• UN AN AU PENITENCIER DE BLACKWELL'S par Emma Goldman

    Un an au pénitencier de Blackwell’s Island

    Par Emma Goldman (1893)


    Nous sommes en 1893, Emma a alors 24 ans et vient de rencontrer son nouveau compagnon Edward Brady, natif d’Autriche où il vient de purger une peine de 10 années de prison pour publication d’écrits illégaux. Son ancien amant Alexandre « Sasha » Berkman est lui même incarcéré pour avoir tenté d’assassiner un patron d’industrie l’année précédente, Henry Clay Frick (cf.index des nomsà la fin). Accusée « d’incitation à l’émeute » lors d’un discours prononcé à Union Square, Emma est arrêtée à Philadelphie puis extradée vers l’État de New York. La police lui propose, sans succès, de devenir indic pour éviter la prison. L’instruction se base sur les notes d’un agent de police, prétendument prises durant le meeting, alors que douze personnes présentes témoignèrent de l’impossibilité physique de prendre des notes à cause de la foule et qu’un expert déclara que l’écriture était bien trop régulière pour avoir été prise debout dans un endroit bondé. Un journaliste duWorld de New York témoigna en sa faveur mais ce fut sa perte. En effet, le lendemain du meeting, leWorld avait publié un article de ce même journaliste rendant compte du discours d’Emma à Union Square. Or, l’article avait été retouché et le propos du journaliste, complètement modifié, accusait Emma. Le journaliste n’osa pas témoigner contre son employeur en plein tribunal et son article fut suppléé à son témoignage. Contre l’avis de son avocat elle refusa de faire appel : la farce de son procès avait renforcé son opposition à l’État et elle ne voulait lui demander aucune faveur. Son avocat refusa alors d’être présent le jour du jugement. Le mêmeWorld qui lui avait joué un si mauvais tour lui proposa de publier le discours qu’elle avait préparé pour s’adresser au jury ; elle y consenti, sous réserve d’avoir accès aux épreuves avant le tirage. Emma ne fut pas autorisée à adresser le discours qu’elle avait préparé au tribunal mais l’édition spéciale duWorld sortit comme prévu juste après le verdict de la cour. Elle fut condamnée à un an de détention au pénitencier de Blackwell’s Island (littéralement : l’île du puits noir).


    C’était une magnifique journée d’octobre, claire et lumineuse. La barge se hâtait sur l’eau avec laquelle jouaient les reflets du soleil. J’étais accompagnée par plusieurs journalistes, qui me pressaient tous de leur accorder une entrevue. « Je voyage avec une escorte digne d’une reine, » remarquai-je de bonne humeur ; « jetez seulement un coup d’oeil à mes satrapes. » « Mais cette môme ne s’arrête donc jamais ! », répétait sans cesse un jeune reporteur, admiratif. Lorsque nous avons atteint l’île, j’ai dit adieu à mon escorte, les enjoignant de ne pas écrire plus de mensonges que nécessaire. Je leur ai crié gaiement que je les reverrai dans un an et j’ai suivi le shérif adjoint le long de la large allée de gravier bordée d’arbres qui conduisait à l’entrée de la prison. Arrivée là je me suis tournée vers la rivière, j’ai inspiré profondément une dernière bouffée d’air libre, et j’ai franchi le seuil de ma nouvelle demeure.


    Je fus appelée devant la surveillante-chef, une grande femme au visage stupide. Elle commença par s’enquérir de mes origines. « Quelle religion ? » fut sa première question. « Aucune, je suis athée... » « L’athéisme est interdit ici. Tu iras à l’église. » Je répondis que je ne ferais rien de la sorte. Je ne croyais en rien de ce que défendait l’Église et, n’étant pas une hypocrite, je n’assisterai pas aux offices. De plus, j’étais d’origine juive. Y avait-il une synagogue ? Elle répondit sèchement qu’il y avait des services pour les détenus juifs le samedi après-midi, mais comme j’étais l’unique prisonnière juive, elle ne pouvait pas me permettre d’aller seule parmi tant d’hommes.

    Après avoir pris un bain et revêtu l’uniforme des détenues je fus envoyée dans ma cellule et enfermée.

    Je savais d’après ce que Most m’avait raconté de Blackwell’s Island que la prison était vieille et humide, les cellules petites, sans eau ni lumière. J’étais donc préparée à ce qui m’attendait. Mais au moment où la porte fut verrouillée, j’ai commencé à éprouver une sensation de suffocation. Dans les ténèbres j’ai tâtonné à la recherche de quelque chose pour m’asseoir et mes mains ont rencontré étroit un bas-flanc de métal. Une fatigue extrême m’a soudain submergée et je me suis endormie immédiatement.

    Je pris conscience d’une vive brûlure dans les yeux, et je bondis, effrayée. Une lampe était tenue près des barreaux. « Qu’est-ce que c’est ? », ai-je crié, oubliant où je me trouvais. La lampe s’abaissa et je vis un visage maigre et ascétique qui me regardait fixement. Une voix douce m’a félicité de mon profond sommeil. C’était la matonne du soir qui faisait sa ronde régulière. Elle me dit de me déshabiller et me laissa.

    Mais je ne pus trouver à nouveau le sommeil cette nuit-là. La sensation irritante de la couverture rugueuse, les ombres rampantes de l’autre côté des barreaux, me gardèrent éveillée jusqu’à ce que le son d’un gong me mette à nouveau sur pied. Les cellules furent déverrouillées, les portes violemment ouvertes. Des silhouettes rayées bleues et blanches s’en extirpèrent, formant automatiquement une ligne dans laquelle je pris place moi-même. Il y eut un commandement : « En avant, marche ! », et la ligne commença à se déplacer le long du corridor, descendant les escaliers vers un recoin contenant des lavabos et des serviettes. Il y eut à nouveau un commandement : « Lavez-vous ! » et tout le monde se mit à réclamer bruyamment une serviette, déjà sale et humide. À peine avais-je eu le temps de m’asperger d’eau les mains et le visage, sans même avoir pu m’essuyer, que l’ordre de retour fut donné.

    Vint ensuite le petit déjeuner : une tranche de pain et une tasse en fer blanc remplie d’eau chaude brunâtre. Puis à nouveau la ligne fut formée, et l’humanité rayée fut divisée en sections et envoyée vers ses tâches quotidiennes. Avec d’autres femmes, je fus emmenée à l’atelier de couture.

