• Au mois d'août, notre excellent confrère de Livrenblog* nous régala de chroniques littéraires par Jules Renard parues dans le Mercure de France (cf. ici par exemple). Et signala le guide de recherche mis en ligne par la bibliothèque municipale de Nevers, en préparation aux commémorations du centenaire de la mort de Renard en 1910. Chouette initiative ! qui vient rapiécer un terrible accroc dans la Toile puisque, à ma connaissance, de site consacré spécifiquement à Jules Renard, il n'y avait point... [P.S. de début janvier 2010 : Un nouveau site consacré à Jules, complémentaire car plus "grand public", vient d'être mis en ligne : Pour Jules Renard. On aime particulièrement la "Promenade" associant citations de l'écrivain et tableaux de peintres de l'époque !]

    Toujours à la remorque, mais avec cinq rames de retard, votre serviteur sans vergogne sortit de sa léthargie, scanna, OCRisa, corrigea, HTMLisa cette conférence prononcée par Han Ryner le 30 octobre 1910 au Salon d'Automne. Texte promptement paru en brochure la même année chez Eugène Figuière. Notez que l'on retrouve cette conférence dans Face au public, recueil toujours disponible.

    Et, oui, il faut découvrir, redécouvrir, lire et relire Jules Renard ! [On peut commencer par ici.]

    * qui fêta pour notre plus grand plaisir son 200e billet le 28 août dernier (Bravo et longue vie !) avec quelques bois sinueux de Foujita et un extrait du Prix Lacombyne de l'ahurissant(e) Renée Dunan (dont on publiera bien un jour l'article qu'elle consacra à Ryner).


    Jules Renard ou De l'humorisme à l'art classique
    [scan de l'ouvrage]    [brochure à imprimer]
    [brochure électronique]
    [Les Brochures du Blog Han Ryner]

    Jules Renard
    ou
    De l'humorisme à l'art classique


    Ce qui suit fut parlé, non écrit. On va lire — je voudrais dire : entendre, — une conférence prononcée le 30 octobre au Salon d'automne. Je ne publie pas la stricte « mise en clair » des hiéroglyphes sténographiques : la conférence était coupée d'abondantes lectures que j'ai supprimées, ce qui n'a pas laissé d'entraîner quelques remaniements.

    On me permettra de nommer ici les excellents artistes qui firent le succès de cette manifestation. Le public les applaudit avec un égal enthousiasme, et ce fut justice. J'adresse mes remerciements à Mlle Blanche Albane, à Mlle Marcelle Schmidt, à M. Louis Bourny. Si je croyais ces pages assez fortes pour porter le poids d'une dédicace, je les dédierais à deux autres « diseurs » de cette matinée : à Mme Suzanne Després, profonde interprète de tant d'œuvres de pensée et magistrale créatrice de Poil de Carotte ; à M. Lugné-Poé, grand artiste et grand lettré, qui a verse d'abondantes richesses étrangères au trésor de notre connaissance et de notre émotion... Mais ces deux noms ne sont-ils pas inséparables de celui de Jules Renard ?...

    H. R.


    Mesdames, Messieurs,

    Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.

    Cette déclaration à la fois modeste et fière d'un ancien romantique enfin délivré des préjugés et des procédés de l'école, ne pourrions-nous la mettre sur les lèvres de Jules Renard, naturaliste qui rejeta dès la première heure les lourdeurs et les inintelligences de Médan, humoriste qui peu à peu sut effacer la grimace d'une gaîté qui s'efforce et ricane pour montrer un visage simplement et noblement humain ?...

    Mais, lui qui, je crois bien, n'a pas dans toute son œuvre deux citations exactes ; lui qui s'applique toujours à transformer, souvent à déformer jusqu'à la parodie, ses souvenirs littéraires ; il protesterait dans un recul et dans un sourire : « Un verre ! Êtes-vous bien sûr, monsieur, que je buvais dans un verre ?... »

    En effet, l'eau fraîche de nos sources, longtemps coupée d'un filet de vinaigre, il la recueille plutôt dans une coupe rustique, autour de quoi s'enroulent, reliefs savamment naïfs, des paysans farouches, des animaux familiers, des arbres vibrants d'orage ou de soleil. Mais il serait trop décevant de vouloir enfermer Jules Renard en une définition unique. Coupe et breuvage ont varié plusieurs fois. Ou, plus exactement, malgré ça et là quelques retours et quelques pervers repentirs, contenu et contenant sont allés vers toujours plus de naturel et de simplicité. Les reliefs, d'abord voulus grotesques, deviennent ensuite d'une admirable vérité. Autour d'eux s'agitaient des lueurs folles et comme ricaneuses ; maintenant une lumière sincère les éclaire, soleil, tendresse et sympathie. Et tant d'eau limpide passe par la coupe que, diluée et noyée, l'acidité première ne se sent plus. Hélas ! l'esprit du critique a beau connaître la continuité qu'est la vie, les mots maladroits refusent de la dire. Sous l'unité apparente de l'instant nous savons quelle richesse se dissimule et qu'une parole n'est pas elle seule mais en harmoniques impossibles à noter elle répercute l'écho d'hier, elle murmure le verbe de demain. Et sous la multiplicité visible des heures regardées lointaines et éparses nous sentons couler la souterraine, la fécondante unité. Les mots sont impuissants à dire la ligne continue ; qu'ils indiquent donc les points qui permettront aux esprits attentifs de reconstruire la courbe et sa beauté frémissante. Puisqu'on ne peut expri- mer les choses qu'en gros, distinguons, un peu grossièrement, trois manières successives chez Jules Renard.

    Aux environs de 1890, quand il débutait dans le commerce des sucres et dans la littérature, les étalages littéraires autour desquels se pressait une foule d'acheteurs ou de railleurs n'offraient peut-être nulle marchandise bien précieuse. Les Parnassiens avaient une clientèle chaque jour plus importante. L'un deux — et encore ce n'était pas le moins intelligent — déclarait à M. Charles Morice : « Le temps des idées générales est passé (1) ». Ne rions pas trop fort, mesdames et messieurs. Nous connaissons les aveuglements de ceux qui nous ont précédés ; l'avenir, s'il s'occupe de nous, connaîtra les nôtres. Nous aussi, les yeux fermés, nous annonçons peut-être la mort du soleil. Il y a, dans toutes les générations, des hommes qui, sous une forme plus ou moins naïve, proclament que le temps de l'éternité est enfin passé. — Les symbolistes s'inquiétaient d'idées générales ; plusieurs étaient admirables de culture et de pénétration ou d'élan philosophique. Malheureusement la vigueur leur manquait trop. Leur vocabulaire imprécis, leur syntaxe savamment incorrecte, leurs rythmes qui boitent et qui tombent semblent propres à disperser la pensée plus qu'à la saisir. La pensée des premiers symbolistes... trop souvent une vapeur, qui monte peut-être et qui peut-être s'épanouit. Aux meilleures rencontres, elle monte et se dilate et s'évanouit comme un souvenir lointain de musique entendue, qui sait ? en un rêve d'une vie antérieure... — Mais les plus notables marchands de nouveautés — combien frippées, la plupart du temps ! — c'étaient, naturalistes ou psychologues, ceux qui frappaient sur leur poitrine en affirmant qu'il y avait là une conscience de savant et en se proclamant les observateurs. Il serait injuste de confondre les deux écoles dans un égal mépris. Le naturaliste copiait, parmi des notations banales et indifférentes, telle observation précieuse remarquée dans un manuel de physiologie. Cependant le psycho- logue démontrait longuement — oh! oui, lon- guement ! — qu'on peut rester un imbécile après avoir étudié Stendhal et les théorèmes de Spinoza sur les passions. Mais l'enfantillage du dernier était pire. Ce qui sert de cerveau à M. Paul Bourget restait aussi puéril que sa figure de bébé joufflu. Même lorsque, croyant peut-être avoir épuisé les questions sentimentales qui passionnent les femmes, il se tournerait vers les questions sociales qui passionnent les hommes, il resterait l'enfant cruellement inintelligent. Converti au christianisme — qui n'est rien, s'il n'est amour — il monterait sur une Barricade qui n'attire d'autres projectiles que les pièces de cent sous pour jeter d'atroces et stupides prédications de haines. La nullité de sa pensée contradictoire, la bassesse de ses sen- timents et son écriture si grise, si lâche, si amorphe font de lui le parfait bourgeois d'Académie. Parmi les naturalistes, plusieurs étaient des artistes et ils livraient, non toujours vaincus, un difficile combat. Dans les mots que les classiques nous ont transmis usés et transparents, abstraits et lumineux, dans les mots aussi que les romantiques ont gonflés d'éloquence et verdis ou rougis de passion, ils s'appliquaient à faire entrer, sans la trop déformer et sans la colorer trop arbitrairement, la réalité objective. Ils contraignaient la langue française, qui y répugne, à proclamer que « le monde extérieur existe ». Ils étaient, tout compte fait, les moins négligeables écrivains de l'heure ; et Jules Renard eut raison, tant qu'il fut un apprenti, de chercher ses maîtres parmi eux. Pourtant, dès le premier instant, il fit entendre, dans le chœur lourd, une voix aigrelette, qu'on distingua. C'est que la plupart des naturalistes luttaient, rarement triomphants, contre une éducation ou un tempérament romantique. En outre, leur regard et leur style, instruments grossiers, laissaient perdre ce qui est fin ou délicat ; ils n'envahissaient victorieusement que les grosses masses élémentaires : foules qui se précipitent ou qui hésitent, armées qui se concentrent ou se débandent, usines qui halètent, cathédrales ou vastes jardins et, dans leurs pages les plus adroites, la petitesse légère des locomotives. Jules Renard apportait dans l'école étonnée, avec un œil et une phrase qui sont d'excellents outils de précision, les minuties amusantes du plus méticuleux humoriste. Il apportait aussi des qualités déjà classiques qui lui permettaient de distinguer le caractéristique du banal et, rejetant le fatras accidentel, de grouper tout l'essentiel dans un ordre heureux. Le portrait de M. Vernet (2) doit à ces mérites d'être justement célèbre.

    Cependant Jules Renard, esprit analytique supérieur mais à qui la moindre synthèse coûte peine et effort, consent rarement au portrait qui savamment se compose et s'équilibre. D'ordinaire il laisse dans l'ombre la figure vaguement ébauchée, mais il regarde à la loupe et il peint avec une conscience extrême un trait unique qui, de la valeur paradoxale qu'on lui donne, devient caricatural. Et cet humorisme (3) de l'observation, comme il est habilement servi par l'humorisme de l'expression ! Ah ! les amusantes, et cocasses, et absurdes comparaisons que rapporte dans son carnier le chasseur d'images !

    Je n'ai certes pas la prétention de vous présenter, mesdames et messieurs, une classification scientifique et définitive des images. Permettez pourtant que j'en distingue deux ou trois espèces. L'image romantique s'efforce de magnifier l'objet et, aux mains des maladroits, voici que grotesquement elle le gonfle, ou bien elle le fait s'évanouir comme une vapeur trop ardente. L'image humoristique s'amuse à rapetisser ou à déformer ce dont elle parle. Mais l'image classique nous aide à voir l'objet dans ses proportions heureuses et dans son harmonie naturelle. Le romantique regarde par le gros bout de la lorgnette ; l'humoriste, par le petit bout ; mais le classique ne se sert que de ses yeux. Peut-être le romantique et l'humoriste cherchent à un même mal des remèdes contraires : ils souffrent du « désaccord existant entre les faits et nos rêves » (4). Mais le classique a eu la force d'établir en lui-même paix et santé ; il jouit, — même s'il ne l'explique pas ou s'il l'explique mal — de l'accord profond qui unit le Père et le Fils, le Réel et l'Idéal. Le romantique voudrait oublier le poids de son corps, l'humoriste s'acharne à s'arracher des ailes invisibles et inexorablement tenaces. Leurs images n'expriment, et déformée, qu'une partie de l'homme : le rêve, qui s'affole ou s'évanouit dès qu'on a l'imprudence de l'isoler ; ou l'appétit et l'habitude qui, dès que nous avons peur de l'azur, nous courbent comme les bêtes. Mais le classique s'efforce de dire tout entier ce réel, dont le rêve émané n'est pas la moindre partie. Il dresse la statue précise ; mais voyez, sa blancheur fait vibrer une atmosphère d'harmonie, ou bien son geste vaillant élargit autour d'elle une lumière héroïque.

    Les images rapetisseuses surabondent dans la première manière de Jules Renard. Beaucoup sont restées célèbres : « Un steamer : un gros cigare » (5). Voici des trois-mâts aperçus à l'horizon. Ils glissent « dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en promenade la dentelle blanche de leur jupon (6) ». Pour le Jules Renard de cette époque, « dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule » (7). Voyez, comme titubants de tempête, de vieux rochers qui « se couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe » (8). Parfois l'image, autant ou plus qu'elle rapetisse, déforme : « La mer est moutonneuse. Un invisible et infatigable menuisier lui rabote, rabote le dos, et fait des copeaux » (9). Le naturel est métamorphosé en artificiel. Même procédé quand le premier Poil de Carotte nous montre des lapins vivants « les pattes de devant raides comme s'ils allaient jouer du tambour. » Le rapetissement ridicule peut être obtenu, — méthode paradoxale mais sûre — par le grossissement d'un détail. Jules Renard regarde passer une bande d'élégants, et il remarque : « Chacun avait une route nationale dans les cheveux. » (10) Sous l'élargissement hyperbolique de la raie ne semble-t-il pas que les têtes pauvres diminuent et disparaissent ?

    Cette originalité excessive et forcée provient, pour une grande part, de la crainte d'être banal. L'humoriste est un homme qui, ayant beaucoup lu, a trop retenu ; il fuit, jusque dans les fossés et les fondrières, des souvenirs obstinés. Parfois il avoue naïvement son inquiétude. Dans un sonnet longtemps inédit mais qu'une intéressante revue nous fit connaître, Jules Renard se demande :

    Sur les parfums chauffés brillants comme des flammes,
    Sur les fleurs qu'on est las d'arroser, sur les femmes,
    Qu'est-ce qu'on pourrait bien écrire de très doux ? (11)

    « De très doux » ne serait-il pas amené par la rime ?... Si nous rencontrions une telle confession faite en prose, elle révélerait peut-être plus exactement la préoccupation de l'auteur. Ce n'est pas une fois, c'est vingt fois que, sans trop chercher, nous trouvons l'expression de cette inquiétude d'homme de lettres. La lune « est le désespoir du poète, qui ne peut en rien dire de neuf » (12). Jules Renard regarde tomber la neige et voici les réflexions que lui inspire le blanc et lent spectacle : « Je viens trop tard. Tout est dit depuis qu'il tombe de la neige — et qui pensent » (13). Nous songions à La Bruyère ; lui aussi. Mais il songeait, en outre, à Victor Hugo :

    Oh ! n'insultez jamais une femme qui tombe !

    « Assez. La neige m'ennuie. Si elle ne tombait pas, je l'insulterais » (14). Trop de souvenirs littéraires l'obsèdent et « la camelote des comparaisons encombre sa mémoire (15) ». La parodie lui est à la fois une petite vengeance contre ses persécuteurs et un moyen d'originalité à bon marché.

    Ces fantaisies douteuses ou franchement mauvaises, est-ce pour en faire grief à Jules Renard que je les ai citées ? Non certes, mais pour établir une loi qui, sans doute, n'est pas universelle, qui du moins m'apparaît générale. Pour se prouver à lui-même son existence littéraire plus encore que pour attirer promptement l'attention d'autrui, le jeune écrivain qui pénètre dans une vieille littérature exagérera presque nécessairement son originalité. A-t-il de l'esprit ? il grimacera l'humorisme. Apporte-t-il une âme éloquente et passionnée ? il rugira romantiquement. Celui qui n'est pas doué recommencera éternellement les grinçants tours de force ou les puérils tours d'adresse, à moins que lassé il ne tombe aux platitudes académiques. Mais celui dont l'originalité est profonde, le temps et l'étude l'enrichiront assez pour qu'il dédaigne ce qui était faux dans son trésor premier. Il restera, ou plutôt il deviendra lui-même, en devenant naturel ; et nous aurons un classique de plus.

    Au lieu d'illustrer cette loi par des exemples isolés, laissez-moi vous en proposer une large vérification que mon sourire appellera platonicienne. Le Socrate de La République étudie la justice dans l'État pour savoir ce qu'est la justice dans l'Individu. Il se trouve — dit-il à peu près — en face d'un même texte écrit deux fois, en caractères de dimensions différentes. Il lit de préférence les lettres plus largement tracées. Est-ce uniquement parce qu'un tel parallélisme serait favorable à ma thèse ? il me semble qu'une période littéraire subit une évolution analogue à celle d'un écrivain. Le XVIIe siècle, — sans doute parce qu'il serait par excellence l'âge classique — ne se contente pas d'un seul défaut de jeunesse. L'un et l'autre se retrouvent, et sous des formes multiples, dans sa prime pétulance. Le voici romantique dans les emphases magnifiquement rythmées de Jean-Louis Guez de Balzac. Le voilà bouffon dans les phrases contournées ou pointues de Voiture. Il est romantique dans les fanfaronnades pré-cornéliennes de Scudéry et j'allais dire : dans les exagérations pré-cornéliennes de Corneille débutant. Ses grotesques et ses burlesques sont des humoristes, ses précieux aussi. Et il est tellement vrai que l'humorisme est souvent une maladie de mandarin que le premier titre d'&oe;uvre burlesque qui vienne à l'esprit est un titre de parodie. Qu'importe l'Enéide travestie ? et qu'importent l'Illusion comique ou Médée ? Par les deux mauvais chemins, par les nombreux sentiers qui en partent et y reviennent, le siècle avance vers le royal carrefour. Il y trouvera, entre mille richesses sincères, la plénitude cadencée de Bossuet, l'esprit et le naturel de La Fontaine. II y trouvera, après le Corneille de Polyeucte, le Racine de Britannicus, de Phèdre, de cette Iphigénie, groupe détaché, semble-t-il, du Parthénon et dont la pureté de lignes ne saurait être comprise des petits arrivistes toujours plus pressés de parler que de savoir, toujours plus soucieux de crier haut que de voir et de dire juste. Les plus divins des poètes, Mesdames et Messieurs, restent pourtant des hommes, et qui furent d'abord des enfants. Au précieux, le plus pincé des sourires de l'humorisme, Racine sacrifie non seulement dans sa première tragédie où le tyran, s'il essaie d'avoir « l'air mauvais », ne parvient qu'à avoir « mauvais air » ; non seulement dans la seconde où Alexandre se propose de conquérir

    Des pays inconnus même à leurs habitants ;

    mais jusque dans cette Andromaque dont tant de scènes semblent déjà d'un ciseau infaillible taillées au plus blanc des Paros. N'éprouvons-nous pas un choc douloureux et comme une souffrance physique lorsque, rompant la noble harmonie, Pyrrhus, ancien incendiaire et nouvel amoureux, gémit :

    Brulé de plus de feux que je n'en allumai ?

    Oserai-je tout dire au sujet des riches espérances que donne l'admirable jeunesse d'aujourd'hui ? Ces réalisations seront peut être plus abondantes qui viendront des passionnés et des déclamatoires ; en revanche, ces promesses sont à plus courte échéance qui, sur des rameaux dont le froissement ricane, s'ouvrent, fleurs naturelles, parmi d'autres presque pareilles, mais qui ne sont, elles, que papier savamment froissé. Deux pièces, trois au plus, suffisent pour conduire Racine à sa perfection ; il en faut dix à Corneille.

    L'humoriste — et par là, souvent il reste sympathique, même s'il n'a pas la force de dégager lentement en lui un classique — risque d'être un homme de douleur et de pudeur. Il garde un masque de gaîté outrancière et obstinée : ne pouvant montrer un visage de beauté sereine, il se refuse à révéler sa face crispée de défaite et rongée par la meute des souffrances. Les bouffonneries de Scarron gagnent une profondeur amère et je ne sais quoi de presque héroïque lorsqu'on songe aux tortures du bouffon et que les grelots s'agitent frénétiquement pour nous empêcher d'entendre, parmi les rires forcés, la déchirante victoire d'un sanglot. Les « sourires pincés » de Jules Renard nous choquent moins, si nous nous rappelons son enfance écrasée et que, fleur meurtrie dans le bouton par la gelée d'avril, son cœur n'osait s'ouvrir tant que l'atmosphère restait froide et indifférente.

    Aux environs de 1897, Jules Renard semble dégagé de ses brillants et douloureux défauts. Désormais, il s'appliquera à « être un homme chez les hommes » (16). Seulement il gardera « l'œil de l'artiste » ; il deviendra — n'est-ce pas la définition même du classique ? — « un artiste humain ».

    Je trouve un moyen facile d'étudier les nouveautés profondes de sa seconde manière en rapprochant les deux Poil de Carotte. Le roman date de 1894 ; la pièce est de 1900. Malgré la similitude des situations, quoique le personnage principal porte le même nom, nous avons bien devant nous deux enfants malheureux et de qui les caractères se manifestent différents. Douloureux et dignes de notre pitié, ils le sont également ; mais quelle plus chaude sympathie inspire le second ! La compression impérieuse ou sournoise a rendu lui-même sournois et méchant celui de la première manière : le persécuté, pour peu que l'occasion s'offre, devient bassement persécuteur. La bonté foncière du second a résisté à toutes les souffrances. On l'accuse d'avoir le cœur sec parce que, opposant à ses ennemis une sorte de résolution farouche, il leur a toujours refusé le plaisir et la victoire de le voir pleurer. Mais, quand la nouvelle bonne arrive, voyez avec quelle hâte et quelle précision il lui donne les renseignements utiles et, puisqu'elle n'a pas l'air de le repousser ou de le bafouer, comme facilement il penche vers la confession personnelle. Il s'écrie avec une ironie poignante : « Vous voyez comme j'ai le cœur sec, Annette, je me confie à la première venue. » Un mot de tendresse de son père suffit pour qu'il rejette la cuirasse d'indifférence dont il se protège et se meurtrit et pour qu'il s'épanche en une joie profonde et si nouvelle...

    De se révéler à un autre, voici qu'il se connaît, ou du moins il se pressent. « Est-ce que je gagne a été connu, papa ? — Beaucoup, » répond M. Lepic... Combien Jules Renard a gagné à consentir enfin à se connaître... Ce n'est pas ce second Poil de Carotte qui prendrait la vieille bonne au plus perfide des pièges et la ferait jeter sur le pavé ; ce n'est pas lui qui, par la plus ignominieuse des calomnies, ferait renvoyer un professeur coupable d'avoir caressé un autre élève plutôt que le petit jaloux ; surtout ce n'est pas lui qui tuerait le pauvre chat avec cet acharnement follement féroce qui nous fait souffrir dans le livre. La seule optique théatrale est insuffisante à expliquer tant d'améliorations. L'art de Jules Renard a évolué ; et son cœur consent à laisser entendre ses battements. Maintenant il ne raille plus ses personnages et ses décors pour s'empêcher de les aimer. Jadis pincé, son sourire aujourd'hui est attendri. La caractéristique de cette deuxième manière — si classique — est double : l'auteur aime ce dont il parle et l'auteur aime la vérité.

    Mais un scrupule semble le prendre. Certes, il est sûr de la sincérité de ses observations, de la sincérité aussi des fines et transparentes notations où il les enferme à mesure. Mais ces détails vrais et exprimés avec vérité pourraient encore être faussés par la façon dont on les rapproche et les groupe pour faire un ensemble. Voici à la partialité un dernier refuge possible. Pour le fermer, Jules Renard, trop consciencieux peut-être, renonce, plus encore que son maître La Bruyère, à tout artifice de composition. Il présente ses notes séparées, presque dispersées. Parfois cet isolement leur donne un aspect sec et déplaisant. Presque toujours cependant elles restent intéressantes non seulement par leur valeur propre mais par la personnalité invaincue de l'artiste. Il a un mérite qu'il ne saurait sacrifier, qui même semble chaque jour plus grand : l'écriture a encore gagné en précision heureuse. Je devrais, pour vous le montrer, lire, dans Nos frères farouches, tout ce qui concerne la vieille Honorine. Voyez-la qui avance « à peine, comme si elle se déracinait à chaque pas. » Regardez-la là-bas, au loin. Elle « revient par la traverse des champs, si courbée qu'elle paraît sans tête et que son bâton, où ses deux mains s'appliquent comme des nœuds, est plus haut qu'elle. » Et souvent quelle poésie, plus pénétrante d'être si discrète : « C'est son bâton qui repart le premier et fait le premier pas. Il doit savoir marcher, depuis le temps ! Si la vieille meurt dehors, loin du village, il est capable de rentrer tout seul à la maison ! »

    La pluie tombait, grise, monotone et amorphe. Tout à coup un rayon de soleil la pénètre et voici la merveille : sur la plus vaste et la plus pure des courbes se disposent harmonieusement, se séparant et s'unissant, se nuançant et s'affirmant, toutes les couleurs. — Tendresse et vérité, qu'un rayon pénètre l'humorisme : il devient humour et poésie.

    Cette troisième manière était-elle durable : définitive, ou qui conduit lentement à une quatrième manière impossible à prévoir ? manifestait-elle un scrupule passager, après lequel Jules Renard serait revenu, plus souple et plus riche, à sa seconde manière, si proche de la perfection ?... Seule la vie pouvait répondre à cette question. Une mort prématurée — Renard n'avait pas quarante-six ans — nous prive d'une réponse que nous espérions faite de chefs-d'œuvre.

    Vous avez peut-être remarqué, Mesdames et Messieurs, que j'ai peu parlé du théâtre de Jules Renard. Je l'aime beaucoup et je n'ai rien de particulier à en dire. Les comédies sont avec les Bucoliques les meilleures productions de la seconde manière. Elles furent écrites assez tard pour échapper aux défauts de jeunesse ; les nécessités de la technique théâtrale défendirent les plus récentes contre le déssèchement voulu du dernier livre.

    Ce qui fait le charme sûr et durable de presque toutes les pages de Jules Renard depuis 1897 c'est, autant que leur perfection formelle, la douce lueur d'humanité qui en émane. Il faut se souvenir que tous ses paysans appartiennent au centre de la France. Les trois méridionaux qu'il nous présente dans Ragotte ne comptent point. En 1893, l'humoriste les aurait rendus faux et amusants. En 1908, le classique évite ce qui serait caricatural. Il veut nous donner la chose rare et précieuse entre toutes la vérité. De ces êtres trop différents, il ne voit que les banales extériorités, et ses Carol sont franchement manqués. Mais ses compatriotes, farouches comme sa jeunesse, timides comme toute sa vie, discrets comme son art, son œil les pénètre jusqu'au fond, et sa phrase les emprisonne tout entiers, âme et corps, cœur et égoïsme. Il y a beaucoup de patience guetteuse et d'attentive persévérance dans son talent. Il dit de Ragotte « Il faut la regarder longtemps pour la voir. » II pourrait le dire de chacun de ses paysans. Et il fallait les regarder non seulement avec des yeux inquisiteurs et tenaces mais aussi avec une âme semblable à la leur, dans sa délicatesse plus continue et plus consciente. Sous leur silence et leurs réticences, il a su distinguer leur bonté foncière. Pour en rester persuadé, qu'on relise, dans les Bucoliques, le pur et souple chef-d'œuvre qui s'appelle La galette.

    Cette bonté, qu'il savait apercevoir chez autrui parce qu'elle était en lui, poussa l'ancien humoriste et l'homme toujours avisé à des attitudes et à des gestes naïfs. Par générosité, il monta dans la galère où l'on n'entre que par intérêt. Ce rieur fit, sans rire, de la politique. Oh ! il ne se dirigea pas vers la « grande politique », celle des larges indemnités et des capiteux pots de vin. Il se laissa imposer, comme des devoirs et des moyens de faire un peu de bien, les obscurs honneurs du village. Conseiller municipal de la petite commune de Chaumot, il combattit, dans cette ombre lointaine, la puissance mauvaise du châtelain. Maire de Chitry-les-Mines, il essaya de moraliser ses cinq cents administrés et leur expliqua les beautés de l'anti-alcoolisme. Délégué cantonal, il prit sa fonction au sérieux et s'indigna contre des collègues qui visitaient trop rarement les écoles. Lui qui travaillait lentement et péniblement, il donnait à un petit hebdomadaire de Clamecy des Mots d'écrit d'une simplicité délicatement curieuse. Contre le curé de Pazy qui, pour des raisons intéressées, imposait aux enfants de Chaumot six kilomètres dans le froid matinal, il écrivait de péremptoires philippiques. Cet homme d'esprit ne craignait pas l'inélégance de se manifester anti-clérical. Sur les prêtres il répétait une phrase de son père, qu'il affirme « radicale », et qui l'est en effet : « Ce sont des menteurs ou des imbéciles » (17). Son anti-cléricalisme de village était fait d'amour et de pitié. Il avait trop connu, dès son enfance, l'atmosphère irrespirable créée par ces bigotes « chez lesquelles la religion est une espèce de maladie noire qui leur racornit l'âme et qui fait d'elles des chefs-d'œuvre d'égoïsme roublard et d'hypocrisie amère ». (18) Il avait vu de bonne heure le mal que le prêtre peut faire dans un ménage ; il continuait de voir sa puissance néfaste dans certains coins de province. Pour combattre avec quelque efficace, il consentait, lui, le railleur et le sincère, à s'engager dans une de ces armées où tout officier est une canaille, où tout soldat est un imbécile et qu'on appelle des partis politiques. Il croyait obéir à une nécessité de l'action; mais il ne manifestait pour son drapeau que tout juste l'enthousiasme indispensable. Si ses adversaires l'accusaient d'admirer le Bloc — il y avait, paraît-il, à cette époque récente et lointaine, quelque chose qui s'appelait le Bloc — il protestait : « Je ne gaspille point la faculté précieuse de l'admiration » (19). Il raconte quelque part, qu'il a vu « à l'étalage d'une grande maison de comestibles une dinde stupéfiante. Elle est énorme et pleine de truffes. Elle coûte quatre-vingt francs » (20). Et il moralise : « Elle est superbe et odieuse. Elle a l'air d'une basse flatterie aux riches et d'une insulte aux pauvres. Elle donne d'abord envie de se flanquer une bonne indigestion; puis, elle donne envie de pleurer ». Et le blocard conclut : « Tant qu'un misérable pourra mourir de faim et de froid au pays de cette dinde, le Bloc n'aura rien fait ». Le Bloc n'a rien fait, non plus que ses successeurs, non plus que Catholicisme et Monarchie ses prédécesseurs. Dès que l'amour coule entre les digues étanches d'une politique, qu'elle soit laïque ou cléricale, religion positive ou socialisme, comment le fleuve qui, avec sa grâce et sa spontanéité perd jusqu'à son noble nom pour devenir la dédaigneuse et vile charité ou la ridicule et exploiteuse philanthropie, féconderait-il encore les proches campagnes ? Mais, Jules Renard, artiste qui connut souvent la perfection et observateur clairvoyant du détail, n'a rien du philosophe. Il ne pense pas assez profondément pour pénétrer la stupidité et l'impuissance de ce que les libres-penseurs de troupeau appellent leurs « idées », ou de ce que le troupeau des fidèles appelle sa « doctrine ».

    Nous aimons d'abord en lui l'artiste de la période parfaite et l'homme épanoui et révélé. Puis, consentant joyeusement aux préparations nécessaires, nous aimons la beauté de l'évolution du premier, de l'extériorisation du second. L'homme, en effet, n'a pas évolué : les premières hostilités de la vie l'avaient rendu farouche et secret ; une heure vint où il prit confiance et laissa voir toutes ses vertus natives. Un mot de tendresse suffit à jeter Poil de Carotte aux douceurs de la confession. La tiédeur du succès fondant les neiges de timidité qui cachaient le vrai Jules Renard, on connut sa bonté simple et forte. Presque à chacune des pages qu'il écrivit depuis 1897, on est tenté de s'écrier — et Jules Renard, après un recul, avouerait que le second éloge le touche davantage — : « Ah ! le bon écrivain !... Ah ! le brave homme !... »

    (1) Paris-Journal, 28 octobre 1910. Charles Morice, Le Dictionnaire de rimes de François Coppée.

    (2) Dans L'Ecornifleur.

    (3) Je suis bien obligé de dire humoriste comme tout le monde depuis vingt ans. Mais je tiens à distinguer entre l'humorisme, maladie de jeunesse chez un Jules Renard, stupidité incurable chez un Marck Twain, et l'humour anglais ou allemand. Il est déjà pénible de n'avoir qu'un mot pour désigner la manière de philosophie romantique de Jean-Paul Richter et le sourire mêlé de larmes qui est peut-être romantique aussi chez Henri Heine mais qui, chez Dickens, est souvent profondément classique.

    (4) L'Écornifleur.

    (5) L'Écornifleur.

    (6) L'Écornifleur.

    (7) Histoires naturelles.

    (8) L'Écornifleur.

    (9) L'Écornifleur.

    (10) Coquecigrues.

    (11) Le Beffroi, octobre 1910.

    (12) La Lanterne sourde.

    (13) La Lanterne sourde. C'est Jules Renard qui souligne.

    (14) La Lanterne sourde.

    (15) L'Écornifleur.

    (16) Bucoliques.

    (17) Mots d'écrit.

    (18) Mots d'écrit.

    (19) Mots d'écrit.

    (20) Mots d'écrit.


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  • Han Ryner

    André IBELS

    (Esquisse d'un "Endehors" à l'aube du XXe Siècle)

    Conférence faite à l'Université Alexandre Mercereau
    Le Caméléon

    Mesdames, Messieurs, mes chers Amis, André Ibels, dont je vais vous entretenir ce soir, aura 55 ans au mois de mai de cette année 1927. Il a publié une quinzaine de volumes, des brochures et des articles si nombreux que Dieu lui-même — si, comme nous l'enseignent Pythagore et Platon, il est plus géomètre qu'arithméticien, — ne doit pas en savoir le nombre.

