• Le CURE MESLIER, MATERIALISTE, ATHEE ET & COMMUNISTE par Serge Deruette

    Le Curé MESLIER, matérialiste, athée et communiste

                                  par Serge Deruette

    Le but que je me propose ici n'est pas de cerner les particularités de la pensée de Meslier, il est de le situer dans l'histoire des idées.
    Meslier était un modeste curé de campagne. Il naquit en 1664 et mourut en 1729. Il obtint en 1689, et garda le reste de sa vie, la cure d'Etrépigny, un petit village des Ardennes françaises, alors de moins de 150 habitants sans doute, moins de 200 en tout cas, situé à 10 km au sud de Charleville-Mézières et à 15 km à l'ouest de Sedan. A sa mort, il laissait trois exemplaires d'un gros mémoire manuscrit de ses "pensées et sentiments" présenté par deux lettres qu'il adressait aux "curés du voisinage". On retrouva également des annotations marginales à la Démonstration de l'existence de Dieu de Fénelon. La rédaction finale des exemplaires du Mémoire a dû se faire après 1723.
    Le curé Meslier ne fut pas seulement un de ces innombrables prêtres qui contestèrent la hiérarchie cléricale ou un de ces membres du bas-clergé qui se désolidarisèrent de leur ordre pour épouser les luttes de la paysannerie pauvre: son oeuvre est sans commune mesure avec de telles contestations religieuse ou sociale.
    Si ces prêtres étaient parvenus à s'émanciper, ici, -plutôt en haut de la hiérarchie- de leurs préjugés religieux, là -plutôt en bas- de leurs préjugés sociaux, Jean Meslier fut de ceux qui s'émancipèrent de l'un et de l'autre. Et de quelle façon, et avec quelle puissance, quelle vigueur et quelle audace il le fit. Incroyant et communiste, Meslier ne s'en tint pas là; il a "poussé jusqu'à son extrême conséquence la recherche de la vérité", c'est pourquoi il fut, d'abord et avant tout, athéiste et révolutionnaire.
    La critique de la religion, pendant tout le XVIIIè siècle, était essentiellement formulée à la faveur de l'agnosticisme ou du déisme. Quelquefois, elle était poussée jusqu'au panthéisme en lequel on s'accordait à voir la limite extrême de la radicalité dans la contestation religieuse. Le dieu situé au-dessus des hommes, dieu des oppresseurs, était relégué au-dessus de la nature, au mieux, il était la nature lui-même.
    Meslier, lui, le débusqua de son dernier retranchement et le réduisit au néant. Ce faisant, il identifia la nature à la Matière et la proclama telle. Meslier accédait ainsi au matérialisme intégral; en cela, il restera inégalé dans son siècle qui, pourtant, n'en était qu'à son commencement. A l'once du siècle suivant, tirant le bilan de la contestation religieuse dans l'histoire universelle, un homme dit de Meslier : "Il est impossible de professer l'athéisme d'une manière plus claire et plus franche". Cet homme savait de quoi il parlait: c'était Sylvain Maréchal, l'Égal, "l'homme sans Dieu".
    La critique de la société dans la France prérévolutionnaire était le fait, d'une part, de bourgeois éclairés qui représentaient concrètement leur propres intérêts de classe et en posaient les revendications pratiques, d'autre part, de communistes -plus précisément : de communautaristes qui représentaient abstraitement les intérêts des masses agraires serves et projetaient dans l'utopie les bases de communautés plus ou moins égalitaires. Mais aussi divergentes que puissent avoir été ces deux conceptions de la société, elles n'en partageaient pas moins cette même caractéristique, d'exclure toutes deux l'action populaire comme facteur de transformation du monde. Morelly, le grand réformateur communiste du milieu du XVIIIè siècle, n'échappe pas à la règle, qui "s'en remet à la sagesse des législateurs" et refuse la lutte révolutionnaire. Dom Deschamps (1716-1774), ce véritable Hegel préhégélien et français qui fut l'utopiste communiste le plus radical, même Dom Deschamps refuse de concevoir un "projet révolutionnaire d'action du peuple".
    Meslier, ici encore, de même que pour la critique religieuse, seul contre tous, prend à son propre compte d'en appeler à l' "union des peuples" pour renverser les oppresseurs et de faire entendre sa voix < d'une extrémité de la terre à l'autre". C'est en Meslier que la France trouve le premier théoricien de son histoire qui ait uni le communisme et la révolution. Avec Meslier, le communisme français cesse d'être une utopie, il devient une nécessité, et une nécessité pratique: un programme d'action populaire révolutionnaire. S'il n'a pas eu cette possibilité historique qui s'offrit, en Allemagne au XVIe et en Angleterre au XVIIè siècle, à ces deux grands chefs communistes que furent Münzer et Winstanley, de diriger une insurrection paysanne -et en cela réside la seule cause des limites de sa critique sociale -, Meslier ne leur cède en rien en ce qui concerne l'affirmation de l'action révolutionnaire où, par ailleurs, il se distingue d'eux par son athéisme. Lichtenberger a raison de penser que l'on trouve en Meslier "la pensée socialiste poussée jusqu'à ses dernières conséquences".
