais ou préjudiciable à personne, je le mettais de mon mieux en pratique. Je travaillais non seulement pour moi, non seulement pour me conserver et m’instruire, mais encore pour instruire les autres. Ainsi, en considération de ce que tous les phénomènes naturels sont liés par des rapports numériques, le soir venu, j’étudiais les mathématiques pour me mettre plus à même d’approfondir les grands problèmes que la nature pose sans cesse à l’homme et à me rendre aussi plus apte à répandre la vérité autour de moi. C’est vous dire que je considérais comme un devoir d’exprimer ma façon de penser sur tous faits et théories. Mais malheureusement, comme, malgré mes efforts constants, mes capacités sont faibles, je passais plus de temps à les accroître qu’à m’en servir, et, en général, je m’abstenais.

     

              Effectivement, pendant les trois mois durant lesquels j’ai joui d’une liberté relative, je n’ai pas pris une seule fois la parole en public et je n’ai écrit que deux articles. Mais bien que je ne connusse l’existence des lois qu’on a qualifiées de scélérates, (je ne sais pas trop, car à mon avis, elles le sont essentiellement toutes) j’étais tellement persuadé que chacun à le droit d’exprimer librement sa pensée, quelle qu’elle soit, surtout lorsqu’il respecte ce droit chez les autres, que je signais toujours mes articles, bien que je pusse, comme beaucoup d’autres, user de pseudonymes. Telle fut ma vie pendant ces trois mois.

     

              Maintenant, supposez qu’il n’y ait eu que des coquins comme moi au monde, travaillant, étudiant, exprimant franchement leurs idées, sans que leurs convictions aient besoin pour se manifester de l’appât d’un gain quelconque comme cela a lieu généralement dans la presse honnête, enfin, respectant les droits et la liberté de chacun comme je le faisais; supposez, dis-je, qu’il n’y ait plus un seul honnête homme, ni intègre magistrat, ni brave général, ni honorable député, enfin, plus un seul honnête homme; et bien dites-moi un peu quel mal il en serait résulté pour l’humanité ?

     

              Bien que je n’ai alors porté préjudice à personne, il n’en est pas moins évident que cela ne pouvait durer ainsi. Où irions-nous s’il était permis de ne pas être du même avis que les dirigeants; s’il était loisible d’élever le voix autrement que pour la mêler au chœur des thuriféraires de l’ordre social dans lequel nous avons le bonheur de vivre : si l’on pouvait impunément prendre la défense des vaincus, des faibles, de ceux qui tombent sous le coup des lois, et cela avec cette circonstance aggravante qu’on le fait pour rien, par pure conviction, sans que ces malheureux aient seulement une famille millionnaire pour vous subventionner ? C’était scandaleux ! Non seulement ne pas crier haro sur le baudet, mais aller jusqu’à prétendre que, si le malheureux Aliboron donnait quelques bons coups de pieds à ceux qui veulent sa mort, cet acte de révolte serait un acte de légitime défense ! Oui, messieurs, j’étais allé jusqu’à dire dans un article que tout acte de révolte est un acte de légitime défense !

     

              C’était intolérable, d’autant plus intolérable qu’il n’y avait pas moyen de démontrer le contraire. Passe encore, si j’avais émis une idée absurde que l’on aurait pu réfuter, mais je me permettais d’avoir raison. Une telle audace ne pouvait pas rester impunie, car j’avais évidemment tort d’avoir raison et on me le fit bien voir en me condamnant à finir mes jours dans les marais de Guyane. Mais, par malencontre, il s’est trouvé que cela ne m’a pas plus, et que la démonstration de mes torts ne m’a pas paru bien nette et bien péremptoire, je n’ai pas voulu me laisser tuer sans me défendre. C’est certainement là une méchanceté insigne dont tous les amants de la forme doivent être scandalisés.

     

              Ah ! Si ceux qui ont décrété que tous les individus qui ne pensent pas comme eux sur certains faits doivent être mis en prison ou envoyés au bagne au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, avaient seulement exprimé leurs pensées de vives voix, j’aurais été très pardonnable de me révolter, car cela eût été arbitraire; mais du moment qu’il avaient eu soin de le mettre par écrit sous la rubrique : Loi, je devais bien évidemment me laisser faire. Toutefois, comme ni ma condamnation précédente, ni tout ce qui vient d’être dit ne me paraît fort concluant, et que je doute encore que ce soit mon malheureux lapin qui ait commencé, je crois qu’il serait bon de délimiter un peu nos positions respectives pour voir dans tout cela de quel côté est la logique, la raison, le droit et la justice. Que voulez-vous ? à nous autres anarchistes, semblables à cela à Rousseau, il nous faut raison pour soumettre notre raison.

     

              Nous n’avons pas de ces mentalités qui se contentent du demi-faux jour des compromis entre les principes contraires. Nous aimons la clarté et la franchise. Il faut que l’on nous dise enfin, sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, on s’appuie, pour prétendre que les uns ont le droit de commander, de faire la loi aux autres ! Car enfin, ce droit, d’où leur vient-il ? Qui le leur a donné ? Il faut nécessairement que ce soit un être qui le possédait lui-même. Mais cet être, quel est-il ? Sur quel fait certain peut-on se baser pour affirmer qu’il existe rien de semblable ? Est-ce que la science moderne n’a pas rejeté dans le domaine des fictions chimériques les concepts métaphysiques de causes ? Est-ce que Dieu n’est pas venu pour elle, suivant l’expression du célèbre géomètre Laplace, une hypothèse inutile ?

     

              Et quand bien même vous nous feriez voir d’une façon certaine qu’il y a un être d’une nature supérieure à la nôtre, ayant des droits supérieurs aux nôtres, vous n’en seriez guère plus avancés, car il faudrait que vous nous fissiez voir encore que ce droit de commander, il vous l’a bien réellement conféré. Car, ce droit de faire la loi, l’a-t-il donné à un ou à plusieurs ? A quels signes certains reconnaîtrons-nous ceux à qui nous devons obéir ? S’il y en a qui aient des titres positifs et indéniables, qu’ils paraissent et les montrent ! Où est le pouvoir légitime parmi tous ceux qui se sont succédé ? Tous ont prétendu avoir le droit de faire des lois : l’avaient-ils réellement ?

     

              Le droit passerait-il des uns aux autres au hasard des révolutions et des coups d’Etat ? Serait-ce la victoire qui déciderait toujours du droit ? Ce jugement de Dieu que l’on a trouvé absurde entre deux individus, le proclamerez-vous raisonnable entre deux collectivités ? Et ces collectivités ayant le droit de s’asservir, suivant les hasards du combat, seront-elles de deux individus ou de plus ? Car enfin, il faudra bien fixer une limite à laquelle l’oppression sera réputée légitime. Mai sur quoi se fondera-t-on pour dire, par exemple que vingt hommes n’ont pas autant le droit de faire la loi à quinze, que vingt millions à quinze millions ?

     

              Ne voyez-vous pas qu’au lieu de s’embarrasser dans ces difficultés interminables, il serait plus simple, plus conforme à la nature de l’homme qui, au point de vue de la science positive, n’est qu’un agrégat temporaire d’atomes de quatorze corps simples, qu’il serait, dis-je, plus logique et plus juste de proclamer comme nous, que personne n’a le droit de commander à personne; que l’oppression ne saurait jamais être légitime, que l’asservissement d’un seul par cent millions est tout aussi inique que l’asservissement de cent millions par un seul ? Qui oserait donc dire que les vaincus, que les faibles ont toujours tort, que le droit est toujours du côté de la force et se confond avec elle ?

     

              Ah ! Je sais bien que, si les dirigeants ne le disent pas, c’est parce qu’ils ont peur d’une explosion d’indignation chez leurs esclaves, c’est parce qu’ils savent que leur empire est bâti sur le mensonge et qu’ils ne sont fort que de la bêtise des peuples qu’ils bernent par de grandes phrases, qu’ils trompent par de vaines promesses, qu’ils jouent avec d’odieuses comédies, qu’ils abrutissent avec leur inepte morale. Mais quand on veut aller au fond des choses, quand on veut examiner leurs titres, quand on leur demande sur quoi se fondent leurs prétendus droits supérieurs, ils montrent leurs gendarmes comme Ximénés montrait ses canons.           Il me sera donc permis de penser et de dire que, si les maîtres de l’humanité n’ont jamais, dans aucun temps et chez aucun peuple, opposé aucune raison à ceux qui s’insurgeaient contre leurs volontés; si leur ultima- ratio a toujours été leurs machines de guerre, leurs prisons, leurs bûchers, leurs guillotines, ce n’est pas la bonne volonté ou le talent qui leur aient manqué pour en trouver d’autres, mais bien parce qu’ils n’ont pas pu et parce qu’ils n’y en a pas.

     

              Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres positifs vous conférant des droits supérieurs aux nôtres. Nous avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre tous les pouvoirs qui voudraient s’imposer à nous, contre l’arbitraire des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit de repousser la force par la force; car nous qui respectons les droits et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les nôtres par tous les moyens. C’est ce que plusieurs d’entre nous ont tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux à mesure que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne reconnaissons pas et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue autorité tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu vous vous appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la loi.

     

              Ces actes de légitime révolte contre les prétentions qui ne reposent sur aucun droit, vous les avez, vous érigeant en juges dans vos procès, qualifiés de crimes. Si c’était votre droit de le qualifier ainsi, n’était-ce pas le nôtre de faire voir que le crime ne venait pas de nous ? Que la première atteinte aux droits imprescriptibles des individus ne venait pas de notre côté mais bien du votre ? Mais quand, partisans de la libre discussion, nous avons voulu nous défendre, quand nous avons voulu faire voir à tous que vos accusations étaient mensongères, vous avez fui le débat publique, et, fidèles à votre système d’oppression, vous nous avez interdit toute défense par une loi qui a été mis sur le sceau de l’iniquité de toutes les autres. Vit-on jamais fouler aux pieds plus cyniquement la justice et l’équité ?

     

              J’avais cherché à faire voir, dans l’article qu’on a incriminé, que l’acte d’oppression étant nécessairement inférieur à l’acte de révolte, celui-ci ne pouvait être qu’un acte de légitime défense et que ce n’est pas nous qui avons commencé la tragique dispute. Or, qu’avez-vous opposé à mes raisons ? Rien ! Une condamnation. Croyez-vous que cela soit bien concluant en votre faveur ? Depuis que l’humanité existe, il y eu des gens qui ont prétendu avoir le droit de commander aux autres, qui ont profité de la naïveté de ces derniers pour vivre à leurs dépens qui, tantôt sous le fallacieux prétexte de faire leur bonheur, tantôt sous celui qu’ils avaient une mission divine, leur ont imposé leurs volontés.

     

              Toujours on les vit, dans le cours de l’histoire, appuyer leur pouvoir et fonder leur autorité sur les préjugés les plus absurdes, sur les superstitions les plus grossières, entretenues savamment par eux chez leurs esclaves. Mais grâce au progrès de la science moderne, qui a rattaché aux idoles métaphysiques leurs oripeaux, qui, le flambeau de la vérité à la main, a mis en fuite tous les fantômes engendrés par l’ignorance et l’erreur, au sein des ténèbres de la barbarie primitive, nous nous sommes enfin aperçus que vous n’avez pas, que vous ne pouvez pas avoir le droit de nous commander. Car, par le fait, vous n’en avez pas, c’est incontestable ! Et malgré cela, vous avez prétendu et vous prétendez encore nous contraindre à obéir par force ! Et quand nous repoussons la force par la force, n’est-il pas évident que ce n’est pas nous qui avons commencé les violences; n’est-il pas évident, ainsi que je le disais, que ce n’est pas le lapin anarchiste qui a commencé ?/          Vous voulez écraser impitoyablement les autres, les exploiter, les asservir à vos volontés, jouir par le contraste de leur détresse, de vos béatitudes, les souffleter de vos aumônes, piétiner leur dignité d’homme, et si par hasard quelques-uns plus éclairés sur leurs droits, se révoltent enfin contre tant de souffrances et d’ignominies, vous les appelez criminels !           Et s’ils veulent protester contre cette accusation mensongère, vous les supprimez ? De quel côté est la justice et l’équité là-dedans ? Vous avez des moyens de publicité presque illimités, pour répandre vos accusations, mais vous savez si bien qu’elles ne sont pas fondées, vous savez si bien que vos prétendus droits supérieurs ne souffrent pas l’examen que vous voulez nous interdire toute défense, si minime soit-elle. Car enfin, qu’avais-je fait^pour que l’on poursuivit avec tant d’acharnement ma perte ? J’avais tout bonnement cherché à repousser les accusations que vous portez contre nous !... N’était-ce pas mon droit ? Me dire que non, parce que la loi le défend, c’est résoudre la question par la question.

     

              Quoi ! Des individus auraient le droit souverain d’empêcher ceux qui ne pensent pas comme eux d’exprimer leurs idées ? Sur quoi donc, je vous prie, vous basez-vous, pour prétendre que des gens puissent avoir un droit aussi exorbitant ? Mais non, on veut avoir le droit de nous accuser, de nous insulter, de nous vilipender, et si nous élevons la voix pour nous défendre, on nous crie : “Vous faites l’apologie de faits qualifiés crimes”; et l’on nous envoie en prison ou dans les bagnes, et l’on appelle cela justice. Et voyez comme dans tout cela il y a un parti-pris d’étouffer la vérité, comme on redoute la lumière, comme on craint la discussion des principes au grand jour, en public; non seulement on ne veut pas nous laisser parler publiquement, non seulement on a décidé de nous condamner à huit clos pour que nos protestations n’arrivent pas à l’oreille du public, ce qui suppose implicitement que l’on tient à le tromper; mais encore on s’est méfié du jury lui-même ! Bien que sa composition soit exclusivement bourgeoise, bien qu’il soit composé uniquement de personnes ayant un intérêt direct au maintien de l’ordre des choses actuel, on a eu peur de son indépendance et l’on nous a déférés aux tribunaux correctionnels, parce que l’on sait que, là, il n’y a rien à dire, et que notre condamnation est certaine d’avance.

     

              C’est donc dans ces conditions et en vertu de pareils principes de justice que l’on m’a condamné à la relégation pour avoir voulu repousser les accusations qu’on porte contre nous, sans la moindre apparence de raison. Mais comme condamner n’est pas répondre, et que l’affaire qui nous occupe aujourd’hui rentre précisément dans le cas général que j’examinais dans l’article en question, je ne crois pas pouvoir mieux faire dans l’intérêt de la vérité, que de le reprendre et de le commenter. (Suit l’article) Pour justifier ce que j’avançais dans cet article, je m’appuierai uniquement sur les chiffres puisés dans des oeuvres de partisans, de défenseurs de l’ordre social actuel et dans les statistiques officiels; car si nos adversaires ne peuvent citer aucun fait précis à l’appui de leurs prétentions à nous imposer un joug, nous n’en manquons pas pour légitimer notre révolte. Ne croyez pas que j’aille vous reprocher les sanglantes hécatombes que de temps à autre les dirigeants ont faites pour maintenir leur suprématie. Non ! En sociologie comme en géologie, ce sont les causes lentes ou pour exprimer plus exactement, les causes régulières qui produisent les effets les plus considérables; ce sont celles dont l’action constante nous échappe à première vue, parce que nous ne prêtons en général d’attention qu’aux accidents qui, par leur rareté même, nous frappent le plus. Qu’est-ce en effet que les vingt-mille morts de juin 1848, les quarante-mille de mai 1871, quand on les compare au nombre des victimes que fait annuellement l’organisation sociale ? Rien ! Absolument rien !

     

              Ce n’est même presque rien, si on les compare au nombre des victimes faites chaque année, en France. Un économiste et statisticien, M. Vaccaro, dans une oeuvre ayant pour titre La lutte pour la vie dans l’humanité, nous dit : “Entre 1828 et 1848, la mortalité des enfants dans les familles ouvrières de Manchester était de 97%; à Bruxelles, la mortalité infantile était de 54% chez les pauvres, de 6% chez les riches; à Berlin, les chiffres correspondants étaient de 35% et 3,5%. Un autre économiste, Cooper, nous apprend que, sur 1000 naissances, il 941 hommes vivants au bout de cinq ans chez les riches, et seulement 655 chez les pauvres; au bout de vingt ans, 836 et 366; au bout de cinquante ans, 537 et 283. Si je cite ces chiffres, c’est parce qu’un partisan de l’ordre actuel des choses, M. Novicow, s’appuie sur eux pour tenter de justifier scientifiquement l’organisation économique que nous subissons, et cela en vertu des théories de Darwin.

     

              L’auteur en question prétend en effet démontrer, dans un passage de son livre intitulé L’avenir de la race blanche, que la sélection sociale se fait dans le même sens que la sélection naturelle et par des moyens identiques. Malheureusement, la logique l’emporte et les faits sont trop patents pour être niés; aussi M. Novicow détruit-il lui-même toute son argumentation par une simple parenthèse, quand il nous dit, en comparant la sélection sociale et la sélection naturelle : “On le voit, l’élimination se fait par en bas dans un cas comme dans l’autre. Ceux qui tombent dans les bas-fonds de la société sont ceux qui ont (toutes choses étant égales d’ailleurs) le moins de qualités physiques : force de volonté, esprit d’ordre, activité, etc.”

     

              Et il ne voit pas que c’est précisément parce que les choses ne sont jamais égales dans la société actuelle, que la sélection sociale diffère essentiellement de la sélection naturelle. D’ailleurs, s’il nous parle de ceux qui tombent dans les bas-fonds de la société, il ne nous dit rien de ceux qui y naissent, car il serait difficile d’attribuer ce fait à leur manque d’esprit d’ordre. On voit donc, que contrairement à ce que prétend l’auteur, le processus économique n’est pas actuellement identique au processus biologique. Mais quoi qu’il en soit, les chiffres n’en restent pas moins, et comme je les ai puisé dans les oeuvres de nos adversaires, on ne pourra m’accuser de parti pris ou d’exagération. Or, ces chiffres montrent bien combien est meurtrière, pour la majeure partie de l’humanité, l’organisation économique actuelle. Vous prétendez, je sais bien que la misère ne résulte pas de cette organisation, mais des vices et de la paresse des individus qui y sont plongés. Mais pour voir ce qu’il en est, il suffit d’employer le raisonnement usité en géométrie, afin de savoir si une quantité quelconque est ou non indépendante d’une autre.

     

              Supposons qu’à la place des hommes actuellement existants, soit tombée du ciel une race d’hommes ayant toutes les vertus possibles et imaginables. Supposons que ces êtres vertueux soient tous également forts, également intelligents, également actifs, et supposons de plus qu’ils se partagent également toutes les richesses. Et bien je dis que par le fait seul de ce partage, par le fait seul qu’on n’aura pas laissé la propriété indivise, par le seul fait qu’on aura conservé la propriété individuelle, la misère et tout son cortège de maux reparaîtront dans cette société d’êtres parfaits, bien que toutes les causes que leur assignent les moralistes en aient été bannies.

     

              En effet, les lois de la nature continuant à agir, il y aura surpopulation, c’est-à-dire qu’il y aura plus de naissances que de décès. Or, dans l’état de choses actuel, où la misère tue un grand nombre d’individus, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, cet excédent des naissances sur les décès est de 14 à 15 millions annuellement. Mais, comme nous avons supposé le capital également partagé entre les individus également forts, également intelligents, également actifs, il est clair que le capital de chacun aura reçu de son travail une égale plus-value. Or, par suite, de l’excédent des naissances sur les décès, une partie d’entre eux doit prélever sur cette plus-value la dépense de plus d’êtres humains. Donc, au commencement de la seconde année, les uns auront un capital plus fort que celui des autres. Or, à égalités de qualité, ce sont ceux qui sont le moins pourvus de capitaux qui succombent dans la lutte pour l’existence et qui, malgré toutes leurs vertus, tombent dans les bas-fonds de la société puisque, selon l’aveu de l’auteur précédemment cité, il faut que toutes choses soient égales pour qu’il en soit autrement.

     

              L’inégalité dans la répartition des richesses, et par conséquent la misère des uns et l’opulence des autres, sont donc indépendants de la vertu ou des vices des individus et ont pour unique cause première le régime de la propriété. Cela étant, prenons les derniers chiffres, puisque ce sont ceux qui accusent la plus faible différence entre la mortalité des classes. Ils nous font voir qu’il meurt 274 individus de plus sur mille, en cinquante ans, chez les pauvres que chez les riches.

     

     

              Or, si l’on conçoit qu’il y a trente millions de prolétaires en France sur près de quarante millions d’habitants, ce qui fait trois prolétaires pour quatre individus, et certes ce n’est pas exagéré; et si l’on admet que le rapport de la natalité au chiffre de la population soit le même dans toutes les classes, bien que les statistiques officiels montrent que ce rapport est sensiblement supérieur dans la classe pauvre, on voit que sur les 850.000 naissances qu’accusent annuellement ces statistiques, 633.500 sont attribuables à la classe ouvrière, et dès lors, un calcul fort simple nous montre que 174.675 individus meurent en moyenne chaque année, victimes de l’organisation sociale que vous défendez.

     

              Cela fait journellement environ 480 décès attribuables aux conditions économiques qui résultent du régime actuel de la propriété, 480 par jour. Et vous nous dites de patienter, et vous nous parlez de réformes sages et lentes, surtout lentes; et vous ne semblez pas vous doutez que toutes les trois minutes de retard apportées par votre entêtement ou votre indifférence à la rénovation sociale sur les bases de justice et de solidarité coûtent la vie à un homme ? Et si un des malheureux se révolte enfin contre cette monstrueuse organisation qui le broie, vous l’appelez criminel ? Et vous ne voulez pas que nous protestions quand nous voyons intervertir si audacieusement les rôles ?

     

              Nous autres prolétaires, vous nous asservissez dès notre enfance à toutes sortes de volontés arbitraires, vous nous forcer à de perpétuelles capitulations de conscience, vous ne nous laissez d’autres droits positifs que celui de mourir de faim, vous nous surchargez de toutes sortes de devoirs plus fantaisistes les uns que les autres; et si, venant enfin à reconnaître que vous n’avez, pour nous imposer un pareil joug, aucun droit, nous nous révoltons contre cette organisation qui nous torture, qui nous avilit, qui tue chaque année des centaines de mille des nôtres, qui met sans cesse en péril notre existence, c’est nous les asservis, les exploités, les opprimés qui sommes les criminels ? Car enfin, c’est pour avoir prétendu qu’il n’en était rien que l’on m’a condamné !

     

              Pourtant des faits précis, déterminés, scientifiquement connus sont là pour prouver que j’ai raison. N’est-il pas en effet positivement démontré que les êtres vivants se différencient des êtres inanimés par la faculté qu’ils ont de réagir contre les influences du milieu ambiant ? N’est-il pas certain que l’usage de cette faculté est la condition sine qua non de leur existence ? N’est-il pas évident que l’organisation sociale qui cause annuellement la mort de tant de malheureux se perpétue par le concours spontané ou consenti de tous ? Dès lors, n’est-il pas de toute évidence que ceux dont votre ordre social met sans cesse l’existence en péril ont le droit naturel de réagir contre ceux qui, consciemment ou non, le perpétuent ? Je n’avais donc rien avancé que de vrai dans l’article qu’on a incriminé. Car enfin, il faut bien voir les choses telles qu’elles sont. La misère, ce n’est pas seulement la souffrance pour ceux qui y sont plongés, c’est aussi la mort. Et sur quoi, somme toute, peut-on se baser pour affirmer que ces 480 malheureux que votre état social tue journellement n’ont pas autant le droit de vivre que les autres ?

     

               Et si, par égoïsme ou par indifférence on a le droit de nous tuer plus ou moins vite à l’aide de privations physiques et de douleurs morales, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de tuer les tueurs et leurs complices conscients ou non par tout autre moyen ? L’état social qui engendre de tels maux n’existait-il pas avant nous ? N’est-ce donc pas ceux qui font tous leurs efforts pour le maintenir, qui, les premiers, portent atteinte à la vie de leurs semblables ? Et quand ceux-ci se révoltent et revendiquent leurs droits à l’existence par un moyen quelconque, quand ils rendent coup pour coup, ne sont-ils pas en droit de légitime défense ? Pourquoi voudriez-vous que ces 170.000 individus que vos institutions économiques font périr chaque année se laissent tuer sans rien dire ? Pourquoi il serait honnête de nous tuer par un meurtre anonyme et nous serions des criminels en nous révoltant contre une pareille prétention ? Et nous n’aurions même pas le droit de rétablir les faits; de faire voir, qu’en somme, nous ne faisons que nous défendre ?

     

    /           Vous voudriez nous empêcher de crier à tous; mais c’est nous que l’on attaque, mais c’est nous que l’on tue; les faits sont là pour l’attester, les statistiques officiels le proclament, nos adversaires eux-mêmes le proclament, nos adversaires eux-mêmes font froidement dans leurs livres le compte de nos cadavres ! Ce n’est donc pas nous qui sommes les criminels ! La propagande par le fait que vous nous reprochez tant, nous ne la pratiquons qu’à votre exemple ! C’est en effet en grande partie par des actes, c’est par des supplices, c’est par des récompenses, c’est par les exemples que les dirigeants du passé ont inculqué dans la mentalité des générations antérieures les idées morales qu’ils ont jugées favorables à asseoir leur domination, et c’est par les mêmes procédés que vous cherchez à les perpétuer dans l’intellect des générations présentes.

     

              Croyez-vous donc que nous n’y voyons pas clair ? Croyez-vous que nous ne voyions pas que, malgré tous vos beaux discours sur la supériorité de la nature de l’homme, vous agissez comme si vous étiez convaincus comme nous, que l’homme n’est qu’un animal, que ses actes, que ses idées sont fatalement déterminés par les influences du milieu ambiant. Vous employez, en effet, pour dresser vos esclaves prolétaires à vous rapporter vos rentes, les mêmes procédés que vous employez pour dresser vos chiens à vous rapporter le gibier. Vous les fouillez, vous les caressez, vous leur imposez des diètes, vous leur abandonnez un os ou les restes de votre table. Vous donnez à vos esclaves méritant des médailles ou des uniformes brillants, comme vous donnez à vos chiens des colliers avec des rubans et des grelots, parce que vous savez que les uns comme les autres sont assez bêtes pour s’entrégorger sous les harnais.

     

              Il y a parmi les dirigeants comme une vaste conspiration contre le bon sens et la raison. On ne tient aucun compte des données positives de la science moderne. On subventionne des gens pour apprendre aux enfants du peuple que le monde a été créé en six jours il y a 6000 ans, qu’une baleine a avalé un homme, et autres choses de même calibre et cela en dépit des découvertes de la géologie et de l’anatomie. On leur enseigne officiellement le spiritualisme bien qu’on sache que ce n’est qu’un halas d’hypothèses pures dont la plupart font outrageusement violence aux faits. On sait pourtant bien que ce n’est là qu’un vaste montage de coup car, dans l’enseignement supérieur des sciences, on a depuis longtemps renoncé à parler de Dieu, de l’âme et autres billevesées métaphysiques. Le physiologiste, comme dit Littré, constate que le cerveau pense, comme le physicien constate que la matière pèse, et on n’ose pas parler d’âme au premier, pas plus qu’on n’ose montrer au second avec Chateaubriand : “Dieu abaissant le globe du soleil de l’Occident et élevant la lune à l’Orient, tout en étant attentif à la prière de sa créature”, de peur de les faire éclater de rire.

     

              Malheureusement, parmi les dirigeants, il s’en trouve qui parfois débinent le truc. M. E. Lepelletier ne déplorait-il pas dernièrement dans L’Echo de Paris, l’usage de donner des bourses à quelques enfants du peuple, pour leur permettre de suivre leurs études, disant que cela faisait une pépinière d’anarchistes. En effet, il avait raison; ceux qui savent et qui ne sont pas aveuglés par l’intérêt, sont forcément des révoltés. Ce que M. Edmond Lepelletier a dit, tous les dirigeants conscients le pensent. Ils voudraient qu’on ne dit le fin mot des choses qu’à ceux qui ont intérêt à le taire, car ils savent que la science est mère de la révolte. Ils voudraient empêcher les pauvre de savoir, de raisonner, car pour jouir ils n’ont besoin que de “chair à travail” (sic), et ils sentent qu’ils ne peuvent conserver la possession du domaine matériel de l’humanité qu’en se réservant la possession exclusive du domaine intellectuel.

     

              En vain, la biologie et la physiologie nous montrent-elles que tous les phénomènes qui s’accomplissent dans l’homme sont soumis au grand principe du déterminisme, qui domine toute la science moderne. On nous parle toujours de libre arbitre et de responsabilité, comme si nos actes de volition n’étaient pas déterminés, ainsi que tous les autres phénomènes de la nature, par le concours de leur condition d’existence. Sur quoi se base-t-on pour affirmer l’existence de ce libre arbitre ? Sur rien. On l’affirme et cela fait le compte ! Les lois ne sont-elles pas extérieures à nous ? Leur existence n’influe-t-elle pas sur les actes des individus ?           Cette influence manifeste ne prouve-t-elle pas que nos actes sont déterminés par des conditions en partie extérieures à nous et par conséquent indépendantes de nous ? Tout cela est évident, mais on nie audacieusement les faits, parce que les dirigeants ne peuvent maintenir leur suprématie qu’en trompant les autres. C’est donc pour avoir usé du droit naturel que tous les êtres humains ont d’exprimer leurs pensées; c’est pour avoir répondu aux accusations fausses que l’on porte contre nous, c’est pour avoir dit la vérité qu’on a voulu m’imposer encore une fois, et pour toujours, le joug honteux des chiourmes. Attaqué ainsi, au mépris de toute justice, dans mes droits, dans ma liberté, dans ma vie; traqué par les agents des pouvoirs publics, mis dans l’impossibilité de subsister, placé dans l’alternative de mourir de faim ici ou de consomption sous le climat meurtrier des tropiques, j’ai rendu coup pour coup dans la mesure de mes forces, en vertu de mon droit de légitime défense.

     

              Ayant respecté les droits de chacun, ayant répondu à la parole par la parole, à l’écrit par l’écrit, j’étais parfaitement dans mon droit en répondant au fait par le fait. Car il était juste, que respectant le droit des autres, je voulusse qu’on respectât les miens; que, laissant chacun libre d’exprimer ses idées, je prétendisse avoir le droit d’exprimer les miennes; que, ne portant préjudice à personne, je prétendisse faire respecter ma liberté et ma vie ! Je n’avais d’ailleurs rien avancé que de vrai, et dire la vérité, même quand elle est désagréable aux dirigeants, c’est rendre service à tous. L’humanité ne sera, en effet, jamais trop riche de vérités, car l’ignorance et les idées fausses qui en découlent sont les sources premières de tous ces maux. En effet, si ces maux continuent à affliger l’humanité, si l’ordre des choses qui les engendre se maintient quoique l’immense majorité des individus ait intérêt à sa disparition; si l’on voit même un grand nombre d’individus parmi ceux qui sont le plus intéressés à la rénovation sociale, faire tous leurs efforts pour l’entraver, c’est que, se fiant aux trompeuses apparences, ils ne se rendent pas compte des ravages que cette organisation meurtrière qui les tue, qui décime leurs enfants, fait dans leurs rangs; c’est qu’ils ignorent leurs droits d’être vivants, pauvres moutons à qui tous les bergers, mauvais par nature, ont fait croire qu’il était honnête de se laisser tondre et criminel de regimber.

     

              Et bien ! Cet aveuglement funeste, cause de tant de misères, de tant de hontes, de tant de morts, nous voulons le faire cesser, et derrière la maladie qui fauche 480 prolétaires par jour, nous voulons leur faire voir la misère, les privations, les excès de fatigue qui préparent le terrain à l’action des microbes pathogènes, et derrière la misère, nous voulons leur montrer l’organisation économique qui l’engendre et l’action constante des détenteurs du pouvoir et de leurs agents qui perpétuent cette dernière et leur dire : “Voilà les causes réelles de vos souffrances, de la mort prématurée des vôtres. Votre droit naturel d’êtres vivants est de réagir contre elles et de les supprimer quelles qu’elles soient.”

     

              Vous prétendez bien avoir le droit d’enseigner aux enfants du peuple dans les écoles que vous appelez, par euphémisme, des écoles neutres, que M. Carnot est mort victime d’une secte de criminels appelés anarchistes. Et nous, nous prétendons avoir le droit de leur dire que plus de 170.000 prolétaires meurent annuellement en France, victimes d’une organisation sociale que vous savez être meurtrière, mais que vous maintenez quand même parce qu’elle vous confère des privilèges; car, enfin, nous prétendons avoir le droit de parler comme vous et de dire à tous la vérité. Vous prétendez bien avoir le droit de prêcher la soumission et la résignation aux victimes de l’organisation sociale, sans leur dire sur quel faits précis vous vous appuyez pour prétendre qu’il doivent se soumettre à vous; sans leur dire pourquoi ils doivent se résigner à souffrir et à mourir prématurément pour vous faire la vie plus douce et plus longue.

     

              Et c’est pour cela que nous leur disons : “Aucun fait certain ne prouve qu’il soit obligatoire que ce soit vous qui périssiez; il n’est pas plus juste, il n’est pas plus normal que ce soit l’un plutôt que l’autre qui succombe; ne vous laissez donc pas écraser, défendez donc votre dignité, vos droits, votre liberté, votre vie par tous les moyens; ils sont tous bons, tous honnêtes, et plus vous frapperez fort, mieux cela vaudra!

     

              Et nous prétendons avoir le droit de dire cela parce que, victimes nous-mêmes de cette organisation, nous ne voulons pas nous rendre complices par notre silence des maux qu’elle engendre; nous prétendons avoir le droit de dire cela, parce que cela est vrai, parce que cela est juste, parce que cela est nécessaire au triomphe de la justice sociale, ainsi que l’histoire, c’est-à-dire l’expérience des siècles passés nous l’enseigne.

     

              On nous accuse d’exciter au meurtre, parce que nous disons aux malheureux de ne pas se laisser opprimer. Mais voyez qui nous accuse ! Ce sont ceux-là qui, journellement attisent les haines de peuple à peuple, qui en ce moment même tentent de réveiller les haines de race et de religion; ce sont ceux qui rêvent de vastes hécatombes où des millions d’hommes armés de fusils perfectionnés s’entretueraient; et tout cela parce qu’ils savent qu’en hypnotisant leurs esclaves prolétaires avec la trouée des Vosges, ils les empêcheront de penser avec le bon La Fontaine que nos ennemis, ce sont nos maîtres. Oh ! admirable logique de l’esprit de parti ! Quand un de ces malheureux que votre organisation sociale torture et tue, se révolte, ses victimes sont toujours innocentes, mais tous ceux que vous faites mourir dans vos expéditions coloniales ou autres, pour ramasser dans la boue sanglante des champs de batailles des panaches, des croix et des galons, ne le sont-elles pas ?

     

              Les chiffres que nous avons vu tout à l’heure nous apprennent que dans les cinq premières années de l’existence, il meurt 286 enfants sur mille, dans la classe ouvrière, par suite des privations que leur impose dès la naissance votre marâtre société, et n’est-il pas singulier que ce soit précisément ceux qui font tous leurs efforts pour perpétuer un état de choses meurtrier pour tant de petits êtres qui, ô ironie ! nous reprochent de ne pas apprécier à sa juste valeur la vie humaine et de faire des victimes innocentes ? Et vous voudriez nous interdire tout cri de révolte devant une telle monstruosité, voilée une pareille hypocrisie ? Vous voudriez nous empêcher de crier aux pères et aux mères ?; vous ne voyez donc pas que cet ordre social, comme un nouveau Moloch, dévore vos enfants ? Mais révoltez-vous donc !

     

              Ah ! messieurs, la théorie des victimes innocentes est sans doute, fort belle; son développement peut donner lieu à de beaux mouvements oratoires, mais il faudrait se le rappeler plus souvent; il ne faudrait pas s’en souvenir uniquement quand l’un de nous, tombé en votre pouvoir, comparait ici: il faudrait que vous l’eussiez constamment à la mémoire; il faudrait que chaque fois qu’au milieu de vos affaires ou au sein de vos plaisirs, vous entendiez sonner l’heure, vous vous disiez : “Encore vingt de mes semblables sont morts victimes de l’organisation sociale, et nous seulement je n’ai rien fait pour les sauver, mais j’ai tout fait pour qu’ils périssent, car j’ai fait tout pour perpétuer cette organisation qui les tue, et dans une heure, vingt autres périront à leur tour, victimes de meurtre vil, lâche, anonyme, perpétré sur eux par les indifférents, par tous ceux qui agissent consciemment ou non, comme moi.”

     

              Oui, il faudrait que vous nous disiez cela constamment; et alors, si vous n’avez pas le cœur froid et sec; si vous ne dites pas en votre for intérieur : “Je me moque de qui souffre et qui meurt; si vous voulez vous dissocier par un acte d’éclatante réprobation d’avec les meurtriers anonymes de tous ces miséreux, alors vous aurez le droit de parler de victimes innocentes; mais je vous préviens que, dans ce cas, vous ne viendrez pas siéger dans cette salle, à moins que ce ne soit ici, à cette place et les menottes aux mains. Le prolétaire voit tous les jours ses enfants pâlir, s’étioler et mourir, et si parfois vous daignez reconnaître, pour capter son suffrage, que les choses pourraient aller mieux, vous n’en réprouvez pas moins ce que vous appelez de folles impatiences, car vous n’êtes pas pressés, ayant tout ce qu’il vous faut.

     

              Et que vous importe, en effet, qu’un retard de quelques années dans l’évolution sociale coûte la vie à quelques millions de petits pauvres ? Ainsi, ne cesserons-nous de lui crier : “Ne vote pas, révolte-toi, ne te choisis pas de maîtres, cours sus à ceux qu tu as; si tu veux être libre, si tu veux être heureux, si tu veux vivre ta pleine vie, si tu veux que tes petits vivent, révolte-toi, révolte-toi !           Car l’expérience des siècles consignés dans les annales de l’humanité est là pour te dire que l’on obtient rien sans cela. La nuit du 4 août ne vient jamais qu’après le 14 juillet !” Les progrès sociaux, les réformes, même les plus illusoires, n’ont pu être obtenus que par la violence. Jamais ils n’ont été le fait des obéissants, des résignés, mais toujours des révoltés qui sous le coup des lois, dans les cachots, dans les tourments, au pied de l’échafaud, ont répondu fièrement aux maîtres de l’humanité : Non Serviam.

     

              L’histoire nous enseigne aussi que les entraves au progrès sont toujours venues des détenteurs des pouvoirs publics, et que par conséquent, tant qu’il subsistera un vestige de pouvoir, l’humanité gênée dans son évolution naturelle, entravé dans sa marche normale vers le mieux-être, sera obligée de temps à autre de renverser par des révolutions violentes les barrières dressées par les privilégiés du moment, qui voudraient la voir camper indéfiniment dans une institution, s’éterniser dans l’adoration d’une idée. Et c’est pour cela, pour lui économiser bien des révolutions, bien des déchirements, que nous disons aux hommes : Ne vous arrêtez pas à des 4° ou 5° états, allez droit au but, à la liberté, à l’anarchie; car c’est alors seulement que l’humanité pourra évoluer sans secousses violentes vers les limites sans cesse reculées de la perfectibilité.

     

    Georges Etiévant.

     

    Le 27 juillet 1892, le jury de Seine-et-Oise condamne Georges Etiévant à cinq ans de prison pour un vol de dynamite à Soisy-sous-Etiolles. En décembre 1897, il est condamné à deux et trois ans de prison pour des articles signés dans Le Libertaire. Le 16 Janvier 1898, passant devant le poste de police de la rue Berzelius, il attaque le planton Renard. Vingt-deux coups de couteau. L’agent Le Breton qui venait secourir son collègue reçoit, quant à lui, treize coup de couteau. Au poste de police où il est emmené, Georges Etiévant tire encore un coup de pistolet sur Le Breton. Le 15 juin, il passe devant la Cour d’Assises de la Seine. C’est la peine de mort, commuée en travaux à perpétuité. Quelques années plus tard, il meurt en prison.

     

     

     

     

     

     


    votre commentaire
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              Mes chers amis, puisqu’il ne m’aurait pas été permis, et qu’il aurait même été trop dangereuse et fâcheuse conséquence pour moi de vous dire ouvertement pendant ma vie ce que je pensais de la conduite et du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs, j’ai résolu de vous le dire au moins après ma mort. Ce serait bien mon intention et mon inclination de vous le dire de vive voix, auparavant que de mourir, si je ne me voyais proche de la fin de mes jours, et que j’eusse encore pour lors l’usage libre de la parole et du jugement.

              Mais comme je ne suis pas sûr d’avoir, dans ces derniers jours ou dans ces derniers moments-là, tout le temps ni toute la présence d’esprit qui me serait pour lors nécessaire pour vous déclarer mes sentiments, c’est ce qui me fait maintenant entreprendre pour vous les déclarer par écrit, et de vous donner en même temps les preuves claires et convaincantes de tout ce que j’aurai dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard que ce fût, autant qu’il serait en moi, des vaines erreurs dans lesquelles nous avons eu tous, tant que nous sommes, le malheur de naître et de vivre, et dans lesquelles même j’ai eu le déplaisir de me trouver moi-même obligé de vous entretenir. Je dis “le déplaisir” parce que c’était vraiment un déplaisir pour moi de me voir dans cette obligation-là. Ce pourquoi aussi je ne m’en suis jamais acquitté qu’avec beaucoup de répugnance et avec assez de négligence, comme vous avez pu le remarquer.

              Voici ingénument ce qui m’a premièrement porté à concevoir ce dessein, que je me propose. Comme je sentais naturellement en moi-même que je ne trouvais rien de si doux, de si agréable, de si aimable et rien de si désirable dans les hommes que la paix, que la bonté d’âme, que l’équité, que la vérité et que la justice, qui devraient, ce me semble-t-il, être pour les hommes mêmes des sources inestimables de biens et de félicité, s’ils conservaient soigneusement entre eux de si aimables vertus que sont celles-là, je sentais naturellement aussi dans moi-même que je ne trouvais rien de si odieux, rien de si détestable et rien de si pernicieux que les troubles de la division et la dépravation du cœur et de l’esprit. Et notamment la malice du mensonge et de l’imposture aussi bien que celle de l’injustice et de la tyrannie qui détruisent et anéantissent dans les hommes tout ce qu’il pourrait y avoir de meilleur en eux, et qui pour cette raison sont sources fatales non seulement de tous les vices et de toutes les méchancetés dont ils sont remplis, mais aussi les causes malheureuses de tous les maux et de toutes les misères dont ils sont accablés dans la vie.

              Dès ma plus tendre jeunesse, j’ai entrevu les erreurs et les abus qui causent tant de si grands maux dans le monde. Plus j’ai avancé en âge et en connaissance, plus j’ai reconnu l’aveuglement et la méchanceté des hommes, plus j’ai reconnu la vanité de leurs superstitions et l’injustice de leurs mauvais gouvernements. De sorte que, sans jamais avoir eu beaucoup de commerce dans le monde, je pourrais dire après le sage Salomon que “j’ai vu” et que j’ai vu même avec étonnement et indignation “l’impiété régner sur toute la Terre, et une si grande corruption dans la justice que ceux-là mêmes qui étaient établis pour la rendre aux autres étaient devenus les plus injustes et les plus criminels et avaient mis en place l’iniquité.” (Ecc. 3.16)           J’ai connu tant de méchancetés dans le monde que la vertu même la plus parfaite et l’innocence la plus pure n’étaient pas exemptes de la malice des calomniateurs. J’ai vu et on voit encore tous les jours une infinité d’innocents persécutés sans raison et opprimés avec injustice, sans que personne fût touché de leur infortune ni qu’ils trouvassent aucun protecteur charitable pour les secourir.

              Les larmes de tant de justes affligés et les misères de tant de peuples si tyranniquement opprimés par les mauvais riches et par les grands de la Terre m’ont donné aussi bien qu’à Salomon tant de dégoût et tant de mépris pour la vie que j’estimai comme lui la condition des morts beaucoup plus heureuse que celle des vivants. Et ceux qui n’ont jamais été plus heureux mille fois que ceux qui sont et qui gémissent encore tant de si grandes misères. “Et j’ai préféré l’état des morts à celui des vivants; et j’ai estimé plus heureux que les uns et les autres celui qui n’est pas encore né et n’a point vu les maux qui se font sous le soleil.” (Ecc. 2.3.)

              Et ce qui me surprenait encore plus particulièrement dans l’étonnement où j’étais de voir tant d’erreurs, tant d’abus, tant de superstitions, tant d’impostures, tant d’injustices et de tyrannies en règne, était de voir que, quoi qu’il y eût dans le monde quantité de personnes qui passaient pour éminents en doctrine, en sagesse et en piété, cependant il n’y en avait aucune qui s’avisât de parler ni de se déclarer ouvertement contre tant de si grandes et si détestables désordres. Je ne voyais personne de distinction qui les reprît ni qui les blâmât, quoique les pauvres peuples ne cessassent point de se plaindre et de gémir entre eux dans leurs misères communes.

              Ce silence de tant de personnes sages, et même d’un rang et d’un caractère distingué, qui devaient, ce me semble-t-il, s’opposer au torrent des vices et des injustices ou qui devaient au moins tâcher d’apporter quelques remèdes à tant de maux, me paraissait avec étonnement une espèce d’approbation dont je ne voyais pas encore bien la raison ni la cause. Mais ayant depuis examiné un peu mieux la conduite des hommes et ayant depuis pénétré un peu plus avant dans les mystères secrets de la fine et rusée politique de ceux qui ambitionnent les charges, qui affectent de vouloir gouverner les autres et qui veulent commander avec autorité souveraine et absolue ou qui veulent plus particulièrement se faire honorer et respecter des autres, j’ai facilement reconnu non seulement la source et l’origine de tant d’erreurs, de tant de superstitions et de tant d’injustices.

              Mais j’ai reconnu encore la raison pourquoi ceux qui passent pour sages et éclairés dans le monde ne disent rien contre tant de si détestables erreurs et tant de si détestables abus, quoiqu’ils connaissent suffisamment la misère des peuples séduits et abusés par tant d’erreurs et opprimés par tant d’injustices. La source donc, mes chers amis, de tous les maux qui vous accablent et de toutes les impostures qui vous tiennent malheureusement captifs dans l’erreur et dans la vanité des superstitions, aussi bien que sous les lois tyranniques des grands de la Terre n’est autre que cette détestable politique des hommes dont je viens de parler.

              Car les uns voulant injustement dominer partout et les autres voulant se donner quelque vaine réputation de sainteté et quelquefois même de divinité se sont les uns et les autres adroitement servis non seulement de la force et de la violence, mais ont encore employé toute sorte de ruses et d’artifices pour séduire les peuples afin de parvenir plus facilement à leurs fins; de sorte que les uns et les autres de ces fins et rusés politiques abusant ainsi de la faiblesse et des moins éclairés, ils leur ont facilement fait accroître tout ce qu’ils ont voulu, et ensuite leur on fait recevoir avec respect et soumission, de gré ou de force, toutes les lois qu’ils ont voulu leur donner et, par ce moyen, les uns se sont fait honorer, respecter et adorer comme des divinités ou au moins comme des personnes divinement inspirées et envoyées tout particulièrement de la part des dieux pour faire connaître leurs volontés aux hommes, et les autres se sont rendus riches, puissants et redoutables dans le monde, et, s’étant les uns et les autres, par ces sortes d’artifices, rendus assez riches, assez puissants, assez vénérables ou assez redoutables pour se faire craindre et obéir, ils ont ouvertement et tyranniquement assujetti les autres à leurs lois.

              A quoi leur ont grandement servi aussi les divisions, les querelles, les haines et les animosités particulières qui naissent ordinairement parmi les hommes. Car la plupart d’eux se trouvant fort souvent d’humeur et d’esprit et d’inclination fort différents les uns des autres, ils ne sauraient s’accommoder longtemps ensemble sans se brouiller et sans se diviser les uns les autres. Et lorsque ces troubles et ces divisions arrivent, pour lors ceux qui sont ou qui se trouvent les plus forts, les plus hardis et souvent même ceux qui sont les plus fins, les plus rusés ou les plus méchants ne manquent point de profiter de ces occasions-là pour se rendre plus facilement les maîtres absolus de tous.

              Voilà mes chers amis, la vraie source et la véritable origine de tous les maux qui troublent le bien de la société humaine et qui rendent les hommes si malheureux dans la vie. Voilà la source et l’origine de toutes les erreurs, de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses divinités et de toutes les idolâtries répandues par toute la Terre. Voilà la source et l’origine de tout ce que l’on vous propose de plus saint et de plus sacré, dans tout ce que l’on vous fait pieusement appeler religion. Voilà la source et l’origine de toutes ces prétendues saintes et divines lois que l’on veut vous faire observer comme venant de la part de Dieu même. Voilà la source et l’origine de toutes ces pompeuses mais vaines et ridicules cérémonies que vos prêtres affectent de faire avec faste dans la célébration de leurs faux ministères, de leurs solennités et de leur faux culte divin.

              Voilà aussi l’origine et la source de tous ces superbes titres et noms de seigneurs, de prince, de roi, de monarque et de potentat, qui tous, sous prétexte de vous gouverner en souverains, vous oppriment en tyrans, qui, sous prétexte de bien et de nécessité publique, vous ravissent tout ce que vous avez de plus beau et de meilleur, et qui, sous prétexte d’avoir leur autorité de quelque suprême divinité, se font eux-mêmes obéir, craindre et respecter comme des dieux. Et enfin voilà la source et l’origine de tous ces vains noms de noble et de noblesse, de comte, de duc et de marquis dont la Terre fourmille, comme dit un auteur très judicieux du siècle dernier, et qui sont presque tous comme des loups ravissant qui, sous prétexte de vouloir jouir de leurs droits et de leur autorité, vous foulent, vous pillent, vous maltraitent et vous ravissent tous les jours ce que vous avez de meilleur.

              Voilà pareillement la source et l’origine de tous ces prétendus saints et sacrés caractères, d’ordre et de puissance ecclésiastique et spirituelle que vos prêtres et vos évêques s’attribuent sur vous; qui, sous prétexte de vous conférer les biens spirituels d’une grâce et d’une puissance toute divines, vous ravissent finement vos biens temporels qui sont incomparablement plus réels et plus solides que ceux qu’ils font semblant de vouloir vous conférer; qui, sous prétexte de vouloir vous conduire au ciel et vous y procurer un bonheur éternel, vous empêche de jouir tranquillement d’aucun véritable bien sur la Terre; et qui enfin vous réduisent à souffrir dans cette vie seule que vous avez des peines réelles d’un véritable enfer, sous prétexte de vouloir vous garantir et vous préserver, dans une autre vie qui n’est point, des peines imaginaires d’un enfer, qui n’est point non plus, que cette autre vie éternelle dont ils entretiennent vainement pour vous, mais non utilement pour eux, vos craintes et vos espérances.          

              Et comme la forme de ces sortes de gouvernements tyranniques ne subsistent que par les mêmes moyens et par les mêmes principes qui les ont établis et qu’il est dangereux de vouloir combattre les lois fondamentales d’un Etat ou d’une République, il ne faut pas s’étonner si les personnes sages et éclairées se conforment aux lois générales de l’Etat, si injustes qu’elles puissent être, ni qu’ils se conforment (au moins en apparence) à l’usage et à la pratique d’une religion qu’ils trouvent établie, quoiqu’ils reconnaissent suffisamment les erreurs et la vanité; parce que, telle répugnance qu’ils puissent avoir à s’y soumettre, il leur est néanmoins beaucoup plus utile et beaucoup plus avantageux de vivre tranquillement en conservant ce qu’ils peuvent avoir que de s’exposer volontairement à se perdre eux-mêmes en voulant s’opposer au torrent des erreurs communes ou en voulant résister à l’autorité d’un souverain qui veut se rendre maître absolu de tous.

              Joint d’ailleurs que dans de grands États et gouvernements comme sont les royaumes et les empires, étant impossible que ceux qui en sont les souverains puissent seuls par eux-mêmes pourvoir à tout et maintenir seuls par eux-mêmes leur puissance et leur autorité dans de si grandes étendues de pays, ils ont soin d’établir partout des officiers, des intendants, des vice-rois, des gouverneurs et quantité d’autres gens, qu’ils paient largement aux dépens du public pour veiller à leurs intérêts, pour maintenir leur autorité et pour faire ponctuellement exécuter partout leur volonté, de sorte qu’il n’y a personne qui oserait se mettre en devoir de résister ni même de contredire ouvertement à une autorité si absolue sans s’exposer en même temps dans un danger manifeste de se perdre.

              Ce pourquoi les plus sages mêmes et les plus éclairés sont contraints de demeurer dans le silence, quoiqu’ils voient manifestement les abus, les erreurs, les désordres et les injustices d’un si mauvais et si odieux gouvernement.

              Ajoutez à cela les vues et les inclinations particulières de tous ceux qui possèdent les grandes ou les moyennes et même les plus petites charges, soit dans l’état civil, soit dans l’état ecclésiastique ou qui aspirent à les posséder. Il n’y en a certainement guère de tous ceux-là qui ne pensent beaucoup plus à faire leur profit et à chercher leur avantage particulier qu’à procurer sincèrement le bien public des autres. Il n’y en a guère qui ne s’y portent par quelques vues d’ambition ou d’intérêt ou par quelques vues qui flattent la chair et le sang.

              Ce ne seront point par exemple ceux qui ambitionnent les charges et les emplois dans un état qui s’opposeront à l’orgueil, à l’ambition ou à la tyrannie d’un prince qui veut tout soumettre à ses lois. Au contraire, ils le flatteront bien plutôt dans ses mauvaises passions et dans ses injustes desseins, dans l’espérance de s’avancer et de s’agrandir eux-mêmes sous la faveur de son autorité.

              Ce ne seront point non plus ceux qui ambitionnent les bénéfices ou les dignités dans l’Église qui s’y opposeront, car c’est par la faveur et par la puissance même des princes qu’ils prétendent y parvenir ou s’y maintenir quand ils y seront parvenus. Et bien loin de penser à s’opposer à leurs mauvais desseins ou de contredire en aucune chose, ils seront les premiers à les applaudir et à les flatter pour tout ce qu’ils font.

              Ce ne seront point eux non plus qui blâmeront les erreurs établies, ni qui découvriront aux autres les mensonges, les illusions et les impostures d’une fausse religion, puisque c’est sur ces erreurs et ces impostures mêmes qu’est fondée leur dignité et toute leur puissance aussi bien que tous les grands revenus qu’ils en retirent tous les jours. Ce ne sont point de riches avares qui s’opposeront à l’injustice du prince ni qui blâmeront publiquement les erreurs et les abus d’une fausse religion, puisque c’est souvent par la faveur même du prince qu’ils possèdent des emplois lucratifs dans l’Etat ou qu’ils possèdent des riches bénéfices dans l’Église.          

              Ils s’appliqueront bien plutôt à amasser des richesses et des trésors qu’à détruire des erreurs et des abus publics dont ils tirent les uns et les autres de si grands profits. Ce ne seront point les dévots hypocrites qui s’y opposeront parce qu’ils n’aiment qu’à se couvrir du manteau de la vertu et à se servir d’un spécieux prétexte de piété et de zèle de religion pour cacher leurs fourberies et leurs plus méchants vices, et pour parvenir plus finement aux fins particulières qu’ils se proposent, qui est toujours de chercher leurs propres intérêts et leurs propres satisfactions, en trompant les autres par de belles apparences de vertus.

              Enfin ce ne seront point les faibles ni les ignorants qui s’y opposeront, parce qu’étant sans science et sans autorité il n’est pas possible qu’ils puissent développer tant d’erreurs et tant d’impostures dont on les entretient, ni qu’ils puissent résister à la violence d’un torrent, qui ne manquerait pas de les entraîner s’ils faisaient difficulté de le suivre. Joint d’ailleurs qu’il y a une telle liaison et un tel enchaînement de subordination et de dépendance entre tous les différents états et conditions des hommes, et il y a aussi presque toujours entre eux tant d’envie, tant de jalousie, tant de perfidie et tant de trahisons même entre les plus proches parents, que les uns ne sauraient se fier aux autres, et par conséquent ne sauraient rien faire ni rien entreprendre sans s’exposer en même temps à être aussitôt découverts et trahis par quelqu’un.

              Il ne serait pas même sûr de se fier à aucun ami ni à aucun frère dans une chose de telle conséquence qui serait celle de vouloir réformer un tel gouvernement. De sorte que, n’y ayant personne qui puisse ni qui veuille ou qui ose s’opposer à la tyrannie des grands de la Terre, il ne faut pas s’étonner si ces vices règnent si puissamment et si universellement dans le monde. Et voilà comme les abus, comme les erreurs, comme les superstitions et comme la tyrannie se sont établis dans le monde.

              Il semblerait au moins dans un tel cas que la religion et la politique ne devraient point s’accommoder et qu’elles devraient pour lors de trouver réciproquement contraire et opposées l’une à l’autre, puisqu’il semble que la douceur et que la piété de la religion devrait condamner les rigueurs et les injustices d’un gouvernement tyrannique; et qu’il semble d’un autre côté que la prudence d’une sage politique devrait condamner les erreurs, les abus et les impostures d’une fausse religion. Il est vrai que cela devrait se faire ainsi. Mais tout ce qui se devrait faire ne se fait pas toujours.

              Ainsi, quoiqu’il semble que la religion et la politique dussent être si contraires et si opposées l’une à l’autre par leurs principes et dans leurs maximes, elles ne laissent pas néanmoins que de s’accorder assez bien ensemble lorsqu’elles ont une fois fait alliance et qu’elles ont contracté amitié ensemble, car on peut dire qu’elles s’entendent pour lors comme deux coupeurs de bourses. Car pour lors elles se défendent et se soutiennent mutuellement l’une l’autre. La religion soutient le gouvernement politique, si méchant qu’il puisse être. Et à son tour le gouvernement soutient la religion, si vaine et si fausse qu’elle puisse être.

              D’un côté les prêtres, qui sont les ministres de la religion, recommandent sous peine de malédiction et de damnation éternelle, d’obéir aux magistrats, aux princes et aux souverains comme étant établis de Dieu pour gouverner les autres, et les princes de leur côté font respecter les prêtres. Il leur font donner de bons appointements et des bons revenus et les maintiennent dans les fonctions vaines et abusives de leur faux ministère, contraignent les peuples ignorants de regarder comme saint et comme sacré tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils ordonnent aux autres de croire ou de faire, sous ce beau et spécieux prétexte de religion et de culte divin.

              Et voilà encore un coup comme les erreurs, comme les abus, comme les superstitions, les impostures et la tyrannie se sont établis dans le monde, et comme ils s’y maintiennent au grand malheur des pauvres peuples qui gémissent sous de si rudes et pesants jougs. Vous penserez peut-être, mes chers amis, que dans un si grand nombre de fausses religions qu’il y a dans le monde, mon intention serait d’excepter au moins la religion chrétienne, apostolique et romaine dont nous faisons profession, et laquelle nous disons être la seule qui enseigne la pure vérité, la seule qui reconnaît et adore comme il faut le vrai Dieu, et la seule qui conduit les hommes dans le véritable chemin du salut et d’une éternité bienheureuse.

              Mais désabusez-vous mes chers amis, désabusez-vous de cela, et généralement de tout ce que vos pieux ignorants ou vos moqueurs et intéressés prêtres et docteurs d’empressent de vous dire et de vous faire accroire, sous le faux prétexte de la certitude infaillible de leur prétendue sainte et divine religion. Vous n’êtes pas moins séduits ni moins abusés que ceux qui sont le plus séduits et abusés. Vous n’êtes pas moins dans l’erreur que ceux qui y sont le plus profondément plongés. Votre religion n’est pas moins vaine ni moins superstitieuse qu’aucune autre. Elle n’est pas moins fausse dans ses principes ni moins ridicule et absurde dans ses dogmes et dans ses maximes. Vous n’êtres pas moins idolâtres que ceux que vous blâmez et que vous condamnez vous-mêmes d’idolâtrie.

              Les idoles des païens et les vôtres ne sont différentes que de noms et de figures. En un mot, tout ce que vos prêtres et vos docteurs vous prêchent avec tant d’éloquence touchant la grandeur, l’excellence et la sainteté des mystères qu’ils vous font adorer, tout ce qu’ils vous racontent avec tant de gravité de la certitude de leurs prétendus miracles et tout ce qu’ils vous débitent avec tant de zèle et tant d’assurance touchant la grandeur des récompenses du ciel et touchant les effroyables tourments de l’enfer ne sont dans le fond que des illusions, des erreurs, des mensonges, des fictions et des impostures inventées premièrement par de fins et rusés politiques, continuées par des séducteurs et par des imposteurs, ensuite reçues et crues aveuglément par des peuples ignorants et grossiers, et puis enfin maintenues par l’autorité des grands et des souverains de la Terre qui ont favorisé les abus, les erreurs, les superstitions et les impostures, qui les ont même autorisées par leurs lois afin de tenir par là le commun des hommes en bride et faire d’eux tout ce qu’ils voudraient. 

              Voilà mes chers amis, comme ceux qui ont gouverné et qui gouvernent encore maintenant les peuples abusent présomptueusement  et impunément du nom et de l’autorité de Dieu pour se faire craindre, obéir et respecter eux-mêmes plutôt que pour faire craindre et servir le Dieu imaginaire de la puissance duquel ils vous épouvantent. Voilà comme ils abusent du nom spécieux de piété et de religion pour faire accroire aux faibles et aux ignorants tout ce qui leur plaît, et voilà comment ils établissent par toute la Terre un détestable mystère de mensonge et d’iniquité, au lieu qu’ils devraient s’appliquer uniquement les uns et les autres à établir partout le règne de la paix et de la justice aussi bien celui de la vérité, le règne desquelles vertus rendrait tous les peuples heureux et contents sur la Terre.

              Je dis qu’ils établissent partout un mystère d’iniquité parce que tous ces ressorts cachés de la plus fine politique aussi bien que les maximes et  les cérémonies les plus pieuses de la religion ne sont effectivement que des mystères d’iniquité. Je dis des mystères d’iniquité pour tous les pauvres peuples qui se trouvent misérablement les dupes de toutes ces mômeries de religion aussi bien que les jouets et les victimes malheureuses de la puissance des grands. Mais pour ceux qui gouvernent ou qui ont part au gouvernement des autres, et pour les prêtres qui gouvernent les consciences ou qui sont pourvus de quelques bons bénéfices, ce sont comme des mines d’or ou comme des toisons d’or.          

              Ce sont comme des cornes d’abondance qui leur font venir à souhait toutes sortes de biens, et c’est ce qui donne lieu à tous ces beaux messieurs de se divertir et de se donner agréablement du bon temps pendant que les pauvres peuples abusés par les erreurs et les superstitions de la religion gémissent tristement, pauvrement et paisiblement néanmoins sous l’oppression des grands, pendant qu’ils souffrent patiemment leurs peines, pendant qu’ils s’amusent vainement à prier des Dieux et des saints qui ne les entendent point, pendant qu’ils s’amusent à des dévotions vaines, pendant qu’ils dont des pénitences de leurs péchés, et enfin pendant que ces pauvres peuples s’épuisent jour et nuit en suant sang et eau pour avoir chétivement de quoi vivre pour eux, et pour avoir de quoi fournir abondamment aux plaisirs et aux contentements de ceux qui les rendent si malheureux dans la vie.

              Ah ! mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l’autorité qu’on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner, vous n’auriez certainement que du mépris pour tout ce que l’on vous fait adorer et respecter, et vous n’auriez que de la haine et de l’indignation pour tous ceux qui vous abusent et qui vous gouvernent si mal et qui vous traitent si indignement.

              Il me souvient à ce sujet d’un souhait que faisait autrefois un homme, qui n’avait ni science ni étude mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens pour juger sainement de tous ces détestables abus et de toutes les détestables tyrannies que je blâme ici.

              Il paraît par son souhait et sa manière d’exprimer sa pensée qu’il voyait assez loin et qu’il pénétrait assez avant dans ce détestable mystère d’iniquité dont je viens de parler, puisqu’il en reconnaissait si bien les auteurs et les fauteurs. Il souhaitait que tous les grands de la Terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres. Cette expression ne doit pas manquer de paraître rude, grossière et choquante, mais il faut avouer qu’elle est franche et naïve. Elle est courte, mais elle est expressive puisqu’elle exprime assez en peu de mots tout ce que ces sortes de gens-là mériteraient.

              Pour ce qui est de moi, mes chers amis, si j’avais un souhait à faire sur ce sujet (et je ne manquerais pas de le faire s’il pouvait avoir son effet), je souhaiterais d’avoir le bras, la force, le courage et la masse d’un Hercule pour purger le monde de tous vices et de toutes iniquités, et pour avoir le plaisir d’assommer tous ces monstres de tyrans à tête couronnée, et tous les autres monstres, ministres d’erreurs et d’iniquités, qui font gémir si pitoyablement tous les peuples de la Terre. Ne pensez pas, mes chers amis, que je sois ici poussé par aucun désir particulier de vengeance ni par aucun motif d’animosité ou d’intérêt particulier.

              Non, mes chers amis, ce n’est point du tout la passion qui m’inspire ces sentiments-là, ni qui me fait parler de la sorte et écrire ainsi. Ce n’est véritablement que l’inclination et l’amour que j’ai pour la justice et pour la vérité que je vois d’un côté si indignement opprimée, et l’aversion que j’ai naturellement du vice et de l’iniquité que je vois d’un autre côté si insolemment régner partout. On ne saurait avoir trop de haine ni trop d’aversion pour les gens qui causent pourtant de si détestables maux et qui abusent si universellement des hommes.

              Quoi ! n’aurait-on pas raison de bannir et de chasser honteusement d’une ville et d’une province des charlatans trompeurs qui, sous prétexte de distribuer charitablement au public des remèdes et des médicaments salutaires et efficaces, ne feraient qu’abuser de l’ignorance et de la simplicité de peuples en leur vendant bien chèrement des drogues et des onguents nuisibles et pernicieux ? Oui, sans doute, on aurait raison de les bannir et de les chasser honteusement comme d’infâmes trompeurs.          

              De même, n’aurait-on pas raison de blâmer ouvertement et de punir sévèrement tous ces brigands et tous ces voleurs de grand chemin qui se mêlent de dépouiller, de tuer et de massacrer inhumainement ceux qui ont le malheur de tomber entre leurs mains ? Oui, certainement, ce serait bien fait de les punir sévèrement. On aurait raison de les haïr et de les détester. Et ce serait même très mal de souffrir qu’ils s’exerçassent impunément leurs brigandages.

              A plus forte raison, mes chers amis, aurions-nous sujet de blâmer, de haïr et de détester, comme je fais ici, tous ces ministres d’erreurs et d’iniquités qui dominent si tyranniquement sur vous, les uns sur vos consciences et les autres sur vos corps et sur vos biens. Les ministres de la religion qui dominent sur vos consciences étant les plus grands abuseurs de peuples, et les princes et autres grands de ce monde, qui dominent sur vos corps et sur vos biens, étant les plus grands voleurs et les plus grands meurtriers qui soient sur Terre. Tous ceux qui sont venus, disait Jésus-Christ, sont des larrons et des voleurs (Jean 10.8)

              Vous direz peut-être, mes chers amis, que c’est en partie contre moi-même que je parle ainsi, puisque je suis moi-même du rang et du caractère de ceux que j’appelle ici les plus grands abuseurs de peuples. Je parle, il est vrai, contre ma profession, amis nullement contre la vérité, et nullement contre mes propres sentiments. Car, comme je n’ai guère été de légère croyance, ni guère enclin à la bigoterie ni à la superstition, et que je n’ai jamais été si sot que de faire aucun état des mystérieuses folies de la religion, je n’ai jamais eu non plus d’inclination d’en faire les exercices, ni même d’en parler avantageusement ni avec honneur. Au contraire, j’aurais toujours bien plus volontiers témoigné ouvertement le mépris que j’en faisais s’il m’eût été permis d’en parler suivant mon inclination et suivant mes sentiments.

              Et ainsi, quoique je me sois laissé facilement conduire dans ma jeunesse à l’état ecclésiastique pour complaire à mes parents, qui étaient bien aise de m’y voir, comme étant un état plus doux, plus paisible et plus honorable dans le monde que celui du commun des hommes. Cependant je puis dire avec vérité que jamais la vue d’aucun avantage temporel ni la vue des grasses rétributions de ce ministère ne m’a porté à aimer l’exercice d’une profession si pleine d’erreurs et d’impostures.          

              Je n’ai jamais pu me faire au goût de la plupart de ces gaillards et plaisants messieurs, qui se font un si grand plaisir de recevoir avec avidité les grasses rétributions des vaines fonctions de leur faux ministère. J’avais encore plus d’aversion de l’humeur railleuse et bouffonne de ces autres messieurs qui ne pensent qu’à se donner agréablement du bon temps avec les gros revenus des bons bénéfices qu’ils possèdent, qui se raillent plaisamment entre eux des mystères, des maximes et des cérémonies vaines et trompeuses de leur religion, et qui se moquent encore de la simplicité de ceux qui les croient et qui, dans cette créance, leur fournissent si pieusement et si copieusement de quoi se divertir et vivre si bien à leur aise. Témoin ce pape (Jules X, Léon III) qui se moquait lui-même de sa dignité, et cet autre (Boniface VIII) qui disait en plaisantant avec ses amis : “Ah! que nous sommes enrichis par cette fable de Christ !”

              Ce n’est pas que je blâme les risées qu’ils font agréablement de la vanité des mystères et des mômeries de leur religion, puisque ce sont effectivement des choses dignes de risée et de mépris (bien simples et bien ignorants sont ceux qui n’en voit point la vanité), mais je blâme cette âpre, cette ardente et cette insatiable cupidité qu’ils ont à profiter des erreurs publiques, et cet indigne plaisir qu’ils prennent à se railler de la simplicité de ceux qui sont dans l’ignorance; et qu’ils entretiennent même dans l’erreur.

              Si leur prétendu caractère et si les bons bénéfices qu’ils possèdent leur donnent lieu de vivre grassement et tranquillement auprès du public, qu’ils soient donc au moins un peu sensibles aux misères du public, qu’ils n’aggravent point la pesanteur du joug des pauvres peuples en multipliant par un faux zèle, comme font plusieurs le nombre des erreurs et des superstitions, et qu’ils ne se moquent point de la simplicité de ceux qui par un si bon motif de piété leur font tant de bien et qui s’épuisent pour eux. Car c’est une ingratitude énorme et une perfidie détestable que d’en user ainsi auprès des bienfaiteurs, comme sont tous les peuples, envers les ministres de la religion, puisque ce n’est que de leurs travaux et de la sueur de leur corps qu’ils tirent toutes leur subsistance et toute leur abondance. Je ne crois pas, mes chers amis, vous avoir jamais donné sujet de penser que je fusse dans ces sentiments-là que je blâme ici.

              Vous auriez pu au contraire avoir remarqué plusieurs fois que j’étais dans des sentiments fort contraires et que j’étais fort sensible à vos peines. Vous auriez pu remarquer aussi que je n’étais pas des plus attachés à ce pieux lucre des rétributions de mon ministère, les ayant souvent négligées et abandonnées lorsque j’aurais pu en profiter, et n’ayant jamais été un brigueur de gros bénéfices ni un chercheur de messes et d’offrandes.

              J’aurais certainement toujours pris beaucoup plus de plaisir à donner qu’à recevoir si j’eusse eu le moyen de suivre en cela mon inclination, et en donnant j’aurais volontiers eu toujours plus d’égard pour les pauvres que pour les riches, suivant cette maxime du Christ qui disait (au rapport de Saint Paul, Act. 20.53) qu’il vaut mieux donner que recevoir, beatius est magis dare quam accipere, comme aussi suivant cet avis du même Christ, qui recommandait à ceux qui font des festins d’y appeler non les riches, qui ont le moyen de rendre la pareille, mais d’y appeler les pauvres, qui n’ont pas le moyen de rendre (Luc 14.13)

              Et suivant cet autre avis du sieur Montaigne qui recommandait à son fils de regarder toujours plutôt vers celui qui lui tournerait le dos (Essais. III, 13) J’aurais volontiers fait aussi, comme faisait le bon Job dans le dans de sa prospérité : “J’étais, disait-il, le père des pauvres, j’étais l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, la main du manchot, la langue du muet.” Et j’aurais volontiers ravi aussi bien que lui la proie des mains des méchants, et je leur aurais aussi volontiers que lui cassé les dents et brisé les mâchoires; conterebam molas iniqui, et de dentibus illius auferebam praedam (Job 29. 15-16) “Il n’y a que les grands cœurs, disait le sage Mentor à Télémaque, qui sachent combien il y a de gloire à être bon.” (Télémaque)

              Et à l’égard des faux et fabuleux mystères de votre religion et de tous les autres pieux mais vains et superstitieux devoirs et exercices que votre religion vous impose, vous savez bien aussi ou du moins vous avez pu assez facilement remarquer que je ne faisais guère d’état de vous en entretenir ni de vous en recommander la pratique. J’étais néanmoins obligé de vous instruire de votre religion, et de vous en parler au moins quelquefois, pour m’acquitter tellement de ce faux devoir auquel je m’étais engagé en qualité de curé de votre paroisse, et pour lors j’avais le déplaisir de me voir dans cette fâcheuse nécessité d’agir et de parler entièrement contre mes propres sentiments. J’avais le déplaisir de vous entretenir moi-même de des sottes erreurs et dans des vaines superstitions et des idolâtries que je haïssais, que je condamnais et que je détestais dans le cœur.

              Mais je vous proteste que ce n’était jamais qu’avec peine et avec une extrême répugnance que je le faisais. Ce pourquoi aussi je haïssais grandement toutes ces vaines fonctions de mon ministère, et particulièrement toutes ces idolâtriques et superstitieuses célébrations de messes, et ces vaines et ridicules administrations de sacrements que j’étais obligé de vous faire. Je les ai mille et mille fois maudits dans le cœur, lorsque j’étais obligé de les faire, et particulièrement lorsqu’il me fallait les faire avec un peu plus d’attention et avec plus de solennité que d’ordinaire.

              Car voyant pour lors que vous vous rendiez avec un peu plus de dévotion à vos églises pour y assister à quelques vaines solennités ou pour entendre avec un peu plus de dévotion ce que l’on vous fait accroire être la parole de Dieu-même, il me semblait que j’abusais de votre bonne foi, et que j’en étais par conséquent d’autant plus digne de blâmes et de reproches, ce qui augmentait tellement mon aversion contre ces sortes cérémonieuses et pompeuses solennités et fonctions vaines de mon ministère, que j’ai été cent fois sur le point de faire indiscrètement éclater mon indignation, ne pouvant presque plus dans ces occasions-là cacher mon ressentiment ni retenir dans moi-même l’indignation.

              J’ai cependant fait en sorte de la retenir, et je tâcherai de la retenir jusqu’à la fin de mes jours, ne voulant pas m’exposer durant ma vie à l’indignation des prêtres ni à la cruauté des tyrans, qui ne trouveraient point, ce leur semblerait-il, de tourments assez rigoureux pour punir une telle prétendue témérité. Je suis bien aise, mes chers amis, de mourir aussi paisiblement que j’ai vécu, et d’ailleurs, ne vous ayant jamais donné sujet de me souhaiter aucun mal ni de vous réjouir s’il m’en arrivait aucun, je ne crois pas aussi que vous seriez bien aise de me voir persécuter et tyranniser pour ce sujet, ce pourquoi j’ai résolu de garder le silence là-dessus jusques à la fin de mes jours.

              Mais puisque cette raison m’oblige présentement de me taire, je ferai au moins en sorte de vous parler après ma mort. C’est dans ce dessein que je commence à écrire ceci pour vous désabuser, comme j’ai dit, autant qu’il serait en mon pouvoir, de toutes les erreurs, de tous les abus et de toutes les superstitions dans lesquelles vous avez été élevés et nourris et que vous avez pour ainsi dire sucés avec le lait.

              Il y a assez longtemps que les riches et les grands de la Terre pillent et oppriment les pauvres peuples. Il serait de les délivrer de ce misérable esclavage où ils sont. Il serait temps de les désabuser partout, et de leur faire connaître partout la vérité des choses. Et si, pour adoucir l’humeur grossière et farouche du commun des hommes, il a fallu autrefois, comme on le prétend, les amuser et les abuser par de vaines et superstitieuses pratiques de religion afin de les tenir plus facilement en bride par ce moyen-là, il est certainement encore plus nécessaire maintenant de les désabuser de toutes ces vanités-là, puisque le remède dont on s’est servi contre le premier mal est devenu avec le temps pire que le premier mal par l’abus qu’on en a fait.

              Ce serait à tous les gens d’esprit et à ceux qui sont les plu sages et les plus éclairés à penser sérieusement à travailler fortement à une si important affaire que celle-là, en désabusant partout les peuples des erreurs où ils sont, en rendant partout odieuse et méprisable l’autorité excessive des grands de la Terre, en excitant partout les peuples à secouer le joug insupportable des tyrans, et en persuadant généralement à tous les hommes ces deux importantes et fondamentales vérités :

              1° que pour se perfectionner dans les sciences et les arts, qui sont ce à quoi les hommes doivent principalement s’employer dans la vie, ils ne doivent suivre que les seules lumières de la raison humaine;

              2° que pour établir de bonnes lois, ils ne doivent suivre que les seules règles de la prudence et de la sagesse humaine, c’est-à-dire les règles de la probité, de la justice et de l’équité naturelle, sans s’amuser vainement à ce que disent des imposteurs, ni à ce que font les idolâtres et superstitieux déicoles, ce qui procurerait généralement à tous les hommes mille et mille fois plus de biens, plus de contentement et plus de repos de corps et d’esprit que ne sauraient faire toutes les fausses maximes ni toutes les vaines pratiques de leurs superstitieuses religions.

              Mais puisque personne ne s’avise de donner ces éclaircissements-là aux peuples ou plutôt puisque personne n’ose entreprendre de le faire ou même puisque les ouvrages et les écrits ce ceux qui auraient déjà voulu l’entreprendre ne paraissent pas publiquement dans le monde, que personne ne les voit, qu’on les supprime à dessein, et qu’on les cache exprès aux peuples afin qu’ils ne les voient point, et qu’ils ne découvrent pas par ce moyen les erreurs, les abus et les impostures dont on les entretient, et qu’on ne leur montre au contraire que les livres et les écrits d’une multitude de pieux ignorants ou d’hypocrites séducteurs qui, sous ombre de piété, ne se plaisent qu’à entretenir et même à multiplier les erreurs et les superstitions, puisque, dis-je, cela est ainsi et que ceux qui par leur science et par leur bel esprit seraient les plus propres à entreprendre et à exécuter heureusement pour les peuples un si bon et si louable dessein que serait celui de les désabuser de toutes erreurs et de toutes superstitions, ne s’attachent eux-mêmes dans leurs ouvrages qu’ils donnent au public qu’à favoriser, qu’à maintenir et aggraver le joug insupportable des superstitions, au lieu de tâcher de les abolir et de les rendre méprisables, et qu’ils ne s’attachent aussi qu’à flatter eux-mêmes les grands, à leur donner lâchement mille louanges indignes, au lieu de blâmer hautement leurs vices, et de leur dire généreusement la vérité; et qu’ils ne prennent un si lâche et si indigne parti que par des vues basses et des indignes complaisances ou par de lâches motifs de quelques intérêts particuliers, comme pour mieux faire leur cour et pour mieux valoir, eux et leur famille ou leurs associés, etc. j’essaierai moi, tout faible et tout petit génie que je puisse avoir, j’essaierai ici, mes chers amis, de vous découvrir ingénument les vérités que l”on vous cache.

              J’essaierai de vous faire clairement voir la vanité et la fausseté de tous ces prétendus si grands, si saints, si divins et si redoutables mystères que l’on vous fait adorer, comme aussi la vanité et la fausseté de toutes ces prétendues si grandes et si importantes vérités que vos prêtres, que vos prédicateurs et que vos docteurs vous obligent si indispensablement de croire, sous peine, comme ils disent, de damnation éternelle. J’essaierai, dis-je, de vous en faire voir la vanité et la fausseté.

              Que les prêtres, que les prêcheurs, que les docteurs et que tous les fauteurs de mensonges, de telles erreurs et de telles imposture s’en scandalisent et qu’ils s’en fâchent tant qu’ils voudront après ma mort. Qu’ils me traitent alors, s’ils veulent, d’impie, d’apostat, de blasphémateur et d’athée. Qu’ils me donnent pour lors tant d’injures et tant de malédictions qu’ils voudront. Je ne m’en embarrasse guère, puisque cela ne me donnera pas la moindre inquiétude du monde. Pareillement, qu’ils fassent  pour lors de mon corps tout ce qu’ils voudront.

              Qu’ils le déchirent, qu’ils le hachent en pièces, qu’ils le rôtissent ou qu’ils le fricassent, et qu’ils le mangent même, s’ils veulent, en quelle sauce ils voudront, je ne m’en mets nullement en peine? Je serai pour lors entièrement hors de leur prise, rien ne sera plus capable de me faire peur. Je prévois seulement que mes parent et amis pourront, dans cette occasion-là, avoir du déplaisir et du chagrin de voir et d’entendre ce que l’on pourra dire ou faire indignement de moi ou contre moi après ma mort.

              Je leur épargnerais effectivement volontiers ce déplaisir, mais cette considération, forte qu’elle soit, ne me retiendra cependant pas, le zèle de la vérité et de la justice, le zèle du bien public aussi bien que la haine, et l’indignation que j’ai de voir les erreurs et les impostures de la religion, aussi bien que l’orgueil et l’injustice des grands, si impérieusement, si tyranniquement dominer sur la Terre, l’emporteront dans moi par-dessus toutes autres considérations particulières, si fortes qu’elles puissent être.

              D’ailleurs, je ne pense pas, mes chers amis, que cette entreprise me doive rendre si odieux ni m’attirer tant d’ennemis que l’on pourrait penser. Je pourrais peut-être me flatter que si cet écrit, tout informe et tout imparfait qu’il est (pour avoir été fait à la hâte et écrit avec précipitation) passait plus loin que vos mains et qu’il eût le sort de devenir public, et que l’on examinât bien tous mes sentiments et toutes les raisons sur lesquelles ils seront fondés, j’aurai peut-être (au moins parmi les gens d’esprit et de probité) autant de favorables approbateurs que j’aurais ailleurs de mauvais censeurs. Et je puis dès maintenant dire que plusieurs de ceux qui, par leur rang ou par leur caractère ou par leur qualité de juges et de magistrats ou autrement, seraient par respect humain obligés de me condamner extérieurement devant les hommes m’approuveront intérieurement dans leur cœur.

    Jean Meslier

     

    1664-1729


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    VÉGÉTALISME ET ÉCOLOGIE
    POUR UNE ALIMENTATION ET UNE SOCIÉTÉ NON-PRÉDATRICES


    par Anonyme



    (Brochure éditée à l’occasion du festival Viva Vegan à l’Espace Autogéré, Lausanne, du 11 au 13 avril 2003)

    Ce texte propose une réflexion sur les raisons écologiques pouvant mener à adopter une alimentation végétalienne, et sur quelques questions qu’un-e écologiste radical-e peut se poser au sujet de l’exploitation animale.

    On n’y parlera pas de souffrance animale, ce qui est (avec raison) la principale question qui amène les gens à cesser de s’alimenter avec de la nourriture d’origine animale, mais plutôt d’écologie au sens large. Quel est le rôle, quelles sont les conséquences de la production d’une telle nourriture dans notre société industrialisée, et quelles réponses apporte le végétalisme ?

    Les végétalien-ne-s, par définition, refusent de consommer les produits d’origine animale. Il est facile de démontrer qu’une telle alimentation "pollue moins" qu’une alimentation carnivore, bien que cela contredise certains préjugés tenaces. Mais si l’on admet que le champ d’action de l’écologie n’est pas seulement la gestion de la dégradation de l’environnement, mais concerne plus largement les interactions entre les différents éléments de la biosphère, il faut s’attarder un peu plus sur les relations entre l’humanité et la nature en général. Ce qui questionne forcément l’évolution de l’agriculture et de la technologie, dans quels rapports ville-campagne ou "Nord-Sud" s’inscrit cette évolution, et quelle est la place de l’élevage dans tout ça...

    Ce texte propose de défricher le sujet, à partir d’un point de vue sur monde qui vaut ce qu’il vaut, et un auteur qui ne demande qu’à l’améliorer. Les commentaires, critiques, documents, propositions sont bienvenus à l’adresse suivante : djd@ziplip.com



    Une alimentation insoutenable

    Selon l’argumentation environnementaliste classique des végétalienNEs, l’alimentation à base animale est trop peu efficace, car elle consomme beaucoup plus de ressources et génère beaucoup plus de pollution que l’alimentation végétalienne. On peut définir l’efficacité de la production alimentaire comme le rapport entre les quantités de nourriture que mange l’humainE et ce qui est mis en œuvre pour que la nourriture arrive dans son assiette : agriculture, élevage, industries, transports, ... La production alimentaire animale est d’une efficacité très faible, car elle se place au sommet d’une chaîne alimentaire à plusieurs étages, selon une hiérarchie humain/animal/végétal. Alors qu’une alimentation totalement végétale comporte un étage de moins : humain/végétal seulement, ce qui implique une base végétale environ 10 fois moins importante pour nourrir un être humain, car le rendement de l’élevage (par rapport aux végétaux de fourrage qui y entrent) dépasse rarement 10%.

    La consommation de produits animaux implique donc non seulement une production végétale beaucoup plus importante qu’une alimentation végétale directe, mais la multiplication des étapes de production (élevage, boucherie, fromagerie, transports, congélation, conditionnement, emballage...) multiplie aussi les déchets, les sous-produits potentiellement polluants. Les conséquences de notre alimentation carnée et lactée sont dramatiques pour les sols, les eaux souterraines et de surface, les forêts et l’atmosphère.

    La réponse des végétalienNEs à ces problèmes est de diminuer toutes ces pressions sur l’environnement en supprimant leur demande en élevage, ce qui diminue aussi leur demande indirecte en végétaux.

    La nourriture :

    La consommation d’animaux, eux-mêmes nourris de végétaux, est pour les humains une forme d’alimentation indirecte. En conséquence, pour obtenir la même quantité de calories ou de protéines dans l’assiette, il aura fallu cultiver 5 à 10 fois plus de végétaux pour de la viande que pour du pain. Dans les années 1990, 50% des céréales cultivées en Suisse (70% aux USA) étaient destinées à l’alimentation des animaux. Vous avez dit gaspillage ?

    Les sols et les forêts :

    Nourrir des animaux d’élevage demande plus de surface à cultiver pour faire pousser des céréales et autres végétaux. Comme il y a concurrence dans le monde entier entre l’agriculture et la forêt, et que les intérêts des humains priment sur ceux des autres espèces, ce sont les forêts qui trinquent ! La déforestation de la forêt amazonienne est en bonne partie destinée aux grands propriétaires terriens qui font de l’élevage et de la culture de soja pour l’exportation dans les pays riches. Comme les arbres maintiennent le sol grâce à leurs racines et diminuent le ruissellement de l’eau, le passage d’une forêt à une surface agricole se traduit souvent par une destruction des sols à court ou moyen terme. L’intérêt des humains est donc de minimiser leurs besoins en surface agricole, car l’épuisement des sols va bon train.

    Pour ce qui est des terres trop pauvres pour l’agriculture et utilisées pour le pâturage, elles sont souvent surexploitées, notamment à cause de la misère de nombreuses communautés pastorales qui les pousse à user leurs terres au maximum, causant ainsi un appauvrissement des sols et une désertification progressive.

    L’eau :

    Le gaspillage devient encore plus criant lorsqu’on observe les conséquences de l’élevage sur les eaux, qui sont de plus en plus rares et/ou polluées dans de nombreux endroits de la planète. D’une part on consomme une grande quantité d’eau propre : alors que la production d’un kg de céréales nécessite environ 100 l d’eau, celle de viande nécessite 2000 à 15000 l d’eau ; d’autre part on rejette dans l’environnement des eaux fortement polluées.

    Les surfaces agricoles destinées au fourrage nécessitent de l’irrigation, et sont largement cultivées de manière intensive, avec moult nitrates et produits biocides, et la pollution des nappes phréatiques que cela implique.

    A cela s’ajoutent bien sûr les eaux usées issues de l’élevage, qui sont fortement chargées en ammoniac, ce qui est une des causes majeures (avec les nitrates et les phosphates) d’eutrophisation des eaux de surface. L’eutrophisation est une sur-fertilisation des écosystèmes aquatiques qui amène une prolifération d’algues, jusqu’à priver le fond de lumière et d’oxygène, ce qui fait d’abord disparaître presque toute la biodiversité puis crée des conditions anaérobies nauséabondes et polluantes.

    Environ 50% de la pollution des eaux en Europe est due aux élevages massifs d’animaux. En Bretagne, la pollution des eaux due aux élevages porcins est une catastrophe majeure. Aux USA, la part de pollution des eaux due à l’agriculture est plus importante que celle due aux villes et aux industries réunies. En Suisse centrale, plusieurs petits lacs comme ceux de Sempach et de Baldegg sont si eutrophes (à cause de l’élevage bovin) qu’on a dû les oxygéner artificiellement à l’aide de pompes.

    La biodiversité :

    La destruction des forêts et le sur-pâturage, la pollution des eaux et le dérèglement climatique détruisent l’habitat d’innombrables espèces, ce qui ne manque pas de causer la disparition définitive de nombre d’entre elles.

    De plus, les animaux que les humains utilisent pour se nourrir sont le fruit d’une très étroite sélection des espèces et races les plus rentables, que l’on reproduit à volonté au détriment de l’immense variété existant à l’état sauvage. Ce processus atteint actuellement son paroxysme avec les OGM qui sont en train d’être expérimentés tant sur les végétaux que sur les animaux.

    L’effet de serre :

    On a vu les problèmes de déforestation causées par l’élevage et le pâturage, et on peut facilement en déduire les conséquences en terme de larguage de dioxide de carbone (CO2) dans l’atmosphère, donc d’augmentation de l’effet de serre.

    On sait moins que la production de méthane par les pets des vaches suisses augmente plus l’effet de serre que nos transports ! En effet, le méthane (CH4), gaz produit dans les processus de dégradation anaérobie (sans oxygène) de la matière organique, est environ 20 fois plus efficace que le CO2 en terme d’effet de serre. Or, les intestins des ruminants en produisent beaucoup, d’autant plus s’ils sont nourris de manière intensive avec des céréales. Résultat : la quantité de méthane dans l’atmosphère a augmenté de 150% en moins de deux siècles (les ruminants n’en sont pas la seule cause, mais une des principales).

    N’oublions pas la consommation accrue d’énergie destinée à faire parvenir les produits d’origine animale dans nos assiettes : les tracteurs roulent au Diesel ; les intrants chimiques (fertilisants, biocides) demandent de l’énergie à la fabrication ; le transport du fourrage et du bétail se font souvent sur de longues distances ; les élevages, les abattoirs, les fromageries, la pasteurisation, le conditionnement, les congélateurs consomment de l’électricité et de la chaleur.

    La médecine :

    L’alimentation animale augmente indiscutablement les dégâts sanitaires de la "malbouffe" dans les pays riches : cholestérol, cancers, ostéoporose... Voir la brochure "Végétalisme et santé" aux éditions T’okup.

    Le coût environnemental du traitement médical de ces maladies "de civilisation" n’a probablement pas encore été évalué. On peut toutefois imaginer qu’il est très important !

    Illusions des omnivores bien-pensant-e-s

    Pour répondre à l’argument : "je ne mange que peu de viande", il faut bien constater que ce n’est pas le cas de tout le monde. La consommation mondiale de viande a plus que doublé depuis 1950. En 1990, la consommation de viande en Suisse avait dépassé la consommation de pain. L’alimentation de ce pays est aussi caractérisée par une consommation élevée de lait et de fromages. Une étude récente s’inquiète du fait qu’une forte proportion de la population ne mange pratiquement pas de légumes. La Suisse n’est bien sûr pas un cas isolé dans les pays industrialisés. C’est donc bien d’une alimentation basée sur la consommation d’animaux que nous parlons. Même si la tendance au cours des années 1990 a été une lente diminution de la consommation de viande et une progression des aliments végétariens "de substitution", l’ensemble de la société n’a pas changé de mode de consommation en 10 ans.

    Certaines personnes, en discutant avec des végétalienNEs, justifient leur consommation d’animaux par le fait qu’"il faut bien que les vaches et les chèvres broutent l’herbe des prairies et des alpages". Ensuite, ces personnes en concluent que "la viande, c’est écologique". Ceci sous-entend qu’illes ne consomment que des produits animaux issus du pâturage, ce qui est généralement faux malgré le fait qu’illes "font attention". La réalité est que la majorité du bétail est nourri avec des aliments concentrés : céréales, soja, farines douteuses, qui doivent être cultivés à cet effet. Leur raisonnement est d’autant plus déplacé qu’il fait référence à un contexte qui n’est plus celui d’aujourd’hui, celui où la production alimentaire était intégrée dans la société paysanne. Ensuite, on peut discuter de l’impact écologique du pâturage, qui dépend fortement des conditions économiques des communautés pastorales qui ont souvent mené au surpâturage, et donc à un fort appauvrissement des écosystèmes exploités.

    Posons-nous plutôt la question : quel est le rôle écologique, aujourd’hui, de notre alimentation basée sur l’exploitation des animaux ? Il faut pour cela considérer le contexte dans lequel nous vivons : une société urbaine, industrielle et marchande.

    Finie l’autonomie alimentaire, bonjour l’agriculture et l’élevage intensifs, l’industrialisation tous azimuts. Même s’il existe encore des bergerEs sympas et depuis peu des éleveurEs bio, l’écrasante majorité de la production alimentaire est organisée, rationalisée à grande échelle, et représente pour l’économie capitaliste un secteur industriel comme un autre.

    Urbanisation et alimentation

    Un des facteurs psychologiques masquant la réalité est le suivant : les habitantEs de la campagne sont maintenant intégréEs au mode de vie urbain, mais ne veulent souvent pas l’admettre. Ce paradoxe est caricaturé par la ménagère vaudoise remplissant son caddie de viande emballée sous plastique, au supermarché de gros... Un reste de culture issue d’un mode de vie paysan, en réalité en déclin depuis plusieurs générations. La production agricole (bio y compris) passe par des grandes centrales de distribution, pour alimenter les supermarchés des villes et des campagnes. Les petites boucheries se font rares, et l’abattage "à la maison" est illégal, car non soumis à l’impôt. Pourquoi un tel système s’est-il mis en place ?

    Les régions densément peuplées, les systèmes urbains en particulier, doivent importer des ressources pour s’alimenter. Ceci implique que d’autres régions doivent produire plus que ce qui est nécessaire à leur propre consommation, pour pouvoir exporter vers les villes. Pour s’assurer de leur alimentation continue, les villes doivent s’assurer de la collaboration sans faille des campagnes ou des régions qui les nourrissent, et le font en établissement sur celles-ci des rapports de domination sociale : propriété privée, étatisation, colonisation, industrialisation, guerres. Pensons au colonialisme et à son importance pour le développement des villes et des états occidentaux. Tout au cours de l’histoire, les villes ont progressivement constitué le lieu du pouvoir, menant les processus de domestication de l’humanité : agriculture, esclavage, servage et salariat. Le salariat est la forme de domestication qui correspond à la révolution industrielle, et l’exode rural forma le prolétariat industriel, dépendant de l’État bourgeois.

    Parallèlement progressa aussi la domination de la nature : de la révolution néolithique à la révolution industrielle, la "nature sauvage" s’est transformée aux yeux des humains en "ressources naturelles", à mesure que les progrès techniques poussèrent de plus en plus loin les possibilités d’exploitation de la nature. La domestication des céréales permit non seulement à des plus grands groupes humains de se rassembler et créer des villes, mais aussi à des élites de se former dans ces villes autour du savoir technique et du stockage des céréales, indispensables aux populations urbaines qui en dépendaient. C’est le même schéma qui n’a cessé de se répéter depuis : la domestication d’un élément préexistant dans la nature permet à une élite de domestiquer d’autres humains.

    Prenons maintenant le contexte actuel des États industrialisés. L’ancienne classe paysanne y est maintenant considérée comme un ensemble de salarié-e-s, qui sont exploité-e-s par divers groupes privés (grands propriétaires, centrales de distribution alimentaires, semenciers, industries des machines agricoles, des pesticides, des antibiotiques, etc...) mais aussi par l’Etat (TVA, impôts fonciers, impôts de succession lors de l’héritage de la ferme, ...) Dans un tel rapport de domination et d’exploitation, les agriculteur-ice-s luttent pour leur survie et doivent produire à moindre coût, ce que les pouvoirs en place justifient grâce à leur idéologie productiviste.

    Le végétalisme contre le productivisme ?

    Selon cette idéologie, la voie du progrès est l’augmentation continue de la productivité, c’est-à-dire la diminution des coûts de production par rapport à la richesse produite. Un exemple typique de l’idéal productiviste est l’énergie nucléaire, qui était vantée à ses débuts comme une source d’énergie tellement bon marché que la mesure de sa production coûterait plus cher que la production elle-même ("too cheap to meter"). Ce qu’on voit en pratique, c’est que cette idéologie profite uniquement aux possédantEs et néglige les conséquences sociales et environnementales de la production. Le productivisme est la logique de la privatisation des profits et de la collectivisation des coûts (les fameux "coûts externes").

    Ça s’applique bien sûr au nucléaire, mais aussi à l’élevage : l’exigence de minimisation des coûts conduit à la concentration et à l’industrialisation des élevages, ce qui profite aux capitalistes énumérés précédemment (grands propriétaires, Migros, etc...) et coûte au bien-être des animaux et à la société en général. Gestion publique des pollutions, endettement de la petite paysannerie puis mise au chômage, subventions de la production de viande, de lait, etc... Il est donc faux de dire que les consommateurs et consommatrices bénéficient du faible coût des produits animaux, puisqu’en tant que contribuables, illes assument les "coûts externes".

    Le raisonnement environnementaliste de certain-e-s végétalien-ne-s comporte une dimension économiste qui ne se distancie pas clairement de l’idéal productiviste, car elle inciterait à passer à une alimentation végétalienne pour des raisons d’efficacité économique. Habituellement, cet argument est ajouté pêle-mêle à ceux qui contestent l’exploitation des animaux, et la destruction du monde en général. Un point de vue écologiste radical devrait se contenter de ces derniers arguments pour contester tant l’alimentation prédatrice que le productivisme.

    Vers un élevage industriel propre ?

    Les adeptes du développement durable et de l’écologie industrielle voudraient recycler systématiquement les sous-produits animaux dans des nouveaux procédés industriels, offrant du coup des débouchés aux industries animalivores. Premièrement, c’est une illusion que de vouloir tout recycler, puisque tout procédé dégrade de la matière et de l’énergie, comme le décrit le deuxième principe de la thermodynamique, donc essayer de tendre vers la production "zéro-déchet" se heurte à des problèmes croissants de coûts financiers, énergétiques et matériels. Des limites de l’écologie industrielle : les risques de contamination dans le recyclage des farines animales nécessitent qu’une partie des déchets animaux solides soit brûlée, ce qui est un recyclage entropiquement moins efficace que le recyclage de matière.

    Autre exemple : considérons par exemple le problème des pets de vache. Supposons que ces émanations empêchent la Suisse de respecter le protocole de Kyoto. Les ingénieurEs se demanderont : comment valoriser ce sous-produit de l’industrie laitière, ce qui nous permettra du même coup de protéger l’environnement ? On peut imaginer de traiter l’air des étables, et il faudrait pour cela que les vaches elles-mêmes y soient confinées et ne voient jamais la lumière du jour. Outre le fait que ce soit contraire aux objectifs de la libération animale, le méthane est surtout trop dilué dans l’air des étables pour être récupéré de manière rentable. On entendra alors la plaisanterie habituelle : "Ya qu’à mettre un sac au cul des vaches !" que les ingénieurEs risquent fort de prendre au sérieux quand on sait la sophistication qu’illes mettent déjà à concevoir des techniques adaptant la vie du bétail aux impératifs économiques. Imaginons qu’illes trouvent un moyen de fixer une prothèse aux vaches pour capter leurs bio-pets, ce que les vaches apprécieront aussi... Mal( ?)heureusement, des économistes de l’environnement viendront expertiser que le coût de ces prothèses dépasse les coûts externes engendrés par l’augmentation de l’effet de serre. Finalement, la solution qui s’impose : créer des vaches génétiquement modifiées pour ne pas polluer. Il paraît que la recherche scientifique y travaille déjà... Et voilà : on saura alors apprécier ces nouvelles manipulations qui réifient (en font des choses) encore plus les animaux, si c’est encore possible, sous des prétextes environnementalistes.

    Ne pas choisir entre les humains et les autres

    Nous avons pu constater, vu ses conséquences environnementales et son utilisation économique, que l’alimentation prédatrice contribue à piller la terre et à créer la misère généralisée.

    Au lieu de ne faire que déplacer les problèmes, il faut se rendre à l’évidence que le meilleur moyen de réduire la consommation est de ne pas consommer, et que la voie la plus simple pour réduire les déchets est de ne pas en produire.

    Au niveau éthique, le végétalisme s’inscrit dans le cadre de l’antispécisme (voir dans les définitions). On peut considérer que les souffrances des animaux d’élevage sont les souffrances directes que refusent les antispécistes, alors que les dégâts environnementaux de l’alimentation actuelle causent des souffrances indirectes aux animaux en détruisant leurs habitats. C’est une dimension non négligeable des intérêts en jeu dans nos choix alimentaires.

    On peut même élargir la perspective, et considérer que le végétalisme s’inscrit dans la philosophie de l’écologie profonde, qui prône notamment l’égalité morale entre toute espèce vivante, humaine, animale, végétale ou autre, et attribue aussi une valeur propre aux écosystèmes (égalitarisme biocentrique). Il s’agit selon l’écologie profonde de mettre en question non seulement la souffrance (pathocentrisme), mais globalement l’utilitarisme qui nuit au droit à l’existence de la majorité des espèces "inutiles" et condamne les autres à devenir des choses (réification), par exemple pour l’alimentation humaine. Ce point de vue serait d’autant plus cohérent pour un-e végétalien-ne que la destruction des écosystèmes comme les lacs ou les forêts à cause de nos choix alimentaires serait moralement désapprouvée en tant qu’écologiste "profond-e".

    Par contre, aucun de ces courants d’idées n’attaque implicitement les hiérarchies internes à l’espèce humaine. Il existe une tendance chez les végétalienNEs, les partisanEs de la libération animale et les écologistes profonds à considérer l’espèce humaine comme un tout indifférencié, indépendamment de la position sociale des individuEs. Ce qui n’incite guère à combattre l’injustice sociale, ni à analyser les causes internes à la société de l’écrasement de la vie non-humaine. La lutte pour la libération animale aurait tout à gagner de comprendre certaines dynamiques culturelles qui façonnent le rapport aux animaux non-humains et l’idée de "nature", pour pouvoir ensuite mieux les contrer.

    Un des risques des analyses "a-sociales" est de préconiser de réduire le nombre d’êtres humains par tous les moyens, et d’encourager les épidémies, les stérilisations forcées et les génocides. Certains déclarations de ce types ont été faites dans les années 1980 par des "deep ecologists" américains. S’il faut effectivement constater d’une part que le niveau actuel de la population humaine n’est pas soutenable pour la planète, d’autre part que l’humanisme exclusif est inacceptable, il est tout aussi inacceptable de proposer des solutions négligeant la souffrance et les intérêts des humain-e-s. Il ne s’agit pas de "venger la nature", car cela reproduit l’erreur fondamentale de considérer l’humanité comme étant séparée de la nature.

    Pour éviter ces lourdes erreurs idéologiques, il faut réaliser la complexité de la société, dont tou-te-s les écologistes et les végétalien-ne-s sont issu-e-s, et en tenir compte pour mettre en place des stratégies efficaces. Par exemple, la plus efficace et la plus digne des stratégies de contraception est une éducation féministe. En ce qui concerne l’alimentation, le passage du fast-food à une alimentation écologique et non-prédatrice ne se fera pas s’il manque le plaisir et la convivialité d’une bonne bouffe partagée. Dans ces deux exemples, on peut à la fois les intérêts humains et non-humains. Il faut conjuguer la libération animale et le respect de la biosphère en général avec la libération humaine.

    Révolution sociale et écologique !

    Il faut aussi pour cela éviter les pièges de l’environnementalisme qui ne rompt pas avec les fondements de la domination et de l’exploitation. L’idéologie du développement durable pourrait-elle récupérer le végétalisme pour sauver le capitalisme ? Le végétalisme semble pourtant en nette opposition avec l’idéologie de la croissance, ne justifiant pas l’existence d’un secteur industriel par sa contribution au PIB, mais jugeant son activité comme étant nuisible en soi.

    Dans une perspective libertaire et réellement écologiste, il faut penser le végétalisme dans une perspective de décroissance économique, de réappropriation de l’alimentation. Dans le contexte actuel, être végétalienNE pousse à cuisiner soi-même, à questionner l’industrialisation, mais à partir d’un certain seuil de tension écologique et sanitaire que nous sommes en train de passer, l’industrie produira de plus en plus de produits "écologiques et sains" ainsi que végétaliens, au-delà même des bénéfices d’image pour les entreprises.

    Mais rien ne pousse le système productif capitaliste à dépasser les conditions de production esclavagistes, que ce soit pour du bétail OGM ou des légumes bio. Rien ne le pousse à dépasser le schéma "bouffe de merde pour les prolos, diététique pour les riches". La logique productiviste demeure si on ne renverse pas le système économique qui l’incarne. La lutte pour les intérêts humains doit être intégrée de manière cohérente dans une stratégie antispéciste.

    Un des enjeux principaux est de sortir du salariat et se battre pour atteindre l’autonomie alimentaire et économique, pour l’autonomie politique (autogestion). On doit pour cela se défaire de la dépendance et de la domination de l’Occident sur le reste du monde, défier l’urbanisation/industrialisation de nos espaces, s’approprier des technologies émancipatrices, combattre la marchandisation du vivant.

    Selon ce dernier objectif, on peut argumenter qu’en étant plus sain, le végétalisme nous aide aussi à une réappropriation de la santé, évitant de recourir au salaire pour rétribuer le savoir spécialisé de la médecine bourgeoise. Certain-e-s préconisent "l’exode urbain". Pour nourrir un nombre énorme d’humain-e-s, on peut imaginer des sociétés agro-forestières communautaires, plus nourrissantes que les monocultures, en s’inspirant par exemple de la permaculture. Et si l’on ne peut pas éliminer les villes, le végétalisme peut réduire leur rapacité, et rendre plus envisageable l’autonomie alimentaire.

    Mais ces stratégies sont insuffisantes, car pour éviter de se cantonner à des expériences marginales, il faut renverser le système en place. Car, comme le montre l’histoire, l’Etat capitaliste, productiviste, marchand, etc... s’oppose toujours violemment à ce qui menace sa perennité, ce à quoi il ne peut pas s’adapter. L’objectif d’une alimentation non-prédatrice, ni pour les humains ni pour les autres espèces, s’inscrit dans une rupture vis-à-vis du rapport à la "nature" qui fonde notre société de domination et d’exploitation. Il y a donc fort à craindre que sans révolution sociale, tant la libération humaine que la libération animale se feront attendre !

    Quelques définitions

    Ces définitions sont proposées dans le but de faciliter la compréhension de certains termes. Les types d’alimentation ne sont pas à considérer comme des catégories exclusives ; dans la pratique elles sont parfois élastiques, et chacun/e définit son alimentation de façon personnelle.

    Végétarien/ne - ne consommant aucun produit issu de l’abattage des animaux, c’est-à-dire ni viande d’animaux terrestres, ni viande d’animaux marins, ni gélatine, ni présure, ni caviar.

    Végétalien/ne(ou végétarien/ne strict/e) - ne consommant que des végétaux, c’est-à-dire ni viande, ni produits laitiers, ni miel.

    Vegan - terme anglo-saxon, souvent traduit par végétalien/ne en français. Un/e vegan, en plus d’être végétalien/ne, n’utilise aucun produit d’origine animale, dans toutes les facettes de sa vie, c’est-à-dire ni laine, ni cuir, ni fourrure, ni cire d’abeille, ni produits testés sur les animaux, etc...

    Freegan - ce terme anglo-saxon s’applique aux personnes dont le mode de consommation est vegan, mais qui acceptent de se nourrir de produits d’origine animale lorsque ceux-ci sont obtenus sans soutenir leur production. Par exemple, un/e freegan mange du fromage récupéré gratuitement auprès de qulequ’un qui s’en débarasse, mais n’en achète pas.

    Frugivore / fruitarien/ne - ne se nourrissant que de fruits (frais, secs, graines) pour ne pas détruire de plantes, ce qui peut être évité dans une certaine mesure en se limitant à la cueillette de fruits.

    Crudivore - ne se nourrissant que d’aliments crus. CertainEs crudivores sont aussi végétarien/nes ou végétalien/nes.

    Libération animale - terme définissant la volonté que les animaux ne soient plus exploités par les humains, dans le but de leur en épargner la souffrance, que ce soit pour les manger, utiliser leur force, s’en servir pour la recherche, pour ses loisirs, ou autre.

    Antispécisme - courant éthique s’opposant au spécisme, c’est-à-dire à la discrimination sur la base de l’appartenance à une espèce. Très proche de la libération animale, ce courant se fonde sur le principe que les intérêts d’un animal à ne pas souffrir et à vivre une vie satisfaisante importent autant, moralement, que les intérêts équivalents d’un être humain.

    Ecologie profonde(en anglais "deep ecology") - éthique écologique selon laquelle toute la nature a une valeur propre (biocentrisme, holisme), et pas seulement une valeur utilitaire pour les humains (anthropocentrisme, environnementalisme). Toutes les espèces vivantes, mais aussi les écosystèmes, sont des sujets moraux selon l’écologie profonde. Vu la situation actuelle, certainEs "deep ecologists" préconisent une réduction importante de la population humaine.

    Ecologie sociale - ce courant de l’écologie politique propose d’analyser les causes sociales de la destruction de l’environnement, et de s’appuyer sur les luttes sociales pour créer une société écologique et libertaire.

    Ecologie industrielle - approche de l’ingéniérie visant à recycler tous les déchets industriels dans d’autres procédés, en planifiant les procédés industriels de manière intégrée. Ses promoteurs prétendent s’inspirer de la nature.

    Développement durable - terme utilisé pour désigner un développement économique qui concilierait la croissance économique avec le respect de l’environnement et l’équité sociale. Ses promoteur-ices ne remettent pratiquement jamais en cause l’idéologie et la symbolique du développement, ni les fondements de l’économie marchande.

    Permaculture - approche de l’agriculture et de l’habitat visant l’autonomie et la stabilité à long terme et à minimiser les besoins en travail et en énergie, notamment en imitant les écosystèmes naturels par la complémentarité des espèces. L’organisation dans l’espace et dans le temps doit être planifiée de telle sorte que chaque fonction soit assurée par plusieurs éléments (plantes, animaux, eau, soleil...), et que chaque élément ait plusieurs fonctions (nourriture, protection, chauffage, épuration...), pour garantir la pérennité du système.

    Anonyme

    P.S.

    Bibliographie / à lire

    Renato Pichler, "Les conséquences écologiques et économiques d’une alimentation basée sur la viande", Sennwald, ASV, 1998.

    Ed Ayres, "Beyond 2000 - will we still eat meat ?", Time Magazine (traduction Vegi-Info, Lausanne), 1999

    André Gasser, "Ecologie et végétarisme", in Vegi Info n°8, p.8-9, 1999

    Jean-Michel Jaquet, cours sur les "Ressources naturelles", Université de Genève, 2001.

    "Végétarien & Végétalien, vivre sans manger les animaux", Toulouse, A.V.I.S., 1999.

    "Manger est un acte politique !", FTP n°8, 1999.

    Clémentine Guyard, "Dame Nature est mythée : seconde mutation", Lyon, Carobella ex-natura, 2002.

    Murray Bookchin et Dave Foreman, "Quelle écologie radicale ? Ecologie sociale et écologie profonde en débat", Lyon, Atelier de création libertaire, 1994.

    "Communautés, naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français : textes", Invariance, 1994

    "Justicia animal" No1, Madrid, 2001

    www.permaculture.org


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  • ANARCHISME


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  • Le terme spécisme désigne le traitement inégal d’êtres vivants à cause de leur appartenance à des espèces différentes. Cette expression est un néologisme, utilisé pour la première fois en 1970, par Richard Ryder. L’expression essaye de capter par un mot l’inégalité de traitement entre des différentes espèces d'animaux, afin de rendre attentif à cette inégalité trop souvent considérée comme normale ou même évidente.

    Le phénomène du spécisme peut s’observer dans de nombreuses situations de tous les jours, que ce soit dans le comportement envers les animaux ou encore dans des expressions verbales courantes.

    Tout comme un comportement sexiste entraîne un traîtement différent de l'autre personne, selon qu'elle soit de sexe féminin ou masculin; un comportement raciste entraîne une autre relation à l'autre personne, selon qu'elle ait telle ou telle couleur de peau, le spécisme fait que l'on traîtera un animal non-humain d'une autre manière qu'un être-humain.

    Non-seulement, on traîtera les animaux non-humains dans leur ensemble autrement, mais on ira encore plus loin, en ayant un comportement et une sensibilité différente en fonction de l'espèce d'animal qu'il s'agit : dans la mentalité spéciste, un chien a plus de “valeur” qu'une vache – une vache plus de “valeur” qu'un rat - … Bref, le spécisme fait une “échelle de valeur” des animaux, sans prendre en compte que chaque espèce est constituée d'individus qui ont leurs besoins et leurs envies qui leur sont spécifiques.

    Notre société qualifie la variété des animaux non humains par le pseudonyme animaux,sans prendre en considération les grandes et manifestes différences qu'il existe entre chaque espèce. La classification d’animal rend les différentes espèces non humaines clairement inférieures à l’être humain.

    La considération des animaux comme éléments domestiques ou d’utilité, ou servant à l’amusement, mène à ce qu’on peut manifestement définir comme oppression. L’exploitation industrielle d’animaux sous forme d’utilisation comme simple matière première ou ressource naturelle est l’un des éléments fondamentaux du comportement consommateur de notre société.

    Les produits animaliers, dont on oublie trop facilement les origines, sont considérés comme de simples biens de consommation.

     

    L’emprisonnement végétatif ou même l’assassinat servant à atteindre le but final, n’est, dans la plupart des cas, pas ouvertement déclaré par les entreprises. Mais on traîte les animaux de manière dégradante aussi verbalement . Des expressions telles “bête comme une vache” ou paresseux comme un porc n’en sont que des exemples.

    Exprimées de façon constante, elles reflètent le manque de réflexion de notre part, non seulement en qualifiant la capacité de jugement humaine comme faillible, mais aussi en démontrant l’incapacité des êtres humains à communiquer avec d’autres êtres et à interpréter leur comportement. Le spécisme est une projection de la société humaine.

    Les adversaires du spécisme se qualifient eux-mêmes comme Antispécistes. L’Antispécisme se désigne par une attitude critique envers toutes structures sociales hiérarchiques basées sur le principe du pouvoir. La classification des êtres en espèces résulte, selon eux, d’une vue arbitraire des choses.

    Cela se manifeste clairement dans la séparation entre humains et animaux. En conséquence de l’attitude antispéciste, on cherche à prôner et vivre un comportement éthique envers les animaux, dont résulte notamment le refus de l’usage en tant qu’animaux domestiques ou utilitaires.

    S’il est éthiquement inacceptable de tuer ou d’emprisonner des humains en guise d’amusement ou pour des raisons économiques, et si il n’y a pas de différence importante entre l’être humain et l’animal, en résulte une qualification de cet usage comme éthiquement inacceptable lui aussi.

    Les Antispécistes vivent de façon végétalienne et se nourrissent donc exclusivement de produits n’ayant pas l’exploitation d’animaux à la base.

     

    Les animaux ne sont pas des marchandises

     

    Notre société n'a de cesse de systématiser l'exploitation d'individus sensibles. Profiter des animaux est une pratique issue des cultures anthropocentristes, dans lesquelles les hommes sont supérieurs aux autres animaux, qui n'a plus lieu d'être.

    Le végétalisme s'oppose ouvertement à la mise à mort, la détention et l'exploitation des animaux. Les animaux ne sont pas des propriétés privées, et ils n'ont pas à servir l'homme de quelque manière que ce soit. Le lait, la laine, les oeufs, la fourrure, le cuir, les produits testés sur des animaux, le miel, le poisson et la viande, bref tout ce qui est obtenu par un processus ayant rapport avec l'exploitation et à la mise à mort des animaux, est rejeté et remplacé par des alternatives ne contenant ni souffrance, ni domination. Les personnes qui sont d'accord avec ce concept, et qui vivent en conséquence, sont végétaliennes.

    Toute forme de détention d'animaux à des fins de production alimentaire va logiquement de pair avec la violence. Ainsi, les animaux sont élevés pour correspondre exactement aux intérêts de l'industrie d'exploitation des animaux, et leurs corps ne résistent que difficilement à une prise de poids massive et rapide. Le but étant de transformer ces animaux en des «unités de production » rapportant un profit maximal..

    Exemples:

    Une vache ne produit pas d'elle-même du lait. Comme tous les mammifères, elle doit d'abord avoir un enfant, qui, en règle générale, lui est retiré deux jours après sa naissance. L'enfant et la mère souffrent aussi bien physiquement que psychiquement de cette séparation. Comme chez l'homme, la vache ne produit du lait que pendant la période d'allaitement. Et après 5 à 6 années, les vaches laitières sont tellement « usées » qu'elles sont abattues, afin d'être « valorisées » en nourriture. Dans la nature, une vache peut vivre jusqu'à 20 ans.

    Tout comme les escalopes ne poussent pas sur les arbres, les poules ne pondent pas volontairement des oeufs pour notre alimentation. Dans la nature, une poule pond environ 5 à 6 oeufs fécondés au cours de l'année, dans le but de se reproduire. Pour la production d'oeufs, les poules sont « obligées » de pondre un nombre extêmement élevés d'oeufs.

    Après 15 à 18 mois, elles aussi sont « usées » et leur vie se termine à l'abattoire. Les poussins mâles sont assassinés (par gazéification ou écrasement) le jour de leur éclosion, parce qu'ils ne sont d'aucune utilité à la production d'œufs ou à d'autres entreprises exploitantes.

    Afin d'obtenir le « produit viande », les animaux sont mis à morts de manière violente à la chaine dans les abattoires. Ils sont donc soumis à un stress élevé, avant d'être assassinés. Certains animaux ne résistent pas à l'énorme pression physique et psychique, si bien qu'ils meurent avant l'abattoire.

    Les poissons souffrent peut-être de manière muette à nos oreilles, mais cette mise à mort, pour l'industrie agro-alimentaire, est très cruelle. Les poissons pris dans les filets étouffent dans de grandes souffrances. La chute de pression leur provoque de fortes douleurs, et il n'est pas rare que leurs bronchies se déchirent.

    Ils sont écrasés, tapés à mort, et ur la plupart des grands navires on leur ouvre le ventre, alors qu'ils sont encore vivants. Les grands filets de pêche rendent les fonds sous-marins désertiques.

     

    Une alimentation saine et équilibrée sans viande et sans produits d'origine animale est en toutes circonstances aisément possible. Le nombre grandissant de personnes vivant de manière végétalienne en est une preuve claire et simple.

    Une alimentation contenant des "produits animaux" n'est ni nécessaire, ni défendable ou légitimable d'un point de vue politique ou éthique, aux vues des conséquences pour les animaux. L'emprisonnement et l'assassinat d'un individu,ne saurait être mis en rapport avec la volonté de consommer les parties de son corps.

    Essayez d'avoir une réflexion critique sur la manière dont votre comportement a une responsabilité dans les actes de violence commis envers les animaux. Refuser de manger le corps d'animaux assassinés, devrait être la conséquence d'une relation de compassion et de solidarité avec les animaux.

    Le végétalisme, c'est-à-dire le boykott des produits et des institutions pour qui les animaux sont exploités, est une manière conséquente de montrer sa solidarité avec les victimes animales.

     

    Solidarité avec les animaux!

     

    Pourquoi refuser les oeufs et le lait ?

    Dans l’action de manger de la viande, chacunE peut se rendre compte qu’il s’agit d’un acte de cruauté, puisque l'animal est tué dans le but d’être mangé par un être humain. La consommation du lait (de vache) ou d'œufs (de poules), paraît moins cruelle, puisque l’animal n'est pas tué. On pourrait donc penser que l'action de consommer du lait ou des œufs serait dénuée de cruauté et qu'elle n'aurait aucun rapport avec la production de viande. Est-ce ainsi ?

    Dans la nature, une vache met bas une fois au long de sa vie ; de nos jours, les vaches sont inséminées artificiellement une fois par an, et ce afin de maintenir leur production de lait à un niveau qui soit le plus élevé possible. Bien sûr, si on veut profiter du lait de la vache, il ne faut pas que son petit puisse boire le lait qui lui est destiné.

    Le veau est donc enlevé à sa mère. Le veau aura deux destinées : si c’est une femelle, elle finira « vache laitière » ; si c’est un mâle, il sera soit envoyé à l’abattoir pour finir sur une assiette et ses intestins seront utilisés dans la production de fromages. On voit bien là à quel point l’industrie de la viande et l’industrie du lait sont liées.

    Les poules n’ont pas une vie plus enviable que les vaches. Il existe trois types d’élevages de poules : les élevages en batterie, les élevages en plein air et les élevages en libre-parcours. Aucun de ces élevages ne permet aux poules de vivre selon leur instinct, puisque dans chacun de ces élevages, les poules sont enfermées, entièrement ou partiellement, pendant toute la durée de leur courte vie.

    En effet, ici comme chez tous les animaux d’élevage, la production est le seul critère pris en considération. Les poules sont donc amenées à l’abattoir dès que leur niveau de production d’œufs diminue, et leur viande sera vendue.

    Il est donc important de remarquer que les industries du lait et des œufs sont étroitement liés à l’industrie de la viande. Et c’est logique : une vache appelée « laitière » qui ne donne plus assez de lait, qui n’est plus assez « productive » est envoyée à l’abattoir, parce que là au moins elle rapporte encore de l’argent.

    Il en va de même pour les poules dites « pondeuses ». L’important c’est le profit que permettent de faire les animaux. Leur vie n’a aucune valeur morale.

     

    Ne pas manger de viande, en continuant à consommer du lait ou des œufs, n'a donc aucun sens, puisque l'on profite encore de la souffrance des animaux. L'animal souffrira, peu importe  pour quelle industrie il est exploité et réduit à l'état de marchandise.

     

     Pourquoi refuser la fourrure ?

     

    Chaque année, plus de 50 millions d'animaux non humains sont mis à mort par électrocution (par voie orale, anale ou vaginale), par strangulation, par gazage ou noyés. Et ce après avoir dû végéter des mois durant dans un espace trop étroit. Il est question des soit-disants "animaux de fourrure" qui sont "produits" et "utilisés" en masse.

    L'industrie de la fourrure compte comme "animaux de fourrure" le vison, le putois, le ragondin, le martre, le renard, le chinchilla, le castor de marais, le raton laveur, et aussi le chat, le chien, le lapin et le cheval.

     

    Chaque animal qui possède une fourrure et dont la fourrure peut rapporter du profit, a été et continue d'être assassiné par l'industrie de la fourrure! La fourrure n'est qu'un terme inventé par un lobby avide d'argent pour dégrader les animaux non humains à des objets. Le mot fourrure cache en fait la réalité, c'est-à-dire, le meurtre commis, le sang, les supplices et les cris d'individus sensibles.

    L'industrie de la fourrure fait de la publicité pour ses produits comme si c'était un produit des plus naturels au monde – comme si porter de la fourrure était, depuis la nuit des temps, un instinct, quelque chose de naturel et qui peut être mis à la mode. Or, depuis que l'humanité a appris à traiter les matières végétales nécessaires à la fabrication du vêtement, la fourrure est devenue le vêtement le plus superflu au monde.

    L'industrie de la fourrure tait le fait qu'à chaque bout de fourrure est lié une vie pleine de souffrances, terminée par une mise à mort cruelle pour des animaux.

    Les fermes de fourrure expliquées par l'exemple des fermes de vison les visons sont des animaux aquatiques qui, dans la nature, passent de 60 à 80% du temps dans l'eau et ont un espace vital de 20 kilomètres carrés. Dans les fermes de fourrure, les visons ont une surface de sol de 30 cm sur 90 cm et une cage de nid de 20 cm sur 20 cm.

    Leur élément de vie, l'eau, leur est complètement retiré, mis à part pour boire, ce qui a des conséquences considérables et peut mener à la mort de ces animaux.

     

    Le fil de la cage leur taillade les pattes. Chaque pas les fait souffrir. Puisque, pendant toute leur courte vie, ils ne peuvent que courir sur le fil, les blessures à leurs pieds ne peuvent guérir. Ces blessures s'infectent sans cesse, suppurent et ne guérissent jamais.

    Les visons sont des êtres solitaires. Pourtant, dans les fermes de fourrure, ils sont des milliers à être maintenus enfermés côte à côte. La terreur physique et psychique que ces animaux endurent toute leur vie, est particulièrement visible dans leur comportement dérangé.

    Des comportements stéréotypés, comme par exemple un va-et-vient apathique continuel, des auto-mutilations, pouvant aller jusqu'au cannibalisme démontrent clairement à quelles tortures psychiques inimaginables sont livrés les animaux sur les fermes d'élevage.

    Sans aucune possibilité d'occupation, ils courent de long en large dans leurs cages. Jusqu'à ce que leur fourrure d'hiver apparaisse, en novembre, après 7 mois de captivité. C'est le moment que l'industrie de la fourrure attendait. Alors on gaze à la chaine. Les éleveurs parcourent les longues rangées de cage.

    Les animaux qui ont survécu jusqu'ici (20% meurent des suites de leurs blessures), sont extirpés de leurs cages et mis ensemble avec leurs semblables dans une boite dans laquelle est insufflé un gaz mortel (dioxyde de carbone ou monoxyde de carbone). Les visons, qui passent une grande partie de leur temps sous l'eau à l'état naturel, ont la capacité de retenir leur respiration pendant de longues minutes, courent paniqués dans tous les sens, ils crient et grattent aux parois de la boîte... jusqu'à ce qu'ils étouffent.

    Pour la « production » de fourrure, on assassine non-seulement des animaux issus des fermes de fourrure, mais aussi des animaux vivant dans la nature par l'utilisation de pièges. Rares sont les animaux qui meurent directement dans ces pièges. La plupart meurent de faim, de soif ou encore de la tentative de se libérer du piège. Beaucoup tentent de se libérer du piège en se mordant les pattes. Au plus tard, ils meurent quand le piégeur arrive et les tue.

    Pour l'industrie de fourrure, il n'y a que le profit qui compte. La vie d'un individu n'a aucune importance. Peu lui importe à l'industrie de la fourrure par qui la vie d'un individu est dégradée à une matière nommée fourrure. Peu lui importe dans quelles condtitions les animaux sont maintenus emprisonnés dans des cages ou des pièges jusqu'à ce qu'ils soient tués. C'est ça le vrai visage de l'industrie de fourrure. Rien que pour produire un manteau de fourrure de visons, il faut la mise à mort de 60 individus.

    Et pour les victimes de l'industrie de fourrure, cela n'a aucune importance de savoir si elles sont assassinées pour tout un manteau de fourrure ou "seulement" pour un col en fourrure. La fourrure signifie toujours souffrance et mort. Dans beaucoup de magasins de vêtements, on vend des articles avec des garnitures en fourrure. En faisant cela, ces magasins suivent exactement les stratégies de vente de l'industrie de la fourrure qui visent à s'adresser à une clientèle nouvelle qui achète des produits, comme par exemple, les vestes avec le col en fourrure.

    Ces garnitures de fourrure font en sorte que la fourrure en général est mieux acceptée et tolérée.

     

    Arrêtez cette mode et aidez à anéantir le commerce de la fourrure dans tous ses aspects. En tant que membre de cette société de consommation, vous devriez jeter un regard derrière les coulisses. Vous devriez vous préoccuper des principes de base de cette société de consommation et vous poser la question si vous voulez prendre part à celle-ci.

    La fourrure est à critiquer parce qu'elle détruit et anéantit la vie. La fourrure est à critiquer parce qu'elle produit la violence et la victime, aussi bien dans "des fermes de fourrure" que dans le piégeage.

     

    E-mail : animal_justice@vegan.lu

     

     

     


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  •                De la Bouffe, pas des Bombes

    Comment nourrir les affamés et bâtir une communauté

            par C.T. Lawrence Butler et Keith McHenry


    En Allemagne,  Ils vinrent d'abord chercher les communistes, et j'ai gardé le silence… car je n'étais pas communiste. Ils vinrent ensuite chercher les Juifs, et j'ai gardé le silence…  car je n'étais pas Juif. Puis ils vinrent chercher les syndicalistes, et j'ai gardé le silence…  car je n'étais pas syndicaliste.  Alors ils vinrent chercher les catholiques, et j'ai gardé le silence…  car je suis protestant.  Finalement ils vinrent me chercher mais à ce moment,  il ne restait plus personne pour dénoncer leur geste.

    Pasteur Martin Niemöller (1892-1984)

    Un petit mot des traducteurs

    Nous sommes fiers de vous présenter la version française de Food Not Bombs... et de contribuer à l'expansion du mouvement FNB dans les pays francophones. D'la Bouffe, pas des Bombes a pris son essor à Québec à l'automne 1995 suite à une visite et une conférence de Keith McHenry. Par la suite, d'autres groupes de langue française ont essaimé à Montréal et Sherbrooke.
    Avant d'entamer ce livre, il serait bon de noter que la version américaine, publiée en 1992, rend compte d'événements ayant eu lieu au cours des années 80. En apparence, le monde a bien changé depuis: le Mur de Berlin est tombé, la menace soviétique est chose du passé et nous sommes bien loin de l'Evil Empire tant décrié par Ronald Reagan. La peur de la guerre nucléaire a considérablement diminué mais pourtant l'insécurité n'a jamais semblé aussi grande.
    C'est que la Guerre froide ne servait que de paravent pour cacher se qui se tramait réellement: la destruction planifiée de toutes les nations, de toutes les cultures voire de toutes les familles du monde pour les soumettre à la logique unique de la valeur marchande. Le néolibéralisme, que le sous-commandant Marcos n'hésite pas à qualifier de "Quatrième Guerre mondiale", était pourtant déjà bien en marche à cette époque. Les Golden Boys dépeints dans le film Wall Street, s'enrichissant en jetant des milliers de travailleurs à la rue, commençaient déjà à faire des ravages.
    Le résultat, aux États-Unis du moins, consiste aujourd'hui en un nombre effarant de SDF ainsi qu'un taux d'incarcération record (une personne sur 167, le plus élevé de tous les pays industrialisés) dans des prisons privatisées à but lucratif! Au Canada, cité comme "Le meilleur pays au monde" par un gouvernement fédéral avide de propagande, la situation se détériore aussi. Un référendum sur la souveraineté du Québec, perdu de justesse en 1995, a canalisé les rêves de changement social des Québécois dans une bataille politique stérile où peu d'idées constructives ont finalement été exprimées. Alors si la pauvreté est encore peu visible ici, contrairement aux États-Unis, elle se vit tout de même. Des coupures budgétaires draconiennes dans le secteur public (santé, éducation) et des mises à pied massives dans le secteur privé font en sorte qu'au bas de l'échelle sociale, des gens doivent marcher dehors par vingt degrés sous zéro parce que le transport en commun est devenu inabordable. Des enfants vont à l'école le ventre vide, faisant mentir les statistiques, pendant que les grandes banques font chacune un profit annuel dépassant le milliard de dollars.
    D'ailleurs, la tension sociale monte quelque peu, et des émeutes surviennent maintenant chaque année dans une ville de Québec réputée calme. Sans aucune planification, ne véhiculant aucune revendication, pur exutoire des frustrations de la jeunesse, ces échauffourées ont transformé peu à peu notre ville en forteresse policière. En 1996, des membres de De la Bouffe, pas des Bombes ont même été désignés comme boucs émissaires par un système judiciaire expéditif. Ils ont goûté à la prison un mois durant pour avoir été des "philosophes de l'anarchie", malgré qu'ils n'aient en aucun cas fomenté ou participé à l'émeute de cette année-là.
    Si ce panorama québécois ressemble à ce qui se vit chez vous, c'est qu'il est temps de bouger en tenant compte du dicton: "penser globalement, agir localement". Nous vous souhaitons donc une bonne lecture, bon courage et bonne chance!

    Préface par Howard Zinn

    Ceci est un livre extraordinaire, écrit par une communauté de gens extraordinaires. Leur présence m'a été révélée très graduellement, sur une longue période de temps. J'ai commencé à remarquer leurs tables, leurs affiches et leurs chaudrons remplis de soupe chaude et de légumes nutritifs lors de réunions, de manifestations, ou tout simplement dans les rues de la ville. Puis un soir, j'ai été invité à un rassemblement de poètes, musiciens et artistes de toutes sortes animés de la même conscience sociale; il y avait un comptoir le long de la salle avec encore une fois cette bannière: Food Not Bombs.
    Cette fois j'y ai porté plus d'attention que d'habitude, car je reconnaissais l'homme derrière le comptoir, Eric Weinberger. J'avais rencontré Eric il y a vingt-cinq ans, sur la route entre Selma et Montgomery, Alabama, lors de la grande marche pour les droits civiques de 1965; puis de nouveau en 1977 lors d'une autre marche de manifestants anti-nucléaires cette fois, sur le site de la centrale de Seabrook. Une douzaine d'années avaient passé depuis, et voilà qu'il était avec Food Not Bombs. Je me suis dit que ces gens de FNB sont de ceux qui continuent la longue marche du Peuple américain, avançant lentement mais sûrement vers une société vivable.
    Le message de Food Not Bombs est simple et puissant: personne ne devrait manquer de nourriture dans un monde si bien pourvu en terres, en soleil et en ingéniosité humaine. Aucune considération d'ordre financier, aucune volonté de profit ne devraient empêcher un enfant mal nourri ou un adulte appauvri de manger. Voilà des gens qui ne se laisseront pas berner par les "lois du marché" selon lesquelles seuls les gens qui peuvent acheter quelque chose peuvent l'avoir.
    Même avant l'effondrement récent de l'U.R.S.S., c'était une politique absurde et immorale que de dépenser des centaines de milliards de dollars chaque année pour soutenir un arsenal nucléaire qui, s'il était utilisé, créerait le plus grand génocide de l'Histoire et sinon, constituerait de toutes façons un vol inqualifiable au dépens du Peuple américain. De nos jours, la "menace soviétique" étant chose du passé, le fait de dépenser un billion de dollars en armement pour les quelques prochaines années, dans le but d'entretenir un arsenal d'armes nucléaires ainsi qu'un réseau mondial de bases militaires est encore plus absurde. Le slogan "De la Bouffe, pas des Bombes" est encore plus reconnaissable aujourd'hui comme étant le bon sens même.
    Ce slogan ne requiert aucune analyse complexe. Ces six mots disent tout. Ils résument directement ce double défi : nourrir immédiatement les gens qui sont sans nourriture adéquate, et remplacer un système dont les priorités sont le profit et le pouvoir par un autre système qui répond aux besoins de tous les êtres humains.
    Il est rare de trouver un livre qui combine une vision à long terme avec des conseils pratiques. Mais voici un petit bijou de ce genre de conseils. Ce livre vous explique en détail comment former un groupe FNB, comment recueillir la nourriture, comment la préparer (oui, il y a des super recettes!) et comment la distribuer.
    Chaque étape dans ce processus contient en filigrane le même avertissement : ne laissez pas des "chefs" ou des élites auto-proclamées prendre les décisions importantes. Les décisions doivent être prises démocratiquement, avec la plus grande participation possible, dans le but d'en arriver à un consensus. Cette idée est cruciale: si nous voulons une société meilleure, nous ne devons pas gueuler mais plutôt montrer comment la vie devrait être vécue. Oui, vraiment, ce livre est spirituellement nutritif!
    Pourquoi De la Bouffe, pas des Bombes?
    De la Bouffe...
    Le Monde produit assez de nourriture pour subvenir aux besoins de tous, à condition de la distribuer équitablement. Il y a en fait de la nourriture en abondance. Dans ce pays, chaque jour et dans chaque ville, beaucoup plus de nourriture est jetée que ce qu'il en faudrait pour satisfaire l'appétit de ceux qui n'ont rien à manger.
    Réfléchissez bien à ceci : avant que la nourriture n'atteigne votre table, elle est produite et manipulée par des fermiers, des coopératives, des manufacturiers, des distributeurs, des grossistes puis des détaillants. De la bouffe tout à fait comestible est jetée pour diverses raisons "économiques", à chacune de ces étapes. Dans une ville moyenne des États-Unis, environ 10% de tous les déchets solides est en fait de la nourriture. Ce qui donne l'incroyable total de 46 milliards de livres (20,9 millions de tonnes) à la grandeur du pays chaque année, soit un peu moins de 200 livres (90,8 kg) par personne par année. Des estimations indiquent que seulement 4 milliards de livres de nourriture par année seraient suffisantes pour éliminer complètement la faim aux États-Unis. Et il est clair que la nourriture saine pouvant être récupérée existe en abondance dans les poubelles nationales.
    Pour récupérer cette nourriture comestible et s'en servir pour nourrir les gens, trois éléments-clés doivent être réunis. Premièrement, la nourriture doit être recueillie. Deuxièmement, elle doit être préparée d'une manière convenable à la consommation. Troisièmement, elle doit être facilement accessible à ceux qui ont faim.
    La raison pour laquelle ce n'est pas cela qui se produit dans la société n'est pas le fruit du hasard. Nous ne pouvons nous exprimer démocratiquement sur la manière dont les aliments sont produits et distribués. Les gens voteraient sûrement pour qui leur permettrait de manger, mais dans l'économie hiérarchique qui est la nôtre, la menace constante de perte d'emploi permet aux employeurs de garder les salaires au plus bas. Une classe inférieure apparaît comme résultat de ces politiques encourageant la domination et la violence. Dans notre société, il est considéré acceptable de profiter de la souffrance et de la misère des autres. Aujourd'hui, selon la Harvard School of Public Health, les gens vivant sous le seuil de la pauvreté (revenu annuel de moins de 9 069$ US pour une famille de trois) souffrent de la faim au minimum une fois par mois, et plus de 30 millions de personnes en souffrent régulièrement. Or croyez-le ou non, moins de 15% des pauvres sont sans domicile fixe. De plus, l'explosion de la faim a surpassé la capacité des programmes actuels de lutte à la malnutrition. Qu'ils soient publics ou privés, les organismes de charité ne fournissent plus. Peu de gens réalisent à quel point le profil démographique des affamés a changé. Dans la dernière décennie, ils sont devenus:
    · Plus jeunes: 12,9 millions (40%) sont des enfants, les véritables victimes de cette tragédie
    · Plus pauvres: 12,9 millions (40%) vivent sous le seuil de pauvreté. Or ce gouffre s'agrandit alors que le revenu réel des quatre cinquièmes de la population continue de décroître.
    · Plus susceptibles d'être sur le marché du travail: 60% des familles pauvres comprennent des travailleurs, et le nombre d'affamés qui travaillent a augmenté de 50% de 1978 à 1986.
    · Plus susceptibles d'être une femme: 50% des familles pauvres ont des femmes à leur tête.
    · Moins susceptibles de vaincre un jour la pauvreté.
    Évidemment, la majorité des gens qui souffrent de la faim ne correspondent pas aux stéréotypes que vous font gober les média. Les mal nourris sont des enfants et des chefs de famille monoparentale (en majorité des femmes), des travailleurs au bas de l'échelle sociale, des chômeurs, des personnes âgées, des malades chroniques et ceux dont le revenu est fixé par le gouvernement (comme les vétérans et les personnes aux prises avec des déficiences physiques ou mentales). Tous ces gens se voient pris dans les griffes de la pauvreté même s'ils essaient d'améliorer leur sort.
    En plus de la collecte et la distribution de nourriture, Food Not Bombs encourage le végétarisme pour solutionner ce problème. Si plus de gens étaient végétariens et réclamaient des aliments cultivés biologiquement et produits localement, cela aiderait à promouvoir des pratiques agricoles écologiques et rendrait viables de plus petites fermes. Ce virage rendrait plus facile la décentralisation des moyens de production et la création d'un contrôle démocratique sur la qualité des produits agricoles et l'occupation des terres. Plus de gens peuvent être nourris par un hectare de terre avec un régime végétarien qu'avec un régime carnivore. Les habitudes alimentaires de notre société, basées sur la consommation de viande, encouragent l'"agrobusiness" et accroissent la dépendance des producteurs envers les fertilisants et pesticides chimiques, ce qui détruit l'environnement et diminue au bout du compte la valeur nutritive des aliments ainsi produits. Toutes les viandes produites industriellement dans ce pays sont pleines d'additifs chimiques, de médicaments, d'hormones de croissance, d'agents de conservation; et puis le lait contient presque toujours des traces d'isotopes radioactifs. C'est pourquoi le végétarisme, qui consomme moins de ressources, est meilleur pour l'environnement et notre santé.
    Bien que nous encouragions le végétarisme pour des raisons politiques et économiques, cette philosophie apporte aussi plusieurs bénéfices immédiats. Les problèmes potentiels dûs aux aliments avariés sont grandement réduits lorsqu'on se contente de manipuler des légumes, et les membres du groupe tendent à adopter un régime plus équilibré à mesure qu'ils se familiarisent avec le végétarisme. De plus, enseigner aux gens l'impact bénéfique qu'aura le végétarisme sur leur santé crée une attitude positive et pleine de compassion envers nous-mêmes, les autres et la planète toute entière. Par conséquent, toute la nourriture que nous préparons provient strictement de sources végétales; il n'y a ni viande, ni produits laitiers, ni oeufs. Les gens connaissent ce principe et font confiance à notre bouffe, chaque fois qu'ils viennent à notre table.
    ...pas des Bombes
    Ça prendra beaucoup d'imagination et de travail pour inventer un monde sans bombes. Food Not Bombs considère comme partie intégrante de sa mission le fait de fournir des vivres aux personnes impliquées dans des manifestations, afin qu'elles puissent continuer leur lutte à long terme contre le militarisme. Une autre partie de notre mission consiste à diffuser notre message auprès d'autres mouvements progressistes. Nous assistons aux événements organisés par d'autres organisations et appuyons la création de coalitions chaque fois que cela est possible. Nous luttons contre l'idée de rareté, qui amène beaucoup de gens à se méfier de la coopération entre groupes. Plusieurs croient qu'ils doivent rester séparés pour préserver leurs ressources, alors nous essayons de les encourager à penser en termes d'abondance et de leur faire reconnaître que l'union fait la force.
    Être dans le feu de l'action avec notre nourriture fait partie de notre vision des choses. Parfois nous organisons des rassemblements; parfois nous servons les repas lors d'événements organisés par d'autres groupes. Fournir la nourriture pour plus d'une journée est plus qu'une bonne idée. C'est une nécessité. Le groupe ami a en fait deux options : il peut se rabattre sur les services alimentaires d'une entreprise privée plus ou moins progressiste, ou alors s'en remettre à nous. Notre position est que fournir la nourriture nous mêmes, tout en appuyant les revendications du groupe, est une manière beaucoup plus constructive de travailler. Nous avons fourni de la nourriture lors d'actions directes s'étendant sur de longues périodes, telles que le Camp annuel pour la paix organisé par The American Peace Test, sur le site d'essais nucléaires du Nevada; ainsi que dans les "bidonvilles" érigés dans les centres-villes de Boston, San Francisco, New York, Washington pour mettre en relief le problème du logement et de la faim. Sans oublier les distributions quotidiennes de nourriture aux sans-abri dans des lieux éminemment visibles un peu partout au pays.
    Comment est apparu le nom De la Bouffe, pas des Bombes (Food Not Bombs)
    Durant l'année 1980, un groupe d'amis qui étaient impliqués dans les manifs contre le projet de centrale nucléaire de Seabrook cherchaient un moyen de lier la question de l'énergie nucléaire avec celle du militarisme. Une de nos nombreuses activités consistait à "tagger" des slogans anti-nucléaires et anti-guerre sur les murs de certains édifices publics et sur les trottoirs en utilisant des pochoirs. Ce que nous préférions était de peindre les mots "MONEY FOR FOOD, NOT FOR BOMBS" (De l'argent pour la bouffe, pas pour les bombes) à la sortie des épiceries de notre quartier. Une nuit, après une tournée de graffiti, nous avons eu l'inspiration d'utiliser le slogan abrégé Food Not Bombs pour désigner notre groupe. Ainsi, notre message serait clair et en répétant sans arrêt ce slogan, même les média finiraient par transmettre notre message au public. Nous n'aurions pas besoin de nous expliquer pendant des heures, car notre nom résumerait tout. En arrivant à quelque part avec notre nourriture, les gens diraient désormais: "Voilà D'la Bouffe, pas des Bombes". 
    La logistique
    Comment mettre sur pied un groupe FNB
    Prendre nos responsabilités personnelles et faire quelque chose pour solutionner les problèmes de notre société peut être à la fois gratifiant et insécurisant. Voter pour le meilleur candidat ou donner de l'argent à votre organisme de charité préféré sont des activités fort valables, mais beaucoup de gens ressentent le besoin d'en faire plus. Il est difficile de découvrir quoi faire et par où commencer, surtout avec des problèmes aussi importants que l'itinérance, la faim et le militarisme. Ce livre de poche vous aidera donc à trouver votre voie vers l'implication personnelle et l'action directe, dans le but de vous attaquer à ces problèmes.
    L'expérience FNB est par dessus tout une occasion de vous réaliser, de prendre le contrôle de vos vies. En plus du message politique évident que nous essayons de transmettre, les deux composantes majeures du travail quotidien de Food Not Bombs sont la cueillette et la redistribution des surplus de nourriture, et l'aide aux affamés. L'organisation politique est beaucoup plus gratifiante si elle entraîne à la fois un éveil politique et un service direct, plus terre-à-terre.
    À chaque étape, vous ferez face à de nombreux choix; certains seront décrits dans ce livre, mais d'autres seront propres à votre situation. Vous devrez prendre les décisions les meilleures pour votre organisation locale. Nous pouvons vous dire, expérience à l'appui, que ce sera du travail à la fois très dur et très amusant. C'est pourquoi nous essaierons de partager avec vous les choses que nous avons apprises, et qui pourront vous éviter les problèmes auxquels nous avons déjà dû faire face. Ce livre constituera le point de départ de votre propre aventure; il est basé sur plus de dix ans d'expérience mais cela n'apportera pas de réponse à tout. Chaque jour apporte de nouveaux défis et de nouvelles occasions d'apprendre. L'expérience FNB est une aventure vivante et dynamique qui s'étend avec chaque personne qui y participe. Alors que de plus en plus de groupes FNB se forment dans d'autres villes, nous découvrons que chacun d'entre eux apporte de nouvelles idées, de nouvelles visions et de nouvelles façons de développer son identité. Ce livre vous donnera donc les informations de base nécessaires aux premiers pas de votre groupe.
    Les sept étapes pour mettre sur pied un collectif Food Not Bombs local
    Au départ, mettre sur pied un collectif peut sembler une tâche dont l'ampleur vous dépasse. Travaillez donc sur les bases, et allez-y une étape à la fois. Il n'y a aucune raison de se sentir obligé de tout réaliser en même temps. Il se peut que ça prenne quelques semaines avant que tout marche bien, il se peut aussi que ça prenne des mois. Une personne ne peut constituer un groupe FNB à elle seule, mais elle peut être l'initiatrice, celle par qui tout commence.
    Une fois que vous avez pris la décision de mettre sur pied un collectif FNB dans votre localité, choisissez un lieu, une date et une heure de rencontre et réunissez tous ceux qui seraient intéressés à discuter de votre projet. Vous pouvez commencer avec un groupe d'amis, les membres d'un groupe déjà existant, ou des gens attirés par des affiches annonçant vos intentions.
    Ce qui suit est un procédé étape par étape pour mettre sur pied et gérer votre projet. Vous aurez peut-être à ajouter, ignorer ou ordonner différemment certaines étapes selon votre situation personnelle. Suivez la voie qui semble la meilleure pour votre groupe.
    1. Commencez par vous trouver un numéro de téléphone et une adresse postale. En utilisant une boîte vocale ou un répondeur téléphonique, vous pourrez avoir un message continu qui donne de l'information au sujet de la prochaine réunion (date, heure, lieu) et recevoir des messages. Ainsi, vous ne manquerez aucun appel. De plus, utilisez un casier postal comercial comme adresse permanente.
    2. Photocopiez des flyers (affichettes) annonçant l'existence de votre groupe. En les distribuant lors d'événements, en les affichant à travers la ville ou en les postant à vos amis, vous attirerez d'autres volontaires. Il est important d'avoir des réunions hebdomadaires régulières, et de toujours savoir quand aura lieu la prochaine.
    3. Arrangez-vous pour avoir un véhicule. Il peut y avoir des véhicules de la taille appropriée au sein même des membres de votre groupe. Sinon, vous pourrez peut-être emprunter une camionnette ou fourgonnette à une organisation religieuse amie ou à d'autres organisations similaires. Avec beaucoup de chance, vous pourrez peut-être trouver quelqu'un qui vous en fera don. Si rien de cela n'est possible, alors organisez une levée de fonds, des concerts-bénéfices, etc.
    4. Avec vos flyers en main, commencez à chercher des sources d'approvisionnement en nourriture. Commencez vos démarches dans les coopératives et magasins d'aliments naturels. Ce genre de commerces donnent en général beaucoup d'appui et sont l'idéal pour pratiquer votre approche. Dites-leur que vous planifiez de redistribuer la nourriture à des maisons d'hébergement, et dans des soupes populaires. S'ils sont intéressés, fixez une heure régulière pour faire la collecte chaque jour ou aussi souvent que possible. Là où cela s'y prête, laissez de la documentation qui explique ce que Food Not Bombs fait.
    5. Livrez la nourriture récoltée à des maisons d'hébergement et à des soupes populaires. Il est important de connaître les endroits qui donnent à manger dans votre région. Tâchez de savoir où ils sont situés, qui ils servent et combien de personnes ils servent. Ces informations vous permettront de planifier votre trajet de distribution et la quantité de nourriture à donner à chaque organisme. Il est habituellement préférable d'établir un horaire de livraison régulier avec chaque établissement.
    6. Une fois que ce réseau est établi, commencez à garder une partie de la nourriture, sans nuire au programme régulier. Avec cette nourriture, préparez des repas qui seront servis dans la rue. Allez aux rassemblements politiques et aux manifestations en premier lieu; vous pourrez y recruter de nouveaux bénévoles, amasser des dons, et remonter le moral des participants. Donner un repas lors de rassemblements bâtit l'esprit de communauté et aide la cause des manifestants d'une manière très directe.
    7. Lorsqu'assez de gens sont impliqués, pensez à servir des repas une fois par semaine aux sans-abri. Installez-vous dans la rue, et mettez-vous le plus en évidence possible. Une partie de notre mission consiste à rendre les affamés et les sans-abri plus visibles. Nous voulons aussi rejoindre un vaste public avec notre message "de la bouffe, pas des bombes". Cuisiner dans la rue sera un travail dur, mais qui aidera à renforcer l'esprit communautaire et qui pourra s'avérer très plaisant.
    Le "bureau"
    En général, De la Bouffe, pas des Bombes travaille avec peu de ressources financières. En fait, nous essayons de tirer le meilleur parti de nos ressources. Un bon moyen d'y arriver est de n'utiliser qu'un répondeur téléphonique et une case postale en guise de "bureau". En n'ayant pas de local, il n'est pas nécessaire d'y affecter un bénévole en permanence, et c'est déjà du temps d'économisé. Cela permet aux bénévoles de passer plus de temps dans la rue, et nos tables de distribution et de documentation finissent par constituer le bureau où la politique du groupe s'établit, et où les personnes intéressées à nous rejoindre peuvent nous trouver.
    Un de nos buts, lorsque nous faisons du travail de rue, est de rassembler des gens de plusieurs milieux socio-économiques différents de manière à ce qu'ils entrent en contact les uns avec les autres. Si votre bureau est à l'extérieur, vous devenez tout à-coup très accessibles et toutes vos actions deviennent publiques. Avec le temps, les gens qui sont sur le pavé développeront un grand respect pour votre groupe, vous acquerrez une expérience directe de la vie dans la rue et développerez une connaissance approfondie des opinions qui y prévalent. Jusqu'ici, le coût de toutes ces opérations est très abordable.
    La prise de décisions
    Un autre but de Food Not Bombs est de stimuler la confiance et la croissance personnelle de chaque individu. La manière dont nous nous y prenons pour arriver à ces fins, à l'intérieur d'un groupe, consiste à créer une atmosphère où chacun sera invité à prendre des initiatives, à participer à la prise de décisions et à assumer à tour de rôle les différentes fonctions nécessaires à la bonne marche du groupe.
    Nous prenons les décisions par consensus plutôt que par le vote. Le vote est un modèle gagnant-perdant dans lequel les gens sont souvent plus préoccupés par le nombre de personnes requises pour en arriver à une majorité, que par le débat lui-même. Le consensus, pour sa part, est un processus de synthèse qui rassemble divers éléments et les fusionne en une solution acceptable par tous. Il s'agit, fondamentalement, d'une méthode de prise de décision qualitative plutôt que quantitative. Chaque idée est valorisée et devient partie de la décision.
    Lorsque tous participent au débat, la confiance mutuelle se développe et les gens se sentent concernés par le résultat. Une proposition est plus forte lorsque plusieurs personnes y ont participé dans le but d'en arriver à la meilleure décision possible pour le groupe. Toutes les idées sont soupesées et évaluées; mais seules les idées qui, de l'opinion générale, favorisent le plus le groupe sont retenues.
    Il existe plusieurs modèles de consensus pouvant être adoptés par votre groupe. Il est très important, toutefois, que le modèle retenu soit clair, logique, et qu'il puisse être facilement enseigné et appris de manière à ce que tous puissent participer pleinement. Plusieurs groupes progressistes évitent les leaders qui pourraient avoir tendance à dominer. Or ce serait une erreur de penser qu'un groupe n'a pas besoin de leadership. Alors pour éviter que le pouvoir ne soit concentré dans les mains de quelques leaders haut-placés, encouragez les habiletés de direction chez chaque membre du groupe et faites une rotation des rôles. Cela peut être accompli par la tenue de séances de formation et par des encouragements soutenus, surtout envers les personnes les plus timides. Cela aidera le groupe à devenir plus démocratique, satisfera ses membres et par conséquent, préviendra les burn-out ou encore les désistements.
    Établir le contact
    Établir le contact est très important, moins onéreux et plus efficace que vous vous l'imaginez. L'appendice de ce livre montre un exemple de flyer ayant été très efficace pour attirer de nouveaux membres. Vous pouvez l'utiliser, en prenant soin d'ajouter vos coordonnées à l'endroit approprié, ou alors vous pouvez créer le vôtre. Ce flyer ainsi que plusieurs autres pourront alors être placés sur les babillards des écoles, cafés, librairies, buanderies automatiques et magasins d'aliments naturels de votre quartier. Placez ce genre de publicité à intervalles réguliers; il est important de s'assurer un apport constant en idées fraîches et en personnes enthousiastes!
    En plus de coller des affiches et de distribuer des pamphlets, visitez toutes les organisations vouées à la paix, l'environnement et la justice sociale de votre ville ou quartier. Laissez-y votre publicité et ramassez la leur, de manière à pouvoir l'intégrer à votre table de documentation.
    Visitez aussi toutes les soupes populaires, refuges et groupes de défense des plus démunis et distribuez votre publicité. Ne vous laissez pas décourager par un accueil tiède. Au début, ces groupes pourront considérer Food Not Bombs comme un compétiteur pouvant leur soutirer leurs maigres ressources (subventions, donations). Il se peut aussi qu'ils s'opposent fermement à l'idée de faire un lien entre la faim, le manque de logements et l'injustice économique et d'autres questions comme le militarisme. Beaucoup d'institutions acceptent de venir en aide aux opprimés sans remettre en cause les fondements de cette oppression. Ils préfèrent garder la tête basse et appuyer le statu quo, et ils craindront tous ceux qui remettent le système en question. Toutefois, puisque la philosophie de Food Not Bombs est la création de l'abondance en évitant le gaspillage, votre nourriture gratuite sera un moyen de les convaincre et de gagner leur appui petit à petit. Cette manière d'établir des contacts constituera la base d'un appui plus large, à l'échelle de toute une communauté, qui vous sera extrêmement bénéfique dans le futur.
    À mesure que vos efforts se concrétisent, vous pouvez organiser ou appuyer des événements spéciaux qui amèneront encore plus de gens à joindre vos rangs, pour le travail et pour le fun. Des exemples: des spectacles de musique, des récitals de poésie, des festivals du film ou du vidéo, ou tout cela à la fois! Avant ces événements, contactez tous les médias répertoriés dans les pages jaunes de votre région, et invitez-les à venir. Même si leurs reportages s'avèrent peu sympathiques à votre cause, il est quand même bon de voir le nom "De la Bouffe, pas des Bombes" mentionné dans la presse. Selon notre expérience, la plupart des gens comprennent bien le concept véhiculé par ces six petits mots et ne se laissent pas tromper par des reportages négatifs.
    Lors de ces événements, une chose qui ne manquera pas d'attirer l'attention est le déploiement d'une énorme bannière proclamant "De la Bouffe, pas des Bombes". Cette bannière est d'une grande utilité lorsque les médias prennent des photos puisque, à défaut d'une couverture plus approfondie, les mots "De la Bouffe, pas des Bombes" seront diffusés. Vous pouvez aussi utiliser le logo montrant un poing mauve brandissant une carotte aussi souvent que vous le voulez. Notre quartier général aux États-Unis peut vous faire parvenir des épinglettes, autocollants et bannières pour vous aider à recueillir des fonds et vous faire connaître. (Voir en annexe.)
    La collecte de nourriture
    La récupération de nourriture constitue l'épine dorsale de l'oeuvre de Food Not Bombs. Découvrir des sources d'approvisionnement peut sembler, à première vue, relever un défi de taille; mais en fait il ne vous faut qu'un peu de confiance et de patience. Chaque entreprise de l'industrie agroalimentaire est une source potentielle de nourriture à récupérer; du gros au détail, de la production à la distribution. Il vous faudra parfois une bonne dose d'imagination et d'insistance pour convaincre un gérant têtu de vous laisser prendre possession de la nourriture "en trop"; mais dans la plupart des cas, les entreprises se montrent très coopératives. Il vous faudra décider si vous voulez laisser savoir aux propriétaires ou gérants de ces entreprises qu'une partie de cette nourriture servira à des fins politiques sous la bannière "De la Bouffe, pas des Bombes". Dans certains commerces, cela ne causera aucun problème; mais en d'autres endroits il vaut mieux passer cela sous silence jusqu'à ce que l'on vous connaisse mieux.
    Commencez par conclure des ententes auprès des grossistes et détaillants d'aliments naturels, ainsi que des boulangeries. Demandez aux employés s'il leur arrive de jeter régulièrement de la nourriture, et s'il leur serait possible de vous la donner. N'oubliez pas de leur mentionner, s'il y a lieu, que cela pourrait diminuer leurs frais d'enlèvement des ordures. Ils deviendront plus conscients du problème économique causé par des tonnes et des tonnes de nourriture jetées dans les décharges; puis ils feront ainsi le lien entre leur compte de taxe qui monte sans arrêt et le fait que de plus en plus de décharges sont remplies à ras bords. Un corollaire de notre programme est donc la réduction des déchets dans notre société.
    Pendant que vous faites ces démarches auprès des intervenants de la chaîne agro-alimentaire, commencez à vous informer au sujet de la disponibilité des conducteurs et des véhicules. Il vous faudra au moins un volontaire pour conduire chaque jour. Établissez un horaire qui convienne à la fois aux conducteurs et aux entreprises qui vous appuient. Ces dernières hésiteront à vous mettre de côté leurs surplus, s'ils craignent que vous ne veniez pas les chercher régulièrement. Être à l'heure est une tradition chez Food Not Bombs; alors ne perdez pas trop de temps. Curieusement, vous verrez qu'il est plus fréquent d'avoir trop de bouffe que de ne pas en avoir assez. Faites de votre mieux, et même si vous n'arrivez pas à tout sauver dites-vous que c'est déjà ça d'accompli. Gardez toujours une petite minute pour développer de bonnes relations avec les travailleurs des entreprises que vous visitez. Ces gens décident chaque jour quelle quantité de bouffe doit être jetée; s'ils vous trouvent sympathiques ils pourront faire de petits extras…
    La variété de nourriture qui peut être récupérée est quasiment infinie. Soyez créatifs. La plupart des aliments périssables sont volontairement stockés en excès, alors il y aura des surplus réguliers. Allez à la recherche d'endroits où vous pourrez trouver des bagels, du pain et des pâtisseries, des fruits et légumes bio, du tofu et certains aliments emballés. Parfois il vous faudra acheter certaines denrées non-périssables, comme le riz, les haricots, les pâtes, les épices et condiments. Certains magasins d'aliments naturels accepteront de vous les refiler gratuitement ou à rabais.
    Au fur et à mesure que votre réseau grandit, vous pourrez remonter la filière jusqu'aux grossistes et cultivateurs. Le volume d'aliments pouvant être récupéré est immense; un jour ou l'autre vous devrez être sélectifs. Choisissez la meilleure qualité, c'est-à-dire les aliments les moins défraîchis. En plusieurs endroits il est inutile de récupérer les fruits et légumes "industriels" puisque les surplus de produits bio suffisent! En fait, l'un de nos messages politiques est qu'il y a plus de nourriture jetée chaque jour que d'affamés pour la manger.
    La distribution
    En premier lieu, livrez la bouffe que vous ramassez en gros aux soupes populaires de votre localité. Grâce aux recherches que vous aurez effectuées auparavant, il ne sera pas difficile de trouver des organismes intéressés. Considérez aussi les banques alimentaires, les popotes pour grévistes, les refuges pour femmes battues et garderies aux prises avec des coupures budgétaires, etc. Contactez les organisations déjà à l'oeuvre dans la communauté, et demandez si des bénévoles accepteraient de vous épauler dans une distribution de nourriture hebdomadaire. Vu que ces organismes ont déjà une base locale bien établie, leurs membres connaissent bien les personnes en difficulté, sont au fait de leurs besoins les plus pressants et vous conseilleront sur la meilleure manière de procéder à la distribution. De plus, faites en sorte que celle-ci soit une porte d'accès pour les autres programmes de réinsertion sociale. Utilisez la nourriture comme un outil d'intégration et d'organisation. Parfois, De la Bouffe pas des Bombes procède aux distributions dans des HLM ou sur le coin des rues. Mais il est aussi possible de placer la bouffe en gros à côté des tables de distribution de mets préparés. Un de nos buts est d'éveiller les gens à l'abondance de nourriture, ainsi qu'au gaspillage engendré par l'économie de marché qui donne de la valeur à ce qui est "rare" et fait passer les profits avant les humains.
    La cuisine
    Une fois que votre réseau de cueillette et de distribution est bien structuré, commencez à utiliser une partie de la bouffe récupérée pour préparer des repas chauds. Il vous faudra un local pour cuisiner, et plusieurs pièces d'équipement nécessaires pour nourrir un grand nombre de personnes. Cet équipement est plus susceptible de se trouver chez les fournisseurs de restaurants que dans les cuisines de particuliers. Une liste complète de ce qu'il vous faut se trouve dans la section Recettes.
    L'espace adéquat pour cuisiner peut être obtenu de diverses manières. Vous pouvez utiliser les installation d'un centre communautaire, d'une communauté religieuse ou d'un édifice public quelconque. Une grande cuisine dans un loft ou un vieil appartement, ou plusieurs cuisines modernes de taille standard feront l'affaire; mais parfois la meilleure solution consistera à préparer les mets directement au coin d'une rue, dans la "cuisine de terrain". Chaque situation présente certains avantages et inconvénients, et les besoins que vous aurez en cuisine seront déterminés en grande partie par l'ampleur de votre plan de distribution. Parfois il vous faudra une combinaison de tous ces espaces, pour chacun des aspects de votre programme. Par exemple, vous préparerez votre repas hebdomadaire pour les sans-abri dans les cuisines d'une communauté religieuse; puis vous utiliserez la cuisine extérieure lors d'un rassemblement politique dans un parc; puis enfin la cuisine privée d'un bénévole pour préparer un dîner de moindre envergure. La clé consiste à choisir la cuisine de taille appropriée pour chaque type d'événement.
    Puisque la majorité des groupes Food Not Bombs doivent à un moment ou l'autre cuisiner à l'extérieur, ce sera une bonne idée d'acheter un brûleur portatif au propane. Ce carburant est le plus pratique lorsqu'il s'agit de travailler au grand air. Les réservoirs peuvent être remplis plusieurs fois, et même de petits réservoirs possèdent une autonomie surprenante. Ça vaut vraiment la peine d'acheter un poêle robuste, car même s'il coûte plus cher, sa durée de vie sera supérieure et il sera plus sécuritaire, notamment avec de grands chaudrons de 40 litres. Cet équipement et tout ce qu'il vous faudra en général peuvent être obtenus en quincaillerie, chez les fournisseurs de restaurants, dans les marchés aux puces et les ventes aux enchères, ou tout simplement par le biais de connaissances.
    Les pièces les plus importantes sont habituellement les chaudrons. Vous devrez en posséder de différentes tailles, mais les plus utiles seront les plus gros: 40 litres ou plus. De cent à deux cents personnes peuvent être nourries à partir d'un chaudron de cette taille, tout dépendant de ce qu'on y prépare; malheureusement il est difficile de s'en procurer. La plupart des gens qui possèdent des chaudrons de ce type n'accepteront pas de vous les prêter. Alors il faudra les acheter. Les moins dispendieux sont en aluminium, mais nous les déconseillons fortement à cause de leur toxicité. Si jamais vous utilisez des chaudrons d'aluminium, n'y préparez jamais de recettes à base de miso ou de tomates. L'acidité des ingrédients oxydera le métal et celui-ci va contaminer la nourriture. Essayez d'obtenir des chaudrons en acier inoxydable, et lorsque vous en aurez une batterie complète, prenez-en bien soin! Il n'est pas rare de perdre des ustensiles, des couvercles, des chaudrons entre le véhicule, la cuisine et la table de distribution. Essayez aussi d'éviter que les chaudrons se trouvent dans un périmètre ou il y a risque d'arrestation. Pour les actions les plus risquées, transférez la bouffe dans des chaudrons plus petits ou des chaudières de plastique.
    Une autre pièce d'équipement très utile est le seau de plastique de 5 gallons (20 litres). Ceux-ci peuvent être obtenus gratuitement auprès des magasins d'aliments naturels et les coopératives. Demandez aux responsables de conserver pour vous les seaux de tofu, de beurre d'arachides ainsi que tous les grands récipients de plastique dans lesquels la bouffe est livrée et qui n'ont pas à être rendus. N'oubliez pas de conserver les couvercles! Ces seaux seront utiles pour l'entreposage, le transport et la distribution, etc. Puisqu'ils sont faciles à obtenir, vous pourrez les utiliser dans des situations où il n'est pas certain que vous puissiez les récupérer.
    La préparation
    La logistique est la principale chose à considérer lorsqu'on désire cuisiner pour un grand nombre de personnes. Obtenir à la fois une quantité suffisante de nourriture, l'équipement nécessaire, une cuisine adéquate et une équipe de volontaires peut parfois ressembler à un miracle, mais dites-vous que c'est possible. Chaque collectif va petit à petit développer sa propre méthode de préparation; ce qui suit est donc une base générale.
    L'équipe de volontaires se donne habituellement rendez-vous à la cuisine quelques heures avant l'heure prévue pour le service. Ils s'affairent à décharger la nourriture et l'équipement du véhicule, puis ils lavent leurs mains avec du savon et regardent quelle quantité de chaque ingrédient est disponible, en relation bien sûr avec le nombre de personnes qui doivent être nourries. Enfin, ils font un tri, choisissent les ingrédients nécessaires et les lavent. (La tâche qui prend le plus de temps est sans contredit le lavage et le découpage des légumes.)
    Chaque équipe de volontaires travaille avec le genre d'organisation qui lui convient le mieux. Une personne peut par exemple devenir le "chef"; mais en d'autres occasions, chaque personne peut choisir son propre plat et le préparer de A à Z. Le groupe peut aussi choisir de fonctionner de manière informelle, mais dans tous les cas c'est la coopération qui compte. Les recettes peuvent provenir soit de ce livre, soit de l'expérience de chacun. Une fois que la cuisson est terminée, les bénévoles nettoient la cuisine, mettent la bouffe dans les contenants prévus pour le transport et le service, et chargent le véhicule.
    Parfois l'équipe de préparation des repas et l'équipe de distribution sont les mêmes personnes. Mais en général il s'agit de deux équipes différentes. La deuxième équipe emmène donc le matériel sur le site, puis organise le service ainsi que le montage de la table de documentation. Il est important, à ce stade, d'avoir à proximité un seau d'eau savonneuse et un autre rempli d'eau claire avec un soupçon de javel. Les responsables du service pourront ainsi se laver les mains avant de commencer leur travail.
    Essayez de placer la bouffe loin de la documentation, pour éviter les dégâts irréparables; si la file d'attente est très longue, désignez quelqu'un pour aller distribuer du pain, des muffins ou encore du liquide s'il fait très chaud. Cela rendra l'attente beaucoup plus supportable et dissipera la crainte qu'ont certains de manquer de nourriture. Un autre moyen de réduire les tensions est de recruter des amuseurs publics ou des musiciens; votre soupe populaire prendra alors des allures de fête! Finalement, l'équipe responsable du service doit se charger du nettoyage du site et de l'équipement, ainsi que de ramener le tout vers le lieu d'entreposage.
    La collecte de fonds ou de dons à même la table de distribution est une chose qui est sujette à délibérations. Dans certains cas il peut être complètement déplacé de demander des dons; mais en d'autres moments les gens insistent pour nous appuyer. Une chose doit être claire cependant: tous doivent manger à leur faim, peu importe leur capacité de payer. Manger est un droit, pas un privilège.
    Les cuisines mobiles et les tables d'extérieur
    Lors de chaque événement tenu en plein air, la première décision que le groupe doit prendre est la localisation des tables. Plusieurs détails doivent être considérés: il faut tout d'abord s'y prendre à l'avance; et puis lors de rassemblements, se trouver près du point central de l'événement s'est généralement avéré une stratégie gagnante. Être dans le feu de l'action encourage les gens à participer plus activement et à demeurer plus longtemps. Parfois le meilleur endroit est aussi le plus passant. Ce peut être l'endroit le plus visible ou tout simplement le plus accessible. Il faut tenir compte du peu de possibilités de transport disponibles aux sans-abri, et il faut finalement éviter de s'installer trop près d'un restaurant ou d'un commerce servant le même type de nourriture que vous. Ses propriétaires pourraient craindre votre compétition, se plaindre et réclamer que vous déménagiez ailleurs.
    Les illustrations suivantes montrent deux possibilités d'installations extérieures. L'une d'entre elles est plus simple et requiert un minimum d'équipement. L'autre est plus complexe et serait en mesure de satisfaire aux normes d'hygiène en vigueur dans la plupart des municipalités. Nous de Food Not Bombs croyons que notre travail ne devrait se soumettre à aucun permis. Toutefois, la municipalité ou la police utilisent souvent l'hygiène et le permis comme moyen de pression pour faire cesser nos activités. C'est pourquoi il est intelligent d'avoir une cuisine mobile propre et bien équipée. Il pourrait y avoir quand même des tentatives de vous nuire; mais alors vous pourrez répliquer que leurs arguments n'ont rien à voir avec l'hygiène et qu'ils sont plutôt politiques. En guise de conclusion, nous vous rappelons notre position selon laquelle nous avons le droit de donner de la nourriture en tout temps, en tout lieu sans avoir à demander la permission de l'État.
    Table de distribution de base