    Son œuvre, très inégale et où il ne faut pas chercher la perfection, mais où l'on trouve toujours : puissance, couleur, mouvement, est tellement intéressante, tellement passionnante, que depuis un mois j'ai joyeusement interrompu le travail qui m'occupait pour joyeusement me consacrer à l'étude de ses romans, de ses drames et de ses poèmes.

    Et cependant, André Ibels n'est pas illustre. C'est à dire qu'il n'a jamais eu aucun prix littéraire ; qu'il n'est même pas décoré, comme tout écrivain de 40 ans exempt de génie et de casier judiciaire.

    S'il n'a, selon le mot de Flaubert, aucun de ces « honneurs qui déshonorent », c'eut certainement qu'il n'en a pas voulu.

    Mais comment se fait-il qu'il ne soit pas célèbre ? Voilà ce que je veux tenter de vous expliquer. En étudiant sa vie et surtout son œuvre, nous apprendrons que, s'il reste glorieusement obscur, il le doit en partie à ce qu'il est un original et un révolté, mais surtout peut-être à ce que, comme dit son ami le poète Louis Marsolleau : André Ibels est « un génie dispersé » (1). André Ibels est né le 13 mai 1872, d'une mère d'origine espagnole et d'un père d'origine écossaise. Il est fier de la grande famille à laquelle appartenait son père et découvre en lui-même de belles hérédités et qui l'intéressent. André Ibels est ici trop modeste ; il oublie trop que l'individu réel reste un miracle aussi rare dans les races nobles que dans le peuple. Son père, grand industriel, employait des centaines d'ouvriers mais, sur la fin de sa vie, il se ruina en procès et en entreprises trop hardies.

    Sa mère, musicienne née, élève de Litz, mourut de bonne heure. Le petit André eut l'existence pénible des orphelins mis en pension dès leur plus tendre enfance. Bientôt d'ailleurs le Collège Chaptal ne parut pas suffisant pour le précoce révolté et on l'envoya en Allemagne chez les Frères Moraves. De chez ces êtres religieux et autoritaires, il revint méprisant pour toujours autorité et religion.

    Au Lycée Charlemagne, où on l'envoya ensuite, cet étonnant autodidacte n'apprit jamais rien que contre ses Maîtres. Il avait par exemple pour professeur de français, un certain François Fabié, versificateur honnête et qui, dans les « Morceaux Choisis » de cette époque, était vanté par ses collègues comme un poète. Ce Fabié avait eu la présomption d'opposer à La Terre d'Émile Zola un pauvre volume de vers hostile et parasite comme son titre : La Bonne Terre. Le jeune André Ibels proclama hardiment dans un de ses devoirs La Terre comme son livre de chevet.

    Le proviseur Fallex, autre versificateur médiocre et qui — poux sur un lion — vivait d'Aristophane comme Fabié vivait et piquait sur Emile Zola — invita le petit indépendant à étudier désormais chez lui la littérature.

    Le jeune lycéen avait déjà fait brillamment ses débuts de journaliste. Il avait porté à Magnard un article qui avait paru en bonne place dans le Figaro. Il continua cette carrière précocement commencée. Non content d'écrire dans les journaux qui existaient, il fonda lui-même, à sa sortie du régiment, quelques périodiques. Il fonda par exemple, avec Charles Chatel, La Revue Anarchiste, qui ne tarda point à être saisie. André Ibels la continua sous un autre nom et inventa ce mot : « Libertaire » qui était destiné à une si brillante carrière. Naturellement, le hardi publiciste fut compromis dans le fameux « procès des Trente ». Il aura d'autres occasions de faire connaissance avec ce qu'un Procureur Général appellerait sans rire et sans s'indigner « La Justice de notre Pays ».

    Ses campagnes de journaliste le conduiront une douzaine de fois en correctionnelle (2). C'est qu'André Ibels s'attaque hardiment aux puissances.

    Il fit une campagne très ardente contre l'Assistance Publique et 1'intitula sans mâcher les mots : « Les voleurs des pauvres ».

    Une autre de ses campagnes, la Traite des Chanteuses, obtint un résultat au moins officiel. En décembre 1906, Clemenceau, qui ne faisait pas encore la Guerre, interdit par circulaire (il était Ministre de 1'Intérieur) les quêtes et autres moyens de prostitution usités dans les beuglants (3).

    Le révolté qu'est André Ihels ne s'est pas exprimé seulement de façon quotidienne par des articles de journaux, mais aussi de façon durable, en de magnifiques et puissants poèmes.

    Comme poète, il débuta par les Chansons Colorées, qu'il a négligé de me faire connaître, — sans cloute parce qu'il méprise en elles : un recueil (4).

    Au contraire, il reste légitimement fier des deux vastes poèmes épiques qu'il a publiés en 1896 et en 1907. Le premier, les Cités Futures, obtint un large succès. Ledrain, dans l'Éclair, Jaurès dans la Dépêche de Toulouse, Armand Sylvestre dans le Journal, les vantèrent magnifiquement. Et, dans le Figaro, le poète Rodenbach les compara aux Paroles d'un croyant.

    Rodenbach avait raison, si nous regardons au mouvement ; tort, si nous confrontons les couleurs.

    Rodenbach avait raison, s'il voulait signaler chez le grand prosateur d'hier et chez le grand poète d'aujourd'hui une égale ardeur révolutionnaire. Mais quelle différence dans les tendances : Lamennais est un démocrate qui espère tout du peuple éclairé ; André Ibels est un individualiste qui méprise les foules et donne aux révoltés le nom de rois, magnifique pour lui, injurieux pour Lamennais.

    Il dédie « A la Race de Caïn » le poème des Cités Futures qui est « l'histoire de ses luttes épiques » et s'applique à « réveiller les cœurs enlisés dans les sables de la crainte et de l'humilité. » Les foules, que Lamennais appelait à la libération, paraissent à André Ibels composées d'incurables esclaves esclavagistes. Elles ne sauront jamais que crucifier les nobles révoltés (voir Notice).

    Il ne voit de salut qu'à « détruire les villes des faux mages et vers les Chanaans s'exiler pour édifier les Cités Futures ».

    Au point de vue de l'art, ce qui frappe le plus dans ce puissant poème, c'est sa solide et originale unité. Singulièrement originale, puisque le poème est à la fois double et un. L'action est contée en une prose rapide, mais chaque élément de la fable soulève en vers magnifiques un vaste mouvement lyrique.

    La composition du Livre du Soleil (voir Notice) est semblable et les deux parties sont fondues avec une science encore plus sûre. La prose ici est elle-même poétique. Elle dit par fragments ingénieux le noble mythe d'Adonis. Les vers chantent des vérités, des beautés, des clans modernes où le poème antique et le poème actuel se marient souples et splendides, en duo d'éternité.

    Le poète André Ibels a encore publié un recueil de ballades satiriques : Talentiers. Il appelle de ce nom et il méprise avec une verve vigoureuse tous ceux qui écrivent « bien » ou « mal » pour ne rien exprimer on pour exprimer des riens.

    L'idéal du style pour André Ibels ne serait-il point dit avec un suffisante exactitude par la formule de Buffon « le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées ».

    Le style d'André Ibels, comme la pensée émue d'André Ibels, a toujours la flamme, la couleur, le mouvement. Il n'a pas toujours la grâce et l'harmonie.

    Peut-être André Ibels est-il, pour mon goût de mandarin dépravé, trop indifférent à la pureté. Faut-il avouer toute la vérité ? Il lui arrive quelquefois d'écrire aussi mal que Molière, que le duc de Saint-Simon, que Balzac ou que Stendhal.

    Vous riez et vous voyez que je souris, mais mon sourire a-t-il une signification et une direction unique ? Je trouve peut-être des défauts au style de ces grands écrivains et que les contemporains délicats n'avaient pas tout à fait tort contre eux. Mais, si Fénelon blâme avec justice « le galimatias » de Molière, comme Molière a raison devant la postérité contre ce Fénelon dont les grâces blondes sont complètement fanées et dont les douceurs savantes se sont affadies !

    Est-ce surtout parce que révolté et écrivain au style puissant et rugueux comme la révolte même qu'André Ibels n'est pas arrivé à la Gloire méritée ? Est-ce plutôt parce que, selon le mot de Louis Marsoleau, que je citais au commencement de cette causerie, il est « un génie dispersé » ?

    Je me rappelle en ce moment les vers fiers et nostalgiques de La Fontaine :

    J'irais plus haut peut-être au Temple de Mémoire,
    Si dans un genre seul, j'avais usé mes jours.

    La Fontaine se trompe pour l'avenir. Ceux qu'elle trouve trop riches et trop divers, la postérité encombrée se charge de les appauvrir et de les unifier.

    Le multiple La Fontaine n'est plus guère pour nous que le fabuliste. Mais avant que l'avenir simplificateur l'ait émondé, celui qui fleurit sur trop de branches trop hardies et divergentes inquiète et déroute les contemporains. Seuls, les esprits perspicaces, et ils sont rares, voient sous l'épanouissement magnifiquement ramifié l'unité solide du trône.

    D'ailleurs l'unité d'André Ibels, nous la trouverons dans la qualité la plus désagréable à ceux qui font le succès, dans l'indépendance, dans la belle inquiétude qui, toujours à la recherche de sentiers nouveaux, méprise les routes grégaires vers la réussite.

    Ce journaliste et ce poète est aussi un peintre, un dramaturge, un romancier. Peintre, il a un métier personnel, des procédés originaux, un talent inédit parce qu'il a quelque chose à dire et a montrer que les autres ne disent point et ne montrent point (voir Notice).

    Il réalise la clarté comme les plus éblouissants impressionnistes et il modèle la masse comme le feront, dès qu'ils seront équilibrés, nos meilleurs cubistes. Ses arbres avancent, criblés de soleil, et ses maisons ou ses rochers semblent vibrer dans la clarté enveloppante. Il réalise cette merveilleuse synthèse : le volume dans la lumière.

    Le dramaturge n'est pas moins original et moins complexe. Une pièce de lui Le Convoi, a été jouée plus de 1.500 fois et le critique de l'Humanité d'alors écrivait : « Pour la propagande pacifiste, c'est la meilleure pièce que nous connaissions. »

    Mais nous n'entendons pas ici, comme trop souvent aux pièces de propagande, un dialogue pauvrement et gauchement tendancieux. Le peintre qui unit volume et lumière sait, dramaturge, manier l'émotion, la pensée et la vie.

    D'autres de ses drames attaquent la famille : Il neige, par exemple, Autour de la lampe ou cette Page Blanche (voir Notice) qui obtint un double succès : au théâtre, sous le titre Le Lit Nuptial et sous une signature que je ne daignerai pas vous dire ; en librairie, sous la forme d'un roman puissant, profond et touffu.

    Ibels tirera aussi un roman d'un autre de ses drames La Maison de l'Enfer, trois actes discutés, applaudis aux Escholiers, sous le titre d'Autour de la Lampe (13 mai 1908).

    Drames et romans se valent : aux uns comme aux autres on admire la construction solide, savante et personnelle ; la création de caractères profonds, âpres et farouches ; la puissance d'enfermer leurs luttes, j'allais dire leurs rugissements, dans la solide cage d'une action vraie. On peut dire d'eux tout ce qu'Henri Duvernois écrivait à propos d'un de ces romans : tout cela est « gonflé à la fois de pensée et de vie ».

    Le romancier n'est pas moins dramatique que l'homme de théâtre, mais sa pensée s'explique plus au large et la puissance ardente de la vie n'empêche pas chez lui une rare subtilité d'analyse.

    Un de ses romans : L'Arantelle (5) dit l'artiste et l'homme dans 1'artiste. lbels a fait de son artiste un sculpteur céramiste et, avec une merveilleuse conscience, il n'a écrit ce livre qu'après avoir travaillé quelque temps comme ouvrier céramiste.

    Peut-être cet excès de conscience a déséquilibré quelque peu les proportions. Peut-être voyons-nous la flamme des fours et le fleuve splendide des coulées plus encore que les hommes et leurs souffrances.

    Un autre grand roman d'André Ibels, Gamliel, au temps de Jésus (voir Notice) — son premier roman — est une biographie romancée parue en 1901, vingt ans avant l'invention du genre, si nous en croyons les savants et impartiaux fabriciens des Nouvelles catholiques. Pardon, j'oubliais qu'elles n'avouent plus, ces Nouvelles, mais, présomption et tartufferie mêlées, osent se donner pour Littéraires.

    André Ibels avait consacré quatre années d'études à la documentation de ce grand livre. Aussi y voyons-nous, dans une neuve lumière, toute la Palestine, mœurs et paysages, au temps de Jésus.

    A Gamliel, docteur en Israël, ministre du roi Agrippa et premier féministe que l'histoire nous fasse connaître, André Ibels a voulu redonner l'importance et la taille que lui voyaient ses contemporains.

    Il a voulu aussi remettre à sa place, qui lui parait petite, Jésus « son turbulent élève ». Effort piquant, mais moins impartial que ne le croit 1'auteur. La perspective des contemporains — il devrait le savoir, lui qui en est victime n'est pas plus juste que celle de la postérité.

    Heureusement, un grand artiste comme André Ibels ne fait pas toujours ce qu'il veut : lorsqu'il se trompe dans son projet, la réalisation vaut mieux que l'intention. Dans ce livre, Gamliel, au temps de Jésus qui croit rapetisser Jésus, les pages les plus belles, celles qui restent obstinément dans notre souvenir et qui nous émeuvent par leur tenace grandeur sont celles qui concernent Jésus. Nul lecteur n'oubliera le Songe d'Ebyathar, par exemple, formidable cauchemar où le sang qui coule du Calvaire couvre la terre et, pendant des siècles, attarde la marche lourde de l'humanité.

    Le Jésus d'André Ibels ne meurt pas sur la Croix. Dépendu à temps, il vit de longues années dans la solitude. Il en sort pour aller vers des hommes qui, lui dit-on, prêchent et pratiquent sa doctrine. Ils sont particulièrement puissants à Antioche, mais le vieillard qui les visite n'est pas reconnu et, dès qu'il parle, on le chasse comme hérétique.

    Il ne trouve secours et amitié que chez un inconnu, un désabusé comme lui, Hermolaos, qui fut prêtre d'Apollon. Ils vont ensemble longtemps sans se dire leurs profondeurs.

    Mais il est des jours où l'on a besoin de se révéler tout entier au compagnon. En une de ces heures de faiblesse et d'abandon où l'on cherche par des aveux et des récits à jeter son propre fardeau sur les épaules voisines, Jésus raconte qui il est.

    En entendant le nom déjà glorieux, Hermolaos tombe à genoux. « Eh quoi, s'écrie Jésus horrifié, vas-tu toi aussi , m'adorer stupidement comme les autres ? — C'est bien assez, répond Hermolaos, de te pardonner... Mais à Jésus, on pardonne à genoux. »

    Les scènes sont nombreuses dans ce livre qui ont même grandeur épique et même profondeur tragique.

    Les deux derniers romans d'André Ibels, La Maison de l'Enfer (voir Notice) sont d'une égale beauté dramatique et les caractères, plénitudes vivantes, y sont étudiés et analysés avec profondeur et subtilité.

    La Maison de l'Enfer est une modernisation de l'aventure de Phèdre. Je ne lui ferai pas 1'injure de la comparer à certain Supplice de Phèdre, d'Henry Deberly, que l'Académie Goncourt vient de couronner (1927).

    André Ibels pousse la tragédie au drame. A Racine, il ajoute souvent Shakespeare, parfois même d'Ennery si 1'on veut ; Henri Deberly, malgré quelque subtilité dans l'analyse — mais sur ce point, ses tâtonnements, parfois heureux, sont si inférieurs à la sûre maîtrise d'André Ibels — que je suis tenté de l'appeler, depuis son succès extérieur : un néant couronné. Le pauvre homme recule devant toutes les audaces de Racine !...

    Dans son étrange Phèdre, quand on annonce la mort de Thésée, c'est que Thésée est vraiment mort. Et Phèdre, veuve, véritable, n'ose jamais avouer son amour à Hippolyte. Quant à ce ridicule Hippolyte, il tente de se suicider parce qu'Aricie l'a quitté. Sa main tremble, je suppose, en replis tortueux, de sorte qu'il se rate magnifiquement. Ce recul continuel devant toutes les situations, cette série, si j'ose dire, de non-situations aurait quelque chose d'amusant et de vaudevillesque si Deberly manifestait quelque puissance comique.

    Hélas, le malheureux lauréat n'a pas plus le sens comique que le sens tragique ou le don de la vie et son style n'est que platitude et vulgarité.

    Par son absence de personnalité et par ses jolies timidités de bébé bien sage, le petit Deberly méritait vraiment la couronne dans la plus solennelle des distributions de prix qui puérilisent si gentiment notre littérature contemporaine.

     

    André Ibels, oublié et si souvent volé, sait que parmi les oubliés et les volés d'aujourd'hui seront choisies les grandes gloires de demain. Et lui, qui fut peut-être le premier Nietschéen français, peut répéter avec fierté le mot hautain du prophète de Zarathoustra : « Nous autres, hommes posthumes ».

    Han Ryner

    Janvier 1927.

    NOTE. — La sténographie originale de cette conférence fut détruite — on ne saura jamais pourquoi — par le mari de la sténographe pris subitement d'un accès d'incompréhensible jalousie. Han Ryner eut alors la gentillesse et la peine de l'écrire.

    A cette conférence, on eut le plaisir d'applaudir dans les récitations des proses et des poèmes d'André Ibels : Mmes Marguerite Monval, du Vaudeville, Lysiane Brousseau et Regina Capello ; et Me Marco Robert.

     


    [Conférence] [Notices]

    Notices

    Biographiques et Bibliographiques

    André Ibels, en effet, depuis l'âge de dix-huit ans a écrit dans les journaux de France et de l'Etranger. Il débuta par une chronique au Figaro. Depuis, on peut trouver sa signature dans presque tous les grands quotidiens et dans les revues. Citons, seulement dans les revues : La Plume, Le Mercure de France, L'Ermitage, La Revue Bleue, et dans les quoti- diens : Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin, L'Eclair, La Lanterne, La Dépêche de Toulouse, Le Journal du Soir, Le Pays, La Justice. C'est au Matin qu'il amorça sa grande campagne contre la Traite des Chanteuses, qui sauvait de la prostitution « obligatoire » 5.000 à 6.000 pauvres filles ; c'est également au Matin qu'il amorça sa courageuse campagne contre l'Assistance publique : Les Voleurs des Pauvres, et c'est encore à L'Eclair qu'il la continua. Cette campagne fut la cause des grandes améliorations qu'on apporta depuis à l'A.P. C'est également à L'Eclair que, le premier, en 1908, il dénonça les méfaits des stupéfiants (paradis artificiels). C'est encore à L'Eclair et en se plaçant uniquement au point de vue des malades, qu'il demandait dans la moitié des hôpitaux de Paris, les soins des Sœurs diplômées comme infirmières. Et c'est dans le Journal du Soir qu'il défendit le sort des Aveugles, alors presqu'abandonnés par les pouvoirs publics. Dans la Lanterne, sous le titre : Les Caboulots de l'Amour et de la Mort, André Ibels fit une vigoureuse campagne et obtint l'article 10 de la Loi du 1er septembre 1917 qui supprimait la prostitution dans les cabarets. De ce fait, plus de 10.000 cabarets à femmes furent fermés.

    Opinions :

    D'Eugène Ledrain, dans L'Eclair... (7 mars 1896).

    Je vis entrer chez moi, il y a six semaines environ, un tout jeune homme, aux yeux noirs, très étincelants. Sa conversation tantôt fine, tantôt exaltée me surprit fort. Je ne suis pas habitué à rencontrer unies celte distinction et cette sincérité dans la jeunesse qui est d'ordinaire un peu gauche et un peu trop habile...

    ... Mais j'avoue — et je le pressentais — les Cités Futures de M. André lbels — car c'est de lui qu'il s'agit — m'ont procuré un véritable ravissement...

    ...Ce qui distingue le poète André Ibels des autres poètes, ce qui fait qu'il garde toute son originalité, c'est précisément ce qui manque aux magnifiques : la passion. Lui, comme Laurent Tailhade a surtout le don de vie. Où trouver une page plus humaine qu'un certain adieu adressé au paysage basque d'automne par Laurent Tailhade ? Qui donc met dans ses livres un sentiment plus vif, des ardeurs plus violentes que M. André Ibels dans ses poèmes ?...

    ... Ici, je remplis mon métier de critique, constatant les faits d'art et de psychologie, sans aller plus loin et sans anathématiser en religion de nouvelle espèce. Il y a chez M. André Ibels un rare sentiment aristocratique comme un rare sentiment artistique. Lui et quelques-uns de ses parents se considèrent comme une race privilégiée, surhumainement douée, dépassant la taille commune et devant laquelle le reste du genre humain —c'est à dire la masse des résignés — n'a qu'à s'incliner quand ils passent. lls enferment avec soin leur pensée dans des formes précieuses que les aristocrates de lettres seuls sont en état de comprendre. Oui, avec leur phrase mystérieuse et tourmentée pleins d'eux-mêmes et se mirant comme Narcisse dans les eaux de toutes les fontaines, ils ne sont rien moins que de vrais démocrates. Ce qui les note, c'est leur dégoût de ce qui est vulgaire, c'est le soin qu'ils mettent à se chercher, à s'analyser loyalement, c'est aussi le soin de développer leur personne et c'est surtout leur amour de l'inconnu...

    ...Mais pourquoi discuter ? Je devais me borner à montrer ce qu'est maintenant la nouvelle école, d'après les Cités Futures de M. André Ibels, livre curieux et d'un art raffiné...

    D'Armand Silvestre, dans le Journal... (1896).

    ... Je demande pardon à mes lecteurs de ce long préambule que justifie pleinement ma profonde admiration pour les Cités Futures d'André Ibels. Ce poème — car c'en est enfin un — construit avec une maîtrise qui rappelle les temps où les poètes pouvaient ou savaient construire un poème, a possédé comme fond, une philosophie peut être discutable mais qui n'en est pas moins profondément humaine. Les poètes sont des prophètes et souvent d'excellents prophètes. C'est la marche héroïque, si j'ose écrire, de tous les malheureux de la terre allant à la conquête de la Terre Promise..., terre de mirage concluera le poète douloureusement. André Ibels a le secret des beaux vers et, ce qui est rare, le secret des beaux vers qui sont personnels. Et ce poète est un merveilleux musicien car, où trouver plus de musique que dans les vers d'André Ibels ? Quelquefois, à son adorable musique se mêle des vers qui rappellent les plus beaux vers de Racine :

     Le baiser de Vénus sur Adonis penchée

    ou d'André Chenier :

    Vierge, retourne à l'Ile où chantaient tes fuseaux

    etc., etc... (Calypso).

    De Georges Rodenbach, dans le Figaro... (1896) :

    ...En lisant les Cités Futures, j'ai eu la curieuse impression de lire un poème que Wagner aurait écrit s'il avait été un poète de génie au lieu de n'être qu'un musicien de génie. André Ibels a donc écrit un poème véritablement troublant, mais grandiose et cela nous change de tous ces recueils où, au petit bonheur, on entasse vers sur vers et petits poèmes sur petits poèmes... Enfin, pour terminer ce long article j'avoue que j'ai éprouvé une grande joie d'art à la lecture des Cités Futures. C'est un beau livre lyrique et pathétique qui a pour moi le grand mérite d'être un poème neuf et bien moderne. Ici, il souffle un vent nouveau et ce qu'il appelle un « apostolique espoir ». On y comprend une fois de plus combien la haine est près de l'amour. J'ai retrouvé aussi avec plaisir ce subtil Eucharis (représenté au Théâtre de la Bodinière en 1894) que j'avais un soir à applaudir. Enfin j'aime beaucoup la disposition un peu biblique avec épigraphe. André Ibels a refait, après Lame-nais, les Paroles d'un Croyant et il y a lieu de l'en féliciter. Ce poème, d'ailleurs, place son auteur au premier rang des jeunes ».

    *
    *  *

    Il n'est pas possible de citer plus d'extraits des articles qui furent publiés sur les Cités Futures. Mentionnons seulement les noms des Critiques les plus influents : Paul Adam (qui préfaça le Poème), Lucien Mulhfeld, P. Gille, Francis Viélé-Griffln, Pierre Quillard, Max Nordeau, Stuart-Merill, René Ghil, Emmanuel Signoret, Jollivet-Castellot, Yvanhoé Rambosson, C.-M. Savarit, Michel Abadie, Charles Fremine, etc., etc...

    Lire le Dictionnaire de la Poésie Française au XIXe siècle. Catulle Mendès :

    Les Cités Futures poème d'André Ibels, (préface de Paul Adam).

    Trois parties : « La Révolte » ; l'aspiration fougueuse d'une âme ardente vers un idéal social de simplicité et de justice. En quelques-unes de ces pages brûle une audace étrange, à la fois existante et douloureuse, qui s'apaise lentement au spectacle de la « Beauté ». C'est la seconde partie de ce Poème. De calmes paysages se déroulent en ces vers intenses. Une paix sereine enveloppe les marbres muets dans les Parcs morts sous la Lune lointaine. Et c'est comme la préparation recueillie à une Vie nouvelle : « 1'Amour », (la 3e partie des Cités Futures), affirmation puissante, au-dessus des théories, de la Vie génératrice, toujours belle et toujours naissante.

    Une « Prose » brève et hardie que l'auteur nomme « Livre Prophétique » accompagne les strophes larges et puissantes, et est comme leur bien interne.

    Voici un extrait des Cités Futures :

    Chant XXXVIII. — Et le Poète-Roi, ayant croisé une troupe de Cygnes qui s'exilait pareillement, il chanta leur gloire; mais son chant était triste, car il se souvenait des Martyrs qui portaient aussi des poitrails de cygnes.
    Les lys ont parfumé la pudeur de vos ailes
    Où le nuage blanc s'est reposé sur vous ;
    Un ciel immaculé vient bleuir vos prunelles
    Et la beauté vous ceint de son azur jaloux.
    Sur le profil des lacs glissant comme une aurore
    L'éblouissant poitrail creuse les flots errants
    Du sein des eaux, jailli comme une chaste amphore
    Vous labourez les lacs de sillages mourants.
    Votre corps en vaisseau, vos deux ailes en voiles
    Vous cinglez ébloui vers 1'idéal rivage
    Et le soir prophétique illumine d'étoiles
    Ces yeux peints pour le rêve et faits pour les mirages.
    Vous nagez en rêvant de cités irréelles,
    En frôlant une terre où l'on tua des Cygnes.
    Mais vos yeux lourds de joie et de grêves nouvelles
    Ne voient ni les dangers ni les rives indignes.
    Des nénuphars, couchés indolents sur les eaux
    Vous offrent, en îlots, leur torse de chair verte
    Et vous les ombragez de regards qui consolent,
    Car vous avez le cœur de vos sœurs tourterelles.
    Vous fuyez, désertant les lacs et les étangs,
    Pour oublier le chant de la douleur des êtres,
    O blanc Cygne aux yeux d'or vers qui le mal se tend
    Et qui vous révoltez pour ne le pas connaître !
    Mais quand l'Eternité se tuera dans vos yeux,
    Regretté seulement des ondes et des fleurs
    A l'heure où vous rendrez un peu d'azur aux cieux,
    Vous l'agoniserez le Chant de la Douleur.

    *
    *  *

    Extrait de la Préface du Livre du Soleil :

    ... Où trouver ailleurs que dans ce culte un amour plus intense de la Vie ?

    Cet Etre Mystérieux qui donne sa puissance au Soleil — principe éternel de toute vie ! — je me le suis imaginé, moi, vivant toujours dans notre société actuelle. Pourquoi non ? Le Soleil ne s'encadre-t-il plus dans la splendeur des paysages modernes, et ce dieu ne vaut-il point les autres ?

    Adonis, aux approches de l'hiver, s'en va donc, — à l'heure où le Soleil descend à l'Occident dans les arbres d'automne, — s'engourdir dans le froid limpide d'un lac. L'hippogriffe ne le saisit plus ; c'est une Ophélie qui veille sur lui jusqu'à l'heure marquée par le destin, où le Soleil se relèvera à l'Orient, dans les matins printanniers. Et Adonis vit... Il vivra humainement ses « quatre saisons », perdu dans les foules brutales et insou- cieuses, fouillant les ombres et les âmes ternies, portant sa lumière magique et vivifiante dans les cœurs indifférents et les esprits obscurs.

    Chaque année, il souffre, meurt et ressuscite, poète méconnu, jamais las de souffrir, de vivre et de mourir, afin de renaître, toujours plus riche d'espoirs et d'humaine tendresse; seulement, lorsqu'il vit, sa vie est un Exemple ! car c'est lui la Vie, c'est lui l'Espérance des aveugles et des souffrants, c'est lui

    Le sculpteur de la forme idéale des fleurs,

    c'est lui l'amour, la beauté, la bonté, la science ; c'est lui qu'adorait l'Ancêtre lorsqu'il regardait le Soleil poser ses rayons tranquilles sur la verdure des prairies, ou rebondir sur la cîme des arbres avant de disparaître derrière les collines ; c'est lui le Grand Alchimiste qui fait mûrir l'or dans les mines ; qui fait éclore les graines et rougir les roses et les vignes sur la terre...; et, comme il est la Poésie, c'est lui qui ouvre à l'amour le cœur des jeunes vierges et des jeunes femmes, et fait naître, sur les lèvres des poètes, le CHANT sacré, le Chant libre — (libéré même des formules imposées) — chant gonflé de désirs naturels — la polygamie par exemple..., si humaine — un chant éclatant de richesse comme un beau fruit d'été; un chant mâle et hardi, ivre d'indépendance, affranchi du temps et surtout débarrassé de l'emprise des philosophies surannées, des préjugés vieillots et des formules hypocrites qui font encore le malheur des hommes.

    Cette Epopée, ancienne et moderne, me semble complète parce qu'elle embrasse l'Homme entier dans sa double nature spirituelle et terrestre ; qu'elle lui révèle les causes essentielles de sa vie : le soleil et la lumière, et lui désigne son but : le libre développement pour atteindre au sommet des jouissances espérées.

    Le Livre du Soleil est donc un poème épique, composé, — comme les Cités Futures — de deux parties qui se lient entre elles de plus en plus étroitement à mesure qu'elles avancent, pour arriver à se fondre à la fin. Une de ces parties répond aux besoins de l'action —impossible à rendre avec art par le vers français ; —l'autre, aux besoins immortels de spiritualité et de sensibilité.

    L'art, hier, conséquent avec l'idée divine, a produit tout ce qu'il devait produire : des Phidias, des Dante, des Raphaël ; 1'art, aujourd'hui, semble plus complexe, quoiqu'en réalité il soit plus simple, puisqu'il prend ses « effets » dans la nature et dans la vie. Quelques écrivains et quelques artistes, épris de lumière, comme Monet et Rosso, l'ont compris.

    Cet art là, en brisant toute relation avec 1'Idée divine, s'est profondément, religieusement même, attaché à l'Idée humaine, plus vaste, plus grande, plus noble, plus pure et même plus troublante que l'Idée divine, dont les derniers vestiges gisent encore dans le fond des Temples où agonisent ses thuriféraires qui furent, de tous temps, les blasphémateurs de la Vie...

    — Mais, hélas ! tant que l'Homme, enlisé dans les sables de la crainte et de l'humilité, se laissera enrégimenter dans une Société qu'il n'aura point fondée ; tant qu'il ne s'écartera point de la Cité dépravante et pestilentielle ; tant qu'il ne s'en retournera point à la Nature, prendre la leçon de grandeur et de bonté que donnent les paysages et ce qui les compose, il restera ce que sont ceux qui « n'osent » ou ne « savent pas se conquérir », — un esclave !

    *
    *  *

    M. André Ibels fit sa première exposition à la Galerie Bolâtre, Avenue Kléber en 1921. Le peintre D. O. Widhopff présentait André Ibels en ces termes :

    Voici André Ibels avec son masque de pur Latin racé au teint mat. Tout le caractère de cet homme se trouve dans ses yeux, des yeux d'un marron sombre, changeant constamment, allant du doux au violent, de la tristesse à la joie, de l'ironie au sévère. Son front est haut. André Ibels est plein d'idées originales ; il est presque toujours bouillant, fiévreux parfois. Sans répit, il emploie son éloquence à défendre les choses les plus dangereuses ou à jeter bas les idoles, les puissances et les arrivistes. C'est alors qu'il faut le voir, se soulevant, gesticulant de mâle façon. Personne ne saurait l'arrêter, pas même une foule menaçante. Jadis, j'ai vu cela. C'est avec toutes ces qualités et ses défauts qu'André Ibels s'adonne à la peinture.

    ... J'ai suivi son évolution avec un intérêt croissant. Je sentais qu'avec ses dons naturels soutenus par son énergie farouche, cet éternel passionné, cet homme peu banal croîtrait vite. Et dans son exposition, il nous montre, à côté de pochades hâtives, des toiles étudiées et profondément réfléchies. C'est un peintre. C'est un peintre inquiet de vaincre des difficultés et qui peint comme tous les vrais artistes avec amour et intelligence. Il marche dans le sillon creusé par l'art libre et où déjà passèrent Pissaro, Cézanne, Van Gogh, Renoir, Medardo Rosso, etc... e suis sur que le nom d'André Ibels, un jour viendra s'ajouter aux noms de cette glorieuse pléiade.