    Marx et Engels n'ont, pas plus que Plékhanov ou Lénine connu l'oeuvre de Meslier. Les théoriciens du matérialisme athée et scientifique ne pouvaient rien contre la pesanteur du silence qui entourait leur devancier. Mais on peut avancer sans crainte de se tromper que s'il avait connu sa pensée, Marx aurait hésité avant d'écrire sa fameuse dernière Thèse sur Feuerbach: "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde; ce qui importe, c'est de le transformer".
    Car c'est avec Meslier que la philosophie, pour la première fois de toute son histoire, s'assigne comme fin de révolutionner le monde. C'est pour libérer l'humanité que Meslier expose sa critique matérialiste de la religion et de la société : en cela son communisme révolutionnaire est avant tout matérialiste. Et s'il est vrai, comme le disent Sergent et Harmel qui récupèrent un peu trop rapidement Meslier dans le camp de l'anarchisme, que "ce qui l'animait, ce n'était pas l'esprit de la science, le souci de la vérité (mais) la haine de ce qui asservit les hommes", il faut admettre que la dénonciation de l'asservissement passait par la critique matérialiste. Un des traits constitutifs de la grandeur de Meslier est qu'il sut, ainsi que le reconnaît P. Doussot (qui pourtant méprise "les traces de la vieille mentalité rurale" dans sa pensée), " rationaliser l'ancien monisme paysan, l'amplifier et lui donner la dimension d'une philosophie". Or, cette irruption du peuple paysan brandissant sa misère au sein des salons éthérés des philosophes est, de fait, la matière et l'action révolutionnaire qui font valoir leurs droits au sein de la pensée.
    C'est parce qu'il représentait, de façon aussi brutale qu'achevée, cette intrusion scandaleuse que Meslier fut ostracisé si longtemps et que, même si les Lumières connaissaient son Mémoire, le moins que l'on puisse dire est que "leur oeuvre ne la représentait pas dans son intégralité, dans toute sa force". Voltaire fit bien, sous le titre Extrait des sentiments de Jean Meslier, un abrégé du Mémoire. "Ce fut tout simplement une mutilation" écrit Benoît Malon. Le vieux communard a raison, car le déiste bourgeois qu'était Voltaire avait soigneusement banni de son Extrait ce qu'il jugeait "trop ennuyeux et même trop révoltant" : précisément ses démonstrations communistes et révolutionnaires, athéistes et matérialistes. Voltaire tint par ailleurs à le transformer expressément en déiste: il conclut son Extrait en faisant s'adresser à Dieu cet athée implacable !.
    Victime de ce que R. Mortier appelle une "gloire ambiguë", Meslier n'a jamais dû apparaître que comme un de ces déistes dont le XVIIIè siècle français regorge, et la banalité n'est pas faite pour attirer l'attention. Et si en 1864, un Hollandais, Rudolf Charles d'Ablaing van Giessenburg, imprima et édita pour la première fois, deux cents ans après la naissance de Meslier, le texte complet d'une copie manuscrite du Mémoire, cette édition méritoire n'eut qu'une diffusion extrêmement réduite et sans doute reste confinée aux seuls cercles de libres-penseurs.
    Il n'y a guère qu'en Union soviétique, et maintenant dans les autres pays de l'Est, que Meslier a la diffusion et la renommée qu'il mérite. Le Mémoire entier fut traduit en russe en 1924. Par ailleurs, le nom de Meslier figure, entre autres avec celui de Wistanley, sur l'obélisque du Parc Gorki de Moscou élevé à la gloire des précurseurs du socialisme moderne. C'est le seul monument public au monde qui rappelle la mémoire de Meslier et, même en France où, dit Quack, "l'on trébuche suer les statues d'anti-cléricaux, on cherchera en vain celle d'un tel anti-prêtre".