    A) Soupe chaude (c'est mouillé! Tenir loin de la documentation)
    B) Salade ou autres denrées sèches
    C) Pain et/ou bagels (essayez de mettre la soupe du même côté que le pain)
    D) Sel, condiments, épices
    E) Fourchettes ou cuillères
    F) Flyers, livres et autocollants
    G) Boîte pour recueillir les dons d'argent comptant
    H) Épinglettes, pin's
    Suggérez que les gens passent devant la documentation en premier lieu, puis à la soupe en deuxième; cela évitera que des aliments ne soient renversés sur votre précieuse paperasse!
    De la Bouffe, pas des Bombes: cuisine mobile
    A) Soupe
    B) Salade
    C) Cuillères et/ou fourchettes
    D) Pain ou bagels
    E) Cuisson de la soupe sur un poêle au propane
    F) Boîte de fruits
    G) Planche à couper
    H) Lave-mains avec savon
    I) Rince-mains
    J) Bombonne de propane (5 gallons)
    K) Table de documentation

    Au-delà de la collecte et de la distribution...
    Le théâtre de rue
    Dès les tout débuts, nous avons considéré nos activités de rue comme étant du théâtre. Cela n'incluait pas seulement la distribution de nourriture, mais aussi la distribution de documentation et notre présence aux activités d'autres groupes autonomes pour ne nommer que ceux-ci. Nous nous sommes aperçus que les activités personnelles sont aussi politiques, et que les choix politiques ont nécessairement des répercussions personnelles. Nous avons voulu mettre l'emphase sur la militarisation de notre société en faisant ressortir ses coûts humains et la souffrance qu'elle engendre. Nous avons donc créé des occasions de dénoncer ces injustices tout en servant la soupe, en nous déguisant en militaires tenant un comptoir à pain et pâtisseries dans le but de financer l'achat d'un bombardier B-1, ou encore en présentant le "défi tofu" au lieu du "défi Pepsi". Nous avons même présenté une pièce de théâtre silencieuse dans laquelle une personne déguisée en missile de papier mâché menaçait de destruction une autre personne déguisée en planète.
    Les seules limites au genre de théâtre que vous pouvez présenter sont votre imagination et votre carnet de notes. Certains scénarios incluaient de tout pour tous les goûts, en commençant par des tables de bouffe et documentation égayées par des musiciens, jusqu'à la superproduction avec amplification, jeux de lumière, diaporamas, marionnettes et haut-parleurs; tout cela autour des mêmes tables. Parfois, ces événements sont organisés par De la Bouffe, pas des Bombes; parfois ils sont organisés par d'autres groupes et nous nous contentons de servir la bouffe et de distribuer la documentation. D'une manière ou d'une autre, il ne faut pas oublier de faire participer activement l'auditoire chaque fois que l'occasion se présente.
    Puisque nous avons toujours en cette approche théâtrale, il a toujours été facile de nous adapter aux situations les plus variées. Nous reconnaissons et valorisons les interrelations entre idées progressistes. Nous essayons de démontrer à quel point le militarisme et l'impérialisme affectent notre vie de tous les jours; et lorsque nous participons à un événement dédié à une certaine cause, nous essayons de démontrer comment cette cause interagit avec d'autres. Notre nourriture constitue souvent un excellent lien connectif.
    Notre documentation reflète notre vision globale des choses: nous promouvons activement plusieurs événements dans notre communauté en distribuant leurs brochures, et nous nous efforçons d'être le plus visibles possible. Cela inclut la recherche de bons emplacements pour dresser nos tables. Parfois, le site idéal est un parc ou une place publique; mais il est important de s'installer devant une banque, un siège social, un édifice public ou militaire de temps à autre. La fréquence de nos interventions est aussi très importante. Plus nous agissons au vu et au su de tous, plus notre message se répand; nous invitons d'ailleurs les groupes autonomes à faire preuve de régularité, pour établir leur réputation. La table de Food Not Bombs constitue souvent, par ailleurs, un point de repère pour les militants et les voyageurs qui veulent nouer des liens avec le mouvement dans une nouvelle ville.
    La collecte de fonds
    De la Bouffe, pas des Bombes a depuis très longtemps l'habitude d'être très relax par rapport à la collecte de fonds. Nous préférons recevoir de petites sommes d'argent plutôt que des dons importants et difficiles à gérer, provenant de personnes qui pourraient être très distantes de nous, que ce soit géographiquement ou politiquement. Nous croyons qu'il est préférable de compter sur une large base d'appuis dans la communauté avec qui nous avons des contacts directs, plutôt que de dépendre de quelques fondations ou mécènes qui pourraient faire des pressions ou nous manipuler afin que nous servions leurs propres intérêts. Bien que ce genre de financement populaire soit plus long et difficile, il nous permet cependant de rester à l'affût de l'actualité politique, et requiert un contact constant avec nos supporters.
    Le statut de société à but non-lucratif
    Les gens demandent souvent si nous sommes une société sans but lucratif, exemptée d'impôts. En général, nous ne sommes pas très attirés par la bureaucratie nécessaire au l'existence d'une telle organisation. Parfois, nous avons recours à un "voile", qui nous assiste dans les tractations relatives à certains dons devant être destinés à telle ou telle organisation sans but lucratif, et cela fonctionne bien. Il n'est pas trop difficile de trouver des partenaires prêts à nous aider pour ce genre d'opérations. Mais toutefois nous vous recommandons de ne demander aucun permis et de ne laisser aucune instance gouvernementale superviser votre travail. Lorsqu'un collectif acquiert le statut légal de société sans but lucratif, les bureaucrates s'arrogent un droit de regard sur toutes ses activités et limitent son champ d'action. C'est pourquoi nous préférons les ignorer plutôt que d'avoir à s'en défiler constamment.
    Épinglettes, pin's et autres autocollants
    Une bonne manière de s'autofinancer est de monter des tables de documentations bien fournies en épinglettes, autocollants, T-shirts, dans des lieux achalandés ou lors de rassemblements politiques. Être régulièrement à l'extérieur à la vue des passants; utiliser son droit à la libre expression et recueillir des dons, tout cela a un effet incroyable. Pour certains groupes, les dons recueillis grâce à ce genre de matériel sont une source majeure de revenus, et lorsque les gens demandent comment ça coûte, dites: "Un dollar, un peu moins si vous êtes fauché et un peu plus si vous en avez les moyens". Créez une atmosphère détendue de manière à ce que les gens donnent ce qu'ils peuvent sans subir de pression ou de malaise. Vous réussirez à recueillir plus d'argent et à éveiller les consciences si les bénévoles se tiennent en arrière du comptoir de documentation, dirigent l'attention vers tel ou tel dépliant, et rappellent la tenue des prochains événements. Lors de grands rassemblements en plein-air, rappelez-vous de vider régulièrement le chapeau où sont recueillis les dons, afin que personne ne soit tenté de s'enfuir avec vos recettes de la journée.
    L'approvisionnement
    Parfois, d'autres groupes nous demandent de fournir de la nourriture pour leurs événements. Ce peut être de la soupe chaude pour des manifs à l'extérieur, ou encore des repas légers lors de conférences. Les groupes qui nous commanditent ainsi nous donnent environ un dollar ou plus par personne servie. S'ils offrent des forfaits spéciaux comme le transport ou le logement, ils demanderont généralement des contributions supplémentaires aux participants. Cela dépend des organisateurs. Toutefois, si l'événement a lieu à l'extérieur et est ouvert au grand public, la bouffe est toujours gratuite et n'est jamais refusée à ceux qui sont sans le sou. Lors de certains rassemblements, la bouffe est cuite sur place, alors qu'elle peut être cuite ailleurs puis transportée sur place lors d'autres événements. Essayez d'arriver à temps lors de tous les rassemblements. Ceci est très important, surtout si vous devez offrir le lunch du midi à une centaine de personnes lors d'une conférence. Et puis rappelez-vous qu'il est toujours possible de monter la table de documentation aux côtés du comptoir de distribution, ou encore dans le hall d'entrée ou les corridors.
    Les spectacles et autres activités spéciales
    De la Bouffe, pas des Bombes organise souvent des spectacles, à la fois pour l'agrément et pour recueillir des fonds. Alors si vous décidez de faire de même, planifiez longtemps à l'avance et ce sera un grand succès. Que ce soit pour des manifs, des spectacles ou des récitals de poésie, il est important de fixer une date et de trouver un site au moins six semaines, voire deux mois à l'avance.
    Lorsque vous faites vos démarches, ayez à votre disposition les adresses complètes de toutes les parties impliquées, de manière à pouvoir les rejoindre. Envoyez aux artistes et aux tenanciers une lettre confirmant la date, le lieu de l'événement, l'heure ainsi que les autres détails comme la durée de chaque numéro. Ce serait bien triste que des artistes ne soient pas au rendez-vous tout simplement parce qu'ils n'ont pas reçu leur confirmation écrite. Si votre spectacle se déroule bien, dites-vous que ces derniers seront plus susceptibles de vous appuyer à l'avenir. Si vous organisez un spectacle, demandez aux formations s'ils ont déjà de l'équipement à leur disposition (amplis, consoles) et s'ils connaissent un bon technicien. Montez un horaire complet longtemps à l'avance avec un espace précis alloué pour chaque artiste, incluant le montage, le démontage et les tests de son.
    Une autre bonne idée est la distribution de flyers et d'affiches annonçant l'événement aux autres organisations six semaines à l'avance. Une pub placée dans leur bulletin mensuel ou dans leur calendrier d'activités peut être très efficace. De plus, collez vos affiches partout en ville et laissez des flyers bien en vue sur votre table de documentation un mois à l'avance. Si cela est possible, enregistrez des messages de 30 secondes pouvant être diffusés par une station de radio communautaire, étudiante, pirate ou autre. Faites un suivi téléphonique pour vous assurer que le message est bel et bien diffusé, et suggérez que celui-ci soit classé dans le répertoire de "service communautaire" de la station.
    Lors du spectacle, montez votre table de documentation en prenant bien soin d'y inclure les autocollants, pins et vêtements mentionnés plus haut. Lors d'événements de plus grande envergure, vous pouvez aussi imprimer un programme et y louer quelques espaces publicitaires à des petits commerces locaux. Ce programme pourra alors être vendu lors du festival et constituer une source additionnelle de revenus. Et bien sûr, une table où l'on sert des rafraîchissements pourra être elle aussi très profitable.
    Quelques "tuyaux" concernant les lois et règlements
    Les permis
    Selon certaines personnes, la municipalité ou mairie sera plus "heureuse" si vous faites la demande d'un permis et leur laissez ainsi savoir que vous utilisez tel parc ou telle place publique. Vous donnez aux pouvoirs publics le nom de votre organisation, votre adresse postale, un numéro de téléphone, et ils vous donnent un permis. Si la procédure est aussi simple que ceci, vous pouvez la considérer; mais évitez de donner le nom de votre organisation avant d'être bien certains que ça ne craint pas.
    Voici un cas probant : le 11 juillet 1988, après avoir distribué de la nourriture pendant plusieurs mois sans que la municipalité ait mis de bâtons dans les roues, le collectif De la Bouffe, pas des Bombes de San Francisco a fait une demande de permis très simple d'une page au Service des Parcs et Loisirs, à la suggestion de certains organisateurs impliqués dans les groupes communautaires. Cela a malheureusement attiré l'attention du gouvernement sur notre plan de distribution de repas, et leur a donné l'opportunité de nous refuser le permis. Ce refus a ensuite constitué un excellent prétexte pour nuire aux distributions et arrêter nos bénévoles.
    Bien que les pouvoirs publics puissent créer des raisons de toutes pièces dans le but de vous refuser l'octroi d'un permis, ne vous laissez pas intimider. Montrez clairement que vous êtes ouverts à toute suggestion visant à améliorer le déroulement de vos opérations, mais aussi que vous refuserez toute demande visant à vous rendre la tâche impossible. Même après de longues heures de négociations avec les fonctionnaires et les élus, des permis durement gagnés peuvent être révoqués à tout moment. Selon le gouvernement, un permis est une chose qu'il peut retirer dès qu'il en a envie (rappelez-vous les traités signés avec les peuples autochtones). C'est pour ces raisons que nous vous recommandons fortement de ne PAS contacter les autorités locales. La révolution n'a besoin d'aucun permis.
    La formation à la non-violence
    Dans la plupart des endroits, les pouvoirs publics considèrent le droit de partager de la nourriture gratuitement comme une activité non réglementée et protégée par l'Article Premier de la Constitution américaine. Toutefois, cela n'est pas vrai pour tous les endroits ou tous les pays. Si votre groupe sent qu'il y a risque d'arrestation pour cause de distribution de nourriture, ce serait une bonne idée de contacter un militant politique réputé ou encore un avocat engagé, et de vous préparer psychologiquement en simulant des situations de crise variées; cela sans oublier de considérer les conséquences légales de vos actes.
    En fait, si vous croyez sérieusement risquer l'arrestation, il sera très utile d'organiser une séance d'entraînement à la non-violence au préalable. Dans beaucoup d'endroits, des groupes pacifistes locaux pourront vous aider à trouver des formateurs. Aux USA, la War Resisters League de New-York possède une liste nationale des personnes-ressources ainsi qu'un livret de formation. Si vous ne pouvez trouver un formateur expérimenté, réunissez votre groupe pour une journée et faites votre propre entraînement. Discutez de ce qui pourrait arriver et des événements qui pourraient conduire à l'apparition de la violence. Pratiquez-vous à répondre de manière non-violente; et puis faites des simulations de chaque situation envisagée, avec certaines personnes jouant le rôle des policiers, et d'autres jouant le rôle des militants. Ceci est très instructif, et très efficace pour vous aider à surmonter votre peur de l'arrestation. Les conséquences juridiques, la solidarité entre détenus, et la préparation de la défense en cas de procès sont aussi des sujets qui pourraient être au menu lors de cette journée.
    En cas d'arrestation : la non-coopération
    Que vous croyiez vraiment être arrêtés ou non, la simple volonté d'assumer une arrestation peut être très gratifiante, et d'ailleurs le simple fait de ne pas craindre l'arrestation la rend déjà moins susceptible de se produire. Si vous êtes arrêtés pour avoir distribué de la bouffe gratuite aux sans-abri, la non-coopération avec la police peut avoir beaucoup d'impact politique et être très gratifiante au plan personnel. La forme la plus primaire de non-coopération est de refuser de donner votre nom et adresse. Cela rend la tentative de vous dominer plus difficile. Si vous refusez de vous identifier, les policiers essaieront de vous intimider en vous isolant dans des cellules spéciales, en refusant de vous laisser contacter votre avocat, en refusant de vous laisser comparaître ou en utilisant d'autres tactiques et menaces du même acabit. Dites-leur poliment mais fermement que vous n'avez pas l'intention de divulguer votre nom; dans la presque totalité des cas, les policiers vont abandonner après une ou deux tentatives de vous effrayer. Ils vous enregistreront sous le nom de Jane ou John Doe (Jean Dupont ou Jeanne Tremblay) après avoir pris vos empreintes digitales et votre photo. La plupart des États limitent le temps d'incarcération précédant la comparution à 48 ou 72 heures. Durant cet intervalle, les policiers ne pourront pas légalement vous empêcher de voir votre avocat si celui-ci en fait la demande.
    Bien sûr, ne parlez jamais de l'arrestation avec les policiers. Les policiers ne feront plus la lecture de vos droits, alors c'est à vous de demeurer silencieux, question de ne pas vous mettre les pieds dans les plats : tout ce que vous dites pourrait éventuellement être utilisé contre vous en cour, ou utilisé contre les autres détenus.
    Demeurer complètement flasque ou muet constitue une forme plus avancée de non-coopération. Dans ces cas, les policiers utiliseront souvent des prises destinées à vous faire souffrir (pression sur les tempes, sous le nez, etc.) ou encore vous projetteront violemment contre le sol. Mais savoir que l'on peut absorber une certaine dose de souffrance et garder le contrôle sur son propre corps peut être très fortifiant personnellement. Pour certains, accompagner la police en marchant, c'est comme avouer que l'arrestation est justifiée. Ne pas marcher, refuser de donner votre nom fera croître votre force intérieure; mais la pleine coopération peut elle aussi avoir ce même effet, puisque vous savez que vous ne faisiez rien d'illégal de toutes façons et que c'est absolument incroyable que vous soyez arrêtés pour avoir nourri les nécessiteux.
    Les appuis
    Si vous vous faites arrêter, il vous faut considérer plusieurs choses. Essayez d'avoir une personne-ressource pour chaque personne risquant l'arrestation. Les personnes-ressources évitent l'arrestation, et peuvent de ce fait accomplir plusieurs tâches dans l'intérêt de celles qui sont détenues. Ces tâches comprennent notamment téléphoner à la famille, aux amis et aux employeurs pour leur expliquer ce qui est arrivé; faire un suivi juridique pour s'assurer qu'il n'y ait pas d'erreurs ou de mauvais traitements; contacter les médias; organiser la défense et recueillir les appuis; et d'une manière générale faire tout ce que les détenuEs ne peuvent pas faire. Il est préférable que les personnes-ressources soient au fait des tactiques que les personnes arrêtées comptent utiliser face au système judiciaire, c'est-à-dire la non-coopération, la solidarité entre détenus, la solidarité face à la caution, etc. De cette manière, elles pourront tenir tout le monde au courant des plus récents développements, et être présentes lorsque leur aide est requise. Il est une bonne idée de laisser à la personne qui vous est affectée votre nom et une somme d'argent, juste au cas où vous décidiez vouloir être libérés plus rapidement.
    Le contact avec les médias
    Vous devriez garder une liste de numéros de téléphone à proximité en cas d'arrestation. celle-ci devrait inclure les numéros d'avocats engagés, de divers intervenants, de la prison, et des médias. Avoir de la visibilité dans les médias locaux peut être d'une utilité considérable, pour aider à diffuser votre message et susciter de nouveaux appuis. Si cela est possible, rappelez-vous du nom de votre contact dans chaque journal ou poste de télé, et parlez à la même personne chaque fois que vous appelez. Ayez vos revendications et les plus récents développements à portée de la main, comme par exemple le nombre de personnes arrêtées, les accusations, qui vous êtes et pourquoi le collectif De la Bouffe, pas des Bombes a fait ce qu'il a fait pour en arriver là. Rappelez-vous toutefois qu'il n'est pas question d'essayer de convaincre le journaliste de la justesse de votre cause. Vous ne devez pas parler aux médias, mais bien à travers eux. Dites ce que vous avez à dire, et mettez fin à la conversation. Soyez polis mais fermes. Ne laissez pas les journalistes vous entraîner vers des sujets moins importants s'éloignant du contexte, car ils pourraient diffuser ces informations "divertissantes" plutôt que celles qui sont vraiment pertinentes.
    La solidarité entre prisonniers
    Après l'arrestation, il peut être très gratifiant pour le groupe d'agir de façon solidaire. Il vaut mieux en discuter et planifier le tout à l'avance. Lorsqu'elle est arrêtée, une personne a les choix suivants : ne pas donner son nom (non-coopération), donner son nom mais refuser de payer la caution (solidarité face à la caution), ou pleine coopération en donnant son nom et payant la caution. Si plusieurs membres ont l'intention de ne pas coopérer ou de ne pas payer la caution, alors c'est le temps de planifier l'action de solidarité. En tant que groupe, vous pouvez négocier votre coopération en échange de concessions, comme par exemple l'accès à un téléphone, à votre avocat, à la presse; ou encore une libération sans condition et sans avoir à payer de caution (personal recognizance), ou encore que le groupe ne soit pas séparé. Le système carcéral n'est pas conçu pour faire face à des groupes, il est conçu pour isoler et démoraliser les gens. Plus vous êtes solidaires en tant que groupe, le plus tôt il sera épuisé et accédera à vos demandes. Peut-être même qu'on vous rendra votre liberté tout simplement! Malheureusement, à cause de la philosophie sur laquelle est bâtie le système carcéral, les gardiens sont entraînés à être volontairement vagues et imprécis, dans un but de sécurité. Vous ne savez jamais si ce qu'ils disent est la vérité ou non. Cela désoriente les militants et les rend incapable d'avoir confiance en les informations qui leur sont transmises. Alors vaut mieux ne rien croire de ce que les gardiens racontent! Restez calmes et polis, et utilisez chaque conversation avec vos gardiens comme une occasion d'expliquer pourquoi vous vous êtes engagés dans De la Bouffe, pas des Bombes. Mettez l'accent sur tout le ridicule qu'implique l'arrestation de personnes qui distribuent de la bouffe gratuitement. Dans la doctrine non-violente, cela s'appelle "le pouvoir de la vérité" (speaking your truth to power). Ayez confiance en vous, et restez fidèles au plan que le groupe a élaboré avant l'arrestation.
    Les recettes de Food Not Bombs
    La logistique

    Cuisiner pour un très grand nombre de personnes peut être très intimidant. Préparer un souper pour six personnes à la maison et en préparer un pour plusieurs centaines dans la rue sont des choses bien différentes, mais ne vous affolez pas! Avec l'équipement approprié et quelques habiletés, c'est faisable et ça peut être plus facile et agréable que vous l'imaginez.

    L'équipement

    La première étape consiste à rassembler les quelques volontaires qui ont l'intention d'aider à la préparation, au transport et à la distribution des repas. Ces travaux ne peuvent se faire seul. La deuxième étape est l'acquisition du matériel approprié. La plupart des gens ne possèdent pas de casseroles de 5 ou 10 gallons (20 à 40 litres) ou de très grands bols à mélanger dans leur cuisine. Toutefois, la plupart des communautés religieuses en possèdent, ainsi que bon nombre de centres communautaires, restaurants et soupes populaires. Parfois, une ou plusieurs de ces organisations accepteront de vous prêter l'équipement; mais en d'autres cas vous devrez l'acheter. Les commerces revendant du vieil équipement de restaurants, les encans et ventes de faillite, ainsi que les marchés au puces et ventes de garage sont d'excellents endroits où se le procurer.
    D'une manière générale, vous aurez besoin des éléments suivants:
    · 2 ou 3 très grands chaudrons
    · 2 ou 3 grandes poêles en fonte (ou woks)
    · Plusieurs grands bols à mélanger
    · Des cuillères et louches de restaurant
    · 2 ou 3 grands couteaux pour couper les légumes
    · Plusieurs planches à découper
    · Plusieurs contenants de plastique avec couvercles pour entreposer, transporter et servir la nourriture
    · Une boîte à pain avec couvercle, dotée de pinces de métal pour le libre-service
    · Une grande carafe ou cafetière avec un bec pour servir les boissons
    · Une grosse glacière pour conserver les denrées périssables, surtout lors des chaudes journées d'été
    · Un réchaud portatif au propane
    · Une ou deux tables portatives
    · La bannière De la Bouffe, pas des Bombes
    · Une banque d'assiettes, bols tasses et ustensiles (cuillères, fourchettes, couteaux)
    · Des serviettes de papier

    Ce dernier élément a toutefois soulevé bien des questions quant à son impact environnemental. Il faut dire que les nouveaux groupes commencent habituellement par utiliser des assiettes de papier, des ustensiles de plastique et des verres en styromousse pour leurs distributions. Heureusement, il existe bon nombre de gens conscients de tout le gaspillage qu'engendre cette méthode. Utiliser des produits faits de carton recyclé, éviter le styromousse, récupérer les matières plastiques pour les envoyer au recyclage et encourager les gens à réutiliser leurs tasses et assiettes de plastique sont quelques moyens de répondre à leurs préoccupations. Lors de certains événements, il est possible de demander aux participants d'apporter leurs propres assiettes, ustensiles et serviettes de tissu. Certains chapitres de Food Not Bombs réussissent tout de même à accumuler de grands nombres d'articles de plastique et de métal durables à un prix ridicule, lors de marchés aux puces et de ventes de garage. Ainsi, même si quelques tasses et cuillères sont égarées à chaque activité, les pertes restent minimes. Sauf qu'il faudra nettoyer tout cela le plus hygiéniquement possible après chaque repas, ce qui constitue du travail additionnel. Il n'y a pas de solution parfaite, et nourrir de nombreuses personnes entraîne toujours son lot de déchets de papier et de plastique. Mais les efforts que vous ferez pour en réduire le volume seront une belle occasion d'initier le public à l'importance du recyclage, de la réutilisation et de l'économie.
    Pour ce qui est des tables portatives, c'est une autre paire de manches. Certaines tables vendues dans les quincailleries ne sont pas assez robustes pour supporter de grosses quantités de nourriture. Vous pouvez alors fabriquer votre propre table, et de plus elle sera très facile à transporter, monter et démonter. Elle consistera en une porte d'intérieur creuse (sans la poignée) et d'une paire de tréteaux faits de 2x4 (poutres de bois) et de charnières de métal. La porte et les matériaux pour les tréteaux peuvent être achetés à la quincaillerie pour moins de 30 dollars. La porte creuse est très légère, et les tréteaux peuvent être pliés ou démontés rapidement ce qui permet un transport très facile.
    Les recettes que vous allez utiliser peuvent provenir de ce livre, d'un autre livre de recettes, de la tradition familiale ou encore être élaborées "au pif". Faites de votre mieux pour que la nourriture que vous servez soit la meilleure possible, tant au goût qu'en termes de valeur nutritive. Il ne s'agit pas que de remplir des panses, mais aussi de respecter la dignité des gens.
    Cuisiner pour de grands groupes : quelques conseils

    Cuisiner pour cent personnes n'est en soi pas très différent de cuisiner pour dix, sauf que les quantités sont dix fois plus grandes! Mais certains détails ne s'appliquent pas : le sel et les épices en particulier n'ont pas besoin d'être multipliés dans les mêmes proportions. En fait, des quantités moindres suffisent alors laissez-vous guider par vos papilles gustatives. La même chose est vraie en ce qui a trait au temps de préparation de chaque plat; on peut faire des économies d'échelle : plus le volume est grand, plus efficacement chaque étape sera réalisée. Le temps de préparation total en sera réduit. Et puis lorsqu'un ingrédient en particulier est au menu dans plusieurs plats, lors de plusieurs journées d'affilée, il est possible de le préparer à l'avance et en une seule fois, le tout dépendant de l'espace qui vous est disponible pour le travail et l'entreposage.
    Nous vous prions encore une fois d'être ponctuels; parfois ce peut être difficile, voire impossible. C'est pourquoi lorsque le temps presse, vous pouvez préparer les plats les plus simples à l'avance, et faire la préparation et la cuisson des recettes plus complexes sur le site même.
    La soupe est un plat qui se prête très bien à la cuisson sur le site de l'événement. Lorsque vous vous installez, faites bouillir un chaudron d'eau, et pendant que l'eau chauffe, commencez à couper et à y verser des légumes. Lorsque les légumes ramollissent, prélevez la moitié du contenu du chaudron et commencez le service. À la moitié restante, rajoutez de l'eau et d'autres légumes et poursuivez la cuisson. Cela peut continuer indéfiniment et devenir une soupe éternelle!
    Ce concept peut être utile dans une cuisine où le temps se fait rare, ou lorsque le réchaud au propane est trop petit pour soutenir plusieurs grands chaudrons. Suivez la recette normale de soupe aux légumes; une fois que les légumes sont ajoutés et que le bouillon vient à ébullition, enlevez une bonne partie de celui-ci et versez-le dans un autre récipient. Rajoutez d'autres légumes ainsi qu'une petite quantité d'eau au chaudron et poursuivez la cuisson. Ce chaudron devrait maintenant contenir assez de légumes et d'épices pour deux ou plusieurs chaudrons de soupe supplémentaires. Alors quand la cuisson est terminée, mélangez ces légumes baignant dans peu de liquide avec le bouillon que vous avez prélevé auparavant, versez le tout dans plusieurs récipients et le tour est joué : vous pouvez transporter la soupe sur le site où elle sera servie. Voilà comment faire deux ou trois chaudrons de soupe à partir d'un seul, et en quelques petites minutes de plus.
    Faire les courses

    Tentez d'obtenir toute la nourriture que vous utilisez par le biais de dons ou de récupération. Cependant, vous vous apercevrez vite que ce ne sont pas tous les ingrédients dont vous aurez besoin qui sont disponibles de cette façon. Les huiles, épices et certaines denrées sèches sont souvent difficiles à trouver, alors quelques courses seront nécessaires. Même si cela coûte un peu plus cher, faites vos emplettes à la coopérative locale ou au magasin d'aliments naturels le plus près de chez vous. Si possible, achetez bio et évitez le suremballage; achetez en vrac en utilisant vos propres contenants.
    À long terme, essayez de faire le moins d'achats possible. Faites un inventaire précis de vos besoins, et étudiez l'industrie agroalimentaire pour recenser les endroits où les pertes surviennent. Rendez-vous à ces endroits et arrangez-vous pour pouvoir récupérer les pertes gratuitement. Il n'y a pas de limite au nombre de projets que vous pouvez soutenir et aider avec votre bouffe gratuite si vous apprenez correctement cette méthode. La philosophie de Food Not Bombs en est une d'abondance, pas de précarité.
    La manutention et l'entreposage

    Plusieurs questions liées à la santé et à la sécurité surviennent lorsqu'on manipule et entrepose de la nourriture; il est important de les garder en mémoire. Premièrement, essayez d'écourter le plus possible le temps d'entreposage et de transport de votre nourriture. Si vous ne manipulez aucun produit d'origine animale et que le laps de temps entre les cueillettes et livraisons de nourriture est une question d'heures plutôt que de jours, alors il n'y a pas de danger. Gardez la nourriture dans un endroit sec et frais, à l'abri du soleil, et lavez vos mains avant de la manipuler. Lavez les légumes avant de les préparer. Si vous travaillez quelque part à l'extérieur, un seau d'eau de 5 gallons (20 litres) dans lequel vous pourrez les tremper et les frotter fera l'affaire. Et bien sûr, quiconque souffre d'un rhume ou d'une grippe devrait s'abstenir de cuisiner ou de faire le service.
    Après les activités, il reste souvent de la bouffe en trop. Essayez de la donner à un centre communautaire ou à une maison d'accueil pour personnes en difficulté, plutôt que de vous casser la tête à la réfrigérer et l'entreposer. La bouffe conservée plusieurs jours a une valeur nutritive moindre et est plus susceptible d'être gaspillée; de plus la réfrigération ou la congélation consomment beaucoup d'énergie. Et pendant ce temps, l'industrie agroalimentaire continue d'accumuler les surplus quotidiennement. Si vous n'avez aucun groupe à qui donner vos restants, alors divisez-les entre bénévoles et apportez-les à la maison.
    Comment utiliser ces recettes

    Avec le temps, Food Not Bombs a élaboré des recettes adaptées à la nourriture disponible et au nombre de personnes qui en ont besoin mais ne peuvent se la payer. Certains groupes pourront trouver ces recettes utiles, d'autres voudront peut-être inventer les leurs, basées sur les ressources disponibles et les besoins spécifiques de la communauté. Ces recettes sont une sélection: quelques unes sont très simples, certaines autres plus complexes; certaines sont conçues pour des événements spéciaux, d'autres pour des manifs et actions de rue. Elles reviennent toutes à un coût modique, elles peuvent nourrir un grand nombre de personnes et ont très bon goût si on les prépare avec soin.
    Les portions suggérées pour chaque recette sont basées sur des portions plutôt légères d'environ 6 ou 7 onces (170-200g). Si vous décidez d'accorder des portions plus généreuses, ajustez les proportions de la recette en conséquence.
    Les ustensiles que nous suggérons ne sont que les principaux. Chaque recette nécessitera un couteau à légumes bien aiguisé, une planche à découper, des contenants et cuillères assorties, etc. Si vous n'avez pas accès à des chaudrons de grandes dimensions, les recettes pourront être divisées en deux ou en quatre, et plusieurs équipes pourront opérer simultanément pour produire le même volume initial. Il est possible de nourrir 4000 personnes avec quatre réchauds au propane dotés de deux brûleurs chacun, ainsi qu'un boyau d'arrosage pour l'apport en eau courante.
    Les temps de préparation et de cuisson indiqués conviennent à des cuisiniers et cuisinières d'expérience. S'il s'agit de votre première expérience, vous pouvez vous attendre à prendre le double du temps suggéré. Le temps de préparation est calculé en fonction d'une personne, mais peut être écourté si d'autres volontaires s'ajoutent.
    Les quantités sont une affaire de goût. Utilisez assez d'huile pour couvrir le fond du chaudron. Les épices sont légers alors si votre entourage aime la bouffe épicée, augmentez les quantités. Salez parcimonieusement, car le sel change la chimie d'une recette. Les gens pourront saler et poivrer leur propre portion de toutes façons. Utilisez les ingrédients principaux en plus grande quantité, s'ils sont à votre disposition ou si vous avez le budget pour vous les procurer.
    Des recettes simples

    Les recettes qui suivent sont inspirées du type de nourriture que vous serez le plus susceptibles de recueillir lors de vos tournées. Ces recettes sont faciles à réussir, même pour les débutants; elles sont végétaliennes, c'est-à-dire sans produits laitiers, oeufs ou viande. Noubliez pas d'utiliser des produits de l'agriculture biologique chaque fois que cela est possible.
    Pains et pâtisseries

    Les produits les plus simples à préparer pour un service sont les pains et pâtisseries. Après avoir recueilli les surplus de la journée et du lendemain dans les boulangeries locales, placez les tranches coupées dans un grand contenant de plastique avec un couvercle. Attachez-y une paire de pinces avec du fil de fer ou de la ficelle. (Les ustensiles se perdent facilement, les attacher est donc conseillé.) Les pinces sont utilisées pour que les gens ne manipulent pas le pain avec leurs mains.
    Les légumes crus

    Vous ramasserez sûrement une bonne quantité et une grande variété de légumes frais et crus. La majorité d'entre eux pourront être servis tels quels après un simple rinçage. Beaucoup de soupes populaires n'offrent pas de crudités à leurs repas, c'est pourquoi ils seront grandement appréciés par les gens de la rue.

    Vous pouvez faire plusieurs sortes de salades crues, tout dépendant des arrivages de la journée. Lavez les légumes pouvant être mangés crus, et coupez-les en petits morceaux. Mélangez-les avec de la laitue ou du chou, pour faire une salade. Ajoutez la vinaigrette au moment de servir, mais pas toute la salade à la fois. Une salade qui baigne dans sa vinaigrette trop longtemps devient flasque, peu appétissante, et ne pourra pas être conservée pour le lendemain. Les légumes destinés à la cuisson pourront quant à eux être utilisés dans les soupes et sandwichs.
    N'utilisez aucune partie moisie des légumes. Le mycélium (les racines) des moisissures se propagent à l'intérieur du légume; elles sont invisibles et insipides, donc difficiles à détecter. Beaucoup de personnes sont allergiques aux moisissures et pourraient être incommodées même par la partie du légume qui semble correcte, à cause du mycélium.
    Les légumes à la vapeur

    Beaucoup de légumes, dont les légumes-racines et ceux à feuille verte foncée, peuvent être lavés, cuits à la vapeur et servis comme cela. Tranchez-les en petits cubes et placez-les dans une passoire de métal. Placez ensuite la passoire dans un gros chaudron où un peu d'eau bout dans le fond (1 pouce ou 4cm devraient être suffisants). Laissez-les cuire jusqu'à ce qu'ils soient tendres, et servez-les immédiatement.

    La sauce tomate

    Dans une casserole, faites sauter l'ail et les oignons dans un peu d'huile. Ajoutez des épices comme l'origan, du basilic, du thym, des feuilles de laurier, du romarin, etc. Ajoutez ensuite des tomates fraîches coupées en dés et d'autres légumes comme des carottes, des betteraves, des poivrons verts, du brocoli, etc. Remuer souvent et cuire jusqu'à ce que tous les légumes soient tendres et que la sauce soit épaisse. Servir sur des pâtes, du riz, du pain ou utiliser comme base pour un chili ou un ragoût de légumes.

    Riz et fèves (haricots)

    Dans une grosse casserole, faites sauter l'ail et les oignons dans l'huile jusqu'à ce qu'ils deviennent translucides. Ajoutez l'eau et les haricots. Les proportions sont une part de haricots pour deux parts de riz pour cinq parties d'eau. Ajoutez une cuillerée à thé (c. à t.) de sel de mer pour chaque gallon (3,8 litres) d'eau, et laissez les haricots bouillir 45 minutes, ou moins s'ils ont été trempés la veille. Ajoutez le riz, une tasse et demie (375 ml) de coriandre ou cumin par gallon, du poivre, ainsi que les tout légume qui vous semble approprié, comme les oignons, les carottes ou les tomates séchées. Couvrez le chaudron et amenez à ébullition. Remuez de manière à faire remonter les fèves prises au fond, et baissez le feu. Laissez mijoter à feu doux pendant environ 45 minutes, ou jusqu'à ce que toute l'eau ait été absorbée. Ne mélangez pas plus d'une fois après que le riz ait été ajouté.

    Salade de fruits

    Lavez et coupez les fruits, puis mélangez-les. Il est préférable, pour une meilleure digestion, de servir les melons et pastèques à part (ou même avant le repas) mais ce n'est pas absolument nécessaire. Ajoutez des raisins, des noix, de la noix de coco râpée et/ou des graines de tournesol. Le jus de citron peut être utilisé pour empêcher l'oxydation des fruits, c'est-à-dire les empêcher de tourner au brun, et afin de préserver leur saveur.

    Les (petits-)déjeûners

    GRUAU
    Donne 100 portions
    Équipement: un chaudron de 20 litres
    Temps de préparation: 1 minute
    Temps de cuisson: 10-12 minutes
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    1t (250 ml) de vanille
    1t (250 ml) de sirop d'érable
    2 ct de sel
    50t (12,5 litres) de flocons d'avoine
    En option:
    10t (2,5 l) de raisins secs
    8t (2 l) de noix de coco râpée
    4 ct de muscade
    Faire bouillir l'eau salée, ajouter le reste des ingrédients, ramener à ébulition puis baisser le feu. Cuire de 2 à 5 minutes, et retirer du feu. Servir avec de la cassonnade, du sirop d'érable ou de la mélasse.
    GRANOLA
    Donne environ 20 livres (9 kg) de granola
    Équipement: un grand bol à mélanger, une poêle de grosseur moyenne, plusieurs plaques à biscuits en métal
    Faire chauffer le four à 300F
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: 1 heure
    40t (10 l) de flocons d'avoine
    40t de flocons d'orge
    10t (2,5 l) d'amandes
    10t de noix de coco râpée
    5t (1,25 l) de graines de tournesol
    2t (500 ml)de graines de sésame
    6t (1,5 l) d'huile de carthame
    5t de sirop d'érable
    ?t (125 ml)de vanille
    10t de raisins secs
    Alternatives:
    Flocons de blé
    Flocons de seigle

    Mélanger les ingrédients secs ensemble dans un gros plat à mélanger. Dans une casserole, chauffer l'huile, le sirop d'érable et la vanille jusqu'à ce que ce mélange soit assez chaud pour être versé sur les ingrédients secs et les pénétrer. Bien remuer, et étendre le tout sur plusieurs plaques à biscuits. L'épaisseur du granola sur la plaque ne devrait pas dépasser un pouce (2,5 cm). Griller dans le four pendant une heure, en remuant toutes les 15 minutes. Le granola est prêt lorsqu'il est doré. C'est maintenant le temps d'y inclure les raisins. Lorsque le granola est refroidi, servir avec du lait végétal (soya, riz, noix) ou du jus de fruits, ainsi qu'avec des fruits frais tranchés.

    FRICASSÉE DE TOFU
    Donne 24 portions
    Matériel: une très grosse poêle
    Temps de préparation: 15 minutes
    Temps de cuisson: 30 à 40 minutes
    1t (250 ml) d'huile de carthame
    2 gousses d'ail écrasées
    5 oignons hachés
    10 livres (4,5 kg) de tofu
    3 cs de tumeric
    1/4t (75 ml)de poudre d'ail
    1/4t de tamari
    2t (500 ml) de levure alimentaire

    Chauffer l'huile dans une grosse poêle. Faire revenir l'ail 30 secondes, puis ajouter les oignons et faire revenir jusqu'à ce qu'ils deviennent translucides. Presser le tofu comme une éponge jusqu'à ce que tout l'excès d'eau soit enlevé, puis l'émietter dans la poêle jusqu'à ce qu'il commence à dorer. Ajouter le tumeric, la poudre d'ail, le tamari et la levure alimentaire. Bien remuer et retirer du feu. Servir chaud avec des graines de tournesol et de sésame grillées et/ou du ketchup. (Pour rôtir les graines de tournesol, faire chauffer une poêle sèche et propre, et ajouter assez de graines pour en couvrir le fond. Remuer sans arrêt une fois qu'elles ont commencé à brunir. Les graines vont faire un peu de fumée, mais remuer jusqu'à ce que la plupart aient les deux faces bien grillées. C'est alors le temps d'ajouter une demi-tasse de graines de sésame. Remuer encore. Les graines de sésame vont éclater, et certaines d'entre elles vont même être projetées hors de la poêle. Griller le tout encore une ou deux minutes de plus, jusqu'à ce que les éclats se fassent de plus en plus rares. Retirez immédiatement les graines de la poêle, et les laisser refroidir dans un bol en métal ou en céramique. Le tamari peut être ajouté aux graines à la toute fin de ce processus, si désiré.)

    PATATES RÔTIES
    Donne 100 portions
    Équipement: un grand chaudron d'environ 40 litres, 1 grande poêle
    Faire chauffer le four à 150F
    Temps de préparation: 2 heures
    Première étape: faire bouillir les pommes de terre
    Temps de cuisson: 1 heure 15 minutes
    100 pommes de terre lavées et tranchées en gros cubes
    6 gallons (23l) d'eau
    ? de tasse de sel marin
    Dans un grand chaudron, faites bouillir l'eau salée; cela prendra environ une heure. Ajoutez les pommes de terre avec précaution, de manière à ce qu'il n'y ait pas d'éclaboussures, et laissez bouillir le tout pour encore 10 ou 15 minutes, jusqu'à ce que les pommes de terre commencent à être tendres. (Attention de ne pas trop les bouillir.) Videz l'eau et laissez-les refroidir, ou alors faites-les revenir immédiatement, comme bon vous semble. Pour refroidir les pommes de terre, faites couler de l'eau froide dessus (dans une passoire) ou remplissez le chaudron d'eau froide après avoir vidé l'eau de cuisson.
    Deuxième étape:
    2t (500ml) d'huile de carthame
    4 bulbes d'ail hachés
    15 oignons tranchés
    4 à 6 tasses (1-1,5 litre) de levure alimentaire
    2 à 3 tasses (500-750ml) de tamari
    1t (250ml) de cumin
    Faites revenir l'ail environ 30 secondes à feu élevé, dans une couche d'huile assez épaisse pour couvrir complètement le fond de la casserole. Ajoutez deux tasses d'oignons tranchés et faites-les revenir jusqu'à ce qu'ils soient translucides, c'est-à-dire environ 3 à 5 minutes, en remuant souvent. Maintenant ajoutez assez de pommes de terre pour emplir la poêle, et faites-les frire jusqu'à ce qu'elles soient dorées. Continuez de remuer, et grattez le fond de la poêle de temps à autres. Saupoudrez une partie du cumin, de la levure et versez un peu de tamari tout en brassant. (Un conseil: mélangez des parts égales de tamari et d'eau pour une meilleure répartition.) Mélangez bien le tout et videz la poêle dans un grand bol de métal pour le service, ou gardez le bol au chaud dans le four si le service doit se faire plus tard. Vous pouvez alors recommencer ce processus jusqu'à ce que toutes les pommes de terre aient été cuites ou que tous aient mangé à leur faim. Servez ces "frites maison" bien chaudes, avec des graines de tournesol et sésame rôties ou du ketchup.
    LES DÎNERS ET SOUPERS

    TARTINADE AU TOFU
    Donne une quantité suffisante pour faire 100 sandwiches
    Temps de préparation: 2 heures
    Équipement: un bol à mélanger de taille moyenne, et un autre de très grande capacité
    3t (750ml) de miso
    3t (750ml)d'eau
    8t (2 litres) de tahini
    25 livres (11,3 kg) de tofu émietté
    Le jus de 25 citrons
    En option:
    ? tasse (125 ml) de poudre d'ail
    8t (2 l) d'oignons hachés
    8t (2 l) de céleri haché
    Dans le bol de taille moyenne, mélangez le miso et l'eau pour obtenir une pâte crémeuse puis ajoutez le tahini. (Ajoutez de l'eau si nécessaire pour maintenir une texture idéale.) Enlevez au tofu son excédent d'eau, puis émiettez-le à la main dans le gros bol. Versez le jus de citron sur le tofu, puis ajoutez le mélange miso-tahini. Pour obtenir une consistance complètement uniforme, passez le tout au mélangeur électrique, ou sinon, faites de votre mieux avec les ustensiles manuels. Rajoutez les ingrédients optionnels si vous le désirez, puis tartinez sur votre pain préféré avec des germes, de la laitue et des tomates en guise d'accompagnement.
    RIZ ET HARICOTS

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: 50 minutes
    Équipement: un grand chaudron de 40 litres avec couvercle
    8 gallons (30 litres) d'eau
    ? de tasse(65 ml) de sel marin
    4t (1 litre) de cumin
    ? de tasse de poivre noir
    10 livres (4,5 kg) de haricots de type "pinto"
    15 livres (6,8 kg) de riz brun à longs grains
    10 oignons hachés
    Faites bouillir l'eau salée dans le grand chaudron. Ajoutez les haricots et laissez-les bouillir 45 minutes, puis versez le riz et les épices. Ramenez rapidement le tout au point d'ébullition, et brassez de manière à ce que les haricots pris au fond remontent vers le haut. Ne brassez qu'une seule fois. Maintenant placez le couvercle et laissez mijoter à feu très doux pour 45 minutes supplémentaires. Ne remuez pas le riz, et laissez le couvercle en place jusqu'à ce que tout soit prêt! Retirez le chaudron du feu et servez bien chaud, nature ou avec sauce tomate, avec ou sans légumes.

    SAUCE AUX TOMATES ET AUX LÉGUMES

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Temps de cuisson: une heure ou plus
    Équipement: un chaudron de 20-30 litres avec couvercle
    1 tasse (250 ml) d'huile d'olive
    Un bulbe d'ail haché
    10 oignons tranchés
    10 boîtes de tomates de 15 onces (425 ml)
    10 livres (4,5 kg) de légumes au choix, tranchés en petits morceaux
    3 cuillerées à table (ct) d'origan
    2 ct de basilic
    2 ct de thym
    3 feuilles de laurier
    2 ct de sel marin
    2ct de poivre noir
    Faites chauffer l'huile au fond du chaudron, ajoutez l'ail et faites-le revenir 30 secondes, puis ajoutez les oignons et herbes et faites-les revenir jusqu'à ce que les oignons prennent leur air transparent habituel. Maintenant ajoutez les tomates, les feuilles de laurier, le sel, le poivre. Découpez tous les légumes qui vous tombent sous la main, et plus particulièrement le brocoli, les poivrons verts, les betteraves, les carottes, les champignons, les aubergines, etc. et ajoutez-les à la sauce. Couvrez et laissez mijoter à feu doux-moyen durant une heure au moins, en brassant de temps à autres. Ajoutez du sel si nécessaire. Servez cette sauce avec du riz, des pâtes, ou utilisez-la comme base pour faire des pizzas ou du chili végétariens.

    SANDWICH "DE L'ENFER"

    Donne 100 sandwiches
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: au moins une heure
    Équipement: un chaudron de 20 litres ou plus
    2 bulbes d'ail hachés
    8 à 12 oignons hachés
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    1 cuillerée à table (ct) de thym
    2 cuillerées à thé de Cayenne
    2 ct de sel marin
    2 ct de poivre noir
    3 ou 4 boîtes de tomates, ou 20 à 30 tomates fraîches coupées en dés
    4 à 6 courges, peu importe la sorte (zucchinis, courgettes, citrouilles, etc.)
    12 à 15 légumes-racines comme les carottes, pomme de terre, etc.
    2 paquets de légumes à feuilles vertes (épinards, chou chinois, chou frisé, etc.)
    2 choux ordinaires ou 6 aubergines
    100 pains à sandwiches ou sous-marins
    Dans le grand chaudron, faites revenir l'ail et les oignons à feu moyen-élevé, jusqu'à transparence des oignons. Ajoutez les épices puis tous les légumes préalablement tranchés, ainsi que les tomates fraîches ou en boîte. (Si vous n'avez pas de tomates, versez un peu d'eau au chaudron pour amorcer la cuisson des légumes) Remuez souvent pour empêcher que ça ne prenne au fond. Lorsque le liquide commence à bouillir, baissez le feu. Laissez cuire jusqu'à ce que les légumes soient tendres et que la sauce soit très épaisse comme dans un ragoût. Cela prendra environ une heure, mais si on laisse mijoter plus longtemps le goût en sera rehaussé. Assaisonnez à votre goût, avec le poivre de Cayenne, le poivre noir et le sel. Servez dans les pains à sandwiches, ou sur du riz brun dans une assiette. On appelle cette recette "sandwich de l'enfer" parce qu'elle est diablement épicée!

    HUMMUS

    Donne une quantité suffisante pour faire 100 sandwiches
    Temps de cuisson: 2 heures
    Temps de préparation: 2 heures
    Équipement: un grand chaudron de 40 litres ainsi qu'un très grand bol à mélanger
    20 livres (9 kg) de pois chiches cuits
    3 cuillerées à table de sel marin
    20 t (5 litres) de tahini
    Le jus de 50 citrons
    2 bulbes d'ail hachés finement
    6 gallons (23 litres) d'eau
    En option:
    10 t (2,5 litres) de persil frais haché finement
    4t (1 litre) d'oignons tranchés
    Une tasse ou deux d'huile de sésame grillé
    Faites tremper les pois chiches toute la nuit. (Leur volume doublera, alors le récipient devra être rempli d'eau mais rempli de pois à moitié seulement). Jetez l'eau de trempage et placez les pois chiches dans le chaudron avec les quelque 23 litres d'eau salée, et faites bouillir le tout à feu élevé. Ensuite baissez le feu et laissez mijoter au moins une heure, ou jusqu'à ce que les pois puissent être écrasés facilement entre deux doigts. Dans le grand bol, mélangez tous les ingrédients et, à l'aide d'un pilon, broyez-les afin d'obtenir une consistance uniforme. (Vous pouvez aussi utiliser le robot, qui donnera une texture crémeuse parfaite.) Il se peut qu'il soit nécessaire d'ajouter de l'eau pour en arriver à ce résultat. Laissez refroidir, et servez dans un sandwich ou dans un pain pita avec des germes, de la laitue, des concombres, ou comme trempette pour les crudités et les bouts de pain. Si vous utilisez l'hummus comme trempette, saupoudrez du paprika et versez une flaque d'huile d'olive sur le dessus avant de le servir.

    MACARONI "SANS FROMAGE" (Macaroni and Cheeseless)

    Donne 90 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Temps de cuisson: 30 minutes
    Équipement: un très grand chaudron de 40 litres, un très grand bol à mélanger, 3 moules à gâteau de 12 x 18 pouces (30 x 45cm)
    8 gallons (30 litres) d'eau
    5 cuillerées à table de sel marin
    20 livres (9kg) de macaronis au soja

    Faites bouillir l'eau salée dans le grand chaudron, versez-y les macaronis et attendez que ça recommence à bouillir. Laissez cuire environ 10 minutes. Les macaronis doivent être al dente, c'est-à-dire encore fermes au centre lorsqu'on les coupe avec les dents. Bref, ne les cuisez pas trop. Jetez l'eau de cuisson et rincez le tout avec de l'eau froide, puis mettez les macaronis de côté.

    Pour faire le substitut de fromage:
    36t (9l) de levure alimentaire
    12t (3l) de farine blanche non blanchie
    ? t (125ml)de sel marin
    ? t de poudre d'ail
    4? gallons (17 litres) d'eau bouillante
    6 livres (2,7 kg) de margarine
    1 tasse (500ml) de moutarde préparée

    Faites chauffer le four à 350F quelques minutes à l'avance. Dans un grand bol, mélangez ensemble la levure alimentaire, la farine, le sel et la poudre d'ail. Versez ensuite l'eau bouillante, un litre à la fois, en utilisant un fouet pour brasser. Cette étape est délicate puisqu'il faut éviter le formation de mottons. Ajoutez ensuite la margarine et la moutarde, et remuez encore. Placez les macaronis dans les moules à gâteau et nappez-les de sauce "sans fromage", de manière à ce que tout le macaroni soit recouvert. Saupoudrez des graines de sésame rôties ou de la chapelure sur le dessus, et faites cuire le tout dans un four à 350F durant 30 minutes, ou jusqu'à ce que ça soit chaud et que ça mijote. Voilà, c'est prêt. (Notez que ce plat se congèle bien.)

    CHOU-FLEUR AU CARI

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 15
    Temps de cuisson: 1 heure 20
    Équipement: une grande poêle, un grand plat de métal pour le service
    4 tasses (1 litre)d'huile de carthame
    2 bulbes d'ail hachés
    20 oignons tranchés
    Une caisse de 24 choux-fleurs découpés en morceaux de la taille d'une bouchée
    4 tasses (1 litre) de poudre de cari
    1 tasse (250 ml) de cumin
    1 tasse de tamari
    4 cuillerées à table de poivre blanc
    Faites revenir trois cuillerées à table d'ail durant 30 secondes à feu élevé, dans une couche d'huile assez épaisse pour recouvrir tout le fond de la casserole. Rajoutez environ deux tasses d'oignons et faites-les revenir jusqu'à transparence, soit 3 à 5 minutes. Remuez souvent. Ajoutez les morceaux de chou-fleur et faites-les frire jusqu'à ce qu'ils commencent à brunir. Continuez de brasser, et grattez le fond de la poêle de temps en temps. Maintenant vous pouvez versez le tamari, et saupoudrer de cari, de cumin et de poivre blanc. (Mélangez des parts égales de tamari et d'eau si vous voulez que celui-ci soit distribué uniformément dans toute la poêle.) Une fois que le tout est bien brassé, videz le contenu de la poêle dans un récipient de métal et commencez le service. Si le service doit commencer plus tard, placez ce récipient au four à 150F pour que ça reste chaud. Vous pouvez maintenant recommencer le processus jusqu'à ce que tout le chou-fleur ait été cuit, ou que tous aient mangé à leur faim. Ce plat peut être accompagné de riz brun.

    RIZ BRUN

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 30 minutes
    Temps de cuisson: 50 minutes
    Équipement: un chaudron de 20 litres avec couvercle
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    3 cuillerées à table de sel marin
    15 livres (6,8 kg) de riz brun à grains longs
    Faites bouillir l'eau salée, ajoutez le riz et mettez le feu à la position maximum jusqu'à ce que ça recommence à bouillir. Brassez une fois, placez le couvercle et mettez le feu à puissance minimum. Laissez mijoter environ 45 minutes. N'ôtez pas le couvercle et ne remuez pas avant que la cuisson soit terminée! (Si vous avez des problèmes avec les proportions, dites-vous que c'est une part de riz pour deux parts d'eau.)

    POMMES DE TERRE ET PETITS POIS AU CARI

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 2 heures
    Temps de cuisson des pommes de terre: 1 heure 15 minutes
    Temps de cuisson du plat complet: 1 heure 15 minutes
    Équipement: un chaudron de 40 litres, une grande poêle (ou wok), un grand plat de métal pour le service.
    Pour les pommes de terres bouillies:
    6 gallons (23 litres) d'eau
    ? de tasse (75 ml) de sel marin
    100 pommes de terres lavées, pelées et découpées en cubes
    Faites bouillir l'eau salée dans le grand chaudron. Cela prendra environ une heure. Versez-y les pommes de terre en faisant attention de ne pas tout éclabousser, et ramenez à ébullition. Laisser bouillir jusqu'à ce que les pommes de terres commencent à ramollir. Videz le chaudron de son eau.
    Pour compléter le plat:
    2 tasses (500ml) d'huile de carthame
    4 bulbes d'ail hachés
    15 oignons tranchés en cubes
    6 tasses (1,5 litre) de levure alimentaire
    6 tasses de poudre de cari
    4 cuillerées à table de sel marin
    25 boîtes de 10 onces (±300 grammes) de pois verts congelés
    6 livres (2,7 kg) de margarine
    Dans une couche d'huile suffisante pour recouvrir complètement le fond de la poêle, faites revenir à feu élevé quelques cuillerées d'ail durant une trentaine de secondes. Ajoutez ensuite deux tasses (500ml) d'oignons et faites-les revenir jusqu'à transparence, soit de 3 à 5 minutes. Ajoutez une cuillerée de sel, ? tasse (125 ml) de levure et une quantité égale de poudre de cari. Brassez souvent. Versez maintenant une quantité suffisante de pommes de terre (déjà bouillies) pour remplir la poêle, et continuez de brasser. (Vous pouvez verser un peu d'eau si vous le voulez.) Lorsque les épices sont mélangés uniformément avec les pommes de terre, ajoutez 2 paquets de petits pois et une barre de margarine. Lorsque la margarine a fondu et s'est incorporée, videz la poêle dans un grand plat de métal, et gardez le tout bien au chaud dans un four à 150F en attendant de servir. Vous pouvez maintenant recommencer le processus jusqu'à épuisement de toutes les pommes de terre, ainsi que de tous les pois et épices.

    LASAGNE AU TOFU ET ÉPINARDS

    Donne 100 portions
    Faites chauffer le four à 350F
    Temps de préparation: 3 heures
    Temps de cuisson: au moins une heure
    Équipement: un chaudron de 20 litres, un chaudron de 24 litres, 2 grandes poêles (ou woks), 4 moules à gâteau rectangulaires de 12 x 18po (30 x 45cm).
    Pour faire la sauce:
    1t (250ml) d'huile d'olive
    1 bulbe d'ail pressé
    10 oignons coupés en dés
    10 boîtes de tomates en conserve de 15 onces (±425g)
    2 cuillerées à table (ct) de sel marin
    3 ct d'origan
    2 ct de basilic
    2 ct de thym
    3 feuilles de laurier
    2 ct de poivre noir
    Faites chauffer l'huile, puis faites-y revenir l'ail pendant 30 secondes. Ajoutez les oignons et épices, et faites-les revenir jusqu'à transparence des oignons. Ajoutez ensuite les tomates, les feuilles de laurier, le sel et le poivre. Couvrez et laissez mijoter 30 minutes à feu moyen-doux, en remuant de temps en temps. Ajoutez du sel ou de l'eau si nécessaire.
    Pour faire la farce:
    1 tasse (250ml) d'huile de carthame
    1 bulbe d'ail pressé
    10 oignons coupés en dés
    20 livres (9kg) de tofu bien égoutté et émietté
    20 paquets d'épinards congelés de 10 onces (±300g)
    3 ct de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    2 tasses (500ml) de tamari

    Faites revenir l'ail à feu élevé pendant 30 secondes, dans une couche d'huile assez épaisse pour recouvrir complètement le fond de la casserole. Ajoutez environ 2 tasses d'oignons et faites-les revenir jusqu'à transparence, soit 3 à 5 minutes, en remuant souvent. Maintenant, versez assez de tofu (en l'émiettant) pour emplir la poêle, et faites-le frire jusqu'à ce qu'il soit doré. Mélangez sans cesse, en grattant le fond de la poêle de temps à autre. Pendant que vous brassez, versez le tamari et saupoudrez une partie du thym, de l'origan et du basilic; puis ajoutez les épinards (dégelés et égouttés). Mélangez bien, et laissez cuire le tout jusqu'à ce que l'excès d'eau se soit évaporé. Versez le contenu de la poêle dans un grand plat de métal, et répétez le processus jusqu'à épuisement du tofu et des épinards. Mettez le tout de côté.

    Pour faire les pâtes:
    4 gallons (15 litres) d'eau
    2 cuillerées à table de sel marin
    8 boîtes de 10 onces (±300 g) de lasagne

    Dans le chaudron de 20 litres, faites bouillir l'eau salée et laissez-y cuire les pâtes environ 10 minutes, ou en suivant les directives sur la boîte. Les pâtes doivent être al dente, c'est-à-dire encore fermes au milieu lorsqu'on les mord; bref ne les cuisez pas trop. Videz l'eau de cuisson, rincez les pâtes à l'eau froide et mettez-les de côté.

    Pour le gratin:
    20 livres (9kg) de fromage de soja râpé(de type mozzarella).

    Placez une fine couche de sauce aux tomates dans le fond de chaque moule à gâteau, et placez une épaisseur de pâtes par dessus, en prenant bien soin de couvrir toute la sauce. Placez ensuite une couche du mélange épinards-tofu sur les pâtes et saupoudrez uniformément environ 2 tasses de fromage au soja. Recommencez avec une autre couche de pâtes, nappez ensuite d'une généreuse couche de sauce et répétez, en commençant par le mélange aux épinards et en terminant par la sauce. Étendez finalement le restant de fromage sur le dessus et mettez au four pour une heure à 350F, ou jusqu'à ce que le fromage commence à gratiner. Sortez les moules du four et laissez la lasagne refroidir 15 minutes avant de la servir. (Certains préfèrent couvrir leur lasagne de sauce béchamel; toutefois, la recette de substitut de fromage que nous donnons en complément au macaronis peut constituer elle aussi une bonne alternative. Notez que plusieurs marques de fromage de soja contiennent de la caséine ou de la caséinate de calcium, c'est-à-dire des protéines du lait et par conséquent, des protéines d'origine animale.)

    LES SALADES
    SALADE VERTE
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 2-3 heures
    Équipement: un très grand bol à mélanger, un bol de taille moyenne pour le service
    8 laitues déchiquetées
    10 livres (4,5 kg) de carottes râpées grossièrement ou tranchées
    3 céleris entiers, tranchés
    5 à 10 livres (2,5-4,5 kg) de tomates tranchées
    2 pommes de chou rouge, tranché finement
    5 livres (2,5 kg) de poivrons verts coupés en lanières ou en dés
    5 livres de concombres tranchés en rondelles
    Lavez tous les légumes et assurez-vous de les couper en morceaux de la grosseur d'une bouchée. (Pour mélanger et transporter la salade plus facilement, vous pouvez utiliser des grands sacs de plastique -dédoublés il va sans dire.) Utilisez d'autres légumes si vous parvenez à en recueillir, comme les brocolis et choux-fleurs, les oignons, les courgettes et zucchinis, les betteraves, les champignons, les germes de luzerne, etc. Vous pouvez aussi incorporer à votre salade des graines de tournesol et des légumineuses cuites comme les pois chiches, les fèves rouges, etc. Elle aura alors l'avantage de constituer un repas complet si on l'accompagne de pain. Utilisez un grand bol pour mélanger la salade, et un bol plus petit pour le service; ne versez la vinaigrette que dans ce petit bol. Cela permettra de conserver les restants de salade pour le lendemain, s'il y a lieu.
    SALADE DE CAROTTES ET RAISINS

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 15 minutes
    Équipement: un grand bol à mélanger, une ou plusieurs râpes
    25 livres (11,5 kg) de carottes
    5 livres (2,3 kg) de raisins
    10 tasses (2,5 litres) de "Nayonnaise"
    Le jus de 20 citrons

    Râpez les carottes, puis mélangez tous les ingrédients dans un grand bol. Servez froid. La "Nayonnaise" est une marque de commerce de la compagnie Nasoya. Il s'agit d'une mayonnaise sans produits d'origine animale. Si vous ne pouvez vous la procurer, alors faites-la vous-même: à l'aide d'un robot culinaire, mélangez 10 livres (4,5 kg) de tofu avec ? tasse (125ml) d'huile, ? tasse de miel, ? tasse de jus de citron ou de vinaigre, et 2 cuillerées à table de poivre et de poudre d'ail.

    SALADE DE CHOU

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Équipement: un très grand bol à mélanger
    20 livres (9kg) de carottes râpées
    1 gallon (3,8 litres) de "Nayonnaise" ou de votre propre mayonnaise maison (voir recette ci-haut)
    8 choux verts tranchés finement
    Le jus de 20 citrons
    2 cuillerées à table de poivre noir
    2 cuillerées à table de sel marin

    Râpez les carottes et tranchez finement le chou, puis mélangez tous les ingrédients dans un très grand bol et servez immédiatement.

    LES VINAIGRETTES
    VINAIGRETTE TRADITIONNELLE
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 15 minutes
    Équipement: deux contenants de 2 litres avec couvercle hermétique
    8 tasses (2 litres) d'huile d'olive
    2 t de vinaigre balsamique
    Le jus de 10 citrons
    2 gousses d'ail frais, pressées
    2 cuillerées à thé de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    2 ct de sel marin
    2 ct de poivre noir
    2 ct de poudre de gingembre
    Mettez la moitié des ingrédients dans chaque contenant et remuez bien. Remuez de nouveau au moment de servir. Certains préféreront utiliser du jus de citron seulement, sans vinaigre; d'autres utiliseront du tamari plutôt que du sel; d'autres encore intégreront de la levure alimentaire, du jus de pomme ou d'orange…(Allez, soyez créatifs!)
    SAUCE À SALADE AU TAHINI ET CITRON

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 15 minutes
    Équipement: un robot culinaire
    8 tasses (2 litres) de tahini
    Le jus de 12 citrons
    2 tasses (500 ml) de levure alimentaire
    2 cuillerées à soupe d'huile de sésame grillé
    12 gousses d'ail
    4 tasses (1 litre) d'eau
    Jus de pomme (optionnel)

    Placez la moitié des ingrédients dans le robot et mélangez jusqu'à ce que vous obteniez une consistance dense mais crémeuse. Rajoutez de l'eau, du jus de citron ou de pomme si nécessaire. Répétez l'opération jusqu'à épuisement des ingrédients.

    TREMPETTE AU TOFU

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 15 minutes
    Équipement: un robot culinaire
    10 livres (4,5 kg) de tofu égoutté
    5 tasses (1,25 l) d'huile de carthame
    2 t (500 ml) de vinaigre
    Le jus de 20 citrons
    20 gousses d'ail
    10 oignons
    1 t (250 ml) d'aneth
    2 cuillerées à soupe de sel marin
    2 cuillerées à thé de poivre blanc
    Jus de pomme (optionnel)

    Égouttez bien le tofu, puis émiettez-en 2? livres (un peu plus d'un kilo) dans le mélangeur. Ajoutez le quart des ingrédients restants. Malaxez le tout, en ajoutant de l'eau ou du jus de pomme si nécessaire, jusqu'à ce que vous obteniez une consistance épaisse mais tout de même crémeuse. Répétez trois fois. Brassez bien le tout et servez en guise d'accompagnement avec des croustilles ou des tranches de légumes.

    LES SOUPES

    SOUPE AU MISO
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 40 minutes
    Temps de cuisson: 1 heure
    Équipement: un grand bol à mélanger, un chaudron de 20 ou 24 litres
    ? de tasse (60 ml) d'huile
    2 bulbes d'ail pressés
    2 cuillerées à soupe de thym
    2 cuillerées à soupe de basilic
    4 ou 5 gallons d'eau
    2 livres (900g) de miso
    En option:
    1 cuillerée à thé de cayenne
    2 tasses (500 ml) d'algues aramé
    1 chou tranché finement
    5 livres (2,3 kg) de tofu coupé en cubes
    4 tasses (1 litre) d'échalottes tranchées

    Faites chauffer votre huile préférée dans le fond d'un chaudron; faites-y revenir l'ail, les épices et les éventuelles échalotes durant 30 secondes. Ajoutez l'eau et n'importe quelle combinaison d'ingrédients optionnels. Faites bouillir le tout (jusqu'à ce que le chou soit tendre, s'il y a lieu), puis retirez du feu. Prélevez un ou deux litres de bouillon et mélangez avec le miso. (La densité du miso peut varier; utilisez 2 ou 3 contenants d'une livre, un kilo plus ou moins.) Lorsque le miso est parfaitement mélangé avec le bouillon, versez celui-ci dans le chaudron, brassez et voilà! Prenez bien garde toutefois de ne pas faire bouillir le miso; cela tuerait les microorganismes bénéfiques qui s'y trouvent.
    SOUPE AUX POIS JAUNES

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Temps de cuisson: une heure (minimum)
    Équipement: un chaudron de 20 litres
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    12 tasses (3 litres) de pois jaunes
    4 tasses (1 litre) d'orge mondé
    2 gousses d'ail pressées
    5 oignons de taille moyenne, coupés finement
    2 cuillerées à thé de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    3 cuillerées à soupe de sel marin
    1 cs de poivre noir
    10 pommes de terre pelées et coupées en cubes
    2 livres (900g) de carottes râpées
    2 céleris tranchés

    Faites chauffer l'huile dans le fond du chaudron; faites-y revenir l'ail pendant 30 secondes puis ajoutez les épices et les oignons. Faites revenir les oignons jusqu'à ce qu'ils commencent à brunir sur les bords. Ajoutez les pois et mélangez jusqu'à ce qu'ils soient enrobés du mélange d'huile et d'épices. Ajoutez maintenant l'orge, l'eau, le sel et le poivre et amenez le tout au point d'ébullition. Ajoutez les légumes tranchés et faites bouillir de nouveau. Réduisez la chaleur et couvrez. Remuez de temps à autre et laissez mijoter 45 minutes ou jusqu'à ce que les pois aient atteint la tendreté désirée. Servez cette soupe bien chaude. (Vous pouvez la laisser mijoter aussi longtemps que vous le voulez, si vous prenez la peine d'ajouter de l'eau. Il est possible de remplacer les pois par d'autres légumineuses ou combinaisons de légumineuses. Pour ce qui est des céréales, l'orge est ce qu'il y a de mieux; mais le riz, les flocons d'avoine entiers ou toute autre céréale peuvent dépanner.)

    SOUPE AUX LÉGUMES

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Temps de cuisson: une heure (minimum)
    Équipement: un chaudron de 20-25 litres
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    2 bulbes d'ail pressés
    12 oignons moyens, tranchés
    2 cuillerées à soupe de thym
    2 cs de basilic
    2 cs d'origan
    2 cs d'estragon
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    ? de tasse (65 ml) de sel marin
    2 cuillerées à thé de poivre noir
    5 feuilles de laurier
    3 à 5 livres (1,4 à 2,3 kg) de pommes de terre
    18 tomates
    Un zucchini de 2 livres (environ un kilo)
    Deux céleris
    2 livres (900g) de carottes
    En option:
    4 tasses (1 litre) de macaronis cuits
    4 t de pois chiches cuits
    4 t de pois verts ou tout autre légume

    Faites chauffer l'huile dans le fond du chaudron. Faites revenir l'ail 30 secondes, puis ajoutez les oignons et les épices. Faites revenir le tout jusqu'à ce que les oignons commencent à brunir. Ajoutez l'eau, le sel, le poivre et les feuilles de laurier. Amenez au point d'ébullition, puis versez les légumes tranchés et tous les ingrédients restants; laissez bouillir de nouveau quelques instants puis baissez le feu. Laissez mijoter à feu doux pendant 45 minutes ou jusqu'à ce que les légumes soient assez tendres à votre goût. Cette soupe doit être servie bien chaude, et peut mijoter aussi longtemps que vous le voulez si vous ajoutez de l'eau de temps en temps.

    SOUPE AUX POMMES DE TERRE

    Donne 100 portions
    Temps de préparation: une heure
    Temps de cuisson: une heure ou plus
    Équipement: un chaudron de 20-25 litres, un robot culinaire
    ? tasse (125 ml) d'huile de carthame
    2 bulbes d'ail pressés
    12 oignons moyens hachés
    2 cuillerées à thé de thym
    2 ct de basilic
    2 ct d'origan
    3 gallons (11,4 litres) d'eau
    10 livres (4,5 kg) de pommes de terre pelées et coupées en cubes
    3 ou 4 cuillerées à soupe de sel de mer
    2 cs de poivre blanc
    4 livres (1,8 kilo) de carottes râpées

    Faites chauffer l'huile dans le fond du chaudron, puis faites revenir l'ail 30 secondes avant d'ajouter les oignons et les épices. Faites revenir le tout jusqu'à ce que les oignons commencent à brunir. Maintenant ajoutez l'eau, les pommes de terre, les carottes, le sel et le poivre. Amenez à ébullition, puis baissez le feu et couvrez. Laissez mijoter 35 minutes, ou le temps qu'il faudra pour que les pommes de terre soient cuites. Mettez un peu de soupe dans le mélangeur, et liquéfiez-la. (Prenez soin de tenir fermement le couvercle du mélangeur, car la soupe chaude pourrait vous éclabousser et vous brûler.) Liquéfiez environ la moitié de la soupe, de manière à laisser quelques cubes de pommes de terre flotter par-ci par-là. (Vous pouvez ajouter une tasse (250 ml) d'aneth pour faire une soupe aux pommes de terre et à l'aneth.) Servir cette soupe bien chaude.

    LES DESSERTS
    SALADE DE FRUITS
    Donne 100 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Équipement: un très grand bol à mélanger, un bol plus petit pour le service et des contenants de plastique avec couvercle pour l'entreposage.
    100 fruits assortis (pommes, poires, oranges, pêches, ananas, bananes, raisins secs, etc.)
    Le jus de 20 citrons
    Coupez les fruits en petits morceaux et mélangez-les avec le jus de citron, de manière à ce que celui-ci enrobe chaque morceau. Le jus de citron retarde le brunissement dû à l'oxydation, phénomène qui apparaît lorsque la chair des fruits entre en contact avec l'air. Rangez la salade de fruits dans des seaux de plastique dotés de couvercles hermétiques, et placez-la au réfrigérateur si possible. Servez de petites portions, en ajoutant si vous le voulez du granola, de la noix de coco râpée ou du Ice Bean. (Ice Bean est la marque de commerce d'une crème glacée à base de soya.) En général, essayez de ne pas utiliser de raisins frais bourrés de pesticides; si vous le faites, utilisez des raisins de culture bio.
    CROUSTADE AUX POMMES ET POIRES

    Donne 90 portions
    Temps de préparation: 1 heure 30
    Temps de cuisson: une heure
    Faites chauffer le four à l'avance à 350F
    Équipement: un grand bol à mélanger, trois moules à gâteau de12 x 18po (30 x 45 cm)
    40 pommes
    40 poires
    Le jus de 10 citrons
    5 tasses (1,25 litre) de sirop d'érable ou de maïs
    ? de tasse (60 ml)d'extrait de vanille
    ? tasse (125 ml) de cannelle
    2 cuillerées à soupe de poudre de gingembre
    1 cs de muscade

    Enlevez le coeurs puis tranchez les pommes et poires. (Les peler n'est pas nécessaire si elles sont bien lavées. Sachez que les pommes "industrielles" sont presque toujours recouvertes d'une couche de cire ultra-chimique.) Dans un bol à mélanger, faites en sorte que les ingrédients enrobent bien chaque morceau de fruit. Placez maintenant le tout au fond des moules à gâteau graissés au préalable, en étalant uniformément.
    Pour la garniture:
    20 tasses (5 litres) de flocons d'avoine
    20 tasses de farine de blé entier
    ? tasse (125 ml) de cannelle
    2 cuillerées à soupe de muscade
    1 cuillerée à soupe de clous de girofle moulus
    1 cs de sel marin
    5 livres (2,3 kg) de margarine
    5 tasses (1,25 l) de sirop d'érable ou de maïs
    ? tasse (125 ml) d'extrait de vanille
    Dans un grand bol, mélangez les flocons d'avoine, la farine, les épices et le sel. Prenez des morceaux de margarine et intégrez-les petit à petit aux ingrédients secs à l'aide de vos mains. Mélangez ensuite le sirop et la vanille ensemble, puis versez le tout sur la garniture et brassez bien. Étalez la garniture uniformément sur le dessus des fruits et faites cuire au four à 350F pendant au moins une heure, ou jusqu'à ce que le dessus soit brun doré, que les fruits soient tendres et qu'il y ait un petit peu de jus au fond. Servez ce dessert bien chaud avec du Ice Bean (voir recette de salade de fruits plus haut).
    La politique

     
    Introduction
    Le nom De la Bouffe, pas des Bombes résume notre principe de base: la société doit promouvoir la vie, pas la mort. Mais notre société moderne tolère et encourage la violence et la domination; l'autorité et le pouvoir découlent de la contrainte et de l'usage de la force. Cela affecte notre vie quotidienne, et nous devons composer avec la menace constante de crimes violents; nous devons composer avec la violence domestique, la brutalité policière sans oublier la menace nucléaire. Un tel déchaînement de forces chaotiques entraîne des millions de personnes dans la spirale de la dépression et du manque d'estime de soi.
    La pauvreté est en quelque sorte une forme de violence, et sa forme d'expression est la faim. Des millions d'Américains et d'Européens, dont presque la moitié sont des enfants, souffrent de la faim chaque jour. La malnutrition chez les jeunes fait monter en flèche les taux de mortalité infantile, plus élevés aux États-Unis que dans toutes les autres nations industrialisées. D'une manière générale, nous continuons à dépenser plus d'argent et de ressources pour développer, utiliser et menacer d'utiliser des armes de destruction massive que pour soutenir et célébrer la vie. En dépensant cet argent en bombes plutôt qu'en nourriture, nos gouvernements perpétuent et exacerbent la violence de la pauvreté en ne donnant pas à manger aux nécessiteux. De la bouffe, pas des Bombes a décidé de se tenir debout et de lutter contre la violence de la faim. Nous nous dévouons depuis plusieurs années pour changer la société de manière pacifique, en donnant gratuitement de la nourriture végétarienne, donc en promouvant et célébrant la vie.
    De la Bouffe, pas des Bombes est une organisation vouée à développer des alternatives économiques, politiques et même personnelles. Les révolutionnaires sont souvent décrits comme des gens qui se préparent à renverser le gouvernement, et pour qui la fin justifie les moyens. Mais les groupes FNB existant actuellement n'ont ni le temps, ni les ressources pour attaquer, menacer ou renverser la culture de mort, la culture dominante. Toutefois, ne pas prendre de temps pour renverser la structure moderne du pouvoir ne signifie pas pour autant qu'on ne soit jamais en lutte contre elle. Le simple fait d'exercer nos droits fondamentaux de liberté d'expression et d'association est perçu comme une menace par les élites corrompues; les membres de ces élites font donc tout pour nous arrêter et nous empêcher d'atteindre nos objectifs. Nous voulons créer de nouvelles structures, des modes de vie alternatifs à partir de la base. Nous voulons remplacer la culture de mort par une culture de "plombiers, pas des bombes", de "garderies, pas des bombes", de "soins de santé, pas des bombes".
    Food Not Bombs répond à la pauvreté et au manque d'estime de soi de deux manières. Premièrement, nous fournissons de la nourriture d'une manière ouverte et respectueuse à quiconque se présente à nos tables. Nous ne faisons pas effectuer aux gens les innombrables pirouettes bureaucratiques destinées à contrôler, humilier et même punir les pauvres. Deuxièmement, nous invitons les gens qui reçoivent la nourriture à participer à la collecte et la distribution de celle-ci. Voilà qui contribuera à leur redonner confiance en leur capacité de changer les choses.
    L'idée de la récupération, voire du recyclage de nourriture n'est pas nouvelle. Des personnes ont "fait les poubelles" pour manger depuis des siècles; toutefois, certains propriétaires empoisonnent ou cadenassent leurs conteneurs à déchets dans le but d'empêcher ce phénomène. Dans un même ordre d'idées, les environnementalistes font depuis longtemps la promotion du compostage; mais leur idée n'est pas encore pratiquée à grande échelle. C'est pourquoi le fait de recycler de grandes quantités de nourriture d'une manière organisée et régulière, puis d'en servir la partie comestible aux affamés peut être considéré comme un geste politique radical.
    Bien que Food Not Bombs n'ait pas de programme politique dûment établi, une certaine philosophie politique de base est apparue en son sein au cours des années. Le noyau de cette philosophie est que chaque collectif est autonome, et que chacun de ses membres a une voix au chapitre lorsqu'il s'agit de définir ses orientations. Les pages suivantes expliquent ceci plus en détail, à partir de l'expérience personnelle de l'auteur.
    La Société nouvelle
    Nous nous demandons souvent: "Où va le monde?", à l'instar de millions d'autres personnes. La domination, la violence et les massacres semblent être les choix prédominants de notre société. Nous appelons cela la "culture de la mort". L'acceptation passive de la guerre, de la course aux armements nucléaires, des génocides et de la destruction de l'environnement est beaucoup trop répandue, et constitue la pierre d'assise du Nouvel Ordre Mondial des tout-puissants. Plus que jamais à travers le monde, la culture de la mort fait croire à des adolescents qu'il est nécessaire de s'enrôler dans les forces armées et de tuer pour avoir la paix. Nous croyons que la paix obtenue par l'armement est illusoire, car utiliser la peur pour éviter la guerre n'est rien d'autre qu'une forme de domination. Quelques voix s'élèvent toutefois et affirment qu'il existe des alternatives. Le problème est que la société actuelle ne valorise absolument pas ceux qui travaillent pour la paix. Elle n'offre à peu près pas d'opportunités d'apprendre les méthodes de résolution de conflit non-violentes, les méthodes de résistance fiscale ou tout simplement la joie de vivre.
    Lorsque nous nous engageons personnellement dans la résistance fiscale, c'est que nous savons que le meilleur moyen de faire cesser les conflits armés est de nous retirer des structures économiques et politiques établies par la culture de mort. En tant qu'organisation, nous travaillons le plus possible en dehors du paradigme économique dominant. Nous ne travaillons pas pour le profit; en fait, les sommes d'argent que nous manipulons sont ridicules lorqu'on les compare à la valeur des repas que nous servons. Puisque nous ignorons les autorités, nous faisons en sorte que les contacts avec eux soient les plus rares possibles; mais comme nous voulons affirmer haut et fort nos alternatives, nous n'essayons jamais de cacher nos activités. Nous pouvons nous installer directement en face d'une banque pour protester contre l'exploitation, mais s'il y a contrat c'est nous qui en rédigeons les termes!
    La non-violence en théorie
    La non-violence consiste à répliquer à des situations d'injustice par l'action. La clé de la non-violence est la capacité de percevoir le potentiel de violence d'une situation avant que celle-ci n'éclate, pour ensuite agir et briser cette spirale. Si nous ne pouvons pas empêcher la violence de survenir, nous pouvons au moins travailler pour en minimiser les effets.
    Il est très important d'agir d'une manière conséquente à nos valeurs fondamentales. Il ne sera jamais dans notre intérêt d'utiliser la violence contre la police ou d'autres groupes. En pratique, ils peuvent déployer une force physique que nous ne saurions égaler. Mais vu sous un angle plus philosophique, nous ne voulons utiliser la force d'aucune manière que ce soit dans nos efforts de changement social. Nous voulons créer une société basée sur les droits et les besoins des humains; pas sur la menace et l'utilisation de la violence. Nous ne cherchons pas à dominer, mais bien à trouver la vérité et à nous supporter mutuellement à mesure que nous résolvons les conflits de manière non-violente.
    Même la nourriture que nous servons est un témoignage de notre dévouement à la non-violence. Nous essayons d'éviter tous les produits d'origine animale car nous voyons les dommages qu'ils causent, non seulement à l'animal mais aussi à notre santé, à l'environnement et à l'économie. La production industrielle de nourriture est un processus fondamentalement violent, qui implique le massacre de millions d'animaux ainsi que la contamination de notre air, de notre eau, de nos sols et de nos corps par les pesticides et fertilisants chimiques. Les lobbies de la viande, du lait et des produits chimiques contrôlent à coups de millions $ les décisions de nos gouvernements, pour que celles-ci servent leurs intérêts plutôt que ceux du public.
    La non-violence en pratique
    En tant qu'organisation, nous tentons d'être les plus inclusifs possible. Nous laissons de l'espace à toutes les options politiques progressistes, et nous laissons chacun s'exprimer librement. Pour certains, le fait de travailler pour de la bouffe et non des bombes constitue un changement de style de vie complet. Pour d'autres, il s'agit d'une affirmation de leurs valeurs et de leur amour de la vie, mené en parallèle à une carrière lucrative dans la société dominante. Nous essayons d'apprécier la contribution de chaque personne, sans nécessairement attendre qu'elle se dissocie complètement du statu quo. Notre monde est multiculturel, et les structures socio-politiques devront s'adapter à cette réalité. Lutter contre le racisme, le sexisme, l'homophobie, les classes sociales (voire même les castes) ainsi que d'autres formes de répression sont des choses essentielles à l'établissement d'un monde basé sur la vie et l'autonomie. Tous doivent s'engager dans ce travail multiculturel, aussi bien les membres de Food Not Bombs que les gens avec qui nous sommes en contact, dans la rue ou parmi les organisations qui coopèrent avec nous.
    Une des manières de parvenir à cela qui est unique à Food Not Bombs est la création de structures permettant un accès partagé aux ressources. Les membres de FNB localisent et recueillent des aliments pour des besoins communautaires plus vastes. Nous montrons donc par notre exemple comment un petit groupe d'individus aux ressources financières limitées peut faire une grande différence dans la qualité de vie de tout un quartier, en redonnant de la valeur aux déchets produits par l'économie capitaliste. D'ailleurs, un de nos grands espoirs est que la redistribution de ressources autres que la nourriture devienne une activité prise au sérieux par un nombre toujours plus grand de personnes. Après tout, nous aussi pourrions bénéficier de cela un jour.
    Les groupes De la Bouffe, pas des Bombes sont ouverts et démocratiques. Les décisions y sont prises selon un modèle appelé consensus. Le consensus crée un environnement où les différentes opinions peuvent être exprimées sans crainte, et où les conflits sont résolus d'une manière respectueuse et non-violente. Il ne s'agit pas d'une compétition d'idées destinées à gagner la faveur d'une majorité. Il s'agit plutôt d'un travail coopératif destiné à synthétiser toutes les idées en une décision qui semble être la meilleure pour toutes les parties concernées. Ce processus essaie de faire en sorte que tous puissent exprimer leur point de vue et participer à la prise de décisions. Le consensus ne signifie pas que tous pensent de la même manière; les participants peuvent concéder qu'il y a désaccord sur certains points et en arriver tout de même à un consensus sur les thèmes plus généraux.
    Les membres du groupe deviennent plus confiants lorsqu'ils sont encouragés à participer et à prendre plus de responsabilités vis-à-vis des actions collectives. Cela leur montre non seulement comment être forts et droits dans la non-violence, mais aussi comment frayer leur chemin vers le pouvoir. Il serait faux de prétendre bâtir une société où les responsabilités et le pouvoir sont égaux pour tous. Au contraire, il est beaucoup plus facile d'imaginer un monde où l'accès au pouvoir est égal pour tous. C'est pourquoi le consensus est un procédé par lequel tous peuvent participer activement à la prise de décision. Le modèle pratique que vous utiliserez sera cependant déterminé par la taille de votre groupe et ses besoins spécifiques.
    Histoires vécues
    Food Not Bombs a participé à des centaines d'événements au cours des dernières années, et chacun d'entre eux fut unique en son genre. Nous ne disposons pas d'un espace suffisant dans ce livre pour exposer chaque cas; nous avons identifié cependant trois événements constituant les points culminants des trois grandes époques de notre histoire: il s'agit du Food Not Bombs Free Concert for Disarmament ayant eu lieu le 2 mai 1982, lors de la période du Collectif de Cambridge (1981-1982); du First American Peace Test Nevada Test Site Action (APT) ayant eu lieu du 10 au 17 mars 1988, lors de la période des groupes d'affinités (1984 à 1988); puis des arrestations de membres de FNB-San Francisco ayant eu lieu dans le parc Golden Gate le 5 septembre 1988, jour de la Fête du Travail, lors de la période d'organisation nationale (1988 à 1991). Durant les quelques premières années, nous étions un collectif mettant en commun ses revenus, travaillant et vivant en coopérative à Cambridge, Massachusetts. Plus tard, nous avons évolué en groupes d'affinités de militants partageant des opinions semblables, vivant proches les uns des autres et s'occupant des tâches quotidiennes de Food Not Bombs. Encore plus tard, nous sommes devenus un réseau décentralisé d'organisations autonomes dont les ramifications s'étendirent partout aux États-Unis puis ailleurs dans le monde. Les pages suivantes racontent de manière détaillée les événements qui se sont produits pour chacune de ces époques.
    La période du collectif de Cambridge, de 1981 à 1982
    Le jour où nous avions prévu de tenir le Free Concert for Disarmament, nous nous sommes levés très tôt. Comme il était de mise chaque matin depuis un an, deux membres du collectif avaient quitté la maison avec nos quatre chiens et s'étaient entassés dans notre camionette Dodge 1967. La première halte, comme toujours, était la boulangerie du Square Harvard. Son gérant insistait pour que nous soyons sur place entre 7h30 et 7h35 exactement. Si nous arrivions quelques petites minutes en retard, les employés auraient déjà jeté les muffins et pains invendus dans le compacteur à déchets. Dans nos premières années, nous n'avions manqué que cinq jours, dont trois pour cause de tempête de neige. En conduisant, l'un de ces matins, nous nous sommes rappelés la fois que nous avions recueilli la bouffe pour notre première action. Celle-ci consistait en une soupe populaire lors de l'assemblée des actionnaires de la First National Bank of Boston, au pied de l'édifice de la Federal Reserve Bank en mars 1981.
    En tant que militants antinucléaires, nous voulions faire du théâtre de rue qui rappellerait aux passants la soupe populaire des années 30, de manière à souligner le gaspillage de ressources dans des projets demandant un grand apport de capitaux, alors que de nombreux citoyens de ce pays se retrouvent dans la rue et sans le sou. Au début, nous pensions demander à des comédiens de jouer le rôle des sans-abri; mais nous avons alors pensé que de vrais sans-abri pourraient jouer leur propre rôle. Nous avons donc fait une invitation que nous avons distribué à la rue des Pins et à d'autres refuges. Le matin de la réunion des actionnaires, nous avons recueilli le pain de la veille dans une boulangerie, des fruits et légumes à la coopérative locale et nous avons cuit un grand chaudron de soupe. Nous avons dressé une table au pied de l'édifice de la Federal Reserve, et à notre grande surprise, plus d'une centaine de personnes se sont présentées en quête d'un repas. Cette action était commanditée par un détachement de l'Alliance Clamshell (Coquille de palourde) et avait pour but de mettre en évidence les liens existant entre les directeurs de banque, les installations nucléaires et les entrepreneurs en bâtiment; tous les mêmes, en fait! Nous n'étions pas sûrs de nous en tirer sans arrestations, mais sommes allés de l'avant quand même. L'action s'est avéré un franc succès. Même quelques actionnaires sympathiques se sont arrêtés au passage pour nous donner un dollar ou deux!
    Notre deuxième action basée sur le théâtre de rue eut lieu le 20 août 1981, à l'extérieur d'une foire aux armes qui se tenait à l'Université de Boston. La nuit précédente, nous avions peinturé le contour de "cadavres" sur l'asphalte, avec de la peinture en aérosol, puis nous avions peint des champignons nucléaires à l'aide de pochoirs avec l'inscription "Today?" (Aujourd'hui?). Nous avions aussi collé des affiches disant "La guerre est un meutre au nom du profit" le long du chemin que les acheteurs et vendeurs d'armes emprunteraient de leur hôtel jusqu'au centre de conférences. Le jour de la foire, nous avons distribué de la bouffe gratuite et des pamphlets dénonçant l'avidité et l'opportunisme de ceux qui vendent de l'armement lourd. Ces pamphlets et les pancartes que nous brandissions arboraient eux aussi le champignon atomique. Samuel Day, journaliste chez The Progressive écrivit un bon article soulignant le contraste entre notre repas gratuit et le lunch du midi à 90 dollars qu'il avait eu en compagnie d'un général. Il mentionna aussi le fait que ce général avait pris soin de ne pas marcher sur les cadavres peints au sol.
    Après s'être rappelé ces premières actions et avoir recueilli le pain au Square Harvard, nous nous sommes dirigés vers Fresh Pond, le seul parc à Cambridge où il était légal de laisser les chiens courir sans laisse. Nos quatre chiens, Jasmine, Arrow, Sage et Yoda étaient des membres très importants du collectif. Ils s'assuraient de nous tirer du lit chaque matin, assez tôt pour que nous puissions faire notre récolte de bouffe et que nous les promenions à Fresh Pond; ils jouèrent aussi un rôle non négligeable dans le fait que les membres du collectif aient vécu en commune. Jasmine avait eu une portée de chiots à l'été 1980. Trois d'entre eux avaient été adoptés par des connaissances qui demeuraient alors dans des logements et des quartiers différents. Or dans l'année qui suivit, ces gens sont devenus de proches amis, en partie à cause de l'intérêt mutuel que nous avions pour les chiens; puis ils nous ont finalement rejoints et aidés à fonder le collectif. Par conséquent, Jasmine vécut de nouveau avec ses rejetons. Tous les jours, quelqu'un allait promener les chiens au parc et parfois le collectif au complet sortait se promener ensemble, ce qui nous donnait l'occasion de réfléchir et de planifier l'avenir. C'est au cours d'une de ces marches qu'a pris forme une série d'actions parmi les plus élaborées que nous ayons produites.
    Food Not Bombs avait planifié une série de trois marches de protestation partant de l'Hôtel de ville de Cambridge et se rendant jusqu'au Centre Draper de recherche sur l'armement du MIT (Massachusetts Institute of Technology), à l'été et l'automne de 1981. Nous voulions que ces manifestations mettent en relief l'influence que la course aux armements avait sur la politique locale. Plus spécifiquement, nous voulions faire comprendre comment le détournement de ressources humaines et financières vers l'armement réduisait les services publics à Cambridge. Notre maison, vous vous en doutez bien, se trouvait à mi-chemin entre le centre de recherche et l'Hôtel de ville. La première marche eut lieu le 6 août, jour anniversaire de la bombe d'Hiroshima. Nous avons distribué de la bouffe et organisé des discours sur le terre-plein, au beau milieu de la rue faisant face à l'entrée du Centre Draper. Pour frapper l'imagination et faire comprendre ce qui se passerait si une bombe d'une mégatonne tombait sur ce laboratoire, nous avons fait brûler l'annuaire téléphonique du Boston métropolitain et expliqué que tous les habitants qui y figurent seraient vaporisés en moins de temps qu'il n'en faut pour que le livre ne brûle.
    La marche suivante eut lieu le 10 octobre et s'appelait Music and March to End the Arms Race (Marche et musique pour mettre fin à la course aux armements). Une fois de plus, nous avons marché de l'Hôtel de ville jusqu'au centre de recherche; et cette fois, le général Duffy, le président du centre, était là pour nous accueillir. Quelques groupes de manifestants avaient été arrêtés pour avoir quitté la voie publique et envahi le terrain appartenant au laboratoire, et pour notre part nous négocions le droit de nous rassembler et de servir la bouffe sur ce même terrain. Nous avons promis au général que nous serions non-violents et nous avons eu une bonne discussion avec lui au sujet de la paix et des armes nucléaires. Il nous a assuré que lui aussi désirait la paix, mais que les armes nucléaires étaient nécessaires pour la maintenir dans notre monde moderne! Puisque nous étions au moins d'accord sur l'importance de la paix, le général Duffy accepta de nous laisser manifester sur les terrains du centre de recherche. C'est ce que nous fîmes illico, avec nos affiches, nos bannières, notre table de distribution et tous les employés du laboratoire qui nous regardaient à travers leurs fenêtres.
    Quelques temps avant la troisième marche, baptisée Marche pour la paix, nous avons installé une table au Square Brattle pour conscientiser les gens faisant leurs achats de Noël aux dangers des armes nucléaires qui étaient développées ici même dans notre ville. À cette époque, en 1981, plusieurs personnes ignoraient encore ces faits, ou simplement que tout cela pouvait se passer dans leur cour arrière. Nous étions alors en bons termes avec les conseillers municipaux et nous avons réussi à faire commanditer la marche par le Conseil municipal de Cambridge. Le 20 décembre 1981, il faisait à peine 4 degrés (15 degrés sous zéro, en Celsius) mais nous avons marché quand même, en empruntant le parcours habituel. À notre grand étonnement, 75 personnes ont défié le climat et ont marché avec nous. Nous avons fabriqué une gigantesque colombe à l'aide de draps et de bâtons de bois; plusieurs personnes devaient la tenir et c'est cette colombe de la paix qui a ouvert la marche.
    Mais il est temps de revenir à ce matin du Free Concert for Disarmament. Après la boulangerie du Square Harvard et notre marche revigorante au Fresh Pond, où nous avons refait nos plans en vue du concert, nous avons roulé jusqu'au Bread and Circus, un magasin d'aliments bio où nous avons pu charger des boîtes de légumes et des bacs de tofu mis de côté pour nous. Nous avons toujours été étonnés par la quantité de nourriture que nous étions capables de récupérer. Nous visitions régulièrement tout un réseau d'épiceries de quartier, et alors que nous faisions notre tournée ce matin-là, nous nous sommes mis à parler de la croissance de ce réseau, qui nous permettait de nourrir de plus en plus de gens en dépensant très peu d'argent. Naturellement, cela nous fit penser au premier grand événement où nous avons distribué des repas en masse.
    Cela avait eu lieu le 30 octobre 1981, la veille de l'Halloween, alors que le vice-président George Bush s'adressait aux actionnaires du MIT. Nous avons bricolé la première bannière Food Not Bombs pour cette occasion, et nous avons monté la table de distribution. Il y avait les discours de circonstance, et la foule de manifestants costumés s'élevait à plusieurs milliers de personnes. Après les discours, nous avons marché sur l'avenue Massachusetts et nous nous sommes rassemblés au pied de l'édifice où George Bush prenait la parole. Nous avons scandé des slogans, joué des tambours; nous étions si nombreux et bruyants que ce dernier dut raccourcir sa conférence. Nous avons amené une marionnette de Bush, nous l'avons brûlée symboliquement et puis un type fit brûler un drapeau des États-Unis. Par après, les barricades de bois installées par les policiers sont devenues un feu de joie au milieu de la rue et les chants, les percussions, la danse ont continué jusqu'au départ de M. Bush.
    Après s'être remémoré tout cela, nous sommes retournés à la maison de Food Not Bombs et nous avons déchargé le pain, les légumes, le tofu. Nous avons commencé à laver ce qu'il nous fallait pour cuisiner. Environ six personnes s'affairaient déjà à couper les légumes et à brasser de grandes chaudrées de soupe. Pendant ce temps, une autre équipe était sur place, dans le parc, en train de monter la scène et le système de son. Le "Monde de l'enfant en soi" (Land of the Younger Self) venait tout juste d'être créé; il s'agissait d'un monde fantaisiste où tous ceux qui le voulaient pouvaient s'amuser comme le font les plus jeunes. Le parc était rempli de souffleurs de bulles de savon, de maquilleurs et de surfaces de jeux. Des vendeurs de cristaux, de foulards et autres vêtements psychédéliques avaient dressé leurs étals. La nourriture est finalement arrivée et fut placée à côté de la table de documentation, tout près de la scène.
    Le spectacle commença avec une prestation de Dawna Hammers Graham, sur la scène, et une démonstration d'arts martiaux à l'autre bout du parc. Des gens de tous âges, de toutes tailles et de toutes les couleurs furent attirés par le son de la musique. Ils ont dansé et se sont bien amusés, surtout lors de la prestation du groupe de reggae One People. D'autres performances ont suivi, de la part d'Anni Loui et compagnie, Jane Albert et Lost Time Inity. À la fin de la journée, alors que la troupe Art of Black Dance and Music s'apprêtait à monter sur scène, le ciel s'était ennuagé et il se mit à pleuvoir. Il s'agissait tout de même d'un grand succès pour tous ceux qui s'étaient impliqué: un spectacle pacifique où des milliers de gens du quartier avaient pu s'amuser et danser, avec plein de bonnes choses à manger gracieuseté de Food Not Bombs.
    Dans les jours qui ont suivi, notre collectif a commencé à se préparer pour un grand rassemblement pour le désarmement prévu pour le 12 juin 1982, au fameux Central Park de New-York. Le 12 mai, nous avons servi des repas à bord du Rainbow Warrior, lors d'une conférence de presse destinée à promouvoir cet événement. (En guise de rappel, il s'agit du même Rainbow Warrior utilisé par Greenpeace pour dénoncer les essais nucléaires français dans le Pacifique Sud, et que les services secrets français ont coulé en y plaçant une bombe, dans le port d'Auckland, Nouvelle-Zélande, en 1985.) Une bonne partie de la nourriture consommée au rassemblement New Englanders for Peace de Portsmouth, New Hampshire, fut transportée par le Rainbow Warrior. Cet événement eut lieu quatre jours après la conférence de presse, soit le 16 mai, et se déroula aux limites de la base aérienne de Pease. Nous avons préparé et cuit la nourriture au beau milieu d'un champ, l'apport en eau étant assuré par un boyau d'arrosage. Nous avons servi un nombre incroyable de repas et nous avions emmené tant de bouffe, qu'à la fin de la journée nous avons dû distribuer des sacs remplis des légumes en surplus. Lors de la chanson d'adieu, les gens ont dansé en brandissant des carottes vers le soleil. Puis, dans la semaine qui a précédé le rassemblement de New-York, Food Not Bombs a tenu des tables de distribution sur l'avenue des Amériques, de l'avant-midi jusqu'au petit matin et ce, tous les jours. Cela nous a donné l'occasion de rencontrer des militants du monde entier et, comme vous le savez peut-être, plus d'un million de personnes ont finalement convergé vers Central Park le 12 juin pour manifester contre les armes nucléaires. Interrogé par un journaliste qui lui demandait si cette grande manifestation allait changer quoi que ce soit à la politique du gouvernement, le Secrétaire à la Défense de l'époque, Alexander Haig, avait rétorqué: "Laissons-les protester tant qu'ils le veulent, en autant qu'ils paient leurs taxes!"
    La période des groupes d'affinités, de 1984 à 1988
    Au printemps 1988, le collectif FNB de Boston et le collectif de San Francisco, qui venait tout juste de naître, se sont donné rendez-vous dans l'obscurité de la nuit, sous le ciel du désert du Nevada. Nous arrivions dans un campement appelé Camp de la paix, où s'étaient rassemblés des activistes du monde entier pour mener une campagne d'action directe non-violente contre les essais d'armes nucléaires ayant lieu dans le désert. Cette action organisée par l'American Peace Test fut la première occasion qu'ont eu des membres de Food Not Bombs des deux extrémités du pays de travailler ensemble.
    Le lendemain matin, nous avons chargé l'équipement dans notre camionnette, et avons roulé du Camp de la paix à la porte d'entrée de la base militaire. Nous avons monté nos tables, alors que les Wackenhuts (une armée privée engagée dans le but de "protéger" le site) se massaient devant la porte. Ils avaient l'air de vouloir procéder à notre arrestation sans crier gare. Toutefois, il était encore tôt et l'action n'avait pas encore commencé. Nous préparâmes un petit déjeûner de soupe au miso, puis un riz aux haricots pour les manifestants qui allaient se pointer sous peu. L'adrénaline qui coulait dans nos artères nous rappela un autre événement dans lequel Food Not Bombs avait nourri des manifestants se préparant à faire de la désobéissance civile, dans un édifice fédéral à Boston. Au printemps 1985, le gouvernement salvadorien, appuyé par les États-Unis, massacrait des civils et les Contras terrorisaient le Nicaragua. Le Congrès se préparait à voter et autoriser l'envoi de millions de dollars additionnels, pris à même nos poches, pour aider ces bourreaux. C'est pourquoi le Pledge of Resistance, une organisation nationale ayant pour but de stopper l'intervention militaire des États-Unis en Amérique centrale, s'affairait à préparer des actions dans l'espoir d'empêcher de nouveaux bains de sang. Beaucoup de bénévoles de Food Not Bombs étaient également actifs dans Pledge of Resistance. Si le Congrès approuvait l'envoi d'aide militaire additionnelle, le plan consisterait à paralyser par une occupation l'édifice fédéral John F. Kennedy dans les 24 heures suivantes.
    Puisque nous aurions un délai très court pour agir, nous avons pris le risque de faire de la publicité à l'avance: nous avons imprimé des milliers d'affiches annonçant une action le 7 mai, en espérant que le vote prévu pour le 6 mai aurait bel et bien lieu ce jour là. L'avenir nous a donné raison: le vote a eu lieu le 6 mai, le Pledge of Resistance a donné le feu vert à l'action et nos affiches ont pu envahir les rues à temps. Nous sommes arrivés le lendemain avec nos tables de distribution et de documentation, et la foule se mit à grossir rapidement. En peu de temps, 500 personnes pénétrèrent dans le lobby de l'édifice fédéral, et des milliers d'autres criaient des slogans et montraient leur colère à l'extérieur. Dans le lobby, il n'y avait plus un centimètre carré de libre, des gens étaient assis dans tous les recoins. Les employés devaient se frayer un chemin et enjamber les manifestants pour aller vers leurs bureaux, alors que ces derniers chantaient ou criaient leur désaccord face à l'aide militaire aux Contras. Les policiers essayèrent de nous convaincre de partir, puis menacèrent de procéder à notre arrestation. Mais nous étions déterminés et nous avons refusé de quitter les lieux. Un débat très énergique eut lieu parmi les occupants, et lorsque l'édifice ferma ses portes à six heures de l'après-midi, les policiers commencèrent à procéder aux arrestations. À l'extérieur, les manifestants criaient et montraient leur appui aux occupants; Food Not Bombs continuait pour sa part à nourrir tout ce beau monde. Finalement, plus de 500 personnes furent arrêtées ce jour là dans ce qui fut l'une des actions de désobéissance civile les plus réussies de l'histoire de Boston. En outre, notre appui alimentaire et logistique a permis aux activistes d'occuper l'édifice toute la journée et durant une bonne partie de la nuit.
    Après un matin à l'atmosphère tendue, passé à préparer la soupe au miso sous l'oeil attentif des Wackenhuts, les premiers manifestants se sont rassemblés à la porte principale. Il y avait beaucoup d'incertitude dans l'air quant à l'attitude qui serait adoptée par les Wackenhuts, en ce lieu perdu et éloigné de toute station de télé. Nous ne pouvions pas compter sur l'opinion publique pour sauver notre peau. Un groupe d'affinité inquiet s'est massé autour de notre table pour boire de la soupe chaude et se préparer psychologiquement. Des autobus remplis d'employés commençaient à passer devant nous, à franchir la grille et à entrer sur le site. Nous pouvions en apercevoir plusieurs autres, au loin sur la route, roulant en notre direction. C'est alors qu'un premier groupe d'affinité se positionna sur la route, et le défilement des autobus cessa. Les vigiles s'approchèrent et se mirent à agripper puis traîner les manifestants sur le bas-côté de la route; mais aussitôt, un autre groupe se positionnait de manière à bloquer le chemin. En peu de temps, une file de 30 à 40 véhicules attendait de pouvoir pénétrer sur la base. Quelques personnes furent arrêtées et placées dans un fourgon cellulaire qui les amènerait à la prison du comté de Beatty, où l'on procéderait à leur enregistrement avant de les libérer. D'autres furent tout simplement battus et poussés hors du chemin. Mais notre action retardait sérieusement les travailleurs qui se rendaient à leur poste de "préposé aux essais d'armes atomiques"; et grâce à nous, le coût du nucléaire augmentait petit à petit, comme à l'action de la centrale de Seabrook. Le blocus a continué pendant plus d'une heure, alors que les groupes se relayaient sur le pavé. Dans les heures qui ont suivi, nous étions complètement galvanisés par le succès de cette première journée d'une action qui devait durer une semaine. En démontant nos tables et en retournant au Camp de la paix de l'autre côté de la grande route, nous avons eu encore une fois l'occasion de nous remémorer nos actions des dernières années.
    Le Boston Pee Party du 29 octobre 1986 en est un exemple amusant. Dans les mois ayant précédé cette action, nous avions été confrontés à des situations complètement dingues. Le président Reagan avait poussé la répression vers de nouveaux sommets en demandant des tests de dépistage de drogue obligatoires et à grande échelle, au nom de la "Guerre contre la drogue". Un membre de Food Not Bombs travaillait alors comme technicien dans un laboratoire spécialisé dans ce genre de tests, et en savait long sur leur manque de fiabilité. Des personnes innocentes perdaient leur emploi à cause de résultats erronés, pendant que les média diffusaient une quantité incroyable de reportages sur la menace que représentait la drogue, et sur la nécessité de contourner certains droits civils pour gagner cette guerre à tout prix. Il nous apparut clair que les activistes politiques pouvaient être la cible parfaite de cette hystérie collective; nous avons donc prévu de riposter à cette répression en "inondant" la Maison Blanche d'échantillons d'urine. Nous avons toutefois abandonné cette idée de peur de passer pas mal de temps derrière les barreaux. Mais l'idée était trop géniale pour être abandonnée, et quelques semaines plus tard nous étions en train de planifier le Boston Pee Party dans un édifice fédéral. Nous avons conçu un flyer annonçant un piss-in le 29 octobre; mais vu le climat de répression de la Guerre contre la drogue, nous n'avons mis aucun numéro de téléphone de manière à ce que personne ne se fasse harceler par la police. Ensuite, nous avons obtenu une caisse de contenants semblables à ceux utilisés dans les hôpitaux pour récolter l'urine, puis nous avons ajouté à nos flyers l'adresse de la Maison Blanche de manière à ce que les gens puissent poster leurs échantillons au président Reagan à partir de leur logement, dans l'anonymat le plus complet. Pour ceux qui sont venus à la manifestation, nous avions des contenants et des autocollants sur lesquels était imprimée la même adresse; il était donc possible de poster les échantillons directement de la manifestation. Beaucoup d'échantillons le furent effectivement ce jour-là, quoique nous n'ayons aucune idée du succès de l'opération à l'échelle nationale. Abbie Hoffman a toutefois entendu parler de nous et a parlé de notre initiative dans son livre Steal This Urine Test. En fin de compte, seule la Maison Blanche connaît véritablement l'ampleur qu'a eu cette campagne "anti-antidrogue".
    Ici, dans le désert du Nevada, nous avions au moins la possibilité de voir les résultats de nos efforts. Le lendemain matin, un groupe d'affinité ad hoc s'est formé pendant le petit déjeuner. Composé de membres de Food Not Bombs ainsi que plusieurs autres personnes, ce groupe avait choisi de s'appeler Jackrabbit. Son but était d'utiliser des tactiques plus radicales, notamment en traversant le désert sans se faire détecter, pour ensuite aboutir au village de Mercury, habité exclusivement par des scientifiques et des techniciens dévoués aux essais d'armes nucléaires. Ce village se trouvait à environ huit milles (13 km) de la porte principale, à l'intérieur de la base. La veille au soir, lors du conseil quotidien tenu au Camp de la paix, les leaders avaient manifesté leur désapprobation face à ce genre d'actions aventureuses car ils croyaient que c'était trop risqué. Les autorités leur avaient fait savoir que quiconque entrerait à Mercury ferait face à des accusations criminelles et serait passible de six mois de prison. Mais nous sentions que si nous n'étions pas les bienvenus là-bas, c'est justement là-bas que nous devions aller! Et puis, qu'avaient-ils à cacher de si important? Alors le groupe Jackrabbit s'est entassé dans une camionnette et a roulé sur la grande route en direction nord, avant de bifurquer dans un col situé entre deux massifs montagneux complètement dénudés.
    Il faisait maintenant jour, et nous craignions d'être aperçus -même là-haut dans les montagnes- par un des hélicoptères de surveillance. Le conducteur, après s'être assuré qu'il n'y avait pas d'auto patrouille dans les environs, est sorti de la route et sept d'entre nous avons sauté dehors; nous avons couru au bas d'un talus, pour ensuite escalader les barbelés qui délimitent le site d'essais nucléaires. Nous avions des provisions d'eau, de fruits et de…carottes, comme il se doit. Nous nous sommes dirigés vers le nord, au-delà de la crête des montagnes, de manière à ce que les Wackenhuts, postés au bas de la vallée près de la porte principale, ne puissent pas nous apercevoir. La vie sauvage et les fleurs qui se développaient à travers les rochers étaient superbes et arboraient des couleurs brillantes; cela nous inspira des conversations portant sur le contraste entre toute cette beauté et l'holocauste nucléaire se préparant tout près, juste au-delà de la chaîne de montagnes. Le long du chemin, nous fîmes de petites pauses pour placer des pierres de façon à dessiner des symboles de paix. Tout cela était si beau que nous aurions bien voulu oublier les motifs de notre présence dans le désert et profiter tout simplement de notre marche; mais nous sommes revenus à la réalité assez brusquement lorsqu'un hélicoptère de surveillance nous a survolés. Nous sautâmes rapidement vers le bas sur une saillie protégée par deux hauts rochers. Les vigiles dans l'hélicoptère ne semblaient pas nous avoir aperçus, mais nous n'en étions pas sûrs. Nous décidâmes de descendre vers le fond de la vallée et de nous approcher le plus possible de Mercury avant d'être rattrapés. En arrivant en bas, nous avons aperçu le repère marquant un ancien point d'impact; un genre de cible pris dans la glaise. Nous l'avons déterré et mis au centre d'un grand symbole de paix improvisé à l'aide de pierres. Au fur et à mesure que nous avancions vers Mercury, il devenait clair que nous n'avions pas encore été repérés.
    Durant l'après-midi, nous passâmes à côté d'un curieux édifice, censé symboliser une maison aux limites d'une aire réservée aux explosions. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes au pied d'un grand réservoir d'eau tout blanc, marquant la limite du village. Pas très loin de nous, nous pouvions apercevoir deux types dans un pickup qui avaient l'air de se cacher pour boire de la bière. Nous étions en train de décider ce que nous devrions faire à notre entrée dans le village lorsque, tout à coup, plusieurs camionnettes et pickups de couleur blanche ont accéléré vers nous. Des hommes armés de fusils automatiques en sont sortis, nous encerclèrent et nous ordonnèrent de nous coucher à plat ventre. Ils nous fouillèrent, nous mirent les menottes et nous firent monter dans l'une des camionnettes.
    Alors que nous étions transportés hors de Mercury, nous avons aperçu un impressionnant éventail d'armes high-tech, du type Star Wars. Nous nous échangions quelques remarques à leur propos, mais nos gardes nous ordonnèrent de ne pas observer ni parler de cette artillerie et de regarder droit devant. Nous continuâmes notre observation de toutes façons, et parlâmes de l'apparence sinistre de ces armes, reflet de la mentalité de ceux qui croient qu'en fabriquer est une bonne idée. Puis à la manière de prisonniers de guerre, nous fûmes intimés de descendre du camion, et nous marchâmes à la pointe du fusil jusqu'à la "cage", une portion de désert clôturée et divisée en sections "hommes" et "femmes" près de la porte principale. Il faisait froid, la nuit commençait à tomber, et puis toute notre bouffe avait été confisquée. Captifs et sans vivres, notre conversation s'est naturellement orientée vers le type de manifestations incluant le jeûne.
    Nous nous sommes rappelés les "Vétérans jeûnent pour la vie". Ceci fut l'une des actions de Food Not Bombs les plus gratifiantes auxquelles nous ayons eu le privilège de participer. Des vétérans de tout le pays avaient planifié des jeûnes et organisé des manifs contre les guerres secrètes des USA en Amérique Centrale. À Boston, ils avaient monté un campement sur le Boston Common, avec tentes, bannières et tout le kit: ils ne passaient vraiment pas inaperçus, leur message était clair. Alors nous sommes allés les rejoindre au Common en brandissant notre plus grande bannière, dans le but de supporter leur manif. Toutefois, nous n'avions pas emmené de nourriture cette fois, puisque nous voulions respecter les vétérans qui jeûnaient. Or certains sans-abri des environs, qui nous connaissaient bien, vinrent vers nous en nous demandant où était la bouffe. Ils furent quelque peu estomaqués de voir, pour la première fois, des tables de Food Not Bombs sans nourriture.
    De retour à la réalité, toujours assis dans la cage en plein désert du Nevada, nous voyions nos supporters s'activer de plus belle. Une foule s'était amassée près de la porte principale plus tôt dans la journée; plusieurs tentatives de bloquer la route s'étaient soldées par de nouvelles arrestations et, par conséquent, la cage se remplissait. Food Not Bombs s'était occupé de nourrir tous ces manifestants, et maintenant que le jour s'achevait, les quelques militants qui restaient jouaient des percussions et dansaient pour célébrer une autre journée bien remplie. Il se mit tout à coup à pleuvoir des pommes et des oranges à l'intérieur de la cage: c'étaient nos amis de l'autre côté de la clôture qui nous les tiraient à bout de bras, de cette distance incroyable! Et puis, spontanément, un type sauta par dessus la clôture et courut vers nous. Avec les gardes à ses trousses, il parvint à nous rejoindre, à escalader la deuxième grille et à nous rejoindre en dedans sans se faire attraper. Son sac à dos était rempli de nourriture. Alors que nous mangions et attendions que le bureau du Sheriff nous transfère à Beatty pour l'enregistrement, nous avons eu l'occasion de nous remémorer un autre épisode où la police avait essayé de nous empêcher de nourrir les gens. Cette fois c'était au Carré Kenmore, juste à l'extérieur du stade Fenway, en plein championnat mondial de baseball.
    Pour les pauvres et les SDF du quartier, les succès des Red Sox avaient un goût de défaite. Pour la chambre de commerce locale par contre, chaque victoire se traduisait par des $$$ de profit. Et au nom des affaires, il fallait nettoyer le Carré Kenmore des bums, punks et autres indésirables. Suivant les bons conseils de la police de Boston, la chambre de commerce envoya un communiqué à tous les commerçants, les incitant à cadenasser leurs bacs à vidanges et encourager leurs voisins à faire de même, ainsi qu'à placer des affiches demandant aux clients de ne pas donner de monnaie aux mendiants. Le communiqué leur conseillait, de plus, de signaler à la police la présence d'indésirables, de bums, de punks, et de fournir autant que possible des photos et des indications quant à leurs allées et venues. En l'espace de quelques jours, les policiers donnèrent l'ordre aux SDF de déguerpir sous peine d'arrestation. Nous avons donc écrit une lettre de protestation à la chambre de commerce, à la police et aux journaux, soulignant le fait que les sans-abri ont les mêmes droits que tout le monde, et que ce genre de discrimination à leur égard entraînait la société sur une pente très glissante. Qui serait la prochaine victime de ce genre de logique fascisante? Food Not Bombs a commencé à organiser des rassemblements intitulés "Bienvenue au Carré Kenmore", avec de la bouffe gratuite. L'idée était de rapprocher les gens d'affaires du quartier et toutes ces personnes vivant sous les viaducs, dans les ruelles et dans les corridors des alentours. Les sans-abri sont venus, la presse est venue, mais les membres de la chambre de commerce ne se sont jamais présentés. Après plusieurs événements de ce type, et quelques articles de journaux embarrassants mettant en évidence leurs intentions illégales, la chambre de commerce dut se rétracter et abandonna ses projets sans plus de bruit. Et d'après l'opinion générale, les seules augmentations du vol au Carré Kenmore provenaient des commerces ayant gonflé leurs prix, pour profiter de l'affluence qu'apportait le Championnat!
    Les policiers du Nevada n'ont pas abandonné leurs poursuites, loin de là! Nous avons tous été transférés, finalement, à la ville de Tonopah dans les bus du Sheriff, et nous y avons passé les formalités habituelles. À partir de la porte principale, nous avons dû nous taper un voyage de trois heures, aller simple! Les centaines de personnes en état d'arrestation et les centaines de supporters que nous étions ont complètement envahi ce petit bled perdu en plein désert. Nous étions si nombreux que nous avons complètement vidé les réserves d'un restaurant. Les employés y travaillant ne se souvenaient pas d'avoir vu une file d'attente à la porte, pas même la veille du Jour de l'An, qui est normalement leur plus grosse soirée de l'année. Nous avons battu leur record de la soirée la plus occuppée! On aurait dit un gros party à travers toute la ville, sans aucun incident fâcheux. Finalement, après que tous eurent été relâchés du gymnase d'école où l'enregistrement avait lieu, et que presque tous aient eu de quoi boire ou manger, nous avons réussi à trouver du transport pour tous et sommes retournés au Camp de la Paix. 
    La Période d'organisation nationale, de 1988 à 1991
    Des groupes Food Not Bombs étaient déjà actifs à Boston, San Francisco et Washington D.C. à l'été 1988, mais l'événement qui a propulsé Food Not Bombs sur le devant de la scène nationale et même internationale, fut la série d'arrestations de la Fête du Travail dans le parc Golden Gate. Les récits qui suivent relatent les quatre semaines précédant ce jour, durant lesquelles des bénévoles furent arrêtés à répétition pour avoir nourri les nécessiteux. Cette période a culminé le jour même de la Fête du Travail, alors que plus de 700 supporters, -sans compter les centaines de SDF, policiers, journalistes et curieux-, se sont présentés dans le parc. Ces événements ont fait la manchette partout à travers le monde.
    Les semaines précédentes avaient été complètement folles. Des reporters télé nous interviewèrent. Des fonctionnaires de la ville nous offrirent un local pour cuisiner et distribuer la bouffe (alors qu'en fait l'édifice n'appartenait pas à la ville et n'était tout simplement pas disponible à ce moment). Tout cela sans compter la presse, qui nous prêtait implicitement de mauvaises intentions et déformait tout de manière à nous faire paraître non coopératifs. Et bien sûr, il fallait en plus composer avec les nombreuses arrestations. La Fête du Travail tombait un lundi, alors nous devions préparer une quantité de nourriture plus importante qu'à l'accoutumée. Il faut dire que les lundis précédents, nous avions attiré un nombre toujours plus grand de sans-abri, de supporters, -sans oublier les policiers-, en réponse à la couverture médiatique et à la controverse suscitée par les arrestations. Il est étonnant de voir, rétrospectivement, avec quelle naïveté et quelle spontanéité nous nous sommes enfoncés dans cette situation bizarre.
    Bien que nous ayions distribué des repas dans le parc Golden Gate depuis le mois de mai, les policiers sont venus faire une petite visite à notre table le premier lundi d'août pour nous dire que cela y était interdit. Nous leur avons répondu que nous croyions ne pas avoir à détenir de permis pour distribuer de la nourriture gratuitement, que cela était un droit garanti par la Constitution, et que nous avions écrit au Département des Parcs pour les informer de nos activités de toutes façons. Nous avions effectivement été porter une lettre demandant l'émission d'un permis le 11 juillet, et aucune réponse ne nous était encore parvenue. Les policiers sont partis, mais à la fin de la journée, alors que nous étions en train de faire nos boîtes, deux d'entre eux sont revenus et nous ont demandé: "Que faites-vous ici? Avez-vous un permis pour être ici?". Nous leur avons répondu que nous étions en train de quitter les lieux. À partir de ce moment, les deux flics ont commencé à nous coller des amendes pour des choses que nous ne faisions même pas, comme conduire sans notre ceinture de sécurité, avec un feu arrière défectueux, ainsi que pour d'autres motifs difficiles à comprendre. Nous étions stationnés dans les règles de l'art, notre moteur était arrêté et on nous accusait de violations au Code de la route! Nous sentions que nous étions dans l'eau bouillante. Alors qu'il signait la paperasse qu'on lui présentait, notre conducteur reçut un coup de poing dans la figure, gracieuseté d'un des policiers qui l'accusait d'avoir fait des commentaires "déplacés". Ce même policier ouvrit alors la portière, traîna notre ami en dehors du véhicule pour le précipiter contre le capot et le menotter. Un panier à salade est arrivé, notre ami fut emprisonné. Une heure plus tard, il était relâché sans autre forme de procès.
    Nous avions l'intuition que nous reverrions ces deux flics, et que le lunch du lundi suivant pourrait donner lieu encore une fois à ce genre de harcèlement. C'est pourquoi nous étions quelque peu nerveux alors que nous cuisinions nos immenses chaudrées de soupe. Nous avons chargé notre camionnette comme d'habitude, mais cette fois nous avons mis le cap sur le coin des rues Haight et Stanyan. Nous avons déchargé les vivres avec l'aide de ceux qui s'étaient pointés pour manger, et nous nous sommes installés sur le long du trottoir. Les gens se sont placés en file et nous avons commencé à les servir. Mais en quelques minutes à peine, des paniers à salade et des policiers à cheval ont surgi de toutes les directions. Deux rangées d'anti-émeute, casqués, blindés et brandissant leurs matraques, ont entouré les tables et les bénévoles. Le commandant donna l'ordre de procéder aux arrestations. Neuf d'entre nous avons donc été menottés et entassés dans le fourgon. Pourtant, notre moral était bon: Food Not Bombs pouvait être arrêté pour distribuer de la bouffe gratos dans un parc public. Cela constituait une assez bonne raison pour entreprendre la version américaine des Marches du Sel de Gandhi!
    Après avoir terminé les préparatifs pour la distribution de la Fête du Travail, nous avons encore une fois chargé notre camionnette. Mais nous ne voulions pas nous diriger directement vers le parc Golden Gate, car nous avions peur que notre bouffe ne soit confisquée avant même de pouvoir commencer à la servir. C'est pourquoi nous l'avons déchargée à différents endroits autour du parc Buena Vista, un parc plus petit situé le long de la rue Haight, à environ huit pâtés de maisons plus bas d'où nous avions l'habitude de nous installer. Nous avons ensuite stationné notre camionnette dans un autre quartier pour ne pas que les policiers ne puissent la remorquer. Des musiciens et des orateurs se relayaient pour entretenir la foule de plusieurs centaines de personnes qui avaient répondu à notre appel au droit de partager la bouffe avec ceux qui ont faim. Tous furent invités à donner un coup de main, et à transporter de la rue Haight jusqu'au parc Golden Gate les boîtes de nourriture, les livres, les pamphlets et les nappes à pique-nique (nos tables ayant été confisquées les semaines précédentes). Ceux qui ne transportaient ni nourriture ni matériel étaient invités à frapper sur des casseroles ou tout ce qui peut faire du bruit pendant que nous marchions et scandions "food not bombs, food not bombs" à la demande générale.
    La foule avait apparemment encore grossi, et occupait maintenant un coin complet du parc Golden Gate. Des membres de Food Not Bombs étendirent de grandes toiles bleues sur le gazon et mirent en place les boîtes et chaudrons. Des douzaines de volontaires s'apprêtaient à commencer la distribution lorsque des policiers anti-émeute, matraque bien dressée et visière baissée, ont déferlé sur le parc. Un moment donné, un policier a commencé a tabasser un bénévole. Un caméraman du Canal 5 s'affairait à filmer le tout lorsque le lieutenant qui supervisait les opérations le projeta à terre d'un vigoureux coup dans le dos. Le pauvre s'en tira avec quelques coupures au visage. Les policiers essayèrent ensuite d'encercler le site, mais les bénévoles et supporters n'arrêtaient pas de bouger. Il devint vite impossible de contrôler quoi que ce soit, puisque c'étaient maintenant les manifestants qui se mettaient à entourer les policiers, en dansant, en criant et en se moquant de leurs tentatives de prise de contrôle. Un groupe d'activistes se regroupa en cercle et se mit à chanter Give Peace a Chance en se tenant les mains. Cinquante-quatre bénévoles furent finalement arrêtés, mais nous ne nous doutions pas que ces attaques et ce harcèlement de la police à notre égard n'étaient encore qu'un début...
    À notre grande surprise, le maire de San Francisco manifesta le désir de nous rencontrer pour mettre un terme à cette situation de conflit. Mais les 54 arrestations commençaient à causer un malaise politique que la bonne volonté feinte ou réelle du maire ne suffirait pas à dissiper. Les autorités de San Francisco firent une gaffe monumentale en ordonnant l'arrestation des membres de Food Not Bombs. Les appuis à notre cause venaient de partout au pays, et ne cessaient de grossir. Les gens étaient en colère. Il était pratiquement impensable que des citoyens américains soient arrêtés pour avoir nourri des pauvres dans un parc. Le maire, le chef de police, le procureur municipal, une brochette de politiciens ainsi que des membres de l'ACLU se sont mis à négocier avec nous ainsi qu'avec les membres de différents groupes communautaires. Les discussions nous ont permis d'apprendre que les policiers utilisaient le Département des Parcs pour créer un problème là où il n'y en avait pas. Aucun permis n'était en fait nécéssaire pour exercer le genre d'activités propres à Food Not Bombs, et la municipalité de San Francisco parut vraiment stupide! En concluant cette réunion, nous avons convenu de nous retrouver le lendemain, et nous avons convenu qu'aucune des parties ne parlerait aux journalistes tant que nous ne serions pas parvenus à une entente. On nous a aussi promis qu'aucune arrestation de nos membres ne serait effectuée d'ici là.
    Peu avant la deuxième rencontre, un négociateur de notre équipe fut toutefois arrêté parce qu'il tentait de réconforter un vétéran du Viêt-Nam, écoeuré de vivre dans les parcs et menaçant de se jeter du haut du Pont Golden Gate. Relâché au bout de 45 minutes, notre négociateur fut en mesure de se rendre au rendez-vous pour la simple et bonne raison que celui-ci avait commencé en retard. Notre équipe a alors décidé de suspendre les pourparlers, car la municipalité s'était montrée indigne de notre confiance: en plus de procéder à l'arrestation de notre négociateur, elle avait émis la veille au soir un communiqué de presse peu flatteur à l'égard de Food Not Bombs. Nous avons donc dit au maire que nous continuerions coûte que coûte à distribuer des repas dans le parc, et qu'il serait de son ressort de décider si oui ou non des arrestations devraient être effectuées. Notre détermination l'a ébranlé. Monsieur le maire était peu habitué d'avoir à porter le fardeau de la responsabilité, et de voir son autorité défiée ouvertement. Bien que cela le fît arriver en retard à l'opéra ce soir-là, le maire organisa une conférence de presse dans laquelle il annonça une "entente" et qualifia l'équipe de Food Not Bombs de "pionniers dans l'effort pour mettre un terme à l'itinérance et la faim."
    À l'été 1989, les SDF de plusieurs grandes villes à travers les États-Unis créèrent des communautés temporaires autonomes qu'ils appelaient tent cities. Ces campements de fortune devinrent des lieux privilégiés d'action pour Food Not Bombs, notamment à New York et San Francisco, et attirèrent l'attention du public sur les qualités personnelles des pauvres. Les maires de ces deux villes se trouvaient en position délicate, puisque les conditions de vie des sans-abri ne cessaient de se détériorer et que certains contribuables frustrés ne se gênaient pas pour les rendre encore plus difficiles. Or les élus municipaux n'avaient aucune solution concrète à opposer au problème de la pauvreté, puisqu'ils refusaient dès le départ de reconnaître les failles d'un système politique basé sur la centralisation des pouvoirs. Ce qu'ils pouvaient faire de mieux était de mettre en évidence leur propre impuissance, en proposant des solutions pour le moins douteuses. Aux tables de distribution, à San Francisco, des itinérants nous ont raconté comment, la nuit précédente, des policiers avaient investi le parc, battu les gens et détruit les campements. Certaines personnes auraient même été emprisonnées. La nuit précédente, c'étaient les pompiers qui étaient venus les arroser copieusement. L'autre nuit d'avant, les policiers s'étaient présentés avec de puissants réflecteurs et avaient intimidé les campeurs au porte-voix. Après trois nuits consécutives de ce genre de harcèlement, notre aide était demandée avec insistance. Nous avons donc déménagé notre service de distribution de la Place des Nations-Unies jusque devant le très stratégique Hôtel de ville. Nous avons commencé une distribution le 28 juin à cinq heures de l'après-midi et continué sans arrêt, 24 heures sur 24.
    Les sans-abri avaient monté un campement sur Civic Center Plaza, de l'autre côté de la rue, face à l'Hôtel de ville. Cette tent city leur redonnait espoir et stimulait leur sens de l'organisation. Le maire menaça d'envoyer la police, mais la communauté se serrait les coudes et tenait bon. Lorsque le maire annonça que les tentes étaient interdites et que les "résidents" du parc ne pouvaient y dormir en aucun cas, il y eut un mouvement de foule spontané vers son bureau, et le balcon de l'Hôtel de ville fut décoré d'une immense bannière de Food Not Bombs! Le 12 juillet, la Ligue des activités policières a investi le Civic Center Plaza et a commencé à y installer une fête foraine complète, avec les autos tamponneuses, la grande roue et tout le bazar. Le nom de cette foire était "Empereur Norton", en hommage au clochard le plus célèbre du San Francisco du XIXe siècle! Quand nous avons vu cela arriver, nous avons craint que l'on ne nous arrête, pour ne pas que nous gênions l'installation des manèges. Nous avons donc caché les contenants de soupe dans un endroit sécuritaire. Le mardi 13 juillet, les flics sont intervenus: ils arrêtèrent plusieurs personnes et confisquèrent notre soupe. Aussitôt qu'ils eurent quitté, nous étions de retour avec encore plus de soupe et de pain! Les flics revinrent, nous prirent en flagrant délit et arrêtèrent plusieurs personnes encore une fois. Notre bonne organisation, qui nous permettait de répliquer ainsi plusieurs fois de suite, les mettait dans un embarras qu'ils allaient connaître encore et toujours plus à l'avenir.
    Le lendemain, vers midi, un grand rassemblement contre ces arrestations fut tenu devant l'Hôtel de ville. Food Not Bombs avait apporté de la bouffe et un groupe de manifestants, inspiré par les événements du mois de mai à la Place Tienanmen, s'est présenté avec une "déesse de la bouffe gratuite" de 15 pieds de haut, poussant un chariot d'épicerie d'une main et brandissant une carotte de l'autre. Les anti-émeute étaient encore une fois dans les parages... Lorsque la grande bannière Food Not Bombs fut déployée sur les marches de l'hôtel de ville, les personnes la tenant en place furent arrêtées. Puis après avoir passé l'après-midi dans un fourgon cellulaire, elles furent transférées à la centrale de police de la zone nord, où on leur a lu une injonction de la Cour interdisant la distribution gratuite de nourriture. Un des membres de l'équipe fut ensuite emmené en Cour Supérieure, où il dut se défendre lui-même. Après avoir déclaré l'ordre de la Cour "moralement incompréhensible", il fit la déclaration suivante: "Les contribuables de San Francisco seront mis à rude épreuve, puisque des centaines et des centaines de personnes continueront de se faire arrêter de la sorte. En aucun cas nous ne respecterons votre injonction qui est du véritable terrorisme juridique." Cette déclaration allait devenir réalité: Food Not Bombs a continué d'exercer son droit de servir des repas gratuits à tous les jours; Food Not Bombs a continué de subir des arrestations pour revenir à la charge avec encore plus de bouffe aussitôt les policiers partis!
    Après les arrestations de la Fête du Travail 1989, dans le parc Golden Gate, nous avons tous dansé et festoyé autour des restes de bouffe qui n'avaient pas été confisqués. Puis les derniers d'entre nous dûmes trouver un moyen de quitter les lieux sans nous faire attraper. Nous avons donc décidé de remonter en groupe la rue Haight sur une distance d'un pâté de maisons. C'est alors que des flics à moto ont rejoint les retardataires qui suivaient à environ 30 pieds derrière nous. Ils les projetèrent au sol avec leurs matraques, les traînèrent dans le milieu de la rue et les arrêtèrent. Nous pensions être les prochains à subir le même sort, nous avons donc bifurqué aussitôt sur une rue transversale et avons couru jusqu'au sommet de la colline Buena Vista. Une fois parvenus de l'autre côté, nous l'avons redescendue en empruntant les ruelles, jusqu'à ce que nous atteignions la station de télé Canal 4. Nous sommes passés en ondes peu de temps après notre arrivée, et on nous a demandé pourquoi nous nous obstinions à servir de la bouffe même si nous risquions l'arrestation à chaque fois. Nous avons expliqué que donner à manger à ceux qui ont faim est un devoir, que cette activité n'est sujette à aucune réglementation et est de toutes façons protégée par la Constitution. Nous avons encouragé les gens à se tenir debout et défendre leurs droits. C'est ainsi que se termina l'entrevue.
    Bien que la municipalité nous ait enfin octroyé un permis après cette vague d'arrestations, c'en n'était pas fini du harcèlement et des tentatives de nous empêcher d'exercer nos activités. L'oppression a continué durant l'été 1990, et se poursuit encore de nos jours. Or, durant toute cette époque et en partie grâce à elle, Food Not Bombs a continué de grandir et de répandre sa philosophie. Les actions relatées ci-haut et les arrestations qui s'ensuivirent nous ont donné une attention et une crédibilité inestimables.
    Au moment d'écrire ce livre, seule la municipalité de San Francisco avait commis ces bévues. Les groupes Food Not Bombs de East Bay, Sacramento, Santa Rosa et Long Beach n'ont pas (encore) été arrêtés. Les groupes de Washington, New York, Boston et Portland, Oregon, n'ont pas subi de contraintes non plus. Depuis ce temps, nous continuons de croître et de servir des repas gratuits quotidiennement. De nouvelles organisations surgissent un peu partout à l'année longue, et peut-être qu'aujourd'hui est le jour où Food Not Bombs apparaîtra dans votre patelin!
    Cuisiner pour la paix (annexe)

    Dépliant-type
    L'argent dépensé dans le monde en armement à chaque semaine serait suffisant pour nourrir toute la population de la Terre pendant un an. Quand des milliers de personnes meurent de faim à chaque jour, comment peut-on dépenser encore un dollar pour la guerre? Si vous êtes de ceux qui croient que les gens ont davantage besoin de nourriture que de bombes, appelez-nous aujourd'hui. Les prochaines années pourraient changer le monde profondément, et ce pour des générations. De la Bouffe, pas des Bombes (Food Not Bombs) travaille pour que ces changements soient positifs pour tout le monde.
    De la Bouffe, pas des Bombes a plusieurs projets qui s'amorcent ou qui sont déjà en branle dans votre entourage :
    ·    Distribution de nourriture gratuite pour les gens dans le besoin.
    ·    Tables de discussion pour donner de l'information à propos de la nourriture saine, de la paix et de la justice.
    ·    Préparation de repas chauds pour des manifestations ou des événements artistiques.
    ·    Organisation d'actions créatives s'opposant à la guerre et la pauvreté.
    Nous vous invitons à travailler avec nous pour fournir les services et l'information dont a désespérément besoin la communauté. Vous pouvez faire une différence.
    Appelez-nous au: (votre numéro de téléphone ici)
    De la Bouffe, pas des Bombes
    Votre adresse
    et numéro de téléphone
    La date
    Lettre-type destinée à la direction des restaurants
    Cher gérant,
    De la Bouffe, pas des Bombes aimerait recueillir les surplus de nourriture que vous pourriez avoir. Nous distribuons cette nourriture aux maisons d'accueil et aux cuisines populaires, tout en en la servant nous mêmes aux gens qui ont faim.
    De la Bouffe, pas des Bombes est fier d'être efficace et ponctuel dans ses cueillettes et ses livraisons.
    Votre établissement va bénéficier de ce geste, et sera fier de savoir que ses surplus de nourriture vont à ceux qui en ont vraiment besoin. Plusieurs propriétaires, dans d'autres villes ou quartiers, ont d'ailleurs fait des économies de frais et de taxes relatives à l'enlèvement des ordures.
    Appelez-nous pour nous faire savoir quel moment vous irait le mieux pour la cueillette des surplus. Merci.
    Sincèrement,
    Votre nom,
    Bénévole
    Si la police essaie de saisir votre nourriture
    Si la police commence à saisir votre nourriture ou à arrêter des bénévoles, nous avons découvert que diviser les repas en trois, en les servant seulement un tiers à la fois, est une bonne solution. Nous mettons la soupe et les salades dans des chaudières de plastique de cinq gallons avec des couvercles.
    Dites aux gens qui attendent pour la nourriture qu'ils sont invités à rester même après que la première partie du repas ait été confisquée, puisque davantage de nourriture s'en vient! Faites-leur savoir que la police ne prend qu'une partie du repas. Ceci les calmera. Ceux qui attendent pour manger peuvent avoir l'impression que la police leur vole tout leur repas, se mettre en colère et donner aux policiers la "chance" de se battre avec les affamés.
    Après que les policiers aient quitté le secteur, sortez la nourriture à nouveau tout en en gardant encore une partie cachée au cas où ils reviendraient.
    La police revient rarement une troisième fois, car elle se sent ridicule d'être déjà intervenue deux fois.
    Si la police "colle" et surveille le secteur, vous pouvez peut-être les faire partir. Après quelques tentatives d'arrêter le service, elle réalise qu'il est préférable de quitter que de rester et de montrer que leur autorité peut être défiée avec succès.
    Si vous continuez vos distributions de bouffe de façon régulière, le gouvernement va abandonner et vous allez vous mériter le respect de la population. N'arrêtez pas à cause de la police!
    Ordre du jour typique d'une réunion de De la Bouffe, pas des Bombes
    1. Ouverture de la réunion (10 minutes)
    2. Adoption de l'ordre du jour (5 minutes)
    3. Organisation du calendrier (45 minutes)
    4. Solidarité (actions où de la bouffe peut être distribuée, 20 minutes)
    5. Rapports des comités (30 minutes)
    6. Finances (10 minutes)
    7. Prochaine réunion (5 minutes)
    8. Retour sur la réunion (Remarques et commentaires, 15 minutes)
    Citations
    "Cette politique de non-poursuite est vraiment frustrante et inquiétante… Il y aura des problèmes si le département suspend les arrestations… De la Bouffe, pas des Bombes en ferait sûrement une affaire publique, avec d'agaçantes distributions de nourriture tape-à-l'oeil et mal placées. Il pourrait en résulter une situation chaotique et il s'agirait d'un précédent dangereux pour les autres groupes qui refusent d'obéir à la loi…"Capitaine Dennis P. Martel, Officier, Poste de police du secteur nord, 9 février 1990, dans un mémo officiel de la Police de San Francisco.
    "Plusieurs d'entre ceux qui ont été interviewés ont dit que la frustration et la colère sont susceptibles de monter de tous les côtés si des fonds ne sont pas trouvés pour les services sociaux. Sans argent, disent-ils, la petite chicane de cet automne entre les policiers et FNB pourrait bien annoncer des conflits plus sérieux. "Si les sans-abri étaient organisés et dirigés sérieusement, il pourrait y avoir d'importants remous sociaux; il pourrait y avoir un soulèvement" dit Harry de Ruyter, directeur des services sociaux pour l'armée du salut à San Francisco."San Francisco Chronicle, 31 octobre 1988.
    "Ils [De la Bouffe pas des Bombes] croient qu'ils peuvent manipuler les sans-abri pour jeter les bases d'un ordre social radical nouveau genre."Art Agnos, Maire de San Francisco, 26 août 1988.
    "Ils [De la Bouffe, pas des Bombes] ne vendent jamais de nourriture, mais la donnent gratuitement. En plus de huit ans, nous n'avons jamais eu de plaintes ou de difficultés reliées à la santé avec ce groupe. Ils aiment avoir un appui communautaire avec une large base. En fait, ce groupe travaille en coopération avec la ville dans notre volonté mutuelle d'éduquer le public à propos des dangers de la guerre nucléaire et d'encourager la paix au moyen du désarmement nucléaire." Alfred E. Velluci, Maire de Cambridge, 20 janvier 1989, (dans une lettre à Ben Gale du Département de la Santé de San Francisco, trouvée dans les dossiers de la Police de San Francisco).
    À propos des auteurs
    C. T. Lawrence Butler est déménagé à Boston en 1976 avec une troupe de théatre qu'il avait aidé à former dans sa ville natale de Newark, Delaware. En 1979, il rejoint des groupes d'affinités sous la demande d'un ami acteur et participe à deux tentatives majeures d'occupation à la centrale nucléaire de Seabrook. Ces actions ont initié C.T. à deux concepts - l'action directe non-violente et les prises de position par consensus - qui ont changé sa vie. Dans la dernière décennie, C.T. a poursuivi son exploration de ces deux disciplines en devenant un militant contre les taxes de guerre et en participant à plusieurs groupes d'action politique et de revendications sociales. En 1980, C.T. et un groupe d'amis ont formé le collectif De la Bouffe, pas des Bombes à Cambridge. Plus tard, C.T. a été reconnu pour son travail à Cambridge en étant nommé à la Commission de l'éducation pour la paix et le désarmement nucléaire de la ville. Au moment d'écrire ce livre, C.T. vivait à Portland au Maine avec plusieurs amis travaillant pour créer une communauté visant la sensibilisation à l'écologie. Il habite maintenant au Vermont. Il est père, auteur, militant politique pro-féministe, formateur sur la non-violence et le consensus et chef cuisinier végétarien. Voici quelques organismes dans lesquels il est (ou fut) impliqué: l'Organisation nationale des hommes contre le sexisme, Les Verts (USA), la Ligue de résistance à la guerre, le Réseau des formateurs sur la non-violence de la Nouvelle-Angleterre, ACT UP! (Maine), les Verts de Casco Bay et le Centre de ressources pour la résistance contre les taxes de guerre, sans oublier The Dove, un journal sur la résistance contre les taxes de guerre où il fut co-éditeur. C.T. a aussi travaillé sur un troisième livre (le livre de recettes de Food Not Bombs).
    Keith McHenry est né à Francfort, Allemagne, en 1957 alors que son père y faisait carrière comme militaire. Son arrière-arrière-grand-père du côté paternel était l'un des signataires de la Constitution américaine, ainsi que le Sécrétaire de Guerre de George Washington. Son grand-père du côté maternel était quant à lui un des planificateurs des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki!
    En 1974, Keith entreprit des études en peinture à l'Université de Boston. Après l'université, il travailla trois ans pour le Département des parcs nationaux, voyagea à travers les États-Unis en faisant toutes sortes de petits boulots, et fit des voyages à Seabrook, New Hampshire, pour y manifester contre l'énergie nucléaire. En 1979, il fonda une firme de publicité à Boston. L'année suivante, il se joignit à sept amis pour fonder Food Not Bombs. Après huit ans à servir de la nourriture et à travailler comme graphiste, Keith et son épouse Andrea ont déménagé à San Francisco où ils ont mis sur pied un autre groupe FNB. Depuis lors, Keith a été battu 13 fois, a été détenu sous caution de 100 000$, a passé plus de 450 jours en prison, et a même risqué d'y passer le reste de ses jours en tant que premier homme blanc soumis à la loi Three Strikes de Californie (si vous êtes condamné trois fois pour le même délit -même mineur- vous risquez un minimum de 25 ans derrière les barreaux). Il a été hospitalisé plusieurs fois et a dû subir une intervention chirurgicale après que la police l'ait matraqué entre les deux yeux!

     
           
    Keith McHenry, le premier des quelque 1000 bénévoles de FNB ayant été arrêtés jusqu'à ce jour pour avoir servi de la nourriture sans permis. (Photo prise le 16 août 1988, Parc Golden Gate, San Francisco, Californie, U$A.)     

    Matériel disponible
    Vous pouvez commander les éléments suivants, arborant le logo de Food Not Bombs:
    ·    épinglettes
    ·    autocollants
    ·    bannières
    ·    T-shirts
    ·    Matériel de papeterie
    Il est aussi possible de commander les ouvrages suivants (en anglais):
    ·    The Story of Miso
    ·    A Short History of Food Not Bombs
    ·    The Food Not Bombs/San Francisco Handbook
    ·    The Seven Steps to Organizing a Food Not Bombs
    ·    Formal Consensus (dépliant)
    ·    On Conflict and Consensus
    ·    The Food Not Bombs Menu (organe officiel d'information, mis à jour régulièrement)
    Pour commandes ou plus d'informations:

    Teléphone sans frais en Amérique du Nord: 1-800-884-1136 / 1-816-531-8708
    A FOOD NOT BOMBS MENU P.O. Box 32075, Kansas City, MO 64171 U$A
    foodnotbombs@earthlink.net
    http://home.earthlink.net/~foodnotbombs/

    Alimentation/Politique/Justice sociale/Livre de recettes (texte paru à l'endos de la version papier)
    Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, des centaines de millions de tonnes de nourriture parfaitement comestible et souvent emballée dans de beaux contenants se retrouvent chaque année dans les dépotoirs. Or les statistiques indiquent que la mortalité infantile, la pauvreté et la malnutrition augmentent dans la majeure partie des pays industrialisés. Selon les auteurs, un dixième seulement de toute la nourriture ainsi jetée pourrait suffire à vaincre la faim dans ces pays.
    Le réseau de groupes autonomes De la bouffe, pas des Bombes (Food Not Bombs), fondé à Boston au début des années 80, a pour but de récupérer une partie de cette nourriture avant qu'elle ne soit gaspillée, pour ensuite la servir aux affamés. Mais ce n'est pas tout: comme l'indique son nom, De la Bouffe, pas des Bombes entend utiliser la distribution de nourriture comme un moyen de conscientiser et d'éduquer les classes moyenne et défavorisée. En effet, la pauvreté qui apparaît au beau milieu de l'abondance est le résultat de choix politiques et économiques douteux, donnant plus d'importance aux armes et aux profits qu'à la Vie. Encore faut-il attirer l'attention sur la manière dont ces choix sont effectués dans le cadre de la soi-disant économie de marché.
    De la Bouffe, pas des Bombes donne une grande quantité de conseils, recueillis auprès d'une douzaine de chapitres aux États-Unis, sur le meilleur moyen de recueillir la nourriture et combler les besoins de centaines de personnes. Ce livre explique comment concocter des mets simples, savoureux et nutritifs pour ensuite transformer les soupes populaires en rassemblements politiques. De plus, un historique du mouvement vous en apprendra beaucoup sur l'art de négocier avec la police, les politiciens et les médias pour mieux servir la communauté.
    Finalement, ce livre vous invite à former un groupe Food Not Bombs dans votre municipalité et rejoindre un réseau dont les ramifications s'étendent principalement aux États-Unis, au Mexique, au Canada, au Québec et maintenant en Europe. (Pas moins de 169 de ces groupes étaient à l'oeuvre selon le décompte d'avril 1997.) Souhaitons que les pays francophones se joignent au mouvement et que retentissent plus que jamais les slogans: "De la bouffe, pas des bombes! Des maisons, pas des prisons!"


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  •        L’éternité par les astres -Hypothèse astronomique

                            par Louis Auguste BLANQUI



    I

    l’univers. – l’infini.

    L’univers est infini dans le temps et dans l’espace, éternel, sans bornes et indivisible. Tous les corps, animés et inanimés, solides, liquides et gazeux, sont reliés l’un à l’autre par les choses même qui les séparent. Tout se tient. Supprimât-on les astres, il resterait l’espace, absolument vide sans doute, mais ayant les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, espace indivisible et illimité.

    Pascal a dit avec sa magnificence de langage "L’univers est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part." Quelle image plus saisissante de l’infini ? Disons d’après lui, et en précisant encore : L’univers est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part.

    Le voici devant nous, s’offrant à l’observation et au raisonnement. Des astres sans nombre brillent dans ses profondeurs. Supposons-nous à l’un de ces "centres de sphère" , qui sont partout, et dont la surface n’est nulle part, et admettons un instant l’existence de cette surface, qui se trouve dès lors la limite du monde.

    Cette limite sera-t-elle solide, liquide ou gazeuse ? Quelle que soit sa nature, elle devient aussitôt la prolongation de ce qu’elle borne ou prétend borner. Prenons qu’il n’existe sur ce point ni solide, ni liquide, ni gaz, pas même l’éther. Rien que l’espace, vide et noir. Cet espace n’en possède pas moins les trois dimensions, et il aura nécessairement pour limite, ce qui veut dire pour continuation, une nouvelle portion d’espace de même nature, et puis après, une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, indéfiniment.

    L’infini ne peut se présenter à nous que sous l’aspect de l’indéfini. L’un conduit à l’autre par l’impossibilité manifeste de trouver ou même de concevoir une limitation à l’espace. Certes, l’univers infini est incompréhensible, mais l’univers limité est absurde. Cette certitude absolue de l’infinité du monde, jointe à son incompréhensibilité, constitue une des plus crispantes agaceries qui tourmentent l’esprit humain. Il  existe, sans doute, quelque part, dans les globes errants, des cerveaux assez vigoureux pour comprendre l’énigme impénétrable au nôtre. Il faut que notre jalousie en fasse son deuil.

    Cette énigme se pose la même pour l’infini dans le temps que pour l’infini dans l’espace. L’éternité du monde saisit l’intelligence plus vivement encore que son immensité. Si l’on ne peut consentir de bornes à l’univers, comment supporter la pensée de sa non-existence ? La matière n’est pas sortie du néant. Elle n’y rentrera point. Elle est éternelle, impérissable. Bien qu’en voie per­pétuelle de transformation, elle ne peut ni diminuer, ni s’accroître d’un atome.

    Infinie dans le temps, pourquoi ne le serait-elle pas dans l’étendue ? Les deux infinis sont inséparables. L’un implique l’autre à peine de contradiction et d’absurdité. La science n’a pas constaté encore une loi de solidarité entre l’espace et les globes qui le sillonnent. La chaleur, le mouvement, la lumière, l’électricité, sont une nécessité pour toute l’étendue. Les hommes compétents pensent qu’aucune de ses parties ne saurait demeurer veuve de ces grands foyers lumineux, par qui vivent les mondes. Notre opuscule repose en entier sur cette opinion, qui peuple de l’infinité des globes l’infinité de l’espace, et ne laisse nulle part un coin de ténèbres, de solitude et d’immobilité.