    La procédure de formation de la ligne - « En avant, marche ! » - était répétée trois fois par jours, sept jours par semaine. Après chaque repas, dix minutes étaient accordées pour parler. Ces êtres refoulés déversaient alors un torrent de mots. Chaque précieuse seconde augmentait le rugissement des sons ; et soudain, le silence.

    L’atelier de couture était vaste et lumineux, le soleil entrant souvent par les hautes fenêtres, ses rayons intensifiant la blancheur des murs et la monotonie des uniformes réglementaires. Sous cette lumière crue les silhouettes vêtues de pantalons trop larges et d’habits rudes et sans grâce paraissaient plus hideuses encore. Pourtant, l’atelier était un soulagement bienvenu après la cellule. La mienne, située au rez-de-chaussée, était grise et humide même en pleine journée ; les cellules des étages supérieurs étaient un peu plus lumineuses. Contre les barreaux de la porte, on pouvait même lire à l’aide de la lumière venant des fenêtres du corridor.

    Le verrouillage des portes pour la nuit était la plus terrible expérience de la journée. Les détenues défilaient le long des cellules, formant la ligne habituelle. En atteignant sa cellule, chacune quittait la ligne, pénétrait dedans et, les mains sur la porte de fer, attendait le commandement. Retentissait alors l’ordre « Fermez ! » et avec fracas les soixante-dix portes se fermaient, chaque prisonnière s’enfermant automatiquement elle-même. Plus déchirant encore était l’avilissement quotidien d’être obligée de marcher au pas cadencé jusqu’à la rivière, transportant le seau d’excréments accumulés durant vingt-quatre heures.

    Je fus nommée responsable de l’atelier de couture. Ma tâche consistait à couper les habits et à préparer le travail pour les deux douzaines de femmes employées là. En plus de cela je devais tenir les comptes du matériel entrant et des paquets sortants. J’accueillis tout ce travail avec joie. Cela m’aidait à oublier l’existence sinistre au sein de la prison. Mais les soirées étaient une torture. Durant les premières semaines je tombais endormie aussitôt que ma tête touchait l’oreiller. Mais bientôt, toutefois, les nuits me trouvèrent agitée sans répit, recherchant en vain le sommeil. Quelles nuits épouvantables ! Même si j’obtenais les deux mois ordinaires de commutation de peine, j’en avais encore près de deux cent quatre-vingt dix à affronter. Deux cent quatre-vingt dix nuits - et Sasha ? Souvent, étendue dans les ténèbres de ma cellule, je comptais mentalement le nombre de jours et de nuits qu’il avait encore devant lui. Même s’il pouvait sortir après sa première sentence de sept ans, il lui resterait encore plus de vingt-cinq mille nuits ! Je fus terrorisée à l’idée que Sasha pourrait ne pas y survivre. Je sentais qu’il n’y avait rien de tel pour mener les gens à la folie que les nuits d’insomnie passées en prison. Mieux valait encore la mort, pensai-je. La mort ? Frick n’était pas mort, et la jeunesse magnifique de Sasha, sa vie, les choses qu’il aurait pu accomplir - tout cela avait été sacrifié - peut-être pour rien. Mais l’Attentat [1] de Shasha fut-il commit en vain ? Ma foi révolutionnaire n’était-elle qu’un simple écho de ce que les autres m’avaient dit ou enseigné ? « Non, pas en vain ! » insistait quelque chose en moi. « Aucun sacrifice n’est perdu pour un grand idéal. »

    Un jour la surveillante-chef vint me dire que j’allais devoir obtenir de meilleurs résultats de la part des femmes. Elles ne produisaient pas autant, me dit-elle, que sous la conduite de la prisonnière qui avait eu la responsabilité de l’atelier de couture avant moi. Je fus indignée à la suggestion de devenir un tyran. C’était parce que je haïssais les esclaves autant que leurs maîtres, informais-je la matonne, que j’avais été envoyée en prison. Je me considérais moi-même comme étant une des détenues, et non pas leur supérieure. J’étais déterminée à ne pas faire quoi que ce soit qui renierait mes idéaux. Je préférais la punition. Une des méthodes utilisées pour traiter les offenseurs consistait à les placer dans un coin face à un tableau noir, les contraignant à rester quatre heures dans cette position, constamment sous le regard vigilant d’une matonne. Cela me semblait insultant et mesquin. Aussi, je décidai que si l’on m’imposait une telle indignité, j’augmenterais mon offense et serais envoyée au cachot. Mais les jours passèrent et je ne fus pas punie.

    En prison, les nouvelles voyagent avec une rapidité surprenante. Avant vingt-quatre heures toutes les femmes surent que j’avais refusé d’agir comme une esclavagiste. Elles n’avaient pas été méchantes avec moi, mais elles étaient restées distantes. On leur avait dit que j’étais une terrible « anarchiste » et que je ne croyais pas en Dieu. Elles ne m’avaient jamais vue à l’église et je ne prenais pas part à leur dix minutes d’effusion de paroles. À leurs yeux j’étais une marginale, une freak. Mais quand elles apprirent que j’avais refusé de jouer au boss avec elles, leur réserve disparut. Le dimanche, après la messe, les cellules étaient ouvertes pendant une heure pour permettre aux femmes de se rendre visite. Le dimanche suivant je reçus la visite de toutes les détenues de mon étage. Elles sentaient que j’étais leur amie, m’assurèrent-elles, et elles feraient n’importe quoi pour moi. Les filles travaillant à la blanchisserie me proposèrent de laver mes habits, d’autres de repriser mes chaussettes. Chacune d’elles était anxieuse de pouvoir me rendre un service. Je fus profondément émue. Ces pauvres créatures étaient tellement assoiffées de tendresse, que la moindre manifestation de gentillesse leur paraissait énorme. Après ce jour, elles vinrent souvent me voir pour partager avec moi leurs problèmes, leur haine de la surveillante chef, ou leurs confidences à propos de leur engouement pour les prisonniers masculins. Leur ingéniosité à continuer de flirter juste sous les yeux des gardes était étonnante.