    Extraits :

    C'est à l'Hôtel Négresco, à Nice, en février 1927, qu'André Ibels fit sa seconde exposition. La Presse Niçoise s'enthousiasma. Voici quelques extraits :

    Si realmente la formula mas sencilla y mas exacta del arte es el minimo de medios para obtener el maximo de efecto, André Ibels puede ser clasificado entre los grandes artistas.

    E. Gomez Carillo,
    l'A.B.C., de Madrid,
    de la Razon, de Buenos-Ayres.

     

    Ce qui frappe dans l'Exposition lbels, c'est une joie de peindre qui émane de chaque œuvre. Et ce qui fut &œlig;uvré avec joie porte en soi une force de persuasion vitale, qui suscite l'intérêt, détermine souvent l'admiration. Il y a souvent à admirer dans l'Exposition André Ibels.

    Georges Maurevert,
    L'Eclaireur de Nice et du Sud-Est.

    Ecrire de peinture est souvent difficile et décevant. La transposition d'une émotion est rarement réalisée de l'artiste à l'écrivain. Et il y a les enthousiasmes éphémères. Appuyées sur la solide technique du fusain, témoin de la sincérité de l'artiste, le coloris d'André Ibels, souvent violent — la Nature entre franchement en lui —n'est jamais brutal, mais toujours harmonieux.

    Georges Avril,
    L'Eclaireur de Nice et du Sud-Est.

    Je connaissais André Ibels — homme de plume — et, aujourd'hui, je découvre André Ibels homme de poil —et de fusain ; et je ne peux dire qu'une chose : c'est que le second m'enthousiasme autant que j'aime le premier. Je ne sais pas ce que les techniciens pourront dire : mais je sens qu'Ibels a découvert quelque chose de neuf ; et que c'est du grand Art où s'affirme son grand cœur.

    Charles de Richter,
    La France de Nice et du Sud-Est.

    Un étonnement tout d'abord, une admiration ensuite devant cette traduction sincère de la nature sous tous ses aspects. André lbels est un très grand artiste synthétique qui crée par des procédés nouveaux une vision tout à fait neuve.

    G. Spada,
    Nouveau Journal.

    André Ibels, connu de fort bonne heure comme ardent et beau poète, puis un peu plus tard comme romancier hardi et bousculeur de tous clichés littéraires, en outre polémiste vigoureux houspillant travers, ridicules, illogismes et injustices partout où il les trouve, est aussi un peintre dont la personnalité s'est tout d'un coup, pour ainsi dire, imposée à sa première personnalité d'écrivain.

    Nous avons, cette semaine, à Nice, une conférence d'André Ibels, sur « Trente ans de Boulevard », pour le samedi de l'Artistique. Elle eut lieu hier, émouvant les curiosités par sa franchise et par toute la vie qui l'animait. Mais André Ibels ne se contente pas de parler au milieu de nous. Il expose au Négresco une trentaine de ses fusains rehaussés de couleurs qui sont du plus haut intérêt, non moins vivants, en vérité que sa parole, et d'un effet absolument nouveau. C'est un événement de peinture ; André Ibels l'a voulu dater de Nice qu'il aime et à laquelle il est venu l'apporter.

    Marcel Luguet,
    La Vie Niçoise

    Simple and clear in conception, and no less clear and simple in exception, the "coloured charcoals" André Ibels, reveal in the artist a rare and scrupulous concern for unity.

    Are not these the very qualifies of the highest art ?

    W. Morton Fullerton,
    Figaro (page d'Amérique).

    Il faut applaudir à toutes les tentatives de décentralisation et féliciter aussi ceux qui aident cette décentralisation. André Ibels est parti à Nice pour exposer dans les grands salons du Négresco, « une trentaine de fusains rehaussés de couleurs ». C'est une formule simple, toute nouvelle, mais qu'il fallait trouver : simplement conçue, plus simplement peut-être exécutée, les fusains rehaussés d'André Ibels, montrent, dans leur ensemble, un rare souci d'unité. Unité, minimum de moyens, maximum d'effet, c'est peut-être là les trois principales exigences du grand art.

    Figaro (16 février).

    *
    *  *

    Pour Autour de la Lampe, comme pour le Livre du Soleil, nous ne pouvons citer, faute de place, que les noms des principaux critiques, en mentionnant tout particulièrement les feuilletons dramatiques d'Henri Bidou dans le Journal des Débats et de Régis Gignoux, dans Messidor. Jean Richepin, Catulle Mendès, Fernand Hérold, Edouard Sarradin, Adolphe Aderer, Adolphe Brisson, Nozière, François de Nion, Montcornet, Marcillac, René Benoist, Alfred Mortier, Un Monsieur de l'Orchestre, P. Mealy, Th. Massiac.

    Cette pièce fut très discutée. Quelques-uns s'élevèrent surtout contre 1'audace du sujet — ... et le sujet était « Phèdre ! » M. Robert D'Humières devait reprendre cette pièce avec, comme héroïne, l'admirable actrice Vera Sergine. Il ne l'osa pas. M. Quinson eut la même tentation suivie de la même faiblesse. C'est de cette pièce, mais en portant le sujet après la guerre, que M. André Ibels tira en effet son roman : La Maison de l'Enfer.

    *
    *  *

    Gamliel, au temps de Jésus (épuisé). Les éditeurs de cette biographie romancée, première en date, dans un but de lucre, tirèrent bien quelques exemplaires « avec ce titre », mais s'empressèrent — et sans autorisation de l'auteur — de jeter sur le roman plusieurs milliers d'exemplaires avec un titre qui leur semblait plus suggestif : Gamliel, une « orgie » au Temps de Jésus.

    Un grand article que Max Nordan, l'auteur de Dégénérescence, consacra à ce livre a paru dans la Gazette de Francfort (en 1901). Nous détachons les lignes suivantes :

    ... L'érudition de M. André lbels est variée, pittoresque, minutieuse si parfois, mais rarement défaillante dans les détails. Il a admirablement saisi le caractère des temps troubles où mouraient les vieilles croyances et s'élaboraient les nouvelles. Il a fait puissamment revivre les figures tragiquement grandes, sauvages et per-. verses des Hérodiens. Gamliel est bien attrayant dans son mélange de patriotisme mystique, de liberté, d'esprit, d'atavisme juridique et d'habitudes hellénistes. Peut-être 1'auteur n'a-t-il pas été également juste envers les Romains qui, à ce moment, produisaient encore d'autres types que Pilate et le Chevalier Mundus. Le songe prophétique d'Ebyathar résume admirablement le reproche que le néo-paganisme adresse au christianisme... etc.

    Paul Adam, l'auteur de Basile et Sophia n'hésitait pas, dix ans plus tard, au cours d'une préface écrite pour la Louve, de M. Louis Dumont, à se souvenir de Gamliel au Temps de Jésus d'André Ibels :

    ...L'éducation de l'esprit peut se faire intégralement — écrivait-il — par une série de lectures successives. On peut visiter l'âme de 1'Egypte si 1'on se plaît à l'œuvre de Th. Gautier, si l'on s'intéresse à son roman de la Momie.

    Magon nous a apprit à connaître les Phéniciens. Carthage apparaît d'une manière inoubliable avec la splendide psychologie des Mercenaires à qui la beauté de Salammbo en impose, comme la merveilleuse intelligence de Flaubert en impose au siècle. Les Contes Latins de Jean Richepin et même le médiocre Quo Vadis nous ont permis de fréquenter les citoyens de Rome. Renan nous a présenté Jésus et André Ibels, ce peuple de Jérusalem avec son farouche Gamliel au temps de Jésus, etc...

    Gamliel au temps de Jésus est traduit en espagnol sous ce titre : La ultima estrella de Israel (6) (La Dernière Etoile d'lsrael) et c'est sous ce titre qu'il sera réimprimé prochainement.

    Autres critiques...

    Ces deux lettres seulement qui, pour La Page Blanche, valent mieux que toutes les critiques :

    Mon cher Ami... Vous venez d'écrire avec la Page Blanche un beau, un important roman. Il manque à la plupart des écrivains d'aujourd'hui cette science de la vie dont un livre doit être plein à craquer. Le vôtre, avec ses exquises qualités d'art, d'émotion et d'esprit, révèle un trésor d'observations humaines. Et comme c'est abondant, aisé, généreux. Enfin, je vous félicite de tout mon cœur et je vous souhaite le grand succès que vous méritez. Affectueux souvenir de votre ami, lointain mais attentif et affectueux, Henri Duvernois.
    ...Bien, très bien, vivant et pas banal, intéressant par surcroît votre Page Blanche. Je vous jette en hâte une félicitation cordiale et vous excuserez ma brièveté, etc., etc... Ma très cordiale amitié, J.-H. ROSNY.

    Cette seule lettre pour la Maison de l'Enfer (7) :

    Mon cher Ami. Je viens de lire pour la seconde fois votre très beau roman : La Maison de l'Enfer, si riche en matière et si complet puisqu'il est gonflé à la fois de vie et de pensée, qu'il est intelligent — et prenez ce terme dans son sens le plus large et le plus noble et humain. Jamais, je le crois bien, l'on n'a opposé avec plus de forces et de preuves, l'Homme dans son intellectualisme et la Femme dans son instinct.

    Que de bêtises l'on écrira à propos de ce livre !

    Je pense que j'en écrirais moins que les autres si je trouvais une tribune pour m'exprimer. Je vais la chercher. Au cas où quelqu'un vous demanderait un article n'hésitez pas à me désigner. Je serais très heureux de dire mon admiration et de l'expliquer.

    Votre affectionné,
    Henri Duvernois.

    Œuvres d'André IBELS

    Poèmes :

    • Les Chansons colorées (épuisé)
    • Les Cités Futures (épuisé)
    • Le Livre du Soleil (épuisé)

    Romans :

    • Gamliel, au temps de Jésus (épuisé)
    • L'Arantelle (en collab. avec G. de Lys) (épuisé)
    • La Page Blanche (Fasquelle, édit.)
    • La Maison de l'Enfer (Fasquelle, édit.)
    • La Bourgeoise Pervertie (Fasquelle, édit.)

    Divers :

    • Les Demi-Cabots (en collab., dessins d'H. G. labels) (Fasquelle, édit.)

    Théâtre :

    • Eucharis (épuisé)
    • Le Convoi (épuisé)
    • Il neige ! (Joubert, édit.)
    • Le Sonnet (épuisé)
    • Zozo (en collabo.) (épuisé)
    • P. P. C. (Les Petits Trous pas chers) (Joubert, édit.)
    • La Planète llilloud (Joubert, édit.)
    • La Pitchounette (épuisé)
    • Autour de la Lampe (épuisé)

    En carton :

    Rolla, L'Acteur Inconnu, La Dernière des Capulets, La Côte (avec Marcel Luguet), Yvaine, La Sainte des Cimes, La Page Blanche, etc.

    [Conférence] [Notices]

    (1) C'est à propos de la « Quotidienne » consacrée à La Page Blanche que Louis Marsolleau écrivit dans L'Eclair cette phrase :

    « On peut dire d'André Ibels que c'est un génie dispersé. Poète, romancier, dramaturge, il est journaliste et conférencier; il fait de la peinture, fabrique des meubles et sans doute compose de la musique le reste du temps. Mais au moins ses meubles sont-ils jolis, sa peinture bonne et excellente, sa littérature en tous genres ?

    « Certainement; c'est un Artiste.

    « Le dernier roman qu'André Ibels vient de nous donner : La Page Blanche, est tout à fait attachant... ».

    (Analyse de la Page Blanche) :

    ... Dans La Page Blanche, comme en toutes ses œuvres, d'ailleurs, André Ibels se montre ce qu'il est, un moraliste acerbe et un redresseur de torts, sans cesse cabré contre les opinions toutes faites et les préjugés ; prenant les fausses vertus et leur tordant le cou, comme Verlaine souhaitait qu'on le fit à l'éloquence. Car la caractéristique de cet homme brun à la voix âpre et au teint safrané, c'est une générosité sans cesse en bataille contre toutes les injustices et toutes les sottises consacrées. C'est un apôtre rageur. André Ibels, isolé et un peu farouche, est un indépendant, un véritable « en dehors » ; et je l'aime de n'avoir jamais brigué un seul des innombrables « prix littéraires » du jour et de n'avoir, de sa vie, déposé aucun volume sur le paillasson d'un jury. C'est un mérite qui se fait rare, autant dire : exceptionnel.

    (2) Il fut d'ailleurs toujours acquitté et presque toujours avec les félicitation du Tribunal — (le fait mérite d'être noté).

    (3) Cette circulaire est aujourd'hui l'« article 10 » de la Loi sur les Débits de Boissons.

    (4) C'est surtout parce qu'il a été impossible de retrouver cette œuvre de jeunesse qui, selon lui, ne présente guère d'intérêt.

    (5)Épuisé. Bose, éditeur.

    (6) Renacimiento, éditeur, San Marcos, 42, Madrid.

    (7)Traduit en espagnol par Joachim Belda (éditeur Avenda de Condé de Penalver, Gran Via S, Madrid).


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    Je le savais assez souffrant… Au début de décembre 1937, il s’excusait dans une lettre de son long retard apporté à me répondre en s’exprimant ainsi : « Paresse chez moi signifie toujours mauvais état de santé. Depuis trois mois, ce sont surtout mes yeux qui me gênent. »

    Han Ryner n’est plus. Une brève information de presse, six lignes à peine quelques mots hâtivement lancés à la Radio entre deux communiqués mensongers ; c’est ainsi que nous apprîmes que celui qui pour nous était la sagesse vivante même, était décédé en son modeste appartement sur les bords de la Seine, au 38, Quai des Célestins, à Paris.

    Il m’avait trop appris à garder devant la mort cette sérénité magnifique qui animait toute la vie de sa pensée pour qu’une douleur angoissant vînt me tenailler à l’annonce de sa fin. Laissons là nos douleurs intérieures pour courir vers d’autres impérieux désirs qui nous sollicitent, ceux qui nous conseillent de mieux le faire connaître, de mieux le faire aimer par tous ceux qui ne l’ayant point approché, l’ayant à peine lu ou entendu, éprouveront cet irrésistible besoin de mieux le connaître afin de s’abreuver aux sources d’inspiration pleines d’un riche enseignement qu’il nous a offert dans une vie généreuse, toute de bonté, d’amour qu’agrémentait une rare sagesse.

    Si je l’avais, en une dédicace publique, salué comme mon père spirituel, c’est qu’à maintes reprises, au cours de ma vie, son oeuvre m’avait « aidé pour le débrouillement de l’originel chaos intérieur ». A ce sujet, dans une préface qu’il écrivait pour mon Érasme, Han Ryner, mettant cependant les choses, au point, disait : « Qu’un naïf dogmatique n’aille pas s’imaginer que nous sommes d’accord en tout. Nous sommes d’accord, au contraire, que père et fils doivent avoir chacun sa vie, sa pensée, son caractère indépendants ; que répéter est une vertu de perroquet, non de l’homme ; qu’imiter quelqu’un est aussi injurieux pour l’aîné ridiculement affublé du titre de « maître », que pour le cadet humilié du titre de « disciple ». Nous nous aimons dans nos libres différences. Nous nous aimons d’être deux sincérités et de réaliser chacun, sans se préoccuper de l’autre, plus que des autres, son harmonie. »

    De parents catalans, des environs de Perpignan et non fils d’un père norvégien et d’une mère espagnole comme le veut, on ne sait trop pourquoi, la légende entretenue par son pseudonyme, peut-être, Han Ryner ; Ner Jacques, Elie, Henri, Ambroise est né à Nemours en Algérie le 7 décembre 1861. Son père était employé des postes à Millas, sa mère originaire de Thuir. Le petit Ner, a un mois à peine, quand sa mère est envoyée en France, à Montluçon (Allier). Sa famille y habitera jusqu’en 1865, ensuite successivement, il se voit transplanté avec les siens à Tarbes (Hautes Pyrénées) jusqu’en 1870, puis à Rognac (Bouches du Rhône), sur les bords de cet étang de Berr que plus tard il dépeignit si passionnément dans ce roman : La Fille manquée :

    « Reber est une sorte d’oasis perdus dans un désert. Un canal et la petite rivière d’Arc lui apportent de l’eau, permettent à la vallée une grossière beauté verte et grasse, saine et banale. Mais des collines l’enserrent, sèches, rocheuses, exquises d’élégance maigre. Elles s’élèvent par gradins successifs, offrent, à des hauteurs diverses, de petit plateaux sur lesquels on se retourne pour un spectacle chaque fois plus vaste. Il donne, le spectacle de plus en plus généreux, une partie de l’étang ; puis l’étang tout entier et ses admirables courbes ; puis, au delà même de l’étang, l’infini de « la grande mer ». Plus on s’éloigne du petit coin fertile, plus on sent la beauté noble des grands espaces sans détail, plus l’esprit s’accorde au rythme des chênes nains qui moutonnent sur l’étendue des rocs dans la lumière blanche, s’accorde au rythme des vagues qui font de la mer sans bornes une harmonie dans le soleil. »

    Enfin, Henri Ner, va en classe, à sept kilomètres de chez lui. Il lit sur la route les petits livres de la « Bibliothèque Nationale », à vingt-cinq centimes, qui ont fait, me disait-il lui-même, en partie son éducation. Pour se les procurer, notre jeune écolier économise un sou sur les dix centimes qu’il reçoit de son père pour le déjeuner de midi. A quelque temps de là, Henri Ner commence ses études latines à Forcalquier, collège dirigé par l’abbé Saurin, et me raconta sa fille, bien que en arrivant, il ne sache pas un mot de latin « à la fin de l’année, il est classé 1er, au bout de deux ans il en remontre à son maître, qui, à vrai dire, n’était pas un latiniste ».

    Henri Ner travaille avec ardeur, il obtient son baccalauréat et est dispensé ainsi d’être soldat. Il termine ensuite ses études au Lycée d’Aix-en-Provence, est reçu boursier à la Faculté de cette même ville. En 1882, Henri Ner, est nommé Professeur de seconde à Draguignan, puis successivement son humeur inquiète le conduit à Sisteron, à Bray, à Bourgoin, dans le département de l’Isère, pour enfin échouer à Nogent-le-Rotrou. Mais entretemps, Henri Ner s’est fait recaler à la licence de philosophie. Il nous a conté la chose dans son livre Chair vaincue non sans quelque talent. Cependant l’année suivante, pour avoir répondu à la même question dans un esprit semblable, il est reçu et félicité par l’examinateur qui était autre. Mais, nous dit Banville d’Hostel : « Avant qu’il fut question de Chair Vaincue, Ryner, qui n’était alors que Henri Ner, commençait d’écrire des romans empreints d’une observation aigüe et d’un jugement droit ; tels furent : Pauvre Petit Orgueilleux et Printemps : fané, restés inédits. Mais il n’écrivait pas que des romans. Sous, le pseudonyme de Louis Aloisius, il donnait au « Radical des Alpes » une série de boutades anticléricales, qui n’annonçaient pas encore Psychodore. Il se plut même à intriguer les Aixois en signant, dans les journaux de l’endroit, des articles très informés du nom gracieux de Louise Carlau, ce qui est assez piquant lorsqu’il s’agit du futur pamphlétaire du Massacre des Amazones.

    Il signera entretemps d’autres articles sous les pseudonymes de certains des personnages de ses romans futurs, tels : Leo Charade, Jean Sahac ou Pierre Dapré que nous retrouverons dans son Crime d’Obéir. C’est vers cette époque que dans un village proche de Sisteron, le choléra se déclara. Henri Ner s’y rendit pour suppléer à la désertion des notables qui avaient préféré déguerpir. On demandait des volontaires à Amergues, Henri Ner décide un officier de santé à l’accompagner et avec deux autres amis s’en allèrent soigner les malades, enterrer les victimes, désinfecter les habitations.

    Mais voici la chose racontée :

    « Mais il fallait des aliments, Han Ryner se rend à Sisteron et à Digne, et, après avoir fait quelques reproches légitimes au sous-préfet et au préfet, obtient finalement une charrette de denrées qu’il amène à Amergues. L’épidémie est vite en décroissance dans le petit village, mais elle sévit avec fureur à Sisteron, Han Ryner revient alors dans cette ville et fonde un Comité de secours qui bientôt a raison du fléau. A la rentrée des classes — car cette épidémie s’était déclarée pendant les vacances — Han Ryner fut interpellé par le principal du collège qui lui reprocha d’avoir agi de sa propre initiative, sans demander l’avis de l’Administration. Mais le Recteur d’Académie, lui, plus intelligent, fit décorer Han Ryner des palmes académiques ! Ce fut sa seule décoration. » Henri Ner gagna donc les palmes académiques, mais fut préservé du choléra et reçut même une lettre d’éloges signée d’un « ministre décédé » peu de temps avant la naissance de l’épidémie.

    En 1889, sous son nom Henri Ner, parait Chair Vaincue que préface Jean Aicard qui déjà a entrevu en l’auteur un « inquiétant retourneur de mots et d’idées ».

    « L’autorité de la morale, écrit Jean. Aicard, était hier encore dans la sanction objective : en Dieu. Elle n’est plus que dans la conscience. La conscience se suffit-elle ? Question effrayante ! … ce je ne sais quel charme intérieur, quel plaisir secret, contentement harmonieux, d’avoir agi en conformité avec la direction des lois de l’univers, est-il, pour tous les hommes, un attrait suffisant vers le bien ? et que fera l’homme libre dans ces cas où la loi sociale contrarie la loi purement vitale, naturelle ? Nous voici au noeud de la question, mon cher ami, — et c’est ici que je proclame volontiers, au point de vue social, c’est-à-dire du développement des civilisations, la supériorité d’une morale usuelle, d’une discipline, — en dehors de laquelle l’homme qui médite, soit insuffisance, soit surabondance d’idées, n’est, en effet, qu’un animal dépravé !

    Que de temps perdu, pour un consciencieux, à chercher sa voie, à peser ses scrupules, à s’interroger…

    … Je crois à la justice de la conscience… pour ceux qui ont une conscience !… Et voilà un cercle vicieux. Dieu, cette figure fausse d’une vérité absolue, c’était une conscience pour tous ! L’Idée de Dieu donnait une conscience à ceux qui n’en avaient pas, concrétait l’idée de conscience pour le regard des moins subtils. En Dieu, la conscience du monde est atteinte…

    Aussi la mort de Dieu est-elle l’événement le plus formidable de notre âge.

    …Votre héros conclut deux vérités « impossible et nécessaire » et c’est lui qui a fait ma préface, — car se placer hardiment en face de l’Antinomie universelle, du Fait et de l’Aspiration, c’est affirmer l’inconnaissable, c’est-à-dire l’inconnu plus grand que l’incapacité de connaître, — c’est se réserver pour les dieux. Sans la mort, et vouloir L’action dans la vie… »

    L’année 1895 l’amène à Paris, il est nommé professeur adjoint au Lycée Louis le Grand puis au Lycée Charlemagne. Avec joie, Henri Nec verra cependant approcher sa retraite afin de pouvoir travailler, car si déjà il nous a donné Chair Vaincue, Chant du Divorce, Ce qui meurt, La Folie de Misère, qui caractérise si on peut dire sa première étape, presque entièrement ignorée de beaucoup même parmi ceux qui l’ont étudié, déjà on sent naître l’Han Ryner futur. Il parlera de tout cela comme de « rognures ». Au début de ma découverte avec sa pensée, comme je lui écrivais afin de m’informer de l’homme et de son oeuvre écrite jusqu’à cette date, il me répondait aimablement son embarras pour donner suite à ma lettre, vu que toute son oeuvre antérieure à 1903 était épuisé, introuvable, puis me parlant de sa vie il m’apprenait : « Quant à ma vie rien qui vaille la peine d’être conté. Et ce qui serait le moins éloigné d’offrir un vague intérêt serait si long à dire : petites persécutions ridicules dans l’Université parce que j’écrivais des choses peu universitaires, longue conspiration du silence dans toute la presse. » Terminant sa lettre en me remerciant d’avance pour tout ce que je proposais de faire en faveur de son oeuvre qu’il croyait peut-être utile à quelques-uns, il concluait : « L’histoire d’un écrivain, c’est son oeuvre. Et qu’elle ait été plus ou moins contrariée par les circonstances, qu’importe ? S’il y a quelques fleurs, on les respire ; quelques fruits, on s’en nourrit ; il n’y a pas grand intérêt à savoir si l’arbre a subit plus ou moins de vent et si des maladroits ou des malintentionnés ont cassé quelques-unes de ses branches. Le résultat compte seul. »

                                                                   Hem Day


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  • J'ai adopté la forme par demandes et par réponses si commode pour l'exposition rapide. Elle n'exprime ici aucune prétention dogmatique. Il n'y a pas ici un maître qui interroge et un disciple qui répond. Il y a un individualiste qui se questionne lui-même. J'ai voulu indiquer dans la première ligne qu'il s'agit d'un dialogue intérieur. Tandis que le catéchisme demande : "Etes-vous chrétien ?", je dis : "Suis-je individualiste ?". Mais, prolongé, le procédé n'irait pas sans inconvénients et, une fois mon intention marquée, je me suis souvenu que le soliloque emploie fréquemment la seconde personne.


    On trouvera pêle-mêle dans ce petit livre des vérités qui sont certaines - mais dont on ne peut d'ailleurs découvrir qu'en soi-même la certitude - et des opinions qui sont probables. Il y a des problèmes qui admettent plusieurs réponses. D'autres - en dehors de la solution héroïque, qu'on peut conseiller seulement lorsque tout le reste est crime - n'ont pas de solution tout à fait satisfaisante et les à peu près que je propose ne sont pas supérieurs à d'autres à peu près. Je n'insiste pas. Le lecteur qui ne saurait point faire le départ et, acquiesçant aux vérités, trouver des probabilités analogues à mes probabilités et souvent plus harmonieuses à lui-même, serait indigne, du nom d'individualiste.


    Faute de développement ou pour d'autres raisons, je laisserai souvent insatisfait l'esprit même le plus fraternel. Je ne puis que recommander aux hommes de bonne volonté la lecture assidue du Manuel d'Epictète. Là, mieux que partout ailleurs, se trouve la réponse à nos inquiétudes et à nos doutes. Là plus que partout ailleurs, celui qui est capable du vrai courage, puisera le courage.


    A Epictète, à d'autres aussi, j'ai emprunté des formules, sans croire toujours nécessaire d'indiquer mes dettes. Dans un travail de la nature de celui-ci, les choses importent, non leur origine et on mange plus d'un fruit sans demander au jardinier le nom du fleuve ou du ruisseau qui féconde son jardin.

     


     

    Chapitre premier : De l'individualisme et de quelques individualistes

    Suis-je individualiste ? Je suis individualiste.

    Qu'est-ce que j'entends par individualisme ? J'entends par individualisme la doctrine morale qui, ne s'appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu'à la conscience individuelle.

    Le mot individualisme n'a-t-il jamais désigné que cette doctrine ? On a souvent donné le nom d'individualisme à des apparences de doctrines destinées à couvrir d'un masque philosophique l'égoïsme lâche ou l'égoïsme conquérant et agressif.

    Citez un égoïste lâche qu'on appelle quelquefois individualiste. Montaigne. Connaissez-vous des égoïstes conquérants et agressifs qui se proclament individualistes? Tous ceux qui étendent aux relations des hommes entre eux la loi brutale du combat pour la vie.

    Citez des noms. Stendhal, Nietzsche (1).

    Nommez quelques vrais individualistes. Socrate, Epicure, Jésus, Epictète.

    Pourquoi aimez-vous Socrate ? Il n'enseignait pas une vérité extérieure à ceux qui l'écoutaient, mais il leur apprenait à trouver la vérité en eux-mêmes.

    Comment mourut Socrate ? Il mourut condamné par les loi" et par les juges, assassiné par la Cité, martyr de l'individualisme.

    De quoi l'accusait-on ? De ne pas honorer les dieux que la Cité honorait et de corrompre la jeunesse.

    Que signifiait ce dernier grief ? Il signifiait que Socrate professait des opinions désagréables au pouvoir.

    Pourquoi aimes-vous Epicure ? Sous son élégance nonchalante, il fut un héros.

    Citez une parole ingénieuse de Sénèque sur Epicure : Sénèque appelle Epicure " un héros déguisé en femme ".

    Quel bien fit Epicure ? Il délivra ses disciples de la crainte des dieux ou de Dieu, qui est le commencement de la folie.

    Quelle fut la grande vertu d'Epicure ? La tempérance. II distinguait entre les besoins naturels et les besoins imaginaires. Il montrait qu'il faut bien peu de chose pour satisfaire la faim et la soif, pour se défendre contre le chaud et le froid. Et il se libérait de tous les autres besoins, c'est-à-dire de presque tous les désirs et de presque toutes les craintes qui asservissent les hommes.

    Comment mourut Epicure ? Il mourut d'une longue et douloureuse maladie en se vantant d'un parfait bonheur.

    Connaît-on généralement le véritable Epicure ? Non. Des disciples infidèles ont couvert leurs vices de sa doctrine, comme on cache un ulcère sous un manteau volé.

    Epicure est il coupable de ce que de faux disciples lui ont fait dire ? On n'est jamais coupable de la sottise ou de la perfidie d'autrui.

    La déformation de la doctrine d'Epicure est elle un phénomène exceptionnel ? Toute parole de vérité, si elle est écoutée de beaucoup d'hommes, est transformée en mensonge par les superficiels, par les habiles et par les charlatans.

    Pourquoi aimez-vous Jésus ? Il vécut libre et errant, étranger à tout lien social. Il fut l'ennemi des prêtres, des cultes extérieurs et, en général, de toutes les organisations.

    Comment mourut-il ? Poursuivi .par les prêtres, abandonné par l'autorité judiciaire, il mourut cloué sur la croix par les soldats. Il est, avec Socrate, la plus célèbre victime de la Religion, le plus illustre martyr de l'individualisme.

    Connaît-on généralement le véritable Jésus ? Non. Les prêtres ont crucifié sa doctrine comme son corps. Ils ont transformé en poison le breuvage vivifiant. Sur les paroles faussées de l'ennemi des organisations et des cultes extérieurs, ils ont fondé la plus organisée et la plus pompeusement vide des religions.

    Jésus est-il coupable de ce que les disciples et les prêtres ont fait de sa doctrine ? On n'est jamais coupable de la sottise ou de la perfidie d'autrui.

    Pourquoi aimez-vous Epictète ? Le stoïcien Epictète supporta courageusement la pauvreté et l'esclavage. Il fut parfaitement heureux dans les situations les plus pénibles aux hommes ordinaires.

    Comment connaissons-nous la doctrine d'Epictète ? Son disciple Arrien a recueilli quelques-unes de ses paroles dans un petit livré intitulé Manuel d'Epictète.

    Que pensez-vous du Manuel d'Epictète ? Sa noblesse précise et sans défaillance, sa simplicité exempte de tout charlatanisme me le rendent beaucoup plus précieux que les Evangiles. Le Manuel d'Epictète est le plus beau et le plus libérateur de tous les livres.

    N'y a-t-il pas dans l'histoire d'autres individualistes célèbres ? Il y en a d'autres. Mais ceux que j'ai nommés sont les plus purs et les plus faciles à comprendre.

    Pourquoi ne nommez-vous pas les cyniques Antisthène et Diogène ? Parce que la doctrine cynique est l'ébauche de la doctrine stoïcienne.

    Pourquoi ne nommez-vous pas Zénon de Cittium, le fondateur du stoïcisme ? Sa vie fut admirable et, selon les témoignages anciens, ne cessa de ressembler à sa philosophie. Mais aujourd'hui il est moins connu que ceux que j'ai nommés.

    Pourquoi ne nommez-vous pas le stoïcien Marc-Aurèle ? Parce qu'il fut empereur.

    Pourquoi ne nommez-vous pas Descartes ? Descartes fut un individualiste intellectuel. Il ne fut pas assez nettement un individualiste moral. Sa véritable morale paraît avoir été stoïcienne. Mais il n'osa pas la rendre publique. Il fit connaître seulement une "morale provisoire" dans laquelle il se recommande d'obéir aux lois et coutumes de son pays, ce qui est le contraire de l'individualisme. Il semble d'ailleurs avoir manqué de courage philosophique en d'autres circonstances.

    Pourquoi ne nommez-vous pas Spinoza? La vie de Spinoza fut admirable. II vivait sobrement, de quelques grains de gruau ou d'un peu de soupe au lait. Refusant les chaires qu'on lui offrit, il gagna toujours sa nourriture par un travail manuel. Sa doctrine morale est un mysticisme stoïcien. Mais, trop exclusivement intellectuel, il professe une étrange politique absolutiste et ne réserve contre le pouvoir que la liberté de penser. Son nom fait d'ailleurs songer à une grande puissance métaphysique plus encore qu'à une grande beauté morale.

    (1) Le Petit Manuel individualiste ne nomme pas de vivants.

    Chapitre II : Préparation à l'individualisme pratique

    Suffit-il de se proclamer individualiste ? Non. Une religion peut se contenter de l'adhésion verbale et de quelques gestes d'adoration. Une philosophie pratique qui n'est point pratiquée n'est rien.

    Pourquoi les religions peuvent-elles montrer plus d'indulgence que les doctrines morales ? Les dieux des religions sont des monarques puissants. Ils sauvent les fidèles par des grâces et des miracles. Ils accordent le salut en échange de la loi, de certaines paroles rituelles et de certains gestes convenus. Ils peuvent même me tenir compte de gestes que je fais faire et de paroles que je fais prononcer par des mercenaires.

    Que dois-je faire pour mériter réellement le nom d'individualiste? Je dois mettre tous mes actes d'accord avec ma pensée.

    Cet accord n'est-il pas pénible à obtenir ? Il est moins pénible qu'il ne le paraît.