    Ainsi, malgré la remarquable étude, aussi enthousiaste qu'érudite, de Maurice Dommanget, malgré la très complète et précise édition de ses Oeuvres, coordonnées par R. Desné, malgré les fort riches Colloques internationaux d'Aix-en-Provence en 1964 (dont les actes sont parus en 1966) et de Reims en 1974 (dont les actes sont parus en 1980), Meslier reste, encore aujourd'hui, un penseur ignoré dans son pays. Il ne figure dans aucun dictionnaire français usuel et en 1969, R. Desné signalait qu'en France, le nom de Meslier ne figure dans aucun manuel en usage dans les classes de Français, d'Histoire et de Philosophie, à l'exception du manuel littéraire de Castex et Surer où il apparaît dans une oeuvre renseignée comme un pamphlet de Voltaire, celui-ci étant cité après que les auteurs aient écrit que, dans ses pamphlets, "Voltaire s'affuble de personnalités d'emprunt" !.
    Et même si en cette fin de siècle des études commencent à lui être consacrées dans les sphères universitaires, il reste néanmoins un marginal au sein de ce que l'histoire et la philosophie institutionnelles consacrent comme savoir constitué. Ainsi est-il remarquable que les monumentales Studies on Voltaire and the Eighteenth Century qui en sont à plus de 220 publications de livres et de recueils d'articles depuis 1955, n'aient, à ce jour, publié aucun texte monographique ou autre consacré à Meslier, si ce n'est la communication que fit J. Deprun, sous le titre Jean Meslier et l'héritage cartésien, au Premier Congrès International sur le siècle des Lumières (à Genève en 1963) et dont les Studies ont publié les Actes. Il est d'ailleurs également significatif qu'à cette seule exception près, il n'a plus jamais été question de Meslier autrement que dans des mentions aussi rapides que rares, dans les centaines de communications qui ont été faites aux cinq Congrès ultérieurs !
    Meslier, qui écrivit avant 1729, était décidément en avance, non seulement sur son siècle, mais également sur le suivant, et sur le nôtre. Un conservateur chrétien de notre temps, P. Hazard, néanmoins familier du rationalisme puisqu'il est historien des idées du siècle des Lumières, écrit dans son ouvrage consacré à la Pensée européenne au XVIIIè siècle, à propos du Mémoire, "qu'après deux cents ans passés, on ne peut le lire sans un frémissement". Et il ajoute, comme dans un effort désespéré par lequel il essaie d'expliquer une pensée dont la radicalité dépasse son entendement: "on aurait dit qu'il n'avait jamais prié". J. Marchal qui, lui, a renoncé à tenter toute explication, préfère parler d' "un débordement d'ordures". Mais il se rappelle qu'on lui a appris à pardonner à son prochain et s'exécute: Meslier "a droit cependant à la pitié". De son côté, Ira O. Wade qui ne parvient pas à comprendre l'attaque implacable à laquelle Meslier soumet l'Église et l'État, se demande s'il "ne déraisonne pas un peu" et trouve la réponse dans le fanatisme qu'il lui suppose gratuitement. Ainsi, parce que, selon l'expression de Gruenberg, "il eut la rare hardiesse d'aller jusqu'au bout de ses conclusions logiques", dépassant par là même les limites au-delà desquelles les Lumières ne se sont jamais aventurés, Meslier serait tombé dans la déraison et le fanatisme ! Il faut plutôt reconnaître qu'ici Wade, qui consacra pourtant un demi-siècle de sa vie à l'étude des Lumières, reste ébloui devant une pensée dont l'audace et la conséquence dans le raisonnement dépassent considérablement, encore aujourd'hui, ce que le savoir considéré comme légitime peut accepter.
    Voici en quoi Meslier fut unique dans l'histoire des idées.
    Il fut d'abord et avant tout : le premier penseur révolutionnaire, et le premier communiste à fonder son point de vue sur le matérialisme et l'athéisme. S'il y eut, bien sûr, avant lui, des révolutionnaires, des communistes, des matérialistes et des athées, il fut le premier à réunir ces quatre positions en une seule et unique conception du monde. En cela, Meslier prend une place d'une importance considérable tant dans l'histoire de la pensée révolutionnaire que dans celles du communisme, du matérialisme et de l'athéisme. Son oeuvre constitue un moment capital de l'histoire de la pensée.
    Il fut également le premier matérialiste systématique et conséquent depuis Lucrèce; le premier à développer aussi complètement son point de vue; le premier théoricien systématique de l'athéisme, dont il élabora une conception achevée; le premier matérialiste mais également le premier penseur à concevoir la nature de façon dynamique; le premier matérialiste à concevoir que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que "le mouvement reste dans la matière" ; le premier philosophe à vouloir "transformer le monde"; le premier matérialiste à penser la dialectique historique de la nécessité et de la liberté, à penser que le monde s'explique par lui-même et qu'il faut néanmoins le révolutionner; le premier théoricien communiste à vouloir fonder une société sans classes, non par l'imagination utopique, mais par l'action révolutionnaire pratique; le premier théoricien révolutionnaire en France à concevoir la révolution comme une action populaire de masse; le premier communiste à considérer la religion comme le produit et la preuve de l'oppression et de l'exploitation sociales ; le premier communiste à voir dans la propriété privée l'origine et la cause de l'inégalité et de la domination; le premier révolutionnaire et communiste à reconnaître que toute la richesse vient du travail et à en déduire la théorie de la grève générale comme arme révolutionnaire ; le premier révolutionnaire et communiste à avancer l'idée de la dictature des opprimés sur leurs oppresseurs ; le premier révolutionnaire et communiste à se prononcer pour la transformation de la guerre des nations en guerre des classes.