    __________

    II

    L’INDÉFINI

    On ne peut emprunter une idée, même bien faible, de l’infini qu’à l’indé­fini, et cependant cette idée si faible revêt déjà des apparences formidables. Soixante-deux chiffres, occupant une longueur de 5 centimètres environ, donnent 20 octo-décillions de lieues, ou en termes plus habituels, des milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de fois le chemin du soleil à la terre.

    Qu’on imagine encore une ligne de chiffres, allant d’ici au soleil, c’est-à-dire longue, non plus de 15 centimètres, mais de 37 millions de lieues. L’étendue qu’embrasse cette énumération n’est-elle pas effrayante ? Prenez maintenant cette étendue même pour unité dans un nouveau nombre que voici : La ligne de chiffres qui le composent part de la terre et aboutit à cette étoile là-bas, dont la lumière met plus de mille ans pour arriver jusqu’à nous, en faisant 75 000 lieues par seconde. Quelle distance sortirait d’un. pareil calcul, si la langue trouvait des mots et du temps pour l’énoncer !

    On peut ainsi prolonger l’indéfini à discrétion, sans dépasser les bornes de l’intelligence, mais aussi sans même entamer l’infini. Chaque parole fût-elle l’indication des plus effroyables éloignements, on parlerait des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer en somme qu’une insignifiance dès qu’il s’agit de l’infini.

    __________

    III

    DISTANCES PRODIGIEUSES DES étoiles

    L’univers semble se dérouler immense à nos regards. Il ne nous montre pourtant qu’un bien petit coin. Le soleil est une des étoiles de la voie lactée, ce grand rassemblement stellaire qui envahit la moitié du ciel, et dont les constellations ne sont que des membres détachés, épars sur la voûte de la nuit. Au-delà, quelques points imperceptibles, piqués au firmament, signalent les astres demi-éteints par la distance, et là-bas, dans les profondeurs qui déjà se dérobent, le télescope entrevoit des nébuleuses, petits amas de poussière blanchâtre, voies lactées des derniers plans.

    L’éloignement de ces corps est prodigieux. Il échappe à tous les calculs des astronomes, qui ont essayé en vain de trouver une parallaxe à quelques-uns des plus brillants : Sirius, Altaïr, Wèga (de la Lyre). Leurs résultats n’ont point obtenu créance et demeurent très-problématiques. Ce sont des à peu près, ou plutôt un minimum, qui rejette les étoiles les plus proches au-delà de 7000 milliards de lieues. La mieux observée, la 61e du Cygne, a donné 23 000 milliards de lieues, 658 700 fois la distance de la terre au soleil.

    La lumière, marchant à raison de 75 000 lieues par seconde, ne franchit cet espace qu’en dix ans et trois mois. Le voyage en chemin de fer, à dix lieues par heure, sans une minute d’arrêt ni de ralentissement, durerait 250 millions d’années. De ce même train, on irait au soleil en 400 ans. La terre, qui fait 233 millions de lieues chaque année, n’arriverait à la 61e du Cygne qu’en plus de cent mille ans.

    Les étoiles sont des soleils semblables au nôtre. On dit Sirius cent cinquante fois plus gros. La chose est possible, mais peu vérifiable. Sans contredit, ces foyers lumineux doivent offrir de fortes inégalités de volume. Seulement, la comparaison est hors de portée, et les différences de grandeur et d’éclat ne peuvent guère être pour nous que des questions d’éloignement ou plutôt des questions de doute. Car, sans données suffisantes, toute appréciation est une témérité.
    __________

    IV

    CONSTITUTION PHYSIQUE DES ASTRES.

    La nature est merveilleuse dans l’art d’adapter les organismes aux milieux, sans s’écarter jamais d’un plan général qui domine toutes ses œuvres. C’est avec de simples modifications qu’elle multiplie ses types jusqu’à l’impossible. On a supposé, bien à tort, dans les corps célestes, des situations et. des êtres également fantastiques, sans aucune analogie avec les hôtes de notre planète. Qu’il existe des myriades de formes et de mécanismes, nul doute. Mais le plan et les matériaux restent invariables. On peut affirmer sans hésitation qu’aux extrémités les plus opposées de l’univers, les centres nerveux sont la base, et l’électricité l’agent-principe de toute existence animale. Les autres appareils se subordonnent à celui-là, suivant mille modes dociles aux milieux. Il en est certainement ainsi dans notre groupe planétaire, qui doit présenter d’innom­brables séries d’organisations diverses. Il n’est même pas besoin de quitter la terre pour voir cette diversité presque sans limites.

    Nous avons toujours considéré notre globe comme la planète-reine, vanité bien souvent humiliée. Nous sommes presque des intrus dans le groupe que notre gloriole prétend agenouiller autour de sa suprématie. C’est la densité qui décide de la constitution physique d’un astre. Or, notre densité n’est point celle du système solaire. Elle n’y forme qu’une infime exception qui nous met à peu près en dehors de la véritable famille, composée du soleil et des grosses planètes. Dans l’ensemble du cortège, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, comp­tent, comme volume, pour 2 sur 2417, et en y joignant le Soleil, pour 2 sur 1 281 684. Autant compter pour zéro !

    Devant un tel contraste, il y a quelques années seulement, le champ était ouvert à la fantaisie sur la structure des corps célestes. La seule chose qui ne parût point douteuse, c’est qu’ils ne devaient en rien ressembler au nôtre, On se trompait. L’analyse spectrale est venue dissiper cette erreur, et démontrer, malgré tant d’apparences contraires, l’identité de composition de l’univers. Les formes sont innombrables, les éléments sont les mêmes, Nous touchons ici à la question capitale, celle qui domine de bien haut et annihile presque toutes les autres ; il faut donc l’aborder en détail et procéder du connu à l’inconnu.

    Sur notre globe jusqu’à nouvel ordre, la nature a pour éléments uniques à sa disposition les 64 corps simples, dont les noms viennent ci-après. Nous disons "jusqu’à nouvel ordre", parce que le nombre de ces corps n’était que 53 il y a peu d’années. De temps à autre, leur nomenclature s’enrichit de la découverte de quelque métal, dégagé à grand’peine, par la chimie, des liens tenaces de ses combinaisons avec l’oxygène. Les 64 arriveront à la centaine, c’est probable. Mais les acteurs sérieux ne vont guère au-delà de 25. Le resta ne figure qu’à titre de comparses. On les dénomme corps simples, parce qu’on les a trouvés jusqu’à présent irréductibles. Nous les rangeons à peu près dans l’ordre de leur importance :


     
    1. Hydrogène.    33. Manganèse.      
    2. Oxygène.    34. Zirconium.      
    3. Azote.    35. Cobalt.      
    4. Carbone.    36. Iridium.      
    5. Phosphore.    37. Bore.      
    6. Soufre.    38. Strontium      
    7. Calcium.    39. Molybdène.       
    8. Silicium.    40. Palladium.      
    9. Potassium.    41. Titane.      
    10. Sodium.    42. Cadmium.      
    11. Aluminium.    43. Sélénium.      
    12. Chlore.    44. Osmium.      
    13. Iode.    45. Rubidium.      
    14. Fer.    46. Lantane.      
    15. Magnésium.    47. Tellure.      
    16. Cuivre.    48. Tungstène.      
    17. Argent.    49. Uranium.      
    18. Plomb.    50. Tantale.      
    19. Mercure.    51. Lithium.      
    20. Antimoine.    52. Niobium.      
    21. Baryum.    53. Rhodium.      
    22. Chrome.    54. Didyme.      
    23. Brome.    55. Indium.      
    24. Bismuth.    56. Terbium.      
    25. Zinc.    57. Thallium.      
    26. Arsenic.    58. Thorium.      
    27. Platine.    59. Vanadium.      
    28. Étain.    60. Ytrium.      
    29. Or.    61. Caesium.      
    30. Nickel.    62. Ruthénium.      
    31. Glucinium.    63. Erbium.      
    32. Fluor.    64.Cérium     

    Les quatre premiers, hydrogène, oxygène, azote, carbone, sont les grands agents de la nature. On ne sait auquel d’entre eux donner la préséance, tant leur action est universelle. L’hydrogène tient la tête, car il est la lumière de tous les soleils. Ces quatre gaz constituent presqu’à eux seuls la matière organique, flore et faune, en y joignant le calcium, le phosphore, le soufre, le sodium, le potassium, etc.

    L’hydrogène et l’oxygène forment l’eau, avec adjonction de chlore, de sodium, d’iode pour les mers. Le silicium, le calcium, l’aluminium, le magné­sium, combinés avec l’oxygène, le carbone, etc., composent les grandes mas­ses des terrains géologiques, les couches superposées de l’écorce terrestre. Les métaux précieux ont plus d’importance chez les hommes que dans la nature.

    Naguère encore, ces éléments étaient tenus pour spécialités de notre globe. Que de polémiques, par exemple, sur le soleil, sa composition, l’origine et la nature de la lumière ! La grande querelle de l’émission et des ondulations est à peine terminée. Les dernières escarmouches d’arrière-garde retentissent encore. Les ondulations victorieuses avaient échafaudé sur leur succès une théorie assez fantastique que voici : "Le soleil, simple corps opaque comme la première pla­nète venue, est enveloppé de deux atmosphères, l’une, semblable à la nôtre, servant de parasol aux indigènes contre la seconde, dite photosphère, source éternelle et inépuisable de lumière et de chaleur."

    Cette doctrine, universellement acceptée, a longtemps régné dans la scien­ce, en dépit de toutes les analogies. Le feu central qui gronde sous nos pieds atteste suffisamment que la terre a été autrefois ce qu’est aujourd’hui le soleil, et la terre n’a jamais endossé de photosphère électrique, gratifiée du don de pérennité.

    L’analyse spectrale a dissipé ces erreurs. Il ne s’agit plus d’électricité inusable et perpétuelle, mais tout prosaïquement d’hydrogène brûlant, là comme ailleurs, avec le concours de l’oxygène. Les protubérances roses sont des jets prodigieux de ce gaz enflammé, qui débordent le disque de la lune, pendant les éclipses totales de soleil. Quant aux taches solaires, on avait eu raison de les représenter comme de vastes entonnoirs ouverts dans des masses gazeuses. C’est la flamme de l’hydrogène, balayée par les tempêtes sur d’im­menses surfaces, et qui laisse apercevoir, non pas comme une opacité noire, mais comme une obscurité relative, le noyau de l’astre, soit à l’état liquide, soit à l’état gazeux fortement comprimé.

    Donc, plus de chimères. Voici deux éléments terrestres qui éclairent l’uni­vers, comme ils éclairent les rues de Paris et de Londres. C’est leur combi­naison qui répand la lumière et la chaleur. C’est le produit de cette combi­naison, l’eau, qui crée et entretient la vie organique. Point d’eau, point d’atmosphère, point de flore ni de faune. Rien que le cadavre de la lune.

    Océan de flammes dans les étoiles pour vivifier, océan d’eau sur les planètes pour organiser, l’association de l’hydrogène et de l’oxygène est le gouvernement de la matière, et le sodium est leur compagnon inséparable dans leurs deux formes opposées, le feu et l’eau. Au spectre solaire, il brille en première ligne ; il est l’élément principal du sel des mers.

    Ces mers, aujourd’hui si paisibles, malgré leurs rides légères, ont connu de tout autres tempêtes, quand elles tourbillonnaient en flammes dévorantes sur les laves de notre globe. C’est cependant bien la même masse d’hydrogène et d’oxygène ; mais quelle métamorphose ! L’évolution est accomplie. Elle s’ac­complira également sur le soleil. Déjà ses taches révèlent, dans la combustion de l’hydrogène, des lacunes passagères, que le temps ne cessera d’agrandir et de tourner à la permanence. Ce temps se comptera par siècles, sans doute, mais la pente descend.

    Le soleil est une étoile sur son déclin. Un jour viendra où le produit de la combinaison de l’hydrogène avec l’oxygène, cessant de se décomposer à nouveau pour reconstituer à part les deux éléments, restera ce qu’il doit être, de l’eau. Ce jour verra finir le règne des flammes, et commencer celui des vapeurs aqueuses, dont le dernier mot est la mer. Ces vapeurs, enveloppant de leurs masses épaisses l’astre déchu, notre monde planétaire tombera dans la nuit éternelle.

    Avant ce terme fatal, l’humanité aura le temps d’apprendre bien des choses. Elle sait déjà, de par la spectrométrie, que la moitié des 64 corps simples, composant notre planète, fait également partie du soleil, des étoiles et de leurs cortèges. Elle sait que l’univers entier reçoit la lumière, la chaleur et la vie organique, de l’hydrogène et de l’oxygène associés, flammes ou eau.

    Tous les corps simples ne se montrent pas dans le spectre solaire, et réciproquement les spectres du soleil et des étoiles accusent l’existence d’élé­ments à nous inconnus. Mais cette science est neuve encore et inexpérimentée. Elle dit à peine son premier mot et il est décisif. Les éléments des corps célestes sont partout identiques. L’avenir ne fera que dérouler chaque jour les preuves de cette identité. Les écarts de densité, qui semblaient de prime abord un obstacle insurmontable à toute similitude entre les planètes de notre système, perdent beaucoup de leur signification isolante, quand on voit le soleil, dont la densité est le quart de la nôtre, renfermer des métaux tels que le fer (densité, 7,80), le nickel (8,67). le cuivre (9,95), le zinc (7,19), le cobalt (7,81), le cadmium (8,69), le chrome (5,90).

    Que les corps simples existent sur les divers globes en proportions inégales, d’où résultent des divergences de densité, rien de plus naturel. Évidemment, les matériaux d’une nébuleuse doivent se classer sur les planètes selon les lois de la pesanteur, mais ce classement n’empêche pas les corps simples de coexister dans l’ensemble de la nébuleuse, sauf à se répartir ensuite selon un certain ordre, en vertu de ces lois. C’est précisément le cas de notre système, et, selon toute apparence, celui des autres groupes stellaires. Nous verrons plus loin quelles conditions ressortent de ce fait.
    ___________

    V

    OBSERVATIONS SUR LA COSMOGONIE DE LAPLACE.
    –  LES COMÈTES.

    Laplace a puisé son hypothèse dans Herschell qui l’avait tirée de son télescope. Tout entier aux mathématiques, l’illustre géomètre s’occupe beau­coup du mouvement des astres et fort peu de leur nature. Il ne touche à la question physique qu’avec nonchalance, par de simples affirmations, et se hâte de retourner aux calculs de la gravitation, son objectif permanent. Il est visible que sa théorie est aux prises avec deux difficultés capitales : l’origine ainsi que la haute température des nébuleuses, et les comètes. Ajournons pour un instant les nébuleuses et voyons les comètes. Ne pouvant à aucun titre les loger dans son système, l’auteur, pour s’en défaire, les envoie promener d’étoile en étoile. Suivons-les, afin de nous en débarrasser nous-mêmes.

    Tout, le monde aujourd’hui en est arrivé à un profond mépris des comètes, ces misérables jouets des planètes supérieures qui les bousculent, les tiraillent en cent façons, les gonflent aux feux solaires, et finissent par les jeter dehors en lambeaux. Déchéance complète ! Quel humble respect jadis, quand on saluait en elles des messagères de mort ! Que de huées et de sifflets depuis qu’on les sait inoffensives ! On reconnaît bien là les hommes.

    Toutefois, l’impertinence n’est pas sans une légère nuance d’inquiétude. Les oracles ne se privent pas de contradictions. Ainsi Arago, après avoir pro­clamé vingt fois la nullité absolue des comètes, après avoir assuré que le vide le plus parfait d’une machine pneumatique est encore beaucoup plus dense que la substance cométaire, n’en déclare pas moins, dans un chapitre de ses œuvres, que "la transformation de la terre en satellite de comète est un événe­ment qui ne sort pas du cercle des probabilités."

    Laplace, savant si grave, si sérieux, professe également le pour et le contre sur cette question. Il dit quelque part : "La rencontre d’une comète ne peut produire sur la terre aucun effet sensible. Il est très-probable que les comètes l’ont plusieurs fois enveloppée sans avoir été aperçues..." Et ailleurs : "Il est facile de se représenter les effets de ce choc (d’une comète) sur la terre : l’axe et le mouvement de rotation changés ; les mers abandonnant leurs anciennes positions pour se précipiter vers le nouvel équateur ; une grande partie des hommes et des animaux noyés dans ce déluge universel, ou détruits par la violente secousse imprimée au globe, des espèces entières anéanties..." etc.

    Des oui et non si catégoriques sont singuliers sous la plume de mathéma­ticiens. L’attraction, ce dogme fondamental de l’astronomie, est parfois tout aussi maltraitée. Nous l’allons voir en disant un mot de la lumière zodiacale.

    Ce phénomène a déjà reçu bien des explications différentes. On l’a d’abord attribué à l’atmosphère du soleil, opinion combattue par Laplace. Sui­vant lui, "l’atmosphère solaire n’arrive pas à mi-chemin de l’orbe de Mer­cure. Les lueurs zodiacales proviennent des molécules trop volatiles pour s’être unies aux planètes, à l’époque de la grande formation primitive, et qui circulent aujourd’hui autour de l’astre central. Leur extrême ténuité n’oppose point de résistance à la marche de corps célestes, et nous donne cette clarté perméable aux étoiles."

    Une telle hypothèse est peu vraisemblable. Des molécules planétaires, volatilisées par une haute température, ne conservent pas éternellement leur chaleur, ni par conséquent la forme gazeuse, dans les déserts glacés de l’éten­due. De plus, quoi qu’en dise Laplace, cette matière, si ténue qu’on la sup­pose, serait un obstacle sérieux aux mouvements des corps célestes, et amènerait avec le temps de graves désordres.

    La même objection réfute une idée récente, qui fait honneur de la lumière zodiacale aux débris des comètes naufragées dans les tempêtes du périhélie. Ces restes formeraient un vaste océan qui englobe et dépasse même les orbites de Mercure, Vénus et la Terre. C’est pousser un peu loin le dédain des comètes que de confondre leur nullité avec celle de l’éther, voire même du vide. Non, les planètes ne feraient pas bonne route au travers de ces nébulosités, et la gravitation ne tarderait pas à s’en mal trouver.

    Il semble encore moins rationnel de chercher l’origine des lueurs mysté­rieuses de la région zodiacale dans un anneau de météorites circulant autour du soleil. Les météorites, de leur nature, ne sont pas très-perméables à la clarté des étoiles.

    En remontant un peu haut, peut-être trouverait-on le chemin de la vérité. Arago a dit je ne sais où : "La matière cométaire a pu assez fréquemment entrer dans notre atmosphère. Cet événement est sans danger. Nous pouvons, sans nous en apercevoir, traverser la queue d’une comète..." Laplace n’est pas moins explicite : "Il est très-probable, dit-il, que les comètes ont plusieurs fois enveloppé la terre sans être aperçues..."

    Tout le monde sera de cet avis, Mais on peut demander aux deux astro­nomes ce que sont devenues ces comètes. Ont-elles continué leur voyage ? Leur est-il possible de s’arracher aux étreintes de la terre et de passer outre ? L’attraction est donc confisquée ? Quoi ! Cette vague effluve cométaire, qui fatigue la langue à définir son néant, braverait la force qui maîtrise l’univers !

    On conçoit que deux globes massifs, lancés à fond de train, se croisent par la tangente et continuent de fuir, après une double secousse. Mais que des inanités errantes viennent se coller contre notre atmosphère, puis s’en déta­chent paisiblement pour suivre leur route, c’est d’un sans-gêne peu acceptable. Pourquoi ces vapeurs diffuses ne demeurent-elles pas clouées à notre planète par la pesanteur ?

    "Justement ! Parce qu’elles ne pèsent pas, dira-t-on. Leur inconsistance même les dérobe. Point de masse, point d’attraction." Mauvais raisonnement. Si elles se séparent de nous pour rallier leur corps d’armée, c’est que le corps d’armée les attire et nous les enlève. A quel titre ? La terre leur est bien supérieure en puissance. Les comètes, on le sait, ne dérangent personne, et tout le monde les dérange, parce qu’elles sont les humbles esclaves de l’attrac­tion. Comment cesseraient-elles de lui obéir, précisément quand notre globe les saisit au corps et ne devrait plus lâcher prise ? Le soleil est trop loin pour les disputer à qui les tient de si près, et dût-il entraîner la tête de ces cohues, l’arrière-garde, rompue et disloquée, resterait au pouvoir de la terre

    Cependant on parle, comme d’une chose toute simple, de comètes qui entourent, puis abandonnent notre globe. Personne n’a fait à cet égard la moindre observation. La marche rapide de ces astres suffit-elle pour les sous­traire à l’action terrestre, et poursuivent-ils leur course par l’impulsion acquise ?

    Une pareille atteinte à la gravitation est impossible et nous devons être sur la voie des lueurs zodiacales. Les détachements cométaires, faits prisonniers dans ces rencontres sidérales, et refoulés vers l’équateur par la rotation, vont former ces renflements lenticulaires qui s’illuminent aux rayons du soleil, avant l’aurore, et surtout après le crépuscule du soir. La chaleur du jour les a dilatés et rend leur luminosité plus sensible qu’elle ne l’est le matin, après le refroidissement de la nuit.

    Ces masses diaphanes, d’apparence toute cométaire, perméables aux plus petites étoiles, occupent une étendue immense, depuis l’équateur, leur centre et leur point culminant comme altitude et comme éclat, jusque bien au-delà des tropiques, et probablement jusqu’aux deux pôles, où elles s’abaissent, se contractent et s’éteignent.

    On avait toujours logé jusqu’ici la lumière zodiacale hors de la terre, et il était difficile de lui assigner une place ainsi qu’une nature conciliables à la fois avec sa permanence et ses variations. Mais c’est la terre elle-même qui en porte la cause, enroulée autour de son atmosphère, sans que le poids de la colonne atmosphérique en reçoive un atome d’augmentation. Cette pauvre substance ne pouvait donner une preuve plus décisive de son inanité.

    Les comètes, dans leurs visites, renouvellent peut-être plus souvent qu’on ne le pense les contingents prisonniers. Ces contingents, du reste, ne sauraient dépasser une certaine hauteur sans être écumés par la force centrifuge, qui emporte son butin dans l’espace. L’atmosphère terrestre se trouve ainsi dou­blée d’une enveloppe cométaire, à peu près impondérable, siège et source de la lumière zodiacale. Cette version s’accorde bien avec la diaphanéité des comètes, et de plus, elle tient compte des lois de la pesanteur qui n’autorisent pas l’évasion des détachements capturés par les planètes.

    Reprenons l’histoire de ces nihilités chevelues. Si elles évitent Saturne, c’est pour tomber sous la coupe de Jupiter, le policier du système. En faction dans l’ombre, il les flaire, avant même qu’un rayon solaire les rende visibles, et les rabat éperdues vers les gorges périlleuses. Là, saisies par la chaleur et dilatées jusqu’à la monstruosité, elles perdent leur forme, s’allongent, se désagrègent et franchissent à la débandade la passe terrible, abandonnant par­tout des traînards, et ne parvenant qu’à grand’peine, sous la protection du froid, à regagner leurs solitudes inconnues.

    Celles-là seules échappent, qui n’ont pas donné dans les traquenards de la zone planétaire. Ainsi, évitant de funestes défilés, et laissant au loin, dans les plaines zodiacales, les grosses araignées se promener au bord de leurs toiles, la comète de 1811 fond des hauteurs polaires sur l’écliptique, déborde et tour­ne rapidement le soleil, puis raille et reforme ses immenses colonnes disper­sées par le feu de l’ennemi. Alors seulement, après le succès de la manœuvre, elle déploie aux regards stupéfaits les splendeurs de son armée, et continue majestueusement sa retraite victorieuse dans les profondeurs de l’espace.

    Ces triomphes sont rares. Les pauvres comètes viennent, par milliers, se brûler à la chandelle. Comme les papillons, elles accourent légères, du fond de la nuit, précipiter leur volte autour de la flamme qui les attire, et ne se déro­bent point sans joncher de leurs épaves les champs de l’écliptique. S’il faut en croire quelques chroniqueurs des cieux, depuis le soleil jusque par delà l’orbe terrestre, s’étend un vaste cimetière de comètes, aux lueurs mystérieuses, apparaissant les soirs et matins des jours purs. On reconnaît les mortes à ces clartés-fantômes, qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles.

    Ne seraient-ce pas plutôt les captives suppliantes, enchaînées depuis des siècles aux barrières de notre atmosphère, et demandant en vain ou la liberté ou l’hospitalité ? De son premier et de son dernier rayon, le soleil intertropical nous montre ces pâles Bohémiennes, qui expient si durement leur visite indiscrète à des gens établis.

    Les comètes sont véritablement des êtres fantastiques. Depuis l’installation du système solaire, c’est par millions qu’elles ont passé au périhélie. Notre monde particulier en regorge, et cependant, plus de la moitié échappent à la vue, et même au télescope. Combien de ces nomades ont élu domicile chez nous ?... Trois..., et encore peut-on dire qu’elles vivent sous la tente. Un de ces jours, elles lèveront le pied et s’en iront rejoindre leurs innombrables tribus dans les espaces imaginaires. Il importe peu, en vérité, que ce soit par des ellipses, des paraboles ou des hyperboles.

    Après tout, ce sont des créatures inoffensives et gracieuses, qui tiennent souvent la première place dans les plus belles nuits d’étoiles. Si elles viennent se prendre comme des folles dans la souricière, l’astronomie y est prise avec elles et s’en tire encore plus mal. Ce sont de vrais cauchemars scientifiques. Quel contraste avec les corps célestes ! Les deux extrêmes de l’antagonisme, des masses écrasantes et des impondérabilités, l’excès du gigantesque et l’excès du rien.

    Et cependant, à propos de ce rien, Laplace parle de condensation, de vaporisation, comme s’il s’agissait du premier gaz venu. Il assure que, par les chaleurs du périhélie, les comètes, à la longue, se dissipent entièrement dans l’espace. Que deviennent-elles après cette volatilisation ? L’auteur ne le dit pas, et probablement ne s’en inquiète guère. Dès qu’il ne s’agit plus de géo­métrie, il procède sommairement, sans beaucoup de scrupules. Or, si éthérée que puisse et doive être la sublimation des astres chevelus, elle demeure pourtant matière. Quelle sera sa destinée ? Sans doute, de reprendre plus tard, par le froid, sa forme primitive. Soit. C’est de l’essence de comète qui repro­duit des diaphanéités ambulatoires. Mais ces diaphanéités, suivant Laplace et d’autres auteurs, sont identiques avec les nébuleuses fixes.

    Oh ! par exemple, halte-là ! il faut arrêter les mots au passage pour vérifier leur contenu. Nébuleuse est suspect. C’est un nom trop bien mérité ; car il a trois sens différents. On désigne ainsi 1° une lueur blanchâtre, qui est décomposée par de forts télescopes en innombrables petites étoiles très-serrées ; 2° une clarté pâle, d’aspect semblable, piquetée de un ou plusieurs petits points brillants, et qui ne se laisse pas résoudre en étoiles ; 3° les comètes.

    La confrontation minutieuse de ces trois individualités est indispensable. Pour la première, les amas de petites étoiles, point de difficulté. On est d’accord. La contestation porte tout entière sur les deux autres. Suivant Laplace, des nébulosités, répandues à profusion dans l’univers, forment, par un premier degré de condensation, soit des comètes, soit des nébuleuses à points brillants, irréductibles en étoiles, et qui se transforment en systèmes solaires. Il explique et décrit en détail cette transformation.

    Quant aux comètes, il se borne à les représenter comme de petites nébu­leuses errantes qu’il ne définit pas, et ne cherche nullement à différencier des nébuleuses en voie d’enfantement stellaire, Il insiste, au contraire, sur leur ressemblance intime, qui ne permet de distinguer entre elles que par le déplacement des comètes devenu visible aux rayons du soleil. En un mot, il prend dans le télescope d’Herschell des nébuleuses irréductibles et en fait indifféremment des systèmes planétaires ou des comètes. Ce n’est qu’une question d’orbites et de fixité ou d’irrégularité dans la gravitation. Du reste, même origine : "les nébulosités éparses dans l’univers", partant même constitution.

    Comment un si grand physicien a-t-il pu assimiler des lueurs d’emprunt, glaciales et vides, aux immenses gerbes de vapeurs ardentes qui seront un jour des soleils ? Passe, si les comètes étaient de l’hydrogène. On pourrait supposer que de grandes masses de ce gaz, restées en dehors des nébuleuses-étoiles, errent en liberté à travers l’étendue, où elles jouent la petite pièce de la gravitation. Encore serait-ce du gaz froid et obscur, tandis que les berceaux stello-planétaires sont des incandescences, si bien que l’assimilation entre ces deux sortes de nébuleuses resterait encore impossible. Mais ce pis-aller même fait défaut. Comparé aux comètes, l’hydrogène est du granite. Entre la matière nébuleuse des systèmes stellaires et, celle des comètes, il ne peut rien y avoir de commun. L’une est force, lumière, poids et chaleur ; l’autre, nullité, glace, vide et ténèbres.

    Laplace parle d’une similitude si parfaite entre les deux genres de nébu­leuses qu’on a beaucoup de peine à les distinguer. Quoi ! Les nébuleuses volatilisées sont à des distances incommensurables, les comètes sont presque à portée de la main, et d’une vaine ressemblance entre deux corps séparés par de tels abîmes, on conclut à l’identité de composition ! mais la comète est un infiniment petit, et la nébuleuse est presque un univers. Une comparaison quelconque entre de telles données est une aberration.

    Répétons encore que, si pendant l’état volatil des nébuleuses, une partie de l’hydrogène se dérobait en même temps à l’attraction et à la combustion, pour s’échapper libre dans l’espace et devenir comète, ces astres rentreraient ainsi dans la constitution générale de l’univers, et pourraient. d’ailleurs jouer un rôle redoutable. Impuissants, comme masse, dans une rencontre planétaire, mais embrasés au choc de l’air et au contact de son oxygène, ils feraient périr par le feu tous les corps organisés, plantes et animaux. Seulement, de l’avis unanime, l’hydrogène est à la substance cométaire ce que serait un bloc de marbre pour l’hydrogène lui-même.

    Qu’on suppose maintenant des lambeaux de nébulosités stellaires, errant de système en système, à l’instar des comètes. Ces amas volatils, au maximum de température, passeraient autour de nous, non pas brouillard subtil, terne et transi, mais trombe effroyable de lumière et de chaleur, qui aurait bientôt coupé court à nos polémiques sur leur compte. L’incertitude s’éternise au sujet des comètes. Discussions et conjectures ne terminent rien. Quelques points toutefois semblent éclaircis. Ainsi, l’unité de la substance cométaire ne fait pas doute. C’est un corps simple, qui n’a jamais présenté de variante dans ses apparitions, déjà si nombreuses. On retrouve constamment cette même ténuité élastique et dilatable jusqu’au vide, cette translucidité absolue qui ne gêne en rien le passage des moindres lueurs.

    Les comètes ne sont ni de l’éther, ni du gaz, ni un liquide, ni un solide, ni rien de semblable à ce qui constitue les corps célestes, mais une substance indéfinissable, ne paraissant avoir aucune des propriétés de la matière connue, et n’existant pas en dehors du rayon solaire qui les tire une minute du néant, pour les y laisser retomber. Entre cette énigme sidérale et les systèmes stellaires qui sont l’univers, radicale séparation. Ce sont deux modes d’exis­tence isolés, deux catégories de la matière totalement distinctes, et sans autre lien qu’une gravitation désordonnée, presque folle. Dans la description du monde, il. n’y a nul compte à en tenir. Elles ne sont rien, ne font rien, n’ont qu’un rôle, celui d’énigme.

    Avec ses dilatations à outrance du périhélie, et ses contractions glacées de l’aphélie, cet astre follet représente certain géant des mille et une nuits, mis en bouteille par Salomon, et l’occasion offerte, s’épandant peu à peu hors de sa prison en immense nuage, pour prendre figure humaine, puis revaporisé et reprenant le chemin du goulot, pour disparaître au fond de son bocal. Une comète, c’est une once de brouillard, remplissant d’abord un milliard de lieues cubes, puis une carafe.

    C’est fini de ces joujoux, ils laissent le débat ouvert sur cette question : "Les nébuleuses sont-elles toutes des amas d’étoiles adultes, ou bien faut-il voir dans quelques-unes d’entre elles des fœtus d’étoiles, soit simples, soit multiples ?" Cette question n’a que deux juges, le télescope et l’analyse spectrale. Demandons-leur une stricte impartialité qui se garde surtout contre l’influence occulte des grands noms. Il semble, en effet, que la spectrométrie incline un peu à trouver des résultats conformes à la théorie de Laplace.

    La complaisance pour les erreurs possibles de l’illustre mathématicien est d’autant moins utile que sa théorie puise dans la connaissance actuelle du sys­tème solaire une force capable de tenir tête même au télescope et à l’analyse spectrale, ce qui n’est pas peu dire. Elle est la seule explication rationnelle et raisonnable de la mécanique planétaire, et ne succomberait certainement que sous des arguments irrésistibles…

    VI

    ORIGINE DES MONDES.

    Cette théorie a un côté faible pourtant… le même toujours, la question d’origine, esquivée cette fois par une réticence. Malheureusement, omettre n’est pas résoudre. Laplace a tourné avec adresse la difficulté, la léguant à d’autres. Quant à lui, il en avait dégagé son hypothèse, qui a pu faire son chemin débarrassée de cette pierre d’achoppement.

    La gravitation n’explique qu’à moitié l’univers. Les corps célestes, dans leurs mouvements, obéissent à deux forces, la force centripète ou pesanteur, qui les fait tomber ou les attire l’un vers l’autre, et la force centrifuge qui les pousse en avant par la ligne droite. De la combinaison de ces deux forces résulte la circulation plus ou moins elliptique de tous les astres. Par la sup­pression de la force centrifuge, la terre tomberait dans le soleil. Par la suppression de la force centripète, elle s’échapperait de son orbite en suivant la tangente, et fuirait droit devant elle.

    La source de la force centripète est connue, c’est l’attraction ou gravi­tation. L’origine de la force centrifuge reste un mystère. Laplace a laissé de côté cet écueil. Dans sa théorie, le mouvement de translation, autrement dit, la force centrifuge, a pour origine la rotation de la nébuleuse. Cette hypothèse est sans aucun doute la vérité, car il est impossible de rendre un compte plus satisfaisant des phénomènes que présente notre groupe planétaire. Seulement, il est permis de demander à l’illustre géomètre: "D’où venait la rotation de la nébuleuse ? D’où venait la chaleur qui avait volatilisé cette masse gigan­tesque, condensée plus tard en soleil entouré de planètes ?"

    La chaleur ! on dirait qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre dans l’espace. Oui, de la chaleur à 270 degrés au-dessous de zéro. Laplace veut-il parler de celle-là, quand il dit qu’en vertu d’une chaleur excessive, l’atmos­phère du soleil s’étendait primitivement au-delà des orbes de toutes les planètes ? Il constate, d’après Herschell, l’existence, en grand nombre, de nébulosités, d’abord diffuses au point d’être à peine visibles, et qui arrivent, par une suite de condensations, à l’état d’étoiles, Or, ces étoiles sont des globes gigantesques en pleine incandescence comme le soleil, ce qui accuse une chaleur déjà fort respectable. Quelle ne devait pas être leur température, lorsque entièrement réduites en vapeurs, ces masses énormes s’étaient dilatées jusqu’à un tel degré de volatilisation qu’elles n’offraient plus à l’œil qu’une nébulosité à peine perceptible !

    Ce sont précisément ces nébulosités que Laplace représente comme répandues à profusion dans l’univers, et. donnant naissance aux comètes ainsi qu’aux systèmes stellaires. Assertion inadmissible, comme nous l’avons démontré à propos de la substance cométaire, qui ne peut rien avoir de com­mun avec celle des nébuleuses-étoiles. Si ces substances étaient semblables, les comètes se seraient, partout et. toujours, mêlées aux matières stellaires, pour en partager l’existence, et ne feraient pas constamment bande à part, étrangères à tous les autres astres, et par leur inconsistance, et par leurs habi­tudes vagabondes, et par l’unité absolue de substance qui les caractérise.

    Laplace a parfaitement raison de dire : "Ainsi, on descend, par les progrès de la condensation de la matière  nébuleuse à la considération du soleil envi­ronné autrefois d’une vaste atmosphère, considération à laquelle on remonte, comme nous l’avons vu, par l’examen des phénomènes du système solai­re,.Une rencontre aussi remarquable donne à l’existence de cet état antérieur du soleil  une probabilité fort approchante de la certitude."

    En revanche, rien de plus faux que l’assimilation des comètes, inanités impondérables et glacées, aux nébuleuses stellaires qui représentent les parties massives de la nature, portées par la volatilisation au maximum de température et de lumière. Assurément, les comètes sont une énigme désespérante, car, demeurant inexplicables quand tout le reste s’explique, elles deviennent un obstacle presque insurmontable à la connaissance de l’univers. Mais on ne triomphe pas d’un obstacle par une absurdité. Mieux vaut faire la part du feu en accordant à ces impalpabilités une existence spéciale en dehors de la matière proprement dite, qui peut bien agir sur elles par la gravitation, mais sans s’y mêler ni subir leur influence. Bien que fugaces, instables, toujours sans lendemain, on les connaît pour une substance simple, une, invariable, inaccessible à toute modification, pouvant se séparer, se réunir, former des masses ou se déchirer en lambeaux, jamais changer. Donc, elles n’intervien­nent pas dans le perpétuel devenir de la nature. Consolons-nous de ce logogriphe par la nullité de son rôle.

    La question des origines est beaucoup plus sérieuse. Laplace en a fait bon marché, ou plutôt il n’en tient nul compte, et ne daigne ou n’ose même pas en parler. Herschell, au moyen de son télescope, a constaté dans l’espace de nombreux amas de matière nébuleuse, à différents degrés de diffusion, amas qui, par refroidissements progressifs, aboutissent en étoiles. L’illustre géomè­tre raconte et explique fort bien les transformations. Mais de l’origine de ces nébulosités, pas un mot. On se demande naturellement : "Ces nébuleuses, qu’un froid relatif amène à l’état de soleils et de planètes, d’où viennent-elles ?"

    D’après certaines théories, il existerait dans l’étendue une matière chao­tique, laquelle, grâce au concours de la chaleur et de l’attraction, s’agglomé­rerait pour former les nébuleuses planétaires. Pourquoi et depuis quand cette matière chaotique ? D’où sort cette chaleur extraordinaire qui vient aider à la besogne ? Autant de questions qu’on ne se pose pas, ce qui dispense d’y répondre.

    Pas n’est besoin de dire que la matière chaotique, constituant les étoiles modernes, a aussi constitué les anciennes, d’où il suit que l’univers ne remonte pas au-delà des plus vieilles étoiles sur pied. On accorde volontiers des durées immenses à ces astres ; mais de leur commencement, point d’autres nouvelles que l’agglomération de la matière chaotique, et sur leur fin, silence. La plaisanterie commune à ces théories, c’est l’établissement d’une fabrique de chaleur à discrétion dans les espaces imaginaires, pour fournir à la volati­lisation indéfinie de toutes les nébuleuses et de toutes les matières chaotiques possibles.

    Laplace, si scrupuleux géomètre est un physicien peu rigoriste. Il vaporise sans façon, en vertu d’une chaleur excessive. Étant donnée une fois la nébu­leuse qui se condense, on le suit avec admiration dans son tableau de la naissance successive des planètes et de leurs satellites par les progrès du refroidissement. Mais cette matière nébuleuse sans origine, attirée de partout, on ne sait ni comment ni pourquoi, est aussi un singulier réfrigérant de l’en­thousiasme. Il n’est vraiment pas convenable d’asseoir son lecteur sur une hypothèse posée dans le vide, et de le planter là.

    La chaleur, la lumière, ne s’accumulent point dans l’espace, elles s’y dissi­pent. Elles ont une source qui s’épuise. Tous les corps célestes se refroidissent par le rayonnement. Les étoiles, incandescences formidables à leur début, aboutissent à une congélation noire. Nos mers étaient jadis un océan de flammes. Elles ne sont plus que de l’eau. Le soleil éteint, elles seront un bloc de glace. Les cosmogonies qui prétendent le monde d’hier peuvent croire que les astres en sont encore à brûler leur première huile. Après ? Ces millions d’étoiles, illumination de nos nuits, n’ont qu’une existence limitée. Elles ont commencé dans l’incendie, elles finiront dans le froid et les ténèbres.

    Suffit-il de dire: Cela durera toujours plus que nous ? Prenons ce qui est. Carpe diem. Qu’importe ce qui a précédé ! Qu’importe ce qui suivra ? avant et après nous le déluge !" Non, l’énigme de l’univers est en permanence devant chaque pensée. L’esprit humain veut la déchiffrer à tout prix. Laplace était sur la voie, en écrivant ces mots : "Vue du soleil, la lune paraît décrire une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la circonférence de l’orbe terrestre. Pareillement, la terre décrit une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la courbe que le soleil décrit autour du centre de gravité du groupe d’étoiles dont il fait partie. Enfin, le soleil lui-même décrit une suite d’épi­cycloïdes dont les centres sont sur la courbe décrite par le centre de gravité de ce groupe autour de celui de l’univers."

    "De l’univers !" c’est beaucoup dire. Ce prétendu centre de l’univers, avec l’immense cortège qui gravite autour de lui, n’est qu’un point impercep­tible dans l’étendue. Laplace était cependant bien sur le chemin de la vérité, et touchait presque la clef de l’énigme. Seulement, ce mot : "De l’univers" prouve qu’il la touchait sans la voir, ou du moins sans la regarder. C’était un ultra-mathématicien. Il avait jusqu’à la moelle des os, la conviction d’une harmonie et d’une solidité inaltérable de la mécanique céleste. Solide, très-solide, soit. Il faut cependant distinguer entre l’univers et une horloge.

    Quand une horloge se dérange, on la règle. Quand elle se détériore, on la raccommode. Quand elle est usée, on la remplace. Mais les corps célestes, qui les répare ou les renouvelle ? Ces globes de flammes, si splendides représen­tants de la matière, jouissent-ils du privilège de la pérennité ? Non, la matière n’est éternelle que dans ses éléments et son ensemble. Toutes ses formes, humbles ou sublimes, sont transitoires et périssables. Les astres naissent, brillent, s’éteignent, et survivant des milliers de siècles peut-être à leur splen­deur évanouie, ne livrent plus aux lois de la gravitation que des tombes flottantes. Combien de milliards de ces cadavres glacés rampent ainsi dans la nuit de l’espace, en attendant l’heure de la destruction, qui sera, du même coup, celle de la résurrection !

    Car les trépassés de la matière rentrent tous dans la vie, quelle que soit leur condition. Si la nuit du tombeau est longue pour les astres finis, le moment vient où leur flamme se rallume comme la foudre. A la surface des planètes, sous les rayons solaires, la forme qui meurt se désagrège vite, pour restituer ses éléments à une forme nouvelle. Les métamorphoses se succèdent sans interruption. Mais quand un soleil s’éteint glacé, qui lui rendra la chaleur et la lumière ? Il ne peut renaître que soleil. Il donna la vie en détail à des myriades d’êtres divers. Il ne peut la transmettre à ses fils que par mariage. Quelles peuvent être les noces et les enfantements de ces géants de la lumière ?

    Lorsqu’après des millions de siècles, un de ces immenses tourbillons d’étoiles, nées, gravitant, mortes ensemble, achève de parcourir les régions de l’espace ouvertes devant lui, il se heurte sur ses frontières avec d’autres tourbillons éteints, arrivant à sa rencontre. Une mêlée furieuse s’engage du­rant d’innombrables années, sur un champ de bataille de milliards de milliards de lieues d’étendue. Cette partie de l’univers n’est plus qu’une vaste atmos­phère de flammes, sillonnées sans relâche par la foudre des conflagrations qui volatilisent instantanément étoiles et planètes.

    Ce pandémonium ne suspend pas un instant son obéissance aux lois de la nature. Les chocs successifs réduisent les masses solides à l’état de vapeurs, ressaisies aussitôt par la gravitation qui les groupe en nébuleuses tournant sur elles-mêmes par l’impulsion du choc, et les lance dans une circulation régu­lière autour de nouveaux centres. Les observateurs lointains peuvent alors, à travers leurs télescopes, apercevoir le théâtre de ces grandes révolu­tions, sous l’aspect d’une lueur pâle, mêlée de points plus lumineux. La lueur n’est qu’une tache, mais cette tache est un peuple de globes qui ressuscitent.

    Chacun des nouveau-nés vivra d’abord son enfance solitaire, nuée embrasée et tumultueuse. Plus calme avec le temps, le jeune astre détachera peu à peu de son sein une nombreuse famille, bientôt refroidie par l’isolement, et ne vivant plus que de la chaleur paternelle. Il en sera l’unique représentant dans le monde qui ne connaîtra que lui, et n’apercevra jamais ses enfants. Voilà notre système planétaire, et nous habitons l’une des plus jeunes filles, suivie seulement d’une sœur,Vénus. et d’un tout petit frère, Mercure, le dernier éclos du nid.

    Est-ce bien exactement ainsi que renaissent les  mondes ? Je ne sais. Peut-être les légions mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie, sont-elles moins nombreuses, le champ de la résurrection moins vaste. Mais certainement, ce n’est qu’une question de chiffre et d’étendue, non de moyen. Que la rencontre ait lieu, soit entre deux groupes stellaires simplement, soit entre deux systè­mes où chaque étoile, avec son cortège, ne joue déjà que le rôle de planète, soit encore entre deux centres où elle n’est plus qu’un modeste satellite, soit enfin entre deux foyers qui représentent vu coin de l’univers, c’est ce qu’il n’est permis à personne de décider en connaissance de cause. La seule affirmation légitime, la voici :

    La matière ne saurait diminuer, ni s’accroître d’un atome. Les étoiles ne sont que des flambeaux éphémères. Donc, une fois éteints, s’ils ne se rallu­ment, la nuit et la mort, dans un temps donné, se saisissent de l’univers. Or, comment pourraient-ils se rallumer, sinon par le mouvement transformé en chaleur dans des proportions gigantesques, c’est-à-dire par un entre-choc qui les volatilise et les appelle à une nouvelle existence ? Qu’on n’objecte pas que, par sa transformation en chaleur, le mouvement serait anéanti, et dès lors les globes immobilisés. Le mouvement n’est que le résultat de l’attraction, et l’attraction est impérissable, comme propriété permanente de tous les corps. Le mouvement renaît soudain du choc lui-même, dans de nouvelles directions peut-être, mais toujours effet de la même cause, la pesanteur.

    Direz-vous que ces bouleversements sont une atteinte aux lois de la gravitation ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Notre unique ressource est de consulter l’analogie Elle nous répond : "Depuis des siècles, les météo­rites tombent par millions sur notre globe, et sans nul doute, sur les planètes de tous les systèmes stellaires. C’est un manquement grave à l’attraction, telle que vous l’entendez. En fait, c’est une forme de l’attraction que vous ne connaissez pas, ou plutôt que vous dédaignez, parce qu’elle s’applique aux astéroïdes, non aux astres. Après avoir gravité des milliers d’années, selon toutes les règles, un beau jour, ils ont pénétré dans l’atmosphère, en violation de la règle, et y ont transformé le mouvement en chaleur, par leur fusion ou leur volatilisation, au frottement de l’air. Ce qui arrive aux petits, peut et doit arriver aux grands. Traduisez la gravitation au tribunal de l’Observatoire, comme prévenue d’avoir, malicieusement, et illégitimement précipité ou laissé choir sur la terre, des aérolithes qu’on lui avait confiés pour les main­tenir en promenade dans le vide."

    Oui, la gravitation les a laissés, les laisse et les laissera choir, comme elle a cogné, cogne et cognera les unes contre les autres, de vieilles planètes, de vieilles étoiles, de vieilles défuntes enfin, cheminant lugubrement dans un vieux cimetière, et alors les trépassés éclatent comme un bouquet d’artifice, et des flambeaux resplendissent pour illuminer le monde. Si le moyen ne vous convient pas, trouvez-en un meilleur. Mais prenez garde. Les étoiles n’ont qu’un temps et, en y joignant leurs planètes, elles sont toute la matière. Si vous ne les ressuscitez pas, l’univers est fini. Du reste, nous poursuivrons notre démonstration sur tous les modes, majeur et mineur, sans crainte des redites. Le sujet en vaut la peine. Il n’est pas indifférent de savoir ou d’ignorer comment l’univers subsiste.

    Ainsi, jusqu’à preuve contraire, les astres s’éteignent de vieillesse, et se rallument par un choc. Tel est le mode de transformation de la matière chez les individualités sidérales. Par quel autre procédé pourraient-elles obéir à la loi commune du changement, et se dérober à l’immobilisation éternelle ? Laplace dit : "Il existe dans l’espace des corps obscurs, aussi considérables, et peut-être aussi nombreux que les étoiles." Ces corps sont tout simplement les étoiles éteintes. Sont-elles condamnées à la perpétuité cadavérique ? Et toutes les vivantes, sans exception, iront-elles les rejoindre pour toujours ? Comment pourvoir à ces vacances ?

    L’origine donnée, très-vaguement du reste, par Laplace aux nébuleuses stellaires, est sans vraisemblance. Ce serait une agrégation de nébulosités, de nuages cosmiques volatilisés, agrégation formée incessamment dans l’espace. Mais comment ? L’espace est partout ce que nous le voyons, froideur et ténèbres. Las systèmes stellaires sont des masses énormes de matière : D’où sortent-ils ? du vide ? Ces improvisations de nébulosités ne sont pas accep­tables.

    Quant à la matière chaotique, elle n’aurait pas dû reparaître au xixe siècle. Il n’a jamais existé, il n’existera jamais l’ombre d’un chaos nulle part. L’orga­nisation de l’univers est de toute éternité. Elle n’a jamais varié d’un cheveu, ni fait relâche d’une seconde. Il n’y a point de chaos, même sur ces champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts. La loi de l’attraction pré­side à ces refontes foudroyantes, avec autant de rigueur qu’aux plus paisibles évolutions de la lune.

    Ces cataclysmes sont rares dans tous les cantons de l’univers, car les naissances ne sauraient excéder les décès dans l’état civil de l’infini, et ses habitants jouissent d’une très belle longévité. L’étendue, libre sur leur route, est plus que suffisante pour leur existence, et l’heure de la mort arrive long­temps avant la fin de la traversée.. L’infini n’est pauvre ni de temps ni d’espace. Il en distribue à ses peuples une juste et large proportion. Nous ignorons le temps accordé, mais on peut se former quelque idée de l’espace par la distance des étoiles, nos voisines.

    L’intervalle minimum qui nous en sépare est de dix mille milliards de lieues, un abîme. N’est-ce point là une voie magnifique, et assez spacieuse pour y cheminer en toute sécurité ? Notre soleil a ses flancs assurés. Sa sphère d’activité doit toucher sans doute celle des attractions les plus proches. Il n’y a point de champs neutres pour la gravitation. Ici, les données nous manquent. Nous connaissons notre entourage. Il serait intéressant de déterminer ceux de ces foyers lumineux dont les sphères d’attraction sont limitrophes de la nôtre, et de les ranger autour d’elle, comme on enferme un boulet entre d’autres boulets. Notre domaine dans l’univers se trouverait ainsi cadastré. La chose est impossible, sinon elle serait déjà faite. Malheureusement on ne va pas mesurer de parallaxes à bord de Jupiter ou de Saturne.

    Notre soleil marche, c’est incontestable d’après son mouvement de rota­tion. Il circule de conserve avec des milliers, et peut-être des millions d’étoiles qui nous enveloppent et sont de notre armée. Il voyage depuis les siècles, et nous ignorons son itinéraire passé, présent et futur. La période historique de l’humanité date déjà de six mille ans. On observait en Égypte dès ces temps reculés. Sauf un déplacement des constellations zodiacales, dû à la précession des équinoxes, aucun changement n’a été constaté dans l’aspect du ciel. En six mille ans, notre système aurait pu faire du chemin dans une direction quelconque.

    Six mille ans, c’est pour un marcheur médiocre comme notre globe, le cin­quième de la route jusqu’à Sirius. Pas un indice, rien. Le rapprochement vers la constellation d’Hercule reste une hypothèse. Nous sommes figés sur place, les étoiles aussi. Et cependant, nous sommes en route avec elles vers le même but. Elles sont nos contemporaines, nos compagnes de voyage, et de là vient peut-être leur apparente immobilité : nous avançons ensemble. Le chemin sera long, le temps aussi, jusqu’à l’heure des vieillesses, puis des morts, et enfin des résurrections. Mais ce temps et ce chemin devant l’infini, c’est un tout petit point, et pas un millième de seconde. Entre l’étoile et l’éphémère l’éter­nité ne distingue pas. Que sont ces milliards de soleils se succédant à travers les siècles et l’espace ? Une pluie d’étincelles. Cette pluie féconde l’univers.

    C’est pourquoi le renouvellement des mondes par le choc et la volatili­sation des étoiles trépassées, s’accomplit à toute minute dans les champs de l’infini. Innombrables et rares à la fois sont ces conflagrations gigantesques, selon que l’on considère l’univers ou une seule de ses régions. Quel autre moyeu pourrait y suppléer pour le maintien de la vie générale ? Les nébuleuses-comètes sont des fantômes, les nébulosités stellaires, colligées on ne sait comment, sont des chimères. Il n’y a rien dans l’étendue que les astres, petits et gros, enfants, adultes ou morts, et toute leur existence est à jour. Enfants, ce sont les nébuleuses volatilisées ; adultes, ce sont les étoiles et leurs planètes ; mortes, ce sont leurs cadavres ténébreux.

    La chaleur, la lumière, le mouvement, sont des forces de la matière, et non la matière elle-même L’attraction qui précipite dans une course incessante tant de milliards de globes, n’y pourrait ajouter un atome, mais elle est la grande force fécondatrice, la force inépuisable que nulle prodigalité n’entame, puis­qu’elle est la propriété commune et permanente des corps C’est elle qui met en branle toute la mécanique céleste, et lance les mondes dans leurs pérégri­nations sans fin. Elle est assez riche pour fournir à la revivification des astres le mouvement que le choc transforme en chaleur.

    Ces rencontres de cadavres sidéraux qui se heurtent jusqu’à résurrection, sembleraient volontiers un trouble de l’ordre. – Un trouble ! Mais qu’adviendrait-il si les vieux soleils morts, avec leurs chapelets de planètes défuntes, continuaient indéfiniment leur procession funèbre, allongée chaque nuit par de nouvelles funérailles ? Toutes ces sources de lumière et de vie qui brillent au firmament s’éteindraient l’une après l’autre, comme les lampions d’une illumination. La nuit éternelle se ferait sur l’univers.

    Les hautes températures initiales de la matière ne peuvent avoir d’autre source que le mouvement, force permanente, dont proviennent toutes les autres. Cotte œuvre sublime, l’épanouissement d’un soleil, n’appartient qu’à la force-reine. Toute autre origine est impossible. Seule, la gravitation renou­velle les mondes, comme elle les dirige et les maintient, par le mouvement. C’est presque une vérité d’instinct, aussi bien que de raisonnement et d’expérience.

    L’expérience, nous l’avons chaque jour sous les yeux, c’est à nous de regarder et de conclure. Qu’est-ce qu’un aérolithe qui s’enflamme et se volatilise en sillonnant l’air, si ce n’est l’image en petit de la création d’un soleil par le mouvement transformé en chaleur ? N’est-ce point aussi un désordre ce corpuscule détourné de sa course pour envahir l’atmosphère ? Qu’avait-il à y faire de normal ? Et parmi ces nuées d’astéroïdes, fuyant avec une vitesse planétaire sur la voie de leur orbite, pourquoi l’écart d’un seul plutôt que de tous ? Où est en tout cela la bonne gouverne ?

    Pas un point où n’éclate incessamment le trouble de cette harmonie pré­tendue, qui serait le marasme et bientôt la décomposition. Les lois de la pesanteur ont, par millions, de ces corollaires inattendus, d’où jaillissent, ici une étoile filante, là une étoile-soleil. Pourquoi les mettre au ban de l’harmo­nie générale ? Ces accidents déplaisent, et nous en sommes nés ! Ils sont les antagonistes de la mort, les sources toujours ouvertes de la vie universelle. C’est par un échec permanent à son bon ordre, que la gravitation reconstruit et repeuple les globes. Le bon ordre qu’on vante les laisserait disparaître dans le néant.

    L’univers est éternel, les astres sont périssables, et comme ils forment toute la matière, chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. La gravi­tation, par ses chocs résurrecteurs, les divise, les mêle, les pétrit incessam­ment, si bien qu’il n’en est pas un seul qui ne soit un composé de la poussière de tous les autres. Chaque pouce du terrain que nous foulons a fait partie de l’univers entier. Mais ce n’est qu’un témoin muet, qui ne raconte pas ce qu’il a vu dans l’Éternité.

    L’analyse spectrale, en révélant la présence de plusieurs corps simples dans les étoiles, n’a dit qu’une partie de la vérité. Elle dit le reste, peu à peu, avec les progrès de l’expérimentation. Deux remarques importantes. Les den­sités de nos planètes diffèrent. Mais celle du soleil en est le résumé propor­tionnel très-précis, et par là il demeure le représentant fidèle de la nébuleuse primitive. Même phénomène sans doute dans toutes les étoiles. Quand les astres sont volatilisés par une rencontre sidérale, toutes les substances se confondent en une masse gazeuse qui jaillit du choc. Puis elles se classent lentement, d’après les lois de la pesanteur, par le travail d’organisation de la nébuleuse.

    Dans chaque système stellaire, les densités doivent donc s’échelonner selon le même ordre, de sorte que les planètes se ressemblent, non point si elles appartiennent au même soleil, mais si leur rang correspond chez tous les groupes. En effet, elles possèdent alors des conditions identiques de chaleur, de lumière et de densité. Quant aux étoiles, leur constitution est assurément pareille, car elles reproduisent les mélanges issus, des milliards de fois, du choc et de la volatilisation. Les planètes, au contraire, représentent le triage accompli par la différence et le classement des densités. Certes, le mélange des éléments stello-planétaires, préparé par l’infini, est autrement complet et intime que celui de drogues qui seraient soumises, cent ans, au pilon continu de trois générations de pharmaciens.

    Mais j’entends des voix s’écrier: "Où prend-on le droit de supposer dans les cieux cette tourmente perpétuelle qui dévore les astres, sous prétexte de refonte, et qui inflige un si étrange démenti à la régularité de la gravitation ? Où sont les preuves de ces chocs, de ces conflagrations résurrectionnistes ? Les hommes ont toujours admiré la majesté imposante des mouvements célestes, et l’on voudrait remplacer un si bel ordre par le désordre en per­manence ! Qui a jamais aperçu nulle part le moindre symptôme d’un pareil tohu-bohu ?

    Les astronomes sont unanimes à proclamer l’invariabilité des phénomènes de l’attraction. De l’aveu de tous, elle est un gage absolu de stabilité, de sécurité, et voici surgir des théories qui prétendent l’ériger en instrument de cataclysmes. L’expérience des siècles et le témoignage universel repoussent avec énergie de telles hallucinations.

    Les changements observés jusqu’ici dans les étoiles ne sont que des irrégularités presque toutes périodiques, dès lors exclusives de l’idée de catastrophe. L’étoile de la constellation de Cassiopée en 1572, celle de Kepler en 1604, n’ont brillé que d’un éclat temporaire, circonstance inconciliable avec l’hypothèse d’une volatilisation. L’univers paraît fort tranquille et suit son chemin à petit bruit. Depuis cinq à six mille ans, l’humanité a le spectacle du Ciel. Il n’y a constaté aucun trouble sérieux. Les comètes n’ont jamais fait que peur sans mal. Six mille ans, c’est quelque chose ! c’est quelque chose aussi que le champ du télescope. Ni le temps, ni l’étendue n’ont rien montré. Ces bouleversements gigantesques sont des rêves."

    On n’a rien vu, c’est vrai, mais parce qu’on ne peut rien voir. Bien que fréquentes dans l’étendue, ces scènes-là n’ont de public nulle part. Les observations faites sur les astres lumineux ne concernent que les étoiles de notre province céleste, contemporaines et compagnes du soleil, associées par conséquent à sa destinée. On ne peut conclure du calme de nos parages à la monotone tranquillité de l’univers. Les conflagrations rénovatrices n’ont jamais de témoins. Si on les aperçoit, c’est au bout d’une lunette qui les mon­tre sous l’aspect d’une lueur presque imperceptible. Le télescope en révèle ainsi des milliers. Lorsqu’à son tour notre province redeviendra le théâtre de ces drames, les populations auront déménagé depuis longtemps.

    Les incidents de Cassiopée en 1572, de l’étoile de Kepler en 1604, ne sont que des phénomènes secondaires. On est libre de les attribuer à une éruption d’hydrogène, ou à la chute d’une comète, qui sera tombée sur l’étoile comme un verre d’huile ou d’alcool dans un brasier, en y provoquant une explosion de flammes éphémères. Dans ce dernier cas, les comètes seraient un gaz combustible, Qui le sait et qu’importe ? Newton croyait qu’elles alimentent le soleil. Veut-on généraliser l’hypothèse, et considérer ces perruques vaga­bondes comme la nourriture réglementaire des étoiles ? Maigre ordinaire ! bien incapable d’allumer ni de rallumer ces flambeaux du monde.

    Reste donc toujours le problème de la naissance et de la mort des astres lumineux. Qui a pu les enflammer ? et quand ils cessent de briller, qui les remplace ? il ne peut se créer un atome de matière, et si les étoiles trépassées ne se rallument pas, l’univers s’éteint. Je défie qu’on sorte de ce dilemme : "Ou la résurrection des étoiles, ou la mort universelle…" C’est la troisième fois que je le répète. Or, le monde sidéral est vivant, bien vivant, et comme chaque étoile n’a dans la vie générale que la durée d’un éclair, tous les astres ont déjà fini et recommencé des milliards de fois. J’ai dit comment. Eh bien, on trouve extraordinaire l’idée de collisions entre des globes parcourant l’espace avec la violence de la foudre. Il n’y a d’extraordinaire que cet éton­nement. Car enfin, ces globes se courent dessus et n’évitent le choc que par des biais. On ne peut pas toujours biaiser. Qui se cherche se trouve.

    De tout ce qui précède, on est en droit de conclure à l’unité de composition de l’univers, ce qui ne veut pas dire "à l’unité de substance". Les 64..., disons 1es cent corps simples, qui forment notre terre, constituent également tous les globes sans distinction, moins les comètes qui demeurent un mythe indéchiffrable et indifférent, et qui d’ailleurs ne sont pas des globes. La nature a donc peu de variété dans ses matériaux Il est vrai qu’elle sait en tirer parti, et. quand on la voit, de deux corps simples, l’hydrogène et l’oxygène, faire tour à tour le feu, l’eau, la vapeur, la glace, on demeure quelque peu abas­ourdi. La chimie en sait long sur cet article, bien qu’elle soit loin de tout savoir. Malgré tant de puissance néanmoins, cent éléments sont une marge bien étroite, quand le chantier est l’infini. Venons au fait.

    Tous les corps célestes, sans exception, ont une même origine, l’embra­sement par entre-choc. Chaque étoile est un système solaire, issu d’une nébuleuse volatilisée dans la rencontre. Elle est le centre d’un groupe de planètes déjà formées, ou en voie de formation. Le rôle de l’étoile est simple : foyer de lumière et de chaleur qui s’allume, brille et s’éteint. Consolidées par le refroidissement, les planètes possèdent seules le privilège de la vie organique qui puise sa source dans chaleur et la lumière du foyer, et s’éteint avec lui. La composition et le mécanisme de tous les astres sont identiques. Seuls, le volume, la forme et la densité varient. L’univers entier est installé, marche et vit sur ce plan. Rien de plus uniforme.

    __________

    VII

    ANALYSE ET SYNTHÈSE DE L’UNIVERS.

    Ici, nous entrons de droit dans l’obscurité du langage, parce que voici s’ouvrir la question obscure. On ne pelote pas l’infini avec la parole. Il sera donc permis de se reprendre plusieurs fois à sa pensée. La nécessité est l’excuse des redites.

    Le premier désagrément est de se trouver en tête-à-tête avec une arith­métique riche, très-riche en noms de nombre, richesse malheureusement assez ridicule dans ses formes. Les trillions, quatrillions, sextillions, etc., sont grotesques, et en outre ils disent moins à la plupart des lecteurs qu’un mot vulgaire dont on a l’habitude, et qui est l’expression par excellence des grosses quantités : Milliard. En astronomie, il est cependant peu de chose, ce mot, et en fait d’infini il est zéro à peu près. Par malheur, c’est précisément à propos d’infini qu’il vient d’autorité sous la plume ; il ment alors au-delà du possible, il ment encore lorsqu’il s’agit simplement d’indéfini. Dans les pages suivantes, les chiffres, seul langage disponible, manquent tous de justesse, ou sont vides de sens. Ce n’est pas leur faute ni la mienne, c’est la faute du sujet. L’arithmétique ne lui va pas.

    La nature a donc sous la main cent corps simples pour forger toutes ses œuvres et les couler dans un moule uniforme : "le système stello-planétaire". Rien à construire que des systèmes stellaires, et cent corps simples pour tous matériaux, c’est beaucoup de besogne et peu d’outils. Certes, avec un plan si monotone et des éléments si peu variés, il n’est pas facile d’enfanter des combinaisons différentes, qui suffisent à peupler l’infini. Le recours aux répétitions devient indispensable.

    On prétend que la nature ne se répète jamais, et qu’il n’existe pas deux hommes, ni deux feuilles semblables. Cela est possible à la rigueur chez les hommes de notre terre, dont le chiffre total, assez restreint, est réparti entre plusieurs races. Mais il est, par milliers, des feuilles de chêne exactement pareilles, et des grains de sable, par milliards.

    A coup sûr, les cent corps simples peuvent fournir un nombre effrayant de combinaisons stello-planétaires différentes. Les X et les Y se tireraient avec peine de ce calcul. En somme, ce nombre n’est pas même indéfini, il est fini. Il a une limite fixe. Une fois atteinte, défense d’aller plus loin. Cette limite devient celle de l’univers, qui, dès lors, n’est pas infini. Les corps célestes, malgré leur inénarrable multitude, n’occuperaient qu’un point dans l’espace. Est-ce admissible ? la matière est éternelle. On ne peut concevoir un seul instant où elle n’ait pas été constituée en globes réguliers, soumis aux lois de la gravitation, et ce privilège serait l’attribut de quelques ébauches perdues au milieu du vide ! Une masure dans l’infini ! C’est absurde, Nous posons en principe l’infinité de.l’univers, conséquence de l’infinité de l’espace.

    Or, la nature n’est pas tenue à l’impossible. L’uniformité de sa méthode, partout visible, dément l’hypothèse de créations infinies, exclusivement originales. Le chiffre en est borné de droit par le nombre très-fini des corps simples. Ce sont en quelque sorte des combinaisons-types, dont les répétitions sans fin remplissent l’étendue. Différentes, différenciées, distinctes, primor­diales, originales, spéciales, tous ces mots exprimant la même idée, sont pour nous synonymes de combinaisons-types. La fixation de leur nombre appartiendrait à l’algèbre, si dans l’espèce le problème ne restait indéterminé, autrement dit insoluble, par défaut de données. Cette indétermination, d’ail­leurs, ne saurait équivaloir, ni conclure à l’infini. Chacun des corps simples est sans doute une quantité infinie, puisqu’ils forment à eux seuls toute la matière. Mais ce qui ne l’est pas, infini, c’est la variété de ces éléments qui ne dépassent pas cent. Fussent-ils mille, et cela n’est pas, le nombre des combinaisons-types s’accroîtrait jusqu’au fabuleux, mais ne pouvant atteindre à l’infini, resterait insignifiant en sa présence. On peut donc tenir pour démontrée leur impuissance à peupler l’étendue de types originaux.

    Reste ce point acquis : L’univers a pour unité organique le groupe stello-planétaire, ou simplement stellaire, ou planétaire, ou bien encore solaire, quatre noms également convenables et de même signification. Il est formé en entier d’une série infinie de ces systèmes, provenant tous d’une nébuleuse volatilisée, qui s’est condensée en soleil et en planètes. Ces derniers corps, successivement refroidis, circulent autour du foyer central, que l’énormité de son volume maintient en combustion. Ils doivent donc se mouvoir dans la limite d’attraction de leur soleil, et ne sauraient d’ailleurs dépasser la circon­férence de la nébuleuse primitive qui les a engendrés. Leur nombre se trouve ainsi fort restreint. Il dépend de la grandeur originelle de la nébuleuse. Chez nous, on en compte neuf, Mercure, Vénus, la Terre (Mars, la planète avortée), représentée par ses bribes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune. Allons jusqu’à la douzaine, par l’admission de trois inconnues. Leur écart s’accroît dans une telle progression qu’il devient difficile d’étendre plus loin les limites de notre groupe.

    Les autres systèmes stellaires varient sans doute de grandeur, mais dans des proportions fort circonscrites par les lois de l’équilibre. On suppose Sirius cent. cinquante fois plus gros que notre soleil. Qu’en sait-on ? il n’a jusqu’ici que des parallaxes problématiques, sans valeur. De plus, le télescope ne grossissant pas les étoiles, l’œil seul les apprécie, et ne peut estimer que des apparences dépendant de causes diverses. On ne voit donc pas à quel titre il serait permis de leur assigner des grandeurs variées et même des grandeurs quelconques. Ce sont des soleils, voilà tout. Si le nôtre gouverne douze astres au maximum, pourquoi ses confrères auraient-ils de beaucoup plus grands royaumes ? – "Pourquoi non" ? peut-on répondre. Et au fait, la réponse vaut la demande.

    Accordons-les, soit. Les causes de diversité restent toujours assez faibles. En quoi consistent-elles ? La principale gît dans les inégalités de volume des nébuleuses, qui entraînent des inégalités correspondantes dans la grosseur et le nombre des planètes de leur fabrique. Viennent ensuite les inégalités de choc qui modifient les vitesses de rotation et de translation, l’aplatissement des pôles, les inclinaisons de l’axe sur l’écliptique, etc., etc.

    Disons aussi les causes de similitude. Identité de formation et de méca­nisme : une étoile, condensation d’une nébuleuse et centre de plusieurs orbites planétaires, échelonnées à certains intervalles, tel est le fond commun. En outre, l’analyse spectrale révèle l’unité de composition des corps célestes. Mêmes éléments intimes partout ; l’univers n’est qu’un ensemble de familles unies en quelque sorte par la chair et par le sang. Même matière, classée et organisée par la même méthode, dans le même ordre. Fond et gouvernement identiques. Voilà qui semble limiter singulièrement les dissemblances et. ouvrir bien large la porte aux ménechmes. Néanmoins, répétons-le, de ces données il peut sortir, en nombres inimaginables, des combinaisons différentes de systèmes planétaires. Ces nombres vont-ils à l’infini ? Non, parce qu’ils sont tous formés avec cent corps simples, chiffre imperceptible.

    L’infini relève de la géométrie et n’a rien à voir avec l’algèbre. L’algèbre est quelquefois un jeu ; la géométrie jamais. L’algèbre fouille à l’aveuglette, comme la taupe. Elle ne trouve qu’au bout de celte course à tâtons un résultat qui est souvent une belle formule, parfois une mystification La géométrie n’entre jamais dans l’ombre, elle tient nos yeux fixes sur les trois dimensions qui n’admettent pas les sophismes et les tours de passe-passe. Elle nous dit : Regardez ces milliers de globes, faible coin de l’univers, et rappelez-vous leur histoire Une conflagration les  a tirés du sein de la mort et les a lancés dans l’espace, nébuleuses immenses, origine d’une nouvelle voie lactée. Par une, nous saurons la destinée de toutes.

    Le choc résurrecteur a confondu en les volatilisant tous les corps simples de la nébuleuse. La condensation les a séparés de nouveau, puis classés selon les lois de la pesanteur, et dans chaque planète et dans l’ensemble du groupe. Les parties légères prédominent chez les planètes excentriques, les parties denses chez les centrales. De là, pour la proportion des corps simples, et même pour le volume total des globes, tendance nécessaire à la similitude entre les planètes de même rang de tous les systèmes stellaires ; grandeur et légèreté progressives, de la capitale aux frontières ; petitesse et densité de plus en plus prononcées, des frontières à la capitale. La conclusion s’entrevoit. Déjà l’uniformité du mode de création des astres et la communauté de leurs éléments, impliquaient entre eux des ressemblances plus que fraternelles. Ces parités croissantes de constitution doivent évidemment aboutir à la fréquence de l’identité. Les ménechmes deviennent sosies.

    Tel est notre point de départ pour affirmer la limitation des combinaisons différenciées de la matière et, par conséquent, leur insuffisance à semer de corps célestes les champs de l’étendue. Ces combinaisons, malgré leur multi­tude, ont un terme et, dès lors, doivent se répéter, pour atteindre à l’infini. La nature tire chacun de ses ouvrages à milliards d’exemplaires. Dans la texture des astres, la similitude et la répétition forment la règle, la dissemblance et la variété, l’exception.

    Aux prises avec ces idées de nombre, comment les formuler sinon par des chiffres, leurs uniques interprètes ? Or, ces interprètes obligés sont ici infidèles ou impuissants ; infidèles, quand il s’agit des combinaisons-types de la matière dont le nombre est limité ; impuissants et vides, dès qu’on parle des répétitions infinies de ces combinaisons. Dans le premier cas, celui des combinaisons originales ou types, les chiffres seront arbitraires, vagues, pris au hasard, sans valeur même approximative. Mille, cent mille, un million, un trillion, etc., etc, erreur toujours, mais erreur en plus ou en moins, simplement. Dans le second cas au contraire, celui des répétitions infinies, tout chiffre devient un non-sens absolu, puisqu’il veut exprimer ce qui est inexprimable.

    A vrai dire, il ne peut être question de chiffres réels : il ne sont pour nous qu’une locution. Deux éléments seuls se trouvent en présence, le fini et l’infini. Notre thèse soutient que les cent corps simples ne sauraient se prêter à la formation de combinaisons originales infinies. Il n’y aura donc en lutte, au fond, que le fini représenté par des chiffres indéterminés, et l’infini par un chiffre conventionnel.

    Les corps célestes sont ainsi classés par originaux et par copies. Les originaux, c’est l’ensemble des globes qui forment chacun un type spécial. Les copies, ce sont les répétitions, exemplaires ou épreuves de ce type. Le nombre des types originaux est borné, celui des copies ou répétitions, infini. C’est par lui que l’infini se constitue. Chaque type a derrière lui une armée de sosie dont le nombre est sans limites.

    Pour la première classe ou catégorie, celle des types, les chiffres divers, pris à volonté, ne peuvent avoir et n’auront aucune exactitude ; ils signifient purement beaucoup. Pour la seconde classe, savoir, les copies, répétitions, exemplaires, épreuves (mots tous synonymes), le terme milliard sera seul mis en usage ; il voudra dire infini.

    On conçoit que les astres pourraient être en nombre infini et reproduire tous un seul et même type. Admettons un instant que tous les systèmes stellaires, matériel et personnel, soient un calque absolu du nôtre, planète par planète, sans un iota de différence. Cette collection de copies formerait à elle seule l’infini. Il n’y aurait qu’un type pour l’univers entier. Il n’en est point ainsi, bien entendu. Le nombre des combinaisons-types est incalculable quoique fini.

    Appuyée sur les faits et les raisonnements qui précédent, notre thèse affirme que la matière ne saurait atteindre à l’infini, dans la diversité des combinaisons sidérales. Oh ! si les éléments dont elle dispose étaient eux-mêmes d’une variété infinie, si l’on avait pu se convaincre que les astres lointains n’ont rien de commun avec notre terre dans leur composition, que partout la nature travaille avec de l’inconnu, on aurait pu lui concéder l’infini à discrétion. Encore, pensions-nous déjà, il y a trente ans, que par le fait de l’infinité des corps célestes, notre planète devait exister à milliers d’exem­plaires. Seulement, cette opinion n’était qu’une affaire d’instinct et ne s’appuyait absolument que sur la donnée de l’infini. L’analyse spectrale a complètement changé la situation et ouvert les portes à la réalité qui s’y précipite.

    L’illusion sur les structures fantastiques est tombée. Point d’autres matériaux nulle part que la centaine de corps simples, dont nous avons les deux tiers sous les yeux. C’est avec ce maigre assortiment qu’il faut faire et refaire sans trêve l’univers. M. Haussmann en avait autant pour rebâtir Paris. Il avait les mêmes. Ce n’est pas la variété qui brille dans ses bâtisses. La nature, qui démolit aussi pour reconstruire, réussit un peu mieux ses architec­tures. Elle sait tirer de son indigence un si riche parti, qu’on hésite avant d’assigner un terme à l’originalité de ses œuvres.

    Serrons le problème. Supposant tous les systèmes stellaires d’égale durée, mille billions d’années, par, exemple, imaginons aussi par hypothèse qu’ils commencent et finissent ensemble, à la même minute. On sait que tous ces groupes, en quelque sorte de même sang, de même chair, de même ossature, se développent aussi par la même méthode. Dans les divers systèmes, les planètes se rangent symétriquement, selon l’intimité de leur ressemblance, et ces similitudes les poussent de concert à l’identité. Cent corps simples, matériaux uniques et communs d’un ensemble foncièrement solidaire, seront-ils capables de fournir une combinaison différente et spéciale pour chaque globe, c’est-à-dire un nombre infini d’originaux distincts ? Non, certes, car les diversités de toute espèce qui font varier les combinaisons, dépendent d’un nombre bien restreint, cent. Les astres différenciés ou types sont dès lors réduits à un chiffre limité, et l’infinité des globes ne peut surgir que de l’infinité des répétitions.

    Ainsi, voilà les combinaisons originales épuisées sans avoir pu atteindre à l’infini. Des myriades de systèmes stello-planétaires différents circulent dans une province de l’étendue, car ils ne sauraient peupler qu’une province. La matière va-t-elle en rester là et faire figure d’un point dans le ciel ? ou se contenter de mille, dix mille, cent mille points qui élargiraient d’une insigni­fiance son maigre domaine ? Non, sa vocation, sa loi, c’est l’infini. Elle ne se laissera point déborder par le vide. L’espace ne deviendra pas son cachot. Elle saura l’envahir pour le vivifier. Pourquoi, d’ailleurs, l’infini ne serait-il pas l’universel apanage ? la propriété du brin et du ciron aussi bien que du grand Tout ?

    Telle est en effet la vérité qui ressort de ces vastes problèmes. Écartons maintenant l’hypothèse qui a fait jaillir la démonstration. Les systèmes plané­taires ne fournissent nullement, on le pense bien, une carrière contemporaine. Loin de là : leurs âges s’enchevêtrent et s’entrecroisent dans tous les sens et à tous les instants, depuis la naissance embrasée de la nébuleuse jusqu’au trépassement de l’étoile, jusqu’au choc qui la ressuscite.

    Laissons un moment de côté les systèmes stellaires originaux, pour nous occuper plus spécialement de la terre. Nous la rattacherons tout à l’heure à l’un d’eux, à notre système solaire, dont elle fait partie et qui règle sa destinée. On comprend que, dans notre thèse, l’homme, pas plus que les animaux et les choses, n’a de titres personnels à l’infini. Par lui-même, il n’est qu’un éphémère. C’est le globe dont il est l’enfant qui le fait participer à son brevet d’infinité dans le temps et dans l’espace. Chacun de nos sosies est le fils d’une terre, sosie elle-même de la terre actuelle. Nous faisons partie du calque. La terre-sosie reproduit exactement tout ce qui se trouve sur la nôtre et, par suite, chaque individu, avec sa famille, sa maison, quand il en a, tous les  événe­ments de sa vie. C’est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien n’y manque.

    Les systèmes stellaires échelonnent leurs planètes autour du soleil, dans un ordre réglé par les lois de la pesanteur, qui assignent ainsi, dans chaque grou­pe, une place symétrique aux créations analogues. La terre est la troisième planète à partir du soleil, et ce rang tient sans doute à des conditions particu­lières de grandeur, de densité, sphère, etc. Des millions de systèmes stellaires se rapprochent certainement du nôtre, pour le chiffre et la disposition de leurs astres. Car le cortège est strictement disposé selon les lois de la gravitation. Dans tous les groupes de huit à douze planètes, la troisième a de fortes chances pour ne pas différer beaucoup de la terre ; d’abord, la distance du soleil, condition essentielle qui donne identité de chaleur et de lumière. Le volume et la masse, l’inclinaison de l’axe sur l’écliptique peuvent varier. Encore, si la nébuleuse équivalait à peu près à la nôtre, il y a toute raison pour que la développement suive pas à pas la même marche.

    Supposons néanmoins des diversités qui bornent le rapprochement à une simple analogie. On comptera par milliards des terres de cette espèce, avant de rencontrer une ressemblance entière. Tous ces globes auront, comme nous, des terrains étagés, une flore, une faune, des mers, une atmosphère, des hom­mes. Mais la durée des périodes géologiques, la répartition des eaux, des con­tinents, des îles, des races animales et humaines, offriront des variétés innombrables. Passons.

    Une terre naît enfin avec notre humanité, qui déroule ses races, ses migrations, ses luttes, ses empires, ses catastrophes. Toutes ces péripéties vont changer ses destinées, la lancer sur des voies qui ne sont point celles de notre globe. A toute minute, à toute seconde, les milliers de directions différentes s’offrent à ce genre humain. Il en choisit une, abandonne à jamais les autres. Que d’écarts à droite et à gauche modifient les individus, l’histoire ! Ce n’est point encore là notre passé. Mettons de côté, ces épreuves confuses. Elles ne feront pas moins leur chemin et seront des mondes.

    Nous arrivons cependant. Voici un exemplaire complet, choses et person­nes. Pas un caillou, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un animal, pas un homme, pas un incident, qui n’ait trouvé sa place et sa minute dans le dupli­cata. C’est une véritable terre-sosie,… jusqu’aujourd’hui du moins. Car demain, les événements et les hommes poursuivront leur marche. Désormais, c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de notre terre, comme son passé, changera des millions de fois de route. Le passé est un fait accompli ; c’est le nôtre. L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles.

    Les événements ne créent pas seuls des variantes humaines. Quel homme ne se trouve parfois en présence de deux carrières ? Celle dont il se détourne lui ferait une vie bien différente, tout en le laissant la même individualité. L’une conduit à la misère, à la honte, à la servitude. L’autre menait à la gloire, à la liberté. Ici une femme charmante et le bonheur ; là une furie et la déso­lation. Je parle pour les deux sexes. On prend au hasard ou au choix, n’importe, on n’échappe pas à la fatalité. Mais la fatalité ne trouve pas pied dans l’infini, qui ne connaît point l’alternative et a place pour tout. Une terre existe où l’homme suit la route dédaignée dans l’autre par le sosie. Son existence se dédouble, un globe pour chacune, puis se bifurque une seconde, une troisième fois, des milliers de fois. Il possède ainsi des sosies complets et des variantes innombrables de sosies, qui multiplient et représentent toujours sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs. Outre son existence entière, de la naissance à la mort, que l’on vit sur une foule de terres, on en vit sur d’autres dix mille éditions différentes.

    Les grands événements de notre globe ont leur contrepartie, surtout quand la fatalité y a joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois la bataille de Waterloo sur les globes où leur adversaire n’a pas commis la bévue de Grouchy. Elle a tenu à peu. En revanche, Bonaparte ne remporte pas tou­jours ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un raccroc.

    J’entends des clameurs : "Hé ! quelle folie nous arrive là en droite ligne de Bedlam ! Quoi des milliards d’exemplaires de terres analogues ! D’autres milliards pour des commencements de ressemblance ! des centaines de millions pour les sottises et les  crimes de l’humanité ! Puis des milliers de millions pour les fantaisies individuelles. Chacune de nos bonnes ou de nos mauvaises humeurs aura un  échantillon spécial de globe à ses ordres. Tous les carrefours du ciel sont encombrés de nos doublures !"

    Non, non, ces doublures ne font foule nulle part. Elles sont même fort rares, quoique comptant par milliards, c’est-à-dire ne comptant plus. Nos télescopes, qui ont un assez beau champ à parcourir, n’y découvriraient pas, fût-elle visible, une seule édition de notre planète. C’est mille ou cent mille fois peut-être cet intervalle qui serait à franchir, avant d’avoir la chance d’une de ces rencontres. Parmi mille millions de systèmes stellaires, qui peut dire si l’on trouverait une seule reproduction de notre groupe ou de l’un de ses membres ? Et pourtant, le nombre en est infini. Nous disions au début : "Chaque parole fût-elle l’énoncé des plus effroyables distances, on parlerait ainsi des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’expri­mer en somme qu’une insignifiance, dès qu’il s’agit de l’infini."

    Cette pensée trouve ici son application. Comme types spéciaux, chacun à un seul exemplaire, les myriades de terres à différence quelconque ne seraient qu’un point dans l’espace. Chacune d’elles doit être répétée à l’infini, avant de compter pour quelque chose. La terre, sosie exact de la nôtre, du jour de sa naissance au jour de sa mort, puis de sa résurrection, cette terre existe à milliards de copies, pour chacune des secondes de sa durée. C’est sa destinée comme répétition d’une combinaison originale, et tontes les répétitions des autres types la partagent.

    L’annonce d’un duplicata de notre résidence terrestre, avec tous ses hôtes sans distinction, depuis le grain de sable jusqu’à l’empereur d’Allemagne, peut paraître une hardiesse légèrement fantastique, surtout quand il s’agit de duplicata tirés à milliards. L’auteur, naturellement, trouve ses raisons excel­lentes, puisqu’il les a rééditées déjà cinq à six fois, sans préjudice de l’avenir. Il lui semble difficile que la nature, exécutant la même besogne avec les mêmes matériaux et sur le même patron, ne soit pas contrainte de couler souvent sa fonte dans le même moule. Il faudrait plutôt s’étonner du contraire.

    Quant aux profusions du tirage, il n’y a pas à se gêner avec l’infini, il est riche. Si insatiable qu’on puisse être, il possède plus que toutes les demandes, plus que tous les rêves. D’ailleurs cette pluie d’épreuves ne tombe pas en averse sur une localité. Elle s’éparpille à travers des champs incommen­surables. Il nous importe assez peu que nos sosies soient nos voisins. Fussent-ils dans la lune, la conversation n’en serait pas plus commode, ni la connais­sance plus aisée à faire. Il est même flatteur de se savoir là-bas, bien loin, plus loin que le diable Vauvert, lisant en pantoufles son journal, ou assistant à la bataille de Valmy, qui se livre en ce moment dans des milliers de Républiques françaises.

    Pensez-vous qu’à l’autre bout de l’infini, dans quelque terre compatis­sante, le prince royal, arrivant trop tard sur Sadowa, ait permis au malheureux Benedeck de gagner sa bataille ?... Mais voici Pompée qui vient de perdre celle de Pharsale. Pauvre homme ! il s’en va chercher des consolations à Alexandrie, auprès de son bon ami le roi Ptolémée… César rira bien... Eh ! tout juste, il est en train de recevoir en plein sénat ses vingt-deux coups de poignard... Bah ! c’est sa ration quotidienne depuis le non-commencement du monde, et il les emmagasine avec une philosophie imperturbable. Il est. vrai que ses sosies ne lui donnent pas l’alarme. Voilà le terrible ! on ne peut pas s’avertir. S’il était permis de faire passer l’histoire de sa vie, avec quelques bons conseils, aux doubles qu’on possède dans l’espace, on leur épargnerait bien des sottises et des chagrins...

    Ceci, au fond, malgré la plaisanterie, est très-sérieux. Il ne s’agit nullement d’anti-lions, d’anti-tigres, ni d’œils au bout de la queue ; il s’agit de mathé­matiques et de faits positifs. Je défie la nature de ne pas fabriquer à la journée, depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans fin des duplicata. Je n’ai garde d’alléguer pour motif la beauté d’échantillons qu’il serait grand dommage de ne pas multiplier à satiété. Il me semble au contraire malsain et barbare d’empoisonner l’espace d’un tas de pays fétides.

    Observations inutiles, d’ailleurs. La nature ne connaît ni ne pratique la morale en action. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle travaille à colin-maillard, détruit, crée, transforme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux fermés, elle applique le calcul des probabilités mieux que tous les mathé­maticiens ne l’expliquent, les yeux très-ouverts. Pas une variante ne l’esquive, pas une chance ne demeure au fond de l’urne. Elle tire tous les numéros. Quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l’inverse du tonneau des Danaïdes qui ne pouvait se remplir.

    Ainsi procède la matière, depuis qu’elle est la matière, ce qui ne date pas de huitaine. Travaillant sur un plan uniforme, avec cent corps simples, qui ne diminuent ni n’augmentent jamais d’un atome, elle ne peut que répéter sans fin une certaine quantité de combinaisons différentes, qu’à ce titre on appelle primordiales, originales, etc., etc. ; il ne sort de son chantier que des systèmes stellaires.

    Par cela seul qu’il existe, tout astre a toujours existé, existera toujours, non pas dans sa personnalité actuelle, temporaire et périssable, mais dans une série infinie de personnalités semblables, qui se reproduisent à travers les siècles. Il appartient à une des combinaisons originales permises par les arrangements divers des cent corps simples. Identique à ses incarnations précédentes, placé dans les mêmes conditions, il vit et vivra exactement la même vie d’ensemble et de détails que durant ses avatars antérieurs.

    Tous les astres sont des répétitions d’une combinaison originale, ou type. Il ne saurait se former de nouveaux types. Le nombre en est nécessairement épuisé dès l’origine des choses, – quoique les choses n’aient point eu d’origine. Cela signifie qu’un nombre fixe de combinaisons originales existe de toute éternité, et n’est pas plus susceptible d’augmenter ni de diminuer que la matière. Il est et restera le même jusqu’à la fin des choses qui ne peuvent pas plus finir que commencer. Éternité des types actuels, dans le  passé comme dans le futur, et pas un astre qui ne soit un type répété à l’infini, dans le temps et dans l’espace, telle est la réalité.

    Notre terre, ainsi que les autres corps célestes, est la répétition d’une combinaison primordiale, qui se reproduit toujours la même, et qui existe simultanément en milliards d’exemplaires identiques. Chaque exemplaire naît, vit et meurt à son tour. Il en naît, il en meurt par milliards à chaque seconde qui s’écoule. Sur chacun d’eux se succèdent toutes les choses matérielles, tous les  êtres organisés, dans le même ordre, au même lieu, à la même minute où ils se succèdent sur les autres terres, ses sosies. Par conséquent, tous les faits accomplis ou à accomplir sur notre globe, avant sa mort, s’accomplissent exactement les mêmes dans les milliards de ses pareils. EL comme il en est ainsi pour tous les systèmes stellaires, l’univers entier est la reproduction permanente, sans fin, d’un matériel et d’un personnel toujours renouvelé et toujours le même.

    L’identité de deux planètes exige-t-elle l’identité de leurs systèmes solai­res ? A coup sûr, celle des deux soleils est de nécessité absolue, à peine d’un changement dans les conditions d’existence, qui entraînerait les deux astres vers des destinées différentes, malgré leur identité originelle, du reste peu probable. Mais dans les deux groupes stellaires, la similitude complète est-elle aussi de rigueur entre tous les globes correspondants par leur numéro d’ordre ? Faut-il double Mercure, double Mars, double Neptune, etc., etc. ? Question insoluble par insuffisance de données.

    Sans doute ces corps subissent leur influence réciproque, et l’absence de Jupiter, par exemple, ou sa réduction des neuf dixièmes seraient pour ses voisins une cause sensible de modification. Toutefois, l’éloignement atténue ces causes et peut même les annuler. En outre, le soleil règne seul, comme lumière et comme chaleur, et quand on songe que sa masse est à celle de son cortége planétaire comme 744 est à 1, il semble que cette puissance énorme d’attraction doit anéantir toute rivalité. Cela n’est pas cependant. Les planètes exercent sur la terre une action bien avérée.

    La question, du reste, est assez indifférente et n’engage pas notre thèse. S’il est possible que l’identité existe entre deux terres, sans se reproduire aussi entre les autres planètes corrélatives, c’est chose faite d’emblée, car la nature ne rate pas une combinaison. Dans le cas contraire, peu importe. Que les terres-sosies exigent, pour condition sine qua non, des systèmes solaires-sosies, soit. Il en résulte simplement, pour conséquence, des millions de groupes stellaires, où notre globe, au lieu de sosies, possède des ménechmes à divers degrés, combinaisons originales, répétées à l’infini, ainsi que toutes les autres.

    Des systèmes solaires, parfaitement identiques et en nombre infini, satisfont d’ailleurs sans peine au programme obligé. Ils constituent un type original. Là, toutes les planètes correspondantes par échelon, offrent la plus irréprochable identité. Mercure y est le sosie de Mercure, Vénus de Vénus, la Terre de la Terre, etc.. C’est par milliards que ces systèmes sont répandus dans l’espace, comme répétitions d’un type.

    Parmi les combinaisons différenciées, en est-il dont les différences surviennent dans des globes identiques d’abord à l’heure de leur naissance ? Il faut distinguer. Ces mutations ne sont guère admissibles comme œuvres spontanées de la matière elle-même. La minute initiale d’un astre détermine toute la série de ses transformations matérielles. La nature n’a que des lois inflexibles, immuables. Tant. qu’elles gouvernent seules, tout suit une marche fixe et fatale. Mais les variations commencent avec les êtres animés qui ont des volontés, autrement dit, des caprices. Dès que les hommes interviennent surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en extase devant leur génie et leur puissance. La matière a bientôt balayé ces tra­vaux de myrmidons, dès qu’ils cessent de les défendre contre elle. Cherchez cas villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes, Memphis, Persépolis, Palmyre, où pullulaient des millions d’habitants avec leur activité fiévreuse. Qu’en reste-il ? Pas même les décombres. L’herbe ou le sable recouvrent leurs tombeaux. Que les œuvres humaines soient négligées un instant, la nature commence paisiblement à les démolir, et pour peu qu’on tarde, on la trouve réinstallée florissante sur leurs débris.

    Si les hommes dérangent peu la matière, en revanche, ils se dérangent beaucoup eux-mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais sérieusement la marche naturelle des phénomènes physiques, mais elle bouleverse l’humanité. Il faut donc prévoir cette influence subversive qui change le cours des desti­nées individuelles, détruit ou modifie les races animales, déchire les nations et culbute les empires. Certes, ces brutalités s’accomplissent, sans même égratigner l’épiderme terrestre. La disparition des perturbateurs ne laisserait pas trace de leur présence soi-disant souveraine, et suffirait pour rendre à la nature sa virginité à peine effleurée.

    C’est parmi eux-mêmes que les hommes font des victimes et amènent d’immenses changements. Au souffle des passions et des intérêts en lutte, leur espèce s’agite avec plus de violence que l’océan sous l’effort de la. tempête. Que de différences entre la marche d’humanités qui ont cependant commencé leur carrière avec le même personnel, dû à l’identité des conditions matérielles de leurs planètes ! Si l’on considère la mobilité des individus, les mille troubles qui viennent sans cesse dévoyer leur existence, on arrivera facilement à des sextillions de sextillions de variantes dans le genre humain. Mais une seule combinaison originale de la matière, celle de notre système planétaire, fournit, par répétitions, des milliards de terres, qui assurent des sosies. aux sextillions d’Humanités diverses, sorties des effervescences de l’homme. La première année de la route ne donnera que dix variantes, la seconde dix mille, la troisième des millions, et ainsi de suite, avec un crescendo proportionnel au progrès qui se manifeste, comme on sait, par des procédés extraordinaires.

    Ces différentes collectivités humaines n’ont qu’une chose de commun, la durée, puisque nées sur des copies du même type originel, chacune en écrit son exemplaire à sa façon. Le nombre de ces histoires particulières, si grand qu’on le fasse, est toujours un nombre fini, et nous savons que la combinaison primordiale est infinie par répétitions. Chacune des histoires particulières, représentant une même collectivité, se tire à milliards d’épreuves pareilles, et chaque individu, partie intégrante de cette collectivité, possède en consé­quence des sosies par milliards. On sait que tout homme peut figurer à la fois sur plusieurs variantes, par suite de changements dans la route que suivent ses sosies sur leurs terres respectives, changements qui dédoublent la vie, sans toucher à la personnalité.

    Condensons : La matière, obligée de ne construire que des nébuleuses, transformées plus tard en groupes stello-planétaires, ne peut, malgré sa fécondité, dépasser un certain nombre de combinaisons spéciales. Chacun de ces types est un système stellaire qui se répète sans fin, seul moyen de pour­voir au peuplement de l’étendue. Notre soleil, avec son cortège de planètes, est une des combinaisons originales, et celle-là, comme toutes les autres, est tirée à des milliards d’épreuves. De chacune de ces épreuves fait partie naturellement une terre identique avec la nôtre, une terre sosie quant à sa constitution matérielle, et par suite engendrant les mêmes espèces végétales et animales qui naissent à la surface terrestre.

    Toutes les Humanités, identiques à l’heure de l’éclosion, suivent, chacune sur sa planète, la route tracée par les passions, et les individus contribuent à la modification de cette route par leur influence particulière. Il résulte de là que, malgré l’identité constante de son début, l’Humanité n’a pas le même person­nel sur tous les globes semblables, et que chacun de ces globes, en quelque sorte, a son Humanité spéciale, sortie de la même source, et partie du même point que les autres, mais dérivée en chemin par mille sentiers, pour aboutir en fin de compte à une vie et à une histoire différentes.

    Mais le chiffre restreint des habitants de chaque terre ne permet pas à ces variantes de l’Humanité de dépasser un nombre déterminé. Donc, si prodi­gieux qu’il puisse être, ce nombre des collectivités humaines particulières est fini. Dès lors il n’est rien, comparé à la quantité infinie des terres identiques, domaine de la combinaison solaire type, et qui possédaient toutes, à leur origine, des Humanités naissantes pareilles, bien que modifiées ensuite sans relâche. Il s’ensuit que chaque terre, contenant une de ces collectivités humai­nes particulières, résultat de modifications incessantes, doit se répéter des milliards de fois, pour faire face aux nécessités de l’infini. De là des milliards de terres, absolument sosies, personnel et matériel, où pas un fétu ne varie, soit en temps, soit en lieu, ni d’un millième de seconde, ni d’un fil d’araignée. Il en est de ces variantes terrestres ou collectivités humaines, comme des systèmes stellaires originaux. Leur chiffre est limité, parce qu’il a pour éléments des nombres finis, hommes d’une terre, de même que les systèmes stellaires originaux ont pour éléments un nombre fini, les cent corps simples. Mais chaque variante tire ses épreuves par milliards.

    Telle est la destinée commune de nos planètes, Mercure, Vénus, la Terre, etc., etc., et des planètes de tous les systèmes stellaires primordiaux ou types. Ajoutons que parmi ces systèmes, des millions se rapprochent du nôtre, sans en être les duplicata, et comptent d’innombrables terres non plus identiques avec celle où nous vivons, mais ayant avec elle tous les degrés possibles de ressemblance ou d’analogie.

    Tous ces systèmes, toutes ces variantes et leurs répétitions forment d’innombrables séries d’infinis partiels, qui vont s’engouffrer dans le grand infini, comme les fleuves dans l’océan. Qu’on ne se récrie point, contre ces globes tombant de la plume par milliards. Il ne faut pas dire ici : Où trouver de la place pour tant de monde. ? Mais, où trouver des mondes pour tant de place ? On peut milliarder sans scrupule avec l’infini, il demandera toujours son reste.

    Les doctrines, qui ont parfois le mot pour rire aussi bien que pour pleurer, railleront peut-être nos infinis partiels, en nous félicitant de faire tant de. monnaie avec une pièce fausse. En effet, quand un infini unique est dénié à l’étendue, lui en adjuger des millions, le procédé semble sans gêne. Rien de plus simple cependant. L’espace étant sans limites, on peut lui prêter toutes les figures, précisément parce qu’il n’en a aucune. Tout à l’heure sphère, le voici maintenant cylindre.

    Que neuf traits de scie partagent en dix planches, perpendiculairement à son axe, un bloc de bois cylindrique. Que, par la pensée, on étende à l’infini le périmètre circulaire de chacune de ces planches. Qu’on les écarte aussi, par la pensée, les unes des autres de quelques quatrillions de quatrillions de lieues. Voilà dix infinis partiels irréprochables quoique un peu maigres. Tous les astres, issus de nos calculs, tiendraient à l’aise, avec leurs domaines respectifs, dans chacun de ces compartiments. De plus, rien n’empêche d’en juxtaposer d’autres, et d’ajouter ainsi de l’infini à discrétion.

    Il est bien entendu que ces astres ne restent point parqués en catégories par identités. Les conflagrations rénovatrices les fusionnent et les mêlent sans cesse. Un système solaire ne renaît point, comme le phénix, de sa propre combustion, qui contribue, au contraire, à former des combinaisons diffé­rentes. Il prend sa revanche ailleurs, réenfanté par d’autres volatilisations. Les matériaux se trouvant partout les mêmes, cent corps simples, et la donnée étant l’infini, les probabilités s’égalisent. Le résultat est la permanence invariable de l’ensemble par la transformation perpétuelle des parties.

    Que si la chicane, à cheval sur l’Indéfini, nous cherche des querelles d’allemand pour nous contraindre à comprendre et à lui expliquer l’Infini, nous la renverrons aux jupitériens, pourvus sans doute d’une plus grosse cervelle. Non, nous ne pouvons dépasser l’indéfini. C’est connu et l’on ne tente que sous cette forme de concevoir l’Infini. On ajoute l’espace à l’espace, et la pensée arrive fort bien à cette conclusion qu’il est sans limites. Assu­rément, on additionnerait durant des myriades de siècles que le total serait toujours un nombre fini. Qu’est-ce que cela prouve ? L’Infini d’abord par l’impossibilité d’aboutir, puis la faiblesse de notre cerveau.

    Oui, après avoir semé des chiffres à soulever les rires et les épaules, on demeure essoufflé aux premiers pas sur la route de l’infini. Il est cependant aussi clair qu’impénétrable, et se démontre merveilleusement en deux mots : L’espace plein de corps célestes, toujours, sans fin. C’est fort simple, bien qu’incompréhensible.

    Notre analyse de l’univers a surtout mis en scène les planètes, seul théâtre de la vie organique. Les étoiles sont restées à l’arrière-plan. C’est que là, point de formes changeantes, point de métamorphoses. Rien que le tumulte de l’incendie colossal, source de la chaleur et de la lumière, puis sa décroissance progressive, et enfin les ténèbres glacées. L’étoile n’en est pas moins le foyer vital des groupes constitués par la condensation des nébuleuses. C’est elle qui classe et règle le système dont elle forme le centre. Dans chaque combinaison-type, elle est différente de grandeur et de mouvement. Elle demeure immuable pour toutes les répétitions de ce type, y compris les variantes planétaires qui sont le fait de l’humanité.

     Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que ces reproductions de globes se fassent pour les  beaux yeux des sosies qui les habitent. Le préjugé d’égoïsme et d’éducation qui rapporte tout à nous, est une sottise. La nature ne s’occupe pas de nous. Elle fabrique des groupes stellaires dans la mesure des matériaux à sa disposition. Les uns sont des originaux, les autres des duplicata, édités à milliards. Il n’y a même pas proprement d’originaux, c’est-à-dire des premiers en dates mais des types divers, derrière lesquels se rangent les systèmes stellaires.

    Que les planètes de ces groupes produisent ou non des hommes, ce n’est pas le souci de la nature, qui n’a aucune espèce de soucis, qui fait sa besogne, sans s’inquiéter des conséquences. Elle applique 998 millièmes de la matière aux étoiles, où ne poussent ni un brin d’herbe ni un ciron, et le reste, "deux millièmes !" aux planètes, dont la moitié, sinon plus, se dispense également de loger et de nourrir des bipèdes de notre module. En somme, pourtant, elle fait assez bien les choses. Il ne faut pas murmurer. Plus modeste, la lampe qui nous éclaire et qui nous chauffe nous abandonnerait vite à la nuit éternelle, ou plutôt nous ne serions jamais entrés dans la lumière.

    Les étoiles seules auraient à se plaindre, mais elles ne se plaignent pas. Pauvres étoiles ! leur rôle de splendeur n’est qu’un rôle de sacrifice. Créa­trices et servantes de la puissance productrice des planètes, elles ne la possèdent point elles-mêmes, et doivent se résigner à leur carrière ingrate et monotone de flambeaux. Elles ont l’éclat sans la jouissance ; derrière elles, se cachent invisibles les réalités vivantes. Ces reines-esclaves sont cependant de la même pâte que leurs heureuses sujettes. Les cent corps simples en font tous les frais. Mais ceux-là ne retrouveront la fécondité qu’en dépouillant la grandeur. Maintenant flammes éblouissantes, ils seront un jour ténèbres et glaces, et ne pourront renaître à la vie que planètes, après le choc qui vola­tilisera le cortège et sa reine en nébuleuse.

    En attendant le bonheur de cette déchéance, les souveraines sans le savoir gouvernent leurs royaumes par les bienfaits. Elles font les moissons, jamais la récolte. Elles ont toutes les charges, sans bénéfice. Seules maîtresses de la force, elles n’en usent qu’au profit de la faiblesse.. Chères étoiles ! vous trou­vez peu d’imitateurs.

    Concluons enfin à l’immanence des moindres parcelles de la matière. Si leur durée n’est qu’une seconde, leur renaissance n’a point de limites. L’infinité dans le temps et dans l’espace n’est point l’apanage exclusif de l’univers entier. Elle appartient aussi à toutes les formes de la matière, même à l’infusoire et au grain de sable.

    Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l’étendue un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu’il la vit lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d’autres lui-même, non-seulement de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d’autres qui meurent, d’autres dont l’âge s’échelonne, de seconde en seconde, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

    Si quelqu’un interroge les régions célestes pour leur demander leur secret, des milliards de ses sosies lèvent en même temps les yeux, avec la même question dans la pensée, et tous ces regards se croisent invisibles. Et ce n’est pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace, mais toujours. Chaque seconde de l’éternité a vu et verra la situation d’aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards de terres sosies de la nôtre et portant nos sosies personnels.

    Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra sans fin, sous forme de milliards d’alter ego. Tel on est à chaque seconde de sa vie, tel on est stéréotypé à milliards d’épreuves dans l’éternité. Nous partageons la destinée des planètes, nos mères nourricières, au sein desquelles s’accomplit cette inépuisable existence. Les systèmes stellaires nous entraînent dans leur pérennité. Unique organisation de la matière, ils ont en même temps sa fixité et sa mobilité. Chacun d’eux n’est qu’un éclair, mais ces éclairs illuminent éternellement l’espace.

    L’univers est infini dans son ensemble et dans chacune de ses fractions, étoile ou grain de poussière. Tel il est à la minute qui sonne, tel il fut, tel il sera toujours, sans un atome ni une seconde de variation. Il n’y a rien de nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Et cependant, quoique le même, l’univers de tout à l’heure n’est plus celui d’à présent, et celui d’à présent ne sera pas davantage celui de tantôt ; car il ne demeure point immuable et immobile. Bien au contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses parties sont dans un mouvement indiscontinu. Détruites ici, elles se reprodui­sent simultanément ailleurs, comme individualités nouvelles.

    Les systèmes stellaires finissent, puis recommencent avec des éléments semblables associés par d’autres alliances, reproduction infatigable d’exem­plaires pareils puisés dans des débris différents. C’est une alternance, un échange perpétuels de renaissances par transformation.

    L’univers est à la fois la vie et la mort, la destruction et la création, le changement et la stabilité, le tumulte et le repos. Il se noue et se dénoue sans fin, toujours le même, avec des êtres toujours renouvelés. Malgré son perpé­tuel devenir, il est cliché en bronze et tire incessamment la même page. Ensemble et détails, il est éternellement la transformation et l’immanence.

    L’homme est un de ces détails. Il partage la mobilité et la permanence du grand Tout. Pas un être humain qui n’ait figuré sur des milliards de globes, rentrés depuis longtemps dans le creuset des refontes. On remonterait en vain le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. Il serait impossible de refluer jusqu’à une époque où tous les astres n’aient pas déjà été détruits et remplacés, donc nous aussi, habitants de ces astres ; et jamais, dans l’avenir, un instant ne s’écoulera sans que des milliards d’autres nous-mêmes ne soient en train de naître, de vivre et de mourir. L’homme est, à l’égal de l’univers, l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain de sable l’est à l’égal de l’homme.
    __________

    VIII

    Résumé

    L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodigieux qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinaisons qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un nombre fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou types.

    Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort. Tous les êtres répartis à sa surface, grands ou petits, vivants ou inanimés, partagent le privilège de cette pérennité.

    La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes sembla­bles. Ainsi de chacun.

    Toutes ces terres s’abîment, l’une après l’autre, dans les flammes rénova­trices, pour en renaître et y retomber encore, écoulement monotone d’un sablier qui se retourne et se vide éternellement lui-même. C’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau.

    Les curieux de vie ultra-terrestre pourront cependant sourire à une conclu­sion mathématique qui leur octroie, non pas seulement l’immortalité, mais l’éternité ? Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée.

    Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. Seul, le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance. N’oublions pas que tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs.

    Le progrès n’est ici-bas que pour nos neveux. Ils ont plus de chance que nous. Toutes les belles choses que verra notre globe, nos futurs descendants les ont déjà vues, les voient en ce moment et les verront toujours, bien entendu, sous la forme de sosies qui les ont précédés et qui les suivront. Fils d’une humanité meilleure, ils nous ont déjà bien bafoués et bien conspués sur les terres mortes, en y passant après nous. Ils continuent à nous fustiger sur les terres vivantes d’où nous avons disparu, et nous poursuivront à jamais de leur mépris sur les terres à naître.

    Eux et nous, et tous les hôtes de notre planète, nous renaissons prisonniers du moment et du lieu que les destins nous assignent dans la série de ses avatars. Notre pérennité est un appendice de la sienne. Nous ne sommes que des phénomènes partiels de ses résurrections. Hommes du xixe siècle, l’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes, tout au plus avec la perspective de variantes heureuses. Rien là pour flatter beaucoup la soif du mieux. Qu’y faire ? Je n’ai point cherché mon plaisir, j’ai cherché la vérité. Il n’y a ici ni révélation, ni prophète, mais une simple déduction de l’analyse spectrale et de la cosmogonie de Laplace. Ces deux découvertes nous font éternels. Est-ce une aubaine ? Profitons-en. Est-ce une mystification ? Résignons-nous.

    Mais n’est-ce point une consolation de se savoir constamment, sur des milliards de terres, en compagnie des personnes aimées qui ne sont plus aujourd’hui pour nous qu’un souvenir ? En est-ce une autre, en revanche, de penser qu’on a goûté et qu’on goûtera éternellement ce bonheur, sous la figure d’un sosie, de milliards de sosies ? C’est pourtant bien nous. Pour beaucoup de petits esprits, ces félicités par substitution manquent un peu d’ivresse. Ils préféreraient à tous les duplicata de l’infini trois ou quatre années de supplément dans l’édition courante. On est âpre au cramponnement, dans notre siècle de désillusions et de scepticisme.

    Au fond, elle est mélancolique cette éternité de l’homme par les astres, et plus triste encore cette séquestration des mondes-frères par l’inexorable barrière de l’espace. Tant de populations identiques qui passent sans avoir soupçonné leur mutuelle existence ! Si, bien. On la découvre enfin au xixe siècle. Mais qui voudra y croire ?

    Et puis, jusqu’ici, le passé pour nous représentait la barbarie, et l’avenir signifiait progrès, science, bonheur, illusion ! Ce passé a vu sur tous nos globes-sosies les plus brillantes civilisations disparaître, sans laisser une trace, et elles disparaîtront encore sans en laisser davantage. L’avenir reverra sur des milliards de terres les ignorances, les sottises, les cruautés de nos vieux âges !

    A l’heure présente, la vie entière de notre planète, depuis la naissance jusqu’à la mort, se détaille, jour par jour, sur des myriades d’astres-frères, avec tous ses crimes et ses malheurs. Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations.


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  • auto-réductions -supermarché – électricité
    – téléphone – transport – logement... - expériences d’auto-réductions dans le mouvement autonome italien des années ‘70.!

    Contexte politique
    On parle d’un mouvement social “autonome”, car autonome des partis et des syndicats. Refusant la délégation et la représentation, les exploitée-
    s se préoccupent de prendre en charge leurs besoins, sans médiation, sans confiance dans les institutions, ici et maintenant, sans attendre une hypothétique et lointaine révolution préparée par des élites.


    En 1973, la crise apparaît en Italie comme dans les autres pays occidentaux. Le Parti communiste (PCI) et les syndicats appellent la population à se serrer la ceinture, mais les comités autonomes répondent que les
    prolétaires n’ont pas à se sacrifier pour la bonne marche de l’économie, et défendent plutôt le vol et l’auto-réduction.

    L’auto-réduction, ça consiste à refuser ensemble de payer le prix demandé pour différents services, l’électricité, le téléphone, les transports, les loyers, et même la nourriture et les autres biens de consommation. On paye soit l’ancien prix (lorsqu’il augmente), soit moitié prix, soit rien du tout.

    Cette forme de désobéissance va se répandre comme une traînée de poudre dans tout le pays, souvent soutenue par les ouvriers des services
    concernés. Si le mouvement des auto-réductions a pu se développer à une échelle de masse, c’est qu’il existait en Italie des luttes d’usines particulièrement fortes et permanentes.

    Mais c’est aussi parce qu’à la différence de l’Angleterre, où les ouvriers restent souvent enfermés au seul niveau de l’entreprise, ici les conflits sortent de l’usine. Le capitalisme casse le modèle de l’usine, où les ouvrier-e-s sont rassemblé- e-s et relativement puissant-e-s. Il délocalise, sous-traite, disperse et
    réduit les unités de production.

    La lutte des classes est toujours moins centralisée dans l’habituelle usine, entre l’ouvrier-e et le patron, et se dilue de plus en plus dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne, et touche d’autres personnes. Les autonomes remarquent ce glissement, et se mettent à lutter sur tous les domaines de la vie : logement, accès aux fluides, information parallèle, patriarcat...


    Ils analysent la situation en parlant « d’usine diffuse », concept qui justifiait la sortie de l’usine au nom du fait que tout, en définitive, de la consommation de marchandises culturelles au travail domestique, contribuait désormais à la reproduction de la société capitaliste, et que donc l’usine était désormais partout.

    Le mouvement révolutionnaire n’appartient plus à la classe ouvrière en tant que telle, mais à « l’ouvrier social » : une catégorie suffisamment élastique pour intégrer les femmes, les chômeurs, les artistes, les marginaux, les jeunes révoltés de toutes sortes.

    Cette évolution contenait en soi, à plus ou moins brève échéance, la rupture avec le socialisme et avec ceux qui, comme les Brigades Rouges et certains collectifs de l’autonomie ouvrière, voulaient croire que « la classe
    ouvrière reste de toutes façons le noyau central et dirigeant de la révolution communiste ».


    Électricité


    Auto-réduire ses factures d’électricité, ça veut dire refuser unilatéralement de payer le prix demandé, par conscience et par refus du système de profit qui tourne autour des fluides. Les factures sont payées soit à
    l’ancien prix (après une augmentation), soit à moitié prix, soit au prix que paient les entreprises, soit pas du tout. Parfois elles sont ornées du tampon du comité d’usine.


    Ces auto-réductions prennent beaucoup d’ampleur. Ainsi le 12 novembre 1974 à Turin, par exemple, 80.000 personnes manifesteront et brûleront la lettre que l’ENEL (équivalent italien d’EDF) leur a envoyé pour les menacer poliment de poursuites judiciaires s’ils et elles continuent à auto- réduire leur facture. Parfois, les habitant-e-s d’un quartier s’organisent pour faire des « piquets » devant les compteurs de leurs immeubles, et empêcher ainsi que les employé- e-s de l’ENEL puissent les relever.

    Parfois, ce sont les employé-e-s mêmes qui refusent de relever les compteurs ou de couper l’électricité : les mouvements d’auto-réduction de l’électricité sont, pour beaucoup, lancés et appuyés par les comités d’ouvriers de l’ENEL, bien placés pour connaître et diffuser les détails des finances de l’ENEL...


    En 1974, on peut estimer à 280.000 les foyers qui recourent dans toute l’Italie à l’auto-réduction. Devant l’ampleur de la catastrophe, l’ENEL et le gouvernement se dépêchent de négocier. Ils trouvent d’ailleurs des syndicats assez contents de s’asseoir autour du tapis vert. La gauche syndicale a été débordée et partout, sauf à Turin, les luttes les plus importantes sont menées par des collectifs ou des groupes autonomes, dans un cadre résolument extra-syndical.

    D’autant qu’immanquablement, autour des auto-réductions des notes d’électricité, surgissent les problèmes du gaz de chauffage, du téléphone, des charges locatives, de la redevance de la télévision,
    etc. La lutte risque alors d’échapper aux limites précises d’une négociation et sur l’exercice du pouvoir des prolétaires dans la société.


    Ainsi le PCI, face à l’émergence de ce mouvement, restera indifférent, se limitera à lancer des pétitions contre l’augmentation des tarifs de l’électricité, ou encore sabotera directement les luttes, en s’en dissociant publiquement, en arrachant les affiches, etc.
    tract édité à Rome en 1973 par un comité d’ouvriers de l’ENEL :


    « Tout a augmenté, et l’argent on en a de moins en moins. Nous devons aller nous faire exploiter à l’usine pour rapporter un salaire de misère. Il nous faut des mois de lutte pour arracher une augmentation. Tandis que pour les patrons et le gouvernement, un simple trait
    de plume suffit pour augmenter les prix. Les prix, les impôts, les loyers et les tarifs.

    Organisons-nous pour reprendre le salaire qu’ils nous volent tous les jours. Notre "non aux licenciements", ce sera le salaire garanti, que nous travaillions ou pas, notre "non à la vie chère" consistera à reprendre notre argent : en ne payant pas le loyer des patrons, en décidant
    nous-mêmes du prix des loyers, en occupant les maisons vides.

    Nous voulons des transports gratuits payés par les patrons. Ne payons plus les notes astronomiques l’électricité, de gaz, de téléphone : décidons de payer ce que nous voulons en auto-réduisant.

    Organisons-nous pour payer un prix qui corresponde à nos revenus en ce qui concerne les produits alimentaires de première nécessité. Pour l’électricité, les prolétaires payent 45 lires. Agnelli, le patron de la Fiat, paye 10 lires. Les prolétaires de certains quartiers de Rome, de Turin et de Milan ont répondu à la cherté de l’électricité et aux notes astronomiques en auto-réduisant : payons tous comme Agnelli.


    L’auto-réduction se fait en expédiant un mandat postal en indiquant le relevé de la consommation : nombre de kWh x 10 lires = tant de lires.

    PAYONS L’ELECTRICITE CE QU’ELLE COUTE
    ET NON CE QU’ILS VEULENT NOUS LA FAIRE PAYER ! »

    Transport

    Sur le plan des transports en commun, les luttes autonomes revendiquent la nationalisation des transports en commun, la baisse des tarifs, voire
    la gratuité. L’auto-réduction s’exprime alors par le paiement collectif de l’ancien prix du billet quand celui-ci vient d’augmenter.

    Des comités naissent un peu partout en Italie et mènent des actions comme le blocage des routes ou des voies ferrées. Le 19 Août 1974, à peine rentrés des vacances, les ouvriers de la Fiat Rivalta (seconde usine Fiat après Mirafiori) ont la bonne surprise d’apprendre
    que les tarifs des bus qui les conduisent de Turin ou de sa banlieue à l’usine ont augmenté de 25% à 30%.

    Proposées en leur absence par le gouvernement à la région, ces augmentations ont été votées, fin juillet,
    par des organismes régionaux trop heureux de faire une fleur aux entreprises de transports qui prospèrent sur le dos des ouvriers.

    Pris de court, les ouvriers commencent par payer, mais, le 24 août, le mécontentement est si grand que la décision d’auto-réduire est prise à l’unanimité. Sur les
    bus de la SIPAV qui les transportent de Pinerolo (grande banlieue de Turin) aux départements de Rivalta, la lutte s’organise rapidement : les ouvriers élisent des délégués de car et adoptent une attitude que la Stampa
    qualifie pour la première fois de « désobéissance civile ».

    A Pinerolo, le 26 Août, d’importants barrages empêchent les bus de partir ; la compagnie est alors contrainte de revenir à l’ancien tarif. Mais, même de celui-ci, les ouvriers ne veulent plus. De ce moment, la FLM (Federazione di Lavoratori Metalmeccanichi) de Turin entre à son tour dans la lutte : elle a fait distribuer sur toute la ligne des abonnements auto-réduits qui portent son cachet.


    Le 2 septembre, les ouvriers empêchent de nouveau les bus de partir de Pinerolo. Et la FLM peut bien distribuer ses abonnements auto-réduits, les ouvriers préfèrent ce jour-là exhiber leur force de classe et voyager gratuitement.


    Le 3 septembre, les barrages se multiplient dans la banlieue de Turin, impliquant un nombre grandissant de gens. L’ampleur de la « désobéissance » contraint alors les autorités à négocier directement avec les comités
    pour l’auto-réduction, qui imposent le retour aux vieux tarifs.

    La lutte sur les transports cesse à Turin aussi soudainement qu’elle avait commencé, mais l’exemple a été compris. Et, tandis qu’à Turin se préparent les premières auto-réductions de l’électricité, autour de tous les grands centres industriels italiens, la lutte pour des transports meilleurs, moins chers ou gratuits, va prendre une forme nouvelle.


    C’est ainsi qu’à Salmone, dans la grande banlieue milanaise, la compagnie était revenue aux anciens tarifs deux heures seulement après l’annonce des premières auto-réductions.

    L’ampleur du mouvement surprend tellement les autorités que, le 27 septembre, le préfet de Milan convoque une série de journalistes, téléphone
    aux principaux directeurs des quotidiens milanais et leur déclare :

    « Je ne veux pas vous enseigner votre métier, mais vous ne traitez pas de la bonne manière un sujet aussi délicat que celui-là... Si vous écrivez, par exemple, sur le journal que deux cents personnes n’ont pas payé hier le
    billet de tram, alors demain il y en aura deux mille pour ne pas le faire : et c’est comme ça que la désobéissance marche à toute vapeur ! ».

    Tout un programme. Mais le préfet de Milan n’est pas le seul à s’inquiéter. Dans un communiqué rendu public le même jour, la FIOM déclare :

    « Le mouvement ouvrier a dépassé le stade de la lutte passive, (...). »

    Téléphone

    Le mouvement d’auto-réduction des factures de téléphone démarre très vite : en six mois, plusieurs dizaines de milliers de foyers refusent de payer
    la somme que leur demande la SIP, équivalent italien de France Telecom.


    En 1974, 52000 foyers italiens refusent de payer leur facture de téléphone. La SIP envoie des menaces de coupure par écrit et les met en application début octobre. Mais la riposte ne se fait pas attendre. A Rome, où la SIP a coupé plusieurs milliers de téléphone dans les banlieues prolétaires, un premier attentat, symbolique, a lieu contre un central téléphonique.

    Mais quelques jours plus tard, une charge de plastic fait sauter, avec le central de la via Shakespeare, 14.000 lignes de téléphone, dont ceux de tous les ministères, ainsi que de la présidence de la République.


    Le lendemain, l’opération se répète à Gênes, où 15.000 téléphones sont à leur tour privés de lignes. Dans chaque cas, l’opération vise des quartiers bourgeois,
    en représailles des coupures intervenues dans les quartiers les plus pauvres ; on comptera, dans la semaine, vingt-sept attentats contre des centraux
    téléphoniques dans toute l’Italie, dont quatre au moins “réussiront”.


    Parallèlement, des magistrats ordonnent à la SIP de rétablir les lignes aux usagers qui auto-réduisaient, la décision de couper ayant été prise sans tenir compte de la loi, très stricte en Italie sur ce point.

    Pour ceux qui autoréduisaient, c’est une première victoire, non pas tant sur les augmentations, qui restent inchangées, mais c’est la première fois que des prolétaires s’emparent collectivement, et par la violence, d’un droit insupportable à toute société capitaliste : celui de ne plus rien payer du tout.


    A Milan, dans la première semaine d’avril 1975, un groupe d’usagers pénètre lors d’une grève syndicale dans un central téléphonique et détruit, à coups de barre de fer, les enregistreurs d’unités. Permettant ainsi à tout
    un quartier de téléphoner gratuitement.

    Logement

    C’est en 69 que se produit l’explosion résultant des tensions accumulées durant toutes les années précédentes. A Rome, 70.000 prolétaires parqués
    dans des ghettos et dans des conditions catastrophiques ont en face d’eux 40.000 appartements vides qui ne trouvent pas d’acquéreurs ou de locataires en raison du coût des loyers.

    L’Association des Entrepreneurs du bâtiment romain reconnaît elle-même qu’il s’agit là d’une « marge de manoeuvre indispensable ». Le climat politique général créé par les luttes ouvrières et étudiantes exerce alors une grande influence dans le déclenchement d’un nouveau genre d’action :

    il ne s’agit plus d’une occupation symbolique servant de moyen de pression supplémentaire dans le cadre d’une négociation au sommet.

    Cette dernière est refusée et les occupations prennent l’allure d’une prise de possession violente qui traduit confusément la volonté des prolétaires de prendre les
    biens nécessaires à leurs besoins. Ces luttes vont avoir pour conséquence de démystifier l’État qui était présenté comme « médiateur » dans la prestation
    des services pour tous les citoyens.

    Elles mettent le doigt sur la nature de classe de l’État et de l’administration communale et concrétisent une extension directe de la lutte de l’usine vers la société.
    En juillet 1969, la commune de Nichelino (banlieue « rouge » de Turin) est occupée : aucun-e de ses habitant-e-s ne paye de loyer.

    En 1974, 600 familles d’ouvrier-e-s de Fiat Mirafiori (Turin toujours) se mettent à squatter des bâtiments vides. En 1976 à Milan, 5.000 familles squattent, 20.000
    auto-réduisent leur loyer et 12.000 leur facture d’électricité.

    100 bâtiments sont ouvertement squattés. « Les retards de paiement des loyers, habituellement de 1 à 2%, ont grimpé à un niveau “politique” : 20%. » A Rome, c’est à partir du 15 janvier 1974 qu’on entre dans la phase ascendante du mouvement : en trois mois, plus de quatre mille appartements vont être successivement occupés, (...)


    Début septembre 1974, cela fait onze mois que 147 familles occupent des immeubles appartenant à l’IACP (Istituto Autonomo delle Case Popolari, organisme de logements sociaux). Le jeudi 5 septembre, la police intervient de manière ultra-violente pour déloger les gens qui avaient investis ces immeubles. Ils parvinrent à expulser quelques familles, mais c’était sans compter sur la détermination des personnes ni sur leur capacité à organiser la contre-attaque.

    Les jours suivants, des personnes affluent de tous les quartiers pour s’affronter avec la police. Un manifestant y perdra la vie. Et quand plus tard, la police sortira
    à nouveau ses armes à feu, elle aura la surprise de voir que le plomb ne vient pas uniquement de son côté. Huit policiers sont touchés grièvement, dont un commissaire. Le vent a tourné.


    L’occupation militaire, qui avait duré quatre jours, prend ainsi fin. Le lendemain, les négociations pour reloger dans les mêmes conditions les 147 familles de San Basilio, les 30 de Casal Bruciato et les 40 de Bagni di Tivoli commencent. Elles aboutiront très vite tant la détermination du quartier a fait peur.


    (...) Les « accords » se multiplient. Le mouvement des occupations était déjà massif à Naples, Salerne et Turin. Le 27 novembre, les 700 à 800 familles qui occupaient gagnent : 368 familles obtiennent un appartement
    dans les quinze jours, 325 dans les trois mois et les 130 autres en 1975.

    Elles obtiennent également la garantie que le loyer ne dépassera pas 12% de leur salaire, ce qui est très proche de la revendication initialement posée : pas de loyer au-dessus de 10% du salaire ! Ces luttes ont par ailleurs pu mettre en crise la structure du secteur du bâtiment
    public.

    Là où, en effet, la politique réformiste du PCI n’avait jamais réussi à venir à bout de la spéculation, la lutte ouverte a commencé à le faire.


    Supermarché

    Les auto-réductions dans les supermarchés consistent à s’y rendre en nombre et à en sortir les marchandises sans payer ou en n’en payant qu’une partie.

    Des noyaux d’ouvriers décidés vont choisir la seule forme de lutte capable de faire céder les supermarchés : l’appropriation collective, violente s’il le faut, remettant en cause le respect de toute propriété privée ; sans qu’il
    s’agisse pour les ouvriers d’un vol, comme l’affirmait un tract distribué lors d’une de ces actions : « les biens que nous avons pris sont à nous, comme est nôtre, tout ce qui existe parce que nous l’avons produit ».


    Voici le récit d’une auto-réduction organisée à Milan en 1976, paru dans le journal Contro-informazione.
    « Ceux de l’Alfa et des petites usines du quartier Sempione avaient choisi comme objectif un quartier populaire, Quarto Oggiaro. Pourquoi Quarto
    Oggiaro ? Pour la composante sociale qu’on y trouve, ouvriers des grandes et petites usines et sous-prolétaires qui sont directement touchés par le problème de l’augmentation des prix. De plus, 50% des habitants
    y pratiquent la grève des loyers. La chose a été bien organisée, et tout à été fait pour garantir aux camarades un maximum d’impunité, ainsi qu’aux gens qui rentraient « faire des achats ».


    Un retraité est sorti, le chariot plein de vivres, et il a dit en milanais : « Ils ont raison ceux-là, on ne peut pas vivre avec 75.000 lires par mois », et il s’en est allé à la maison avec son chariot. Les gens n’ont même pas
    respecté le mot d’ordre syndical qui voulait qu’on paye la moitié environ du prix des produits.

    Ils ont compris que même cette attitude n’est plus
    possible, et l’opinion selon laquelle il faut prendre les choses sans attendre l’intervention du syndicat est en train de prendre racine chez les prolétaires et les ménagères exploités du quartier, refusant la logique
    du contrat :

    « Je te donne une chose et tu m’en donnes une autre ».


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  • ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES ADRESSE
    A TOUS CEUX QUI NE VEULENT PAS GERER LES NUISANCES MAIS LES SUPPRIMER


    "Quatorze grands groupes industriels viennent de créer Entreprises pour l'environnement, une association destinée à favoriser leurs actions communes dans le domaine de l'environnement, mais aussi à défendre leur point de vue. Le président de l'association est le P.D.G. de Rhône-Poulenc, Jean-René Fourtou. (...) Les sociétés fondatrices, dont la plupart opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent déjà au total pour l'environnement plus de 10 milliards de Francs par an, a rappelé Jean-René Fourtou. Il a d'autre part souligné que l'Association comptait agir comme lobby auprès des autorités tant françaises qu'européennes, notamment pour l'élaboration des normes et de la législation sur l'environnement."

    Libération, 18 mars 1992

    "Bien que la prospérité économique soit en un sens incompatible avec la protection de la nature, notre première tâche doit consister à oeuvrer durement afin d'harmoniser l'une à l'autre"
     
    Shigeru Ishimoto (premier ministre japonais), Le Monde Diplomatique, mars 1989

    "...comme l'environnement ne donne pas lieu à des échanges marchands, aucun mécanisme ne s'oppose à sa destruction. Pour perpétuer le concept de rationalité économique, il faut donc chercher à donner un prix à l'environnement, c'est à dire traduire sa valeur en termes monétaires."
    Herve Kempf, L'économie à l'épreuve de l'écologie, 1991


    Une chose est au moins acquise a notre époque: elle ne pourrira pas en paix. Les résultats de son inconscience se sont accumulés jusqu'à mettre en péril cette sécurité matérielle dont la conquête était sa seule justification. Quant à ce qui concerne la vie proprement dite (moeurs, communication, sensibilité, création), elle n'avait visiblement apporté que décomposition et régression.
    Toute société est d'abord, en tant qu'organisation de la survie collective, une forme d'appropriation de la nature. A travers la crise actuelle de l'usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale. Faute d'avoir été résolue avant que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent d'altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels.
    Pour parer à cela, les maîtres de la société se sont décidés a décréter eux-mêmes l'état d'urgence écologique. Que cherche leur catastrophisme intéressé, en noircissant le tableau d'un désastre hypothétique, et tenant des discours d'autant plus alarmistes qu'il s'agit de problèmes sur lesquels les populations atomisées n'ont aucun moyen d'action direct, sinon à occulter le désastre réel, sur lequel il n'est nul besoin d'être physicien, climatologue ou démographe pour se prononcer? Car chacun peut constater l'appauvrissement constant du monde des hommes par l'économie moderne, qui se développe dans tous les domaines aux dépens de la vie: elle en détruit par ses dévastations les bases biologiques, soumet tout l'espace-temps social aux nécessités policières de son fonctionnement, et remplace chaque réalité autrefois couramment accessible par un ersatz dont la teneur en authenticité résiduelle est proportionnelle au prix (inutile de créer des magasins réservés a la nomenklatura, le marché s'en charge).
    Au moment où les gestionnaires de la production découvrent dans la nocivité de ses résultats la fragilité de leur monde, ils en tirent ainsi argument pour se présenter, avec la caution de leurs experts, en sauveurs. L'état d'urgence écologique est à la fois une économie de guerre, qui mobilise la production au service d'intérêts communs définis par l'Etat, et une guerre de l'économie contre la menace de mouvements de protestation qui en viennent à la critiquer sans détour.
    La propagande des décideurs de l'Etat et de l'industrie présente comme seule perspective de salut la poursuite du développement économique, corrigé par les mesures qu'impose la défense de la survie: gestion régulée des "ressources", investissements pour économiser la nature, la transformer intégralement en matière à gestion économique, depuis l'eau du sous-sol jusqu'à l'ozone de l'atmosphère.
    La domination ne cesse évidemment pas de perfectionner à toutes fins utiles ses moyens répressifs: à "Cigaville", décor urbain construit en Dordogne après 1968 pour l'entraînement des gendarmes mobiles, on simule désormais sur les routes avoisinantes "de fausses attaques de commandos anti-nucléaires"; à la centrale nucléaire de Belleville, c'est la simulation d'un accident grave qui doit former les responsables aux techniques de manipulation de l'information. Mais le personnel affecté au contrôle social s'emploie surtout a prévenir tout développement de la critique des nuisances en une critique de l'économie qui les engendre. On prêche la discipline aux armées de la consommation, comme si c'était nos fastueuses extravagances qui avaient rompu l'équilibre écologique, et non l'absurdité de la production marchande imposée, on prône un nouveau civisme, selon lequel chacun serait responsable de la gestion des nuisances, dans une parfaite égalité démocratique: du pollueur de base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l'industriel de la chimie... Et l'idéologie survivaliste ("Tous unis pour sauver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques") sert à inculquer le genre de "réalisme" et de "sens des responsabilités" qui amène à prendre en charge les effets de l'inconscience des experts, et ainsi à relayer la domination en lui fournissant sur le terrain oppositions dites constructives et aménagements de détail.
    La censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les nuisances a pour principal agent l'écologisme: l'illusion selon laquelle on pourrait efficacement réfuter les résultats du travail aliéné sans s'en prendre au travail lui-même et à toute la société fondée sur l'exploitation du travail. Quand tous les hommes d'Etat deviennent écologistes, les écologistes se déclarent sans hésitation étatistes. Ils n'ont pas vraiment changé, depuis leurs velléités "alternatives" des années soixante-dix. Mais maintenant on leur offre partout des postes, des fonctions, des crédits, et ils ne voient aucune raison de les refuser, tant il est vrai qu'ils n'ont jamais réellement rompu avec la déraison dominante.
    Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce qu'étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes: des intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique s'étend à de nouveaux domaines (l'air, l'eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse); bref, les nouveaux courtiers d'un assujettissement a l'économie dont le prix doit maintenant intégrer le coût d'un "environnement de qualité".On voit déjà se mettre en place, cogérée par les experts "verts", une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées, une division spatiale qui réglera l'accès hiérarchisé à la marchandise-nature. Quant a la radioactivité, il y en aura pour tout le monde.
    Dire de la pratique des écologistes qu'elle est réformiste serait encore lui faire trop d'honneur, car elle s'inscrit directement et délibérément dans la logique de la domination capitaliste, qui étend sans cesse, par ses destructions mêmes, le terrain de son exercice. Dans cette production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants, l'écologisme n'aura été que l'armée de réserve d'une époque de bureaucratisation, ou la "rationalité est toujours définie loin des individus concernés et de toute connaissance réaliste, avec les catastrophes renouvelées que cela implique.
    Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à quelle vitesse s'installe cette gestion des nuisances intégrant l'écologisme. Sans même parler des multinationales de la "protection de la nature" comme le World Wildlife Fund et Greenpeace, des "Amis de la Terre" largement financés par le secrétariat d'Etat à l'environnement, ou des Verts à la Waechter acoquinés avec la Lyonnaise des eaux pour l'exploitation du marché de l'assainissement, on voit toutes sortes de demi-opposants aux nuisances, qui s'en étaient tenus à une critique technique et refoulaient la critique sociale, cooptés par les instances étatiques de contrôle et de régulation, quand ce n'est pas par l'industrie de la dépollution. Ainsi un "laboratoire indépendant" comme la CRII-RAD, fond" après Tchernobyl - indépendant de l'Etat mais pas des institutions locales et régionales -, s'était donné pour seul but de "défendre les consommateurs" en comptabilisant leurs becquerels. Une telle "défense" néo-syndicale du métier de consommateur - le dernier des métiers - revient à ne pas attaquer la dépossession qui, privant les individus de tout pouvoir de décision sur la production de leurs conditions d'existence, garantit qu'ils devront continuer à supporter ce qui a été choisi par d'autres, et à dépendre de spécialistes incontrôlables pour en connaître, ou non, la nocivité. C'est donc sans surprise que l'on apprend maintenant la nomination de la présidente de la CRII-RAD, Michèle Rivasi, a l'Agence nationale pour la qualité de l'air, ou son indépendance pourra s'accomplir au service de celle de l'Etat. On a aussi vu les experts timidement anti-nucléaires du GSIEN, à force de croire scientifique de ne pas se prononcer radicalement contre le délire nucléariste, cautionner le redémarrage de la centrale de Fessenheim avant qu'un nouveau rejet "accidentel" de radioactivité ne vienne, peu après, apporter la contre-expertise de leur réalisme; ou encore les boys scouts de "Robin des bois", bien décidés à grimper dans le "partenariat", s'associer à un industriel pour la production de "déchets propres", et d"fendre le projet "Géofix" de poubelle chimique dans les Alpes de Haute-Provence.
    Le résultat de cette intense activité de toilettage est entièrement prévisible: une "dépollution" sur le modèle de ce que fut "l'extinction du paupérisme" par l'abondance marchande (camouflage de la misère visible, appauvrissement réel de la vie); les coûteux donc profitables palliatifs successivement appliqués à des dégâts antérieurs panachant les destructions - qui bien sûr continuent et continueront - de reconstructions fragmentaires et d'assainissements partiels. Certaines nuisances homologuées comme telles par les experts seront effectivement prises en charge, dans la mesure exacte où leur traitement constituera une activité économique rentable. D'autres, en général les plus graves, continueront leur existence clandestine, hors norme, comme les faibles doses de radiations ou ces manipulations génétiques dont on sait qu'elles nous préparent les Sidas de demain. Enfin et surtout, le développement prolifique d'une nouvelle bureaucratie chargée du contrôle écologique ne fera, sous couvert de rationalisation, qu'approfondir cette irrationalité qui explique toutes les autres, de la corruption ordinaire aux catastrophes extraordinaires : la division de la société en dirigeants spécialistes de la survie et en "consommateurs" ignorants et impuissants de cette survie, dernier visage de la société de classes. Malheureux ceux qui ont besoin d'honnêtes spécialistes et de dirigeants éclairés!
    Ce n'est donc pas une espèce de purisme extrémiste, et moins encore de "politique du pire", qui invite à se démarquer violemment de tous les aménageurs écologistes de l'économie: c'est simplement le réalisme sur le devenir nécessaire de tout cela. Le développement conséquent de la lutte contre les nuisances exige de clarifier, par autant de dénonciations exemplaires qu'il faudra, l'opposition entre les écolocrates - ceux qui tirent du pouvoir de la crise écologique - et ceux qui n'ont pas d'intérêts distincts de l'ensemble des individus dépossédés, ni du mouvement qui peut les mettre en mesure de supprimer les nuisances par le "démantèlement raisonné de toute production marchande". Si ceux qui veulent supprimer les nuisances sont forcément sur le même terrain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être présents en ennemis, sous peine d'en être réduits à faire de la figuration sous les projecteurs des metteurs en scène de l'aménagement du territoire. Ils ne peuvent réellement occuper ce terrain, c'est à dire trouver les moyens de le transformer, qu'en affirmant sans concession la critique sociale des nuisances et de leurs gestionnaires, installés ou postulants.
    Le chemin qui mène de la mise en cause des hiérarchies irresponsables à l'instauration d'un contrôle social maîtrisant en pleine conscience les moyens matériels et techniques, ce chemin passe par une critique unitaire des nuisances, et donc par la redécouverte de tous les anciens points d'application de la révolte: le travail salarié, dont les produits socialement nocifs ont pour pendant l'effet destructeur sur les salariés eux-mêmes, tel qu'il ne peut être supporté qu'à grand renfort de tranquillisants et de drogues en tout genre; la colonisation de toute la communication par le spectacle, puisqu'à la falsification des réalités doit correspondre celle de leur expression sociale; le développement technologique, qui développe exclusivement, aux dépens de toute autonomie individuelle ou collective, l'assujettissement à un pouvoir toujours plus concentré; la production marchande comme production de nuisances, et enfin "l'Etat comme nuisance absolue, contrôlant cette production et en aménageant la perception, en programmant les seuils de tolérance".
    Le destin de l'écologisme devrait l'avoir démontré aux plus naïfs: l'on ne peut mener une lutte réelle contre quoi que ce soit en acceptant les séparations de la société dominante. L'aggravation de la crise de la survie et les mouvements de refus qu'elle suscite pousse une fraction du personnel technico-scientifique à cesser de s'identifier à la fuite en avant insensée du renouvellement technologique. Parmi ceux qui vont ainsi se rapprocher d'un point de vue critique, beaucoup sans doute, suivant leur pente socio-professionnelle, chercheront à recycler dans une contestation "raisonnable" leur statut d'experts, et donc à faire prévaloir une dénonciation parcellaire de la déraison au pouvoir, s'attachant à ses aspects purement techniques, c'est à dire qui peuvent paraître tels. Contre une critique encore séparée et spécialisée des nuisances, défendre les simples exigences unitaires de la critique sociale n'est pas seulement réaffirmer, comme but total, qu'il ne s'agit pas de changer les experts au pouvoir mais d'abolir les conditions qui rendent nécessaires les experts et la spécialisation du pouvoir; c'est également un impératif tactique, pour une lutte qui ne peut parler le langage des spécialistes si elle veut trouver ses alliés en s'adressant a tous ceux qui n'ont aucun pouvoir en tant que spécialiste de quoi que ce soit.
    De même qu'on opposait et qu'on oppose toujours aux revendications des salariés un intérêt général de l'économie, de même les planificateurs de l'ordure et autres docteurs ès poubelles ne manquent pas de dénoncer l'égoïsme borné et irresponsable de ceux qui s'élèvent contre une nuisance locale (déchets, autoroute, TGV, etc.) sans vouloir considérer qu'il faut bien la mettre quelque part. La seule réponse digne d'un tel chantage à l'intérêt général consiste évidemment à affirmer que quand on ne veut de nuisances nulle part il faut bien commencer à les refuser exemplairement là où on est. Et en conséquence à préparer l'unification des luttes contre les nuisances en sachant exprimer les raisons universelles de toute protestation particulière. Que des individus n'invoquant aucune qualification ni spécialité, ne représentant qu'eux-mêmes, prennent la liberté de s'associer pour proclamer et mettre en pratique leur jugement du monde, voilà qui paraîtra peu réaliste à une époque paralysée par l'isolement et le sentiment de fatalité qu'il suscite. Pourtant, à côté de tant de pseudo-événements fabriqués a la chaîne, il est un fait qui s'entête à ridiculiser les calculs d'en haut comme le cynisme d'en bas: toutes les aspirations à une vie libre et tous les besoins humains, à commencer par les plus élémentaires, convergent vers l'urgence historique de mettre un terme aux ravages de la démence économique. Dans cette immense réserve de révolte, seul peut puiser un total irrespect pour les risibles ou ignobles nécessités que se reconnaît la société présente.
    Ceux qui, dans un conflit particulier, n'entendent de toute façon pas s'arrêter aux résultats partiels de leur protestation, doivent la considérer comme un moment de l'auto-organisation des individus dépossédés pour un mouvement anti-étatique et anti-économique général: c'est cette ambition qui leur servira de critère et d'axe de référence pour juger et condamner, adopter ou rejeter tel ou tel moyen de lutte contre les nuisances. Doit être soutenu tout ce qui favorise l'appropriation directe, par les individus associés, de leur activité, à commencer par leur activité critique contre tel ou tel aspect de la production de nuisances; doit être combattu tout ce qui contribue à les déposséder des premiers moments de leur lutte, et donc à les renforcer dans la passivité et l'isolement. Comment ce qui perpétue le vieux mensonge de la représentation séparée, des représentants incontrôlés ou des porte-parole abusifs, pourrait-il servir la lutte des individus pour mettre sous leur contrôle leurs conditions d'existence, en un mot pour réaliser la démocratie? La dépossession est reconduite et entérinée, non seulement bien sûr par l'électoralisme, mais aussi par l'illusoire recherche de "l'efficacité médiatique, qui, transformant les individus en spectateurs d'une cause dont ils ne contrôlent plus ni la formulation ni l'extension, en fait la masse de manoeuvre de divers lobbies, plus ou moins concurrents pour manipuler l'image de la protestation.
    Il faut donc traiter en récupérateurs tous ceux dont le prétendu réalisme sert à faire avorter, par l'organisation du vacarme médiatique, les tentatives d'exprimer directement, sans intermédiaires ni caution de spécialistes, le dégoût et la colère que suscitent les calamités d'un mode de production (voir comment Vergès s'emploie, par sa seule présence d'avocat de toutes les causes douteuses, à discréditer la protestation des habitantes de Montchanin; ou encore, à une toute autre échelle, comment l'ignominie du moderne "racket de l'émotion" s'empare des "enfants de Tchernobyl" pour en faire matière à Téléthon). De même, alors que l'Etat ouvre aux contestations locales, pour qu'elles s'y perdent, le terrain des procédures juridiques et des mesures administratives, il faut dénoncer l'illusion d'une victoire assurée par les avocats et les experts: à cette fin il suffit de rappeler qu'un conflit de ce genre n'est pas tranché en fonction du droit mais d'un rapport de forces extra-juridique, comme le montrent à la fois la construction du pont de l'Île de Ré, malgré plusieurs jugements contraires, et l'abandon de la centrale nucléaire de Plogoff, qui n'a été le résultat d'aucune procédure légale.
    Les moyens doivent varier avec les occasions, étant entendu que tous les moyens sont bons qui combattent l'apathie devant la fatalité économique et répandent le goût d'intervenir sur le sort qui nous est fait. Si les mouvements contre les nuisances sont en France encore très faibles, ils n'en sont pas moins le seul terrain pratique où l'existence sociale revient en discussion. Les décideurs de l'Etat sont quant à eux bien conscients du danger que cela représente, pour une société dont les raisons officielles ne souffrent d'être examinées. Parallèlement à la neutralisation par la confusion médiatique et à l'intégration des leaders écologistes, ils se préoccupent de ne pas laisser un conflit particulier se transformer en abcès de fixation, qui fournirait à la contestation un pôle d'unification en même temps qu'un lieu matériel de rassemblement et de communication critique. Ainsi le "gel" de toute décision concernant les sites de dépôt de déchets radioactifs comme l'aménagement du bassin de la Loire a évidemment été décidé afin de fatiguer la base des oppositions et permettre la mise en place d'un réseau de représentants responsables disposés à servir d'"indicateurs locaux" (à donner la température locale), à mettre en scène la "concertation" et à faire passer les victoires truquées.
    On nous dira - on nous dit déjà - qu'il est de toute façon impossible de supprimer complètement les nuisances, et que par exemple les déchets nucléaires sont là pour une espèce d'éternité. Cet argument évoque à peu près celui d'un tortionnaire qui, après avoir coupé une main à sa victime, lui annoncerait qu'au point où elle en est, elle peut bien se laisser couper l'autre, et d'autant plus volontiers qu'elle n'avait besoin de ses mains que pour applaudir, et qu'il existe maintenant des machines pour ça. Que penserait-on de celui qui accepterait de discuter la chose "scientifiquement"?
    Il n'est que trop vrai que les illusions du progrès économique ont durablement fourvoyé l'histoire humaine, et que les conséquences de ce fourvoiement, même s'il y était mis fin demain, seraient léguées comme un héritage empoisonné à la société libérée; non seulement sous forme de déchets, mais aussi et surtout d'une organisation matérielle de la production à transformer de fond en comble pour la mettre au service d'une activité libre. Nous nous serions bien passés de tels problèmes, mais puisqu'ils sont là, nous considérons que la prise en charge collective de leur dépérissement est la seule perspective de renouer avec la véritable aventure humaine, avec l'histoire comme émancipation.
    Cette aventure recommence dès que des individus trouvent dans la lutte les formes d'une communauté pratique pour mener plus loin les conséquences de leur refus initial et développer la critique des conditions imposées. La vérité d'une telle communauté, c'est qu'elle constitue une unité "plus intelligente que tous ses membres". Le signe de son échec, c'est sa régression vers une espèce de néo-famille, c'est à dire une unité moins intelligente que chacun de ses membres. Une longue période de réaction sociale a pour conséquence, avec l'isolement et le désarroi, d'amener les individus, quand ils tentent de reconstruire un terrain pratique commun, à craindre par dessus tout les divisions et les conflits. Pourtant c'est justement quand on est très minoritaire et qu'on a besoin d'alliés qu'il convient de formuler une base d'accord d'autant plus précise, à partir de laquelle contracter des alliances et boycotter tout ce qui doit l'être.
    Avant tout, pour délimiter positivement le terrain des collaborations et des alliances, il faut disposer de critères qui ne soient pas moraux (sur les intentions affichées, la bonne volonté supposée, etc.) mais précisément pratiques et historiques. (Une règle d'or: ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font d'eux.) Nous pensons avoir fourni ici quelques éléments utiles à la définition de tels critères. Pour les préciser mieux, et tracer une ligne de démarcation en deçà de laquelle organiser efficacement la solidarité, il faudra des discussions fondées sur l'analyse des conditions concrètes dans lesquelles chacun se trouve place, et sur la critique des tentatives d'intervention, à commencer par celle que constitue la présente contribution.
    La critique sociale, l'activité qui la développe et la communique, n'a jamais été le lieu de la tranquillité. Mais comme aujourd'hui ce lieu de la tranquillité n'existe plus nulle part (l'universelle déchetterie a atteint les sommets de l'Himalaya), les individus dépossédés n'ont pas à choisir entre la tranquillité et les troubles d'un âpre combat, mais entre des troubles et des combats d'autant plus effrayants qu'ils sont menés par d'autres à leur seul profit, et ceux qu'ils peuvent répandre et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mouvement contre les nuisances triomphera comme mouvement d'émancipation anti-économique et anti-étatique, ou ne triomphera pas.

     
    Juin 1990


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  • [Le] christianisme dévoilé ou Examen des principes et des effets de la religion chrétienne [par feu M. Boulanger...]

                    Holbach Philippe Henri, baron d'


    PREFACE

    Lettre de l'auteur à  Monsieur.

    Je reçois, monsieur, avec reconnoissance les observations que vous m'envoyez sur mon ouvrage. Si je suis sensible aux éloges que vous daignez en faire, j'aime trop la vérité, pour me choquer de la franchise avec laquelle vous me proposez vos objections ; je les trouve assez graves, pour mériter toute mon attention.

    Ce seroit être bien peu philosophe, que de n'avoir point le courage d'entendre contredire ses opinions. Nous ne sommes point des théologiens ; nos démêlés sont de nature à se terminer à l'amiable ; ils ne doivent ressembler en rien à ceux des apôtres de la superstition, qui ne cherchent qu'à se surprendre mutuellement par des argumens captieux, et qui, aux dépens de la bonne foi, ne combattent jamais que pour défendre la cause de leur vanité et de leur propre entêtement.

    Nous desirons tous deux le bien du genre humain ; nous cherchons la vérité ; nous ne pouvons, cela posé, manquer d'être d'accord. Vous commencez par admettre la nécessité d'examiner la religion et de soumettre ses opinions au tribunal de la raison ; vous convenez que le christianisme ne peut soutenir cet examen, et qu'aux yeux du bon sens il ne paroîtra jamais qu'un tissu d'absurdités, de fables décousues, de dogmes insensés, de cérémonies puériles, de notions empruntées des chaldéens, des égyptiens, des phéniciens, des grecs et des romains.

    En un mot, vous avouez que ce système religieux n'est que le produit informe de presque toutes les anciennes superstitions, enfantées par le fanatisme oriental, et diversement modifiées par les circonstances, les tems, les intérêts, les caprices, les préjugés de ceux qui se sont depuis donnés pour des inspirés, pour des envoyés de Dieu, pour des interprêtes de ses volontés nouvelles.
     

    Vous frémissez des horreurs que l'esprit intolérant des chrétiens leur a fait commettre, toutes les fois qu'ils en ont eu le pouvoir ; vous sentez qu'une religion, fondée sur un dieu sanguinaire, ne peut être qu'une religion de sang ; vous gémissez de cette phrénésie, qui s'empare dès l'enfance de l'esprit des princes et des peuples, et les rend également esclaves de la superstition et de ses prêtres, les empêche de connoître leurs véritables intérêts, les rend sourds à la raison, les détourne des grands objets qui devroient les occuper.

    Vous reconnoissez qu'une religion, fondée sur l'enthousiasme, ou sur l'imposture, ne peut avoir de principes assurés, doit être une source éternelle de disputes, doit toujours finir par causer des troubles, des persécutions et des ravages, surtout lorsque la puissance politique se croira indispensablement obligée d'entrer dans ses querelles.

    Enfin, vous allez jusqu'à convenir qu'un bon chrétien, qui suit littéralement la conduite que l'évangile lui prescrit, comme la plus parfaite, ne connoît en ce monde aucun des rapports sur lesquels la vraie morale est fondée, et ne peut être qu'un misanthrope inutile, s'il manque d'énergie, et n'est qu'un fanatique turbulent, s'il a l'ame échauffée.


    Après ces aveux, comment peut-il se faire que vous jugiez que mon ouvrage est dangereux ? Vous me dites que le sage doit penser pour lui seul ; qu'il faut une religion, bonne, ou mauvaise, au peuple ; qu'elle est un frein nécessaire aux esprits simples et grossiers, qui sans elle n'auroient plus de motifs pour s'abstenir du crime et du vice.

    Vous regardez la réforme des préjugés religieux comme impossible ; vous jugez que les princes, qui peuvent seuls l'opérer, sont trop intéressés à maintenir leurs sujets dans un aveuglement dont ils profitent.

    Voilà, si je ne me trompe, les objections les plus fortes que vous m'ayez faites, je vais tâcher de les lever. D'abord je ne crois pas qu'un livre puisse être dangereux pour le peuple. Le peuple ne lit pas plus qu'il ne raisonne ; il n'en n'a, ni le loisir, ni la capacité : d'un autre côté, ce n'est pas la religion, c'est la loi qui contient les gens du peuple, et quand un insensé leur diroit de voler ou d'assassiner, le gibet les avertiroit de n'en rien faire.

    Au surplus, si par hazard il se trouvoit parmi le peuple un homme en état de lire un ouvrage philosophique, il est certain que cet homme ne seroit pas communément un scélérat à craindre.

    Les livres ne sont faits que pour la partie d'une nation, que ses circonstances, son éducation, ses sentimens, mettent au-dessus du crime. Cette portion éclairée de la société, qui gouverne l'autre, lit et juge les ouvrages ; s'ils contiennent des maximes fausses, ou nuisibles, ils sont bientôt, ou condamnés à l'oubli, ou dévoués à l'exécration publique : s'ils contiennent des vérités, ils n'ont aucun danger à courir.

    Ce sont des fanatiques, des prêtres et des ignorans, qui font les revolutions ; les personnes éclairées, désintéressées et sensées, sont toujours amies du repos. Vous n'êtes point, monsieur, du nombre de ces penseurs pusillanimes, qui croyent que la vérité soit capable de nuire : elle ne nuit qu'à ceux qui trompent les hommes, et elle sera toujours utile au reste du genre humain.

    Tout a dû vous convaincre depuis longtems, que tous les maux, dont notre espéce est affligée, ne viennent que de nos erreurs, de nos intérêts mal entendus, de nos préjugés, des idées fausses que nous attachons aux objets. En effet, pour peu que l'on ait de suite dans l'esprit, il est aisé de voir que ce sont en particulier les préjugés religieux qui ont corrompu la politique et la morale.

              Ne sont-ce pas des idées religieuses et surnaturelles qui firent regarder les souverains comme des dieux ? C'est donc la religion qui fit éclore les despotes et les tyrans ; ceux-ci firent de mauvaises loix ; leur exemple corrompit les grands ; les grands corrompirent les peuples ; les peuples viciés devinrent des esclaves malheureux, occupés à se nuire, pour plaire à la grandeur, et pour se tirer de la misere.

              Les rois furent appellés les images de Dieu ; ils furent absolus comme lui ; ils créerent le juste et l'injuste ; leurs volontés sanctifierent souvent l'oppression, la violence, la rapine ; et ce fut par la bassesse, par le vice et le crime, que l'on obtint la faveur. C'est ainsi que les nations se sont remplies de citoyens pervers, qui, sous des chefs corrompus par des notions religieuses, se firent continuellement une guerre ouverte, ou clandestine, et n'eurent aucuns motifs pour pratiquer la vertu.


    Dans des sociétés ainsi constituées, que peut faire la religion ? Ses terreurs éloignées, ou ses promesses ineffables, ont-elles jamais empêché les hommes de se livrer à leurs passions, ou de chercher leur bonheur par les voies les plus faciles ? Cette religion a-t-elle influé sur les moeurs des souverains, qui lui doivent leur pouvoir divin ?

              Ne voyons-nous pas des princes, remplis de foi, entreprendre à chaque instant les guerres les plus injustes ; prodiguer inutilement le sang et les biens de leurs sujets ; arracher le pain des mains du pauvre, pour augmenter les trésors du riche insatiable ; permettre et même ordonner le vol, les concussions, les injustices ?

             Cette religion, que tant de souverains regardent comme l'appui de leur trône, les rend-elle donc plus humains, plus réglés, plus tempérans, plus chastes, plus fidéles à leurs sermens ?


    Hélas ! Pour peu que nous consultions, l'histoire, nous y verrons des souverains orthodoxes, zélés et religieux jusqu'au scrupule, être en même tems des parjures, des usurpateurs, des adulteres, des voleurs, des assassins, des hommes enfin qui agissent comme s'ils ne craignoient point ce dieu qu'ils honorent de bouche.

    Parmi ces courtisans qui les entourent, nous verrons un alliage continuel de christianisme et de crime, de dévotion et d'iniquité, de foi et de vexations, de religion et de trahisons. Parmi ces prêtres d'un dieu pauvre et crucifié, qui fondent leur existence sur sa religion, qui prétendent que sans elle il ne peut y avoir de morale, ne voyons-nous pas régner l'orgueil, l'avarice, la lubricité, l'esprit de domination et de vengeance ?

              Leurs prédications continuelles, et réitérées depuis tant de siécles, ont-elles véritablement influé sur les moeurs des nations ? Les conversions, que leurs discours opérent, sont-elles vraiment utiles ?

    Changent-elles les cœurs des peuples qui les écoutent ? De l'aveu même de ces docteurs, ces conversions sont très-rares, ils vivent toujours dans la lie des siécles ; la perversité humaine augmente chaque jour, et chaque jour ils déclament contre des vices et des crimes, que la coutume autorise, que le gouvernement encourage, que l'opinion favorise, que le pouvoir récompense, et que chacun se trouve intéressé à commettre, sous peine d'être malheureux.


              Ainsi, de l'aveu même de ses ministres, la religion, dont les préceptes ont été inculqués dès l'enfance et se répétent sans relâche, ne peut rien contre la dépravation des moeurs. Les hommes mettent toujours la religion de côté, dès qu'elle s'oppose à leurs desirs ; ils ne l'écoutent que lorsqu'elle favorise leurs passions, lorsqu'elle s'accorde avec leur tempérament, et avec les idées qu'ils se font du bonheur.

              Le libertin s'en moque, lorsqu'elle condamne ses débauches ; l'ambitieux la méprise, lorsqu'elle met des bornes à ses voeux ; l'avare ne l'écoute point, lorsqu'elle lui dit de répandre des bienfaits ; le courtisan rit de sa simplicité, quand elle lui ordonne d'être franc et sincere.

              D'un autre côté, le souverain est docile à ses leçons, lorsqu'elle lui dit qu'il est l'image de la divinité ; qu'il doit être absolu comme elle ; qu'il est le maître de la vie et des biens de ses sujets ; qu'il doit les exterminer, quand ils ne pensent point comme lui. Le bilieux écoute avidement les préceptes de son prêtre, quand il lui ordonne de haïr ; le vindicatif lui obéit, quand il lui permet de se venger lui-même, sous prétexte de venger son dieu.

              En un mot, la religion ne change rien aux passions des hommes, ils ne l'écoutent, que lorsqu'elle parle à l'unisson de leurs desirs ; elle ne les change qu'au lit de la mort : alors leur changement est inutile au monde, et le pardon du ciel, que l'on promet au repentir infructueux des mourans, encourage les vivans à persister dans le désordre jusqu'au dernier instant.


              En vain la religion prêcheroit-elle la vertu, lorsque cette vertu devient contraire aux intérêts des hommes, ou ne les mene à rien. On ne peut donner des moeurs à une nation dont le souverain est lui-même sans moeurs et sans vertu ; où les grands regardent cette vertu, comme une foiblesse ; où les prêtres la dégradent par leur conduite ; où l'homme du peuple, malgré les belles harangues de ses prédicateurs, sent bien que, pour se tirer de la misere, il faut se prêter aux vices de ceux qui sont plus puissans que lui.