    Les trois semaines passées aux Tombeaux [2] m’avaient apporté des preuves suffisantes que l’assertion révolutionnaire, selon laquelle le crime est le résultat de la pauvreté, était basée sur des faits réels. La plupart des accusés qui attendaient leur procès venaient de la plus basse couche de la société, des hommes et des femmes sans amis, souvent même sans logis. C’étaient des créatures malheureuses, ignorantes, mais toujours remplies d’espoir parce qu’elles n’avaient pas encore été condamnées. Au pénitencier, le désespoir possédait pratiquement tous les prisonniers et les prisonnières. Cela aider à réveiller les ténèbres mentales, la peur et la superstition qui les maintenaient en esclavage. Parmi les soixante-dix prisonnières, il n’y en avait pas plus d’une demi-douzaine qui montrait encore quelque discernement. Les autres n’étaient que des réprouvées sans la moindre conscience sociale. Leurs malheurs personnels remplissaient leurs pensées ; elles ne pouvaient pas comprendre qu’elles étaient des victimes, des maillons dans une chaîne infinie d’inégalités et d’injustices. Depuis leur enfance elles n’avaient rien connu d’autre que la pauvreté, la misère, le besoin, et les mêmes conditions les attendaient après leur libération. Pourtant elles étaient toujours capables de sympathie et de dévouement, d’impulsions généreuses. J’eus bientôt l’occasion de m’en rendre compte par moi-même lorsque je tombai malade.

    L’humidité de ma cellule et le froid des derniers jours de décembre avaient déclenché une attaque de mon vieux mal, les rhumatismes. Pendant des jours la surveillante-chef s’opposa à ce que je sois transférée à l’hôpital, mais elle fut finalement obligée de se soumettre aux ordres du médecin de visite.

    Le pénitencier de Blackwell’s Island supportait bien l’absence d’un médecin « permanent ». Les détenues recevaient l’assistance médicale du Charity Hospital, qui se trouvait non loin. Le personnel de cet institut comportait des étudiants en stages de six semaines, ce qui entraînait de fréquents changements dans l’équipe. Ils étaient supervisés directement par un médecin de visite de la ville de New-York, le Dr. White, un homme agréable et humain. Le traitement donné aux prisonnières était aussi bon que celui que pouvaient recevoir les patientes de n’importe quel hôpital new-yorkais.

    L’infirmerie du pénitencier était la pièce la plus grande et la plus claire de tout le bâtiment. Ses fenêtres spacieuses donnaient sur une vaste pelouse en face de la prison et, plus loin, sur l’East River. Quand il faisait beau le soleil entrait généreusement. Un mois de repos, la gentillesse du médecin, et l’attention touchante de mes camarades prisonnières me soulagèrent de ma douleur et me permirent de me remettre.

    Durant l’une de ses visites, le Dr. White décrocha la carton suspendu au pied de mon lit sur lequel étaient notés mon crime et mon curriculum vitae. « Incitation à l’émeute, » lut-il. « Balivernes ! Je crois que vous ne seriez même pas capable de faire du mal à une mouche. Quelle belle émeutière vous feriez ! » plaisanta-t-il avant de me demander si ça ne me plairait pas de rester à l’infirmerie pour m’occuper des malades. « Bien sûr, ça me plairait, » répondis-je, « mais je ne connais rien au métier d’infirmière. » Il m’assura que personne non plus dans toute la prison. Il avait plusieurs fois essayé de persuader la ville de nommer une infirmière professionnelle comme responsable du service, mais il n’avait pas réussi. Pour les opérations et les cas graves il devait faire venir une infirmière du Charity Hospital. Je pourrais facilement apprendre les choses élémentaires pour m’occuper des malades. Il m’apprendrait à prendre le pouls et la température et à accomplir des soins similaires. Il irait parler au directeur de la prison et à la surveillante-chef si j’acceptais de rester.

    J’ai rapidement commencé mon nouveau travail. L’infirmerie contenait seize lits, la plupart d’entre eux toujours occupés. Les différents cas étaient traités dans la même salle, des graves opérations aux tuberculoses, en passant par les pneumonies ou les accouchements. Mes journées étaient longues et épuisantes, les gémissements des patientes angoissants ; mais j’aimais mon travail. Il me donnait l’occasion de me rapprocher des malades et d’apporter un peu de gaieté dans leurs vies. Ma situation était tellement plus enviable que la leur : j’avais un amant et des amies, je recevais pleins de lettres et Ed m’envoyait des messages journaliers. Des anarchistes autrichiens, qui tenaient un restaurant, m’envoyaient des déjeuners tous les jours, qu’Ed apportait lui-même au bateau. Fedya me fournissait en fruits et en sucreries chaque semaine. J’avais tant de choses à donner ; c’était une joie de partager avec mes soeurs qui n’avaient ni amis ni attention. Il y avait quelques exceptions, bien sûr ; mais la majorité n’avait rien. Elles n’avaient jamais rien eu avant et elles n’auraient rien lorsqu’elles seraient libérées. Elles étaient les réprouvées, les laissées pour compte, abandonnées sur le tas de fumier de la société.

    J’eus petit à petit l’entière responsabilité de l’infirmerie, une partie de mes devoirs étant de diviser les rations spéciales accordées aux prisonnières malades. Ces rations consistaient en un litre de lait, une tasse de bouillon de boeuf, deux oeufs, deux biscuits, et deux morceaux de sucre pour chaque invalide. En plusieurs occasions le lait et les oeufs manquaient et je signalai le problème à l’une des matonnes de jour. Plus tard elle m’informa que la surveillante-chef avait dit que ce n’était pas un problème, et que certaines patientes étaient assez fortes pour se passer de leurs rations spéciales. J’avais eu des occasions considérables d’étudier cette surveillante-chef, qui détestait toutes celles qui n’étaient pas anglo-saxonnes. Ses cibles préférées étaient les Irlandaises et les Juives, qu’elle discriminait habituellement. Je n’étais donc pas surprise de recevoir un tel message de sa part.

    Quelques jours plus tard la prisonnière qui apportait les rations pour l’hôpital me dit que les portions manquantes avaient été données par la surveillante-chef à deux prisonnières noires. Cela non plus ne me surpris pas. Je savais qu’elle avait une attirance particulière pour les détenues noires. Elle les punissait rarement et leur accordait souvent des privilèges inhabituels. En échange, ses favorites épiaient les autres prisonnières, même celles de leur propre couleur qui étaient trop honnêtes pour se laisser acheter. Je n’eus moi-même jamais aucun préjugé à l’encontre des gens de couleur ; en fait, je ressentais une profonde souffrance pour eux parce qu’ils étaient traités comme des esclaves aux États-Unis. Mais je haïssais la discrimination. L’idée que des gens malades, blancs ou noirs, puissent être privés de leurs rations pour nourrir des personnes en bonne santé outrageait mon sens de la justice, mais je restai impuissante face à ce problème.