    A ce palmarès, on peut encore ajouter des titres plus modestes: le Mémoire fut " la première attaque complète et détaillée que subit en France le christianisme" ; Meslier fut, sans doute, d'ailleurs l'auteur le plus violent de tous les temps contre le personnage de Jésus-Christ ; il récusa formellement la "magie noire", ce en quoi il fait également, comme le dit Dommanget, "figure d'isolé" dans un siècle où même les plus libres de pensées, jusque et y compris d'Holbach, s'adonnent aux "pratiques astrologiques, ésotériques et occultistes" ; il fut également seul en son siècle à appeler au tyrannicide, au régicide, dans cette époque où la monarchie est épargnée par les critiques bourgeoises et souvent même paysannes, etc..
    Ainsi, ce qui constitue l'exceptionnelle envergure intellectuelle de Meslier, c'est qu'il combina les quatre domaines de la pensée les plus avancés qui s'offraient à la philosophie de son temps : le communisme, la révolution, la négation de Dieu et la matière, alors que l'audace des autres penseurs ne dépassait jamais l'exploration d'un seul de ces champs. Il a fallu attendre Marx et Engels, c'est-à-dire la Révolution française et la révolution industrielle, la domination de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat en classe, pour que la pensée accède à nouveau, en un seul mouvement, à la conjonction de ces quatre domaines avancés de la connaissance; et la distance historique qui sépare Meslier de ses successeurs est une bonne mesure de l'avance qu'il avait sur son temps.
    Mais Meslier ne fut pas seulement grand en cela, la profondeur de sa pensée était à la mesure de l'amplitude de son horizon. Dans chacun des quatre domaines, il dépassa en pénétration et en conséquence tous les théoriciens qui, avant lui, les avaient abordés séparément. Cependant, il est un champ dans l'investigation duquel sa supériorité sur son siècle fut particulièrement écrasante, et qui fonde toute sa pensée: il s'agit de la matière. Avant de concevoir sa théorie du communisme et de la révolution, Meslier se forgea une théorie de la matière, et c'est en élaborant celle-ci de façon achevée qu'il parvint logiquement à celles-là. De même, pour pouvoir développer intégralement son athéisme militant, il dut pousser jusqu'à sa dernière extrémité la réflexion sur la matière. Déborine a raison de dire : "C'est en partant de sa conception matérialiste du monde que Meslier a fondé son éthique et sa politique (...). Les conclusions sur la nécessité d'une révolution et de l'instauration d'une société fondée sur la communauté des biens découlaient de sa conception du monde". Elles s'appuient entièrement et indéfectiblement sur le matérialisme.
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    C'est une caractérisation du matérialisme de Meslier que je tenterai maintenant, dans la perspective de l'appréhender du point de vue de la place qu'il occupe dans l'histoire de la pensée en général, et du matérialisme en particulier.
    On a souvent rattaché Meslierau cartésianisme avec lequel on lui voyait un rapport de filiation. R. Pomeau le dit "cartésien en physique" et "cartésien en métaphysique, cartésien athée"; Jean Ehrard parle de "l'accent cartésien de son langage" et " du désir de Meslier de se ranger résolument" dans la tradition cartésienne; de leur côté, Dommanget pense qu'il "applique la méthode cartésienne" et A. Adam qu'il " ne faisait que tirer les conséquences logiques du cartésianisme"; tandis que H. Manceau dit de lui qu'il était "armé par un cartésianisme totalement libre".
    Mais c'est J. Deprun qui a développé le plus largement ce point de vue. A l'occasion d'une communication au Congrès consacré au siècle des Lumières en 1963, il exposait que Meslier mérite "le nom de cartésien" et que sa pensée "constitue l'une des filières par lesquelles le cartésianisme religieux et même mystique s'est changé de l'intérieur, en son contraire sous la pression de ses propres exigences méthodologiques". Il insistait sur le fait que "Meslier conserve une attitude mentale typiquement cartésienne alors même qu'il récuse les thèses capitales des systèmes de Descartes, Malebranche ou Fénelon" pour enfin caractériser sa pensée comme un "cartésianisme d'extrême-gauche". Dans l'édition critique des Oeuvres de Meslier qu'il cordite, J. Deprun ne se fait pas faute de mettre en exergue, dans des notes explicatives, le cartésianisme qu'il pense déceler dans certaines conceptions du Mémoire. La préface philosophique qu'il consacre aux Oeuvres insiste expressément dans ce sens. L'auteur y précise son opinion que Meslier, "hérétique du cartésianisme et, si l'on veut, cartésien maudit; cartésien pourtant", est un "malebranchiste d'extrême gauche" et confirme que "par sa forme comme par son contenu, la pensée de Meslier mérite donc à bien des égards d'être qualifiée de cartésienne".