    Pourquoi ? L'individualiste qui commence est retenu par les faux biens et les mauvaises habitudes. Il ne se libère pas sans quelque déchirement. Mais le désaccord entre ses actes et sa pensée lui est plus pénible que tous les renoncements. Il en souffre comme le musicien souffre d'un manque d'harmonie. Le musicien ne voudrait, à aucun prix, passer sa vie an milieu de bruits discordants. De même mon inharmonie est pour moi la plus grande des douleurs.

    Comment s'appelle l'effort pour mettre sa vie d'accord avec sa pensée ? Il s'appelle la vertu.

    La vertu obtient-elle une récompense ? La vertu est sa récompense à elle-même.

    Que signifient ces paroles ? Elles signifient deux choses : 1° Si je songe à une récompense, je ne suis pas vertueux. La vertu a pour premier caractère le désintéressement. 2° La vertu désintéressée crée le bonheur.

    Qu'est-ce que le bonheur ? Le bonheur est l'état de l'âme qui se sent parfaitement libre de toutes les servitudes étrangères et en parfait accord avec elle-même.

    N'y a-t-il donc bonheur que lorsqu'on n'a plus besoin de faire effort et le bonheur succède-t-il à la vertu ? Le sage a toujours besoin d'effort et de vertu. Il est toujours attaqué par le dehors. Mais le bonheur n'existe, en effet, que dans l'âme où il n'y a plus de lutte intérieure.

    Est-on malheureux dans la poursuite de la sagesse ? Non. Chaque victoire, en attendant le bonheur, produit de la joie.

    Qu'est-ce que la joie ? La joie est le sentiment du passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande. La joie est le sentiment qu'on avance vers le bonheur.

    Distinguez par une comparaison la joie et le bonheur. Un être pacifique, forcé de combattre, remporte une victoire qui le rapproche de la paix : il éprouve de la joie. Il arrive enfin à une paix que rien ne pourra troubler : il est dans le bonheur.

    Faut-il essayer d'obtenir le bonheur et la perfection dès le premier jour où l'on comprend ? Il est rare qu'on puisse tenter sans imprudence la perfection immédiate.

    Quel danger courent les impatients ? Le danger de reculer et de se décourager.

    Comment convient-il de se préparer à la perfection ? Il convient d'aller à Epictète en passant par Epicure.

    Que voulez-vous dire ? Il faut d'abord se placer au point de vue d'Epicure et distinguer les besoins naturels des besoins imaginaires. Quand nous serons capables de mépriser pratiquement tout ce qui n'est pas nécessaire à la vie ; quand nous dédaignerons le luxe et le confortable ; quand nous savourerons la volupté physique qui sort des nourritures et des boissons simples ; quand notre corps saura aussi bien que notre âme la bonté du pain et de l'eau : nous pourrons avancer davantage.

    Quel pas restera-t-il à faire ? Il restera à sentir que, même privé de pain et d'eau, nous serions heureux ; que, dans la maladie la plus douloureuse et la plus dénuée de secours, nous serions heureux ; que, même en mourant dans les supplices et au milieu des injures de tous, nous serions heureux.

    Ce sommet de sagesse est-il abordable à tous ? Ce sommet est abordable à tout homme de bonne volonté qui se sent un penchant naturel vers l'individualisme.

    Quel est le chemin intellectuel qui conduit à ce sommet ? C'est la doctrine stoïcienne des vrais biens et des vrais maux.

    Comment appelle-t-on encore cette doctrine ? On l'appelle encore la doctrine des choses qui dépendent de nous et des choses qui ne dépendent pas de nous.

    Quelles sont les choses qui dépendent de nous ? Nos opinions, nos désirs, nos inclinations, nos aversions, en un mot toutes nos actions intérieures.

    Quelles sont les choses qui ne dépendent point de nous ? Le corps, les richesses, la réputation, les dignités, en un mot toutes les choses qui ne sont point du nombre de nos actions intérieures.

    Quels sont les caractères des choses qui dépendent de nous ? Elles sont libres par nature ; rien ne peut les arrêter ou leur faire obstacle.

    Quels sont les caractères des choses qui ne dépendent point de nous ? Elles sont faibles, esclaves, sujettes à beaucoup d'obstacles et d'inconvénients, et entièrement étrangères à l'homme.

    Quel est l'autre nom des choses qui ne dépendent pas de nous ? Les choses qui ne dépendent pas de nous s'appellent aussi les choses indifférentes.

    Pourquoi ? Parce qu'aucune d'elles n'est un vrai bien ou un vrai mal.

    Qu'arrive-t-il à celui qui prend les choses indifférentes pour des biens, ou pour des maux ? Il trouve partout des obstacles ; il est affligé, troublé ; il se plaint des choses et des hommes.

    N'éprouve-t-il pas un plus grand mal encore ? Il est esclave du désir et de la crainte.

    Quel est l'état de celui qui sait pratiquement que les choses qui ne dépendent pas de nous sont indifférentes ? Il est libre. Personne ne peut le forcer à faire ce qu'il ne veut pas ou l'empêcher de faire ce qu'il veut. Il n'a à se plaindre de rien ni de personne.

    La maladie, la prison, la pauvreté, par exemple, ne diminuent-elles point ma liberté ? Les choses extérieures peuvent diminuer la liberté de mon corps et de mes mouvements. Elles ne sont pas des empêchements pour ma volonté, si je n'ai pas la folie de vouloir ce qui ne dépend pas de moi.

    La doctrine d'Epicure ne suffit-elle pas dans le courant de la vie ? La doctrine d'Epicure suffit si j'ai les choses nécessaires à la vie et si je me porte bien. Elle me rend devant la joie l'égal des animaux, qui ne se forgent pas des inquiétudes et des maux imaginaires. Mais, dans la maladie ou dans la faim, elle ne suffit plus.

    Suffit-elle dans les relations sociales ? Dans les relations sociales courantes, elle peut suffire. Elle me libère de tous les tyrans qui n'ont de pouvoir que sur mon superflu.

    Y a-t-il des circonstances sociales où elle ne suffit plus ? Elle ne suffit plus si le tyran peut me priver de pain ; s'il peut me mettre à mort ou blesser mon corps.

    Qui appelez-vous tyran ? J'appelle tyran quiconque, en agissant sur les choses indifférentes, telles que mes richesses ou mon corps, prétend agir sur ma volonté. J'appelle tyran quiconque essaie de modifier mon état d'âme par d'autres moyens que la persuasion raisonnable.

    N'y a-t-il pas des individualistes auxquels l'épicurisme suffira ? Quelque que soit mon présent, j'ignore l'avenir. J'ignore si la grande attaque où l'épicurisme ne suffit plus ne me guette pas à quelque détour de ma vie. Je dois donc, dès que j'ai atteint la sagesse épicurienne, travailler à me fortifier davantage, jusqu'à l'invulnérabilité stoïcienne.

    Comment vivrai-je dans le calme ? Dans le calme, je pourrai vivre doucement et sobrement comme Epicure, mais avec l'esprit d'Epictète.

    Est-il utile à la perfection de se proposer un modèle tel que Socrate, Jésus ou Epictète ? Cette méthode est mauvaise.

    Pourquoi? Parce que j'ai à réaliser mon harmonie, non celle d'un autre.

    Combien y a-t-il de sortes de devoirs ? Il y a deux sortes de devoirs : les devoirs universels et les devoirs personnels.

    Qu'appelez-vous devoirs universels ? J'appelle devoirs universels ceux qui s'imposent à tout homme sage.

    Qu'appelez-vous devoirs personnels ? J'appelle devoirs personnels ceux qui s'imposent particulièrement à moi.

    Existe-t-il des devoirs personnels ? Il existe des devoirs personnels. Je suis un être particulier qui se trouve dans des situations particulières. J'ai un certain degré de force physique, de force intellectuelle et je possède plus ou moins de richesses. J'ai un passé à continuer. J'ai à lutter contre une destinée hostile, ou à collaborer avec une destinée amie.

    Distinguez par un signe facile les devoirs personnels et les devoirs universels. Sauf exception, les devoirs universels sont des devoirs d'abstention. Presque tous les devoirs d'action sont des devoirs personnels. Même dans les circonstances rares où l'action s'impose à tous, le détail de l'action portera la marque de l'agent, sera comme la signature de l'artiste moral.

    Le devoir personnel peut-il contredire le devoir universel ? Non. Il est comme la fleur, qui ne saurait pousser que sur la plante.

    Mes devoirs personnels sont-ils ceux de Socrate, de Jésus ou d'Epictète ? Ils ne leur ressemblent en rien, si je ne mène pas une vie apostolique.

    Qui m'apprendra mes devoirs personnels et mes devoirs universels ? Ma conscience.

    Comment m'apprendra-t-elle mes devoirs universels ? En me disant ce que j'attendrais de tout homme sage.

    Comment m'apprendra-t-elle mes devoirs personnels ? En me disant ce que je dois exiger de moi.

    Y a-t-il des devoirs difficiles? Il n'y a pas de devoir difficile pour le sage.

    Avant que j'aie atteint la sagesse, la pensée de Socrate, de Jésus, d'Epictète, ne me sera-t-elle pas utile dans les difficultés ? Elle pourra m'être utile. Mais je ne me représenterai jamais ces grands individualistes comme des modèles.

    Comment me les représenterai-je ? Je me les représenterai comme des témoins. Et je désirerai qu'ils ne blâment point ma façon d'agir.

    Y a-t-il des fautes graves et des fautes légères ? Toute faute reconnue telle avant d'être commise est grave.

    Théoriquement, pour juger de ma situation ou de celle d'autrui dans la voie de la sagesse, ne puis je pas distinguer des fautes graves et des fautes légères ? Je le puis.

    Qu'appellerai-je faute légère ? J'appellerai ordinairement faute légère celle qu'Epictète blâmerait et qu'Epicure ne blâmerait pas.

    Qu'appellerai-je faute grave ? J'appellerai faute grave celle que blâmerait même l'indulgence d'Epicure.

    Chapitre III : Des relations des individus entre eux

    Dites la formule des devoirs envers autrui. Tu aimeras ton prochain comme toi-même et ton Dieu par dessus toute chose.

    Qu'est-ce que mon prochain ? Les autres hommes.

    Pourquoi appelez vous les autres hommes votre prochain ? Parce que, doués de raison et de volonté, ils sont plus proches de moi que les animaux.

    Qu'est-ce que les animaux ont de commun avec moi ? La vie, la sensibilité, l'intelligence.

    Ces caractères communs me créent-ils des devoirs envers les animaux ? Ces caractères communs me créent le devoir de ne point faire souffrir les animaux, de leur éviter les souffrances inutiles et de ne point les tuer sans nécessité.

    Quel droit me donne l'absence de raison et de volonté chez les animaux ? Les animaux n'étant pas des personnes, j'ai le droit de me faire servir par eux dans la mesure de leurs forces et de les transformer en instruments.

    Ai-je le même droit sur certains hommes ? Je n'ai jamais le droit de considérer une personne comme un moyen. Chaque personne est un but, une fin. Je ne puis que demander aux personnes des services qu'elles m'accorderont librement, par bienveillance ou en échange d'autres services.

    N'y a-t-il pas des races inférieures ? Il n'y a pas de races inférieures. L'individu noble peut fleurir dans toutes les races.

    N'y a-t-il pas des individus inférieurs incapables de raison et de volonté ? Le fou excepté, tout homme est capable de raison et de volonté. Mais beaucoup n'écoutent. que leurs passions et n'ont que des caprices. C'est parmi eux que se rencontrent ceux qui ont la prétention de commander.

    Ne puis-je me faire des instruments avec ces individus incomplets ? Non. Je dois les considérer comme des enfants arrêtés dans leur développement, mais en qui l'homme s'éveillera peut-être demain.

    Que penserai-je des ordres de ceux qui ont la prétention de commander ? Un ordre ne peut être qu'un caprice d'enfant ou une fantaisie de fou.

    Comment dois-je aimer mon prochain ? Comme moi-même.

    Que signifient ces mots ? Ils signifient : de la même façon que je dois m'aimer.

    Qui m'apprendra comment je dois m'aimer ? La seconde partie de la formule m'apprend comment je dois m'aimer.

    Répétez cette seconde partie. Tu aimeras ton Dieu par dessus toute chose.

    Qu'est-ce que Dieu ? Dieu a plusieurs sens : il a un sens différent dans chaque religion ou métaphysique et il a un sens moral.

    Quel est le sens moral du mot Dieu ? Dieu est le nom de la perfection morale

    Que signifie dans la formule d'amour, le possessif TON : "tu aimeras TON Dieu" ? Mon Dieu, c'est ma perfection morale.

    Qu'est-ce que je dois aimer par dessus toute chose ? Ma raison, ma liberté, mon harmonie intérieure, mon bonheur car ce sont là les autres noms de mon Dieu.

    Mon Dieu exige t-il des sacrifices ? Mon Dieu exige que je lui sacrifie mes désirs et mes craintes ; il exige que je méprise les faux biens et que je sois "pauvre d'esprit".

    Qu'exige-t-il encore ? Il exige encore que je sois prêt à lui sacrifier ma sensibilité et, au besoin, ma vie.

    Qu'aimerai-je donc chez mon prochain ? J'aimerai le Dieu de mon prochain, c'est-à-dire sa raison, son harmonie intérieure, son bonheur.

    N'ai-je pas des devoirs envers la sensibilité de mon prochain ? J'ai envers la sensibilité de mon prochain les mêmes devoirs qu'envers la sensibilité des animaux ou envers la mienne.

    Expliquez-vous. Je ne créerai ni chez autrui ni chez moi de souffrance inutile.

    Puis-je créer de la souffrance utile ? Je ne puis pas créer activement de la souffrance utile. Mais certaines abstentions nécessaires auront pour conséquence de la souffrance chez autrui ou chez moi. Je ne dois pas plus sacrifier mon Dieu à la sensibilité d'autrui qu'à ma sensibilité.

    Quels sont mes devoirs envers la vie d'autrui ? Je ne dois ni tuer ni blesser mon prochain.

    N'y a-t-il pas des cas où l'on a le droit de tuer ? Dans le cas de légitime défense, il semble que la nécessité crée le droit de tuer. Mais, presque toujours, si je suis assez brave, je conserverai le sang froid qui permet de se sauver sans tuer.

    Ne vaut il pas mieux subir l'attaque sans se défendre ? L'abstention est, en effet, ici, le signe d'une vertu supérieure, la véritable solution héroïque.

    N'y a t il pas, en face de la souffrance d'autrui, des abstentions injustifiées équivalant exactement à de mauvaises actions ? Il y en a. Si je laisse mourir celui que je puis sauver sans crime, je suis un véritable assassin.

    Citez à ce sujet une parole de Bossuet. "Ce riche inhumain a dépouillé le pauvre parce qu'il ne l'a pas revêtu ; il l'a égorgé cruellement, parce qu'il ne l'a pas nourri ".

    Que pensez-vous de la sincérité ? La sincérité est mon premier devoir envers les autres et envers moi-même, le témoignage que mon Dieu exige comme un sacrifice continuel, comme une flamme que je ne dois jamais laisser éteindre.

    Quelle est la sincérité la plus nécessaire ? La proclamation de mes certitude morales.

    Quelle sincérité placez-vous au second rang ? La sincérité dans l'expression de mes sentiment.

    L'exactitude dans l'exposition des faits extérieurs est-elle sans importance ? Elle est beaucoup moins importante que les deux grandes sincérités philosophique et sentimentale. Le sage l'observe cependant.

    Combien y a-t-il de mensonges ? Il y a trois sortes de mensonges: le mensonge malicieux, le mensonge officieux et le mensonge joyeux.

    Qu'est-ce que le mensonge malicieux ? Le mensonge malicieux est celui qui a pour but de nuire à autrui.

    Que pensez-vous du mensonge malicieux ? Le mensonge malicieux est un crime et une lâcheté.

    Qu'est-ce que le mensonge officieux ? Le mensonge officieux est celui qui a pour but mon utilité ou celle d'autrui.

    Que pensez-vous du mensonge officieux ? Quand le mensonge officieux ne contient aucun élément nuisible, le sage ne le blâme pas chez autrui ; mais il l'évite pour lui-même.

    N'y a-t il pas des cas où le mensonge officieux s'impose, si un mensonge peut, par exemple, sauver la vie à quelqu'un ? Dans ce cas, le sage pourra faire un mensonge qui ne touche qu'aux faits. Mais presque toujours, au lieu de mentir, il refusera de répondre.

    Le mensonge joyeux est-il permis ? Le sage s'interdit le mensonge joyeux.

    Pourquoi ? Le mensonge joyeux sacrifie à un jeu l'autorité de la parole qui, conservée, peut quelquefois être utile à autrui.

    Le sage s'interdit-il la fiction ? Le sage ne s'interdit aucune fiction avouée et il lui arrive de dire des paraboles des fables, des symboles ou des mythes.

    Que doivent être les relations entre l'homme et la femme ? Les relations entre l'homme et la femme doivent être, comme toutes les relations entre personnes, absolument libres des deux côtés.

    Y a-t-il une autre règle à observer dans ces relations ? Elles doivent exprimer une sincérité mutuelle.

    Que pensez-vous de l'amour? L'amour mutuel est la plus belle parmi les choses indifférentes, la plus proche d'être une vertu. Il fait la noblesse du baiser.

    Le baiser sans amour est-il une faute ? Si le baiser sans amour est la rencontre de deux désirs et de deux plaisirs, il ne constitue pas une faute.

    Chapitre IV : De la Société

    N'ai-je de relations qu'avec des individus isolés ? J'ai des relations non seulement avec des individus isolés, mais aussi avec divers groupes sociaux et, d'une façon générale, avec la société.

    Qu'est-ce que la société ? La société est la réunion des individus pour une oeuvre commune.

    Une oeuvre commune peut-elle être bonne ? Une oeuvre commune peut être bonne, à de certaines conditions.

    A quelles conditions ? L'œuvre commune sera bonne si, par amour mutuel ou par amour de l'œuvre, les ouvriers agissent tous librement, et si leurs efforts se groupent et se soutiennent en une coordination harmonieuse.

    En fait, l'œuvre sociale a-t-elle ce caractère de liberté ? En fait, l'œuvre sociale n'a aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres. Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l'amour, mais les gestes grinçants de la contrainte.

    Que concluez-vous de ce caractère de l'œuvre sociale ? J'en conclus que l'œuvre sociale est mauvaise.

    Comment le sage considère-t-il la société ? Le sage considère la société comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.

    Quelle est l'attitude du sage en face des limites ? Le sage regarde les limites comme des nécessités matérielles et il les subit physiquement avec indifférence.

    Que sont les limites pour celui qui est en marche vers la sagesse ? Pour celui qui est en marche vers la sagesse, les limites constituent des dangers.

    Pourquoi ? Celui qui ne distingue pas encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles en contraintes morales.

    Que doit faire l'individualiste imparfait en face de la contrainte sociale ? Il doit défendre contre elle sa raison et sa volonté. Il repoussera les préjugés qu'elle impose aux autres hommes, il se défendra de l'aimer ou de la haïr ; il se délivrera progressivement de toute crainte et de tout désir à son égard ; il se dirigera vers la parfaite indifférence, qui est la sagesse en face des choses qui ne dépendent pas de lui.

    Le sage espère-t-il une meilleure société ? Le sage se défend de toute espérance.

    Le sage croit-il au progrès ? Il remarque que les sages sont rares à toute époque et qu'il n'y a pas de progrès moral.

    Le sage se réjouit-il des progrès matériels ? Le sage remarque que les progrès matériels ont pour objet d'accroître les besoins artificiels des uns et le travail des autres. Le progrès matériel lui apparaît comme un poids croissant qui enfonce de plus en plus l'humanité dans la boue et dans la peine.

    L'invention des machines perfectionnées ne diminuera-telle pas le labeur humain ? L'invention des machines a toujours aggravé le travail. Elle l'a rendu plus pénible et moins harmonieux. Elle a remplacé l'initiative libre et intelligente par une précision servile et craintive. Elle a fait de l'ouvrier, jadis maître souriant des outils, l'esclave tremblant de la machine.

    Comment la machine, qui multiplie les produits, ne diminue-t-elle pas la quantité de travail à fournir par l'homme ? L'homme est avide et la folie des besoins imaginaires grandit à mesure qu'on la satisfait. Plus l'insensé a de choses superflues, plus il veut en avoir.

    Le sage exerce-t-il une action sociale ? Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu'on n'agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L'action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s'abstient d'y prendre part.

    Le sage n'est-il pas égoïste d'oublier le bonheur du peuple ? Le sage sait que ces mots : "le bonheur du peuple" n'ont aucun sens. Le bonheur est intérieur et individuel ; on ne peut le produire qu'en soi-même.

    Le sage n'a donc pas pitié des opprimés ? Le sage sait que l'opprimé qui se plaint aspire à devenir oppresseur. Il le soulage dans la mesure de ses moyens, mais il ne croit pas au salut par l'action commune.

    Le sage ne croit donc pas aux réformes ? Il remarque que les réformes changent les noms des choses, non les choses elles-mêmes. L'esclave est devenu le serf, puis le salarié. On n'a jamais réformé que le langage. Le sage reste indifférent à ces questions de philologie.

    Le sage est-il révolutionnaire ? L'expérience prouve au sage que les révolutions n'ont jamais de résultats durables. La raison lui dit que le mensonge ne se réfute pas par le mensonge et que la violence ne se détruit pas par la violence.

    Qu'est-ce que le sage pense de l'anarchie ? Le sage regarde l'anarchie comme une naïveté.

    Pourquoi ? L'anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté.

    N'a-t-il pas raison ? La vraie limite n'est pas le gouvernement mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches.

    Pourquoi le sage ne travaille-t-il pas à détruire la société ? La société est inévitable comme la mort. Sur le plan matériel, notre puissance est faible contre de telles limites. Mais le sage détruit en lui le respect et la crainte de la société comme il détruit en lui la crainte de la mort. Il est indifférent à la forme politique et sociale du milieu où il vit comme il est indifférent au genre de mort qui l'attend.

    Le sage n'agira-t il donc jamais sur la société ? Le sage sait qu'on ne détruit ni l'injustice sociale ni l'eau de la mer. Mais il s'efforce de sauver un opprimé d'une injustice particulière, comme il se jette à l'eau pour sauver un noyé.

    Chapitre V : Des relations sociales

    Le travail est-il une loi sociale ou une loi naturelle ? Le travail est une loi naturelle aggravée par la société.

    Comment la société aggrave-t-elle la loi naturelle du travail ? De trois façons: 1° Elle dispense arbitrairement un certain nombre d'hommes de tout travail et rejette leur part du fardeau sur les autres hommes ; 2° Elle emploie beaucoup d'hommes à des travaux inutiles, à des fonctions sociales ; 3° Elle multiplie chez tous et particulièrement chez les riches les besoins imaginaires et elle impose au pauvre l'odieux travail nécessaire à la satisfaction de ces besoins.

    Pourquoi trouvez -vous naturelle la loi du travail ? Parce que mon corps a des besoins naturels que seuls les produits du travail satisferont.

    Vous ne considérez donc comme travail que le travail manuel ? Sans doute.

    L'esprit n'a-t-il pas aussi des besoins naturels ? Le seul besoin naturel de nos facultés intellectuelles, c'est l'exercice. L'esprit reste toujours un enfant heureux qui a besoin de mouvement et de jeu.

    Ne faut-il pas des ouvriers spéciaux pour donner à l'esprit des occasions de jouer ? Le spectacle de la nature, l'observation des passions humaines et le plaisir des conversations suffiraient aux besoins naturels de l'esprit.

    Vous condamnez donc l'art, la science et la philosophie ? Je ne condamne pas ces plaisirs. Semblables à l'amour, ils sont nobles tant qu'ils restent désintéressés. Dans l'art, dans la science, dans la philosophie, dans l'amour, la volupté que j'éprouve à me donner ne doit pas être payée par celui qui goûte la volupté de recevoir.

    Mais il y a des artistes qui créent avec peine et des savants qui cherchent avec fatigue ? Si la peine dépasse le plaisir, je ne vois pas pourquoi ces pauvres gens ne s'abstiennent point.

    Vous exigeriez donc de l'artiste et du savant un travail manuel ? Du savant et de l'artiste, comme de l'amoureux ou de l'amoureuse, la nature exige un travail manuel puisqu'elle leur impose, comme aux autres hommes, des besoins matériels.

    L'infirme a aussi des besoins matériels et vous n'auriez pas la cruauté de lui imposer une besogne dont il est incapable ? Sans doute, mais je ne considère pas comme des infirmités la beauté du corps ou la puissance de la pensée.

    L'individualiste travaillera donc de ses mains ? Oui, autant que possible.

    Pourquoi dites-vous : Autant que possible ? Parce que la société a rendu difficile l'obéissance à la loi naturelle. Il n'y a pas de travail manuel rémunérateur pour tout le monde. D'ordinaire, on s'éveille à l'individualisme trop tard pour faire l'apprentissage d'un métier naturel. La société a volé à tous, pour le livrer à quelques-uns, le grand instrument du travail naturel, la terre.

    L'individualiste peut donc, dans l'état actuel des choses, vivre d'une besogne qu'il ne considère pas comme un vrai travail ? Il le peut.

    L'individualiste peut-il être fonctionnaire ? Oui. Mais il ne peut pas consentir à toutes sortes de fonctions.

    Quelles sont les fonctions dont s'abstiendra l'individualiste ? L'individualiste s'abstiendra de toute fonction de l'ordre administratif, de l'ordre judiciaire ou de l'ordre militaire. Il ne sera pas préfet ou policier, officier, juge ou bourreau.

    Pourquoi ? L'individualiste ne peut pas être au nombre des tyrans sociaux.

    Quelles fonctions pourra-t-il accepter ? Les fonctions qui ne nuisent pas à autrui.

    En dehors des fonctions rétribuées par le gouvernement, n'y a t-il pas des carrières nuisibles et dont l'individualiste s'abstiendra ? Il y en a.

    Citez-en quelques-uns. Le cambriolage, la banque, l'exploitation de la courtisane, l'exploitation de l'ouvrier.

    Quelles seront les relations de l'individualiste avec ses inférieurs sociaux ? Il respectera leur personnalité et leur liberté. Il n'oubliera jamais que le devoir professionnel est une fiction, et le devoir humain la seule réalité morale. Il n'oubliera jamais que les hiérarchies sont des folies et il agira naturellement, non socialement, avec des hommes que le mensonge social affirme ses inférieurs, mais dont la nature a fait ses égaux.

    L'individualiste aura-t-il beaucoup de relations extérieures avec ses inférieurs sociaux ? Il évitera les abstentions qui pourraient les froisser. Mais il les verra peu, de crainte de les trouver sociaux et non naturels ; je veux dire de crainte de les trouver serviles, gênés ou hostiles.

    Quelles seront les relations de l'individualiste avec ses collègues ou ses confrères ? Il sera poli et serviable avec eux. Mais, autant qu'il pourra le faire sans les blesser, il évitera leur conversation.

    Pourquoi? Pour se défendre contre deux poisons subtils : l'esprit de corps et l'abrutissement professionnel.

    Comment se conduira l'individualiste avec ses supérieurs sociaux ? L'individualiste n'oubliera pas que les paroles de ses supérieurs sociaux traitent presque toujours de choses indifférentes. Il écoutera avec indifférence et répondra le moins possible. Il ne fera pas d'objections. Il n'indiquera pas des méthodes qui lui paraîtraient meilleures. Il évitera toute discussion inutile.

    Pourquoi ? Parce que le supérieur social est d'ordinaire un enfant vaniteux et irritable.

    Si le supérieur social ordonne, non plus une chose indifférente, mais une injustice ou une cruauté, que fera l'individualiste ? Il refusera d'obéir.

    La désobéissance ne lui fera-t-elle pas courir des dangers ? Non. Devenir l'instrument de l'injustice et du mal, c'est la mort de la raison et de la liberté. Mais la désobéissance à l'ordre injuste ne met en danger que le corps et les ressources matérielles, qui sont au nombre des choses indifférentes.

    Quelle sera la pensée de l'individualiste devant l'ordre ? L'individualiste dira mentalement au chef injuste : Tu es une des incarnations modernes du tyran. Mais le tyran ne peut rien contre le sage.

    L'individualiste expliquera-t-il son refus d'obéir ? Oui, s'il croit le chef social capable de comprendre et de revenir de son erreur. Presque toujours le chef social est incapable de comprendre.

    Que fera alors l'individualiste ? Devant un ordre injuste le refus d'obéir est le seul devoir universel. La forme du refus dépend de ma personnalité.

    Comment l'individualiste considère-t-il la foule? L'individualiste considère la foule comme une des plus brutales parmi les forces naturelles.

    Comment agit-il dans une foule qui ne fait point de mal ? Il s'efforce de ne point sentir en conformité avec la foule et de ne point laisser noyer, même pour un instant, sa personnalité.

    Pourquoi ? Pour rester un homme libre. Parce que tout à l'heure peut-être un choc imprévu fera jaillir la cruauté de la foule, et celui qui aura commencé de sentir comme elle, celui qui fera vraiment partie de la foule aura de la peine à se dégager au moment de l'élan moral.

    Que fera le sage si la foule où il se trouve essaie une injustice ou une cruauté ? Le sage s'opposera par tous les moyens nobles ou indifférents à l'injustice ou à la cruauté.

    Quels sont les moyens que le sage n'emploiera pas, même en ces circonstances ? Le sage ne descendra pas au mensonge, à la prière, ou à la flagornerie.

    Flatter la foule est un puissant moyen oratoire. Le sage se l'interdira-t-il absolument ? Le sage pourra adresser à la foule, comme à un enfants ces éloges qui sont l'enveloppe ironiquement aimable des conseils. Mais il saura que la limite est incertaine et l'aventure dangereuse. Il ne s'y hasardera que s'il est bien sûr non seulement de la fermeté de son âme, mais encore de la souplesse précise de sa parole.

    Le sage citera-t-il devant les tribunaux ? Le sage ne citera jamais devant les tribunaux.

    Pourquoi ? Citer devant les tribunaux c'est, pour des intérêts matériels et indifférents, sacrifier à l'idole sociale et reconnaître la tyrannie. Il y a en outre lâcheté à appeler à son secours la puissance de tous.

    Que fera le sage s'il est accusé ? Il pourra, selon son caractère, dire la vérité ou opposer à la tyrannie sociale le dédain et le silence.

    Si l'individualiste se reconnaît coupable, que dira-t-il ? Il dira sa faute réelle et naturelle, la distinguera nettement de la faute apparente et sociale pour laquelle on le poursuit. Il ajoutera que sa conscience lui inflige pour sa véritable faute le véritable châtiment. Mais la société, qui n'agit que sur les choses indifférentes, lui infligera, pour sa faute apparente, une punition apparente.

    Si le sage accusé est innocent devant sa conscience et coupable devant les lois, que dira-t-il ? Il expliquera comment son crime légal est une innocence naturelle. Il dira son mépris pour la loi, cette injustice organisée et cette impuissance qui ne peut rien sur nous, mais seulement sur notre corps et nos richesses, choses indifférentes.

    Si le sage accusé est innocent devant sa conscience et devant la loi, que dira-t-il ? Il pourra dire seulement son innocence réelle. S'il daigne expliquer ses deux innocences, il déclarera que la première seule lui importe.

    Le sage témoignera-t-il devant les tribunaux civils ? Le sage ne refusera pas son témoignage au faible opprimé.

    Le sage témoignera-t-il en correctionnelle et devant les assises ? Oui, s'il connaît une vérité utile à l'accusé.

    Si le sage connaît une vérité nuisible à l'accusé que fera-t-il ? Il se taira.

    Pourquoi ? Parce qu'une condamnation est toujours une injustice et le sage ne se rend pas complice d'une injustice.

    Pourquoi dites-vous qu'une condamnation est toujours une injustice ? Parce que nul homme n'a le droit d'infliger la mort à un autre homme ou de l'enfermer en prison.

    La société n'a-t-elle pas d'autres droits que l'individu ? La société, réunion des individus, ne peut avoir un droit qui ne se trouve en aucun individu. Des zéros additionnés, si nombreux qu'on les suppose, donnent toujours zéro au total.

    La société n'est-elle pas en légitime défense contre certains malfaiteurs ? Le droit de légitime défense ne dure pas plus longtemps que l'attaque elle-même.

    Le sage siégera-t-il comme juré ? Le sage, appelé à faire partie d'un jury, pourra refuser de siéger ou y consentir.

    Que fera le sage qui aura consenti à être juré ? Il répondra toujours Non à la première question : L'accusé est-il coupable ?

    Cette réponse ne sera-t-elle pas quelquefois un mensonge? Cette réponse ne sera jamais un mensonge.

    Pourquoi ? La question du président doit se traduire ainsi : "Voulez-vous que nous infligions une peine à l'accusé ?" Et je suis obligé de répondre "Non", car je n'ai le droit d'infliger de peine à personne.

    Que pensez-vous du duel? Tout appel à la violence est un mal. Mais le duel est un moindre mal que l'appel en justice.

    Pourquoi? Il n'est pas une lâcheté, il ne crie pas au secours et n'emploie pas contre un seul la force de tous.

    Chapitre VI : Des sacrifices aux idoles

    Puis-je sacrifier aux idoles de mon temps et de mon pays ? Je puis laisser avec indifférence les idoles me prendre les choses indifférentes. Mais je dois défendre ce qui dépend de moi et qui appartient à mon Dieu.

    Comment distinguerai-je mon Dieu d'avec les idoles ? Mon Dieu est proclamé par ma conscience dès qu'elle est vraiment ma voix et non plus un écho. Mais les idoles sont l'œuvre de la société.

    A quel autre caractère reconnaît-on les idoles ? Mon Dieu ne désire que le sacrifice des choses indifférentes. Les idoles exigent le sacrifice de moi-même.

    Expliquez-vous ? Les idoles proclament comme des vertus les bassesses les plus serviles, discipline et obéissance passive. Elles exigent le sacrifice de ma raison et de ma volonté.