    Après mon premier conflit avec cette femme, elle m’avait laissé particulièrement tranquille. Une fois elle devint folle de rage parce que je refusais de traduire une lettre écrite en russe qui était arrivée pour l’une des prisonnières. Elle m’avait appelée dans son bureau pour que je lise la lettre et que je lui en dise le contenu. Lorsque je vis que la lettre ne m’était pas adressée, je l’informais que je n’étais pas employée comme traductrice par la prison. C’était déjà suffisamment mauvais de la part du personnel carcéral de fouiner dans le courrier personnel d’êtres humains impuissants ; je n’y participerais pas. Elle répondit que c’était stupide de ma part de ne pas tirer avantage de son bon vouloir. Elle pouvait me renvoyer dans ma cellule, me priver de ma commutation de peine pour bonne conduite, et faire en sorte que le reste de mon séjour devienne un enfer. Je lui répondis qu’elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait, mais que je ne lirais jamais les lettres personnelles de mes malheureuses soeurs, et que je les lui traduirais encore moins.

    Puis vint le problème des rations manquantes. Les malades commencèrent à suspecter qu’elles n’avaient pas leur part entière et elles se plaignirent au docteur. Confronter à une question directe de sa part, je dus lui dire la vérité. Je n’ai jamais su ce qu’il avait dit à la matonne, mais les rations arrivèrent à nouveau entières. Deux jours plus tard je fus appelée en bas et enfermée au cachot.

    J’avais vu à plusieurs reprises les effets du cachot sur d’autres prisonnières. Une détenue y avait été enfermée pendant vingt-huit jours, au pain et à l’eau, alors que les règlements interdisaient tout séjour de plus de quarante-huit heures. À sa sortie, elle avait du être transportée sur une civière ; ses mains et ses jambes étaient enflées, son corps couvert de plaques. Les descriptions que m’en avaient fait la pauvre créature et d’autres infortunées me rendaient malade. Mais rien de ce que j’avais entendu n’était comparable avec la réalité. La cellule était nue ; on devait s’asseoir ou se coucher sur le dur sol de pierre. L’humidité des murs faisait du cachot un endroit épouvantable. Pire encore était l’absence totale d’air et de lumière, les ténèbres impénétrables, tellement épaisses qu’on ne pouvait même pas deviner sa main levée devant sa figure. J’eus la sensation de sombrer dans une fosse dévorante. Je pensais à la description de Most : « L’Inquisition Espagnole renaît en Amérique ». Il n’avait pas exagéré.

    Après que la porte se fut refermée sur moi, je restai debout, redoutant l’idée de m’asseoir ou de m’adosser au mur. Puis je tâtonnai vers la porte. Petit à petit l’obscurité perdit de sa densité. Je saisis un son faible qui approchait lentement ; j’entendis une clé tourner dans la serrure. Une matonne apparut. Je reconnu Miss Johnson, celle qui m’avait effrayée à mon réveil lors de ma première nuit au pénitencier. J’en étais venue à connaître et à apprécier sa belle personnalité. Sa gentillesse envers les prisonnières était l’unique rayon de soleil dans leur existence terne. Elle m’avait prise en affection pratiquement dès le début, et elle m’avait à plusieurs reprises démontré son attention de manière détournée. Souvent la nuit, quand tout le monde était endormi, et que le calme était tombé sur la prison, Miss Johnson entrait dans l’infirmerie, posait ma tête sur ses genoux, et caressait tendrement mes cheveux. Elle me racontait les nouvelles parues dans les journaux pour me distraire et elle essayait d’égayer mon humeur maussade. Je savais que j’avais trouvé une amie chez cette femme, qui était elle-même une âme seule, n’ayant jamais connu l’amour d’un homme ou d’un enfant.

    Elle entra dans le cachot en portant une chaise pliante et une couverture. « Tu peux t’asseoir là-dessus », dit-elle, « et t’enrouler là-dedans. Je laisserai la porte entrouverte pour laisser passer un peu d’air. Plus tard, je t’apporterai du café chaud. Cela t’aidera à passer la nuit. » Elle me raconta combien c’était douloureux pour elle de voir des prisonnières enfermées dans ce trou effrayant, mais qu’elle ne pouvait rien faire parce qu’on ne pouvait pas faire confiance à la plupart d’entre elles. Elle était persuadée qu’avec moi, c’était différent.

    À cinq heures du matin mon amie dut récupérer la chaise et la couverture et verrouiller la porte. Je ne me sentais plus oppressée par le cachot. L’humanité de Miss Johnson avait dissipé l’obscurité.

    Lorsqu’on me sortit du cachot et qu’on me renvoya à l’infirmerie, il était pratiquement midi. Je repris mes devoirs. Plus tard j’appris que le Dr. White m’avait demandée, et, ayant été informé que j’étais punie, il avait catégoriquement demandé ma libération.

    Aucune visite n’était autorisée avant qu’ait été accompli un mois de peine. Depuis mon incarcération j’avais attendu Ed avec impatience, bien qu’en même temps je redoutais sa venue. Je me souvenais de ma terrible visite avec Sasha, au pénitencier de Pennsylvanie. Mais ce ne fut pas si épouvantable à Blackwell’s Island. J’ai retrouvé Ed dans une salle où d’autres prisonniers recevaient les amis et la famille qui venaient les voir. Il n’y avait pas de garde entre nous. Les autres détenues était tellement absorbées avec leurs propres visiteuses que personne ne fit attention à nous. Pourtant nous nous sentions contraints. Les mains jointes, nous avons parlé de choses générales.

    Ma seconde visite eut lieu dans l’infirmerie. Miss Johnson étant de garde, elle plaça avec prévenance un paravent pour nous soustraire à la vue des autres patientes, et resta elle-même à distance. Ed me prit dans ses bras. C’était une extase de sentir à nouveau la chaleur de son corps, d’entendre battre son coeur, de s’accrocher avidement à ses lèvres. Mais son départ me laissa dans un violent tumulte émotionnel, dévorée d’un besoin passionnel de la présence de mon amant. Le jour durant j’essayais de calmer le désir brûlant qui déferlait dans mes veines, mais la nuit venue la passion s’empara de moi. Je finis par trouver le sommeil, un sommeil agité, perturbé par des rêves et des images des nuits enivrantes passées avec Ed. C’était un supplice trop épuisant. Je fus contente lorsqu’il amena Fedya et d’autres amis avec lui.