    Il est toutefois à remarquer, devant cet assaut d'avis convergents sur la question, que ces auteurs tiennent expressément à préciser qu'ils assignent au cartésianisme de Meslier cette limite d'être "interprété dans le sens matérialiste". Pomeau, on l'a vu, parle d'une métaphysique cartésienne athée ! Deprun, de son côté, reconnaît lui-même que ce sont "ses convictions matérialistes" que Meslier a exposées "dans la langue et le cadre" du système cartésien. Ainsi, chez les tenants de sa filiation cartésienne, a-t-on senti la contradiction qu'il y avait entre un tel héritage et sa conception matérialiste du monde. Puisqu'il y a là le lieu d'une discussion, je me permettrai d'y prendre part.
    Le point de vue que je voudrais défendre a déjà été exprimé sous une forme lapidaire par quelques rares auteurs. J.J. Spink décelait chez Meslier une "opposition marquée au dualisme cartésien" dont le dépassement, écrit Déborine, lui permettait d'"affirmer le matérialisme philosophique". Georges Cogniot, de son côté, énonçait avec force cette vérité si évidente qu'elle lui paraissait couler de source "bien entendu, Meslier n'est pas cartésien". C'est ce point de vue que je tenterai de développer ici.
    On sait que l'oeuvre de Descartes constitue une grande étape dans l'histoire des progrès de la pensée. Avec lui, la science est définitivement émancipée du carcan de la scolastique. En cela, Descartes est bien le plus éminent représentant philosophique de la bourgeoisie française montante sous Louis XIII et Louis XIV. Mais pour libérer la physique de ses chaînes, le grand penseur moderne dut encore payer son tribut à l'obscurantisme qui, bien que battu en brèche, imposait encore sa loi dans le domaine de la métaphysique. Descartes s'acquitta avec complaisance de cette dette. Avec lui, la raison, si elle se libère bien des entraves divines, le fait en "prouvant" rationnellement l'existence de Dieu. La connaissance du réel passait, en cette première moitié du XVIIè siècle, par la compromission avec son contraire: le dualisme cartésien n'est autre que cette contradiction non vidée, dans l'un ou l'autre sens, du matérialisme et de l'idéalisme.
    Ainsi, Descartes, pour pouvoir l'étudier sans obstacles religieux, a séparé de Dieu la matière. Ce faisant, il n'en laisse pas moins, par là même, une inconnue pour la science: c'est précisément, Dieu. Dans le long combat que mène la matière pour gagner le droit d'être enfin expliquée par elle-même, le cartésianisme représente le moment historique où elle parvient à se débarrasser de la domination de l'idée divine sans pour autant la vaincre définitivement. Dieu, relégué à l'origine des temps pour y donner l'impulsion primordiale aux choses, n'explique déjà plus la matière, mais la matière n'explique pas encore Dieu, de sorte que si celle-là existe enfin, celui-ci est toujours.
    Un tel moment de la connaissance, qui juxtaposait les contraires tout en ignorant superbement leur contradiction, ne pouvait durer éternellement. Il fallait que, tôt ou tard, il prenne conscience de ce qu'il contenait en son sein les germes de sa propre négation. Ce rôle historique fut dévolu à Bayle. Ce penseur ne représente pas à proprement parler une étape nouvelle dans l'histoire des idées, mais l'aboutissement logique du cartésianisme, la contradiction de son dualisme poussée jusqu'à l'extrême limite au-delà de laquelle il se nie. Bayle représente le moment où la rationalité du dualisme en vient à constater que le dualisme est irrationnel. Mais le dualisme, ainsi compris, n'est pas pour autant résolu : si la raison exclu Dieu de son champ de connaissance, elle ne le nie pas. En cela, Bayle ne franchit pas la frontière cartésienne. II en reste, comme le dit Rétat, à "une crise de la raison".