              Dans des sociétés ainsi constituées, la morale ne peut être qu'une spéculation stérile, propre à exercer l'esprit, sans influer sur la conduite de personne, sinon d'un petit nombre d'hommes, que leur tempérament a rendus modérés et contens de leur sort.


              Tous ceux qui voudront courir à la fortune, ou rendre leur sort plus doux, se laisseront entraîner par le torrent général, qui les forcera de franchir les obstacles que la conscience leur oppose. Ce n'est donc point le prêtre, c'est le souverain, qui peut établir les moeurs dans un état. Il doit prêcher par son exemple ; il doit effrayer le crime par des châtimens ; il doit inviter à la vertu par des récompenses ; il doit surtout veiller à l'éducation publique, afin que l'on ne seme dans les coeurs de ses sujets, que des passions utiles à la société.

              Parmi nous, l'éducation n'occupe presque point la politique ; celle-ci montre l'indifférence la plus profonde sur l'objet le plus essentiel au bonheur des états. Chez presque tous les peuples modernes, l'éducation publique se borne à enseigner des langues inutiles à la plûpart de ceux qui les apprennent ; au lieu de la morale, on inculque aux chrétiens, les fables merveilleuses et les dogmes inconcevables d'une religion très-opposée à la droite raison : dès le premier pas que le jeune homme fait dans ses études, on lui apprend qu'il doit renoncer au témoignage de ses sens, soumettre sa raison, qu'on lui décrie comme un guide infidéle, et s'en rapporter aveuglément à l'autorité de ses maîtres.

              Mais quels sont ces maîtres ? Ce sont des prêtres, intéressés à maintenir l'univers dans des opinions dont seuls ils recueillent les fruits. Ces pédagogues mercénaires, pleins d'ignorance et de préjugés, sont rarement eux-mêmes au ton de la société. Leurs ames abjectes et rétrécies sont-elles bien capables d'instruire leurs éléves de ce qu'elles ignorent elles-mêmes ?


              Des pédans, avilis aux yeux mêmes de ceux qui leur confient leurs enfans, sont-ils bien en état d'inspirer à leurs éléves le desir de la gloire, une noble émulation, les sentiments généreux, qui sont la source de toutes les qualités utiles à la république ?

               Leur apprendront-ils à aimer le bien public, à servir la patrie, à connoître les devoirs de l'homme et du citoyen, du pere de famille et des enfans, des maîtres et des serviteurs ? Non sans doute ; l'on ne voit sortir des mains de ces guides ineptes et méprisables, que des ignorans superstitieux, qui, s'ils ont profité des leçons qu'ils ont reçues, ne savent rien des choses nécessaires à la société, dont ils vont devenir des membres inutiles.

              De quelque côté que nous portions nos regards, nous verrons l'étude des objets les plus importans pour l'homme, totalement négligée. La morale, sous laquelle je comprens aussi la politique, n'est presque comptée pourrien dans l'éducation européenne ; la seule morale qu'on apprenne aux chrétiens, c'est cette morale enthousiaste, impraticable, contradictoire, incertaine, que nous voyons contenue dans l'évangile ; elle n'est propre, comme je crois lavoir prouvé, qu'à dégrader l'esprit, qu'à rendre la vertu haïssable, qu'à former des esclaves abjects, qu'à briser le ressort de l'ame ; ou bien, si elle est semée dans des esprits échauffés, elle n'en fait que des fanatiques turbulens, capables d'ébranler les fondemens des sociétés.


              Malgré l'inutilité et la perversité de la morale que le christianisme enseigne aux hommes, ses partisans osent nous dire que sans religion l'on ne peut avoir des moeurs. Mais qu'est-ce qu'avoir des moeurs, dans le langage des chrétiens ? C'est prier sans relâche, c'est fréquenter les temples, c'est faire pénitence, c'est s'abstenir des plaisirs, c'est vivre dans le recueillement et la retraite.

              Quel bien résulte-t'il pour la société de ces pratiques, que l'on peut observer, sans avoir l'ombre de la vertu ? Si des moeurs de cette espéce conduisent au ciel, elles sont très inutiles à la terre. Si ce sont là des vertus, il faut convenir que sans religion l'on n'a point de vertus. Mais, d'un autre côté, on peut observer fidélement tout ce que le christianisme recommande, sans avoir aucune des vertus que la raison nous montre comme nécessaires au soutien des sociétés politiques.


              Il faut donc bien distinguer la morale religieuse de la morale politique : la premiere fait des saints, l'autre des citoyens ; l'une fait des hommes inutiles ou même nuisibles au monde, l'autre doit avoir pour objet de former à la société des membres utiles, actifs, capables de la servir, qui remplissent les devoirs d'époux, de peres, d'amis, d'associés, quelques soient d'ailleurs leurs opinions métaphisiques, qui, quoiqu'en dise la théologie, sont bien moins sûres que les regles invariables du bon sens.


              En effet, il est certain que l'homme est un être sociable, qui cherche en tout son bonheur ; qu'il fait le bien, lorsqu'il y trouve son intérêt ; qu'il n'est si communément méchant, que parce que sans celà il seroit obligé de renoncer au bien être. Cela posé, que l'éducation enseigne aux hommes à connoître les rapports qui subsistent entr'eux, et les devoirs qui découlent de ces rapports ; que le gouvernement, à l'aide des loix, des récompenses et des peines, confirme les leçons que l'éducation aura données ; que le bonheur accompagne les actions utiles et vertueuses ; que la honte, le mépris, le châtiment, punissent le crime et le vice, alors les hommes auront une morale humaine, fondée sur leur propre nature, sur les besoins des nations, sur l'intérêt des peuples et de ceux qui les gouvernent.

              Cette morale, indépendante des notions sublimes de la théologie, n'aura peut-être rien de commun avec la morale religieuse ; mais la société n'aura rien à perdre avec cette derniere morale, qui, comme on l'a prouvé, s'oppose à chaque instant au bonheur des états, au repos des familles, à l'union des citoyens.


              Un souverain, à qui la société a confié l'autorité suprême, tient dans ses mains les grands mobiles qui agissent sur les hommes ; il a plus de pouvoir que les dieux, pour établir et réformer les moeurs. Sa présence, ses récompenses, ses menaces, que dis-je ? Un seul de ses regards, peuvent bien plus que tous les sermons des prêtres.

              Les honneurs de ce monde, les dignités, les richesses, agissent bien plus fortement sur les hommes les plus religieux, que toutes les espérances pompeuses de la religion. Le courtisan le plus dévot craint plus son roi que son dieu.


              C'est donc, je le répéte, le souverain qui doit prêcher ; c'est à lui qu'il appartient de réformer les moeurs ; elles seront bonnes, lorsque le prince sera bon et vertueux lui-même, lorsque les citoyens recevront une éducation honnête, qui, en leur inspirant de bonne heure des principes vertueux, les habituera à honorer la vertu, à détester le crime, à mépriser le vice, à craindre l'infamie.

              Cette éducation ne sera point infructueuse, lorsque des exemples continuels prouveront aux citoyens que c'est par des talens et des vertus que l'on parvient aux honneurs, au bien être, aux distinctions, à la considération, à la faveur, et que le vice ne conduit qu'au mépris et à l'ignominie.

              C'est à la tête d'une nation nourrie dans ces principes, qu'un prince éclairé sera réellement grand, puissant et respecté. Ses prédications seront plus efficaces que celles de ces prêtres, qui, depuis tant de siécles, déclament inutilement contre la corruption publique.


              Si les prêtres ont usurpé sur la puissance souveraine le droit d'instruire les peuples, que celle-ci reprenne ses droits, ou du moins qu'elle ne souffre point qu'ils jouissent exclusivement de la liberté de régler les moeurs des nations et de leur parler de la morale ; que le monarque réprime ces prêtres eux-mêmes, quand ils enseigneront des maximes visiblement nuisibles au bien de la société.

              Qu'ils enseignent, s'il leur plaît, que leur dieu se change en pain, mais qu'ils n'enseignent jamais que l'on doit haïr, ou détruire ceux qui refusent de croire ce mystere ineffable. Que dans la société nul inspiré n'ait la faculté de soulever les sujets contre l'autorité, de semer la discorde, de briser les liens qui unissent les citoyens entr'eux, de troubler la paix publique pour des opinions.


              Le souverain, quand il voudra, pourra contenir le sacerdoce lui-même. Le fanatisme est honteux quand il se voit privé d'appui ; les prêtres eux-mêmes attendent du prince les objets de leurs desirs, et la plûpart d'entr'eux sont toujours disposés à lui sacrifier les intérêts prétendus de la religion et de la conscience, quand ils jugent ce sacrifice nécessaire à leur fortune.


              Si l'on me dit que les princes se croiront toujours intéressés à maintenir la religion et à ménager ses ministres, au moins par politique, lors même qu'ils en seront détrompés intérieurement ; je réponds qu'il est aisé de convaincre les souverains par une foule d'exemples, que la religion chrétienne fut cent fois nuisible à leurs pareils ; que le sacerdoce fut et sera toujours le rival de la royauté ; que les prêtres chrétiens sont par leur essence les sujets les moins soumis : je réponds, qu'il est facile de faire sentir à tout prince éclairé, que son intérêt véritable est de commander à des peuples heureux ; que c'est du bien être qu'il leur procure, que dépendra sa propre sûreté et sa propre grandeur ; en un mot, que son bonheur est lié à celui de son peuple, et qu'à la tête d'une nation, composée de citoyens honnêtes et vertueux, il sera bien plus fort, qu'à la tête d'une troupe d'esclaves ignorans et corrompus, qu'il est forcé de tromper, pour pouvoir les contenir, et d'abreuver d'impostures, pour en venir à bout.


               Ainsi, ne désespérons point que quelque jour la vérité ne perce jusqu'au trône. Si les lumieres de la raison et de la science ont tant de peines à parvenir jusqu'aux princes, c'est que des prêtres intéressés, et des courtisans faméliques, cherchent à les retenir dans une enfance perpétuelle, leur montrent le pouvoir et la grandeur dans des chiméres, et les détournent des objets nécessaires à leur vrai bonheur.

              Tout souverain, qui aura le courage de penser par lui-même, sentira que sa puissance sera toujours chancelante et précaire, tant qu'elle n'aura d'appui que dans les phantômes de sa religion, les erreurs des peuples, les caprices du sacerdoce. Il sentira les inconvéniens résultans d'une administration fanatique, qui jusqu'ici n'a formé que des ignorans présomptueux, des chrétiens opiniâtres et souvent turbulens, des citoyens incapables de servir l'état, des peuples imbécilles, prêts à recevoir les impressions des guides qui les égarent ; il sentira les ressources immenses que mettroient dans ses mains les biens si long-tems usurpés sur la nation par des hommes inutiles, qui, sous prétexte de l'instruire, la trompent et la dévorent. à ces fondations religieuses, dont le bon sens rougit, qui n'ont servi qu'à récompenser la paresse, qu'à entretenir l'insolence et le luxe, qu'à favoriser l'orgueil sacerdotal, un prince ferme et sage substituera des établissemens utiles à l'état, propres à faire germer les talens, à former la jeunesse, à récompenser les services et les vertus, à soulager des peuples, à faire éclore des citoyens.

              Je me flatte, monsieur, que ces réfléxions me disculperont à vos yeux. Je ne prétens point aux suffrages de ceux qui se croyent intéressés aux maux de leurs concitoyens ; ce n'est point eux que je cherche à convaincre ; on ne peut rien prouver à des hommes vicieux et déraisonnables. J'ose donc espérer que vous cesserez de regarder mon livre comme dangereux et mes espérances comme totalement chimériques.

              Beaucoup d'hommes sans mœurs ont attaqué la religion, parce qu'elle contrarioit leurs penchans ; beaucoup de sages l'ont méprisée, parce qu'elle leur paroissoit ridicule ; beaucoup de personnes l'ont regardée comme indifférente, parce qu'elles n'en ont point senti les vrais inconvéniens : comme citoyen, je l'attaque, parce qu'elle me paroît nuisible au bonheur de l'état, ennemie des progrès de l'esprit humain, opposée à la saine morale, dont les intérêts de la politique ne peuvent jamais se séparer.

              Il me reste à vous dire avec un poëte ennemi, comme moi, de la superstition : si tibi... etc. . Je suis, etc...


    Paris le 4 mai 1758.

    CHAPITRE 1


    Introduction.

    De la nécessité d'examiner sa religion, et des obstacles que l'on rencontre dans cet examen.

    Un être raisonnable doit dans toutes ses actions se proposer son propre bonheur et celui de ses semblables. La religion, que tout concourt à nous montrer comme l'objet le plus important à notre félicité temporelle et éternelle, n'a des avantages pour nous, qu'autant qu'elle rend notre existence heureuse en ce monde, et qu'autant que nous sommes assurés qu'elle remplira les promesses flateuses qu'elle nous fait pour un autre.

    Nos devoirs, envers le dieu que nous regardons comme le maître de nos destinées, ne peuvent être fondés que sur les biens que nous en attendons, ou sur les maux que nous craignons de sa part : il est donc nécessaire que l'homme examine les motifs de ses espérances et de ses craintes ; il doit, pour cet effet, consulter l'expérience et la raison, qui seules peuvent le guider ici bas ; par les avantages que la religion lui procure dans le monde visible qu'il habite, il pourra juger de la réalité de ceux qu'elle lui fait espérer dans un monde invisible, vers lequel elle lui ordonne de tourner ses regards.

    Les hommes, pour la plûpart, ne tiennent à leur religion que par habitude ; ils n'ont jamais examiné sérieusement les raisons qui les y attachent, les motifs de leur conduite, les fondemens de leurs opinions : ainsi la chose, que tous regardent comme la plus importante pour eux, fut toujours celle qu'ils craignirent le plus d'approfondir ; ils suivent les routes que leurs peres leur ont tracées ; ils croyent, parce qu'on leur a dit dès l'enfance qu'il falloit croire ; ils esperent, parce que leurs ancêtres ont espéré ; ils tremblent, parce que leurs devanciers ont tremblé ; presque jamais ils n'ont daigné se rendre compte des motifs de leur croyance.

    Très-peu d'hommes ont le loisir d'examiner, ou la capacité d'envisager les objets de leur vénération habituelle, de leur attachement peu raisonné, de leurs craintes traditionelles ; les nations sont toujours entraînées par le torrent de l'habitude, de l'exemple, du préjugé : l'éducation habitue l'esprit aux opinions les plus monstrueuses, comme le corps aux attitudes les plus gênantes : tout ce qui a duré longtems paroît sacré aux hommes ; ils se croiroient coupables, s'ils portoient leurs regards téméraires sur les choses revêtues du sceau de l'antiquité : prévenus en faveur de la sagesse de leurs peres, ils n'ont point la présomption d'examiner après eux ; ils ne voyent point que de tous tems l'homme fut la dupe de ses préjugés, de ses espérances et de ses craintes, et que les mêmes raisons lui rendirent presque toujours l'examen également impossible.

    Le vulgaire, occupé de travaux nécessaires à sa subsistance, accorde une confiance aveugle à ceux qui prétendent le guider ; il se repose sur eux du soin de penser pour lui ; il souscrit sans peine à tout ce qu'ils lui prescrivent ; il croiroit offenser son dieu, s'il doutoit un instant de la bonne foi de ceux qui lui parlent en son nom. Les grands, les riches, les gens du monde, lors même qu'ils sont plus éclairés que le vulgaire, se trouvent intéressés à se conformer aux préjugés reçus, et même à les maintenir ; ou bien, livrés à la mollesse, à la dissipation et aux plaisirs, ils sont totalement incapables de s'occuper d'une religion qu'ils font toujours céder à leurs passions, à leurs penchans, et au desir de s'amuser.

    Dans l'enfance, nous recevons toutes les impressions qu'on veut nous donner ; nous n'avons, ni la capacité, ni l'expérience, ni le courage nécessaires pour douter de ce que nous enseignent ceux dans la dépendance desquels notre foiblesse nous met. Dans l'adolescence, les passions fougueuses et l'ivresse continuelle de nos sens nous empêchent de songer à une religion trop épineuse et trop triste pour nous occuper agréablement : si par hasard un jeune homme l'examine, c'est sans suite, ou avec partialité ; un coup d'oeil superficiel le dégoûte bientôt d'un objet si déplaisant.

    Dans l'âge mûr, des soins divers, des passions nouvelles, des idées d'ambition, de grandeur, de pouvoir, le desir des richesses, des occupations suivies, absorbent toute l'attention de l'homme fait, ou ne lui laissent que peu de momens pour songer à cette religion, que jamais il n'a le loisir d'approfondir. Dans la vieillesse, des facultés engourdies, des habitudes identifiées avec la machine, des organes affoiblis par l'âge et les infirmités, ne nous permettent plus de remonter à la source de nos opinions enracinées ; la crainte de la mort, que nous avons devant les yeux, rendroit d'ailleurs très-suspect un examen auquel la terreur préside communément.

    C'est ainsi que les opinions religieuses, une fois admises, se maintiennent pendant une longue suite de siécles ; c'est ainsi que d'âge en âge les nations se transmettent des idées qu'elles n'ont jamais examinées ; elles croyent que leur bonheur est attaché à des institutions dans lesquelles un examen plus mûr leur montreroit la source de la plûpart de leurs maux.

    L'autorité vient encore à l'appui des préjugés des hommes, elle leur défend l'examen, elle les force à l'ignorance, elle se tient toujours prête à punir quiconque tenteroit de les désabuser.

    Ne soyons donc point surpris, si nous voyons l'erreur presque identifiée avec la race humaine ; tout semble concourir à éterniser son aveuglement ; toutes les forces se réunissent pour lui cacher la vérité : les tyrans la détestent et l'oppriment, parce qu'elle ose discuter leurs titres injustes et chimériques ; le sacerdoce la décrie, parce qu'elle met au néant ses prétentions fastueuses ; l'ignorance, l'inertie, et les passions des peuples, les rendent complices de ceux qui se trouvent intéressés à les aveugler, pour les tenir sous le joug, et pour tirer parti de leurs infortunes : par-là, les nations gémissent sous des maux héréditaires, jamais elles ne songent à y remédier, soit parce qu'elles n'en connoissent point la source, soit parce que l'habitude les accoutume au malheur et leur ôte même le desir de se soulager.


    Si la religion est l'objet le plus important pour nous, si elle influe nécessairement sur toute la conduite de la vie, si ses influences s'étendent non-seulement à notre existence en ce monde, mais encore à celle que l'homme se promet pour la suite, il n'est sans doute rien qui demande un examen plus sérieux de notre part : cependant c'est de toutes les choses celle dans la quelle le commun des hommes montre le plus de crédulité ; le même homme, qui apportera l'examen le plus sérieux dans la chose la moins intéressante à son bien-être, ne se donne aucune peine pour s'assurer des motifs qui le déterminent à croire, ou à faire des choses, desquelles, de son aveu, dépend sa félicité temporelle et éternelle ; il s'en rapporte aveuglément à ceux que le hasard lui a donnés pour guides ; il se repose sur eux du soin d'y penser pour lui, et parvient à se faire un mérite de sa paresse même et de sa crédulité : en matiere de religion, les hommes se font gloire de rester toujours dans l'enfance et dans la barbarie.


    Cependant il se trouva dans tous les siécles des hommes, qui, détrompés des préjugés de leurs concitoyens, oserent leur montrer la vérité. Mais que pouvoit leur foible voix contre des erreurs sucées avec le lait, confirmées par l'habitude, autorisées par l'exemple, fortifiées par une politique souvent complice de sa propre ruine ?

    Les cris imposans de l'imposture réduisirent bientôt au silence ceux qui voulurent réclamer en faveur de la raison ; en vain le philosophe essaya-t-il d'inspirer aux hommes du courage, tandis que leurs prêtres et leurs rois les forcerent de trembler.

    Le plus sûr moyen de tromper les hommes, et de perpétuer leurs préjugés, c'est de les tromper dans l'enfance : chez presque tous les peuples modernes, l'éducation ne semble avoir pour objet que de former des fanatiques, des dévots, des moines, c'est-à-dire, des hommes nuisibles, ou inutiles à la société ; on ne songe nulle part à former des citoyens : les princes eux-mêmes, communément victimes de l'éducation superstitieuse qu'on leur donne, demeurent toute leur vie dans l'ignorance la plus profonde de leurs devoirs et des vrais intérêts de leurs états ; ils s'imaginent avoir tout fait pour leurs sujets, s'ils leur font remplir l'esprit d'idées religieuses, qui tiennent lieu de bonnes loix, et qui dispensent leurs maîtres du soin pénible de les bien gouverner.

    La religion ne semble imaginée que pour rendre les souverains et les peuples également esclaves du sacerdoce ; celui-ci n'est occupé qu'à susciter des obstacles continuels au bonheur des nations ; par-tout où il régne, le souverain n'a qu'un pouvoir précaire, et les sujets sont dépourvus d'activité, de science, de grandeur d'ame, d'industrie, en un mot des qualités nécessaires au soutien de la société.


    Si dans un état chrétien on voit quelqu'activité, si l'on y trouve de la science, si l'on y rencontre des mœurs sociales, c'est qu'en dépit de leurs opinions religieuses, la nature, toutes les fois qu'elle le peut, ramene les hommes à la raison et les force de travailler à leur propre bonheur.

    Toutes les nations chrétiennes, si elles étoient conséquentes à leurs principes, devroient être plongées dans la plus profonde inertie ; nos contrées seroient habitées par un petit nombre de pieux sauvages, qui ne se rencontreroient que pour se nuire. En effet, à quoi bon s'occuper d'un monde, que la religion ne montre à ses disciples que comme un lieu de passage ? Quelle peut être l'industrie d'un peuple, à qui l'on répète tous les jours que son Dieu veut qu'il prie, qu'il s'afflige, qu'il vive dans la crainte, qu'il gémisse sans cesse ?

    Comment pourroit subsister une société composée d'hommes à qui l'on persuade qu'il faut avoir du zele pour la religion, et que l'on doit haïr et détruire ses semblables pour des opinions ? Enfin, comment peut-on attendre de l'humanité, de la justice, des vertus, d'une foule de fanatiques à qui l'on propose, pour modéle, un dieu cruel, dissimulé, méchant, qui se plaît à voir couler les larmes de ses malheureuses créatures, qui leur tend des embuches, qui les punit pour y avoir succombé, qui ordonne le vol, le crime et le carnage ?


    Tels sont pourtant les traits sous lesquels le christianisme nous peint le dieu qu'il hérita des juifs. Ce dieu fut un sultan, un despote, un tyran, à qui tout fut permis ; l'on fit pourtant de ce dieu le modéle de la perfection ; l'on commit en son nom les crimes les plus révoltans, et les plus grands forfaits furent toujours justifiés, dès qu'on les commit pour soutenir sa cause, ou pour mériter sa faveur.

    Ainsi la religion chrétienne, qui se vante de prêter un appui inébranlable à la morale, et de présenter aux hommes les motifs les plus forts pour les exciter à la vertu, fut pour eux une source de divisions, de fureurs et de crimes ; sous prétexte de leur apporter la paix, elle ne leur apporta que la fureur, la haine, la discorde et la guerre ; elle leur fournit mille moyens ingénieux de se tourmenter ; elle répandit sur eux des fléaux inconnus à leurs peres ; et le chrétien, s'il eut été sensé, eut mille fois regretté la paisible ignorance des ses ancêtres idolâtres.

    Si les moeurs des peuples n'eurent rien à gagner avec la religion chrétienne, le pouvoir des rois, dont elle prétend être l'appui, n'en retira pas de plus grands avantages ; il s'établit dans chaque état deux pouvoirs distingués ; celui de la religion, fondé sur Dieu lui-même, l'emporta presque toujours sur celui du souverain ; celui-ci fut forcé de devenir le serviteur des prêtres, et toutes les fois qu'il refusa de fléchir le genou devant eux, il fut proscrit, dépouillé de ses droits, exterminé par des sujets que la religion excitoit à la révolte, ou par des fanatiques, aux mains desquels elle remettoit son couteau.

    Avant le christianisme, le souverain de l'état fut communément le souverain du prêtre ; depuis que le monde est chrétien, le souverain n'est plus que le premier esclave du sacerdoce, que l'exécuteur de ses vengeances et de ses décrets.

    Concluons donc que la religion chrétienne n'a point de titre pour se vanter des avantages qu'elle procure à la morale, ou à la politique. Arrachons-lui donc le voile dont elle se couvre ; remontons à sa source ; analysons ses principes ; suivons-la dans sa marche, et nous trouverons que, fondée sur l'imposture, sur l'ignorance et sur la crédulité, elle ne fut et ne sera jamais utile qu'à des hommes qui se croyent intéressés à tromper le genre humain ; qu'elle ne cessa jamais de causer les plus grands maux aux nations, et qu'au lieu du bonheur qu'elle leur avoit promis, elle ne servit qu'à les enivrer de fureurs, qu'à les inonder de sang, qu'à les plonger dans le délire et dans le crime, qu'à leur faire méconnoître leurs véritables intérêts et leurs devoirs les plus saints.

    CHAPITRE 2

    Histoire abrégée du peuple juif

    Dans une petite contrée, presque ignorée des autres peuples, vivoit une nation, dont les fondateurs, longtems esclaves chez les égyptiens, furent délivrés de leur servitude par un prêtre d'Héliopolis, qui par son génie, et ses connoissances superieures, sut prendre de l'ascendant sur eux. Cet homme, connu sous le nom de Moïse, nourri dans les sciences de cette région fertile en prodiges et mere des superstitions, se mit donc à la tête d'une troupe de fugitifs, à qui il persuada qu'il étoit l'interprête des volontés de leur dieu, qu'il conversoit particulierement avec lui, qu'il en recevoit directement les ordres.

    Il appuya, dit-on, sa mission par des oeuvres qui parurent surnaturelles à des hommes ignorans des voies de la nature et des ressources de l'art. Le premier des ordres qu'il leur donna, de la part de son dieu, fut de voler leurs maîtres, qu'ils étoient sur le point de quitter. Lorsqu'il les eut ainsi enrichis des dépouilles de l'égypte, qu'il se fut assuré de leur confiance, il les conduisit dans un désert, où, pendant quarante ans, il les accoutuma à la plus aveugle obéissance ; il leur apprit les volontés du ciel, la fable merveilleuse de leurs ancêtres, les cérémonies bisares auxquelles le trés-haut attachoit ses faveurs ; il leur inspira sur-tout la haine la plus envenimée contre les dieux des autres nations, et la cruauté la plus étudiée contre ceux qui les adoroient : à force de carnage et de sévérité, il en fit des esclaves souples à ses volontés, prêts à seconder ses passions, prêts à se sacrifier pour satisfaire ses vues ambitieuses ; en un mot, il fit des hébreux, des monstres de phrénésie et de férocité.

    Après les avoir ainsi animés de cet esprit destructeur, il leur montra les terres et les possessions de leurs voisins, comme l'héritage que Dieu même leur avoit assigné.
    Fiers de la protection de jehovah , les hébreux marcherent à la victoire ; le ciel autorisa pour eux la fourberie et la cruauté ; la religion, unie à l'avidité, étouffa chez eux les cris de la nature, et sous la conduite de leurs chefs inhumains, ils détruisirent les nations chananéennes avec une barbarie qui révolte tout homme en qui la superstition n'a pas totalement anéanti la raison.

    Leur fureur, dictée par le ciel même, n'épargna, ni les enfans à la mammelle, ni les vieillards débiles, ni les femmes enceintes, dans les villes où ces monstres porterent leurs armes victorieuses. Par les ordres de Dieu, ou de ses prophêtes, la bonne foi fut violée, la justice fut outragée, et la cruauté fut éxercée.
    Brigands, usurpateurs et meurtriers, les hébreux parvinrent enfin à s'établir dans une contrée peu fertile, mais qu'ils trouverent délicieuse, au sortir de leur désert.

    Là, sous l'autorité de leurs prêtres, représentans visibles de leur dieu caché, ils fonderent un état détesté de ses voisins, et qui fut en tout tems l'objet de leur haine, ou de leur mépris. Le sacerdoce, sous le nom de théocratie , gouverna longtems ce peuple aveugle et farouche ; il lui persuada qu'en obéissant à ses prêtres, il obéissoit à son dieu lui-même.


    Malgré la superstition, forcé par les circonstances, ou peut-être fatigué du joug de ses prêtres, le peuple hébreu voulut enfin avoir des rois, à l'exemple des autres nations ; mais, dans le choix de son monarque, il se crut obligé de s'en rapporter à un prophéte. Ainsi commença la monarchie des hébreux, dont les princes furent néanmoins toujours traversés dans leurs entreprises, par des prêtres, des inspirés, des prophétes ambitieux, qui susciterent sans fin des obstacles aux souverains qu'ils ne trouverent point assez soumis à leurs propres volontés.

    L'histoire des juifs ne nous montre, dans tous ses périodes, que des rois aveuglément soumis au sacerdoce, ou perpétuellement en guerre avec lui, et forcés de périr sous ses coups.

    La superstition féroce, ou ridicule, du peuple juif, le rendit l'ennemi né du genre humain, et en fit l'objet de son indignation et de ses mépris : toujours il fut rebelle, et toujours il fut maltraité par les conquérans de sa chétive contrée. Esclave tour-à-tour des égyptiens, des babyloniens, et des grecs, il éprouva sans cesse les traitemens les plus durs et les mieux mérités ; souvent infidéle à son dieu, dont la cruauté, ainsi que la tyrannie de ses prêtres le dégoûterent fréquemment, il ne fut jamais soumis à ses princes ; ceux-ci l'écraserent inutilement sous un sceptre de fer, jamais ils ne parvinrent à en faire un sujet attaché ; le juif fut toujours la victime et la dupe de ses inspirés, et dans ses plus grands malheurs, son fanatisme opiniâtre, ses espérances insensées, sa crédulité infatigable, le soutinrent contre les coups de la fortune. Enfin, conquise avec le reste du monde, la Judée subit le joug des romains.

    Objet du mépris de ses nouveaux maîtres, le juif fut traité durement, et avec hauteur, par des hommes que sa loi lui fit détester dans son coeur ; aigri par l'infortune, il n'en devint que plus séditieux, plus fanatique, plus aveugle. Fiere des promesses de son dieu ; remplie de confiance pour les oracles qui, en tout tems, lui annoncerent un bien-être qu'elle n'eut jamais ; encouragée par les enthousiastes, ou les imposteurs, qui successivement se jouerent de sa crédulité, la nation juive attendit toujours un messie , un monarque, un libérateur, qui la débarrassât du joug sous lequel elle gémissoit, et qui la fît régner elle-même sur toutes les nations de l'univers.

    CHAPITRE 3

    Histoire abrégée du christianisme.

    Ce fut au milieu de cette nation, ainsi disposée à se répaître d'espérances et de chiméres, que se montra un nouvel inspiré, dont les sectateurs sont parvenus à changer la face de la terre. Un pauvre juif, qui se prétendit issu du sang royal de David, ignoré long-tems dans son propre pays, sortit tout d'un coup de son obscurité pour se faire des prosélites. Il en trouva dans la plus ignorante populace ; il lui prêcha donc sa doctrine, et lui persuada qu'il étoit le fils de Dieu, le libérateur de sa nation opprimée, le messie annoncé par les prophétes.

    Ses disciples, ou imposteurs, ou séduits, rendirent un témoignage éclatant de sa puissance ; ils prétendirent que sa mission avoit été prouvée par des miracles sans nombre. Le seul prodige, dont il fut incapable, fut de convaincre les juifs, qui, loin d'être touchés de ses oeuvres bienfaisantes et merveilleuses, le firent mourir par un supplice infamant.


    Ainsi, le fils de Dieu mourut à  la vue de tout Jérusalem ; mais ses adhérens assurerent qu'il étoit secrétement ressuscité trois jours après sa mort. Visible pour eux seuls, et invisible pour la nation qu'il étoit venu éclairer et amener à sa doctrine, Jésus ressuscité conversa, dit-on, quelque tems avec ses disciples, après quoi il remonta au ciel, où, devenu Dieu comme son pere, il partage avec lui les adorations et les hommages des sectateurs de sa loi.

    Ceux-ci, à force d'accumuler des superstitions, d'imaginer des impostures, de forger des dogmes, d'entasser des mysteres, ont peu-à-peu formé un système religieux, informe et décousu, qui fut appellé le christianisme, d'après le nom du Christ son fondateur.

    Les différentes nations, auxquelles les juifs furent respectivement soumis, les avoient infectés d'une multitude de dogmes empruntés du paganisme : ainsi la religion judaïque, égyptienne dans son origine, adopta les rites, les notions, et une portion des idées des peuples avec qui les juifs converserent.

    Il ne faut donc point être surpris si nous voyons les juifs, et les chrétiens qui leur succéderent, imbus de notions puisées chez les phéniciens, chez les mages ou les perses, chez les grecs et les romains. Les erreurs des hommes, en matiere de religion, ont une ressemblance générale ; elles ne paroissent différentes que par leurs combinaisons. Le commerce des juifs et des chrétiens, avec les grecs, leur fit surtout connoître la philosophie de Platon, si analogue avec l'esprit romanesque des orientaux, et si conforme au génie d'une religion qui se fit un devoir de se rendre inaccessible à la raison.

    Paul, le plus ambitieux et le plus enthousiaste des disciples de Jésus, porta donc sa doctrine, assaisonnée de sublime et de merveilleux, aux peuples de la Gréce, de l'Asie, et même aux habitans de Rome ; il eut des sectateurs, parce que tout homme, qui parle à l'imagination des hommes grossiers, les mettra dans ses intérêts, et cet apôtre actif peut passer, à juste titre, pour le fondateur d'une religion, qui, sans lui, n'eut pu s'étendre, par le défaut de lumieres de ses ignorans collégues, dont il ne tarda pas à se séparer, pour être chef de sa secte.


    Quoi qu'il en soit, le christianisme, dans sa naissance, fut forcé de se borner aux gens du peuple ; il ne fut embrassé que par les hommes les plus abjects d'entre les juifs et les payens : c'est sur des hommes de cette espéce que le merveilleux a le plus de droit. Un dieu infortuné, victime innocente de la méchanceté, ennemi des riches et des grands, dut être un objet consolant pour des malheureux.

    Des mœurs austeres, le mépris des richesses, les soins, désintéressés en apparence, des premiers prédicateurs de l'évangile, dont l'ambition se bornoit à gouverner les ames, l'égalité que la religion mettoit entre les hommes, la communauté des biens, les secours mutuels que se prêtoient les membres de cette secte, furent des objets très-propres à exciter les desirs des pauvres, et à multiplier les chrétiens. L'union, la concorde, l'affection réciproque, continuellement recommandées aux premiers chrétiens, dûrent séduire des ames honnêtes ; la soumission aux puissances, la patience dans les souffrances, l'indigence et l'obscurité, firent regarder la secte naissante comme peu dangereuse dans un gouvernement accoutumé à tolérer toutes sortes de sectes.

    Ainsi, les fondateurs du christianisme eurent beaucoup d'adhérens dans le peuple, et n'eurent pour contradicteurs, ou pour ennemis, que quelques prêtres idolâtres, ou juifs, intéressés à soutenir les religions établies. Peu-à-peu le nouveau culte, couvert par l'obscurité de ses adhérens, et par les ombres du mystere, jetta de très-profondes racines, et devint trop étendu pour être supprimé.

    Le gouvernement romain s'apperçut trop tard des progrès d'une association méprisée ; les chrétiens, devenus nombreux, oserent braver les dieux du paganisme, jusque dans leurs temples. Les empereurs et les magistrats, devenus inquiets, voulurent éteindre une secte qui leur faisoit ombrage ; ils persécuterent des hommes qu'ils ne pouvoient ramener par la douceur, et que leur fanatisme rendoit opiniâtres ; leurs supplices intéresserent en leur faveur ; la persécution ne fit que multiplier le nombre de leurs amis : enfin, leur constance dans les tourmens parut surnaturelle et divine à ceux qui en furent les témoins.

    L'enthousiasme se communiqua, et la tyrannie ne servit qu'à procurer de nouveaux défenseurs à la secte qu'on vouloit étouffer. Ainsi, que l'on cesse de nous vanter les merveilleux progrès du christianisme ; il fut la religion du pauvre ; elle annonçoit un dieu pauvre ; elle fut prêchée par des pauvres à de pauvres ignorans ; elle les consola de leur état ; ses idées lugubres elles-mêmes furent analogues à la disposition d'hommes malheureux et indigens.

    L'union et la concorde, que l'on admire tant dans les premiers chrétiens, n'est pas plus merveilleuse ; une secte naissante et opprimée demeure unie, et craint de se séparer d'intérêts. Comment, dans ces premiers tems, ses prêtres persécutés eux-mêmes, et traités comme des perturbateurs , eussent-ils osé prêcher l'intolérance et la persécution ?

    Enfin, les rigueurs, exercées contre les premiers chrétiens, ne purent leur faire changer de sentimens, parce que la tyrannie irrite, et que l'esprit de l'homme est indomptable, quand il s'agit des opinions auxquelles il croit son salut attaché. Tel est l'effet immanquable de la persécution. Cependant, les chrétiens, que l'exemple de leur propre secte auroit dû détromper, n'ont pu jusqu'à présent se guérir de la fureur de persécuter.

    Les empereurs romains, devenus chrétiens eux-mêmes ; c'est-à-dire, entraînés par un torrent devenu général, qui les força de se servir des secours d'une secte puissante, firent monter la religion sur le trône ; ils protégerent l'église et ses ministres ; ils voulurent que leurs courtisans adoptassent leurs idées ; ils regarderent de mauvais oeil ceux qui resterent attachés à l'ancienne religion ; peu-à-peu ils en vinrent jusqu'à en interdire l'exercice ; il finit par être défendu sous peine de mort.

    On persécuta sans ménagement ceux qui s'en tinrent au culte de leurs peres ; les chrétiens rendirent alors aux payens, avec usure, les maux qu'ils en avoient reçus. L'empire romain fut rempli de séditions, causées par le zele effréné des souverains, et de ces prêtres pacifiques, qui peu auparavant ne vouloient que la douceur et l'indulgence.

    Les empereurs, ou politiques, ou superstitieux, comblerent le sacerdoce de largesses et de bienfaits, que souvent il méconnut ; ils établirent son autorité ; ils respecterent ensuite, comme divin, le pouvoir qu'ils avoient eux-mêmes créé. On déchargea les prêtres de toutes les fonctions civiles, afin que rien ne les détournât du ministere sacré.

    Ainsi, les pontifes d'une secte jadis rampante et opprimée, devinrent indépendans : enfin, devenus plus puissans que les rois, ils s'arrogerent bientôt le droit de leur commander à eux-mêmes. Ces prêtres d'un dieu de paix, presque toujours en discorde entr'eux, communiquerent leurs passions et leurs fureurs aux peuples, et l'univers étonné vit naître, sous la loi de grace , des querelles et des malheurs qu'il n'avoit jamais éprouvés sous les divinités paisibles qui s'étoient autrefois partagé, sans dispute, les hommages des mortels.

    Telle fut la marche d'une superstition, innocente dans son origine, mais qui par la suite, loin de procurer le bonheur aux hommes, fut pour eux une pomme de discorde, et le germe fécond de leurs calamités. paix sur la terre, et bonne volonté aux hommes. c'est ainsi que s'annonce cet évangile, qui a coûté au genre humain plus de sang que toutes les autres religions du monde prises collectivement. aimez votre dieu de toutes vos forces, et votre prochain comme vous-même. voilà, selon le législateur et le dieu des chrétiens, la somme de leurs devoirs : cependant, nous voyons les chrétiens dans l'impossibilité d'aimer ce dieu farouche, sévere et capricieux, qu'ils adorent ; et, d'un autre côté, nous les voyons éternellement occupés à tourmenter, à persécuter, à détruire leur prochain, et leurs freres.

    Par quel renversement une religion, qui ne respire que la douceur, la concorde, l'humilité, le pardon des injures, la soumission aux souverains, est-elle mille fois devenue le signal de la discorde, de la fureur, de la révolte, de la guerre, et des crimes les plus noirs ? Comment les prêtres du dieu de paix ont-ils pu faire servir son nom de prétexte, pour troubler la société, pour en bannir l'humanité, pour autoriser les forfaits les plus inouis, pour mettre les citoyens aux prises, pour assassiner les souverains ?

    Pour expliquer toutes ces contradictions, il suffit de jetter les yeux sur le dieu que les chrétiens ont hérité des juifs. Non contens des couleurs affreuses, sous lesquelles Moïse l'a peint, les chrétiens ont encore défiguré son tableau. Les châtimens passagers de cette vie sont les seuls dont parle le législateur hébreu ; le chrétien voit son dieu barbare se vengeant avec rage, et sans mesure, pendant l'éternité. En un mot, le fanatisme des chrétiens se nourrit par l'idée révoltante d'un enfer, où leur dieu, changé en un bourreau aussi injuste qu'implacable, s'abreuvera des larmes de ses créatures infortunées, et perpétuera leur existence, pour continuer à la rendre éternellement malheureuse.

    Là, occupé de sa vengeance, il jouira des tourmens du pécheur ; il écoutera avec plaisir les hurlemens inutiles dont il fera retentir son cachot embrasé. L'espérance de voir finir ses peines ne mettra point d'intervalle entre ses supplices. En un mot, en adoptant le dieu terrible des juifs, le christianisme enchérit encore sur sa cruauté : il le représente comme le tyran le plus insensé, le plus fourbe, le plus cruel, que l'esprit humain puisse concevoir ; il suppose qu'il traite ses sujets avec une injustice et une barbarie vraiment dignes d'un démon.

    Pour nous convaincre de cette vérité, exposons le tableau de la mythologie judaïque, adoptée et rendue plus extravagante par les chrétiens.

    CHAPITRE 4

    De la mythologie chrétienne, ou des idées que le christianisme nous donne de Dieu et de sa conduite.

    Dieu, par un acte inconcevable de sa toute-puissance, fait sortir l'univers du néant ; il crée le monde pour être la demeure de l'homme, qu'il a fait à son image ; à peine cet homme, unique objet des travaux de son dieu, a-t-il vu la lumiere, que son créateur lui tend un piége, auquel il savoit sans doute qu'il devoit succomber. Un serpent, qui parle, séduit une femme, qui n'est point surprise de ce phénomène ; celle-ci, persuadée par le serpent, sollicite son mari de manger un fruit défendu par Dieu lui-même.

    Adam, le pere du genre humain, par cette faute légere, attire sur lui-même, et sur sa postérité innocente, une foule de maux, que la mort suit, sans encore les terminer. Par l'offense d'un seul homme, la race humaine entiere devient l'objet du courroux céleste ; elle est punie d'un aveuglement involontaire, par un déluge universel.

    Dieu se repent d'avoir peuplé le monde ; il trouve plus facile de noyer et de détruire l'espéce humaine, que de changer son coeur. Cependant un petit nombre de justes échappe à ce fléau ; mais la terre submergée, le genre humain anéanti, ne suffisent point encore à sa vengeance implacable.

    Une race nouvelle paroît ; quoique sortie des amis de Dieu, qu'il a sauvés du naufrage du monde, cette race recommence à l'irriter par de nouveaux forfaits ; jamais le tout-puissant ne parvient à rendre sa créature telle qu'il la desire ; une nouvelle corruption s'empare des nations, nouvelle colere de la part de Jehovah .

    Enfin, partial dans sa tendresse et dans sa préférence, il jette les yeux sur un assyrien idolâtre ; il fait une alliance avec lui ; il lui promet que sa race, multipliée comme les étoiles du ciel, ou comme les grains de sable de la mer, jouira toujours de la faveur de son dieu ; c'est à cette race choisie que Dieu révèle ses volontés ; c'est pour elle qu'il dérange cent fois l'ordre qu'il avoit établi dans la nature ; c'est pour elle qu'il est injuste, qu'il détruit des nations entieres.

    Cependant, cette race favorisée n'en est pas plus heureuse, ni plus attachée à son dieu ; elle court toujours à des dieux étrangers, dont elle attend des secours que le sien lui refuse ; elle outrage ce dieu qui peut l'exterminer. Tantôt ce dieu la punit, tantôt il la console, tantôt il la hait sans motifs, tantôt il l'aime sans plus de raison. Enfin, dans l'impossibilité où il se trouve de ramener à lui un peuple pervers, qu'il chérit avec opiniâtreté, il lui envoye son propre fils.

    Ce fils n'en est point écouté. Que dis-je ? Ce fils chéri, égal à Dieu son pere, est mis à mort par un peuple, objet de la tendresse obstinée de son pere, qui se trouve dans l'impuissance de sauver le genre humain, sans sacrifier son propre fils. Ainsi, un dieu innocent devient la victime d'un dieu juste qui l'aime ; tous deux consentent à cet étrange sacrifice, jugé nécessaire par un dieu, qui sait qu'il sera inutile à une nation endurcie, que rien ne changera.

    La mort d'un dieu, devenue inutile pour Israël, servira donc du moins à expier les péchés du genre humain ? Malgré l'éternité de l'alliance, jurée solemnellement par le très-haut, et tant de fois renouvellée avec ses descendans, la nation favorisée se trouve enfin abandonnée par son dieu, qui n'a pu la ramener à lui. Les mérites des souffrances et de la mort de son fils sont appliqués aux nations jadis exclues de ses bontés ; celles-ci sont réconciliées avec le ciel, devenu désormais plus juste à leur égard ; le genre humain rentre en grace.

    Cependant, malgré les efforts de la divinité, ses faveurs sont inutiles, les hommes continuent à pécher ; ils ne cessent d'allumer la colere céleste, et de se rendre dignes des châtimens éternels, destinés au plus grand nombre d'entr'eux.

    Telle est l'histoire fidelle du dieu sur lequel le christianisme se fonde. D'après une conduite si étrange, si cruelle, si opposée à toute raison, est-il donc surprenant de voir les adorateurs de ce dieu n'avoir aucune idée de leurs devoirs, méconnoître la justice, fouler aux pieds l'humanité, et faire des efforts, dans leur enthousiasme, pour s'assimiler à la divinité barbare qu'ils adorent, et qu'ils se proposent pour modéle ?

    Quelle indulgence l'homme est-il en droit d'attendre d'un dieu qui n'a pas épargné son propre fils ? Quelle indulgence l'homme chrétien, persuadé de cette fable, aura-t-il pour son semblable ? Ne doit-il pas s'imaginer que le moyen le plus sûr de lui plaire, est d'être aussi féroce que lui ?

    Au moins est-il évident que les sectateurs d'un dieu pareil doivent avoir une morale incertaine, et dont les principes n'ont aucune fixité. En effet, ce dieu n'est point toujours injuste et cruel ; sa conduite varie ; tantôt il crée la nature entiere pour l'homme ; tantôt il ne semble avoir créé ce même homme, que pour exercer sur lui ses fureurs arbitraires ; tantôt il le chérit, malgré ses fautes ; tantôt il condamne la race humaine au malheur, pour une pomme.

    Enfin, ce dieu immuable est alternativement agité par l'amour et la colere, par la vengeance et la pitié, par la bienveillance et le regret ; il n'a jamais, dans sa conduite, cette uniformité qui caractérise la sagesse. Partial dans son affection pour une nation méprisable, et cruel sans raison pour le reste du genre humain, il ordonne la fraude, le vol, le meurtre, et fait à son peuple chéri un devoir de commettre, sans balancer, les crimes les plus atroces, de violer la bonne foi, de mépriser le droit des gens.

    Nous le voyons, dans d'autres occasions, défendre ces mêmes crimes, ordonner la justice, et prescrire aux hommes de s'abstenir des choses qui troublent l'ordre de la société. Ce dieu, qui s'appelle à la fois le dieu des vengeances , le dieu des miséricordes , le dieu des armées et le dieu de la paix , souffle continuellement le froid et le chaud ; par conséquent il laisse chacun de ses adorateurs maître de la conduite qu'il doit tenir ; et par-là, sa morale devient arbitraire.

    Est-il donc surprenant, après cela, que les chrétiens n'aient jamais jusqu'ici pu convenir entr'eux, s'il étoit plus conforme, aux yeux de leur dieu, de montrer de l'indulgence aux hommes, que de les exterminer pour des opinions ? En un mot, c'est un problême pour eux, de savoir s'il est plus expédient d'égorger et d'assassiner ceux qui ne pensent point comme eux, que de les laisser vivre en paix, et de leur montrer de l'humanité.

    Les chrétiens ne manquent point de justifier leur dieu de la conduite étrange, et si souvent inique, que nous lui voyons tenir dans les livres sacrés. Ce dieu, disent-ils, maître absolu des créatures, peut en disposer à son gré, sans qu'on puisse, pour cela, l'accuser d'injustice, ni lui demander compte de ses actions : sa justice n'est point celle de l'homme ; celui-ci n'a point le droit de blâmer. Il est aisé de sentir l'insuffisance de cette réponse.

    En effet, les hommes, en attribuant la justice à leur dieu, ne peuvent avoir idée de cette vertu, qu'en supposant qu'elle ressemble, par ses effets, à la justice dans leurs semblables. Si Dieu n'est point juste comme les hommes, nous ne savons plus comment il l'est, et nous lui attribuons une qualité dont nous n'avons aucune idée.

    Si l'on nous dit que Dieu ne doit rien à ses créatures, on le suppose un tyran, qui n'a de régle que son caprice, qui ne peut, dès lors, être le modéle de notre justice, qui n'a plus de rapports avec nous, vû que tous les rapports doivent être réciproques. Si Dieu ne doit rien à ses créatures, comment celles-ci peuvent-elles lui devoir quelque chose ? Si, comme on nous le répète sans cesse, les hommes sont, relativement à Dieu, comme l'argille dans les mains du potier, il ne peut y avoir de rapports moraux entre eux et lui.

    C'est néanmoins sur ces rapports que toute religion est fondée : ainsi, dire que Dieu ne doit rien à ses créatures, et que sa justice n'est point la même que celle des hommes, c'est sapper les fondemens de toute justice et de toute religion, qui suppose que Dieu doit récompenser les hommes pour le bien, et les punir pour le mal qu'ils font.

    On ne manquera pas de nous dire, que c'est dans une autre vie que la justice de Dieu se montrera ; cela posé, nous ne pouvons l'appeller juste dans celle-ci, où nous voyons si souvent la vertu opprimée, et le vice récompensé.

    Tant que les choses seront en cet état, nous ne serons point à portée d'attribuer la justice à un dieu, qui se permet, au moins pendant cette vie, la seule dont nous puissions juger, des injustices passageres que l'on le suppose disposé à réparer quelque jour

    Mais cette supposition elle-même n'est-elle pas très-gratuite ? Et si ce Dieu a pu consentir d'être injuste un moment, pourquoi nous flatterions-nous qu'il ne le sera point encore dans la suite ? Comment d'ailleurs concilier une justice, aussi sujette à se démentir, avec l'immutabilité de ce dieu ?

    Ce qui vient d'être dit de la justice de Dieu, peut encore s'attribuer à la bonté qu'on lui attribue, et sur laquelle les hommes fondent leurs devoirs à son égard. En effet, si ce dieu est tout-puissant, s'il est l'auteur de toutes choses, si rien ne se fait que par son ordre, comment lui attribuer la bonté, dans un monde, où ses créatures sont exposées à des maux continuels, à des maladies cruelles, à des révolutions physiques et morales, enfin à la mort ?

    Les hommes ne peuvent attribuer la bonté à Dieu, que d'après les biens qu'ils en reçoivent ; dès qu'ils éprouvent du mal, ce dieu n'est plus bon pour eux. Les théologiens mettent à couvert la bonté de leur dieu, en niant qu'il soit l'auteur du mal, qu'ils attribuent à un génie malfaisant, emprunté du magisme, qui est perpétuellement occupé à nuire au genre humain, et à frustrer les intentions favorables de la providence sur lui.

    Dieu, nous disent ces docteurs, n'est point l'auteur du mal, il le permet seulement. Ne voyent-ils pas que permettre le mal, est la même chose que le commettre, dans un agent tout-puissant qui pourroit l'empêcher ? D'ailleurs, si la bonté de Dieu a pu se démentir un instant, quelle assurance avons-nous qu'elle ne se démentira pas toujours ?

    Enfin, dans le système chrétien, comment concilier avec la bonté de Dieu, ou avec sa sagesse, la conduite souvent barbare, et les ordres sanguinaires que les livres saints lui attribuent ? Comment un chrétien peut-il attribuer la bonté à un dieu, qui n'a créé le plus grand nombre des hommes que pour les damner éternellement ?

    On nous dira, sans doute, que la conduite de Dieu est pour nous un mystere impénétrable ; que nous ne sommes point en droit de l'examiner ; que notre foible raison se perdroit toutes les fois qu'elle voudroit sonder les profondeurs de la sagesse divine ; qu'il faut l'adorer en silence, et nous soumettre, en tremblant, aux oracles d'un dieu qui a lui-même fait connoître ses volontés : on nous ferme la bouche, en nous disant que la divinité s'est révélée aux hommes.

    CHAPITRE 5

    De la révélation.

    Comment, sans le secours de la raison, connoître s'il est vrai que la divinité ait parlé ? Mais, d'un autre côté, la religion chrétienne ne proscrit-elle pas la raison ? N'en défend-elle pas l'usage dans l'examen des dogmes merveilleux qu'elle nous présente ? Ne déclame-t-elle pas sans cesse contre une raison prophane , qu'elle accuse d'insuffisance, et que souvent elle regarde comme une révolte contre le ciel ?

    Avant de pouvoir juger de la révélation divine, il faudroit avoir une idée juste de la divinité. Mais où puiser cette idée, sinon dans la révélation elle-même, puisque notre raison est trop foible pour s'élever jusqu'à la connoissance de l'être suprême ?

    Ainsi, la révélation elle-même nous prouvera l'autorité de la révélation. Malgré ce cercle vicieux, ouvrons les livres qui doivent nous éclairer, et auxquels nous devons soumettre notre raison. Y trouvons-nous des idées précises sur ce dieu dont on nous annonce les oracles ? Saurons-nous à quoi nous en tenir sur ses attributs ? Ce dieu n'est-il pas un amas de qualités contradictoires, qui en font une enigme inexplicable ?

    Si, comme on le suppose, cette révélation est émanée de Dieu lui-même, comment se fier au dieu des chrétiens, qui se peint comme injuste, comme faux, comme dissimulé, comme tendant des piéges aux hommes, comme se plaisant à les séduire, à les aveugler, à les endurcir ; comme faisant des signes pour les tromper, comme répandant sur eux l'esprit de vertige et d'erreur ?

    Ainsi, dès les premiers pas, l'homme, qui veut s'assurer de la révélation chrétienne, est jetté dans la défiance et dans la perpléxité ; il ne sait si le dieu, qui lui a parlé, n'a pas dessein de le tromper lui-même, comme il en a trompé tant d'autres, de son propre aveu : d'ailleurs, n'est-il pas forcé de le penser, lorsqu'il voit les disputes interminables de ses guides sacrés, qui jamais n'ont pu s'accorder sur la façon d'entendre les oracles précis d'une divinité qui s'est expliquée.

    Les incertitudes et les craintes de celui qui examine de bonne foi la révélation adoptée par les chrétiens, ne doivent-elles point redoubler, quand il voit que son dieu n'a prétendu se faire connoître qu'à quelques êtres favorisés, tandis qu'il a voulu rester caché pour le reste des mortels, à qui pourtant cette révélation étoit également nécessaire ? Comment saura-t-il s'il n'est pas du nombre de ceux à qui son dieu partial n'a pas voulu se faire connoître ?

    Son coeur ne doit-il pas se troubler à la vue d'un dieu, qui ne consent à se montrer, et à faire annoncer ses décrets, qu'à un nombre d'hommes très-peu considérable, si on le compare à toute l'espece humaine ? N'est-il pas tenté d'accuser ce dieu d'une malice bien noire, en voyant que, faute de se manifester à tant de nations, il a causé, pendant une longue suite de siécles, leur perte nécessaire ?

    Quelle idée peut-il se former d'un dieu qui punit des millions d'hommes, pour avoir ignoré des loix secrettes, qu'il n'a lui-même publiées qu'à la dérobée, dans un coin obscur et ignoré de l'Asie ? Ainsi, lorsque le chrétien consulte même les livres révélés, tout doit conspirer à le mettre en garde contre le dieu qui lui parle ; tout lui inspire de la défiance contre son caractere moral ; tout devient incertitude pour lui ; son dieu, de concert avec les interprêtes de ses prétendues volontés, semble avoir formé le projet de redoubler les ténébres de son ignorance.

    En effet, pour fixer ses doutes, on lui dit que les volontés révélées sont des mysteres , c'est-à-dire, des choses inaccessibles à l'esprit humain. Dans ce cas, qu'étoit-il besoin de parler ? Un dieu ne devoit-il se manifester aux hommes, que pour n'être point compris ?

    Cette conduite n'est-elle pas aussi ridicule qu'insensée ? Dire que Dieu ne s'est révélé que pour annoncer des mysteres, c'est dire que Dieu ne s'est révélé que pour demeurer inconnu, pour nous cacher ses voies, pour dérouter notre esprit, pour augmenter notre ignorance et nos incertitudes.

    Une révélation qui seroit véritable, qui viendroit d'un dieu juste et bon, et qui seroit nécessaire à tous les hommes, devroit être assez claire pour être entendue de tout le genre humain. La révélation, sur laquelle le judaïsme et le christianisme se fondent, est-elle donc dans ce cas ?

    Les élémens d'Euclide sont intelligibles pour tous ceux qui veulent les entendre ; cet ouvrage n'excite aucune dispute parmi les géometres. La bible est-elle aussi claire, et les vérités révélées n'occasionnent-elles aucunes disputes entre les théologiens qui les annoncent ?

    Par quelle fatalité les écritures, révélées par la divinité même, ont-elles encore besoin de commentaires, et demandent-elles des lumieres d'en haut, pour être crues et entendues ? N'est-il pas étonnant, que ce qui doit servir à guider tous les hommes, ne soit compris par aucun d'eux ? N'est-il pas cruel, que ce qui est le plus important pour eux, leur soit le moins connu ?

    Tout est mysteres, ténébres, incertitudes, matiere à disputes, dans une religion annoncée par le très-haut pour éclairer le genre humain. L'ancien et le nouveau testamens renferment des vérités essentielles aux hommes, néanmoins personne ne les peut comprendre ; chacun les entend diversement, et les théologiens ne sont jamais d'accord sur la façon de les interprêter.

    Peu contens des mysteres contenus dans les livres sacrés, les prêtres du christianisme en ont inventés de siécle en siécle, que leurs disciples sont obligés de croire, quoique leur fondateur et leur dieu n'en ait jamais parlé. Aucun chrétien ne peut douter des mysteres de la trinité, de l'incarnation, non plus que de l'efficacité des sacremens, et cependant Jésus-Christ ne s'est jamais expliqué sur ces choses.

    Dans la religion chrétienne, tout semble abandonné à l'imagination, aux caprices, aux décisions arbitraires de ses ministres, qui s'arrogent le droit de forger des mysteres et des articles de foi, suivant que leurs intérêts l'exigent. C'est ainsi que cette révélation se perpétue, par le moyen de l'église, qui se prétend inspirée par la divinité, et qui, bien loin d'éclairer l'esprit de ses enfans, ne fait que le confondre, et le plonger dans une mer d'incertitudes.

    Tels sont les effets de cette révélation, qui sert de base au christianisme, et de la réalité de laquelle il n'est pas permis de douter. Dieu, nous dit-on, a parlé aux hommes ; mais quand a-t-il parlé ? Il a parlé, il y a des milliers d'années, à des hommes choisis, qu'il a rendus ses organes ; mais comment s'assurer s'il est vrai que ce dieu ait parlé, sinon en s'en rapportant au témoignage de ceux mêmes qui disent avoir reçu ses ordres ?

    Ces interprêtes des volontés divines sont donc des hommes ; mais des hommes ne sont-ils pas sujets à se tromper eux-mêmes, et à tromper les autres ? Comment donc connoître si l'on peut s'en fier aux témoignages que ces organes du ciel se rendent à eux-mêmes ? Comment savoir s'ils n'ont point été les dupes d'une imagination trop vive, ou de quelqu'illusion ? Comment découvrir aujourd'hui s'il est bien vrai que ce Moïse ait conversé avec son dieu, et qu'il ait reçu de lui la loi du peuple juif, il y a quelques milliers d'années ?

    Quel étoit le tempérament de ce Moïse ? étoit-il flegmatique, ou enthousiaste ; sincere, ou fourbe ; ambitieux, ou désintéressé ; véridique, ou menteur ? Peut-on s'en rapporter au témoignage d'un homme, qui, après avoir fait tant de miracles, n'a jamais pu détromper son peuple de son idolâtrie, et qui, ayant fait passer quarante-sept mille israëlites au fil de l'épée, a le front de déclarer qu'il est le plus doux des hommes ?

    Les livres, attribués à ce Moïse, qui rapportent tant de faits arrivés après lui, sont-ils bien autentiques ? Enfin, quelle preuve avons-nous de sa mission, sinon le témoignage de six cens mille israëlites, grossiers et superstitieux, ignorans et crédules, qui furent peut-être les dupes d'un législateur féroce, toujours prêt à les exterminer, ou qui n'eurent jamais connoissance de ce qu'on devoit écrire par la suite sur le compte de ce fameux législateur ?

    Quelle preuve la religion chrétienne nous donne-t-elle de la mission de Jésus-Christ ? Connoissons-nous son caractere et son tempérament ? Quel degré de foi pouvons-nous ajouter au témoignage de ses disciples, qui, de leur propre aveu, furent des hommes grossiers et dépourvus de science, par conséquent susceptibles de se laisser éblouir par les artifices d'un imposteur adroit ?

    Le témoignage des personnes les plus instruites de Jérusalem n'eut-il pas été d'un plus grand poids pour nous, que celui de quelques ignorans, qui sont ordinairement les dupes de qui veut les tromper ? Cela nous conduit actuellement à l'examen des preuves sur lesquelles le christianisme se fonde.

    CHAPITRE 6

    Des preuves de la religion chrétienne ; des miracles ; des prophéties ; des martyrs.

    Nous avons vu, dans les chapitres précédens, les motifs légitimes que nous avons de douter de la révélation faite aux juifs et aux chrétiens : d'ailleurs, relativement à cet article, le christianisme n'a aucun avantage sur toutes les autres religions du monde, qui toutes, malgré leur discordance, se disent émanées de la divinité, et prétendent avoir un droit exclusif à ses faveurs.

    L'indien assure que le Brama lui-même est l'auteur de son culte. Le scandinave tenoit le sien du redoutable Odin . Si le juif et le chrétien ont reçu le leur de Jehovah , par le ministere de Moïse et de Jésus, le mahométan assure qu'il a reçu le sien par son prophéte, inspiré du même dieu.

    Ainsi, toutes les religions se disent émanées du ciel ; toutes interdisent l'usage de la raison, pour examiner leurs titres sacrés ; toutes se prétendent vraies, à l'exclusion des autres ; toutes menacent du courroux divin ceux qui refuseront de se soumettre à leur autorité ; enfin toutes ont le caractere de la fausseté, par les contradictions palpables dont elles sont remplies ; par les idées informes, obscures, et souvent odieuses, qu'elles donnent de la divinité ; par les loix bizarres qu'elles lui attribuent ; par les disputes qu'elles font naître entre leurs sectateurs ; enfin, toutes les religions, que nous voyons sur la terre, ne nous montrent qu'un amas d'impostures et de rêveries qui révoltent également la raison.

    Ainsi, du côté des prétentions, la religion chrétienne n'a aucun avantage sur les autres superstitions dont l'univers est infecté, et son origine céleste lui est contestée, par toutes les autres, avec autant de raison qu'elle conteste la leur.


    Comment donc se décider en sa faveur ? Par où prouver la bonté de ses titres ? A-t-elle des caracteres distinctifs qui méritent qu'on lui donne la préférence, et quels sont-ils ? Nous fait-elle connoître, mieux que toutes les autres, l'essence et la nature de la divinité ? Hélas ! Elle ne fait que la rendre plus inconcevable ; elle ne montre en elle qu'un tyran capricieux, dont les fantaisies sont tantôt favorables, et le plus souvent nuisibles à l'espéce humaine.

    Rend-elle les hommes meilleurs ? Hélas ! Nous voyons que par-tout elle les divise, elle les met aux prises, elle les rend intolérants, elle les force d'être les bourreaux de leurs freres. Rend-elle les empires florissans et puissans ? Par-tout où elle régne, ne voyons-nous pas les peuples asservis, dépourvus de vigueur, d'énergie, d'activité, croupir dans une honteuse léthargie, et n'avoir aucune idée de la vraie morale ?

    Quels sont donc les signes auxquels on veut que nous reconnoissions la supériorité du christianisme sur les autres religions ? C'est, nous dit-on, à ses miracles, à ses prophéties, à ses martyrs.


    Mais je vois des miracles, des prophéties, et des martyrs dans toutes les religions du monde. Je vois par-tout des hommes, plus rusés et plus instruits que le vulgaire, le tromper par des prestiges, et l'éblouir par des oeuvres, qu'il croit surnaturelles, parce qu'il ignore les secrets de la nature et les ressources de l'art.

    Si le juif me cite des miracles de Moïse, je vois ces prétendues merveilles opérées aux yeux du peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus abject, le plus crédule, dont le témoignage n'est d'aucun poids pour moi. D'ailleurs, je puis soupçonner que ces miracles ont été insérés dans les livres sacrés des hébreux, long-tems après la mort de ceux qui auroient pu les démentir.

    Si le chrétien me cite Jérusalem, et le témoignage de toute la Galilée, pour me prouver les miracles de Jésus-Christ, je ne vois encore qu'une populace ignorante qui puisse les attester ; ou je demande comment il fut possible qu'un peuple entier, témoin des miracles du messie, consentît à sa mort, la demandât même avec empressement ?

    Le peuple de Londres, ou de Paris, souffriroit-il qu'on mît à mort, sous ses yeux, un homme qui auroit ressuscité des morts, rendu la vûe aux aveugles, redressé des boîteux, guéri des paralytiques ?

    Si les juifs ont demandé la mort de Jésus, tous ses miracles sont anéantis pour tout homme non prévenu. D'un autre côté, ne peut-on pas opposer aux miracles de Moïse, ainsi qu'à ceux de Jésus, ceux que Mahomet opéra aux yeux de tous les peuples de La Mecque et de l'Arabie assemblés ?

    L'effet des miracles de Mahomet fut au moins de convaincre les arabes qu'il étoit un homme divin. Les miracles de Jésus n'ont convaincu personne de sa mission : S Paul lui-même, qui devint le plus ardent de ses disciples, ne fut point convaincu par les miracles dont, de son tems, il existoit tant de témoins ; il lui fallut un nouveau miracle pour convaincre son esprit.

    De quel droit veut-on donc nous faire croire aujourd'hui des merveilles qui n'étoient point convaincantes du tems même des apôtres, c'est-à-dire, peu de tems après qu'elles furent opérées ? Que l'on ne nous dise point que les miracles de Jésus-Christ nous sont aussi bien attestés qu'aucuns faits de l'histoire prophane, et que vouloir en douter, est aussi ridicule que de douter de l'existence deScipion ou de César, que nous ne croyons que sur le rapport des historiens qui nous en ont parlé.

    L'existence d'un homme, d'un général d'armée, d'un héros, n'est pas incroyable ; il n'en est pas de même d'un miracle. Nous ajoutons foi aux faits vraisemblables rapportés par Tite-Live, tandis que nous rejettons, avec mépris, les miracles qu'il nous raconte. Un homme joint souvent la crédulité la plus stupide aux talens les plus distingués ; le christianisme lui-même nous en fournit des exemples sans nombre.

    En matiere de religion, tous les témoignages sont suspects ; l'homme le plus éclairé voit très-mal, lorsqu'il est saisi d'enthousiasme ou, ivre de fanatisme, ou séduit par son imagination. Un miracle est une chose impossible ; Dieu ne seroit point immuable, s'il changeoit l'ordre de la nature.

    On nous dira, peut-être, que, sans changer l'ordre des choses, Dieu, ou ses favoris, peuvent trouver dans la nature des ressources inconnues aux autres hommes ; mais alors leurs œuvres ne seront point surnaturelles, et n'auront rien de merveilleux. Un miracle est un effet contraire aux loix constantes de la nature ; par conséquent, Dieu lui-même, sans blesser sa sagesse, ne peut faire des miracles.

    Un homme sage, qui verroit un miracle, seroit en droit de douter s'il a bien vu ; il devroit examiner si l'effet extraordinaire, qu'il ne comprend pas, n'est pas dû à quelque cause naturelle, dont il ignoreroit la maniere d'agir.

    Mais accordons, pour un instant, que les miracles soient possibles, et que ceux de Jésus ont été véritables, ou du moins n'ont point été insérés dans les évangiles longtems après le tems où ils ont été opérés. Les témoins qui les ont transmis, les apôtres qui les ont vus, sont-ils bien dignes de foi, et leur témoignage n'est-il point récusable ?

    Ces témoins étoient-ils bien éclairés ? De l'aveu même des chrétiens, c'étoient des hommes sans lumieres, tirés de la lie du peuple, par conséquent crédules et incapables d'examiner. Ces témoins étoient-ils désintéressés ? Non ; ils avoient, sans doute, le plus grand intérêt à soutenir des faits merveilleux, qui prouvoient la divinité de leur maître, et la vérité de la religion qu'ils vouloient établir.

    Ces mêmes faits ont-ils été confirmés par les historiens contemporains ? Aucun d'eux n'en a parlé, et dans une ville, aussi superstitieuse que Jérusalem, il ne s'est trouvé, ni un seul juif, ni un seul payen, qui aient entendu parler des faits les plus extraordinaires et les plus multipliés que l'histoire ait jamais rapportés. Ce ne sont jamais que des chrétiens qui nous attestent les miracles du Christ.

    On veut que nous croyions, qu'à la mort du fils de Dieu la terre ait tremblé, le soleil se soit éclipsé, les morts soient sortis du tombeau. Comment des événemens si extraordinaires n'ont-ils été remarqués que par quelques chrétiens ?

    Furent-ils donc les seuls qui s'en apperçurent ? On veut que nous croyions que le Christ est ressuscité ; on nous cite pour témoins, des apôtres, des femmes, des disciples. Une apparition solemnelle, faite dans une place publique, n'eut-elle pas été plus décisive, que toutes ces apparitions clandestines, faites à des hommes intéressés à former une nouvelle secte ?

    La foi chrétienne est fondée, selon s Paul, sur la résurrection de Jésus-Christ ; il falloit donc que ce fait fût prouvé aux nations, de la façon la plus claire et la plus indubitable. Ne peut-on point accuser de malice le sauveur du monde, pour ne s'être montré qu'à ses disciples et à ses favoris ?

    Il ne vouloit donc point que tout le monde crût en lui ? Les juifs, me dira-t-on, en mettant le Christ à mort, méritoient d'être aveuglés. Mais, dans ce cas, pourquoi les apôtres leur prêchoient-ils l'évangile ? Pouvoient-ils espérer qu'on ajoûtât plus de foi à leur rapport, qu'à ses propres yeux ?


    Au reste, les miracles ne semblent inventés, que pour suppléer à de bons raisonnemens ; la vérité et l'évidence n'ont pas besoin de miracles pour se faire adopter. N'est-il pas bien surprenant, que la divinité trouve plus facile de déranger l'ordre de la nature, que d'enseigner aux hommes des vérités claires, propres à les convaincre, capables d'arracher leur assentiment ?

    Les miracles n'ont été inventés, que pour prouver aux hommes des choses impossibles à croire ; il ne seroit pas besoin de miracles, si on leur parloit raison. Ainsi, ce sont des choses incroyables, qui servent de preuves à d'autres choses incroyables.

    Presque tous les imposteurs, qui ont apporté des religions aux peuples, leur ont annoncé des choses improbables ; ensuite ils ont fait des miracles, pour les obliger à croire les choses qu'ils leur annonçoient. vous ne pouvez,  ont-ils dit, comprendre ce que je vous dis ; mais je vous prouve que je dis vrai, en faisant à vos yeux des choses que vous ne pouvez pas comprendre.

    Les peuples se sont payés de ces raisons ; la passion pour le merveilleux les empêcha toujours de raisonner ; ils ne virent point que des miracles ne pouvoient prouver des choses impossibles, ni changer l'essence de la vérité.

    Quelques merveilles que pût faire un homme, ou, si l'on veut, un dieu lui-même, elles ne prouveront jamais, que deux et deux ne font point quatre, et que trois ne font qu'un ; qu'un être immatériel, et dépourvu d'organes, ait pu parler aux hommes ; qu'un être sage, juste et bon, ait pu ordonner des folies, des injustices, des cruautés, etc.

    D'où l'on voit que les miracles ne prouvent rien, sinon l'adresse et l'imposture de ceux qui veulent tromper les hommes, pour confirmer les mensonges qu'ils leur ont annoncés, et la crédulité stupide de ceux que ces imposteurs séduisent. Ces derniers ont toujours commencé par mentir, par donner des idées fausses de la divinité, par prétendre avoir eu un commerce intime avec elle ; et pour prouver ces merveilles incroyables, ils faisoient des oeuvres incroyables, qu'ils attribuoient à la toute-puissance de l'être qui les envoyoit. Tout homme, qui fait des miracles, n'a point de vérités, mais des mensonges, à prouver.

    La vérité est simple et claire ; le merveilleux annonce toujours la fausseté. La nature est toujours vraie ; elle agit par des loix qui ne se démentent jamais. Dire que Dieu fait des miracles, c'est dire qu'il se contredit lui-même ; qu'il dément les loix qu'il a prescrites à la nature ; qu'il rend inutile la raison humaine, dont on le fait l'auteur.


    Il n'y a que des imposteurs qui puissent nous dire de renoncer à l'expérience et de bannir la raison. Ainsi, les prétendus miracles, que le christianisme nous raconte, n'ont, comme ceux de toutes les autres religions, que la crédulité des peuples, leur enthousiasme, leur ignorance, et l'adresse des imposteurs pour base. Nous pouvons en dire autant des prophéties.


    Les hommes furent de tout tems curieux de connoître l'avenir ; ils trouverent, en conséquence, des hommes disposés à les servir. Nous voyons des enchanteurs, des devins, des prophétes, dans toutes les nations du monde. Les juifs ne furent pas plus favorisés, à cet égard, que les tartares, les négres, les sauvages, et tous les autres peuples de la terre, qui tous posséderent des imposteurs, prêts à les tromper pour des présens.

    Ces hommes merveilleux dûrent sentir bientôt que leurs oracles devoient être vagues et ambigus, pour n'être point démentis par les effets. Il ne faut donc point être surpris, si les prophéties judaïques sont obscures, et de nature à y trouver tout ce que l'on veut y chercher.

    Celles que les chrétiens attribuent à Jésus-Christ, ne sont point vues du même oeil par les juifs, qui attendent encore ce messie, que ces premiers croient arrivé depuis 18 siécles.

    Les prophétes du judaïsme ont annoncé de tout tems, à une nation inquiete et mécontente de son sort, un libérateur, qui fut pareillement l'objet de l'attente des romains, et de presque toutes les nations du monde.

    Tous les hommes, par un penchant naturel, espérent la fin de leurs malheurs, et croyent que la providence ne peut se dispenser de les rendre plus fortunés. Les juifs, plus superstitieux que tous les autres peuples, se fondant sur la promesse de leur dieu, ont dû toujours attendre un conquérant, ou un monarque, qui fît changer leur sort, et qui les tirât de l'opprobre.

    Comment peut-on voir ce libérateur dans la personne de Jésus, le destructeur, et non le restaurateur de la nation hébraïque, qui, depuis lui, n'eut plus aucune part à la faveur de son dieu ?

    On ne manquera pas de dire, que la destruction du peuple juif, et sa dispersion, furent elles-mêmes prédites, et qu'elles fournissent une preuve convaincante des prophéties des chrétiens. Je réponds, qu'il étoit facile de prédire la dispersion et la destruction d'un peuple toujours inquiet, turbulent, et rebelle à ses maîtres ; toujours déchiré par des divisions intestines : d'ailleurs, ce peuple fut souvent conquis et dispersé ; le temple, détruit par Titus, l'avoit déja été par Nabuchodonosor, qui amena les tribus captives en Assyrie, et les répandit dans ses états.

    Nous nous appercevons de la dispersion des juifs, et non de celle des autres nations conquises, parce que celles-ci, au bout d'un certain tems, se sont toujours confondues avec la nation conquérante, au lieu que les juifs ne se mêlent point avec les nations parmi lesquelles ils habitent, et en demeurent toujours distingués.

    N'en est-il pas de même des guébres , ou parsis de la Perse et de l'Indostan, ainsi que des arméniens qui vivent dans les pays mahométans ? Les juifs demeurent dispersés, parce qu'ils sont insociables, intolérans, et aveuglément attachés à leurs superstitions.

    Ainsi, les chrétiens n'ont aucune raison pour se vanter des prophéties contenues dans les livres mêmes des hébreux, ni de s'en prévaloir contre ceux-ci, qu'ils regardent comme les conservateurs des titres d'une religion qu'ils abhorrent. La Judée fut de tout tems soumise aux prêtres, qui eurent une influence très-grande sur les affaires de l'état, qui se mêlerent de la politique, et de prédire les événemens heureux, ou malheureux, qu'elle avoit lieu d'attendre.

    Nul pays ne renferma un plus grand nombre d'inspirés ; nous voyons que les prophétes tenoient des écoles publiques, où ils initioient aux mystères de leur art, ceux qu'ils en trouvoient dignes, ou qui vouloient, en trompant un peuple crédule, s'attirer des respects, et se procurer des moyens de subsister à ses dépens.

    L'art de prophétiser fut donc un vrai métier, ou, si l'on veut, une branche de commerce fort utile et lucrative dans une nation misérable, et persuadée que son dieu n'étoit sans cesse occupé que d'elle. Les grands profits, qui résultoient de ce trafic d'impostures, dûrent mettre de la division entre les prophétes juifs ; aussi voyons-nous qu'ils se décrioient les uns les autres ; chacun traitoit son rival de faux prophéte , et prétendoit qu'il étoit inspiré de l'esprit malin. Il y eut toujours des querelles entre les imposteurs, pour savoir à qui demeureroit le privilége de tromper leurs concitoyens.

    En effet, si nous examinons la conduite de ces prophétes si vantés de l'ancien testament, nous ne trouverons en eux rien moins que des personnages vertueux. Nous voyons des prêtres arrogans, perpétuellement occupés des affaires de l'état, qu'ils surent toujours lier à celles de la religion ; nous voyons en eux des sujets séditieux, continuellement cabalans contre les souverains qui ne leur étoient point assez soumis, traversans leurs projets, soulevans les peuples contr'eux, et parvenans souvent à les détruire, et à faire accomplir ainsi les prédictions funestes qu'ils avoient faites contr'eux.

    Enfin, dans la plûpart des prophétes, qui jouerent un rôle dans l'histoire des juifs, nous voyons des rebelles occupés sans relâche du soin de bouleverser l'état, de susciter des troubles, et de combattre l'autorité civile, dont les prêtres furent toujours les ennemis, lorsqu'ils ne la trouverent point assez complaisante, assez soumise à leurs propres intérêts.

    Quoi qu'il en soit, l'obscurité étudiée des prophéties permit d'appliquer celles qui avoient le messie, ou le libérateur d'Israël, pour objet, à tout homme singulier, à tout enthousiaste, ou prophéte, qui parut à Jérusalem, ou en Judée. Les chrétiens, dont l'esprit est échauffé de l'idée de leur Christ, ont cru le voir par-tout, et l'ont distinctement apperçu dans les passages les plus obscurs de l'ancien testament. à force d'allégories, de subtilités, de commentaires, d'interprêtations forcées, ils sont parvenus à se faire illusion à eux-mêmes, et à trouver des prédictions formelles dans les rêveries décousues, dans les oracles vagues, dans le fatras bizarre des prophétes.

    Les hommes ne se rendent point difficiles sur les choses qui s'accordent avec leurs vues. Quand nous voudrons envisager sans prévention les prophéties des hébreux, nous n'y verrons que des rapsodies informes, qui ne sont que l'ouvrage du fanatisme et du délire ; nous trouverons ces prophéties obscures et énigmatiques, comme les oracles des payens ; enfin, tout nous prouvera, que ces prétendus oracles divins n'étoient que les délires et les impostures de quelques hommes accoutumés à tirer parti de la crédulité d'un peuple superstitieux, qui ajoutoit foi aux songes, aux visions, aux apparitions, aux sortiléges, et qui recevoit avidement toutes les rêveries qu'on vouloit lui débiter, pourvu qu'elles fussent ornées du merveilleux.

    Par-tout où les hommes seront ignorans, il y aura des prophétes, des inspirés, des faiseurs de miracles ; ces deux branches de commerce diminueront toujours dans la même proportion que les nations s'éclaireront.

    Enfin, le christianisme met au nombre des preuves de la vérité de ses dogmes, un grand nombre de martyrs , qui ont scellé de leur sang la vérité des opinions religieuses qu'ils avoient embrassées. Il n'est point de religion sur la terre qui n'ait eu ses défenseurs ardens, prêts à sacrifier leur vie pour les idées auxquelles on leur avoit persuadé que leur bonheur éternel étoit attaché.

    L'homme superstitieux et ignorant est opiniâtre dans ses préjugés ; sa crédulité l'empêche de soupçonner que ses guides spirituels aient jamais pu le tromper ; sa vanité lui fait croire, que lui-même il n'a pu prendre le change ; enfin, s'il a l'imagination assez forte, pour voir les cieux ouverts, et la divinité prête à récompenser son courage, il n'est point de supplice qu'il ne brave et qu'il n'endure.

    Dans son ivresse, il méprisera des tourmens de peu de durée ; il rira au milieu des bourreaux ; son esprit aliéné le rendra même insensible à la douleur. La pitié amollit alors le coeur des spectateurs ; ils admirent la fermeté merveilleuse du martyr ; son enthousiasme les gagne ; ils croyent sa cause juste ; et son courage, qui leur paroît surnaturel et divin, devient une preuve indubitable de la vérité de ses opinions.

    C'est ainsi que, par une espece de contagion, l'enthousiasme se communique ; l'homme s'intéresse toujours à celui qui montre le plus de fermeté, et la tyrannie attire des partisans à tous ceux qu'elle persécute.

    Ainsi, la constance des premiers chrétiens dut, par un effet naturel, lui former des prosélytes, et les martyrs ne prouvent rien, sinon la force de l'enthousiasme, de l'aveuglement, de l'opiniatreté, que la superstition peut produire, et la cruelle démence de tous ceux qui persécutent leurs semblables pour des opinions religieuses.

    Toutes les passions fortes ont leurs martyrs ; l'orgueil, la vanité, les préjugés, l'amour, l'enthousiasme du bien public, le crime même, font tous les jours des martyrs, ou du moins font que ceux que ces objets enivrent, ferment les yeux sur les dangers. Est-il donc surprenant que l'enthousiasme et le fanatisme, les deux passions les plus fortes chez les hommes, aient si souvent fait affronter la mort à ceux qu'elles ont enivrés des espérances qu'elles donnent ?

    D'ailleurs, si le christianisme a ses martyrs, dont il se glorifie, le judaïsme n'a-t-il pas les siens ? Les juifs infortunés, que l'inquisition condamne aux flammes, ne sont-ils pas des martyrs de leur religion, dont la constance prouve autant en sa faveur, que celle des martyrs chrétiens peut prouver en faveur du christianisme ?

    Si les martyrs prouvoient la vérité d'une religion, il n'est point de religion, ni de secte, qui ne pût être regardée comme véritable. Enfin, parmi le nombre, peut-être exagéré, des martyrs dont le christianisme se fait honneur, il en est plusieurs qui furent plûtôt les victimes d'un zéle inconsidéré, d'une humeur turbulente, d'un esprit séditieux, que d'un esprit religieux.

    L'église elle-même n'ose point justifier ceux que leur fougue imprudente a quelquefois poussés jusqu'à troubler l'ordre public, à briser les idoles, à renverser les temples du paganisme. Si des hommes de cette espéce étoient regardés comme des martyrs, tous les séditieux, tous les perturbateurs de la société, auroient droit à ce titre, lorsqu'on les fait punir.

    CHAPITRE 7

    Des mystères de la religion chrétienne.

    Révéler quelque chose à quelqu'un, c'est lui découvrir des secrets qu'il ignoroit auparavant. Si on demande aux chrétiens quels sont les secrets importans qui exigeoient que Dieu lui-même se donnât la peine de les révéler, ils nous diront que le plus grand de ces secrets, et le plus nécessaire au genre humain, est celui de l'unité de la divinité ; secret que, selon eux, les hommes eussent été par eux-mêmes incapables de découvrir.

    Mais ne sommes-nous pas en droit de leur demander si cette assertion est bien vraie ? On ne peut point douter que Moïse n'ait annoncé un dieu unique aux hébreux, et qu'il n'ait fait tous ses efforts pour les rendre ennemis de l'idolâtrie et du polythéïsme des autres nations, dont il leur représenta la croyance et le culte comme abominables aux yeux du monarque céleste qui les avoit tirés d'égypte.

    Mais un grand nombre de sages du paganisme, sans le secours de la révélation judaïque, n'ont-ils pas découvert un dieu suprême, maître de tous les autres dieux ? D'ailleurs, le destin, auquel tous les autres dieux du paganisme étoient subordonnés, n'étoit-il pas un dieu unique, dont la nature entiere subissoit la loi souveraine ?
    Quant aux traits, sous lesquels Moïse a peint sa divinité, ni les juifs, ni les chrétiens, n'ont point droit de s'en glorifier. Nous ne voyons en lui qu'un despote bizarre, colere, rempli de cruauté, d'injustice, de partialité, de malignité, dont la conduite doit jetter tout homme, qui le médite, dans la plus affreuse perpléxité.

    Que sera-ce, si l'on vient à lui joindre des attributs inconcevables, que la théologie chrétienne s'efforce de lui attribuer ? Est-ce connoître la divinité, que de dire que c'est un esprit , un être immatériel , qui ne ressemble à rien de ce que les sens nous font connoître ? L'esprit humain n'est-il pas confondu par les attributs négatifs d'infinité, d'immensité, d'éternité, de toute-puissance, d'omniscience , etc. Dont on n'a orné ce dieu, que pour le rendre plus inconcevable ?

    Comment concilier la sagesse, la bonté, la justice, et les autres qualités morales que l'on donne à ce dieu, avec la conduite étrange, et souvent atroce, que les livres des chrétiens et des hébreux lui attribuent à chaque page ? N'eut-il pas mieux valu laisser l'homme dans l'ignorance totale de la divinité, que de lui révéler un dieu rempli de contradictions, qui prête sans cesse à la dispute, et qui lui sert de prétexte pour troubler son repos ?

    Révéler un pareil Dieu, c'est ne rien découvrir aux hommes, que le projet de les jetter dans les plus grands embarras, et de les exciter à se quereller, à se nuire, à se rendre malheureux. Quoi qu'il en soit, est-il bien vrai que le christianisme n'admette qu'un seul dieu, le même que celui de Moïse ?

    Ne voyons-nous pas les chrétiens adorer une divinité triple, sous le nom de trinité ? Le dieu suprême génére de toute éternité un fils égal à lui ; de l'un et de l'autre de ces dieux, il en procéde un troisieme, égal aux deux premiers ; ces trois dieux, égaux en divinité, en perfection, en pouvoir, ne forment néanmoins qu'un seul dieu.

    Ne suffit-il donc pas d'exposer ce système, pour en montrer l'absurdité ? N'est-ce donc que pour révéler de pareils mystères, que la divinité s'est donné la peine d'instruire le genre humain ? Les nations les plus ignorantes, et les plus sauvages, ont-elles enfanté des opinions plus monstrueuses, et plus propres à dérouter la raison ?

    Cependant les écrits de Moïse ne contiennent rien qui ait pu donner lieu à ce système si étrange ; ce n'est que par des explications forcées, que l'on prétend trouver le dogme de la trinité dans la bible. Quant aux juifs, contens du dieu unique, que leur législateur leur avoit annoncé, ils n'ont jamais songé à le tripler. Le second de ces dieux, ou, suivant le langage des chrétiens, la seconde personne de la trinité, s'est revêtue de la nature humaine, s'est incarnée dans le sein d'une vierge, et renonçant à sa divinité, s'est soumise aux infirmités attachées à notre espéce, et même a souffert une mort ignominieuse pour expier les péchés de la terre.

    Voilà ce que le christianisme appelle le mystère de l'incarnation . Qui ne voit que ces notions absurdes sont empruntées des égyptiens, des indiens, et des grecs, dont les ridicules mythologies supposoient des dieux revêtus de la forme humaine, et sujets, comme les hommes, à des infirmités ?

    Ainsi, le christianisme nous ordonne de croire, qu'un dieu fait homme, sans nuire à sa divinité, a pu souffrir, mourir, a pu s'offrir en sacrifice à lui-même, n'a pu se dispenser de tenir une conduite aussi bizarre, pour appaiser sa propre colere. C'est là ce que les chrétiens nomment le mystère de la rédemption du genre humain. Il est vrai que ce dieu mort est ressuscité ; semblable en cela à l'Adonis de Phénicie, à l'Osyris d'égypte, à l'Atys de Phrygie, qui furent jadis les emblêmes d'une nature périodiquement mourante et renaissante, le dieu des chrétiens renaît de ses propres cendres, et sort triomphant du tombeau.

    Tels sont les secrets merveilleux, ou les mystères sublimes, que la religion chrétienne découvre à ses disciples ; telles sont les idées, tantôt grandes, tantôt abjectes, mais toujours inconcevables, qu'elle nous donne de la divinité ; voilà donc les lumieres que la révélation donne à notre esprit !

    Il semble, que celle que les chrétiens adoptent, ne se soit proposé que de redoubler les nuages qui voilent l'essence divine aux yeux des hommes. Dieu, nous dit-on, a voulu se rendre ridicule, pour confondre la curiosité de ceux que l'on assure pourtant qu'il vouloit illuminer par une grace spéciale.

    Quelle idée peut-on se former d'une révélation, qui, loin de rien apprendre, se plaît à confondre les notions les plus claires ?

    Ainsi, nonobstant la révélation, si vantée par les chrétiens, leur esprit n'a aucune lumiere sur l'être qui sert de base à toute religion ; au contraire, cette fameuse révélation ne sert qu'à obscurcir toutes les idées que l'on pourroit s'en former. L'écriture sainte l'appelle un dieu caché .

    David nous dit qu'il place sa retraite dans les ténébres, que les eaux troubles et les nuages forment le pavillon qui le couvre . Enfin, les chrétiens, éclairés par Dieu lui-même, n'ont de lui que des idées contradictoires, des notions incompatibles, qui rendent son existence douteuse, ou même impossible, aux yeux de tout homme qui consulte sa raison.

    En effet, comment concevoir un dieu, qui, n'ayant créé le monde que pour le bonheur de l'homme, permet pourtant que la plus grande partie de la race humaine soit malheureuse en ce monde et dans l'autre ?

    Comment un dieu, qui jouit de la suprême félicité, pourroit-il s'offenser des actions de ses créatures ? Ce dieu est donc susceptible de douleur ; son être peut donc se troubler ; il est donc dans la dépendance de l'homme, qui peut à volonté le réjouir ou l'affliger.

    Comment un dieu puissant laisse-t-il à ses créatures une liberté funeste, dont elles peuvent abuser pour l'offenser, et se perdre elles-mêmes ?

    Comment un dieu peut-il se faire homme, et comment l'auteur de la vie et de la nature peut-il mourir lui-même ?

    Comment un dieu unique peut-il devenir triple, sans nuire à son unité ? On nous répond, que toutes ces choses sont des mystères ; mais ces mystères détruisent l'existence même de Dieu. Ne seroit-il pas plus raisonnable d'admettre dans la nature, avec Zoroastre, ou Manès, deux principes, ou deux puissances opposées, que d'admettre, avec le christianisme, un dieu tout-puissant, qui n'a pas le pouvoir d'empêcher le mal ; un dieu juste, mais partial ; un dieu clément, mais implacable, qui punira, pendant une éternité, les crimes d'un moment ; un dieu simple, qui se triple ; un dieu, principe de tous les êtres, qui peut consentir à mourir, faute de pouvoir satisfaire autrement à sa justice divine ?

    Si dans un même sujet les contraires ne peuvent subsister en même tems, l'existence du dieu des juifs et des chrétiens est sans doute impossible ; d'où l'on est forcé de conclure, que les docteurs du christianisme, par les attributs dont ils se sont servis pour orner, ou plûtôt pour défigurer la divinité, au lieu de la faire connoître, n'ont fait que l'anéantir, ou du moins la rendre méconnoissable.

    C'est ainsi, qu'à force de fables et de mystères, la révélation n'a fait que troubler la raison des hommes, et rendre incertaines les notions simples qu'ils peuvent se former de l'être nécessaire, qui gouverne la nature par des loix immuables. Si l'on ne peut nier l'existence d'un dieu, il est au moins certain que l'on ne peut admettre celui que les chrétiens adorent, et dont leur religion prétend leur révéler la conduite, les ordres et les qualités.

    Si c'est être athée , que de n'avoir aucune idée de la divinité, la théologie chrétienne ne peut être regardée que comme un projet d'anéantir l'existence de l'être suprême.

    CHAPITRE 8

    Autres mystères et dogmes du christianisme.

    Peu contens des nuages mystérieux que le christianisme a répandus sur la divinité, et des fables judaïques qu'il avoit adoptées sur son compte, les docteurs chrétiens ne semblent s'être occupés que du soin de multiplier les mystères, et de confondre de plus en plus la raison dans leurs disciples.

    La religion, destinée à éclairer les nations, n'est qu'un tissu d'énigmes ; c'est un dédale, d'où il est impossible au bon sens de se tirer. Ce que les superstitions anciennes ont cru de plus inconcevable, dut nécessairement trouver place dans un système religieux, qui se faisoit un principe d'imposer un silence éternel à la raison. Le fatalisme des grecs, entre les mains des prêtres chrétiens, s'est changé en prédestination .

    Suivant ce dogme tyrannique, le dieu des miséricordes destine le plus grand nombre des malheureux mortels à des tourmens éternels ; il ne les place, pour un tems, dans ce monde, que pour qu'ils y abusent de leurs facultés, de leur liberté, afin de se rendre dignes de la colere implacable de leur créateur. Un dieu, rempli de prévoyance et de bonté, donne à l'homme un libre arbitre , dont ce dieu sait bien qu'il fera un usage assez pervers, pour mériter la damnation éternelle.

    Ainsi, la divinité ne donne le jour au plus grand nombre des hommes, ne leur donne des penchans nécessaires à leur bonheur, ne leur permet d'agir, que pour avoir le plaisir de les plonger dans l'enfer. Rien de plus affreux que les peintures que le christianisme nous fait de ce séjour, destiné à la plus grande partie de la race humaine.

    Un dieu miséricordieux s'abreuvera, pendant l'éternité, des larmes des infortunés, qu'il n'a fait naître que pour être malheureux ; le pécheur, renfermé dans des cachots ténébreux, sera livré, pour toujours, aux flammes dévorantes ; les voutes de cette prison ne retentiront que de grincemens de dents, de hurlemens ; les tourmens, qu'on y éprouvera, au bout de millions de siécles, ne feront que commencer, et l'espérance consolante, de voir un jour finir ces peines, manquera, et sera ravie elle-même ; en un mot,

    Dieu, par un acte de sa toute-puissance, rendra l'homme susceptible de souffrir, sans interruption et sans terme ; sa justice lui permettra de punir des crimes finis, et dont les effets sont limités par le tems, par des supplices infinis pour la durée et pour l'éternité. Telle est l'idée que le chrétien se forme du Dieu qui exige son amour.

    Ce tyran ne le crée, que pour le rendre malheureux ; il ne lui donne la raison, que pour le tromper ; des penchans, que pour l'égarer ; la liberté, que pour le déterminer à faire ce qui doit le perdre à jamais ; enfin, il ne lui donne des avantages sur les bêtes, que pour avoir occasion de l'exposer à des tourmens, dont ces bêtes, ainsi que les substances inanimées, sont exemptes.

    Le dogme de la prédestination rend le sort de l'homme bien plus fâcheux, que celui des pierres et des brutes. Il est vrai que le christianisme promet un séjour délicieux à ceux que la divinité aura choisis pour être les objets de son amour ; mais ce lieu n'est réservé qu'à un petit nombre d'élus, qui, sans aucun mérite de leur part, auront pourtant des droits sur la bonté de leur dieu, partial pour eux, et cruel pour le reste des humains.

    C'est ainsi que le Tartare et l'élisée  de la mythologie payenne, inventés par des imposteurs, qui vouloient, ou faire trembler les hommes, ou les séduire, ont trouvé place dans le système religieux des chrétiens, qui changerent les noms de ces séjours en ceux de paradis et d'enfer .

    On ne manquera pas de nous dire, que le dogme des récompenses et des peines d'une autre vie, est utile et nécessaire aux hommes, qui, sans cela, se livreroient sans crainte aux plus grands excès. Je réponds, que le législateur des juifs leur avoit soigneusement caché ce prétendu mystère, et que le dogme de la vie future faisoit partie du secret que, dans les mystères des grecs, on révéloit aux initiés.

    Ce dogme fut ignoré du vulgaire ; la société ne laissoit pas de subsister : d'ailleurs, ce ne sont point des terreurs éloignées, que les passions présentes méprisent toujours, ou du moins rendent problématiques, qui contiennent les hommes ; ce sont de bonnes loix ; c'est une éducation raisonnable ; ce sont des principes honnêtes.

    Si les souverains gouvernoient avec sagesse et avec équité, ils n'auroient pas besoin du dogme des récompenses et des peines futures, pour contenir les peuples. Les hommes seront toujours plus frappés des avantages présens, et des châtimens visibles, que des plaisirs et des supplices qu'on leur annonce dans une autre vie. La crainte de l'enfer ne retiendra point des criminels, que la crainte du mépris, de l'infamie, du gibet, n'est point capable de retenir.

    Les nations chrétiennes ne sont-elles point remplies de malfaiteurs, qui bravent sans cesse l'enfer, de l'existence duquel ils n'ont jamais douté ? Quoi qu'il en soit, le dogme de la vie future suppose que l'homme se survivra à lui-même, ou du moins, qu'après sa mort il sera susceptible des récompenses et des peines que la religion lui fait prévoir.

    Suivant le christianisme, les morts reprendront un jour leurs corps ; par un miracle de la toute-puissance, les molécules dissoutes et dispersées, qui composoient leurs corps, se rapprocheront ; elles se combineront de nouveau avec leurs ames immortelles : telles sont les idées merveilleuses que présente le dogme de la résurrection .

    Les juifs, dont le législateur n'a jamais parlé de cet étrange phénomene, paroissent avoir puisé cette doctrine chez les mages, durant leur captivité à Babylone ; cependant elle ne fut point universellement admise parmi eux. Les pharisiens admettoient la résurrection des morts, les saducéens la rejettoient ; aujourd'hui elle est un des points fondamentaux de la religion chrétienne.

    Ses sectateurs croyent fermement qu'ils ressusciteront un jour, et que leur résurrection sera suivie du jugement universel et de la fin du monde. Selon eux, Dieu qui sait tout, et qui connoît jusqu'aux pensées les plus secrettes des hommes, viendra sur les nuages, pour leur faire rendre un compte exact de leur conduite ; il les jugera avec le plus grand appareil, et d'après ce jugement, leur sort sera irrévocablement décidé ; les bons seront admis dans le séjour délicieux que la divinité réserve à ses élus et aux anges ; les méchans seront précipités dans les flammes destinées aux démons, ennemis de Dieu et des hommes.

    En effet, le christianisme admet des êtres invisibles d'une nature différente de l'homme, dont les uns exécutent les volontés du très-haut, et dont les autres sont perpétuellement occupés à traverser ses desseins. Les premiers sont connus sous le nom d'anges , ou de messagers, subordonnés à Dieu : on prétend qu'il s'en sert pour veiller à l'administration de l'univers et sur-tout à la conservation de l'homme.

    Ces êtres bienfaisans sont, suivant les chrétiens, de purs esprits ; mais ils ont le pouvoir de se rendre sensibles, en prenant la forme humaine. Les livres sacrés des juifs et des chrétiens sont remplis d'apparitions de ces êtres merveilleux, que la divinité envoyoit aux hommes qu'elle vouloit favoriser, afin d'être leurs guides, leurs protecteurs, leurs dieux tutélaires.

    D'où l'on voit que les bons anges sont dans l'imagination des chrétiens, ce que les nymphes, les lares, les pénates, étoient dans l'imagination des payens, et ce que les fées étoient pour nos faiseurs de romans. Les êtres inconnus de la seconde espéce furent désignés sous le nom de démons , de diables , d'esprits malins : on les regarda comme les ennemis du genre humain, les tentateurs des hommes, des séducteurs, perpétuellement occupés à les faire tomber dans le péché.

    Les chrétiens leur attribuent un pouvoir extraordinaire, la faculté de faire des miracles semblables à ceux du très-haut, et surtout une puissance qui balance la sienne, et qui parvient à rendre tous les projets inutiles. En effet, quoique la religion chrétienne n'accorde point formellement au démon la même puissance qu'à Dieu, elle suppose néanmoins, que cet esprit mal-faisant empêche les hommes de parvenir au bonheur que la divinité bienfaisante leur destine, et conduit le plus grand nombre à la perdition : en un mot, d'après les idées du christianisme, l'empire du diable est bien plus étendu que celui de l'être suprême ; celui-ci réussit à peine à sauver quelques élus, tandis que l'autre mene à la damnation la foule immense de ceux qui n'ont point la force de résister à ses inspirations dangereuses.

    Qui ne voit pas que Satan , que le démon, qui est un objet de terreur pour les chrétiens, est emprunté du dogme des deux principes, admis jadis en égypte et dans tout l'orient ? L'Osyris et le Typhon des égyptiens, l'Orosmade et l'Aharimane des perses et des chaldéens, ont sans doute fait naître la guerre continuelle qui subsiste entre le dieu des chrétiens et son redoutable adversaire.

    C'est par ce système, que les hommes ont cru se rendre compte des biens et des maux qui leur arrivent. Un diable tout-puissant sert à justifier la divinité des malheurs nécessaires, et peu mérités, qui affligent le genre humain. Tels sont les dogmes effrayans et mystérieux sur lesquels les chrétiens sont d'accord ; il en est plusieurs autres, qui sont propres à des sectes particulieres.

    C'est ainsi qu'une secte nombreuse du christianisme admet un lieu intermédiaire, sous le nom de purgatoire , où des ames moins criminelles, que celles qui ont mérité l'enfer, sont reçues pour un tems, afin d'expier, par des supplices rigoureux, les fautes commises en cette vie ; elles sont ensuite admises au séjour de l'éternelle félicité.

    Ce dogme, visiblement emprunté des rêveries de Platon, est entre les mains des prêtres de l'église romaine, une source intarissable de richesses, vû qu'ils se sont arrogé le pouvoir d'ouvrir les portes du purgatoire, et qu'ils prétendent, que leurs prieres puissantes sont capables de modérer la rigueur des décrets divins, et d'abréger les tourmens des ames, qu'un dieu juste a condamnées à ce séjour malheureux.

    Ce qui précéde, nous prouve que la religion chrétienne n'a point laissé manquer ses sectateurs d'objets de crainte et de terreur ; c'est en faisant trembler les hommes, qu'on parvient à les rendre soumis, et à troubler leur raison.

    CHAPITRE 9

    Des rites, des cérémonies mystérieuses, ou de la théurgie des chrétiens. Si les dogmes, enseignés par la religion chrétienne, sont des mystères inaccessibles à la raison ; si le dieu, qu'elle annonce, est un dieu inconcevable, nous ne devons pas être surpris de voir, que, dans ses rites et ses cérémonies, cette religion conserve un ton inintelligible et mystérieux.

    Sous un dieu, qui ne s'est révélé que pour confondre la raison humaine, tout doit être incompréhensible, tout doit mettre le bon sens en défaut.La cérémonie la plus importante du christianisme, et sans laquelle nul homme ne peut être sauvé, s'appelle le baptême ; elle consiste à verser de l'eau sur la tête d'un enfant, ou d'un adulte, en invoquant la trinité.

    Par la vertu mystérieuse de cette eau, et des paroles qui l'accompagnent, l'homme est spirituellement régénéré ; il est lavé des souillures, transmises de race en race, depuis le premier pere du genre humain ; en un mot, il devient enfant de Dieu, et susceptible d'entrer dans sa gloire, lorsqu'il sortira de ce monde.

    Cependant, suivant les chrétiens, l'homme ne meurt qu'en conséquence du péché d'Adam ; et si, par le baptême, ce péché est effacé, comment arrive-t-il que les chrétiens soient sujets à la mort ? On nous dira peut-être, que c'est de la mort spirituelle, et non de la mort du corps, que J C a délivré les hommes ; mais cette mort spirituelle n'est autre chose que le péché ; et dans ce cas, comment peut-il se faire que les chrétiens continuent à pécher, comme s'ils n'avoient point été rachetés et délivrés du péché ?

    D'où l'on voit que le baptême est un mystère impénétrable à la raison, dont l'expérience dément l'efficacité. Dans quelques sectes chrétiennes, un évêque, ou un pontife, en prononçant des paroles, et en appliquant un peu d'huile sur le front, fait descendre l'esprit saint sur un jeune homme, ou un enfant ; par cette cérémonie, le chrétien est confirmé dans sa foi, et reçoit invisiblement une foule de graces du très-haut.

    Ceux de tous les chrétiens, qui, par le renoncement le plus parfait à leur raison, entrent le plus dans l'esprit de leur religion inconcevable, non contens des mystères qui leur sont communs avec les autres sectes, en admettent un sur-tout, qui est propre à causer la plus étrange surprise, c'est celui de la transubstantiation . à la voix redoutable d'un prêtre, le dieu de l'univers est forcé de descendre du séjour de sa gloire, pour se changer en pain ; et ce pain, devenu Dieu, est l'objet des adorations d'un peuple qui se vante de détester l'idolâtrie.

    Dans les cérémonies puériles, auxquelles l'enthousiasme des chrétiens attache le plus grand prix, l'on ne peut s'empêcher de voir des vestiges très-marqués de la théurgie pratiquée chez les peuples orientaux. La divinité, forcée par le pouvoir magique de quelques paroles, accompagnées de cérémonies, obéit à la voix de ses prêtres, ou de ceux qui savent le secret de la faire agir, et, sur leurs ordres, elle opére des merveilles.

    Cette sorte de magie est perpétuellement exercée par les prêtres du christianisme : ils persuadent à leurs disciples, que des formules, reçues par tradition, que des actes arbitraires, que des mouvemens du corps, sont capables d'obliger ce Dieu de la nature à suspendre ses loix, à se rendre à leurs voeux, à répandre ses graces.

    Ainsi, dans cette religion, le prêtre acquiert le droit de commander à Dieu lui-même : c'est sur cet empire qu'il exerce sur son Dieu ; c'est sur cette théurgie véritable, ou sur ce commerce mystérieux de la terre avec le ciel, que sont fondées les cérémonies puériles et ridicules, que les chrétiens appellent sacremens .

    Nous avons déja vu cette théurgie dans le baptême, dans la confirmation, dans l'eucharistie ; nous la retrouvons encore dans la pénitence , c'est-à-dire, dans le pouvoir que s'arrogent les prêtres de quelques sectes, de remettre, au nom du ciel, les péchés qu'on leur a confessés.

    Même théurgie dans l'ordre, c'est-à-dire, dans ces cérémonies qui impriment à quelques hommes un caractere sacré, qui les distingue des prophanes mortels. Même théurgie dans ces fonctions et dans ces rites, qui fatiguent les derniers instans d'un mourant. Même théurgie dans le mariage , où le chrétien suppose que cette union naturelle ne pourroit être approuvée du ciel, si les cérémonies d'un prêtre ne la rendoient valide, et ne lui procuroient la sanction du tout-puissant.

    En un mot, nous voyons cette magie blanche, ou théurgie, dans les prieres , les formules, la lithurgie, et dans toutes les cérémonies des chrétiens ; nous la trouvons dans l'opinion qu'ils ont, que des paroles, disposées de certaine maniere, peuvent altérer les volontés de leur dieu, et l'obliger à changer ses décrets immuables.

    Elle montre son efficacité dans ses exorcismes , c'est-à-dire, dans les cérémonies, par lesquelles, à l'aide d'une eau magique, et de quelques paroles, on croit expulser les esprits malins qui infestent le genre humain. L'eau bénite , qui, chez les chrétiens, a pris la place de l'eau lustrale des romains, posséde, selon eux, les vertus les plus étonnantes ; elle rend sacrés les lieux et les choses, qui étoient auparavant prophanes.

    Enfin, la théurgie chrétienne, employée par un pontife, dans le sacre des rois, contribue à rendre les chefs des nations plus respectables aux yeux des peuples, et leur imprime un caractere tout divin. Ainsi, tout est mystére, tout est magie, tout est incompréhensible dans les dogmes, ainsi que dans le culte d'une religion révélée par la divinité, qui vouloit tirer le genre humain de son aveuglement.


    CHAPITRE 10

    Des livres sacrés des chrétiens.

    La religion chrétienne, pour montrer son origine céleste, fonde ses titres sur des livres qu'elle regarde comme sacrés, et comme inspirés par Dieu lui-même. Voyons donc si ses prétentions sont fondées ; examinons si ces ouvrages portent réellement le caractere de la sagesse, de l'omniscience, de la perfection, que nous attribuons à la divinité.

    La bible, qui fait l'objet de la vénération des chrétiens, dans laquelle il n'y a pas un mot qui ne soit inspiré, est formée par l'assemblage peu compatible des livres sacrés des hébreux, connus sous le nom de l'ancien testament , combinés avec des ouvrages plus récens, pareillement inspirés aux fondateurs du christianisme, connus sous le nom de nouveau testament . à la tête de ce recueil, qui sert de fondement et de code à la religion chrétienne, se trouvent cinq livres, attribués à Moïse, qui, en les écrivant, ne fut, dit-on, que le secrétaire de la divinité.

    Il y remonte à l'origine des choses ; il veut nous initier au mystère de la création du monde, tandis qu'il n'en a lui-même que des idées vagues et confuses, qui décélent à chaque instant une ignorance profonde des loix de la physique. Dieu crée le soleil, qui est, pour notre système planétaire, la source de la lumiere, plusieurs jours après avoir créé la lumiere.

    Dieu, qui ne peut être représenté par aucune image, crée l'homme à son image ; il le crée mâle et femelle , et bientôt oubliant ce qu'il a fait, il crée la femme avec une des côtes de l'homme ; en un mot, dès l'entrée de la bible, nous ne voyons que de l'ignorance et des contradictions.

    Tout nous prouve que la cosmogonie des hébreux n'est qu'un tissu de fables et d'allégories, incapable de nous donner aucune idée des choses, et qui n'est propre qu'à contenter un peuple sauvage, ignorant et grossier, étranger aux sciences, au raisonnement.

    Dans le reste des ouvrages, attribués à Moïse, nous verrons une foule d'histoires improbables et merveilleuses, un amas de loix ridicules et arbitraires ; enfin, l'auteur conclut par y rapporter sa propre mort. Les livres postérieurs à Moïse ne sont pas moins remplis d'ignorance ; Josué arrête le soleil, qui ne tourne point ; Samson, l'hercule des juifs, a la force de faire tomber un temple... on ne finiroit point, si on vouloit relever toutes les bévues et les fables, que montrent tous les passages d'un ouvrage qu'on a le front d'attribuer à l'esprit saint.

    Toute l'histoire des hébreux ne nous présente qu'un amas de contes, indignes de la gravité de l'histoire et de la majesté de la divinité ; ridicule aux yeux du bon sens, elle ne paroît inventée que pour amuser la crédulité d'un peuple enfant et stupide.

    Cette compilation informe est entremêlée des oracles obscurs et décousus, dont différens inspirés, ou prophétes, ont successivement repu la superstition des juifs. En un mot, dans l'ancien testament tout respire l'enthousiasme, le fanatisme, le délire, souvent ornés d'un langage pompeux ; tout s'y trouve, à l'exception du bon sens, de la bonne logique, de la raison, qui semblent être exclus opiniâtrément du livre qui sert de guide aux hébreux et aux chrétiens.

    On a déjà fait sentir les idées abjectes, et souvent absurdes, que ce livre nous donne de la divinité ; elle y paroît ridicule dans toute sa conduite ; elle y souffle le froid et le chaud ; elle s'y contredit à chaque instant ; elle agit avec imprudence ; elle se repent de ce qu'elle a fait ; elle édifie d'une main, pour détruire de l'autre ; elle rétracte par la voix d'un prophéte, ce qu'elle a fait dire par un autre : si elle punit de mort toute la race humaine, pour le péché d'un seul homme, elle annonce, par ézéchiel, qu'elle est juste, et qu'elle ne rend point les enfans responsables des iniquités de leurs peres.

    Elle ordonne aux israélites, par la voix de Moïse, de voler les égyptiens ; elle leur défend dans le décalogue, publié par la loi de Moïse, le vol et l'assassinat : en un mot, toujours en contradiction avec lui-même, Jéhovah, dans le livre inspiré par son esprit, change avec les circonstances, ne tient jamais une conduite uniforme, et se peint souvent sous les traits d'un tyran, qui feroient rougir les méchans les plus décidés.

    Si nous jettons les yeux sur le nouveau testament, nous ne verrons pareillement rien qui annonce cet esprit de vérité, que l'on suppose avoir dicté cet ouvrage. Quatre historiens, ou fabulistes, ont écrit l'histoire merveilleuse du messie ; peu d'accord sur les circonstances de sa vie, ils se contredisent quelquefois de la façon la plus palpable.

    La généalogie du Christ, donnée par s Matthieu, ne ressemble point à celle que nous donne s Luc ; un des évangélistes le fait voyager en égypte, un autre ne parle aucunement de cette fuite ; l'un fait durer sa mission trois ans, l'autre ne la suppose que de trois mois. Nous ne les voyons pas plus d'accord sur les circonstances des faits qu'ils rapportent.

    Saint Marc dit que Jésus mourut à la troisiéme heure, c'est-à-dire à neuf heures du matin ; s Jean dit qu'il mourut à la sixieme heure, c'est-à-dire, à midi. Selon st Matthieu et st Marc, les femmes, qui après la mort de Jésus allerent à son sépulchre, ne virent qu'un seul ange ; selon st Luc et St Jean, elles en virent deux.

    Ces anges étoient, suivant les uns, en dehors ; et suivant d'autres, en-dedans du tombeau. Plusieurs miracles de Jésus sont encore diversement rapportés par ces évangélistes, témoins, ou inspirés. Il en est de même de ses apparitions après sa résurrection. Toutes ces choses ne semblent-elles pas devoir nous faire douter de l'infaillibilité des évangélistes, et de la réalité de leurs inspirations divines ?

    Que dirons-nous des prophéties fausses, et non existantes, appliquées, dans l'évangile, à Jésus ? C'est ainsi que s Matthieu prétend que Jérémie a prédit que le Christ seroit trahi pour trente piéces d'argent , tandis que cette prophétie ne se trouve point dans Jérémie.
    Rien de plus étrange que la façon dont les docteurs chrétiens se tirent de ces difficultés.

    Leurs solutions ne sont faites que pour contenter des hommes, qui se font un devoir de demeurer dans l'aveuglement. Tout homme raisonnable sentira que toute l'industrie des sophismes ne pourra jamais concilier des contradictions si palpables, et les efforts des interprêtes ne lui prouveront que la foiblesse de leur cause. Est-ce par des subterfuges, des subtilités et des mensonges, que l'on peut servir la divinité ?

    Nous retrouvons les mêmes contradictions, les mêmes erreurs, dans le pompeux galimathias attribué à s Paul. Cet homme, rempli de l'esprit de Dieu, ne montre dans ses discours, et dans ses épîtres, que l'enthousiasme d'un forcené. Les commentaires les plus étudiés ne peuvent mettre à portée d'entendre, ou de concilier les contradictions, les énigmes, les notions décousues, dont tous ses ouvrages sont remplis, ni les incertitudes de sa conduite, tantôt favorable, tantôt opposée au judaïsme.

    On ne pourroit tirer plus de lumieres des autres ouvrages attribués aux apôtres. Il sembleroit que ces personnages, inspirés par la divinité, ne sont venus sur la terre, que pour empêcher leurs disciples de rien comprendre à la doctrine qu'ils leur vouloient enseigner. Enfin, le recueil qui compose le nouveau testament, est terminé par le livre mystique, connu sous le nom d'apocalypse de s Jean , ouvrage inintelligible, dont l'auteur a voulu renchérir sur toutes les idées lugubres et funestes contenues dans la bible ; il y montre, au genre humain affligé, la perspective prochaine du monde prêt à périr ; il remplit l'imagination des chrétiens d'idées affreuses, très-propres à les faire trembler, à les dégoûter d'une vie périssable, à les rendre inutiles, ou nuisibles à la société.

    C'est ainsi que le fanatisme termine dignement une compilation, révérée des chrétiens, mais ridicule et méprisable pour l'homme sensé ; indigne d'un dieu plein de sagesse et de bonté ; détestable pour quiconque considérera les maux qu'elle a faits à la terre.

    Enfin, les chrétiens ayant pris, pour régle de leur conduite et de leurs opinions, un livre tel que la bible, c'est-à-dire, un ouvrage rempli de fables effrayantes, d'idées affreuses de la divinité, de contradictions frappantes, n'ont jamais pu savoir à quoi s'en tenir ; n'ont jamais pu s'accorder sur la façon d'entendre les volontés d'un dieu changeant et capricieux, et n'ont jamais su précisément ce que ce Dieu exigeoit d'eux : ainsi, ce livre obscur fut pour eux une pomme de discorde, une source intarissable de querelles, un arsenal, dans lequel les partis les plus opposés se pourvûrent également d'armes.

    Les géometres n'ont aucune dispute sur les principes fondamentaux de leur science ; par quelle fatalité, le livre révélé des chrétiens, qui renferme les fondemens de leur religion divine, d'où dépend leur félicité éternelle, est-il inintelligible, et sujet à des disputes, qui si souvent ont ensanglanté la terre ? à en juger par les effets, un tel livre ne devroit-il pas plutôt être regardé comme l'ouvrage d'un génie malfaisant, de l'esprit de mensonge et de ténébres, que d'un Dieu qui s'intéresse à la conservation et au bonheur des hommes, et qui veut les éclairer ?

    CHAPITRE 11

    De la morale chrétienne.

    Si l'on s'en rapportoit aux docteurs des chrétiens, il sembleroit qu'avant la venue du fondateur de leur secte, il n'y ait point eu de vraie morale sur la terre ; ils nous dépeignent le monde entier comme plongé dans les ténébres et dans le crime : cependant la morale fut toujours nécessaire aux hommes ; une société sans morale ne peut subsister.

    Nous voyons, avant Jésus-Christ, des nations florissantes, des philosophes éclairés, qui ont sans cesse rappellé les hommes à leurs devoirs ; en un mot, nous trouvons dans Socrate, dans Confucius, dans les gymnosophistes indiens, des maximes qui ne le cédent en rien à celles du messie des chrétiens. Nous trouvons dans le paganisme des exemples d'équité, d'humanité, de patriotisme, de tempérance, de désintéressement, de patience, de douceur, qui démentent hautement les prétentions du christianisme, et qui prouvent qu'avant son fondateur il existoit des vertus bien plus réelles que celles qu'il est venu nous enseigner.

    Falloit-il une révélation surnaturelle aux hommes, pour leur apprendre que la justice est nécessaire pour maintenir la société, que l'injustice ne rapprocheroit que des ennemis prêts à se nuire ? Falloit-il qu'un Dieu parlât, pour leur montrer que des êtres rassemblés ont besoin de s'aimer et de se prêter des secours mutuels ? Falloit-il des secours d'en haut, pour découvrir que la vengeance est un mal, est un outrage aux loix de son pays, qui, lorsqu'elles sont justes, se chargent de venger les citoyens ?

    Le pardon des injures n'est-il pas une suite de ce principe, et les haines ne s'éternisent-elles point, lorsque l'on veut exercer une vengeance implacable ? Pardonner à ses ennemis, n'est-il pas l'effet d'une grandeur d'ame qui nous donne de l'avantage sur celui qui nous offense ?

    Faire du bien à nos ennemis, ne nous donne-t-il pas de la supériorité sur eux ? Cette conduite n'est-elle pas propre à nous en faire des amis ? Tout homme, qui veut se conserver, ne sent-il pas que les vices, l'intempérance, la volupté, mettent ses jours en danger ?

    Enfin, l'expérience n'a-t-elle pas prouvé à tout être pensant, que le crime est l'objet de la haine de ses semblables, que le vice est nuisible à ceux mêmes qui en sont infectés, que la vertu attire de l'estime et de l'amour à ceux qui la cultivent ? Pour peu que les hommes réfléchissent sur ce qu'ils sont, sur leurs vrais intérêts, sur le but de la société, ils sentiront ce qu'ils se doivent les uns les autres.

    De bonnes loix les forceront d'être bons, et ils n'auront pas besoin que l'on fasse descendre du ciel des regles nécessaires à leur conservation et à leur bonheur. La raison suffit pour nous enseigner nos devoirs envers les êtres de notre espéce. Quel secours peut-elle tirer de la religion, qui, sans cesse, la contredit et la dégrade ?

    On nous dira, sans doute, que la religion, loin de contredire la morale, lui sert d'appui, et rend ses obligations plus sacrées, en leur donnant la sanction de la divinité. Je réponds, que la religion chrétienne, loin d'appuyer la morale, la rend chancelante et incertaine. Il est impossible de la fonder solidement sur les volontés positives d'un Dieu changeant, partial, capricieux, qui, de la même bouche, ordonne la justice et l'injustice, la concorde et le carnage, la tolérance et la persécution.

    Je dis qu'il est impossible de suivre les préceptes d'une morale raisonnable, sous l'empire d'une religion qui fait un mérite du zèle, de l'enthousiasme, du fanatisme le plus destructeur. Je dis qu'une religion, qui nous ordonne d'imiter un despote qui se plaît à tendre des piéges à ses sujets, qui est implacable dans ses vengeances, qui veut qu'on extermine tous ceux qui ont le malheur de lui déplaire, est incompatible avec toute morale.

    Les crimes, dont le christianisme, plus que toutes les autres religions, s'est souillé, n'ont eu pour prétexte que de plaire au dieu farouche qu'il a reçu des juifs. Le caractere moral de ce dieu doit nécessairement régler la conduite de ceux qui l'adorent.

    Si ce dieu est changeant, ses adorateurs changeront, leur morale sera flottante, et leur conduite arbitraire suivra leur tempérament. Cela peut nous montrer la source de l'incertitude où sont les chrétiens, quand il s'agit d'examiner s'il est plus conforme à l'esprit de leur religion, de tolérer , que de persécuter ceux qui different de leurs opinions.

    Les deux partis trouvent également, dans la bible, des ordres précis de la divinité, qui autorisent une conduite si opposée. Tantôt Jéhovah déclare qu'il hait les peuples idolâtres, et qu'on doit les exterminer ; tantôt Moïse défend de maudire les dieux des nations ; tantôt le fils de Dieu défend la persécution, après avoir dit lui-même, qu'il faut contraindre les hommes d'entrer dans son royaume .

    Cependant, l'idée d'un dieu sévere et cruel, faisant des impressions bien plus fortes et plus profondes dans l'esprit, que celles d'un dieu débonnaire, les vrais chrétiens se sont presque toujours cru forcés de montrer du zèle contre ceux qu'ils ont supposés les ennemis de leur Dieu.

    Ils se sont imaginés, qu'on ne pouvoit l'offenser, en mettant trop de chaleur dans sa cause : quelques fussent ses ordres d'ailleurs, ils ont presque toujours trouvé plus sûr pour eux de persécuter, de tourmenter, d'exterminer ceux qu'ils regardoient comme les objets du courroux céleste. La tolérance n'a été admise que par les chrétiens lâches et peu zèlés, d'un tempérament peu analogue au dieu qu'ils servoient.

    Un vrai chrétien ne doit-il pas sentir la nécessité d'être féroce et sanguinaire, quand on lui propose pour exemples les saints et les héros de l'ancien testament ? Ne trouve-t-il pas des motifs pour être cruel, dans la conduite de Moïse, ce législateur qui fait couler par deux fois le sang des israélites, et qui fait immoler à son dieu plus de quarante mille victimes ?

    Ne trouve-t-il pas, dans la perfide cruauté de Phinées , de Jahel , de Judith , de quoi justifier la sienne ? Ne voit-il pas dans David, ce modèle achevé des rois, un monstre de barbarie, d'infamies, d'adulteres, et de révoltes, qui ne l'empêchent point d'être un homme selon le coeur de Dieu ?

    En un mot, tout dans la bible semble annoncer au chrétien, que c'est par un zèle furieux que l'on peut plaire à la divinité, et que ce zèle suffit pour couvrir tous les crimes à ses yeux. Ne soyons donc point surpris de voir les chrétiens se persécutant sans relâche les uns les autres ; s'ils furent tolérans, ce ne fut que lorsqu'ils furent eux-mêmes persécutés, ou trop foibles pour persécuter les autres ; dès qu'ils eurent du pouvoir, ils le firent sentir à ceux qui n'avoient point les mêmes opinions qu'eux sur tous les points de leur religion.

    Depuis la fondation du christianisme, nous voyons différentes sectes aux prises ; nous voyons les chrétiens se haïr, se diviser, se nuire, et se traiter réciproquement avec la cruauté la plus recherchée ; nous voyons des souverains, imitateurs de David, se prêter aux fureurs de leurs prêtres en discorde, et servir la divinité par le fer et par le feu ; nous voyons les rois eux-mêmes devenir les victimes d'un fanatisme religieux, qui ne respecte rien, quand il croit obéir à son Dieu.

    En un mot, la religion, qui se vantoit d'apporter la concorde et la paix, a depuis dix-huit siécles causé plus de ravages, et fait répandre plus de sang, que toutes les superstitions du paganisme. Il s'éleva un mur de division entre les citoyens de mêmes états ; l'union et la tendresse furent bannies des familles ; on se fit un devoir d'être injuste et inhumain.

    Sous un dieu assez inique, pour s'offenser des erreurs des hommes, chacun devint inique ; sous un dieu jaloux et vindicatif, chacun se crut obligé d'entrer dans ses querelles, et de venger ses injures ; enfin, sous un dieu sanguinaire, on se fit un mérite de verser le sang humain.

    Tels sont les importans services que la religion chrétienne a rendus à la morale. Qu'on ne nous dise pas, que c'est par un honteux abus de cette religion que ces horreurs sont arrivées ; l'esprit de persécution et l'intolérance sont de l'esprit d'une religion qui se croit émanée d'un dieu jaloux de son pouvoir, qui a ordonné formellement le meurtre, dont les amis ont été des persécuteurs inhumains, qui, dans l'excès de sa colere, n'a point épargné son propre fils.

    Quand on sert un dieu de cet affreux caractere, on est bien plus sûr de lui plaire, en exterminant ses ennemis, qu'en les laissant en paix offenser leur créateur.
    Une pareille divinité doit servir de prétexte aux excès les plus nuisibles ; le zele de sa gloire sera un voile, qui couvrira les passions de tous les imposteurs, ou fanatiques, qui prétendront être les interprêtes des volontés du ciel ; un souverain croira pouvoir se livrer aux plus grands crimes, lorsqu'il croira les laver dans le sang des ennemis de son dieu.

    Par une conséquence naturelle des mêmes principes, une religion intolérante ne peut être que conditionnellement soumise à l'autorité des souverains temporels. Un juif, un chrétien, ne peuvent obéir aux chefs de la société, que lorsque les ordres de ceux-ci seront conformes aux volontés arbitraires, et souvent insensées, de ce dieu. Mais qui est-ce qui décidera si les ordres des souverains, les plus avantageux à la société, seront conformes aux volontés de ce dieu ?

    Ce seront, sans doute, les ministres de la divinité, les interprêtes de ses oracles, les confidens de ses secrets. Ainsi, dans un état chrétien, les sujets doivent être plus soumis aux prêtres, qu'aux souverains. Bien plus, si ce souverain offense le seigneur, s'il néglige son culte, s'il refuse d'admettre ses dogmes, s'il n'est point soumis à ses prêtres, il doit perdre le droit de gouverner un peuple, dont il met la religion en danger. Que dis-je ? Si la vie d'un tel souverain est un obstacle au salut de ses sujets, au régne de Dieu, à la prospérité de l'église, il doit être retranché du nombre des vivans, dès que les prêtres l'ordonnent.

    Une foule d'exemples nous prouve, que les chrétiens ont souvent suivi ces maximes détestables ; cent fois le fanatisme a mis les armes aux mains des sujets contre leur légitime souverain, et porté le trouble dans la société. Sous le christianisme, les prêtres furent toujours les arbitres du sort des rois ; il importa fort peu à ces prêtres, que tout fût bouleversé sur la terre, pourvû que la religion fût respectée : les peuples furent rebelles à leurs souverains, toutes les fois qu'on leur persuada que les souverains étoient rebelles à leur dieu.

    La sédition, le régicide sont faits pour paroître légitimes à des chrétiens zélés, qui doivent obéir à Dieu, plûtôt qu'aux hommes, et qui ne peuvent, sans risquer leur salut éternel, balancer entre le monarque éternel et les rois de la terre.

    D'après ces maximes funestes, qui découlent des principes du christianisme, il ne faut point être étonné, si, depuis son établissement en Europe, nous voyons si souvent des peuples révoltés, des souverains si honteusement avilis sous l'autorité sacerdotale, des monarques déposés par les prêtres, des fanatiques armés contre la puissance temporelle, enfin des princes égorgés.

    Les prêtres chrétiens ne trouvoient-ils pas, dans l'ancien testament, leurs discours séditieux autorisés par l'exemple ? Les rebelles contre les rois ne furent-ils pas justifiés par l'exemple de David ? Les usurpations, les violences, les perfidies, les violations les plus manifestes des droits de la nature et des gens, ne sont-elles pas légitimées par l'exemple du peuple de Dieu et de ses chefs ?

    Voilà donc l'appui que donne à la morale une religion, dont le premier principe est d'admettre le dieu des juifs, c'est-à-dire, un tyran, dont les volontés fantasques anéantissent à chaque instant les régles nécessaires au maintien des sociétés. Ce Dieu crée le juste et l'injuste ; sa volonté suprême change le mal en bien, et le crime en vertu ; son caprice renverse les loix qu'il a lui-même données à la nature ; il détruit, quand il lui plaît, les rapports qui subsistent entre les hommes, et dispensé lui-même de tout devoir envers les créatures, il semble les autoriser à ne suivre aucunes loix certaines, sinon celles qu'il leur prescrit, en différentes circonstances, par la voix de ses interprêtes et de ses inspirés.

    Ceux-ci, quand ils sont les maîtres, ne prêchent que la soumission ; quand ils se croyent lésés, ils ne prêchent que la révolte ; sont-ils trop foibles ? Ils prêchent la tolérance, la patience, la douceur ; sont-ils plus forts ? Ils prêchent la persécution, la vengeance, la rapine, la cruauté. Ils trouvent continuellement, dans leurs livres sacrés, de quoi autoriser les maximes contradictoires qu'ils débitent ; ils trouvent, dans les oracles d'un dieu peu moral et changeant, des ordres directement opposés les uns aux autres.

    Fonder la morale sur un dieu semblable, ou sur des livres qui renferment à la fois des loix si contradictoires, c'est lui donner une base incertaine, c'est la fonder sur le caprice de ceux qui parlent au nom de Dieu, c'est la fonder sur le tempérament de chacun de ses adorateurs.
    La morale doit être fondée sur des régles invariables ; un dieu, qui détruit ces régles, détruit son propre ouvrage.

    Si ce Dieu est l'auteur de l'homme, s'il veut le bonheur de ses créatures, s'il s'intéresse à la conservation de notre espéce, il voulut que l'homme fût juste, humain, bienfaisant ; jamais il n'a pu vouloir qu'il fût injuste, fanatique et cruel. Ce qui vient d'être dit, peut nous faire connoître ce que nous devons penser de ces docteurs, qui prétendent, que, sans la religion chrétienne, nul homme ne peut avoir, ni morale, ni vertu.

    La proposition contraire seroit certainement plus vraie, et l'on pourroit avancer, que tout chrétien, qui se propose d'imiter son dieu, et de mettre en pratique les ordres souvent injustes et destructeurs, émanés de sa bouche, doit être nécessairement un méchant.

    Si l'on nous dit, que ces ordres ne sont pas toujours injustes, et que souvent les livres sacrés respirent la bonté, l'union, l'équité, je dirai, que le chrétien doit avoir une morale inconstante ; qu'il sera tantôt bon, tantôt méchant, suivant son intérêt et ses dispositions particulieres.


    D'où l'on voit que le chrétien, conséquent à ses idées religieuses, ne peut avoir de vraie morale, ou doit sans cesse flotter entre le crime et la vertu. D'un autre côté, n'y a-t-il pas du danger de lier la morale avec la religion ? Au lieu d'étayer la morale, n'est-ce pas lui donner un appui foible et ruineux, que de vouloir la fonder sur la religion ?

    En effet, la religion ne soutient point l'examen, et tout homme qui aura découvert la foiblesse, ou la fausseté des preuves sur lesquelles est établie la religion, sur laquelle on lui dit que la morale est fondée, sera tenté de croire que cette morale est une chimère, aussi bien que la religion qui lui sert de base.

    C'est ainsi que souvent, après avoir secoué le joug de la religion, nous voyons des hommes pervers se livrer à la débauche, à l'intempérance, au crime. Au sortir de l'esclavage de la superstition, ils tombent dans une anarchie complette, et se croyent tout permis, parce qu'ils ont découvert que la religion n'étoit qu'une fable.

    C'est ainsi que malheureusement les mots d'incrédule et de libertin, sont devenus des synonimes. On ne tomberoit point dans ces inconvéniens, si, au lieu d'une morale théologique, on enseignoit une morale naturelle. Au lieu d'interdire la débauche, les crimes et les vices, parce que Dieu et la religion défendent ces fautes, on devroit dire, que tout excès nuit à la conservation de l'homme, le rend méprisable aux yeux de la société, est défendu par la raison, qui veut que l'homme se conserve ; est interdit par la nature, qui veut qu'il travaille à son bonheur durable.

    En un mot, quelques soient les volontés de Dieu, indépendamment des récompenses et des châtimens que la religion annonce pour l'autre vie, il est facile de prouver à tout homme, que son intérêt, dans ce monde, est de ménager sa santé, de respecter les moeurs, de s'attirer l'estime de ses semblables, enfin d'être chaste, tempérant, vertueux.

    Ceux que leurs passions empêcheront d'écouter ces principes si clairs, fondés sur la raison, ne seront pas plus dociles à la voix d'une religion, qu'ils cesseront de croire, dès qu'elle s'opposera à leurs penchans déréglés. Que l'on cesse donc de nous vanter les avantages prétendus que la religion chrétienne procure à la morale ; les principes, qu'elle puise dans ses livres sacrés, tendent à la détruire ; son alliance avec elle, ne sert qu'à l'affoiblir : d'ailleurs, l'expérience nous montre, que les nations chrétiennes ont souvent des moeurs plus corrompues que celles qu'elles traitent d'infidéles et de sauvages ; au moins les premieres sont-elles plus sujettes au fanatisme religieux, passion si propre à bannir des sociétés la justice et les vertus sociales.

    Contre un mortel crédule, que la religion chrétienne retient, elle en pousse des milliers au crime ; contre un homme qu'elle rend chaste, elle fait cent fanatiques, cent persécuteurs, cent intolérans, qui sont bien plus nuisibles à la société, que les débauchés les plus impudens, qui ne nuisent qu'à eux-mêmes. Au moins est-il certain, que les nations les plus chrétiennes de l'Europe, ne sont point celles où la vraie morale soit la mieux connue et la mieux observée.

    Dans l'Espagne, le Portugal, l'Italie, où la secte la plus superstitieuse du christianisme a fixé son séjour, les peuples vivent dans l'ignorance la plus honteuse de leurs devoirs ; le vol, l'assassinat, la persécution, la débauche, y sont portés à leur comble ; tout y est plein de superstitieux ; on n'y voit que très-peu d'hommes vertueux, et la religion elle-même, complice du crime, fournit des azyles aux criminels, et leur procure des moyens faciles de se réconcilier avec la divinité.

    Des prieres, des pratiques, des cérémonies, semblent dispenser les hommes de montrer des vertus. Dans les pays, qui se vantent de posséder le christianisme dans toute sa pureté, la religion a tellement absorbé l'attention de ses sectateurs, qu'ils méconnoissent entiérement la morale, et croyent avoir rempli tous leurs devoirs, dès qu'ils montrent un attachement scrupuleux à des minuties religieuses, totalement étrangeres au bonheur de la société.

    CHAPITRE 12

    Des vertus chrétiennes.

    Ce qui vient d'être dit, nous montre déjà ce que nous devons penser de la morale chrétienne. Si nous examinons les vertus que le christianisme recommande, nous y trouverons l'empreinte de l'enthousiasme, nous verrons qu'elles sont peu faites pour l'homme, qu'elles l'enlevent au-dessus de sa sphere, qu'elles sont inutiles à la société, que souvent elles sont pour elle de la plus dangereuse conséquence : enfin, dans les préceptes, ou conseils si vantés que J C est venu nous donner, nous ne trouverons que des maximes outrées, dont la pratique est impossible ; que des régles, qui, suivies à la lettre, nuiroient à la société : dans ceux de ces préceptes, qui peuvent se pratiquer, nous ne trouverons rien qui ne fut mieux connu des sages de l'antiquité, sans le secours de la révélation.

    Suivant le messie, toute sa loi consiste, à aimer Dieu par-dessus toutes choses, et le prochain comme soi-même . Ce précepte est-il possible ? Aimer un dieu colère, capricieux, injuste, aimer le dieu des juifs !

    Aimer un dieu injuste, implacable, qui est assez cruel, pour damner éternellement ses créatures ! Aimer l'objet le plus redoutable que l'esprit humain ait pu jamais enfanter ! Un pareil objet, est-il donc fait pour exciter, dans le coeur de l'homme, un sentiment d'amour ?

    Comment aimer ce que l'on craint ? Comment chérir un dieu, sous la verge duquel on est forcé de trembler ? N'est-ce pas se mentir à soi-même, que de se persuader que l'on aime un être si terrible, et si propre à révolter ?
    Aimer son prochain comme soi-même, est-il bien plus possible ?

    Tout homme, par sa nature, s'aime par préférence à tous les autres ; il n'aime ceux-ci, qu'en raison de ce qu'ils contribuent à son propre bonheur ; il a de la vertu, dès qu'il fait du bien à son prochain ; il a de la générosité, lorsqu'il lui sacrifie l'amour qu'il a pour lui-même ; mais jamais il ne l'aime, que pour les qualités utiles qu'il trouve en lui ; il ne peut l'aimer, que lorsqu'il le connoit, et son amour pour lui est forcé de se régler sur les avantages qu'il en reçoit.

    Aimer ses ennemis, est donc un précepte impossible. On peut s'abstenir de faire du mal à celui qui nous nuit ; mais l'amour est un mouvement du coeur, qui ne s'excite en nous qu'à la vue d'un objet que nous jugeons favorable pour nous. Les loix justes, chez les peuples policés, ont toujours défendu de se venger, ou de se faire justice à soi-même ; un sentiment de générosité, de grandeur d'ame, de courage, peut nous porter à faire du bien à qui nous offense ; nous devenons pour lors plus grands que lui, et même nous pouvons changer la disposition de son coeur.

    Ainsi, sans recourir à une morale surnaturelle, nous sentons que notre intérêt exige que nous étouffions dans nos cœurs la vengeance. Que les chrétiens cessent donc de nous vanter le pardon des injures, comme un précepte qu'un dieu seul pouvoit donner, et qui prouve la divinité de sa morale ; Pythagore, longtems avant le messie, avoit dit : qu'on ne se vengeât de ses ennemis, qu'en travaillant à en faire des amis ;  et Socrate dit dans criton : qu'il n'est pas permis à un homme, qui a reçu une injure, de se venger par une autre injure .

    Jésus oublioit, sans doute, qu'il parloit à des hommes, lorsque, pour les conduire à la perfection, il leur dit d'abandonner leurs possessions à l'avidité du premier ravisseur ; de tendre l'autre joue, pour recevoir un nouvel outrage ; de ne point résister à la violence la plus injuste ; de renoncer aux richesses périssables de ce monde ; de quitter maison, biens, parens, amis, pour le suivre ; de se refuser aux plaisirs, même les plus innocens.

    Qui ne voit, dans ces conseils sublimes, le langage de l'enthousiasme, de l'hyperbole ? Ces conseils merveilleux ne sont-ils pas faits pour décourager l'homme, et le jetter dans le désespoir ? La pratique littéral de ces choses ne seroit-elle pas destructive pour la société ? Que dirons-nous de cette morale, qui ordonne que le coeur se détache des objets que la raison lui ordonne d'aimer ?

    Refuser le bien-être que la nature nous présente, n'est-ce pas dédaigner les bienfaits de la divinité ? Quel bien réel peut-il résulter, pour la société, de ces vertus farouches et mélancoliques, que les chrétiens regardent comme des perfections ?

    Un homme devient-il bien utile à la société, quand son esprit est perpétuellement troublé par des terreurs imaginaires, par des idées lugubres, par de noires inquiétudes, qui l'empêchent de vaquer à ce qu'il doit à sa famille, à son propre pays, à ceux qui l'entourent ? S'il est conséquent à ces tristes principes, ne doit-il pas se rendre aussi insupportable à lui-même, qu'aux autres ?

    On peut dire, en général, que le fanatisme et l'enthousiasme font la base de la morale du Christ ; les vertus, qu'il recommande, tendent à isoler les hommes, à les plonger dans l'humeur sombre, et souvent à les rendre nuisibles à leurs semblables. Il faut ici bas des vertus humaines, le chrétien ne voit jamais les siennes qu'au-delà du vrai ; il faut à la société des vertus réelles, qui la maintiennent, qui lui donnent de l'énergie, de l'activité ; il faut aux familles, de la vigilance, de l'affection, du travail ; il faut à tous les êtres de l'espéce humaine, le desir de se procurer des plaisirs légitimes, et d'augmenter la somme de leur bonheur.

    Le christianisme est perpétuellement occupé, soit à dégrader les hommes, par des terreurs accablantes, soit à les enivrer par des espérances frivoles, sentimens également propres à les détourner de leurs vrais devoirs. Si le chrétien suit à la lettre les principes de son législateur, il sera toujours un membre inutile, ou nuisible à la société.

    Quels avantages, en effet, le genre humain peut-il tirer de ces vertus idéales, que les chrétiens nomment évangéliques, divines, théologales, qu'ils préférent aux vertus sociales, humaines et réelles, et sans lesquelles ils prétendent qu'on ne peut plaire à Dieu, ni entrer dans sa gloire ?

    Examinons en détail ces vertus si vantées ; voyons de quelle utilité elles sont pour la société, et si elles méritent vraiment la préférence qu'on leur donne sur celles que la raison nous inspire, comme nécessaires au bien être du genre humain.

    La premiere des vertus chrétiennes, celle qui sert de base à toutes les autres, est la foi ; elle consiste dans une conviction impossible des dogmes révélés, des fables absurdes, que le christianisme ordonne à ses disciples de croire.

    D'où l'on voit que cette vertu exige un renoncement total au bon sens, un assentiment impossible à des faits improbables, une soumission aveugle à l'autorité des prêtres, seuls garans de la vérité des dogmes et des merveilles que tout chrétien doit croire, sous peine d'être damné.

    Cette vertu, quoique nécessaire à tous les hommes, est pourtant un don du ciel, et l'effet d'une grace spéciale ; elle interdit le doute et l'examen ; elle prive l'homme de la faculté d'exercer sa raison, de la liberté de penser ; elle le réduit à l'abrutissement des bêtes, sur des matieres qu'on lui persuade néanmoins être les plus importantes à son bonheur éternel.

    D'où l'on voit, que la foi est une vertu inventée par des hommes, qui craignirent les lumieres de la raison, qui voulurent tromper leurs semblables, pour les soumettre à leur propre autorité, qui chercherent à les dégrader, afin d'exercer sur eux leur empire. Si la foi est une vertu, elle n'est, assurément, utile qu'aux guides spirituels des chrétiens, qui seuls en recueillent les fruits.

    Cette vertu ne peut qu'être funeste au reste des hommes, à qui elle apprend à mépriser la raison, qui les distingue des bêtes, et qui seule peut les guider sûrement en ce monde. En effet, le christianisme nous représente cette raison comme pervertie, comme un guide infidele, en quoi il semble avouer n'être point fait pour des êtres raisonnables.

    Cependant, ne pourroit-on pas demander aux docteurs chrétiens jusqu'où doit aller ce renoncement à la raison ? Eux-mêmes, dans certains cas, n'ont-ils pas recours à elle ? N'est-ce pas à la raison qu'ils en appellent, quand il s'agit de prouver l'existence de Dieu ? Si la raison est pervertie, comment s'en rapporter à elle dans une matiere aussi importante que l'existence de ce Dieu ?

    Quoi qu'il en soit, dire que l'on croit ce qu'on ne conçoit pas, c'est mentir évidemment ; croire sans se rendre compte de ce que l'on croit, c'est une absurdité. Il faut donc peser les motifs de sa croyance. Mais quels sont les motifs du chrétien ? C'est la confiance qu'il a dans les guides qui l'instruisent. Mais sur quoi cette confiance est-elle fondée ? Sur la révélation.

    Mais sur quoi la révélation est-elle fondée elle-même ? Sur l'autorité des guides spirituels. Telle est la maniere dont les chrétiens raisonnent. Leurs argumens, en faveur de la foi, se réduisent à dire : pour croire à la religion, il faut avoir de la foi, et pour avoir de la foi, il faut croire à la religion ;  ou bien, il faut avoir déja de la foi, pour croire à la nécessité de la foi.

    La foi disparoît dès qu'on raisonne ; cette vertu ne soutient jamais un examen tranquille ; voilà ce qui rend les prêtres du christianisme si ennemis de la science. Le fondateur de la religion a déclaré lui-même, que sa loi n'étoit faite que pour les simples et pour les enfans.

    La foi est l'effet d'une grace que Dieu n'accorde guères aux personnes éclairées et accoutumées à consulter le bon sens, elle n'est faite que pour les hommes qui sont incapables de réflexion, ou pour des ames enivrées d'enthousiasme, ou pour des êtres invinciblement attachés aux préjugés de l'enfance. La science fut, et sera toujours l'objet de la haine des docteurs chrétiens ; ils seroient les ennemis d'eux-mêmes, s'ils aimoient les savans.

    Une seconde vertu chrétienne, qui découle de la premiere, est l'espérance ; fondée sur les promesses flatteuses que le christianisme fait à ceux qui se rendent malheureux dans cette vie, elle nourrit leur enthousiasme ; elle leur fait perdre de vue le bonheur présent ; elle les rend inutiles à la société ; elle leur fait croire fermement que Dieu récompensera dans le ciel leur inutilité, leur humeur noire, leur haine des plaisirs, leurs mortifications insensées, leurs prieres, leur oisiveté.

    Comment un homme, enivré de ces pompeuses espérances, s'occuperoit-il du bonheur actuel de ceux qui l'environnent, tandis qu'il est indifférent sur le sien même ? Ne sait-il pas que c'est en se rendant misérable en ce monde, qu'il peut espérer de plaire à son Dieu ? En effet, quelques flatteuses que soient les idées, que le chrétien se fait de l'avenir, sa religion les empoisonne, par les terreurs d'un dieu jaloux, qui veut que l'on opére son salut avec crainte et tremblement ; qui puniroit sa présomption, et qui le damneroit impitoyablement, s'il avoit eu la foiblesse d'être homme un instant de sa vie.

    La troisiéme des vertus chrétiennes est la charité ; elle consiste à aimer Dieu et le prochain. Nous avons déja vu combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'éprouver des sentimens de tendresse pour tout être que l'on craint. On dira, sans doute, que la crainte des chrétiens est une crainte filiale ; mais les mots ne changent rien à l'essence des choses ; la crainte est une passion totalement opposée à l'amour.

    Un fils, qui craint son pere, qui a lieu de se défier de sa colere, qui redoute ses caprices, ne l'aimera jamais sincérement. L'amour d'un chrétien, pour son dieu, ne pourra donc jamais être véritable ; c'est en vain qu'il voudra s'exciter à la tendresse pour un maître rigoureux, qui doit effrayer son coeur, il ne l'aimera jamais que comme un tyran, à qui la bouche rend des hommages que le coeur lui refuse.

    Le dévot n'est pas de bonne foi avec lui-même, quand il prétend chérir son dieu ; sa tendresse est un hommage simulé, semblable à celui que l'on se croit obligé de rendre à ces despotes inhumains, qui, même en faisant le malheur de leurs sujets, exigent des marques extérieures de leur attachement.

    Si quelques ames tendres, à force d'illusions, parviennent à s'exciter à l'amour divin, c'est alors une passion mystique et romanesque, produite par un tempérament échauffé, par une imagination ardente, qui fait qu'elles n'envisagent leur dieu que du côté le plus riant, et qu'elles ferment les yeux sur ses véritables défauts.

    L'amour de Dieu n'est pas le mystère le moins inconcevable de notre religion. La charité , considérée comme l'amour de nos semblables, est une disposition vertueuse et nécessaire. Elle n'est plus alors que cette humanité tendre, qui nous intéresse aux êtres de notre espéce, qui nous dispose à leur prêter des secours, qui nous attache à eux.

    Mais comment concilier cet attachement pour les créatures, avec les ordres d'un dieu jaloux, qui veut qu'on n'aime que lui, qui est venu séparer le fils d'avec son pere, l'ami d'avec son ami ? Suivant les maximes de l'évangile, ce seroit un crime d'offrir à son dieu un coeur partagé par quelqu'autre objet terrestre ; ce seroit une idolâtrie, de faire entrer la créature en concurrence avec le créateur.

    D'ailleurs, comment aimer des êtres qui offensent continuellement la divinité, ou qui sont pour nous une occasion continuelle de l'offenser ? Comment aimer des pécheurs ? Aussi, l'expérience nous montre-t-elle, que les dévots, obligés par principes de se haïr eux-mêmes, ne sont que très-peu disposés à mieux traiter les autres, à leur rendre la vie douce, à leur montrer de l'indulgence.

    Ceux qui en usent de la sorte, ne sont point parvenus à la perfection de l'amour divin. En un mot, nous voyons que ceux qui passent pour aimer le créateur le plus ardemment, ne sont pas ceux qui montrent le plus d'affection à ses chétives créatures ; nous les voyons, au contraire, répandre communément l'amertume sur tout ce qui les environne, relever avec aigreur les défauts de leurs semblables, et se faire un crime de montrer de l'indulgence à la fragilité humaine.

    En effet, un amour sincére, pour la divinité, doit être accompagné de zèle ; un vrai chrétien doit s'irriter, quand il voit offenser son dieu ; il doit s'armer d'une juste et sainte cruauté, pour réprimer les coupables ; il doit avoir un desir ardent de faire régner la religion.

    C'est ce zèle, dérivé de l'amour divin, qui est la source des persécutions et des fureurs, dont le christianisme s'est tant de fois rendu coupable ; c'est ce zèle, qui fait des bourreaux, ainsi que des martyrs ; c'est ce zèle, qui fait que l'intolérant arrache la foudre des mains du très-haut, sous prétexte de venger ses injures ; c'est ce zèle, qui fait que les membres d'une même famille, les citoyens d'un même état se détestent, se tourmentent pour des opinions, et souvent pour des cérémonies puériles, que le zèle fait regarder comme des choses de la derniere importance ; c'est ce zèle, qui mille fois alluma, dans notre Europe, ces guerres de religion, si remarquables par leur atrocité ; enfin, c'est ce zèle pour la religion, qui justifia la calomnie, la trahison, le carnage, en un mot, les désordres les plus funestes aux sociétés.

    Il fut toujours permis d'employer la ruse, la fourberie, le mensonge, dès qu'il fut question de soutenir la cause de Dieu. Les hommes les plus bilieux, les plus coléres, les plus corrompus, sont communément les plus zélés ; ils espérent, qu'en faveur de leur zèle, le ciel leur pardonnera la dépravation de leurs moeurs, et tous leurs autres déréglemens.

    C'est par un effet de ce même zèle, que nous voyons des chrétiens enthousiastes parcourir les terres et les mers, pour étendre l'empire de leur Dieu, pour lui faire des prosélytes, pour lui acquérir de nouveaux sujets. C'est ainsi que, par zèle, des missionnaires se croyent obligés d'aller troubler le repos des états qu'ils regardent comme infidéles, tandis qu'ils trouveroient fort étrange, s'il venoit dans leur propre pays des missionnaires pour p183 leur annoncer une autre loi.

    Lorsque ces propagateurs de la foi eurent la force en main, ils exciterent, dans leurs conquêtes, les révoltes les plus affreuses, ou bien ils exercerent, sur les peuples soumis, des violences bien propres à leur rendre leur divinité odieuse. Ils crurent, sans doute, que des hommes, à qui leur Dieu étoit si longtems demeuré inconnu, ne pouvoient être que des bêtes, sur lesquelles il étoit permis d'exercer les plus grandes cruautés.

    Pour un chrétien, un infidéle ne fut jamais qu'un chien.
    C'est apparemment en conséquence  des idées judaïques, que les nations chrétiennes ont été usurper les possessions des habitans du nouveau monde. Les castillans et les portugais avoient apparemment les mêmes droits pour s'emparer de l'Amérique et de l'Afrique, que les hébreux avoient eus pour se rendre maîtres des terres des chananéens, pour en exterminer les habitans, ou pour les réduire en esclavage.

    Un pontife du dieu de la justice et de la paix ne s'arrogea-t-il pas le droit de distribuer des empires lointains aux monarques européens qu'il voulut favoriser ? Ces violations manifestes du droit de la nature et des gens parurent légitimes à des princes chrétiens, en faveur desquels la religion sanctifioit l'avarice, la cruauté, l'usurpation.

    Enfin, le christianisme regarde l'humilité  comme une vertu sublime ; il lui attache le plus grand prix. Il ne falloit pas, sans doute, des lumieres divines et surnaturelles, pour sentir que l'orgueil blesse les hommes, et rend désagréables ceux qui le montrent aux autres. Pour peu que l'on réfléchisse, on sera convaincu, que l'arrogance, la présomption, la vanité, sont des qualités déplaisantes et méprisables ; mais l'humilité du chrétien doit aller plus loin encore, il faut qu'il renonce à sa raison, qu'il se défie de ses vertus, qu'il refuse de rendre justice à ses bonnes actions, qu'il perde l'estime la plus méritée de lui-même.

    D'où l'on voit que cette prétendue vertu n'est propre qu'à dégrader l'homme, à l'avilir à ses propres yeux, à étouffer en lui toute énergie, et tout desir de se rendre utile à la société. Défendre aux hommes de s'estimer eux-mêmes, et de mériter l'estime des autres, c'est briser le ressort le plus puissant qui les porte aux actions grandes, à l'étude, à l'industrie. Il semble que le christianisme ne se propose, que de faire des esclaves abjects, inutiles au monde, à qui la soumission aveugle à leurs prêtres tienne lieu de toute vertu.

    N'en soyons point surpris, une religion, qui se pique d'être surnaturelle, doit chercher à dénaturer l'homme : en effet, dans le délire de son enthousiasme, elle lui défend de s'aimer lui-même ; elle lui ordonne de haïr les plaisirs, et de chérir la douleur ; elle lui fait un mérite des maux volontaires qu'il se fait.

    De-là ces austérités, ces pénitences destructives de la santé, ces mortifications extravagantes, ces privations cruelles, ces pratiques insensées, enfin ces suicides lents, par lesquels les plus fanatiques des chrétiens croyent mériter le ciel. Il est vrai que tous les chrétiens ne se sentent pas capables de ces perfections merveilleuses ; mais tous, pour se sauver, se croyent plus ou moins obligés de mortifier leurs sens, de renoncer aux bienfaits qu'un dieu bon leur présente, parce qu'ils supposent que ce dieu s'irriteroit, s'ils en faisoient usage, et ne fait offre de ces biens, que pour que l'on s'abstienne d'y toucher.

    Comment la raison pourroit-elle approuver des vertus destructives de nous-mêmes ? Comment le bon sens pourroit-il admettre un dieu, qui prétend que l'on se rende malheureux, et qui se plaît à contempler les tourmens que s'infligent ses créatures ? Quel fruit la société peut-elle recueillir de ces vertus, qui rendent l'homme sombre, misérable, et incapable d'être utile à la patrie ?

    La raison et l'expérience, sans le secours de la superstition, ne suffisent-elles donc pas, pour nous prouver que les passions et les plaisirs, poussés à l'excès, se tournent contre nous-mêmes, et que l'abus des meilleures choses devient un mal véritable ? Notre nature ne nous force-t-elle pas à la tempérance, à la privation des objets qui peuvent nous nuire ?

    En un mot, un être, qui veut se conserver, ne doit-il pas modérer ses penchans, et fuir ce qui tend à sa destruction ? Il est évident que le christianisme autorise, au moins indirectement, le suicide. Ce fut en conséquence de ces idées fanatiques, que, sur-tout dans les premiers tems du christianisme, les déserts et les forêts se sont peuplés de chrétiens parfaits, qui, en s'éloignant du monde, priverent leurs familles d'appuis, et leurs patries de citoyens, pour se livrer à une vie oiseuse et contemplative.

    De-là ces légions de moines et de cénobites, qui, sous les étendarts de différens enthousiastes, se sont enrôlés dans une milice inutile, ou nuisible à l'état. Ils crurent mériter le ciel, en enfouissant des talens nécessaires à leurs concitoyens, en se vouant à l'inaction et au célibat.

    C'est ainsi, que dans les pays, où les chrétiens sont le plus fidéles à leur religion, une foule d'hommes, par piété, s'obligent à demeurer toute leur vie inutiles et misérables. Quel coeur assez barbare pour réfuser des larmes au sort de ces victimes, tirées d'un sexe enchanteur, que la nature destinoit à faire le bonheur du nôtre !

    Dupes infortunées de l'enthousiasme du jeune âge, ou forcées par les vues intéressées d'une famille impérieuse, elles sont pour toujours bannies du monde ; des sermens téméraires les lient pour jamais à l'ennui, à la solitude, à l'esclavage, à la misére ; des engagemens, contredits par la nature, les forcent à la virginité.

    C'est en vain qu'un tempérament plus mûr réclame tôt ou tard en elles, et les fait gémir sur des voeux imprudens, la société les punit par l'oubli de leur inutilité, de leur stérilité volontaire ; retranchées des familles, elles passent dans l'ennui, l'amertume, et les larmes, une vie perpétuellement gênée par des géolieres incommodes et despotiques : enfin, isolées, sans secours et sans liens, il ne leur reste que l'affreuse consolation de séduire d'autres victimes, qui partagent avec elles les ennuis de leur solitude, et leur supplice devenu sans reméde.

    En un mot, le christianisme semble avoir pris à tâche de combattre en tout la nature et la raison : s'il admet quelques vertus, approuvées par le bon sens, il veut toujours les outrer ; il ne conserve jamais ce juste milieu, qui est le point de la perfection. La volupté, la dissolution, l'adultère, en un mot, les plaisirs illicites et honteux sont évidemment des choses auxquelles tout homme, jaloux de se conserver, et de mériter l'estime de ses concitoyens, doit résister.

    Les payens ont senti et enseigné cette vérité, malgré le débordement de moeurs que le christianisme leur reproche. La religion chrétienne, peu contente de ces maximes raisonnables, recommande le célibat , comme un état de perfection ; le nœud si légitime du mariage est une imperfection à ses yeux.

    Le pere du dieu des chrétiens, avoit dit, dans la genèse : il n'est pas bon que l'homme demeure sans compagne . Il avoit formellement ordonné à tous les êtres, de croître et de multiplier . Son fils, dans l'évangile, vient annuller ces loix ; il prétend que, pour être parfait, il faut se priver du mariage, résister à l'un des plus pressans besoins que la nature inspire à l'homme, mourir sans postérité, refuser des citoyens à l'état, et des supports à sa vieillesse.

    Si nous consultons la raison, nous trouverons, que les plaisirs de l'amour nuisent à nous-mêmes, quand nous les prenons avec excès ; qu'ils sont des crimes, lorsqu'ils nuisent à d'autres ; nous sentirons, que corrompre une fille, c'est la condamner à la honte et à l'infamie, c'est anéantir pour elle les avantages de la société ; nous trouverons, que l'adultère est une invasion des droits d'un autre, qui détruit l'union des époux, qui sépare au moins des coeurs qui étoient faits pour s'aimer ; nous conclurons de ces choses, que le mariage étant le seul moyen de satisfaire honnêtement et légitimement le besoin de la nature, de peupler la société, de se procurer des appuis, est un état bien plus respectable et bien plus sacré que ce célibat destructeur, que cette castration volontaire, que le christianisme a le front de transformer en vertu.

    La nature, ou l'auteur de la nature, invite les hommes à se multiplier, par l'attrait du plaisir ; il a déclaré hautement, que la femme étoit nécessaire à l'homme ; l'expérience a fait connoître qu'ils devoient former une société, non seulement pour jouir de plaisirs passagers, mais encore pour s'aider à supporter les amertumes de la vie, pour élever des enfans, pour en faire des citoyens, pour trouver en eux des supports de leur vieillesse.

    En donnant à l'homme des forces supérieures à celles de sa compagne, la nature voulut qu'il travaillât à faire subsister sa famille ; en donnant à cette compagne des organes plus foibles, elle l'a destinée à des travaux moins pénibles, mais non moins nécessaires ; en lui donnant une ame plus sensible et plus douce, elle voulut qu'un sentiment tendre l'attachât plus particulierement à ses foibles enfans.

    Voilà les liens heureux que le christianisme voudroit empêcher de se former ; voilà les vues qu'il s'efforce de traverser, en proposant, comme un état de perfection, un célibat qui dépeuple la société, qui contredit la nature, qui invite à la débauche, qui rend les hommes isolés, et qui ne peut être avantageux qu'à la politique odieuse des prêtres de quelques sectes chrétiennes, qui se font un devoir de se séparer de leurs concitoyens, pour former un corps fatal, qui s'éternise sans postérité.