    Une fois Ed vint accompagné par Voltairine de Cleyre. Elle avait été invitée à New York par des amies pour parler à un meeting organisé en ma faveur. Lorsque je lui avais rendu visite à Philadelphie, elle était trop malade pour pouvoir discuter. Je fus heureuse de cette possibilité de devenir désormais plus proche d’elle. Nous avons parlé des choses les plus chères à nos coeurs - Sasha, le mouvement. Voltairine promit, à ma libération, de se joindre à moi dans un nouvel effort en faveur de Sasha. En attendant elle m’assura qu’elle lui écrirait. Ed aussi était en contact avec lui.

    Mes visiteurs et visiteuses étaient toujours envoyés à l’infirmerie. Je fus donc surprise d’être un jour appelée dans le bureau du Directeur pour voir quelqu’un. Il s’agissait de John Swinton et sa femme. Swinton était une célébrité nationale ; il avait travaillé avec les abolitionnistes et s’était battu pendant la Guerre Civile. En tant qu’éditeur en chef du New York Sun il avait plaidé en faveur des réfugiés Européens qui venaient chercher asile aux États-Unis. Il était l’ami et le conseiller de jeunes aspirants littéraires, et avait été un des premiers à défendre Walt Whitman contre les jugements erronés des puristes. Grand, droit, avec un beau visage, John Swinton était un personnage impressionnant.

    Il me salua chaleureusement, me faisant remarquer qu’il était justement en train de dire au Directeur Pillsbury qu’il avait lui-même fait, pendant les jours de l’abolition, des discours plus violents que tout ce que j’avais pu dire à Union Square. Et il n’avait pas été arrêté pour autant. Il avait dit au Directeur qu’il devrait avoir honte de garder enfermée « une petite fille comme ça ». « Et que pensez-vous qu’il a répondu ? Il a répondu qu’il n’avait pas le choix, qu’il ne faisait que son devoir. Tous les faibles disent ça, des lâches qui rejettent toujours la faute sur les autres. » Juste à ce moment le Directeur s’approcha de nous. Il assura Swinton que j’étais une prisonnière modèle et que j’étais devenue une infirmière efficace en très peu de temps. En fait, je travaillais si bien qu’il aurait voulu que l’on m’ait condamnée pour cinq ans. « Qu’elle générosité, n’est-ce pas ? », rigola Swinton. « Peut-être lui donnerez-vous un travail payé lorsqu’elle aura purgé sa peine ? » « Assurément », répondis Pillsbury. « Hé bien, vous seriez bien stupide. Ne savez-vous donc pas qu’elle ne croit pas en la prison ? Aussi sûr que vous êtes vivant, elle les laisserait toutes s’échapper, et qu’adviendrait-il alors de vous ? » Le pauvre homme était embarrassé, mais il se joignit à la rigolade. Avant que mon visiteur prenne congé, il se tourna une fois de plus vers le Directeur, l’avertissant de « prendre bien soin de sa jeune amie », sans quoi il « ferait éclater tout cela au grand jour ».

    La visite des Swinton changea complètement l’attitude de la surveillante-chef envers moi. Si le Directeur avait toujours été assez décent avec moi, elle commença à me couvrir de privilèges : de la nourriture de sa propre table, des fruits, du café, et des ballades sur l’île. Je refusai toutes ces faveurs à l’exception des balades ; c’était ma première opportunité en six mois d’aller à l’air libre et d’inhaler l’air printanier sans barreau d’acier pour y mettre un frein.

    En Mars 1894 nous avons reçu un grand afflux de prisonnières. C’était pratiquement toutes des prostituées ramassées pendant les rafles récentes. La ville avait été frappée d’une nouvelle croisade contre le vice. Le Comité Lexow, avec à sa tête le Révérend Parkhurst, maniait le balai qui devait nettoyer New York de ce fléau affreux. Les hommes trouvés dans les maisons closes étaient automatiquement relâchés, mais les femmes étaient arrêtées, condamnées et envoyées à Blackwell’s Island.

    La plupart de ces malheureuses arrivaient dans des conditions déplorables. Elles étaient soudainement privées des narcotiques qu’elles utilisaient pratiquement toutes habituellement. La vue de leur souffrance était poignante. Avec une force de géantes les frêles créatures secouaient les barreaux de fer, juraient et hurlaient pour demander de la drogue et des cigarettes. Puis elles tombaient au sol, exténuées, gémissant pitoyablement tout au long de la nuit.

    La misère de ces pauvres créatures me rappela ma propre lutte pour me passer de l’effet apaisant des cigarettes. Mis à part durant mes dix semaines de maladie à Rochester, j’avais fumé pendant des années, parfois jusqu’à quarante cigarettes par jour. Lorsque nous avions des problèmes d’argent, et qu’il fallait choisir entre du pain ou des cigarettes, nous nous décidions généralement pour ces dernières. Nous ne pouvions tout simplement pas tenir très longtemps sans fumer. Être coupée de cette habitude en arrivant au pénitencier fut pour moi une torture presque au-delà de mes forces. Les nuits dans la cellule devinrent doublement atroces. Le seul moyen d’obtenir du tabac en prison passait par la corruption. Mais je savais que si une des détenues était attrapée en m’apportant des cigarettes, elle serait punie. Je ne pouvais les exposer à ce risque. Priser du tabac était autorisé, mais je n’ai jamais pu m’y habituer. Il n’y avait rien à faire à part s’adapter à la privation. J’eus la force de résister et j’oubliais ma dépendance en me plongeant dans la lecture.