    Le cartésianisme devait encore être dépassé. Il le fut. Meslier représente cette nouvelle grande étape de l'histoire de la connaissance, celle de la pensée enfin débarrassée du dualisme, c'est-à-dire celle de la matière enfin débarrassée de son interprétation idéaliste, de la matière affranchie de Dieu, de la matière en tant qu'"être en général et sans restriction". C'est avec Meslier que la pensée reconnaît à la matière le droit et le devoir de se déterminer elle-même et par elle-même. Avec lui se termine la lutte de la matière pour sa propre reconquête, avec lui s'ouvre un horizon infini pour la connaissance. La matière, après ce long passage par l'aliénation à la pensée, se retrouve enfin elle-même, mais enrichie parle travail du négatif, non seulement comme elle-même, mais aussi comme plus qu'elle-même, comme matière enfin connaissable.
    Pour la première fois depuis Épicure et Lucrèce, la matière est proclamée incréée; "l'être matériel", dit Meslier, "ne peut avoir été fait, ni avoir été créé, et par conséquent il a toujours été". Une telle affirmation, qui anime toute son oeuvre, caractérise de façon incontestable cette dernière étape du progrès de la pensée qu'est le matérialisme intégral. Cette "confession de matérialisme conséquent" (pour reprendre les termes de T. Haan, marque avec la plus extrême évidence la distance qui sépare le monisme de Meslier du dualisme de Descartes. Et si l'on pense néanmoins, à la suite de J. Deprun, que "tout se passe comme si Meslier avait retourné contre la métaphysique de Descartes les exigences mêmes de sa méthode", il faut admettre qu'en cela, Meslier est bien le matérialiste conséquent qu'on lui reconnaît mais nullement un cartésien conséquent. Car le cartésianisme constitue, tant historiquement que logiquement, le moment où le matérialisme en progression et l'idéalisme en régression s'équilibrent, il consiste précisément en la juxtaposition de ces deux conceptions du monde irréductibles l'une à l'autre. En conséquence, il ne peut dépasser la contradiction non résolue qu'il renferme en son sein sans se condamner lui-même en tant que cartésianisme. De même, on ne peut résoudre l'un des termes de son dualisme par l'autre sans, par cela, le dépasser, soit en régressant vers l'idéalisme, soit en accédant au matérialisme.
    Telle est bien la raison pour laquelle on ne peut parler, comme on pourrait trop rapidement avoir tendance à le faire, de cartésianisme matérialiste. De même qu'une nuit où luit le soleil n'est pas une nuit mais un jour, de même un cartésianisme où règne sans partage la matière n'est pas un cartésianisme mais un matérialisme. Et on aura beau, en jouant sur l'élasticité propre au système de Descartes, le tendre autant que possible pour l'y voir rejoindre la position de Meslier, il faudra nécessairement, pour l'atteindre, qu'il se brise. Ainsi, il n'est pas vrai que c'est "à l'extrémité de ce physicalisme tendanciel, immanent à la pensée de Malebranche, que se place Meslier", car il s'opère, dans l'intervalle qui sépare les deux pensées, un "saut qualitatif" qui empêche de les classer dans une lignée continue qui irait, sans bond, du penseur cartésien au penseur matérialiste. Dans cette perspective, il est également erroné de caractériser Meslier comme un cartésien ou un malebranchiste "d'extrême-gauche". Pas plus qu'un "croyant" sans dieu n'est un croyant d' "extrême-gauche" -puisqu'il s'agit d'un athée- , pas plus Meslier ne peut être considéré comme un "extrémiste" du système cartésien puisqu'il accède au monisme matérialiste.
    Meslier, par ailleurs, connaissait peu le cartésianisme. J. Deprun a lui-même mis en évidence "l'absence de toute référence explicite aux écrits de Descartes, tant dans le Testament que dans les Notes sur Fénelon", et conclut à la haute probabilité que leur auteur "ne lut jamais Descartes dans le texte". Il n'a d'ailleurs "lu que peu de textes cartésiens", peut-être seulement la Démonstration de l'existence de Dieu de Fénelon qu'il a annotée et la Recherche de la vérité de Malebranche. Toutefois Meslier considère les cartésiens comme "les plus sensés des philosophes", formulation qui est loin de signifier une adhésion quelconque à cette pensée, d'autant plus qu'il précise: "des philosophes déicoles" et qu'il ne se prive pas, après leur avoir rendu grâce d'être "très judicieux", de les traiter de "fous" sur la question des "animaux-machines". W. Krauss considère d'ailleurs que cette question, fort débattue à l'époque, "était le pivot de sa lutte (celle de Meslier) contre le système de Descartes", ce sur quoi on s'accordera. Le problème de l'âme des bêtes est en effet un point très significatif du dualisme cartésien et ce n'est pas fortuitement que Meslier prit la peine d'argumenter contre lui. La théorie des "animaux-machines" résume bien l'impérialisme de l'idéalisme au sein d'une conception matérialiste mécaniste de l'organisation des êtres animés: pour élever l'homme au rang de création particulière de Dieu, Descartes est amené à abaisser les animaux. Meslier, lui, élève les animaux pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l'homme.