    Si le christianisme eut l'indulgence de permettre le mariage à ceux de ses sectateurs, qui n'oserent, ou ne purent tendre à la perfection, il semble qu'il les en a punis, par les entraves incommodes qu'il mit à ce noeud ; c'est ainsi que nous voyons le divorce défendu par la religion chrétienne ; les nœuds les plus mal assortis sont devenus indissolubles ; les personnes, mariées une fois, sont forcées de gémir pour toujours de leur imprudence, quand même le mariage, qui ne peut avoir que le bien-être, la tendresse, l'affection, pour objet et pour base, deviendroit pour elles une source de discordes, d'amertumes et de peines.

    C'est ainsi que la loi, d'accord avec la religion cruelle, consent à empêcher les malheureux de briser leurs chaînes. Il paroît que le christianisme a mis tout en oeuvre pour détourner du mariage, et pour lui faire préférer un célibat qui conduit nécessairement à la débauche, à l'adultère, à la dissolution.

    Cependant, le dieu des juifs avoit permis le divorce, et nous ne voyons point de quel droit son fils, qui venoit accomplir la loi de Moïse, a révoqué une permission si sensée. Nous ne parlons point ici des autres entraves, que, depuis son fondateur, l'église a mises au mariage. En proscrivant les mariages entre parens, ne semble-t-elle pas avoir défendu, que ceux qui vouloient s'unir, se connussent parfaitement, et s'aimassent trop tendrement ?

    Telles sont les perfections que le christianisme propose à ses enfans, telles sont les vertus qu'il préfére à celles qu'il nomme, par mépris, vertus humaines . Bien plus, il rejette et désavoue ces dernieres, il les appelle fausses, illégitimes, parce que ceux qui les possédoient, n'avoient point la foi. Quoi ! Ces vertus si aimables, si héroïques, de la Gréce et de Rome, n'étoient point de vraies vertus !

    Si l'équité, l'humanité, la générosité, la tempérance, la patience d'un payen, ne sont pas des vertus, à quoi peut-on donner ce nom ? N'est-ce pas confondre toutes les idées de la morale, que de prétendre que la justice d'un payen n'est pas justice, que sa bonté n'est pas bonté, que sa bienfaisance est un crime ? Les vertus réelles des Socrate, des Caton, des épictète, des Antonin, ne sont-elles donc pas préférables au zèle des Cyrilles, et à l'opiniâtreté des Athanase, à l'inutilité des Antoine, aux révoltes des Chrysostome, à la férocité des Dominique, à l'abjection d'ame des François ?

    Toutes les vertus, que le christianisme admire, ou sont outrées et fanatiques, ou elles ne tendent qu'à rendre l'homme timide, abject et malheureux : si elles lui donnent du courage, il devient bientôt opiniâtre, altier, cruel, et nuisible à la société. C'est ainsi qu'il faut qu'il soit, pour répondre aux vues d'une religion qui dédaigne la terre, et qui ne s'embarrasse pas d'y porter le trouble, pourvû que son dieu jaloux triomphe de ses ennemis.

    Nulle morale véritable ne peut être compatible avec une telle religion.

    CHAPITRE 13

    Des pratiques et des devoirs de la religion chrétienne.

    Si les vertus du christianisme n'ont rien de solide et de réel, ou ne produisent aucun effet que la raison puisse approuver, elle ne verra rien de plus estimable dans une foule de pratiques gênantes, inutiles, et souvent dangereuses, dont il fait des devoirs à ses dévots sectateurs, et qu'il leur montre comme des moyens assurés d'appaiser la divinité, d'obtenir ses graces, de mériter ses récompenses ineffables.

    Le premier, et le plus essentiel des devoirs du christianisme, est de prier . C'est à la priere continuelle, que le christianisme attache sa félicité ; son dieu, que l'on suppose rempli de bontés, veut être sollicité pour répandre ses graces ; il ne les accorde qu'à l'importunité : sensible à la flatterie, comme les rois de la terre, il exige une étiquette, il n'écoute favorablement que des voeux présentés suivant une certaine forme.

    Que dirions-nous d'un pere, qui, connoissant les besoins de ses enfans, ne consentiroit point à leur donner la nourriture nécessaire, à moins qu'ils ne l'arrachassent par des supplications ferventes, et souvent inutiles ? Mais, d'un autre côté, n'est-ce pas se défier de la sagesse de Dieu, que de prescrire des régles à sa conduite ?

    N'est-ce pas révoquer en doute son immutabilité, que de croire que sa créature peut l'obliger à changer ses décrets ? S'il sait tout, qu'a-t-il besoin d'être averti sans cesse des dispositions du coeur et des desirs de ses sujets ? S'il est tout-puissant, comment seroit-il flatté de leurs hommages, de leurs soumissions réitérées, de l'anéantissement où ils se mettent à ses pieds ?

    En un mot, la priere suppose un dieu capricieux, qui manque de mémoire, qui est sensible à la louange, qui est flatté de voir ses sujets humiliés devant lui, qui est jaloux de recevoir, à chaque instant, des marques réitérées de leur soumission. Ces idées, empruntées des princes de la terre, peuvent-elles bien s'appliquer à un être tout-puissant, qui n'a créé l'univers que pour l'homme, et qui ne veut que son bonheur ?

    Peut-on supposer, qu'un être tout-puissant, sans égal et sans rivaux, soit jaloux de sa gloire ? Est-il une gloire pour un être à qui rien ne peut être comparé ? Les chrétiens ne voyent-ils pas, qu'en voulant exalter et honorer leur dieu, ils ne font réellement que l'abbaisser et l'avilir ?

    Il entre encore dans le système de la religion chrétienne, que les prieres des uns peuvent être applicables à d'autres : son dieu, partial pour ses favoris, ne reçoit que les requêtes de ceux-ci ; il n'écoute son peuple, que lorsque ses voeux lui sont offerts par ses ministres.

    Ainsi, Dieu devient un sultan, qui n'est accessible que pour ses ministres, ses visirs, ses eunuques, et les femmes de son serrail. De-là, cette foule innombrable de prêtres, de cénobites, de moines et de religieuses, qui n'ont d'autres fonctions, que d'élever leurs mains oisives au ciel, et de prier nuit et jour, pour obtenir ses faveurs pour la société.

    Les nations payent chérement ces importans services, et de pieux fainéans vivent dans la splendeur, tandis que le mérite réel, le travail et l'industrie, languissent dans la misére.

    Sous prétexte de vaquer à la priere et aux cérémonies de son culte, le chrétien, surtout dans quelques sectes plus superstitieuses, est obligé de demeurer oisif, et de rester les bras croisés pendant une grande partie de l'année ; on lui persuade qu'il honore son dieu par son inutilité ; des fêtes, multipliées par l'intérêt des prêtres et la crédulité des peuples, suspendent les travaux nécessaires de plusieurs millions de bras ; l'homme du peuple va prier dans un temple, au lieu de cultiver son champ ; là il repaît ses yeux de cérémonies puériles, et ses oreilles de fables et de dogmes auxquels il ne peut rien comprendre.

    Une religion tyrannique fait un crime à l'artisan, ou au cultivateur, qui, pendant ces journées, consacrées au désoeuvrement, oseroit s'occuper du soin de faire subsister une famille nombreuse et indigente, et de concert avec la religion, le gouvernement puniroit ceux qui auroient l'audace de gagner du pain, au lieu de faire des prieres, ou de rester les bras croisés.

    La raison peut-elle souscrire à cette obligation bizarre de s'abstenir de viandes et de quelques alimens, que certaines sectes chrétiennes imposent ? Le peuple, qui vit de son travail, est, en conséquence de cette loi, forcé de se contenter, pendant des intervalles très-longs, d'une nourriture chère, mal-saine, et peu propre à réparer les forces.

    Quelles idées abjectes et ridicules doivent avoir de leur dieu, des insensés qui croyent qu'il s'irrite de la qualité des mêts qui entrent dans l'estomach de ses créatures ? Cependant, à prix d'argent, le ciel devient plus accommodant. Les prêtres des chrétiens ont été sans cesse occupés à gêner leurs crédules sectateurs, afin de les obliger à transgresser ; le tout, pour avoir occasion de leur faire expier chérement leurs prétendues transgressions. Tout dans le christianisme, jusqu'aux péchés, tourne au profit du prêtre.

    Aucun culte ne mit jamais ses sectateurs dans une dépendance plus entiere, et plus continuelle de leurs prêtres, que le christianisme ; ils ne perdirent jamais de vue leur proie ; ils prirent les mesures les plus justes pour asservir les hommes et les faire contribuer à leur puissance, à leurs richesses, à leur empire. Médiateurs entre le monarque céleste et ses sujets, ces prêtres furent regardés comme des courtisans en crédit, comme des ministres chargés d'exercer la puissance en son nom, comme des favoris auxquels la divinité ne pouvoit rien refuser.

    Ainsi, les ministres du très-haut devinrent les maîtres absolus du sort des chrétiens ; ils s'emparerent, pour la vie, des esclaves que la crainte et les préjugés leur soumirent ; ils se les attacherent, et se rendirent nécessaires à eux, par une foule de pratiques et de devoirs aussi puériles que bizarres, qu'ils eurent soin de leur faire regarder comme indispensablement nécessaires au salut.

    Ils leur firent, de l'omission de ces devoirs, des crimes bien plus graves, que de la violation manifeste des régles de la morale et de la raison.

    Ne soyons donc point étonnés, si dans les sectes les plus chrétiennes, c'est-à-dire, les plus superstitieuses, nous voyons l'homme perpétuellement infesté par des prêtres. à peine est-il sorti du sein de sa mere, que, sous prétexte de le laver d'une prétendue tache originelle , son prêtre le baptise pour de l'argent, le réconcilie avec un dieu qu'il n'a point encore pu offenser ; à l'aide de paroles et d'enchantemens, il l'arrache au domaine du démon.

    Dès l'enfance la plus tendre, son éducation est ordinairement confiée à des prêtres, dont le principal objet est de lui inculquer de bonne heure les préjugés nécessaires à leurs vues ; ils lui inspirent des terreurs, qui se multiplieront en lui pendant toute sa vie ; ils l'instruisent dans les fables d'une religion merveilleuse, dans ses dogmes insensés, dans ses mystères incompréhensibles ; en un mot, ils en font un chrétien superstitieux, et jamais ils n'en font un citoyen utile, un homme éclairé.

    Il n'est qu'une chose qu'on lui montre comme nécessaire, c'est d'être dévotement soumis à sa religion. Sois dévot, lui dit-on, sois aveugle, méprise ta raison, occupe-toi du ciel, et néglige la terre, c'est tout ce que Dieu te demande pour te conduire au bonheur.

    Pour entretenir le chrétien dans les idées abjectes et fanatiques, dont sa jeunesse fut imbue, ses prêtres, dans quelques sectes, lui ordonnent de venir souvent déposer dans leur sein ses fautes les plus cachées, ses actions les plus ignorées, ses pensées les plus secretes ; ils le forcent de venir s'humilier à leurs pieds, et rendre hommage à leur pouvoir ; ils effrayent le coupable, et s'ils l'en jugent digne, ils le réconcilient ensuite avec la divinité, qui, sur l'ordre de son ministre, lui remet les péchés dont il s'étoit souillé.

    Les sectes chrétiennes, qui admettent cette pratique, nous la vantent comme un frein très-utile aux moeurs, et très-propre à contenir les passions des hommes ; mais l'expérience nous prouve, que les pays, où cet usage est le plus fidélement observé, loin d'avoir des moeurs plus pures que les autres, en ont de plus dissolues.

    Ces expiations si faciles ne font qu'enhardir au crime. La vie des chrétiens est un cercle de déréglemens et de confessions  périodiques ; le sacerdoce profite seul de cet usage, qui le met à portée d'exercer un empire absolu sur les consciences des hommes. Quelle doit être la puissance d'un ordre d'hommes, qui ouvrent et ferment à leur gré les portes du ciel, qui ont les secrets des familles, qui peuvent à volonté allumer le fanatisme dans les esprits !

    Sans l'aveu du sacerdoce, le chrétien ne peut participer à ses mystères sacrés, les prêtres ont le droit de l'en exclure. Il pourroit se consoler de cette privation prétendue ; mais les anathêmes, ou excommunications des prêtres, font par-tout un mal réel à l'homme ; les peines spirituelles produisent des effets temporels, et tout citoyen, qui encourt la disgrace de l'église, est en danger d'encourir celle du gouvernement, et devient un objet odieux pour ses concitoyens.

    Nous avons déja vu que les ministres de la religion se sont ingérés des affaires du mariage ; sans leur aveu, un chrétien ne peut devenir pere ; il faut qu'il se soumette aux formes capricieuses de la religion ; sans cela, la politique, d'accord avec la religion, excluroit ses enfans du rang des citoyens.

    Durant tout le cours de sa vie, le chrétien, sous peine de se rendre coupable, est obligé d'assister aux cérémonies de son culte, aux instructions de ses prêtres ; dès qu'il remplit fidélement cet important devoir, il se croit le favori de son dieu, et se persuade qu'il ne doit plus rien à la société.

    C'est  ainsi que des pratiques inutiles prennent la place de la morale, qui par-tout est subordonnée à la religion, à qui elle devroit commander.

    Lorsque le terme de sa vie est venu, étendu sur son lit, le chrétien est encore assailli par ses prêtres dans ses derniers instans. Dans quelques sectes chrétiennes, la religion semble s'être étudiée à rendre à l'homme sa mort mille fois plus amère. Un prêtre tranquille vient porter l'allarme auprès du grabat d'un mourant ; sous prétexte de le réconcilier avec son dieu, il vient lui faire savourer le spectacle de sa fin.

    Si cet usage est destructeur pour les citoyens, il est au moins très-utile au sacerdoce, qui doit une grande partie de ses richesses aux terreurs salutaires qu'il inspire à propos aux chrétiens riches et moribonds. La morale n'en retire pas les mêmes fruits : l'expérience nous montre, que la plûpart des chrétiens, vivans avec sécurité dans le débordement, ou le crime, remettent à la mort le soin de se réconcilier avec Dieu : à l'aide d'un repentir tardif, et des largesses qu'ils font au sacerdoce, celui-ci expie leurs fautes, et leur permet d'espérer que le ciel met en oubli les rapines, les injustices et les crimes qu'ils ont commis pendant tout le cours d'une vie nuisible à leurs semblables.

    La mort même ne termine point l'empire du sacerdoce sur les chrétiens de quelques sectes ; les prêtres mettent à profit son cadavre ; à prix d'argent, on acquiert, pour sa dépouille mortelle, le droit d'être déposé dans un temple, et de répandre dans les villes l'infection et la maladie. Que dis-je ? Le pouvoir sacerdotal s'étend même au-delà des bornes du trépas. On achéte chérement les prieres de l'église, pour délivrer les ames des morts des supplices que l'on prétend destinés dans l'autre monde à les purifier.

    Heureux les riches, dans une religion, où, à l'aide de l'argent, on peut intéresser les favoris de Dieu à le prier de remettre les peines que sa justice immuable leur avoit fait infliger ! Tels sont les principaux devoirs que le christianisme recommande comme nécessaires, et de l'observation desquels il fait dépendre le salut.

    Telles sont les pratiques arbitraires, ridicules et nuisibles, qu'il ose souvent substituer aux devoirs de la société. Nous ne combattrons pas les différentes pratiques superstitieuses, admises avec respect par quelques sectes, et rejettées par d'autres, telles que les honneurs rendus à la mémoire de ces pieux fanatiques, de ces héros de l'enthousiasme, de ces contemplateurs obscurs, que le pontife romain met au nombre des saints.

    Nous ne parlerons pas de ces pélérinages, dont la superstition des peuples fait tant de cas, ni de ces indulgences, à l'aide desquelles les péchés sont remis. Nous nous contenterons de dire, que ces choses sont communément plus respectées du peuple qui les admet, que les régles de la morale, qui souvent sont totalement ignorées.

    Il en coûte bien moins aux hommes, de se conformer à des rites, à des cérémonies, à des pratiques, que d'être vertueux. Un bon chrétien est un homme qui se conforme exactement à ce que ses prêtres exigent de lui ; ceux-ci, pour toutes vertus, lui demandent d'être aveugle, libéral et soumis.

    CHAPITRE 14

    Des effets politiques de la religion chrétienne.

    Après avoir vu l'inutilité, et même le danger des perfections, des vertus et des devoirs, que la religion chrétienne nous propose, voyons si elle a de plus heureuses influences sur la politique, ou si elle procure un bien-être réel aux nations chez qui cette religion est établie, et seroit fidélement observée.

    D'abord, nous trouvons que par-tout où le christianisme est admis, il s'établit deux législations opposées l'une à l'autre, et qui se combattent réciproquement. La politique est faite pour maintenir l'union et la concorde entre les citoyens. La religion chrétienne, quoiqu'elle leur prêche de s'aimer, et de vivre en paix, anéantit bientôt ce précepte, par les divisions nécessaires qui doivent s'élever parmi  ses sectateurs, qui sont forcés d'entendre diversement les oracles ambigus que les livres saints leur annoncent.

    Dès le commencement du christianisme, nous voyons des disputes très-vives entre ses docteurs. Depuis, nous ne trouvons, dans tous les siécles, que des schismes, des hérésies, suivis de persécutions et de combats, très-propres à détruire cette concorde si vantée, qui devient impossible dans une religion où tout est obscurité.

    Dans toutes les disputes religieuses, les deux partis croyent avoir Dieu de leur côté, par conséquent ils sont opiniâtres.

    Comment ne le seroient-ils pas, puisqu'ils confondent la cause de Dieu avec celle de leur vanité ? Ainsi, peu disposés à céder de part et d'autre, ils se combattent, se tourmentent, se déchirent, jusqu'à ce que la force ait décidé de querelles qui jamais ne sont du ressort du bon sens.

    En effet, dans toutes les dissensions qui se sont élevées parmi les chrétiens, l'autorité politique fut toujours obligée d'intervenir ; les souverains prirent parti dans les disputes frivoles des prêtres, qu'ils regarderent comme des objets de la derniere importance. Dans une religion, établie par un dieu lui-même, il n'est point de minuties ; en conséquence, les princes s'armerent contre une partie de leurs sujets ; la façon de penser de la cour décida de la croyance et de la foi des sujets ; les opinions qu'elle appuya, furent les seules véritables ; les satellites furent les gardiens de l'orthodoxie , les autres devinrent des hérétiques et des rebelles, que les premiers se firent un devoir d'exterminer.

    Les préjugés des princes, ou leur fausse politique, leur ont toujours fait regarder ceux de leurs sujets, qui n'avoient point les mêmes opinions qu'eux sur la religion, comme de mauvais citoyens, dangereux pour l'état, comme des ennemis de leur pouvoir.

    Si laissant aux prêtres le soin de vuider leurs querelles impertinentes, ils n'eussent point persécuté, pour leur donner du poids, ces querelles se seroient assoupies d'elles-mêmes, ou n'eussent point intéressé la tranquillité publique. Si ces rois, impartiaux, eussent récompensé les bons, et puni les méchans, sans avoir égard à leurs spéculations, à leur culte, à des cérémonies, ils n'eussent pas forcé un grand nombre de leurs sujets à devenir les ennemis nés du pouvoir qui les opprimoit.

    C'est à force d'injustices, de violences et de persécutions, que les princes chrétiens ont cherché de tout tems à ramener les hérétiques. Le bon sens n'eut-il pas dû leur montrer, que cette conduite n'étoit propre qu'à faire des hypocrites, des ennemis cachés, ou même à produire des révoltes.

    Mais ces réflexions ne sont point faites pour des princes, que le christianisme travaille dès l'enfance à remplir de fanatisme et de préjugés. Il leur inspire, pour toute vertu, un attachement opiniâtre à des frivolités, une ardeur impétueuse pour des dogmes étrangers au bien de l'état, une colere emportée contre tous ceux qui refusent de plier sous leurs opinions despotiques.

    Dès-lors, les souverains trouvent plus court de détruire, que de ramener par la douceur : leur despotisme altier ne s'abbaisse point à raisonner. La religion leur persuade que la tyrannie est légitime, que la cruauté est méritoire, quand il s'agit de la cause du ciel.

    En effet, le christianisme changea toujours en despotes et en tyrans les souverains qui le favoriserent ; il les représenta comme des divinités sur la terre ; il fit respecter leurs caprices comme les volontés du ciel même ; il leur livra les peuples comme des troupeaux d'esclaves, dont ils pouvoient disposer à leur gré. En faveur de leur zèle pour la religion, il pardonna souvent aux monarques les plus pervers, les injustices, les violences, les crimes, et sous peine d'irriter le très-haut, il commanda aux nations de gémir, sans murmurer, sous le glaive qui les frappoit, au lieu de les protéger.

    Ne soyons donc point surpris si, depuis que la religion chrétienne s'est établie, nous voyons tant de nations gémir sous des tyrans dévots, qui n'eurent d'autre mérite qu'un attachement aveugle pour la religion, et qui d'ailleurs se permirent les crimes les plus révoltans, la tyrannie la plus affreuse, les débordemens les plus honteux, la licence la plus effrénée.

    Quelques fussent les injustices, les oppressions, les rapines des souverains, ou religieux, ou hypocrites, les prêtres eurent soin de contenir leurs sujets. Ne soyons point non plus étonnés de voir tant de princes, incapables ou méchans, soutenir à leur tour les intérêts d'une religion, dont leur fausse politique avoit besoin, pour soutenir leur autorité.

    Les rois n'auroient aucun besoin de la superstition pour gouverner les peuples, s'ils avoient de l'équité, des lumieres et des vertus, s'ils connoissoient et pratiquoient leurs vrais devoirs, s'ils s'occupoient véritablement du bonheur de leurs sujets ; mais comme il est plus aisé de se conformer à des rites, que d'avoir des talens, ou de pratiquer la vertu, le christianisme trouva trop souvent, dans les princes, des appuis disposés à le soutenir, et même des bourreaux prêts à le servir.

    Les ministres de la religion n'eurent pas la même complaisance pour les souverains qui refuserent de faire cause commune avec eux, d'embrasser leurs querelles, de servir leurs passions ; ils se souleverent contre ceux qui voulurent leur résister, les punir de leurs excès, les ramener à la raison, modérer leurs prétentions ambitieuses, toucher à leurs immunités .

    Les prêtres crierent alors à l'impiété , au sacrilége ;  ils prétendirent que le souverain mettoit la main à l'encensoir , usurpoit des droits accordés par Dieu lui-même ; en un mot, ils chercherent à soulever les peuples contre l'autorité la plus légitime ; ils armerent des fanatiques contre les souverains, travestis en tyrans, pour n'avoir point été soumis à l'église.

    Le ciel fut toujours prêt à venger les injustices faites à ses ministres ; ceux-ci ne furent soumis eux-mêmes, et ne prêcherent la soumission aux autres, que quand il leur fut permis de partager l'autorité, ou quand ils furent trop foibles pour lui résister.

    Voilà pourquoi, dans la naissance du christianisme, nous voyons ses apôtres sans pouvoir prêcher la subordination ; dès qu'il se vit soutenu, il prêcha la persécution ; dès qu'il se vit puissant, il prêcha la révolte, il déposa des rois, il les fit égorger.

    Dans toutes les sociétés politiques où le christianisme est établi, il subsiste deux puissances rivales, qui luttent continuellement l'une contre l'autre, et par le combat desquelles l'état est ordinairement déchiré. Les sujets se partagent, les uns combattent pour leur souverain, les autres combattent, ou croyent combattre pour leur dieu.

    Ces derniers doivent toujours, à la fin, l'emporter, tant qu'il sera permis au sacerdoce d'empoisonner l'esprit des peuples, de fanatisme et de préjugés.
    C'est en éclairant les sujets, qu'on les empêchera de se livrer au fanatisme ; c'est en les affranchissant peu-à-peu du joug de la superstition, qu'on diminuera le pouvoir sacerdotal, qui sera toujours sans bornes, et plus fort que celui des rois, dans un pays ignorant et couvert de ténébres.

    Mais la plûpart des souverains craignent qu'on n'éclaire les hommes ; complices du sacerdoce, ils se liguent avec lui, pour étouffer la raison, et pour persécuter tous ceux qui ont le courage de l'annoncer. Aveugles sur leurs propres intérêts, et sur ceux de leurs nations, ils ne cherchent à commander qu'à des esclaves, que les prêtres rendront déraisonnables à volonté.

    Aussi voyons-nous une honteuse ignorance, un découragement total régner dans les pays où le christianisme domine de la façon la plus absolue : les souverains, ligués avec leurs prêtres, semblent y conjurer la ruine de la science, des arts, de l'industrie, qui ne peuvent être que les enfans de la liberté de penser.

    Parmi les nations chrétiennes, les moins superstitieuses sont les plus libres, les plus puissantes, les plus heureuses. Dans les pays, où le despotisme spirituel est d'intelligence avec le despotisme temporel, les peuples croupissent dans l'inaction, dans la paresse, dans l'engourdissement.

    Les peuples de l'Europe, qui se vantent de posséder la foi la plus pure, ne sont pas assurément les plus florissans et les plus puissans ; les souverains, esclaves eux-mêmes de la religion, ne commandent qu'à d'autres esclaves, qui n'ont point assez d'énergie et de courage pour s'enrichir eux-mêmes, et pour travailler au bonheur de l'état.

    Dans ces sortes de contrées, le prêtre seul est opulent, le reste languit dans la plus profonde indigence. Mais qu'importent la puissance et le bonheur des nations, à une religion qui veut que ses sectateurs ne s'occupent point de leur bonheur en ce monde, qui regarde les richesses comme nuisibles, qui prêche un dieu pauvre, qui recommande l'abjection d'ame et la mortification des sens ?

    C'est, sans doute, pour obliger les peuples à pratiquer ces maximes, que le sacerdoce, dans plusieurs états chrétiens, s'est emparé de la plus grande partie des richesses, et vit dans la splendeur, tandis que le reste des citoyens fait son salut dans la misére.

    Tels sont les avantages que la religion chrétienne procure aux sociétés politiques ; elle forme un état indépendant dans l'état ; elle rend les peuples esclaves ; elle favorise la tyrannie des souverains, quand ils sont complaisans pour elle ; elle rend leurs sujets rebelles et fanatiques, quand ces souverains manquent de complaisance.

    Quand elle s'accorde avec la politique, elle écrase, elle avilit, elle appauvrit les nations, et les prive de science et d'industrie ; quand elle se sépare d'elle, elle rend les citoyens insociables, turbulens, intolérans et rebelles.

    Si nous examinons en détail les préceptes de cette religion, et les maximes qui découlent de ses principes, nous verrons qu'elle interdit tout ce qui peut rendre un état florissant. Nous avons déja vu les idées d'imperfection, que le christianisme attache au mariage, et l'estime qu'il fait du célibat : ces idées ne sont point faites pour favoriser la population, qui est, sans contredit, la premiere source de puissance pour un état.

    Le commerce n'est pas moins contraire aux vues d'une religion, dont le fondateur prononce l'anathême contre les riches, et les exclut du royaume des cieux. Toute industrie est également interdite à des chrétiens parfaits, qui mènent une vie provisoire sur la terre, et qui ne doivent jamais s'occuper du lendemain.

    Ne faut-il pas qu'un chrétien soit aussi téméraire qu'inconséquent, lorsqu'il consent à servir dans les armées ? Un homme, qui n'est jamais en droit de présumer qu'il soit agréable à son dieu, ou en état de grace , n'est-il pas un extravagant de s'exposer à la damnation éternelle ?

    Un chrétien, qui a de la charité pour son prochain, et qui doit aimer ses ennemis, ne devient-il pas coupable du plus grand des crimes, lorsqu'il donne la mort à un homme, dont il ignore les dispositions, et qu'il peut tout d'un coup précipiter dans l'enfer. Un soldat est un monstre dans le christianisme, à moins qu'il ne combatte pour la cause de Dieu. S'il meurt alors, il devient un martyr.

    Le christianisme déclara toujours la guerre aux sciences et aux connoissances humaines ; elles furent regardées comme un obstacle au salut ; la science enfle, dit un apôtre. Il ne faut, ni raison, ni étude, à des hommes qui doivent soumettre leur raison au joug de la foi. De l'aveu des chrétiens, les fondateurs de leur religion furent des hommes grossiers et ignorans, il faut que leurs disciples ne soient pas plus éclairés qu'eux, pour admettre les fables et les rêveries que ces ignorans révérés leur ont transmises.

    On a toujours remarqué, que les hommes les plus éclairés ne sont communément que de mauvais chrétiens. Indépendamment de la foi, que la science peut ébranler, elle détourne le chrétien de l'oeuvre du salut , qui est la seule véritablement nécessaire. Si la science est utile à la société politique, l'ignorance est bien plus utile à la religion et à ses ministres.

    Les siécles, dépourvus de science et d'industrie, furent des siécles d'or pour l'église de Jésus-Christ. Ce fut alors que les rois lui furent les plus soumis ; ce fut alors que ses ministres attirerent dans leurs mains toutes les richesses de la société.

    Les prêtres d'une secte très-nombreuse veulent que les hommes, qui leur sont soumis, ignorent même les livres saints, qui contiennent les régles qu'ils doivent suivre. Leur conduite est sans doute très-sage ; la lecture de la bible est la plus propre de toutes à désabuser un chrétien de son respect pour la bible.

    En un mot, en suivant à la rigueur les maximes du christianisme, nulle société politique ne pourroit subsister. Si l'on doutoit de cette assertion, que l'on écoute ce que disent les premiers docteurs de l'église, on verra que leur morale est totalement incompatible avec la conservation et la puissance d'un état.

    On verra que, selon Lactance, nul homme ne peut être soldat ; que, selon s Justin, nul homme ne doit se marier ; que, selon Tertullien, nul homme ne peut être magistrat ; que, selon s Chrysostome, nul homme ne doit faire le commerce ; que, suivant un très-grand nombre, nul homme ne doit étudier.

    Enfin, en joignant ces maximes à celles du sauveur du monde, il en résultera qu'un chrétien, qui, comme il le doit, tend à sa perfection, est le membre le plus inutile à son pays, à sa famille, à tous ceux qui l'entourent ; c'est un contemplateur oisif, qui ne pense qu'à l'autre vie, qui n'a rien de commun avec les intérêts de ce monde, et qui n'a rien de plus pressé  que d'en sortir promptement. écoutons Eusèbe de Césarée, et voyons si le chrétien n'est pas un vrai fanatique, dont la société ne peut tirer aucun fruit. " le genre de vie, dit-il, de l'église chrétienne surpasse notre nature présente et la vie commune des hommes ; on n'y cherche, ni nôces, ni enfans, ni richesses ; enfin elle est totalement étrangere à la façon humaine de vivre ; elle ne s'attache qu'au culte divin ; elle n'est livrée qu'à un amour immense des choses célestes. Ceux qui la suivent ainsi, presque détachés de la vie mortelle, et n'ayant que leurs corps sur la terre, sont tout en esprit dans le ciel, et l'habitent déja comme des intelligences pures et célestes ; elles méprisent la vie des autres hommes " .

    Un homme, fortement persuadé des vérités du christianisme, ne peut, en effet, s'attacher à rien ici bas ; tout est pour lui une occasion de chûte ; tout au moins le détourneroit de penser à son salut. Si les chrétiens, par bonheur, n'étoient inconséquens, et ne s'écartoient sans cesse de leurs spéculations sublimes, ne renonçoient à leur perfection fanatique, nulle société chrétienne ne pourroit subsister, et les nations, éclairées par l'evangile, rentreroient dans l'état sauvage.

    On ne verroit que des êtres farouches, pour qui le lien social seroit entierement brisé, qui ne feroient que prier et gémir dans cette vallée de larmes, et qui s'occuperoient de se rendre eux-mêmes, et les autres, malheureux, afin de mériter le ciel.

    Enfin, une religion, dont les maximes tendent à rendre les hommes intolérans, les souverains persécuteurs, les sujets, ou esclaves, ou rebelles ; une religion, dont les dogmes obscurs sont des sujets éternels de disputes ; une religion, dont les principes découragent les hommes, et les détournent de songer à leurs vrais intérêts ; une telle religion, dis-je, est destructive pour toute société.

    CHAPITRE 15

    De l'église, ou du sacerdoce des chrétiens.

    Il y eut de tout tems des hommes qui surent mettre à profit les erreurs de la terre. Les prêtres de toutes les religions ont trouvé le moyen de fonder leur propre pouvoir, leurs richesses et leurs grandeurs, sur les craintes du vulgaire ; mais nulle religion n'eut autant de raisons que le christianisme, pour asservir les peuples au sacerdoce.

    Les premiers prédicateurs de l'evangile, les apôtres, les premiers prêtres des chrétiens, leur sont représentés comme des hommes tout divins, inspirés par l'esprit de Dieu, partageant sa toute-puissance. Si chacun de leurs successeurs ne jouit pas des mêmes prérogatives, dans l'opinion de quelques chrétiens, le corps de leurs prêtres, où l'église est continuellement illuminée par l'esprit saint, qui ne l'abandonne jamais ; elle jouit collectivement de l'infaillibilité, et par conséquent ses décisions deviennent aussi sacrées que celles de la divinité même, ou ne sont qu'une révélation perpétuée.

    D'après ces notions si grandes, que le christianisme nous donne du sacerdoce, il doit, en vertu des droits qu'il tient de Jésus-Christ lui-même, commander aux nations, ne trouver aucun obstacle à ses volontés, faire plier les rois mêmes sous son autorité. Ne soyons donc point surpris du pouvoir immense que les prêtres chrétiens ont si longtems exercé dans le monde ; il dut être illimité, puisqu'il se fondoit sur l'autorité du tout-puissant ; il dut être despotique, parce que les hommes ne sont point en droit de restreindre le pouvoir divin ; il dut dégénérer en abus, parce que les prêtres, qui l'exercerent, furent des hommes enivrés et corrompus par l'impunité.

    Dans l'origine du christianisme, les apôtres, en vertu de la mission de J C prêcherent l'évangile aux juifs et aux gentils ; la nouveauté de leur doctrine leur attira, comme on a vu, des prosélites dans le peuple ; les nouveaux chrétiens, remplis de ferveur pour leurs nouvelles opinions, formerent dans chaque ville des congrégations particulieres, qui furent gouvernées par des hommes établis par les apôtres ; ceux-ci ayant reçu la foi de la premiere main, conserverent toujours l'inspection sur les différentes sociétés chrétiennes qu'ils avoient formées.

    Telle paroît être l'origine des évêques , ou inspecteurs , qui, dans l'église, se sont perpetués jusqu'à nous ; origine dont se glorifient les princes des prêtres du christianisme moderne. Dans cette secte naissante, on sait que les associés mirent leurs biens en commun ; il paroît que ce fut un devoir qui s'exigeoit avec rigueur ; puisque, sur l'ordre de s Pierre, deux des nouveaux chrétiens furent frappés de mort, pour avoir retenu quelque chose de leur propre bien.

    Les fonds résultans de cette communauté étoient à la disposition des apôtres, et après eux, des inspecteurs , ou évêques , ou prêtres , qui les remplacerent ; et comme il faut que le prêtre vive de l'autel , on peut croire que ces évêques se payerent, par leurs propres mains, de leurs instructions, et furent à portée de puiser dans le trésor public.

    Ceux qui tenterent de nouvelles conquêtes spirituelles, furent obligés, sans doute, de se contenter des contributions volontaires de ceux qu'ils convertissoient. Quoi qu'il en soit, les trésors, amassés par la crédule piété des fidéles, devinrent l'objet de la cupidité des prêtres, et mirent la discorde entr'eux ; chacun d'eux voulut gouverner, et disposer des deniers de la communauté : de-là des brigues, des factions, que nous voyons commencer avec l'église de Dieu.

    Les prêtres furent toujours ceux qui revinrent les premiers de la ferveur religieuse ; l'ambition et l'avarice dûrent bientôt les détromper des maximes désintéressées qu'ils enseignoient aux autres. Tant que le christianisme demeura dans l'abjection, et fut persécuté, ses évêques et ses prêtres, en discorde, combattirent sourdement, et leurs querelles n'éclaterent point au-dehors ; mais lorsque Constantin voulut se fortifier des secours d'un parti devenu très-nombreux, et à qui son obscurité avoit permis de s'étendre, tout changea de face dans l'église ; les chefs des chrétiens, séduits par l'autorité, et devenus courtisans, se combattirent ouvertement : ils engagerent les souverains dans leurs querelles ; ils persécuterent leurs rivaux, et peu-à-peu comblés d'honneurs et de richesses, on ne reconnut plus en eux les successeurs de ces pauvres apôtres, ou messagers , que Jésus avoit envoyés pour prêcher sa doctrine ; ils devinrent des princes, qui, soutenus par les armes de l'opinion, furent en état de faire la loi aux souverains eux-mêmes, et de mettre le monde en combustion.


    Le pontificat, par une imprudence fâcheuse, avoit été, sous Constantin, séparé de l'empire ; les empereurs eurent bientôt lieu de s'en repentir. En effet, l'évêque de Rome, de cette ville jadis maîtresse du monde, dont le seul nom étoit encore imposant pour les nations, sut profiter habilement des troubles de l'empire, des invasions des barbares, de la foiblesse des empereurs, trop éloignés pour veiller sur leur conduite.

    Ainsi, à force de menées et d'intrigues, le pontife romain parvint à s'asseoir sur le trône des Césars. Ce fut pour lui que les émile et les Scipions avoient combattu ; il fut regardé, dans l'occident, comme le monarque de l'église, comme l'évêque universel, comme le vicaire de J C sur la terre, enfin, comme l'organe infaillible de la divinité.

    Si ces titres hautains furent rejettés dans l'orient, le pontife des romains régna sans concurrent sur la plus grande partie du monde chrétien ; il fut un dieu sur terre ; par l'imbécillité des souverains, il devint l'arbitre de leurs destinées ; il fonda une théocratie, ou un gouvernement divin, dont il fut le chef, et les rois furent ses lieutenans.

    Il les détrôna, il souleva les peuples contre eux, quand ils eurent l'audace de lui résister : en un mot, ses armes spirituelles, pendant une longue suite de siécles, furent plus fortes que les temporelles ; il fut en possession de distribuer des couronnes ; il fut toujours obéi par les nations abruties ; il divisa les princes, afin de régner sur eux, et son empire dureroit encore aujourd'hui, si le progrès des lumieres, dont les souverains paroissent pourtant si ennemis, ne les avoit peu-à-peu affranchis, ou si ces souverains, inconséquens aux principes de leur religion, n'avoient pas plutôt écouté l'ambition, que leur devoir.

    En effet, si les ministres de l'église ont reçu leur pouvoir de Jésus-Christ lui-même, c'est se révolter contre lui, que de résister à ses représentans. Les rois, comme les sujets, ne peuvent sans crime se soustraire à l'autorité de Dieu : l'autorité spirituelle venant du monarque céleste, doit l'emporter sur la temporelle, qui vient des hommes ; un prince vraiment chrétien doit être le serviteur de l'église, ou le premier esclave des prêtres.

    Ne soyons donc point étonnés, si, dans les siécles d'ignorance, les prêtres furent plus forts que les rois, et furent toujours préférablement obéis par les peuples, plus attachés aux intérêts du ciel qu'à ceux de la terre. Chez des nations superstitieuses, la voix du très-haut et de ses interprêtes doit être bien plus écoutée que celle du devoir, de la justice et de la raison. Un bon chrétien, soumis à l'église, doit être aveugle et déraisonnable, toutes les fois que l'église l'ordonne ; qui a droit de nous rendre absurdes, a le droit de nous commander des crimes.

    D'un autre côté, des hommes, dont le pouvoir sur la terre vient de Dieu même, ne peuvent dépendre d'aucun pouvoir : ainsi, l'indépendance du sacerdoce des chrétiens est fondée sur les principes de leur religion : aussi sut-il toujours s'en prévaloir. Il ne faut donc point s'étonner, si les prêtres du christianisme, enrichis et dotés par la générosité des rois et des peuples, méconnurent la vraie source de leur opulence et de leurs priviléges.

    Les hommes peuvent ôter ce que les hommes ont donné par surprise, ou par imprudence ; les nations, détrompées de leurs préjugés, pourroient un jour réclamer contre des donations extorquées par la crainte, ou surprises par l'imposture. Les prêtres sentirent tous ces inconvéniens ; ils prétendirent donc qu'ils ne tenoient que de Dieu seul ce que les hommes leur avoient accordé, et par un miracle surprenant, on les en crut sur leur parole.

    Ainsi, les intérêts du sacerdoce furent séparés de ceux de la société ; des hommes, voués à Dieu, et choisis pour être ses ministres, ne furent plus des citoyens ; ils ne furent point confondus avec des sujets prophanes ; les loix et les tribunaux civils n'eurent plus aucun pouvoir sur eux ; ils ne furent jugés que par des hommes de leur propre corps. Par-là, les plus grands excès demeurerent souvent impunis ; leur personne, soumise à Dieu seul, fut inviolable et sacrée.

    Les souverains furent obligés de défendre leurs possessions, et de les protéger, sans qu'ils contribuassent aux charges publiques, ou du moins ils n'y contribuerent qu'autant qu'il convint à leurs intérêts ; en un mot, ces hommes révérés furent impunément nuisibles et méchans, et ne vécurent dans les sociétés, que pour les dévorer, sous prétexte de les repaître d'instructions, et de prier pour elles.


    En effet, depuis dix-huit siécles, quel fruit les nations ont-elles retiré de leurs instructions ? Ces hommes infaillibles ont-ils pu convenir entre eux sur les points les plus essentiels d'une religion révélée par la divinité ? Quelle étrange révélation, que celle qui a besoin de commentaires et d'interprêtations continuels ?

    Que penser de ces divines écritures, que chaque secte entend si diversement ? Les peuples, nourris sans cesse de l'instruction de tant de pasteurs ; les peuples, éclairés des lumieres de l'évangile, ne sont, ni plus vertueux, ni plus instruits sur l'affaire la plus importante pour eux. On leur dit de se soumettre à l'église, et l'église n'est jamais d'accord avec elle-même ; elle s'occupe, dans tous les siécles, à réformer, à expliquer, à détruire, à rétablir sa céleste doctrine ; ses ministres créent au besoin de nouveaux dogmes, inconnus aux fondateurs de l'église.

    Chaque âge voit naître de nouveaux mystères, de nouvelles formules, de nouveaux articles de foi. Malgré les inspirations de l'esprit saint, le christianisme n'a jamais pu atteindre la clarté, la simplicité, la consistence, qui sont les preuves indubitables d'un bon système.

    Ni les conciles , ni les canons , ni cette foule de décrets et de loix, qui forment le code de l'église, n'ont pu jusqu'ici fixer les objets de la croyance de l'église.
    Si un payen sensé vouloit embrasser le christianisme, il seroit, dès les premiers pas, jetté dans la plus grande perpléxité, à la vue des sectes multipliées, dont chacune prétend conduire le plus sûrement au salut, et se conformer le plus exactement à la parole de Dieu. Pour laquelle de ces sectes osera-t-il se déterminer, voyant qu'elles se regardent avec horreur, et que plusieurs d'entr'elles damnent impitoyablement toutes les autres ; qu'au lieu de se tolérer, elles se tourmentent et se persécutent ; et que celles, qui en ont le pouvoir, font sentir à leurs rivales les cruautés les plus étudiées, et les fureurs les plus contraires au repos des sociétés ?

    Car, ne nous y trompons point, le christianisme, peu content de violenter les hommes, pour les soumettre extérieurement à son culte, a inventé l'art de tyranniser la pensée, et de tourmenter les consciences ; art inconnu à toutes les superstitions payennes. Le zèle des ministres de l'église ne se borne point à l'extérieur, ils fouillent jusque dans les replis du coeur ; ils violent insolemment son sanctuaire impénétrable ; ils justifient leurs sacriléges et leurs ingénieuses cruautés, par le grand intérêt qu'ils prennent au salut des ames.

    Tels sont les effets qui résultent nécessairement des principes d'une religion, qui croit que l'erreur est un crime digne de la colere de son dieu. C'est en conséquence de ces idées, que les prêtres, du consentement des souverains, sont chargés, dans certains pays, de maintenir la foi dans sa pureté. Juges dans leur propre cause, ils condamnent aux flammes ceux dont les opinions leur paroissent dangereuses ; entourés de délateurs, ils épient les actions et les discours des citoyens, et sacrifient à leur sûreté tous ceux qui leur font ombrage. C'est sur ces maximes abominables, que l'inquisition est fondée ; elle veut trouver des coupables, c'est l'être déja, que de lui avoir donné des soupçons.

    Voilà les principes d'un tribunal sanguinaire, qui perpétue l'ignorance et l'engourdissement des peuples par-tout où la fausse politique des rois lui permet d'exercer ses fureurs.

    Dans des pays, qui se croyent plus éclairés et plus libres, nous voyons des évêques, qui n'ont point honte de faire signer des formules et des professions de foi à ceux qui dépendent d'eux ; ils leur font des questions captieuses. Que dis-je ? Les femmes même ne sont point exemptes de leurs recherches ; un prélat veut savoir leur sentiment sur des subtilités inintelligibles pour ceux mêmes qui les ont inventées.


    Les disputes, entre les prêtres du christianisme, firent naître des animosités, des haines, des hérésies. Nous en voyons, dès la naissance de l'église. Un système, fondé sur des merveilles, des fables, des oracles obscurs, doit être une source féconde de querelles. Au lieu de s'occuper de connoissances utiles, les théologiens ne s'occuperent jamais que de leurs dogmes ; au lieu d'étudier la vraie morale, et de faire connoître aux peuples leurs vrais devoirs, ils chercherent à faire des adhérens.

    Les prêtres du christianisme amuserent leur oisiveté par les spéculations inutiles d'une science barbare et énigmatique, qui, sous le nom de science de Dieu, ou de théologie , s'attira les respects du vulgaire. Ce système, d'une ignorance présomptueuse, opiniâtre et raisonnée, semblable au dieu des chrétiens, fut incompréhensible comme lui.

    Ainsi, les disputes nâquirent des disputes. Souvent des génies profonds, et dignes d'être regrettés, s'occuperent paisiblement de subtilités puériles, de questions oiseuses, d'opinions arbitraires, qui, loin d'être utiles à la société, ne firent que la troubler. Les peuples entrerent dans des querelles qu'ils n'entendirent jamais ; les princes prirent la défense de ceux des prêtres qu'ils voulurent favoriser ; ils déciderent à coups d'épée l'orthodoxie ; et le parti qu'ils choisirent, accabla tous les autres ; car les souverains se croyent toujours obligés de se mêler des disputes théologiques ; ils ne voyent pas, qu'en s'en mêlant, ils leur donnent de l'importance et du poids, et toujours les prêtres chrétiens appellerent des secours humains, pour soutenir des opinions, dont pourtant ils croyoient que Dieu leur avoit garanti la durée.

    Les héros, que nous trouvons dans les annales de l'église, ne nous montrent que des fanatiques opiniâtres, qui furent les victimes de leurs folles idées ; ou des persécuteurs furieux, qui traiterent leurs adversaires avec la plus grande inhumanité ; ou des factieux, qui troublerent les nations. Le monde, du tems de nos peres, s'est dépeuplé, pour défendre des extravagances qui font rire une postérité, qui n'est pas moins insensée qu'eux.

    Presque dans tous les siécles, on se plaignit hautement des abus de l'église ; on parla de les réformer. Malgré cette prétendue réforme, dans le chef et dans les membres de l'église, elle fut toujours corrompue. Les prêtres avides, turbulens, séditieux, firent gémir les nations sous le poids de leurs vices, et les princes furent trop foibles pour les ramener à la raison.

    Ce ne fut que les divisions et les querelles de ces tyrans, qui diminuerent la pesanteur de leur joug, pour les peuples et pour les souverains. L'empire du pontife romain, après avoir duré un grand nombre de siécles, fut enfin ébranlé par des enthousiastes irrités, par des sujets rebelles, qui oserent examiner les droits de ce despote redoutable : plusieurs princes, fatigués de leur esclavage et de leur pauvreté, embrasserent des opinions qui les mirent à portée de s'emparer des dépouilles du clergé.

    Ainsi, l'unité de l'église fut déchirée, les sectes se multiplierent, et chacune combattit pour défendre son système. Les fondateurs de cette nouvelle secte, que le pontife de Rome traite de novateurs , d'hérétiques , et d'impies, renoncerent, à la vérité, à quelques-unes de leurs anciennes opinions ; mais contens d'avoir fait quelques pas vers la raison, ils n'oserent jamais secouer entierement le joug de la superstition ; ils continuerent à respecter les livres saints des chrétiens ; ils les regarderent comme les seuls guides des fidéles ; ils prétendirent y trouver les principes de leurs opinions ; enfin, ils mirent ces livres obscurs, où chacun peut trouver aisément tout ce qu'il veut, et où la divinité parle souvent un langage contradictoire, entre les mains de leurs sectateurs, qui, bientôt égarés dans ce labyrinthe tortueux, firent éclorre de nouvelles sectes.

    Ainsi, les chefs des sectes, les prétendus réformateurs de l'église, ne firent qu'entrevoir la vérité, ou ne s'attacherent qu'à des minuties ; ils continuerent à respecter les oracles sacrés des chrétiens, à reconnoître leur dieu cruel et bizarre ; ils admirent sa mythologie extravagante, ses dogmes opposés à la raison ; enfin, ils adopterent des mystères les plus incompréhensibles, en se rendant pourtant difficiles sur quelques autres. Ne soyons donc point surpris, si, malgré les réformes, le fanatisme, les disputes, les persécutions et les guerres se firent sentir dans toute l'Europe ; les rêveries des novateurs ne firent que la plonger dans de nouvelles infortunes ; le sang coula de toutes parts, et les peuples ne furent, ni plus raisonnables, ni plus heureux.

    Les prêtres de toutes les sectes voulurent toujours dominer, et faire regarder leurs décisions comme infaillibles et sacrées : toujours ils persécuterent, quand ils en eurent le pouvoir ; toujours les nations se prêterent à leurs fureurs ; toujours les états furent ébranlés par leurs fatales opinions. L'intolérance et l'esprit de persécution sont de l'essence de toute secte qui aura le christianisme pour base ; un dieu cruel, partial, qui s'irrite des opinions des hommes, ne peut s'accommoder d'une religion douce et humaine.

    Enfin, dans toute secte chrétienne, le prêtre exercera toujours un pouvoir qui peut devenir funeste à l'état ; il y formera des enthousiastes, des hommes mystiques, des fanatiques, qui exciteront des troubles, toutes les fois qu'on leur fera entendre que la cause de Dieu le demande, que l'église est en danger , qu'il s'agit de combattre pour la gloire du très-haut.

    Aussi voyons-nous, dans les pays chrétiens, la puissance temporelle servilement soumise au sacerdoce, occupée à exécuter ses volontés, à exterminer ses ennemis, à travailler à sa grandeur, à maintenir ses droits, ses richesses, ses immunités. Dans presque toutes les nations soumises à l'évangile, les hommes les plus oisifs, les plus séditieux, les plus inutiles et les plus dangereux, sont les plus honorés et les mieux récompensés.

    La superstition du peuple lui fait croire qu'il n'en fait jamais assez pour les ministres de son dieu. Ces sentimens sont les mêmes dans toutes les sectes. Par-tout les prêtres en imposent aux souverains, forcent la politique de plier sous la religion, et s'opposent aux institutions les plus avantageuses à l'état.

    Par-tout ils sont les instituteurs de la jeunesse, qu'ils remplissent, dès l'enfance, de leurs tristes préjugés. Cependant, c'est sur-tout dans les contrées, qui sont restées soumises au pontife romain, que le sacerdoce a toujours joui du plus haut degré de richesses et de pouvoir.

    La crédulité leur soumit les rois eux-mêmes ; ceux-ci ne furent que les exécuteurs de leurs volontés souvent cruelles ; ils furent prêts à tirer le glaive, toutes les fois que le prêtre l'ordonna. Les monarques de la secte romaine, plus aveugles que tous les autres, eurent, dans les ministres de l'église, une confiance imprudente, qui fut cause, que presque toujours ils se prêterent à leurs vues intéressées.

    Cette secte effaça toutes les autres, par ses fureurs intolérantes, et ses persécutions atroces. Son humeur turbulente et cruelle la rendit justement odieuse aux nations moins déraisonnables, c'est-à-dire, moins chrétiennes.

    N'en soyons point étonnés, la religion romaine fut purement inventée pour rendre le sacerdoce tout-puissant ; ses prêtres eurent le talent de s'identifier avec la divinité, leur cause fut toujours la sienne, leur gloire devint la gloire de Dieu, leurs décisions furent des oracles divins, leurs biens appartinrent au royaume du ciel ; leur orgueil, leur avarice, leurs cruautés, furent légitimés par les intérêts de leur céleste maître : bien plus, dans cette secte le prêtre vit son souverain à ses pieds, lui faire un humble aveu de ses fautes, et lui demander d'être réconcilié avec son dieu.

    Rarement vit-on le prêtre user de son ministere sacré pour le bonheur des peuples ; il ne songea point à reprocher aux monarques l'abus injuste de leur pouvoir, les miséres de leurs sujets, les pleurs des opprimés ; trop timide, ou trop bon courtisan, pour faire tonner la vérité dans leurs oreilles, il ne leur parle point de ces véxations multipliées sous lesquelles les nations gémissent, de ces impôts onéreux qui les accablent, de ces guerres inutiles qui les détruisent, de ces invasions perpétuelles des droits du citoyen ; ces objets n'intéressent point l'église, qui seroit au moins de quelque utilité, si elle employoit son pouvoir pour mettre un frein aux excès des tyrans superstitieux.

    Les terreurs de l'autre monde seroient des mensonges pardonnables, si elles servoient à faire trembler les rois. Ce ne fut point là l'objet des ministres de la religion ; ils ne stipulerent presque jamais les intérêts des peuples ; ils encenserent la tyrannie ; ils eurent de l'indulgence pour ses crimes réels ; ils lui fournirent des expiations aisées ; ils lui promirent le pardon du ciel, si elle entroit avec chaleur dans ses querelles.

    Ainsi, dans la religion romaine, le sacerdoce régna sur les rois ; il fut par conséquent assuré de régner sur les sujets. La superstition et le despotisme firent donc une alliance éternelle, et réunirent leurs efforts, pour rendre les peuples esclaves et malheureux. Le prêtre subjugua les sujets, par des terreurs religieuses, pour que le souverain pût les dévorer ; celui-ci, en récompense, accorda au prêtre la licence, l'opulence, la grandeur, et s'engagea à détruire tous ses ennemis.

    Que dirons-nous de ces docteurs, que les chrétiens appellent casuistes ; de ces prétendus moralistes, qui ont voulu mesurer jusqu'où la créature peut, sans risquer son salut, offenser son créateur ? Ces hommes profonds ont enrichi la morale chrétienne d'un ridicule tarif de péchés ; ils savent le degré  de colére que chaque péché excite dans la bile de l'être suprême.

    La vraie morale n'a qu'une mesure pour juger des fautes des hommes ; les plus graves sont celles qui nuisent le plus à la société. La conduite, qui fait tort à nous-mêmes, est imprudente et déraisonnable ; celle qui nuit aux autres, est injuste et criminelle. Tout, jusqu'à l'oisiveté même, est récompensé dans les prêtres du christianisme.

    De ridicules fondations font subsister dans l'aisance une foule de fainéans, qui dévorent la société, sans lui prêter aucun secours. Les peuples, déjà accablés par des impôts, sont encore tourmentés par des sangsues, qui leur font acheter chérement des prieres inutiles, ou qu'ils font négligemment ; tandis que l'homme à talens, le sçavant industrieux, le militaire courageux, languissent dans l'indigence, ou n'ont que le nécessaire, des moines paresseux, et des prêtres oisifs, jouissent d'une abondance honteuse pour les états qui la tolérent.

    En un mot, le christianisme rend les sociétés complices de tous les maux que leur font les ministres de la divinité ; ni l'inutilité de leurs prieres, prouvée par l'expérience de tant de siécles, ni les effets sanglans de leurs funestes disputes, ni même leurs débordemens et leurs excès, n'ont encore pu détromper les nations de ces hommes divins, à l'existence desquels elles ont la simplicité de croire leur salut attaché.

    CHAPITRE 16

    Conclusion.

    Tout ce qui a été dit jusqu'ici, prouve, de la façon la plus claire, que la religion chrétienne est contraire à la saine politique et au bien être des nations. Elle ne peut être avantageuse que pour des princes dépourvus de lumieres et de vertus, qui se croiront obligés de régner sur des esclaves, et qui, pour les dépouiller et les tyranniser impunément, se ligueront avec le sacerdoce, dont la fonction fut toujours de les tromper au nom du ciel.

    Mais ces princes imprudens doivent se souvenir, que pour réussir dans leurs projets, ils ne peuvent se dispenser d'être eux-mêmes les esclaves des prêtres, qui tourneroient infailliblement contre eux leurs armes sacrées, s'ils leur manquoient de soumission, ou s'ils refusoient de servir leurs passions.

    Nous avons vu plus haut, que la religion chrétienne, par ses vertus fanatiques, par ses perfections insensées, par son zèle, n'est pas moins nuisible à la saine morale, à la droite raison, au bonheur des individus, à l'union des familles. Il est aisé de sentir qu'un chrétien, qui se propose un dieu lugubre et souffrant, pour modéle, doit s'affliger sans cesse, et se rendre malheureux. Si ce monde n'est qu'un passage, si cette vie n'est qu'un pélerinage, il seroit bien insensé de s'attacher à rien ici bas.

    Si son dieu est offensé, soit par les actions, soit par les opinions de ses semblables, il doit, s'il en a le pouvoir, les en punir avec sévérité, sans cela il manqueroit de zèle et d'affection pour ce dieu. Un bon chrétien doit, ou fuir le monde, ou s'y rendre incommode à lui-même et aux autres.

    Ces réflexions peuvent suffire pour répondre à ceux qui prétendent que le christianisme est utile à la politique et à la morale, et que, sans la religion, l'homme ne peut avoir de vertus, ni être un bon citoyen. L'inverse de cette proposition est sans doute bien plus vraie, et l'on peut assurer, qu'un chrétien parfait, qui seroit conséquent aux principes de sa religion, qui voudroit imiter fidélement les hommes divins qu'elle lui propose comme des modéles, qui pratiqueroit des austérités, qui vivroit dans la solitude, qui porteroit leur enthousiasme, leur fanatisme, leur entêtement dans la société, un tel homme, dis-je, n'auroit aucunes vertus réelles, seroit, ou un membre inutile à l'état, ou un citoyen incommode et dangereux. à en croire les partisans du christianisme, il sembleroit qu'il n'existe point de morale dans les pays où cette religion n'est point établie : cependant, un coup d'oeil superficiel sur le monde, nous prouve qu'il y a des vertus par-tout ; sans elles, aucune société politique ne pourroit subsister.

    Chez les chinois, les indiens, les mahométans, il existe, sans doute, de bons peres, de bons maris, des enfans dociles et reconnoissans, des sujets fidéles à leurs princes, et les gens de bien y seroient, ainsi que parmi nous, plus nombreux, s'ils étoient bien gouvernés, et si une sage politique, au lieu de leur faire enseigner, dès l'enfance, des religions insensées, leur donnoit des loix équitables, leur faisoit enseigner une morale pure, et non dépravée par le fanatisme, les invitoit à bien faire, par des récompenses, et les détournoit du crime, par des châtimens sensibles.

    En effet, je le répète, il semble que par-tout la religion n'ait été inventée, que pour épargner aux souverains le soin d'être justes, de faire de bonnes loix, et de bien gouverner. La religion est l'art d'enivrer les hommes de l'enthousiasme, pour les empêcher de s'occuper des maux, dont ceux qui les gouvernent, les accablent ici bas.

    À l'aide des puissances invisibles, dont on les menace, on les force de souffrir en silence les miséres dont ils sont affligés par les puissances visibles ; on leur fait espérer, que s'ils consentent à être malheureux en ce monde, ils seront plus heureux dans un autre.

    C'est ainsi que la religion est devenue le plus grand ressort d'une politique injuste et lâche, qui a cru qu'il falloit tromper les hommes, pour les gouverner plus aisément. Loin des princes éclairés et vertueux des moyens si bas ; qu'ils apprennent leurs véritables intérêts ; qu'ils sachent qu'ils sont liés à ceux de leurs sujets ; qu'ils sachent qu'ils ne peuvent être eux-mêmes réellement puissans, s'ils ne sont pas servis par des citoyens courageux, actifs, industrieux et vertueux, attachés à la personne de leurs maîtres ; que ces maîtres sachent enfin, que l'attachement de leurs sujets ne peut être fondé que sur le bonheur qu'on leur procure.

    Si les rois étoient pénétrés de ces importantes vérités, ils n'auroient besoin, ni de religion, ni de prêtres, pour gouverner les nations. Qu'ils soient justes, qu'ils soient équitables, qu'ils soient exacts à récompenser les talens et les vertus, et à décourager l'inutilité, les vices et le crime, et bientôt leurs états se rempliront de citoyens utiles, qui sentiront que leur propre intérêt les invite à servir la patrie, à la défendre, à chérir le souverain, qui sera l'instrument de sa félicité ; ils n'auront besoin, ni de révélation, ni de mystères, ni de paradis, ni d'enfer, pour remplir leurs devoirs.

    La morale sera toujours vaine, si elle n'est appuyée par l'autorité suprême. C'est le souverain qui doit être le souverain pontife de son peuple ; c'est à lui seul qu'il appartient d'enseigner la morale, d'inviter à la vertu, de forcer à la justice, de donner de bons exemples, de réprimer les abus et les vices.

    Il affoiblit sa puissance, dès qu'il permet qu'il s'élève, dans ses états, une puissance, dont les intérêts sont divisés des siens, dont la morale n'a rien de commun avec celle qui est nécessaire à ses sujets, dont les principes sont directement contraires à ceux qui sont utiles à la société.

    C'est pour s'être reposés de l'éducation, sur des prêtres enthousiastes et fanatiques, que les princes chrétiens n'ont dans leurs états que des superstitieux, qui n'ont d'autre vertu qu'une foi aveugle, un zèle emporté, une soumission peu raisonnée à des cérémonies puériles, en un mot, des notions bizarres, qui n'influent point sur leur conduite, ou ne la rendent point meilleure.

    En effet, malgré les heureuses influences qu'on attribue à la religion chrétienne, voyons-nous plus de vertus dans ceux qui la professent, que dans ceux qui l'ignorent ? Les hommes, rachetés par le sang d'un dieu même, sont-ils plus justes, plus réglés, plus honnêtes que d'autres ?

    Parmi ces chrétiens, si persuadés de leur religion, sans doute qu'on ne trouve point d'oppressions, de rapines, de fornications, d'adultères ? Parmi ces courtisans pleins de foi, on ne voit, ni intrigues, ni perfidies, ni calomnies ?

    Parmi ces prêtres, qui annoncent aux autres des dogmes redoutables, des châtimens terribles, comment trouveroit-on des injustices, des vices, des noirceurs ? Enfin, sont-ce des incrédules, ou des esprits forts , que ces malheureux, que leurs excès font tous les jours conduire au supplice ?

    Tous ces hommes sont des chrétiens, pour qui la religion n'est point un frein, qui violent sans cesse les devoirs les plus évidens de la morale, qui offensent sciemment un dieu qu'ils savent avoir irrité, et qui se flattent, à la mort, de pouvoir, par un repentir tardif, appaiser le ciel, qu'ils ont outragé pendant tout le cours de leur vie.

    Nous ne nierons point cependant, que la religion chrétienne ne soit quelquefois un frein pour quelques ames timorées, qui n'ont point la fougue, ni l'énergie malheureuse, qui font commettre les grands crimes, ni l'endurcissement, que l'habitude du vice fait contracter.

    Mais ces ames timides eussent été honnêtes, même sans religion ; la crainte de se rendre odieux à leurs semblables, d'encourir le mépris, de perdre leur réputation, eussent également retenu des hommes de cette trempe. Ceux qui sont assez aveugles pour fouler aux pieds ces considérations, les mépriseront également, malgré toutes les menaces de la religion.

    On ne peut pas nier non plus, que la crainte d'un dieu, qui voit les pensées les plus secrettes des hommes, ne soit un frein pour bien des gens ; mais ce frein ne peut rien sur les fortes passions, dont le propre est d'aveugler sur tous les objets nuisibles à la société.

    D'un autre côté, un homme habituellement honnête, n'a pas besoin d'être vu, pour bien faire ; il craint d'être obligé de se mépriser lui-même, d'être forcé de se haïr, d'éprouver des remords, sentimens affreux pour quiconque n'est pas endurci dans le crime.

    Que l'on ne nous dise point, que, sans la crainte de Dieu, l'homme ne peut éprouver des remords. Tout homme, qui a reçu une éducation honnête, est forcé d'éprouver en lui-même un sentiment douloureux, mêlé de honte et de crainte, toutes les fois qu'il envisage les actions deshonorantes, dont il a pu se souiller : il se juge souvent lui-même, avec plus de sévérité que ne feroient les autres ; il redoute les regards de ses semblables ; il voudroit se fuir lui-même, et c'est là ce qui constitue les remords.

    En un mot, la religion ne met aucun frein aux passions des hommes, que la raison, que l'éducation, que la saine morale ne puissent y mettre bien plus efficacement. Si les méchans étoient assurés d'être punis, toutes les fois qu'il leur vient en pensée de commettre une action deshonnête, ils seroient forcés de s'en désister.

    Dans une société bien constituée, le mépris devroit toujours accompagner le vice, et les châtimens suivre le crime ; l'éducation, guidée par les intérêts publics, devroit toujours apprendre aux hommes à s'estimer eux-mêmes, à redouter le mépris des autres, à craindre l'infamie plus que la mort.

    Mais cette morale ne peut être du goût d'une religion, qui dit de se mépriser, de se haïr, de fuir l'estime des autres, de ne chercher à plaire qu'à un dieu, dont la conduite est inexplicable.

    Enfin, si la religion chrétienne est, comme on le prétend, un frein aux crimes cachés des hommes, si elle opére des effets salutaires sur quelques individus, ces avantages si rares, si foibles, si douteux, peuvent-ils être comparés aux maux visibles, assurés et immenses, que cette religion a produits sur la terre ?

    Quelques crimes obscurs prévenus, quelques conversions inutiles à la société, quelques repentirs stériles et tardifs, quelques futiles restitutions, peuvent-ils entrer dans la balance vis-à-vis des dissensions continuelles, des guerres sanglantes, des massacres affreux, des persécutions, des cruautés inouies, dont la religion chrétienne fut la cause et le prétexte depuis sa fondation ?

    Contre une pensée secrette que cette religion fait étouffer, elle arme des nations entieres pour leur destruction réciproque ; elle porte l'incendie dans le coeur d'un million de fanatiques ; elle met le trouble dans les familles et dans les états ; elle arrose la terre de larmes et de sang.

    Que le bon sens décide, après cela, des avantages que procure aux chrétiens la bonne nouvelle que leur dieu est venu leur annoncer. Beaucoup de personnes honnêtes, et convaincues des maux que le christianisme fait aux hommes, ne laissent pas de le regarder comme un mal nécessaire, et que l'on ne pourroit, sans danger, chercher à déraciner. L'homme, nous disent-ils, est superstitieux ; il lui faut des chimères ; il s'irrite, lorsqu'on veut les lui ôter.

    Mais je réponds, que l'homme n'est superstitieux, que parce que dès l'enfance tout contribue à le rendre tel ; il attend son bonheur de ses chimères, parce que son gouvernement trop souvent lui refuse des réalités ; il ne s'irritera jamais contre ses souverains, quand ils lui feront du bien ; ceux-ci seront alors plus forts que les prêtres et que son dieu.

    En effet, c'est le souverain seul qui peut ramener les peuples à la raison ; il obtiendra leur confiance et leur amour, en leur faisant du bien ; il les détrompera peu-à-peu de leurs chimères, s'il en est lui-même détrompé ; il empêchera la superstition de nuire, en la méprisant, en ne se mêlant jamais de ses futiles querelles, en la divisant, en autorisant la tolérance des différentes sectes, qui se battront réciproquement, qui se démasqueront, qui se rendront mutuellement ridicules : enfin, la superstition tombera d'elle-même, si le prince, rendant aux esprits la liberté, permet à la raison de combattre ses folies.

    La vraie tolérance et la liberté de penser sont les véritables contrepoisons du fanatisme religieux ; en les mettant en usage, un prince sera toujours le maître dans ses états ; il ne partagera point sa puissance avec des prêtres séditieux, qui n'ont point de pouvoir contre un prince éclairé, ferme et vertueux.

    L'imposture est timide, les armes lui tombent des mains à l'aspect d'un monarque qui ose la mépriser, et qui est soutenu par l'amour de ses peuples et par la force de la vérité. Si une politique criminelle et ignorante a presque partout fait usage de la religion, pour asservir les peuples, et les rendre malheureux, qu'une politique vertueuse et plus éclairée l'affoiblisse et l'anéantisse peu-à-peu, pour rendre les nations heureuses ; si jusqu'ici l'éducation n'a servi qu'à former des enthousiastes et des fanatiques, qu'une éducation plus sensée forme de bons citoyens ; si une morale, étayée par le merveilleux, et fondée sur l'avenir, n'a point été capable de mettre un frein aux passions des hommes, qu'une morale, établie sur les besoins réels et présens de l'espéce humaine, leur prouve que, dans une société bien constituée, le bonheur est toujours la récompense de la vertu ; la honte, le mépris et les châtimens, sont la solde du vice et les compagnons du crime.

    Ainsi, que les souverains ne craignent point de voir leurs sujets détrompés d'une superstition qui les asservit eux-mêmes, et qui, depuis tant de siécles, s'oppose au bonheur de leurs états. Si l'erreur est un mal, qu'ils lui opposent la vérité ; si l'enthousiasme est nuisible, qu'ils le combattent avec les armes de la raison ; qu'ils reléguent en Asie une religion enfantée par l'imagination ardente des orientaux ; que notre Europe soit raisonnable, heureuse et libre ; qu'on y voye régner les moeurs, l'activité, la grandeur d'ame, l'industrie, la sociabilité, le repos ; qu'à l'ombre des loix, le souverain commande et le sujet obéisse ; que tous deux jouissent de la sûreté.

    N'est-il donc point permis à la raison d'espérer qu'elle répandra quelque jour un pouvoir depuis si longtems usurpé par l'erreur, l'illusion et le prestige ?
    Les nations ne renonceront-elles jamais à des espérances chimériques, pour songer à leurs véritables intérêts ?

    Ne secoueront-elles jamais le joug de ces prêtres hautains, de ces tyrans sacrés, qui seuls sont intéressés aux erreurs de la terre ? Non, gardons-nous de le croire ; la vérité doit à la fin triompher du mensonge ; les princes et les peuples, fatigués de leur crédulité, recourront à elle ; la raison brisera leurs chaînes ; les fers de la superstition se rompront à sa voix souveraine, faite pour commander sans partage à des êtres intelligens.

     


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  • Le Curé MESLIER, matérialiste, athée et communiste

                                  par Serge Deruette

    Le but que je me propose ici n'est pas de cerner les particularités de la pensée de Meslier, il est de le situer dans l'histoire des idées.
    Meslier était un modeste curé de campagne. Il naquit en 1664 et mourut en 1729. Il obtint en 1689, et garda le reste de sa vie, la cure d'Etrépigny, un petit village des Ardennes françaises, alors de moins de 150 habitants sans doute, moins de 200 en tout cas, situé à 10 km au sud de Charleville-Mézières et à 15 km à l'ouest de Sedan. A sa mort, il laissait trois exemplaires d'un gros mémoire manuscrit de ses "pensées et sentiments" présenté par deux lettres qu'il adressait aux "curés du voisinage". On retrouva également des annotations marginales à la Démonstration de l'existence de Dieu de Fénelon. La rédaction finale des exemplaires du Mémoire a dû se faire après 1723.
    Le curé Meslier ne fut pas seulement un de ces innombrables prêtres qui contestèrent la hiérarchie cléricale ou un de ces membres du bas-clergé qui se désolidarisèrent de leur ordre pour épouser les luttes de la paysannerie pauvre: son oeuvre est sans commune mesure avec de telles contestations religieuse ou sociale.
    Si ces prêtres étaient parvenus à s'émanciper, ici, -plutôt en haut de la hiérarchie- de leurs préjugés religieux, là -plutôt en bas- de leurs préjugés sociaux, Jean Meslier fut de ceux qui s'émancipèrent de l'un et de l'autre. Et de quelle façon, et avec quelle puissance, quelle vigueur et quelle audace il le fit. Incroyant et communiste, Meslier ne s'en tint pas là; il a "poussé jusqu'à son extrême conséquence la recherche de la vérité", c'est pourquoi il fut, d'abord et avant tout, athéiste et révolutionnaire.
    La critique de la religion, pendant tout le XVIIIè siècle, était essentiellement formulée à la faveur de l'agnosticisme ou du déisme. Quelquefois, elle était poussée jusqu'au panthéisme en lequel on s'accordait à voir la limite extrême de la radicalité dans la contestation religieuse. Le dieu situé au-dessus des hommes, dieu des oppresseurs, était relégué au-dessus de la nature, au mieux, il était la nature lui-même.
    Meslier, lui, le débusqua de son dernier retranchement et le réduisit au néant. Ce faisant, il identifia la nature à la Matière et la proclama telle. Meslier accédait ainsi au matérialisme intégral; en cela, il restera inégalé dans son siècle qui, pourtant, n'en était qu'à son commencement. A l'once du siècle suivant, tirant le bilan de la contestation religieuse dans l'histoire universelle, un homme dit de Meslier : "Il est impossible de professer l'athéisme d'une manière plus claire et plus franche". Cet homme savait de quoi il parlait: c'était Sylvain Maréchal, l'Égal, "l'homme sans Dieu".
    La critique de la société dans la France prérévolutionnaire était le fait, d'une part, de bourgeois éclairés qui représentaient concrètement leur propres intérêts de classe et en posaient les revendications pratiques, d'autre part, de communistes -plus précisément : de communautaristes qui représentaient abstraitement les intérêts des masses agraires serves et projetaient dans l'utopie les bases de communautés plus ou moins égalitaires. Mais aussi divergentes que puissent avoir été ces deux conceptions de la société, elles n'en partageaient pas moins cette même caractéristique, d'exclure toutes deux l'action populaire comme facteur de transformation du monde. Morelly, le grand réformateur communiste du milieu du XVIIIè siècle, n'échappe pas à la règle, qui "s'en remet à la sagesse des législateurs" et refuse la lutte révolutionnaire. Dom Deschamps (1716-1774), ce véritable Hegel préhégélien et français qui fut l'utopiste communiste le plus radical, même Dom Deschamps refuse de concevoir un "projet révolutionnaire d'action du peuple".
    Meslier, ici encore, de même que pour la critique religieuse, seul contre tous, prend à son propre compte d'en appeler à l' "union des peuples" pour renverser les oppresseurs et de faire entendre sa voix < d'une extrémité de la terre à l'autre". C'est en Meslier que la France trouve le premier théoricien de son histoire qui ait uni le communisme et la révolution. Avec Meslier, le communisme français cesse d'être une utopie, il devient une nécessité, et une nécessité pratique: un programme d'action populaire révolutionnaire. S'il n'a pas eu cette possibilité historique qui s'offrit, en Allemagne au XVIe et en Angleterre au XVIIè siècle, à ces deux grands chefs communistes que furent Münzer et Winstanley, de diriger une insurrection paysanne -et en cela réside la seule cause des limites de sa critique sociale -, Meslier ne leur cède en rien en ce qui concerne l'affirmation de l'action révolutionnaire où, par ailleurs, il se distingue d'eux par son athéisme. Lichtenberger a raison de penser que l'on trouve en Meslier "la pensée socialiste poussée jusqu'à ses dernières conséquences".
    Marx et Engels n'ont, pas plus que Plékhanov ou Lénine connu l'oeuvre de Meslier. Les théoriciens du matérialisme athée et scientifique ne pouvaient rien contre la pesanteur du silence qui entourait leur devancier. Mais on peut avancer sans crainte de se tromper que s'il avait connu sa pensée, Marx aurait hésité avant d'écrire sa fameuse dernière Thèse sur Feuerbach: "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde; ce qui importe, c'est de le transformer".
    Car c'est avec Meslier que la philosophie, pour la première fois de toute son histoire, s'assigne comme fin de révolutionner le monde. C'est pour libérer l'humanité que Meslier expose sa critique matérialiste de la religion et de la société : en cela son communisme révolutionnaire est avant tout matérialiste. Et s'il est vrai, comme le disent Sergent et Harmel qui récupèrent un peu trop rapidement Meslier dans le camp de l'anarchisme, que "ce qui l'animait, ce n'était pas l'esprit de la science, le souci de la vérité (mais) la haine de ce qui asservit les hommes", il faut admettre que la dénonciation de l'asservissement passait par la critique matérialiste. Un des traits constitutifs de la grandeur de Meslier est qu'il sut, ainsi que le reconnaît P. Doussot (qui pourtant méprise "les traces de la vieille mentalité rurale" dans sa pensée), " rationaliser l'ancien monisme paysan, l'amplifier et lui donner la dimension d'une philosophie". Or, cette irruption du peuple paysan brandissant sa misère au sein des salons éthérés des philosophes est, de fait, la matière et l'action révolutionnaire qui font valoir leurs droits au sein de la pensée.
    C'est parce qu'il représentait, de façon aussi brutale qu'achevée, cette intrusion scandaleuse que Meslier fut ostracisé si longtemps et que, même si les Lumières connaissaient son Mémoire, le moins que l'on puisse dire est que "leur oeuvre ne la représentait pas dans son intégralité, dans toute sa force". Voltaire fit bien, sous le titre Extrait des sentiments de Jean Meslier, un abrégé du Mémoire. "Ce fut tout simplement une mutilation" écrit Benoît Malon. Le vieux communard a raison, car le déiste bourgeois qu'était Voltaire avait soigneusement banni de son Extrait ce qu'il jugeait "trop ennuyeux et même trop révoltant" : précisément ses démonstrations communistes et révolutionnaires, athéistes et matérialistes. Voltaire tint par ailleurs à le transformer expressément en déiste: il conclut son Extrait en faisant s'adresser à Dieu cet athée implacable !.
    Victime de ce que R. Mortier appelle une "gloire ambiguë", Meslier n'a jamais dû apparaître que comme un de ces déistes dont le XVIIIè siècle français regorge, et la banalité n'est pas faite pour attirer l'attention. Et si en 1864, un Hollandais, Rudolf Charles d'Ablaing van Giessenburg, imprima et édita pour la première fois, deux cents ans après la naissance de Meslier, le texte complet d'une copie manuscrite du Mémoire, cette édition méritoire n'eut qu'une diffusion extrêmement réduite et sans doute reste confinée aux seuls cercles de libres-penseurs.
    Il n'y a guère qu'en Union soviétique, et maintenant dans les autres pays de l'Est, que Meslier a la diffusion et la renommée qu'il mérite. Le Mémoire entier fut traduit en russe en 1924. Par ailleurs, le nom de Meslier figure, entre autres avec celui de Wistanley, sur l'obélisque du Parc Gorki de Moscou élevé à la gloire des précurseurs du socialisme moderne. C'est le seul monument public au monde qui rappelle la mémoire de Meslier et, même en France où, dit Quack, "l'on trébuche suer les statues d'anti-cléricaux, on cherchera en vain celle d'un tel anti-prêtre".
    Ainsi, malgré la remarquable étude, aussi enthousiaste qu'érudite, de Maurice Dommanget, malgré la très complète et précise édition de ses Oeuvres, coordonnées par R. Desné, malgré les fort riches Colloques internationaux d'Aix-en-Provence en 1964 (dont les actes sont parus en 1966) et de Reims en 1974 (dont les actes sont parus en 1980), Meslier reste, encore aujourd'hui, un penseur ignoré dans son pays. Il ne figure dans aucun dictionnaire français usuel et en 1969, R. Desné signalait qu'en France, le nom de Meslier ne figure dans aucun manuel en usage dans les classes de Français, d'Histoire et de Philosophie, à l'exception du manuel littéraire de Castex et Surer où il apparaît dans une oeuvre renseignée comme un pamphlet de Voltaire, celui-ci étant cité après que les auteurs aient écrit que, dans ses pamphlets, "Voltaire s'affuble de personnalités d'emprunt" !.
    Et même si en cette fin de siècle des études commencent à lui être consacrées dans les sphères universitaires, il reste néanmoins un marginal au sein de ce que l'histoire et la philosophie institutionnelles consacrent comme savoir constitué. Ainsi est-il remarquable que les monumentales Studies on Voltaire and the Eighteenth Century qui en sont à plus de 220 publications de livres et de recueils d'articles depuis 1955, n'aient, à ce jour, publié aucun texte monographique ou autre consacré à Meslier, si ce n'est la communication que fit J. Deprun, sous le titre Jean Meslier et l'héritage cartésien, au Premier Congrès International sur le siècle des Lumières (à Genève en 1963) et dont les Studies ont publié les Actes. Il est d'ailleurs également significatif qu'à cette seule exception près, il n'a plus jamais été question de Meslier autrement que dans des mentions aussi rapides que rares, dans les centaines de communications qui ont été faites aux cinq Congrès ultérieurs !
    Meslier, qui écrivit avant 1729, était décidément en avance, non seulement sur son siècle, mais également sur le suivant, et sur le nôtre. Un conservateur chrétien de notre temps, P. Hazard, néanmoins familier du rationalisme puisqu'il est historien des idées du siècle des Lumières, écrit dans son ouvrage consacré à la Pensée européenne au XVIIIè siècle, à propos du Mémoire, "qu'après deux cents ans passés, on ne peut le lire sans un frémissement". Et il ajoute, comme dans un effort désespéré par lequel il essaie d'expliquer une pensée dont la radicalité dépasse son entendement: "on aurait dit qu'il n'avait jamais prié". J. Marchal qui, lui, a renoncé à tenter toute explication, préfère parler d' "un débordement d'ordures". Mais il se rappelle qu'on lui a appris à pardonner à son prochain et s'exécute: Meslier "a droit cependant à la pitié". De son côté, Ira O. Wade qui ne parvient pas à comprendre l'attaque implacable à laquelle Meslier soumet l'Église et l'État, se demande s'il "ne déraisonne pas un peu" et trouve la réponse dans le fanatisme qu'il lui suppose gratuitement. Ainsi, parce que, selon l'expression de Gruenberg, "il eut la rare hardiesse d'aller jusqu'au bout de ses conclusions logiques", dépassant par là même les limites au-delà desquelles les Lumières ne se sont jamais aventurés, Meslier serait tombé dans la déraison et le fanatisme ! Il faut plutôt reconnaître qu'ici Wade, qui consacra pourtant un demi-siècle de sa vie à l'étude des Lumières, reste ébloui devant une pensée dont l'audace et la conséquence dans le raisonnement dépassent considérablement, encore aujourd'hui, ce que le savoir considéré comme légitime peut accepter.
    Voici en quoi Meslier fut unique dans l'histoire des idées.
    Il fut d'abord et avant tout : le premier penseur révolutionnaire, et le premier communiste à fonder son point de vue sur le matérialisme et l'athéisme. S'il y eut, bien sûr, avant lui, des révolutionnaires, des communistes, des matérialistes et des athées, il fut le premier à réunir ces quatre positions en une seule et unique conception du monde. En cela, Meslier prend une place d'une importance considérable tant dans l'histoire de la pensée révolutionnaire que dans celles du communisme, du matérialisme et de l'athéisme. Son oeuvre constitue un moment capital de l'histoire de la pensée.
    Il fut également le premier matérialiste systématique et conséquent depuis Lucrèce; le premier à développer aussi complètement son point de vue; le premier théoricien systématique de l'athéisme, dont il élabora une conception achevée; le premier matérialiste mais également le premier penseur à concevoir la nature de façon dynamique; le premier matérialiste à concevoir que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que "le mouvement reste dans la matière" ; le premier philosophe à vouloir "transformer le monde"; le premier matérialiste à penser la dialectique historique de la nécessité et de la liberté, à penser que le monde s'explique par lui-même et qu'il faut néanmoins le révolutionner; le premier théoricien communiste à vouloir fonder une société sans classes, non par l'imagination utopique, mais par l'action révolutionnaire pratique; le premier théoricien révolutionnaire en France à concevoir la révolution comme une action populaire de masse; le premier communiste à considérer la religion comme le produit et la preuve de l'oppression et de l'exploitation sociales ; le premier communiste à voir dans la propriété privée l'origine et la cause de l'inégalité et de la domination; le premier révolutionnaire et communiste à reconnaître que toute la richesse vient du travail et à en déduire la théorie de la grève générale comme arme révolutionnaire ; le premier révolutionnaire et communiste à avancer l'idée de la dictature des opprimés sur leurs oppresseurs ; le premier révolutionnaire et communiste à se prononcer pour la transformation de la guerre des nations en guerre des classes.
    A ce palmarès, on peut encore ajouter des titres plus modestes: le Mémoire fut " la première attaque complète et détaillée que subit en France le christianisme" ; Meslier fut, sans doute, d'ailleurs l'auteur le plus violent de tous les temps contre le personnage de Jésus-Christ ; il récusa formellement la "magie noire", ce en quoi il fait également, comme le dit Dommanget, "figure d'isolé" dans un siècle où même les plus libres de pensées, jusque et y compris d'Holbach, s'adonnent aux "pratiques astrologiques, ésotériques et occultistes" ; il fut également seul en son siècle à appeler au tyrannicide, au régicide, dans cette époque où la monarchie est épargnée par les critiques bourgeoises et souvent même paysannes, etc..
    Ainsi, ce qui constitue l'exceptionnelle envergure intellectuelle de Meslier, c'est qu'il combina les quatre domaines de la pensée les plus avancés qui s'offraient à la philosophie de son temps : le communisme, la révolution, la négation de Dieu et la matière, alors que l'audace des autres penseurs ne dépassait jamais l'exploration d'un seul de ces champs. Il a fallu attendre Marx et Engels, c'est-à-dire la Révolution française et la révolution industrielle, la domination de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat en classe, pour que la pensée accède à nouveau, en un seul mouvement, à la conjonction de ces quatre domaines avancés de la connaissance; et la distance historique qui sépare Meslier de ses successeurs est une bonne mesure de l'avance qu'il avait sur son temps.
    Mais Meslier ne fut pas seulement grand en cela, la profondeur de sa pensée était à la mesure de l'amplitude de son horizon. Dans chacun des quatre domaines, il dépassa en pénétration et en conséquence tous les théoriciens qui, avant lui, les avaient abordés séparément. Cependant, il est un champ dans l'investigation duquel sa supériorité sur son siècle fut particulièrement écrasante, et qui fonde toute sa pensée: il s'agit de la matière. Avant de concevoir sa théorie du communisme et de la révolution, Meslier se forgea une théorie de la matière, et c'est en élaborant celle-ci de façon achevée qu'il parvint logiquement à celles-là. De même, pour pouvoir développer intégralement son athéisme militant, il dut pousser jusqu'à sa dernière extrémité la réflexion sur la matière. Déborine a raison de dire : "C'est en partant de sa conception matérialiste du monde que Meslier a fondé son éthique et sa politique (...). Les conclusions sur la nécessité d'une révolution et de l'instauration d'une société fondée sur la communauté des biens découlaient de sa conception du monde". Elles s'appuient entièrement et indéfectiblement sur le matérialisme.
    ***
    C'est une caractérisation du matérialisme de Meslier que je tenterai maintenant, dans la perspective de l'appréhender du point de vue de la place qu'il occupe dans l'histoire de la pensée en général, et du matérialisme en particulier.
    On a souvent rattaché Meslierau cartésianisme avec lequel on lui voyait un rapport de filiation. R. Pomeau le dit "cartésien en physique" et "cartésien en métaphysique, cartésien athée"; Jean Ehrard parle de "l'accent cartésien de son langage" et " du désir de Meslier de se ranger résolument" dans la tradition cartésienne; de leur côté, Dommanget pense qu'il "applique la méthode cartésienne" et A. Adam qu'il " ne faisait que tirer les conséquences logiques du cartésianisme"; tandis que H. Manceau dit de lui qu'il était "armé par un cartésianisme totalement libre".
    Mais c'est J. Deprun qui a développé le plus largement ce point de vue. A l'occasion d'une communication au Congrès consacré au siècle des Lumières en 1963, il exposait que Meslier mérite "le nom de cartésien" et que sa pensée "constitue l'une des filières par lesquelles le cartésianisme religieux et même mystique s'est changé de l'intérieur, en son contraire sous la pression de ses propres exigences méthodologiques". Il insistait sur le fait que "Meslier conserve une attitude mentale typiquement cartésienne alors même qu'il récuse les thèses capitales des systèmes de Descartes, Malebranche ou Fénelon" pour enfin caractériser sa pensée comme un "cartésianisme d'extrême-gauche". Dans l'édition critique des Oeuvres de Meslier qu'il cordite, J. Deprun ne se fait pas faute de mettre en exergue, dans des notes explicatives, le cartésianisme qu'il pense déceler dans certaines conceptions du Mémoire. La préface philosophique qu'il consacre aux Oeuvres insiste expressément dans ce sens. L'auteur y précise son opinion que Meslier, "hérétique du cartésianisme et, si l'on veut, cartésien maudit; cartésien pourtant", est un "malebranchiste d'extrême gauche" et confirme que "par sa forme comme par son contenu, la pensée de Meslier mérite donc à bien des égards d'être qualifiée de cartésienne".
    Il est toutefois à remarquer, devant cet assaut d'avis convergents sur la question, que ces auteurs tiennent expressément à préciser qu'ils assignent au cartésianisme de Meslier cette limite d'être "interprété dans le sens matérialiste". Pomeau, on l'a vu, parle d'une métaphysique cartésienne athée ! Deprun, de son côté, reconnaît lui-même que ce sont "ses convictions matérialistes" que Meslier a exposées "dans la langue et le cadre" du système cartésien. Ainsi, chez les tenants de sa filiation cartésienne, a-t-on senti la contradiction qu'il y avait entre un tel héritage et sa conception matérialiste du monde. Puisqu'il y a là le lieu d'une discussion, je me permettrai d'y prendre part.
    Le point de vue que je voudrais défendre a déjà été exprimé sous une forme lapidaire par quelques rares auteurs. J.J. Spink décelait chez Meslier une "opposition marquée au dualisme cartésien" dont le dépassement, écrit Déborine, lui permettait d'"affirmer le matérialisme philosophique". Georges Cogniot, de son côté, énonçait avec force cette vérité si évidente qu'elle lui paraissait couler de source "bien entendu, Meslier n'est pas cartésien". C'est ce point de vue que je tenterai de développer ici.
    On sait que l'oeuvre de Descartes constitue une grande étape dans l'histoire des progrès de la pensée. Avec lui, la science est définitivement émancipée du carcan de la scolastique. En cela, Descartes est bien le plus éminent représentant philosophique de la bourgeoisie française montante sous Louis XIII et Louis XIV. Mais pour libérer la physique de ses chaînes, le grand penseur moderne dut encore payer son tribut à l'obscurantisme qui, bien que battu en brèche, imposait encore sa loi dans le domaine de la métaphysique. Descartes s'acquitta avec complaisance de cette dette. Avec lui, la raison, si elle se libère bien des entraves divines, le fait en "prouvant" rationnellement l'existence de Dieu. La connaissance du réel passait, en cette première moitié du XVIIè siècle, par la compromission avec son contraire: le dualisme cartésien n'est autre que cette contradiction non vidée, dans l'un ou l'autre sens, du matérialisme et de l'idéalisme.
    Ainsi, Descartes, pour pouvoir l'étudier sans obstacles religieux, a séparé de Dieu la matière. Ce faisant, il n'en laisse pas moins, par là même, une inconnue pour la science: c'est précisément, Dieu. Dans le long combat que mène la matière pour gagner le droit d'être enfin expliquée par elle-même, le cartésianisme représente le moment historique où elle parvient à se débarrasser de la domination de l'idée divine sans pour autant la vaincre définitivement. Dieu, relégué à l'origine des temps pour y donner l'impulsion primordiale aux choses, n'explique déjà plus la matière, mais la matière n'explique pas encore Dieu, de sorte que si celle-là existe enfin, celui-ci est toujours.
    Un tel moment de la connaissance, qui juxtaposait les contraires tout en ignorant superbement leur contradiction, ne pouvait durer éternellement. Il fallait que, tôt ou tard, il prenne conscience de ce qu'il contenait en son sein les germes de sa propre négation. Ce rôle historique fut dévolu à Bayle. Ce penseur ne représente pas à proprement parler une étape nouvelle dans l'histoire des idées, mais l'aboutissement logique du cartésianisme, la contradiction de son dualisme poussée jusqu'à l'extrême limite au-delà de laquelle il se nie. Bayle représente le moment où la rationalité du dualisme en vient à constater que le dualisme est irrationnel. Mais le dualisme, ainsi compris, n'est pas pour autant résolu : si la raison exclu Dieu de son champ de connaissance, elle ne le nie pas. En cela, Bayle ne franchit pas la frontière cartésienne. II en reste, comme le dit Rétat, à "une crise de la raison".
    Le cartésianisme devait encore être dépassé. Il le fut. Meslier représente cette nouvelle grande étape de l'histoire de la connaissance, celle de la pensée enfin débarrassée du dualisme, c'est-à-dire celle de la matière enfin débarrassée de son interprétation idéaliste, de la matière affranchie de Dieu, de la matière en tant qu'"être en général et sans restriction". C'est avec Meslier que la pensée reconnaît à la matière le droit et le devoir de se déterminer elle-même et par elle-même. Avec lui se termine la lutte de la matière pour sa propre reconquête, avec lui s'ouvre un horizon infini pour la connaissance. La matière, après ce long passage par l'aliénation à la pensée, se retrouve enfin elle-même, mais enrichie parle travail du négatif, non seulement comme elle-même, mais aussi comme plus qu'elle-même, comme matière enfin connaissable.
    Pour la première fois depuis Épicure et Lucrèce, la matière est proclamée incréée; "l'être matériel", dit Meslier, "ne peut avoir été fait, ni avoir été créé, et par conséquent il a toujours été". Une telle affirmation, qui anime toute son oeuvre, caractérise de façon incontestable cette dernière étape du progrès de la pensée qu'est le matérialisme intégral. Cette "confession de matérialisme conséquent" (pour reprendre les termes de T. Haan, marque avec la plus extrême évidence la distance qui sépare le monisme de Meslier du dualisme de Descartes. Et si l'on pense néanmoins, à la suite de J. Deprun, que "tout se passe comme si Meslier avait retourné contre la métaphysique de Descartes les exigences mêmes de sa méthode", il faut admettre qu'en cela, Meslier est bien le matérialiste conséquent qu'on lui reconnaît mais nullement un cartésien conséquent. Car le cartésianisme constitue, tant historiquement que logiquement, le moment où le matérialisme en progression et l'idéalisme en régression s'équilibrent, il consiste précisément en la juxtaposition de ces deux conceptions du monde irréductibles l'une à l'autre. En conséquence, il ne peut dépasser la contradiction non résolue qu'il renferme en son sein sans se condamner lui-même en tant que cartésianisme. De même, on ne peut résoudre l'un des termes de son dualisme par l'autre sans, par cela, le dépasser, soit en régressant vers l'idéalisme, soit en accédant au matérialisme.
    Telle est bien la raison pour laquelle on ne peut parler, comme on pourrait trop rapidement avoir tendance à le faire, de cartésianisme matérialiste. De même qu'une nuit où luit le soleil n'est pas une nuit mais un jour, de même un cartésianisme où règne sans partage la matière n'est pas un cartésianisme mais un matérialisme. Et on aura beau, en jouant sur l'élasticité propre au système de Descartes, le tendre autant que possible pour l'y voir rejoindre la position de Meslier, il faudra nécessairement, pour l'atteindre, qu'il se brise. Ainsi, il n'est pas vrai que c'est "à l'extrémité de ce physicalisme tendanciel, immanent à la pensée de Malebranche, que se place Meslier", car il s'opère, dans l'intervalle qui sépare les deux pensées, un "saut qualitatif" qui empêche de les classer dans une lignée continue qui irait, sans bond, du penseur cartésien au penseur matérialiste. Dans cette perspective, il est également erroné de caractériser Meslier comme un cartésien ou un malebranchiste "d'extrême-gauche". Pas plus qu'un "croyant" sans dieu n'est un croyant d' "extrême-gauche" -puisqu'il s'agit d'un athée- , pas plus Meslier ne peut être considéré comme un "extrémiste" du système cartésien puisqu'il accède au monisme matérialiste.
    Meslier, par ailleurs, connaissait peu le cartésianisme. J. Deprun a lui-même mis en évidence "l'absence de toute référence explicite aux écrits de Descartes, tant dans le Testament que dans les Notes sur Fénelon", et conclut à la haute probabilité que leur auteur "ne lut jamais Descartes dans le texte". Il n'a d'ailleurs "lu que peu de textes cartésiens", peut-être seulement la Démonstration de l'existence de Dieu de Fénelon qu'il a annotée et la Recherche de la vérité de Malebranche. Toutefois Meslier considère les cartésiens comme "les plus sensés des philosophes", formulation qui est loin de signifier une adhésion quelconque à cette pensée, d'autant plus qu'il précise: "des philosophes déicoles" et qu'il ne se prive pas, après leur avoir rendu grâce d'être "très judicieux", de les traiter de "fous" sur la question des "animaux-machines". W. Krauss considère d'ailleurs que cette question, fort débattue à l'époque, "était le pivot de sa lutte (celle de Meslier) contre le système de Descartes", ce sur quoi on s'accordera. Le problème de l'âme des bêtes est en effet un point très significatif du dualisme cartésien et ce n'est pas fortuitement que Meslier prit la peine d'argumenter contre lui. La théorie des "animaux-machines" résume bien l'impérialisme de l'idéalisme au sein d'une conception matérialiste mécaniste de l'organisation des êtres animés: pour élever l'homme au rang de création particulière de Dieu, Descartes est amené à abaisser les animaux. Meslier, lui, élève les animaux pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l'homme.
    Le cartésianisme, pour le dire en termes hégéliens, était une unité de contraires dans laquelle la physique était la thèse et la métaphysique l'antithèse. Meslier dépassa cette unité cartésienne contradictoire en éliminant l'antithèse (la métaphysique). Ce faisant, il ne retrouva pas la thèse (la physique cartésienne) mais plus que la thèse: la synthèse, c'est-à-dire la thèse débarrassée de son obstacle interne, la physique qui règle enfin ses comptes avec Dieu, alors que Dieu lui avait jusque-là échappé. C'est ainsi que la physique métaphysique cartésienne se retira pour céder la place au matérialisme.
    ***
    Avec Meslier, le matérialisme à peine éclos est d'emblée mobilisé au service des combats théoriques les plus avancés, il nourrit tant l'athéisme que le communisme et la révolution. Malgré ce prodigieux bond en avant de la pensée, bien qu'il franchisse des étapes de son développement sans attendre sa maturation pour se porter aux avant postes de la lutte philosophique de son temps et de tous les temps, il est encore des auteurs qui n'acceptent pas de classer Meslier au rang des précurseurs du marxisme. Ainsi en est-il de J.-M. Goulemot qui "refuse de modeler Meslier à un marxisme qui sert à l'appréhender et à le comprendre" car, explique-t-il, "la question du progressisme de Meslier demeure posée. Qui est progressiste en ce début de XVIIIè siècle? Celui qui demande l'abolition de la propriété ou le bourgeois qui la constitue aux dépens de la possession nobiliaire ?". Ce point de vue tombe dans le travers que J. Ehrard, se référant à quelque penseurs du XVIIIè siècle dont Meslier, résume bien lorsqu'il dénonce "la vanité des explications de type mécaniste qui voient dans la littérature un simple "reflet" et tout particulièrement l'arbitraire des analyses déterministes qui prétendent induire la signification sociale des oeuvres de la condition individuelle des auteurs".
    Car c'est pécher par excès de mécanisme que d'exclure Meslier du courant de pensée qui trouvera en Marx son expression achevée sous le prétexte que la paysannerie pauvre qu'il représentait n'était porteuse d'aucun projet historique conséquent. Or, c'est précisément parce qu'il ressort de cette classe qui, bien qu'elle soit sans devenu historique, supporte tout le poids des contradictions d'une société décadente et accumule en elle l'énergie d'une révolution (qui ne sera pas la sienne), c'est précisément parce qu'il représente la classe la plus opprimée et la plus exploitée de son temps que Meslier est, plus que tout autre matérialiste français du XVIIIè siècle, un précurseur du marxisme.
    Dans cette perspective également, il n'est pas juste de parler, ainsi que le fait P. Doussot, de "l'archaïsme de Meslier" sous le prétexte que "la révolution qu'il propose est celle d'un monde qui meurt". Car la révolution par laquelle le vieux monde mourra est, par la force des choses, celle par laquelle le nouveau vivra. En usant de ce seul droit que la bourgeoisie permet aux travailleurs d'usurper: le droit de lutter à sa place, la paysannerie qui renversa dans les campagnes l'ordre social sclérosé de l'Ancien Régime n'accoucha pas de l'impossible société paysanne, mais d'une société à la mesure de son temps, celle de la bourgeoisie.
    Si l'on trouve, chez Meslier, ce matérialisme plus systématique, plus radical, plus implacable et plus résolument militant que tout ce que la bourgeoisie montante, en la personne de d'Holbach, pourra offrir de meilleur dans le domaine, c'est incontestablement à la paysannerie asservie qu'on doit l'attribuer. Par rapport aux philosophes qui lui sont contemporains, Meslier a lu peu de livres et c'est avec une bibliographie restreinte qu'il est parti à l'assaut de deux millénaires de présence idéaliste en philosophie. Qu'il dépasse en audace et en profondeur tous les penseurs de son siècle peut paraître paradoxal. En fait, le paradoxe (c'est d'ailleurs le lot de tous les paradoxes!) n'est qu'apparent. C'est parce qu'il eut une culture philosophique restreinte, parce qu'il n'eut pas l'occasion de se nourrir et de s'imprégner du cartésianisme qui offrait à la pensée un horizon nouveau et vaste, mais borné, que Meslier put franchir les limites contre lesquelles se fracassaient ou se disloquaient les idées les plus avancées de son temps. Mais ceci n'est que la raison négative de la grandeur de Meslier. La raison positive, c'est que la source de sa pensée, il l'a trouvée dans la vie elle-même. Une large expérience pratique de la vie et de la condition paysanne, tel est bien le véritable fondement de la supériorité de Meslier.
    Ainsi s'explique que, à l'extérieur des cercles où le matérialisme français se cherchait encore, et loin d'eux, dans les profondeurs paysannes de l'Ancien Régime, dans le petit village ardennais d'Etrépigny, un homme, Jean Meslier, se dressa, domina son siècle et tous les siècles du passé, et vit loin en avant.
    Extrait des "ANNALES HISTORIQUES de la RÉVOLUTION FRANÇAISE" n° 262, publié avec l'aimable autorisation du Professeur VOVELLE, directeur des Annales, et de l'auteur.

    *****

    Jean Meslier, curé

    Jean Meslier, Curé d'Etrépigny et de But en Champagne, natif du village de Mazerni, dépendant du Duché de Mazarin, était le fils d'un ouvrier en serge. Élevé à la campagne, il a néanmoins fait ses études et est parvenu à la prêtrise.
    Étant au Séminaire où il vécut avec beaucoup de régularité, il s'attacha au système de Descartes. Ses mœurs ont paru irréprochables, faisant souvent l'aumône; d'ailleurs très sobre, tant sur sa bouche que sur les femmes.
    MM. Voiry et Delavaux, l'un Curé de Va et l'autre de Boutzicourt, étaient ses confesseurs, et les seuls qu'il fréquentait.
    Il était seulement rigide partisan de la justice, et poussait quelquefois ce zèle un peu trop loin. Le Seigneur de son village nommé le Seigneur. de Touilly, ayant maltraité quelques paysans, il ne voulut pas le recommander nommément au prône : Mgr. de Mailly, archevêque de Reims, devant qui la contestation fut portée, l'y condamna. Mais le dimanche qui suivit cette décision, ce curé monta en chaire et se plaignit de la sentence du Cardinal.
    "Voici, dit-il, le sort ordinaire des pauvres curés de campagne; les archevêques, qui sont de grands seigneurs, les méprisent et ne les écoutent pas. Recommandons donc le seigneur de ce lieu. Nous prierons Dieu pour Antoine de Touilly; qu'il le convertisse, et lui fasse la grâce de ne point maltraiter le pauvre, et dépouiller l'orphelin."
    Ce seigneur présent à cette mortifiante recommandation, en porta de nouvelles plaintes au même Archevêque, qui fit venir le sieur Meslier à Donchery, où il le maltraita de paroles.
    Il n'a guère eu depuis d'autres événements dans sa vie ni d'autre bénéfice que celui d'Etrépigny.
    Les principaux de ses livres étaient la Bible, un Moréri, un Montagne et quelques Pères; ce n'est que dans la lecture de la Bible et des Pères qu'il puisa ses sentiments. Il en fit trois copies de sa main, l'une desquelles fut portée au Garde des Sceaux de France, sur laquelle on a tiré l'extrait suivant. Son manuscrit est adressé à M. Le Roux, Procureur et Avocat au Parlement, à Mézières.
    Il est écrit à l'autre côté d'un gros papier gris qui sert d'enveloppe :
    "J'ai vu et reconnu les erreurs, les abus, les vanités, les folies et les méchancetés des hommes; je les ai haïs et détestés, je l'ai osé dire pendant ma vie, mais je le dirai au moins en mourant et après ma mort; et c'est afin qu'on le sache, que je fais et écris le pré[3]sent mémoire, afin qu'il puisse servir de témoignage de vérité à tous ceux qui le verront et qui le liront si bon leur semble."
    On a aussi trouvé parmi les livres de ce curé un imprimé des Traités de M. de Fénelon, Archevêque de Cambrai [édition de 1718] sur l'Existence de Dieu et sur ses attributs, et les Réflexions du P. Tournemine, Jésuite, sur l'athéisme, auxquels traités il a mis ses notes en marge signées de sa main.
    Il avait fait deux lettres aux curés de son voisinage, pour leur faire part de ses sentiments etc. Il leur dit qu'il a consigné au Greffe de la Justice de sa Paroisse une copie de son écrit en 366 feuillets in 8°, mais qu'il craint qu'on ne la supprime, suivant le mauvais usage établi d'empêcher que les simples gens ne soient instruits, et ne connaissent la vérité.
    Ce curé a travaillé toute sa vie en secret pour attaquer toutes les opinions qu'il croyait fausses.
    Il mourut en 1733, âgé de 55 ans : on a cru que dégoûté de la vie il s'était exprès refusé les aliments nécessaires, parce qu'il ne voulut rien prendre, pas même un verre de vin.
    Par son testament, il a donné tout ce qu'il possédait, qui n'était pas considérable, à ses paroissiens, et il a prié qu'on l'enterrât dans son jardin.


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  • L'HUMANISPHÈRE par Joseph DEJACQUE

    QUELQUES MOTS D'AVERTISSEMENT

    Le but de notre société des TEMPS NOUVEAUX est de publier tous les ouvrages qui ont eu leur part d'influence dans le développement de l'idéal anarchique. A ce titre, l'HUMANISPHÈRE de Déjacques est une des Oeuvres qui méritent le plus d'être placées dans notre bibliothèque.
    En effet, Déjacques fut un anarchiste de la veille, un anarchiste avant le nom ; depuis les journées de juin, où il combattit au rang des insurgés, et sans doute bien auparavant, quoiqu'il ne soit connu que dès cette époque, il ne cessa de protester par les paroles et par les actes contre la réaction bourgeoise ; il comprenait qu'une république ainsi dirigée devait fatalement aboutir au Coup d'État. Exilé alors, non sans avoir connu les procès politiques, la prison, les persécutions de toute sorte, il continua dans les journaux anglais, belges, américains, à défendre les idées libertaires, n'hésitant pas à contredire, en d'ardentes polémiques, ses frères proscrits, Ledru-Rollin, Proudhon même, auquel il ne pardonnait pas d'exclure la femme de la cité anarchique.
    Il était poète et ses vers, d'une âpre éloquence, n'avaient, comme sa prose, d'autre but que la propagande révolutionnaire à laquelle il consacrait tout le produit de son travail. Ce fut pendant les années 1858 et 1859 qu'il publia L'HUMANISPHÈRE "UTOPIE ANARCHISTE", dans le Libertaire, journal du Mouvement Social,qui paraissait à New York, édité, rédigé, administré, expédié par le seul Déjacque. On y trouve de nombreux articles très intéressants de propagande et de principes, ainsi que de remarquables poésies empreintes d'un idéal élevé de justice et de liberté.
    Le temps ne nous paraît pas encore être venu de publier L'HUMANISPHÈRE en son entier. L'édition actuelle présentera quelques omissions, par la raison très simple que certains passages risqueraient d'être faussement interprétés ; sans parler de ceux qui lisent avec le parti-pris de trouver dans les ouvrages le mal qu'il y cherchent, tous les lecteurs n'ont pas cette belle philosophie qui permet de comprendre de très haut la pensée d'autrui, tout en gardant la sérénité de la sienne. Un jour viendra où l'Oeuvre de Déjacque sera librement publiée jusqu'à la dernière ligne.

    PRÉAMBULE

    UTOPIE: "Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable".
    ANARCHIE : "Absence de gouvernement".
    Les révolutions sont des conservations
    (P-J PROUDHON)

    Il n'y a de vraies révolutions que les révolutions d'idées
    (JOUFFROY)

    Faisons des moeurs et ne faisons plus de lois.
    (ÉMILE DE GIRARDIN)

    Réglez vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté....
    Tenez-vous donc fermes dans la liberté à l'égard de laquelle le Christ vous a affranchi et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. Car nous n'avons pas combattre contre le SANG et la CHAIR, mais contre les (illisible sur l'exemplaire Gallica).
    (L'Apôtre SAINT-PAUL)

    Ce livre n'est point une Oeuvre littéraire, c'est une Oeuvre INFERNALE, le cri d'un esclave rebelle.
    Comme le mousse de la SALAMANDRE, ne pouvant, dans ma faiblesse individuelle, terrasser tout ce qui, sur le navire de l'ordre légal, me domine et me maltraite,  quand ma journée est faite dans l'atelier, quand mon quart est fini sur le pont, je descends nuitamment à fond de cale, je prends possession de mon coin solitaire ; et, là, des dents et des ongles, comme un rat dans l'ombre, je gratte et je ronge les parois vermoulues de la vieille société. Le jour, j'utilise encore mes heures de chômage, je m'arme d'une plume comme d'une vrille, je la trempe dans le fiel en guise de graisse, et, petit à petit, j'ouvre une voie chaque jour plus grande au flot novateur, je perfore sans relâche la carène de la Civilisation. Moi, infime prolétaire, à qui l'équipage, horde d'exploiteurs, inflige journellement le supplice de la misère aggravée des brutalités de l'exil ou de la prison, j'entr'ouvre l'abîme sous les pieds de mes meurtriers, et je passe le baume de la vengeance sur mes cicatrices toujours saignantes. J'ai l'oeil sur mes maîtres. Je sais que chaque jour me rapproche du but ; qu'un formidable cri,  le sinistre SAUVE QUI PEUT !  va bientôt retentir au plus fort de leur joyeuse ivresse. RAT-DE-CALLE, je prépare leur naufrage ; ce naufrage peut seul mettre fin à mes maux comme aux maux de mes semblables. Vienne la révolution, les souffreteux n'ont-ils pas, pour biscuits, des idées en réserve, et, pour planche de salut, le socialisme !
    Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier.
    Ce livre, c'est de l'acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer dans ses fondements !
    C'est qu'aujourd'hui, sachez-le, sous leur carcan de fer, sous leur superficielle torpeur, les multitudes sont composées de grains de poudre ; les fibres des penseurs en sont les capsules. Aussi, n'est-ce pas sans danger qu'on écrase la liberté sur le front des sombres foules. Imprudents réacteurs !  Dieu est Dieu, dites-vous. Oui, mais Satan est Satan !... Les élus du veau-d'or sont peu nombreux, et l'enfer regorge de damnés. Aristocrates, il ne faut jouer avec le feu, le feu de l'enfer, entendez-vous !...
    Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. Il n'a pas été tracé par la main gantée d'un fantaisiste ; il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée à l'oreille des passions populaires. C'est de plus un chant de victoire, une salve triomphale, la proclamation de la souveraineté individuelle, l'avènement de l'universelle liberté ; c'est l'amnistie pleine et entière des peines autoritaires du passé par décret anarchique de l'humanitaire Avenir.
    Ce livre, c'est de la haine, c'est de l'amour !...

     
    PRÉFACE

    "Connais-toi toi-même"

     La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité.
    Je procéderai donc par analogie.
    Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploierai la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
    Je suis loin d'avoir la science infuse. J'ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l'humanité. J'ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l'amour et celle de la haine, la passion de l'extrême luxe et celle de l'extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du coeur et du ventre, ceux de la chair et de l'esprit. J'ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j'ai l'intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l'art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte, les lumières, l'ombre, la solitude et l'eau pure. J'aime le travail, les forts labeurs ; j'aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J'ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée et l'opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J'ai eu des indigestions et j'ai eu faim. J'ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l'argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu'il honore du nom de crime. Je suis l'homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n'être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n'ai qu'un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l'onde ; au moindre souffle, il passe d'une expression à une autre, du calme à l'orage et de la colère à l'attendrissement. C'est pourquoi, passionnalité multiple, j'espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour bien en traiter, cela dépend autant de la connaissance qu'on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu'on a des passions des autres.
    Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l'oeuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.
    L'autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l'orthodoxie militaire, l'obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l'immobilité dans les rangs, l'autocratique fixité.
    La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l'entend. La Liberté n'enrégimente pas les hommes sous la plume d'un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l'indépendance active. L'autorité, c'est l'unité dans l'uniformité ! La liberté, c'est l'unité dans la diversité. L'axe de l'autorité, c'est la knout-archie. L'anarchie est l'axe de la liberté.
    Pour moi, il s'agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l'on n'est homme qu'à la condition d'être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une oeuvre originale et non une copie. L'esclave se modèle sur le maître, il imite. L'homme libre ne produit que son type. Il crée.
    Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m'apparaît dans l'avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l'harmonie.
    Je n'ai nulle prétention d'imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaoe. Je ne marche pas escorté d'éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l'autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très humbles sujets et publier l'ukase impérial de ses commandements. J'habite les gouffres de la société ; j'y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j'en évoque l'idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S'il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j'abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l'expression, il n'y a pas à en changer les traits : c'est la liberté absolue ou l'autorité absolue. Moi, j'ai choisi la liberté. L'autorité, on l'a vue à l'oeuvre, et ses oeuvres la condamnent. C'est la vieille prostituée qui n'a jamais enseigné que la dépravation et n'a jamais engendré que la mort. La liberté ne s'est encore fait connaître que par son timide sourire. C'est une vierge que le baiser de l'humanité n'a pas encore fécondée ; mais, que l'homme se laisse séduire par ses charmes, qu'il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu'elle porte.
    Infirmer l'autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d'une affirmation. C'est pourquoi j'affirme la liberté, pourquoi j'en déduis les conséquences.
    Je m'adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d'en arriver à faire l'exposé de l'ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l'auteur, il est nécessaire d'esquisser l'historique de l'Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l'accompagnerai jusque dans l'avenir.
    Dans cette esquisse j'ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n'ai pas son travail sous la main ; et l'eussé-je, je relis rarement un livre, je n'en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est bien souvent en désordre. S'il m'échappait des réminiscences, s'il m'arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J'ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis de l'avis d'Alfred de Musset, je puis penser ce qu'un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c'est que ceux qui n'ont pas lu le livre d'Eugène Pelletan, LE MONDE MARCHE, voulussent le lire avant de continuer la lecture du mien. L'oeuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l'humanité jusqu'à nos jours, magnifiques pages qu'il est toujours bon de connaître, et qui seront d'un grand secours à plus d'un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non seulement pour suppléer à ce qu'il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
    Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d'intelligence, et en marche!
    QUESTION GÉOLOGIQUE

    "Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d'environ deux cents comètes et planètes est l'image d'une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d'un tourbillon, figurent d'autres planètes, et que l'ensemble de ce vaste univers n'est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d'environ cent mille univers sidéraux, dont l'ensemble est un BINIVERS, qu'ensuite viennent les TRINIVERS formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance....... ; ils ne laisserons pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l'analogie universelle !"
    (CH. FOURIER)

     
    On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l'ont prise à son berceau et nous l'ont fait voir enveloppée d'abord des langes de l'inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d'une chevelure végétative, animant ses sites, s'embellissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans la vie.
    On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l'anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l'eau circule, ses intestins enduits d'une mucosité de feu.
    Mais son organisme psychologique, qui s'en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siège de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l'ignore. Et cependant les globes, pour être d'une nature différente de la nôtre, n'en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu'ici pour la surface de la Terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l'enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu'à la moelle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?
    Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l'étude zoologique est si loin d'être achevée, qui sait si l'humanité n'est pas la matière de sa cervelle ? Si l'atome humain n'est pas l'animalcule de la pensée, la molécule de l'intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu'y aurait-il d'étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d'un pôle à l'autre le front du globe ?
    Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l'affirmer ou l'infirmer absolument. Je n'ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s'occuper de l'organisme intellectuel de l'être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu'il ne me paraît sans intérêt de s'occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.
    Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter autour du soleil, et occupons-nous du mouvement de l'humanité et de sa gravitation vers le progrès.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    I.


    Un crétin ! c'est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d'eau crue ;  nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ;  infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l'amer lichen et les chênes noueux.
    Oh ! c'est un affreux spectacle que de voir l'homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ;  avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
    Que notre corps est imperceptible au milieu de l'univers, s'il n'est pas grandi par notre savoir ! que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leur têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu'il a peur d'éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l'homme serait tout cela aujourd'hui s'il ne s'était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu'il a tout osé !
    Et l'homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Mooese, sauvé des eaux, renierait le noble fils de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l'homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n'est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l'homme atteint tôt ou tard tout ce qu'il convoite !
    (ERNEST COEURDEROY)

    "Le monde marche."
    (E. PELLETAN)
     
    Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l'intelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. D'abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant de son groin la terre encore détrempée d'eau diluvienne, et il s'est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s'est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes d'herbes et l'écorce des arbres. Accroupi au pied de l'arbre dont le haut sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s'est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l'instant d'auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C'est qu'il venait de s'initier à la hauteur de sa taille corporelle. C'est que le sang qui, dans l'allure horizontale de l'homme, lui bourdonnait dans les oreilles, et l'assourdissait, lui injectait les yeux et l'aveuglait, lui inondait le cerveau et l'assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l'horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d'une tempe à l'autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.
    Jusque là l'animal humain n'avait été qu'une brute entre les brutes : il venait de se révéler homme. La pensée s'était fait jour ; elle était encore à l'état de germe, mais le germe contenait les futures moissons... L'arbre à l'ombre duquel l'homme s'était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une patte et ne lui avait servi à autre chose qu'à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l'aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d'arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd'hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu'il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l'azur et toutes les perles d'or de son splendide écrin. C'est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A l'instinct qui vagissait en lui a succédé l'intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s'est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L'homme n'est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l'action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s'est révélée en lui. Sa vie s'en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l'ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l'origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s'élève comme un aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l'infini ; les coursiers qu'il a domptés lui prêtent l'agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d'arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouter il s'est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui l'entoure.
    Ainsi l'homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d'abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L'homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l'organe générationnel, et après ses phases successives d'accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.

    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    II.

    Dieu, c'est le Mal.
     La Propriété, c'est le Vol.
     L'Esclavage, c'est l'Assassinat.
    P.J. PROUDHON
    La Famille, c'est le Mal, c'est le Vol, c'est l'Assassinat.
     
    Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n'y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n'y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l'avenir.
    Aux premiers jours de l'être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bleuets dans les prés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d'ailleurs suffisait à l'homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s'abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, je le constate, le point sur lequel j'insiste, c'est que l'homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l'heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-né, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l'oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l'ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d'amour ;  l'homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l'amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t'appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n'oublie pas qu'il faut qu'il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi, et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.
    Avant d'en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l'argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu'elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d'en arriver à a formation d'êtres complets, à la composition des espèces. Pour  l'espèce humaine, son chef-d'oeuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d'ampleur au ventre. Le développement de l'une ne correspondit pas au développement de l'autre. Il y eut fausse coupe, partant de la disharmonie. Ce n'est pas une reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l'ordre fatal qu'il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l'homme : l'homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l'eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l'orage, elle ne s'épanouit que sous le calme et rayonnant azur.
    Le jour vint donc où l'accroissement de la race humaine dépassa l'accroissement de son intelligence. L'homme, encore sur les limites de l'idiotisme, avait peu de rapport avec l'homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s'était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l'adresse de ses muscles, conquis la force et l'agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s'y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L'aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l'homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s'en disputer la possession. L'homme se rapprocha de l'homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N'importe comment, il y eut contact. D'errants qu'ils étaient, l'homme et la femme s'accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L'intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s'accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L'équilibre rompu une fois n'avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s'en emparait. L'esclavage et l'oppression s'étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l'humanité. L'ordre naturel périclitait.
    Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l'homme. Que va faire l'intelligence ? Vaincra-t-elle l'ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s'entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d'instincts fraternels qui conduit à l'affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu'elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin,  colonne lumineuse, principe de vie,  fondera-t-elle l'ordre anarchique dans l'égalité et la liberté ou,  urne funéraire, essence de mort,  fondera-t-elle l'ordre arbitraire dans la hiérarchie et l'autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L'humanité va-t-elle périr à deux pas de son berceau ?
    Hélas, peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais des siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.
    Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic a pour étiquette un seul mot : Dieu...
    Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisés pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Église et de l'État.
    Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et dans les coeurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l'homme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de es titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.
    Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité ? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel,  c'est-à-dire sous le crâne,  de l'intelligence humaine; Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le mouvement de la Liberté.
    Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait ? autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a une cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu :
    Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu ?... Dieu est donc la cause de l'univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortit de là.
    Imbécile ! Et la cause... de Dieu ?
    La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première.
    Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi est la propre cause de l'univers. Ceci est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur bien plutôt : cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils,mais le père de Dieu.
    Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulu s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !...
    L'homme,  quel orgueil à la fois et quelle puérilité !  l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'oeuf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin,  j'allais dire devant son excrément,  car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des tempes, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encre sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.
    Comme la religion,  la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.
    Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant seule et indivisible famille.
    Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.
    L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.
    Ce fut là le berceau de la famille.
    A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus s'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître.
    Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.
    Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants sont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au coeur de la place. Le pillage et l'assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance.
    Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d'ignorance individuelle et d'imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle n'être pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées.
    A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l'environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau se ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à s'émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le boeuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.
    Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois,  la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    III.
     
    Liberté, égalité fraternité !  ou la mort !
    (Sentence révolutionnaire.)

    Oeil pour oeil et dent pour dent.
    (Mooese.)

    Le monde marchait. De piéton il s'était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, boeufs et chariots, voiles et galères manoeuvraient sous la main de l'homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l'onde. L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L'horizon était élargi. L'homme avait marché, d'abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L'Asie, l'Afrique, l'Europe ne formaient plus qu'un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l'une sur l'autre, roulant dans leur courant le sang et l'or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l'industrie et l'agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s'empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L'Inde d'abord, puis l'Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d'hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L'architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu'elle se dégageât de ses entraves et produisît la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l'autre dans l'Armorique. Comme le divin Phoebus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d'esclaves ; cent mille Spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au coeur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l'idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l'avait épuisée.  Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m'empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autres levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles,  moi, le vaincu des bords de la Seine,  le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l'écho sur la terre tant que la société sera une caverne d'exploiteurs !...
    Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l'Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L'Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l'esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L'empire avait succédé à la république, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les enchanteurs d'empire avaient remplacés les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l'unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l'orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l'hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l'aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n'était plus guère que l'ombre de Rome. L'égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d'abjection et entraînée par le nautonier de la décadence, vers le séjour des morts.
    En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l'herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de forces.
    Le christianisme, oeuvre des saint-simoniens de l'époque, est d'un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et... se ressemblent. C'est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l'Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l'agneau, la victime et le sacrificateur. C'est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu'il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l'humanité,  au faîte,  le pontife ou le roi, l'homme-Dieu ; l'autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux.  A la base,  l'esclavage ou le servage, l'ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l'intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches.  Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte,  le clergé, l'armée, la bourgeoisie ; l'église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l'homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l'occasion, se guindant et sifflant comme lui.
    Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l'utopie évangélique beaucoup plus d'ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l'ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu'une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C'est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l'égale de l'homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l'esclave et lui ouvrit les portes d'un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d'ilotes. Mais il n'est pas dans la destinée de l'homme et de la femme de marcher divisés et à l'exclusion l'un de l'autre. Le Christ, ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des soeurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l'immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s'élancèrent,  coeurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L'homme et la femme mêlèrent leur sang sur l'arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C'est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l'auréole de l'enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d'ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d'assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. A la fin, cependant, le cirque s'avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.
    La grandeur de Rome n'existait plus que de nom. L'empire se débattait comme un naufrage au milieu d'un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. A la suite de cette tourmente, tout ce qu'il y avait d'écume au coeur de la société s'agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L'immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l'accouchement avaient introduit dans l'organisme maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le foetus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l'avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s'apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l'usurpation de l'Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l'on renversa l'image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu'ils prirent par la poignée, et lui mirent la pointe en l'air comme une lame hors du fourreau.
    Cependant, ces grands déplacements d'hommes ne s'étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétaires et des nationalités furent modifiées. L'esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c'était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l'évêque étaient les puissants d'alors. La fédération de ces demi-dieux forma l'empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains.  Le Moyen-Âge, disque nocturne, montait à l'horizon. Les abeilles de la science n'avaient plus où déposer leur miel, si ce n'est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n'étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l'antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu'il semblait que l'humanité n'en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l'horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l'aube au coeur de cette longue nuit. une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation,  comme on voudra les appeler,  une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l'odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son coeur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faux ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux forts s'écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L'incendie que d'infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s'éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des Spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n'y eut bientôt plus de cette rébellion qu'un peu de cendre. L'affranchissement des communes fut tout ce qu'il en résulta. Seuls, les notables d'entre les manants en profitèrent. Mais l'étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.
    On connaît trop cette époque pour qu'il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c'est d'abord comme toujours l'ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu'agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c'est la dictature, c'est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès lors s'habituèrent à n'être plus que les membres esclaves du cerveau, à n'avoir plus d'autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n'y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des decemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d'elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservie au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l'Empire n'eut qu'à atteler ce bétail à son char pour s'en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d'être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d'habitants qui peuplaient le territoire de la République, c'est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d'agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l'initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l'on avait réfléchi plus mûrement et qu'on eût vu que le corps social comme le corps humain n'est pas l'esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d'alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que cette pensée n'est que la quintessence de cette anarchie d'évolution dont l'unité est causée par les forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n'eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l'homme à l'humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l'arc-en-ciel de l'harmonie, la rayonnante pourpre de l'unité !...
    L'empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l'Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.
    Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n'est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis au temps d'un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra-diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n'est plus un plafond, le plancher d'un paradis ou d'un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c'est un océan de fluide dont ni l'oeil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d'azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement et fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. tous ces globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d'abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d'autres globes, et formant ce qu'on appelle, je crois, un système planétaire, c'est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférences en circonférence, s'agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossier leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu'une idée sphérique de l'infini, et démontrer par une argumentation sans réplique,  argumentation que l'on peut toucher de l'oeil et de la pensée,  que l'ordre anarchique est l'ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n'a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faite ni diable à la base. Le Circulus dans l'universalité détrône 'autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le Circulus dans l'humanité détrône l'autorité gouvernementale de l'homme sur l'homme et en prouve l'absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulant anarchiquement dans l'universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L'harmonie ne peut exister que par l'anarchie. Là est toute la solution du problème social. vouloir le résoudre autrement, c'est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c'est dire que la terre n'est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l'on condamna à se parjurer, et qui accepta l'humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. A ce grand autoricide, je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n'y a pas que les Jésuites qui sont d'avis que le but justifie les moyens. L'idée du Circulus dans l'humanité est à mes yeux un sujet d'une trop grande importance pour n'y consacrer que ces quelques lignes ; j'y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j'appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.
    Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l'Australie, s'étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l'Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l'éclair, et vous rapporte la réponse au mot qu'on lui jette, avec la docilité d'un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la muselle et lui donne pour carapace la carène d'un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l'hydre est si grande qu'elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu'elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. A terre, sur les chemins bordés de rail, le monstre au corps de fer, à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d'étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l'oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d'exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C'est lui qui tisse les étoffe, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l'acier ; lui enfin qui confectionne une foule d'instruments de travail et d'objets de consommation. au champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l'épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c'est un travailleur encyclopédique.
    Sans doute, dans la société telle qu'elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu'est-ce qu'un mal partiel et passager en comparaison des résultats généreux et définitifs ? C'est elle qui déblaie les routes de l'avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer un chemin qu'en passant sur des cadavres. L'ère du progrès pacifique ne s'ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.
    L'astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire, avaient professé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n'avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu'une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n'était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva malgré lui de son éducation commerciale la tradition bourgeoise des préjugés d'autonomie et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l'égalité absolues, de l'anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je sais en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l'humanité.
    1848 arriva, et l'Europe révolutionnaire, prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l'amour, l'exploitation de l'homme et de la femme par l'or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l'usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plateforme lancèrent sur l'insurrection d'énormes blocs d'armées, des flots bouillants de gardes mobiles. A force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D'innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d'une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu'il ni aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, FRÈRES ENNEMIS voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d'éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d'Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où,  parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie,  l'on clapotait dans l'urine et dans le sang jusqu'à mi-jambe, asphyxié par le manque d'air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au Moyen-Âge, une place prise d'assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent dans tous les coins et recoins, passant au fil de la baoeonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre... Jamais, depuis que le monde est monde, on n'avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes mêmes, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C'est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d'épouvantables paroles qu'on fusillât devant leur porte et qu'on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : A mort ! à la voirie !... Ah ! ces femmes-là n'étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !
    On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant parmi des prosélytes. Loin d'en détruire la semence, la persécution l'avait fait germer. Aujourd'hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l'argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Frissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l'on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu'à ce qu'il ait atteint la figure du Lion,  jusqu'à ce que le grain ait produit son épi.
    Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant au sein du Jeu de Paume cette sanglante apostrophe au front de l'aristocratie : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes !". 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans son livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : "La Propriété, c'est le vol !" Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié ! 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n'est pas d'avoir été toujours logique, tant s'en faut, mais d'avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l'homme qui a dit aussi : "Dieu, c'est le mal,  l'Esclavage, c'est l'assassinat,  la Charité, c'est une mystification,  et ainsi et encore ; l'homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l'homme ; ce même homme, hélas !, a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l'a décrétée hors l'humanité. Proudhon n'est encore qu'une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysée, et c'est malheureusement le côté du cOEur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n'est pas un anarchiste ; il n'est pas humanité, il est masculinité. Mais,  comme réformateur, s'il est des taches à ce diamant,  comme agitateur, il a d'éblouissantes étincelles. Certes, c'est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n'a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L'un n'eut qu'un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s'éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L'autre fit retentir coups de tonnerres sur coups  de tonnerres. Il n'a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.
    89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48 le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. A bientôt le 93 !
    Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l'appelait de ses voeux un illustre poète qui craignait alors qu'on fondît la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l'un ni l'autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l'Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au coeur parce qu'elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d'arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez. Les morts vont vite !...
    Allons, César, dans cette maison de perdition qu'on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins en peau de satin ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu'un jour la Révolution n'ait plus qu'à souffler dessus pour la faire disparaître.
    Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d'eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.
    Soldats, chantez la lie et l'écume, des rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites en jaillir la cervelle ; débandez des tonnes de spiritueux, faites en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée... Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d'hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d'embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !...
    Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l'encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice, pesez au poids de l'or la culpabilité des revendications sociales.  Banquiers, boutiquiers, usuriers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l'or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l'ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre.  Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l'orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l'appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d'innocenter l'accusé.  Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d'épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter.  Docteurs de l'instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons.  Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d'incapacité scientifique et de rapacité épicières vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d'une aristocratique clientèle et d'un caractère bien pensant, le chef de l'État détachera de sa couronne une étoile d'or pour la suspendre à votre boutonnière.
    Vous tous, enfin qui êtes opulents d'opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la "vile multitude", salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !...
    Et puis, après ?...
    Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l'usure ne soit pas l'usure, que la misère ne doit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la RÉVOLUTION ne soit pas la RÉVOLUTION !!...
    O bourgeois, vous qui n'avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l'heure qu'il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d'une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d'armes, avec le catéchisme-pénal d'un côté et le code-religieux de l'autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d'Austerlitz, Bourgeois, vous n'aurez rien à craindre du loup, de l'hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu'à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l'hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettre en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C'en est fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d'or piquera une tête dans l'abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste Hélène... En vérité, en vérité, je vous le dis, ce jour-là il n'y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Oeil pour Oeil, et dent pour dent !  Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Mooese...
    Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? A force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d'indigestion ?
    Quand donc les hommes comprendront-ils que l'Autorité, c'est le mal;
    Que la Propriété, qui est aussi de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Famille, qui est encore de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Religion, qui est toujours de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Légalité, la Constitutionnalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l'autorité, c'est le mal, encore le mal, toujours le mal !
    Génie de l'Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


    DEUXIÈME PARTIE.

    PRÉLUDE.

    Rêve, Idée, Utopie.

     
    Filles du droit, sylphides de mes songes,
    Égalité ! Liberté ! mes amours !
    Ne serez-vous toujours que des mensonges ?
    Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ?
    Non, n'est-ce pas ? mes déesses chéries ;
    Le jour approche où l'idéalité
    Au vieux cadran de la réalité
    Aura marqué l'heure des utopies !...
    Blonde utopie, idéal de mon coeur,
    Ah ! brave encore l'ignorance et l'erreur.
    (LES LAZARÉENNES)


    I.

    Qu'est-ce qu'une utopie ? un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L'utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L'utopie de Christophe Colomb s'est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l'Amérique est sorti à son appel des profondeurs de l'Océan. Que fut Salomon de Caus ? un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l'Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l'âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L'alchimie n'a pas réussi à faire de l'or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu'un vain métal, elle a  produit une science, la chimie. La science sociale sera l'oeuvre des rêveurs de l'harmonie parfaite.
    L'humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d'armée qui a son avant-garde dans l'avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avants postes de tirailleurs, sentinelles-perdues qui font le coup de feu de l'idée sur les limites de l'Inconnu. Toutes les grandes étapes de l'humanité, ses marches forcés sur le terrain de la conquête sociale n'ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l'Avenir, debout sur les cimes alpestres de l'utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l'Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s'ébranlaient à sa voix.  Humanité ! j'arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l'utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s'endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d'agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.  En marche ! en marche !! en marche !!!
    Aujourd'hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l'électricité existe à l'état d'enfance ; aujourd'hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu'il n'y  plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd'hui que l'imprimerie édite la parole à des cent milliers d'exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd'hui que d'échanges en échanges on est arrivé à entr'ouvrir les voies de l'unité ; aujourd'hui que les travaux de générations ont formé, d'étage en étage et d'arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd'hui que la force motrice et la force d'expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd'hui que le mot "impossible" est rayé du dictionnaire humain ; aujourd'hui que l'homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd'hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d'étincelants artistes, qu'il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd'hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu'il va changer d'allure ; il va mettre au pas la vapeur et l'électricité, il va lutter avec elles de force et d'agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l'arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l'oeil de feu qui remorque à toute chaleur d'enfer le cortège satanique de l'humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s'avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l'anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d'étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan. Place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l'Utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d'écus, forgeurs de fers, monnayeurs d'idées, au forgeur de foudre !...
     A peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m'arrêter, comme il m'arrivait bien souvent d'y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d'ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d'y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j'essayais de contenir et d'apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j'essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cOEur. L'air n'arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m'approchai de mon lit et me jetai dessus.  Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu'on me tordait le sein avec des tenailles. J'étranglais : des muscles de fer me serraient la gorge... Ah ! l'Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu'à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l'on n'est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière, dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire, à cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m'assis devant ma table. L'Idée vint s'y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l'autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon coeur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir lu ce que j'avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d'ignorances qu'il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit ; mais l'idée, me parlant à l'oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l'ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l'intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer,  sauf exceptions, bien entendu,  et où ces hérétiques de l'ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d'un fer rouge, et sans qu'on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu'elle soit officiellement l'ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l'ennemi... Si elle n'a pas encore le sentiment de la morale de l'Avenir, du moins n'a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d'armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu'elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-t-elle plus que pour la forme. On peut calculer d'avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d'abondance, il faudra bien qu'elle amène pavillon. La vieille société n'ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c'est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l'autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l'ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n'ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d'eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu'ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d'or ou de lames d'acier, ne se sentent pas à l'aise entre le monde qui vient et le monde qui s'en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu'ils marchent sur des charbons ardents. Ils est vrai qu'ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais "dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n'être pas des voleurs et des assassins !..." c'est-à-dire qu'ils n'osent pas tout à fait se l'avouer, de peur d'avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu'ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu'un jour ou l'autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l'avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c'en est fait de l'enjeu et des joueurs !
    La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d'une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu'elle meure. Quand ? plus tôt qu'on ne le croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l'apparence de la vie jusqu'à la dernière heure. Un soir d'orgie elle se couchera pour ne plus se relever.
    Quand l'Idée eut fini de parler, je l'attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l'aime ardemment qu'elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m'inondait sa prunelle. Qu'elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu'elle mit à me le raconter ces magnificences de l'utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu'un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l'Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l'idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


    II.

    Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858.  Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !
    Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !
    Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses moeurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

    III.

    L'homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s'immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c'est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu'à ce qu'elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?
    Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?
     "Les Révolutions sont des conservations."
     Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.
    Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte !  Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

    IV

    Et m'ayant donné trois baisers, l'Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l'Utopie anarchique.

    LE MONDE FUTUR
     
    La liberté mutuelle est la loi commune.
    Émile de Girardin.
    Et la terre, qui était sèche, reverdit et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dit : Où allez-vous ? on ne passe point ici.
    Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.
    Et il n'y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s'aimaient et s'aidaient en frères.
    (Paroles d'un Croyant.)

    Et d'abord, la terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs âmes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l'on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l'on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L'air, le feu, et l'eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l'homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L'électricité porte l'homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l'on mettrait aujourd'hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d'irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d'innombrables troupeaux destinés à l'alimentation de l'homme. L'homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l'électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d'une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminés par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d'eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu'un ruisseau. L'homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu'on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l'ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s'inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s'épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l'homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l'hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il ne reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd'hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l'emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d'une épaisseur et d'une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d'arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n'a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d'un point à l'autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d'un épais et moelleux tapis. Tout au long de ces avenues sont échelonnées des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils de bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s'épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles de marbre blanc. De distance ne distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malachite, en granit, en cailloux, en coquillages et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l'harmonie. Leur forme, variée à l'infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d'habiles artistes, animent par d'idéales fantaisies ces urnes, où, le soir jaillissent avec des flots de lumière, cascade de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d'une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n'est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c'est quelque chose de témérairement beau, d'audacieusement gracieux, c'est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c'est souple et c'est nerveux ; cette ornementation est à l'ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries et s'y marient harmonieusement. Sur des fonds d'or et d'argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d'érable, en bois d'ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévèrement en relief, des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l'unité. D'opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, côté externes, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l'intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faîte un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendant ou qui y montent au moyen d'un balcon mobile s'élevant ou s'abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l'ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d'un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d'avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d'amusements et de récréations, pour l'âge viril comme l'âge enfantin. dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe, qu'on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d'une richesse et d'une élégance féerique. Ces pavillons à leur étage inférieur, sont autant de péristyle par où l'on entre dans l'immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d'explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c'est un parc parsemé de massifs d'arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eux vives et eaux dormantes, s'étalent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d'étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvrefeuille et d'aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d'oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d'une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C'est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d'oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s'amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés,et ils s'en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l'épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l'homme les plus gracieuses courbes et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d'électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d'un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l'harmonie s'élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d'argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d'un croissant et d'une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l'autre à gauche, servant d'agrafes à deux ailes également de flamme vive. C'est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faut être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s'écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l'intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sorti de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut,  mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde-là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n'élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n'eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir; C'est qu'il faut mieux qu'une intelligence de cire pour tenter l'ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d'auditeurs d'entendre distinctement toutes les paroles de l'orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d'optique admirablement perfectionnés, permettent d'en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
    Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi, l'aspect grandiose de l'Océan. Vu par les yeux de l'Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m'apparaissaient plus que sous la forme d'un verre d'eau. Ce que c'est que l'homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule et déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l'utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J'entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c'est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d'intelligence capable seulement d'en comprendre le plus petit mot.
    Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le tempe des arts et des sciences, quelque chose comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l'utopiste humanité.
    Chez les fils de ce nouveau monde, il n'y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas êtes esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Étant libres, ils n'ont de culte que celui de la liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments, et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n'a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d'eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Ils ne font pas à autrui ce qu'ils ne voudraient pas que leur fît autrui, et ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu'on attente à leur libre volonté, ils n'attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l'amour et multiplier par l'amour. Hommes, ils rendent au centuple à l'humanité ce qu'enfants ils ont coûté de soins à l'humanité, et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu'ils n'ont qu'une mère commune, l'Humanité, qu'ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l'harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui sociable ne peut se mouvoir sans elle, qu'elle est la pensée universelle, l'unité des unités, la sphère des sphères, qu'elle est immanente et permanente dans l'éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l'anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu'ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s'ouvrent ; la sympathie, l'amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l'amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l'inconnu.
    Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d'oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L'homme est son roi et son Dieu  "
    "Moi et mon droit." telle est sa devise.
    Sur l'emplacement des principales grandes villes d'aujourd'hui, l'on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j'ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelque fois ce n'étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C'est à l'occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l'intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L'agriculture y avait apporté ses gerbes, l'horticulture ses fleurs et ses fruit, l'industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L'architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
    Ce n'était pas un concours comme nos concours. Il n'y avait ni jury d'admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule souveraine. C'est pour complaire à cette puissance de l'opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c'est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l'émulation, pour les faibles comme pour les forts. C'est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu'ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu'ils s'en sont plus ou moins écartés ; et l'avenir se charge de ratifier ses maternelles observation. Et tous ses fils se grandissent à l'envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l'orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.
    Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d'un des squares de l'universelle cité. C'est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l'égalité, de l'anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d'une étoile, mais ses faces rectangulaires n'ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L'architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d'une somptuosité élégante. C'est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé, qui est composé de deux chambres à coucher, d'un cabinet de bains ou de toilette, d'un cabinet de travail ou bibliothèque, d'un petit salon, et d'une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n'empêche pas qu'il y ait aussi des cheminées pour l'agrément de la vue : l'hiver, à défaut de soleil, on aime à avoir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d'eau et de lumière. L'ameublement est d'une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y  restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n'a qu'à en exprimer le désir. Veut-il même occuper le même appartement longtemps, il l'occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d'y entrer ou d'en sortit sans être vu. D'un côté, à l'intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l'autre côté, à l'extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l'amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l'amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l'intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT À TOUS ET À CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui d'essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acceptation propre, quel que soit son âge ou son sexe, S'APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre."Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Fils des enfants de riches, à l'heure de la récréation puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l'un un cerceau, l'autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s'amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l'anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l'outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d'outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l'exemple des autres et par le charme qu'ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d'amis, les convives boivent et mangent à la même table, s'emparent à leur choix d'un morceau de tel ou tel mets, d'un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d'eux n'abuse avec gloutonnerie d'une primeur ou d'un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d'une primeur savoureuse ou d'un produit rare. C'est à qui plutôt n'en prendra que la plus petite part.  A table d'hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l'homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C'est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l'homme du monde, l'aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l'instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s'oblige. C'est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.
    Hommes et femmes font l'amour quand il leur plaît, comme il leur plaît ; avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d'autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L'attrait est la seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi l'amour est-il plus durable et s'entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant; ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l'intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l'étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l'ombre et la solitude. C'est à ses sources cachées qu'elles puisent les limpides bonheurs. Il est pur des coeurs épris l'un de l'autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes.  dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l'église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d'un bal paré, au milieu d'un quadrille et avec accompagnement d'orchestre : tout l'éclat, tout le bacchanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l'heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d'ignobles bestialités.  Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces hommes et toutes ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d'études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l'amour,  si les hommes de l'avenir pouvait s'en faire une image, ils frissonneraient d'horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d'un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.
    Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l'homme à la femme. Où est le mal, s'ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c'est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très-grand nombre. L'amour vagabond est la recherche de l'amour, c'en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n'en est pas le but. L'amour unique, l'amour perpétuel de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l'apogée de l'évolution sexuelle ; c'est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l'apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.
    A l'heure où l'on aime, douter de la perpétuité de son amour n'est-ce pas l'infirmer ? Ou l'on doute, et alors on n'aime pas ; ou l'on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l'amour n'est guère possible ; il n'est jamais qu'une illusion d'un moment, trop de préjugés et d'intérêts contre-nature sont là pour le dissiper, c'est un feu aussitôt éteint qu'allumé et qui s'en va en fumée. Dans la société nouvelle, l'amour est une flamme trop vive et les brises qui l'entourent sont trop pures, trop selon la douce, suave et humaine poésie, pour qu'il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s'exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de s'appauvrir, tout ce qu'il rencontre lui sert d'aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l'éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leur pensée comme de leurs actions, ils n'ont qu'à se chercher pour se trouver. Rien ne s'est opposé à leur rencontre, rien ne s'oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s'aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l'un pour l'autre, qu'elle a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.
    Est-ce l'amour que l'amour des civilisés, l'amour à formes nues, l'amour public, l'amour légal ? C'en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L'amour chez les harmonisés, l'amour artistement voilé, l'amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l'amour anarchique, voilà ce qui est humainement et naturellement l'amour, c'en est l'idéal réalisé, la scientification. Le premier amour est l'amour animal, celui-ci est l'amour hominal. L'un est obscénité et vénalité, sensation de brute, sentiment de crétin ; l'autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d'être humain.
    Le principe de l'amour est un, pour le sauvageon comme pour l'hominal, pour l'homme des temps civilisés comme pour l'homme des temps harmoniques, c'est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l'Humanité, c'est la carnation sanguine et replète, l'enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d'oiseaux de mer ou de rubans autruchiens, c'est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n'est pas seulement dans l'étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l'élégance et le choix des parures, et surtout le luxe, dans les magnificences du coeur et cerveau.
    Chez ces perfectibilisés, la beauté n'est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d'une couronne d'or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n'est pas le reflet extérieur d'un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c'est le rayonnement de tout ce qu'il y a dans l'homme d'idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l'individu.
    Qu'est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté morale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c'est par la travail qu'elle croît et s'épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.
    L'amour essentiellement charnel, l'amour qui n'est qu'instinct, n'est, pour la race humaine, que l'indice, que la racine de l'amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassement de cette fange. L'amour hominalisé, l'amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d'où s'échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui couvrent les champs et montent aux nues.
    A Humanité en germe, amour immonde...
    A Humanité en fleur, fleur d'amour.
     
    Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple le l'Humanisphère composée, c'est-à-dire l'Humanisphère considérée dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considérée dans sa collectivité ou monument et groupes harmoniques. Cent humanisphères simples groupées autour d'un Cyclodéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de "HumanisphËre communale." Toutes les Humanisphères communales d'un même continent forment là le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de "Humanisphère continentale." La réunion de toutes les Humanisphères continentales forment le complément de la chaîne sériaire et prennent le nom de "humanisphère universelle."
    L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile, (celui du moins dont j'entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, chanter, danser, faire de la musique même (ce qui n'est pas toujours amusant pour l'auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodés par eux. Une autre partie est disposée pour l'appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie, puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières et d'objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie, à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomobiles, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l'ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d'études pour tous les goûts et pour tous les âges,  mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie,  l'observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d'histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici, ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c'est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l'équitation ; les salles de tir, du jeu de billard et de tous les jeux d'adresse, les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire etc. etc. Puis enfin vient le lieu où l'on s'assemble pour traiter les questions d'organisation sociale. C'est le petit Cyclodéon, club ou forum particulier à l'Humanisphère. Dans ce parlement de l'anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c'est bien différent de chez les civilisés ; là on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l'Humanisphère. L'initiative individuelle s'accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu'elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n'y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les Humanisphériens trouvent que c'est un président éminemment impartial et d'un laconisme fort éloquent. Aussi n'en veulent-ils pas d'autre.
    Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l'un à coucher, 'autre d'étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance où sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde volontaire que montent et descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n'est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n'y a dans l'Humanisphère d'autre règle et d'autre discipline que la volonté de chacun ; c'est un élan tout spontané, comme le coup-d'oeil d'une mère au chevet de son enfant. C'est à qui leur témoignera le plus d'amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C'est elle qui leur enseigne l'échange de doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l'étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l'instruction et de l'éducation sans s'égratigner aux épines.
    Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l'enfant comme le l'homme, l'homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s'obtiennent pas sans un travail de tête, sans dépense d'intelligence, et les caresses de l'amour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment.
    L'homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, le taille et le forme en joyau social. C'est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l'égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d'impressions qui multiplient à son front comme à son cOEur les passionnelles facettes, d'où jaillissent les étincelles du sentiment et de l'intelligence. Le diamant est emmailloté d'une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette croûte âpre. L'homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l'état de brillant qu'après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d'ignorance, son âpre et immonde virginité.
    Dans l'Humanisphère, tous les jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S'ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu'on n'est pas maussade impunément, et rappellera l'amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l'un d'eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l'opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d'un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s'il en est un dont l'ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c'est pour lui un bonnet d'âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l'Université ou un universitaire du Sacré-Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s'efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l'enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l'oeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d'intelligence et d'amour. Il faut pour cela l'inspiration de cette grande artiste qui s'appelle la Liberté.
    Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l'un d'eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s'y attarde, qu'il y demeure jusqu'au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composées, comme l'on sait, de deux chambres à coucher, libre à eux de se le partager, si c'est à la convenance de la mère et de l'enfant. Ceci est l'exception, la coutume générale est de se séparer à l'heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l'enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n'y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l'un de l'autre. Nulle inquisition, du reste, n'inspecte leur sommeil. Les veilleurs n'ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent sans sortit de leur demeure l'eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences sont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent aux champs, dans les salles d'étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part ans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n'agissant toujours que selon leurs caprices.
    Quant à ces logements, je n'ai pas besoin d'ajouter que rien n'y manque, ni le confortable, ni l'élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l'huile et les tentures de papier verni en forment l'ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.
    Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d'arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des moulures en bois verni. C'est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d'éveiller l'imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandant leurs lumières. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d'albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boîtes de jeux et de nécessaires d'outils ; enfin d'une multitude de jouets servant d'étude et d'études servant de jouets.
     
    De nos jours encore, foule de gens,  de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes,  inclinent à penser que rien ne peut s'obtenir que par l'autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C'est l'autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s'impose pas par des décrets, il résulte de l'enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L'instruction obligatoire est un contresens. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites veulent pouvoir imposer l'instruction, c'est affaire à eux, car l'instruction autoritaire, c'est l'abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l'étude et l'enseignement anarchistes, la liberté de l'instruction, afin d'avoir l'instruction de la liberté. L'ignorance est ce qu'il y a de plus antipathique à la nature humaine. L'homme, à tous les moments de la vie, et surtout l'enfant, ne demande pas mieux que d'apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s'ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime : enfant, par l'autorité paternelle, homme, par l'autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l'enfant comme l'homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en générations, cette uniformité de crétins difformes qui n'ont de l'être humain que le nom.
    L'enfant est le singe de l'homme, mais le singe perfectible. il reproduit tout ce qu'il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l'intelligence de l'homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d'abord son entendement; Que l'enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l'eau. Chez un peuple d'agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s'amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S'il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s'il est près d'un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la Société lui donnera le spectacle. Il prendra l'habitude de la brutalité, s'il est avec des brutes ; de l'urbanité s'il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s'il vit avec des travailleurs de l'industrie, de l'art ou de la science : ou bien, empreint d'un cachet de dévergondage et de désoeuvrement, s'il n'est en contact qu'avec les oisifs et les parasites.
    La société agit sur l'enfant et l'enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l'exclusion d'un de l'autre. C'est donc à tort que l'on a dit que, pour réformer la société, il fallait d'abord commencer par réformer l'enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.
    L'enfant est un miroir qui réfléchit l'image de la virilité. C'est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se déguerréotypent les traits de l'homme social. Et ces traits se reproduisent chez l'un d'autant plus accentués qu'ils sont plus en relief chez l'autre. L'homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l'enfant : "Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais." L'enfant ne tiendra pas comte des discours, si les discours ne sont pas d'accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s'attachera surtout à suivre votre exemple ; et si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n'en ferez jamais un homme de bien.
    Dans l'Humanisphère, l'enfant n'a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout ce meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du coeur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l'homme, le travail, y est devenu une série d'attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l'un à l'autre dans une immense et incessante harmonie. comment, dans un pareil milieu, l'enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ; Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l'industrie, ne pas s'essayer, dès l'âge le plus tendre, au maniement des forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s'instruire ? Répondre autrement que par l'affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.
    Voyez l'enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l'épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade, aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l'existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l'emploi de tous les objets. Mais, hélas !, bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d'intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu'il sollicite. L'enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le aire sortit une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l'expansion de son intelligence, on la muselle. Et quand l'enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu'il s'est tenu coi dans sa peau, et n'a pas ennuyé papa ou maman de ses importunes questions ; quand il s'est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu'il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d'épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s'appelle former l'esprit des enfants.  Oh ! l'autorité ! oh ! la petite famille !... Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l'infanticide !...
    Sous l'aile de la liberté, au seins de la grande famille, au contraire, l'enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes, ou femmes, que des éducateurs disposés à l'écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notions du juste et de l'utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d'équitables et de très intelligents jugements pour l'avenir.
    Chez les civilisés, l'homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l'enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d'exubérance.
     
    Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme de l'Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l'ineffable amour de la mère pour leur petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d'en être nourrice, le soin de sa beauté, l'instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.
    La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d'infanticide que la nature réprouve à l'égal de celle qui fait avorter l'organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s'étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ces fonctions organiques, attentats de lèse-maternité.
    Quoi de plus gracieux qu'une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodigant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n'est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d'alimenter à la mamelle la sève de ce brin d'homme, d'en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s'embellir, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s'y entr'ouvrir enfin de plus en plus, jusqu'à ce qu'il s'épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n'est pas femme. Son coeur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l'apparence humaine, elle n'en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu'une moitié d'amante.
    Dans l'Humanisphère, toute femme a les vibrations de l'amour. La mère comme l'amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur coeur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l'enfant comme le sourire de l'homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.