    Il n’en était pas de même pour les nouvelles arrivantes. À partir du moment où elles apprirent que j’étais responsable de la pharmacie, elle m’ont poursuivie avec des offres d’argent ; pire encore, avec de pitoyables appels à mon humanité. « Juste une bouffée de dope, pour l’amour de Dieu ! ». Je m’insurgeais contre l’hypocrisie chrétienne qui permettait aux hommes de s’en aller librement et qui envoyait les pauvres femmes en prison pour avoir accédé aux demandes sexuelles de ces mêmes hommes. Priver soudainement les victimes des narcotiques qu’elles avaient utilisés pendant des années me paraissait impitoyable. Je leur aurais volontiers donné ce dont elles avaient si terriblement besoin. Ce ne fut pas la peur de la punition qui m’empêcha de leur apporter un peu de soulagement ; c’était la confiance que le Dr. White avait en moi. Il m’avait fait confiance avec les médicaments, il avait été gentil et généreux - je ne pouvais pas le trahir. Les cris des femmes me déroutèrent, m’affaiblirent durant des journées entières, mais je m’en suis tenue à mes responsabilités.

    Un jour une jeune Irlandaise fut amenée à l’hôpital pour une opération. Vu la gravité du cas, le Dr. White fit appel à deux infirmières diplômées. L’opération dura jusqu’à tard dans la soirée, puis la patiente fut laissée sous ma garde. Les effets de l’éther l’avait rendue vraiment malade ; elle vomit violemment, et arracha les points de suture de sa plaie, ce qui provoqua une hémorragie sévère. J’envoyai un appelle urgent au Charity Hospital. Il me sembla que des heures s’écoulèrent avant que le docteur et son équipe arrivent. Il n’y avait pas d’infirmières cette fois-ci et je dus prendre leur place.

    La journée avait été inhabituellement dure, et j’avais eu très peu de sommeil. J’étais épuisée et je devais me tenir à la table d’opération avec la main gauche pendant qu’avec celle de droite je passais les instruments et les éponges. La table d’opération céda soudain et mon bras fut attrapé. J’ai hurlé de douleur. Le Dr. White était tellement absorbé dans ses manipulations que pendant un instant il ne réalisa pas ce qui s’était passé. Quand il releva enfin la table et que mon bras fut ressorti, on aurait dit que chaque os en avait été brisé. La douleur était insoutenable et il ordonna une piqûre de morphine. « On s’occupera du bras plus tard. L’opération d’abord ». « Non, pas de morphine, » suppliais-je. Je me souvenais encore de l’effet qu’avait eu la morphine sur moi quand le Dr. Julius Hoffman m’en avait donné une dose contre l’insomnie. Cela m’avait fait dormir, mais au cours de la nuit j’avais essayé de me jeter par la fenêtre, et il avait fallu toute la force de Sasha pour me retenir. La morphine m’avait rendue folle, et il était désormais hors de question que j’en prenne.

    L’un des médecins me donna quelque chose qui eut un effet calmant. Après que la patiente opérée eut été transportée dans son lit, le Dr. White examina mon bras. « Vous êtes délicate et rondelette, » dit-il, « ça a sauvé vos os. Rien n’a été cassé - juste un petit peu aplati ». Il mit une attelle à mon bras. Le docteur voulait que j’aille au lit, mais il n’y avait personne d’autre pour veiller au chevet de la patiente. C’était peut-être sa dernière nuit : ses tissus étaient tellement infectés que les points ne tiendraient pas, et une autre hémorragie s’avérerait fatale. Je décidai de rester à son côté. Je savais que je n’arriverai pas dormir avec un cas aussi sérieux que celui-ci.

    J’ai assisté toute la nuit à sa lutte pour la vie et, au matin, j’ai envoyé chercher un prêtre. Tout le monde fut surpris de mon acte, particulièrement la surveillante-chef. Comment pouvais-je, moi une athée, faire une chose pareille, se demanda-t-elle, et choisir un prêtre, par dessus le marché ! J’avais refusé de voir les missionnaires aussi bien que le rabbin. Elle avait remarqué que j’avais sympathisé avec les deux soeurs catholiques qui nous rendaient souvent visite le dimanche. Je leur avais même préparé du café. Ne pensais-je pas que l’Église catholique avait toujours été l’ennemie du progrès et qu’elle avait persécuté et torturé les Juifs ? Comment pouvais-je être si inconséquente ? Je lui ai assuré que je pensais bien sûr tout cela. J’étais tout autant opposée aux Catholiques qu’aux autres Églises. Je les considérais toutes identiques, ennemies du peuple. Elles prêchaient la soumission, et leur Dieu était le Dieu des riches et des puissants. Je haïssais leur Dieu et jamais je ne ferai la paix avec lui. Mais si je pouvais croire à une religion parmi toutes, je préférerais l’Église catholique. « Elle est moins hypocrite, » lui ai-je dis ; « elle tient compte des fragilités humaines et possède un sens de la beauté ». Les soeurs catholiques et le prêtre n’avaient jamais essayé de prêcher avec moi comme l’avaient fait les missionnaires, le pasteur, et le rabbin vulgaire. Ils avaient laissé mon âme à son propre destin ; ils m’avaient parlé de choses humaines, spécialement le prêtre, qui était un homme cultivé. Ma pauvre patiente était parvenue à la fin d’une vie qui avait été trop dure pour elle. Le prêtre lui donnerait peut-être quelques moments de paix et de gentillesse ; pourquoi est-ce que je n’aurais pas dû faire appel à lui ? Mais la matonne était trop bornée pour suivre mon raisonnement ou comprendre mes motifs. Je demeurais pour elle une « fille bizarre ».

    Avant de mourir, ma patiente me demanda de la disposer pour la mort. J’avais été plus gentille avec elle, me dit-elle, que sa propre mère. Elle voulait savoir que ce seraient mes mains qui la prépareraient pour son dernier voyage. Je la ferais belle ; elle voulait être belle pour rencontrer la Mère Marie et le Seigneur Jésus. Cela demanda peu d’efforts de la rendre aussi jolie une fois morte qu’elle l’avait été en vie. Ses boucles noires rendaient son visage d’albâtre plus délicat que toutes les méthodes artificielles qu’elle avait utilisé pour rehausser sa beauté. Ses yeux lumineux étaient maintenant clos ; je les avais fermés de ma propre main. Mais ses sourcils ciselés et ses longs cils noirs rappelaient l’éclat qui avait été le sien. Comme elle avait dû fasciner les hommes ! Et eux l’avaient détruite. Elle était désormais hors de leur atteinte. La mort avait atténué ses souffrances. Elle paraissait maintenant sereine dans sa blancheur de marbre.