    Les idoles commettent-elles d'autres injustices ? Non contentes de vouloir détruire ce qui leur est supérieur et que je n'ai jamais le droit d'abandonner, elles veulent que je leur sacrifie ce qui ne m'appartient en aucune façon, la vie de mon prochain.

    Connaissez-vous d'autres caractères des idoles ? Le vrai Dieu est éternel et immense. C'est toujours et partout que je dois obéir à ma raison. Mais les idoles varient avec les temps et les pays.

    Montrez comment les idoles varient avec les temps. Autrefois, on me demandait de supprimer ma raison et de tuer mon prochain pour la gloire de je ne sais quel Dieu étranger et extérieur à moi ou pour la gloire du Roi. Aujourd'hui, on me demande les mêmes sacrifices abominables pour l'honneur de la Patrie. Demain, on les exigera peut-être pour l'honneur de la Race, de la Couleur ou de la Partie du Monde.

    L'idole varie-t-elle seulement lorsque son nom change ? L'idole évite autant que possible de changer de nom. Mais elle varie souvent.

    Citez des changements de l'idole que n'accompagne pas un changement de nom. Dans un pays voisin, l'idole Patrie était la Prusse ; aujourd'hui, sous le même nom, l'idole est l'Allemagne. Elle demandait au Prussien de tuer le Bavarois. Plus tard, elle demanda au Prussien et au Bavarois de tuer le Français. Le Savoyard et le Niçois risquaient en 1859 de s'incliner bientôt devant une patrie dessinée en botte ; les hasards de la diplomatie leur font adorer une patrie hexagonale. Le Polonais hésite entre une idole morte et une idole vivante ; l'Alsacien entre deux idoles vivantes, qui prétendent au même nom de Patrie.

    Quelles sont les principales idoles actuelles ? Dans certains pays, le Roi ou l'Empereur ; dans d'autres, on ne sait quelle fraude dénommée Volonté du Peuple. Partout l'Ordre, le Parti politique, la Religion, la Patrie, la Race, la Couleur. Il ne faut pas oublier l'opinion publique avec ses mille noms, depuis le plus emphatique, l'Honneur, jusqu'au plus trivialement bas, le Qu'en dira-t-on.

    La couleur est-elle une idole dangereuse ? La Couleur blanche, surtout. Il lui arriva d'unir en un même culte Français, Allemands, Russes et Italiens et d'obtenir de tous ces nobles prêtres le sacrifice sanglant d'un grand nombre de Chinois.

    Connaissez-vous d'autres crimes de la Couleur Blanche ? C'est elle qui fait de l'Afrique entière un enfer. C'est elle qui a détruit les Indiens d'Amérique et qui fait lyncher les nègres.

    Les adorateurs de la Couleur Blanche n'offrent-ils que du sang à leur idole ? Ils lui offrent aussi des louanges.

    Dites ces louanges. Ce serait trop longue litanie. Mais, quand la Couleur Blanche exige un crime, la liturgie appelle ce crime une nécessité de la Civilisation et du Progrès.

    La Race est elle une idole dangereuse ? Oui, surtout quand elle s'allie à la Religion.

    Dites quelques crimes de ces alliées ? Les guerres médiques, les conquêtes des Sarrasins, les croisades, le massacre des Arméniens, l'antisémitisme.

    Quelle est aujourd'hui l'idole la plus exigeante et la plus universellement respectée ? La Patrie.

    Dites les exigences particulières de la Patrie. Le service militaire et la guerre.

    L'individualiste peut-il être soldat en temps de paix ? Oui, tant qu'on ne lui ordonne pas de crime.

    Que fait le sage en temps de guerre ? Le sage n'oublie jamais l'ordre du vrai Dieu, de la Raison : "Tu ne tueras point". Et il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes.

    Quels actes lui dictera sa conscience ? La conscience universelle ordonne rarement des actes déterminés. Elle porte presque toujours des défenses. Elle défend de tuer ou de blesser son prochain et sur ce point, elle ne dit rien de plus. Les méthodes sont indifférentes ou constituent des devoirs personnels.

    Le sage peut-il rester soldat en temps de guerre ? Le sage peut rester soldat en temps de guerre, s'il est bien sûr de ne pas se laisser entraîner à tuer ou à blesser.

    Le refus formel et éclatant d'obéir à des ordres sanguinaires peut-il devenir un devoir strict ? Oui, si le sage, par son passé, ou pour d'autres raisons, se trouve dans une de ces situations qui attirent les regards. Oui, si son attitude risque de scandaliser ou d'édifier, il peut entraîner d'autres hommes vers le bien ou vers le mal.

    Le sage tirera-t-il sur l'officier qui donne un ordre sanguinaire ? Le sage ne tue personne. Il sait que le tyrannicide est un crime comme tout meurtre volontaire.

    Chapitre VII : Des rapports de la morale et de la métaphysique

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    De combien de façons conçoit-on les rapports de la morale et de la métaphysique ? De trois façons : 1° La morale est une conséquence de la métaphysique, une métaphysique en acte 2° La métaphysique est une nécessité et un postulat de la morale 3° La morale et la métaphysique sont indépendantes l'une de l'autre.

    Que pensez-vous de la doctrine qui fait dépendre la morale de la métaphysique ? Cette doctrine est dangereuse. Elle appuie le nécessaire sur le sur le superflu, le certain sur l'incertain, la pratique sur le rêve. Elle transforme la vie morale en un somnambulisme tout tremblant de craintes et d'espérances.

    Que pensez-vous de la doctrine qui fonde la métaphysique sur la vérité morale ? Elle semble d'abord tout donner à la morale. En réalité, si elle se présente comme autre chose qu'une méthode de rêve, si elle la prétention de conduire à la certitude, elle est mensonge et immoralité intellectuelle, puisqu'elle affirme comme des réalités ce qui ne peut-être que désirs et espérances.

    Que pensez-vous de la conception qui rend la morale et la métaphysique indépendantes l'une de l'autre ? Elle est la seule soutenable au point de vue moral. C'est à elle qu'il faut s'en tenir dans la pratique.

    Théoriquement, les deux premières conceptions ne renferment-elles point une part de vérité ? Fausses moralement, elles expriment une opinion métaphysique probable. Elles signifient que toutes les réalités se tiennent et qu'il y a entre l'homme et l'univers des rapports étroits.

    L'individualisme a-t-il une métaphysique ? L'individualisme paraît pouvoir coexister avec les métaphysiques les plus différentes. Il semble que Socrate et les cyniques aient eu quelque dédain pour la métaphysique. Les épicuriens sont matérialistes. Les stoïciens sont panthéistes.

    Que pensez-vous des doctrines métaphysiques en général ? Je les regarde comme des poèmes et je les aime pour leur beauté.

    Qu'est-ce qui constitue la beauté des poèmes métaphysiques ? Une métaphysique est belle à deux conditions : 1° Elle doit être considérée comme une explication possible et hypothétique, non comme un système de certitudes et elle ne doit pas nier les poèmes voisins ; 2° Elle doit expliquer toute chose par une harmonieuse réduction à l'unité.

    Que devons-nous faire eu présence des métaphysiques qui affirment ? Nous devons généreusement les dépouiller des laideurs et des lourdeurs de l'affirmation, pour les considérer comme des poèmes et des systèmes de rêves.

    Que pensez-vous des métaphysiques dualistes ? Elles sont des explications provisoires, des demi-métaphysiques. Il n'y a pas de métaphysique vraie ; mais les seules vraies métaphysiques sont celles qui aboutissent à un monisme.

    L'individualisme est-il la morale absolue ? L'individualisme n'est pas la morale. Il est seulement la plus forte méthode morale que nous connaissons, la plus imprenable citadelle de la vertu et du bonheur.

    L'individualisme convient-il à tous les hommes ? Il y a des hommes que l'âpreté apparente de l'individualisme rebute invinciblement. Ceux-là doivent choisir une autre méthode morale.

    Comment saurai-je si l'individualisme ne convient pas à ma nature ? Si, après un essai loyal de l'individualisme, je me sens malheureux ; si je ne sens pas que je suis dans le vrai refuge ; si je suis troublé de pitié sur moi-même et sur les autres, je dois fuir l'individualisme.

    Pourquoi ? Parce que cette méthode, trop forte pour ma faiblesse, me conduirait à l'égoïsme ou au découragement.

    Par quelle méthode me créerai-je une vie morale, si je suis trop faible pour la méthode individualiste ? Par l'altruisme, par l'amour, par la pitié.

    Cette méthode morale me conduira-t-elle à des gestes différents des gestes de l'individualiste ? Les êtres vraiment moraux font tous les mêmes gestes et surtout s'abstiennent tous des mêmes gestes. Tout être moral respecte la vie des autres hommes ; nul être moral ne se préoccupe de gagner des richesses inutiles, etc.

    Que se dira l'altruiste qui essaya inutilement de la méthode individualiste ? Il se dira : "J'ai à faire le même chemin. J'ai seulement quitté l'armure trop lourde pour moi et qui m'attirait du sort et des hommes des coups trop violents. Et j'ai pris le bâton du pèlerin. Mais je me souviendrai toujours que je tiens ce bâton pour me soutenir, non pour en frapper autrui".


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  • Conférence prononcée le dimanche 15 mai 1927 à Paris, à l’École du Propagandiste, Salle Pigier,
    23 rue de Turenne.

              J’ai lu dans trois journaux différents l’annonce de la conférence que je vais prononcer. Faut-il attribuer ce détail à l’aimable malice de l’organisateur Georges Chéron et de son École du Propagandiste ou à l’astuce et aux facultés d’adaptation des messieurs les journalistes ? Les trois annonces que je connais ne concordent que partiellement. D’après L’Anarchie, je dois vous parler de “la vie et de l’œuvre de l’anarchiste Élisée Reclus.” Le quotidien, plus libéral et plus imprécis, vous promet seulement une étude  sur “la vie et l’œuvre d’Élisée Reclus.” Soyons généreux de satisfaire aux trois engagements pris pour moi.

              Essayons de faire connaître un peu le savant Élisée Reclus; de mettre en lumière Élisée Reclus anarchiste et qui, pendant trente ans, hautement et fidèlement se proclame anarchiste. Essayons de dire un peu la noblesse en mouvement de sa vie, la beauté sincère de son oeuvre et quelle harmonie chante leur rapprochement. Il arrive, certes, que la dissonance entre la vie et l’œuvre nous intéresse comme un spectacle inquiet. Il arrive même qu’elle nous charme comme une apologie en action de nos propres faiblesses ou comme une glorification de notre force.

              Marie Dorval, à l’époque où elle préférait tous les textes d’Alexandre Dumas, tous les Jules Sandeau et même tous les Mélingue, au trop pur et trop imposant Alfred de Vigny, disait à une confidente : “Vois-tu ma chère, plus je vais et plus je sens qu’on ne peut bien aimer que celui qu’on n’estime pas.” Évitons toujours une telle bassesse. Sachons aimer ceux que nous estimons. Les autres, aimons-les partiellement, si j’ose dire, et par leurs côtés estimables ou admirables.

               Ribeira est un peintre d’une fougue éloquente dans le drame et, dans l’idylle, d’une grâce pleine, d’un réalisme charmant. C’est un homme abominable, d’une jalousie haineuse et meurtrière, et qui est pour beaucoup dans la mort de Dominiquin. Racine, poète merveilleux, est un caractère un peu bas et un peu cruel. Aimons la peinture de Ribeira en méprisant ou plaignant l’homme. La tragédie racinienne est une perfection telle qu’il devient difficile ici de voir l’homme autrement qu’à travers l’œuvre. Faisons pourtant cet effort. Sachons jouir de la force de composition et des divers prestiges du style, sans donner notre cœur à l’homme méchant.

              Que notre sévérité s’accroisse lorsqu’il s’agit d’hommes qui prétendent nous guider et non plus seulement nous complaire. Celui qui, non content de modeler des matières étrangères, enseigne le grand art de se sculpter soi-même, nous refusons de l’écouter s’il ne s’est pas appliqué à mettre sa vie d’accord avec sa pensée, à faire de sa doctrine et de sa conduite une noble harmonie.

              N’oublions pas, cependant, que, même chez les meilleurs et les plus pleinement sincères, l’œuvre risque d’être parfois en avance sur la conduite traînarde ou l’action en avance sur les tâtonnements de l’expression. L’homme est un être complexe. A trop vouloir la continuité dans l’harmonie, il consentirait des méthodes négatives et appauvrissantes. Il faut accepter que notre marche soit une suite de chutes arrêtées à temps. Dès que nous nous sentons harmonieux, courrons à des richesse nouvelles; dès que notre enrichissement apporte en nous un désordre un peu ivre, songeons à notre harmonie.


              Mais jamais par le sacrifice d’une part de nos puissances les plus grandes; Toujours par le renforcement de nos puissances moindres et retardataires. La conscience et le bonheur ne sont-ils pas deux noms glorieux  donnés à l’accord des puissances nombreuses que nous appelons notre cœur et des forces conjuguées que nous nommons notre raison ? Quand nous souffrons d’une dissonance, n’ayons jamais la lâcheté d’apaiser et de diminuer la voix la plus forte; fortifions le chant le plus faible.

                Chez Élisée Reclus, de légers désaccord se produisent entre les deux ordres d’énergie. Si claire que soit sa raison,  l’ardeur de son cœur se manifeste plus fort. Pourtant le spectacle reste toujours noble. Son oeuvre, qui exprime directement sa raison et où, par une certaine vibration émue du style probe, seules les harmoniques chantent le cœur, est toujours en accord suffisant avec une vie qui exprime davantage les mouvements du cœur mais qui néanmoins s’équilibre au balancier de la raison.

              Élisée Reclus est le second fils d’un pasteur protestant, très noble de caractère, qui a toujours vécu selon la foi profonde et à plusieurs reprises a sacrifié ses intérêts à sa croyance. Élisée a donc de qui tenir pour la pureté et la fermeté. Mais combien sa sincérité nous paraît plus émouvante que celle de son père : Il n’est pas le vaillant soldat qui épouse un parti et une foi extérieure, qui accepte une discipline enseignée; il est le vrai héros : il fait jaillir sa foi de ses profondeurs et se discipline lui-même selon ses découvertes ardentes ou ses scrupules inquiets.

              Mettre d’accord sa conduite avec sa parole, sa parole avec la pensée et les sentiments qu’on accepte : sincérité élémentaire et extérieure, si on écoute des maîtres, si on consent à être fabriqué en série. Élisée ne s’en contente point comme son père. Il a, lui, la sincérité intérieure, si rare, si pénible et si joyeuse : il fait passer tout ce qu’on lui a appris par l’épreuve du doute; parmi les ruines et les plâtras, il regarde pousser sa vérité, verdure fragile et pâle, puis arbre robuste, rugueux et grandissant.

              Son enfance se passe pour la plus grande partie en Allemagne, chez les frères Moraves. Après y avoir été élevé, il y est quelques temps professeur. Puis sa jeunesse vagabonde campe à Londres, aux États-Unis, dans l’Amérique du Sud. Revenu en France, son mépris pour le Second Empire le jette dans l’opposition républicaine. A cette époque, il y vote sans scrupule. Même aux élections législatives de 1871, il sera candidat ou presque.
     
              De Paris il se présente dans les Basses-Pyrénées, et il envoie sa lettre de candidature avec tant de hâte et de soin qu’elle arrive le lendemain de l’élection. Il prend part avec plus de zèle au mouvement de la Commune. Mais dès les premiers combats il est pris à Châtillon et il assiste à l’assassinat ignoblement ordonné par le général Vinoy, ignoblement exécuté par l’infâme discipline militaire et la vile obéissance passive de Duval et de deux autres prisonniers. Conduit en prison à Versailles, il est de ceux dont un certain Picard, bien oublié aujourd’hui, mais alors ministre de temps à autre et toujours noble écumeur de Bourse, juge la figure : “Jamais ¾ fit afficher dans toute la France sur papier officiel l’honnête Picard¾ jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles.” Élisée Reclus vécut dans quatorze prisons successives. La plus connue est celle de Quélern aux environs de Brest. On y entassait jusqu’a quarante prisonniers dans une même casemate. Les casemates du bas donnaient la mort. Les tuyaux des latrines, mal construits, laissaient suinter l’essence fécale.


              Chaque matin la saine liqueur montait à deux pouces de haut. Tout à côté, des bâtiments salubres restaient inoccupés, où l’on refusait de transférer les prisonniers. Excellente position d’étude que la prison de Quélern. Les plus aveugles y apprenaient à leurs dépens ce que c’est qu’un gouvernement, ce que c’est que l’administration, ce que c’est que la justice et quelle légère distance sépare la réalité de la vérité officielle. La vérité officielle c’était, par exemple, que la cantine ne devait prendre et ne prenait que dix pour cent de bénéfice. Il y avait des comptables parmi les prisonniers; ils mesurèrent et calculèrent la réalité : la cantine se contentait d’un bénéfice moyen de cinq cents pour cent.

              Élisée Reclus resta peu de temps à Quélern. Un grand nombre de prisonniers ne savaient ni lire ni écrire. Il s’était mis immédiatement à les instruire. A d’autres, il enseignait l’anglais. A tous il communiquait sa force morale et presque son héroïque gaîté. Le directeur, qui n’osait s’opposer  à sa bienfaisance, le voyait d’un fort mauvais oeil. Élisée puisait lui-même sa force dans un travail continu et divers. Il apprenait le flamand. Ses lettres ne réclamaient que des livres sérieux. Avant même d’en recevoir aucun, il écrivait son Histoire d’une montagne; résumait en deux petits volumes son premier grand ouvrage : La Terre; faisait le plan d’un livre futur qu’il intitulait alors dans son esprit : Le Sol et les Races.

              Jules Simon vint visiter la prison de Quélern. Pour Élisée Reclus déjà célèbre par L’Histoire d’un Ruisseau et par son grand ouvrage La Terre, l’ancien philosophe tombé dans la politique professait une admiration qui n’était pas complètement insincère. Il désira le voir et lui demander s’il ne manquait de rien. “Mais ¾ raconte le prisonnier ¾ comme je méprise cet homme, je refuserai de me rendre auprès de lui en disant que je n’avais rien à lui demandé... Il déclara qu’il voulait me donner du confort malgré moi.” Élisée Reclus fut donc transporté dans une prison plus saine, à Trébéron. Aux apparentes générosités officielles, n’oublions jamais de regarder les dessous.

              On voulait priver hypocritement les malheureux ainsi parqués à Quélern des leçons et des consolations du ferme savant. On voulait aussi le priver de la joie de faire quelque bien. Cependant la Société de Géographie fait des démarches pour sa libération. On l’en informe et que bientôt elle sera obtenue en échange d’un engagement qu’on lui dictera. Mais, lui, s’étonne, s’irrite presque : “Des amis supposent que, pour rentrer dans la vie libre, il me faudrait commencer par m’avilir !” Et il arrête, définitif : “Je ne puis souscrire à aucun engagement dont d’autres que moi auraient peser les termes.” Car, écrit-il un autre jour, “Je me dois à moi-même d’être d’autant plus fier que le sort m’a plus frappé.”

              Les démarches échouent donc, que le moindre mot conciliant de l’intéressé aurait fait réussir. Et il est condamné à la déportation simple, c’est-à-dire à être envoyé en Nouvelle-Calédonie. Mais les savants de toute l’Europe proteste et sa peine est commuée à dix années de bannissement. L’autorité, à qui il va échapper, tient du moins à manifester jusqu’à la fin mauvaise humeur et ridicule bassesse : une voiture cellulaire le conduit, menottes aux mains, jusqu’à la frontière Suisse. Il commence la plus connue et la plus vaste de ses oeuvres :

              La Nouvelle Géographie Universelle. Il écrit aussi dans divers journaux et, par des lacets qui font à chaque détour le sommet plus visible, il monte vers son idéal. En 1876, pour la première fois, il se déclare publiquement anarchiste; jamais dès lors, il ne répudiera ce titre noble et dangereux. Après ces dix années de bannissement, il vit tantôt en France, tantôt en Italie, en Suisse ou en Belgique, mais le plus souvent à Londres.


             Vers la fin de sa vie, il se jette dans une entreprise de cartographie. Lui qui n’a pas la science des affaires (quel honnête homme eut jamais, pratiquement, la science des affaires ?...) il s’est laissé entraîné dans la difficile aventure par le désir de trouver du travail à des camarades dont il plaint la misère. Naturellement, il est pillé largement par les hommes d’affaires, volé petitement par les camarades. Il passe ses dernières années non seulement dans la misère, mais sous le poids de la dette écrasant pour ce scrupuleux et candide esprit qui a besoin de sourire. Il garde pourtant, jusqu’à la fin, l’héroïque volonté de joie, l’héroïque volonté de faire rayonner autour de lui le bonheur. Son optimisme invaincu se mêle et se relève parfois d’un peu d’amertume, mais la vaillance et l’amour triomphent toujours chez lui. Il meurt en 1905, à 75 ans.

              La multiple et harmonieuse évolution d’Élisée Reclus serait passionnante, mais trop longue à étudier. Je me contente d’en étudier les grandes lignes. La première ascension que nous remarquons est sa libération religieuse. Élevé dans le protestantisme le plus sévère par un père très noblement fidèle, par une mère aussi croyante et fille, elle-même, d’un pasteur; enfin par les frères Moraves, voici qu’il réfléchit lui-même et il s’écarte de toute religion. Détachement ou plutôt déchirement pénible qui désole des parents adorés et admirés. Malgré les rares traces dans sa correspondance, nous devinons cette douleur plus que nous ne la voyons.

              Élisée est de ceux qui chantent volontiers leurs joies pour en réjouir quiconque les entend, mais farouchement et bienveillamment ces braves enferment leurs souffrances. Sa pensée et ses sentiments envers la famille évoluent aussi. Ou plutôt, après avoir cru penser et sentir ce que la foule croit sentir et penser, son cœur et sa raison parle un jour librement comme dans la monotonie froide de la verdure, s’épanouit, corolle et calice, une fleur ardente. Lors de son premier mariage, il est encore très jeune et ne s’est point posé certaines questions. Il se marie légalement, moutonnièrement, sans éclater de rire devant l’écharpe qui cercle le ventre officiel. De combien de préjugés pourtant il est déjà délivré.

              De ce préjugés des races, par exemple, qui fait encore aujourd’hui dans l’Amérique du Nord tant d’assassins. Il aime et épouse une mulâtresse dont la mère est Sénégalaise de la tribu des Peuls. Après la perte de sa première femme, il ne connaîtra plus que l’union libre. Quand il mariera ses filles, ce sera sans en informer M. le Maire, pas plus que M. le pasteur. Il a compris un jour que toute loi est tyrannique, que “les institutions suffisent pour créer des maîtres” et, autant qu’il le peut, sans danger excessif pour ceux qu’il aime, il échappe aux lois, méprise pratiquement les institutions, rit de l’organisation.

              Dégagé de bonne heure du préjugé des races, il reste longtemps esclave de la vanité nationale. On lui a dit et il répète que la France, patrie de la Révolution, est la créatrice de la liberté et marche à l’avant-garde du progrès. Il mutine encore cette naïveté pendant la guerre de 1870-1871. Quand il pose sa candidature législative, c’est pour soutenir la guerre à outrance. Son patriotisme indigné des incohérences, de faiblesse, des trahisons lui semble-t-il, de la défense de Paris, l’engage dans le mouvement de la Commune. Mais sa pensée ne va pas tarder à s’éveiller et lentement elle évoluera. Au terme de la libération, en 1885, il définit la Patrie : “La solidarité des crimes de nos ancêtres contre d’autres pays, ainsi que des iniquités dont nos gouvernements respectifs se rendirent coupables.”


              Il regarde avec un même écœurement sa France pillarde et colonisatrice ou les autres “États européens se disputant le partage du monde nous rappellent les corbeaux assemblés autour d’un cadavre, chacun emportant son débris.”

              Sur la question du vote, évolution analogue. D’abord, machinalement, il vote, comme tout le troupeau. Quand le problème se pose à son esprit, il continue de voter et, selon un réflexe logique auquel nous avons tous obéi bien souvent, cherche dans le raisonnement une justification de son aveugle habitude. En 1869, il convient que tout politicien est une canaille et qu’il est impossible de faire un choix honnête dans cette racaille. Le vote lui paraît cependant encore une manifestation utile en faveur d’un programme. Plus tard, il comprendra que confier un programme à un traître prévu n’est pas très utile à ce programme.

              Il verra surtout qu’on ne peut ni voter, complice, pour une canaille déjà formée, ni prendre la responsabilité de livrer à l’inévitable corruption un débutant encore honnête, de collaborer ainsi à la dégradation d’un homme et à une trahison ¾ ou comme dit l’euphémiste Briand - à une adaptation future. A 46 ans, il trouve enfin sa vérité. Il se proclame hautement et pour toujours anarchiste.

              Son oeuvre de savant est de tout premier ordre. Certes, on relèverait dans tant de gros volumes quelques erreurs. Mais sa conscience les a rendues rares et le sûr esprit critique qu’il a apporté à l’examen de son énorme documentation. Plus encore que la sûreté de son information et l’étonnante quantité de faits qu’il a su rassembler, ce que nous admirons en lui c’est le sens de la vie et l’intelligence de la complexité des choses; c’est la souplesse et l’ouverture accueillante de la pensée qui presque toujours le protègent contre l’esprit de système; et c’est cette plénitude, ce modèle simple du style qui le font toujours vivant et à la fois précis et scientifique.

              Il ne mérite jamais les reproches qu’il adresse à un de ses contemporains : “La géographie de Cortambert me paraît absolument manquer de tout sentiment de la vie. La terre serait en métal, les villes seraient en papier mâché et les hommes seraient en carton que l’auteur n’aurait pas à changer un mot à son bouquin.” Quoiqu’il ait une méthode, puissamment et souplement synthétique, il méprise, avec quelque exagération dans les mots, tous ceux “qui savent par méthode et non par ardeur enthousiaste.” Il déteste les livres de classe qui “donnent la science, comme faite, achevée, paraphée, approuvée, devenue presque une religion et en train de se changer en superstition.”  C’est, ajoute-t-il, une nourriture morte et qui tue.”

              Lui, au contraire, il est un vivant qui fait vivant et qui enrichit la vie du lecteur. Il n’oublie jamais que la vie est complexité et que son harmonie exige des richesses multiples. “Comme une plante qui va puiser au loin sa nourriture par toutes ses radicelles aussi bien que par les pores de ses feuilles, la géographie doit commencer par tout à la fois : cosmographie, histoire naturelle, histoire, topographie. La nature ambiante est une immense synthèse qui se présente à nous dans tout son infini et non partie par partie... C’est ainsi que l’enfant, se servant de tous ses sens à la fois, apprend peu à peu à reconnaître tout ce qui l’entoure.”

              Ni dans La Géographie Universelle ni dans L’Homme et la Terre, qui est peut-être son chef-d'œuvre, il ne sacrifie jamais au besoin de simplifier et de schématiser. Son art qui se cache suffit à rendre claire et facile la vision synthétique.


              Il répand une abondante lumière sur la vie frémissante, il n’a pas besoin d’appauvrir pour rendre intelligible ou d’arrêter pour permettre de voir. Jamais il ne nous donne la fausseté analytique, partielle et statistique; toujours la vérité synthétique et dynamique, riche, flottante, nuancée comme moire ou gorge de pigeon.  Il est quelques-uns de ses livres que j’aime moins quoique peut-être ils me touchent davantage. Son esprit y a été dupe de son cœur et sa générosité lui a fait sacrifier les nécessités de son esthétique ou de sa nature intellectuelle.

              La synthèse dynamique qu’il nous définissait tout à l’heure exige de l’espace, exige dans l’allure une souriante, une apparemment capricieuse liberté. Elle ne s’accommode pas de la hâte et du resserrement. A un certain moment de sa vie, Élisée Reclus, homme de scrupules, souffre à l’idée que ses livres pleins mais volumineux coûtent cher et que les pauvres, qui sont pourtant les seuls producteurs, auxquels seuls il doit quelque chose, n’ont ni l’argent nécessaire pour les acheter ni le loisir d’aller les étudier dans les bibliothèques. Sa tendresse, penchée sur l’autodidacte, sur l’enfant pauvre, sur l’école aux maigres ressources l’engage à résumer en deux petits volumes à bon marché son admirable travail : La Terre.

              Effort d’autant plus émouvant que cette tendre générosité se manifeste dans la situation la plus malheureuse, quand Élisée Reclus est en prison. Or il ne consent pas à donner aux pauvres moins qu’aux riches; dans l’espace singulièrement rétréci de la chaumière nouvelle il entasse les mêmes richesses que dans le vaste palais d’hier. Trop de choses en trop peu de pages. Ce resserrement rend pénible pour l’homme cultivé, impossible aux autres, la lecture du résumé. L’excès de bonne volonté trahit le dessein. Admirons la bonté morale de la tentative et louons Élisée Reclus d’avoir essayé par bonté une oeuvre impossible.

              Je vous indiquais tout à l’heure la noble évolution d’Élisée Reclus, homme social et sociologue. Dans ce domaine, on ne connaît plus guère, et avec raison, que son attitude définitive et épanouie. Avant 1876, avant l’heure où il se déclare anarchiste, il n’est encore, si l’on ose dire, que sa propre préface. Il a exprimé ses idées sociales dans un beau livre : L’Evolution, la Révolution et l’idéal Anarchique. Il les a résumées dans une brochure au titre plus court : Évolution et Révolution. Et ce résumé-ci est excellent. Instruit sans doute par son demi-échec à resserrer La Terre, il n’a pas essayé, cette fois, de tout dire, n’a conservé que l’essentiel, ce qui lui a permis de rester clair et harmonieux.

              Sur l’évolution et la révolution, il expose une théorie remarquable et qui me paraît contenir une grande part de vérité. Évolution et révolution sont pour lui les deux moments d’un même phénomène. Tout évolution conduit à une révolution. Toute révolution commence avec éclat une évolution nouvelle qui se poursuivra plus ou moins secrètement. Ainsi l’enfant évolue neuf mois aux chaudes ténèbres, puis “avec violence il s’échappe en déchirant son enveloppe et parfois même en tuant sa mère.” Ainsi la semence travaille au sein de la terre puis révolutionnairement perce l’obstacle, jaillit à l’air libre et son évolution future multipliera les semences dont quelques-unes recommenceront le cycle.

              Une autre comparaison séduit peut-être davantage notre géographe : “Qu’un éboulis barre une rivière, les eaux s’amassent peu à peu au-dessus de l’obstacle, et un lac se forme par une lente évolution; puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue d’aval et la chute d’un caillou décidera du cataclysme; le barrage sera violemment emporté et le lac redeviendra rivière. Ainsi aura lieu une petite révolution terrestre.”


              Élisée Reclus croit que nul résultat social ne peut échapper à ce rythme : lente évolution, brusque révolution. Le malheur est que la révolution se produit rarement sans quelque violence. Le problème de la violence, le plus angoissant peut-être de ceux qui inquiètent les hommes réfléchis, s’impose à Élisée Reclus comme à chacun de nous. La solution où il aboutit est voisine de la mienne, mais sur plus d’un détail important je me sépare de lui. L’opprimé a le droit de résister par tous le s moyens à l’oppresseur et “la défense armée d’un droit n’est pas la violence” Disons plutôt que c’est une violence légitime en droit. Mais supprimer un oppresseur est-ce supprimer une oppression ?

              Problème différent, plus difficile à résoudre. Lorsque je l’ai examiné dans Le Sphinx Rouge, j’ai fait soutenir les deux thèses contraires par deux personnages d’une noblesse égale à d’une égale intelligence, Sébastien et Gustave de Ribiès. Pourtant le lecteur sent bien que ma réponse est la réponse abstentionniste de Sébastien. Élisée Reclus donnerait plutôt raison à mon Gustave. Un ami tolstoïen lui cite la légende de Bouddha se laissant manger par un pauvre tigre affamé. Élisée réplique : “Je comprends cet apologue. Mais les Bouddhistes ne nous racontent pas si, voyant un jour un tigre se précipiter sur un enfant pour le dévorer, il laissa faire aussi. Pour moi, je crois que ce jour-là Bouddha tua le tigre.” Je le crois aussi. Mais je demande à voir le tigre et je ne consens pas à tirer naïvement sur un acteur revêtu d’une peau féroce.

              Dans la société, le tigre est-ce tel oppresseur que voient mes yeux, patron, gouvernant, général, ou est-ce l’organisation sociale ? Le meurtre d’un patron supprime-t-il le tigre patronat ? Tuer un général est-ce tuer le tigre armée ? Faire disparaître un gouvernant est-ce dissiper le tigre gouvernement ? Décidément, la comparaison est un peu trop boiteuse et le tigre social ne se tue pas à coup de fusil.

              Même sur ce point la pensée équilibrée et inquiète d’Élisée Reclus diffère moins qu’on ne croirait d’abord de la pensée héroïquement hardie de Tolstoï. Remarquons qu’il condamne sans réserve : “l’idée de vengeance si peu scientifique, stérile.” Ce n’est guère que théoriquement qu’il reconnaît (et quel homme sincère désavouerait la théorie ?) que “tout opprimé, tout malheureux, tout homme privé de soleil et d’air, de liberté ou d’étude, tout être lésé dans son existence et dans son droit, tous ont droit à lever la main contre l’oppresseur.” Il écrit encore au même correspondant (Henri Roorda van Eysingen) : “Je ne nie pas que tout homme lésé a droit de lever la main contre la société mauvaise. Il n‘y a pas de doute à cet égard.” 