    D'ailleurs, ce travail de l'allaitement, comme tous les autres travaux maternels est bien plutôt un jeu qu'une peine. La science a détruit ce qui est répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C'est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c'est leur rouage infatigable qui s'en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C'est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c'est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C'est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d'acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l'homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu'elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l'équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.
    Les salons du réfectoire sont d'une architecture élégante, et n'ont rien d'uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé, encadré d'une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d'or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d'étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C'était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d'acier poli. D'une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l'autre elle tenait une coupe qu'elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l'enfant mutin qui cherchait à s'emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d'épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d'oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d'or marquaient les heures. Le soir une flamme s'épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne ; faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient les contours. Des grappes de raisin à grain de cristal pendaient à travers le feuillage et scientillaient au milieu de ces ondoynates clartées.
    Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l'or et l'argent recèlaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.
    Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les arômes de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.
    Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail, les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.
    Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc.; etc. Et librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement, il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie.
    Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles de cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une bégarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.
    Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elle rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes et aussi petites que l'on veut.
    Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C'est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l'immobilisation, une aspiration vers l'idéal avenir.
    Il y a aussi le gymnase où l'on fait assaut de force et d'agilité ; le manège où, écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l'arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.
    S'il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines ou les montagnes agrestes, où l'on rencontre, à certaines distances, des grottes et des chalets où l'on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leurs caprices ces essaims de promeneurs.
    A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l'un pour y résumer ses impressions du jour avant de se livrer au repos ; l'autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.
    Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu'il est nécessaire, on s'assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l'initiative de la parole. Les statistiques d'ailleurs, les projets, les plans ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l'urgence en a été généralement reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n'y a-t-il bien souvent qu'une voix, la voix unanime, pour l'acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l'exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s'exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d'aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontenay, les avis se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l'attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d'un commun accord la même route, sans qu'aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L'attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s'abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s'il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s'il s'ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l'Humanisphère. L'égoïsme bien entendu, l'égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne ne songe à violenter son prochain. Et c'est par égoïsme e qu'on fait échange de bons procédés.
    L'égoïsme, c'est l'homme ; sans l'égoïsme, l'homme n'existerait pas. C'est l'égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C'est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C'est l'égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d'eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C'est l'égoïsme qui stimule son ambition et l'excite à se distinguer dans toutes les carrières où l'homme fait acte de force, d'adresse, d'intelligence. C'est l'égoïsme qui l'élève à la hauteur du génie ; c'est pour se grandir, c'est pour élargir le cercle de son influence que l'homme porte haut le front et loin son regard ; c'est en vue de satisfactions personnelles qu'il marche à la conquête des satisfactions collectives. C'est pour soi, individu, qu'il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c'est pour soi qu'il redoute l'image des souffrances d'autrui. C'est pour soi encore qu'il s'émeut lorsqu'un autre est en péril, c'est à soi qu'il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l'instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables,  le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l'existence des autres. C'est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n'est que de la spéculation, spéculation d'autant plus humanitaire qu'elle est plus intelligente, d'autant plus humanicide qu'elle est plus imbécile. L'homme en société ne récolte que ce qu'il sème : la maladie s'il sème la maladie, la santé s'il sème la santé. L'homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S'il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s'il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du coeur ou du cerveau, sans que la sensation s'en répercute de l'un à l'autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l'état de communauté anarchique, à l'état de libre et intelligente nature, comme à l'état de civilisation, à l'état de l'homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation l'homme étant institutionnellement en guerre avec l'homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C'est un dogue à l'attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l'homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l'universel bonheur. Dans l'Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l'homme ne recueillant de l'homme que des parfums, ne saurait produire que du miel.  Ne maudissons donc pas l'égoïsme, car maudire l'égoïsme, c'est maudire l'homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L'homme comme la société sont perfectibles. L'ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l'instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d'inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.
    Dans l'Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L'autorité de l'anarchie, l'absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l'arbitraire de l'autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphèriens. Les dieux, les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d'aucune sorte, mais l'autonomie individuelle. C'est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c'est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu'est formé l'ordre social.
    Demandez à l'histoire, et voyez si l'autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l'ordre, l'anéantissement de l'homme par l'homme ? Est-ce l'ordre, ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l'aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c'est le meurtre. L'ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l'ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l'épée du sergent de ville ; l'ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l'or, l'eau bénite ; l'ordre à coups de fusil, à coups de bibles, à coups de billets de banque ; l'ordre qui trône sur des cadavres et s'en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés qui auront le sentiment de l'existence.
    Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n'habitent que dans les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.
    Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d'autorité a toujours produit la plus grande somme d'harmonie. Voyez le peuple du haut des barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d'hommes à peine dégrossis par le rabot de l'éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l'insurrection publique et en leur qualité d'hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu'une femme vienne à passer, et ils n'auront pour elle que des paroles décentes et polies. C'est avec un empressement tout fraternel qu'ils l'aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c'est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu'ils prendront dans leurs bras un enfant d'inconnue pour lui faire traverser la barricade. C'est une métamorphose instantanée. Dans l'homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l'homme de la veille.  Laissez réédifier l'Autorité, et l'homme du lendemain sera bientôt redevenu l'homme de la veille !
    Q'on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après Février 48 : il n'y avait dans la foule, plus grande qu'elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d'ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n'eut lieu. C'était à qui se protégerait l'un l'autre. La multitude s'écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d'un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l'homme, c'est la maladie, qui produit l'engorgement ; chez les multitudes, c'est la police et la force armée : la maladie porte le nom d'autorité. L'anarchie est l'état de santé des multitudes.
    Autre exemple :
    C'était en 1841, je crois,  à bord d'une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu'ils présidaient à la manoeuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manoeuvre s'exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu'il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu'avec une douceur toute féminine. Jamais manoeuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S'agissait-il de prendre un ris aux huniers, c'était fait en un clin d'oeil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n'aurait pas agi plus promptement d'un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n'attendait pas qu'il donnât l'ordre mais qu'il permît d'exécuter la manoeuvre. Et pas la moindre confusion, pas un noeud d'oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s'y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c'était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l'autorité, le matelot n'agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manoeuvre des mains et de l'intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypsodans les mers d'Orient. L'officier en question ne séjourna que 2 mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.
    Or donc l'absence d'ordres, voilà l'ordre véritable. La loi et le glaive, ce n'est que l'ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C'est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L'anarchie en est l'antipode, et cet antipode est l'axe du monde humanisphérien.
    La liberté est tout leur gouvernement.
    La liberté est toute leur constitution.
    La liberté est toute leur législation.
    La liberté est toute leur réglementation.
    La liberté est toute leur contraction.
    Tout ce qui n'est pas la liberté est hors les moeurs.
    La liberté, toute la liberté, rien que la liberté,  telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.
    Manque-t-on dans un coin de l'Europe des produits d'un autre continent ? Les journaux de l'Humanisphère le mentionnent, c'est inséré au Bulletin de publicite, ce moniteur de l'anarchique universalité ; et les Humanisphères de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d'Europe l'expédient. L'échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, telle Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu'importe, demain c'est elle sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d'Humanisphère comme il change d'appartement,  que dans la circulation universelle une chose soit ici ou là-bas, qu'est-ce que cela peut faire ? Chacun n'est-il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?
    En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas davantage qu'on forçât un homme à travailler, qu'il ne comprendrait qu'on le forçât à manger. Le  besoin de travailler est aussi impérieux chez l'homme naturel que le besoin de manger. L'homme n'est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c'est pour les faire fonctionner. Le travail, manuel et intellectuel, est la nourriture qui les fait vivre. Si l'homme n'avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître et alors, à la place des mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme un mollusque, deux écailles.  Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés ! La paresse n'est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l'esclavage et de la civilisation ; c'est quelque chose d'Immonde et de contre nature que l'on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c'est une débauche du bras, un engourdissement de l'esprit. La paresse, ce n'est pas une jouissance, c'est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de tels fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d'exercice du bras comme au besoin d'exercice du ventre. Il n'est pas plus possible de rationner l'appétit de la production que l'appétit de la consommation. C'est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et l'on ferait mourir d'indigestion les autres. L'individu seul est capable de savoir la dose de labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l'écurie, le maître octroie à l'animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté, l'animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre, mieux que le maître, ce qui convient à son tempérament.
    Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s'arracher un brin d'herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu'ils n'en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s'arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au delà de leurs besoins ?
    L'autorité, c'est la paresse.
    La liberté, c'est le travail.
    L'esclave seul est paresseux, riche ou pauvre ;  le riche, esclave des préjugés, de la fausse science ; le pauvre, esclave de l'ignorance et des préjugés,  tous deux esclaves de la loi, l'un pour la subir, l'autre pour l'imposer. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l'inertie ses facultés productives ? L'homme inerte n'est pas un homme, il est moins qu'une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d'intelligence ne peut moins faire que de lui obéir, et l'intelligence, ce n'est pas l'oisiveté, c'est le mouvement fécondateur, c'est le progrès. L'intelligence de l'homme, c'est son instinct, et cet instinct lui dit sans cesse : Travaille ; mets la main comme le front à l'oeuvre ; produis et découvre ; les productions et les découvertes, c'est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail, c'est la vie. La paresse, c'est la mort.  Meurs ou travaille !
    Dans l'Humanisphère, la propriété n'étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l'activité et la rapidité du travail font éclore autour de l'homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n'a plus qu'à allonger la main pour saisir le fruit, qu'à attendre au pied de l'arbre pour y avoir un abri. Seulement l'arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C'est l'anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l'ombrageuse bestialité, mais l'anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C'est l'anarchie, non plus dans la faiblesse et l'ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l'anarchie dans la force et le savoir, tronc rameaux de l'harmonie, le glorieux épanouissement de l'homme en fleur, de l'homme libre, dans les régions de l'azur et sous le rayonnement de l'universelle solidarité.
    Chez les Humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu'un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L'homme veut être complet, et il n'est complet qu'à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n'est pas un homme naturel ; c'est une monstruosité qui ne provoquerait que l'éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l'Humanisphère. L'homme doit être à la fois homme de pensée et homme d'action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l'oeuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L'homme n'est plus un homme alors, mais une serinette.
    Un Humanisphérien non seulement pense et agit à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d'orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre ; il passera du burin à la pioche, du fourneau de cuisine à un pupitre d'orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c'est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l'harmonie. Il n'en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l'instant d'après, et dans une autre production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l'homme acquiert la possession de plus d'objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c'est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.
    Je répète ici ce que j'ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l'homme, ce n'est pas seulement d'une moitié de l'humanité dont il est question, mais de l'humanité entière, de la femme comme de l'homme, de l'Etre humain. Ce qui s'applique à l'un s'applique également à l'autre. Il n'y a qu'une exception à la règle générale, un travail qui est l'apanage exclusif de la femme, c'est celui de l'enfantement et de l'allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu'elle ne peut guère s'occuper activement des autres. C'est une spécialité qui l'éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevé, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.
    A sa naissance, l'enfant est inscrit sous les noms et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu'on lui a donnés ou en change. Dans l'Humanisphère, il n'y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l'artifice. Tous sont égaux et légitimes devant l'Humanisphère et l'humanisphérité. Tant que l'embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le foetus dans l'organe interne, il est considéré comme ne faisant qu'un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s'opère lorsque l'enfant peut aller et venir seul. La mère et l'enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l'enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la meute des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d'une longue couvée, ne se soucie plus de l'avoir constamment auprès d'elle, alors ils peuvent se séparer. L'appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s'y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu'un nouveau-né perde sa mère, ou qu'une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l'enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l'orphelin la mamelle d'une chèvre ou d'une lionne. Il est même d'usage parmi les mères nourricières de faire boire à l'enfant chétif du lait d'animaux vigoureux tel le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d'ânesse aux poitrinaires. (N'oublions pas qu'à l'époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l'homme possède des troupeaux d'ours comme nous possédons aujourd'hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l'homme ; qu'ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s'inclinent devant l'auréole de lumière et d'électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L'homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)
    La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l'hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, d'ours ou boeuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l'homme et des facultés de l'homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C'est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier qui est la petite humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, telle aussi l'Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l'homme libre. C'est à son ombre qu'il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.
    Comme on doit le penser, il n'y a pas de médecins, c'est dire qu'il n'y a pas de maladies. Qu'est-ce qui cause les maladies aujourd'hui ? Les émanations pestilentielles d'une partie du globe et, surtout, le manque d'équilibre dans l'exercice des organes humains. L'homme s'épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L'un se tord dans les convulsions du jeûne, l'autre dans les coliques et les hoquets de l'indigestion. L'un occupe son bras à l'exclusion de son cerveau, l'autre son cerveau à l'exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l'homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d'où s'exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu'il y ait des maladies comme l'avocat a intérêt à ce qu'il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l'arsenic ; d'une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d'une Brinvilliers, mais vraiment qu'est-ce qu'une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu'on nomme des médecins ? La Brinvilliers n'attentait qu'à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l'intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n'ayez pas des académies de médecins ! Hommes d'amphithéâtres ou d'échafauds, assassinez s'il le faut le présent, mais épargnez au moins l'avenir !...
    Chez les Humanisphériens, il y a équation dans l'exercice des facultés de l'homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'y occupe pas de chirurgie ni d'anatomie. Aucun art, aucune science n'y sont négligés. Il n'est même pas un humanispérien qui n'ait plus ou moins suivi un de ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d'hygiène et d'anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l'un un bol d'exercice, l'autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.
    Contrairement à Gall et à Lavater qui ont pris l'effet pour la cause, ils ne croient pas que l'homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-il ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés, (sauf de rares exceptions : il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie,) les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d'une telle ou telle autre manière. La physionomie de l'homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu'il avait étant enfant. La crâniologie de l'homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n'a le plus souvent rien de comparable avec celle qu'il avait au berceau.  De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d'élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l'abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d'une épaule, de même aussi l'exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes à rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l'épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement les stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l'homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l'homme le plus parfait. Le type de l'idéal n'est sans doute pas d'être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue,  au nom de la prétendue science,  venait dire que c'est le soleil qui s'échappe des rayons, et non les rayons qui s'échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d'hommes ! Paradis d'épiciers !
    Comme il n'y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n'y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s'il y en a encore, c'est conservé dans l'esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d'antiquité. Les livres mêmes des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc. etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques ; personne ne les lit, ce sont des langues mortes, du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s'avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu'il a le courage d'en lire quelques lignes, il referme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions syphilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.
    La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l'amitié et l'amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l'humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les moeurs. L'amour n'est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n'est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L'amitié n'est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu'on accepte ou refuse sa marchandise, c'est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l'Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel, l'apparence n'est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur chez les civilisés. L'homme libre porte au coeur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n'est pas même une exception parmi les humanisphériens.
    Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d'idéal que ces populations ne trouvent pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l'impossible. La femme, surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l'autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s'abandonne avec tout l'élan du coeur et de l'imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l'amour divin est l'intrigue. Tous ces chants d'anges et d'angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d'encens, cet opéra de l'éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d'orchestre, ces stalles d'azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d'Eve, ont des places d'honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d'impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée,  sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole,  vers l'idéalisation de l'être humain dans les sphères parsemées d'écueils et constellées de superstition du fluiditique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s'insurge par la superstition contre ce degré d'infériorité sur lequel l'homme l'a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l'ascension céleste, de la bestialité de l'homme à la spiritualité de Dieu.
    Dans l'Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L'homme n'est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l'homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l'instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L'homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l'un à l'autre. Les sources vives du coeur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l'homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L'amour n'est plus du mysticisme ou de la bestialité, l'amour a toutes les voluptés ses sensations physiques et morales, l'amour c'est de l'humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L'idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l'aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l'imagination, il faut qu'il y ait des nuages, et sous le crâne des humanisphériens, il n'y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n'y a point de ténèbres ; là où règne l'intelligence, il n'y a point de superstition. Aujourd'hui que l'existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l'expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.
    Dans le monde civilisé, tout n'est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l'esprit. L'esprit est un égout à d'abjectes pensées, la chair un exutoire à d'immondes plaisirs. En ce temps-ci l'homme et la femme ne font pas l'amour, ils font leurs besoins... En ce temps là ce sera une besoin pour eux que l'amour ! Et ce n'est qu'avec le feu de la passion au coeur, avec l'ardeur du sentiment au cerveau qu'ils s'uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n'agiront plus que dans l'ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l'esprit. La liberté aura tout purifié.
    Après avoir visité en détail les bâtiments de l'humanisphère, où tout n'est qu'ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de sciences et d'arts et musées de toutes les productions ; après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l'électricité est le mobile, laborieuses d'engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d'esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l'attraction est l'unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l'évolution anarchique produit l'harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s'abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l'intérieur et l'extérieur de l'Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d'aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d'une humanisphère à une humanisphère, d'un contient à un continent, et d'un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses,  comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu'on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l'Autorité, quand l'Anarchie, cette loi de la Liberté, a des moeurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu'on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?... Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont que des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu'il s'agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu'il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c'est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu'elle ne s'éveillât pas à la lumière. L'autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l'humanité et l'étouffe ; qu'elle entende la voix de la Liberté, qu'elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura retrouvé la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l'amour, au bonheur !
    Bien que dans l'Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s'exécutaient sans qu'aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C'était bien simple pourtant. Qu'est-ce qui rend le travail attrayant ? Ce n'est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s'exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n'est pas toujours la profession qu'il aurait choisi : le hasard plus que l'attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu'il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu'avec dégoût ce travail qu'il accomplissait naguère avec plaisir. L'ivrognerie et la paresse n'ont pas d'autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée, et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d'élite, ils s'insurgent jusqu'au meurtre, jusqu'au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d'hommes, fer contre fer et face à face avec l'échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !...
    Dans l'Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s'exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d'une barricade, et sont entièrement libres d'y rester le temps qu'ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n'y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d'aptitude à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l'initiative, selon qu'il s'en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n'y a pas d'autorité. De plus il est rare qu'il n'y ait pas mélange d'hommes et de femmes parmi les travailleurs d'une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fût-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l'accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s'en abstiennent seront charmés que d'autres s'en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d'autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l'homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l'humanité. J'ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort de Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire prendre par un co-détenu leur tour de corvée,  et c'était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures,  mais qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l'argent qui eût pu servir à les en affranchir. L'homme véritablement homme, l'homme égooestement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu'elle procure aux autres que de s'en dispenser en vue d'une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c'est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L'égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d'immortalité célestes. Les humanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l'Humanité, afin de jouir,  depuis l'instant de leur naissance jusqu'à l'extinction de leur vie,  des bénéfices de l'assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur qu'au prix de l'universel bonheur.
    Je n'ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n'a rien d'uniforme, chacun s'habille à sa guise. Il n'y a pas de mode spéciale. L'élégance et la simplicité en est le signe général. C'est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu'en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap ou de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d'une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen-Âge ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l'étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L'un laisse flotter sa blouse, l'autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d'acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L'hiver, l'un s'enveloppe d'un manteau, l'autre d'un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, imaginent les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d'elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d'or ou d'argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre porte des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l'infini. Elles ne cherchent pas à s'uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leurs vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s'épilent pas plus les poils blancs qu'ils ne s'arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tolle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu'au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu'il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l'habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d'un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d'un frac à tête de crétin et à queue de morue. L'habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C'est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s'habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l'Humanisphère, l'humanité est loin d'être un chenille, elle n'est plus prisonnière de son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l'ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l'élégante envergure du papillon.  Prise dans le sens absolu, l'enveloppe, c'est l'homme : La physionomie n'est jamais un masque pour qui sait l'interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n'est pas beau : combien plus laid encore est son moral !
    Dans mes excursions, je n'avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j'eus l'occasion d'assister à un enterrement.
    Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d'un grand berceau. Il n'était environné d'aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d'oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à la suite. Je les imitai.
    Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s'arrêta. La machine en question avait à peu près l'apparence d'une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d'un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l'enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.
    Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d'insalubrité, et qu'il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu'attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu'ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n'est pas la superstition qui fait loi chez eux, c'est la science. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l'âme et du corps, ils ne reconnaissent que l'unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et une formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide ou plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l'âme fût une chose distincte du corps,  ce que tout dénie,  il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.
    De même que, à la chaleur du calorique la vapeur de l'eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu'on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d'électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s'ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l'électricité qui l'anime ne disparaîtra pas dans l'impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l'existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s'évapore ; corps et âme se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l'aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c'est-à-dire à l'infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu'est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d'êtres imperceptibles, susceptibles d'attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce que est la même chose, le mouvement, c'est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l'action chimique de la nature. C'est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l'homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s'use par le frottement, la locomotive va au rebut, l'homme à la tombe. C'est ce qu'on appelle la mort, et qui n'est rien qu'une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.
    Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l'on voudrait que l'âme, qui n'est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d'infiniment petits dont le tout s'appelle un homme ; l'on voudrait que l'âme ne se renouvelât pas d'année en année et d'instant en instant ; qu'elle ne perdît rien de son individualité en s'exhalant au dehors, et n'acquît rien de l'individualité des autres en en respirant les émanation ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l'on voudrait,  vaniteuse et absurde inconséquence de notre part !  que ce souffle de destruction ne pût briser l'âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?
    En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l'immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l'on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l'on finit par conclure qu'ils sont l'un et l'autre.
    Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champ de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d'aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l'humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d'en retarder ainsi l'avènement à la lumière. Comme il n'y a pas à douter que la terre ne fasse échange d'émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l'homme est pure, plus elle est apte à s'exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C'est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l'humanité soit perdu pour l'humanité, afin que ces restes repassés à l'alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.
    Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l'amour de l'humanité jusqu'à l'anthropophagie : ils mangent l'homme après sa mort, mais sous une forme qui n'a rien de répugnant, sous forme d'hostie, c'est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d'aliments. C'est la communion de l'homme par l'homme, la résurrection des restes cadavériques à l'existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d'une vie nouvelle, avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L'immortalité, affirment-ils, n'a rien d'immatériel. L'homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils, se dissout quand il a fini sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère.  L'homme sème l'homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L'humanité est la sève de l'humanité, et elle s'épanouit en elle et s'exhale au dehors, nuage de pensée ou d'encens qui s'élève vers les mondes meilleurs.
    Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l'induction et la déduction, sur l'analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.
    Je parcourus tous les continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je vis partout qu'une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-rouges ;) la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L'humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d'une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de suaves pensées, est comme un parfum qui s'en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d'énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d'un clair ruisseau dans un cours d'eau calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C'est l'être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans la pensée l'empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c'est l'homme fait homme.
    Ainsi m'est apparu le monde ultérieur, ainsi s'est déroulé sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélé à mon esprit l'harmonique anarchie ; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine.
    O Liberté ! Cérès de l'anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d'un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l'Avenir, la corne d'abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.
    Et toi, Idée, merci de m'avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon coeur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n'ont que des regards d'amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d'humains ; laisse-moi m'épanouir parmi toutes ces fleurs d'hommes et de femmes ; laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l'universelle félicité !
    Idée, pôle d'amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m'abandonne pas ; ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l'autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m'as donné le spectacle. O toi par qui s'opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre ma vie dans l'Humanisphère et l'humanisphérité !...
    Enfant, me dit-elle, je ne puis t'accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vu naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du coeur le cadavre ambulant de l'Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l'exemple, la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plateforme (de) l'échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l'étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbares ignorances. Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l'autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoise un sanglant défi ; combat avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou .... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d'épines, mords l'éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton coeur ; c'est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n'est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l'humanité future !...
    Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d'arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l'an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n'est pas une femme de lupanar qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d'elle pour en obtenir le sourire. C'est une grande dame fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du coeur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l'antipode de la civilisation, elle y convie l'Humanité. Avec la vapeur et l'électricité on abrège les distances. Tous les chemins de fer conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!
    L'Idée avait parlé : je m'inclinai...


    TROISIÈME PARTIE.

    Période transitoire.

    Comment s'accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer d'une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c'est un pas vers l'anarchique liberté, j'y applaudirai. Que le progrès s'opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Italie ; d'une manière quelconque que l'unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s'unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s'organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l'accaparement privé par l'exhibition publique et le commerce du capital par l'échange des produits ; qu'ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu'ils décrètent en germe l'abolition de toute espèce d'usure, et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l'on supprime l'héritage et qu'on emploie le produit des successions à doter chaque mère d'une pension pour l'allaitement et l'éducation de son enfant ; qu'on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu'on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu'on les rase, et qu'on édifie sur leur emplacement des monuments d'utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l'inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le code pénal et l'échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu'elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l'Avenir et non un retour au Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.
    Tout ce qui est devenu grand et fort a d'abord été chétif et faible. L'homme d'aujourd'hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l'était l'homme d'autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n'est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l'homme comme les sociétés civilisées précèdent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l'engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, comme il faut à l'homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L'avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l'équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l'attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C'est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l'un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu'avec plus de force son inclinaison naturelle, et n'en affirme qu'avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d'y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l'Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d'effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l'Infini, toutes ces magnificences de l'universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l'intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté; Tout ce qui est devant toi c'est ton domaine, l'immensité c'est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l'attraction. Debout, blonde souveraine,  mère, non plus cette fois de l'enfant infirme d'un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d'hommes en possession de tous leurs sens, d'amours lucides et armés d'un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l'Avenir !...
    Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait voeu de liberté, Ernest Coeurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l'un d'eux dans son livre La Révolution dans l'homme et dans la société,prophétisent la régénération de la société par l'invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l'analogie qu'ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s'établira en Europe qu'autant que l'Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d'affirmer que la liberté doit être partout ou n'est nulle part. Mais ce n'est pas seulement en Europe, c'est par tout le globe que l'unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde de ses racines, puisse s'élever assez haut pour abriter l'Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l'universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n'est pas seulement l'invasion des Cosaques sur la France qu'il faudrait appeler, c'est aussi l'invasion des Cipayes de l'Hindoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie ; celle des Peaux-rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-unis, plus sauvages que les Peaux-rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu'il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l'Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu'ils n'étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n'est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin.  C'est du creux sillon, c'est du fond de l'atelier, c'est charriant, dans ses flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au coeur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique Cité ; c'est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C'est au bruit de cette tempête sociale, c'est au courant de cette inondation régénératrice que croulera la Civilisation en décadence. C'est au souffle de l'esprit novateur que l'océan populaire bondira de son gouffre. C'est la tourmente des idées nouvelles qui passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines
    Ce n'est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c'est la lumière. Les anciens n'ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l'esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l'esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l'arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s'étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront, pied à pied, idée à idée, toute l'Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l'oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l'Anarchie Sociale. L'Europe conquise et librement organisée, il faudra que l'Amérique se socialise à son tour. La république de l'Union, cette pépinière d'épiciers qui s'octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l'étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l'Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d'Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l'intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au coeur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d'un fouet et d'une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours de l'or et du sang à sucer... La Babel américaine enfin tremblera sur ses fondements.
    Du Nord au sud et de l'Est à l'Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les Etats.
    La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-unis sociaux d'Europe enjambera l'Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l'homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n'y a pas place pour l'exploitation. Aussi s'enfuiront-ils jusqu'aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.
    Ainsi le socialisme d'abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification, et d'envahissement  en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe.


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  •        Lectures anarchistes de Spinoza par Daniel Colson


    I - Bakounine et Proudhon

    Vraisemblablement Bakounine n'a jamais eu le temps ni la volonté de lire directement ou de façon approfondie Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses textes les plus philosophiques ne sont pas sans être marqués par l'influence de ce philosophe. Chez Bakounine, on peut ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza.
    Une appréhension de jeunesse, principalement à travers la première philosophie de Schelling 3 qui, de façon diffuse, ne cesse jamais d'inspirer sa pensée; comme le montrent le type de liberté dont il se réclame 4, sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout, sa conception matérialiste de la nature et du monde.

    " La nature c'est la somme des transformations réelles qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein [...]. Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, peu m'importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d'autres sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d'actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. " 5
    La seconde référence, sans doute influencée par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite et fortement critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme, n'échappe pas aux illusions de tous ceux, et ils sont nombreux, qui prétendent considérer toute chose du " point de vue de l'absolu, ou, comme disait Spinoza, sub aeternitatis ", en renvoyant ainsi l'homme au néant de son existence " relative "6.

    " Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu'ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la fange du monde matériel; de la perfection absolue dans l'imperfection absolue; de la pensée à l'être, ou plutôt de l'Être suprême dans le néant. "7

    Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine, deux lectures possibles de Spinoza :

    - Avec, d'un côté, un Spinoza théologien, certes atypique, mais théologien quand même, pour qui Dieu s'identifie à la nature, à la substance, mais toujours sous la forme d'un principe premier et transcendant, cause absolue et infinie d'une infinité d'êtres finis, irrémédiablement renvoyés au néant de leur finitude.
    - De l'autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux, via Schelling et Diderot, d'une conception de la nature pensée sous la forme d'une " combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, nullement prédéterminée ", d'une " infinité d'actions et de réactions particulières ". Une nature qu'il importe peu alors qu'on l'appelle Dieu ou absolu.
    Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza, on peut ainsi retrouver l'ambiguïté des interprétations contemporaines de ce philosophe, et d'abord du sens qu'il convient de donner à la formule célèbre de l'Éthique, Deus sive natura.
    - Dieu/ou/la nature; s'agit-il de deux définitions équivalentes d'une même réalité; la substance, cause infinie, absolue, lointaine et verticale de tout ce qui existe? 8
    - Dieu/c'est-à-dire/la nature; le concept de Dieu n'est-il au contraire que le point de départ conventionnel d'un processus de pensée qui le transforme en autre chose, en une perception nouvelle du monde qui est le nôtre? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente de la scolastique se transforme en cause de soi 9, où, comme le voulait Bakounine, la nécessité peut enfin se transformer en véritable liberté 10.

    Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il faut effectivement choisir, à travers une troisième traduction possible de la formule célèbre de Spinoza, une traduction résolument disjonctive, certes erronée, mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix de Spinoza face à Descartes et à la pensée de son temps, des choix et de l'engagement qu'impliquent l'intérêt actuel pour ses textes et le sens qu'ils peuvent prendre pour nous.

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    Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent de De la création de l'ordre (publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes parties à la philosophie et à la métaphysique. À l'exception de rares allusions, en passant, dans les Contra dictions économiques, il faut attendre 1858 et son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l'Église pour que Proudhon s'engage enfin dans une critique de Spinoza; à la mesure de tout ce qui peut rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d'une façon qui manifeste une lecture directe et attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l'objet de trois développements critiques; dans la quatrième étude, à propos du problème de l'État; dans la septième, à propos de l'absolu; dans la huitième, à propos de la conscience et de la liberté.

    De ces trois critiques, c'est certainement la première qui est la plus sévère et la plus expéditive. Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme 11. " Saint de la philosophie ", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza a su, avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et des dominations de la religion 12. Mais " en désapprenant l'Évangile " il s'est contenté de " rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison d'État de Platon 13. Nécessité et raison, tel est l'insupportable couple conceptuel que réinventent Machiavel, Hobbes et Spinoza; un couple qui justifie le " plus effroyable despotisme "14. En effet, parce qu'il obéit au principe de nécessité, l'État échappe à tout jugement, à toute distinction entre le bien et le mal. Il " a le droit de gouverner, au besoin par la violence, et d'envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort "15. " Balancées " par la seule et hypothétique prudence du souverain face à une révolte toujours possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques, elles ne cessent jamais d'obéir à la raison d'État, à la raison politique 16.

    La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza, mais l'Éthique, son œuvre philosophique majeure. On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon : " Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l'absolu. "17 On retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la plupart des philosophes, l'erreur de Spinoza est dans son point de départ. " Principe d'illusion et de charlatanisme ", l'absolu peut bien s'" incarne(r) dans la personne [...], dans la race, dans la cité, la corporation, l'État, l'Église ", il aboutit inévitablement à Dieu 18. Que Spinoza, dans l'Éthique, commence directement par Dieu est donc à mettre au crédit de son extrême rigueur, mais la rigueur d'un " grand esprit dévoyé par l'absolu "19.

    Cette erreur du commencement n'est pas seulement philosophique. Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable du despotisme et de la raison d'État. En effet, face à l'absolu, être infini, que peut l'homme du fond de sa finitude, de l'esclavage de ses passions? Rien, sinon se soumettre à " une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d'État "20.

    " Spinoza, qui croyait faire l'éthique de l'humanité, a refait, more geometrico, l'éthique de l'Être suprême, c'est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l'humanité vit depuis soixante siècles. On l'a accusé d'athéisme : c'est le plus profond des théologiens. "21

    La troisième critique, peut-être la plus discutable, est en même temps la plus intéressante, pour trois raisons : 1) parce qu'en abordant la question de la liberté elle est au cœur du problème spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté; 2) parce que, en pensant déceler une contradiction dans le système de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce système, dans l'enchaînement nécessaire (donc despotique) de ses développements; 3) parce que, ce faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être, les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme.
    Rappelons l'essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son habitude du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit une théorie qui aboutit à le nier; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre, propose au contraire une théorie qui le suppose nécessairement 22.

    Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté. Au- delà de l'intérêt qu'une telle thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même de considérer la force de l'intuition de Proudhon, on ne peut tout d'abord qu'être surpris par son inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de l'absolu, de la nécessité et de la raison d'État, qui, très logiquement, refuse toute signification au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la liberté, une liberté inhérente à son sys tème? Entraîné par son goût de la provocation, Proudhon est conduit à développer une argumentation paradoxale.
    Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l'est que parce qu'il est d'abord un cartésien conséquent. En affirmant avec Descartes la nécessité absolue de l'Être (Dieu), Spinoza se contente de montrer l'inconséquence d'une pensée qui se réclame par ailleurs de la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un tel système exclut toute liberté 23. Mais cette incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à partir du système de Descartes, on la retrouve, inversée, dans la philosophie de Spinoza, sous le regard de Proudhon cette fois. Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans l'Éthique, il prétend montrer comment l'homme, création dégradée et misérable de la toute- puissance divine, soumise à l'obscurité et aux illusions des passions, peut malgré tout " remonter le courant de la nécessité " qui l'a produit, s'affranchir des passions qui l'entravent et le trompent, accéder à la " liberté aux dépens de la nécessité qu'elle se subordonne "? 24

    " Il faut le voir pour le croire; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point? L'Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc-arbitre de l'homme. Le mot n'y est pas, et il est juste de dire que l'auteur n'en croit rien; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles? "25

    On est sans doute ici au plus près de l'intuition de Proudhon, l'intuition que Spinoza peut dire autre chose que ce qu'il semble dire à ses lecteurs du XIXe siècle; l'intuition d'une autre signification du spinozisme, masqué par le " système de Descartes " et par deux siècles de traductions et de critiques plus ou moins aveugles; une signification qui n'apparaîtrait à l'œil à demi perspicace de Proudhon que sous la forme d'une contradiction. Contra diction chez Spinoza, mais contra diction (ou hésitation) chez Proudhon lui-même. En effet, dans sa fougue démonstrative et rhétorique, Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases l'ambivalence qui le saisit tout à coup. L'affirmation de la liberté (le franc-arbitre) qu'il croit déceler chez Spinoza est-elle une simple contradiction de son système ou, au contraire, comme il le dit plus loin, sa conséquence nécessaire? 26 Spinoza n'est-il que le disciple de Descartes, un disciple intransigeant et rigoureux qui irait jusqu'aux extrêmes conclusions du système de son maître, ou bien au contraire le génial inventeur d'une théorie nouvelle, d'une " originalité sans égale "? 27

    " Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles? "On mesure mieux, cent cinquante ans plus tard, la grande difficulté où se trouvait Proudhon pour expliciter son intuition. Pour cela il aurait fallu qu'il revienne au texte latin et qu'il accorde à Spinoza une attention et une sorte de désintéressement personnel qui n'étaient ni dans son tempérament, ni dans ses habitudes. Il aurait surtout fallu qu'il aille jusqu'au bout de sa critique des traducteurs et des critiques de son temps, car malgré l'acuité de son regard et ses propres qualités de limier ou de chien de chasse, il était effectivement doublement prisonnier de cette traduction et de cette critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement calamiteux 28; prisonnier d'une interprétation française de Spinoza soucieuse de réduire ce dernier à n'être qu'un continuateur de Descartes, un sectateur de l'absolu, un rationaliste et un idéaliste impénitent, un pur logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche expérimentale 29.
    Âme pour mens, passions pour affectus, générale pour commune, etc., comment, avec une telle traduction, Proudhon aurait-il pu échapper à une lecture idéaliste et chrétienne d'un texte qui, écrit en latin, prend bien soin d'utiliser le vocabulaire et les catégories de pensée de son temps? Sous la plume trompeuse de Saisset et le regard méfiant de Proudhon, Spinoza ne se contente pas d'apparaître comme un héritier de la gnose chrétienne et de sa théorie métaphysique de la Chute et de la Rédemption 30. Sa pensée semble s'inscrire naturellement dans une catharsis et un dualisme tout aussi traditionnels : la liberté contre la nécessité, la connaissance opposée aux passions du corps, l'âme comme principe spirituel de salut et de liberté 31.

    Mais c'est pourtant ici, à l'intérieur même de son incompréhension de Spinoza, que l'analyse de Proudhon est la plus intéressante, pour la question qu'il lui pose, et pour la réponse que cette question implique :

    " Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité de plus en plus affaiblies ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu'elles n'en ont reçu au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres? "32

    Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n'a-t-il pas complètement tort de reprocher à Proudhon son fréquent idéalisme, sa fascination pour les catégories de Kant et sa fâcheuse tendance à faire parfois de la conscience et de la liberté humaine une faculté a priori et transcendantale, absolue 33. Mais si Proudhon devait vraiment succomber à ses penchants idéalistes, c'était certainement au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste et logicien en train d'être inventé par la tradition française. Or il n'en est rien. Proudhon pose une tout autre question à Spinoza. Il ne se satisfait pas de la liberté abstraite que lui présente la traduction de Saisset, ce degré zéro de la liberté que Proudhon appelle joliment " communion sèche, l'hypothèse de la liberté en attendant la liberté "34. Mais, du même coup, il montre comment lui-même refuse de se satisfaire du vide métaphysique qu'implique habituellement la théorie du libre arbitre 35. Son problème n'est plus celui du franc-arbitre, conçu sous la forme d'une faculté abstraite et transcendantale, a priori et générale, mais au contraire celui de la force ou plutôt des forces capables de produire l'homme comme être conscient et libre. En effet, aux yeux de Proudhon, ce que le système de Spinoza présuppose invinciblement, au même titre que son propre système, ce n'est pas la liberté absolue, abstraite, métaphysique, que dénonceront Bakou ni ne et Malatesta, ce sont des forces et des puissances, ces " forces libres " dont il demande à Spinoza comment il peut ignorer l'existence pour penser la libération de l'homme 36.

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    Comment penser ces puissances préalables et fondatrices? Comment celles-ci peuvent-elles donner vie à une liberté suffisamment radicale pour mériter qu'on la nomme libre arbitre? On connaît (ou l'on devrait connaître) la réponse de Proudhon que l'on pourrait résumer ainsi.
    1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance est une liberté; toute liberté est une puissance. Et c'est sous ce double aspect, indissociable, que l'une et l'autre sont, ensemble, la " condition préalable et productrice " de tout exercice de la raison 37.

    2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent ni d'une faculté a priori et transcendantale, ni d'une nature humaine préalable et fondatrice. Comme la raison et comme toutes les propriétés que l'homme peut développer, elles sont elles-mêmes une " résultante "38; la résultante d'un composé d'autres puissances 39, elles-mêmes résultantes d'autres composés, d'autres forces, etc. Ce que Proudhon résume en disant que " l'homme est un groupe "40.

    3) D'où un premier principe proudhonien. Dans l'homme, comme dans toute chose, ce qui semble être au principe, au commencement, ne vient qu'après, n'est qu'un effet de composition, la liberté comme l'âme, les facultés comme l'ensemble des éléments ou des essences apparemment à l'origine du composé humain, l'unité de la création comme l'unité du moi 41.

    4) Résultante d'un enchaînement et d'un enchevêtrement d'autres résultantes, puissance et liberté humaines ne sont pas pour autant un simple effet, déterminé, réductible à la somme des forces et des éléments qui se sont associés pour les produire. Elles n'entrent en rien dans un schéma déterministe de causes et d'effets. Elles sont à la fois plus et autres, distinctes des forces qui les rendent possibles 42. Elles sont radicalement nouvelles.
    5) D'où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante et liberté, la puissance humaine est à la fois une réalité radicalement nouvelle, autonome, porteuse de sa propre force, et à la fois l'expression des forces et des puissances qui, en se composant, la rendent possible 43. Pour Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation, volontairement antinomique : autonomie radicale de cette résultante comme réalité propre; dépendance radicale de cette résultante par rapport aux forces qui la rendent possible 44.

    6) On peut ainsi comprendre l'ambiguïté apparente des formules de Proudhon lorsque, pour définir la liberté humaine, il parle à la fois de forces libres et de libre arbitre. Puissance nouvelle au regard des puissances qui la rendent possible, la liberté humaine justifie tout à fait qu'on lui reconnaisse l'ensemble des caractéristiques qui s'attachent généralement à la notion de libre arbitre. En effet, contrairement à ce que pense Bakounine et à ce que suggèrent certaines formules de Proudhon, la notion de libre arbitre et le " sentiment intime " qui l'affirme n'ont rien d'idéalistes 45. Leur idéalisme n'est que l'effet de leur ignorance, l'ignorance de ce qui les rend possibles, des forces et du jeu de composition de forces sans lesquels ils ne seraient rien et dont ils sont pourtant l'expression autonome 46.
    7) C'est en ce sens, essentiel à l'ensemble des analyses de Proudhon, que la liberté humaine ou le libre arbitre peuvent aussi se transformer en illusion despotique, en absolu mensonger et autoritaire, se croire à l'origine de ce qui le rend possible, transformer l'erreur déterministe de l'effet en erreur tout aussi déterministe de la cause. La puissance de la liberté humaine n'est ni un effet ni une cause mais la résultante forcément autonome, comme toute résultante, d'un composé de forces sans lesquelles elle n'est rien. Voilà ce qu'il faut comprendre pour Proudhon.47

    8) Dernière caractéristique de la réponse de Proudhon, qui découle de toutes les autres, mais en reconduisant, et en bouclant de façon élargie, à l'échelle de tout ce qui existe, le balancement et les contradictions qui donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure, la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité et la richesse du composé qui la produit, prétendre s'affranchir de toute nécessité externe et interne, prétendre à l'absolu 48.

    Elle ne cesse jamais d'être une partie intégrante du monde qui la produit et dont elle semble si fortement se distinguer 49. Cela pour quatre grandes raisons.

    a - Le composé humain ne diffère en rien de tout autre composé, de tout ce qui compose la nature, si ce n'est en degré de puissance :
    " L'homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal, mais à un plus haut degré que ces derniers; d'autant plus vivant, plus sentant et mieux pensant que ses organes, groupes secondaires, sont dans un accord plus parfait entre eux, et forment une combinaison plus vaste. "50

    b - La liberté propre au composé humain n'est elle-même que le degré supérieur d'une liberté présente dans tout composé, aussi rudimentaire soit-il, dans la mesure où la liberté est coextensive à la puissance des êtres :
    " [...] la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l'homme qui seul tend à s'affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s'en affranchit en effet. "51

    c - Résultante d'un enchevêtrement de puissances et de spontanéités, la liberté humaine n'est pas un achèvement. C'est une liberté en devenir, le degré intermédiaire d'une puissance et d'une liberté plus haute à construire, à partir de l'ensemble des puissances constitutives du monde et du jeu de composition qu'elles autorisent :
    " [...] en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l'être, en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapproche du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l'homme même, le libre arbitre se montre d'autant plus énergique que les éléments qui l'engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. "52

    d - Inscrite, en aval et en amont, dans l'ensemble des puissances constitutives de ce qui est, la liberté humaine est à la fois une partie et le tout, à la fois " ce qu'il y a de plus grand dans la nature " et, comme l'écrit Proudhon, " le résumé de la nature, toute la nature "53 :
    " [...] l'homme, multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie intégrante du monde, qu'il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre. "54

    C'est en ce sens que la liberté humaine, telle que la conçoit Proudhon, peut rompre avec les illusions despotiques et idéalistes de la liberté cartésienne et s'affirmer comme révolutionnaire 55. C'est en ce sens qu'elle annonce les conceptions anarchistes à venir, en particulier celles d'Elisée Reclus, lorsque celui-ci affirme " le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l'action des forces telluriques ", lorsqu'il explique comment " l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même ", mais aussi lorsqu'il affirme dans la même page, au plus près de la pensée de Proudhon, comment " c'est de l'homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit le monde "56.

    On connaît donc le problème posé par Proudhon et sa façon d'y répondre. Un lecteur de Spinoza, même peu expérimenté, ne manquera pas d'être frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine, par la proximité (intime dirait Bakounine) qui unit ces deux auteurs. En quoi les lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées des vieilles interprétations idéalistes et logiciennes, permettent-elles de vérifier ou d'infirmer cette intuition?

    II - L'interprétation marxiste

    Dans l'intérêt actuel pour Spinoza, la lecture marxiste occupe une place importante, au plus près des préoccupations sociales et révolutionnaires de Proudhon et plus généralement de la pensée libertaire, mais au plus loin également, comme nous allons essayer de le montrer. L'opposition la plus visible, et sans doute la plus déterminante, porte sur le lien que cette lecture marxiste prétend établir entre les textes politiques de Spinoza et l'ensemble de sa philosophie. Parce que, aux yeux de ce courant, elle " est de part en part politique ", la pensée de Spinoza n'admettrait pas d'être scindée entre des textes de pure philosophie et des textes politiques en partie circonstanciels 57. Au contraire, comme A. Matheron s'est efforcé de le montrer, la doctrine politique de Spinoza, parce qu'elle est homologue à la structure de l'Éthique, permettrait seule de penser les relations interhumaines et surtout de construire le concept d'individualité si essentiel à la compréhension de la pensée de Spinoza et à l'intérêt que nous pouvons lui porter 58. Mieux, comme le montre A. Negri (et comme on avait pu le dire de Marx en d'autres temps), c'est dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé, le si bien nommé Traité de l'autorité politique (TP), que Spinoza deviendrait enfin lui-même, que, au terme d'un long processus de maturation, de promesses et de crises, sa pensée connaîtrait son achèvement, l'ul time fondation capable de donner sens à l'ensemble des écrits antérieurs.
    Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui " l'innovation spinozienne [...] rend vraie l'imagination du communisme "59, pour qui le spinozisme " est une philosophie du communisme ", a-t-elle toutes les raisons de confirmer les objections de Proudhon. Et pourtant, avec son génie de frôler parfois les positions libertaires alors même qu'elle s'en éloigne le plus, cette interprétation peut également sembler satisfaire largement aux exigences d'une lecture anarchiste; cela de trois façons.

    - À propos de la question de Dieu et du commencement en premier lieu, la principale objection de Proudhon et de Bakounine. Contre une interprétation jusqu'ici largement dominante, la thèse de A. Negri prétend justement montrer comment Spinoza parvient, au fil de son œuvre, à se libérer de Dieu comme commencement absolu. Pour A. Negri, " l'Éthique commence [...] in media res. Elle ne suit [...] qu'en apparence le rythme d'une abstraction fondatrice. L'Éthique n'est en aucun cas une philosophie du commencement. [...] Chez Spinoza il n'y a pas de commencement "60.

    - Seconde raison d'être satisfait par l'interprétation marxiste et politique de Spinoza : la question de la force et de la puissance. Comment, demandait Proudhon, Spinoza peut-il penser la libération de l'homme sans présupposer nécessairement l'existence de forces libres capables d'une telle libération? Là encore, certaines formules de Negri peuvent tout à fait sembler satisfaire à l'objection de Proudhon. À la subjectivité humaine, collective et individuelle, conçue par Proudhon sous la forme d'un composé de forces et de puissances, répond, presque en des termes identiques, la façon dont le Spinoza de Negri est censé penser le sujet et la subjectivité : sous la forme d'une " continuité subjective " de la " puissance de l'être "61, un " être puissant, qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne connaît que sa propre force constitutive "62.

    - Troisième et dernier point d'accord, qui découle du précédent : le refus de la médiation. Contre une interprétation traditionnelle qui tend, d'une façon ou d'une autre, à placer Spinoza du côté de Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social et d'une vision juridique de la démocratie, Negri prétend bien établir le " positivisme juridique de Spinoza "63. Comme l'écrit brutalement Matheron dans sa préface, pour le Spinoza de Negri, " le droit, c'est la puissance, et rien d'autre "64. État (hérité du vieil absolutisme précapitaliste), société bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production comme organisation et comme forme de commandement : toutes ces " médiations des forces productives " sont radicalement récusées par le Spinoza de Negri65. " Chez Spinoza, il n'y a [...] plus la moindre trace de médiation : c'est une philosophie de l'affirmation pure, [...] c'est une philosophie totalisante de la spontanéité "66. Comment l'anarchisme, qui a fait de l'action directe et du refus de tout intermédiaire, de tout représentant, un des axes essentiels de sa pensée et de sa pratique, pourrait-il ne pas faire sienne une interprétation pour qui " le refus du concept même de médiation est au fondement de la pensée de Spinoza "67?

    Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de faire sienne l'interprétation marxiste de Spinoza; mais trois raisons presque trop belles, qui accentuent jusqu'à la caricature les traits que l'on reconnaît habituellement à l'anarchisme : son immanentisme absolu et l'immédiateté de ses repères et de ses prises de position; son refus de toute médiation, de toute attente, de tout échelonnement, de toute délégation et de toute représentation; le volontarisme exacerbé et subjectif d'une vision utopique prétendant se soumettre la réalité, immédiatement et directement. Trois raisons qui, par leur radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi immédiatement la méfiance d'un mouvement habitué, depuis plus d'un siècle - du Marx de la Guerre civile en France au Kampuchéa démocratique de Pol Pot, en passant par l'État et la Révolution de Lénine et la Révolution culturelle maoïste -, à d'autres travestissements de ses positions, à d'autres simplifications, à d'autres mises en scène d'une pratique et d'une vision libertaires beaucoup plus complexes et subtiles que ne le voudraient ses manifestations les plus visibles et ses détracteurs les plus courants.

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    Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri, il suffit d'observer comment, dans leur démarche et leurs conclusions, elles tendent à vérifier les pires inquiétudes de Proudhon. In media res, partir du milieu des choses, nous dit A. Negri; et, plus précisément, partir de la multiplicité des " êtres particuliers " qui peuplent le " monde des modes "68. Mais à la radicalité de cette première et de cette seconde affirmation, qui ne font l'objet d'aucun développement conséquent, s'oppose aussitôt l'abstraction négative et tout aussi radicale, mais longuement développée cette fois, de la troisième : le refus de toute médiation. Un refus violent et absolu qui conduit aussitôt Negri, sans transition donc, à affirmer l'" unité " et l'" univocité " de l'" être " dont toutes ces " choses " ne sont plus que l'" émanation ", à affirmer la " potentialité absolue de l'être " comme " source " des " mille et une actions singulières de chaque être ", à affirmer la " compacité ", la " totalité " et la " centralité " d'un être unique dont les modes ne sont que des " formes ", des " variations " et des " figures ", à affirmer la " transparence " et la " force unifiante " de l'être, bref à affirmer et réaffirmer sans cesse l'" être " ou le " divin " comme " production infinie de puissance "69.
    Entre les modes et la substance il n'y a rien. Telle est la thèse de Negri sur Spinoza. Ou plutôt, et c'est ici que les affirmations apparemment si libertaires de Negri s'éloignent infiniment du projet anarchiste, dans ce rien il y a la politique qui l'autorise et qui l'exige, le pouvoir politique, la toute-puissance politique, l'absolu du politique dénoncé par Proudhon, ce presque rien qui fait tout et qui fait toute la différence avec le projet libertaire. Écho théorique assourdi du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri récuse toute médiation de l'être, mais c'est pour mieux confier au seul politique la redoutable prérogative, non seulement de " médiatiser " sa puissance et sa vérité, mais encore de le " constituer " comme " puissance " et comme " vérité ", de le faire " être ", à travers sa " constitution " la plus parfaite, cette " révolution " sans " devenir " qu'est l'omnino absolutum imperium de la démocratie 70.

    Chez le Spinoza de Negri, l'" être " et la " subjectivité politique " ne sont que les deux faces d'une seule et même puissance, vérifiant ainsi jusqu'à l'absurde, le diagnostic sans appel de Proudhon et de Bakounine : l'enchaînement inéluctable d'une pensée fondée sur le double absolu de la religion et de la politique, de la nécessité et de l'arbitraire, de la " nécessité absolue " comme justification absolue d'un arbitraire absolu 71; un absolu en miroir où l'être communiste se réalise directement dans le ballet sans failles de la politique qui lui donne corps, là où les choses et les hommes sont effectivement condamnés à participer au plus effroyable des despotismes, à l'harmonie ou (selon les moments) à la vin dicte de masse d'une mise en scène politique des corps et des âmes qui ne tolère aucun écart, aucun vide, aucune hésitation, aucune maladresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique forcément négative, aucune histoire forcément incertaine, aucune expérience forcément tâtonnante, bref, aucun devenir.

    Comme l'écrit Negri :

    " L'actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l'être ne veut pas s'assujettir à un devenir qui ne détient pas la vérité 72. La vérité se dit de l'être, la vérité est révolutionnaire, l'être est déjà révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté, face à la vérité de notre être révolutionnaire. Aujourd'hui, le devenir veut en effet détruire l'être, et supprimer sa vérité. Le devenir veut anéantir la révolution; [...] une crise est toujours une violation négative de l'être, contre sa puissance de transformation. "73

    Et c'est spontanément et sans surprise que l'enthousiasme révolutionnaire de Negri renoue, comme naturellement, avec les références religieuses de soumission à l'absolu que Proudhon et Bakounine avaient cru si vite déceler chez Spinoza :

    " Le monde est l'absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette circularité surabondante de sens et d'existences. "Tu as pitié de tout parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont le souffle impérissable est en toute chose"(Livre de la sagesse, 11, 26-12,1) [...] Tel est le contenu de l'être et de la révolution. "74
    Dans le cadre de cette étude, il n'est pas possible ni même utile d'analyser en détail les impasses et l'impuissance d'une interprétation qui, à travers les concepts de multitude, d'imagination et d'individu, s'efforce en vain de donner ne serait-ce que d'un contenu matériel à la politique comme " constitution de l'être ". Fidèle à la tradition despotique dont il se réclame, Negri se contente de masquer le vide terrifiant de ses conceptions politiques derrière une interminable évaluation pédagogique des progrès et des reculs de Spinoza sur le chemin de la vérité : à travers " discriminations " et " césures ", " limites " et " interruptions ", " destructions " et " reconstructions ", " passages décisifs " et " seuils critiques "; mais aussi " crises " et " stades intermédiaires ", " blocages " et marches en " avant "; ou encore, " approximations " et " faiblesses " momentanées, " confusions " et " dissymétries ", " retours en arrière " et " accidents ", " incertitudes " et " déséquilibres internes "; et puis, de nouveau, " reculs " et " banalités ", " ambiguïtés " et " confusions ", " renversements " et " réapparitions résiduelles ", etc.75, en attendant le très attendu silence final de l'inachèvement du TP, là où, faussement désolée, l'" imagination " des dirigeants révolutionnaires (et autres Pol Pot de l'être) peut enfin se déployer sans entraves.

    Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de Dieu, de l'absolu; 2) lier ses conceptions politiques à cette métaphysique de l'absolu, en débouchant ainsi sur le plus " effroyable des despotismes "; 3) être incapable de rendre compte de la liberté que, paradoxalement, son système présuppose nécessairement. Sous l'apparat de ses proclamations révolutionnaires, l'interprétation marxiste ne fait que confirmer, à la énième puissance pourrait-on dire, les deux premières objections. Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne peut que buter sur la troisième, une objection à rebours, qui s'étonne du texte même de Spinoza, de ce qu'" incroyablement " il continue de dire malgré ce qu'il semble dire, malgré ce qu'on lui fait dire; une objection entêtée et entêtante que Negri lui même ne peut s'empêcher d'opposer à ses propres conclusions :

    " Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation constitutive de l'absoluité (c'est la thèse de Negri), comment en même temps peut-elle être un régime de liberté? Comment la liberté peut-elle devenir un régime politique sans renier sa propre naturalité? "76
    Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique de Proudhon :
    " Comment une philosophie de la liberté peut-elle se résumer en une forme absolue de gouvernement ou au contraire comment une forme absolue de pouvoir peut-elle être compatible avec une philosophie de la liberté? [...] Comment rendre compatible absoluité et liberté? "77

    Et, un peu plus loin :
    " Ne serions-nous pas en présence d'une utopie totalitaire [...] (là où) toute distinction et toute détermination s'évanouissent? "78
    Il est difficile de mieux dire et d'exiger avec plus de force une autre interprétation de Spinoza.

    III - Une autre lecture de Spinoza

    Dans un texte récent 79, A. Matheron, un de ceux qui, bien avant Negri, ont contribué le plus à développer une lecture politique et marxisante de Spinoza, fournit, après des années de recherches et d'interrogations, une ultime explication de l'inachèvement du TP, de la non-rédaction de la partie finale sur la démocratie qui, selon Negri, est censée, par son absence même, donner le sens de l'ensemble de la démarche philosophique de Spinoza. De façon un peu désabusée, A. Matheron se demande si Spinoza, dans son souci d'intervenir efficacement dans les luttes politiques de son temps, n'a pas hésité à divulguer une vérité terrifiante : non plus, comme le pense Negri, le joyeux secret de la libération et de la révolution à venir, mais, au contraire, et dans un sens indiscutablement anarchiste cette fois, la certitude accablée qu'" à la racine même " de la société politique et de l'État il y a " quelque chose d'irrémédiablement mauvais "80. Pour le tardif Spinoza anarchiste de Matheron, et contre le Spinoza communiste de Negri, il n'y aurait rien à attendre du politique, fût-il démocratique, puisque " la forme élémentaire de la démocratie, selon Spinoza, c'est le lynchage " et que la " puissance de la multitude " ne cherche qu'à assurer la sécurité des " conformistes " et à réprimer les " déviants "81. En conséquence, seule une " communauté de sages " pourrait prétendre à une vie collective libérée de la crainte et de l'obéissance, mais, comme le remarque A. Matheron, " nous aurions alors une démocratie sans imperium, et ce ne serait plus vraiment un État "82.

    L'anarchie donc.

    Au-delà de l'ironie facile que l'esprit logicien du marxisme théorique ne man que jamais de provoquer, la conclusion finale de A. Matheron, qui, à la façon d'un grain de sable, fait trébucher trente ans d'une lourde interprétation politique de Spinoza, offre cependant l'intérêt de rappeler qu'une autre lecture de ce philosophe est possible; une lecture qui, dans un premier temps, viserait à soigneusement séparer ce que l'interprétation marxiste s'efforce de confondre : séparer les écrits politiques (avec leurs raisons d'être si particulières) de l'Éthique et des autres ouvrages philosophiques (avec leurs propres fins, radicalement autres)83; séparer la " forme absolue du pouvoir ", que l'on peut effectivement déduire des premiers, de la " philosophie de la liberté " propre aux seconds.

    Comme le rappelle G. Deleuze, parce qu'elle est soumise " à un ordre extrinsèque, déterminé par des sentiments passifs d'espoir et de crainte " et qu'elle est fondée sur l'obéissance, le commandement et l'interdit, la faute et la culpabilité, le mérite et le démérite, le bien et le mal 84, la société politique, la meilleure soit-elle, ne peut en aucun cas avoir les mêmes fins que le philosophe.
    " Il est certain que le philosophe trouve dans l'État démocratique et les milieux libéraux les conditions les plus favorables. Mais en aucun cas il ne confond ses fins avec celles d'un État, ni avec les buts d'un milieu, puisqu'il sollicite dans la pensée des forces qui se dérobent à l'obéissance comme à la faute, et dresse l'image d'une vie par-delà le bien et le mal, rigoureuse innocence sans mérite ni culpabilité. Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers milieux, mais à la manière d'un ermite, d'une ombre, voyageur, locataire de pensions meublées. "85

    Il est vrai, si l'on excepte la référence explicite à Nietzsche, que la distinction de Deleuze peut sembler tout d'abord s'inscrire dans une interprétation de Spinoza tout à fait traditionnelle, avec d'un côté un programme pour la multitude, la foule et le vulgaire irrémédiablement soumis aux passions et à l'imagination, qu'un État " civilisateur " doit guider et manipuler de l'extérieur, et de l'autre le petit nombre, l'élite des philosophes, ermites et individus sans attaches, seuls capables d'accéder à la raison, par eux-mêmes, de l'intérieur, par la force de la pensée et par leur solitude même.86

    Hérétique (pour Yovel), déviant (pour le dernier Matheron), grand vivant pour Deleuze, soucieux d'inventer un homme nouveau qui rompt avec l'homme de la masse, de la plèbe, de la foule et du troupeau, sans doute le philosophe spinoziste peut-il prétendre, de Stirner à Onfray, en passant par Nietzsche, Guyau, Libertad et Palente, faire écho à toute une dimension de l'anarchisme : sa dimension individualiste. Mais comment, dans une perspective libertaire, cette opposition tranchée de l'individu au social pourrait-elle ouvrir à une interprétation de Spinoza qui, en relativisant ou en écartant les écrits politiques, prétendrait trouver dans l'individualité du philosophe le lieu et le principe d'une émancipation collective de l'humanité? Par quel paradoxe de la pensée libertaire, la libération collective devrait-elle justement s'écarter du politique proprement dit, de l'action de masse, de la multitude (pensée sous le signe négatif du communisme, du despotisme et du conformisme) pour se frayer un pas sage du côté des exigences et des possibilités de la libération individuelle?
    Ce paradoxe, on a vu comment Proudhon s'efforçait de le penser, en particulier à travers son refus d'opposer l'individu et le groupe, à travers sa conception de l'individu comme composé de puissances et son affirmation selon laquelle l'individu est un groupe 87. Mais, d'une autre façon, il n'est pas moindre du côté des différentes interprétations de Spinoza, là où la multitude et l'individu (au sens moderne du terme) ne sont pas forcément où l'on croit d'abord les trouver.
     
    Le communisme et la multitude des individus

    Paradoxe de l'interprétation politique tout d'abord, tout entière tendue vers l'émergence du politique et sa " constitution de l'être " : une émergence à venir, puisqu'elle s'identifie à la révolution, et une constitution en " projet " qui ne peut trouver sa pleine et véritable expression que dans le vide et l'inachèvement du TP 88. Projetée sur l'avenir, il faut bien cependant que cette constitution ait un présent et un passé (ou des antécédents) qui justifient que l'on puisse, présentement, parler d'elle, qui puissent fonder matériellement l'existence future de la multitude. Ce présent et ce passé comme genèse de ce qui est en train de naître, comme tension vers l'avenir, Negri s'efforce de les saisir à travers ce qu'il appelle une généalogie : la " généalogie du collectif "89.

    Cette généalogie offre un double visage. Elle s'attache tout d'abord à la démarche de Spinoza, à la trajectoire d'une recherche difficile et discontinue, depuis l'" utopie positive ", " mystique " et " panthéiste " du Court Traité, jusqu'à l'inachèvement du TP, en passant par une succession parfois récurrente de conceptions " métaphysiques ", " physiques ", " baroques " et " mystiques ". Forcément rétrospective, et bien qu'elle occupe l'essentiel de l'Anomalie sauvage, cette lecture chronologique du chemin ou, plutôt, des chemins suivis par Spinoza dans sa quête de l'être, n'est pourtant pas encore, à proprement parler, la " généalogie du collectif " que Negri prétend mettre au jour 90. Pédagogique et interprétative, elle vise surtout à montrer comment Spinoza devient Spinoza 91. Prégénéalogie à la rigueur, ou généalogie négative 92 puisque, de crise en crise, elle s'attache au devenir spinoziste, cette lecture, parce qu'elle connaît la fin de l'histoire, peut bien épouser patiemment les errements et les aléas qu'implique tout devenir; avec ses " impasses " et ses " blocages ", ses " approximations " et ses " faiblesses ", ses " ambiguïtés " et ses " confusions ", ses " incertitudes " et autres " erreurs ", " énigmes " et " hypo stases "93. Elle ne peut en aucune façon être confondue avec la généalogie du collectif et de la révolution, que, à la façon de Jean-Baptiste pour le Christ, elle se contente, au mieux, de préparer.

    Dans l'analyse de Negri, la véritable généalogie spinoziste du collectif et de la révolution est ailleurs. Elle commence là où s'achève la quête de Spinoza, en 1664 ou 1665 pour être précis, au moment de la seconde guerre anglo-hollandaise, lorsque, égaré dans les contradictions et le labyrinthe panthéiste de la fin du livre II de l'Éthique, il opère une véritable coupure épistémologique 94. C'est alors que Spinoza découvre enfin ce qu'il pressentait depuis le début et qu'il avait si longtemps cherché : l'importance du politique; et plus précisément encore du " sujet " de l'action politique.

    En effet, avec la rédaction du TP et sa traduction philosophique supposée des livres III et IV de l'Éthique, ce ne sont pas seulement la politique et sa phénoménologie pleine de fureur et de superstitions qui font irruption dans le système de Spinoza. La nouveauté essentielle, le " renversement ontologique " qui, pour Negri, fondent enfin la possibilité d'une véritable généalogie du collectif, c'est la mise au jour du " sujet " de cette action politique 95; c'est l'invention de l'" individualité humaine " comme condition première, comme fondement de la multitude et donc de la constitution de l'être 96. Pour Negri, avec le TP et les livres III et IV de l'Éthique, Spinoza sort enfin (non sans rechutes) des brumes panthéistes, naturalistes, physiques et métaphysiques de ses tentatives antérieures. Il peut enfin " passer de la physique à la physiologie, et de celle-ci à la psychologie "; il peut enfin " parcourir la généalogie de la conscience ", passer " du "conatus" au sujet "97. Abandonnant les vastes horizons panthéistes et métaphysiques du monde et de la nature, " la potentia, figure générale de l'être ", peut enfin se concentrer dans la cupiditas, cette forme humaine du conatus, et " investir " " le monde des passions et des relations historiques "; en attendant que le TP parachève cette première généalogie et montre, par son inachèvement même, comment, à partir de cette " constitution de l'individu ", de ces " individus formés ", de ces " puissances individuelles " (" premier niveau de socialisation "), " souveraineté et pouvoir " sont enfin " aplatis sur la multitude et sur les processus de constitution de l'État à partir des individus "98.
    Paradoxe de l'interprétation politique de Spinoza. En croyant s'ouvrir sur l'infini de la multitude, elle est conduite à s'enfermer derrière l'étroite et incertaine clôture de l'individu 99. L'infini collectif se transforme en indé fini 100. Et le défini se limite à la pauvreté conceptuelle d'un sujet réduit au mot à mot des traités de morale du XVIIe siècle 101.
     
    L'anarchie et l'individualité multiple

    Si le paradoxe de la multitude du politique c'est d'être pensée à partir de l'individu, sur le registre quantitatif du même (communisme), on pourrait dire que le paradoxe de l'" individualité " du philosophe c'est d'être pensée à partir du multiple, sur le registre qualitatif du différent (anarchie).

    Pour bien saisir le sens (physique et conceptuel) de ce double paradoxe, il faut franchir deux siècles, aller un instant en Ukraine, là où anarchie et communisme se sont directement affrontés. Dans le livre qu'il écrit, à chaud, en 1921, sur le mouvement libertaire makhnoviste, après quatre ans de luttes cruelles et multiformes dans les immenses plaines d'Ukraine, Archinoff conclut ainsi, solennellement, en contrepoint du vieux mot d'ordre de la Première Internationale :

    " Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. "102

    Par son étrangeté, cet appel exprime assez bien le mouvement d'une autre lecture de Spinoza, une lecture apparemment strictement philosophique et individuelle, qui semble vouloir se détourner de la politique proprement dite alors même qu'elle annonce un projet collectif d'une tout autre nature 103.

    Fondement psychologique archaïque d'un avenir collectif hypothétique, l'individualité humaine du Spinoza politique est d'abord une fin, comme on vient de le voir, un but longtemps cherché, prometteur pour la suite, mais qui, une fois trouvé, efface les longues errances qui l'ont précédé. Philosophique et libertaire, l'autre interprétation est très exactement inverse. À une lecture politique qui part des vastes espaces de la pensée spinoziste, mais pour les transformer en simples horizons et aboutir à l'étroit jardin des passions humaines, elle oppose une lecture qui part de l'individualité humaine, de la simplicité et de la banalité apparentes de son fonctionnement psychologique, mais pour l'ouvrir sur l'immensité de la nature dont elle n'est qu'une partie, sur l'infini de ce qui est et de ce qu'elle peut 104. Fortitudo (avec son double aspect d'Animositas et de Generositas), Titillatio, Presentia Animi, Humanitas, etc., la longue liste des définitions (plus de soixante-dix) dont se sert Spinoza pour saisir les nuances de l'expérience humaine peut bien être empruntée aux représentations les plus courantes du XVIIe siècle, aux traités de morale les plus éculés et à l'utilisation volontairement mécanique de la théorie des passions 105. Comme les notions scolastiques ou tout simplement le latin très ordinaire qu'emploie Spinoza, elles servent à de tout autres fins, ouvrent à de tout autres réalités que ce que leur banalité psychologique peut laisser croire.

    C'est en ce sens (entre autres choses) que Spinoza peut être rapproché de Nietzsche :

    " Le philosophe s'empare des vertus ascétiques - humilité, pauvreté, chasteté - pour les faire servir à des fins tout à fait particulières, inouïes, fort peu ascétiques en vérité. Il en fait l'expression de sa singularité. [...] Humilité, pauvreté, chasteté, c'est sa manière à lui (le philosophe) d'être un Grand Vivant, et de faire de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse, trop riche, trop sensuelle. "106

    " Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs! " Point d'arrivée dans l'interprétation marxiste, point de départ dans l'interprétation philosophique et libertaire, l'individualité humaine et ses passions n'occupent pas seulement une position opposée dans la façon de lire Spinoza 107. À cette différence de place correspond d'autres oppositions qui portent en premier lieu sur la nature de cette individualité et sur l'orientation dans le temps du processus de transformation dans lequel elle est engagée.

    L'orientation dans le temps tout d'abord. Si le Spinoza politique pro cède en deux temps nettement distincts, du panthéisme initial à l'individu, puis de l'individu à la multitude, ces deux mouvements opèrent dans une direction commune où le temps des choses vient coïncider avec le temps de la pensée, du passé vers l'avenir, du début à la fin, de l'origine naturaliste et métaphysique de l'être à sa constitution politique, " de la nature à la seconde nature ", " de la physique à l'activité de l'homme ", du fond infini des choses et des signes (cette " obscure complexion " de l'existence dont parle Negri) à l'étroit champ clos des désirs humains, au champ de bataille du politique, là où, cri du cœur, Negri rêve de voir un jour l'" infini " enfin " organisé "108.

    Le mouvement du Spinoza philosophe et libertaire est d'une nature radicalement différente. Etranger à une conception linéaire du temps où Macherey n'a aucun mal à reconnaître, malgré les dénégations de Negri, la vision profondément hégélienne du marxisme 109, il met en œuvre un temps tout autre, multiple et qualitatif, qui tient à la durée des choses, " à la réa lité des choses qui durent " dont parle B. Rousset 110, et aux rapports de composition, de recomposition et de décomposition qui augmentent, diminuent ou détruisent la puissance d'agir de ces choses existantes 111. S'il fallait à tout prix, pour pouvoir les comparer, convertir la durée du Spinoza libertaire sur le registre temporel du Spinoza politique, il faudrait parler d'aval et d'amont. Alors que le Spinoza politique procède d'amont en aval, du fond des choses aux individus, puis des individus à la multitude, on pourrait dire que l'autre Spinoza opère d'aval en amont, des individus tels qu'ils existent présentement vers ce qui les constitue comme individus, du champ clos des passions politiques vers le fond obscur et infini des réalités qu'elles masquent, du donné immédiat vers l'infini dont il est issu comme composition finie et donc comme expression singulière d'une altérité infinie.

    Le Spinoza philosophe et libertaire, ne se réclame pas moins de la révolution que son frère ennemi politique, mais pour lui la révolution à venir n'est pas en aval, dans le vide et l'arbitraire d'une constitution politique dont la matérialité se réduirait aux seules passions de la nature humaine. Elle est en amont, dans l'infini des " possibles " dont les formes d'individuation présentes ne sont qu'une expression actuelle, celle dont on part 112. Comme tend à le montrer B. Rousset et contrairement au vide et à la pauvreté matérielle de l'imagination du politique, ces possibles ou potentiels, en amont de l'individualité humaine, fondement de ce qu'elle peut, ne sont ni les produits irréels et erronés de l'imagination ni de simples virtualités (au sens scolastique du terme)113. " Possibles pratiques ", " réellement possibles ", ils sont " impliqués " dans l'" être infini " où se déploie l'expérimentation humaine 114. Ils existent " par implication " dans une durée qui s'identifie au " mouvement " et à la " vie ", ou, dans le vocabulaire de Deleuze, sur un " plan d'immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d'être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités "115.

    Que le possible spinoziste puisse être ainsi pensé en amont du moment actuel ou que l'avenir spinoziste puisse être pensé dans le passé, n'est absurde ou paradoxal que sur le registre du temps linéaire ou du temps dialectique (si étranger à Spinoza). Dans l'interprétation libertaire de la durée spinoziste, passé et avenir, amont et aval, se confondent dans un présent intempestif où tout est donné, où la durée dépend de la multiplicité des choses, virtuelles et formelles, où, contrairement à l'acception scolastique de ces termes, le virtuel n'est pas moins réel que le formel, la puissance moins ré elle que l'acte 116. C'est en ce sens que le " fond " spinoziste et les " profondeurs " libertaires dont parlent Archinoff et Proudhon, sont très précisément une surface, un déjà-là, un présent, patient et impatient, où tout est toujours là comme possible, un présent où " tout est possible ". C'est en ce sens également, en deçà ou parallèlement à la pensée libertaire proprement dite, que Spinoza peut être rapproché du très leibnizien G. Tarde pour qui il convenait de refuser de considérer les êtres ou les individus comme des " souches premières ", comme des " données absolument premières ", mais seulement comme des " émergences " présentement existantes d'une infinité d'autres émergences possibles, d'autres " possibles ", en lutte les uns contre les autres pour exister 117. C'est en ce sens enfin, au plus près de nous, que les conceptions de Spinoza peuvent être rapprochées de toute une dimension de la pensée de G. Simondon pour qui " l'individuation des êtres n'épuise pas complètement les potentiels d'individuation ", pour qui " l'individu [...] existe comme supérieur à lui-même, car il véhicule avec lui une réalité plus complète, que l'individuation n'a pas épuisée, qui est neuve encore et potentielle, animée par des potentiels "; une réalité que G. Simondon appelle " nature ", c'est-à-dire la " réalité du possible, sous les espèces de cet apeirôn dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée "118.

    Nous ne savons même pas ce que peut un corps. Balibar a raison de souligner, contre Negri, en quoi l'individualité humaine spinoziste n'est en rien assimilable à un sujet, une conscience ou une personne. Il a raison d'expliquer que l'objet de l'Éthique n'est pas l'individu (au sens moderne du terme), mais " la forme de l'individualité "; raison d'affirmer, après Proudhon, que " toute individualité humaine est prise [...] dans l'entre-deux des formes d'individualité inférieures qui se composent en elle, mais ne s'y dissolvent pas pour autant, et des formes d'individualité supérieures dans lesquelles elle peut entrer [...] "119.
    Mais Balibar a tort de réduire cet immense jeu de composition des individus possibles à l'étroit champ passionnel et affectif des relations inter humaines (théorie des passions), de lui confier, non sans une certaine approximation, le soin de constituer, de façon transversale, la subjectivité humaine et de penser ainsi assurer, mieux que Negri, la transition vers la multitude du politique 120.

    Parce qu'elles sont prises non dans l'entre-deux mais dans l'entre-mille de tous les autres rapports et individus qui composent la nature, les passions humaines, pas plus que les individu alités qu'elles affectent, ne sont " un empire dans un empire "121. Parce qu'ils sont pris entre des formes d'individu alités inférieures qui se composent en eux et des formes d'individualités supérieures dans lesquelles ils peuvent entrer, les différents individus humains ne sont eux-mêmes qu'une modalité des formes infinies d'individus qui, à des degrés divers et par emboîtements successifs, composent le monde existant 122.

    " Voilà pourquoi Spinoza lance de véritables cris : vous ne savez pas ce dont vous êtes capables, en bon et en mauvais, vous ne savez pas d'avance ce que peut un corps ou une âme, dans telle rencontre, dans tel agencement, dans telle combinaison. "123

    o o o

    Dans la préface qu'il a donnée à la traduction française du livre de Negri, Deleuze résume ainsi sa propre manière de lire et de comprendre Spinoza et, d'une certaine façon, compte tenu des circonstances, sa propre façon de concevoir la politique chez Spinoza :

    " Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant que tels, ils ne se définissent pas seulement par leurs rencontres et leurs chocs au hasard (état de crise). Ils se définissent par des rapports entre une infinité de parties qui composent chaque corps, et qui le caractérisent déjà comme une "multitude". Il y a donc des processus de composition et de décomposition des corps, suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs corps formeront un tout, c'est-à-dire un troisième corps, s'ils composent leurs rapports respectifs dans des circonstances concrètes. Et c'est le plus haut exercice de l'imagination, le point où elle inspire l'entendement, de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant des rapports composables. "124

    C'est sans doute dans ce texte, ramassé et abstrait et pourtant si proudhonien par sa forme et son contenu, que la rencontre entre une lecture philosophique et libertaire de Spinoza et la pensée anarchiste proprement dite apparaît le plus nettement; de trois grandes façons :

    1) À propos de la multitude en premier lieu. Sans doute les guillemets qu'emploie Deleuze servent-ils à marquer une certaine distance, à signifier qu'il s'agit d'une notion propre à l'auteur qu'il préface et que ce mot ne fait pas partie des principaux concepts de Spinoza 125. Mais ils servent aussi à montrer comment, en employant le mot multitude et en le réintroduisant au cœur de la philosophie de Spinoza, Deleuze transforme complètement sa signification politique initiale. Si, pour Proudhon, l'individu est un groupe, un composé de forces ou de puissances qui ne diffère que de degré de tous les autres composés (minéraux, végétaux et animaux)126, le Spinoza de Deleuze ne dit pas autre chose. Avec Proudhon et contre Negri, la multitude cesse d'être l'horizon hypothétique et insaisissable d'une révolution à venir; elle est déjà-là, à portée de la main, en nous et autour de nous. La multitude n'est plus la synthèse finale et unifiante de toutes les individualités humaines conduites par une seule âme, du côté de l'infiniment grand (la " constitution de l'être "); elle se démultiplie en une infinité de multitudes, à l'intérieur d'une infinité de corps et d'âmes, du côté d'une infinité d'infiniment petits 127. Mieux encore, parce qu'elle est intérieure à chaque corps et à chaque âme, donc à tous les corps et à toutes les âmes, la multitude cesse d'être attachée aux seules réalités humaines, à l'individualité humaine et à l'étroitesse de ses passions. De l'intérieur de toute chose, elle embrasse la totalité des corps et des âmes, la totalité des individualités qu'elles soient humaines ou non humaines.

    2) La force en second lieu. " Les corps (et les âmes) sont des forces ", nous dit Deleuze et c'est " en tant que tels " 1) que par des rapports entre une infinité de parties ils se définissent comme multitude; 2) qu'ils sont pris (âmes et corps) dans des " processus de composition et de décomposition [...] suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent ". En quelques mots, cette force que Proudhon exigeait de Spinoza, qu'il identifiait lui-même à la résul tante de tout composé, et qui, chez Negri, s'était transformée en entité abstraite et générale (la " puissance de l'être "), Deleuze la réintroduit au centre des analyses de Spinoza, dans chaque corps (et dans chaque âme) et dans son acception la plus matérielle qui soit (physique, chimique, biologique).

    Grâce à la force et à la multitude, ce que l'interprétation politique de Spinoza s'était efforcée de séparer, la nature et la seconde nature (Negri), l'humain et le non-humain (Mathe ron)128, le Spinoza de Deleuze les réunit de nouveau :

    " Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant d'une infinité de façons. "129
    Comme le dit encore Deleuze, le " plan de la nature " " ne sépare pas du tout des choses qui seraient dites naturelles et des choses qui seraient dites artificielles "130. Plan d'immanence et unité de composition 131, ou, dans le vocabulaire de Bakounine cette fois, " combinaison universelle [...] d'une infinité d'actions et de réactions particulières que toutes ces choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres "132, les processus de composition et de décomposition des corps et des âmes obéissent tous, humains ou non-humains, à un modèle physico-chimique 133. Même les notions communes qui, à partir des plus universelles, commandent l'architecture et le développement rationnels et géométriques de l'Éthique, sont aussi, dans leur construction, non seulement une " mathématique du réel ou du concret ", mais surtout " des Idées physico-chimiques, ou biologiques, plutôt que géométriques "134. Et l'éthique elle-même, cette spécificité de la puissance humaine, est également, dans ce qui la fonde comme dans sa mise en œuvre, une " épreuve " d'ordre physico-chimique 135.

    3) La liberté enfin. Rabattues sur ce qui est, sur l'amont des possibles, les différentes formes d'individualités que peut revêtir l'existence humaine peuvent bien embrasser la totalité infinie des déterminations matérielles, être de part en part matérielles. Contrairement aux apparences et aux a priori idéalistes d'une pensée dualiste, elles ne sont en rien réduites aux forces naturelles, au non-humain (voire à l'inhumain). Bien au contraire; c'est grâce à ce retour entêté sur ce qui fonde et constitue son existence, sur l'infini matériel des possibles, que l'homme peut prétendre accéder à un monde de liberté, à un monde humain, un monde à soi, un monde où, cessant d'être séparé de sa force, il devient enfin maître de sa puissance d'agir. Comme l'écrit Deleuze :

    " Ce qui définit la liberté, c'est un "intérieur" et un "soi" de la nécessité [...]. L'homme, le plus puissant des modes finis, est libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir [...]. "136

    Puissance, liberté, puissance d'agir, intérieur, " soi ", même si les références théoriques sont différentes, nous retrouvons ainsi le vocabulaire et les perspectives de Proudhon :

    " Si l'homme pense par lui-même, s'il produit ses idées comme son droit, il est libre. "137

    Tel est le but, pour Proudhon comme pour le Spinoza de Deleuze, le Spinoza de la connaissance par notions communes 138. Et la question qu'implique ce but commun est également la même : comment penser par soi-même? Comment produire ses idées et son droit?139 Pour le Spinoza de Deleuze il y faut les signes et l'expérience : les signes ou les idées comme " sombres précurseurs " des notions communes 140; l'expérience ou l'expérimentation comme préalable à toute pensée, à toute réappropriation de la puissance et donc à toute liberté 141. Pour Proudhon il y faut les signes et l'action : les signes ou les idées comme a priori certes mensonger et source d'esclavage mais dont on peut retrouver les origines et qui, rapportés à ce qui les produit (les actes, les faits, la pensée instinctive), peuvent permettre à l'homme de se libérer et de penser par lui-même 142; l'action comme condition des signes et de la pensée, comme fondement de la puissance et de la liberté 143. Dans les deux cas la démarche est la même : partir des signes comme condition immédiate et à venir d'une pensée libre et par soi-même (ou en soi pour Deleuze) mais pour remonter aussitôt à la source de toute pensée et de toute liberté : l'expérimentation pour Spinoza, l'action pour Proudhon et, après lui, pour les principaux courants du mouvement libertaire.
    Il est vrai que Proudhon (dans De la Justice tout du moins) tend à lier cette action au seul travail, " un et identique dans son plan (et) infini dans ses applications, comme la création elle-même "144, alors que pour le Spinoza de Deleuze le " plan " de l'expérience humaine, " plan d'immanence ou de consistance, toujours variable ", c'est la " Nature " tout entière. Mais, dans les deux approches, aussi différentes qu'elles puissent être par ailleurs, il s'agit bien : 1) de situer cette expérience ou cette action humaine sur un plan de composition infini, à travers des rapports que Spinoza appelle notions communes (pensées sur un modèle physico-chimique et biologique) et Proudhon éléments du savoir ou éléments du travail (plutôt pensés sur un modèle physico-mathématique)145; 2) de rapporter ces expériences ou ces actions de composition aux formes d'intériorité toujours plus complexes et étendues que constituent les composés humains; par sélection chez le Spinoza de Deleuze, sélection des " corps qui conviennent avec le nôtre, et qui nous donnent de la joie, c'est-à-dire augmentent notre puissance "146; par intériorisation des rapports de travail chez Proudhon, une intériorisation immémoriale (à l'origine de l'humanité comme de chaque individu) mais sans cesse répétée et élargie au plan de composition infinie de l'industrie humaine 147.

    Corps et âme parmi d'autres corps et d'autres âmes, mais " le plus puissant des modes finis ", et " libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir ", l'homme a ainsi le pouvoir d'expérimenter, d'apprendre à connaître ce qui est bon et mauvais pour sa puissance d'agir, pour sa liberté 148. Et c'est à travers cette expérimentation des rapports qui lui conviennent, à l'intérieur et à l'extérieur de ce qui le constitue, des refus et des accords, des oui et des non, des associations toujours révocables, qu'il peut étendre ces rapports à des formes d'associations toujours plus larges, disposer d'une puissance toujours plus " intense ", là où il ne s'agit plus d'utilisations ou de captures, mais de sociabilités et de communautés 149.
    Contrairement à la cité politique dont rêve Negri, l'émancipation philosophique et libertaire que l'on peut lire chez Spinoza cesse alors d'être fondée sur la crainte ou l'angoisse, la récompense et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine, elle cesse de s'en remettre à l'État et de lui confier le soin de tenir lieu de raison à ceux qui n'en ont pas, au plus grand nombre, aux esclaves 150. Renonçant à toute coercition extérieure, même lorsque celle-ci se dit éclairée, l'émancipation peut naître " des rapports qui se composent directement et naturellement ", " des puissances ou des droits qui s'additionnent naturellement "151. Elle peut prétendre naître directement des individus et des collectivités (qui sont elles-mêmes des individus), de leur capacité à transformer, composer et recomposer à l'infini le " plan d'immanence ou de consistance toujours variable " de ce qui est 152.

    Notes

    1. Habermas étant sans doute l'exemple le plus spectaculaire de ce retour à Kant.
    2. Cf. Luc Bonet, " Spinoza : un philosophe "bon à penser" pour l'anarchisme ", dans le Monde libertaire, n° 915, 1993 et, du côté spinoziste, A. Negri, l'Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza (AS), PUF, 1982, pp. 192, 308, 332-333.3. Mais aussi les matérialistes français, en particulier Diderot.
    4. « En obéissant aux lois de la nature [...] l’homme n’est point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui sont inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe et qui constituent tout son être : en leur obéissant il obéit à lui-même. » Œuvres complètes, Champ libre, VIII, p. 201.
    5. Ibid., p. 192.
    6. Ibid., I, p. 137.
    7. Ibid., VIII, p. 91.
    8. Sur la double causalité dont la pensée de Spinoza peut faire l'objet, " l'une horizontale constituée par la série indéfinie des autres choses, l'autre verticale constituée par Dieu ", cf. G. Deleuze, Spinoza philosophie pratique (SPP), Éditions de Minuit, pp. 78-79, et Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Seuil, 1991, pp. 208 et sq.
    17. Ibid., t. III, p. 173.
    18. Ibid., pp. 185 et 175.
    19. Ibid., p. 177.
    20. Ibid., pp. 177-178.
    21. Ibid., p. 178.
    22. Ibid., p. 376.
    28. La traduction de 1840. Sur son utilisation par Proudhon, cf. ibid., p. 374.
    29. Sur cette interprétation idéaliste et rationaliste de Spinoza, cf. R. Misrahi, Éthique, PUF, 1990, pp. 9-10 et P.-F. Moreau, Spinoza et l'expérience, PUF, 1994, pp. 227 et sq.
    30. De la Justice, III, p. 373.
    31. Ibid., p. 375.
    37. Ibid.
    38. " L'homme est libre, il ne peut pas ne l'être pas, parce qu'il est composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre ", ibid., p. 409.
    39. " L'homme [...] est un composé de puissances ", la Guerre et la Paix, Rivière, p. 128.
    40. " L'homme vivant est un groupe ", Philosophie du progrès, Rivière, p. 128.
    41. Justice, t. III, pp. 409, 408, 401 et 172.
    42. Ibid., pp. 408-410.
    43. Ibid., p. 409.
    44. Ibid., pp. 411 et 426 : " La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l'homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer ; sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. "
    45. Sur ce " sens intime ", cette " certitude subjective " ou encore cette " phénoménalité du moi ", ibid. pp. 335, 337, 347. Sur un " libre arbitre " non idéaliste, cf. ibid., p. 409, cité plus loin.
    51. Justice, t. III, p. 403.
    52. Ibid., p. 433 et p. 409 : " C'est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l'être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l'être social. "
    53. Ibid., p. 175.
    59. A. Negri, Spinoza subversif (SS), Kimé, 1992, p. 139.
    60. AS, pp. 101-102 et 320.
    61. Ibid., et SS, p. 49.
    62. AS, p. 49.
    63. Ibid., p. 195 et SS, p. 28.
    64. Ibid., p. 22.
    65. Sur ce point, AS, pp. 225-226.
    66. Ibid., p. 102.
    67. Ibid., p. 227.
    70. Ibid., pp. 339 et 336. SS, p. 22 et " Démocratie et éternité " (DE) dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994, pp. 141-142.
    71. " Nous éprouvons ici la seconde raison de l'actualité de Spinoza. Il décrit le monde comme nécessité absolue, comme présence de la nécessité. Mais c'est justement cette présence qui est contradictoire. Elle nous restitue immédiatement la nécessité comme contingence, la nécessité absolue comme contingence absolue. " SS, p. 12.
    72. Au sens où " aucun " " devenir " ne peut y prétendre, comme le montre la suite de la citation.
    73. SS, p. 9.
    74. Ibid., p. 10.
    79. " L'indignation et le conatus de l'État spinoziste ", dans (sous la direction de M. Revault d'Allonnes et de H. Rizk) Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.
    80. Ibid., pp. 163-164.
    81. Ibid., p. 159.
    82. Ibid., p. 164.
    83. Pour une tentative d'explication, cf. l'hypothèse du " double langage " développée par Y. Yovel, op. cit., pp. 170 et sq.
    84. SPP, pp. 146 et 10.
    88. Comme l'écrit Negri : " La philosophie de Spinoza est une philosophie sans temps : son temps, c'est le futur ! " AS, p. 64.
    89. AS, pp. 33, 64, 234, 239.
    90. Dans sa préface, Negri qualifie cette " lecture de Spinoza " de " lecture du passé ", ibid., pp. 32-34.
    91. Sur les ambiguïtés de cette première généalogie, cf. P. Macherey, Avec Spinoza, études sur la doctrine et l'histoire du spinozisme, PUF, 1992, pp. 246 et sq.
    92. Au sens où l'on peut parler de théologie négative.
    93. Voir plus haut et (pour les énigmes et les hypostases) AS, pp. 118, 119, 145, 149.
    94. Negri n'emploie pas le mot, mais l'essentiel de son analyse est construite à partir 1) des notions de " césure " (AS, pp. 155, 159, 171, 175 ; SS, p. 14), de " rupture " (pp. 236, 252), de " renversement " (pp. 170, 176, 212, 234), de " discontinuité " (p. 244), de " renversement ontologique " (p.154), etc. 2) de l'opposition, entre le " premier " et le " second " Spinoza (pp. 39, 60, 67, 320), la " première " et la " seconde fondation " (pp. 99, 213, 214, 264, 266, 291), la " première " et la " seconde couche " (de l'Éthique) (pp. 103, 131, 139, 153, 162, 176, 198, 212, 213), la " première " et la " seconde rédaction " (toujours de l'Éthique) (pp. 90, 212, 265, 294) et, surtout, la " première " et la " seconde nature " (pp. 170, 187, 213, 321, 325, 339).
    95. " Le schéma général du projet étant ainsi posé, Spinoza en vient à traiter spécifiquement de la généalogie de la conscience, du passage du "conatus" au sujet, en termes analytiques. " AS, p. 239.
    96. Ibid., pp. 187, 192 et 254 et sq. Pour plus de commodités nous continuons de suivre ici Negri, mais cette analyse pourrait aussi bien, sans grandes modifications, être appliquée à l'ouvrage majeur de A. Matheron (Individu et communauté) où, plus restrictif encore, celui-ci explique comment c'est seulement avec la proposition 29 du livre III que Spinoza se décide enfin à " trancher le nœud gordien " en posant " sans le démontrer " qu'il s'agit maintenant de la seule " nature humaine ". " Par la suite, c'est seulement des hommes qu'il parlera. " op. cit., p. 155.
    97. SS, p. 23 ; AS, pp. 234 et 239. Un schéma que, sous une forme différente, on retrouve chez Matheron qui, dans la préface qu'il a donnée au livre de Negri, explique " comment, chez cet être naturel très composé qu'est l'homme, se constitue progressivement la subjectivité ; comment le conatus humain, devenu désir, déploie autour de lui [...] un monde humain qui est véritablement une "seconde nature" ", ibid., p. 21.
    98. SS, p. 23 ; SA, p. 244 ; SS, p. 25 ; SA, p. 243 ; SS, p. 29. Sur la réduction des essences individuelles humaines, toujours singulières, par définition (éth., II, déf. II ; éth., II, prop. 13, lem. 3 ; éth., III, prop. 57), à une " nature " " spécifiquement humaine " qui coupe radicalement l'homme de ce " qui n'est pas spécifiquement humain ", cf. A. Matheron, op. cit., pp. 146 et sq. Sur la difficulté que rencontre Matheron à penser cette notion de " nature humaine ", déterminante pour la suite de son analyse (comme pour Negri), et qu'il définit comme " quelque chose d'intermédiaire ", cf. ibid., p. 38.
    99. Une conséquence que Negri observe lui-même lorsqu'il remarque comment la difficulté à donner une " unité intérieure " à l'individu (lorsqu'on passe du conatus à la cupiditas) rend difficile toute définition de la multitudo comme sujet politique, " de sorte qu'il semble que la multitudo puisse être un sujet politique seulement comme idée de raison ou comme produit de l'imagination ", SS, p. 59.
    100. Un double indéfini en l'occurrence, comme le remarque Negri, puisque la " multitude " est à la fois " insaisissable " dans son " concept " et dans sa " matérialité ", SS, p. 55.
    101. Sur le resserrement des vastes perspectives politiques et révolutionnaires censées être ouvertes par Spinoza, autour de quelques traits psychologiques transformés en concepts majeurs (animositas, pietas, prudentia...), cf. SS, et plus particulièrement p. 60 où l'impuissance à donner un contenu conceptuel et matériel à la " multitude " et la contradiction entre " l'absoluité de la prétention démocratique " et la " liberté " finissent par se résoudre dans la banale notion de " tolérance ". D'une certaine façon, la démarche de Negri est comparable (à l'exception des effets) à celle de Lénine, parti des vastes considérations sur le développement du capitalisme, et qui, dans son testament politique, finit par confier l'avenir de la révolution aux traits psychologiques de Staline, Trotsky et Boukharine.
    102. Archinoff, le Mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969, p. 388.
    103. L'appel d'Archinoff s'inscrit dans une perception libertaire que Proudhon, soixante-dix ans avant la révolution russe, formule en ces termes : " Toute théodicée, je l'ai démontré à satiété, est une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous est donnée a priori dans le fait même de notre existence [...]. " Justice, t. III, p. 347.
    104. éth, III, préface. éth., IV, prop. 4 ; éth., IV, chap. XXXII ; et éth., III, prop. 2, scol. : " Personne n'a jusqu'à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps. " " On ne sait pas quel est le pouvoir du Corps. "
    105. Sur ce point, cf. P.-F. Moreau, Spinoza l'expérience et l'éternité, PUF, 1994, pp. 379 et sq ; A. Matheron, op. cit., pp. 83-85 ; E. Balibar, op. cit. pp. 87 et sq ; et A. Negri lui-même lorsque, un peu découragé, il observe, à propos du livre IV, comment " le poids des recueils de morale du xviie siècle se fait ici sentir ". SA, p. 262.
    106. G. Deleuze, SPP, pp. 10-11.
    107. Sans entrer dans une analyse détaillée, indiquons seulement qu'à la lecture quasi chronologique de Negri, transformant, comme on l'a vu, la pensée de Spinoza en une sorte de longue gestation de l'être, s'oppose, doublement, la lecture de Deleuze qui, tout en tenant compte des ruptures et des événements dans la vie et la pensée de Spinoza, montre comment l'Éthique doit d'abord être lue de façon verticale (sous forme de plateaux, les propositions, les scolies, le livre V " coextensif " à tous les autres) et, surtout, comment l'importance des notions communes commande une lecture à rebours de l'Éthique, à partir d'une " expérimentation " immédiate, un " art " d'" organiser les bonnes rencontres " (Cf. SPP, chap V ; SPE, chap XVII et " Spinoza et les trois "éthiques" ", dans Critique et Clinique (CC), Éditions de Minuit, 1993). Dans l'analyse de Negri, les " notions communes " ne jouent qu'un rôle extrêmement marginal, simple " possibilité logique ", instrument de " communication logique ", " solution purement formelle ". AS, pp. 183-184 et 258.
    108. AS, pp. 339, 156 et 335 : " Émancipation veut donc dire organisation de l'infini [...]. La désutopie est la forme spécifique de l'organisation de l'infini. "
    109. Op. cit., p. 246.
    110. B. Rousset, " Le réalisme spinoziste de la durée ", dans l'Espace et le Temps, Vrin, 1991, pp. 176 et sq. ; et, du même, " Les implications de l'identité spinoziste ", dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.
    111. " Spinoza définit par la durée les variations continues de l'existence. " " La durée se dit donc, non pas des rapports eux-mêmes, mais de l'appartenance de parties actuelles sous tel ou tel rapport. " G. Deleuze, SPP, pp. 57 et 110. La durée spinoziste est multiple car elle s'attache aux variations de la puissance d'agir et de pâtir propre à chaque corps existant qui est toujours lui-même l'" expression " d'une " essence singulière ". Cf. G. Deleuze, SPE, p. 209.
    112. Sur la notion de " possible " chez Spinoza, cf. B. Rousset, " Les implications... ", op. cit., pp. 12 et sq.
    113. Sur la critique spinoziste du " possible " de la scolastique, cf. G. Deleuze, SPP, p. 89 et SPE, p. 194.
    114. SPP., pp. 19 et 14.
    115. B. Rousset, " Le réalisme... ", p. 177 et G. Deleuze, SPP, p. 171.
    116. B. Rousset, " Les implications... ", p. 14 : " être réellement possible, c'est être, non pas presque réel, mais être effectivement réel : être en puissance, c'est être en acte. "
    117. Sur ce point, cf. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l'histoire, Vrin, 1970, p. 154 ; et, sur sa rencontre avec une lecture " libertaire " de Spinoza, G. Deleuze, SPP, pp. 124 et 110.
    118. G. Simondon, l'Individuation psychique et collective, Aubier, 1989, pp. 215, 194 et 196.
    119. Op. cit., pp. 87 et sq ; et G. Deleuze, SPP, p. 166 : " Chaque lecteur de Spinoza sait que les corps et les âmes ne sont pas pour Spinoza des substances ni des sujets mais des modes. "
    120. Balibar a l'art de résoudre les difficultés en affirmant sereinement, y compris dans le même concept et à la façon de son maître Lénine, deux choses contradictoires. Il parle, par exemple, sans sourciller, d'" obéissance-non obéissance " ou d'" état-non état ", ibid., p. 63 ; il est vrai qu'en son temps une célèbre revue anarchiste, Noir et Rouge, avait fini, de façon très proche mais avec l'excuse d'un authentique désespoir théorique, par parler de " groupe-non groupe ". Dans ce qui nous occupe ici, Balibar se contente d'observer comment " en réalité, sans que disparaisse l'idée d'individualité (c'est-à-dire de stabilité d'un composé), sans laquelle il n'y aurait pas de désir ni de force (conatus), c'est le processus même, le réseau affectif traversant chaque individu [...] qui devient bientôt le véritable objet (ou le véritable sujet) ", p. 89. L'incapacité de Balibar à faire disparaître l'" individualité " (mais sans expliquer pourquoi) suffit à montrer en quoi l'étroit champ clos du réseau affectif est incapable de rendre compte de la réalité (" en réalité ") et de la façon dont l'existence humaine se situe dans cette réalité et peut la transformer.
    121. Cf. éth. III, préface ; et éth., IV, prop. 4. " Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la Nature et qu'il ne puisse pas subir d'autres changements que ceux qui dépendent de sa seule nature et dont il est la cause adéquate. "
    122. éth., II, prop. 13, scol. Sur l'idée d'emboîtement, cf. G. Deleuze, SPP, p. 47.
    123. G. Deleuze, SPP, p. 168. Sur les implications concrètes d'une telle conception des choses, cf. le slogan de mai 68, " La police avec nous ! " ou l'expérience, que chacun a pu faire, de ce que " devient " un anarchiste lorsqu'on lui donne ou qu'il accepte un brassard de membre d'un service d'ordre quelconque (sans parler d'une kalachnikov).
    124. AS, p. 11.
    125. Comme le remarque Balibar, la notion de multitude est totalement absente de l'Éthique, présente dans le TTP mais le plus souvent de façon péjorative ; et c'est seulement avec le TP qu'elle acquiert une signification politique nettement affirmée, op. cit., pp. 67 et sq.
    126. Voir plus haut.
    127. Sur le caractère quantitatif (et non numérique) de la composition d'un mode, sur l'idée d'une infinité d'ensembles infinis et, pis (Deleuze, après Spinoza, étant toujours prêt à aggraver son cas sur le champ de tir des mathématiques appliqués), l'idée d'" infinités plus ou moins grandes " (selon la puissance des modes), cf. STE, pp. 183 et sq. La remarque de Deleuze peut laisser penser que la " multitude " ne caractérise que le " corps " et non l'âme que Deleuze n'introduit (par deux fois) qu'entre parenthèses. Mais, pour Deleuze, même la multiplicité ou la multitude des " corps simples ", extérieurs les uns aux autres, a son répondant dans l'âme, dans la mesure où l'" extension " n'est pas un privilège de l'étendue et que la pensée a elle-même " des parties modales extensives, des idées qui correspondent aux corps les plus simples ", SPE, p. 174 ; sur ce point, cf. également R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz, l'idée d'animisme universel, Vrin, 1992, pp. 67 et sq. Ce problème du rapport entre le corps et l'âme (problématique du xviie siècle) me permet d'indiquer que c'est très volontairement que je m'expose dans l'ensemble de ce texte au reproche de " naturaliser " Spinoza et donc de naturaliser la lecture libertaire de ce philosophe. Sans doute le matérialisme radical de l'anarchisme (en particulier chez Bakounine) m'y autorise-t-il, et le contexte actuel rend-il nécessaire cette insistance. Mais, sans le montrer ici, je voudrais indiquer que cette " naturalisation " (peut-être outrancière et inquiétante pour certains), contrairement aux apparences, laisse toute sa place à la " conscience ", à la " pensée " et bien sûr à la " raison ".
    128. Op. cit., p. 147 : " Il y a donc des communautés biologiques élémentaires qui, parce qu'elles se fondent sur ce qui, en l'homme, n'est pas spécifiquement humain, peuvent englober aussi des animaux et des choses: communauté, par exemple, entre le paysan, sa famille, ses bêtes, son champ et ses idoles. Mais ce n'est pas d'elles que pourra jamais naître la sociabilité authentique, qui a une tout autre origine. "
    129. SPP, p. 164.
    130. Ibid., pp. 167.
    131. Ibid., et p. 155.
    132. œ. C., VIII, p. 201.
    133. SPP, p. 58. Sur cette idée non métaphorique de " modèle ", pensée au plus près du mode ou de la modalité, cf. SPE, p. 236
    134. SPP., pp. 129 et 156.
    135. Ibid., p. 58.
    136. Ibid., p. 114.
    137. De la Justice, t. III, p. 71.
    138. Sur ce point, cf. CC, pp. 180 et sq.
    139. Sur le lien, chez Spinoza, entre " droit ", " éthique " et le modèle physique et " biologique " qui sert à les penser, cf. SPE, p. 236.
    140. " Au plus profond du mélange obscur des corps ", là où se poursuit " le combat entre les servitudes et les libérations ", CC, p. 182.
    141. Cf. SPP, pp. 169 et 161 : " Les notions communes sont un Art, l'art de l'Éthique elle-même : organiser les bonnes rencontres, composer des rapports vécus, former les puissances, expérimenter. "
    142. De la Justice, tome iii, pp. 69, 71-73.
    143. " Que pouvons-nous attendre de l'homme [...] ? - Une seule chose, des actes " " La réflexion, et par conséquent l'idée, naît en l'homme de l'action, non l'action de la réflexion ", ibid., pp. 72 et 71.
    144. Ibid., p. 89.
    145. Ibid., pp. 79, 73. De la Justice est construite autour de la notion d'" équilibre " et, de ce point de vue, les " rapports " et " convenances " propres au travail et à l'industrie sont pensés en termes d'" équation ", d'" égalité ", d'" accord ", etc. Mais la notion proudhonienne de " composition ", si importante par ailleurs pour penser les différentes formes d'individualités, relève, comme chez le Spinoza de Deleuze, d'un modèle " chimique " qui permet d'ailleurs à Proudhon, entre autres modèles de pensée, de sortir du seul " plan " du travail, comme l'indique le paragraphe de De la création de l'ordre consacré à la notion de " composition " : " Ainsi le travail, manifestation de l'intelligence et de l'activité humaine, suit les lois de la nature et de la pensée ; il ne se divise pas, si j'ose employer ce langage chimique, en ses parcelles intégrantes, il se dédouble en ses espèces constituantes. " De la création de l'ordre, Rivière, p. 329.
    146. CC, p. 179.
    147. Cf. Justice, t. II, pp. 15, 79 et 127.
    148. SPP, p. 144.
    149. Ibid., p. 169.
    150. SPE, pp. 245-247.
    151. Ibid., p. 244.
    152. SPP, p. 171.


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  • L'HUMANISPHÈRE par Joseph DEJACQUE

    QUELQUES MOTS D'AVERTISSEMENT

    Le but de notre société des TEMPS NOUVEAUX est de publier tous les ouvrages qui ont eu leur part d'influence dans le développement de l'idéal anarchique. A ce titre, l'HUMANISPHÈRE de Déjacques est une des Oeuvres qui méritent le plus d'être placées dans notre bibliothèque.
    En effet, Déjacques fut un anarchiste de la veille, un anarchiste avant le nom ; depuis les journées de juin, où il combattit au rang des insurgés, et sans doute bien auparavant, quoiqu'il ne soit connu que dès cette époque, il ne cessa de protester par les paroles et par les actes contre la réaction bourgeoise ; il comprenait qu'une république ainsi dirigée devait fatalement aboutir au Coup d'État. Exilé alors, non sans avoir connu les procès politiques, la prison, les persécutions de toute sorte, il continua dans les journaux anglais, belges, américains, à défendre les idées libertaires, n'hésitant pas à contredire, en d'ardentes polémiques, ses frères proscrits, Ledru-Rollin, Proudhon même, auquel il ne pardonnait pas d'exclure la femme de la cité anarchique.
    Il était poète et ses vers, d'une âpre éloquence, n'avaient, comme sa prose, d'autre but que la propagande révolutionnaire à laquelle il consacrait tout le produit de son travail. Ce fut pendant les années 1858 et 1859 qu'il publia L'HUMANISPHÈRE "UTOPIE ANARCHISTE", dans le Libertaire, journal du Mouvement Social,qui paraissait à New York, édité, rédigé, administré, expédié par le seul Déjacque. On y trouve de nombreux articles très intéressants de propagande et de principes, ainsi que de remarquables poésies empreintes d'un idéal élevé de justice et de liberté.
    Le temps ne nous paraît pas encore être venu de publier L'HUMANISPHÈRE en son entier. L'édition actuelle présentera quelques omissions, par la raison très simple que certains passages risqueraient d'être faussement interprétés ; sans parler de ceux qui lisent avec le parti-pris de trouver dans les ouvrages le mal qu'il y cherchent, tous les lecteurs n'ont pas cette belle philosophie qui permet de comprendre de très haut la pensée d'autrui, tout en gardant la sérénité de la sienne. Un jour viendra où l'Oeuvre de Déjacque sera librement publiée jusqu'à la dernière ligne.

    PRÉAMBULE

    UTOPIE: "Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable".
    ANARCHIE : "Absence de gouvernement".
    Les révolutions sont des conservations
    (P-J PROUDHON)

    Il n'y a de vraies révolutions que les révolutions d'idées
    (JOUFFROY)

    Faisons des moeurs et ne faisons plus de lois.
    (ÉMILE DE GIRARDIN)

    Réglez vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté....
    Tenez-vous donc fermes dans la liberté à l'égard de laquelle le Christ vous a affranchi et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. Car nous n'avons pas combattre contre le SANG et la CHAIR, mais contre les (illisible sur l'exemplaire Gallica).
    (L'Apôtre SAINT-PAUL)

    Ce livre n'est point une Oeuvre littéraire, c'est une Oeuvre INFERNALE, le cri d'un esclave rebelle.
    Comme le mousse de la SALAMANDRE, ne pouvant, dans ma faiblesse individuelle, terrasser tout ce qui, sur le navire de l'ordre légal, me domine et me maltraite,  quand ma journée est faite dans l'atelier, quand mon quart est fini sur le pont, je descends nuitamment à fond de cale, je prends possession de mon coin solitaire ; et, là, des dents et des ongles, comme un rat dans l'ombre, je gratte et je ronge les parois vermoulues de la vieille société. Le jour, j'utilise encore mes heures de chômage, je m'arme d'une plume comme d'une vrille, je la trempe dans le fiel en guise de graisse, et, petit à petit, j'ouvre une voie chaque jour plus grande au flot novateur, je perfore sans relâche la carène de la Civilisation. Moi, infime prolétaire, à qui l'équipage, horde d'exploiteurs, inflige journellement le supplice de la misère aggravée des brutalités de l'exil ou de la prison, j'entr'ouvre l'abîme sous les pieds de mes meurtriers, et je passe le baume de la vengeance sur mes cicatrices toujours saignantes. J'ai l'oeil sur mes maîtres. Je sais que chaque jour me rapproche du but ; qu'un formidable cri,  le sinistre SAUVE QUI PEUT !  va bientôt retentir au plus fort de leur joyeuse ivresse. RAT-DE-CALLE, je prépare leur naufrage ; ce naufrage peut seul mettre fin à mes maux comme aux maux de mes semblables. Vienne la révolution, les souffreteux n'ont-ils pas, pour biscuits, des idées en réserve, et, pour planche de salut, le socialisme !
    Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier.
    Ce livre, c'est de l'acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer dans ses fondements !
    C'est qu'aujourd'hui, sachez-le, sous leur carcan de fer, sous leur superficielle torpeur, les multitudes sont composées de grains de poudre ; les fibres des penseurs en sont les capsules. Aussi, n'est-ce pas sans danger qu'on écrase la liberté sur le front des sombres foules. Imprudents réacteurs !  Dieu est Dieu, dites-vous. Oui, mais Satan est Satan !... Les élus du veau-d'or sont peu nombreux, et l'enfer regorge de damnés. Aristocrates, il ne faut jouer avec le feu, le feu de l'enfer, entendez-vous !...
    Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. Il n'a pas été tracé par la main gantée d'un fantaisiste ; il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée à l'oreille des passions populaires. C'est de plus un chant de victoire, une salve triomphale, la proclamation de la souveraineté individuelle, l'avènement de l'universelle liberté ; c'est l'amnistie pleine et entière des peines autoritaires du passé par décret anarchique de l'humanitaire Avenir.
    Ce livre, c'est de la haine, c'est de l'amour !...

     
    PRÉFACE

    "Connais-toi toi-même"

     La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité.
    Je procéderai donc par analogie.
    Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploierai la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
    Je suis loin d'avoir la science infuse. J'ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l'humanité. J'ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l'amour et celle de la haine, la passion de l'extrême luxe et celle de l'extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du coeur et du ventre, ceux de la chair et de l'esprit. J'ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j'ai l'intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l'art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte, les lumières, l'ombre, la solitude et l'eau pure. J'aime le travail, les forts labeurs ; j'aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J'ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée et l'opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J'ai eu des indigestions et j'ai eu faim. J'ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l'argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu'il honore du nom de crime. Je suis l'homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n'être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n'ai qu'un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l'onde ; au moindre souffle, il passe d'une expression à une autre, du calme à l'orage et de la colère à l'attendrissement. C'est pourquoi, passionnalité multiple, j'espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour bien en traiter, cela dépend autant de la connaissance qu'on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu'on a des passions des autres.
    Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l'oeuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.
    L'autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l'orthodoxie militaire, l'obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l'immobilité dans les rangs, l'autocratique fixité.
    La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l'entend. La Liberté n'enrégimente pas les hommes sous la plume d'un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l'indépendance active. L'autorité, c'est l'unité dans l'uniformité ! La liberté, c'est l'unité dans la diversité. L'axe de l'autorité, c'est la knout-archie. L'anarchie est l'axe de la liberté.
    Pour moi, il s'agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l'on n'est homme qu'à la condition d'être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une oeuvre originale et non une copie. L'esclave se modèle sur le maître, il imite. L'homme libre ne produit que son type. Il crée.
    Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m'apparaît dans l'avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l'harmonie.
    Je n'ai nulle prétention d'imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaoe. Je ne marche pas escorté d'éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l'autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très humbles sujets et publier l'ukase impérial de ses commandements. J'habite les gouffres de la société ; j'y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j'en évoque l'idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S'il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j'abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l'expression, il n'y a pas à en changer les traits : c'est la liberté absolue ou l'autorité absolue. Moi, j'ai choisi la liberté. L'autorité, on l'a vue à l'oeuvre, et ses oeuvres la condamnent. C'est la vieille prostituée qui n'a jamais enseigné que la dépravation et n'a jamais engendré que la mort. La liberté ne s'est encore fait connaître que par son timide sourire. C'est une vierge que le baiser de l'humanité n'a pas encore fécondée ; mais, que l'homme se laisse séduire par ses charmes, qu'il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu'elle porte.
    Infirmer l'autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d'une affirmation. C'est pourquoi j'affirme la liberté, pourquoi j'en déduis les conséquences.
    Je m'adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d'en arriver à faire l'exposé de l'ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l'auteur, il est nécessaire d'esquisser l'historique de l'Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l'accompagnerai jusque dans l'avenir.
    Dans cette esquisse j'ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n'ai pas son travail sous la main ; et l'eussé-je, je relis rarement un livre, je n'en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est bien souvent en désordre. S'il m'échappait des réminiscences, s'il m'arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J'ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis de l'avis d'Alfred de Musset, je puis penser ce qu'un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c'est que ceux qui n'ont pas lu le livre d'Eugène Pelletan, LE MONDE MARCHE, voulussent le lire avant de continuer la lecture du mien. L'oeuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l'humanité jusqu'à nos jours, magnifiques pages qu'il est toujours bon de connaître, et qui seront d'un grand secours à plus d'un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non seulement pour suppléer à ce qu'il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
    Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d'intelligence, et en marche!
    QUESTION GÉOLOGIQUE

    "Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d'environ deux cents comètes et planètes est l'image d'une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d'un tourbillon, figurent d'autres planètes, et que l'ensemble de ce vaste univers n'est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d'environ cent mille univers sidéraux, dont l'ensemble est un BINIVERS, qu'ensuite viennent les TRINIVERS formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance....... ; ils ne laisserons pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l'analogie universelle !"
    (CH. FOURIER)

     
    On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l'ont prise à son berceau et nous l'ont fait voir enveloppée d'abord des langes de l'inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d'une chevelure végétative, animant ses sites, s'embellissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans la vie.
    On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l'anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l'eau circule, ses intestins enduits d'une mucosité de feu.
    Mais son organisme psychologique, qui s'en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siège de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l'ignore. Et cependant les globes, pour être d'une nature différente de la nôtre, n'en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu'ici pour la surface de la Terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l'enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu'à la moelle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?
    Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l'étude zoologique est si loin d'être achevée, qui sait si l'humanité n'est pas la matière de sa cervelle ? Si l'atome humain n'est pas l'animalcule de la pensée, la molécule de l'intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu'y aurait-il d'étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d'un pôle à l'autre le front du globe ?
    Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l'affirmer ou l'infirmer absolument. Je n'ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s'occuper de l'organisme intellectuel de l'être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu'il ne me paraît sans intérêt de s'occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.
    Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter autour du soleil, et occupons-nous du mouvement de l'humanité et de sa gravitation vers le progrès.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    I.


    Un crétin ! c'est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d'eau crue ;  nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ;  infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l'amer lichen et les chênes noueux.
    Oh ! c'est un affreux spectacle que de voir l'homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ;  avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
    Que notre corps est imperceptible au milieu de l'univers, s'il n'est pas grandi par notre savoir ! que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leur têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu'il a peur d'éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l'homme serait tout cela aujourd'hui s'il ne s'était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu'il a tout osé !
    Et l'homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Mooese, sauvé des eaux, renierait le noble fils de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l'homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n'est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l'homme atteint tôt ou tard tout ce qu'il convoite !
    (ERNEST COEURDEROY)

    "Le monde marche."
    (E. PELLETAN)
     
    Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l'intelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. D'abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant de son groin la terre encore détrempée d'eau diluvienne, et il s'est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s'est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes d'herbes et l'écorce des arbres. Accroupi au pied de l'arbre dont le haut sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s'est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l'instant d'auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C'est qu'il venait de s'initier à la hauteur de sa taille corporelle. C'est que le sang qui, dans l'allure horizontale de l'homme, lui bourdonnait dans les oreilles, et l'assourdissait, lui injectait les yeux et l'aveuglait, lui inondait le cerveau et l'assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l'horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d'une tempe à l'autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.
    Jusque là l'animal humain n'avait été qu'une brute entre les brutes : il venait de se révéler homme. La pensée s'était fait jour ; elle était encore à l'état de germe, mais le germe contenait les futures moissons... L'arbre à l'ombre duquel l'homme s'était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une patte et ne lui avait servi à autre chose qu'à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l'aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d'arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd'hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu'il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l'azur et toutes les perles d'or de son splendide écrin. C'est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A l'instinct qui vagissait en lui a succédé l'intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s'est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L'homme n'est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l'action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s'est révélée en lui. Sa vie s'en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l'ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l'origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s'élève comme un aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l'infini ; les coursiers qu'il a domptés lui prêtent l'agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d'arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouter il s'est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui l'entoure.
    Ainsi l'homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d'abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L'homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l'organe générationnel, et après ses phases successives d'accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.

    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    II.

    Dieu, c'est le Mal.
     La Propriété, c'est le Vol.
     L'Esclavage, c'est l'Assassinat.
    P.J. PROUDHON
    La Famille, c'est le Mal, c'est le Vol, c'est l'Assassinat.
     
    Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n'y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n'y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l'avenir.
    Aux premiers jours de l'être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bleuets dans les prés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d'ailleurs suffisait à l'homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s'abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, je le constate, le point sur lequel j'insiste, c'est que l'homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l'heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-né, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l'oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l'ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d'amour ;  l'homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l'amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t'appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n'oublie pas qu'il faut qu'il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi, et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.
    Avant d'en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l'argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu'elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d'en arriver à a formation d'êtres complets, à la composition des espèces. Pour  l'espèce humaine, son chef-d'oeuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d'ampleur au ventre. Le développement de l'une ne correspondit pas au développement de l'autre. Il y eut fausse coupe, partant de la disharmonie. Ce n'est pas une reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l'ordre fatal qu'il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l'homme : l'homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l'eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l'orage, elle ne s'épanouit que sous le calme et rayonnant azur.
    Le jour vint donc où l'accroissement de la race humaine dépassa l'accroissement de son intelligence. L'homme, encore sur les limites de l'idiotisme, avait peu de rapport avec l'homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s'était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l'adresse de ses muscles, conquis la force et l'agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s'y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L'aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l'homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s'en disputer la possession. L'homme se rapprocha de l'homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N'importe comment, il y eut contact. D'errants qu'ils étaient, l'homme et la femme s'accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L'intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s'accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L'équilibre rompu une fois n'avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s'en emparait. L'esclavage et l'oppression s'étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l'humanité. L'ordre naturel périclitait.
    Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l'homme. Que va faire l'intelligence ? Vaincra-t-elle l'ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s'entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d'instincts fraternels qui conduit à l'affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu'elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin,  colonne lumineuse, principe de vie,  fondera-t-elle l'ordre anarchique dans l'égalité et la liberté ou,  urne funéraire, essence de mort,  fondera-t-elle l'ordre arbitraire dans la hiérarchie et l'autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L'humanité va-t-elle périr à deux pas de son berceau ?
    Hélas, peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais des siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.
    Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic a pour étiquette un seul mot : Dieu...
    Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisés pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Église et de l'État.
    Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et dans les coeurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l'homme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de es titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.
    Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité ? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel,  c'est-à-dire sous le crâne,  de l'intelligence humaine; Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le mouvement de la Liberté.
    Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait ? autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a une cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu :
    Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu ?... Dieu est donc la cause de l'univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortit de là.
    Imbécile ! Et la cause... de Dieu ?
    La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première.
    Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi est la propre cause de l'univers. Ceci est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur bien plutôt : cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils,mais le père de Dieu.
    Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulu s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !...
    L'homme,  quel orgueil à la fois et quelle puérilité !  l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'oeuf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin,  j'allais dire devant son excrément,  car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des tempes, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encre sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.
    Comme la religion,  la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.
    Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant seule et indivisible famille.
    Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.
    L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.
    Ce fut là le berceau de la famille.
    A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus s'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître.
    Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.
    Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants sont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au coeur de la place. Le pillage et l'assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance.
    Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d'ignorance individuelle et d'imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle n'être pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées.
    A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l'environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau se ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à s'émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le boeuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.
    Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois,  la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    III.
     
    Liberté, égalité fraternité !  ou la mort !
    (Sentence révolutionnaire.)

    Oeil pour oeil et dent pour dent.
    (Mooese.)

    Le monde marchait. De piéton il s'était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, boeufs et chariots, voiles et galères manoeuvraient sous la main de l'homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l'onde. L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L'horizon était élargi. L'homme avait marché, d'abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L'Asie, l'Afrique, l'Europe ne formaient plus qu'un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l'une sur l'autre, roulant dans leur courant le sang et l'or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l'industrie et l'agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s'empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L'Inde d'abord, puis l'Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d'hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L'architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu'elle se dégageât de ses entraves et produisît la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l'autre dans l'Armorique. Comme le divin Phoebus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d'esclaves ; cent mille Spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au coeur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l'idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l'avait épuisée.  Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m'empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autres levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles,  moi, le vaincu des bords de la Seine,  le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l'écho sur la terre tant que la société sera une caverne d'exploiteurs !...
    Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l'Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L'Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l'esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L'empire avait succédé à la république, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les enchanteurs d'empire avaient remplacés les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l'unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l'orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l'hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l'aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n'était plus guère que l'ombre de Rome. L'égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d'abjection et entraînée par le nautonier de la décadence, vers le séjour des morts.
    En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l'herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de forces.
    Le christianisme, oeuvre des saint-simoniens de l'époque, est d'un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et... se ressemblent. C'est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l'Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l'agneau, la victime et le sacrificateur. C'est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu'il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l'humanité,  au faîte,  le pontife ou le roi, l'homme-Dieu ; l'autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux.  A la base,  l'esclavage ou le servage, l'ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l'intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches.  Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte,  le clergé, l'armée, la bourgeoisie ; l'église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l'homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l'occasion, se guindant et sifflant comme lui.
    Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l'utopie évangélique beaucoup plus d'ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l'ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu'une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C'est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l'égale de l'homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l'esclave et lui ouvrit les portes d'un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d'ilotes. Mais il n'est pas dans la destinée de l'homme et de la femme de marcher divisés et à l'exclusion l'un de l'autre. Le Christ, ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des soeurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l'immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s'élancèrent,  coeurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L'homme et la femme mêlèrent leur sang sur l'arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C'est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l'auréole de l'enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d'ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d'assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. A la fin, cependant, le cirque s'avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.
    La grandeur de Rome n'existait plus que de nom. L'empire se débattait comme un naufrage au milieu d'un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. A la suite de cette tourmente, tout ce qu'il y avait d'écume au coeur de la société s'agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L'immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l'accouchement avaient introduit dans l'organisme maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le foetus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l'avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s'apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l'usurpation de l'Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l'on renversa l'image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu'ils prirent par la poignée, et lui mirent la pointe en l'air comme une lame hors du fourreau.
    Cependant, ces grands déplacements d'hommes ne s'étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétaires et des nationalités furent modifiées. L'esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c'était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l'évêque étaient les puissants d'alors. La fédération de ces demi-dieux forma l'empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains.  Le Moyen-Âge, disque nocturne, montait à l'horizon. Les abeilles de la science n'avaient plus où déposer leur miel, si ce n'est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n'étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l'antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu'il semblait que l'humanité n'en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l'horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l'aube au coeur de cette longue nuit. une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation,  comme on voudra les appeler,  une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l'odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son coeur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faux ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux forts s'écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L'incendie que d'infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s'éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des Spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n'y eut bientôt plus de cette rébellion qu'un peu de cendre. L'affranchissement des communes fut tout ce qu'il en résulta. Seuls, les notables d'entre les manants en profitèrent. Mais l'étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.
    On connaît trop cette époque pour qu'il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c'est d'abord comme toujours l'ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu'agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c'est la dictature, c'est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès lors s'habituèrent à n'être plus que les membres esclaves du cerveau, à n'avoir plus d'autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n'y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des decemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d'elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservie au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l'Empire n'eut qu'à atteler ce bétail à son char pour s'en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d'être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d'habitants qui peuplaient le territoire de la République, c'est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d'agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l'initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l'on avait réfléchi plus mûrement et qu'on eût vu que le corps social comme le corps humain n'est pas l'esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d'alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que cette pensée n'est que la quintessence de cette anarchie d'évolution dont l'unité est causée par les forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n'eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l'homme à l'humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l'arc-en-ciel de l'harmonie, la rayonnante pourpre de l'unité !...
    L'empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l'Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.
    Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n'est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis au temps d'un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra-diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n'est plus un plafond, le plancher d'un paradis ou d'un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c'est un océan de fluide dont ni l'oeil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d'azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement et fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. tous ces globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d'abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d'autres globes, et formant ce qu'on appelle, je crois, un système planétaire, c'est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférences en circonférence, s'agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossier leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu'une idée sphérique de l'infini, et démontrer par une argumentation sans réplique,  argumentation que l'on peut toucher de l'oeil et de la pensée,  que l'ordre anarchique est l'ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n'a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faite ni diable à la base. Le Circulus dans l'universalité détrône 'autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le Circulus dans l'humanité détrône l'autorité gouvernementale de l'homme sur l'homme et en prouve l'absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulant anarchiquement dans l'universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L'harmonie ne peut exister que par l'anarchie. Là est toute la solution du problème social. vouloir le résoudre autrement, c'est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c'est dire que la terre n'est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l'on condamna à se parjurer, et qui accepta l'humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. A ce grand autoricide, je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n'y a pas que les Jésuites qui sont d'avis que le but justifie les moyens. L'idée du Circulus dans l'humanité est à mes yeux un sujet d'une trop grande importance pour n'y consacrer que ces quelques lignes ; j'y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j'appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.
    Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l'Australie, s'étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l'Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l'éclair, et vous rapporte la réponse au mot qu'on lui jette, avec la docilité d'un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la muselle et lui donne pour carapace la carène d'un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l'hydre est si grande qu'elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu'elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. A terre, sur les chemins bordés de rail, le monstre au corps de fer, à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d'étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l'oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d'exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C'est lui qui tisse les étoffe, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l'acier ; lui enfin qui confectionne une foule d'instruments de travail et d'objets de consommation. au champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l'épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c'est un travailleur encyclopédique.
    Sans doute, dans la société telle qu'elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu'est-ce qu'un mal partiel et passager en comparaison des résultats généreux et définitifs ? C'est elle qui déblaie les routes de l'avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer un chemin qu'en passant sur des cadavres. L'ère du progrès pacifique ne s'ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.
    L'astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire, avaient professé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n'avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu'une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n'était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva malgré lui de son éducation commerciale la tradition bourgeoise des préjugés d'autonomie et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l'égalité absolues, de l'anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je sais en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l'humanité.
    1848 arriva, et l'Europe révolutionnaire, prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l'amour, l'exploitation de l'homme et de la femme par l'or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l'usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plateforme lancèrent sur l'insurrection d'énormes blocs d'armées, des flots bouillants de gardes mobiles. A force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D'innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d'une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu'il ni aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, FRÈRES ENNEMIS voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d'éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d'Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où,  parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie,  l'on clapotait dans l'urine et dans le sang jusqu'à mi-jambe, asphyxié par le manque d'air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au Moyen-Âge, une place prise d'assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent dans tous les coins et recoins, passant au fil de la baoeonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre... Jamais, depuis que le monde est monde, on n'avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes mêmes, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C'est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d'épouvantables paroles qu'on fusillât devant leur porte et qu'on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : A mort ! à la voirie !... Ah ! ces femmes-là n'étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !
    On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant parmi des prosélytes. Loin d'en détruire la semence, la persécution l'avait fait germer. Aujourd'hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l'argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Frissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l'on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu'à ce qu'il ait atteint la figure du Lion,  jusqu'à ce que le grain ait produit son épi.
    Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant au sein du Jeu de Paume cette sanglante apostrophe au front de l'aristocratie : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes !". 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans son livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : "La Propriété, c'est le vol !" Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié ! 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n'est pas d'avoir été toujours logique, tant s'en faut, mais d'avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l'homme qui a dit aussi : "Dieu, c'est le mal,  l'Esclavage, c'est l'assassinat,  la Charité, c'est une mystification,  et ainsi et encore ; l'homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l'homme ; ce même homme, hélas !, a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l'a décrétée hors l'humanité. Proudhon n'est encore qu'une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysée, et c'est malheureusement le côté du cOEur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n'est pas un anarchiste ; il n'est pas humanité, il est masculinité. Mais,  comme réformateur, s'il est des taches à ce diamant,  comme agitateur, il a d'éblouissantes étincelles. Certes, c'est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n'a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L'un n'eut qu'un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s'éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L'autre fit retentir coups de tonnerres sur coups  de tonnerres. Il n'a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.
    89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48 le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. A bientôt le 93 !
    Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l'appelait de ses voeux un illustre poète qui craignait alors qu'on fondît la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l'un ni l'autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l'Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au coeur parce qu'elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d'arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez. Les morts vont vite !...
    Allons, César, dans cette maison de perdition qu'on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins en peau de satin ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu'un jour la Révolution n'ait plus qu'à souffler dessus pour la faire disparaître.
    Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d'eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.
    Soldats, chantez la lie et l'écume, des rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites en jaillir la cervelle ; débandez des tonnes de spiritueux, faites en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée... Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d'hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d'embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !...
    Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l'encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice, pesez au poids de l'or la culpabilité des revendications sociales.  Banquiers, boutiquiers, usuriers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l'or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l'ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre.  Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l'orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l'appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d'innocenter l'accusé.  Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d'épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter.  Docteurs de l'instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons.  Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d'incapacité scientifique et de rapacité épicières vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d'une aristocratique clientèle et d'un caractère bien pensant, le chef de l'État détachera de sa couronne une étoile d'or pour la suspendre à votre boutonnière.
    Vous tous, enfin qui êtes opulents d'opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la "vile multitude", salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !...
    Et puis, après ?...
    Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l'usure ne soit pas l'usure, que la misère ne doit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la RÉVOLUTION ne soit pas la RÉVOLUTION !!...
    O bourgeois, vous qui n'avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l'heure qu'il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d'une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d'armes, avec le catéchisme-pénal d'un côté et le code-religieux de l'autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d'Austerlitz, Bourgeois, vous n'aurez rien à craindre du loup, de l'hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu'à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l'hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettre en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C'en est fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d'or piquera une tête dans l'abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste Hélène... En vérité, en vérité, je vous le dis, ce jour-là il n'y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Oeil pour Oeil, et dent pour dent !  Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Mooese...
    Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? A force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d'indigestion ?
    Quand donc les hommes comprendront-ils que l'Autorité, c'est le mal;
    Que la Propriété, qui est aussi de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Famille, qui est encore de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Religion, qui est toujours de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Légalité, la Constitutionnalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l'autorité, c'est le mal, encore le mal, toujours le mal !
    Génie de l'Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


    DEUXIÈME PARTIE.

    PRÉLUDE.

    Rêve, Idée, Utopie.

     
    Filles du droit, sylphides de mes songes,
    Égalité ! Liberté ! mes amours !
    Ne serez-vous toujours que des mensonges ?
    Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ?
    Non, n'est-ce pas ? mes déesses chéries ;
    Le jour approche où l'idéalité
    Au vieux cadran de la réalité
    Aura marqué l'heure des utopies !...
    Blonde utopie, idéal de mon coeur,
    Ah ! brave encore l'ignorance et l'erreur.
    (LES LAZARÉENNES)


    I.

    Qu'est-ce qu'une utopie ? un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L'utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L'utopie de Christophe Colomb s'est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l'Amérique est sorti à son appel des profondeurs de l'Océan. Que fut Salomon de Caus ? un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l'Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l'âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L'alchimie n'a pas réussi à faire de l'or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu'un vain métal, elle a  produit une science, la chimie. La science sociale sera l'oeuvre des rêveurs de l'harmonie parfaite.
    L'humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d'armée qui a son avant-garde dans l'avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avants postes de tirailleurs, sentinelles-perdues qui font le coup de feu de l'idée sur les limites de l'Inconnu. Toutes les grandes étapes de l'humanité, ses marches forcés sur le terrain de la conquête sociale n'ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l'Avenir, debout sur les cimes alpestres de l'utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l'Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s'ébranlaient à sa voix.  Humanité ! j'arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l'utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s'endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d'agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.  En marche ! en marche !! en marche !!!
    Aujourd'hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l'électricité existe à l'état d'enfance ; aujourd'hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu'il n'y  plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd'hui que l'imprimerie édite la parole à des cent milliers d'exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd'hui que d'échanges en échanges on est arrivé à entr'ouvrir les voies de l'unité ; aujourd'hui que les travaux de générations ont formé, d'étage en étage et d'arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd'hui que la force motrice et la force d'expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd'hui que le mot "impossible" est rayé du dictionnaire humain ; aujourd'hui que l'homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd'hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d'étincelants artistes, qu'il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd'hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu'il va changer d'allure ; il va mettre au pas la vapeur et l'électricité, il va lutter avec elles de force et d'agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l'arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l'oeil de feu qui remorque à toute chaleur d'enfer le cortège satanique de l'humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s'avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l'anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d'étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan. Place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l'Utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d'écus, forgeurs de fers, monnayeurs d'idées, au forgeur de foudre !...
     A peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m'arrêter, comme il m'arrivait bien souvent d'y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d'ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d'y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j'essayais de contenir et d'apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j'essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cOEur. L'air n'arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m'approchai de mon lit et me jetai dessus.  Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu'on me tordait le sein avec des tenailles. J'étranglais : des muscles de fer me serraient la gorge... Ah ! l'Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu'à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l'on n'est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière, dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire, à cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m'assis devant ma table. L'Idée vint s'y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l'autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon coeur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir lu ce que j'avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d'ignorances qu'il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit ; mais l'idée, me parlant à l'oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l'ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l'intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer,  sauf exceptions, bien entendu,  et où ces hérétiques de l'ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d'un fer rouge, et sans qu'on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu'elle soit officiellement l'ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l'ennemi... Si elle n'a pas encore le sentiment de la morale de l'Avenir, du moins n'a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d'armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu'elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-t-elle plus que pour la forme. On peut calculer d'avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d'abondance, il faudra bien qu'elle amène pavillon. La vieille société n'ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c'est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l'autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l'ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n'ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d'eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu'ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d'or ou de lames d'acier, ne se sentent pas à l'aise entre le monde qui vient et le monde qui s'en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu'ils marchent sur des charbons ardents. Ils est vrai qu'ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais "dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n'être pas des voleurs et des assassins !..." c'est-à-dire qu'ils n'osent pas tout à fait se l'avouer, de peur d'avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu'ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu'un jour ou l'autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l'avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c'en est fait de l'enjeu et des joueurs !
    La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d'une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu'elle meure. Quand ? plus tôt qu'on ne le croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l'apparence de la vie jusqu'à la dernière heure. Un soir d'orgie elle se couchera pour ne plus se relever.
    Quand l'Idée eut fini de parler, je l'attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l'aime ardemment qu'elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m'inondait sa prunelle. Qu'elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu'elle mit à me le raconter ces magnificences de l'utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu'un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l'Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l'idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


    II.

    Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858.  Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !
    Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !
    Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses moeurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

    III.

    L'homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s'immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c'est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu'à ce qu'elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?
    Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?
     "Les Révolutions sont des conservations."
     Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.
    Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte !  Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

    IV

    Et m'ayant donné trois baisers, l'Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l'Utopie anarchique.

    LE MONDE FUTUR
     
    La liberté mutuelle est la loi commune.
    Émile de Girardin.
    Et la terre, qui était sèche, reverdit et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dit : Où allez-vous ? on ne passe point ici.
    Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.
    Et il n'y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s'aimaient et s'aidaient en frères.
    (Paroles d'un Croyant.)

    Et d'abord, la terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs âmes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l'on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l'on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L'air, le feu, et l'eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l'homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L'électricité porte l'homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l'on mettrait aujourd'hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d'irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d'innombrables troupeaux destinés à l'alimentation de l'homme. L'homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l'électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d'une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminés par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d'eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu'un ruisseau. L'homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu'on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l'ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s'inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s'épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l'homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l'hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il ne reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd'hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l'emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d'une épaisseur et d'une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d'arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n'a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d'un point à l'autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d'un épais et moelleux tapis. Tout au long de ces avenues sont échelonnées des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils de bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s'épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles de marbre blanc. De distance ne distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malachite, en granit, en cailloux, en coquillages et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l'harmonie. Leur forme, variée à l'infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d'habiles artistes, animent par d'idéales fantaisies ces urnes, où, le soir jaillissent avec des flots de lumière, cascade de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d'une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n'est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c'est quelque chose de témérairement beau, d'audacieusement gracieux, c'est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c'est souple et c'est nerveux ; cette ornementation est à l'ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries et s'y marient harmonieusement. Sur des fonds d'or et d'argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d'érable, en bois d'ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévèrement en relief, des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l'unité. D'opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, côté externes, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l'intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faîte un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendant ou qui y montent au moyen d'un balcon mobile s'élevant ou s'abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l'ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d'un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d'avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d'amusements et de récréations, pour l'âge viril comme l'âge enfantin. dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe, qu'on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d'une richesse et d'une élégance féerique. Ces pavillons à leur étage inférieur, sont autant de péristyle par où l'on entre dans l'immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d'explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c'est un parc parsemé de massifs d'arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eux vives et eaux dormantes, s'étalent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d'étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvrefeuille et d'aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d'oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d'une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C'est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d'oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s'amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés,et ils s'en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l'épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l'homme les plus gracieuses courbes et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d'électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d'un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l'harmonie s'élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d'argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d'un croissant et d'une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l'autre à gauche, servant d'agrafes à deux ailes également de flamme vive. C'est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faut être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s'écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l'intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sorti de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut,  mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde-là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n'élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n'eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir; C'est qu'il faut mieux qu'une intelligence de cire pour tenter l'ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d'auditeurs d'entendre distinctement toutes les paroles de l'orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d'optique admirablement perfectionnés, permettent d'en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
    Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi, l'aspect grandiose de l'Océan. Vu par les yeux de l'Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m'apparaissaient plus que sous la forme d'un verre d'eau. Ce que c'est que l'homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule et déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l'utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J'entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c'est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d'intelligence capable seulement d'en comprendre le plus petit mot.
    Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le tempe des arts et des sciences, quelque chose comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l'utopiste humanité.
    Chez les fils de ce nouveau monde, il n'y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas êtes esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Étant libres, ils n'ont de culte que celui de la liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments, et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n'a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d'eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Ils ne font pas à autrui ce qu'ils ne voudraient pas que leur fît autrui, et ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu'on attente à leur libre volonté, ils n'attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l'amour et multiplier par l'amour. Hommes, ils rendent au centuple à l'humanité ce qu'enfants ils ont coûté de soins à l'humanité, et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu'ils n'ont qu'une mère commune, l'Humanité, qu'ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l'harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui sociable ne peut se mouvoir sans elle, qu'elle est la pensée universelle, l'unité des unités, la sphère des sphères, qu'elle est immanente et permanente dans l'éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l'anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu'ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s'ouvrent ; la sympathie, l'amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l'amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l'inconnu.
    Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d'oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L'homme est son roi et son Dieu  "
    "Moi et mon droit." telle est sa devise.
    Sur l'emplacement des principales grandes villes d'aujourd'hui, l'on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j'ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelque fois ce n'étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C'est à l'occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l'intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L'agriculture y avait apporté ses gerbes, l'horticulture ses fleurs et ses fruit, l'industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L'architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
    Ce n'était pas un concours comme nos concours. Il n'y avait ni jury d'admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule souveraine. C'est pour complaire à cette puissance de l'opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c'est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l'émulation, pour les faibles comme pour les forts. C'est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu'ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu'ils s'en sont plus ou moins écartés ; et l'avenir se charge de ratifier ses maternelles observation. Et tous ses fils se grandissent à l'envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l'orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.
    Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d'un des squares de l'universelle cité. C'est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l'égalité, de l'anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d'une étoile, mais ses faces rectangulaires n'ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L'architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d'une somptuosité élégante. C'est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé, qui est composé de deux chambres à coucher, d'un cabinet de bains ou de toilette, d'un cabinet de travail ou bibliothèque, d'un petit salon, et d'une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n'empêche pas qu'il y ait aussi des cheminées pour l'agrément de la vue : l'hiver, à défaut de soleil, on aime à avoir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d'eau et de lumière. L'ameublement est d'une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y  restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n'a qu'à en exprimer le désir. Veut-il même occuper le même appartement longtemps, il l'occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d'y entrer ou d'en sortit sans être vu. D'un côté, à l'intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l'autre côté, à l'extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l'amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l'amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l'intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT À TOUS ET À CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui d'essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acceptation propre, quel que soit son âge ou son sexe, S'APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre."Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Fils des enfants de riches, à l'heure de la récréation puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l'un un cerceau, l'autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s'amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l'anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l'outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d'outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l'exemple des autres et par le charme qu'ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d'amis, les convives boivent et mangent à la même table, s'emparent à leur choix d'un morceau de tel ou tel mets, d'un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d'eux n'abuse avec gloutonnerie d'une primeur ou d'un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d'une primeur savoureuse ou d'un produit rare. C'est à qui plutôt n'en prendra que la plus petite part.  A table d'hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l'homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C'est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l'homme du monde, l'aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l'instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s'oblige. C'est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.
    Hommes et femmes font l'amour quand il leur plaît, comme il leur plaît ; avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d'autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L'attrait est la seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi l'amour est-il plus durable et s'entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant; ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l'intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l'étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l'ombre et la solitude. C'est à ses sources cachées qu'elles puisent les limpides bonheurs. Il est pur des coeurs épris l'un de l'autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes.  dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l'église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d'un bal paré, au milieu d'un quadrille et avec accompagnement d'orchestre : tout l'éclat, tout le bacchanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l'heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d'ignobles bestialités.  Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces hommes et toutes ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d'études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l'amour,  si les hommes de l'avenir pouvait s'en faire une image, ils frissonneraient d'horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d'un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.
    Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l'homme à la femme. Où est le mal, s'ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c'est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très-grand nombre. L'amour vagabond est la recherche de l'amour, c'en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n'en est pas le but. L'amour unique, l'amour perpétuel de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l'apogée de l'évolution sexuelle ; c'est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l'apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.
    A l'heure où l'on aime, douter de la perpétuité de son amour n'est-ce pas l'infirmer ? Ou l'on doute, et alors on n'aime pas ; ou l'on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l'amour n'est guère possible ; il n'est jamais qu'une illusion d'un moment, trop de préjugés et d'intérêts contre-nature sont là pour le dissiper, c'est un feu aussitôt éteint qu'allumé et qui s'en va en fumée. Dans la société nouvelle, l'amour est une flamme trop vive et les brises qui l'entourent sont trop pures, trop selon la douce, suave et humaine poésie, pour qu'il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s'exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de s'appauvrir, tout ce qu'il rencontre lui sert d'aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l'éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leur pensée comme de leurs actions, ils n'ont qu'à se chercher pour se trouver. Rien ne s'est opposé à leur rencontre, rien ne s'oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s'aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l'un pour l'autre, qu'elle a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.
    Est-ce l'amour que l'amour des civilisés, l'amour à formes nues, l'amour public, l'amour légal ? C'en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L'amour chez les harmonisés, l'amour artistement voilé, l'amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l'amour anarchique, voilà ce qui est humainement et naturellement l'amour, c'en est l'idéal réalisé, la scientification. Le premier amour est l'amour animal, celui-ci est l'amour hominal. L'un est obscénité et vénalité, sensation de brute, sentiment de crétin ; l'autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d'être humain.
    Le principe de l'amour est un, pour le sauvageon comme pour l'hominal, pour l'homme des temps civilisés comme pour l'homme des temps harmoniques, c'est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l'Humanité, c'est la carnation sanguine et replète, l'enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d'oiseaux de mer ou de rubans autruchiens, c'est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n'est pas seulement dans l'étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l'élégance et le choix des parures, et surtout le luxe, dans les magnificences du coeur et cerveau.
    Chez ces perfectibilisés, la beauté n'est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d'une couronne d'or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n'est pas le reflet extérieur d'un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c'est le rayonnement de tout ce qu'il y a dans l'homme d'idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l'individu.
    Qu'est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté morale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c'est par la travail qu'elle croît et s'épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.
    L'amour essentiellement charnel, l'amour qui n'est qu'instinct, n'est, pour la race humaine, que l'indice, que la racine de l'amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassement de cette fange. L'amour hominalisé, l'amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d'où s'échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui couvrent les champs et montent aux nues.
    A Humanité en germe, amour immonde...
    A Humanité en fleur, fleur d'amour.
     
    Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple le l'Humanisphère composée, c'est-à-dire l'Humanisphère considérée dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considérée dans sa collectivité ou monument et groupes harmoniques. Cent humanisphères simples groupées autour d'un Cyclodéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de "HumanisphËre communale." Toutes les Humanisphères communales d'un même continent forment là le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de "Humanisphère continentale." La réunion de toutes les Humanisphères continentales forment le complément de la chaîne sériaire et prennent le nom de "humanisphère universelle."
    L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile, (celui du moins dont j'entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, chanter, danser, faire de la musique même (ce qui n'est pas toujours amusant pour l'auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodés par eux. Une autre partie est disposée pour l'appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie, puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières et d'objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie, à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomobiles, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l'ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d'études pour tous les goûts et pour tous les âges,  mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie,  l'observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d'histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici, ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c'est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l'équitation ; les salles de tir, du jeu de billard et de tous les jeux d'adresse, les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire etc. etc. Puis enfin vient le lieu où l'on s'assemble pour traiter les questions d'organisation sociale. C'est le petit Cyclodéon, club ou forum particulier à l'Humanisphère. Dans ce parlement de l'anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c'est bien différent de chez les civilisés ; là on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l'Humanisphère. L'initiative individuelle s'accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu'elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n'y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les Humanisphériens trouvent que c'est un président éminemment impartial et d'un laconisme fort éloquent. Aussi n'en veulent-ils pas d'autre.
    Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l'un à coucher, 'autre d'étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance où sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde volontaire que montent et descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n'est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n'y a dans l'Humanisphère d'autre règle et d'autre discipline que la volonté de chacun ; c'est un élan tout spontané, comme le coup-d'oeil d'une mère au chevet de son enfant. C'est à qui leur témoignera le plus d'amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C'est elle qui leur enseigne l'échange de doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l'étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l'instruction et de l'éducation sans s'égratigner aux épines.
    Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l'enfant comme le l'homme, l'homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s'obtiennent pas sans un travail de tête, sans dépense d'intelligence, et les caresses de l'amour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment.
    L'homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, le taille et le forme en joyau social. C'est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l'égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d'impressions qui multiplient à son front comme à son cOEur les passionnelles facettes, d'où jaillissent les étincelles du sentiment et de l'intelligence. Le diamant est emmailloté d'une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette croûte âpre. L'homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l'état de brillant qu'après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d'ignorance, son âpre et immonde virginité.
    Dans l'Humanisphère, tous les jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S'ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu'on n'est pas maussade impunément, et rappellera l'amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l'un d'eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l'opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d'un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s'il en est un dont l'ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c'est pour lui un bonnet d'âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l'Université ou un universitaire du Sacré-Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s'efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l'enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l'oeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d'intelligence et d'amour. Il faut pour cela l'inspiration de cette grande artiste qui s'appelle la Liberté.
    Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l'un d'eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s'y attarde, qu'il y demeure jusqu'au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composées, comme l'on sait, de deux chambres à coucher, libre à eux de se le partager, si c'est à la convenance de la mère et de l'enfant. Ceci est l'exception, la coutume générale est de se séparer à l'heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l'enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n'y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l'un de l'autre. Nulle inquisition, du reste, n'inspecte leur sommeil. Les veilleurs n'ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent sans sortit de leur demeure l'eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences sont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent aux champs, dans les salles d'étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part ans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n'agissant toujours que selon leurs caprices.
    Quant à ces logements, je n'ai pas besoin d'ajouter que rien n'y manque, ni le confortable, ni l'élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l'huile et les tentures de papier verni en forment l'ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.
    Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d'arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des moulures en bois verni. C'est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d'éveiller l'imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandant leurs lumières. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d'albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boîtes de jeux et de nécessaires d'outils ; enfin d'une multitude de jouets servant d'étude et d'études servant de jouets.
     
    De nos jours encore, foule de gens,  de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes,  inclinent à penser que rien ne peut s'obtenir que par l'autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C'est l'autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s'impose pas par des décrets, il résulte de l'enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L'instruction obligatoire est un contresens. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites veulent pouvoir imposer l'instruction, c'est affaire à eux, car l'instruction autoritaire, c'est l'abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l'étude et l'enseignement anarchistes, la liberté de l'instruction, afin d'avoir l'instruction de la liberté. L'ignorance est ce qu'il y a de plus antipathique à la nature humaine. L'homme, à tous les moments de la vie, et surtout l'enfant, ne demande pas mieux que d'apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s'ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime : enfant, par l'autorité paternelle, homme, par l'autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l'enfant comme l'homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en générations, cette uniformité de crétins difformes qui n'ont de l'être humain que le nom.
    L'enfant est le singe de l'homme, mais le singe perfectible. il reproduit tout ce qu'il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l'intelligence de l'homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d'abord son entendement; Que l'enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l'eau. Chez un peuple d'agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s'amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S'il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s'il est près d'un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la Société lui donnera le spectacle. Il prendra l'habitude de la brutalité, s'il est avec des brutes ; de l'urbanité s'il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s'il vit avec des travailleurs de l'industrie, de l'art ou de la science : ou bien, empreint d'un cachet de dévergondage et de désoeuvrement, s'il n'est en contact qu'avec les oisifs et les parasites.
    La société agit sur l'enfant et l'enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l'exclusion d'un de l'autre. C'est donc à tort que l'on a dit que, pour réformer la société, il fallait d'abord commencer par réformer l'enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.
    L'enfant est un miroir qui réfléchit l'image de la virilité. C'est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se déguerréotypent les traits de l'homme social. Et ces traits se reproduisent chez l'un d'autant plus accentués qu'ils sont plus en relief chez l'autre. L'homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l'enfant : "Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais." L'enfant ne tiendra pas comte des discours, si les discours ne sont pas d'accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s'attachera surtout à suivre votre exemple ; et si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n'en ferez jamais un homme de bien.
    Dans l'Humanisphère, l'enfant n'a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout ce meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du coeur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l'homme, le travail, y est devenu une série d'attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l'un à l'autre dans une immense et incessante harmonie. comment, dans un pareil milieu, l'enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ; Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l'industrie, ne pas s'essayer, dès l'âge le plus tendre, au maniement des forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s'instruire ? Répondre autrement que par l'affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.
    Voyez l'enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l'épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade, aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l'existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l'emploi de tous les objets. Mais, hélas !, bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d'intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu'il sollicite. L'enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le aire sortit une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l'expansion de son intelligence, on la muselle. Et quand l'enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu'il s'est tenu coi dans sa peau, et n'a pas ennuyé papa ou maman de ses importunes questions ; quand il s'est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu'il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d'épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s'appelle former l'esprit des enfants.  Oh ! l'autorité ! oh ! la petite famille !... Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l'infanticide !...
    Sous l'aile de la liberté, au seins de la grande famille, au contraire, l'enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes, ou femmes, que des éducateurs disposés à l'écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notions du juste et de l'utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d'équitables et de très intelligents jugements pour l'avenir.
    Chez les civilisés, l'homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l'enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d'exubérance.
     
    Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme de l'Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l'ineffable amour de la mère pour leur petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d'en être nourrice, le soin de sa beauté, l'instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.
    La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d'infanticide que la nature réprouve à l'égal de celle qui fait avorter l'organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s'étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ces fonctions organiques, attentats de lèse-maternité.
    Quoi de plus gracieux qu'une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodigant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n'est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d'alimenter à la mamelle la sève de ce brin d'homme, d'en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s'embellir, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s'y entr'ouvrir enfin de plus en plus, jusqu'à ce qu'il s'épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n'est pas femme. Son coeur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l'apparence humaine, elle n'en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu'une moitié d'amante.
    Dans l'Humanisphère, toute femme a les vibrations de l'amour. La mère comme l'amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur coeur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l'enfant comme le sourire de l'homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.

    D'ailleurs, ce travail de l'allaitement, comme tous les autres travaux maternels est bien plutôt un jeu qu'une peine. La science a détruit ce qui est répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C'est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c'est leur rouage infatigable qui s'en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C'est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c'est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C'est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d'acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l'homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu'elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l'équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.
    Les salons du réfectoire sont d'une architecture élégante, et n'ont rien d'uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé, encadré d'une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d'or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d'étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C'était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d'acier poli. D'une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l'autre elle tenait une coupe qu'elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l'enfant mutin qui cherchait à s'emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d'épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d'oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d'or marquaient les heures. Le soir une flamme s'épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne ; faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient les contours. Des grappes de raisin à grain de cristal pendaient à travers le feuillage et scientillaient au milieu de ces ondoynates clartées.
    Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l'or et l'argent recèlaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.
    Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les arômes de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.
    Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail, les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.
    Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc.; etc. Et librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement, il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie.
    Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles de cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une bégarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.
    Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elle rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes et aussi petites que l'on veut.
    Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C'est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l'immobilisation, une aspiration vers l'idéal avenir.
    Il y a aussi le gymnase où l'on fait assaut de force et d'agilité ; le manège où, écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l'arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.
    S'il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines ou les montagnes agrestes, où l'on rencontre, à certaines distances, des grottes et des chalets où l'on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leurs caprices ces essaims de promeneurs.
    A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l'un pour y résumer ses impressions du jour avant de se livrer au repos ; l'autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.
    Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu'il est nécessaire, on s'assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l'initiative de la parole. Les statistiques d'ailleurs, les projets, les plans ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l'urgence en a été généralement reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n'y a-t-il bien souvent qu'une voix, la voix unanime, pour l'acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l'exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s'exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d'aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontenay, les avis se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l'attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d'un commun accord la même route, sans qu'aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L'attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s'abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s'il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s'il s'ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l'Humanisphère. L'égoïsme bien entendu, l'égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne ne songe à violenter son prochain. Et c'est par égoïsme e qu'on fait échange de bons procédés.
    L'égoïsme, c'est l'homme ; sans l'égoïsme, l'homme n'existerait pas. C'est l'égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C'est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C'est l'égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d'eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C'est l'égoïsme qui stimule son ambition et l'excite à se distinguer dans toutes les carrières où l'homme fait acte de force, d'adresse, d'intelligence. C'est l'égoïsme qui l'élève à la hauteur du génie ; c'est pour se grandir, c'est pour élargir le cercle de son influence que l'homme porte haut le front et loin son regard ; c'est en vue de satisfactions personnelles qu'il marche à la conquête des satisfactions collectives. C'est pour soi, individu, qu'il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c'est pour soi qu'il redoute l'image des souffrances d'autrui. C'est pour soi encore qu'il s'émeut lorsqu'un autre est en péril, c'est à soi qu'il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l'instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables,  le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l'existence des autres. C'est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n'est que de la spéculation, spéculation d'autant plus humanitaire qu'elle est plus intelligente, d'autant plus humanicide qu'elle est plus imbécile. L'homme en société ne récolte que ce qu'il sème : la maladie s'il sème la maladie, la santé s'il sème la santé. L'homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S'il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s'il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du coeur ou du cerveau, sans que la sensation s'en répercute de l'un à l'autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l'état de communauté anarchique, à l'état de libre et intelligente nature, comme à l'état de civilisation, à l'état de l'homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation l'homme étant institutionnellement en guerre avec l'homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C'est un dogue à l'attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l'homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l'universel bonheur. Dans l'Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l'homme ne recueillant de l'homme que des parfums, ne saurait produire que du miel.  Ne maudissons donc pas l'égoïsme, car maudire l'égoïsme, c'est maudire l'homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L'homme comme la société sont perfectibles. L'ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l'instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d'inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.
    Dans l'Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L'autorité de l'anarchie, l'absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l'arbitraire de l'autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphèriens. Les dieux, les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d'aucune sorte, mais l'autonomie individuelle. C'est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c'est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu'est formé l'ordre social.
    Demandez à l'histoire, et voyez si l'autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l'ordre, l'anéantissement de l'homme par l'homme ? Est-ce l'ordre, ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l'aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c'est le meurtre. L'ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l'ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l'épée du sergent de ville ; l'ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l'or, l'eau bénite ; l'ordre à coups de fusil, à coups de bibles, à coups de billets de banque ; l'ordre qui trône sur des cadavres et s'en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés qui auront le sentiment de l'existence.
    Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n'habitent que dans les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.
    Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d'autorité a toujours produit la plus grande somme d'harmonie. Voyez le peuple du haut des barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d'hommes à peine dégrossis par le rabot de l'éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l'insurrection publique et en leur qualité d'hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu'une femme vienne à passer, et ils n'auront pour elle que des paroles décentes et polies. C'est avec un empressement tout fraternel qu'ils l'aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c'est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu'ils prendront dans leurs bras un enfant d'inconnue pour lui faire traverser la barricade. C'est une métamorphose instantanée. Dans l'homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l'homme de la veille.  Laissez réédifier l'Autorité, et l'homme du lendemain sera bientôt redevenu l'homme de la veille !
    Q'on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après Février 48 : il n'y avait dans la foule, plus grande qu'elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d'ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n'eut lieu. C'était à qui se protégerait l'un l'autre. La multitude s'écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d'un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l'homme, c'est la maladie, qui produit l'engorgement ; chez les multitudes, c'est la police et la force armée : la maladie porte le nom d'autorité. L'anarchie est l'état de santé des multitudes.
    Autre exemple :
    C'était en 1841, je crois,  à bord d'une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu'ils présidaient à la manoeuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manoeuvre s'exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu'il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu'avec une douceur toute féminine. Jamais manoeuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S'agissait-il de prendre un ris aux huniers, c'était fait en un clin d'oeil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n'aurait pas agi plus promptement d'un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n'attendait pas qu'il donnât l'ordre mais qu'il permît d'exécuter la manoeuvre. Et pas la moindre confusion, pas un noeud d'oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s'y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c'était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l'autorité, le matelot n'agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manoeuvre des mains et de l'intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypsodans les mers d'Orient. L'officier en question ne séjourna que 2 mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.
    Or donc l'absence d'ordres, voilà l'ordre véritable. La loi et le glaive, ce n'est que l'ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C'est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L'anarchie en est l'antipode, et cet antipode est l'axe du monde humanisphérien.
    La liberté est tout leur gouvernement.
    La liberté est toute leur constitution.
    La liberté est toute leur législation.
    La liberté est toute leur réglementation.
    La liberté est toute leur contraction.
    Tout ce qui n'est pas la liberté est hors les moeurs.
    La liberté, toute la liberté, rien que la liberté,  telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.
    Manque-t-on dans un coin de l'Europe des produits d'un autre continent ? Les journaux de l'Humanisphère le mentionnent, c'est inséré au Bulletin de publicite, ce moniteur de l'anarchique universalité ; et les Humanisphères de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d'Europe l'expédient. L'échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, telle Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu'importe, demain c'est elle sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d'Humanisphère comme il change d'appartement,  que dans la circulation universelle une chose soit ici ou là-bas, qu'est-ce que cela peut faire ? Chacun n'est-il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?
    En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas davantage qu'on forçât un homme à travailler, qu'il ne comprendrait qu'on le forçât à manger. Le  besoin de travailler est aussi impérieux chez l'homme naturel que le besoin de manger. L'homme n'est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c'est pour les faire fonctionner. Le travail, manuel et intellectuel, est la nourriture qui les fait vivre. Si l'homme n'avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître et alors, à la place des mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme un mollusque, deux écailles.  Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés ! La paresse n'est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l'esclavage et de la civilisation ; c'est quelque chose d'Immonde et de contre nature que l'on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c'est une débauche du bras, un engourdissement de l'esprit. La paresse, ce n'est pas une jouissance, c'est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de tels fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d'exercice du bras comme au besoin d'exercice du ventre. Il n'est pas plus possible de rationner l'appétit de la production que l'appétit de la consommation. C'est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et l'on ferait mourir d'indigestion les autres. L'individu seul est capable de savoir la dose de labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l'écurie, le maître octroie à l'animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté, l'animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre, mieux que le maître, ce qui convient à son tempérament.
    Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s'arracher un brin d'herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu'ils n'en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s'arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au delà de leurs besoins ?
    L'autorité, c'est la paresse.
    La liberté, c'est le travail.
    L'esclave seul est paresseux, riche ou pauvre ;  le riche, esclave des préjugés, de la fausse science ; le pauvre, esclave de l'ignorance et des préjugés,  tous deux esclaves de la loi, l'un pour la subir, l'autre pour l'imposer. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l'inertie ses facultés productives ? L'homme inerte n'est pas un homme, il est moins qu'une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d'intelligence ne peut moins faire que de lui obéir, et l'intelligence, ce n'est pas l'oisiveté, c'est le mouvement fécondateur, c'est le progrès. L'intelligence de l'homme, c'est son instinct, et cet instinct lui dit sans cesse : Travaille ; mets la main comme le front à l'oeuvre ; produis et découvre ; les productions et les découvertes, c'est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail, c'est la vie. La paresse, c'est la mort.  Meurs ou travaille !
    Dans l'Humanisphère, la propriété n'étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l'activité et la rapidité du travail font éclore autour de l'homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n'a plus qu'à allonger la main pour saisir le fruit, qu'à attendre au pied de l'arbre pour y avoir un abri. Seulement l'arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C'est l'anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l'ombrageuse bestialité, mais l'anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C'est l'anarchie, non plus dans la faiblesse et l'ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l'anarchie dans la force et le savoir, tronc rameaux de l'harmonie, le glorieux épanouissement de l'homme en fleur, de l'homme libre, dans les régions de l'azur et sous le rayonnement de l'universelle solidarité.
    Chez les Humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu'un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L'homme veut être complet, et il n'est complet qu'à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n'est pas un homme naturel ; c'est une monstruosité qui ne provoquerait que l'éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l'Humanisphère. L'homme doit être à la fois homme de pensée et homme d'action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l'oeuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L'homme n'est plus un homme alors, mais une serinette.
    Un Humanisphérien non seulement pense et agit à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d'orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre ; il passera du burin à la pioche, du fourneau de cuisine à un pupitre d'orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c'est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l'harmonie. Il n'en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l'instant d'après, et dans une autre production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l'homme acquiert la possession de plus d'objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c'est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.
    Je répète ici ce que j'ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l'homme, ce n'est pas seulement d'une moitié de l'humanité dont il est question, mais de l'humanité entière, de la femme comme de l'homme, de l'Etre humain. Ce qui s'applique à l'un s'applique également à l'autre. Il n'y a qu'une exception à la règle générale, un travail qui est l'apanage exclusif de la femme, c'est celui de l'enfantement et de l'allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu'elle ne peut guère s'occuper activement des autres. C'est une spécialité qui l'éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevé, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.
    A sa naissance, l'enfant est inscrit sous les noms et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu'on lui a donnés ou en change. Dans l'Humanisphère, il n'y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l'artifice. Tous sont égaux et légitimes devant l'Humanisphère et l'humanisphérité. Tant que l'embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le foetus dans l'organe interne, il est considéré comme ne faisant qu'un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s'opère lorsque l'enfant peut aller et venir seul. La mère et l'enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l'enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la meute des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d'une longue couvée, ne se soucie plus de l'avoir constamment auprès d'elle, alors ils peuvent se séparer. L'appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s'y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu'un nouveau-né perde sa mère, ou qu'une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l'enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l'orphelin la mamelle d'une chèvre ou d'une lionne. Il est même d'usage parmi les mères nourricières de faire boire à l'enfant chétif du lait d'animaux vigoureux tel le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d'ânesse aux poitrinaires. (N'oublions pas qu'à l'époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l'homme possède des troupeaux d'ours comme nous possédons aujourd'hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l'homme ; qu'ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s'inclinent devant l'auréole de lumière et d'électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L'homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)
    La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l'hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, d'ours ou boeuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l'homme et des facultés de l'homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C'est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier qui est la petite humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, telle aussi l'Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l'homme libre. C'est à son ombre qu'il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.
    Comme on doit le penser, il n'y a pas de médecins, c'est dire qu'il n'y a pas de maladies. Qu'est-ce qui cause les maladies aujourd'hui ? Les émanations pestilentielles d'une partie du globe et, surtout, le manque d'équilibre dans l'exercice des organes humains. L'homme s'épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L'un se tord dans les convulsions du jeûne, l'autre dans les coliques et les hoquets de l'indigestion. L'un occupe son bras à l'exclusion de son cerveau, l'autre son cerveau à l'exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l'homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d'où s'exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu'il y ait des maladies comme l'avocat a intérêt à ce qu'il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l'arsenic ; d'une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d'une Brinvilliers, mais vraiment qu'est-ce qu'une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu'on nomme des médecins ? La Brinvilliers n'attentait qu'à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l'intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n'ayez pas des académies de médecins ! Hommes d'amphithéâtres ou d'échafauds, assassinez s'il le faut le présent, mais épargnez au moins l'avenir !...
    Chez les Humanisphériens, il y a équation dans l'exercice des facultés de l'homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'y occupe pas de chirurgie ni d'anatomie. Aucun art, aucune science n'y sont négligés. Il n'est même pas un humanispérien qui n'ait plus ou moins suivi un de ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d'hygiène et d'anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l'un un bol d'exercice, l'autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.
    Contrairement à Gall et à Lavater qui ont pris l'effet pour la cause, ils ne croient pas que l'homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-il ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés, (sauf de rares exceptions : il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie,) les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d'une telle ou telle autre manière. La physionomie de l'homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu'il avait étant enfant. La crâniologie de l'homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n'a le plus souvent rien de comparable avec celle qu'il avait au berceau.  De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d'élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l'abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d'une épaule, de même aussi l'exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes à rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l'épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement les stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l'homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l'homme le plus parfait. Le type de l'idéal n'est sans doute pas d'être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue,  au nom de la prétendue science,  venait dire que c'est le soleil qui s'échappe des rayons, et non les rayons qui s'échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d'hommes ! Paradis d'épiciers !
    Comme il n'y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n'y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s'il y en a encore, c'est conservé dans l'esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d'antiquité. Les livres mêmes des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc. etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques ; personne ne les lit, ce sont des langues mortes, du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s'avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu'il a le courage d'en lire quelques lignes, il referme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions syphilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.
    La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l'amitié et l'amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l'humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les moeurs. L'amour n'est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n'est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L'amitié n'est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu'on accepte ou refuse sa marchandise, c'est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l'Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel, l'apparence n'est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur chez les civilisés. L'homme libre porte au coeur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n'est pas même une exception parmi les humanisphériens.
    Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d'idéal que ces populations ne trouvent pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l'impossible. La femme, surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l'autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s'abandonne avec tout l'élan du coeur et de l'imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l'amour divin est l'intrigue. Tous ces chants d'anges et d'angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d'encens, cet opéra de l'éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d'orchestre, ces stalles d'azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d'Eve, ont des places d'honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d'impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée,  sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole,  vers l'idéalisation de l'être humain dans les sphères parsemées d'écueils et constellées de superstition du fluiditique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s'insurge par la superstition contre ce degré d'infériorité sur lequel l'homme l'a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l'ascension céleste, de la bestialité de l'homme à la spiritualité de Dieu.
    Dans l'Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L'homme n'est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l'homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l'instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L'homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l'un à l'autre. Les sources vives du coeur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l'homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L'amour n'est plus du mysticisme ou de la bestialité, l'amour a toutes les voluptés ses sensations physiques et morales, l'amour c'est de l'humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L'idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l'aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l'imagination, il faut qu'il y ait des nuages, et sous le crâne des humanisphériens, il n'y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n'y a point de ténèbres ; là où règne l'intelligence, il n'y a point de superstition. Aujourd'hui que l'existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l'expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.
    Dans le monde civilisé, tout n'est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l'esprit. L'esprit est un égout à d'abjectes pensées, la chair un exutoire à d'immondes plaisirs. En ce temps-ci l'homme et la femme ne font pas l'amour, ils font leurs besoins... En ce temps là ce sera une besoin pour eux que l'amour ! Et ce n'est qu'avec le feu de la passion au coeur, avec l'ardeur du sentiment au cerveau qu'ils s'uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n'agiront plus que dans l'ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l'esprit. La liberté aura tout purifié.
    Après avoir visité en détail les bâtiments de l'humanisphère, où tout n'est qu'ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de sciences et d'arts et musées de toutes les productions ; après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l'électricité est le mobile, laborieuses d'engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d'esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l'attraction est l'unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l'évolution anarchique produit l'harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s'abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l'intérieur et l'extérieur de l'Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d'aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d'une humanisphère à une humanisphère, d'un contient à un continent, et d'un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses,  comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu'on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l'Autorité, quand l'Anarchie, cette loi de la Liberté, a des moeurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu'on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?... Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont que des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu'il s'agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu'il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c'est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu'elle ne s'éveillât pas à la lumière. L'autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l'humanité et l'étouffe ; qu'elle entende la voix de la Liberté, qu'elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura retrouvé la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l'amour, au bonheur !
    Bien que dans l'Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s'exécutaient sans qu'aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C'était bien simple pourtant. Qu'est-ce qui rend le travail attrayant ? Ce n'est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s'exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n'est pas toujours la profession qu'il aurait choisi : le hasard plus que l'attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu'il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu'avec dégoût ce travail qu'il accomplissait naguère avec plaisir. L'ivrognerie et la paresse n'ont pas d'autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée, et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d'élite, ils s'insurgent jusqu'au meurtre, jusqu'au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d'hommes, fer contre fer et face à face avec l'échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !...
    Dans l'Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s'exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d'une barricade, et sont entièrement libres d'y rester le temps qu'ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n'y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d'aptitude à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l'initiative, selon qu'il s'en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n'y a pas d'autorité. De plus il est rare qu'il n'y ait pas mélange d'hommes et de femmes parmi les travailleurs d'une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fût-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l'accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s'en abstiennent seront charmés que d'autres s'en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d'autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l'homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l'humanité. J'ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort de Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire prendre par un co-détenu leur tour de corvée,  et c'était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures,  mais qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l'argent qui eût pu servir à les en affranchir. L'homme véritablement homme, l'homme égooestement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu'elle procure aux autres que de s'en dispenser en vue d'une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c'est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L'égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d'immortalité célestes. Les humanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l'Humanité, afin de jouir,  depuis l'instant de leur naissance jusqu'à l'extinction de leur vie,  des bénéfices de l'assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur qu'au prix de l'universel bonheur.
    Je n'ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n'a rien d'uniforme, chacun s'habille à sa guise. Il n'y a pas de mode spéciale. L'élégance et la simplicité en est le signe général. C'est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu'en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap ou de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d'une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen-Âge ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l'étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L'un laisse flotter sa blouse, l'autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d'acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L'hiver, l'un s'enveloppe d'un manteau, l'autre d'un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, imaginent les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d'elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d'or ou d'argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre porte des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l'infini. Elles ne cherchent pas à s'uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leurs vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s'épilent pas plus les poils blancs qu'ils ne s'arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tolle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu'au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu'il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l'habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d'un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d'un frac à tête de crétin et à queue de morue. L'habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C'est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s'habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l'Humanisphère, l'humanité est loin d'être un chenille, elle n'est plus prisonnière de son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l'ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l'élégante envergure du papillon.  Prise dans le sens absolu, l'enveloppe, c'est l'homme : La physionomie n'est jamais un masque pour qui sait l'interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n'est pas beau : combien plus laid encore est son moral !
    Dans mes excursions, je n'avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j'eus l'occasion d'assister à un enterrement.
    Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d'un grand berceau. Il n'était environné d'aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d'oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à la suite. Je les imitai.
    Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s'arrêta. La machine en question avait à peu près l'apparence d'une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d'un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l'enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.
    Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d'insalubrité, et qu'il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu'attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu'ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n'est pas la superstition qui fait loi chez eux, c'est la science. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l'âme et du corps, ils ne reconnaissent que l'unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et une formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide ou plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l'âme fût une chose distincte du corps,  ce que tout dénie,  il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.
    De même que, à la chaleur du calorique la vapeur de l'eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu'on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d'électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s'ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l'électricité qui l'anime ne disparaîtra pas dans l'impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l'existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s'évapore ; corps et âme se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l'aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c'est-à-dire à l'infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu'est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d'êtres imperceptibles, susceptibles d'attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce que est la même chose, le mouvement, c'est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l'action chimique de la nature. C'est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l'homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s'use par le frottement, la locomotive va au rebut, l'homme à la tombe. C'est ce qu'on appelle la mort, et qui n'est rien qu'une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.
    Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l'on voudrait que l'âme, qui n'est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d'infiniment petits dont le tout s'appelle un homme ; l'on voudrait que l'âme ne se renouvelât pas d'année en année et d'instant en instant ; qu'elle ne perdît rien de son individualité en s'exhalant au dehors, et n'acquît rien de l'individualité des autres en en respirant les émanation ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l'on voudrait,  vaniteuse et absurde inconséquence de notre part !  que ce souffle de destruction ne pût briser l'âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?
    En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l'immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l'on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l'on finit par conclure qu'ils sont l'un et l'autre.
    Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champ de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d'aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l'humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d'en retarder ainsi l'avènement à la lumière. Comme il n'y a pas à douter que la terre ne fasse échange d'émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l'homme est pure, plus elle est apte à s'exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C'est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l'humanité soit perdu pour l'humanité, afin que ces restes repassés à l'alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.
    Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l'amour de l'humanité jusqu'à l'anthropophagie : ils mangent l'homme après sa mort, mais sous une forme qui n'a rien de répugnant, sous forme d'hostie, c'est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d'aliments. C'est la communion de l'homme par l'homme, la résurrection des restes cadavériques à l'existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d'une vie nouvelle, avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L'immortalité, affirment-ils, n'a rien d'immatériel. L'homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils, se dissout quand il a fini sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère.  L'homme sème l'homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L'humanité est la sève de l'humanité, et elle s'épanouit en elle et s'exhale au dehors, nuage de pensée ou d'encens qui s'élève vers les mondes meilleurs.
    Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l'induction et la déduction, sur l'analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.
    Je parcourus tous les continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je vis partout qu'une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-rouges ;) la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L'humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d'une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de suaves pensées, est comme un parfum qui s'en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d'énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d'un clair ruisseau dans un cours d'eau calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C'est l'être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans la pensée l'empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c'est l'homme fait homme.
    Ainsi m'est apparu le monde ultérieur, ainsi s'est déroulé sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélé à mon esprit l'harmonique anarchie ; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine.
    O Liberté ! Cérès de l'anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d'un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l'Avenir, la corne d'abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.
    Et toi, Idée, merci de m'avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon coeur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n'ont que des regards d'amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d'humains ; laisse-moi m'épanouir parmi toutes ces fleurs d'hommes et de femmes ; laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l'universelle félicité !
    Idée, pôle d'amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m'abandonne pas ; ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l'autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m'as donné le spectacle. O toi par qui s'opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre ma vie dans l'Humanisphère et l'humanisphérité !...
    Enfant, me dit-elle, je ne puis t'accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vu naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du coeur le cadavre ambulant de l'Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l'exemple, la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plateforme (de) l'échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l'étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbares ignorances. Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l'autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoise un sanglant défi ; combat avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou .... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d'épines, mords l'éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton coeur ; c'est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n'est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l'humanité future !...
    Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d'arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l'an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n'est pas une femme de lupanar qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d'elle pour en obtenir le sourire. C'est une grande dame fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du coeur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l'antipode de la civilisation, elle y convie l'Humanité. Avec la vapeur et l'électricité on abrège les distances. Tous les chemins de fer conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!
    L'Idée avait parlé : je m'inclinai...