    Au moment des fêtes juives, je fus de nouveau appelée dans le bureau du Directeur. Ma grand-mère m’y attendait. Elle avait supplié Ed à plusieurs reprises pour qu’il l’emmène avec lui, mais il avait refusé afin de lui éviter cette expérience douloureuse. Mais rien ne pouvait arrêter cet être dévoué. Avec le peu d’anglais qu’elle baragouinait elle s’était fait son chemin jusqu’au Commissaire des Peines, s’était procuré un laisser-passer, et était venue jusqu’au pénitencier. Elle me tendit un grand torchon blanc contenant du matzoth, du poisson gefüllte, et un gâteau de l’Est préparé de sa main. Elle essaya d’expliquer au Directeur quelle bonne fille juive était sa Chavele ; en fait, meilleure que n’importe quelle femme de rabbin, parce qu’elle donnait tout aux pauvres. Elle était terriblement nerveuse quand vint le moment du départ, et j’essayai de l’apaiser, la suppliant de ne pas craquer devant le Directeur. Elle sécha bravement ses larmes et sortit en marchant droite et fière, mais je savais qu’elle pleurerait amèrement aussitôt qu’elle serait hors de vue. Sans doute prierait-elle son Dieu pour sa Chavele.

    Le mois de juin vit plusieurs prisonnières quitter l’infirmerie. Quelques lits seulement restaient occupés. Pour la première fois depuis que j’étais entrée à l’hôpital j’eus quelque temps libre, et j’en profitais pour lire plus souvent. J’avais accumulé une bibliothèque conséquente. John Swinton m’avait envoyé plusieurs livres, ce que firent aussi d’autres amis, mais la plupart d’entre eux venaient de Justus Schwab. Il n’était jamais venu me voir ; il avait demandé à Ed de me dire qu’il lui était impossible de venir me rendre visite. Il haïssait tant la prison qu’il ne serait pas capable de me laisser derrière les barreaux. S’il venait il serait tenté d’utiliser la force pour me ramener avec lui, et cela ne ferait que causer des problèmes. À la place il m’envoyait des piles de livres. Walt Whitman, Emerson, Thoreau, Hawthorne, Spencer, John Stuart Mill, et plusieurs autres auteurs Anglais et Américains que j’appris à connaître et à aimer grâce à l’amitié de Justus. Au même moment d’autres auteurs vinrent à s’intéresser à mon salut - des spiritualistes et des rédempteurs métaphysique de tout poil. J’essayai honnêtement d’atteindre leur pensée, mais j’étais sans doute trop terre à terre pour suivre leurs ombres dans les nuages.

    Parmi les livres que je reçus figurait la Vie d’Albert Brisbane, écrit par sa veuve. La page de garde portait une dédicace reconnaissante à mon intention. Une lettre cordiale de son fils, Arthur Brisbane, était jointe au livre, dans laquelle il exprimait son admiration et l’espoir qu’à ma libération je lui permettrai d’organiser une soirée pour moi. La biographie de Brisbane me fit découvrir Fourrier et d’autres pionniers de pensée socialiste.

    La bibliothèque de la prison possédait quelque bonne littérature, notamment les oeuvres de George Sand, George Eliot, et Ouida. Le responsable de la bibliothèque était un Anglais instruit purgeant une peine de 5 ans pour contrefaçon. Les livres qu’il me distribuait commencèrent rapidement à contenir des billets doux rédigés dans les termes les plus affectueux, qui s’enflammèrent bientôt avec passion. Il avait déjà passé quatre années en prison, disait l’un de ses billets, et l’amitié et l’amour d’une femme lui manquaient cruellement. Il me suppliait de lui offrir au moins l’amitié. Pourrais-je lui écrire occasionnellement à propos des livre que j’étais en train de lire ? Il n’aimait pas l’idée de s’engager dans un stupide flirt de prison, mais le besoin d’expression libre et sans censure était par trop irrésistible. Nous avons échangé plusieurs billets, souvent d’une nature très ardente.

    Mon admirateur était un splendide musicien et jouait de l’orgue dans la chapelle. J’aurais aimé y assister, pouvoir l’écouter et le sentir à mes côtés, mais la vue des prisonniers dans leurs uniformes rayés, certains d’entre eux menottés, et par dessus tout avilis et insultés par le sermon du pasteur, était trop épouvantable pour moi. J’en avait été témoin une fois, le 4 juillet, quand des politiciens étaient venus pour parler aux détenus des splendeurs de la liberté Américaine. J’avais dû passer par l’aile du bâtiment des hommes pour délivrer un message au Directeur, et j’avais entendu la pompeuse déclamation patriotique sur la liberté et l’indépendance adressée aux hommes rendus à l’état d’épaves physiques et mentales. Un des condamnés avait été mis aux fers à cause d’une tentative d’évasion. Je pouvais entendre le cliquetis de ses chaînes qui accompagnait chacun de ses mouvements. Je ne supportais pas d’aller à l’église.

    La chapelle était située en dessous de l’infirmerie. Deux fois par dimanche, assise sur l’escalier, je pouvais entendre mon admirateur jouer de l’orgue. Le dimanche était presque une journée de vacances : la surveillante-chef était de congé, et nous étions libérées de l’irritation que nous causait sa voix brutale. Les deux soeurs catholiques venaient parfois ce jour-là. J’étais charmée par la plus jeune, qui n’avait pas vingt ans, très jolie et pleine de vie. Je lui ai demandé une fois ce qui l’avait amenée à entrer dans les ordres. Levant ses grands yeux au ciel, elle me répondit : « Le prêtre était si jeune et si beau ! » La « bébé nonne, » comme je l’appelais, pouvait babiller des heures de sa jeune voix enjouée, me contant nouvelles et ragots. C’était pour moi un soulagement après la grisaille de la prison.