    Le cartésianisme, pour le dire en termes hégéliens, était une unité de contraires dans laquelle la physique était la thèse et la métaphysique l'antithèse. Meslier dépassa cette unité cartésienne contradictoire en éliminant l'antithèse (la métaphysique). Ce faisant, il ne retrouva pas la thèse (la physique cartésienne) mais plus que la thèse: la synthèse, c'est-à-dire la thèse débarrassée de son obstacle interne, la physique qui règle enfin ses comptes avec Dieu, alors que Dieu lui avait jusque-là échappé. C'est ainsi que la physique métaphysique cartésienne se retira pour céder la place au matérialisme.
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    Avec Meslier, le matérialisme à peine éclos est d'emblée mobilisé au service des combats théoriques les plus avancés, il nourrit tant l'athéisme que le communisme et la révolution. Malgré ce prodigieux bond en avant de la pensée, bien qu'il franchisse des étapes de son développement sans attendre sa maturation pour se porter aux avant postes de la lutte philosophique de son temps et de tous les temps, il est encore des auteurs qui n'acceptent pas de classer Meslier au rang des précurseurs du marxisme. Ainsi en est-il de J.-M. Goulemot qui "refuse de modeler Meslier à un marxisme qui sert à l'appréhender et à le comprendre" car, explique-t-il, "la question du progressisme de Meslier demeure posée. Qui est progressiste en ce début de XVIIIè siècle? Celui qui demande l'abolition de la propriété ou le bourgeois qui la constitue aux dépens de la possession nobiliaire ?". Ce point de vue tombe dans le travers que J. Ehrard, se référant à quelque penseurs du XVIIIè siècle dont Meslier, résume bien lorsqu'il dénonce "la vanité des explications de type mécaniste qui voient dans la littérature un simple "reflet" et tout particulièrement l'arbitraire des analyses déterministes qui prétendent induire la signification sociale des oeuvres de la condition individuelle des auteurs".
    Car c'est pécher par excès de mécanisme que d'exclure Meslier du courant de pensée qui trouvera en Marx son expression achevée sous le prétexte que la paysannerie pauvre qu'il représentait n'était porteuse d'aucun projet historique conséquent. Or, c'est précisément parce qu'il ressort de cette classe qui, bien qu'elle soit sans devenu historique, supporte tout le poids des contradictions d'une société décadente et accumule en elle l'énergie d'une révolution (qui ne sera pas la sienne), c'est précisément parce qu'il représente la classe la plus opprimée et la plus exploitée de son temps que Meslier est, plus que tout autre matérialiste français du XVIIIè siècle, un précurseur du marxisme.
    Dans cette perspective également, il n'est pas juste de parler, ainsi que le fait P. Doussot, de "l'archaïsme de Meslier" sous le prétexte que "la révolution qu'il propose est celle d'un monde qui meurt". Car la révolution par laquelle le vieux monde mourra est, par la force des choses, celle par laquelle le nouveau vivra. En usant de ce seul droit que la bourgeoisie permet aux travailleurs d'usurper: le droit de lutter à sa place, la paysannerie qui renversa dans les campagnes l'ordre social sclérosé de l'Ancien Régime n'accoucha pas de l'impossible société paysanne, mais d'une société à la mesure de son temps, celle de la bourgeoisie.
    Si l'on trouve, chez Meslier, ce matérialisme plus systématique, plus radical, plus implacable et plus résolument militant que tout ce que la bourgeoisie montante, en la personne de d'Holbach, pourra offrir de meilleur dans le domaine, c'est incontestablement à la paysannerie asservie qu'on doit l'attribuer. Par rapport aux philosophes qui lui sont contemporains, Meslier a lu peu de livres et c'est avec une bibliographie restreinte qu'il est parti à l'assaut de deux millénaires de présence idéaliste en philosophie. Qu'il dépasse en audace et en profondeur tous les penseurs de son siècle peut paraître paradoxal. En fait, le paradoxe (c'est d'ailleurs le lot de tous les paradoxes!) n'est qu'apparent. C'est parce qu'il eut une culture philosophique restreinte, parce qu'il n'eut pas l'occasion de se nourrir et de s'imprégner du cartésianisme qui offrait à la pensée un horizon nouveau et vaste, mais borné, que Meslier put franchir les limites contre lesquelles se fracassaient ou se disloquaient les idées les plus avancées de son temps. Mais ceci n'est que la raison négative de la grandeur de Meslier. La raison positive, c'est que la source de sa pensée, il l'a trouvée dans la vie elle-même. Une large expérience pratique de la vie et de la condition paysanne, tel est bien le véritable fondement de la supériorité de Meslier.