    TROISIÈME PARTIE.

    Période transitoire.

    Comment s'accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer d'une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c'est un pas vers l'anarchique liberté, j'y applaudirai. Que le progrès s'opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Italie ; d'une manière quelconque que l'unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s'unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s'organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l'accaparement privé par l'exhibition publique et le commerce du capital par l'échange des produits ; qu'ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu'ils décrètent en germe l'abolition de toute espèce d'usure, et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l'on supprime l'héritage et qu'on emploie le produit des successions à doter chaque mère d'une pension pour l'allaitement et l'éducation de son enfant ; qu'on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu'on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu'on les rase, et qu'on édifie sur leur emplacement des monuments d'utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l'inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le code pénal et l'échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu'elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l'Avenir et non un retour au Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.
    Tout ce qui est devenu grand et fort a d'abord été chétif et faible. L'homme d'aujourd'hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l'était l'homme d'autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n'est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l'homme comme les sociétés civilisées précèdent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l'engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, comme il faut à l'homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L'avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l'équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l'attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C'est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l'un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu'avec plus de force son inclinaison naturelle, et n'en affirme qu'avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d'y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l'Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d'effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l'Infini, toutes ces magnificences de l'universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l'intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté; Tout ce qui est devant toi c'est ton domaine, l'immensité c'est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l'attraction. Debout, blonde souveraine,  mère, non plus cette fois de l'enfant infirme d'un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d'hommes en possession de tous leurs sens, d'amours lucides et armés d'un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l'Avenir !...
    Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait voeu de liberté, Ernest Coeurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l'un d'eux dans son livre La Révolution dans l'homme et dans la société,prophétisent la régénération de la société par l'invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l'analogie qu'ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s'établira en Europe qu'autant que l'Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d'affirmer que la liberté doit être partout ou n'est nulle part. Mais ce n'est pas seulement en Europe, c'est par tout le globe que l'unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde de ses racines, puisse s'élever assez haut pour abriter l'Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l'universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n'est pas seulement l'invasion des Cosaques sur la France qu'il faudrait appeler, c'est aussi l'invasion des Cipayes de l'Hindoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie ; celle des Peaux-rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-unis, plus sauvages que les Peaux-rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu'il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l'Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu'ils n'étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n'est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin.  C'est du creux sillon, c'est du fond de l'atelier, c'est charriant, dans ses flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au coeur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique Cité ; c'est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C'est au bruit de cette tempête sociale, c'est au courant de cette inondation régénératrice que croulera la Civilisation en décadence. C'est au souffle de l'esprit novateur que l'océan populaire bondira de son gouffre. C'est la tourmente des idées nouvelles qui passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines
    Ce n'est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c'est la lumière. Les anciens n'ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l'esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l'esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l'arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s'étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront, pied à pied, idée à idée, toute l'Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l'oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l'Anarchie Sociale. L'Europe conquise et librement organisée, il faudra que l'Amérique se socialise à son tour. La république de l'Union, cette pépinière d'épiciers qui s'octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l'étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l'Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d'Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l'intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au coeur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d'un fouet et d'une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours de l'or et du sang à sucer... La Babel américaine enfin tremblera sur ses fondements.
    Du Nord au sud et de l'Est à l'Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les Etats.
    La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-unis sociaux d'Europe enjambera l'Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l'homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n'y a pas place pour l'exploitation. Aussi s'enfuiront-ils jusqu'aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.
    Ainsi le socialisme d'abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification, et d'envahissement  en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe.


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  •                            L'HUMANISPHÈRE
                                Joseph DEJACQUE

                      QUELQUES MOTS D'AVERTISSEMENT

    Le but de notre société des TEMPS NOUVEAUX est de publier tous les ouvrages qui ont eu leur part d'influence dans le développement de l'idéal anarchique. A ce titre, l'HUMANISPHÈRE de Déjacques est une des Oeuvres qui méritent le plus d'être placées dans notre bibliothèque.


    En effet, Déjacques fut un anarchiste de la veille, un anarchiste avant le nom ; depuis les journées de juin, où il combattit au rang des insurgés, et sans doute bien auparavant, quoiqu'il ne soit connu que dès cette époque, il ne cessa de protester par les paroles et par les actes contre la réaction bourgeoise ; il comprenait qu'une république ainsi dirigée devait fatalement aboutir au Coup d'État. Exilé alors, non sans avoir connu les procès politiques, la prison, les persécutions de toute sorte, il continua dans les journaux anglais, belges, américains, à défendre les idées libertaires, n'hésitant pas à contredire, en d'ardentes polémiques, ses frères proscrits, Ledru-Rollin, Proudhon même, auquel il ne pardonnait pas d'exclure la femme de la cité anarchique.
    Il était poète et ses vers, d'une âpre éloquence, n'avaient, comme sa prose, d'autre but que la propagande révolutionnaire à laquelle il consacrait tout le produit de son travail. Ce fut pendant les années 1858 et 1859 qu'il publia L'HUMANISPHÈRE "UTOPIE ANARCHISTE", dans le Libertaire, journal du Mouvement Social,qui paraissait à New York, édité, rédigé, administré, expédié par le seul Déjacque. On y trouve de nombreux articles très intéressants de propagande et de principes, ainsi que de remarquables poésies empreintes d'un idéal élevé de justice et de liberté.
    Le temps ne nous paraît pas encore être venu de publier L'HUMANISPHÈRE en son entier. L'édition actuelle présentera quelques omissions, par la raison très simple que certains passages risqueraient d'être faussement interprétés ; sans parler de ceux qui lisent avec le parti-pris de trouver dans les ouvrages le mal qu'il y cherchent, tous les lecteurs n'ont pas cette belle philosophie qui permet de comprendre de très haut la pensée d'autrui, tout en gardant la sérénité de la sienne. Un jour viendra où l'Oeuvre de Déjacque sera librement publiée jusqu'à la dernière ligne.

    PRÉAMBULE

    UTOPIE: "Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable".
    ANARCHIE : "Absence de gouvernement".
    Les révolutions sont des conservations
    (P-J PROUDHON)

    Il n'y a de vraies révolutions que les révolutions d'idées
    (JOUFFROY)

    Faisons des moeurs et ne faisons plus de lois.
    (ÉMILE DE GIRARDIN)

    Réglez vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté....
    Tenez-vous donc fermes dans la liberté à l'égard de laquelle le Christ vous a affranchi et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. Car nous n'avons pas combattre contre le SANG et la CHAIR, mais contre les (illisible sur l'exemplaire Gallica).
    (L'Apôtre SAINT-PAUL)

    Ce livre n'est point une Oeuvre littéraire, c'est une Oeuvre INFERNALE, le cri d'un esclave rebelle.
    Comme le mousse de la SALAMANDRE, ne pouvant, dans ma faiblesse individuelle, terrasser tout ce qui, sur le navire de l'ordre légal, me domine et me maltraite,  quand ma journée est faite dans l'atelier, quand mon quart est fini sur le pont, je descends nuitamment à fond de cale, je prends possession de mon coin solitaire ; et, là, des dents et des ongles, comme un rat dans l'ombre, je gratte et je ronge les parois vermoulues de la vieille société. Le jour, j'utilise encore mes heures de chômage, je m'arme d'une plume comme d'une vrille, je la trempe dans le fiel en guise de graisse, et, petit à petit, j'ouvre une voie chaque jour plus grande au flot novateur, je perfore sans relâche la carène de la Civilisation. Moi, infime prolétaire, à qui l'équipage, horde d'exploiteurs, inflige journellement le supplice de la misère aggravée des brutalités de l'exil ou de la prison, j'entr'ouvre l'abîme sous les pieds de mes meurtriers, et je passe le baume de la vengeance sur mes cicatrices toujours saignantes. J'ai l'oeil sur mes maîtres. Je sais que chaque jour me rapproche du but ; qu'un formidable cri,  le sinistre SAUVE QUI PEUT !  va bientôt retentir au plus fort de leur joyeuse ivresse. RAT-DE-CALLE, je prépare leur naufrage ; ce naufrage peut seul mettre fin à mes maux comme aux maux de mes semblables. Vienne la révolution, les souffreteux n'ont-ils pas, pour biscuits, des idées en réserve, et, pour planche de salut, le socialisme !
    Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier.
    Ce livre, c'est de l'acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer dans ses fondements !
    C'est qu'aujourd'hui, sachez-le, sous leur carcan de fer, sous leur superficielle torpeur, les multitudes sont composées de grains de poudre ; les fibres des penseurs en sont les capsules. Aussi, n'est-ce pas sans danger qu'on écrase la liberté sur le front des sombres foules. Imprudents réacteurs !  Dieu est Dieu, dites-vous. Oui, mais Satan est Satan !... Les élus du veau-d'or sont peu nombreux, et l'enfer regorge de damnés. Aristocrates, il ne faut jouer avec le feu, le feu de l'enfer, entendez-vous !...
    Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. Il n'a pas été tracé par la main gantée d'un fantaisiste ; il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée à l'oreille des passions populaires. C'est de plus un chant de victoire, une salve triomphale, la proclamation de la souveraineté individuelle, l'avènement de l'universelle liberté ; c'est l'amnistie pleine et entière des peines autoritaires du passé par décret anarchique de l'humanitaire Avenir.
    Ce livre, c'est de la haine, c'est de l'amour !...

     
    PRÉFACE

    "Connais-toi toi-même"

     La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité.
    Je procéderai donc par analogie.
    Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploierai la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
    Je suis loin d'avoir la science infuse. J'ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l'humanité. J'ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l'amour et celle de la haine, la passion de l'extrême luxe et celle de l'extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du coeur et du ventre, ceux de la chair et de l'esprit. J'ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j'ai l'intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l'art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte, les lumières, l'ombre, la solitude et l'eau pure. J'aime le travail, les forts labeurs ; j'aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J'ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée et l'opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J'ai eu des indigestions et j'ai eu faim. J'ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l'argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu'il honore du nom de crime. Je suis l'homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n'être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n'ai qu'un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l'onde ; au moindre souffle, il passe d'une expression à une autre, du calme à l'orage et de la colère à l'attendrissement. C'est pourquoi, passionnalité multiple, j'espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour bien en traiter, cela dépend autant de la connaissance qu'on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu'on a des passions des autres.
    Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l'oeuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.
    L'autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l'orthodoxie militaire, l'obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l'immobilité dans les rangs, l'autocratique fixité.
    La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l'entend. La Liberté n'enrégimente pas les hommes sous la plume d'un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l'indépendance active. L'autorité, c'est l'unité dans l'uniformité ! La liberté, c'est l'unité dans la diversité. L'axe de l'autorité, c'est la knout-archie. L'anarchie est l'axe de la liberté.
    Pour moi, il s'agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l'on n'est homme qu'à la condition d'être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une oeuvre originale et non une copie. L'esclave se modèle sur le maître, il imite. L'homme libre ne produit que son type. Il crée.
    Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m'apparaît dans l'avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l'harmonie.
    Je n'ai nulle prétention d'imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaoe. Je ne marche pas escorté d'éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l'autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très humbles sujets et publier l'ukase impérial de ses commandements. J'habite les gouffres de la société ; j'y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j'en évoque l'idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S'il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j'abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l'expression, il n'y a pas à en changer les traits : c'est la liberté absolue ou l'autorité absolue. Moi, j'ai choisi la liberté. L'autorité, on l'a vue à l'oeuvre, et ses oeuvres la condamnent. C'est la vieille prostituée qui n'a jamais enseigné que la dépravation et n'a jamais engendré que la mort. La liberté ne s'est encore fait connaître que par son timide sourire. C'est une vierge que le baiser de l'humanité n'a pas encore fécondée ; mais, que l'homme se laisse séduire par ses charmes, qu'il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu'elle porte.
    Infirmer l'autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d'une affirmation. C'est pourquoi j'affirme la liberté, pourquoi j'en déduis les conséquences.
    Je m'adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d'en arriver à faire l'exposé de l'ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l'auteur, il est nécessaire d'esquisser l'historique de l'Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l'accompagnerai jusque dans l'avenir.
    Dans cette esquisse j'ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n'ai pas son travail sous la main ; et l'eussé-je, je relis rarement un livre, je n'en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est bien souvent en désordre. S'il m'échappait des réminiscences, s'il m'arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J'ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis de l'avis d'Alfred de Musset, je puis penser ce qu'un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c'est que ceux qui n'ont pas lu le livre d'Eugène Pelletan, LE MONDE MARCHE, voulussent le lire avant de continuer la lecture du mien. L'oeuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l'humanité jusqu'à nos jours, magnifiques pages qu'il est toujours bon de connaître, et qui seront d'un grand secours à plus d'un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non seulement pour suppléer à ce qu'il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
    Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d'intelligence, et en marche!
    QUESTION GÉOLOGIQUE

    "Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d'environ deux cents comètes et planètes est l'image d'une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d'un tourbillon, figurent d'autres planètes, et que l'ensemble de ce vaste univers n'est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d'environ cent mille univers sidéraux, dont l'ensemble est un BINIVERS, qu'ensuite viennent les TRINIVERS formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance....... ; ils ne laisserons pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l'analogie universelle !"
    (CH. FOURIER)

     
    On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l'ont prise à son berceau et nous l'ont fait voir enveloppée d'abord des langes de l'inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d'une chevelure végétative, animant ses sites, s'embellissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans la vie.
    On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l'anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l'eau circule, ses intestins enduits d'une mucosité de feu.
    Mais son organisme psychologique, qui s'en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siège de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l'ignore. Et cependant les globes, pour être d'une nature différente de la nôtre, n'en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu'ici pour la surface de la Terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l'enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu'à la moelle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?
    Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l'étude zoologique est si loin d'être achevée, qui sait si l'humanité n'est pas la matière de sa cervelle ? Si l'atome humain n'est pas l'animalcule de la pensée, la molécule de l'intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu'y aurait-il d'étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d'un pôle à l'autre le front du globe ?
    Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l'affirmer ou l'infirmer absolument. Je n'ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s'occuper de l'organisme intellectuel de l'être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu'il ne me paraît sans intérêt de s'occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.
    Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter autour du soleil, et occupons-nous du mouvement de l'humanité et de sa gravitation vers le progrès.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    I.


    Un crétin ! c'est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d'eau crue ;  nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ;  infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l'amer lichen et les chênes noueux.
    Oh ! c'est un affreux spectacle que de voir l'homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ;  avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
    Que notre corps est imperceptible au milieu de l'univers, s'il n'est pas grandi par notre savoir ! que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leur têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu'il a peur d'éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l'homme serait tout cela aujourd'hui s'il ne s'était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu'il a tout osé !
    Et l'homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Mooese, sauvé des eaux, renierait le noble fils de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l'homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n'est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l'homme atteint tôt ou tard tout ce qu'il convoite !
    (ERNEST COEURDEROY)

    "Le monde marche."
    (E. PELLETAN)
     
    Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l'intelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. D'abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant de son groin la terre encore détrempée d'eau diluvienne, et il s'est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s'est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes d'herbes et l'écorce des arbres. Accroupi au pied de l'arbre dont le haut sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s'est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l'instant d'auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C'est qu'il venait de s'initier à la hauteur de sa taille corporelle. C'est que le sang qui, dans l'allure horizontale de l'homme, lui bourdonnait dans les oreilles, et l'assourdissait, lui injectait les yeux et l'aveuglait, lui inondait le cerveau et l'assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l'horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d'une tempe à l'autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.
    Jusque là l'animal humain n'avait été qu'une brute entre les brutes : il venait de se révéler homme. La pensée s'était fait jour ; elle était encore à l'état de germe, mais le germe contenait les futures moissons... L'arbre à l'ombre duquel l'homme s'était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une patte et ne lui avait servi à autre chose qu'à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l'aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d'arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd'hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu'il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l'azur et toutes les perles d'or de son splendide écrin. C'est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A l'instinct qui vagissait en lui a succédé l'intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s'est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L'homme n'est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l'action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s'est révélée en lui. Sa vie s'en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l'ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l'origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s'élève comme un aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l'infini ; les coursiers qu'il a domptés lui prêtent l'agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d'arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouter il s'est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui l'entoure.
    Ainsi l'homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d'abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L'homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l'organe générationnel, et après ses phases successives d'accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.

    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    II.

    Dieu, c'est le Mal.
     La Propriété, c'est le Vol.
     L'Esclavage, c'est l'Assassinat.
    P.J. PROUDHON
    La Famille, c'est le Mal, c'est le Vol, c'est l'Assassinat.
     
    Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n'y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n'y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l'avenir.
    Aux premiers jours de l'être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bleuets dans les prés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d'ailleurs suffisait à l'homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s'abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, je le constate, le point sur lequel j'insiste, c'est que l'homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l'heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-né, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l'oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l'ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d'amour ;  l'homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l'amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t'appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n'oublie pas qu'il faut qu'il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi, et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.
    Avant d'en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l'argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu'elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d'en arriver à a formation d'êtres complets, à la composition des espèces. Pour  l'espèce humaine, son chef-d'oeuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d'ampleur au ventre. Le développement de l'une ne correspondit pas au développement de l'autre. Il y eut fausse coupe, partant de la disharmonie. Ce n'est pas une reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l'ordre fatal qu'il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l'homme : l'homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l'eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l'orage, elle ne s'épanouit que sous le calme et rayonnant azur.
    Le jour vint donc où l'accroissement de la race humaine dépassa l'accroissement de son intelligence. L'homme, encore sur les limites de l'idiotisme, avait peu de rapport avec l'homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s'était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l'adresse de ses muscles, conquis la force et l'agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s'y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L'aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l'homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s'en disputer la possession. L'homme se rapprocha de l'homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N'importe comment, il y eut contact. D'errants qu'ils étaient, l'homme et la femme s'accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L'intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s'accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L'équilibre rompu une fois n'avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s'en emparait. L'esclavage et l'oppression s'étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l'humanité. L'ordre naturel périclitait.
    Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l'homme. Que va faire l'intelligence ? Vaincra-t-elle l'ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s'entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d'instincts fraternels qui conduit à l'affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu'elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin,  colonne lumineuse, principe de vie,  fondera-t-elle l'ordre anarchique dans l'égalité et la liberté ou,  urne funéraire, essence de mort,  fondera-t-elle l'ordre arbitraire dans la hiérarchie et l'autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L'humanité va-t-elle périr à deux pas de son berceau ?
    Hélas, peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais des siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.
    Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic a pour étiquette un seul mot : Dieu...
    Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisés pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Église et de l'État.
    Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et dans les coeurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l'homme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de es titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.
    Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité ? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel,  c'est-à-dire sous le crâne,  de l'intelligence humaine; Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le mouvement de la Liberté.
    Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait ? autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a une cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu :
    Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu ?... Dieu est donc la cause de l'univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortit de là.
    Imbécile ! Et la cause... de Dieu ?
    La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première.
    Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi est la propre cause de l'univers. Ceci est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur bien plutôt : cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils,mais le père de Dieu.
    Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulu s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !...
    L'homme,  quel orgueil à la fois et quelle puérilité !  l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'oeuf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin,  j'allais dire devant son excrément,  car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des tempes, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encre sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.
    Comme la religion,  la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.
    Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant seule et indivisible famille.
    Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.
    L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.
    Ce fut là le berceau de la famille.
    A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus s'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître.
    Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.
    Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants sont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au coeur de la place. Le pillage et l'assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance.
    Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d'ignorance individuelle et d'imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle n'être pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées.
    A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l'environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau se ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à s'émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le boeuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.
    Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois,  la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner.

     
    MOUVEMENT DE L'HUMANITÉ
    III.
     
    Liberté, égalité fraternité !  ou la mort !
    (Sentence révolutionnaire.)

    Oeil pour oeil et dent pour dent.
    (Mooese.)

    Le monde marchait. De piéton il s'était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, boeufs et chariots, voiles et galères manoeuvraient sous la main de l'homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l'onde. L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L'horizon était élargi. L'homme avait marché, d'abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L'Asie, l'Afrique, l'Europe ne formaient plus qu'un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l'une sur l'autre, roulant dans leur courant le sang et l'or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l'industrie et l'agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s'empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L'Inde d'abord, puis l'Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d'hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L'architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu'elle se dégageât de ses entraves et produisît la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l'autre dans l'Armorique. Comme le divin Phoebus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d'esclaves ; cent mille Spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au coeur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l'idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l'avait épuisée.  Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m'empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autres levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles,  moi, le vaincu des bords de la Seine,  le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l'écho sur la terre tant que la société sera une caverne d'exploiteurs !...
    Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l'Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L'Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l'esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L'empire avait succédé à la république, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les enchanteurs d'empire avaient remplacés les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l'unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l'orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l'hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l'aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n'était plus guère que l'ombre de Rome. L'égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d'abjection et entraînée par le nautonier de la décadence, vers le séjour des morts.
    En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l'herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de forces.
    Le christianisme, oeuvre des saint-simoniens de l'époque, est d'un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et... se ressemblent. C'est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l'Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l'agneau, la victime et le sacrificateur. C'est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu'il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l'humanité,  au faîte,  le pontife ou le roi, l'homme-Dieu ; l'autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux.  A la base,  l'esclavage ou le servage, l'ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l'intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches.  Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte,  le clergé, l'armée, la bourgeoisie ; l'église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l'homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l'occasion, se guindant et sifflant comme lui.
    Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l'utopie évangélique beaucoup plus d'ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l'ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu'une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C'est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l'égale de l'homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l'esclave et lui ouvrit les portes d'un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d'ilotes. Mais il n'est pas dans la destinée de l'homme et de la femme de marcher divisés et à l'exclusion l'un de l'autre. Le Christ, ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des soeurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l'immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s'élancèrent,  coeurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L'homme et la femme mêlèrent leur sang sur l'arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C'est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l'auréole de l'enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d'ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d'assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. A la fin, cependant, le cirque s'avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.
    La grandeur de Rome n'existait plus que de nom. L'empire se débattait comme un naufrage au milieu d'un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. A la suite de cette tourmente, tout ce qu'il y avait d'écume au coeur de la société s'agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L'immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l'accouchement avaient introduit dans l'organisme maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le foetus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l'avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s'apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l'usurpation de l'Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l'on renversa l'image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu'ils prirent par la poignée, et lui mirent la pointe en l'air comme une lame hors du fourreau.
    Cependant, ces grands déplacements d'hommes ne s'étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétaires et des nationalités furent modifiées. L'esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c'était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l'évêque étaient les puissants d'alors. La fédération de ces demi-dieux forma l'empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains.  Le Moyen-Âge, disque nocturne, montait à l'horizon. Les abeilles de la science n'avaient plus où déposer leur miel, si ce n'est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n'étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l'antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu'il semblait que l'humanité n'en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l'horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l'aube au coeur de cette longue nuit. une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation,  comme on voudra les appeler,  une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l'odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son coeur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faux ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux forts s'écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L'incendie que d'infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s'éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des Spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n'y eut bientôt plus de cette rébellion qu'un peu de cendre. L'affranchissement des communes fut tout ce qu'il en résulta. Seuls, les notables d'entre les manants en profitèrent. Mais l'étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.
    On connaît trop cette époque pour qu'il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c'est d'abord comme toujours l'ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu'agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c'est la dictature, c'est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès lors s'habituèrent à n'être plus que les membres esclaves du cerveau, à n'avoir plus d'autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n'y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des decemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d'elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservie au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l'Empire n'eut qu'à atteler ce bétail à son char pour s'en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d'être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d'habitants qui peuplaient le territoire de la République, c'est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d'agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l'initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l'on avait réfléchi plus mûrement et qu'on eût vu que le corps social comme le corps humain n'est pas l'esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d'alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que cette pensée n'est que la quintessence de cette anarchie d'évolution dont l'unité est causée par les forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n'eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l'homme à l'humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l'arc-en-ciel de l'harmonie, la rayonnante pourpre de l'unité !...
    L'empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l'Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.
    Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n'est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis au temps d'un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra-diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n'est plus un plafond, le plancher d'un paradis ou d'un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c'est un océan de fluide dont ni l'oeil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d'azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement et fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. tous ces globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d'abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d'autres globes, et formant ce qu'on appelle, je crois, un système planétaire, c'est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférences en circonférence, s'agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossier leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu'une idée sphérique de l'infini, et démontrer par une argumentation sans réplique,  argumentation que l'on peut toucher de l'oeil et de la pensée,  que l'ordre anarchique est l'ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n'a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faite ni diable à la base. Le Circulus dans l'universalité détrône 'autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le Circulus dans l'humanité détrône l'autorité gouvernementale de l'homme sur l'homme et en prouve l'absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulant anarchiquement dans l'universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L'harmonie ne peut exister que par l'anarchie. Là est toute la solution du problème social. vouloir le résoudre autrement, c'est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c'est dire que la terre n'est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l'on condamna à se parjurer, et qui accepta l'humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. A ce grand autoricide, je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n'y a pas que les Jésuites qui sont d'avis que le but justifie les moyens. L'idée du Circulus dans l'humanité est à mes yeux un sujet d'une trop grande importance pour n'y consacrer que ces quelques lignes ; j'y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j'appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.
    Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l'Australie, s'étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l'Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l'éclair, et vous rapporte la réponse au mot qu'on lui jette, avec la docilité d'un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la muselle et lui donne pour carapace la carène d'un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l'hydre est si grande qu'elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu'elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. A terre, sur les chemins bordés de rail, le monstre au corps de fer, à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d'étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l'oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d'exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C'est lui qui tisse les étoffe, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l'acier ; lui enfin qui confectionne une foule d'instruments de travail et d'objets de consommation. au champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l'épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c'est un travailleur encyclopédique.
    Sans doute, dans la société telle qu'elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu'est-ce qu'un mal partiel et passager en comparaison des résultats généreux et définitifs ? C'est elle qui déblaie les routes de l'avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer un chemin qu'en passant sur des cadavres. L'ère du progrès pacifique ne s'ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.
    L'astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire, avaient professé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n'avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu'une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n'était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva malgré lui de son éducation commerciale la tradition bourgeoise des préjugés d'autonomie et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l'égalité absolues, de l'anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je sais en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l'humanité.
    1848 arriva, et l'Europe révolutionnaire, prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l'amour, l'exploitation de l'homme et de la femme par l'or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l'usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plateforme lancèrent sur l'insurrection d'énormes blocs d'armées, des flots bouillants de gardes mobiles. A force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D'innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d'une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu'il ni aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, FRÈRES ENNEMIS voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d'éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d'Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où,  parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie,  l'on clapotait dans l'urine et dans le sang jusqu'à mi-jambe, asphyxié par le manque d'air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au Moyen-Âge, une place prise d'assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent dans tous les coins et recoins, passant au fil de la baoeonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre... Jamais, depuis que le monde est monde, on n'avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes mêmes, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C'est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d'épouvantables paroles qu'on fusillât devant leur porte et qu'on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : A mort ! à la voirie !... Ah ! ces femmes-là n'étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !
    On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant parmi des prosélytes. Loin d'en détruire la semence, la persécution l'avait fait germer. Aujourd'hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l'argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Frissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l'on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu'à ce qu'il ait atteint la figure du Lion,  jusqu'à ce que le grain ait produit son épi.
    Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant au sein du Jeu de Paume cette sanglante apostrophe au front de l'aristocratie : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes !". 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans son livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : "La Propriété, c'est le vol !" Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié ! 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n'est pas d'avoir été toujours logique, tant s'en faut, mais d'avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l'homme qui a dit aussi : "Dieu, c'est le mal,  l'Esclavage, c'est l'assassinat,  la Charité, c'est une mystification,  et ainsi et encore ; l'homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l'homme ; ce même homme, hélas !, a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l'a décrétée hors l'humanité. Proudhon n'est encore qu'une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysée, et c'est malheureusement le côté du cOEur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n'est pas un anarchiste ; il n'est pas humanité, il est masculinité. Mais,  comme réformateur, s'il est des taches à ce diamant,  comme agitateur, il a d'éblouissantes étincelles. Certes, c'est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n'a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L'un n'eut qu'un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s'éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L'autre fit retentir coups de tonnerres sur coups  de tonnerres. Il n'a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.
    89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48 le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. A bientôt le 93 !
    Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l'appelait de ses voeux un illustre poète qui craignait alors qu'on fondît la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l'un ni l'autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l'Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au coeur parce qu'elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d'arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez. Les morts vont vite !...
    Allons, César, dans cette maison de perdition qu'on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins en peau de satin ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu'un jour la Révolution n'ait plus qu'à souffler dessus pour la faire disparaître.
    Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d'eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.
    Soldats, chantez la lie et l'écume, des rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites en jaillir la cervelle ; débandez des tonnes de spiritueux, faites en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée... Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d'hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d'embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !...
    Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l'encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice, pesez au poids de l'or la culpabilité des revendications sociales.  Banquiers, boutiquiers, usuriers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l'or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l'ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre.  Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l'orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l'appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d'innocenter l'accusé.  Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d'épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter.  Docteurs de l'instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons.  Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d'incapacité scientifique et de rapacité épicières vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d'une aristocratique clientèle et d'un caractère bien pensant, le chef de l'État détachera de sa couronne une étoile d'or pour la suspendre à votre boutonnière.
    Vous tous, enfin qui êtes opulents d'opprobre, forfaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la "vile multitude", salissez-la de votre boue, meurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !...
    Et puis, après ?...
    Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l'usure ne soit pas l'usure, que la misère ne doit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la RÉVOLUTION ne soit pas la RÉVOLUTION !!...
    O bourgeois, vous qui n'avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l'heure qu'il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d'une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d'armes, avec le catéchisme-pénal d'un côté et le code-religieux de l'autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d'Austerlitz, Bourgeois, vous n'aurez rien à craindre du loup, de l'hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu'à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l'hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettre en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C'en est fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d'or piquera une tête dans l'abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste Hélène... En vérité, en vérité, je vous le dis, ce jour-là il n'y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Oeil pour Oeil, et dent pour dent !  Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Mooese...
    Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? A force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d'indigestion ?
    Quand donc les hommes comprendront-ils que l'Autorité, c'est le mal;
    Que la Propriété, qui est aussi de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Famille, qui est encore de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Religion, qui est toujours de l'autorité, c'est le mal ;
    Que la Légalité, la Constitutionnalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l'autorité, c'est le mal, encore le mal, toujours le mal !
    Génie de l'Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


    DEUXIÈME PARTIE.

    PRÉLUDE.

    Rêve, Idée, Utopie.

     
    Filles du droit, sylphides de mes songes,
    Égalité ! Liberté ! mes amours !
    Ne serez-vous toujours que des mensonges ?
    Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ?
    Non, n'est-ce pas ? mes déesses chéries ;
    Le jour approche où l'idéalité
    Au vieux cadran de la réalité
    Aura marqué l'heure des utopies !...
    Blonde utopie, idéal de mon coeur,
    Ah ! brave encore l'ignorance et l'erreur.
    (LES LAZARÉENNES)


    I.

    Qu'est-ce qu'une utopie ? un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L'utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L'utopie de Christophe Colomb s'est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l'Amérique est sorti à son appel des profondeurs de l'Océan. Que fut Salomon de Caus ? un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l'Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l'âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie de manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L'alchimie n'a pas réussi à faire de l'or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu'un vain métal, elle a  produit une science, la chimie. La science sociale sera l'oeuvre des rêveurs de l'harmonie parfaite.
    L'humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d'armée qui a son avant-garde dans l'avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avants postes de tirailleurs, sentinelles-perdues qui font le coup de feu de l'idée sur les limites de l'Inconnu. Toutes les grandes étapes de l'humanité, ses marches forcés sur le terrain de la conquête sociale n'ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l'Avenir, debout sur les cimes alpestres de l'utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l'Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s'ébranlaient à sa voix.  Humanité ! j'arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l'utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s'endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d'agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.  En marche ! en marche !! en marche !!!
    Aujourd'hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l'électricité existe à l'état d'enfance ; aujourd'hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu'il n'y  plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd'hui que l'imprimerie édite la parole à des cent milliers d'exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd'hui que d'échanges en échanges on est arrivé à entr'ouvrir les voies de l'unité ; aujourd'hui que les travaux de générations ont formé, d'étage en étage et d'arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd'hui que la force motrice et la force d'expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd'hui que le mot "impossible" est rayé du dictionnaire humain ; aujourd'hui que l'homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd'hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d'étincelants artistes, qu'il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd'hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu'il va changer d'allure ; il va mettre au pas la vapeur et l'électricité, il va lutter avec elles de force et d'agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l'arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l'oeil de feu qui remorque à toute chaleur d'enfer le cortège satanique de l'humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s'avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l'anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d'étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan. Place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l'Utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d'écus, forgeurs de fers, monnayeurs d'idées, au forgeur de foudre !...
     A peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m'arrêter, comme il m'arrivait bien souvent d'y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d'ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d'y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j'essayais de contenir et d'apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j'essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cOEur. L'air n'arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m'approchai de mon lit et me jetai dessus.  Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu'on me tordait le sein avec des tenailles. J'étranglais : des muscles de fer me serraient la gorge... Ah ! l'Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu'à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l'on n'est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière, dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire, à cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m'assis devant ma table. L'Idée vint s'y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l'autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon coeur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir lu ce que j'avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d'ignorances qu'il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit ; mais l'idée, me parlant à l'oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l'ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l'intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer,  sauf exceptions, bien entendu,  et où ces hérétiques de l'ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d'un fer rouge, et sans qu'on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu'elle soit officiellement l'ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l'ennemi... Si elle n'a pas encore le sentiment de la morale de l'Avenir, du moins n'a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d'armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu'elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-t-elle plus que pour la forme. On peut calculer d'avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d'abondance, il faudra bien qu'elle amène pavillon. La vieille société n'ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c'est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l'autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l'ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n'ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d'eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu'ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d'or ou de lames d'acier, ne se sentent pas à l'aise entre le monde qui vient et le monde qui s'en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu'ils marchent sur des charbons ardents. Ils est vrai qu'ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais "dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n'être pas des voleurs et des assassins !..." c'est-à-dire qu'ils n'osent pas tout à fait se l'avouer, de peur d'avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu'ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu'un jour ou l'autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l'avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c'en est fait de l'enjeu et des joueurs !
    La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d'une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu'elle meure. Quand ? plus tôt qu'on ne le croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l'apparence de la vie jusqu'à la dernière heure. Un soir d'orgie elle se couchera pour ne plus se relever.
    Quand l'Idée eut fini de parler, je l'attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l'aime ardemment qu'elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m'inondait sa prunelle. Qu'elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu'elle mit à me le raconter ces magnificences de l'utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu'un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l'Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l'idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


    II.

    Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858.  Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !
    Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !
    Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses moeurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

    III.

    L'homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s'immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c'est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu'à ce qu'elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?
    Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?
     "Les Révolutions sont des conservations."
     Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.
    Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte !  Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

    IV

    Et m'ayant donné trois baisers, l'Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l'Utopie anarchique.

    LE MONDE FUTUR
     
    La liberté mutuelle est la loi commune.
    Émile de Girardin.
    Et la terre, qui était sèche, reverdit et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dit : Où allez-vous ? on ne passe point ici.
    Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.
    Et il n'y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s'aimaient et s'aidaient en frères.
    (Paroles d'un Croyant.)

    Et d'abord, la terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs âmes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l'on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l'on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L'air, le feu, et l'eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l'homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L'électricité porte l'homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l'on mettrait aujourd'hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d'irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d'innombrables troupeaux destinés à l'alimentation de l'homme. L'homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l'électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d'une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminés par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d'eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu'un ruisseau. L'homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu'on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l'ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s'inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s'épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l'homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l'hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il ne reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd'hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l'emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d'une épaisseur et d'une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d'arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n'a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d'un point à l'autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d'un épais et moelleux tapis. Tout au long de ces avenues sont échelonnées des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils de bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s'épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles de marbre blanc. De distance ne distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malachite, en granit, en cailloux, en coquillages et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l'harmonie. Leur forme, variée à l'infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d'habiles artistes, animent par d'idéales fantaisies ces urnes, où, le soir jaillissent avec des flots de lumière, cascade de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d'une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n'est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c'est quelque chose de témérairement beau, d'audacieusement gracieux, c'est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c'est souple et c'est nerveux ; cette ornementation est à l'ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries et s'y marient harmonieusement. Sur des fonds d'or et d'argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d'érable, en bois d'ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévèrement en relief, des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l'unité. D'opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, côté externes, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l'intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faîte un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendant ou qui y montent au moyen d'un balcon mobile s'élevant ou s'abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l'ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d'un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d'avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d'amusements et de récréations, pour l'âge viril comme l'âge enfantin. dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe, qu'on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d'une richesse et d'une élégance féerique. Ces pavillons à leur étage inférieur, sont autant de péristyle par où l'on entre dans l'immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d'explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c'est un parc parsemé de massifs d'arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eux vives et eaux dormantes, s'étalent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d'étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvrefeuille et d'aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d'oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d'une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C'est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d'oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s'amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés,et ils s'en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l'épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l'homme les plus gracieuses courbes et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d'électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d'un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l'harmonie s'élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d'argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d'un croissant et d'une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l'autre à gauche, servant d'agrafes à deux ailes également de flamme vive. C'est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faut être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s'écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l'intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sorti de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut,  mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde-là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n'élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n'eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir; C'est qu'il faut mieux qu'une intelligence de cire pour tenter l'ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d'auditeurs d'entendre distinctement toutes les paroles de l'orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d'optique admirablement perfectionnés, permettent d'en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
    Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi, l'aspect grandiose de l'Océan. Vu par les yeux de l'Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m'apparaissaient plus que sous la forme d'un verre d'eau. Ce que c'est que l'homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule et déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l'utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J'entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c'est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d'intelligence capable seulement d'en comprendre le plus petit mot.
    Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le tempe des arts et des sciences, quelque chose comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l'utopiste humanité.
    Chez les fils de ce nouveau monde, il n'y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas êtes esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Étant libres, ils n'ont de culte que celui de la liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments, et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n'a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d'eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Ils ne font pas à autrui ce qu'ils ne voudraient pas que leur fît autrui, et ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu'on attente à leur libre volonté, ils n'attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l'amour et multiplier par l'amour. Hommes, ils rendent au centuple à l'humanité ce qu'enfants ils ont coûté de soins à l'humanité, et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu'ils n'ont qu'une mère commune, l'Humanité, qu'ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l'harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui sociable ne peut se mouvoir sans elle, qu'elle est la pensée universelle, l'unité des unités, la sphère des sphères, qu'elle est immanente et permanente dans l'éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l'anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu'ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s'ouvrent ; la sympathie, l'amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l'amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l'inconnu.
    Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d'oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L'homme est son roi et son Dieu  "
    "Moi et mon droit." telle est sa devise.
    Sur l'emplacement des principales grandes villes d'aujourd'hui, l'on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j'ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelque fois ce n'étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C'est à l'occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l'intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L'agriculture y avait apporté ses gerbes, l'horticulture ses fleurs et ses fruit, l'industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L'architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
    Ce n'était pas un concours comme nos concours. Il n'y avait ni jury d'admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule souveraine. C'est pour complaire à cette puissance de l'opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c'est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l'émulation, pour les faibles comme pour les forts. C'est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu'ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu'ils s'en sont plus ou moins écartés ; et l'avenir se charge de ratifier ses maternelles observation. Et tous ses fils se grandissent à l'envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l'orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.
    Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d'un des squares de l'universelle cité. C'est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l'égalité, de l'anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d'une étoile, mais ses faces rectangulaires n'ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L'architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d'une somptuosité élégante. C'est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé, qui est composé de deux chambres à coucher, d'un cabinet de bains ou de toilette, d'un cabinet de travail ou bibliothèque, d'un petit salon, et d'une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n'empêche pas qu'il y ait aussi des cheminées pour l'agrément de la vue : l'hiver, à défaut de soleil, on aime à avoir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d'eau et de lumière. L'ameublement est d'une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y  restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n'a qu'à en exprimer le désir. Veut-il même occuper le même appartement longtemps, il l'occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d'y entrer ou d'en sortit sans être vu. D'un côté, à l'intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l'autre côté, à l'extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l'amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l'amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l'intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT À TOUS ET À CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui d'essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acceptation propre, quel que soit son âge ou son sexe, S'APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre."Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Fils des enfants de riches, à l'heure de la récréation puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l'un un cerceau, l'autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s'amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l'anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l'outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d'outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l'exemple des autres et par le charme qu'ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d'amis, les convives boivent et mangent à la même table, s'emparent à leur choix d'un morceau de tel ou tel mets, d'un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d'eux n'abuse avec gloutonnerie d'une primeur ou d'un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d'une primeur savoureuse ou d'un produit rare. C'est à qui plutôt n'en prendra que la plus petite part.  A table d'hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l'homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C'est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l'homme du monde, l'aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l'instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s'oblige. C'est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.
    Hommes et femmes font l'amour quand il leur plaît, comme il leur plaît ; avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d'autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L'attrait est la seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi l'amour est-il plus durable et s'entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant; ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l'intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l'étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l'ombre et la solitude. C'est à ses sources cachées qu'elles puisent les limpides bonheurs. Il est pur des coeurs épris l'un de l'autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes.  dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l'église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d'un bal paré, au milieu d'un quadrille et avec accompagnement d'orchestre : tout l'éclat, tout le bacchanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l'heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d'ignobles bestialités.  Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces hommes et toutes ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d'études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l'amour,  si les hommes de l'avenir pouvait s'en faire une image, ils frissonneraient d'horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d'un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.
    Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l'homme à la femme. Où est le mal, s'ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c'est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très-grand nombre. L'amour vagabond est la recherche de l'amour, c'en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n'en est pas le but. L'amour unique, l'amour perpétuel de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l'apogée de l'évolution sexuelle ; c'est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l'apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.
    A l'heure où l'on aime, douter de la perpétuité de son amour n'est-ce pas l'infirmer ? Ou l'on doute, et alors on n'aime pas ; ou l'on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l'amour n'est guère possible ; il n'est jamais qu'une illusion d'un moment, trop de préjugés et d'intérêts contre-nature sont là pour le dissiper, c'est un feu aussitôt éteint qu'allumé et qui s'en va en fumée. Dans la société nouvelle, l'amour est une flamme trop vive et les brises qui l'entourent sont trop pures, trop selon la douce, suave et humaine poésie, pour qu'il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s'exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de s'appauvrir, tout ce qu'il rencontre lui sert d'aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l'éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leur pensée comme de leurs actions, ils n'ont qu'à se chercher pour se trouver. Rien ne s'est opposé à leur rencontre, rien ne s'oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s'aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l'un pour l'autre, qu'elle a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.
    Est-ce l'amour que l'amour des civilisés, l'amour à formes nues, l'amour public, l'amour légal ? C'en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L'amour chez les harmonisés, l'amour artistement voilé, l'amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l'amour anarchique, voilà ce qui est humainement et naturellement l'amour, c'en est l'idéal réalisé, la scientification. Le premier amour est l'amour animal, celui-ci est l'amour hominal. L'un est obscénité et vénalité, sensation de brute, sentiment de crétin ; l'autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d'être humain.
    Le principe de l'amour est un, pour le sauvageon comme pour l'hominal, pour l'homme des temps civilisés comme pour l'homme des temps harmoniques, c'est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l'Humanité, c'est la carnation sanguine et replète, l'enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d'oiseaux de mer ou de rubans autruchiens, c'est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n'est pas seulement dans l'étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l'élégance et le choix des parures, et surtout le luxe, dans les magnificences du coeur et cerveau.
    Chez ces perfectibilisés, la beauté n'est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d'une couronne d'or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n'est pas le reflet extérieur d'un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c'est le rayonnement de tout ce qu'il y a dans l'homme d'idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l'individu.
    Qu'est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté morale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c'est par la travail qu'elle croît et s'épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.
    L'amour essentiellement charnel, l'amour qui n'est qu'instinct, n'est, pour la race humaine, que l'indice, que la racine de l'amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassement de cette fange. L'amour hominalisé, l'amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d'où s'échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui couvrent les champs et montent aux nues.
    A Humanité en germe, amour immonde...
    A Humanité en fleur, fleur d'amour.
     
    Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple le l'Humanisphère composée, c'est-à-dire l'Humanisphère considérée dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considérée dans sa collectivité ou monument et groupes harmoniques. Cent humanisphères simples groupées autour d'un Cyclodéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de "HumanisphËre communale." Toutes les Humanisphères communales d'un même continent forment là le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de "Humanisphère continentale." La réunion de toutes les Humanisphères continentales forment le complément de la chaîne sériaire et prennent le nom de "humanisphère universelle."
    L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile, (celui du moins dont j'entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, chanter, danser, faire de la musique même (ce qui n'est pas toujours amusant pour l'auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodés par eux. Une autre partie est disposée pour l'appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie, puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières et d'objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie, à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomobiles, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l'ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d'études pour tous les goûts et pour tous les âges,  mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie,  l'observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d'histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici, ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c'est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l'équitation ; les salles de tir, du jeu de billard et de tous les jeux d'adresse, les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire etc. etc. Puis enfin vient le lieu où l'on s'assemble pour traiter les questions d'organisation sociale. C'est le petit Cyclodéon, club ou forum particulier à l'Humanisphère. Dans ce parlement de l'anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c'est bien différent de chez les civilisés ; là on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l'Humanisphère. L'initiative individuelle s'accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu'elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n'y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les Humanisphériens trouvent que c'est un président éminemment impartial et d'un laconisme fort éloquent. Aussi n'en veulent-ils pas d'autre.
    Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l'un à coucher, 'autre d'étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance où sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde volontaire que montent et descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n'est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n'y a dans l'Humanisphère d'autre règle et d'autre discipline que la volonté de chacun ; c'est un élan tout spontané, comme le coup-d'oeil d'une mère au chevet de son enfant. C'est à qui leur témoignera le plus d'amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C'est elle qui leur enseigne l'échange de doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l'étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l'instruction et de l'éducation sans s'égratigner aux épines.
    Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l'enfant comme le l'homme, l'homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s'obtiennent pas sans un travail de tête, sans dépense d'intelligence, et les caresses de l'amour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment.
    L'homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, le taille et le forme en joyau social. C'est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l'égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d'impressions qui multiplient à son front comme à son cOEur les passionnelles facettes, d'où jaillissent les étincelles du sentiment et de l'intelligence. Le diamant est emmailloté d'une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette croûte âpre. L'homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l'état de brillant qu'après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d'ignorance, son âpre et immonde virginité.
    Dans l'Humanisphère, tous les jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S'ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu'on n'est pas maussade impunément, et rappellera l'amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l'un d'eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l'opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d'un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s'il en est un dont l'ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c'est pour lui un bonnet d'âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l'Université ou un universitaire du Sacré-Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s'efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l'enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l'oeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d'intelligence et d'amour. Il faut pour cela l'inspiration de cette grande artiste qui s'appelle la Liberté.
    Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l'un d'eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s'y attarde, qu'il y demeure jusqu'au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composées, comme l'on sait, de deux chambres à coucher, libre à eux de se le partager, si c'est à la convenance de la mère et de l'enfant. Ceci est l'exception, la coutume générale est de se séparer à l'heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l'enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n'y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l'un de l'autre. Nulle inquisition, du reste, n'inspecte leur sommeil. Les veilleurs n'ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent sans sortit de leur demeure l'eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences sont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent aux champs, dans les salles d'étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part ans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n'agissant toujours que selon leurs caprices.
    Quant à ces logements, je n'ai pas besoin d'ajouter que rien n'y manque, ni le confortable, ni l'élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l'huile et les tentures de papier verni en forment l'ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.
    Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d'arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des moulures en bois verni. C'est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d'éveiller l'imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandant leurs lumières. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d'albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boîtes de jeux et de nécessaires d'outils ; enfin d'une multitude de jouets servant d'étude et d'études servant de jouets.
     
    De nos jours encore, foule de gens,  de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes,  inclinent à penser que rien ne peut s'obtenir que par l'autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C'est l'autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s'impose pas par des décrets, il résulte de l'enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L'instruction obligatoire est un contresens. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites veulent pouvoir imposer l'instruction, c'est affaire à eux, car l'instruction autoritaire, c'est l'abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l'étude et l'enseignement anarchistes, la liberté de l'instruction, afin d'avoir l'instruction de la liberté. L'ignorance est ce qu'il y a de plus antipathique à la nature humaine. L'homme, à tous les moments de la vie, et surtout l'enfant, ne demande pas mieux que d'apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s'ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime : enfant, par l'autorité paternelle, homme, par l'autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l'enfant comme l'homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en générations, cette uniformité de crétins difformes qui n'ont de l'être humain que le nom.
    L'enfant est le singe de l'homme, mais le singe perfectible. il reproduit tout ce qu'il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l'intelligence de l'homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d'abord son entendement; Que l'enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l'eau. Chez un peuple d'agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s'amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S'il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s'il est près d'un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la Société lui donnera le spectacle. Il prendra l'habitude de la brutalité, s'il est avec des brutes ; de l'urbanité s'il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s'il vit avec des travailleurs de l'industrie, de l'art ou de la science : ou bien, empreint d'un cachet de dévergondage et de désoeuvrement, s'il n'est en contact qu'avec les oisifs et les parasites.
    La société agit sur l'enfant et l'enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l'exclusion d'un de l'autre. C'est donc à tort que l'on a dit que, pour réformer la société, il fallait d'abord commencer par réformer l'enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.
    L'enfant est un miroir qui réfléchit l'image de la virilité. C'est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se déguerréotypent les traits de l'homme social. Et ces traits se reproduisent chez l'un d'autant plus accentués qu'ils sont plus en relief chez l'autre. L'homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l'enfant : "Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais." L'enfant ne tiendra pas comte des discours, si les discours ne sont pas d'accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s'attachera surtout à suivre votre exemple ; et si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n'en ferez jamais un homme de bien.
    Dans l'Humanisphère, l'enfant n'a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout ce meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du coeur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l'homme, le travail, y est devenu une série d'attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l'un à l'autre dans une immense et incessante harmonie. comment, dans un pareil milieu, l'enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ; Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l'industrie, ne pas s'essayer, dès l'âge le plus tendre, au maniement des forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s'instruire ? Répondre autrement que par l'affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.
    Voyez l'enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l'épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade, aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l'existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l'emploi de tous les objets. Mais, hélas !, bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d'intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu'il sollicite. L'enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le aire sortit une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l'expansion de son intelligence, on la muselle. Et quand l'enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu'il s'est tenu coi dans sa peau, et n'a pas ennuyé papa ou maman de ses importunes questions ; quand il s'est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu'il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d'épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s'appelle former l'esprit des enfants.  Oh ! l'autorité ! oh ! la petite famille !... Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l'infanticide !...
    Sous l'aile de la liberté, au seins de la grande famille, au contraire, l'enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes, ou femmes, que des éducateurs disposés à l'écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notions du juste et de l'utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d'équitables et de très intelligents jugements pour l'avenir.
    Chez les civilisés, l'homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l'enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d'exubérance.
     
    Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme de l'Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l'ineffable amour de la mère pour leur petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d'en être nourrice, le soin de sa beauté, l'instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.
    La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d'infanticide que la nature réprouve à l'égal de celle qui fait avorter l'organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s'étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ces fonctions organiques, attentats de lèse-maternité.
    Quoi de plus gracieux qu'une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodigant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n'est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d'alimenter à la mamelle la sève de ce brin d'homme, d'en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s'embellir, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s'y entr'ouvrir enfin de plus en plus, jusqu'à ce qu'il s'épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n'est pas femme. Son coeur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l'apparence humaine, elle n'en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu'une moitié d'amante.
    Dans l'Humanisphère, toute femme a les vibrations de l'amour. La mère comme l'amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur coeur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l'enfant comme le sourire de l'homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.

    D'ailleurs, ce travail de l'allaitement, comme tous les autres travaux maternels est bien plutôt un jeu qu'une peine. La science a détruit ce qui est répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C'est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c'est leur rouage infatigable qui s'en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C'est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c'est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C'est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d'acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l'homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu'elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l'équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.
    Les salons du réfectoire sont d'une architecture élégante, et n'ont rien d'uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé, encadré d'une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d'or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d'étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C'était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d'acier poli. D'une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l'autre elle tenait une coupe qu'elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l'enfant mutin qui cherchait à s'emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d'épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d'oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d'or marquaient les heures. Le soir une flamme s'épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne ; faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient les contours. Des grappes de raisin à grain de cristal pendaient à travers le feuillage et scientillaient au milieu de ces ondoynates clartées.
    Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l'or et l'argent recèlaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.
    Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les arômes de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.
    Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail, les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.
    Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc.; etc. Et librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement, il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie.
    Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles de cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une bégarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.
    Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elle rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes et aussi petites que l'on veut.
    Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C'est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l'immobilisation, une aspiration vers l'idéal avenir.
    Il y a aussi le gymnase où l'on fait assaut de force et d'agilité ; le manège où, écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l'arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.
    S'il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines ou les montagnes agrestes, où l'on rencontre, à certaines distances, des grottes et des chalets où l'on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leurs caprices ces essaims de promeneurs.
    A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l'un pour y résumer ses impressions du jour avant de se livrer au repos ; l'autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.
    Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu'il est nécessaire, on s'assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l'initiative de la parole. Les statistiques d'ailleurs, les projets, les plans ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l'urgence en a été généralement reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n'y a-t-il bien souvent qu'une voix, la voix unanime, pour l'acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l'exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s'exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d'aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontenay, les avis se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l'attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d'un commun accord la même route, sans qu'aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L'attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s'abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s'il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s'il s'ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l'Humanisphère. L'égoïsme bien entendu, l'égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne ne songe à violenter son prochain. Et c'est par égoïsme e qu'on fait échange de bons procédés.
    L'égoïsme, c'est l'homme ; sans l'égoïsme, l'homme n'existerait pas. C'est l'égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C'est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C'est l'égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d'eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C'est l'égoïsme qui stimule son ambition et l'excite à se distinguer dans toutes les carrières où l'homme fait acte de force, d'adresse, d'intelligence. C'est l'égoïsme qui l'élève à la hauteur du génie ; c'est pour se grandir, c'est pour élargir le cercle de son influence que l'homme porte haut le front et loin son regard ; c'est en vue de satisfactions personnelles qu'il marche à la conquête des satisfactions collectives. C'est pour soi, individu, qu'il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c'est pour soi qu'il redoute l'image des souffrances d'autrui. C'est pour soi encore qu'il s'émeut lorsqu'un autre est en péril, c'est à soi qu'il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l'instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables,  le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l'existence des autres. C'est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n'est que de la spéculation, spéculation d'autant plus humanitaire qu'elle est plus intelligente, d'autant plus humanicide qu'elle est plus imbécile. L'homme en société ne récolte que ce qu'il sème : la maladie s'il sème la maladie, la santé s'il sème la santé. L'homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S'il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s'il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du coeur ou du cerveau, sans que la sensation s'en répercute de l'un à l'autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l'état de communauté anarchique, à l'état de libre et intelligente nature, comme à l'état de civilisation, à l'état de l'homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation l'homme étant institutionnellement en guerre avec l'homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C'est un dogue à l'attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l'homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l'universel bonheur. Dans l'Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l'homme ne recueillant de l'homme que des parfums, ne saurait produire que du miel.  Ne maudissons donc pas l'égoïsme, car maudire l'égoïsme, c'est maudire l'homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L'homme comme la société sont perfectibles. L'ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l'instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d'inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.
    Dans l'Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L'autorité de l'anarchie, l'absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l'arbitraire de l'autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphèriens. Les dieux, les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d'aucune sorte, mais l'autonomie individuelle. C'est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c'est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu'est formé l'ordre social.
    Demandez à l'histoire, et voyez si l'autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l'ordre, l'anéantissement de l'homme par l'homme ? Est-ce l'ordre, ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l'aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c'est le meurtre. L'ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l'ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l'épée du sergent de ville ; l'ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l'or, l'eau bénite ; l'ordre à coups de fusil, à coups de bibles, à coups de billets de banque ; l'ordre qui trône sur des cadavres et s'en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés qui auront le sentiment de l'existence.
    Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n'habitent que dans les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.
    Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d'autorité a toujours produit la plus grande somme d'harmonie. Voyez le peuple du haut des barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d'hommes à peine dégrossis par le rabot de l'éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l'insurrection publique et en leur qualité d'hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu'une femme vienne à passer, et ils n'auront pour elle que des paroles décentes et polies. C'est avec un empressement tout fraternel qu'ils l'aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c'est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu'ils prendront dans leurs bras un enfant d'inconnue pour lui faire traverser la barricade. C'est une métamorphose instantanée. Dans l'homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l'homme de la veille.  Laissez réédifier l'Autorité, et l'homme du lendemain sera bientôt redevenu l'homme de la veille !
    Q'on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après Février 48 : il n'y avait dans la foule, plus grande qu'elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d'ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n'eut lieu. C'était à qui se protégerait l'un l'autre. La multitude s'écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d'un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l'homme, c'est la maladie, qui produit l'engorgement ; chez les multitudes, c'est la police et la force armée : la maladie porte le nom d'autorité. L'anarchie est l'état de santé des multitudes.
    Autre exemple :
    C'était en 1841, je crois,  à bord d'une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu'ils présidaient à la manoeuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manoeuvre s'exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu'il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu'avec une douceur toute féminine. Jamais manoeuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S'agissait-il de prendre un ris aux huniers, c'était fait en un clin d'oeil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n'aurait pas agi plus promptement d'un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n'attendait pas qu'il donnât l'ordre mais qu'il permît d'exécuter la manoeuvre. Et pas la moindre confusion, pas un noeud d'oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s'y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c'était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l'autorité, le matelot n'agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manoeuvre des mains et de l'intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypsodans les mers d'Orient. L'officier en question ne séjourna que 2 mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.
    Or donc l'absence d'ordres, voilà l'ordre véritable. La loi et le glaive, ce n'est que l'ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C'est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L'anarchie en est l'antipode, et cet antipode est l'axe du monde humanisphérien.
    La liberté est tout leur gouvernement.
    La liberté est toute leur constitution.
    La liberté est toute leur législation.
    La liberté est toute leur réglementation.
    La liberté est toute leur contraction.
    Tout ce qui n'est pas la liberté est hors les moeurs.
    La liberté, toute la liberté, rien que la liberté,  telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.
    Manque-t-on dans un coin de l'Europe des produits d'un autre continent ? Les journaux de l'Humanisphère le mentionnent, c'est inséré au Bulletin de publicite, ce moniteur de l'anarchique universalité ; et les Humanisphères de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d'Europe l'expédient. L'échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, telle Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu'importe, demain c'est elle sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d'Humanisphère comme il change d'appartement,  que dans la circulation universelle une chose soit ici ou là-bas, qu'est-ce que cela peut faire ? Chacun n'est-il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?
    En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. En anarchie, la consommation s'alimente d'elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas davantage qu'on forçât un homme à travailler, qu'il ne comprendrait qu'on le forçât à manger. Le  besoin de travailler est aussi impérieux chez l'homme naturel que le besoin de manger. L'homme n'est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c'est pour les faire fonctionner. Le travail, manuel et intellectuel, est la nourriture qui les fait vivre. Si l'homme n'avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître et alors, à la place des mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme un mollusque, deux écailles.  Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés ! La paresse n'est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l'esclavage et de la civilisation ; c'est quelque chose d'Immonde et de contre nature que l'on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c'est une débauche du bras, un engourdissement de l'esprit. La paresse, ce n'est pas une jouissance, c'est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de tels fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d'exercice du bras comme au besoin d'exercice du ventre. Il n'est pas plus possible de rationner l'appétit de la production que l'appétit de la consommation. C'est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et l'on ferait mourir d'indigestion les autres. L'individu seul est capable de savoir la dose de labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l'écurie, le maître octroie à l'animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté, l'animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre, mieux que le maître, ce qui convient à son tempérament.
    Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s'arracher un brin d'herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu'ils n'en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s'arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au delà de leurs besoins ?
    L'autorité, c'est la paresse.
    La liberté, c'est le travail.
    L'esclave seul est paresseux, riche ou pauvre ;  le riche, esclave des préjugés, de la fausse science ; le pauvre, esclave de l'ignorance et des préjugés,  tous deux esclaves de la loi, l'un pour la subir, l'autre pour l'imposer. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l'inertie ses facultés productives ? L'homme inerte n'est pas un homme, il est moins qu'une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d'intelligence ne peut moins faire que de lui obéir, et l'intelligence, ce n'est pas l'oisiveté, c'est le mouvement fécondateur, c'est le progrès. L'intelligence de l'homme, c'est son instinct, et cet instinct lui dit sans cesse : Travaille ; mets la main comme le front à l'oeuvre ; produis et découvre ; les productions et les découvertes, c'est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail, c'est la vie. La paresse, c'est la mort.  Meurs ou travaille !
    Dans l'Humanisphère, la propriété n'étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l'activité et la rapidité du travail font éclore autour de l'homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n'a plus qu'à allonger la main pour saisir le fruit, qu'à attendre au pied de l'arbre pour y avoir un abri. Seulement l'arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C'est l'anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l'ombrageuse bestialité, mais l'anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C'est l'anarchie, non plus dans la faiblesse et l'ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l'anarchie dans la force et le savoir, tronc rameaux de l'harmonie, le glorieux épanouissement de l'homme en fleur, de l'homme libre, dans les régions de l'azur et sous le rayonnement de l'universelle solidarité.
    Chez les Humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu'un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L'homme veut être complet, et il n'est complet qu'à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n'est pas un homme naturel ; c'est une monstruosité qui ne provoquerait que l'éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l'Humanisphère. L'homme doit être à la fois homme de pensée et homme d'action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l'oeuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L'homme n'est plus un homme alors, mais une serinette.
    Un Humanisphérien non seulement pense et agit à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d'orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre ; il passera du burin à la pioche, du fourneau de cuisine à un pupitre d'orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c'est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l'harmonie. Il n'en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l'instant d'après, et dans une autre production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l'homme acquiert la possession de plus d'objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c'est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.
    Je répète ici ce que j'ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l'homme, ce n'est pas seulement d'une moitié de l'humanité dont il est question, mais de l'humanité entière, de la femme comme de l'homme, de l'Etre humain. Ce qui s'applique à l'un s'applique également à l'autre. Il n'y a qu'une exception à la règle générale, un travail qui est l'apanage exclusif de la femme, c'est celui de l'enfantement et de l'allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu'elle ne peut guère s'occuper activement des autres. C'est une spécialité qui l'éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevé, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.
    A sa naissance, l'enfant est inscrit sous les noms et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu'on lui a donnés ou en change. Dans l'Humanisphère, il n'y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l'artifice. Tous sont égaux et légitimes devant l'Humanisphère et l'humanisphérité. Tant que l'embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le foetus dans l'organe interne, il est considéré comme ne faisant qu'un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s'opère lorsque l'enfant peut aller et venir seul. La mère et l'enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l'enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la meute des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d'une longue couvée, ne se soucie plus de l'avoir constamment auprès d'elle, alors ils peuvent se séparer. L'appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s'y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu'un nouveau-né perde sa mère, ou qu'une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l'enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l'orphelin la mamelle d'une chèvre ou d'une lionne. Il est même d'usage parmi les mères nourricières de faire boire à l'enfant chétif du lait d'animaux vigoureux tel le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d'ânesse aux poitrinaires. (N'oublions pas qu'à l'époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l'homme possède des troupeaux d'ours comme nous possédons aujourd'hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l'homme ; qu'ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s'inclinent devant l'auréole de lumière et d'électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L'homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)
    La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l'hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, d'ours ou boeuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l'homme et des facultés de l'homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C'est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier qui est la petite humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, telle aussi l'Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l'homme libre. C'est à son ombre qu'il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.
    Comme on doit le penser, il n'y a pas de médecins, c'est dire qu'il n'y a pas de maladies. Qu'est-ce qui cause les maladies aujourd'hui ? Les émanations pestilentielles d'une partie du globe et, surtout, le manque d'équilibre dans l'exercice des organes humains. L'homme s'épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L'un se tord dans les convulsions du jeûne, l'autre dans les coliques et les hoquets de l'indigestion. L'un occupe son bras à l'exclusion de son cerveau, l'autre son cerveau à l'exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l'homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d'où s'exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu'il y ait des maladies comme l'avocat a intérêt à ce qu'il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l'arsenic ; d'une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d'une Brinvilliers, mais vraiment qu'est-ce qu'une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu'on nomme des médecins ? La Brinvilliers n'attentait qu'à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l'intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n'ayez pas des académies de médecins ! Hommes d'amphithéâtres ou d'échafauds, assassinez s'il le faut le présent, mais épargnez au moins l'avenir !...
    Chez les Humanisphériens, il y a équation dans l'exercice des facultés de l'homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'y occupe pas de chirurgie ni d'anatomie. Aucun art, aucune science n'y sont négligés. Il n'est même pas un humanispérien qui n'ait plus ou moins suivi un de ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d'hygiène et d'anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l'un un bol d'exercice, l'autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.
    Contrairement à Gall et à Lavater qui ont pris l'effet pour la cause, ils ne croient pas que l'homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-il ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés, (sauf de rares exceptions : il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie,) les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d'une telle ou telle autre manière. La physionomie de l'homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu'il avait étant enfant. La crâniologie de l'homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n'a le plus souvent rien de comparable avec celle qu'il avait au berceau.  De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d'élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l'abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d'une épaule, de même aussi l'exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes à rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l'épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement les stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l'homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l'homme le plus parfait. Le type de l'idéal n'est sans doute pas d'être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue,  au nom de la prétendue science,  venait dire que c'est le soleil qui s'échappe des rayons, et non les rayons qui s'échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d'hommes ! Paradis d'épiciers !
    Comme il n'y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n'y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s'il y en a encore, c'est conservé dans l'esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d'antiquité. Les livres mêmes des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc. etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques ; personne ne les lit, ce sont des langues mortes, du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s'avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu'il a le courage d'en lire quelques lignes, il referme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions syphilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.
    La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l'amitié et l'amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l'humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les moeurs. L'amour n'est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n'est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L'amitié n'est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu'on accepte ou refuse sa marchandise, c'est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l'Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel, l'apparence n'est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur chez les civilisés. L'homme libre porte au coeur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n'est pas même une exception parmi les humanisphériens.
    Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d'idéal que ces populations ne trouvent pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l'impossible. La femme, surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l'autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s'abandonne avec tout l'élan du coeur et de l'imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l'amour divin est l'intrigue. Tous ces chants d'anges et d'angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d'encens, cet opéra de l'éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d'orchestre, ces stalles d'azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d'Eve, ont des places d'honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d'impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée,  sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole,  vers l'idéalisation de l'être humain dans les sphères parsemées d'écueils et constellées de superstition du fluiditique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s'insurge par la superstition contre ce degré d'infériorité sur lequel l'homme l'a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l'ascension céleste, de la bestialité de l'homme à la spiritualité de Dieu.
    Dans l'Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L'homme n'est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l'homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l'instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L'homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l'un à l'autre. Les sources vives du coeur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l'homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L'amour n'est plus du mysticisme ou de la bestialité, l'amour a toutes les voluptés ses sensations physiques et morales, l'amour c'est de l'humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L'idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l'aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l'imagination, il faut qu'il y ait des nuages, et sous le crâne des humanisphériens, il n'y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n'y a point de ténèbres ; là où règne l'intelligence, il n'y a point de superstition. Aujourd'hui que l'existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l'expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.
    Dans le monde civilisé, tout n'est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l'esprit. L'esprit est un égout à d'abjectes pensées, la chair un exutoire à d'immondes plaisirs. En ce temps-ci l'homme et la femme ne font pas l'amour, ils font leurs besoins... En ce temps là ce sera une besoin pour eux que l'amour ! Et ce n'est qu'avec le feu de la passion au coeur, avec l'ardeur du sentiment au cerveau qu'ils s'uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n'agiront plus que dans l'ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l'esprit. La liberté aura tout purifié.
    Après avoir visité en détail les bâtiments de l'humanisphère, où tout n'est qu'ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de sciences et d'arts et musées de toutes les productions ; après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l'électricité est le mobile, laborieuses d'engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d'esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l'attraction est l'unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l'évolution anarchique produit l'harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s'abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l'intérieur et l'extérieur de l'Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d'aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d'une humanisphère à une humanisphère, d'un contient à un continent, et d'un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses,  comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu'on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l'Autorité, quand l'Anarchie, cette loi de la Liberté, a des moeurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu'on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?... Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont que des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu'il s'agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu'il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c'est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu'elle ne s'éveillât pas à la lumière. L'autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l'humanité et l'étouffe ; qu'elle entende la voix de la Liberté, qu'elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura retrouvé la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l'amour, au bonheur !
    Bien que dans l'Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s'exécutaient sans qu'aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C'était bien simple pourtant. Qu'est-ce qui rend le travail attrayant ? Ce n'est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s'exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n'est pas toujours la profession qu'il aurait choisi : le hasard plus que l'attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu'il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu'avec dégoût ce travail qu'il accomplissait naguère avec plaisir. L'ivrognerie et la paresse n'ont pas d'autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée, et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d'élite, ils s'insurgent jusqu'au meurtre, jusqu'au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d'hommes, fer contre fer et face à face avec l'échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !...
    Dans l'Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s'exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d'une barricade, et sont entièrement libres d'y rester le temps qu'ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n'y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d'aptitude à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l'initiative, selon qu'il s'en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n'y a pas d'autorité. De plus il est rare qu'il n'y ait pas mélange d'hommes et de femmes parmi les travailleurs d'une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fût-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l'accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s'en abstiennent seront charmés que d'autres s'en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d'autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l'homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l'humanité. J'ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort de Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire prendre par un co-détenu leur tour de corvée,  et c'était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures,  mais qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l'argent qui eût pu servir à les en affranchir. L'homme véritablement homme, l'homme égooestement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu'elle procure aux autres que de s'en dispenser en vue d'une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c'est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L'égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d'immortalité célestes. Les humanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l'Humanité, afin de jouir,  depuis l'instant de leur naissance jusqu'à l'extinction de leur vie,  des bénéfices de l'assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur qu'au prix de l'universel bonheur.
    Je n'ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n'a rien d'uniforme, chacun s'habille à sa guise. Il n'y a pas de mode spéciale. L'élégance et la simplicité en est le signe général. C'est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu'en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap ou de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d'une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen-Âge ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l'étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L'un laisse flotter sa blouse, l'autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d'acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L'hiver, l'un s'enveloppe d'un manteau, l'autre d'un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, imaginent les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d'elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d'or ou d'argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre porte des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l'infini. Elles ne cherchent pas à s'uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leurs vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s'épilent pas plus les poils blancs qu'ils ne s'arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tolle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu'au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu'il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l'habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d'un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d'un frac à tête de crétin et à queue de morue. L'habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C'est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s'habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l'Humanisphère, l'humanité est loin d'être un chenille, elle n'est plus prisonnière de son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l'ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l'élégante envergure du papillon.  Prise dans le sens absolu, l'enveloppe, c'est l'homme : La physionomie n'est jamais un masque pour qui sait l'interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n'est pas beau : combien plus laid encore est son moral !
    Dans mes excursions, je n'avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j'eus l'occasion d'assister à un enterrement.
    Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d'un grand berceau. Il n'était environné d'aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d'oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à la suite. Je les imitai.
    Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s'arrêta. La machine en question avait à peu près l'apparence d'une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d'un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l'enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.
    Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d'insalubrité, et qu'il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu'attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu'ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n'est pas la superstition qui fait loi chez eux, c'est la science. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l'âme et du corps, ils ne reconnaissent que l'unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et une formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide ou plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l'âme fût une chose distincte du corps,  ce que tout dénie,  il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.
    De même que, à la chaleur du calorique la vapeur de l'eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu'on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d'électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s'ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l'électricité qui l'anime ne disparaîtra pas dans l'impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l'existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s'évapore ; corps et âme se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l'aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c'est-à-dire à l'infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu'est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d'êtres imperceptibles, susceptibles d'attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce que est la même chose, le mouvement, c'est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l'action chimique de la nature. C'est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l'homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s'use par le frottement, la locomotive va au rebut, l'homme à la tombe. C'est ce qu'on appelle la mort, et qui n'est rien qu'une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.
    Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l'on voudrait que l'âme, qui n'est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d'infiniment petits dont le tout s'appelle un homme ; l'on voudrait que l'âme ne se renouvelât pas d'année en année et d'instant en instant ; qu'elle ne perdît rien de son individualité en s'exhalant au dehors, et n'acquît rien de l'individualité des autres en en respirant les émanation ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l'on voudrait,  vaniteuse et absurde inconséquence de notre part !  que ce souffle de destruction ne pût briser l'âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?
    En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l'immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l'on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l'on finit par conclure qu'ils sont l'un et l'autre.
    Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champ de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d'aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l'humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d'en retarder ainsi l'avènement à la lumière. Comme il n'y a pas à douter que la terre ne fasse échange d'émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l'homme est pure, plus elle est apte à s'exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C'est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l'humanité soit perdu pour l'humanité, afin que ces restes repassés à l'alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.
    Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l'amour de l'humanité jusqu'à l'anthropophagie : ils mangent l'homme après sa mort, mais sous une forme qui n'a rien de répugnant, sous forme d'hostie, c'est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d'aliments. C'est la communion de l'homme par l'homme, la résurrection des restes cadavériques à l'existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d'une vie nouvelle, avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L'immortalité, affirment-ils, n'a rien d'immatériel. L'homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils, se dissout quand il a fini sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère.  L'homme sème l'homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L'humanité est la sève de l'humanité, et elle s'épanouit en elle et s'exhale au dehors, nuage de pensée ou d'encens qui s'élève vers les mondes meilleurs.
    Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l'induction et la déduction, sur l'analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.
    Je parcourus tous les continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je vis partout qu'une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-rouges ;) la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L'humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d'une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de suaves pensées, est comme un parfum qui s'en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d'énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d'un clair ruisseau dans un cours d'eau calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C'est l'être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans la pensée l'empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c'est l'homme fait homme.
    Ainsi m'est apparu le monde ultérieur, ainsi s'est déroulé sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélé à mon esprit l'harmonique anarchie ; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine.
    O Liberté ! Cérès de l'anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d'un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l'Avenir, la corne d'abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.
    Et toi, Idée, merci de m'avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon coeur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n'ont que des regards d'amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d'humains ; laisse-moi m'épanouir parmi toutes ces fleurs d'hommes et de femmes ; laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l'universelle félicité !
    Idée, pôle d'amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m'abandonne pas ; ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l'autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m'as donné le spectacle. O toi par qui s'opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre ma vie dans l'Humanisphère et l'humanisphérité !...
    Enfant, me dit-elle, je ne puis t'accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vu naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du coeur le cadavre ambulant de l'Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l'exemple, la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plateforme (de) l'échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l'étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbares ignorances. Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l'autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoise un sanglant défi ; combat avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou .... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d'épines, mords l'éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton coeur ; c'est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n'est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l'humanité future !...
    Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d'arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l'an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n'est pas une femme de lupanar qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d'elle pour en obtenir le sourire. C'est une grande dame fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du coeur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l'antipode de la civilisation, elle y convie l'Humanité. Avec la vapeur et l'électricité on abrège les distances. Tous les chemins de fer conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!
    L'Idée avait parlé : je m'inclinai...


    TROISIÈME PARTIE.

    Période transitoire.

    Comment s'accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer d'une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c'est un pas vers l'anarchique liberté, j'y applaudirai. Que le progrès s'opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Italie ; d'une manière quelconque que l'unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s'unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s'organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l'accaparement privé par l'exhibition publique et le commerce du capital par l'échange des produits ; qu'ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu'ils décrètent en germe l'abolition de toute espèce d'usure, et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l'on supprime l'héritage et qu'on emploie le produit des successions à doter chaque mère d'une pension pour l'allaitement et l'éducation de son enfant ; qu'on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu'on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu'on les rase, et qu'on édifie sur leur emplacement des monuments d'utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l'inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le code pénal et l'échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu'elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l'Avenir et non un retour au Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.
    Tout ce qui est devenu grand et fort a d'abord été chétif et faible. L'homme d'aujourd'hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l'était l'homme d'autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n'est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l'homme comme les sociétés civilisées précèdent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l'engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, comme il faut à l'homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L'avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l'équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l'attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C'est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l'un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu'avec plus de force son inclinaison naturelle, et n'en affirme qu'avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d'y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l'Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d'effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l'Infini, toutes ces magnificences de l'universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l'intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté; Tout ce qui est devant toi c'est ton domaine, l'immensité c'est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l'attraction. Debout, blonde souveraine,  mère, non plus cette fois de l'enfant infirme d'un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d'hommes en possession de tous leurs sens, d'amours lucides et armés d'un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l'Avenir !...
    Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait voeu de liberté, Ernest Coeurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l'un d'eux dans son livre La Révolution dans l'homme et dans la société,prophétisent la régénération de la société par l'invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l'analogie qu'ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s'établira en Europe qu'autant que l'Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d'affirmer que la liberté doit être partout ou n'est nulle part. Mais ce n'est pas seulement en Europe, c'est par tout le globe que l'unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde de ses racines, puisse s'élever assez haut pour abriter l'Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l'universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n'est pas seulement l'invasion des Cosaques sur la France qu'il faudrait appeler, c'est aussi l'invasion des Cipayes de l'Hindoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie ; celle des Peaux-rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-unis, plus sauvages que les Peaux-rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu'il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l'Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu'ils n'étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n'est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin.  C'est du creux sillon, c'est du fond de l'atelier, c'est charriant, dans ses flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au coeur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique Cité ; c'est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C'est au bruit de cette tempête sociale, c'est au courant de cette inondation régénératrice que croulera la Civilisation en décadence. C'est au souffle de l'esprit novateur que l'océan populaire bondira de son gouffre. C'est la tourmente des idées nouvelles qui passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines
    Ce n'est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c'est la lumière. Les anciens n'ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l'esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l'esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l'arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s'étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront, pied à pied, idée à idée, toute l'Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l'oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l'Anarchie Sociale. L'Europe conquise et librement organisée, il faudra que l'Amérique se socialise à son tour. La république de l'Union, cette pépinière d'épiciers qui s'octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l'étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l'Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d'Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l'intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au coeur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d'un fouet et d'une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours de l'or et du sang à sucer... La Babel américaine enfin tremblera sur ses fondements.
    Du Nord au sud et de l'Est à l'Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les Etats.
    La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-unis sociaux d'Europe enjambera l'Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l'homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n'y a pas place pour l'exploitation. Aussi s'enfuiront-ils jusqu'aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.
    Ainsi le socialisme d'abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification, et d'envahissement  en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe.


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  •        Bisexualité, hétérosexualité, homosexualités,        hermaphrodisme, transsexuel(le)s, pédophilie, inceste,  travestis…, sur le vif, quelques réflexions sur la sexualité.

                                        David/Myriam

    Nous sommes tous bisexuels, androgynes et hermaphrodites.
    Abolition des genres et des ghettos sexuels.
    Ce n'est pas la sexualité qui est sale, mais les violences et la domination.


    Au-delà des pratiques plus ou moins exclusives, il est possible de dégager la véritable nature de la sexualité humaine.


    S’il s’en donne la peine, l'être humain est parfaitement capable de briser toutes les barrières artificielles et criminelles installées par les pseudo-sociétés (actuelles et passées) pour asservir et mutiler les gens sur les plans psychique, affectif et sexuel. Les différences d'âge et de sexe ne devraient pas avoir plus d'importance que la couleur de la peau ou des cheveux. L'homosexualité est maintenant assez bien reconnue dans certains pays, et on ne voit pas au nom de quoi on devrait interdire absolument des relations adultes-enfants. Il n'y a aucune raison valable d'interdire quoi que ce soit dans le domaine de la sexualité. Du moment que les partenaires sont libres et consentants, qu'ils ne subissent de contraintes d'aucunes sortes, ils devraient pouvoir faire ce qu'ils veulent.
    Ce n'est pas la sexualité qui est sale, c'est la violence, l'irrespect, l'éventuelle superficialité, l'hédonisme primaire, l'instinct de domination et d'appropriation de l'autre.

    Et qu'on ne me fasse pas le coup de "la sexualité c'est réservé à la procréation et donc ça ne concerne que des mâles et femelles en âge de procréer". Tout le monde sait bien que la procréation n'est qu'accessoire et que la sexualité n'a rien à voir avec le besoin de procréer. D’autant que la sexualité ne se limite pas aux seuls organes génitaux et s’étend à tout le corps et même au-delà. D’ailleurs, les animaux s’adonnent aussi au sexe pour le plaisir, et même à l’homosexualité. Il y a même des espèces animales qui sont hermaphrodites ou qui changent de sexe au cours de leur vie.

    Ce n'est pas parce que des criminels abusent de leur force physique ou de leur force de persuasion pour violenter des enfants que la possibilité de relations adultes-enfants est à rejeter dans tous les cas.

    D'ailleurs, au sein des familles et des couples hétérosexuels standards, on observe des tas de violences (sexuelles ou autres), et on n'interdit pas pour autant la famille et le couple hétérosexuel. Au contraire, on l'encourage. Sans parler des viols entre mineurs, des diverses discriminations dont sont victimes les femmes de par le monde dans des pays de sexualité dite "normale".
    De plus, les criminels sexuels (qu'ils s'en prennent à des enfants ou à des adultes) ne sont pas les seuls responsables de leurs crimes, la "société" (ses tabous, ses violences, ses tentations perverses et contradictoires...) et la famille qui les a élevés sont souvent tout aussi responsables de leurs dérives tragiques.

    Dans une société vraiment humaine, les enfants seraient mûrs beaucoup plus tôt. Ils deviendraient rapidement adultes au lieu qu'on les maintienne dans un infantilisme débile propice à tous les conditionnements sociaux. Je précise que nous n'encourageons pas à ignorer la loi, on est bien obligé de s'y conformer pour éviter de se retrouver en taule. Mais il est important de dénoncer l'absurdité et la violence des lois qui interdisent des relations (sexuelles-affectives) enfants-adultes et enfants-enfants (ou encore l'homosexualité, dans de nombreux pays). Il est important de dire que l'Amour ignore les frontières, que les choses pourraient se passer autrement si les gens étaient moins barbares. Avec des humains un peu évolués, des lois stupides ne seraient plus nécessaires pour tenter de contrôler les violences éventuelles, les tabous disparaîtraient et la sexualité ne serait qu'une composante de la relation parmi d'autres. Le sexe ne poserait pas plus de problème que le fait de manger ou dormir.

    Encore une fois, si une relation entre deux êtres humains est exempte de violences et de contraintes, si cette relation est envisagée dans une ambiance d'égalité, de respect mutuel, d'entraide mutuelle, d'élévation intellectuelle, artistique, spirituelle..., il n'y a AUCUNE raison de l'interdire. Et ce quel que soit l'âge ou le sexe des partenaires. En précisant qu'une relation, idéalement, devrait se vivre sous tous les plans : spirituels, intellectuels, artistiques, affectifs, sexuels.... Une relation devrait être un tout harmonieux, la sexualité fait partie de l'ensemble, et on ne voit pas pourquoi on exclurait telle composante (sexuelle ou autre d’ailleurs), sous prétexte que les tabous et les habitudes arriérés condamnent l'homosexualité ou les activités sexuelles au-dessous de 14 ou 12 ans.

    Evidemment, on ne pourrait avoir le même genre de sexualité avec un jeune de 10 ans, un adulte de 30 ans ou un vieux de 70 ans. Les gestes et "techniques" sont, bien entendu, à adapter selon les âges, les goûts et souhaits de chacun.

    En fait, la "société" a peur de tous les comportements hors normes qui risqueraient de mettre à bas ses fondements (famille hétérosexuelle, couple exclusif, infantilisation des enfants comme des adultes...). Les gens ont peur de leur propres pulsions, de leurs violences non-maîtrisées et des ouvertures possibles. Et ils prennent prétexte des violeurs d'enfants pour condamner la vraie pédophilie, car ils ont bien trop peur de réfléchir et de se remettre en cause. C'est plus facile d'accuser des criminels caricaturaux que de s'interroger sur la sexualité. C'est plus facile de se défouler contre des violeurs que de regarder en face tous les tabous. C'est plus facile d'accuser les autres de tous les maux que de reconnaître la part de responsabilité collective qui revient à tous ceux qui cautionnent une société criminogène.
    Souvent, ceux qui dénoncent l'homosexualité ou la pédophilie authentique (sans violences) en les traitant d'activités sales et répugnantes sont bien plus sales que ceux qu'ils s'efforcent de dénoncer sans réfléchir. Ils n'y a qu'à voir comment est traitée la sexualité dans la plupart des films grand public, ça ne fait pas envie. Si les gens dits "normaux" étaient moins pervers et sales, peut-être qu'il y aurait moins de prostitution, moins de pornographie débile, moins de films caricaturaux où on exalte la séduction outrageante et la baise à tout va.
    Qui fréquente les prostituées ? Qui achète des services sexuels à des filles le plus souvent battues et contraintes de faire ce sale boulot ? Qui ?? Eh bien le plus souvent, il s'agit de bons pères de famille, des modèles qu'il conviendrait de suivre !!

    Dans toute l’industrie publicitaire et cinématographique, les femmes (et les hommes) sont sexualisés de manière caricaturale . On aguiche par tous les moyens les spectateurs avec tous les artifices de séduction possibles : femmes-enfants, femmes-fatales, hommes-héros-musclés, jeunes-bien-lisses… Les mass médias excitent tant qu’ils peuvent les instincts sexuels, mais attention, il est interdit de passer à l’acte hors des normes établies. Sans même parler de ce qui est appelé pornographie, le marché du sexe réalise des profits colossaux grâce à la misère sexuelle générale qu’il contribue à renforcer. Les pubs "érotisées" omniprésentes permettent de manipuler à loisir en faisant fantasmer dans le vide. A défaut de réaliser leurs désirs secrets ou simplement leurs "besoins" légitimes, les consommateurs se jetteront sur les objets "proposés" comme substituts par la pub. Et ça marche !!
    Mais attention, si la sexualité stéréotypée (pénétration d’un vagin par une verge) s’étale dans tous les médias, des tas d’interdits, officiels ou officieux, sont là pour que les gens restent bien tranquilles. En gros, vous avez le droit, et même le devoir, de baver tant et plus devant les pubs avec des filles le cul à l’air avant de vous farcir bobonne, mais il est strictement interdit de sauter sur n’importe qui, d’aimer des ados, d’aimer plusieurs partenaires, de rejeter la famille au profit de la communauté, de vous promener librement en robe (si vous êtes un mâle) ou à poil, d’initier vos enfants aux jeux de l’amour... Sans compter les pays qui exécutent les homosexuel(le)s.
    Bref, la liberté sexuelle est surtout réservée aux mass médias, elle sert à faire acheter, pas à développer la subversion générale. A notre époque, la liberté sexuelle n’est plus qu’un leurre factice qui est utilisé pour nous rendre prisonniers de pulsions primitives. La pub exploite de manière éhontée une fausse liberté sexuelle pour nous enfermer davantage dans ses filets commerciaux.

    En fait, la bisexualité (ou plutôt l'omnisexualité comme le dit A. Larochelle) devrait être la règle pour tous. Nous sommes tous fondamentalement bisexuels, et même omnisexuels. Mais les gens préfèrent intérioriser et accepter toutes les mutilations barbares et absurdes que leur imposent leurs parents et tout le système social afin de vivre tranquilles dans la prison coconneuse que le système leur a fabriquée sur mesure. Et ils se contentent de s'agglutiner dans des couples hétérosexuels ou homosexuels misérables en hurlant contre les prétendus "déviants" qui leur rappellent leur déchéance consentie. Qu'il y ait des tas de violences dans les familles, que des tas de couples divorcent ou que des partenaires qui se sont juré fidélité aient des tas d'amant(e)s n'ébranle même pas leurs certitudes préfabriquées.

    Les plus grands criminels sexuels sont en fait les ardents défenseurs de la famille et du couple hétérosexuel puisqu'ils militent pour la mutilation dès l'enfance des virtualités humaines, et qu'ils préparent le terrain aux violeurs. Des gens frustrés, mal aimés dans leur enfance par des parents inaptes, bloqués par les tabous sociaux..., auront beaucoup plus de risque de devenir des violeurs que s'ils étaient élevés dans un milieu libre, égalitaire, aimant, qui les pousserait vers le haut au lieu de les tirer vers leurs plus bas instincts. Au passage, les malheureuses victimes de violences sexuelles feraient mieux de remettre en cause les structures sociales aberrantes qui ont favorisé l'essor de ceux qui les ont agressés plutôt que de se focaliser sur les seuls agresseurs.

    L'être humain est à la fois homme et femme. Certaines femmes sont bien plus viriles que certains hommes, et certains hommes sont bien plus féminins que certaines femmes. La différenciation des êtres humains selon les sexes repose sur du VENT, on aurait pu tout aussi bien les classer selon la couleur de leurs cheveux ou la longueur de leurs pieds !! Des différences physiques si mineures ne peuvent en aucun cas justifier une telle séparation.

    Toute la "littérature" fondée sur les prétendues attirances irrépressibles et "naturelles" entre garçons et filles repose en grande partie sur rien, sur des préjugés et sur la volonté de faire rêvasser les gens avec des histoires à l'eau de rose. Il ne s’agit pas de nier les organes génitaux, mais de bien se rendre compte qu’ils ne sont qu’une caractéristique secondaire. La vraie personnalité est bien plus subtile et plus profonde que la soi-disant identité sexuelle.
    Avec les connaissances génétiques et hormonales actuelles, les scientifiques savent bien que la frontière H/F est en fait tout à fait floue. Le mélange masculin/féminin ne se situe pas seulement au niveau psychologique. D'un point de vue biologique, hommes et femmes ne sont pas si différents qu'on veut nous le faire croire. On classe encore les gens en garçons et en filles uniquement pour se rassurer et perpétuer les traditions de domination.

    Chacun est composé d'un subtil mélange de féminité et de virilité, ce mélange est totalement indépendant du sexe physique. Selon les situations et les activités, une femme ou un homme (au sens habituel) aura des comportements virils ou féminins, et c'est très bien ainsi. Ceux qui veulent inculquer, dès la naissance, des comportements stérérotypés aux enfants (garçons-voitures, filles-poupées) en fonction du sexe physique sont de véritables bourreaux qui obligent les jeunes à se séparer d'une grande part d'eux-mêmes. Cette mutilation les atrophie et les fragilise, et il est dur (mais possible) de s'en remettre. Le fait que les adultes ont ensuite des comportements conformes aux attitudes qui ont été décidées pour chaque sexe ne prouve que l’efficacité des conditionnements (mais il y a des "ratés"...). Cette ségrégation sexuelle mutilante et barbare est un des plus grands crimes qu'ait jamais commis la prétendue humanité contre elle-même. Plus vite on y mettra fin, mieux on se portera.
    Si on ajoute à ça le fait que les enfants sont interdits de vraie sexualité et de vraies relations jusqu’à un âge avancé, on touche du doigt l’ampleur du désastre. Pour se perpétuer et asseoir sa domination sur les êtres, ce système social monstrueux n’hésite pas à infliger une terrible double mutilation aux enfants qu’il prétend par ailleurs vénérer et protéger ! C’est vraiment énorme !

    Bien entendu, vous trouverez une armée de spécialistes (en désinformation) qui, bien qu’obligés de reconnaître la réalité de la bisexualité humaine et de la sexualité infantile, vous diront qu’il faut réprimer et oublier tout ça dans l’intérêt de l’enfant ! C’est comme si on disait : "votre enfant pourrait marcher à 2 ans, mais il vaut mieux le laisser ramper par terre jusqu’à 15 ans" ! Ces enfoirés sont les pires gardiens de l’ordre établi. La plupart utilisent leur aura "scientifique" pour imposer leurs conceptions arriérées de la sexualité humaine. Il est impossible de mesurer les conséquences de toutes ces vies brimées dès l’enfance, de toutes ces frustrations et incompréhensions, mais on peut être certain qu’elles sont énormes.

    Prenons une comparaison : dans cette “société”, les êtres humains sont comme des poules de batterie dans une cage. Ils se blessent sans arrêt aux parois de grillage, car la prison n’est pas le milieu qui leur convient le mieux. Pour apaiser les souffrances, au lieu de supprimer la cage, les psys (la plupart) et les censeurs vont s’attacher à sectionner les membres blessés et à ligaturer tout ce qui dépasse du gabarit fixé par les normes en vigueur. Génial, on ne souffre plus (c’est encore à voir, tant qu’on a un corps et une conscience...), mais au prix de morceaux en moins et d’un étouffement perpétuel. Le poulet de batterie, mou et sans saveur, devient alors l’idéal de l’humanité. Personne n’a le courage de sortir de la cage où on veut l’enfermer. Avec la complicité de ses propres victimes, le “système” fabrique des êtres fonctionnels, calibrés pour la vie de famille et la consommation, et aptes à reproduire indéfiniment le système d’oppression sur leurs propres enfants. Ce avec la bénédiction des Eglises officielles, des Etats, de la plupart des éducateurs, médecins, psys, philosophes... Bienvenue dans le camp de concentration à l’échelle planétaire fabriqué par, et pour tout le monde !

    La bisexualité, ce n'est pas la confusion ou la recherche du plaisir hédoniste, c'est au contraire assumer en conscience sa nature humaine en se dressant contre les pressions externes mutilantes. Ce qui n'interdit pas à priori des relations qui ne durent pas dans le temps, à condition que les choses soient claires et que les partenaires ne cherchent pas à fuir par ce biais tout type d'engagement.

    Il faudrait abolir définitivement cette distinction homme/femme en la rendant complètement anecdotique. Tout être humain pourrait s'adonner à n'importe quelle activité, les tâches seraient accomplies par tous (finies les tâches spécifiquement "féminines" ou "masculines"). Supprimons aussi le mariage qui limite scandaleusement l’amour humain à un seul couple. On pourrait donner des prénoms masculins aussi bien aux garçons qu'aux filles (même chose pour les prénoms féminins). D'ailleurs, on pourrait inventer des prénoms androgynes. Il faudrait aussi transformer le langage pour effacer les distinctions abusives H/F. On pourrait par exemple dire "il" ou "elle" aussi bien à un garçon qu'à une fille, suivant les situations, suivant ce qu'on veut exprimer, en introduisant beaucoup plus de nuances que la bête "binarité" masculin/féminin actuelle. Sans parler des horreurs de type Talibans, Arabie Saoudite ou Iran, il est déjà abominable d'observer en Europe à quel point garçons et filles vivent séparément et ont souvent des relations fondées sur la violence ou les stéréotypes les plus vides. Ajoutons aussi l'absurdité de la séparation jeunes-adultes, jeunes-vieux...

    Quelques mots à présent sur les mutilations chirurgicales horribles, inutiles et traumatisantes que subissent quantité d'enfants qui naissent plus ou moins hermaphrodites (ou intersexuels). Ces enfants (environ 6000 par an) naissent avec un mélange des deux sexes : un vagin et un long clitoris, une petite verge sans testicules, un vagin interne sans orifices de sortie..., toutes les combinaisons sont possibles. Eh bien, au lieu de laisser telles quelles ces merveilles de la nature en se contentant d'intervenir le minimum pour de strictes raisons de santé, certains barbares scientifiques forcent les parents à accepter pour leurs enfants des opérations lourdes qui laisseront des traces toute leur vie. Ils mutilent et bourrent d'hormones ces jeunes pour des raisons uniquement de convention sociale, pour qu'ils aient un sexe défini : mâle ou femelle. Il s’agit de rassurer ses amis en leur disant s’ils peuvent acheter un pyjama rose ou bleu ! Prétendus parents et prétendus médecins ne supportent pas cette soi-disant indifférenciation et veulent à tout prix clarifier les choses à coups de bistouri. Résultat : de nombreux hermaphrodites se trouvent très mal psychologiquement, sans parler des opérations à répétition, des traitements qu'ils doivent suivre éventuellement toute leur vie, des infections génitales fréquentes... Souvent, ils n'arrivent pas à avoir une vie sexuelle épanouie à cause des opérations. Une fois adultes, la quasi-totalité d'entre eux auraient préféré qu'on les laisse intacts. Souvent, ils se sentent toujours plus ou moins "ambigus". Mais ça ne fait rien, les chirurgiens nazis continuent leur sinistre besogne (environ 5 opérations par jour aux USA). J’ai vu sur France 3 un documentaire édifiant de Phillys Ward le 8 janvier 2001 sur le sujet.
    Arbitrairement, les bourreaux fabriquent un vagin, raccourcissent un clitoris ou allongent une verge pour que les intersexuels ressemblent aux autres ! Ils se préoccupent moins du bien-être de ces hermaphrodites plus ou moins accomplis que du confort de l’entourage. ACH, tout le monde doit avoir un sexe clair que l’on peut marquer sur les papiers d’identité. Ils ignorent complètement les témoignages des personnes qui sont très contentes de leurs organes bizarres.
    Les atrocités imposées aux hermaphrodites sur un plan physique sont exactement semblables à celles que la "société" impose à tout le monde sur un plan psychique. Pour les hermaphrodites, c’est encore pire puisqu’ils sont charcutés sur tous les plans.

    Ce ne sont pas les hermaphrodites (ou intersexuels) qui sont des monstres, ce sont les imbéciles qui veulent les faire rentrer de force dans le moule de la bipolarité sexuelle. Les monstres, ce sont ceux qui se laissent faire par le système et qui détruisent leur part féminine ou masculine pour ne garder que celle qui correspond à leurs organes génitaux, car ils se transforment en unijambistes incomplets. Les hermaphrodites sont au contraire des messagers, des ponts très précieux entre les 2 sexes, un exemple de ce que pourrait être l'humanité. Par leurs prétendues difformités, ils traduisent sur un plan physique la bisexualité psychique qui est le fondement de chaque personne. Nous sommes tous des hermaphrodites dans nos têtes !! Qui sait si les êtres humains ne deviendraient pas tous hermaphrodites aussi sur un plan physique s’ils assumaient leur vraie nature bisexuelle ?

    Il faudrait aussi sortir pour de bon de la famille, qu'elle soit bi ou mono-parentale, pour aller vers une forme de vie ensemble beaucoup plus conforme aux promesses de la nature humaine, à savoir la communauté. Un regroupement d'une dizaine de personnes serait profitable à tout le monde. Egalité absolue, pas de barrières d'âge ou de sexe. Chacun essaye de former un couple autonome avec chacune des autres personnes. Tous les adultes seraient parents des enfants éventuellement présents (chacun peut être père et mère). Ce fonctionnement faciliterait en outre les relations adultes-enfants et enfants-enfants. On ne parlerait plus d'inceste ou de pédophilie, mais d'amour et d'éducation ; on ne parlerait plus d'homosexualité, mais de relations entre deux humains... Toutes les sexualités exclusives, caricaturales et renfermées peuvent s’effacer devant la sexualité et l’amour, avec toutes les combinaisons et nuances possibles.

    C'est ce type de structure que nous avons essayé de mettre en œuvre concrètement, sauf que nous nous sommes interdit les relations adultes-mineurs pour ne pas être des hors-la-loi. Je précise que nous ne nous livrons pas à la débauche et aux partouzes débridées, mais que nous envisageons d'avoir plusieurs relations en parallèle, dans le temps et de manière constructive. Un vraie communauté est très difficile à maintenir, mais le peu que nous avons pu mettre en oeuvre nous a démontré que nos idées étaient tout à fait bonnes et praticables. Pas besoin d'attendre l'an 3000 ou 4000, si on se débarrasse de nos violences et des conditionnements sociaux. C’est parfaitement possible, s'il y a un but commun solide.

    Pour l'anecdote et montrer qu'il ne s'agit pas d'élucubrations dans le vague, quelques mots sur moi.
    Personnellement, j'ai eu des relations avec des hommes et des femmes de différents âges (encore une fois pas avec des mineurs) et ça ne m'a posé aucun problème. Même si des restes de conditionnements me font plus "spontanément" loucher du côté des filles que des garçons, je crois que je suis parfaitement bisexuel, que je me moque complètement du sexe des gens. Ce qui compte, c'est l'amour, la profondeur, la tendresse, pas la couleur des organes. Si j’étais une femme, je serais au moins lesbienne et hétérosexuelle. Par moments, je me sens plus féminin, parfois j'ai une attitude carrément virile. J'essaye de ne rien réprimer et de laisser parler les 2 "natures". Par exemple, j'adore faire du VTT dans la boue, et à d'autres moments, j’aime porter des robes et des sous-vêtements en dentelle. Parfois, le soir à la maison, je m'habille en "fille". D'ailleurs, j'enrage de ne pas pouvoir librement mettre des robes et me balader dans le village alentour. La question des vêtements n'est pas importante en soi, mais elle montre bien que l'on ne peut pas faire ce que l'on veut, c'est symbolique des blocages actuels. Dans une véritable société, il n'existerait plus de vêtements féminins ou masculins. Il y aurait toute une gamme d'habits, et chacun porterait ce qui lui plaît suivant ses goûts, ses activités du moment, son physique... Une robe et des bijoux pour aller au ciné, un bleu pour bêcher le jardin, une jupe pour faire du tennis, un pantalon pour tous les jours... (d'ailleurs, on observe que dans d'autres pays des hommes portent des kilts, des burnous, des vêtements amples, des bijoux...)


    Un dernier paragraphe sur la transsexualité

    Ceux qui se font opérer volontairement pour changer de sexe sont largement victimes des aberrations de cette "société", plus particulièrement de la bipolarité génitale exacerbée. Il est tout à fait normal que des individus porteurs de sexe mâle se sentent totalement féminins, ou que des individus porteurs de sexe femelle se sentent totalement masculins. Quoiqu'on puisse se demander s'ils ne poussent pas un peu le bouchon pour être mâle ou femelle comme tout le monde ? Mettons qu'ils estiment que leur vie psychique ne correspond pas du tout à leur sexe physique. Et alors ? C’est très bien, et ce n’est pas une raison pour s’engager dans des opérations longues, coûteuses et inutiles. On peut très bien vivre et assumer son psychisme particulier, quelle que soit la "couleur" de ses organes génitaux, de ses chromosomes et de ses hormones. Rien à cirer des impératifs sociaux artificiels d’adéquation organes/comportements. Moi aussi, j’ai parfois envie de changer de sexe, ou d’avoir les 2 en même temps (mon côté hédoniste), mais on ne peut pas toujours vouloir ce qu’on n’a pas.

    Le problème vient des pressions constantes de la "société" pour que les femelles aient des comportements dits de filles et les mâles des comportements dits de garçons, ce au mépris du bon sens et de la réalité criante. Et ensuite, celles et ceux qui ne sont pas complètement étouffés, et/ou qui ont une féminité/masculinité débordante (en opposition avec leurs organes génitaux), vont se sentir "obligés" de changer de sexe. Certains vont même sombrer dans le suicide ou la prostitution, tellement ils seront rejetés et mal-aimés.

    Qu’on se le dise : ce sentiment d’inadéquation entre le genre d’organe que l’on porte et ce qu’on a dans la tête n’a rien à voir avec une erreur de la nature, une confusion mentale, une maladie, une infirmité ou une quelconque tare. C’est parfaitement "naturel", sain et normal. Les tarés, ce sont ceux qui veulent vous faire des traitements chimiques ou psychiatriques pour vous faire ressembler aux mutilés ordinaires (ceux qui ignorent leur bisexualité foncière). Il faut l’assumer et le vivre au lieu de le réprimer ou de le "fuir" dans une opération de changement de sexe qui aurait l’air de donner raison à ceux qui prétendent qu’on doit être clairement homme ou femme.

    Victimes des préjugés que la "société" a imprimés avec force en eux, les transsexuels croient qu’ils sont obligés de se faire opérer pour vivre enfin leur vraie nature. Une fois métamorphosés, certain(e)s vont même singer de manière caricaturale les comportements et costumes stérérotypés des garçons (gros bras, poils et débardeur) et filles (mini jupe ras la touffe et maquillage femme-fatale) certifiés conformes d’origine par leurs papiers d’identité.

    Il est vrai qu’il est très difficile, dans cette "société", de s’assumer et de devenir soi-même. Des pressions énormes s’exercent sur celles et ceux qui veulent sortir des rangs de la dichotomie génitale. Il faut développer une forte personnalité et ne pas avoir peur d’être rejeté et montré du doigt pour vivre selon sa vraie nature. Encore faut-il savoir dégager sa véritable nature de la gangue de réflexes instinctifs que les mauvaises habitudes et la pseudo-éducation nous ont bourrée dans le crâne...

    La solution n’est pas de changer de sexe, mais de vivre librement avec les organes que nous a donnés la nature (et qui sont forcément les meilleurs), en oubliant les injonctions normatives. Quitte à porter des jupes ou à délirer en Drag Queen s’il le faut. Dans une vraie société qui se préoccuperait réellement du sort des gens, finies les crispations sur les pénis, les seins ou les foufounes. Le fondement de l’identité serait ailleurs. Il n’y aurait plus de transsexuel(le)s, le problème ne se poserait même plus. En quelque sorte, chacun "changerait" de sexe en permanence par le biais d’activités variées qui couvriraient toute la gamme des attitudes féminines ou masculines. La féminité (écoute, tendresse, patience...) et la virilité (force, courage, esprit d’initiative...) sont des caractéristiques humaines qui sont en fait totalement dissociées du type d’organes sexuels dont on est porteur.

    Comme pour l’hermaphrodisme, le "problème" des transsexuel(le)s est artificiellement et criminellement créé de toutes pièces par les structures nauséabondes dans lesquelles nous sommes obligés de survivre, en attendant de les reconstruire...

    Conclusion

    Dans tous les pays et à toutes les époques, des "déviants" sont présents en nombre : travestis, homosexuel(le)s, transsexuel(le)s, hermaphrodites en tous genres, pédophiles, Drag Queens, bisexuel(le)s... Leur nombre est certainement beaucoup plus important que ce qu’indiquent les statistiques, ce phénomène est souvent étouffé et obligé de rester caché. Si on ajoute tous ceux qui ont conscience de tendances qu’ils n’osent pas mettre en pratique (notamment l’homosexualité), ça fait beaucoup de monde susceptible de sortir de l’hétérosexualité familiale utile au système. Si on ajoute ceux qui ignorent leur état de bisexuels en puissance, on arrive à la totalité de gens !

    Quels que soient leurs défauts et leurs limites, l’ensemble de ces "déviants" montre de manière irréfutable et flagrante que les normes sexuelles actuelles aggravées de la bipolarité génitale sont totalement criminelles et contraires aux immenses possibilités d’amour que porte l’humanité. C’est en fait la sexualité dite normale imposée partout (une verge dans un vagin, point) qui est une monstrueuse déviation, une atteinte permanente aux droits de l’homme et à la dignité humaine.

    Il n’y a qu’à en voir les conséquences tragiques pour achever de s’en convaincre :

    viols en tout genre
    mariages forcés
    inégalités H/F dans tous les pays
    mutilations (hermaphrodites, transsexuels, circoncision..)
    misère affective et solitude généralisées, pour tous les hors cadres
    prostitution dans tous les pays
    suicides
    lynchage de gays ou de lesbiennes, de pédophiles non-violents...
    exclusion de tous ceux qui dérangent...etc...

    La quasi-universalité des tabous (avec des nuances selon les cultures et les époques) montre que ce sont finalement les gens qui les réclament. Ils préfèrent s’automutiler d’une manière ou d’une autre plutôt que de prendre en charge leur vraie nature. Les temps semblent avoir bien changé depuis mai 68. A présent, on a l’impression d’un retour en force et en douce de toutes les formes de répressions.

    Il n’empêche que l’abolition des interdits et de la classification génitale permettrait d’y voir plus clair et d’améliorer la situation. Ca ne ferait pas disparaître toutes les violences pour autant, faut pas rêver, mais ça supprimerait ce mauvais terreau si propice aux horreurs et aux injustices.
    D’un autre côté, si les gens s’engageaient réellement dans cette redéfinition de la sexualité humaine, ça voudrait dire qu’ils commencent à changer de cap de manière générale. Ca voudrait dire qu’ils envisagent de vraies relations, la transformation de la violence en amour, le partage des ressources...

    Le refus des Hommes de se prendre en main, de s’engager dans un Projet collectif humain, a fait naître des structures sociales aberrantes, elles-mêmes sources d’horreurs en tous genres, dans le domaine de la sexualité comme ailleurs. La solution n’est pas dans l’aménagement superficiel de ce qui existe, mais dans une redécouverte de l’Homme, de ce qu’il est et de sa "mission" sur Terre.

    Il ne sert à rien de s’attaquer aux conséquences, il faut toujours remonter aux sources.

    Pour finir, à ceux qui diraient qu'en prônant la bisexualité (et la disparition des lois qui répriment les relations enfants-enfants et enfants-adultes), je m'abaisse au rang d'animal, je répondrai que j'aimerais être aussi libéré que le sont les singes Bonobos qui pratiquent sans complexes et sans vergogne toutes les formes de sexualité, sans violences, et quel que soit l'âge ou le sexe des partenaires. Il faut souhaiter à l'humanité de devenir aussi évoluée que les Bonobos sur le plan de la sexualité.

    Espérons que les êtres humains n'attendront pas l'an 3000 pour changer radicalement de cap (sur le plan de la sexualité comme sur tous les autres : politique, religieux, économique, santé, rapport à la nature...). Car en l'an 3000, il sera peut-être trop tard, les prétendus humains se seront totalement détruits et auront détruit la planète avec eux.


    http://www.mutations-radicales.org/articles/bisexualite-hermaphrodisme.htm


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  • Courte biographie de Voltairine de Cleyre
    suivi de
    Traditions américaines et défi anarchiste
    Chris Crass

    (Pour rédiger ce bref résumé de la vie de Voltairine de Cleyre, Chris Crass s'est surtout servi du livre de Paul Avrich, inédit en français à ce jour. C'est pourquoi cet ouvrage est cité fréquemment dans le texte ci-dessous. Certains passages étant repris dans l'article suivant du même auteur ("Traditions américaines et défi anarchiste"), nous avons conservé uniquement ce qui concernait la vie de Voltairine, en indiquant les coupes effectuées. Ceux qui désirent consulter le texte intégral, en anglais, le trouveront sur le site infoshop.org-anarcha-feminism).

    Courte biographie de Voltairine de Cleyre

    Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866 à Leslie, dans le Michigan. Libre-penseur, son père admire beaucoup Voltaire, notamment sa critique de la religion, ce qui explique le choix du prénom de sa fille. Le grand-père maternel de Voltairine avait défendu des positions abolitionnistes et participé au "chemin de fer souterrain" (à la filière clandestine) qui aidait les esclaves à fuir jusqu'au Canada. Quant au père de Voltairine, lui-même, il avait émigré de France et était un artisan socialiste et libre-penseur. Il travaille de très longues heures pour gagner un maigre salaire, sa femme fait des travaux de couture à domicile, mais leurs enfants sont constamment "sous-alimentés" et "très faibles physiquement". Selon Addie, l'une des sÏurs de Voltairine, leur enfance misérable explique le radicalisme de Voltairine ainsi que " sa profonde sympathie et sa compréhension pour les pauvres". Ces difficultés matérielles contribuent également à multiplier les points de friction entre leurs parents, qui finissent par se séparer.
    L'enfer du couvent
    Voltairine étudie ensuite pendant trois ans et demi dans un couvent où son père l'envoie pour combattre sa paresse et son absence de bonnes manières. Pourquoi cet homme anticlérical et libre-penseur a-t-pris une telle décision? Avrich pense qu'il était exaspéré par la situation  économique dans laquelle il se trouvait et ne voulait pas que Voltairine connaisse la pauvreté. Il espérait que la formation acquise au couvent aiderait sa fille à se défendre dans la vie.
    Cette expérience va influencer toute l'existence de Voltairine. Si elle apprit beaucoup de choses, notamment à parler français et à jouer du piano, ce séjour dans une institution catholique poussa aussi son esprit rebelle dans une direction anti-autoritaire.
    Dans son essai "Comment je devins anarchiste", elle explique l'impact et l'influence durables du couvent sur sa pensée. "J'ai réussi finalement à en sortir et j'étais une libre-penseuse lorsque j'en suis partie, trois ans plus tard, même si, dans ma solitude, je n'avais jamais lu un seul livre ni entendu une seule parole qui m'ait aidé. J'ai traversé la Vallée de l'Ombre de la Mort, et mon âme porte encore de blanches cicatrices, là où l'Ignorance et la Superstition m'ont brûlé de leur feu infernal, durant cette sinistre période de ma vie. A côté de la bataille de ma jeunesse, tous les autres combats que j'ai dû mener ont été faciles, car, quelles que soient les circonstances extérieures, je n'obéis désormais plus qu'à ma seule volonté intérieure. Je ne dois prêter allégeance à personne et ne le ferai jamais plus; je me dirige lentement vers un seul but: la connaissance, l'affirmation de ma propre liberté, avec toutes les responsabilités qui en découlent. Telle est, j'en suis convaincue, la raison essentielle de mon attirance pour l'anarchisme."
    La libre-pensée
    Dès qu'elle quitte le couvent, Voltairine se met à donner des cours particuliers de musique, de français, d'écriture et de calligraphie, activité qui lui permit de gagner son pain jusqu'à sa mort. Voltairine commence parallèlement une carrière de conférencière et d'écrivaine. Voulant se débarrasser des influences autoritaires de l'Eglise sur sa formation intellectuelle, elle se lance avec ferveur dans le mouvement pour la libre-pensée, en pleine croissance à l'époque. Selon l'auteure féministe Wendy McElroy ce courant "anticlérical, antichrétien, voulait obtenir la séparation de l'Eglise et de l'Etat afin que les questions religieuses dépendent seulement de la conscience et de la faculté de raisonner de chaque individu". Comme l'explique Avrich, "anarchistes et libres-penseurs eurent toujours beaucoup d'affinités car ils partageaient un point de vue anti-autoritaire et une tradition commune de radicalisme laïciste." C'est à travers son engagement pour la libre-pensée que Voltairine découvrit l'anarchisme Ñ évolution classique à l'époque pour beaucoup de libertaires, en tout cas ceux qui étaient nés aux Etats-Unis.
    En 1886, Voltairine commence à écrire pour un hebdomadaire libre-penseur The Progressive Age et en devient rapidement la rédactrice en chef. A l'époque elle donne des conférences dans la région de Grand Rapids, Michigan, où elle vit, et dans d'autres villes de cet Etat. Elle traite de sujets comme la religion, Thomas Paine (1), Mary Wollstonecraft (2) (qui était l'une de ses héroïnes) et la libre-pensée. Voltairine prend la parole à Chicago, Philadelphie et Boston. Elle participe aussi fréquemment à des tournées de conférences organisées par l'American Secular Society (Association laïciste américaine) à travers tout l'Ohio et la Pennsylvanie. Elle s'adresse à des groupes rationalistes, des clubs libéraux et des associations de libres-penseurs. Sa réputation d'oratrice grandit et ses auditeurs trouvent ses conférences "riches et originales" comme l'écrivit Emma Goldman. Elle envoie aussi des articles et des poèmes aux principales publications laïcistes du pays.
    En décembre 1887, Voltairine commence à s'intéresser aux questions économiques et politiques, après avoir écouté une conférence sur le socialisme présentée par Clarence Darrow (3). Écrivant un article à ce sujet dans The Truth Seeker, elle remarque: "C'était la première fois que j'entendais parler d'un plan d'amélioration de la condition ouvrière qui explique le cours de l'évolution économique. Je me suis précipité vers ces théories comme quelqu'un qui s'échapperait en courant de l'obscurité pour trouver la lumière." Quelques semaines plus tard, Voltairine se déclare socialiste. Elle est attirée par le message anticapitaliste de ce courant et son appel à la lutte de la classe ouvrière contre l'ordre économique dominant. Cependant, comme l'explique Emma Goldman, son "amour inné de la liberté ne pouvait se concilier avec les conceptions étatistes du socialisme". Voltairine se trouve obligée de défendre le socialisme dans des débats avec les anarchistes, à un moment décisif pour l'histoire de ce courant. En effet, le 11 novembre 1887, quatre anarchistes sont pendus par l'Etat d'Illinois. Ils passeront à la postérité sous le nom des "martyrs de Haymarket". Leur emprisonnement, leur procès grotesque et leur exécution déclenchent un vaste mouvement de solidarité dans le monde entier.
    . "Qu'on les pende!"
    En mai 1886, lorsque Voltairine entend parler pour la première fois de l'arrestation des anarchistes de Chicago, elle s'exclame: "Qu'on les pende!" Elle se trouve momentanément emportée par la vague d'hostilité contre les anarchistes, les syndicats et les immigrés qui se répand dans le pays. En effet, la presse entame une violente campagne à partir du 5 mai, le jour suivant la tragédie de Haymarket. Rappelons l'enchaînement des faits.
    Le 1er mai 1886, une grève générale éclate dans les principales villes des États-Unis. Des centaines de milliers d'ouvriers manifestent dans les rues en exigeant la mise en application immédiate de la journée de 8 heures. Le combat pour la réduction du temps de travail a pris de l'ampleur depuis quelques années dans les principaux centres industriels du pays. Chicago est à l'avant-garde de ce mouvement, que les anarchistes dirigent et organisent dans cette ville. La presse bourgeoise les dénonce constamment et les patrons craignent le pouvoir croissant des organisations ouvrières. Le 3 mai 1886, la police de Chicago ouvre le feu sur des grévistes, tuant et blessant plusieurs personnes. Les anarchistes appellent alors à un rassemblement de protestation le lendemain. Le 4 mai, un meeting se tient à Haymarket Square où plusieurs centaines d'ouvriers viennent écouter des syndicalistes radicaux. La police encercle le rassemblement et le déclare illégal. Les flics chargent les travailleurs mais tout à coup quelqu'un, du côté des manifestants, lance une bombe qui tue un officier de police et en blesse plusieurs autres. Les flics organisent immédiatement une série de descentes et de perquisitions dans les domiciles et les locaux des anarchistes, arrêtant et interrogeant des centaines de sympathisants. Huit hommes sont jugés responsables de l'attentat et déclarés coupables de meurtre, même si certains d'entre eux n'étaient même pas présents sur les lieux. Deux militants sont condamnés à perpétuité, un troisième à 15 ans, un quatrième se suicide parce qu'il dénie à l'Etat le droit de lui ôter la vie, et les quatre derniers sont pendus le 11 novembre 1887.
    Voltairine regrette rapidement sa réaction initiale et, peu après l'exécution des martyrs de Haymarket, elle se convertit à l'anarchisme. L'anniversaire de l'exécution des martyrs de Haymarket devient une date importante pour le mouvement ouvrier international, et particulièrement aux Etats-Unis. Les cérémonies organisées à cette occasion sont aussi l'occasion de se compter et de donner une nouvelle impulsion au combat contre l'exploitation. Beaucoup d'auditeurs trouvent les discours de Voltairine particulièrement passionnés et stimulants. Elle prend la parole aux côtés d'autres anarchistes célèbres comme Emma Goldman, Alexander Berkman et Lucy Parsons, l'épouse d'un des martyrs de Haymarket, Albert Parsons, et l'une des organisatrices les plus infatigables du mouvement. Chaque année, Voltairine participe à ces manifestations, même lorsqu'elle est profondément déprimée ou malade car elle y puise de l'inspiration et du courage.
    "L'année 1888 marque un tournant dans la vie de Voltairine de Cleyre, explique Avrich. C'est l'année où elle devient anarchiste et écrit ses premiers essais anarchistes, mais aussi l'année où, pendant une tournée de conférences, elle rencontre les trois hommes qui vont jouer un rôle important dans sa vie: T. Hamilton Garside, dont elle tomba passionnément amoureuse; James B. Elliott, dont elle eut un enfant; et Dyer D. Lum, avec lequel elle entretint une relation intellectuelle, morale et physique, qui fut plus importante que celles avec Garside et Elliott, mais qui se termina, comme les autres, par une tragédie."
    Trois échecs
    Garside donnait lui aussi des conférences sur la lutte sociale et lorsque Voltairine tombe amoureuse de lui, elle n'a que 21 ans. Il rompt rapidement avec elle et ce rejet la frappe cruellement, comme en témoignent nombre de ses poèmes de l'époque. Cette première expérience négative la plonge dans une grave dépression, avivant sa sensation d'isolement, mais stimulant aussi sa réflexion féministe sur les relations entre les sexes et la façon dont la société réduit les femmes à un simple rôle d'objets sexuels.
    La relation de Dyer Lum avec Voltairine fut d'un tout autre ordre car elle influença profondément son évolution politique et qu'ils construisirent une amitié "indéfectible", selon Avrich. Lum avait vingt-sept ans de plus que la jeune femme et une grande expérience politique. Il avait appartenu au mouvement abolitionniste et s'était porté volontaire pour se battre pendant la Guerre de Sécession afin d'"en finir avec l'esclavage". Il connaissait bien la plupart des martyrs de Haymarket et avait milité avec eux. C'était un auteur prolifique et ils écrivirent à quatre mains un long roman social et philosophique, qui ne fut jamais publié et que l'on a malheureusement perdu. Ils menèrent aussi un travail de réflexion politique en commun. A l'époque, des débats très violents opposaient les différentes tendances idéologiques du mouvement anarchiste. Voltairine et Dyer Lum écrivirent de nombreux articles pour les publications de ces divers courants et avancèrent l'idée d'un"anarchisme sans adjectifs" (4). Dans l'un des essais les plus connus de Voltairine ("L'anarchisme"), elle défend l'idée d'une plus grande tolérance dans le mouvement anarchiste, étendant cette tolérance jusqu'à l'anarchiste chrétien Tolstoi et d'autres penseurs très critiqués par les athées du mouvement.
    Si les idées de Voltairine de Cleyre et Dyer Lum convergeaient sur de nombreux points, Avrich souligne qu'ils avaient aussi des divergences importantes, notamment en ce qui concerne "la position des femmes dans la société actuelle et ce qu'elle devrait être". A ce sujet, Voltairine prend une "position plus tranchée" que Lum. Ils n'ont pas non plus le même avis sur les moyens de changer la société. Lum pense que la révolution provoquera inévitablement une lutte violente entre la classe ouvrière et la classe patronale, conviction qu'il tire notamment de la Guerre de Sécession et des effets qu'elle eut sur l'abolition de l'esclavage. Voltairine penche plutôt pour la non-violence mais comprend ceux qui ont recours à d'autres méthodes. Elle désapprouve les différents assassinats commis par des anarchistes au tournant du XXe siècle mais cherche toujours à en expliquer les raisons. Lorsque le président McKinley fut abattu par Leon Czolgosz, elle déclara que la violence du capitalisme et l'inégalité économique poussaient les gens à utiliser la violence.
    Trois balles dans le corps
    Les opinions non-violentes de Voltairine et sa compréhension pour ceux qui utilisent la violence vont être brutalement mises à l'épreuve à la fin de l'année 1902. Comme nous l'avons déjà dit, Voltairine gagnait sa vie en donnant des cours particuliers. Elle enseignait surtout l'anglais à des familles et des ouvriers juifs pour lesquelles elle avait le plus grand respect et avec lesquels elle travaillait fréquemment. Un jour, l'un de ses anciens élèves, Herman Helcher, l'attend dans la rue et tente de l'assassiner. Il lui tire une balle dans la poitrine, puis, lorsqu'elle s'effondre, deux autres balles dans le dos. Elle réussit pourtant à se relever et à marcher encore plusieurs dizaines de mètres avant qu'un médecin, qui heureusement passait par là, vienne à son secours et appelle une ambulance. Elle est dans un état critique et l'on craint pour sa vie. Mais quelques jours plus tard, elle commence à récupérer et sa condition se stabilise. Ce qu'elle fait ensuite scandalise ou met en colère nombre de ses concitoyens, mais lui vaut, à long terme, le respect de pas mal de gens. Convaincue que le capitalisme et l'autoritarisme corrompent les êtres humains et les poussent à utiliser la violence, elle réagit, face à cette tentative d'assassinat, conformément à ses convictions. Voltairine refuse d'identifier Helcher comme son agresseur et de déposer la moindre plainte contre lui. En cela, elle "respectait les enseignements de Tolstoï, qui prônait de rendre un bien pour un mal" (Paul Avrich). Elle écrit ensuite une lettre qui sera publiée par le principal quotidien de Philadelphie, ville où elle habite à l'époque. "Le jeune homme qui, selon certains, m'a tiré dessus est fou. Le fait qu'il ne mange pas à sa faim et n'ait pas un travail sain l'a rendu ainsi. Il devrait être placé dans un asile psychiatrique. Ce serait une offense à la civilisation de l'envoyer en prison pour un acte commandé par un cerveau malade."
    "Je n'éprouve aucun ressentiment contre cet individu. Si la société permettait à chaque homme, chaque femme et chaque enfant de mener une vie normale, il n'y aurait pas de violence dans ce monde. Je suis remplie d'horreur quand je pense que des actes brutaux sont commis au nom de l'Etat. Chaque acte de violence trouve son écho dans un autre acte de violence. La matraque du policier fait naître de nouveaux criminels."
    "Contrairement à ce que croient la plupart des gens, l'anarchisme souhaite la "paix sur la terre pour les hommes de bonne volonté". Les actes de violence commis au nom de l'anarchie sont le fait d'hommes et de femmes qui ont oublié d'être des philosophes - des professeurs du peuple - parce que leurs souffrances physiques et mentales les poussent au désespoir."
    Après sa convalescence, Voltairine entame une série de conférences sur "Le crime et sa répression", la réforme des prisons et leur suppression. Elle continue à se battre pour que la justice soit clémente envers Helcher. Selon Avrich, "les propos de Voltairine de Cleyre sont largement évoqués dans la presse de Philadelphie". Les journaux locaux, qui avaient violemment critiqué l'anarchisme, adoucissent leur ton lorsqu'ils parlent de Voltairine et elle devient une sorte de célébrité car son attitude lui vaut même l'admiration de certains de ses plus farouches adversaires.
    La relation entre Voltairine et Dyer Lum se termine au bout de cinq ans lorsqu'il se suicide en 1893, au terme d'une grave dépression. Voltairine, elle-même, se trouva au bord du suicide plusieurs fois, suite à de profondes dépressions et à ses maladies.
    Le troisième homme important dans la vie de Voltairine se nommait James B. Elliott et elle le rencontra en 1888. Il militait dans le mouvement pour la libre-pensée et tous deux firent connaissance lorsque la Friendship Liberal League (5) invita Voltairine à venir parler à ses membres à Philadelphie. Voltairine vécut dans cette ville pendant plus de vingt ans, entre 1889 et 1910. Sa relation avec Elliott ne dure pas longtemps, mais elle se retrouve enceinte de lui et met au monde, le 12 juin 1890, le petit Harry de Cleyre. Harry allait être son seul enfant. Elle n'avait aucune intention d'être mère et ne voulait pas élever d'enfants. Selon Avrich, "physiquement, émotionnellement et financièrement, elle ne se sentait pas capable de faire face aux responsabilités de la maternité". Harry fut élevé par son père à Philadelphie. Si Harry et Voltairine eurent peu de contacts, Harry aima, respecta et admira toujours sa mère. D'ailleurs il prit son nom, et non celui de son père, et appela sa première fille Voltairine.
    Une militante infatigable
    A Philadelphie, Voltairine est très active dans divers domaines. Pour les femmes de la Ladies Liberal League, organisation de libres-penseuses dont elle a été l'une des fondatrices en 1892, elle met au point un programme de conférences sur des thèmes comme la sexualité, les interdits, la criminalité, le socialisme et l'anarchisme. Elle participe aussi à la création du Club de la science sociale, un groupe anarchiste de discussion et de lecture. Elle organise des réunions publiques qui attirent des centaines d'auditeurs désireux d'écouter des anarchistes et des syndicalistes radicaux qui viennent des quatre coins du pays. Elle collecte des fonds, s'occupe de la distribution de brochures et de livres, et se consacre à bien d'autres tâches pratiques. En 1905, Voltairine et plusieurs de ses amies anarchistes (notamment Natasha Notkin (6), Perle McLeod (7) et Mary Hansen), ouvrent la Bibliothèque révolutionnaire, qui prête des ouvrages radicaux aux ouvriers pour une somme modique et est ouverte à des heures convenant aux salariés.
    Voltairine de Cleyre voyage deux fois en Europe durant cette période. Pour ses activités de conférencière, elle avait parcouru les Etats-Unis de nombreuses fois, et en tant qu'organisatrice elle s'était occupée d'héberger des orateurs étrangers, ce qui lui avait permis de connaître de nombreux révolutionnaires européens. Invitée par les anarchistes anglais, elle se rend en Europe où elle donne des dizaines de conférences sur des sujets comme l'"histoire de l'anarchisme aux États-Unis", "l'anarchisme et l'économie", la "question des femmes" ou "l'anarchisme et la question syndicale". En Angleterre, elle rencontre des camarades russes, espagnols et français, et noue bien sûr de nombreux contacts et amitiés avec des anarchistes britanniques. A son retour aux Etats-Unis elle commence à écrire une rubrique intitulée "AmericanNotes" pour Freedom,un journal anarchiste de Londres (8). Elle entreprend aussi de traduire en anglais un livre de l'anarchiste français Jean Grave (9).
    Durant toute sa vie, elle traduisit de nombreux poèmes et articles du yiddish en anglais, et traduisit aussi de l'espagnol L'Ecole moderne,un livre de Francisco Ferrer (10) qui contribua à la création et l'essor de ce mouvement pédagogique aux États-Unis. Au début du XXe siècle, des dizaines d'écoles se créèrent pour mettre en pratique les méthodes d'éducation anarchiste et d'apprentissage collectif.
    Entre 1890 et 1910, Voltairine est l'une des anarchistes les plus populaires et respectées aux Etats-Unis, et dans le mouvement anarchiste international. Ses écrits sont traduits en danois, suédois, italien, russe, yiddish, chinois, allemand, tchèque et espagnol. Elle est aussi l'une des féministes les plus radicales de son époque, et contribue, avec d'autres femmes anarchistes, à faire progresser la dite "question féminine". En 1895, dans une conférence aux femmes de la Ligue libérale, elle déclare: "(la question sexuelle) est plus importante pour nous que n'importe quelle autre, à cause de l'interdit qui pèse sur nous, de ses conséquences immédiates sur notre vie quotidienne, du mystère incroyable de la sexualité et des terribles conséquences de notre ignorance à ce sujet". Toute sa vie, Voltairine a combattu le système de la domination masculine. Selon Avrich, "une grande part de sa révolte provenait de ses expériences personnelles, de la façon dont la traitèrent la plupart des hommes qui partagèrent sa vie É et qui la traitèrent comme un objet sexuel, une reproductrice ou une domestique."
    Voltairine et Emma
    Il existe de nombreuses similitudes entre Emma Goldman et Voltairine de Cleyre. Toutes deux ont été fortement influencées par l'exécution des martyrs de Haymarket, ont beaucoup voyagé pour donner des conférences et organiser des réunions, et ont beaucoup écrit pour des journaux révolutionnaires. Elles ont également combattu pour la libération des femmes dans la société et dans les rangs du mouvement anarchiste.
    Comme le remarque Sharon Presley: "Voltairine de Cleyre et Emma Goldman eurent des expériences très semblables avec les hommes car leurs amants avaient, ce qui n'était guère étonnant à l'époque, des conceptions très traditionnelles en matière de rôles sexuels. Mais si les deux femmes partageaient les mêmes idées politiques et les mêmes passions dans de nombreux domaines, elles ne furent jamais amies."
    Néanmoins, Voltairine et Emma surent mettre de côté leurs différends personnels à plusieurs occasions et se soutenir mutuellement. Emma vint à l'aide de Voltairine lorsque celle-ci fut gravement malade et Voltairine défendit publiquement Emma lorsqu'elle fut systématiquement arrêtée chaque fois qu'elle prenait la parole dans des réunions de chômeurs pendant la crise économique de 1908. A cette occasion Voltairine de Cleyre écrivit un essai intitulé "En défense d'Emma Goldman et de la liberté de parole". Lorsque Emma Goldman créa le journal Mother Earth,Voltairine devint aussitôt une fidèle collaboratrice et une ardente supporter. Après la mort de Voltairine, Mother Earthconsacra un numéro spécial à la vie et à l'oeuvre de Voltairine et, deux ans plus tard, en 1914, Emma Goldman et Alexander Berkman publièrent un recueil de textes de Voltairine de Cleyre, qu'ils présentèrent comme " un arsenal de connaissances indispensables pour l'apprenti et le soldat de la liberté".
    La révolution mexicaine
    Gravement dépressive et malade, Voltairine déménage à Chicago en 1910. Elle continue à écrire et donner des conférences, mais elle ne se départ pas d'un certain pessimisme historique et éprouve des doutes sur la valeur de sa propre contribution à la lutte pour la libération de l'humanité.
    "Au printemps 1911, à un moment où elle est plongée dans un profond désespoir, Voltairine reprend courage grâce à la révolution qui éclate au Mexique et surtout grâce à l'action de Ricardo Flores Magon (11), l'anarchiste mexicain le plus important de l'époque", écrit Avrich. Voltairine et ses camarades rassemblent des fonds pour aider la révolution et commencent à donner des conférences pour expliquer ce qui se passe et l'importance de la solidarité internationale.
    Flores Magon éditait le journal anarchiste Regeneracion, populaire non seulement au Mexique mais aussi dans les communautés mexicaines-américaines dans tout le Sud-Ouest des États-Unis. Voltairine devient la correspondante et la distributrice de ce périodique à Chicago et participe à la création d'un comité de soutien pour récolter des fonds et développer la solidarité.
    Au cours de la dernière année de sa vie elle écrit son remarquable essai sur l'action directe et soutint les syndicalistes des IWW. Sa santé s'affaiblit considérablement et elle meurt le 20 juin 1812. Deux mille personnes assistent à ses funérailles au cimetière de Waldheim, où elle est enterrée à proximité des martyrs de Haymarket.
    Notes du traducteur
    1. Thomas Paine(1737-1808). Journaliste et pamphlétaire britannique, il prit parti d'abord pour l'indépendance des colonies britanniques, lorsqu'il émigra en Amérique, puis pour la Révolution française. Député du Pas-de-Calais en 1792, il refuse de voter la condamnation à mort de Louis XVI. Il est emprisonné sous la Terreur et libéré après le 9-Thermidor. Sa critique des gouvernements établis et de l'Eglise, son plaidoyer pour la République, en font l'un des pionniers de la libre-pensée, même s'il n'était pas athée. Principaux ouvrages: Théorie et pratique des droits de l'homme, Le Sens commun, Le Siècle de la raison.
    2. Mary Wollstonecraft (1759-1797). Ecrivaine britannique qui défendit dans ses écrits la Révolution française et l'égalité pour les femmes. Epouse de l'anarchiste communiste William Godwin et mère de la future Mary Shelley. En français: Défense des droits de la femme,trad. M.T. Cachin, Payot.
    3. Clarence Darrow (1857-1938). Avocat et orateur. Il défendit les anarchistes de Haymarket puis des socialistes ou des syndicalistes comme Eugene Debs ou "Big Bill" Haywood.
    4. Autrement dit, sans étiquettes. Cf. "Traditions américaines et défi anarchiste"de Chris Crass,
    5. A l'époque le mot anglais liberal signifiait agnostique, sceptique, rationaliste voire athée !
    6. Natasha Notkin, militante révolutionnaire russe.
    7. Perle McLeod (1861-1915), militante anarchiste d'origine écossaise qui aida beaucoup Voltairine après la tentative d'assassinat dont cette dernière fut victime. Elle déclara à un journaliste: "Nous sommes pour tuer le système, pas les hommes. Rien ne sert de tuer les présidents ou les rois. Ce qu'il nous faut liquider, ce sont les systèmes sociaux qui rendent possible l'existence des présidents et des rois."
    8. Freedom,Fondé en 1886, ce journal existe toujours et paraît tous les 15 jours.
    9. Jean Grave (1854-1939). Cordonnier, autodidacte, il dirigea plusieurs journaux anarchistes (Le Révolté, La Révolteet Les Temps nouveaux)et vulgarisa les thèses de Kropotkine. Interventionniste pendant la Première Guerre mondiale, il continua à militer après 1918, malgré l'hostilité dont il était l'objet chez ses camarades antimilitaristes. Quelques titres parmi des dizaines: Le Machinisme, L'Individu et la société, La Colonisation, La Conquête des pouvoirs publics, La Société future, La Société mourante et l'anarchie, Le Mouvement libertaire sous la Troisième République,etc.
    10. Francisco Ferrer (1859-1909). Pédagogue et anarchiste espagnol. Fusillé pour avoir "inspiré idéologiquement" l'insurrection de 1909 contre l'expédition militaire espagnole au Maroc. Son innocence fut reconnue trois ans plus tardÉ
    11. Ricardo Flores Magon (1873-1922). Journaliste, il lutte contre la dictature de Porfirio Diaz et fonde le Parti libéral mexicain en 1905. Il évolue vers l'anarchisme après 1908. Emprisonné aux Etats-Unis en 1905, 1907, et 1912 pour son action militante, il est finalement condamné en 1918 à vingt ans de prison, en vertu d'une loi sur l'espionnage (!) et meurt dans le terrible pénitencier de Leavenworth. En français: Propos d'un agitateur,trad. M. Velasquez, 1993, L'Insomniaque.
    Traditions américaines et défi anarchiste
    De 1890 à 1910, Voltairine de Cleyre fut l'une des anarchistes les plus populaires et les plus célèbres aux Etats-Unis. Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s'intéressa à de nombreuses questions: religion, libre-pensée, mariage, sexualité féminine, formes de répression de la criminalité, rapports entre pensée anarchiste et traditions américaines, lutte des classes, mouvement pour le droit de vote des femmes et leur libération.
    Après sa mort, les différentes contributions de Voltairine de Cleyre à la pensée politique américaine ont été largement ignorées ou marginalisées. Si les sympathisants anarchistes actuels savent qu'elle a été une figure marquante de la tradition libertaire, ses écrits et ses discours n'ont pas bénéficié d'une grande audience depuis le déclin du mouvement anarchiste américain qui a commencé durant la Première Guerre mondiale et s'est accéléré dans les années 20, suite aux "raids de Palmer" (1), au procès et à l'exécution de Sacco et Vanzetti, et à toute une série d'expulsions, d'emprisonnements et d'assassinats qui ont réduit au silence certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire (2) de ce pays.
    Dans les années 60 et 70 (3), le renouveau des mouvements libertaires aux Etats-Unis provoqua un regain d'intérêt pour l'histoire de l'anarchisme. En 1978, un professeur d'histoire à l'université de Princeton, Paul Avrich, publia le premier de six livres consacrés à l'anarchisme américain. Il s'agissait d'une biographie intitulée An American Anarchist. The Life of Voltairine de Cleyre(Une anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de Cleyre).Les essais de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés dans les milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans la préface de son livre, Avrich écrit: "Libre-penseuse, féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre est toujours aussi actuelle soixante-dix ans plus tard (É). Elle a toujours critiqué de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé, la soumission de l'individu, la déshumanisation des travailleurs et la dévalorisation de la culture; sa vision d'une société libertaire, décentralisée, fondée sur la coopération volontaire et l'entraide, peut inspirer les nouvelles générations d'idéalistes et de réformateurs sociaux (4)."
    Lorsque l'on se penche sur les idées et la vie de Voltairine de Cleyre, on est forcément amené à s'intéresser au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre alors que les théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient dans plusieurs traditions américaines. La pensée anarchiste a toujours connu de multiples tendances. Voltairine de Cleyre croyait en ce qu'elle-même et d'autres ont appelé "l'anarchisme sans adjectifs". A l'époque, il existait déjà plusieurs écoles de pensée concurrentes qui divergeaient surtout à propos des questions économiques et des stratégies de changement social.
    Les deux tendances majeures étaient les anarchistes individualistes (anarchistes philosophes ou anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes (socialistes libertaires ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de Cleyre, ces deux courants avaient apporté une contribution positive et riche d'enseignements; les anarchistes devaient donc s'unir autour de leurs conceptions anti-autoritaires communes et laisser le champ libre à l'expérimentation en ce qui concerne les théories économiques et les méthodes d'agitation et d'organisation. Si certains furent convaincus par ces arguments, le mouvement resta cependant divisé sur ces questions. Dans ses propres écrits et au cours de son évolution théorique, Voltairine de Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s'ajouta à son apport original dans d'autres domaines. Avant d'exposer ses conceptions politiques proprement dites, il nous faut d'abord expliquer brièvement ce que représentaient l'anarchisme individualiste et l'anarcho-communisme aux États-Unis.
    Dans son travail pionnier sur l'anarchisme américain, Eunice Minette Schuster s'est attachée à décrire l'évolution de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu'en 1932, date de la publication de son livre Native American Anarchism: A Study of Left-Wing Individualism (L'anarchisme américain autochtone: une étude de l'individualisme de gauche).Dans cet ouvrage qui étudie l'anarchisme "purement" américain, elle relate l'évolution spécifique de l'anarchisme individualiste de Thoreau (5) jusqu'aux actions et aux écrits des époux Heywood (6) et de Benjamin Tucker (7).
    Thoreau a influencé tous les courants de la pensée politique américaine. Il "était un anarchiste dans le sens où il croyait en la souveraineté de l'individu et en la coopération volontaire", écrit Schuster. Et elle poursuit: "Il considérait que l'individu primait, qu'il était libre de vivre et d'agir selon ses meilleures inclinations, à la fois rationnelles et émotionnelles. Seules les relations de "bon voisinage" devaient exiger de lui un effort. Pour lui, la liberté et la justice étaient les valeurs essentielles." Elle cite ensuite Thoreau: "Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes seront prêts (pour une telle idée), tel sera le gouvernement qu'ils auront (8)". Walden,l'un des livres de Thoreau, ses essais sur John Brown (9), l'esclavage, et son étude classique sur la désobéissance civile constituent une des pierres angulaires de la pensée politique américaine et ces textes ont influencé la gauche radicale pendant des décennies.
    Quant aux époux Heywood, ils professaient un individualisme anarchiste centré sur le droit de l'individu à décider de ses relations sexuelles et maritales, à avoir accès au contrôle des naissances et à l'éducation sexuelle. Ils étaient également partisans de l'abolition de l'esclavage, négation même de la liberté individuelle. Les Heywood furent arrêtés de multiples fois et contraints de payer des amendes à cause des lois Comstock (10) qui interdisaient toute propagande (y compris par la poste) sur le contrôle des naissances, littérature considérée comme "obscène". Les Heywood venaient tous deux de la Nouvelle-Angleterre et, durant toute leur vie, ils défendirent l'idée que la liberté individuelle (telle qu'elle s'exprime dans les notions d'autonomie et d'indépendance dans la Déclaration d'indépendance) devait être élargie et défendue contre la force coercitive de l'État et des lois qui soumettaient les femmes, les esclaves africains et les Indiens (11).
    Benjamin Tucker est certainement l'anarchiste individualiste le plus connu, et celui dont les écrits ont été le plus lus à l'époque. Il publiait le journal Liberty. Selon lui, l'individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement de la pensée politique américaine qui a toujours mis l'accent sur les droits des individus. Il expliquait qu'il n'était lui-même qu'un "intrépide démocrate jeffersonien (12)".
    Tucker et les anarchistes individualistes croyaient également que l'on pouvait étudier scientifiquement la société. Selon eux, la science permettrait, un jour, de savoir comment organiser celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l'égalité. Le thème de la science et de la société intéressait des cercles très larges: le taylorisme et le fordisme (13) voulaient imposer un management scientifique pour augmenter au maximum la productivité des ouvriers et la marge de profit des patrons; les socialistes et communistes européens souhaitaient gérer l'économie de façon scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent à tous; les partisans du darwinisme social (14) prétendaient que la science avait déterminé ceux qui étaient aptes (ou inaptes) à la vie sociale et établi les hiérarchies entre les classes et entre les races. L'espoir dans le potentiel de la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes,en particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine, qui était également un savant.
    Pour les anarchistes individualistes, la Frontière américaine était un facteur important dans le développement de la démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande partie l'historien Frederick Jackson Turner qui développa la "thèse de la Frontière" à propos de la culture politique américaine. "L'individualisme de la Frontière a dès le départ promu l'idée de la démocratie" écrit Turner (15). Les anarchistes individualistes croyaient en la propriété privée. Ils pensaient que les hommes et les femmes avaient le droit de jouir du produit de leur travail et qu'ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour commercer et même s'embaucher les uns les autres. Ils prônaient une économie inspirée par le laissez-faire mais pensaient aussi que chaque être humain avait droit à la propriété et que celle-ci devrait être partagée à peu près équitablement. Ce point est la principale source de divergence avec les autres tendances anarchistes. Selon celles-ci, les anarchistes individualistes définissent la propriété à partir d'une vision idéalisée du passé américain, qui remonte à une époque où l'on distribuait des terres aux familles afin qu'elles les cultivent et où l'État était faible, ce qui explique l'importance du thème de la Frontière.
    Au début de son évolution politique, Voltairine de Cleyre fut influencée par Tucker et les anarchistes individualistes. Attirée par leurs idées anti-autoritaires et l'importance qu'ils accordaient à la liberté personnelle, elle écrivit pour la revue Liberty et pour d'autres publications du même courant. Mais rapidement elle se mit à critiquer leur acceptation de la propriété privée et leur manque de conscience de classe. Elle vivait à Philadelphie, l'un des principaux centres industriels du pays et enseignait l'anglais aux ouvriers immigrés. Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait qu'elle-même ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent à rejeter le capitalisme et la propriété privée comme étant des institutions qui asservissaient l'humanité. Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes individualistes et à apprécier leurs contributions, elle milita surtout avec les anarcho-communistes.
    A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le niveau de l'immigration aux Etats-Unis grimpa en flèche. Les usines des grandes villes nécessitant une main-d'oeuvre bon marché, des centaines de milliers d'immigrés vinrent chercher du travail en Amérique. Nombre d'entre eux importèrent les idées socialistes et anarchistes européennes et le mouvement anarchiste américain s'étendit au fur et à mesure que ces immigrés rejoignaient ses rangs.
    Les anarchistes individualistes n'ont jamais eu d'influence significative et n'ont pas réussi à susciter un mouvement social Ñ beaucoup d'entre eux se méfiaient des mouvements de masse parce qu'ils croyaient que ceux-ci limitaient la liberté de l'individu. Si une grande partie des anarcho-communistes étaient nés aux Etats-Unis, beaucoup étaient aussi des immigrés. C'est à cette époque que le mouvement ouvrier progressa également à pas de géant dans le pays et les immigrés furent, là aussi, à l'origine de cette expansion.
    Les idées révolutionnaires importées aux Etats-Unis par de nombreux immigrants effrayèrent la classe dominante, ce qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les immigrés. Le Know Nothing Party (16), organisation nataliste et hostile à l'immigration, se développa au début du XIXe siècle. Ce groupe utilisait la violence et l'intimidation contre les immigrants. Son slogan favori était "L'Amérique aux Américains!". Dans un de ses textes il souligne le danger que les immigrants font courir aux institutions politiques américaines: "Jamais les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent les partis politiques dans ce pays n'ont autant pesé sur leur avenir proche É jamais une menace aussi grande n'a pesé sur les démagogues et les politicards (17)". Le Know Nothing Party se développa après l'arrivée des "quarante-huitards", ces réfugiés politiques qui avaient fui l'Europe après l'échec de la révolution de 1848 sur le continent. Schuster écrit qu'à Louisville, dans le Kentucky, des membres du Know Nothing Party attaquèrent des "quarante-huitards" allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher de voter aux élections. D'autres Allemands furent violemment pris à partie par la foule et certains d'entre eux tués (18). Le mouvement des Know Nothings annonçait la violence dirigée contre les immigrants en général et les révolutionnaires en particulier. Avant et pendant sa présidence, Theodore Roosevelt fustigea les immigrés radicaux et affirma que les étrangers devaient être assimilés, si nécessaire par la force, et transformés en de véritables Américains; ils devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise et anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le véritable américanisme) Roosevelt écrit: (l'immigré) "doit apprendre que la vie en Amérique est incompatible avec toute forme d'anarchie, quelle qu'elle soit"; le contrôle de l'immigration est nécessaire pour écarter "les individus malsains de toutes les races Ñ pas seulement les criminels, les idiots et les pauvres, mais les anarchistes comme Most ou O'Donovan Rossa (19)". Ces deux hommes étaient nés en Europe et prônaient la révolution pour abattre le capitalisme et la propriété privée. Most était une figure dirigeante dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement Tucker et les individualistes. Comme Most, beaucoup d'anarcho-communistes étaient des immigrants: il existait des journaux en yiddish, en italien, en allemand, en espagnol et en finlandais Ñet bien sûr des publications en langue anglaise. Dans les réunions et manifestations anarchistes et ouvrières de l'époque, les orateurs s'adressaient à la foule en plusieurs langues. Le flux de l'immigration donna naissance à un mouvement anarchiste multiculturel. Ce mouvement n'entretenait pas de liens étroits avec les "traditions américaines" dont se revendiquaient les anarchistes individualistes. Ses idées avaient mûri au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des Etats-Unis. Doté d'une grande conscience de classe, ce mouvement prônait l'action directe: grèves, sabotages, boycotts, marches, meetings et parfois représailles contre les patrons et les politiciens (20).
    Dans sa contribution unique à la pensée politique, Voltairine de Cleyre fusionna l'apport des deux tendances de l'anarchisme. Elle était parfaitement consciente des antagonismes de classe et voulait détruire le capitalisme et l'État, mais souhaitait aussi établir un entre le mouvement anarchiste en général et la tradition démocratique américaine. Dans son essai L'Anarchisme et les traditions politiques américaines(21), elle affirme que les libertés individuelles définies dans la Déclaration d'indépendance et le Bill of Rights (22) contribuent à poser les fondations de la liberté humaine. Selon elle, ce qui a miné la démocratie aux États-Unis, c'est la peur de la liberté qu'éprouvèrent la classe dirigeante et les grands propriétaires fonciers; en effet, ceux-ci conçurent une Constitution qui retira aux gens le pouvoir de contrôler leur propre vie. Les dirigeants politiques ont créé l'Etat parce qu'ils croyaient que la liberté ne pouvait naître que de l'ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que "La liberté est la mère et non la fille de l'ordre (23)." En soulignant cette relation entre la pensée anarchiste et la tradition politique américaine, Voltairine de Cleyre s'attaqua directement au préjugé très répandu selon lequel l'anarchisme était une philosophie d'origine étrangère,  ignorant ou méprisant ce qu'est la démocratie et un gouvernement constitutionnel. Née aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en anglais, Voltairine de Cleyre pouvait s'adresser à un public différent et sa position personnelle remettait en cause le stéréotype "anarchiste = étranger". Dans ses écrits et ses discours, elle combinait le combat pour la liberté politique et les droits individuels des anarchistes individualistes avec les stratégies anti-capitalistes des anarcho-communistes, fondées sur la conscience et l'organisation du prolétariat. Elle essaya également d'introduire ses propres conceptions politiques féministes dans le mouvement anarchiste Ñ qui n'avait pas encore élaboré de réponse à ladite "question des femmes". Dans la biographie qu'il lui a consacrée, Paul Avrich affirme: "Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprime sa révolte contre le système de la domination masculine qui, comme toutes les formes de tyrannie et d'exploitation, s'opposait à son esprit anarchiste." Elle écrivit:"Toute femme doit se demander : Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi prétend-on que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi ne me paie-t-on pas autant que lui? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps? Pourquoi a-t-il le droit de s'approprier mon travail au foyer et de me donner en échange ce que bon lui semble? Pourquoi peut-il me prendre mes enfants? Les déshériter alors qu'ils ne sont pas encore nés? Toute femme doit se poser ces questions (24)."
    Voltairine de Cleyre écrivit des articles et donna des conférences sur des sujets comme "Le sexe esclave","L'amour dans la liberté", "Le mariage est une mauvaise action ", "La cause des femmes contre l'orthodoxie". Elle défendait l'indépendance économique des femmes, le contrôle des naissances, l'éducation sexuelle et le droit des femmes à conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses Ñ en particulier le droit d'avoir leur propre chambre afin de conserver leur indépendance, ce qu'elle-même réussit à faire toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des femmes comme Voltairine de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir patriarcal dans la sociétéÉ et aussi dans le mouvement anarchiste. A travers leurs idées et leurs activités militantes elles ont permis à la pensée anarchiste d'intégrer les expériences des femmes. Selon Elaine Leeder, les femmes anarchistes "croyaient que les changements sociaux ne devaient pas seulement bouleverser les sphères économiques et politiques mais aussi les sphères individuelles et psychologiques de la vie. Elles pensaient que les changements dans les aspects personnels de la vie (famille, enfants, sexualité) relevaient de l'activité politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont apporté une nouvelle dimension à la théorie anarchiste (25)".
    La politique féministe de Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement en cause les hommes (anarchistes) mais aussi les femmes qui luttaient pour obtenir le droit de vote à cette époque. Voltairine de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les conceptions et les actions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n'aboutirait jamais à l'égalité politique pour les femmes. Regardez les ouvriers, disaient Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote mais se sont-ils libérés pour autant de la misère, de la pauvreté, de l'exploitation par les patrons? Tant que l'inégalité économique dominera la société, l'égalité des droits n'aura aucun sens. De plus, comme Emma Goldman l'écrivit dans son essai sur "Le droit de vote des femmes", les femmes doivent gagner l'égalité aux côtés des hommes. "Tout d'abord en se faisant respecter comme des personnes et en n'étant plus considérées comme des marchandises sexuelles. Ensuite en refusant que quiconque ait le moindre droit sur leur corps; en refusant d'avoir des enfants si elles ne le désirent pas; en refusant de servir Dieu, l'Etat, la société, leur mari, leur famille, etc. En rendant leur vie plus simple, plus profonde et plus riche (É). C'est seulement de cette manière, pas au moyen d'un bulletin de vote, que les femmes se libéreront, deviendront une force respectée, une force oeuvrant pour l'amour véritable, pour la paix, pour l'harmonie; une force offrant un feu divin et donnant la vie; une force qui créera des hommes et des femmes libres (26)."
    Voltairine de Cleyre et d'autres femmes anarchistes ont réussi à rapprocher féminisme et anarchisme. Ce progrès théorique a eu un impact considérable sur les deux mouvements, et continue à influencer leur développement.
    La vie et l'Ïuvre de Voltairine de Cleyre sont riches d'enseignements. Elle a réalisé une synthèse fructueuse entre l'anarchisme individualiste et l'anarchisme communiste. Sa thèse selon laquelle l'anarchie puise ses racines dans la tradition démocratique américaine questionne à la fois notre conception de l'anarchisme et celle de la démocratie. Sa politique féministe a apporté de nouveaux outils pour concevoir l'égalitarisme et la libération des femmes. Si Voltairine de Cleyre vivait aujourd'hui, je suis persuadé qu'elle comprendrait comment la domination blanche et l'impérialisme ont façonné la division raciale de l'Amérique. En effet, comme bien d'autres anarchistes et féministes de son époque, Voltairine de Cleyre n'a en effet produit aucune analyse de la question raciale aux États-Unis, et cette lacune explique pourquoi ses théories soulèvent peu d'intérêt aujourd'hui (27).
    Voltairine de Cleyre a su parfaitement dévoiler les contradictions entre les idéaux de l'égalité et de la démocratie, d'un côté, et les pratiques réelles de la société américaine, de l'autre. En défendant la nécessité d'un changement social radical et une politique égalitaire fondée sur la coopération ainsi que les principes anarchistes et féministes, Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d'un oeil critique la réalité sociale et nous pousse à réfléchir à ce que pourrait être une autre société. 
    Notes
    Les notes sont de l'auteur sauf celles suivies de la mention (N.d.T).
    1. Palmer, Alexander Mitchell (1872-1936). Juriste, député démocrate et ministre de la Justice qui mena une vigoureuse campagne contre la gauche radicale et déclencha la Grande Peur des Rouges (Red Scare)de 1919-1920. Il s'appuya sur la loi contre l'espionnage de 1917 et la loi contre la sédition de 1918 pour lancer une campagne extrêmement violente contre les organisations de gauche et tous les éléments contestataires ou révolutionnaires. Il fit expulser ou exiler Emma Goldman et plusieurs centaines d'anarchistes. Le 2 janvier 1920, il organisa des descentes de police (qui devinrent célèbres sous le nom de Palmer Raids) dans 33 villes simultanément; des milliers de personnes furent emprisonnées sans la moindre inculpation pendant des mois, sous prétexte de l'imminence d'un "complot bolchevik". Toute ressemblance avec les méthodes du gouvernement Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et la diabolisation de l'islam (qui remplace aujourd'hui le communisme) est purement fortuite (N.d.T.).
    2. Dans ce texte j'ai traduit le mot anglais radicaltantôt par révolutionnaire tantôt par gauche radicale (N.d.T.).
    3. James J. Farrell, The Spirit of the Sixties: The Making of Postwar Radicalism,Routledge Press, 1997. L'auteur souligne l'émergence de ce qu'il appelle une "politique centrée sur personne" combinant des idées provenant du catholicisme social, de l'anarchisme communautaire, du pacifisme radical et de la psychologie humaniste. Il montre l'importance de la pensée et des stratégies anarchistes dans l'organisation et les actions des mouvements des années 50 et 60. Son étude porte principalement sur l'Action catholique ouvrière, les beatniks, les mouvements pour les droits civiques et étudiants, l'impact de la guerre du Vietnam, et l'influence de tous ces éléments sur la pensée et la vie politique américaines.
    4. Cité page XIX inPaul Avrich, An American Anarchist: The Life of Voltairine de Cleyre,Princeton University Press, 1978. Les recherches et les écrits d'Avrich ont grandement contribué à stimuler l'intérêt pour l'histoire et la pensée anarchistes. Ses livres sur la tragédie de Haymarket ou le procès de Sacco et Vanzetti, et ses études sur des militants libertaires moins connus offrent des pistes de réflexion à ceux qui voudront s'interroger davantage sur le passé de l'anarchisme et les leçons que les mouvements actuels pour la justice sociale peuvent en tirer.
    5. Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l'individualisme, s'opposait  à toute contrainte abusive de la communauté. Il passa une nuit en prison pour avoir  refusé de payer ses impôts car il s'opposait à la guerre contre le Mexique Considéré comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre l'arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux esclaves noirs.  Penseur inclassable,  ses textes peuvent être utilisés aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d'extrême droite ou les anarchistes qui oublient qu'il écrivit un jour: " Néanmoins, pour m'exprimer de façon concrète, en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate. " (N.d.T)
    6. Angela et Ezra Heywood prônaient l'amour libre et firent tout pour "provoquer" les puritains et la justice. Suite à l'adoption du Comstock Act en 1873, Ezra Heywood fut condamné à deux reprises à deux ans de travaux forcés. La première fois il fut gracié par le Président des Etats-Unis, la seconde il effectua la presque totalité de sa peine (à 61 ans!) et mourut peu après.
    7. Benjamin Ricketson Tucker (1854-1939). Traducteur de Bakounine et Proudhon, ses écrits économiques et philosophiques exercèrent une certaine influence sur le mouvement anarchiste américain avant la Première Guerre mondiale (N.d.T.).
    8. Eunice Minette Schuster, Native American Anarchism: A Study of Left-Wing Individualism,publié en 1932, réédité en 1983, Loompanics Unlimited, p. 47 et 51.
    9. John Brown (1800-1859) Abolitionniste américain qui en 1859 tenta de s'emparer avec vingt et une autres personnes d'un arsenal à Harpers Ferry, en Virginie-Occidentale; il voulait y prendre des armes en vue de libérer les esclaves du Sud. Fait prisonnier, il fut pendu et son procès eut un grand retentissement (N.d.T.).
    10. Anthony Comstock (1844-1915) mena pendant quarante ans une campagne contre l'"obscénité" et fut à l'origine de lois draconiennes visant notamment l'acheminement, par courrier, de matériel pornographique Ñ lois dont s'inspire encore le Communications Decency Act voté sous Clinton en 1996! (N.d.T.)
    11. Schuster, P. 88-92, ibid. Il existe aussi un livre intitulé Free Love and Anarchismqui porte sur les Heywood et décrit leur conflit avec Comstock, leur lutte pour le contrôle des naissances et la libération de la femme.
    12. Schuster, P. 88, ibid.(Jefferson, Thomas (1743-1826). Troisième président des États Unis, il rédigea la Déclaration d'Indépendance en 1776. N.d.T.)
    13. Les concepts du taylorisme et du fordisme ont considérablement évolué mais proviennent au départ des idées mises en pratique par deux Américains: F.W. Taylor et H. Ford. F.W. Taylor, ingénieur américain, voulait améliorer la productivité des machines et prétendait soulager le travail de l'ouvrier. En fait, il mit au point un système perfectionné de chronométrage des gestes et des mouvements qui ne fit que renforcer leur pénibilité. De plus, le taylorisme augmenta la parcellisation des tâches et l'absence de contrôle des travailleurs sur ce qu'ils produisent, accroissant la déshumanisation des usines. Quant à Henry Ford (1863-1947), il lutta toute sa vie contre les syndicats et fut un chaud partisan de la productivité. En revanche, il défendit la participation des ouvriers aux bénéfices de l'entreprise, la vente à crédit et même de hauts salaires pour ses employés! (N.d.T.)
    14. Le darwinisme sociala toujours été puissant aux Etats-Unis puisqu'il donne une caution pseudo-scientifique à la discrimination raciale, un des principaux fondements de la société américaine (N.d.T.).
    15. Frederick Jackson Turner, essai réédité dans From Many, One: Readings in American Political and Social Thought,sous la direction de Richard. C. Sinopoli, Georgetown Press, 1997.
    16. Le Know Nothing Party était un parti anti-immigrés et anti-catholiques né en 1849 et fondé par des protestants. D'abord clandestin, il se donna des structures publiques sous le nom d'American Party et compta jusqu'à 43 députés sympathisants dans le Congrès élu en 1855. Mais son influence diminua rapidement. (N.d.T.)
    17. Know Nothing Party, The Silent Scourge in From Many, One,sous la direction de Sinopoli, voir note 16.
    18. E.M. Schuster, Native American Anarchism,p. 124, note 121.
    19. Theodore Roosevelt, True Americanism dans From Many, One, ibid, p. 197, 198. Théodore Roosevelt devint le 26e président des Etats-Unis après l'assassinat de McKinley par un anarchiste, en 1901. Pendant la présidence Roosevelt, la loi anti-anarchiste sur l'immigration fut adoptée: elle interdisait l'entrée en Amérique à tout individu qui prônait le renversement du gouvernement. La Cour suprême déclara que cette loi était constitutionnelle. (Jeremiah O'Donovan Rossa, 1831-1915, célèbre nationaliste irlandais, membre de l'Irish Republican Brotherhood, la Fraternité républicaine irlandaise que l'on appelle aussi les Fenians. Cette organisation en grande partie secrète fut créée simultanément en Irlande, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle est l'ancêtre, du moins dans ses tendances les plus radicales, du Sinn Fein, puis de l'IRA au vingtième siècle. Donovan Rossa fut emprisonné par les Britanniques de 1858 à 1861, maintenu en isolement dans une cellule obscure,  torturé et menotté jour et nuit pendant trois ans. A la suite d'une campagne internationale, il fut exilé avec d'autres nationalistes irlandais et choisit d'aller vivre aux Etats-Unis, où il récolta des fonds, créa des journaux dans la communauté irlandaise et finança une campagne d'attentats terroristes en Angleterre dans les années 1880. N.d.T.)
    20. Les actes de violence commis par les anarchistes ont été grossièrement exagérés et utilisés pour créer, dans l'opinion,  la peur de l'anarchiste fou, lanceur de bombes. Néanmoins il est vrai que des actes de violence ont été commis par des anarchistes aux États-Unis, comme par exemple la tentative d'assassinat du patron sidérurgiste Henry Frick par Alexandre Berkman après que Frick eut ordonné aux gros bras de l'Agence Pinkerton d'attaquer les piquets de grève. Berkman condamna plus tard de tels actes, et en général le mouvement anarchiste partage son avis. La tactique le plus souvent utilisée est celle de l'action directe non violente, y compris aujourd'hui.
    21. Ce texte paraîtra dans le N° 3 de Ni patrie ni frontières. (N.d.T.)
    22. Le Bill of Rights désigne les dix premiers amendements de la Constitution américaine. Ce texte est censé garantir, entre autres, la liberté d'expression, de religion et de réunion (N.d.T.).
    23. Voltairine de Cleyre, "L'anarchisme et les traditions américaines".
    24. Paul Avrich, ibid.,p. 158.
    25. Elaine Leeder, "Let Our Mothers Show the Way", p. 143 dans l'anthologie Reinventing Anarchy Again,sous la direction de Howard J. Ehrlich, 1996, AK Press, p. 143. Cet essai illustre bien l'importance que revêt encore aujourd'hui Voltairine de Cleyre pour le mouvement anarchiste. Au début du XXe siècle, ses idées sont étonnamment semblables à celles du mouvement féministe des années 1960 et 1970: le personnel est politique et le politique est personnel.
    26. Emma Goldman, "Woman Suffrage", in From Many, One, ibid.
    27. Le mouvement féministe contemporain a beaucoup écrit sur ce sujet. Durant toute l'histoire de ce mouvement, les féministes de couleur ont lutté pour être écoutées. Cf. notamment le livre de Paula Giddings When and Where I Enter: The Impact of Black Women on Sex and Race in Americaou celui de Cherrie Moraga et Gloria Anzualda: This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, qui constitua une avancée de la pensée féministe en 1981. Les écrits de Bell Hooks permettent de comprendre comment les notions de race, de classe et de genre s'entremêlent et comment toutes les formes de domination doivent être combattues simultanément. Le mouvement anarchiste continue à manquer d'analyses solides sur l'impérialisme, le colonialisme, l'esclavage et l'hégémonie des Blancs. Cependant les anarchistes de couleur sont en train de développer une telle critique et ils ont contribué à obliger ce mouvement majoritairement blanc à s'intéresser au racisme, aux privilèges réservés aux Blancs et aux mécanismes de la suprématie blanche.