              Mais dès que nous sortons de la théorie et de l’absolu : “pareille révolte n’a que la valeur d’un fait divers. Pour que la révolte m’intéresse, il faut qu’elle ait un caractère mondial, dirai-je, qu’elle soit faite pour le bonheur du genre humain.” La vraie question est donc de savoir si la violence est jamais utile au genre humain. Les cas où Élisée Reclus répondra autrement que Tolstoï seront assez rares. Justifiant théoriquement, mais méprisant dans la pratique tout violence individuelle, il semble n’admettre comme efficace que la violence massive et révolutionnaire. Ainsi écrit-il et parle-t-il  sans hésitation jusqu’en 1892. A ce moment, les événements posent le problème de façon actuelle, concrète, brutale et Élisée Reclus se manifeste d’abord fort déchiré.


              Des bombes ont été déposées on ne sait encore par qui chez un magistrat, assassin, comme beaucoup de magistrats, par procuration. On demande à Élisée Reclus ce qu’il pense de ce geste anarchiste. Il répond, presque avec humeur : “Ni vous ni moi ne connaissons les auteurs de ces faits et nous savons seulement qu’ils ne peuvent nous profiter tandis qu’ils profitent admirablement à la police et à ses chefs... Est-ce une raison pour dire que le fait vient de ces gens ? Non, puisque nous n’avons point de preuves, mais on n’a point de preuves non plus contre les groupes anarchistes.

              Et il concluait : “Si vos questions se rapportent à des anarchistes conscients, à des anarchistes qui pèsent leurs paroles et leurs actes, qui se sentent responsables de leur conduite envers l’humanité tout entière, il va sans dire que les fantaisies explosives ne sauraient leur être imputées.”

              Quand on connaît l’auteur des “fantaisies explosives”, quand on sait que ce Ravachol se réclame des doctrines anarchistes, Reclus admire “le haut caractère” de l’homme, “héros d’une magnanimité peu commune” et “très grande figure”. Mais à une correspondante qui approuve joyeusement, il écrit ces paroles équilibrées :


              “Je considère toute révolte contre l’oppresseur comme un acte bon et juste... Mais dire que les moyens violents sont les seuls réellement sérieux, oh ! non; autant dire que la colère est le plus sérieux des raisonnements.” Et il condamne pratiquement “la violence impulsive.” La naïve “ne voit que le but; elle se précipite à la justice par l’injustice; elle voit “rouge”, c’est-à-dire que l’œil à perdu sa clarté.” La violence révolutionnaire elle-même, Élisée Reclus la croit rarement nécessaire, rarement efficace. Ne l’oublions pas, “la physiologie, l’histoire sont là pour nous montrer qu’il est des évolutions qui s’appellent décadence et des révolutions qui sont la mort.”

              Aucune des révolutions que nous rencontrons dans l’histoire n’obtient de lui une sympathie sans réserve. Aucune “n’a été complètement spontanée, et c’est pour cela qu’aucune n’a complètement triomphé. Tous ces grands mouvements, sans exception, ont été plus ou moins dirigés et, par conséquent, ils n’ont réussi que pour les directeurs. Ils n’ont fait que changer les institutions et le nom de la servitude, car des institutions suffisent pour créer des maîtres.” Pour que la révolution soit enfin efficace, gardons-nous de la hâter par des actes de violence ou par la prédication de la violence. Éveillons les cœurs et les esprits. C’est le seul moyen de préparer le mouvement spontané, le seul vraiment utile, le seul qui n’amène ni réaction ni dictature.

              D’accord. Mais, lorsque les consciences seront suffisamment révolutionnaires, le changement extérieur, rayonnement de notre beauté intérieure, exigera-t-il encore la violence ? Je ne le crois pas. Et ce dont je suis certain, c’est que la violence, tant qu’elle paraît nécessaire, reste impuissante. La violence disciplinée est infiniment plus forte que la violence inorganisée et un petit nombre de flics suffit à vaincre une foule. Si cette foule veut triompher de la petite troupe, elle est obligée de se discipliner comme les agents, d’obéir comme eux à des chefs. La “violence impulsive”, à la naïveté de se précipiter à la justice par l’injustice.
     
              La violence révolutionnaire, quand elle semble réussir, a eu la stupidité de courir à la liberté par la servitude. Le moyen a détruit le but. Qu’aurait pensée Élisée Reclus des événements russes ? J’écarte volontiers de telles questions et je n’enrégimente pas les morts. Je ne tire pas de leur passé des conclusions sur un présent qu’ils ignorent.

              Par trop de cas vérifiables, j’ai appris que les conclusions que je tire de leurs prémisses ne sont pas toujours celles qu’ils en tireraient eux-mêmes. Chaque problème à son individualité. Devant un concret imprévu, nous savons rarement quelle réaction se produira chez autrui. Bienheureux qui peut prévoir ses propres réactions. Ne faisons donc point parler ceux qui ne sont plus en état de protester. Quelle attitude  aurait-il eue pendant la guerre ? Quand je vois son ami Jean Grave approuver les combattants, je suis averti de la complexité des hommes et qu’il est impossible de leur prêter une réponse aux problèmes particuliers que les circonstances leur ont épargnés.

              Élisée Reclus croit-il au progrès ? Qu’on me demande si j’y crois moi-même, et ma réponse incertaine penchera, je l’avoue, dans un sens ou dans l’autre, suivant la beauté de jour ou sa tristesse, suivant mes propres dispositions d’esprit, suivant celles de l’interrogeant et la façon dont l’interrogation sera faite.

              Il me semble qu’Élisée Reclus varie aussi. Dans ses livres et dans ses paroles publiques il croit au Progrès un peu plus que dans sa correspondance. Dès qu’il a affaire à un public nombreux et déterminé, sa bonté l’engage à donner plus d’espoir qu’il n’en aurait dans la méditation solitaire et muette. Le phénomène est intéressant parce que nous avons affaire au plus sincère des hommes. D’ordinaire, il dit une chose parce qu’il la croit; ici, il lui arrive de croire parce qu’il dit.

              En 1875, il écrit à Bakounine : “Il y a longtemps que je ne crois plus à la fatalité du progrès.” Bien souvent, dans ses lettres, on trouve des formules analogues à celle-ci : “Je suis loin de croire au Progrès, comme à un axiome.” Il écrit à un ami : “Si je pouvais te rendre le courage en te disant que nous triompherons un jour, que la conscience de la justice se développera chez tous les hommes, que nous deviendrons des égaux et des frères, je le ferais avec plaisir, mais...” Et il constate, stoïque, qu’il faut lutter même sans espoir : “C’est une question de conscience, non une question d’espérance.” Ce qui importe, ce n’est pas de réussir, c’est de rester malgré tout “les interprètes de la voix intérieure.”

              Dès 1859, il écrivait à sa sœur Louise : “Chacun de nous n’est autre chose qu’un milliardième de l’humanité tout entière; notre action individuelle sur cette énorme masse sera donc bien minime.” Mais, loin de déplorer son impuissance, il s’en réjouit héroïquement : “Nous aurons d’autant plus la satisfaction d’avoir fait notre devoir que nous l’aurons accompli par amour de la justice et que la joie du triomphe y sera rarement pour quelque chose.”

              Bakounine appréciait à leur valeur ceux qu’il appelait “les deux frères Reclus.” Il y avait d’autres frères Reclus et tous étaient des hommes remarquables. Après les deux aînés Élie et Élisée, le plus connu est Onésime, géographe passionnant, plein de visions et de rêves, au style vivant, sursautant, un peu trop gascon peut-être, et qui contraste singulièrement avec la grâce apaisée du style d’Élisée.

              Bakounine proclamait les deux aînés : “Les hommes les plus religieusement dévoués à leurs principes que j’ai rencontrés dans ma vie.” Il constatait : “On peut être profondément religieux tout en  professant l’athéisme.” Il ajoutait et il appuyait sur ce point : “Ce sont par excellence des hommes de devoir.” Les mots “devoir” et “conscience” se rencontrent fréquemment sous la plume d’Élisée. Quelques-uns le lui reprochent comme un reste de son éducation protestante. Mais peut-être le besoin de dénigrement sévit-il dans les milieux libertaires comme dans les autres milieux.

              On a reproché à Élisée Reclus jusqu’à sa générosité. Un journal raillait un peu bassement, ces jours derniers cet homme dont la main droite ne savait jamais ce que donnait la main gauche. Il m’arrive d’admirer quand certains anarchistes blaguent et il m’arrive de rougir de leur blague. Quant aux traces de protestantisme, certains les découvrent bien facilement. Ils ne peuvent comprendre qu’un homme aussi réalisé qu’Élisée Reclus a surmonté son éducation même s’il en utilise toujours quelques éléments. Des malins bien naïfs croient expliquer et réfuter la Critique de la Raison Pure et la Critique de la Raison Pratique en remarquant que leur auteur était protestant ou en constatant gravement que Kant est allemand.

              Quelque éducation que je suppose à Élisée Reclus, sa puissance individuelle l’en dégagera, le conduira aux même pensées, aux même sentiments, les exprimera à peu près dans les mêmes termes, tout à fait par les mêmes gestes et les mêmes abstentions. Moi non plus, je n’aime pas beaucoup le mot “devoir” et, si j’emploie le mot “conscience”, c’est en lui donnant peut-être un sens un peu particulier. Mais autant je refuse de me laisser imposer un vocabulaire, autant j’évite d’imposer le mien. Je ne chicane sur les mots nul être de bonne volonté : Ce qu’on appelle querelle de mots va souvent plus loin qu’on ne croit, attaque le centre même de l’individu et ses nécessités vitales.

              Je combat l’idée du devoir chez quiconque parle tyranniquement. A celui-là je dis : “Je ne me reconnais aucune dette si je ne l’ai contractée librement.” Je brise le bâtons dont il veut me frapper. Je respecte le bâton sur quoi s’appuie le marcheur de bonne volonté.

              La plupart de ceux qui parlent de devoir mérite notre rire et notre mépris parce que comme leur a dit à peu près Jésus - ils nous engagent à jeter sur nos épaules de lourds fardeaux arbitraires qu’eux-mêmes ne touchent pas du petit doigt. Mais celui qui, comme Élisée Reclus, parle volontiers de ses devoirs et non des devoirs d’autrui, celui qui exige beaucoup de lui-même et reste indulgent aux autres, comment ne l’aimerions-nous pas ?

              Quant à la conscience, je donne ce nom à l’accord de mon cœur et de ma raison, seul critérium de ma vérité éthique. Élisée Reclus n’a pas fait cette analyse dans la lumière. Le duo qui me conseille doucement, il l’entend comme une voix unique et impérieuse. Qu’importe ! Sa conscience est toujours un bel équilibre et sa raison même nous parle avec un accent qui vient du cœur.

              Le 8 juillet 1882, il écrit à Richard Heath ces paroles remarquables : “Entre hommes et animaux, comme ente les hommes eux-mêmes, la justice ne peut naître que de l’amitié.” Vingt-deux ans plus tard, vers la fin de sa vieillesse écrasée, une correspondante croit découvrir dans quelques pages anciennes du mépris pour l’humanité. Élisée Reclus proteste. Il est trop éclairé et trop sincère pour ignorer ce qu’il y a eu de flottant et de balancé dans ses sentiments., mais les oscillations diverses me ramenaient toujours au centre de gravité qui était ‘la violente amour des hommes.”

              Puis il s’inquiète et explique : “Quant à mes premières pages de L’Histoire d’une Montagne, je me demande si au fond elles n’ont pas un défaut, le manque de sincérité. Autant qu’il m’en souvienne, j’étais alors en prison et, de plus, je sentais autour de moi le mur épais, presque impénétrable de la haine, de l’aversion du monde entier contre la Commune et les Communards. Peut-être que je me suis raidi et que ce mouvement a combattu ma véritable nature.”


              Ainsi il appelle “manque de sincérité” ce que nous appellerions la sincérité du moment. Tout ce qui, venu de lui, n’exprime pas son fonds et son rayonnement d’amour, il le nie amoureusement. Exemple singulier ! N’y a-t-il pas des heures où l’effort et le raidissement peuvent seuls dire la beauté offensée de notre nature ?... O noblesse redressée ! Je vous citais, tout à l’heure ces paroles écrites de sa prison : “Je me dois à moi-même d’être d’autant plus fier que le sort m’a plus frappé.” 

              Cette fierté dédaigneuse devant la tyrannie n’empêche point la douceur et la générosité penchées sur les compagnons d’infortune. J’ai indiqué comment il instruisait les ignorants. Tous les témoignages nous le montrent soutenant de sa force les faiblesses ployées, partageant le peu qu’il a avec ceux qui manquent.

              Admirable équilibre et en mouvement; et où “le mouvement qui déplace les lignes” multiplie les beautés vivantes. Sa richesse ne se dépense pas tout entière à l’attitude défensive ou à se donner aux camarades. Se tenir debout sous les chocs et répandre son amour ne lui suffit point. Il sait encore garder la pleine santé du cœur et de l’esprit. Jusqu’au font des casemates, il porte aux lèvres cette fleur paradoxale de la bonne conscience, la gaîté.

              Parce qu’il faut amour; parce que ce qui en lui ne paraît pas amour n’est que l’effort qui empêche de faire tomber son ivresse et sa titubation amoureuses, il mérité tout notre amour. Toute notre admiration aussi. Avec ou sans espérance, dans la douce tiédeur des affections proches ou enveloppé de haine, d’oppressions et de souffles glacés, il a toujours été lui-même, il a toujours été - sourire austère et profond ou choc irrité contre l’obstacle et le refus, - le rayonnement de son cœur.


                                                                       HAN RYNER

                   


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  •                                         LA BRUTE PROLIFIQUE

              Selon Stuart Mill, il faut s’attendre à de bien petits progrès dans les mœurs “tant que la production de familles nombreuses ne sera pas regardée avec le même sentiment qu’on applique à l’ivresse ou à tout autre excès physique.” Il n’est pas de condamnation plus méprisante de la passion particulière : la brute prolifique, que ce jugement du philosophe anglais.


              Mais c’est justice et raison de sa part que de l’avoir formulé. Le tempérament se détourne de l’alcoolique avec un dégoût très compréhensible. Cependant, lorsqu’il ne s’adonne pas à la procréation ou qu’il ne se livre à aucune brutalité, l’alcoolique ne fait de tort qu’à lui-même. La brute prolifique, elle, fait toujours du mal à sa compagne et à ses enfants; ainsi qu’un certain nombre d’individus, appauvris par la concurrence que sa prolificité apporte sur le marché du travail, c’est-à-dire dans la demande d’une nourriture limitée.


              Boycottons donc énergiquement cet être éminemment nuisible, d’autant plus nuisible qu’il est plus pauvre. Pas de pitié envers qui n’a pas de pitié; nulle bonté à l’égard de ce qui est un principe de souffrance. Il est urgent pour tout individualiste, pour tout néo-malthusien, pour tout homme ou femme conscient de son intérêt, matériel et moral, d’adopter cette attitude de défense.


              Boycottage moral : Abreuvez la brute prolifique - qui se trouve toujours, sauf rarissimes exceptions, dans le bien dénommé prolétariat (classe de faiseurs d’enfants) - d’un mépris correspondant au culte que lui sert, hypocritement d’ailleurs, la bourgeoisie, du règne de laquelle sa bestialité est un pilier, à l’égal de l’alcoolisme, de l’ignorance et de la religiosité. Qu’on ne lui laisse pas ignorer le caractère de sa sale besogne ! Pas de camaraderie avec ce saboteur de la vie, avec ce “jaune” de l’humanité.


              Boycottage matériel : Pas un sou à la famille nombreuse. C’est trop de ce qu’elle vous coûte, par répercussion, contre votre volonté. Que la brute prolifique s’adresse à ses commanditaires naturels : les exploiteurs de chair à travail et à canon; et que ses victimes immédiates : femme et enfants, lorsqu’elles auront conscience de la souffrance qu’il leur a infligée pour son plaisir, invoquent directement un jour sa responsabilité.


              Il faut abandonner cette tendance, née du christianisme d’esclavage, à considérer les pauvres comme des êtres intéressants a priori; ils ne le sont pas plus que les riches ne sont respectables a priori. Lorsqu’il est avéré qu’un homme, bien qu’il en ait eu à sa disposition le moyen, (moyen nécessitant un effort pour être mis en oeuvre, mais où est la vie sans effort, sans lutte ?) ne s’est pas libéré d’une chaîne qui l’attache à la servitude. Il est indigne de sympathie. Ce n’est pas en se répandant en jérémiades et en aumônes qu’on donnera jamais de la force aux faibles; mieux vaut les abandonner à leur sort, et ce à plus forte raison s’ils font de leurs chaînes vos entraves à vous, révoltés, dignes de la liberté et de la joie.


              Certes, le bourgeois à une grande part de responsabilité dans la surpopulation, qu’il entretient par l’éducation morale mensongère, le non-enseignement des vérités sexuelles, la propagation du préjugé selon lequel les familles nombreuses feraient toujours la richesse de la collectivité à laquelle elles appartiennent, les mesures législatives et administratives en leur faveur, etc. A la vérité, le bourgeois est, ce faisant, dans le rôle que lui assigne l’intérêt économique de sa classe.

              Ne parlons pas de son intérêt moral : il ignore de telles préoccupations. Mais il ne faut pas oublier - ou l’omet trop souvent - la responsabilité personnelle de l’homme prolifique lui-même, qui fait, par ses comportements de brute, son propre malheur, celui de sa famille, et aussi celui des autres, à l’encontre de la liberté desquels lui et ses pareils constituent un pesant déterminisme. Oui, boycotter la brute prolifique, vous, les conscients, qui supportez les conséquences de ses méfaits.


              Mais, pour pouvoir justement agir envers un individu ou une catégorie d’individus, il faut les connaître. Or, on n’a pas encore tenté l’analyse de la mentalité de la brute prolifique. C’est pourtant, dans sa diversité ¾ car si le même objet les satisfait, les brutes prolifiques n’obéissent pas toutes aux mêmes suggestions - une bien curieuse psychologie. Je vais esquisser ici, après quoi, j’en suis persuadé, chacun de ceux qui ont vaincu en eux le vieil ancêtre des cavernes se dira, comme moi-même : “Tu peux mépriser cet homme avec tranquillité.”


              J’ai découvert une cause - le patriotisme - censée déterminer et cinq causes ¾ l’inconscience, le masculinisme, la jalousie, le sadisme, l’esprit de lucre ¾ déterminant effectivement la prolificité des brutes. A tout seigneur tout honneur. Commençons par ce qu’il y aurait de plus élevé sur cette basse échelle, par le type religieux : la brute prolifique par patriotisme.


              Ne le trouvez-vous pas digne d’être livré aux humoristes, ce bon citoyen qui engrosse perpétuellement sa femme pour donner des soldats et des moules à soldats à sa patrie ? Vous n’en avez jamais rencontré aucun exemplaire dans la vie, n’est-ce pas ? Les bourgeois en parlent toujours, mais ils ne le montrent jamais - et pour cause - Ce n’est d’abord pas chez eux qu’il figurerait ! Et s’il se trouvait quelque part, le plus grand service que vous pourriez lui rendre serait de le conduire à Sainte-Anne : il serait justiciable de la douche !


              Et pourtant, théoriquement, il n’existe que ce type-là; c’est à lui seul que s’adressent nos prostitués journalistiques. Autrement dit, lorsque les valets de plume à la solde des bourgeois félicitent l’animal sans raison, la brute qui a fourni beaucoup de chair à travail et à canon à leurs maîtres, ils mettent cela au compte de son patriotisme et c’est au nom de ce sentiment qu’ils exhortent les autres prolétaires à l’imiter.


              En réalité, le reproducteur patriote est un mythe, un “lieu commun” de politicien, un “cliché” de journaleux. ‘est un type fictif qu’utilise Tartufe pour les besoins de sa cause. Cette fiction permet, d’une part au bourgeois de demander décemment aux brutes de donner libre cours à leurs instincts; ¾ d’autre part, à la brute prolifique de justifier la multiplicité de sa géniture lorsque, appartenant à l’un des cinq types réels  que nous allons examiner, cette brute l’a mise au monde ou plutôt l’y a fait mettre par sa pitoyable compagne ¾ sa femme.


              Comme les individus savent qu’on ne se nourrit pas d’idéal, les arguments religieux ne parviennent pas à les déterminer; ceux qui se livrent à la prolificité sont déterminés par de toutes autres causes. Mais peu importe aux bourgeois et aux prêtres de la religion patriotique, pourvu qu’on “marche”, fût-ce suivant les mobiles les plus ignobles : l’idéal est le pavillon qui couvre la marchandise. Enterrons donc une fois pour toutes le reproducteur patriote - avec un linceul tricolore. Et voyons par quoi sont mus les individus de chacun des cinq types réels de brute prolifique.


              La brute prolifique par inconscience est le type le plus répandu et celui sur lequel les dirigeants comptent le plus pour leur donner le bétail humain nécessaire au maintien de leurs privilèges. Qu’importent à cet inconscient les conséquences de ses actes ! Incapable de les prévoir, il ne s’en soucie pas. Au surplus, des enfants, il n’en désire pas : chaque fois que sa femme est enceinte. Il l’ “engueule” - pour employer son langage. Mais, dépourvu de toute volonté, cet aboulique est devant le sexe comme l’alcoolique devant son “pernod”

              D’ailleurs, il fait généralement marche de pair les deux “sports” : ses rejetons sont des “enfants du samedi.” Parlez-lui du consentement de la femme à la maternité, de raison et de bonté : le crétin vous rira au nez. Ces idées et ces sentiments lui sont étrangers. Selon lui, la femme a été créée par la nature pour le plaisir de l’homme. Il use de la sienne, il lui fait des enfants : quoi de plus naturel ? On dit qu’il en abuse : mais où commence l’abus ? Et puis, on n’est pas sur terre pour s’embêter : lui, il n’a que ce plaisir-là - et le “pernod” Et puis, est-ce que ça regarde les autres, ces affaires-là ? Et le mur de la vie privée ! Et puis il est le maître, enfin... et puis...  on ne raisonne pas avec une brute.

              Vous avez rencontré la brute prolifique par masculinisme les dimanches et jours de fête. Notre homme faisait la roue en traînant un, deux ou trois gosses et en promenant une femme au visage hâve et au ventre proéminent ¾ sa femme. A la foule, qu’il jugeait devoir être forcément admirative, il semblait dire : “C’est moi qui ai fait ça ! Je suis un mâle, moi; je suis bon à quelque chose !”


              Car cet imbécile d’une vanité spéciale éprouve impérieusement le besoin de montrer à sa femme et à l’univers qu’il est “bon à quelque chose”, suivant l’expression populaire, commune à certains mâles et aux femelles subjuguées par le pouvoir fécondant de certains génitoires. C’est son mérite, à lui ! Il n’a que celui-là, mais il l’a, et il en éprouve une certaine fierté. Chacun, sans doute, n’en pourrait dire autant, puisqu’il en est qui ne se montrent “bons à rien.”


              Pourtant - quelle audace ! - il est parfois une femme qui regimbe contre ses prétentions; il n’a pu la convaincre que c’est son lot d’être, comme dit Alfred Naquet, une “jument poulinière.” Mais sa violence ou sa ruse aura raison d’elle. Car il est le maître lui aussi, et il le prouve. Heureuses parmi les femmes affligées d’un masculiniste celles sur qui leur conjoint se bornera à ne faire que deux ou trois fois l’expérience qu’il est “bon à quelque chose.”

              Mais habituellement, il ne s’arrête pas là. La nature n’a-t-elle pas créé la femme pour que l’homme lui fasse des enfants ? Il n’y a que ceux qui ne sont “bons à rien” qui ne lui en font pas. Il sera donc toute sa vie “bon à quelque chose” et à ça seulement, c’est-à-dire à engendrer de la souffrance. Alors que les autres s’en foutent, la brute prolifique par jalousie “aime” sa femme - sa propriété. Mais son amour ressemble à celui que le phylloxéra éprouve pour la vigne...


              La mentalité de cet être qui détruit lentement, mais sûrement, et fait souffrir celle qu’il “aime” est stupéfiante. Maupassant, dans l’Inutile Beauté, a évoqué d’une manière saisissante cette manifestation épouvantable de la jalousie masculine. Mais si la littérature naturaliste s’en est emparée, c’est que la vie en offre des exemples. Le témoignage du général Toutée, auteur de projets particulièrement machiavéliques en faveur des brutes prolifiques et grand repopulateur - pratiquant, celui-là, mais on va connaître son motif de derrière la tête, qui n’a rien de patriotique - constitue un précieux document humain à l’appui de notre thèse.

              N’a-t-il pas fit un jour que pour “tenir” une femme, il fallait qu’elle fût toujours enceinte ou nourrice ? En août 1908, lors de la fameuse enquête de l’Intransigeant sur la natalité dans les classes dirigeantes (1) (Il n’était alors que colonel) il avait 6 enfants vivants : en ne tablant que sur ceux-ci, à raison de 9 mois de gestation et 2 ans d’allaitement pour chacun, on obtient 180 mois ou 15 années d’esclavage féminin...


              Amour ! Amour !....


              Le général Toutée eut d’ailleurs un illustre prédécesseur, théorique il est vrai, mais c’est bien suffisant. Dans la Physiologie du Mariage, livre qui, sous une apparence de plaisanterie, est un traité de l’esclavagisme sexuel, Balzac écrit à ce même propos :


              “La Providence n’a oublié personne... vous devez bien penser qu’elle n’a pas laissé un mari sans épée; or, le moment est venu de tirer la vôtre. Vous avez dû exiger, en vous mariant, que votre femme nourrirait ses enfants : alors, jetez-là dans les embarras et les soins d’une grossesse ou d’une nourriture, vous reculerez ainsi le danger au moins d’un an ou deux. Une femme occupée à mettre au monde et à nourrir un marmot n’a réellement pas le temps de songer à un amant, outre qu’elle est, avant et après sa couche, hors d’état de se présenter dans le monde....

             Six mois après son accouchement et quand l’enfant a bien tété, à peine une femme commence-t-elle à pouvoir jouir de sa fraîcheur et de sa liberté. Si votre femme n’a pas nourri son premier enfant, vous avez trop d’esprit pour ne pas tirer de cette circonstance et lui faire désirer de nourrir celui qu’elle porte. Vous lui lisez l’ Émile de Jean-Jacques, vous enflammez son imagination par les devoirs des mères, vous exaltez son moral, etc.” (2) Je dis “partiellement”, car les pratiques dont il condimentait sa manie proliférante nous montrent en lui l’exemple vivant d’un autre type de brute prolifique : celle qui agit par sadisme.


              De la brute prolifique par sadisme, qui, parmi les personnes douées de quelque faculté d’investigation psychologique, n’a reconnu quelques exemplaires au cours de son existence ? On en rencontre plus fréquemment que ne le pensent les âmes simples. “L’homme est caverneusement mauvais”, a dit un jour Zo d’Axa. C’est une boutade, mais elle exprime une terrible réalité secrète. Il est de nombreux hommes en qui revit, à des heures troubles, l’ancestral anthropoïde capable des pires actions.


              Le docteur Joanny Roux l’atteste : “... C’est encore en vertu du même sentiment (de la propriété) que l’amour est volontiers tyrannique; il s’affirme par l’autorité imposée. Par des transitions insensibles, ce plaisir de la conquête et de la possession nous conduit sur un terrain pathologique, au sadisme.... Si les plaisirs partagés ou donnés sont nos titres de propriété, l’autorité acceptée, la souffrance subie en sont le signe. Et ceci nous explique pourquoi, dans l’histoire des sadiques, on trouve assez souvent ce fait, en apparence paradoxal, qu’ils cherchent presque tous, et souvent dans le même moment, à donner de la jouissance et de la souffrance.” (3)


              La plus vile des brutes prolifiques, c’est celle qu’impulse l’esprit de lucre. Dans les actes sexuels de cet être, il y a un calcul, et d’une nature particulièrement abjecte : quelque chose d’analogue au fait du paysan qui mène sa vache au taureau pour qu’elle lui rapporte un veau et du lait dont il tirera de l’argent. Mais au moins ce paysan ne prétend pas aimer sa vache et ce n’est pas lui le taureau ! Les bourgeois comptent beaucoup sur ce congénère pauvre qui leur ressemble comme un frère : toutes les mesures onéreuses dont discutent nos repopulateurs sont les appâts destinés à multiplier la brute prolifique par esprit de lucre.


              Chaque fois que cet être ignoble fait un enfant à sa femme (c’est un enfant voulu, celui-là, mais comment !) il escompte tous les profits qu’il tirera de sa géniture, tous les secours qu’il pourra mendier des Rothschild et autres “philanthropes”, toutes les miettes de la table des bourgeois dont ils se nourriront lui et les siens, toutes les “indemnités” qu’il pourra extorquer à la collectivité, toutes les primes que lui paieront ces sociétés d’assurances sur la natalité qui poussent, champignons vénéneux, sur le fumier capitaliste. Ah ! le métier nourrit son homme, à tel point que ¾ j’en ai connu plusieurs ¾ d’aucunes, parmi ces brutes prolifiques, ne font rien d’autre que ça. Leur unique travail est la reproduction.


              Si le fabricant de chair humaine a réussi à engrosser sa femme sans interruption et à lui faire donner un enfant chaque année, comme y incite criminellement la société d’assurances mutuelles “L’Avenir Familial” - criminellement, entre autres raisons, d’abord parce que la femme risque fort de succomber sous la spéculation de son ignoble mari, et ensuite parce que les enfants sont ensuite forcément privés du lait maternel ¾ après treize ans de ce régime, quand ce ne sera pas moins, il pourra commencer à tirer des fruits de son élevage des profits qui iront en s’amplifiant toujours.

              Il livrera aux capitalistes cette jeune chair à travail. Que la machine en estropie d’aucuns, c’est de médiocre importance : la loi sur les accidents de travail est là pour un coup. Qu’elle en tue un, c’est une perte; cependant il y aura là encore une forte somme à toucher. Qu’on usine les anémie et les conduise à la tuberculose, ce ne sera regrettable que s’ils meurent avant d’avoir suffisamment “rapporté” Vivre grassement des bénéfices de l’ “amour”, voilà son idéal ! Sainte famille de poétaillons, des vertuistes, des repopulateurs et des brutes prolifiques, où le petit-fils naît quand la grand-mère accouche d’un oncle du petit-fils, où l’on est huit ou dix à danser devant le buffet, tu apparais comme quelque chose de bien laid !


              Car elle résume à çà, la famille nombreuse : le père, une brute jouisseuse et bassement égoïste; la mère, une victime, mais aussi un être veule, qui subit sans se révolter; les enfants, ces autres victimes, des accidents, fruits du hasard ou de la fatalité ou des objets de rapport. Combien plus noble est notre famille néo-malthusienne, où la paternité est consciente, la maternité consentie et l’enfant voulue !

                                                Manuel DEVALDES Avril 1914.


    (1) L’Intransigeant, 2, 3, 5, 10, 19 et 28 août 1908.
    (2) Ce savoureux et caetera est de Balzac.
    (3) Dr Joanny Roux, Psychologie de l’Instinct sexuel.


    LA GUERRE DANS L’ACTE SEXUEL

              Nous savons que la guerre a pour cause primordiale la surpopulation. Un nouvel objet s’offre, en conséquence, à notre esprit d’investigation dans la recherche de la cause profonde de la guerre : la cause profonde de la surpopulation.


              Naturellement, la surpopulation résulte, d’une part, de la fécondité de la femme, qui se traduit par la capacité de reproduction de l’espèce humaine en progression géométrique; d’autre part, de ce que la progression de la multiplication de la nourriture est beaucoup plus lente, d’où naît le déséquilibre entre la population et les subsistances ¾ situation biologique génératrice de guerre. Mais ce n’est pas là pénétrer assez profondément dans l’étude des causes de la surpopulation. Si l’on en reste à cette étape, on n’assiste encore qu’à un phénomène superficiel. Il faut, pour atteindre la réalité, descendre jusqu’à la mentalité de l’homme, pénétrer dans le domaine de la psychologie. Il faut procéder à l’analyse psychologique de la sexualité dans l’humanité, et plus spécialement dans la masculinité.


              Nous distinguerons dans la vie sexuelle deux fonctions : la fonction voluptuaire et la fonction génésique (1) Car il est bien évident que, dans l’esprit de l’être humain, ces deux fonctions sont généralement indépendantes. Autrement dit, ce n’est qu’exceptionnellement que l’homme et la femme ont en vue, lorsqu’ils ont des rapports sexuels, un dessein génésique. Leur seul but est, d’ordinaire, d’éprouver de la volupté. Comme l’a fait remarquer le Dr Charles Letourneau dans sa Psychologie des Passions, ils éprouvent le besoin de la volupté, non le besoin de la procréation. Cependant, physiologiquement, ces deux fonctions sont liées, et elles le demeurent pour autant que les deux partenaires laissent la nature suivre son cours (2)


              Il est donc faux qu’à la base des rapports sexuels se trouve, comme le dit le sociologue O. Lemarié (3) l’ “instinct génésique” qui porterait nécessairement le couple humain à se reproduire. L’ “impérieuse exigence de la perpétuation”, le “besoin fondamental de perpétuation de l’espèce” dont il fait état, lui et ses pareils, sont, en généralisant comme il le fait et hors le cas, d’ailleurs sujet à discussion et interprétations diverses, de l’enfant voulu, de purs mythes. Il est possible qu’un moraliste, se plaçant à un point de vue finaliste, juge bon de faire cette assertion, quoiqu’il la sache pertinemment fausse, ne serait-ce que grâce au critérium de sa propre conduite; mais la vérité est exactement l’opposé.