    De tous les amis que je me suis faits sur Blackwell’s Island le prêtre était le plus intéressant. Au premier abord je n’ai pas éprouvé beaucoup de sympathie pour lui. Je pensais qu’il était comme le reste des autres religieux prosélytes, mais j’ai rapidement compris qu’il voulait uniquement parler de livres. Il avait étudié à Cologne et avait beaucoup lu. Il savait que j’avais plusieurs livres et il me demanda si je voulais bien en échanger quelques-uns avec lui. J’étais abasourdie et je me demandais quelle sorte de livre il allait m’amener, à part le Nouveau Testament ou le Catéchisme. Mais il vint avec des oeuvres de poésie et de musique. Il avait libre accès à la prison à n’importe quelle heure, et il venait souvent à l’infirmerie à neuf heures du soir et y restait bien après minuit. Nous discutions alors de ses compositeurs favoris - Bach, Beetoven et Brahms - et nous comparions nos points de vue en poésie et nos idées sociales. Il m’offrit un dictionnaire Anglais-Latin ainsi dédicacé : « Pour Emma Goldman, avec mon plus grand respect. »

    J’eus l’occasion de lui demander pourquoi il ne m’avait jamais donné la Bible. « Parce que personne ne peut la comprendre ou l’aimer si on la force à la lire, » me répondit-il. Cela me donna envie de la lire et je la lui demandai. Sa simplicité de langage et son côté mythique me fascinèrent. Il n’y avait pas de faux-semblant chez mon jeune ami. Il était dévot, entièrement consacré à sa tâche. Il observait chaque jeûne et pouvait se perdre des heures en prières. Une fois il me demanda de l’aider à décorer la chapelle. Lorsque je suis descendue, j’ai trouvé la frêle figure émaciée dans une prière silencieuse, oublieuse de tout ce qui l’entourait. Mon idéal, ma foi, était à l’opposée de la sienne, mais je sus qu’il était aussi ardemment sincère que moi. Notre ferveur était notre terrain d’entente.

    Le Directeur Pillsbury venait souvent à l’hôpital. C’était un homme peu commun pour son environnement. Son grand-père avait été geôlier et son père et lui-même étaient tous deux nés en prison. Il comprenait ses pensionnaires et les forces sociales qui les avaient créés. Il me confia une fois qu’il ne pouvait supporter les « balances » ; il préférait le prisonnier qui avait de la fierté et qui ne s’abaissait pas à agir à l’encontre de ses codétenus dans le but de gagner des privilèges pour lui-même. Si un détenu affirmait qu’il s’amenderait et ne commettrait plus jamais de crime, le Directeur était sûr qu’il mentait. Il savait que personne ne pouvait recommencer une vie nouvelle après des années de prison et le monde entier contre lui, à moins qu’il ait des amis pour l’aider au dehors. Il avait l’habitude de dire que l’État ne fournissait même pas suffisamment d’argent à un homme libéré pour se payer les repas de sa première semaine. Comment, alors, pouvait-on attendre de lui qu’il « agisse bien » ? Il racontait l’histoire d’un homme qui lui avait dit, le jour de sa libération : « Pillsbury, la prochaine montre que je volerai je vous l’enverrai comme présent. » « C’est mon type d’homme, » en rigolait le Directeur.

    Pillsbury pouvait faire beaucoup de bien pour les infortunés à sa charge dans la position où il se trouvait, mais il était constamment entravé. Il avait dû permettre aux prisonnières de faire la cuisine, la lessive et le ménage pour d’autres qu’elles-mêmes. Si la table damassée n’était pas correctement roulée avant le repassage, la lavandière courait le risque d’être envoyée au cachot. La prison entière était minée par le favoritisme. Les détenues étaient privées de nourriture à la moindre infraction, mais Pillsbury, qui était un vieil homme, n’y pouvait pas grand chose. En outre, il faisait tout pour éviter un scandale.

    Au plus approchait le jour de ma libération, au plus la vie en prison devenait insupportable. Les jours s’éternisaient et je devenais agitée et irritable. Même lire devint impossible. Je restais des heures perdue dans mes souvenirs. Je pensais aux camarades du pénitencier de l’Illinois graciés par le Gouverneur Altgeld. Depuis que j’étais arrivée en prison, j’avais réalisé combien la commutation de la peine des trois hommes, Neebe, Fielden et Schwab, avait joué pour la cause pour laquelle avaient été pendus leurs camarades de Chicago. Le venin de la presse à l’encontre de Altgeld pour son geste de justice prouva combien il avait profondément touché les groupes d’intérêts, particulièrement par son analyse du procès et sa démonstration limpide selon laquelle les anarchistes exécutés avaient été judiciairement assassinés en dépit de leur innocence prouvée du crime dont on les accusait. Chaque détail de ces journées de 1887 se dressait comme un grand soulagement devant moi. Je pensais aussi à Sasha, à notre vie ensemble, son acte, son martyr - je revivais maintenant avec une réalité poignante chaque moment des cinq années écoulées depuis que je l’avais rencontré pour la première fois. Pourquoi Sasha était-il encore si profondément enraciné en moi ? Mon amour pour Ed n’était-il pas plus extatique, plus enrichissant ? Peut-être était-ce son acte qui m’avait attachée à lui avec des liens si puissants. Comme ma propre expérience de la prison était insignifiante comparée à ce que Sasha était en train d’endurer dans le purgatoire d’Allengheny ! Je ressentais maintenant de la honte d’avoir pu, ne serait-ce qu’un moment, trouver quelque dureté à mon incarcération. Pas un seul visage ami dans la salle du tribunal pour être près de Sasha et le réconforter - confinement solitaire et isolation totale, plus aucune visite ne lui avait été autorisée. L’inspecteur avait tenu sa promesse ; depuis ma visite en novembre 1892, Sasha n’avait pas été autorisé à voir qui que ce soit. Combien il devait avoir soif de la vue et du contact d’un esprit affinitaire, comme il devait le désirer ardemment !

    Mes pensées se précipitèrent. Fedya, l’amoureux de la beauté, si fin et sensible ! Et Ed. Ed - il m’avait fait embrasser tant de désirs mystérieux, il m’avait ouvert de telles sources de richesse spirituelles ! Je devais mon développement à Ed, ainsi qu’aux autres qui avaient traversé ma vie. Mais, plus que toute autre chose, ce fut la prison qui s’avéra être la meilleure école. Une école plus douloureuse, mais combien nécessaire. C’est là que j’ai pu approcher des profondeurs et des complexités de l’âme humaine ; c’est là, plus qu’ailleurs, que j’ai côtoyé l’horreur et la beauté, la bassesse et la générosité. C’est aussi là où j’ai appris à voir la vie à travers mes propres yeux et pas au travers de ceux de Sasha, Most ou Ed. La prison a été le creuset qui a mit ma foi à l’épreuve. Elle m’a aidé à découvrir ma propre force, la force d’être seule, la force de vivre ma vie et de me battre pour mes idéaux, contre le monde entier si cela était nécessaire. L’État de New York ne pouvait pas m’avoir rendu un plus grand service qu’en m’envoyant au pénitencier de Blackwell’s Island !

    Emma Goldman.


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