    Ainsi s'explique que, à l'extérieur des cercles où le matérialisme français se cherchait encore, et loin d'eux, dans les profondeurs paysannes de l'Ancien Régime, dans le petit village ardennais d'Etrépigny, un homme, Jean Meslier, se dressa, domina son siècle et tous les siècles du passé, et vit loin en avant.
    Extrait des "ANNALES HISTORIQUES de la RÉVOLUTION FRANÇAISE" n° 262, publié avec l'aimable autorisation du Professeur VOVELLE, directeur des Annales, et de l'auteur.

    *****

    Jean Meslier, curé

    Jean Meslier, Curé d'Etrépigny et de But en Champagne, natif du village de Mazerni, dépendant du Duché de Mazarin, était le fils d'un ouvrier en serge. Élevé à la campagne, il a néanmoins fait ses études et est parvenu à la prêtrise.
    Étant au Séminaire où il vécut avec beaucoup de régularité, il s'attacha au système de Descartes. Ses mœurs ont paru irréprochables, faisant souvent l'aumône; d'ailleurs très sobre, tant sur sa bouche que sur les femmes.
    MM. Voiry et Delavaux, l'un Curé de Va et l'autre de Boutzicourt, étaient ses confesseurs, et les seuls qu'il fréquentait.
    Il était seulement rigide partisan de la justice, et poussait quelquefois ce zèle un peu trop loin. Le Seigneur de son village nommé le Seigneur. de Touilly, ayant maltraité quelques paysans, il ne voulut pas le recommander nommément au prône : Mgr. de Mailly, archevêque de Reims, devant qui la contestation fut portée, l'y condamna. Mais le dimanche qui suivit cette décision, ce curé monta en chaire et se plaignit de la sentence du Cardinal.
    "Voici, dit-il, le sort ordinaire des pauvres curés de campagne; les archevêques, qui sont de grands seigneurs, les méprisent et ne les écoutent pas. Recommandons donc le seigneur de ce lieu. Nous prierons Dieu pour Antoine de Touilly; qu'il le convertisse, et lui fasse la grâce de ne point maltraiter le pauvre, et dépouiller l'orphelin."
    Ce seigneur présent à cette mortifiante recommandation, en porta de nouvelles plaintes au même Archevêque, qui fit venir le sieur Meslier à Donchery, où il le maltraita de paroles.
    Il n'a guère eu depuis d'autres événements dans sa vie ni d'autre bénéfice que celui d'Etrépigny.
    Les principaux de ses livres étaient la Bible, un Moréri, un Montagne et quelques Pères; ce n'est que dans la lecture de la Bible et des Pères qu'il puisa ses sentiments. Il en fit trois copies de sa main, l'une desquelles fut portée au Garde des Sceaux de France, sur laquelle on a tiré l'extrait suivant. Son manuscrit est adressé à M. Le Roux, Procureur et Avocat au Parlement, à Mézières.
    Il est écrit à l'autre côté d'un gros papier gris qui sert d'enveloppe :
    "J'ai vu et reconnu les erreurs, les abus, les vanités, les folies et les méchancetés des hommes; je les ai haïs et détestés, je l'ai osé dire pendant ma vie, mais je le dirai au moins en mourant et après ma mort; et c'est afin qu'on le sache, que je fais et écris le pré[3]sent mémoire, afin qu'il puisse servir de témoignage de vérité à tous ceux qui le verront et qui le liront si bon leur semble."
    On a aussi trouvé parmi les livres de ce curé un imprimé des Traités de M. de Fénelon, Archevêque de Cambrai [édition de 1718] sur l'Existence de Dieu et sur ses attributs, et les Réflexions du P. Tournemine, Jésuite, sur l'athéisme, auxquels traités il a mis ses notes en marge signées de sa main.
    Il avait fait deux lettres aux curés de son voisinage, pour leur faire part de ses sentiments etc. Il leur dit qu'il a consigné au Greffe de la Justice de sa Paroisse une copie de son écrit en 366 feuillets in 8°, mais qu'il craint qu'on ne la supprime, suivant le mauvais usage établi d'empêcher que les simples gens ne soient instruits, et ne connaissent la vérité.
    Ce curé a travaillé toute sa vie en secret pour attaquer toutes les opinions qu'il croyait fausses.
    Il mourut en 1733, âgé de 55 ans : on a cru que dégoûté de la vie il s'était exprès refusé les aliments nécessaires, parce qu'il ne voulut rien prendre, pas même un verre de vin.
    Par son testament, il a donné tout ce qu'il possédait, qui n'était pas considérable, à ses paroissiens, et il a prié qu'on l'enterrât dans son jardin.


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