              Ce qu’il y a, en réalité, à la base de l’acte sexuel, c’est le désir particulièrement puissant du mâle de jouir d’un autre être de sexe différent, du sexe complémentaire ¾ pour n’envisager ici que la norme. Une preuve de non-finalisme en cette affaire, c’est, entre autres, que cette même volupté peut-être recherchée, et obtenue, avec un individu du même sexe - ce qui exclut, cela va sans dire, toute idée de génération, d’abord, et, ensuite, de finalité universelle. La fin recherchée dans l’acte sexuel - fin humaine, non plus fin “divine” - c’est la pure et simple volupté, cette volupté dont certains finalistes font un “piège” au service du “dessein” du “Créateur.” En un mot, il y a un instinct sexuel, il n’y a pas d’instinct génésique.


              A l’œuvre donc, dans la sexualité du mâle, se trouve ce désir égoïste de satisfaction physique, le plus souvent manifesté sans souci de ce qu’en pourront être les conséquences pour la partenaire. Pour éprouver un plaisir intense d’une minute, un homme n’hésite pas à imposer à une femme un fardeau physiologique d’une durée de neuf mois et à mettre la vie de cette femme “aimée” en danger. L’égoïsme, en ce cas, est flagrant. Il est à la souche de l’activité sexuelle masculine. Une éducation sexuelle intégrale (4) mettrait cette réalité en lumière; mais, pour maintes raisons diverssements intéressées, les mâles n’en veulent pas, surtout pour les femmes.

              Quant à ces dernières, qu’une éducation de ce genre pourrait libérer de beaucoup de maux, elles n’en veulent pas non plus (5) ¾ a-t-on jamais vu une féministe, sauf peut-être Nelly Roussel et une ou deux de ses semblables, la réclamer ? ¾ mais c’est parce que leur intelligence est atrophiée par les idées que leur inculque la société masculiniste (6)


              En outre, si l’on poursuit l‘analyse, on découvre dans la sexualité du mâle une impulsion violente : de l’agressivité; puis de la cruauté; enfin une volonté de domination qui exige non seulement l’exclusivité dans la possession de la femme, dans l’usage de son corps, d’où naît la jalousie, mais encore l’obéissance de l’esclavage donnant le témoignage constant de l’adoration du maître.


              Il est a remarquer que ces caractéristiques de l’acte sexuel masculin : l’égoïsme, l’agressivité, la cruauté et la domination, deviennent, sous la plume ou dans la bouche du moraliste, des “vertus” lorsque le dit acte a des conséquences génésiques. Ce sont ces “vertus” qui nous conduisent à la guerre, laquelle, d’ailleurs, a aussi l’approbation plus ou moins catégorique du moraliste.


              Ainsi, l’acte sexuel est donc imprégné de violence et la femme est pour l’homme un adversaire qu’il vainc de diverses manières, aussi bien dans le fait de lui imposer son étreinte que dans les conséquences génésiques que cet acte peut avoir. Et René Benjamin, raillant un pacifiste, peut écrire avec raison : “Pauvre bonhomme ! C’est vrai qu’il n’a pas d’enfants. Pour en faire, il aurait fallu qu’il fût violent.” (7)


              Voilà un aveu à retenir. Mieux. Si l’on approfondit la nature de l’acte sexuel et celle de l’acte meurtrier, si l’on remonte jusqu’à l’impulsion qui ouvre à chacun d’eux la voie à leur accomplissement, on constate qu’il existe une certaine similitude entre l’impulsion qui conduit le meurtrier à tuer et celle qui porte le mâle à l’acte sexuel.


              Dans un conte intitulé : Guerre, M. Boussac de Saint-Marc écrit : “Au bas-fond de notre conscience animale, ôter la vie ou la donner provoque un frisson presque identique.” (8) On comprend ce qu’il entend par “donner la vie” : accomplir l’acte sexuel.


              Je ne sais plus dans lequel de ses romans d’autrefois Mme Lucie Delarue-Mardrus fait dire à l’une de ses héroïnes : “Dans l’amour, il y a du meurtre”, ce qui ne semble paradoxal que parce que le mot “amour” est un pavillon qui couvre les marchandises les plus hétéroclites. Mais si l’on dit : “Dans la satisfaction de la libido, il y a du meurtre”, alors il n’y a plus d’équivoque et le paradoxe apparaît comme une vérité d’une clarté de cristal, le réel amour se présentant comme diamétralement opposé à la libido, qui n’est que l’ “amour” de dans “faire l’amour”


              D’ailleurs, le Kama Soutra parlent des femmes tuées pendant l’acte sexuel par des potentats asiatiques qui réalisaient ainsi en fait cette alliance de la libido et du meurtre inscrite - dirai-je “symboliquement” ou “en puissance” ? - dans le comportement masculin durant l’acte sexuel. Il faut être reconnaissant aux psychologues de la sexologie d’avoir clarifié le vocabulaire de la psychologie sexuelle. Jusqu’à ce qu’ils vinssent, le mot “amour” désignait des sentiments contradictoires, des actes opposés.

              Fort heureusement, ils ont introduit le mot “libido” qui consacre une distinction de fait entre un sentiment, l’amour - qui lorsqu’il existe et se manifeste de l’un à l’autre chez deux êtres de sexe différent, ennoblit leur vie sexuelle, leur association, quelle qu’en soit la durée : une heure ou une vie, et même, par de lointaines conséquences, s’il se généralisait, contribuerait à la paix sociale et internationale - entre le sentiment d’amour, qui est égo-altruiste, et le sentiment que l’on peut qualifier de contraire, la libido, qui est plus ou moins inférieurement égoïste et qui, dans les mêmes circonstances, a des effets absolument opposés.

    (1) Pour la distinction entre le sexuel et le génital, voir Marc Lanval, Barrières devant l’amour, p. 43, “la fonction génitale.”
    (2) Voir Le Dantec, L’Egoïsme, pp. 171-173.
    (3) Dans son Précis d’une Sociologie, (Paris, 1933) pp. 34-35.
    (4) Par “éducation sexuelle intégrale”, j’entends celle qui ne se borne pas à l’enseignement des réalités anatomo-physiologiques d’ordre sexuel, mais entre profondément dans la psychologie particulière à chaque sexe. Il importe, par exemple, que la femme connaisse - donc que la jeune fille apprenne à connaître ¾ la psychologie sexuelle masculine.
    (5) Si, à ce niveau, les choses ont évoluées en France, il n’en reste pas moins que, dans bien d’autres pays, rien n’a été modifié... (ndlr)
    (6) Idem... (ndlr)
    (7) Aliborons et Démagogues (Paris, 1927) p. 228.
    (8) Le Journal, 16 juin 1930.


              J’ai découvert récemment une jolie analyse de l’amour véritable : “Le propre des amours humaines, le point le plus haut où elles puissent atteindre, c’est le don, le sacrifice et l’exaltant bonheur qu’on en obtient. Tout s’aplanit, tout devient facile au service de l’aimé; la mort même s’y accepte avec un sourire, et l’on y voit l’avare s’y faire prodigue et chaste le libidineux. L’amant s’approche les mains pleines de l’amante au sourire mystérieux et fermé. Il ne demande rien pourvu qu’on l’accepte.” (1) Ne prenons pas, toutefois, cette affirmation à la lettre.

              L’auteur a évidemment poussé à l’extrême sa définition de l’amour, puisqu’il y intègre la mort même, acceptée dans un sourire - ce qui est sans doute de la “littérature” Nous n’en demandons pas tant. Il nous convient de vivre, non de mourir, tout en cueillant, comme s’exprime Ronsard, les roses de la vie; simplement, nous les voulons sans épines et belles au possible. Notre auteur a bien exprimé l’essence égo-altruiste de l’amour, mais il nous a donné de ce dernier une image romantique au lieu de le représenter en réaliste.


              Voyons d’un autre côté, ce que dit Freud. Il dit, en somme, que l’acte sexuel est plus ou moins un acte d’agression : “En ce qui concerne l’algolagnie active, c’est-à-dire le sadisme, il est aisé d’en retrouver les origines dans la vie normale. La sexualité de la plupart des hommes contient des éléments d’agression, soit une tendance à vouloir maîtriser l’objet sexuel, tendance que la biologie pourrait expliquer par la nécessité pour l’homme d’employer, s’il veut vaincre la résistance de l’objet, d’autres moyens que la séduction. Le sadisme ne serait pas autre chose qu’un développement excessif de l’élément d’agression dans l’instinct sexuel, qui aurait conquis le rôle principal.” (2)


              Considérant l’adulte en puissance dans l’enfant, Freud parle de “l’importance qu’aura, dans l’activité sexuelle du mâle, le besoin de possession et de domination.” Et il ajoute ce détail, dont beaucoup d’adultes confirmeront la vérité d’après leur expérience enfantine : “Lorsque les jeunes enfants sont témoins des rapports de leurs parents (qui, fréquemment, leur en fournissent l’occasion, croyant l’enfant trop jeune pour comprendre la vie sexuelle) ils ne manqueront pas d’interpréter l’acte sexuel comme une espèce de mauvais traitement ou d’abus de force, c’est-à-dire qu’ils donneront à cet acte une définition sadique.” (3) Et, en somme, d’après ce que dit Freud lui-même de l’âge adulte, et d’après ce que chaque homme qui s’observe sait, ils ne se trompent pas, au fond.


              Mais non seulement il y a, de la part du mâle, agression dans l’acte sexuel, il y a aussi, comme le dit Freud, délectation de cruauté : “L’histoire de la civilisation nous apprend que la cruauté et l’instinct sexuel sont intimement unis.” (4) Cette “perversion”, par la cruauté, le sadisme, serait donc, en réalité, naturelle et, par suite, normale. Toutes ces observations sont relatives à l’acte sexuel accompli conformément à la norme entre personnes de sexe différent; dans le cas de recherche de la sensation de volupté dans les parties du corps autres que les organes sexuels, Freud dit que l’instinct sexuel du mâle “ne fait qu’affirmer sa volonté de conquérir l’objet dans toutes ses parties.” (5) Ces autres parties, il les appelle “zones érogènes”, c’est-à-dire zones de volupté.


              Je terminerai ces citations de Freud relatives à l’agressivité contenue dans l’acte sexuel et à la liaison de la cruauté à la volupté, par l’extrait suivant, qui nous donne de nouvelles et utiles indications sur les faits de cet ordre : “L’enfant est, en général, porté à la cruauté, car le besoin car le besoin de possession n’est pas encore arrêté par la vue de la douleur d’autrui, la pitié se développant que relativement tard. Jusqu’ici, comme on le sait, on n’est pas encore parvenu à faire une analyse approfondie de cette tendance à la cruauté; ce que nous pouvons admettre, c’est qu’elle dérive de l’instinct de puissance, et qu’elle fait son apparition dans la vie sexuelle à un moment où les organes génitaux ne sont pas entrés dans leur période d’activité.


              La tendance à la cruauté domine toute une phase de la vie sexuelle que nous aurons à décrire plus tard comme organisation prégénitale. Les enfants qui se montrent particulièrement cruels envers les animaux et envers leurs camarades sont d’ordinaire, et à juste titre, soupçonnés de connaître une activité intense et précoce des zones érogènes, et bien que toutes les tendances sexuelles aient, dans ce cas, un développement prématuré, il semble que ce soit l’activité des zones érogènes qui l’emporte. L’absence de pitié entraîne un danger : l’association formée pendant l’enfance entre les tendances érotiques et la cruauté se montrera plus tard indissoluble.” (6)


              On me dira peut-être : “Tout cela est fort intéressant et nous montre que “l’amour” est en effet tout autre chose que ce que les poètes chantent et les moralistes louangent; mais nous ne voyons pas le rapport que cela aurait avec la guerre.” ¾ quoique je puisse déjà faire remarquer, à ce propos, qu’un être qui porte en lui de telles tendances n’est pas très apte à voir dans la guerre quelque chose de singulièrement ignoble, et que son éventuel pacifisme doit souvent se montrer purement verbal et ne s’avérer puissant et sincère que lorsque son égoïsme est étroitement intéressé. Mais j’arrive au fond de mon sujet.


              Le Dr Joanny Roux, médecin des Asiles d’aliénés de Lyon, dit, à propos du plaisir qui résulte pour l’homme de la conquête amoureuse : “L’amour est volontiers tyrannique, il s’affirme par l’autorité imposée. Par des transitions insensibles, ce plaisir de la conquête et de la possession nous conduit sur un terrain psychologique, au sadisme. Si les plaisirs partagés ou donnés sont nos titres de propriétés, l’autorité acceptée, la souffrance subie en sont le signe.” Or, pour suivre le raisonnement du Dr Joanny Roux, est-il un témoignage plus absolu de l’autorité imposée par le mâle et acceptée par la femme, de la souffrance donnée par l’un et acceptée par l’autre, que la grossesse ? De même que l’agression est contenue dans l’acte sexuel à son début, le sadisme est contenu dans l’acte sexuel en sa conséquence lorsque la nature a pu suivre son cours.


              Le Dr René Allendy cite le cas d’un homme de trente-cinq ans, marié, ayant quitté sa femme et son enfant, vivant avec une seconde femme et ayant néanmoins une maîtresse, ces deux dernières étant enceintes de lui au moment de l’observation, et qui confessait : “J’ai un besoin incroyable de faire un enfant aux femmes que je possède.” (8) Le Dr Allendy considère ce désir comme du sadisme. Ailleurs, il parle de “la férocité de l’alcôve” (9) “L’expression est adéquate. Mais cela ne nous éclaire-t-il pas sur la cause des grossesses répétées de certaines femmes ?

              Le psychanalyste qu’est le Dr Allendy a envisagé ce cas comme résultant d’un de ces complexes que la psychanalyse a la prétention de dénouer. Le fond d’agressivité dont Freud lui-même constate l’existence dans l’acte sexuel, l’union qu’il découvre entre la cruauté et l’instinct sexuel ne sauraient être considérés comme superposés à la nature primitive dans l’homme par les hasards de la vie de l’enfance, et d’ailleurs il ne les présente pas comme tels. Cela fait partie du fond de la nature masculine et la cause n’en pourra être élucidée à mon sens, que le jour où les termes de psychologie pourront être traduits en termes de biochimie.


              En attendant ce jour lointain, il me semble que ces tares masculines naturelles pourraient être neutralisées par l’éducation sexuelle intégrale tant des femmes que des hommes, et plus encore des premières que des seconds, et non par un simple traitement psychanalytique.

              Là où l’éducation serait impuissante, il ne resterait plus, dans un monde où la surpopulation aurait atteint un stade encore plus dangereux que celui où elle est parvenue aujourd’hui, que les moyens énergiques préconisés ar le biologiste Julian Huxley pour mettre les brutes prolifiques dans l’impossibilité de nuire (9) Quoiqu’il en soit du cas particulier cité par le Dr Allendy, je maintiens que, dans le dessein de maints hommes de féconder une femme, il entre une dose de sadisme. Religieux et moralistes d’élèveront contre cette opinion, mais, qu’il soit sincère ou hypocrite, leur avis nous indiffère : nous savons ce qu’il vaut.

    (1) Conzague Truc, Louis XIV et Mademoiselle de La Vallière (Paris, 1933) p. 151.
    (2) Sigmund Freud, Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, traduction Dr B. Reverchon, 29ème édition (Paris, 1929), pp. 49-50.
    (3) Id., ibid., p. 96.
    (4) Id., ibid., p. 107. Mme Marie Bonaparte dit de même : “L’observation de coït par l’enfant, si fréquente, et qui doit être de règle dans les milieux prolétariens où la promiscuité règne, est, on le sait, toujours interprétée par l’enfant dans le sens d’une agression sadique. Le père devient ainsi pour tout enfant le prototype de tout meurtrier.”

    (Deuil, Nécrophile et Sadisme (Paris, 1932) p. 15.
    (5) Sigmund Freud, Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, p. 51.
    (6) Id., ibid., p. 43.
    (7) Psychologie de l’Instinct sexuel (Paris, 1899) p. 77.
    (8) Dr R. et Y. Allendy; Capitalisme et Sexualité, (Paris, 1931) p. 148.
    (9) Id., Ibid., p. 42.
    (10) Voy. Manuel Devaldès, Croître et multiplier, c’est la Guerre ! (Paris, 1933) pp. 284-385.

              On le voit, c’est la méthode du document humain qui est appliquée ici. Elle étaie de faits vécus la doctrine. Rien ne vaut, comme exemple, un fait tiré de la vie quotidienne : c’est la pierre de touche de l’idée. Mais ce ne sera pas déroger à cette méthode que de citer aussi, à l’appui de cet essai de psychologie sexuelle du mâle, des passages d’œuvres d’écrivains, réalistes ou psychologues, réputés pour leur hardiesse ou leur sincérité. Peu importe que leurs personnages soient des êtres fictifs.

              L’écrivain - l’écrivain de génie, voire seulement de talent - est un homme comme un autre; seulement, il offre cette particularité, qui le distingue du commun des hommes, d’être capable d’analyser ses propres sentiments, plus aigus souvent que chez les autres et mieux perceptibles de lui-même, et de formuler d’une manière nette les idées susceptibles de les rendre exactement. Lorsqu’un écrivain semblable exprime la sensation, le sentiment, la pensée d’un de ses personnages, il extrait quelque chose de son moi : c’est un homme comme un autre qui parle - un qui sait parler. Ainsi le document qu’il nous apporte sous le voile de la fiction est bien un document humain.


              Une des oeuvres où se trouvent supérieurement exprimés les divers sentiments d’égoïsme, de sadisme et de volupté qui se manifestent dans la libido suivie de conception, c’est L’Ordination, où Julien Benda parle de “ces drames, ces détresses, ces êtres murés vifs à la vie d’intérieur, ces femmes crucifiées sur le lit conjugal, qui détournent leurs lèvres du maître qui les prend (1) Certains état d’esprit du héros de ce livre sont tout à fait révélateurs : “Là-bas dormait sa femme... Sa femme ! L’être où il avait fait son enfant !... Qu’il avait altérée de son être !... Qui était lui, elle aussi... Et l’ivresse lui revenait qu’il était lui dans un autre que lui.” (2) Et cet autre passage n’est pas moins imprégné de sadisme et d’esprit de domination : “Et cette femme-là, en face de lui ! Quel sentiment profond le tenait ce matin ¾ qu’il n’avait jamais eu (une fois pourtant, quand elle était enceinte) ¾ qu’elle était une enfant qu’il avait arrachée aux siens, à sa maison, à sa conscience et qu’il s’était mêlé à cette conscience, et qu’en même temps il était mêlé d’elle.” (3)


              Il résulte de ces témoignages qu’il y a une délectation dominatrice et sadique dans l’acte de faire un enfant à une femme, d’imposer cette grossesse, cette souffrance de neuf mois, parachevée par le déchirement de l’enfantement. Toutefois, ni le désir de domination ni le sadisme ne seraient suffisants, dans la masculinité, pour surpeupler la terre, s’il n’y avait à l’œuvre, à côté d’eux, le banal égoïsme intérieur. Cet enfant, le mâle pourrait ne pas le faire s’il voulait s’imposer une certaine contrainte. Car cela lui est possible., physiquement, mécaniquement. Son esprit de domination, son sadisme se satisferaient  dans une certaine mesure, platoniquement en quelque sorte, par le rudiment d’agression dont parle Freud et qui est contenu dans l’acte sexuel. Mais l’égoïsme est là.


              Michel Artsybachev, cet analyste si subtil de la sexualité, l’indique magistralement dans son roman : A l’extrême limite, au cours d’une scène de passion entre Djanéyev qui désire Lisa, et celui-ci qui ne l’aime pas mais est cependant tentée de céder :


              - Ne savez-vous pas que l’homme qui aime veut posséder la femme aimée, entièrement, son corps... tout ! prononça Djanéyev que le désir forçait à serrer les dents. Le savez-vous ?
              - Oui, répondit tout bas la jeune fille, avec un hochement de tête.
              - Eh bien ? articula Djanéyev avec force.
              Lisa ne répondit pas tout de suite, luttant contre la honte qui éteignait les paroles sur ses lèvres tremblantes.
              - Et après ? demanda la jeune fille, si bas qu’il entendit à peine. Elle se couvrait le visage des deux mains.
              Djanéyev la regardait, cruel et rapace. Quelque chose de moqueur surgit dans ses yeux sombres. Combien de fois avait-il entendu cette question !
              - Vous avez peur...  des conséquences ? dit-il d’un ton réservé.
              La jeune fille fit un signe affirmatif, continuant à cacher sa tête entre ses mains.
              - Si je le veux, il n’y en aura pas, dit Djanéyev franchement, mais comme s’il tâtonnait pour ne pas l’effrayer par ces mots cyniques et grossiers (4)


              Toutefois, dans ce roman, le “sacrifice” envisagé par le personnage d’Artsybachev n’a aucune valeur, soit au point de vue de la raison, soit à celui de l’égo-altruisme : ce n’est qu’un moyen, une ruse pour obtenir la capitulation d’une femme convoitée. Il ne résulte pas d’une attitude prise spontanément, volontairement, consciemment, en face de la vie; et la citation ci-dessus n’a pour objet que de montrer sa possibilité et de suggérer sa nature. Pour avoir une valeur rationnelle ou humaine, il doit être désintéressé, c’est-à-dire noblement intéressé; il doit provenir d’un sentiment égo-altruiste, cas où il cesse d’être un sacrifice et devient une satisfaction ¾ la satisfaction des cimes. Alors on peut parler d’amour de l’homme envers la femme en faveur de qui il prend cette mesure.


              Mais si nous comptions sur le seul amour véritable, harmonisé par le mâle avec la libido, pour assurer la paix de l’humanité en prévenant la surpopulation, source de la guerre, nous risquerions fort d’aboutir dans l’ordre des faits à un échec, dans l’ordre des idées à un pessimisme radical. C’est là précisément l’état d’esprit auquel était arrivé Le Dantec en considérant le problème de la paix. Le mobile auquel on peut faire appel en ce cas avec quelque chance de succès, c’est l’intérêt individuel ¾ un intérêt qui se confond avec l’intérêt général rationnellement conçu.


              Peu de gens ont vraiment intérêt à la guerre. L’immense majorité de l’humanité désire la paix. Mais la vie sexuelle telle qu’elle est pratiquée par l’humanité conduit nécessairement celle-ci à la guerre. Si les humains ne parviennent pas à établir la paix sur la terre, c’est que presque tous ignorent dans quelles conditions elle pourrait exister; c’est aussi parce que, même s’ils savaient qu’ils sont, par leur activité sexuelle, des facteurs de guerre, beaucoup de ceux qui consentiraient, pour leur part, à poser les fondements de la paix, ignorent les moyens, cependant existants ¾ et aussi simples qu’efficients¾ qu’il conviendrait d’employer.


              On peut dire que la sexualité, dans son cours naturel, est le fléau de l’humanité. Elle lui donne des joies intenses, qui, nous l’avons vu, ne sont d’ailleurs pas toujours, au point de vue de l’esthétique de la vie, des plus nobles; mais elle assure dans une proportion infiniment plus grande, son malheur. En définitive, le malheur de l’humanité dérive du plaisir éprouvé par les deux sexes dans le frottement réciproque des muqueuses de leur appareil génital. Petite cause, grands effets.

              Car, je le répète, sauf dans le cas de l’enfant voulu (volition qui peut résulter de divers mobiles absolument opposés et que la susdite bio-esthétique pourrait qualifier de nobles ou d’ignobles), la conception n’est pas l’intention: l’intention est dans la jouissance voluptueuse. Mais là, comme en toute manifestation de la vie, l’égoïsme joue, et il y joue au maximum et sous son aspect le moins noble. L’égoïsme agit à un haut degré dans la lutte pour l’existence : les humains s’arrachent impitoyablement la nourriture, mais l’action de l’égoïsme en ce cas est en quelque sorte étendue, diluée dans le temps; l’acuité de son exercice n’est à cause de cela sensible que pour l’observateur attentif, qu’il soit spectateur de la vie d’autrui ou de la sienne propre.


              Dans la lutte entre l’homme et la femme pour la volupté, le laps de temps durent lequel l’égoïsme s’exerce au maximum est restreint, mais son acuité est infiniment plus grande que dans le cas précédent. La libido exige chez le mâle la satisfaction la plus absolue : rapide et complète. Elle est en outre exclusive, exigeant, en raison de sa puissance même, que l’individu ne soit occupé à ce moment-là que de sa satisfaction et soit indifférent aux conséquences.

              Le nombre des hommes qui en cette circonstance conservent la maîtrise d’eux-mêmes est extrêmement réduit. C’est pourquoi il n’y a pas à compter sur le mâle pour l’emploi d’un moyen de garantie contre la conception, emploi dont la généralisation constituerait le prévention de la surpopulation et, par suite, de la guerre. La libido est maîtresse en ce domaine, d’où elle chasse la raison. Certes, il est des exceptions, des hommes qui, même en un tel moment, conservent, selon la belle expression de Léonard de Vinci, la seigneurie de soi-même; mais on sait qu’ils sont en petit nombre : ces exceptions confirment la règle.

    (1) L’Ordination, 11ème édition. (Paris, 1913) p. 139.
    (2) Ibid., pp. 181-182.
    (3) Ibid., pp. 187-188.
    (4) A l’extrême limite (Paris, 1913) pp. 227-228.


              Et le pouvoir de peuplement de l’espèce humaine en progression géométrique est si rapide que les exceptions de cette catégorie, n’exerçant pas grande influence, sont négligeables. Si la surpopulation, si la guerre, si le malheur de l’humanité résultent des conditions qui régissent la satisfaction de la libido, son bonheur pourrait découler de procédés de garantie dont l’application doit être, en vertu des faits sexuels masculins précités, surtout l’affaire de la femme.

              Car la science met à la disposition de cette dernière des moyens pratiquement certains d’éviter la maternité. Mais l’humanité est volontairement et jalousement tenue par ses gouvernants, par ses éducateurs - qui font ainsi faillite à leur mission et auraient, au surplus, eux-mêmes besoin d’être éduqués - et en général par tous ceux qui disposent sur elle une autorité quelconque, dans la plus complète ignorance sexuelle, et la stupidité de la masse est telle qu’en cette question qui prime toute la vie, elle se laisse maintenir dans cet esclavage intellectuel et sexuel dont procèdent tous les autres esclavages.


              Deux pays font, dans une certaine mesure, exception à cette règle : la Grande-Bretagne et l’U.R.S.S. (1) - dans une certaine mesure seulement; mais, dans les autres, l’ignorance sexuelle est soigneusement organisée. En France, c’est surtout la loi du 31 juillet 1920 qui pourvoit à cette besogne obscurantiste, et son objet principal est d’assurer l’ignorance des moyens utilisables par la femme; visiblement, ses promoteurs ont tablé sur la difficulté, la quasi-impossibilité pour l’homme d’accomplir le “sacrifice” du héros d’Artsybachev.

              Ainsi s’assure, en France par ce moyen, ailleurs par d’autres analogues, au prix de la pourriture biologique provenant du dysgénisme, et de la mutilation des femmes par l’avortement (2) qui en sont aussi les conséquences, la plus abondante surpopulation à laquelle un pays donné puisse aboutir ¾ la plus abondante surpopulation et la guerre qui la suit comme une ombre.

                                                    LA CHAIR A CANON

               En 1904, au Congrès national corporatif de Bourges, organisé par la Confédération générale du Travail, le délégué de la Bourse du Travail de Saint-Denis et de la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais préconisait la “grève des ventres” comme instrument d’amélioration immédiate du sort des prolétaires et comme moyen révolutionnaire permanent en vue de leur émancipation intégrale. Et il terminait en disant : “Vous verrez, camarades, l’affolement des castes militaire et capitaliste devant l’abaissement du taux de la natalité !”


              Donc, le taux de la natalité s’abaisse en France - comme d’ailleurs dans la plupart des vieux pays d’Europe, notamment en Allemagne. Jusqu’à 1906 inclus, il n’y avait que tendance à ce qu’on qualifie habituellement de “dépopulation” et qui ne saurait être pendant longtemps encore que désurpopulation. L’année 1907 inaugura la désurpopulation réelle : suivant les statistiques officielles, les naissances furent en déficit de 19.920 sur les décès. Après plusieurs années de légers excès de naissances, le déficit fut en 1911, dernier recensement annuel connu, de 34.869 ¾ mouvement heureux, mais qui ne suffit pas à nous satisfaire.


              Étant donné que les bourgeois s’alarment de cette fausse dépopulation, ils doivent, logiquement, nous parler de repopulation, ce qui, en réalité, aboutirait à l’aggravation de la surpopulation, actuellement existante. C’est ce qu’ils font, mais on voit combien peu cela leur réussit ! Un seul argument est invoqué par eux à l’appui de leur thèse. Il est d’ordre patriotique : au jour d’une grande boucherie internationale, les capitalistes français n’auraient pas suffisamment de chair à canon à leur disposition pour servir de rempart à leur propriété. Et ce jour-là, on le sait, il en faudra énormément.


              En 1903, le sénateur Piot écrivait à M. Combes, président du Conseil des ministres, pour lui faire observer que le contingent appelé sous les drapeaux en novembre de cette même année était en déficit de 34.000 hommes sur l’année précédente. Il disait : “D’un seul coup, l’armée de la République perd trois divisions : déficit d’autant plus regrettable au point de vue de la sécurité nationale que les chiffres du contingent de l’armée allemande accusent, au contraire, une augmentation de 15.000 hommes sur le contingent précédent... Le péril presse !...

              Les pouvoirs publics ont charge de la grandeur de la République. C’est à eux qu’il appartient de montrer que le vrai patriotisme consiste à prévoir résolument le jour où notre armée, par suite de la crise de dépopulation que je ne cesse de signaler et dont il faut à tout prix enrayer le progrès, ne contiendrait plus le nombre de soldats nécessaire à la défense nationale.”


              Nous citons cette lettre, qui fit jadis le tour de la presse française, parce qu’elle est caractéristique de l’esprit qui anime les gouvernants en matière de population. Mais qu’on lise dans les feuilles publiques les doléances des petits et des grands souteneurs de la bourgeoisie; du plus blanc des monarchistes au plus rouge des républicains, ils avouent sans vergogne que leurs craintes se bornent à cet objet : la chair à canon. D’où vient cet accord d’hommes qui semblent être des ennemis en politique ? C’est que la politique n’est que l’art de cuisiner les poires. On se dispute quant à la manière de les accommoder. Sera-ce à la sauce royaliste, bonapartiste, progressiste, radicale-socialiste ? Mais en ce qui touche la nécessité de les manger, la discussion cesse. Tous sont du même avis : on les mangera.


              Sur les questions vitales, on est rapidement d’accord, pourvu qu’on ait des intérêts communs, qu’on sache les discerner et les administrer. Les bourgeois ont tous, qu’ils se coiffent d’une calotte blanche, noire ou rouge, l’intérêt commun qu’ils connaissent et font valoir : ils ont intérêt à faire défendre leur patrie contre les capitalistes d’une autre patrie. Car les bourgeois, les capitalistes ont une patrie, et seuls ils en ont une : un prolétaire patriote est un crétin, puisqu’il n’a pas de patrie, lui, à moins que ce ne soit dans le Valais... Une patrie, c’est un syndicat de capitalistes.


              Le rapport existant entre la population et la guerre ne peut être utilement et franchement traité que si l’on se place sur le terrain de la lutte des classes. Car la société actuelle apparaît bien divisée en deux classes, dont les intérêts sont profondément antagoniques : les maîtres et les esclaves, les riches et les pauvres, les bourgeois et les prolétaires, les capitalistes parasites et les ouvriers, manuels ou intellectuels, créateurs de richesse. Il se peut qu’un grand nombre d’individus de la seconde classe ne se rendent pas un compte exact de leurs propres intérêts : ils n’en existent pas moins, identiques à ceux de la classe prolétarienne tout entière, avec lesquels ils se confondent.


              Là est la tâche ardue : faire comprendre au prolétaire, dont la mentalité est saturée de religiosité, qu’il se doit d’agir dans son intérêt personnel, comme le fait son maître. Cela paraît simple et l’observateur, non pas tout à fait superficiel, mais qui cependant ne va pas jusqu’au fond des choses, objectera qu’aucun individu, dans la nature, n’agit autrement que selon les mobiles intéressés. Certes, en principe; mais la conception de la vie que le religieux inculque au prolétaire l’empêche le plus souvent de distinguer son intérêt véritable et le fait se sacrifier à un intérêt contraire au sien, qu’il devient nécessaire de lui faire connaître.


              - Quoi, dira encore notre contradicteur, l’individu, dans le prolétariat, est assez stupide pour ne pas connaître son intérêt ? C’est vous, l’autre, qui allez lui enseigner ?


              - Soyez-en persuadé, il est en général assez stupide pour ne pas voir où se trouve son intérêt. Et nous qui l’avons pu définir, nous ferons peut-être saisir à cet ignorant qu’il existe pour lui des intérêts fictifs et des intérêts réels. Par exemple, pour un prolétaire, lequel n’a pas de patrie, l’accomplissement des prétendus devoirs que lui enseignent les prêtres de la religion patriotique est le résultat de la croyance fausse à la réalité d’un intérêt qui n’est que fictif. L’idée de solidarité nationale, devant unir en temps de paix et de guerre tous les individus contenus dans certaines limites dénommées frontières et fixées par les dirigeants des diverses patries - cette idée est un mensonge pour les prolétaires, parce que les bourgeois, eux, sont intéressés, et parce qu’aucune solidarité ne les relie à ceux-ci, car i ne peut exister de solidarité qu’entre individus ayant des intérêts communs.