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                  Contre l'oppression des adultes sur les enfants
    de Catherine Baker +
    L'AGE DE RAISON par David Olivier



    Contre l'oppression des adultes sur les enfants
    Catherine Baker


    L'enfant est la propriété de l'adulte. C'est sa petite chose. Il peut
    en faire absolument ce qu'il veut (sauf le soustraire à l'emprise de l'Etat qui
    demeure le Grand propriétaire). Cela va malgré tout si peu de soi que les
    grands ont été amenés à créer la notion d'enfance, notion à peu près vide de
    sens dont l'affirmation formelle recouvre ce pendant le statut bien particulier
    que les vieux veulent donner à ces êtres qu'ils mettent à part pour leur
    plaisir ou leurs intérêts divers.

    Historiquement, l'idée d'enfance n'a qu'à peine cent cinquante ans.
    Mais même Philippe Ariès, dans son livre sur le sujet1, comme la plupart de
    ceux qui reconnaissent que l'enfance est une création de l'esprit et non une
    donnée de fait comme par exemple la jeunesse, ne parle du petit d'homme que par
    référence à l'adulte : l'enfant est, au mieux, un adulte miniature. Lorsque je
    dis que l'enfant n'existe pas, comprends-moi bien. Assurément l'enfant est
    aussi mûr, aussi intelligent, aussi " sensé " que l'adulte et je récuse toute
    différence de valeur entre les âges. Cependant, moi aussi je parle d'enfance et
    je soutiens même que chaque enfant et chaque adulte ont le même droit de vivre
    leur " esprit d'enfance ", si l'on veut bien par cette expression signifier
    une vision du monde non traumatisée par l'accumulation de jours sans
    émerveillement.

    Lorsque j'utilise le mot " enfant ", je parle de quelqu'un qui est

    dans toute sa jeunesse et je ne l'oppose à l'adulte que dans le sens où
    celui-ci n'a plus cette jeunesse plénière. Mais je ne vois en rien que cette
    perte de la jeunesse confère aux gens plus âgés je ne sais quelle supériorité
    appelée pudiquement " maturité ". Si certains osent parler d'un point
    " optimal " de la forme physique ou mentale qui appartiendrait à l'espèce,
    force leur est de constater, s'ils tiennent aux canons habituels, que ce point
    d'épanouissement intellectuel et physique se situerait grosso modo entre treize
    et dix-huit ans. Mais alors, qu'on confie le monde aux adolescents ! Quant à
    moi, je ne reconnais d'authenticité à ce " meilleur âge " de la vie qu'à
    celui que chaque individu estime être le sien. Certains ne se sont plus jamais
    sentis aussi perspicaces et intellectuellement développés qu'à quatorze ans,
    d'autres à soixante, les plus chanceux estiment qu'ils augmentent leurs
    facultés au fur et à mesure qu'ils prennent de l'âge. Laurence dit qu'elle
    était très belle à quinze ans et Thomas qu'il ne s'est senti bien dans sa peau
    qu'après cinquante ans.

    La vie, c'est ce qui bouge, Maire.
    Je ne vois pas d'objection à suivre Piaget lorsqu'il dit que le savoir
    fondamental de l'enfant n'est pas structuré de la même façon que celui de
    l'adulte et qu'il se recompose globalement à partir d'une interaction entre son
    expérience et le monde extérieur, se modifiant d'un âge à l'autre. Mais
    lorsqu'il dit que ces constructions successives consistent à coordonner les
    relations et les notions en les adaptant à une réalité de plus en plus
    étendue2, je ne peux qu'être amenée à des questions. Veut-il dire par là que le
    processus d'appréhension du monde serait dynamique jusqu'à un certain âge puis
    statique ? Quand il parle de réalité plus " étendue ", n'est-on pas trompé
    par ce qui n'est qu'une image spatiale ? Qu'est-ce qui me prouve que le
    nourrisson n'a pas une perception de l'univers plus " profonde " que la
    mienne ? Ne " comprend-il " pas mieux que nous certaines choses ? Est-ce
    qu'en vieillissant nous ne perdons pas - au moins - certaines facultés
    d'extase, par exemple, que nous ne retrouvons que très rarement, par
    accident ?

    Il est vrai que lorsque Piaget parle de développement intellectuel, il
    ne parle que d'une des formes les plus insignifiantes de l'intelligence.
    Quoi qu'il en soit, j'admets donc que l'enfant voit le monde sous un
    jour qui lui appartient. En vieillissant, l'enfant sera forcé de comprendre que
    la communication, hélas, suppose l'utilisation navrante de plus petits
    dénominateurs communs. Il lui faudra alors toute sa vie reconquérir sa
    singularité.

    Les gens sont prêts à s'exclamer que, bien entendu, tous les humains
    sont égaux quels que soient leur sexe, leur âge, leur couleur. Ils sont
    différents, n'est-ce pas ? Voilà tout. Justement, ils n'ont pas la même forme
    d'intelligence, de sensibilité, etc. N'écoute pas les hypocrites et
    interroge-les, ces parleurs, pousse-les dans leurs retranchements, demande-leur
    ce qu'ils entendent par différence et tu verras resurgir des plus ceci, des
    moins cela, le Noir moins rationnel, la femme plus intuitive, l'enfant plus
    crédule. Différence pour presque tous signifie degrés. Marie, si tu savais le
    mal qu'on peut se donner pour apprendre à parler. Cette nécessité s'impose
    constamment, je le répète, d'interroger les gens : " Qu'entendez-vous par
    là ? "

    Il est caractéristique que l'adulte se présente à l'enfant comme une
    " grande personne " et non comme un grand individu, c'est en effet d'un
    masque (la " persona ", le masque de théâtre) qu'il est question et l'enfant
    sait très vite que la grande personne lui attribue un statut correspondant à
    leurs deux rôles respectifs. Théâtre. La mise en scène est dure. D'un côté,
    ceux qui ont tous les pouvoirs et l'autorité, de l'autre, ceux qui obéissent et
    à qui il reste de jouer les fous, pleurer, crier, faire du bruit. Comme les
    esclaves de tous temps, les prolos, les animaux, " ils sont heureux, ou plutôt
    " ils ne connaissent pas leur bonheur ", ils n'ont pas de soucis ; les
    responsabilités, c'est pour les maîtres qui en sont bien à plaindre.

    Récemment, tu étais très malade ; on s'est étonné autour de moi que je

    te demande à plusieurs reprises si tu pensais qu'il fallût appeler le médecin.
    Tu répondais que non, grelottant dans tes 40° de fièvre. Je t'écoutais.
    Toujours, en ce qui concerne ta santé, je t'ai trouvée de bon jugement. Ce
    n'est pas donné à tous les adultes.

    Jamais nous n'oublierons " la robe jaune ". Tu avais quatre ans. Pour
    la première fois depuis longtemps, je disposais d'une centaine de francs et je
    t'avais emmené aux Puces pour t'acheter une robe. Je comptais te l'offrir et
    cela me faisait plaisir car toujours nous ne portons que des vêtements qu'on
    nous donne. à ma grande déception, tu choisis une robe jaune d'or que je
    trouvai hideuse. J'avoue - je l'aurais fait avec une amie - que je tâchai bien
    un peu de t'en dissuader, t'en proposant des dizaines d'autres. mais c'est bien
    sur la robe jaune que tu avais jeté ton dévolu. J'étais un peu chagrine. Quand
    tu la mis, à la maison, on s'exclama. Cette robe était faite pour toi,
    absolument. Tu l'as habitée prodigieusement et l'as aimée comme il arrive qu'on
    aime ainsi cinq ou six vêtements dans sa vie. Depuis, le " souviens-toi de la
    robe jaune " me sert aussi bien quand il s'agit de ta santé que de tes
    voyages : personne mieux que toi ne sait ce qui te convient.

    Il est comique de voir avec quel acharnement on affirme, au mépris du
    bon sens le plus élémentaire, que l'enfant ne sait pas ce qu'il veut ni ce
    qu'il fait. L'enfant serait le jouet d'une illusion permanente. John Holt dit
    que seuls les adultes sont assez stupides pour croire que d'une façon ou d'une
    autre l'institutrice que l'enfant juge méchante peut lui faire du bien3. Le
    môme perçoit très finement, très vite, où est son intérêt, qui l'aime, qui ne
    l'aime pas. En un mot comme en cent, l'enfant ne peut être plus idiot que
    l'adulte. Dans toutes les assemblées générales où enfants et adultes disposent
    de l'égalité des voix, quel que soit l'âge, et alors que les enfants sont
    souvent là en majorité, comme à Summerhill ou dans certains lieux de vie où
    l'on procède de cette manière, je n'ai jamais entendu dire qu'une décision
    aberrante eût été prise par les enfants. Que de fois ne t'ai-je pas demandé
    conseils pour des questions importantes alors que tu ne m'arrivais pas à
    mi-cuisses !

    Notre entente s'est nourrie sans doute aussi de ce que je ne

    t'aie jamais donné l'exemple de la soumission et que tu ne m'aies jamais forcée
    à quoi que ce soit. Quand nous étions opposées, il fallait trouver un
    compromis, parfois aussi je pleurais ou toi, je cédais ou toi, mais ces
    matchs-là étaient rares et chacune avait sa chance. Aujourd'hui, il y a peu de
    circonstances où nous dépendons l'une de l'autre de l'avis de notre compagne (à
    part quand l'une de nous veut être seule dans l'appartement, mais jusqu'ici,
    nous nous sommes toujours très bien arrangées, n'est-ce pas ?).

    Non, vraiment, je n'arrive pas à imaginer quels " défauts " propres à

    l'enfance frapperaient les décisions enfantines de nullité. Chaque individu a
    le droit le plus absolu de faire de lui ce qui lui convient. Il n'y a pas plus
    d'enfants violents, déraisonnables, peureux que d'adultes violents,
    déraisonnables, peureux. Il y a des gosses qui conduisent des voitures mieux
    que leurs parents, qui ont plus de sang-froid dans un incendie
    qu'incontestablement je n'en aurais, etc.

    Face à ces évidences, il a bien fallu placer les enfants en situation

    réelle d'infériorité. Le petit de l'animal dépend de ses parents tant qu'ils le
    nourrissent. C'est en fait ce qui se passe chez l'homme, mais au prix d'un
    glissement de sens assez incroyable entre la nourriture et la nourriture. On
    retrouve la très exacte dépendance de l'esclave face au maître, du travailleur
    face au patron, avec le même échange obligatoire : nous te nourrissons, mais
    dès lors tu nous appartiens. Te nourrir, c'est te donner la vie, ça vaut bien
    que tu te soumettes à ce que nous attendons de toi. La loi (ou l'humanité, ou
    notre morale, ou notre religion) nous oblige d'ailleurs à te nourrir ; obligés
    de te posséder, nous sommes obligés par conséquent de répondre de toi. En
    clair, tu es irresponsable jusqu'à ce que nous ne soyons plus tenus de
    surveiller tes velléités d'indépendance. Notre devoir de parent est de te
    rendre conforme au modèle social imposé. Dès que de toi-même " librement " tu
    entres dans le système, nous n'avons plus besoin d'être tes tuteurs.

    Il est un autre cas de figure dont la similitude dans l'oppression
    frappe bien plus encore, c'est la relation homme-femme, car cette fois le fric
    et l'amour sont intimement unis. Comme entre l'adulte et les enfants.
    Ça arrangerait chacun de croire que l'enfant reste chez ses parents
    parce que ce sont les êtres qu'il aime justement le plus. Quand c'est le cas,
    ou bien il s'agit d'une alliance de caractères extraordinaire et d'une
    rencontre formidable, ou bien le môme n'a pas fréquenté grand monde. Plus
    vraisemblablement il n'a pas fréquenté grand monde qui ait osé l'aimer avec la
    même impudeur, les mêmes démonstrations de passion et de tendresse que ses
    parents. Je reviendrai sur cet amour, mon amour ; et pour le moment, sans
    perdre de vue la trame affective, je reprends le fil de la chaîne, l'argent.

    L'enfant ne possède rien. " Alors que même un mendiant dispose à sa
    guise de l'aumône reçue, l'enfant ne possède rien en toute propriété ; il lui
    faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses mains : il ne
    peut ni déchirer, ni casser, ni salir, ni donner, ni refuser. Il doit
    l'accepter et s'en montrer satisfait. Tout est prévu et réglé d'avance, les
    lieux et les heures, avec prudence, et selon la nature de chaque
    occupation4. " Même un jouet (sauf s'il est vieux et d'aucune valeur
    matérielle ni affective pour ses parents), il ne peut le donner, de chaque
    objet y compris son corps il doit rendre compte. Les parents sont plus ou moins
    libéraux, comme tout gouvernement ; certains enfants sont autorisés à se
    salir, d'autres non.

    Si un gosse dit à un adulte : " Puisque tu m'aimes, achète-moi çà ",
    il paraît cupide et indélicat. ça alors ! Mais tout ce système d'assistance
    fait forcément de lui un bambin inconscient de ce qui différencie l'amour et
    l'argent.

    L'enfant n'a pas le droit de travailler. C'est une grande ineptie. Mais

    il y a là un sac de noeuds. Tu avais sept ou huit ans, si je me souviens bien, lors de la première
    soirée de baby-sitting où tu as gagné de l'argent. Tu étais terriblement fière
    d'avoir gardé Emilie. Il va de soi que les enfants qui travaillent
    occasionnellement de leur plein gré pour se faire un peu de sous sont toujours
    très heureux de pouvoir se montrer compétents et consciencieux. Un gosse de
    huit ans est parfaitement capable de distribuer les journaux pendant un an à
    six heures du matin qu'il vente ou qu'il neige et de se lever pour cela à cinq
    heures (tu te souviens de Barbara ?). Mais pareille contrainte n'est
    supportable que si l'enfant, seul, s'est fixé un but (pour Barbara, un voyage).
    Ou bien encore si le mode de vie librement choisi par l'enfant suppose un
    travail en commun. Je pense ici aux enfants de l'école en bateau qui non
    seulement font leur boulot de marin, mais vont chercher par-ci par-là du
    travail là où il se trouve (vendanges, ramassage des olives, pêche sous-marine)
    ou sur les bateaux (peintures, vernis, grattage de coques).

    Mais de même que j'ai refusé, parmi les femmes, de militer pour le

    " droit au travail ", estimant que les rapports au travail sont dans nos
    sociétés de la perversion pure et qu'aucune libération ne peut venir d'un droit
    à l'aliénation, je ne défendrai pas davantage le " droit au travail " pour
    les enfants. Le droit aux travaux occasionnels, bien sûr. Cela ne se discute
    même pas et heureusement que la plupart des jeunes arrivent à travailler " au
    noir ", Le peu d'argent que les enfants gagnent de cette façon leur donne une
    toute petite marge de man½uvre par rapport à papa-maman et c'est toujours ça :
    " Ce vélo, je l'ai payé avec mon fric et rien ne m'empêche de le prêter cet
    été à Véronique ! " Bon. Mais le travail qui permettrait une autonomie
    financière réelle par rapport aux parents, la location d'un logement par
    exemple, ce travail " salarié " pose le problème de l'exploitation. Et
    certes, problème il y a. J'ai peu voyagé mais assez pour avoir vu des gamines
    de cinq ans travailler dans des filatures. Ailleurs la prostitution est
    courante parmi les filles et les garçons de huit ou neuf ans. Mais c'est encore
    John Holt qui fait remarquer que la question est mal posée. Ce n'est pas le
    travail qui devrait être interdit aux gosses mais leur exploitation, que ce
    soit par les employeurs ou par les parents.

    En admettant pourtant qu'on donne aux enfants les pleins moyens de se
    protéger contre toutes les formes de pression parentale ou autre, j'imagine
    assez mal, dans l'hypothèse d'une école non obligatoire (donc nettement plus
    intéressante), comment éviter que les enfants sans le sou ne se trouvent
    contraints de travailler (et s'ils y sont contraints, plus aucun contrôle ne
    saurait empêcher l'exploitation), alors que les petits riches s'offriraient le
    luxe de " faire des études " (sous forme de lectures ou de voyages par
    exemple).

    Non, je ne vois guère d'autre solution que d'éviter le travail salarié,
    en étant assuré d'un minimum de revenus fixes (les enfants sont aussi capables
    que les parents de gérer leurs allocations dites " familiales " et cela dès
    qu'ils savent compter jusqu'à cent). Par ailleurs, ce qui remplacerait
    l'éducation nationale, en rendant l'école non obligatoire, pourrait se
    permettre avec les économies ainsi réalisées de payer les enfants qui
    désireraient étudier quelque chose ; chaque enfant aurait ainsi le choix entre
    travailler à apprendre (" faire des études) ou travailler pour créer,
    produire. Reste à concevoir un système où ce ne serait plus l'état qui
    allouerait les sommes nécessaires au fonctionnement des apprentissages mais des
    associations, des municipalités, etc.

    Quoi qu'il en soit, il n'y a pas la moindre raison de garder cette
    distinction entre majeures et mineurs. On s'aperçoit alors que tout ce qui peut
    apparaître " inhumain " pour des enfants n'est rien moins qu'inhumain en soi.
    Mais je reviendrai sur majorité et minorité dans un autre chapitre. Restons-en
    à ce " tour du propriétaire ".

    As-tu entendu parler des " petites personnes " en polyester qu'on
    vend à Cleveland, aux Etats-Unis, pour un peu moins de mille francs ? Il
    s'agit d'un magasin qui simule un environnement médical ; les vendeurs sont
    déguisés en médecins et infirmières. Les adultes qui achètent leur bébé se
    plient à tout un rituel d'adoption, ils s'engagent par écrit à s'en occuper
    comme si c'était de vrais enfants, ils peuvent choisir des bébés de tous les
    âges, des prématurés jusqu'à ceux qui sont déjà dans la classe de maternelle
    qui est un peu plus loin. Le " personnel médical " leur donne des conseils et
    note dans un fichier la date d'achat pour envoyer tous les ans une carte
    d'anniversaire à la poupée. En 1981, le Baby Land General Hospital avait fait
    plus de cinq milliards de dollars de chiffre d'affaires. Remarque que les
    parents de Cleveland sont mieux inspirés de jouer à la poupée avec des poupées
    qu'avec de vrais mioches. Beaucoup n'ont pas cette sagesse.

    L'enfant réussi, c'est celui qui sait " se faire " à toutes les
    exigences de ses parents. " C'est toujours quand une femme se montre le plus
    résignée qu'elle paraît le plus raisonnable ", a dit Gide. Et les enfants
    donc ! Le racket à la protection marche ici à fond. Sur lui on a bâti les
    relations " infantiles-adultiles " (l'expression est de Léo Kameneff). Il
    s'accompagne du mépris habituel du protecteur pou le ou la protégée. Jamais
    personne n'oserait s'adresser à un adulte comme on parler ordinairement aux
    enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour , mets pas tes mains, tiens-toi
    droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t'en, reviens vite, m'énerve
    pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche,
    baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t'as pas le droit, c'est pas de ton
    âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout?

    Nous devrions devant chaque enfant que nous rencontrons rougir de honte
    pour toutes les humiliations que nous leur faisons subir. Je ne connais aucun
    domaine de la vie sociale où l'indélicatesse soit poussée aussi loin. Quand un
    adulte, dans telle ou telle situation particulière, dit qu'on le " traite en
    enfant " ou qu'on l' " infantilise ", il exprime fort justement son
    indignation d'être considéré comme un être dépourvu d'intelligence et
    irresponsable.

    Ainsi que le fait remarquer Korczak, l'adulte prend son temps, l'enfant
    lambine, l'adulte pleure, l'enfant pleurniche, l'adulte est persévérant,
    l'enfant est obstiné, l'adulte est parfois distrait, l'enfant seulement
    étourdi. J'ai entendu parler d'un sketch télévisé américain qui vaut sans doute
    mieux que les fameuses " séries ". On y voyait un couple recevant un autre
    couple. Le premier dit à ses invités des choses très aimables telles que :
    " Ca vous fatiguerait de vous rendre un peu utiles ? ", ou : " Combien de
    fois devra-t-on vous dire de laver vos sales pattes avant de vous mettre à
    table ! ", ou encore : " Vos histoires, il n'y a vraiment que vous pour en
    rire ! "

    Sans voir les interlocuteurs, quand on entend un adulte s'adressant à
    un enfant, on ne peut s'y méprendre même lorsque les propos sont polis. On ne
    manquera pas de trouver normal qu'un gosse " indiscipliné " dise merde à un
    adulte, mais on serait bien scandalisé d'entendre un enfant calme et réservé
    s'adresser à son professeur en lui disant : " Laurent, arrêtez de bouger
    comme ça, vous me donnez le tournis. " L'inverse serait de la part de
    l'enseignant une remarque très anodine.

    Tu me diras qu'évidemment la personne la mieux intentionnée du monde ne
    peut que perdre son sang-froid devant trente jeunes personnes qui sont là
    contre leur gré. Dans l'état actuel des choses, il est aussi difficile pour un
    adulte de vivre avec des enfants que pour un enfant de vivre avec des adultes.
    Le nombre ici interdit de concevoir chaque être comme unique, étonnant,
    intimidant par là même, en un mot : aimable.

    Korczak lui-même qui a aimé les orphelins dont il avait la charge
    jusqu'à vouloir mourir avec eux dans le ghetto de Varsovie, Korczak raconte
    commet, plongé dans des comptes difficiles, il est dérangé toutes les minutes
    par des gamins. Arrive un petit garçon qui vient juste lui apporter un bouquet
    de fleurs. Il jette le bouquet par la fenêtre, attrape le gosse par l'oreille
    et le met à la porte. En disant qu'on traite les enfants comme jamais on ne
    traite ses pairs, il ne fait pas plus que moi de moralisme. Je sais tout à fait
    qu'il est impossible d'être toujours patient face à des individus qui n'ont pas
    encore perdu toute spontanéité et qui savent encore crier, courir, réclamer de
    l'amour, jouer. L'école comme concentration d'enfants ne peut qu'être
    répressive. Il est parfaitement exact que les enfants y sont insupportables et
    énervés. On le serait à moins. Marie, j'ai fait en sorte que non seulement tu
    ne souffres pas de la tyrannie des adultes, mais encore que tu ne sois pas,
    toi, réduite à les tyranniser. Où que tu sois passée, on t'a trouvé délicate,
    enjouée, attentionnée, montrant avec les adultes la même patience qu'avec
    qu'avec les tout-petits ; toujours je serais en admiration devant le climat de
    liberté que tu sais créer autour de nous. Je craignais bien un peu de vivre à
    deux et je t'interrogeais lorsque tu étais dans mon ventre, délicieusement
    étrangère ou étranger à moi, inconnue, inconnu. " Dis, enfant, saurons-nous
    vivre ensemble ? Nous entendre ? Est-ce difficile d'habiter à deux dans une
    même maison ? Nous aimerons-nous ? Si nous ne nous aimons pas, saurons-nous
    trouver des modes de vie satisfaisants ? " Il me semblait que tu donnais la
    parfaite réponse en étant simplement là. Tout souriait en moi. Je suis si
    heureuse de te connaître et d'avoir pu t'éviter de vivre huit heures par jour
    dans la meute !

    Oh je sais bien que l'enfant n'est pas maltraité qu'à l'école et que la
    famille, qui est supposée être le lieu de la tendresse, est d'abord celui de
    toutes les violences, de toutes les haines. Les deux idées coexistent : la
    famille est l'asile privilégié où l'on peut se mettre à l'abri du monde
    hostile ; mais aussi l'école pour l'enfant, le travail pour la femme (plus
    rarement, pour l'homme) sont les refuges où l'on fuit l' " enfer familial ".
    C'est un monde bien cruel que celui d'où l'on cherche constamment dans la
    panique à s'évader.

    Dire qu'en famille se déchargent les frustrations que jamais les uns ni
    les autres n'oseraient avouer à des tiers n'est qu'une lapalissade. La famille
    est l'espace où l'on peut être " naturel ", c'est-à-dire brutal. On y échange
    des méchancetés dont tous les témoins sont tenus au secret. John Holt, le très
    intelligent, dit que tout esclave peut posséder, en ses enfants, " ses propres
    esclaves de fabrication maison ". Le gosse tyrannisé s'entend dire : " Plus
    tard, tu seras le maîtres ; pour l'heure, tu obéis. " Le maître de qui ? Le
    maître de ses enfants, sur lesquels il se vengera. C'est " humain "?

    Des travailleurs sociaux veulent devant moi défendre l'école et me
    rappellent que quarante mille enfants chaque année en France sont maltraités
    par leurs parents. Ils en concluent que l'école a " quelque chose de bon "
    puisqu'elle protège de la famille. Pauvre école ! On lui aura donc tout fait
    faire. Bien sûr, elle est forcément aussi assistante sociale. Comment concevoir
    notre système social sans les assistants ad hoc ? C'est eux qui constituent
    l'équipe de maintenance.

    Tout est pour le mieux. L'école défend les petiots contre les abus des
    parents. Les parents veillent à ce que l'école ne se substitue pas à eux. Les
    adultes mutuellement se contrôlent et contrôlent la situation. Les mômes en
    sont les otages.

    Quand bien même je n'aurais pas désiré vivre quelques années en
    compagnie d'un enfant, j'aurais, je pense, été tentée d'examiner d'un regard un
    peu critique les quelques postulats sur lesquels se fonde l'autorité de
    l'adulte sur l'enfant. Il semble aller de soi que le monde des adultes est le
    monde normal et que les parents y adaptent l'enfant. En vertu de quoi ?

    Mise à part la légende triviale qui voudrait que l'adulte fût plus mûr
    ou plus sage (n'importe quel bulletin d'information suffit à foutre en l'air
    des sornettes pareilles), demeure encore l'argument du " pouvoir par le
    savoir ". Les adultes sauraient man½uvrer le monde, pas les enfants, parce
    qu'ils maîtriseraient les techniques. Cela n'a aucun sens : tout môme de douze
    ans qui a fait un peu d'électronique me dépasse complètement en ce domaine. Qui
    de toi ou moi répare les appareils ménagers, examine la première les notices
    d'emploi, a l'idée de démonter une mécanique qui se déglingue ? Pas moi. Si
    l'on s'en tient au seul savoir scolaire, le gosse, en principe, n'a pas encore
    eu le temps d'oublier tout ce que moi j'ai oublié. Quant aux autres savoirs,
    c'est inutile même d'y faire allusion : un enfant de sept ans pianiste en sait
    plus en ce domaine qu'un adulte qui ne l'est pas. Ce n'est pas l'âge qui jamais
    conféra le savoir.

    Alors d'où viendrait cette autorité de l'adulte ? De sa taille ?
    Parce qu'il est plus facile de donner un coup de pied à un pékinois qu'à un
    doberman ? Réponse insuffisante ; il est tout à fait vrai que généralement on
    fout aux gosses des torgnoles jusqu'à ce qu'ils soient en âge de les rendre,
    mais certains adultes qui n'ont jamais frappé un enfant n'en jouissent pas
    moins d'une autorité reconnue. Il est même admis qu'un adulte non-violent peut
    ne pas lever la main sur un gamin 'c'est même devenu la règle dans
    l'institution scolaire française), mais il est inadmissible qu'un adulte se
    conduise avec un enfant comme avec un égal (par exemple demander à un môme de
    quatre ans s'il préfère habiter dans telle banlieue ou tel arrondissement, ou
    ce qu'il pense des élections européennes, ou s'il intéresse aux gadgets de la
    libération sexuelle, etc.). Si un adulte avait exactement la même attitude avec
    un enfant qu'avec " quelqu'un de normal ", on le prendrait pour un malade
    mental (ou un délinquant s'il s'avisait de " détourner " l'enfant du droit
    chemin).

    L'autorité de l'adulte, c'est-à-dire le pouvoir d'imposer l'obéissance,
    découle de sa fonction (de son esclavage même). Il est, lui, à sa place,
    " parvenu au terme de sa croissance " comme dit le dictionnaire. L'enfant n'a
    pas encore eu le temps d'assimiler tout ce qui fera de lui un être artificiel.
    Il n'est pas encore conforme, bien qu'il le désire (ne pas sous-estimer la
    complicité de l'enfant dans cette sombre histoire).

    La fonction de l'adulte, vis-à-vis de l'enfant, est de le former, de
    l'éduquer. La fonction unique de l'enfant est d'être éducable. Ces fonctions
    sont admises par les deux parties, si bien que les rouages tournent. Du point
    de vue sociologique, la fonction permet à la mécanique de fonctionner et on
    peut expliquer chaque rouage de cet engrenage en circuit fermé par les autres
    pièces. La soumission vient de l'autorité qui vient de la soumission, etc.
    L'autorité, en d'autres termes, vient de ce que ça marche. La soumission vient
    de ce que ça marche. ça : la société prise dans son ensemble.

    Ça marche, mais ça ne va pas dans mon sens. Là est la question. Face à
    cette mécanique, je ne peux résoudre un problème éthique à partir de données
    sociologiques. Car lorsque je demande : " Pourquoi cette mécanique-là et pas
    une autre ? ", on me répond : " Parce que la société ne peut fonctionner
    que sur les bases d'une discipline (d'une éducation) rigoureuse. " En faisant
    semblant de répondre à mon pourquoi, on répond au comment.

    L'homme est un animal social (comme le rat). Oui, entre autres? Mais on
    peut dépasser ce " stade-là ", non ? Je ne suis même pas certaine que
    l'homme descende du singe mais je suis à peu près sûre de venir de l' " animal
    social " appelé homme. Et pourquoi n'irais-je pas plus loin ? Je ne suis pas
    amateur de science-fiction et je ne veux pas rêver d'un monde où les gens
    auront évolué jusqu'à s'individualiser. Je n'ai pas le temps et c'est dans ma
    vie que je veux passer de l'animal social, que j'étais en naissant, à mon
    individualité. Et ne plonge pas, petite fille, dans le piège risible consistant
    à voir dans le social la condition de la relation. L'individualisation de
    chaque être ne mène pas à une solitude pire. Au contraire, seul l'être humain
    dégagé de son animalité sociale (de sa bêtise organisée) donne une chance à
    chacun de vivre dans un monde où peuvent enfin s'aimer des individus délivrés
    des mécanismes.

    On peut casser les déterminismes, on peut casser les machines. La
    liberté est une vue de l'esprit. Justement, c'est là sa puissance. Elle
    n'existe que par ce que j'en conçois et crée.

    Mais d'abord, comprendre. Comprendre le sens de la pièce, le modifier,
    le refuser éventuellement et aller jouer ailleurs. On peut aussi ne pas aimer
    le théâtre. Mais quant à moi, je supporte difficilement de vivre au milieu de
    marionnettes à langue de bois. Je veux comprendre. Comprendre !

    La manipulation participe toujours de l'oppression. Les enfants sont
    des dindons. Les parents " cool ", ceux que tu appelles les " parents
    frais ", on en a connu quelques-uns? " Qu'est-ce que tu dirais, Valentin,
    d'aller quelques mois à l'école en bateau, hein ? C'est une expérience
    fantastique pour un jeune de naviguer, en toute responsabilité? ça m'aurait
    passionné, quand j'avais ton âge? Plutôt que de glander à l'école, au moins tu
    apprendrais la navigation. Ça pourrait plus tard te servir? Tu ne veux pas
    qu'on aille voir ? Oh ! Mais je ne t'oblige pas ! C'est juste une
    suggestion? " à deux, on pourrait en écrire des pages et des pages de ce
    style ! La manipulation, parmi les " libéraux " qu'on fréquente, c'est le
    nec plus ultra de la rhétorique pédagogique. J'entends la voix de tel ou tel
    spécialiste : " Laisse-moi faire? je sais parler aux gamins? "

    Bon. Mais je tiens à affirmer que j'ai rencontré des femmes ou des
    hommes qui pouvaient parler à des gosses ou des adultes sans jamais chercher à
    les manipuler ; j'en ai vu ! Des gens capables d'expliquer la situation avec
    ses avantages et ses inconvénients et de dire ensuite : " Réfléchis et
    dis-moi ce que tu auras décidé ", capables aussi de dire : " Je ne suis pas
    du même avis mais c'est à toi que revenait cette décision, on va essayer "
    sans faire la gueule, sans avoir peur. Jean-Pierre, Christine, Geneviève, tu
    vois, Marie, ces adultes-là m'apprennent à vivre et je suis tout heureuse de
    leur devoir ça. N'empêche? c'est rare.

    Pas de pédagogie possible sans trafic ni manigance (puisque la
    pédagogie repose sur l'idée que l'adulte est dans le vrai et qu'il faut amener
    par tous les moyens l'enfant à cette vérité).

    L'adulte doit donc dépenser son imagination à faire que les choses
    " s'arrangent " dans le sens qu'il veut leur donner, tout en préservant
    l'illusion de l'indépendance de l'enfant.

    J'ai très envie de te parler d'un livre que j'ai détesté. Il est pour
    moi la quintessence de toute entreprise pédagogique scolaire. Ça s'appelle
    écoute maîtresse5.

    Le fait que la maîtresse en question soit institutrice d'enfants

    internés non seulement ne change rien à l'essentiel, mais dévoile admirablement la névrose scolaire de tout pédagogue : normaliser, intégrer, adapter, forger
    les esprits. Il n'y a qu'un seul passage plaisant dans ce livre d'horreur,
    celui où elle s'insurge contre l'équipe soignante lui reprochant de manipuler
    les enfants. Parce qu'elle " assume ", comme on dit, si effrontément qu'elle
    en est désarmante : " Eh oui, je manipule ! Je manipule du matin au soir,
    pour tout, pour les faire entrer, pour les faire écrire, lire, peindre,
    dessiner, découper, enfiler de perles, chanter, danser? Et ça n'est pas par un
    goût immodéré du jeu que je me fais enfant avec eux, [?]. Tout cela n'a d'autre
    but que de les piéger un peu mieux aux rets de mes activités plus
    " sérieuses ". Vous ne vouliez pas cela ? Il ne fallait pas me les donner,
    il ne fallait surtout pas me demander d'essayer de leur apprendre quelque
    chose. "

    J'endure moins bien l'autoritarisme fou qu'elle emploie auprès des
    enfants à qui, écrit-elle, " [elle] offrai[t] ainsi la même illusion
    rassurante de l'école ". L'axiome est classique et c'est bien pourquoi son
    discours est si splendidement révélateur de ce que les adultes conçoivent de
    l'éducation des enfants car, en l'occurrence, les " enfants fous " sont des
    " super enfants ", des enfants purs, des enfants parfaits. Et la maîtresse
    s'en donne à coeur joie : ces enfants " voulaient aller à l'école tout en ne
    voulant pas ", ils disaient qu'ils ne voulaient pas mais Suzanne Ropert sait
    mieux qu'eux ce qu'ils veulent, " en les obligeant, on va dans leur sens ".
    Ce passage que je vais citer, Marie, tu ne peux pas savoir quelle répulsion il
    provoque en moi ; tant de certitude, tant de bêtise sont un condensé du pire.
    Cette violence, je la reçois comme une menace personnelle : je suis un cheval
    qui n'a pas soif que n'importe quel pouvoir un jour peut noyer. Au moins
    puis-je espérer alors que par ma folie jusqu'à en mourir je saurai dire non.

    Elle dit, la maîtresse : " Car ce que nous voulons avant tout, ce

    pourquoi, d'ailleurs, on a prévu une école à l'intérieur de cet hôpital
    psychiatrique, c'est bien d'amener les enfants à accéder à ce " savoir "
    qu'ils refusent. Or, me direz-vous, " on ne fait pas boire un cheval qui n'a
    pas soif ". Freinet nous l'a assez répété. C'est vrai. Mais ici, dans notre
    réalité quotidienne, les choses sont différentes : le cheval a soif mais, le
    plus souvent, il ne peut pas boire, sa " folie " l'en empêche. Il se peut
    qu'il ne " veuille " pas, mais cette volonté ne relève pas d'un libre choix,
    d'un libre arbitre. Le refus ou l'impossibilité sont des symptômes d'un
    mal-être, ou d'un non-être, dont il nous faut bien tenir compte pour notre
    pratique quotidienne, mais qui ne doit pas nous empêcher d'entreprendre un réel
    travail d'enseignement auprès de ces enfants qui se sont quasiment mutilés
    d'une partie d'eux-mêmes pour mieux résister à une insupportable réalité tant
    intérieure qu'extérieure. "

    Ce qui me tourmente, c'est cette espèce d'inconscience qui fait du plus
    terrifiant une pacotille. Au mur, pour le son " oi ", elle affiche : " à
    l'école, c'est la maîtresse qui fait la loi " ; elle nous dit ça et ajoute
    une note : " Ce qui est absolument faux, la maîtresse ne fait pas la loi,
    mais elle la fait respecter. Ce jour-là, j'ai sans doute rétabli une situation
    normale dans ma classe, et j'ai aussi induit mes élèves en erreur. Je ne ferais
    plus écrire le même texte maintenant. "

    Est-ce que j'ai bien lu ? D'où vient que sa manière de s'exprimer me
    rende folle ? La suite du texte fait que de toutes mes forces, de toute mon
    âme, je désire qu'un immense hurlement des enfants et de leurs alliés fasse
    éclater les vitres et les murs de toutes les écoles. Elle poursuit ainsi la
    maîtresse : " Moi qui prêchais autrefois - comme c'est loin, en effet -
    l'autodétermination des enfants, la libre expression, etc. En réunion de
    synthèse, on se retrouve parfois plusieurs à oser évoquer ce rôle désagréable
    que nous sommes amenés à jouer, qui va à l'encontre de nos convictions
    profondes d'adultes, nous qui avons réellement foi en l'autre, qui posons a
    priori, dans notre rapport quotidien aux choses ou aux êtres, que la règle
    première d'action est d'accorder confiance? "

    Elle dit aussi que son rôle de flic " rassure les enfants " et que
    " c'est très difficile à assumer ". Comme j'ai peur, ma petite fille, quand
    je sens monter cette dégoûtante odeur de complicité faussement malheureuse.

    La tutelle qu'on exerce sur les enfants et les fous est, d'un point de
    vue tendanciel, la tutelle qui nous menace tous dès lors que nous vivons en
    critiques, en hors-la-loi, les rapports sociaux. La norme est adulte. Est
    adulte celui sur qui le temps a passé et qui ne s'étonne plus. Qui ne s'étonne
    plus ne s'indigne plus.

    Pourtant rien ne va de soi. Et tu te rends bien compte, Marie, de ce
    qui grince dans le discours de cette " maîtresse adulte normale " : elle se
    scandalise de ce que ces enfants fous n'acceptent pas l'école et s'élèvent
    contre la force des choses. Ce qui est dit ici, tout simplement, c'est que les
    enfants " normaux " sont aussi sclérosés que les adultes et que nous ne
    pouvons aucunement compter sur une rébellion enfantine. être enfant ne garde
    personne d'être engourdi. C'est ce qui permet au système scolaire de
    fonctionner. Dans ce lieu réservé aux gosses fous, l'institutrice ne peut
    qu'engager une épreuve de force et revient sans arrêt sur sa mauvaise
    conscience de matonne6 ; violeuse par devoir, elle rend tout viol par désir
    plus acceptable. Elle est l'image vivante de ce qui empêche les gens de vivre,
    de jouir de leurs respectives intelligences. Suzanne Ropert n'existe presque
    pas, elle est cette humaniste libérale et mécanique qui impose sa loi du bien
    et du mal, qui sait ce qui doit nous faire agir, qui pense pour nous. Bien
    entendu, je ne connais ni de près ni de loin cette sinistre femme et mon
    aversion pour ce qu'elle représente semblera à quelques uns indécente, d'autant
    que ce personnage n'est rien d'autre que commun ; c'est d'ailleurs bien
    pourquoi je t'en parle. Je gage que peu de pédagogues (enseignants ou parents)
    se sentent réellement horrifiés par ce passage-ci : " Moi-même, par ailleurs,
    je ne suis pas prête à renoncer au rôle bêtement scolaire qui est lié à mon
    titre, même si parfois, souvent, le doute me saisit sur l'efficacité de ce que
    je suis en train de mettre en place. Renoncer, en effet, ce serait m'engager
    dans le piège dangereux tendu par les enfants, et dont ils ne savent pas, bien
    sûr, qu'ils nous en tendent de tels aux quatre coins de nos activités
    quotidiennes, aux uns et aux autres? En leur donnant ainsi raison, on signerait
    en quelque sorte son propre arrêt de mort, à travers celui de l'école, mais
    encore et surtout, le leur. Car enfin, ces forces " mauvaises " qui poussent
    les enfants à détruire de multiples façons, à défaire ce qui se fait, ne
    relèvent pas, loin de là, d'une volonté consciente, délibérée. Elles sont une
    des facettes de leur mal, conséquence, effet, dont ils ne sont pas maîtres
    souverains mais plutôt tragiquement victimes. En protégeant l'école, en me
    protégeant, moi, d'une possible destruction, j'ai le sentiment de protéger
    l'enfant avant tout de lui-même, de ce qui le ronge, le détruit au fil des
    jours7? "

    Nous voici très exactement au c½ur de mon refus. En " protégeant
    l'école " ou toute forme de pédagogie, l'adulte a le sentiment de " protéger
    l'enfant contre lui-même. ". Cette imposture n'a qu'un but : faire en sorte
    que l'enfant devienne un membre de cette société (quelle qu'elle soit) et non
    lui-même.

    On a corrigé les enfants tant et plus. Par la fessée, le fouet, le
    jeûne, les corsets, la prison. On les a contraints, par tous les moyens
    possibles, à entrer dans le moule. Je ne me fais pas d'illusions et, comme
    Neill, j'admets que le besoin d'approbation est un besoin humain profond. Dans
    le souci de plaire des enfants entre un élément qui " remplace avantageusement
    la crainte ", comme disent les parents modernes. Les mioches ont envie, n'en
    doutons aucunement, de répondre à ce qu'on attend d'eux. On n'est pas toujours
    obligé d'user de violence pour les faire se plier aux règles. La douceur
    parvient aux mêmes résultats. L'essentiel restant l'acquisition, de gré ou de
    force, d'automatismes sociaux.

    Imagine un peu que les enfants n'en fassent qu'à leur tête ! Où
    irions-nous ?
    La phrase que j'ai sans doute entendue le plus souvent depuis ta
    naissance, c'est vraisemblablement : " Mais enfin, un jour ou l'autre il
    faudra bien qu'elle apprenne à obéir ! " L'obéissance est une vertu. On
    mesure les qualités de tout responsable à la faculté qu'il a de " savoir se
    faire obéir ". On parlait beaucoup de pouvoirs et de la lutte à mener contre
    eux, il y a quelques années. J'étais toujours très ulcérée de cette bagarre
    contre les autorités en place qui ne pouvait que viser à les remplacer. La
    seule lutte profondément utile à mener, ce n'est pas contre l'autorité mais
    contre la soumission. Là seulement, le pouvoir, quel qu'il soit, est perdant.

    Pire que tout fascisme, que toute tyrannie, son acceptation - si
    possible malheureuse, c'est encore plus tragique. Quand je songe à Ropert, je
    ne sais ce qui m'éc½ure le plus de sa mauvaise foi ou de son spleen. C'est
    littéralement la mort dans l'âme qu'elle violente les enfants. Mais il le faut.
    Pourquoi ? Parce que c'est nécessaire. Et ce n'est pas drôle de faire souffrir
    les gens ! Il faut vraiment y être obligé !

    Là, Marie, je veux absolument te raconter l'expérience hallucinante de
    Stanley Milgram8.

    Des gens, pris au hasard parmi des personnes ayant accepté de
    " participer à une expérience de psychologie ", sont reçus dans un
    laboratoire. Là, quelqu'un, habillé de la blouse blanche du savant, explique
    qu'il s'agit de faire apprendre à un soi-disant étudiant des listes de mots en
    vue d'une recherche sur les processus de mémorisation. L'élève est assis sur
    une sorte de chaise électrique et le sujet qui est donc censé lui faire
    apprendre les mots doit lui envoyer des décharges de plus en plus violentes
    jusqu'à ce qu'il réponde juste. En réalité, l'élève supposé est un acteur et ne
    reçoit aucun courant. Mais il va mimer le désagrément, puis la souffrance, puis
    l'horreur du supplice et enfin la mort au fur et à mesure que les sujets
    appuieront sur les manettes graduées de 1 à 30, de 15 volts à 450 volts. Sur la
    rangée des manettes sont notées des mentions allant de " choc léger " à
    " attention, choc dangereux " en passant par " choc très douloureux ", etc.
    à quel instant le sujet refusera-t-il d'obéir ? Le conflit apparaît lorsque
    l'élève commence à donner des signes de malaise. à 75 volts, il gémit, à 150
    volts, il supplie qu'on le libère et dit qu'il refuse de continuer
    l'expérience, à 425 volts, sa seule réaction est un cri d'agonie, à 450 volts,
    plus aucune réaction.

    L'intérêt de cette expérience, c'est que 98 % des sujets acceptent le
    principe même de cet apprentissage fondé sur la punition. 65 % iront jusqu'aux
    manettes rouges (le sujet a été prévenu qu'elles pouvaient causer des lésions
    très graves, voire la mort), la dernière est celle de la mort assurée.

    Or il ne s'agit nullement d'une expérience sur le sadisme, comme le
    montrent les multiples variantes qui ont été tentées et analysées. Car la
    tendance générale des résultats prouve qu'à une forte majorité les sujets ont
    administré les chocs les plus faibles quand ils ont eu la liberté d'en choisir
    le niveau. On en a vu également qui " trichaient " lorsque le " savant "
    s'absentait, assurant faussement qu'ils avaient bien " puni " l'élève. Il
    faut bien garder cela à l'esprit quand on parle de l'étude de Stanley Milgram.

    Ce qui est terrifiant, ce n'est donc pas l'agressivité humaine mais
    autre chose que met formellement en évidence cette expérience : la soumission
    à l'autorité. En effet, les sujets ne punissent l'élève que sur la seule
    injonction donnée par le professeur : " Il le faut. " Ils torturent ainsi
    " pour rien " quelqu'un qu'ils n'ont aucune " raison " de maltraiter si ce
    n'est qu'on leur ordonne de le faire. Et attention ! L'ordre de continuer est
    donné par le " savant " d'une voix courtoise sans aucune menace9. Le sujet ne
    risque rien? Ou plutôt presque rien : il risque d'être considéré comme un être
    désobéissant. Eh bien, 65 % des gens ne peuvent supporter cette idée et
    acceptent de supplicier quelqu'un jusqu'à la mort pour la seule satisfaction
    d'obéir.

    Tu vois que je ne me suis pas tellement éloignée de la matonne, ses
    clefs et ses punitions. Elle ne fait pas ça de gaieté de c½ur et le clame bien
    fort. Mais " il le faut ". C'est comme ça.

    Il est intéressant de voir que, parallèlement à l'expérience que je te
    rapporte ici, l'équipe de Milgram en a fait une autre au moins aussi
    instructive : juste avant l'expérience, on a réalisé une enquête auprès de
    psychiatres mais aussi du tout-venant, leur demandant d'estimer le nombre des
    sujets qui " iraient jusqu'au bout ". Pratiquement toutes les personnes
    interrogées prévoient un refus d'obéissance quasi unanime à l'exception,
    disent-ils, d'une frange de cas pathologiques n'excédant pas 1 ou 2 % qui
    continueraient jusqu'à la dernière manette. D'après les psychiatres et
    psychologues, la plupart des sujets n'iraient pas au-delà du dixième niveau de
    choc, 4 % atteindraient le vingtième niveau et un ou deux sujets sur mille
    administreraient le choc le plus élevé du stimulateur.

    Ces idées préconçues s'appuient sur une croyance qui voudrait qu'en
    l'absence de coercition ou de menace l'individu soit maître de sa conduite. La
    liberté serait une sorte de donnée. Comme c'est intelligent ! La thèse du
    libre arbitre permet à la société de fonctionner comme si elle était une
    résultante des libertés individuelles ; toute rébellion n'est alors qu'un
    non-sens.

    Il serait trop long de raconter les multiples variantes de
    l'expérience, mais l'une des plus significatives consiste à la faire conduire
    par un individu " ordinaire " et non plus par quelqu'un investi d'une
    autorité (comme le savant ou le professeur). Dans ce cas, seize sujets sur
    vingt ont refusé d'obéir invoquant des raisons humanitaires : " Ils ne
    pouvaient pas faire souffrir un homme. " L'ordre en lui-même n'est rien, seule
    l'autorité a du poids.

    Un gouvernement fasciste peut-être renversé et remplacé par un
    gouvernement démocratique, mais la différence est-elle vraiment si
    importante ? Est-elle vraiment si importante dès lors que seules les
    apparences sont sauves et que tout gouvernement repose sur la soumission à
    l'autorité et prépare les gouvernés à tout accepter indépendamment des contenus
    idéologiques supposés ? Un gouvernement démocratique, de type libéral ou non,
    ouvre la voie aux dictatures.

    Dans l'expérience de Milgram, refuser d'obéir équivaut à nier
    l'autorité que quelqu'un a revendiquée a priori, or cela constitue un grave
    manquement non pas à telle ou telle règle mais à toute règle.

    Il ne faut pas se leurrer, c'est bien au nom de la morale que les
    sujets obéissent aux ordres ; ils estiment qu'ils se sont " engagés "
    vis-à-vis de l'expérimentateur et qu'il est mal de renier une obligation ainsi
    " librement " contractée. Goffman a montré à plusieurs reprises que toute
    situation sociale reposait sur ce consensus : à partir du moment où une chose
    est exposée aux personnes concernées et acceptées par elles, il n'y a plus de
    contestation possible. " On ne reviendra pas en arrière " interdit souvent le
    moindre pas en avant. Dans les écoles " de pointe ", le contrat apparaît
    comme le fin du fin. L'élève s'engage librement à faire tel ou tel travail. Et
    personne ne rigole !

    Il s'agit ici de préserver une certaine continuité. Cette continuité
    n'a rien d'innocent. Milgram analyse très pertinemment, me semble-t-il, l'une
    des raisons qui font que les sujets qui ne se sont pas rebellés au début de
    l'expérience se sentent de plu en plus obligés de poursuivre. Car au fur et à
    mesure que le sujet obéissant augmente l'intensité des chocs, il doit justifier
    son comportement vis-à-vis de lui-même. Il lui faut donc aller jusqu'au bout ;
    s'il s'arrête, il doit logiquement se dire : " Tout ce que j'ai fait jusqu'à
    présent est mal et je le reconnais maintenant en refusant d'obéir plus
    longtemps. " Par contre, le fait de continuer justifie le bien-fondé de sa
    conduite antérieure.

    Je t'ai gardé le meilleur pour la fin. Pense à tous ces livres
    d'enseignants qui paraissent et contestent l'école, à tous ces parents qui
    râlent et pleurnichent et expriment leur malaise, à ces articles de journaux
    qui disent que ça ne peut pas durer comme ça. Et pourtant l'école continue,
    inexorablement. Pense bien à tout ça, ma chérie, maintenant que je vais te
    faire part d'une des constatations les plus édifiantes de l'expérience de
    Milgram.

    Il ne faut pas s'imaginer que les sujets obéissent avec entrain ! Que
    non ! Beaucoup trouvent l'expérience odieuse et " ne se privent pas de le
    dire ", d'autres tremblent, pâlissent et ne cessent d'affirmer qu'ils " ne
    peuvent pas le supporter ". Les femmes, plus encore, " en sont malades ".
    Dans l'ensemble, elles éprouvent un conflit d'une intensité supérieure à celui
    des hommes. Elles estiment que la méthode d'apprentissage est cruelle mais
    qu'elles ne " doivent pas céder à leur sensibilité ", " c'est comme avec les
    enfants " ; dans les interviews qui suivent l'expérience, elles se réfèrent
    souvent à leur devoir d'éducatrice. Hommes ou femmes, dans leur majorité,
    trouvent épouvantable ce qu'on leur fait faire et Milgram de conclure : " En
    tant que mécanisme réducteur de la tension, la désapprobation est une source de
    réconfort psychologique pour l'individu aux prises avec un conflit moral. Le
    sujet affirme publiquement son hostilité à la pénalisation de la victime, ce
    qui lui permet de projeter une image de lui-même éminemment suffisante. En même
    temps, il conserve intacte sa relation avec l'autorité puisqu'il continue à lui
    obéir10. "

    Pardonne-moi de m'étendre en ce long chapitre mais, écrivant sur notre
    insoumission, je trouve les investigations de Milgram sur la soumission à
    l'autorité pleines d'enseignements. Certains se sont scandalisés de l'aspect
    " immoral " de cette étude où de pauvres innocents ont été bernés, " croyant
    participer à une expérience sur la mémoire ". Je dirai cyniquement que la
    sociologie a intérêt, tant qu'à faire des expériences, à les réaliser dans les
    conditions les plus proches possible de la vie que nous menons en société. Or,
    la principale condition de la société telle que nous la connaissons est de
    reposer sur le mensonge. Chacun croit faire autre chose que ce qu'il fait. Je
    prends un exemple, au hasard ; celui qui suit ses classes est évidemment
    trompé de la même manière que le sujet de l'expérience de Milgram : l'objet
    avoué serait de permettre à l'élève ou à la recrue certains apprentissages,
    mais le but réel est de lui imposer le principe même de l'obéissance. Les
    " valeurs " inculquées à l'école ou à l'armée telles que loyauté, conscience
    du devoir, discipline sont censées être des impératifs moraux personnels mais,
    écrit Milgram, " ce ne sont que les conditions techniques préalables
    nécessaires au maintien de la cohérence du système ".

    David Riesman, et je m'en tiendrai là pour la sociologie américaine, a
    minutieusement analysé comment une éducation répressive poussait l'enfant à se
    soumettre et, par là même, à se préparer à jouer son rôle dans les fonctions
    répressives. Ne jamais oublier que les petits chefs aiment obéir. Pions, ils
    aiment leur rôle de pions. Eux qui ne contrôlent rien ont la manie invétérée du
    contrôle.

    L'adulte doit surveiller l'enfant, même si " cet enfant ne lui
    appartient pas ". On sait que l'architecture panoptique a été utilisée aussi
    bien dans les prisons que dans les lycées. Jamais un enfant ne doit être
    " livré à lui-même ". Dans les lieux publics, tout adulte a le droit de jouer
    au policier et de veiller à faire respecter les usages aux enfants. D'un autre
    côté, les parents peuvent garder leurs prérogatives d'adultes face à leurs
    enfants devenus adultes. On a vu des gens " enlever " impunément leurs fils
    et filles de plus de dix-huit ans, les séquestrer même pour les " soustraire à
    l'influence d'une secte " et tout le monde trouve ça très normal. D'une
    certaine façon d'ailleurs, les parents gardent sur leurs enfants un droit de
    vie et de mort. Ils décident par exemple de la nécessité d'une opération
    chirurgicale. On a mis au point une " psychochirurgie sédative " pour les
    enfants difficiles et un médecin indien, parlant d'un de ses récents opérés,
    déclare : " L'amélioration constatée est remarquable. Une fois, par exemple,
    un patient avait assailli ses camarades et le personnel soignant de la salle.
    Après l'opération, il est devenu très coopératif et il surveillait même les
    autres11. " On ne peut pas s'y tromper, voilà le parler d'un homme dans toute
    la plénitude de ses moyens intellectuels, un langage adulte !

    Je ne veux pas jouer les malignes devant toi. Une fois au moins dans ta
    vie je t'aurai fait mon numéro de propriétaire. (Face à une amante ou un amant,
    sans doute d'ailleurs aurais-je eu la même inadmissible attitude et ce n'est
    pas à mon honneur.) Tu avais neuf ans. Tu connaissais ma grande aversion pour
    cette pratique aussi avais-tu dû bien mûrir ta décision en m'annonçant que tu
    comptais te faire percer les oreilles. Je changeai de visage et engageai la
    lutte : " C'est une coutume absurde et barbare, c'est une forme de mutilation
    inexplicable. Tu feras ce que tu voudras, je sais bien que tu ne me demandes
    pas mon avis, mais j'aurai de la peine. Réfléchis un an. " Tu es sage et
    n'insistas pas davantage ce soir-là. Quelques jours après, tu revins à la
    charge ; cette fois, j'usai du plus abject argument : " Mon amour, ça va me
    faire mal ! " Une semaine plus tard, face à ta tranquille obstination, j'usai
    de la culpabilisation : " Tout ça parce qu'une telle et une telle ont les
    oreilles percées. Bravo ! Belle originalité ! " Je me sentais quand même
    mesquine et tentais de justifier mon refus en me disant " ça ne vient pas
    d'elle ! Ce n'est pas à elle que je refuse quelque chose. " J'allai plus loin
    encore dans l'hypocrisie le jour où je te dis : " D'accord ! Je ne m'y
    oppose pas mais tu te débrouilles sans moi. Non seulement je ne veux pas m'en
    occuper mais je ne te donnerai pas un sou pour ça ! "

    Oui, j'ai honte ; ça te fait rire ? Tu t'es facilement passée de mes
    services. Stoïque, tu as supporté plusieurs semaines de gêne ; ça s'était
    infecté puis cicatrisé trop tôt ; tu es retournée les faire percer une
    nouvelle fois. Je me suis habituée et je t'offre à présent des pendants
    d'oreille. Mais si, ça te va bien !

    Bien sûr que je suis dans le même sac que tous les autres. Les parents
    libéraux ne sont pas les moins autoritaires et j'en ai vu d'une dureté
    incroyable quand il s'agissait de " faire acquérir son autonomie à
    l'enfant ".

    L'autonomie de l'enfant ! Je lève les yeux au ciel et soupire?
    Faisons-nous ce petit plaisir : disons à voix bien haute que jamais je
    n'ai " voulu ton autonomie ". Il y a deux ans, tu ne dormais encore qu'à mes
    côtés ou près de ta Granny. La moins autonome des gamines ! Ce n'est pas toi
    qui aurais pris le bus toute seule à six ans ! Certes, je n'ai vraiment rien
    contre le fait de prendre seul le bus à six ou soixante-six ans, si personne ne
    vous y oblige d'une manière ou d'une autre. Bien sûr que ça m'aurait arrangée
    que, dès l'âge de cinq ans - ou de deux ans, pourquoi pas ? -, tu ne dépendes
    plus de moi pour tes déplacements dans Paris. Tu aurais été autonome, ma
    chérie, quel pied !

    Mais je ne voulais pas ton autonomie. Ça ne faisait pas partie de mes
    projets. Car je ne voulais rien pour toi, je n'ai jamais rien voulu pour toi,
    je n'ai jamais eu le moindre projet de te voir devenir ni comme ci ni comme ça.
    Hier " bien élevé " voulait dire " policé ", aujourd'hui " autonome ".
    Mais il s'agit toujours d'éducation et je n'ai aucun " charisme
    éducatif " sous prétexte que j'ai désiré mettre au monde de la vie. On peut
    dire que tu m'auras surprise ! Je t'ai laissée pousser comme un champignon,
    " abandonnée à toi-même " et je n'ai pas cessé depuis le 20 avril 1971, 18 h
    50 de m'étonner. C'est cela, un enfant ? Comme c'est beau un être qui se
    déploie tout à son aise, qui fait ce qu'il a envie de faire ! ça m'a donné
    envie? Envie de vivre comme toi, tranquillement.

    Soudain, il y a deux ans, ton corps a changé beaucoup, ton visage a
    pris une expression autre, tu n'as plus dormi avec moi ; tu t'es débrouillée
    seule pour pratiquement tout et j'ai compris que l'enfance était passée. La
    fameuse autonomie était venue e son temps et assurément je n'y étais pour
    rien ! Douze ans et demi où nous avons été heureuse de tout partager et toute
    la vie ensuite devant nous pour savourer nos deux nouvelles indépendances.
    J'ai eu vraiment de la chance de vivre avec toi ! Pars quand tu veux, reviens
    quand tu veux. Rien d'autre ne nous lie qu'une profonde et confiante amitié.

    1 L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Philippe Ariès, Seuil,
    1973.
    2 Cf. Six études de psychologie, Jean Piaget, Denoël-Gonthier, 1964.
    3 Cf. S'évader de l'enfance, John Holt, Petite bibliothèque Payot, 1976.
    4 Comment aimer un enfant, Janusz Korczak, Robert Laffont, 1978.
    5 écoute maîtresse, Suzanne Ropert, Stock, 1980.
    6 Une matonne est une gardienne de prison. C'est bien S. Ropert qui dit,
    poisseuse : " Car, il ne faut pas croire, mais la porte que je referme à
    clef, pour retenir un enfant, même si je l'ouvre à nouveau cinq minutes plus
    tard, voilà qui a un goût de fiel? Et comme le trousseau de clefs se fait
    parfois détestable dans la poche ! C'est si facile d'enfermer ! "
    7 C'est moi qui souligne.
    8 Soumission à l'autorité, Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1982
    9 L'expérimentateur utilisait dans l'ordre quatre " incitations " : 1)
    Continuez, s'il vous plaît ; 2) L'expérience exige que vous continuiez ; 3)
    Il est absolument indispensable que vous continuiez ; 4) Vous n'avez pas le
    chois, vous devez continuer.
    10 Une analyse ultérieure montra que les sujets obéissants accusaient un degré
    maximal de tension et de nervosité légèrement supérieur à celui des sujets
    rebelles. En d'autres termes, ils " râlent " plus contre ce qu'on leur fait
    faire que ceux qui refusent effectivement de marcher.
    11 Cité dans Les Temps Modernes, avril 1973, p.1776.

     

    L'âge de raison par David Olivier

    Information, Réflexion libertaire n°67, mai-juin 1986

    J'étais parti pour faire une critique du livre de Catherine Baker, Insoumission
    à l'école obligatoire (éditions Barrault, 98F). Ce que j'aurai écrit est un peu
    plus personnel, mais, n'importe, le fond y est. Ceci dit, le livre de Catherine
    Baker, je le trouve très bien.

    Quand j'étais petit, je travaillais. Aujourd'hui, je suis grand et je
    travaille. La différence, c'est que quand j'étais petit, je travaillais pour
    mon bien ; je n'étais donc pas payé. Le travail que je fais aujourd'hui, dans
    l'informatique, n'est pas des plus pénibles. Quand je rentre chez moi, je ne me
    suis pas esquinté la colonne sur un marteau-piqueur. Simplement, je suis plus
    proche de 8 heures et 30 minutes de ma mort, et ce temps ne m'a pas appartenu.
    Cela signifie que pendant ce temps, tous mes gestes, toutes mes pensées étaient
    dirigées vers un but qui n'était pas le mien.

    Le travail que font les enfants s'apparente comme celui que je fais aujourd'hui
    au travail de bureau. C'est un travail intellectuel. Il est moins désagréable,
    par exemple, que le travail à la mine. Cela ne signifie pas qu'il soit
    agréable, ni surtout qu'il soit autre chose qu'un travail. Il y a, parfois,
    dans le travail scolaire, le plaisir d'apprendre ; mais ce plaisir existe dans
    beaucoup de travaux intellectuels et ce n'est pas pour autant que l'on leur
    dénie la qualification de travail, ni la rémunération qui va avec.

    Une des raisons mises en avant par les parents pour justifier de leur autorité
    sur leurs enfants, pour les déposséder de toute autorité, est que l'enfant "ne
    gagne pas sa croûte". Moi, adulte, est-ce que je gagne ma croûte ? Je ne
    fabrique pas du pain, je suis informaticien ; je ne fabrique pas ma croûte,
    mais mon activité est réputée socialement utile (on peut en douter), et en
    échange on me donne de quoi acheter ma croûte. L'activité imposée à l'enfant
    - aller à l'école - est-elle "socialement utile" ? Elle est réputée être
    imposée à l'enfant pour son bien. Je ne vais pas répéter tous les arguments que
    l'on trouve dans Insoumission à l'école obligatoire et qui me paraissent
    montrer clairement l'hypocrisie d'une telle affirmation. Je voudrais seulement
    faire remarquer que s'il est peut-être vrai pour un enfant donné, allant à
    l'école, qu'il vaut mieux pour lui (ou plus exactement pour celui qu'il sera
    plus tard) être un bon élève plutôt qu'un mauvais, cela ne signifie rien
    d'autre que le fait qu'ayant dressé des coqs pour un combat de coqs, il vaut
    mieux pour chaque coq être le plus fort. Peut-on prétendre que les coqs vont au
    combat pour leur bien ?


    Chacun pour soi

    En effet, de la maternelle à l'université, l'école est basée sur la
    compétition. On récompensera les vainqueurs, on punira les autres. Il y a les
    concours, où cela est évident, mais c'est vrai tout autant de tous les examens
    et de tous les passages en classe supérieure ; et à chaque instant à l'école
    l'enfant a devant lui, comme perspective qui détermine son travail, un passage
    en classe supérieure ou un examen. L'école est organisée pour que l'on
    s'arrange toujours pour avoir la quantité qu'il faut d'élèves qui passent, la
    quantité qu'il faut qui redoublent ou qui sont éjectés vers des classes
    "poubelle". Au baccalauréat, il faut tant de pour-cent de réussite. Pour peu
    que le taux de réussite dans un département diffère trop de la "moyenne", on
    criera au scandale de tous côtés et les examinateurs seront priés de refaire
    leur correction. D'année en année, les taux restent les mêmes, ou varient selon
    les besoins "économiques". Au fil des ans, les programmes ont changé du tout au
    tout ; il suffit de comparer les programmes de physique en terminale
    aujourd'hui et il y a 20 ans. Mais on s'est arrangé pour qu'ils soient juste
    assez lourds pour que sélectionner le nombre d'élèves voulu.

    L'école n'est qu'un long concours. Lecteurs libertaires qui y mettez vos
    enfants, sachez que la réussite scolaire d'un enfant est au prix de l'échec
    d'un autre. Ce système, j'en ai d'une certaine façon bénéficié et je ne veux
    jeter la pierre à personne ; mais les choses sont ainsi.


    L'enfant ne fait rien

    Je ne sais pas si le travail scolaire doit être considéré comme un travail
    comme un autre ; je constate en tout cas qu'il s'agit d'un travail imposé à
    l'enfant et qu'il doit donc bien profiter à quelqu'un. D'ailleurs si l'enfant
    n'est pas rémunéré pour son travail, les parents le sont un peu, sous la forme
    des allocations familiales, que la loi fait dépendre de la scolarisation de
    l'enfant (loi que l'on peut tourner, cf. Catherine Baker). Et tout cela
    n'empêche pas les gens de croire dur comme fer que l'enfant, dans les sociétés
    occidentales, est comme dans une sorte de paradis où il échappe au travail qui
    lui était imposé au xixème siècle et qui lui est encore imposé dans des pays du
    tiers-monde. L'enfant serait comme dans un rêve. La réalité a beau être que les
    enfants travaillent comme tout le monde, comme on a décidé de ne pas le voir,
    on ne le voit pas. C. Baker le dit bien : l'adulte prend son temps, alors que
    l'enfant lambine, l'adulte pleure, l'enfant pleurniche, l'adulte est
    persévérant, l'enfant est obstiné, etc. L'adulte travaille et gagne sa
    croûte ; l'enfant va à l'école pour son bien ; il n'est pas encore dans la
    vie "active" ; autant dire qu'il ne fait rien, il attend d'être grand.


    L'enfant n'a pas de sexe

    Il y a un formidable mépris de l'enfant qui interdit de prendre ce qu'il fait
    au sérieux. Un adulte, ça se vouvoie. Ça mérite respect. Un enfant, seuls les
    grinceux le vouvoient. Un enfant, on peut le montrer tout nu dans des
    publicités à des millions de gens, ça n'a pas de pudeur, de toute façon on s'en
    fout. Un enfant, ça n'a pas de sexe ; on fait de l'éducation sexuelle, mais
    c'est toujours pour le sexe qu'il aura. Le sexe des enfants, il existe
    peut-être, mais en tant que problème : il n'y a que des médecins qui en
    parlent. Qui se préoccupe de savoir si son enfant à la possibilité d'éprouver
    le plaisir sexuel qu'il aimerait éprouver ? La vie de l'enfant se passe dans
    l'insatisfaction sexuelle ; mais ça non plus, on ne le prendra pas au sérieux.
    Puéril -  voilà un mot qui veut dire "pas sérieux". Comment pourrait-on
    prendre au sérieux quelqu'un que l'on qualifie de "mineur" ? Je connais une
    gamine qui a pleuré toute une nuit parce qu'elle avait perdu un papier et
    qu'elle n'avait donc pas pu faire ses devoirs. Mais ce n'est là qu'une
    gaminerie ; on plaindra surtout les parents, pour la gène - pour l'enfant, ça
    passera ! Encore et toujours, on se réfère à ce que sera l'enfant. L'enfant
    lui-même, on ne le voit pas, il est transparent, quand on le regarde on voit à
    travers lui, son avenir.
    C'est bizarre que ce soit un acte révolutionnaire de pointer un doigt vers ce
    que tout le monde a devant le nez et de dire "voilà, ça existe !". La réalité,
    est révolutionnaire. La réalité, c'est les joies et les souffrances de
    l'enfant, de chacun, au moment où cela existe et non en référence à un avenir
    fantasmatique. L'enfant vit toute sont existence d'enfant dans un monde où la
    réalité la plus évidente est niée. Pendant toute mon enfance, je n'ai pas su
    s'il existait un MOT pour désigner le sexe. Ce n'est pas faute de m'être posé
    la question. La négation répétée de la réalité rend malade. Les adultes sont
    malades.


    Heureux de s'instruire...

    L'école, c'est beaucoup la peur. Je cite C. Baker : "En réalité, Marie, avant
    de concevoir toutes les bonnes raisons qu'on a de ne pas mettre les enfants à
    l'école, j'ai agi spontanément, comme d'instinct, pour t'éviter de vivre toute
    ton enfance dans la peur." L'adulte qui travaille rentre chez lui en ayant fini
    sa journée. L'enfant n'a jamais fini. Il y a toujours une leçon qu'il n'a pas
    apprise, un exercice qu'il n'a pas fait. Quand j'étais enfant, je n'étais
    jamais tranquille. Vivre plus de 15 ans dans la peur, ce n'est pas sérieux ?

    Certains diront que ce n'étaient là qu'états d'âme du fils de bourgeois que
    j'étais. Mais tout le monde sait que les enfants de pauvres sont en général les
    premiers à détester l'école, les premiers à rêver du respect que leur donnera
    un "vrai" travail. Bien sûr, ils sont déçus : à l'usine, le pli est pris et on
    traitera les ouvriers comme les adultes traitent les enfants : mal.

    La réalité est qu'un enfant de pauvre aimerait tout autant qu'un enfant de
    riche se lever quand il a fini de dormir, et non quand la société a décidé de
    le faire lever (pour son bien). Il a tout autant besoin de faire pipi quand il
    en a envie, et non à la récré. Ces choses-là ne sont-elles pas aussi réelles,
    aussi importantes que son "avenir professionnel", qui de toute manière reste
    assez hypothétique dans le cadre de l'école ?

    La liberté, ce serait un bien indispensable pour les adultes, et non pour les
    enfants ? Les enfants sont des êtres humains qui passent 18 ans de leur vie en
    privation de liberté. Comme les assassins. Mais avant de condamner un assassin,
    on fait au moins un procès qui a l'air sérieux. Pour un enfant, le problème
    n'est pas sérieux. Le problème de la liberté des gens devient sérieux quand ils
    atteignent 18 ans. Avant, ils ne peuvent même pas retirer en poste restante
    sans l'accord de leurs parents.


    ... pour devenir raisonnables.

    Ni à l'école, ni dans le travail salarié les gens n'ont la libre disposition de
    leur temps. Les moments sont rares où on peut se poser la question pourtant
    naturelle : que vais-je faire de mes cinq prochaines minutes de vie ? Le
    maître ou le patron ont déjà décidé. D'ailleurs, un des buts principaux de
    l'école n'est-il pas de "garder" les enfants ? La vie de l'enfant est souvent
    celle d'un paquet encombrant. A l'école, quand il n'y a pas classe, il y a
    l'étude - et ses surveillants. Tout ceci, dit-on, parce que les enfants ne
    sont pas raisonnables. Il y aurait un âge de la raison.

    Quand j'étais petit, je pensais. Je m'en souviens très bien. Je pensais à peu
    près comme maintenant, et je pensais à peu près aux mêmes choses. Bien sûr,
    j'ai appris pas mal de choses depuis, à l'école et surtout ailleurs. J'ai
    appris même des choses importantes que je ne connaissais pas parce que l'on me
    les cachait ; comme je peux en vouloir à ceux qui me les ont cachées ! Il y a
    beaucoup de choses que je ne savais pas, et il y en a encore beaucoup : mais
    j'étais sain d'esprit, tout autant que maintenant - alors que pour les
    adultes, tout enfant est une sorte de fou temporaire. "Il comprendra plus
    tard". J'ai la fierté de ne pas avoir encore tout à fait compris.

    Quand j'étais petit, je trouvais les adultes bêtes, irrationnels et inutilement
    méchants. "Mange ton chou-fleur", me disait-on à la cantine ; "tu devrais
    avoir honte, alors que les enfants du Biafra...". La réalité, c'était que je
    n'aimais pas le chou-fleur ; leur fantasme était que j'insultais les enfants
    du tiers-monde. Mais la raison, la rationalité n'est rien. On ne peut raisonner
    un adulte, surtout si on est un enfant. La raison de l'adulte, c'est les
    conventions, les apparences, c'est le juste milieu entre la connerie des uns et
    celle des autres. L'enfant apparaît toujours comme un extrémiste, alors que
    l'adulte, à défaut d'avoir la raison, a l'ordre établi pour lui. La raison de
    l'enfant ne participe pas aux mêmes conventions ; sa parole n'est pas
    sérieuse.


    J'avais peut-être un grain.

    Etais-je le seul enfant raisonnable  ? Je trouvais souvent les autres enfants
    bêtes et cruels ; mais au moins, eux, comme moi, savaient qu'il y avait des
    raisons lorsque nous n'avions pas fait nos devoirs, alors que les adultes ne
    savaient répondre que  : "Veux pas le savoir". Ils avaient toujours tellement
    d'autres choses importantes, sérieuses, à faire. Les raisons de nos envies, de
    nos actes, de nos vies, ils ne voulaient pas les connaître, et pourtant ils
    prétendaient les gouverner. Des gens raisonnables, ça ? Les adultes se
    comportent envers les enfants toujours comme des adjudants.

    Evidemment, si on se contente des préjugés, si on se contente de regarder les
    enfants comme on a pris l'habitude de les regarder, on ne verra pas la
    rationalité de l'enfant. Mais on ne pourra alors non plus prétendre dire vrai.
    On ne dit pas vrai si on s'arrête à la surface des choses, si on ne prend pas
    les choses au sérieux. Et je crois que prendre les enfants, les adultes, et la
    réalité en général pour ce qu'elle est, c'est voir ce que les conventions nous
    masquent, c'est accorder une valeur à ce qui a de la valeur, à nos joies et à
    nos peines, à nos pensées et à nos désirs, qui que nous soyons, et non aux
    "valeurs" que les adultes se fabriquent.

    Je voudrais terminer en remerciant Catherine Baker pour son livre. Il m'a fait
    plaisir.

    David


    Le texte de Catherine Baker constitue le chapitre V de son livre "Insoumission
    à l'école obligatoire", paru en 1985 aux éditions Bernard Barrault. Dans ce
    livre elle s'adresse à sa fille de quatorze ans qu'elle n'a pas mise à l'école.

    Le texte de David Olivier est extrait de la revue Information, Réflexion
    Libertaire n°67 (mai-juin 1986).

    Contre l'oppression des adultes sur les enfants de Catherine Baker (suivi de
    L'âge de raison par David Olivier) a été publié sous forme de brochure (24p A5
    / prix libre) par les Editions Turbulentes en septembre 1999. Catalogue
    disponible contre un timbre à 0.53¤ ou par e-mail : Editions Turbulentes c/o
    Maloka, B.P. 536, 21014 Dijon cedex, France / e-mail : turbulentes@editions.net


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  •        Conférence donnée à la Bourse du Travail de Paris,
                                 Le 20 septembre 1903.

              Cette conférence a été donnée à la Bourse du Travail de Paris le 20 septembre 1903. Éditée par l’Union Fédérale de la Métallurgie, elle est depuis quasiment introuvable. Apolitique et de tendance libertaire, cette organisation de métallos était particulièrement dynamique. L’article fondamental de ses statuts était ainsi rédigé :

            “ Le but de l’Union Fédérale est d’arriver à constituer le travail libre, affranchi de toute exploitation capitaliste, par la socialisation des moyens de production au bénéfice exclusif des producteurs et collaborateurs des richesse nationales. A cet effet, l’Union Fédérale, par tous les moyens, recherchera l’entente entre tous les travailleurs de toutes les branches industrielles, commerciales et agricoles, pour mener en commun la propagande nécessaire au triomphe de cette idée.

              D’autre part, tant que durera le régime de l’exploitation patronale, l’Union Fédérale des Ouvriers métallurgistes de France interviendra en faveur de ses membres, moralement et matériellement, dans les cas indiqués par les articles concernant la caisse de résistance dans la mesure du possible. La fédération doit rester absolument sur le terrain économique, toute discussion politique ou religieuse est absolument défendue dans le sein du Comité Fédéral.”

              On vous a annoncé, camarades, une conférence. L’expression est plutôt exagérée; malgré le nombre considérable d’auditeurs réunis dans cette salle, nous sommes entre nous; permettez-moi d’espérer que nous sommes entre amis, et je crois que le ton de la causerie convient mieux à une assemblée de ce genre. C’est donc d’une façon simple, familière, comme il convient entre amis, que je m’exprimerai. Je ne vous parlerai pas de vos misères.

              Je ne vois devant moi que des travailleurs. Leur vie difficile, le me garderai bien de la dépeindre; leurs angoisses, l’anxiété du demain, l’incertitude constante au sein de laquelle ils vivent, l’exploitation dont ils sont victimes, les humiliations qu’ils subissent, ce sont là des souffrances qui ne leur sont que trop connues parce qu’elles sont par eux vécues. Pour moi, bourgeois venu de la révolution et qui n’ai pas eu la malchance, étant donnée ma naissance plutôt fortunée, de vivre ces douleurs, je me garderai bien, dis-je, de les évoquer devant vous.

              A l’aveugle, il n’est pas nécessaire de dire : “Comme la lumière est belle et qu’il est fâcheux que tes yeux ne l’aperçoive pas !” J’ai la conviction que l’aveugle souffre de la cécité à tel point qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter par des paroles de commisération quoi que ce soit à sa souffrance. Mais il est utile de dire à celui qui souffre : “Voici d’où vient ton mal, voici quel en est le remède, voici enfin quel est le mode d’application de ce remède.” Je vais donc avec vous rechercher, aussi exactement, mais aussi simplement et brièvement que possible : 1° la cause du mal qui vous accable; 2° le remède qui peut guérir ce mal; 3° le mode d’application de ce remède (1).

    LA CAUSE DU MAL

              Elle est connue : c’est l’organisation sociale, cette organisation inique, incohérente, au sein de la laquelle le travail, producteur de toute richesse, créateur de toute fortune, est sous la dépendance complète du capital parasitaire. Non seulement rien n’est au travail dans la société présente, non seulement tout est au capital, mais tout est pour le capital, en ce sens que dans les conventions et institutions actuelles (Etat, législation, justice, armée, famille, religion), sont consacrées à la défense du régime capitaliste. 

              Un jour, au cours d’une réunion, j’expliquais de la manière suivante le concept particulier que j’ai de la société présente : il y a en elle trois malfaiteurs. Quand je dis trois malfaiteurs, j’entends par-là trois malfaiteurs-types. Chacun d’eux représente des forces considérables et un nombre important d’individus, des milliers, ces centaines de milliers répandus à travers le monde. Le premier, c’est le voleur; le second, c’est l’imposteur; le troisième, c’est l’assassin. Le voleur : celui qui prend dans nos poches; l’imposteur : celui qui abrite le vol du premier derrière le mensonge; l’assassin : celui qui, lorsque le volé veut se révolter, intervient et tue.

              Le premier, c’est le capitaliste; le second, c’est le politicien représentant la Providence terrestre, c’est le prêtre représentant la Providence céleste; le troisième, c’est celui qui tue : l’homme de force, l’homme de bestialité et de violence, le guerrier, le soldat. Ce sont ces forces qui se combinent et qui contribuent à chaque instant et sous toutes les formes à votre misère, à votre ignorance, à votre servitude. C’est la trinité réactionnaire contre laquelle il est indispensable de lutter. Mais tout cela est connu, archi-connu, hélas ! trop connu et il est banal de dire que tout le mal dont vous souffrez, camarades de travail, c’est l’organisation sociale. Presque tout le monde est d’accord sur ce point.

    LE REMEDE

              Mais le remède ? me dit-on. Nous sommes d’accord sur ce point, à savoir que la société est mal faite; nous n’en disconvenons pas et il faudrait être aveugle et aveugle volontaire pour ne pas reconnaître que cette opinion est exacte; mais le remède ?... il est peut-être moins simple de le découvrir ! Pardon ! le remède, camarades, est également connu. Nous ne sommes plus au temps où l’on cherchait à améliorer par de petits moyens le contrat social reconnu mauvais. Cette immense construction, cet édifice dans lequel les uns possèdent les chambres les mieux aménagées, celles où il y a de l’air, de la lumière, du confort, et où les autres sont impitoyablement relégués à la cave ou au grenier, on sent bien qu’il n’est plus possible aujourd’hui de l’aménager mieux.

              Ce n’est pas en pratiquant une ouverture ici, un escalier de service là, une porte de dégagement ailleurs, c’est-à-dire par les petits moyens, qu’on peut rendre habitable ce qui pourrait être un palais, ce qui le sera un jour, mais ce qui n’est aujourd’hui qu’un taudis. Pour me servir d’une expression triviale, je dirai que la société actuelle est comparable à une vieille paire de chaussures qui n’est plus capables de supporter un ressemelage; elle a été si souvent rapetassée qu’aujourd’hui le cuir va de toutes parts, les empeignes sont démolies; il est impossible d’y apporter une réparation quelconque; cette paire de chaussures a pu, durant un certain nombre de siècles, convenir à l’humanité quand elle avait les pieds tout petits; aujourd’hui, l’humanité a grandi, elle n’est plus enfant, elle est devenue adulte, et ces chaussures la meurtrissent.

              Cette croissance de l’humanité exige des formes sociales nouvelles, formes sociales restituant à l’humanité les deux provinces qui lui ont été ravies par le vainqueur, deux provinces autrement importantes que l’Alsace et la Lorraine : ces deux provinces s’appellent le bien-être et la liberté (2). Le bien-être : plus d’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté : plus de domination de l’homme sur l’homme. Ainsi les formes nouvelles doivent consacrer ce nouvel état de choses : plus d’exploitation de l’homme par l’homme (libération économique), plus de domination de l’homme sur l’homme (libération politique).


              Le monde révolutionnaire dans son ensemble admet ce concept social nouveau. Je gage qui si je parlais à une assemblée composée de socialistes les plus avancés et si je disais que le but du socialisme consiste, quelque modéré que soit ce socialisme, à abolir d’une façon définitive l’exploitation de l’homme par l’homme et la domination de l’homme sur l’homme, je fais le pari, dis-je, que tous opineraient du bonnet, reconnaîtraient que j’ai raison, abonderaient dans mon sens (3).

              Eh bien, ce concept comporte pratiquement trois choses : la première, c’est l’expropriation politique et économique de la classe bourgeoise; la seconde, c’est la socialisation de tous les moyens de productions; la troisième, c’est l’entente et l’action nationales et internationales des travailleurs. Tels sont, camarades, les trois points sur lesquels je désire fixer quelques instants votre attention.

              EXPROPRIATION -  Premièrement : expropriation politique et économique de la classe bourgeoise. Qu’est-ce à dire ? Expropriation, cela veut dire expulsion, cela veut dire dépossession. Exproprier quelqu’un de son bien, c’est l’en expulser, avec ou sans indemnité; on dépossède un propriétaire de ses immeubles par voie d’expropriation; on dépossède un travailleur de ses outils par voie d’expropriation ou de progrès, ce qui revient au même. Lorsqu’une machine nouvelle pénètre dans l’industrie, quand elle entre sur la scène de l’histoire, il est fatal qu’un certain nombre de bras soient voués au travail correspondant à l’outillage nouveau, et ceux qui voudraient s’attarder aux anciennes formes de production se trouveraient dépossédés de leur moyen de travail précédent. Expropriation veut donc dire dépossession.

              A cette expropriation correspond une indemnité, quand il s’agit des propriétaires; le travailleur dépossédé de son outil ne reçoit aucune compensation. Eh bien, l’expropriation peut être et ne peut être que partielle ou intégrale. Elle est partielle, soit qu’il s’agisse des individus, soit qu’il s’agisse des institutions. Quand il s’agit des individus, l’expropriation n’est que partielle lorsqu’on substitue aux détenteurs de la veille des détenteurs nouveaux, lorsqu’on remplace ceux qui possédaient hier par ceux qui posséderont demain.

              Exemple : Lorsqu’en 1789-1793, la noblesse et le clergé furent expropriés, c’est-à-dire dépossédés de leurs prérogatives, dépouillés de leurs privilèges, ce ne fut qu’une expropriation partielle, parce que la classe bourgeoise remplaça les classes dirigeantes de la veille, s’installa à leur place, et devint à son tour classe dominante et exploitante.
             
              Lorsqu’il y a quelques mois le roi Pierre 1er monta sur le trône de Serbie, à la suite de l’exécution ou plus exactement du massacre d’Alexandre, son prédécesseur, et de la reine Draga, il y eut expropriation, - expropriation d’une dynastie au bénéfice d’une autre, mais il n’y eu qu’une expropriation partielle, puisqu’il s’agissait de remplacer des personnes par d’autres personnes. (4) Donc toutes les fois qu’on substitue des individus à d’autres individus, il n’y a pas à proprement parler d’expropriation, il n’y a en tout cas, qu’une expropriation fragmentaire ou partielle.

              Il en est de même de toutes les institutions. Si, par exemple, seul change dans une société, par suite d’une révolution, l’organisme politique d’un peuple tandis que l’organisme économique de ce peuple ne bouge pas, vous pouvez avoir la certitude que l’expropriation, quelle que soit la fin qu’elle se propose, n’aboutira pas à son but et que, par conséquent, elle restera stérile. De même que si des modifications économiques se produisaient sans que correspondissent à ces modifications des transformations dans l’ordre politique, ces premières modifications, exclusivement économiques, resteraient en partie impuissantes.


              Quand on examine toutes les révolutions de l’histoire et qu’on les rapproche de ce que je viens de dire, de l’expropriation considérée dans son sens partiel ou intégral, on comprend alors pourquoi toutes les révolutions du passé ont été frappées d’impuissance : c’est qu’elles n’ont agi, les unes que sur les personnes, les autres que sur une partie des institutions. Mais l’expropriation dont il s’agit, celle que revendique comme sienne et celle que proclame comme devant être l’expropriation future le monde socialiste tout entier, ce doit être une expropriation d’une part intégrale et d’autre part définitive.

              Cela signifie que, intégrale, elle ne doit pas avoir pour objet de substituer une classe à une autre, pas même le quatrième Etat (5) au troisième.  Pas même la classe ouvrière à la classe bourgeoise; de même qu’elle ne doit pas avoir non plus pour but ni pour résultat de transformer seulement l’organisation politique du pays sans toucher à son régime économique. Mais pour être intégrale et définitive, il faut qu’elle soit bénéficiable à l’humanité tout entière, sans restriction de sexe, ni de race, et il faut également qu’elle ait sa répercussion universelle dans toutes les institutions : politiques et économiques.

              SOCIALISATION - Le second point de bases essentielles des revendications ouvrières, c’est la socialisation de tous les moyens de production. Qu’entend-on par là ? C’est tout simplement la substitution de la forme suivante : “Tout appartient à tous” à la formule actuelle : “Tout appartient à quelques-uns.” Aujourd’hui, tout appartient à quelques-uns : les maisons, les machines, la terre, le soleil même, puisque les fruits du soleil n’appartiennent pas à tous; tout cela n’est pas propriété commune, mais propriété privée. 

              Faire que tout au contraire devienne propriété sociale, c’est ce qu’il faut entendre par la mise en commun ou la socialisation de tous les moyens de production. Et, ici, deux systèmes ou plus exactement deux régimes, car l’un est un système, tandis que l’autre n’est qu’une tendance, deux régimes se trouvent en présence : le premier, on l’appelle le collectivisme; le second, le communisme libertaire.

              LE COLLECTIVISME - Le collectivisme, c’est la remise aux soins de l’Etat de tous les instruments de production; puis l’Etat, devenu seul propriétaire, sinon en droit, au moins en fait, de tous les instruments de travail, de tous les moyens de production, ayant mission d’en confier la gérance aux organisations particulières, mais sous son contrôle, sous sa responsabilité, sous sa réglementation. C’est donc, comme vous le voyez, une sorte de substitutions nouvelles aux substitutions anciennes, c’est le remplacement d’un Etat actuel par un autre qui ne serait pas sensiblement meilleur; c’est l’Etat possédant toutes les clefs, gardant toutes les portes, et dont nous deviendrons tous fonctionnaires, en d’autres termes : prisonniers, captifs. Ce serait une expropriation partielle.

              LE COMMUNISME LIBERTAIRE - Le communisme libertaire procède d’autres principes et marche vers d ‘autres directions. Le communisme libertaire ne comporte pas d’Etat. L’Etat, c’est l’avènement au pouvoir d’une classe de la société; l’Etat, c’est la mainmise sur les fonctions publiques par une catégorie d’individus; c’est donc la continuation du régime de la domination de l’homme sur l’homme. Or, le communisme libertaire ne peut pas admettre cette domination, et l’expropriation politique et économique telle qu’il l’entend et telle qu’il veut la pratiquer ne la comporte pas.

              Donc, sous régime de communisme libertaire, plus d’Etat, plus de domination de l’homme sur l’homme. Comment alors procéder ? Par ce que nous appelons “la libre entente”, c’est-à-dire partir du simple pour aller au composé, de l’unité pour aller au nombre, du son pour aller à l’harmonie, de la cellule pour aller au noyau. C’est, comme vous le voyez, procéder à la façon de la nature; et ici, car souvent cette organisation, étant donné son côté un peu flou, paraît peu susceptibles de mise en pratique, permettez-moi d’entrer dans quelques détails.


              Nous entendons, par libre entente, l’entente volontaire et non subie, l’entente provenant d’en bas et non d’en haut, l’entente ayant pour base l’individu et non je ne sais quel être collectif qui s’appellerait l’humanité ou l’Etat. L’individu, seul réalité tangible, mais l’individu qui est un animal sociable, qui ne peut pas et qui ne doit pas s’isoler dans la société, qui est obligé de recourir aux êtres de son espèce, qui est obligé à chaque instant de leur tendre la main, et qui, vivant en société, se voit dans la nécessité d’établir des contrats, fussent-ils perpétuellement révisables, entre ses proches et lui. Voilà la base de l’entente libre.

              Donc l’individu à la base de la société, mais, je le répète, l’individu dans la nécessité d’ordre naturel, tout autant que social, de se grouper et pour produire, pour consommer, pour se développer, mais, nonobstant, l’individu libre dans le groupe. Le groupe lui-même ne peut pas rester isolé, il peut se composer de vingt, de cent ou de mille individus, mais il fait partie de l’ensemble, du “moi” collectif” qu’est l’humanité, du “moi” fédératif qu’est la société. (ndlr : Et qu‘en est-il du “Moi” individuel ?...)

              Il faut donc que les groupes à leur tour se fédèrent rationnellement, méthodiquement. Il y aurait alors une organisation correspondant à peu près à ce que je vais dire : l’individu libre dans le groupement, le groupement libre dans les corporations ou les corps de métiers, les corps de métiers libres dans la Fédération, comprenant l’ensemble des corporations appartenant à la même industrie et la Fédération libre également dans ce que j’appellerai la Confédération (6).

              Si, au lieu d’aller de bas en haut, nous allons au contraire de haut en bas, nous revenons sur nos pas, mais nous aboutissons aux mêmes libertés. La Confédération ainsi établie n’est, pour ainsi dire, que l’expression synthétique mais véritable, loyale, exacte, sincère, équitable des intérêts de toutes les Fédérations; chaque Fédération est à son tour l’expression synthétique et loyale des intérêts de toutes les corporations de même industrie; chaque corporation devient à son tour l’expression exacte et synthétique des intérêts de tous les groupements de même corps de métiers et chaque groupement l’expression fidèle, exacte et loyale des intérêts de tous les adhérents.

              Par conséquent, que nous procédions par induction ou par déduction, que nous allions de l’unité au nombre ou que, étant allés au nombre nous revenions à l’unité, c’est toujours le même système, ce système, tout de souplesse, qui permet à chaque individu de rester libre, autonome, indépendant, de s’épanouir en tous sens, non pas dans l’isolement qui serait pour lui déprimant, mais au contraire dans l’entente et la solidarité qui deviennent comme le couronnement de ce magnifique édifice (7).

    ACTION OUVRIERE - Sur ce point encore, dans tous les milieux socialistes, on est d’accord; tous prêchent l’action et l’entente indispensable de la classe ouvrière en vue de son émancipation. Il est évident que ceux-ci qui ont intérêt à bouleverser le vieux monde ne s’entendent point pour agir, le vieux monde ne s’en ira pas tout seul. Il est donc indispensable - et M. de La Palice pourrait prononcer, au même titre que moi, cette vérité élémentaire - que l’action et l’entente des travailleurs deviennent une réalité positive. Pour y arriver, deux terrains s’offrent à nous : 1° le terrain politique; 2° le terrain économique.

    TERRAIN POLITIQUE - Il m’apparaît, à la lumière de l’expérience et de l’histoire, que l’entente dont il s’agit est dans ce domaine absolument impraticable. Sans parti pris d’aucune sorte, jetez les yeux tout autour de vous; et, ici, je ne suis pas l’anarchiste qui vient apporter à des personnes qui ont l’amabilité de l’écouter des idées qui lui sont personnelles, je suis tout simplement homme studieux qui cherche la vérité sans éprouver le besoin de l’étiqueter.

              Examinez ce qui se passe; En Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en France, en Angleterre, partout où le mouvement socialiste a pris une certaine importance, partout où la lutte politique s’est engagée avec une certaine vigueur, partout où le socialisme parlementaire est devenu  à la mode en même temps qu’il est devenu une force politique avec laquelle les classes bourgeoises ont à compter, partout c’est la mésintelligence, ce sont les conflits violents, les désaccords passionnés (8).

              Et alors, on aura beau nous dire, animé peut-être d’intentions respectables et que je ne veux pas suspecter :  “Travailleurs, entendez-vous, de façon à envoyer au parlement des hommes à vous, qui vous représenteront bien”; je répondrai toujours : “Mais, malheureux ! Comment pouvez-vous dire à ces travailleurs de se concerter de cette manière, puisqu’il y a des années et des années qu’on ne cesse de leur rabâcher  le même refrain et que plus ils vous écoutent, moins ils s’entendent.” (9).

              L’entente sur le terrain politique est donc - non pas parce qu’il nous plaît de le dire, mais parce que les faits le proclament - absolument impossible. Et l’action politique est-elle puissante ? Est-elle efficace ? L’action en ce qui concerne les pouvoirs publics, l’action par en haut a déjà relevé sa radicale stérilité, son impuissance rédhibitoire et irrémédiable. Toutes les lois, dites ouvrières, arrachées à la classe bourgeoise, fourmillent d’atténuations, de réserves et d’exceptions qui les rendent inefficaces. Leur application déplorable aggrave leur insuffisance.

              Un jour, un homme se promenait sur les bords de l’Océan et il découvrir, à une certaine distance, un homme; celui-ci était sur une frêle embarcation; il avait dans les mains je ne sais quoi, et de temps en temps, d’un geste large et qui paraissait puissant, il jetait à travers les sillons de l’Océan ce que ses mains ouvertes laissaient échapper.

              Quand il eut achevé sa besogne, il revint vers le rivage, et celui qui avait assisté à ce spectacle, éprouvant le désir d’en comprendre le pourquoi, l’interrogea : “Que faisiez-vous, tout à l’heure, mon camarade, lui dit-il, qu’aviez-vous dans les mains ?” Notre homme répondit : “Je semais du blé dans les larges sillons de la mer.” Cet homme aurait pu semer pendant des siècles, le terrain était infécond, la mer n’est point faite pour faire germer la moisson d’épis; et voilà pourquoi, si beau que fût son geste, si noble que fût son désir, il commettait l’acte d’un fou, l’acte d’impuissant, le geste stérile, qui consiste à jeter dans les vagues mouvantes et improductives les graines qui demandent un terrain ferme et fécond.

              Eh bien ! Il me semble que la politique est comparable à ce vaste océan dans lequel les gestes les plus larges seraient accomplis, où des hommes, mus par les plus droites intentions, jetteraient - mais, hélas ! vainement - la semence des meilleurs énergies, le grain des meilleurs volontés ! (10). Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à dire sur l’action politique, mais j’ai la bonne fortune de me trouver aujourd’hui en face de travailleurs qui couronnent par cette fête un congrès dans lequel ils ont eu l’excellente idée, la pensée judicieuse - et je les en félicite - de déclarer qu’ils n’avaient point confiance dans l’action politique.

              Qu’est-ce à dire ? Qu’ils soient résolus à se croiser les bras ? Et alors, pourquoi se réunir ? Et alors, pourquoi les congrès ? Pourquoi des organisations ? Pourquoi ces travailleurs venus de tous les points de la France, dans le but d’échanger leurs vues, de se concerter, en vue d’une action commune ? De ce qu’ils rejettent l’action politique comme inefficace, s’ensuit-il qu’ils veuillent se croiser les bras et déclarer qu’ils n’ont rien à faire ? Non pas ! Ils déclarent qu’ils veulent porter tous leurs efforts, consacrer toute leur énergie, toute leur virilité à l’action économique. C’est le second terrain de l’entente et de l’action nationales et internationales des travailleurs; c’est le bon terrain.

              TERRAIN ECONOMIQUE ¾ Ah ! ici l’entente est facile. Pourquoi ? Parce que l’on se trouve en face d’un ennemi unique et constant : le patron capitaliste, et que, par conséquent, il n’y a pas de distinction à établir. Le patron, si rapproché qu’il soit de l’ouvrier, si familier qu’il se montre, si bon garçon qu’il semble, si philanthrope et si humanitaire qu’il paraisse, n’en est pas moins le patron, c’est-à-dire l’exploiteur; dès lors, il est incontestable qu’il soit l’ennemi unique et constant du travailleur (11). C’est encore le bon terrain, parce qu’il n’y a, dans l’existence des individus de même que dans l’existence des sociétés, que deux choses absolument essentielles, deux actes fondamentaux de la vie : 1° produire; 2° Consommer.

              Tout le reste : politique, religion, famille, patrie, morale, c’est du décor; tout le reste sert aux personnages officiels à prononcer de temps en temps de magnifiques discours; tout le reste permet aux orateurs de réunions publiques de se lancer également dans des phrases grandiloquentes. Mais, en réalité, il n’y a dans la vie d’une société comme dans la vie d’un individu que deux choses indispensables, en dehors desquelles la vie ne pourrait pas être : produire, consommer.

              Nous venons au monde, nous ne pouvons pas produire, nos muscles sont trop frêles. Allez demander à l’enfant de produire, il ne le peut pas; et cependant, il n’y a dans l’existence que deux choses : consommer d’abord, produire ensuite. Mais comme, d’autre part, on ne peut consommer que ce qui a été produit au préalable, il est donc nécessaire que la production tout entière soit rationnellement assurée et que la consommation soit équitablement répartie.

              Eh bien ! étant donné ce que je viens de dire, comment constituer, au sein du prolétariat, une force suffisante pour que, dans la production et dans la consommation, le vieux monde soit entamé ? Car enfin, c’est cela qu’il faut; il faut que les vieilles formes sociales, par leur usure, disparaissent; il faut que les classes qui sont au pouvoir, démontrent au jour le jour, leur radicale incapacité et, partant, leur nocivité.

              Pour cela, que faut-il ? Il est indispensable que les pouvoirs du prolétariat soient sans cette grandissants, il faut que la vie ouvrière s’intensifie tous les jours, de manière que seules, production et consommation deviennent comme les deux pôles, l’axe autour duquel toute la vie sociale devra tourner. C’est sur le terrain économique que doit se développer une force sociale jetant ses profondes racines dans les masses populaires, force suffisamment puissante, force assez patiemment organisée, assez solidement et savamment constituée pour tout emporter, quand viendra le grand Soir (12).

              Il faut organiser la production, la consommation; il faut s’emparer des points stratégiques tant en ce qui concerne la nécessité de produire, qu’en ce qui concerne l’obligation de consommer, et ici je me trouve en présence d’une décision du congrès et je m’en réjouis très sincèrement et très publiquement. On a reconnu - Oh ! non pas sans réserves, et ces réserves sont les miennes et je continuerai à les faire aussi longtemps qu’elles auront leur raison d’être - on a reconnu qu’il était nécessaire que syndicats d’une part (production), et coopératives d’autre part (consommation), fussent les deux terrains sur lesquels le prolétariat s’organisât avec force et avec méthode. 

              Il ne s’agit pas d’opposer ceci à cela. Je connais des camarades syndicalistes, qui volontiers déclareraient que la coopération est plutôt dangereuse, et je connais par contre des coopérateurs qui voient d’un oeil défiant l’organisation syndicale. Permettez-moi de vous dire qu’ils ne sont pas dans la vérité, ni les uns, ni les autres.

              Il est nécessaire que, dans le domaine de la production syndicale, comme dans le domaine de la consommation coopérative, vous vous organisiez et que vous vous entendiez; il faut que ces deux forces soient, non seulement combinées, mais encore s’appuient l’une sur l’autre; il faut, lorsque les coopératives de consommation se trouvent en présence d’ouvriers en grève, qu’elles puissent mettre à leur disposition les ressources indispensables pour continuer la lutte et pour en sortir victorieux.

              Mais il faut également que les coopérateurs n’oublient pas ceci - vérité élémentaire en sociologie - à savoir que, s’ils font seulement de la coopération, et dans le cas où le mouvement coopératif se généraliserait selon leur désir, les patrons restés maîtres non plus des produits manufacturés, mais restés maîtres des salaires, les patrons baisseraient les salaires dans une proportion sensiblement équivalente à l’économie que pourrait réaliser par le système de la coopération la classe ouvrière.

              Tandis que les ouvriers, par la coopération, cherchent à mieux vivre, cherchent à ne plus être volé par le petit commerce, cherchent à se procurer des produits de qualité supérieure, en même temps qu’à des prix de revient moins élevés, il est indispensable que, dans le domaine de la production, c’est-à-dire sur le terrain des syndicats, les mêmes ouvriers défendent leurs salaires, pour que si, le patronat était tenté de baisser ces salaires d’une somme correspondant à celle que pourrait économiser les coopérateurs, les mêmes ouvriers qui auraient défendu leurs moyens de consommation par le moyen de la coopérative, défendent également leur production ou leurs salaires par le moyen du syndicat.

              L’ACTION DIRECTE - Comprenez-vous qu’alors, camarades, nous nous trouverions en présence d’une organisation formidable ? Saisissez-vous qu’alors ce qu’on a appelé l’action directe pourrait s’exercer avec efficacité ? Car il n’y a que deux actions, l’action directe et l’action indirecte; l’action directe, c’est celle qui s’exerce constamment, tant sur le pouvoir que sur le patron, l’action indirecte,  c’est celle au contraire qui commence par s’appuyer sur le peuple, mais qui, au lieu d’aller directement contre les ennemis du peuple, consiste à s’infiltrer parmi ceux-ci, en sorte que, si le peuple voulait, un jour, se débarrasser de tous ses maîtres comme il ne pourrait plus reconnaître les siens ¾ le peuple n’est pas Dieu ! ¾ il serait obligé de les balancer tous.

              Cette organisation formidable, qui pourrait embrasser la classe prolétarienne tout entière, car si tous ne sont pas producteurs, tous sont en tous cas consommateurs, qui pourrait compter, par conséquent, autant d’adhérents qu’il y a de travailleurs, cette organisation formidable est ce que j’appelle la période préparatoire. Mais viendra un jour la période d’exécution : on ne se prépare qu’en vue d’un acte à accomplir, je ne puis évidemment me préparer à partir qu’à la condition que j’aie un voyage à faire. Eh bien ! comment cette expropriation politique et économique de la classe bourgeoise, comment cette socialisation de tous les moyens de production, comment tout cela peut-il se réaliser si ce n’est par un mouvement révolutionnaire ?

              Nous nous trouvons en présence, aujourd’hui, d’une nouvelle formule de la Révolution. Nous ne sommes plus en face de quelque chose de vague qui signifiait ce mot et qui prêtait à toutes sortes de malentendus et d’équivoques; la Révolution n’est pas, dans la pensée de ceux qui la conçoivent nettement, comme du bruit, comme de l’éclat, comme une sorte de cliquetis d’armes qui s’entrechoquent, ce n’est pas l’émeute victorieuse, l’insurrection triomphante, sans lendemain. La Révolution, c’est la transformation complète de la société, c’est la fin de l’histoire de honte et de douleur que nous vivons, et c’est le commencement d’une histoire nouvelle faite de dignité et de joie.


              LA GREVE GENERALE - Et nous pensons que la classe ouvrière, organisée sur le terrain économique, verra l’aboutissement de tous ces efforts dans cette formule nouvelle que nous avons appelée “la grève générale”. La grève générale est parfois simplement locale, elle s’étend à une commune ou à une région; elle est parfois coopérative, elle n’embrasse que les ouvriers d’une seule et même coopération. C’est improprement que ces sortes de grèves générales, seulement pour une localité ou pour une corporation, sont qualifiées de grèves générales.

              Mais que demain les cités soient plongées dans l’obscurité, que demain les chemins de fer ne transportent plus ni une marchandise, ni un voyageur, que demain les employés des Postes, des Télégraphes, des Téléphones empêchent toute communication à distance, que demain ceux qui pétrissent le pain laissent leurs bras croisés, que demain ceux qui construisent les maisons ne veuillent plus manier la pierre, que demain ceux qui tissent les vêtements refusent à mettre en mouvement les machines, que demain, en un mot, tous ceux qui produisent, qui entretiennent la richesse sociale déclarent que les conditions qui leur sont faites sont devenues intolérables et qu’ils ne veulent plus les subir, alors ce sera la grève générale-révolution et alors on verra l’affolement du pouvoir.

              Quand une grève éclate sur un coin minuscule du territoire, c’est en vain que ceux qui ont déclaré la grève montrent une énergie indomptable; on sait qu’il y a de quoi les faire taire, parce qu’on peut concentrer tous ses efforts sur ce qu’on appelle le théâtre de la grève. Mais qu’il n’y ait pas seulement un foyer de grève, qu’il y en ait dix, vingt, cent, mille, et alors le pouvoir sera complètement affolé, les esprits seront plein de surexcitations, l’effervescence règnera dans tous les cerveaux, les volontés seront de plus en plus stimulées, chacun attendra le lendemain avec angoisse, tout le monde couchera sur le champ de bataille, sentant que cette fois, la partie est décisive (13).

              Sans compter, camarades, que ceux qui auront dit à leurs amis : “Mettez-vous en grève, le seul fait de vous croiser les bras amènera à composition les patrons”, ceux-là sauront très bien que, quelques jours après, les bras se décroiseront tout seuls ! Ce n’est point ici une prédiction sans consistance, c’est l’évidence même qui fait sauter aux yeux. L’homme peut vivre sans produire, mais il ne peut pas vivre sans consommer; voilà pourquoi lorsque au bout de deux, trois, quatre ou cinq jours, l’ouvrier en grève générale aura compris que tout ce qui existe lui appartient, quand il sera pénétré de cette vérité que tout lui est dû, que tout lui est volé, que, par conséquent, il a le droit de tout prendre et que ce n’est là qu’une restitution, par conséquent un acte de justice, ce jour-là, croyez-vous qu’il aura la sottise, en présence des trésors sortis de ses mains, en face de cet amoncellement de produits de toute nature dont son estomac aura besoin, croyez-vous qu’il aura la sottise de garder les bras croisés ?

               Ah ! Ceux-là mêmes qui, au début, seraient bien décidés à ce mouvement de passivité, ceux-là comprendront que l’heure n’est plus à la résignation; que mourir pour mourir, il vaut encore mieux, au lieu de mourir de faim, comme un chien au coin d’une borne, mourir en se défendant et pour son droit. Et je n’ai pas besoin de dire que cette mainmise, non pas grâce aux excitations de quelques agitateurs, non pas grâce à l’éloquence entraînante de quelques meneurs, non pas grâce à l’influence ou à l’autorité morale de quelques tribus, mais grâce à une force autrement importante, je veux dire, grâce à la fatalité des choses, je n’ai pas besoin de dire que cette mainmise sera une sorte d’expropriation, expropriation brutale, mais expropriation complète et définitive.


              C’est là ce que nous entrevoyons, c’est l’arbre que nous avons planté, c’est l’arbre que les congressistes ont, ces jours-ci, arrosé de la sueur féconde de leurs travaux; c’est là ce que tous ceux qui rêvent d’un avenir meilleur considèrent comme l’arbre destiné un jour à porter les fruits de vie remplaçant les fruits de mort qu’on nous contraint à manger chaque jour.

              VERS LE BONHEUR - Ce sera l’âge heureux, nous connaîtrons alors le bonheur, nous ne serons plus obligés, comme aujourd’hui de dire : “Nous souffrons et nous voudrions jouir, nous sommes malheureux et nous voudrions nous épanouir dans la joie; nos larmes coulent et nous voudrions que nos faces s’illuminent d’un gai sourire.” Nous ne connaîtrons plus alors que les larmes que la nature elle-même jette sur nous fatalement. Les autres fatalités reconnues par l’expérience, les fatalités circonstancielles, historiques, auront disparu, emportées dans le grand tourbillon, dans la tourmente qui déracinera les arbres séculaires : Religions, Patries, États !

              Je sais bien que quand on parle de ce magnifique idéal on est traité par les gens qui se disent sérieux, qui prennent des aires solennels et graves, on est traité de rêveur, d’utopiste, d’esprit chimérique. Il faut voir avec quelle pitié dédaigneuse, dans certains milieux, moins préparés que celui-ci, il faut voir avec quels haussements d’épaules ou quel sourire sarcastique on nous accueille. On nous dit : “Oui, vos idées sont belles, mais ce n’est qu’un rêve !” Nous n’avons qu’une chose à répondre ou plutôt deux; la première, c’est que la réalité est assez douloureuse pour que, ne fût-ce que par l’imagination, nous cherchions à nous en écarter; la seconde, c’est que de tout temps, ce qui est devenu la réalité d’aujourd’hui, avait été l’utopie d’hier; vérité qui nous autorise à avancer, sans trop de présomption, que l’utopie d’aujourd’hui deviendra le réalité de demain.

              Il n’y a d’utopique que ce qui est déraisonnable et il n’y a de déraisonnable que ce qui est impossible. Or, il n’est pas déraisonnable, car ce n’est pas impossible de demander que tout le monde mange à sa faim, puisqu’il y a assez pour que tout le monde puisse se nourrir; de demander que tout le monde soit vêtu, puisque la nature produit des matières textiles en quantité suffisante pour que tout le monde soit convenablement habillé. Il n’y a pas folie à demander que tout le monde soit logé, puisqu’il y a, d’une part, dans les entrailles de la terre assez de pierres pour que des édifices abritant tout le monde soient construits, et puisqu’il y a, d’autre part, parmi les hommes, des bras assez robustes et assez nombreux pour arracher aux entrailles de la terre de quoi édifier les palais de l’avenir. Donc, tout cela n’est pas de l’utopie.

              L’utopie, au contraire - utopie criminelle, monstrueuse - c’est de vouloir arrêter l’humanité dans sa marche éternelle, c’est de vouloir que les formes sociales de l’heure présente soient des formes définitives, comme si les formes sociales n’appartenaient pas à l’immense courant qui emporte tout vers d’incessants devenirs, comme s’il y avait quelque chose dans l’univers qui se puisse arrêter ! L’humanité marche; elle est en voie de transformation; nous avons derrière nous, avec le passé, les ténèbres, l’ignorance, la férocité, l’esclavage et la misère; devant nous, au contraire, avec l’avenir, nous avons la beauté radieuse, le savoir, la bonté, le bien-être, la liberté. C’est à la conquête de ce magnifique idéal, camarades, que vous travaillez tous. Travaillons-y plus que jamais !

    Sébastien FAURE, 1903.


    (1) On remarquera la prédilection de Sébastien Faure pour le chiffre 3 lors de ses démonstrations oratoires. Adjectifs, verbes, points à traiter vont par 3 le plus souvent. Ce n’était pas là par hasard, c’était une méthode de persuasion dont il entretenait souvent avec ses amis.
    (2) Le retour à la communauté française de ces deux provinces, annexées par l’Allemagne en 1871, était le leitmotiv n°1 à l’époque. L’image ici devait donc porter remarquablement sur l’auditoire.
    (3) Il est question là du socialisme avant le phénomène bolcheviste, qui a brouillé les cartes, et l’imposture nationale-socialiste qui a achevé de déconsidérer le terme. Il existe aujourd’hui un courant socialiste libertaire mais il s’agit alors de tout autre chose.
    (4)Ce règlement de comptes entre gens de milieux royaux s’assortissaient de motifs sordides et permettait, sous des prétextes “moraux”, à une conjuration militaire d’installer sur le trône de Serbie les Karageorgévitch dont le second représentant, Alexandre, fut assassiné à Marseille en 1934.
    (5) Ce terme revient souvent dans la littérature socialiste de l’époque. Il désigne l’organisation sociale et politique après la conquête des pouvoirs publics par le parti socialiste.
    (6) Pierre Besnard dans Le Monde Nouveau et le Fédéralisme Libertaire, ce dernier rapport dresse un plan détaillé d’une société basée sur le fédéralisme et fonctionnant à la manière de celle que Sébastien Faure esquisse ici.
    (7) Sébastien Faure a traité largement les problèmes évoqués dans cette causerie familière - Collectivisme et Communisme Libertaire - dans ses divers ouvrages, dont La Douleur Universelle.
    (8) Depuis, la Révolution russe étant passée par-là, un régime dit communiste fut ensuite institué dans l’ancien empire des Tsars. Les “désaccords passionnés” des maîtres de ce régime, à prétentions socialistes, relevaient souvent  de l’assassinat pur et simple.
    (9) Ce raisonnement pouvait se traduire par la formule : “Front Populaire”.
    (10) C’est sous une autre forme le fameux “coup d’épée dans l’eau”. Sébastien Faure aimait émailler ses conférences d’allégories de ce genre qui permettaient à des auditoires de travailleurs, n’ayant eu ni le temps ni les moyens de se cultiver, de mieux saisir ses arguments. On le lui a parfois reproché; il n’est pas sûr que ses détracteurs aient eu raison.
    (11) C’était des plus exacte en 1903. Depuis, l’Etat a joué les “pieuvres”. Des quelques établissements et monopoles qu’ils dirigeaient alors, cela est devenu, sous la poussée des nationalisations, fausse conception de la socialisation, un véritable système d’exploitation étatiste ayant des bases purement et simplement capitalistes. Entreprises nationalisées et régies plus ou moins autonomes, sont de nouveaux patrons avec lesquels les travailleurs doivent compter.
    (12) Le Grand Soir n’était pas, dans l’esprit des révolutionnaires de la fin du dix-neuvième siècle, une simple figure de rhétorique. On l’attendait de jour en jour, il ne pouvait pas ne pas venir. A tel point qu’une porte fermée violemment de nuit, un tumulte quelconque dans la rue, alertaient les adeptes des mouvements sociaux et les trouvaient prêts à “descendre dans la rue”. Cet esprit barricadier a à peu près disparu et le “romantisme révolutionnaire” avec lui.
    (13) Des essais, plus ou moins réussis, de grèves générales, ont été tentés. En France, en 1920, puis dans ces récentes années, selon des tactiques différentes, l’arrêt généralisé du travail fut pratiqué. Les résultats sont discutables. Il semble que la classe ouvrière ait été la principale victime de ces tentatives. Trains bloqués durant les vacances, lettres non acheminées alors que les plis officiels étaient transmis, etc. etc...

        


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    Personnages

    Eudoxe, le maître.

    Stalagmus, vieil esclave.

    Tyndare, vieil esclave.

    Géta, jeune esclave.

    Palinurus, esclave.

    Agnès, jeune esclave chrétienne.

    Sostrata, esclave.

    Autres esclaves de tout âge et des deux sexes.

     

    Les Esclaves. - Ils se tiennent dans des poses diverses, debout, étendus sur le sol, assis sur des escabeaux.

    Tyndare. - Qu’est-ce que j’avais fait, je te le demande, pour mériter le fouet ?

    Géta. - Hier, j’avais fait moins encore et j’ai reçu des coups plus nombreux.

    Stalagmus. - Oh ! toi, c’est trop facile à comprendre.

    Géta. - Puisque tu sais tout, Stalagmus, même l’avenir, explique-moi ce passé récent.

    Stalagmus. - Rien n’est plus simple. Tu es trop beau. Elle te hait parce qu’elle t’aime.

    Palinurus. - Tu parles follement. La haine est le contraire de l’amour.

    Stalagmus. - L’ombre, contraire de la lumière, est pourtant fille de la lumière.

    Palinurus. - Que dis-tu ?

    Stalagmus. - Mets un corps devant la lumière, tu fais de l’ombre. Mets un obstacle devant l’amour, tu fais de la haine.

    Palinurus (haussant les épaules). — Tu dis des paroles vides.

    Géta. - Non. Stalagmus a raison. Je le sais. Je le vois. Je le sens. Ce qui s’agite en mon cœur me dit ce qui s’agite au cœur d’Emilia.

    Tyndare. - Orgueilleux ! Tu te crois aimé de celle qu’aime le maître.

    Géta (découvrant son torse). — Le maître est-il aussi beau que moi ?

    Tyndare. - Il est le maître.

    Géta. - Le maître, dis-tu ?… A cause de sa laideur, à cause de la faiblesse de son corps et de son âme, n’est-il pas plutôt l’esclave d’Emilia ? Mais il faudrait peu de chose pour qu’Emilia devînt l’esclave de ma force et de ma beauté.

    Tyndare. - En attendant, elle te fait donner le fouet.

    Géta. - Oui. Mais un jour - demain peut-être ! — elle ne résistera plus à son désir. Sous mon baiser, je la verrai s’agiter d’abord comme sous le baiser d’un dieu, ensuite comme sous le baiser de la mort.

    Tyndare. - Tu parles trop haut… S’il y avait parmi nous un délateur…

    Voix diverses. - Il n’y en a pas. Parle sans crainte.

    Palinurus. - Nous détestons tous Emilia.

    Tyndare. - Tu vois que Géta est amoureux d’elle.

    Stalagmus. - L’un n’empêche pas l’autre.

    Géta (répétant d’une voix profonde). — L’un n’empêche pas l’autre.

    Palinurus (interrogateur). — L’un n’empêche pas l’autre ?

    Stalagmus. - N’y a-t-il pas de l’amour dans la haine de tous les jeunes hommes qui sont ici ? Et, dans la haine des vieillards, il y a de l’admiration et du regret. Et, dans la haine des femmes, il y a de la jalousie.

    Sostrata. - Oui, je hais Emilia et je suis jalouse d’Emilia. Si Jupiter me demandait : « Qui veux-tu être ? » Je répondrais « Emilia ! » Car elle est une déesse parmi nous. Son sourire est beau et effrayant, comme l’aurore d’un jour néfaste. Sa main, aussi délicate que celle d’un enfant et plus terrible que celle d’un guerrier, fait courber mille têtes. Elle a la plus enivrante des puissances, celle que donne la beauté.

    Tyndare. - Je hais Emilia de toute ma bassesse d’esclave et de tous mes impuissants regrets de vieillard. Mais, qu’il me soit donné de devenir pour un jour jeune, beau et riche, j’offrirais à Emilia ma jeunesse, ma beauté, ma richesse. Je lui dirais : « Aime-moi aujourd’hui et que je meure demain ! »

    Géta. - Je hais Emilia et j’aime éperdument Emilia. Hier, pendant qu’elle me faisait donner le fouet, ses yeux étaient, sur mes lignes belles et vigoureuses, deux flammes de désir. Je restais immobile, sans cris, dédaigneux des coups et de la souffrance. Je me sentais grand et vainqueur. Même j’étais heureux, parce qu’elle haïssait la force de mon âme.

    Tyndare. - Ton orgueil te fait délirer.

    Géta. - Non. Je lisais dans son cœur comme dans un livre déroulé.

    Tyndare (ironique). — Récite ce que tu lisais.

    Géta. - « Celui-ci, songeait-elle, est peut-être insensible aux voluptés comme aux douleurs. Le jour où je ne contiendrai plus l’élan qui m’emporte vers lui, il repoussera mon baiser et il dira au maître ma trahison. Or le maître n’a d’oreilles que pour mes paroles et le méchant esclave sera mis en croix. Mais il m’aura privée, hélas ! de sa force et de sa beauté. »

    Stalagmus. - Tu dis des paroles véritables. Ainsi pensait Emilia.

    Géta. - S’irritant dans son cœur, tantôt elle mordait ses lèvres, tantôt elle criait. Et ses cris accusaient de paresse le lorarius.

    Tyndare (riant). — Donc tu lui dois de la reconnaissance pour chaque coup de fouet. Tu portes sur ton dos des marques d’amour dont tu peux être fier.

    Géta. - Fier et honteux. L’heure viendra où je lui rendrai sa haine et son amour, les voluptés de ma gloire et de mon avilissement.

    Sostrata. - Par quel moyen ?

    Géta. - Mon impatience est un tigre qui guette. Demain peut-être, Emilia me dira : « Aime-moi ! » Parce qu’elle est la plus belle des femmes, ah ! comme je l’aimerai. Mais, parce qu’elle m’a fait fouetter, au moment où ses yeux seront, sur le rire de sa bouche, deux autres rires, avec quelle joie le l’étranglerai.

    Sostrata. - Tu veux donc pendre, fruit douloureux, à l’arbre infâme de la croix ?

    Géta. - Que m’importe ? J’aurai goûté, en une heure trop pleine, tous les bonheurs. Celle que je hais et que j’aime, celle qui est toute ma pensée déchirée et toute ma vie multiple, sera descendue au royaume de Pluton. J’irai la rejoindre, ivre de volupté comme le plus chancelant des hommes, ivre de vengeance comme le plus implacable des dieux.

    Stalagmus (resté pensif depuis quelques instants). — Ce qui fait ma colère depuis que je suis un homme et ce qui fait, depuis que j’ose penser, ma honte, ce n’est pas que je sois esclave, c’est qu’il y ait des esclaves.

    Sostrata. - Pourtant, lorsque le maître est bon…

    Stalagmus. - Bon ou méchant, par cela seul qu’il est le maître, il mérite la mort.

    Sostrata. - Non. Si Eudoxe échappait à l’empire d’Emilia ; si, comme autrefois, il nous traitait avec douceur…

    Géta. - Je ne le haïrais pas moins, puisque je resterais son esclave.

    Stalagmus. - Moi, je me haïrais moi-même, si j’étais un maître.

    Tyndare. - Folie !

    Stalagmus. - L’injustice serait-elle moindre, si je devenais le maître et Eudoxe un de vos compagnons ?

    Tyndare. - Moi, je voudrais bien être le maître.

    Palinurus. - Moi aussi.

    Sostrata. - Et moi !

    Géta (bas à Stalagmus). — Ils sont bien disposés. Et j’en connais d’autres. Si tu veux, nous pouvons organiser une guerre servile.

    Stalagmus (à voix presque basse). — Pourquoi faire ?… Tu ne ! es entends donc pas ?… Chacun ne rêve que d’être le maître. A quoi bon mettre en haut ce qui est en bas, en bas ce qui est en haut ?

    Agnès (qui est près d’eux et qui a tout entendu). — Les superbes seront abaissés, les humbles seront élevés. Mais ce n’est point la guerre qui fera ces choses.

    Stalagmus (dur et méprisant). — Tais-toi, chrétienne.

    Tous. - Nous sommes malheureux… Nous sommes malheureux.

    Demi-Chœur. - Nul espoir pour nous.

    Demi-Chœur. - Espérons pour nos enfants.

    Tous. - Stalagmus, donne-nous, donne-nous de l’espérance.

    Demi-Chœur. - Au moins pour nos enfants, donne-nous, donne-nous de l’espérance.

    Sostrata. - Toi qui sais l’avenir…

    Tous. - Toi qui sais l’avenir…

    Sostrata. - Dis-nous l’avenir et sa lumière.

    Tous. - Dis-nous l’avenir et sa lumière.

    Stalagmus (le regard lointain). — Je ne vois pas de lumière qui dure.

    Géta. - D’autres jours, tu nous as dit des espérances.

    Stalagmus. - Je ne voyais pas aussi loin qu’aujourd’hui.

    Tous. - Que vois-tu ? Que vois-tu ?

    Stalagmus. - Non, non, je ne veux pas voir. (Fermant les yeux et faisant des deux mains le geste qui repousse.) Je veux échapper à l’horreur de voir.

    Tous. - Si, regarde. Parle.

    Stalagmus (les yeux fermés). — Hélas ! Hé1as ! malgré mes paupières closes, la vision me poursuit.

    Sostrata. - Parle, toi à qui un dieu a donné de voir.

    Stalagmus. - Dieu méchant ! Dieu cruel !

    Sostrata. - Hier encore, tu nous consolais.

    Stalagmus. - Hier, j’étais au milieu de vous comme, parmi les aveugles, un voyant immobile.

    Tyndare. - Que signifient ces paroles ?

    Stalagmus. - Je voyais le ciel s’appuyer sur la montagne. C’est pourquoi je disais : « Marchons vers la montagne et vers le ciel. »

    Tous. - Oh ! dis-le encore.

    Stalagmus. - Hélas ! j’ai marché. Ma pensée a monté sur le sommet. Le ciel n’y était pas.

    Géta. - Je sais. L’horizon et l’espoir reculent à mesure qu’on avance.

    Agnès. - Ecoutez les chrétiens. Venez avec nous. Nous savons le chemin où le ciel ne recule plus.

    Sostrata. - Parle donc, ô chrétienne !

    Plusieurs. - Parle, parle, ô chrétienne !

    Agnès. - Les hommes sont frères. Dieu - mais il ne s’appelle point Jupiter - est le père de tous. Il aime également ses fils et il les veut égaux. Il ne veut pas qu’il y ait parmi nous des maîtres et des esclaves.

    Tyndare. - Alors, pourquoi y en a-t-il ?

    Agnès. - Parce que nous n’aimons pas Dieu ; parce que nous ne nous aimons pas les uns les autres.

    Géta. - Mais puisque l’amour est un vase d’or où sifflent les serpents de la haine ?…

    Agnès. - Pas l’amour des chrétiens. Et notre Dieu donnera des joies infinies et éternelles à ceux qui souffrent et qui croient en lui.

    Plusieurs. - Parle, parle, Agnès.

    Agnès (d’un ton plus extatique). — Mais il livrera à d’éternelles et infinies tortures les méchants et tous ceux qui jouissent dans ce monde.

    Géta. - Tu vois bien qu’il y a de la haine dans ton amour.

    Tyndare. - Les puissants et les heureux sont les favoris des dieux. Sinon, d’où viendraient leur puissance et leur bonheur ? Et cette chrétienne dit les plus absurdes des folies.

    Agnès. - Je dis la sagesse. Jésus de Nazareth est venu pour sauver les petits. Son royaume n’était pas de ce monde. Malheur à ceux dont le royaume est de ce monde.

    Stalagmus (d’une voix dure). — Tout royaume est de ce monde.

    Agnès (à Stalagmus). — Toi, tu es bon pour tous les autres comme si tu étais chrétien. Mais, avec moi, depuis quelque temps, tu es méchant. Pourquoi ?

    Stalagmus. - Parce que ton ventre est plein. Parce que tu portes en toi tout un avenir d’esclavage. Crois-moi. Dès que l’enfant paraîtra à la lumière, étrangle-le de mains pieusement maternelles. Ainsi ton amour lui épargnera, et à beaucoup d’autres, à tous ceux qui couleraient de lui, les douleurs et les hontes de la vie servile.

    Agnès. - Mon enfant ne sera pas esclave.

    Sostrata. - Pourquoi ?

    Agnès. - Le couchant est toujours noir de nuit, de nuages et de dieux méchants. Mais l’aube blanchit déjà la pureté de l’Orient. La Bonne Nouvelle de Jésus de Nazareth est une lumière qui monte et qui s’élargit. Bientôt, le soleil brillera pour tous. Bientôt, le monde sera chrétien.

    Palinurus. - Jamais.

    Stalagmus (le regard lointain). — Ce que dit la chrétienne, touchant l’avenir, est véritable. Je le vois.

    Agnès (joyeuse). — Alors, tu vois le bonheur inonder la terre comme la clarté nous inonde au milieu du jour.

    Stalagmus. - Attends. Favorise-moi de ton silence. Laisse la brume de lointain se disperser lentement sous mon vouloir ému. Laisse. Je commence à distinguer la vie de ton fils.

    Agnès. - Elle est heureuse, j’en suis certaine.

    Stalagmus. - Elle est telle que la nôtre. Seule, sa mort est une duperie joyeuse.

    Agnès. - Comment meurt-il ?

    Stalagmus. - Il meurt sur une croix, comme ton Dieu.

    Agnès (dans une extase). — Comme mon Dieu !

    Stalagmus. - Il parle dans l’exaltation de je ne sais quelle ivresse. J’entends quelques-unes de ses paroles de démence : « Ma mort fait mon salut ! Ma mort aide au salut du monde ! »

    Agnès. - O mon fils, ô glorieux martyr, heureux les flancs qui te portent. Tu avanceras d’une heure le triomphe du Christ. Tu avanceras d’une heure l’affranchissement de tes frères.

    Stalagmus. - Silence… J’aperçois des temps plus éloignés… Etrangetés et prodiges ! Evénements aussi fous que les hommes ! Une croix faite de lumière marche dans le ciel devant l’armée d’un César qui va combattre un autre César.

    Tyndare. - Que dit-il ?

    Stalagmus. - Celui qui suit la croix est victorieux par le signe honteux, et voici que le César se fait chrétien.

    Agnès. - Gloire à Dieu ! Un César chrétien ! Gloire à Dieu ! Il n’y a plus d’esclaves !

    Stalagmus. - Je vois toujours des têtes qui se courbent sous des mains qui commandent et qui menacent.

    Agnès. - Tu ne laisses pas le temps d’agir au César chrétien. Regarde un peu plus loin. Il va certainement affranchir ses frères.

    Stalagmus. - Le César chrétien n’affranchit personne. Les enfants des petits-enfants de ton fils restent esclaves. Sostrata. — Les chrétiens parlent souvent contre le meurtre et contre la guerre. Le César chrétien, du moins, fera cesser la guerre.

    Agnès. - Dans le monde chrétien, il n’y aura plus de soldats. Nul ne tirera le glaive, nul ne périra par le glaive.

    Stalagmus. - Le César chrétien est un grand et cruel guerrier.

    Agnès. - Si tu dis vrai, tu dis les crimes d’un homme. Mais, après lui, mes frères, j’en suis trop certaine, aboliront guerre et esclavage.

    Stalagmus. - Après lui, je vois les chrétiens s’entretuer.

    Sostrata. - Pourtant, ils s’aiment entre eux.

    Stalagmus. - Les chrétiens s’aimaient tant qu’ils étaient faibles et persécutés. Dès qu’ils deviennent les maîtres, ils se déchirent à cause de leur Jésus.

    Agnès. - Tu mens. Jésus est la source d’amour et de paix.

    Stalagmus. - Jésus est longtemps une source d’amour et de paix. Mais je vois peu à peu l’agitation des hommes troubler la fontaine limpide. Voici qu’ils en ont fait une source de haine. Les uns disent le Galiléen presque aussi dieu que Dieu. Les autres le proclament aussi dieu que Dieu. Querelles de paroles obscures et qui se heurtent comme chauves-souris dans les ténèbres. Coups de bâtons. Puis larges et longues guerres.

    Tyndare. - Regarde aussi loin que tu voudras. Il y aura toujours des guerres et il y aura toujours des esclaves.

    Stalagmus (avec le geste qui impose le silence). — Je vois un temple étrange. Une architecture de folie dresse de hautes voûtes ruineuses. Pourtant non, elles ne tombent point. Une sorte de cuve somptueuse s’élève plus haut que la tête des gens qui sont là. Un prêtre est dedans, debout et qui parle.

    Agnès. - Un prêtre chrétien ?

    Stalagmus. - Un prêtre chrétien.

    Agnès. - Que dit-il ? Oh ! tâche de l’entendre.

    Stalagmus. - Attendez… attendez… A travers les siècles, quelques-unes de ses paroles, il me semble, parviennent assourdies jusqu’à moi. « Mes frères, dit-il, nous célébrons aujourd’hui, dans la résurrection de Jésus la résurrection de l’humanité. Grâce à notre doux maître, il n’y a plus d’esclaves. »

    Agnès. - Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux.

    Stalagmus. - Ceci est loin… très, très loin. Pourtant, dans l’assemblée qui écoute, j’aperçois quelques descendants reculés de la chrétienne.

    Agnès. - Ils sont heureux parmi leurs frères. Ils sont les égaux de leurs frères.

    Stalagmus. - Ils vont grelottant sous des haillons. Mais quelques-uns, parmi leurs frères, ploient sous des vêtements qu’alourdissent l’or et les gemmes. Ils sont maigres, hâves, tremblants de faim autant que de froid. Mais plusieurs, parmi leurs frères, sont malades de trop manger.

    Agnès. - Tu ne dis pas un monde chrétien.

    Stalagmus. - Je dis un monde qui se proclame chrétien.

    Agnès. - Alors mes fils vivent librement.

    Stalagmus. - Tes fils sont soumis au collège de prêtres dont le chef parle dans la cuve trop haute.

    Agnès. - Tu mens. Les prêtres chrétiens sont des libérateurs. Comment auraient-ils des esclaves ?

    Stalagmus. - Le chef des prêtres dit : « Vous n’êtes point nos esclaves, car nous avons détruit l’esclavage. Vous appartenez - tels des arbres qu’il serait criminel d’arracher - à la terre qui nous appartient. »

    Tyndare. - L’infâme sophiste !

    Stalagmus. - Ecoute, ô femme… je vois un cachot… Attends… Mes regards ont peine à pénétrer son obscurité qu’étoile une cire à la lumière flottante. Un de tes fils reculés y est étendu et des prêtres inclinés l’interrogent pendant qu’on le torture.

    Agnès (frémissante). — Quel crime abominable a-t-il commis pour que même les prêtres, ces miséricordieux ?…

    Stalagmus. - Il a refusé de s’agenouiller devant un prêtre criminel et puissant au moment où ce prêtre levait la main, dans le geste qui veut dire : « Agenouille-toi ».

    Sostrata. - Regarde plus loin. La liberté et le bonheur sont, sans doute, plus loin.

    Stalagmus. - Plus loin… Au-delà de quelques siècles… (Montrant Agnès d’un doigt méprisant.) Les fils de ce ventre sont des artisans… Quel étrange chaos, le monde où ils souffrent. Sur un forum, un homme parle. Il crie : « Commémorons, citoyens, la grande et décisive victoire depuis laquelle il n’y a plus d’esclaves des hommes nobles, depuis laquelle il n’y a plus d’esclaves des prêtres. Le peuple, voici cent ans, s’est délivré ! »

    Sostrata. - 0 joie !… Dis, dis cette époque heureuse.

    Tous. - Dis cette époque heureuse.

    Stalagmus. - Epoque folle ! Mes yeux voient. Mes oreilles entendent. Mon esprit refuse de croire. Comment admettre une telle démence des hommes ? Et cette démence de machines inconnues semblables, quant à leurs formes gigantesques, quant à la gaucherie grinçante et haletante de lents mouvements, à je ne sais quelles bêtes monstrueuses !…

    Palinurus. - Que dit-il ?

    Tous. - Ecoutons. Ecoutons.

    Stalagmus. - Les artisans ne travaillent plus chez eux ou dans les maisons ordinaires. Ils s’assemblent nombreux dans les étables de ces outils énormes, presque vivants, qui se meuvent presque seuls. Autour des machines fantastiques, les ouvriers guettent anxieusement la minute où il faut y toucher pour régler les besognes. Parfois, d’une révolte sournoise, l’outil saisit l’ouvrier, l’entraîne, le tue. Les grandes bêtes de métal coûtent très cher. Nul artisan ne pourrait les acheter.

    Palinurus. - Impossible cauchemar !

    Stalagmus. - Le maître des outils fait travailler les ouvriers, et il ne les nourrit point. Il leur donne un peu d’argent pour qu’ils ne meurent pas tout à fait.

    Sostrata. - Et, sans doute, les soldats les ramènent de force, quand ils s’enfuient de chez le maître méchant ?

    Stalagmus. - Agnès, j’entends le maître parler à un de tes fils, à un vieillard. « Va-t’en, lui dit-il, va-t’en. » Mais l’ouvrier se jette à genoux : « Tu désires donc que je meure de faim ? Aie pitié, sinon de moi, du moins de ma femme et de mes enfants. »

    Sostrata. - Que répond le maître des outils ?

    Stalagmus. - Le maître des outils repousse le vieillard, qui s’en va désespéré. J’entends le fils d’Agnès. Il murmure parmi des sanglots : « Les maîtres d’autrefois nourrissaient leurs esclaves ! » Et des larmes couvrent ses joues parce que notre sort lui paraît digne d’envie.

    Agnès. - Ses frères ne l’aiment donc point, ne le secourent donc point ?

    Stalagmus. - Je le vois tendre la main aux passants et pleurer pour avoir une obole. Il s’adresse à un prêtre.

    Agnès. - 0 joie ! il est sauvé !

    Stalagmus. - Le prêtre auquel il s’adresse appelle un licteur qui entraîne ton fils vers la prison.

    Agnès. - Comment te croirais-je ? Tu inventes des temps impossibles. Jamais on ne mettra en prison un malheureux parce qu’il invoque la pitié de ses frères.

    Sostrata (à Stalagmus). — Regarde au delà de ce monde horrible. C’est une nécessité que la lumière succède enfin à la nuit. Regarde jusqu’à ce que tu aperçoives l’aurore de la liberté.

    Stalagmus. - Plusieurs fois, j’ai cru apercevoir l’aurore. Toujours ses lueurs étaient plus sanglantes qu’un crépuscule sur une mer qui attend l’orage. Et elles s’éteignaient promptement… Voici de nouveau du sang… oh ! que de sang !… et des cris de douleur, et des cris de rage, et des cris de triomphe, et des cris de joie, et de grandes acclamations : « Nous sommes libres ! nous sommes libres !… » Coule vite, fleuve de sang ; et toi, buée obscure qui t’élèves sur son passage, disperse-toi. Mes yeux veulent voir si, derrière vous, la terre, enfin, sera féconde.

    Long silence.

    Stalagmus se laisse tomber sur un escabeau et plonge sa tête dans ses mains. Des sanglots le secouent.

    Sostrata. - Tu pleures ?

    Palinurus. - Qu’as-tu pu voir de plus affreux ?

    Tous. - Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu vu ?

    Stalagmus (se relevant). — Hélas ! hélas ! mille fois hélas ! On dit encore - combien durera ce mensonge ? — que maintenant tous les hommes sont libres. Mais les fils de ton ventre, ô femme, sont toujours esclaves. Et voici comment les écrase le chaos nouveau et voici de quel métal plus lourd sont faites leurs chaînes…

      Scène II

    Les Esclaves, Eudoxe

    Au moment où Stalagmus disait : « Hélas ! hélas ! », Eudoxe est entré. Il a fait signe aux autres esclaves de ne pas remuer et de garder le silence.

    Eudoxe met la main sur l’épaule de Stalagmus. Tous les esclaves se lèvent en signe de respect.

    Stalagmus se retourne, voit le jeune visage mou et sournois. Une haine implacable brille dans les yeux du vieil esclave.

    Eudoxe. - Calme-toi, bon vieillard, et ne plains le sort de personne. Ou, si tu le préfères, plains la destinée de tous les mortels. Tous sont esclaves.

    Sostrata. - Les maîtres…

    Eudoxe. - Il n’y a de maîtres que les dieux, s’il existe des dieux… Seuls, ils sont affranchis des vraies et profondes servitudes : la maladie, la mort, la peur. Souviens-toi, Sostrata. Cette nuit, je me suis cru malade. L’obscurité m’a terrifié. Il m’a semblé que j’allais mourir. J’ai appelé, j’ai crié : « Des flambeaux ! qu’on apporte des flambeaux ! » Vous êtes venus nombreux, des lumières dans vos mains. Mais j’ai eu peur des lueurs qui avancent et des ombres qui reculent, j’ai eu peur du flottement large des ombres et du frémissement inquiet des lueurs. Je suis esclave de la crainte. Je suis esclave de la maladie. Je suis esclave, hélas ! de la mort implacable.

    Stalagmus. - Tu n’es esclave que de ta lâcheté.

    Eudoxe (feignant de ne pas entendre). — Emilia me vole le bien auquel je tiens par-dessus tous les autres. Non seulement à des hommes libres, mais encore, sans doute, à quelques-uns d’entre vous, elle donne une part de ces baisers qu’elle me doit tous. Pauvre esclave de Cupidon, j’ai besoin de plus en plus servilement de son baiser sali.

    Agnès (faisant un pas vers Eudoxe). — Crois à Jésus de Nazareth. Crois au Libérateur qui brise toutes les chaînes. Il calme les passions, il guérit les fièvres, il dissipe les terreurs et les ténèbres, il brise l’aiguillon de la mort.

    Eudoxe. - J’ai étudié la doctrine de Jésus de Nazareth. Car je suis curieux des doctrines. Mais mon ennui, qui a soif de toutes les initiations, ne se satisfait à aucune.

    Agnès. - La doctrine de Jésus de Nazareth ne ressemble pas aux autres doctrines. Elle est la source d’eau vive…

    Eudoxe (haussant les épaules). — Ton Jésus de Nazareth fut, plus que moi, esclave de Cupidon.

    Agnès. - Folie et blasphème !

    Eudoxe. - Il aima tous les hommes - quel amour absurde et sans beauté ! — jusqu’à mourir pour eux. C’est du moins ce que racontent tes frères.

    Agnès. - C’est la vérité… Comprends donc…

    Eudoxe. - Et ceux qui confessent le Galiléen meurent pour le glorifier. Je ne mourrais certes pas pour la gloire d’Emilia. Je suis moins esclave qu’un chrétien.

    Agnès. - Où trouver la liberté, sinon dans les noblesses de l’amour ?

    Eudoxe (à Stalagmus). — Toi, console-toi, si tu n’échappes pas à un joug qui pèse sur tous les hommes.

    Stalagmus. - Il y a des esclaves que je plains. Mais tu es l’esclave volontaire que je méprise. Comparé à toi, ah ! comme je me sens libre.

    Eudoxe (souriant). — Pauvre esprit sans équilibre et qui vas d’un extrême à l’autre ! Dès que le maître bienveillant s’avoue ton égal, voilà que tu te prétends supérieur à lui !

    Stalagmus. - Emilia m’est indifférente.

    Eudoxe. - Je crois bien ! A ton âge !…

    Stalagmus. - Je ne crains ni la souffrance ni la mort. Du haut de mon courage, je méprise Eudoxe, esclave des plus basses passions, esclave de la peur et de la mort.

    Eudoxe. - Ma bonté est vaste. Pourtant, tu viens de dépasser ses frontières. (A Palinurus.) Va chercher le lorarius : le fouet abaissera la superbe de cet insolent.

    Palinurus fait un pas vers la porte. Géta le retient par le bras.

    Géta. - Serais-tu assez lâche ?…

    Palinurus. - J’aime mieux les coups de fouet sur son dos que sur le mien.

    Géta. - Essaie de m’échapper et mon poing t’assommera.

    Stalagmus (à Eudoxe). — Comment des coups de fouet m’empêcheraient-ils de te mépriser et de te haïr ? Mais, parmi ceux-ci, plusieurs ne comprennent que les faits matériels. Le spectacle serait laid pour leurs yeux pauvres, avilissant pour leur cœur semblable au tien. Ces coups ne diminueraient point ma liberté intérieure. Sur quelques aveugles qui croiraient voir, ils alourdiraient des chaînes déjà trop pesantes. Je n’ai pas la naïveté d’enseigner au vulgaire - maîtres ou esclaves - les noblesses immobiles qui dressent un Olympe dans mon âme. Voici, peut-être, une leçon à leur portée.

    Brusquement, Stalagmus saisit Eudoxe par le cou et l’étrangle. Géta, Palinurus, que Géta tient toujours par le bras, et Agnès regardent avec des expressions diverses. Les autres esclaves s’enfuient par toutes les portes.

     Scène III

    Stalagmus, Géta, Palinurus, Agnès, Eudoxe mort

    Stalagmus, qui s’est penché pour suivre dans sa chute le corps d’Eudoxe, se relève en s’essuyant le front.

    Agnès. - Il est écrit : « Tu ne tueras point ! »

    Stalagmus. - Le maître vole à l’esclave ce qui seul donne à la vie une valeur. Même tué, le maître reste le vrai meurtrier. Ma révolte est fille de ma servitude et la mort d’Eudoxe est l’œuvre d’Eudoxe.

    Agnès. - Le repentir lave les crimes. Repens-toi.

    Stalagmus. - Le Maître reste toujours l’agresseur. Quelque mal qu’il lui rende, l’esclave est toujours un juge trop indulgent. Tous les crimes de tyrannie ou de servitude sont l’œuvre du maître, et l’esclave ne peut jamais être criminel contre lui.

    Agnès. - Tu ne veux pas te repentir !

    Stalagmus. - Quand je me repentirais, puis-je rendre la vie à celui qui est mort ?… (Il regarde fixement Agnès.) Et toi, te repens-tu ?

    Agnès. - De quoi ? Mes mains sont pures.

    Stalagmus. - Repens-toi, ô femme. Ecrase le germe que tu portes en toi et d’où sortiront, si tu ne t’y opposes, tant de générations d’esclaves lâches ou meurtriers. Détruis d’un seul coup les horribles vies que j’ai vues tout à l’heure.

    Agnès (s’enfuyant, les mains sur son ventre). — 0 criminel, ô conseilleur de crimes !

    Stalagmus (la retenant). — Sais-tu si ce ne sont pas tes fils futurs et leurs maux et leurs rancœurs qui, tout à l’heure, un instant, ont vécu en moi, ont serré mes mains justicières autour du misérable cou ?…

    Il la laisse aller. Elle fuit comme folle. Palinurus, que Géta ne retient plus, s’enfuit par une autre porte.

     Scène IV

    Stalagmus, Géta

    Stalagmus s’est assis, tête basse. Il semble plongé dans de profondes réflexions. Géta le regarde.

    Stalagmus. - Je ne sais plus… Ai-je obéi à la colère ?… Ai-je obéi à la justice ?… Mon geste exprime-il le sentiment superficiel d’une minute ou la pensée profonde de toujours ?

    Géta. - De quoi te mets-tu en peine ? De toute façon, ton geste est beau, juste et utile.

    Stalagmus (haussant les épaules). — Utile ?

    Géta. - Par Hercule, un geste de révolte l’est toujours : il nie le mensonge qui crée maître et esclaves ; il affirme la vérité et réalise l’homme.

    Stalagmus (hochant la tête). — La libération intérieure suffit peut-être à ce que tu dis. Et ce que j’ai fait, même si des myriades d’esclaves l’imitaient, nous rapprocherait-il de la justice extérieure ? (Se levant et faisant un pas vers une porte de côté.) Non. Puisque les âmes des esclaves ne valent pas mieux que celles des maîtres.

    Géta. - Où vas-tu ? Fuis-tu vers la mort pour échapper à la lenteur des supplices ? Vas-tu te livrer au magistrat et, du haut de la croix, insulter par ton courage à la lâcheté des maîtres ? Ou plutôt veux-tu que je t’aide à gagner la forêt prochaine ?

    Stalagmus. - Ni ceci, ni cela, ni ce troisième parti n’est en harmonie avec ce que j’ai fait.

    Géta. - Alors ?

    Stalagmus. - Je vais tuer le magistrat, créature, soutien et complice des maîtres.

    Géta. - J’applaudis à ce projet pour sa justice et pour son utilité.

    Stalagmus. - Les gestes les plus justes sont peut-être les plus inutiles.

    Géta. - Je ne comprends pas.

    Stalagmus. - Un autre remplacera celui que j’aurai tué.

    Géta. - Quand je t’écoute, je me demande pourquoi tu agis.

    Stalagmus. - J’ai commencé d’agir. Je dois continuer. Mais quiconque entre dans l’action juste est promis à la défaite et à la mort.

    Géta. - Oui, ils se jetteront sur toi, lâches et nombreux, meute de chiens contre le sanglier acculé. Bientôt des chaînes lourdes immobiliseront tes mains. Alors tu ne seras plus libre.

    Stalagmus. - La vraie liberté n’est pas dans les mains, mais dans l’esprit.

    Géta. - Pourquoi donc frappes-tu de tes mains ?

    Stalagmus. - Mon âme s’exprime par les moyens qu’elle a. Privée d’instruments, nul n’entendra plus son langage. En quoi ma pensée en sera-t-elle changée ?

    Géta. - Tu m’étonnes.

    Stalagmus. - J’ai commencé une phrase que je dois continuer. Mon premier geste est, sur une pente, un commencement de course qui entraîne la descente jusqu’au bas ou jusqu’à l’obstacle. Mes mains ne se renieront pas en cessant, avant qu’on les réduise à l’impuissance, d’exécuter les condamnations prononcées par mon esprit. Mais peut-être je regrette d’avoir obéi une première fois à mes mains.

    Géta. - Ton geste est d’un jeune homme ; tes paroles sont d’un vieillard. Pour que je n’entende plus tes paroles, je fuis avec, dans mes yeux, l’encouragement de ton geste. (Il s’incline, prend la main de Stalagmus, la porte à ses lèvres.) Adieu, marche à ton noble destin. (Il fait un pas vers une autre porte.) Moi, je vais à mon sort passionné. Je cours, dans le tumulte de cette heure, posséder Emilia et la tuer… Après ces deux joies ivres, qu’on fasse de moi ce qu’on voudra.

    Stalagmus et Géta sortent par les deux portes de côté, tandis que des soldats entrent par la porte du fond et que le rideau tombe.

     


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