    (1) En ce qui concerne l’U.R.S.S., cette affirmation, exacte lorsque la présente étude fut écrite, ne l’est plus aujourd’hui. Ses gouvernants l’ont fait entrer en 1936 dans une folie de surpeuplement identique à celle de l’Allemagne et de l’Italie.
    (2) Officieusement, on évalue à 800.000 le nombre d’avortements clandestins effectués en France chaque année (note de P. et A.) (ndlr : 1936)


              L’individu, l’homme, est la seule réalité existante, par rapport à ces entités qu’un raisonnement encore imbu de métaphysique lui oppose: Société, Etat, Patrie, etc. La société, ce n’est qu’une abstraction exprimant le fait d’association des individus. Or, quand les maîtres en éprouvent le besoin, ils invoquent, pour justifier leurs actes égoïstes, l’intérêt de la Société (1) au salut de laquelle ils veillent - d’autant plus jalousement que la Société c’est eux, les esclaves étant leur chose, grâce à la propriété du capital qu’ils détiennent, par le seul fait de leur force - force faite de l’ignorance et de la religiosité desdits esclaves.


              Considérant leur société par rapport aux autres sociétés qui se partagent la Terre et qui sont constituées suivant des statuts autoritaires légèrement différents dans la forme, mais identiques dans leur objet : l’exploitation des esclaves par les maîtres - les capitalistes la dénomment “patrie”. Pour des raisons d’ordre purement économique, des différends, des querelles naissent entre les bergers de ces divers troupeaux, entre les capitalistes de ces diverses patries, querelles que les esclaves s’empressent bêtement d’épouser. Ces différends se vident à coups de canon. Pour supporter le choc et y répondre, il faut de la chair à canon, et les syndicats de capitalistes pensent, très justement, que le syndicat qui a le plus de chances de triompher de l’autre est celui qui a le plus de chair humaine à sacrifier à la mitraille.


              Ils demandent, en conséquence, aux prolétaires de faire des enfants, des hommes, pour la “défense nationale”, plus exactement pour la guerre, car (encore que cela nous indiffère) on sait que jamais aucune des nations belligérantes n’a attaqué l’autre et que chacune ne fait que se défendre... Recherchons donc, pour l’édification des futures victimes, des victimes préalable même, les causes réelles des guerres.


              Ah ! c’est toujours pour les “nobles” causes que les “braves” vont mourir ! Les maîtres qui déclarent les guerres peuvent les masquer d’un prétexte idéaliste : elles ont une réalité - on peut dire : toujours - une cause ou un motif d’ordre économique, ce qui n’empêchera point les esprits superficiels d’y voir chaque fois une raison d’honneur, un but d’idéal. Les dirigeants n’auront jamais la naïveté d’avouer qu’en cela, comme en tous leurs actes, ils obéissent à un mobile égoïste et poursuivent un but économique. Ils ont trop hypocritement déprécié - pour les autres  les préoccupations égoïstes et matérielles, qui sont leurs, pour ainsi procéder. Ils exploiteront le sentiment religieux qu’ils entretiennent dans l’esprit de leurs sujets; suivant le temps et le lieu, la guerre sera faite pour Dieu ¾ celui du pays - pour la Patrie, pour la Civilisation, pour le Progrès, pour l’Humanité...


              Il est temps d’avoir un oeil plus réaliste. “Un homme”, dit Frédéric Passy, pendant plus de trente ans, a rédigé les traités conclus par la France, d’Hauterive, chef de service au Ministère des Affaires étrangères, a dit, et il a eu raison, que presque toutes les guerres, de quelque nom qu’on les appelât, n’étaient que des guerres de commerce, de conquête ou de déprédation.” (2) “On a fait la guerre de Tunisie”, dit Urbain Gohier, “pour les porteurs de bons tunisiens, comme on avait fait la guerre du Tonkin pour les clients de Jules Ferry, la guerre du Dahomey pour trois commerçants de Marseille, et les expéditions de Guinée pour les clients du ministres Delcassé; pour la société Suberbie et Cie ont fait la guerre de Madagascar. (3)


              Là, les intérêts privés apparaissent clairement - après coup - mais, lorsqu’on entreprit la conquête de ces territoires, c’était pour faire prévaloir un idéal, n’en doutez pas ! J’étais bien jeune lorsqu’eut lieu l’expédition de Dahomey, mais je me souviens fort bien qu’un dessein humanitaire y présidait ! D’ailleurs, l’argument patriotique peut être invoqué parallèlement à une raison de “justice”

              Les gouvernants proclameront volontiers qu’ils engagent telle guerre pour faire respecter la nation dans la personne d’un “compatriote” dont les droits ont été violés. Et l’on mobilise ainsi la chair à canon pour faire “rendre justice” à quelque fripouille capitaliste dont les excès ont amené la légitime rébellion d’une population : c’est le prétexte désiré à la mainmise par la force armée sur une contrée que l’on convoitait.


              En vérité, quoi qu’il arrive, quelque bénéfice qui, du fait d’une guerre, échoie à une nation - par l’effet de surpopulation et le jeu des institutions sociales, le prolétaire reste prolétaire. Car derrière ces entreprises, ces conflits, ces guerres à l’apparence nationale, veillent les grands intérêts capitalistes, les intérêts des gouvernants-possédants nationalement syndiqués, qui, eux, y trouveront satisfaction, parce qu’ils sont les plus forts - artificiellement.


              La guerre économique - voilà presque un pléonasme - la guerre peut se présenter sous deux aspects : elle a lieu ou entre nations dites civilisées et peuples dits inférieurs ou simplement entre nations dites civilisées. Le second cas est souvent la conséquence du premier. Le différend naît généralement du désir de conquête coloniale qui anime deux ou plusieurs Etats convoitant un même sol. Si, maintenant, on se demande à qui et à quoi servent les conquêtes coloniales, on s’aperçoit vite qu’elles sont toujours faites à l’avantage de la classe dirigeante et possédante et qu’elles lui servent à des fins diverses.

              On n’ignore pas que la surpopulation, c’est-à-dire l’excès de population relativement aux subsistances disponibles dans un pays, profite aux capitalistes de ce pays en ce qu’elle leur procure de la main-d’oeuvre à bas prix : la chair à travail - entre autres choses, dont la moindre n’est pas la chair à canon. Mais encore faut-il que cette surpopulation ne dépasse pas une limite décente : par leurs colonies, les capitalistes, en ce cas, procurent un exutoire à une partie de l’excédent de population.


              Toutefois, la possession de colonies aux fins d’émigration, et aussi dans le dessein d’y puiser un jour des subsistances, n’est pas l’unique moyen de corriger les effets d’une surpopulation exagérée. L’expansion industrielle et commerciale en est une autre, mais qui entraîne des maux identiques à ceux occasionnés par le colonialisme, en multipliant les chances des conflits internationaux. Au surplus, ce moyen, mis en oeuvre, nécessite, lui aussi, à un certain moment, l’existence de colonies, non plus alors seulement pour servir de réceptacle à la population en excès et de grenier d’abondance, mais pour en tirer les matières premières nécessaires à l’industrie et y écouler les produits de celles-ci.


              Comment, en effet, parvient à vivre - mal, d’ailleurs - une population qui, ayant fait rendre à son sol le maximum de ce que comporte les possibilités agricoles, se trouve plus nombreuse que ne le permettent les produits de la terre ? Il lui reste à intensifier la transformation des matières premières en objets manufacturés et le commerce de ces objets, opérations qui conduisent au prélèvement de profits, lesquels serviront à l’acquisition des subsistances manquantes. Et peut-il être débouchés plus favorables que ceux offerts par les colonies, dont, à l’aide de lois douanières, la métropole fait autant de marchés protégés ?


              Mais ce n’est pas que commercialement que les capitalistes exploitent les colonies. Ils trouvent encore matière à voler dans la production indigène, soit sous forme d’appropriation pure et simple du sol et des produits, avec une organisation du travail pire que l’esclavage prétendument aboli, soit sous forme d’impôts, impôts exorbitants qui engendrent la famine, comme dans ces malheureuses Indes anglaises, où, depuis la conquête, les paysans hindous mangent trois fois moins qu’avant, mais, par contre, fournissent une grande partie du coton et des céréales nécessaires à l’Angleterre.


              Et là, nous pourrions puiser, si cela n’était déjà démontré par ailleurs, la preuve du manque de subsistances, autrement dit de la surpopulation, dans la nation colonisatrice. Cette preuve, nous la trouverions dans la nature des importations qu’on fait des produits coloniaux : ce sont, presque exclusivement, des produits agricoles, des denrées alimentaires.

              Sans doute on en tire aussi des matières premières pour l’industrie manufacturière non alimentaire, des métaux, des bois, de l’ivoire, du caoutchouc, etc., matières premières qui ne se trouvent pas toujours ou du moins en quantité suffisante, dans la métropole et qu’il faut bien prendre dans les colonies.. Mais ce qu’on va y chercher surtout, c’est du blé, du seigle, du sarrasin, du maïs, du riz, du manioc, du café, de la canne à sucre, des huiles, des fruits, du bétail même. Et qu’y exporte-t-on en échange ? Des objets manufacturés nullement nécessaires aux indigènes, mais dont on a suscité le besoin chez eux.


              Mais voici notre contradicteur que l’on ne manque donc pas de subsistances, puisqu’on en trouve dans ces colonies. Nous le prierions d’abord, de ne pas confondre l’effet avec la cause : le colonialisme est l’effet donc la surpopulation ou manque de subsistances est la cause. Nous lui répondrons ensuite, s’il a l’idée, peu coutumière en sa mentalité, d’élargir la question jusqu’à la Terre entière, en faisant abstraction de sa division en Etats antagoniques, que nous n’avons jamais prétendu que la Terre fût surpeuplée relativement à sa plus haute puissance de production et qu’elle ne pût nourrir beaucoup plus d’habitants que le nombre actuel.

    (1) Nous exprimons ici, par la capitale à l’article et au substantif, la sainteté des idées, selon l’esprit des religions mystiques ou positives.
    (2) Frédéric Passy, Les causes économiques des guerres.
    (3) Urbain Gohier, Sur la Guerre.


              Nous disons qu’en chaque pays de vieille civilisation le sol est surpeuplé relativement à ses produits, fait qui se traduit par des misères sans nombre, et qu’il en sera de même tant que l’on ne voudra pas établir par les mesures nécessaires l’harmonie entre les deux facteurs de la population : les naissances et les subsistances. Ces subsistances manquantes et dont il constate cependant l’existence en dehors du pays où il vit, comment les obtient-on ? Par la guerre coloniale continuelle et au prix de la guerre entre pays civilisés qui en est souvent la conséquence. Ne serait-il pas plus sage de limiter la population aux subsistances disponibles ?


              La guerre, c’est les affaires... Beau sujet d’enthousiasme pour les imbéciles, patriotiquement prolifiques - si toutefois cet amusant “phénomène” existe : le prolétaire faisant, de propos délibéré, des enfants à sa femme pour donner des soldats à “sa” patrie !... Non, cela n’existe pas, évidemment. Cela dépasserait les limites du grotesque.

              Il n’y a chez les prolétaires, quant à leur prolificité, qu’ignorance et imprévoyance, sauf pour quelques misérables brutes qui font sciemment de leur reproduction un métier lucratif. Nous ne sommes pas dans l’ancienne Rome, où, grâce à l’appât des primes que, sans aucun doute, nos procréatomanes verraient avec plaisir établies ici, des brutes accouplées fabriquaient sciemment de la chair à canon. N’est-ce pas de Rome, au surplus, que nous vient l’idée du “prolétaire”, citoyen qui ne peut être utile à l’Etat que par sa famille ? ¾ chair à canon avant la lettre ?  


              Les guerres y étaient fréquentes. Les gouvernants avaient tellement besoin de soldats qu’ils avaient fondé l’institution des “enfants alimentaires”, enfants mâles entretenus par les empereurs (Trajan en nourrissait jusqu’à 5.000) et par certaines cités, et destinés, une fois devenus adultes, à combler les vides que les guerres faisaient dans les armées. Il est probable que, malgré le caractère de la chose, elle sembla très légitime aux Romains : la religion patriotique était là pour leur obscurcir le cerveau et leur faire trouver tout naturel le gavage en vue de la tuerie, de même qu’aujourd’hui il est admis par la plupart des prolétaires, abrutis par le même moyen, que les capitalistes peuvent les diriger vers la boucherie internationale s’ils en éprouvent le besoin.


              Mais la prévoyance de nos bourgeois est en progrès sur celle des gouvernants romains : ils n’alimentent pas la chair à canon en puissance; ils se contentent de la faire naître et ils la prennent ensuite tout-venant, envoyant au profitable massacre ce qui a survécu à l’épreuve de la misère causée par la surpopulation qu’ils ont voulue, préparée et entretenue. Car c’est favoriser la meurtrière surpopulation qu’en taire les effets, faire le silence sur les moyens de l’éviter et traquer ces hommes supérieurement évolués que sont les néo-malthusiens, lorsqu’ils font leur propagande salvatrice.


              Que sur ce point on n’attende des bourgeois ni la lumière, ni la tolérance, dont les éloigne forcément leur intérêt de classe. En cela, comme en toute chose, l’émancipation des travailleurs sera leur oeuvre propre. L’élite du prolétariat commence à le comprendre, nous l’avons vu au début de cette étude, mais la grande majorité des prolétaires ignore encore la loi naturelle qui régit le peuplement de la Terre et de laquelle, par conséquent, dépend leur existence.


              Suivant cette loi, formulée par Malthus, en 1789, dans l’Essai sur le principe de population, la population, si aucun obstacle ne l’arrête, croît indéfiniment en progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256), tandis que les subsistances ne croissent qu’en progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9) Cette double formule de progression était surtout une image mathématique, destinée à faire saisir la disproportion existant toujours entre la multiplication des hommes et celles des subsistances. Cependant, si la progression arithmétique n’a pas un caractère absolu, puisqu’elle dépend en partie de l’industrie humaine, la progression géométrique, elle, est absolument vraie.


              Depuis Malthus, la science a procuré aux hommes les moyens d’accroître plus rapidement, pendant un laps de temps limité, les subsistances: toutefois, après la poussé due à un progrès de la science agronomique, on revient à la progression ordinaire, voire à la stagnation, quand ce n’est pas à la régression, en vertu de la loi de productivité diminuante à la quelle est soumis le sol cultivé. Mais le principe de la loi biologique de population n’est en rien infirmé par ces faits. La loi de Malthus reste vraie, en ce sens que la population a une tendance constante à s’accroître au delà des moyens de subsistance.


             Si une population donnée, sur un territoire limité, n’apporte aucune prévoyance dans sa procréation (et, collectivement, c’est ce qui s’est produit toujours et partout), le phénomène de surpopulation se réalise, c’est-à-dire que le déséquilibre s’établit entre la population et les subsistances. Car ce n’est pas la population qui commande aux subsistances, mais ce sont les subsistances qui déterminent la population. Il n’y a que Zola qui ait pu nous montrer le contraire... dans un roman : Fécondité !  Tout phénomène de population est donc relatif aux subsistances ¾ aux subsistances disponibles, bien entendu, les hommes ne se nourrissant ni d’idéal, ni d’hypothèse.


              Peu importe que le système capitaliste, par maints défauts organiques qui, joints à tant d’autres, le condamnent, mette, par moments et par endroits, obstacle à une multiplication passagère plus rapide et plus grande des subsistances (par exemple, par le maintien des cultivateurs dans l’ignorance, leur privation de machines ou d’engrais chimiques, l’inculture de quelques terres réservées à une usage de luxe personnel); peu importe que, par le gaspillage, il empêche une partie de la population de participer pleinement aux subsistances existantes; peu importe que les capitalistes aient plus que le nécessaire : la production défectueuse de la mauvaise répartition, faits de la société, n’infirment en rien la loi de population, fait de la nature.


              Entendons-nous. Il ne s’agit nullement ici de justifier les capitalistes de leurs méfaits. La destruction de leur société est un but à ne jamais perdre de vue, une besogne de première urgence. Mais la raison et l’expérience nous prouvent que, la société capitaliste fût-elle anéantie, la loi de population n’en continuerait pas moins d’agir avec une rigueur mathématique, à ce point que nulle société collectiviste, communiste, constituée selon tout autre mode d’association égalitaire ne pourrait vivre sans en tenir compte.

              Dès qu’il y aurait dans la société surpopulation, il y aurait malaise et, l’humanité ne formât-elle qu’un seul peuple, il y aurait guère - guerre sociale - et finalement rétablissement de l’ancien ordre des choses. D’ailleurs cela est du futur et il nous faut rester dans le présent, qui seul nous touche. C’est avec un identique souci de l’actuel et du réel que nous raisonnons sur les seules subsistances disponibles.


              Celles-ci représentent le potentiel vital. Or, lorsqu’il y a excès de population, par rapport à la somme de vie possible, il arrive que la vie, n’étant pas ramenée dans la société, en quantité, au niveau voulu par les subsistances, y est ramenée en qualité dans chaque individu qui, du fait de la surpopulation, est privé d’une part de nécessaire, quand toutefois il n’est pas éliminé par la mort. Alors, pour les prolétaires, le fait de la mauvaise répartition vient s’ajouter à celui de la surpopulation. Et nous disons : Qui, dans ce cas, est privé du nécessaire ?


              Ce n’est pas le capitaliste, puisqu’il tient sa part - et, en grande partie, celle des autres. C’est le seul prolétaire, qui doit attendre de son maître, le bourgeois oisif et cependant propriétaire des instruments de production et des produits, le maigre salaire que celui-ci veut bien lui donner en échange de son travail - salaire que la surpopulation, par la concurrence des chômeurs, réduit au taux le plus bas possible. L’équilibre s‘’impose donc, au détriment de la qualité de vie, chez les seuls prolétaires, douloureusement, par la famine, par la misère, par la prostitution, par la maladie.


              Qu’est-ce que, par exemple, que la tuberculose, justement dénommée par les médecins qui répandent autre chose que des vérités officielles : le mal de misère, sinon l’état de dégénérescence physique engendré par les privations et le surmenage, dus au manque de subsistances - à la surpopulation ?

              Niceforo n’a-t-il pas prouvé expérimentalement qu’il se constitue, par la privation du nécessaire vital répétée des ascendants aux descendants dans une certaine partie de l’humanité, cette monstruosité : une race des pauvres ? S’établissant chez les prolétaires par la mauvaise qualité de vie, l’équilibre s’y instaure par la brièveté d’existence. La statistique suivante (1) dressée par le docteur Jacques Bertillon, non suspecte venant de ce repopulateur de marque, est significative (et cependant elle n’a rien dit à son auteur, qui continue d’être un féroce anti-malthusien)

    (1) D’après Croître ou disparaître, par G. Deherme.

              Sur 1.000 personnes nés à la même date, restent vivantes, en France, selon les classes :

                                   sur 1.000 riches           sur 1.000 pauvres
    Après 5 ans.....................     943                            665
    après 10 ans....................     938                            586   
    après 20 ans....................     866                            486
    après 30 ans....................     796                            408       
    après 40 ans....................     695                            396
    après 50 ans....................     557                            283
    après 60 ans....................     398                            172  
    après 70 ans....................     235                             65
    après 80 ans....................       37                              9  

              Et c’est au nom de La Patrie, cette idole dont les pieds baignent dans la boue et le sang, ce “fantôme”, comme dit Stirner, cette “nuée”, pour employer l’épithète dont les nationalistes qualifient les abstractions qui ne répondent à rien de réel, mais qu’ils oublient d’appliquer à celle qu’ils exploitent - c’est au nom de La Patrie qu’on vient demander aux prolétaires, non seulement d’entretenir leur misère, mais de l’aggraver encore ! Ils n’ont, nous l’avons vu, aucun intérêt à se comporter en patriotes, non plus qu’en proliférateurs. Ils ont, au contraire, tout avantage à faire preuve d’antipatriotisme et d’infécondité. Le seul argument des bourgeois, la préparation à la guerre, doit donc les laisser indifférents. ¾ mieux : hostiles. Qu’ils y songent : moins la population d’un pays est dense et moins elle est patriote, plus elle a de chances d’échapper aux maux de la guerre.


              La guerre est, d’abord, ignoble. Et cela suffirait à la condamner. Mais elle pourrait être inéluctable; or, elle n’est pas telle par essence, c’est la stupidité des hommes qui l’engendre. Ensuite, elle est faite au profit de la bourgeoisie capitaliste. Qu’y trouvent, par contre, les prolétaires, qui fournissent, en somme, la chair à canon ? La servitude militaire, les charges de la paix armée et celles de la guerre, les infirmités, la mort.


              Il est vrai que d’aucuns, parmi les survivants et les inaptes au combat (ceux-ci, souvent, farouches patriotes) y puisent la satisfaction du voeu contenu dans cette odieuse pensée populaire, parfois formulée, quand tous souffrent d’une surpopulation poussée à son extrême limite : “Il y a trop de monde, il faudrait une bonne guerre pour faire de la place !” Aux prolétaires de décider s’ils préfèrent trouver un mieux être dans l’assassinat organisé - dont, au surplus, chacun d’eux peut être victime - ou si, toute considération de moralité même écartée, il ne serait pas plus intelligent d’apporter quelque prévoyance dans leur activité sexuelle et de faire qu’une “bonne” guerre ne soit pas nécessaire pour que tous aient place au banquet de la vie.


              Car ce désir est exclusivement déterminé par l’encombrement du marché du travail, circonstance dans laquelle la classe ouvrière se rend compte le plus vivement de la surpopulation. Ainsi, par leur imprévoyance procréatrice, les prolétaires créent la surpopulation, et la surpopulation qu’ils ont créée, paroxysant la concurrence, fait faire à certains d’entre eux ce monstrueux souhait d’une guerre qui rende la vie moins dure aux survivants ¾ souhait qui ne tardera pas à recevoir une sanction, en ce cas, le déterminisme naturel et social engendrera la guerre.


              La guerre se produira parce qu’il faut des colonies pour caser le trop-plein humain de la nation surpeuplée, et pour placer le surproduit de l’industrie nationale en même temps que se procurer les subsistances et les matières premières manquant dans la métropole. Elle se produira parce qu’il faudra tirer de l’exploitation des peuples faibles les moyens financiers nécessaires à ce que la partie miséreuse de la nation plus forte ait l’illusion d’une assistance pécuniaire gouvernementale.

              Elle se produira parce que, quand le prolétariat, acculé à la mort, est sur le point de se soulever - bien inutilement, alors, car la surpopulation a aussi créé dans sa propre classe les ennemis de sa libération : “jaunes“, policiers, gardes-chiourme, militaires professionnels, etc., qui noieront sa révolte dans le sang ¾ la guerre est dans l’air, comme ont dit, et les dirigeants, après avoir, comme il convient, chauffé à blanc le patriotisme des masses, la font, pour éviter que l’Etat, ou leur parti qui l’a accaparé, ne disparaisse : les bergers mènent alors le troupeau à l’abattoir...


              Pour les capitalistes, cela encore, c’est faire des affaires : ils achètent ainsi la sécurité pour une longue période d’années, comme, moyennant finance, ils achèteraient des matières premières ou de la publicité. Et ils savent bien que, grâce à la prolificité des brutes, ils retrouveront un jour à profusion leur bétail humain, car, comme disait, il y a un siècle, un assassin de qualité : “Une nuit de Paris réparera tout cela.” Quant aux ruines, si l’aventure a mal tourné, ce sera encore le prolétariat qui les relèvera. N’est-il pas, en définitive, contraint à payer, en toute circonstance, les pots cassés ? Et pourquoi ? Uniquement parce qu’il est prolétariat, c’est-à-dire classe de faiseurs d’enfants.


              Le jour où il cesserait de se multiplier inconsidérément, le prolétaire, devenu plus fort et plus digne de la liberté, aurait vite fait de se dresser devant le bourgeois et de lui dire, même individuellement, en termes explicites ou implicites, peu importe : “Je suis le plus fort maintenant. Je ne suis plus prolétaire au sens antique du mot; je ne veux plus l’être au sens moderne. Je ne veux plus entretenir ton parasitisme. La propriété, c’est le vol : je ne veux plus être volé. Le moment de rendre gorge est venu. Il n’y a plus de capital privé. Le capital est commun à tous les travailleurs et le travail est le seul entraînant rémunération. Si tu veux vivre, travaille !”


              En résumé, que l’on situe, comme le font les socialistes, les causes de la guerre dans la seule évolution du capitalisme ou comme le font plus justement les néo-malthusiens, d’accord avec Darwin, dans la surpopulation, l’intérêt des prolétaires est de ne pas fournir à leurs maîtres la chair à canon qu’ils demandent.


              “Plutôt l’insurrection que la guerre !” ont dit, ces années dernières, les meilleurs d’entre eux. La limitation des naissances est une forme pratique et permanente de cette insurrection, où les efforts individuels contribuent effectivement et visiblement à l’action collective, satisfaisant en outre, dans leurs besoins immédiats et dans leurs tendances idéalistes, à la fois l’individu et la collectivité ¾ spécifions : le prolétaire et la classe ouvrière mondiale.


              Que les prolétaires, de jour en jour plus conscients, prêtent donc une oreille attentive à la parole déjà scientifique, mais encore timide, qui, à travers les siècles, leur arrive du bon Malthus; qu’ils écoutent ses disciples, les néo-malthusiens, dont la voix est plus robuste parce qu’ils savent plus que leur ancêtre et qu’irréligieux ils peuvent préconiser les moyens de stérilité volontaire devant lesquels reculait sa religiosité; et ils apprendront le pouvoir qu’ils ont de n’être plus de la chair à canon.

                                          Manuel DEVALDES. Mai 1913.


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                  UN PROVOCATEUR DE l’OKRANA

                        TZARISTE DEMASQUE

             Terroriste russe, né à Rostov-sur-Don en 1869. De son nom véritable : Evno Mayer Fichelevitch-Azev. Sa vie mouvementée, son rôle d’agent double en font un personnage balzacien. Il réussit à échapper à la vengeance des membres de l’organisation qu’il trahit. On ne sait ce qu’il advint après le 7 janvier 1909 où sa trace est perdue à Berlin, après une tentative infructueuse qu’il fit, par lettre, de cette ville pour se justifier. Sans doute vécut-il sous une fausse identité, à moins que les maîtres qu’il avait servi à demi l’aient fait purement et simplement disparaître. En tous cas les preuves de sa trahison furent établies par des documents, trouvés dans les archives de la police politique, tombés aux mains des révolutionnaires russes lors de la Révolution de 1917.

    UN TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE

              Au fin fond de Passy, dans la demeure modeste d’un réfugié politique se réunissaient, en octobre 1908, trois personnalités du monde révolutionnaire : Pierre Kropotkine, prince et théoricien anarchiste, dont la haute figure entraînait le respect général, même chez ses adversaires de tendances, Herman Lopatine, ami et traducteur de Karl Marx, et Véra Figner dont Anatole France disait qu’elle était “la Jeanne d’Arc de la Révolution russe.” Quel pouvait être le but d’une entrevue semblable, assemblant des personnalités appartenant à des horizons politiques si différents ? Il s’agissait de juger un homme accusé de provocation, un homme qui avait à son actif l’organisation des exécutions de von Plehve, ministre russe, sinistre dictateur au pouvoir illimité, nanti de toute la confiance du tsar, infatigable massacreur de Juifs, et du grand-duc Serge, gouverneur général de Moscou. Entre autres. L’accusateur se nommait W.- L. Bourtsev, publiciste et agitateur, évadé de Sibérie, au passé révolutionnaire prestigieux, partisan passionné du terrorisme.

              En janvier de l’année 1908 la dénonciation d’une trahison gigantesque à l’intérieur du parti socialiste révolutionnaire, qui menait une lutte sans merci contre le tsarisme, la complicité révélée de la haute police russe dans les plus grands attentats terroristes, jetaient dans la stupeur les milieux politiques du monde entier. La cheville ouvrière de cette oeuvre épuratrice était Wladimir Bourtsev, l’accusé Evno Azev. Or, Azev avait une telle réputation que les combattants les plus chevronnés de la révolution disaient en parlant de lui : “Devant cet homme-là, il faut s’incliner bien bas, bas... jusqu’à terre !” Et pourtant, on allait le juger...  

    UN PERSONNAGE EXTRAORDINAIRE

              Azev. Ce terroriste qui fut mêlé à tant de drames sanglants est né au bord du Don, région où se recrutaient les plus célèbres cosaques, d’un père israélite très estimé en raison des sacrifices qu’il fit pour élever décemment sa nombreuse famille. Le jeune Azev fréquenta le lycée de sa ville natale jusqu’en sixième. Il était médiocrement apprécié de ses condisciples ayant un caractère irascible qui entraîna, d’ailleurs, son renvoi de l’établissement scolaire.

              Quittant Rostov à la suite d’incidents peu clairs, il gagna l’Allemagne où il se fit inscrire aux cours de l’École Polytechnique de Karlsruhe en 1892. Là, il fréquenta les étudiants russes de la localité qui se divisaient en petits groupes selon leurs nuances politiques. Evno Azev s’inscrivit au groupe social-démocrate où il fut considéré comme un “modéré”. En 1897 il passa, à Darmstadt, des examens et reçut le diplôme d’ingénieur qui lui permit d’exercer cette profession à Berlin. Fort de sa qualité d’ingénieur il retourne enfin en Russie, travaille à Moscou à la Compagnie d’électricité universelle durant six mois, puis gagne Petersbourg, au service de la même compagnie.

              Etudiant à Karlsruhe, Azev se rendait souvent en Suisse, et c’est dans ce pays qu’iil fit la connaissance de celle qui devint sa compagne, une réfugiée, tout comme lui d’origine juive, qui avait exercé la profession de modiste en Russie, à Mohilev, mais avait fui la terre des tsars pour suivre à Berne les cours de l’Université. Mme Azev vécut longtemps à Paris, dans le quatorzième arrondissement, non loin du Lion de Belfort.

              Elle eut deux enfants de son compagnon mais ignora, semble-t-il, malgré quinze années de vie commune, l’activité mystérieuse de ce dernier. Sombre, taciturne, méfiant, toujours sur ses gardes tel était Azev depuis son enfance, et la vie conjugale intermittente qu’il menait, entre deux absences plus ou moins prolongées, facilitait une discrétion inhabituelle entre époux, qui était de règle entre lui et sa femme. Plus tard, quand les soupçons de ses compagnons de lutte furent évoqués devant son innocence, celui-ci opposa un silence trop prudent à ses supplications. Alors édifiée, lorsqu’il lui fit parvenir de Russie où il s’était réfugié, une somme d’argent importante, elle refusa ces subsides désireuse d’élever ses enfants, grâce à son seul labeur.


    L’ERE DES ATTENTATS


              Après s’être affilié durant son séjour à Karlsruhe à un groupe d’étudiants sociaux-démocrates, Azev opta, en 1899, à Moscou en faveur des socialistes révolutionnaires russes, petit groupement qui reprenait le programme terroriste traditionnel. Cette organisation publiait un journal : La Russie révolutionnaire, qui n’eut que deux numéros, la police ayant découvert à Tomsk son imprimerie secrète peu après l’adhésion d’Azev. Homme extrêmement habile, Azev ne tarde pas à se rendre indispensable dans les milieux révolutionnaires qu’il fréquente. Au cours de l’année 1901 il part pour la Suisse mandaté par l’”Union des socialistes révolutionnaires du Nord” qui était alors l’organisation terroriste la plus importante de Russie et dont les membres allaient, les uns après les autres, tomber tous aux mains de la police avec une bizarre régularité.

              Il constitue, aidé d’un autre révolutionnaire, venu, lui, du Sud, le “Comite central” du parti et organise l’importation en masse, à destination de toutes les sections de Russie, de brochures et journaux révolutionnaires dissimulés dans des appareils frigorifiques d’appartement ou dans des barils de graisse.

              Curieuse coïncidence, les destinataires étaient arrêtés dans laps de temps plus ou moins long, habilement calculé, arrestations portées au compte de la Sûreté à l’habileté indéniable ou encore à l’imprudence des militants de base. Jamais la félonie d’un révolutionnaire ne fut soupçonnée en l’occurrence. Rapidement, le mouvement animé par Azev se transforme. Le terrorisme est à la base de son action et il absorbera de plus en plus toutes les activités militantes. Il est nécessaire de doter le parti d’un instrument de coordination. Ainsi est créée l’Organisation de Combat qui durant six années va multiplier les attentats.

              Les deux premières victimes visées furent Sipiaguine, ministre de l’Intérieur, favori du tsar et le procureur du Saint-Synode, conseil suprême de l’Eglise russe, Pobiedonostzev. Le premier fut exécuté le 2 avril 1902 au palais Mariinsky par un jeune étudiant de plusieurs coups de revolver. Arrêté, l’auteur de l’attentat fut pendu un mois après. Le procureur eut plus de chance, il échappa à deux tentatives de ses ennemis. Il avait été décidé de le supprimer le même jour que le ministre du tsar. Or un hasard dont il bénéficia, une erreur d’adresse, fit tout échouer.

              Qu’à cela ne tienne, on l’exécuterait lors des obsèques de Sipiaguine. Nouvelle chance pour l’intéressé, les deux terroristes désignés sont arrêtés et l’un d’eux avoue le crime projeté. Un autre attentat contre le général prince Obolensky échoua à son tour. Par contre, le 6 mais 1903 le général Bogdanovitch, gouverneur d’Oufa, dans l’Oural, était abattu sans que les auteurs de l’exécution puissent être appréhendés. Sur le sol, près de la victime, on trouva une lettre confirmant la sentence prise contre Bogdanovitch qui avait donné l’ordre, quelques temps auparavant, de tirer sur les ouvriers mineurs en grève qui manifestaient pacifiquement.

              Le verdict était signé : l’Organisation de Combat. On sut plus tard que l’opération avait comporté deux parties. Azev, ayant participé personnellement aux choix de deux militants, chargés d’attenter à la vie du général, ces deux terroristes furent arrêtés peu après à Dvinsk. Plus heureux les deux suivants, désignés hors la présence d’Azev, échappèrent à la dénonciation d’une part, à l’arrestation ensuite. Malheureusement le 13 mai suivant Guerchouni, l’égal d’Azev dans l’Organisation, qui était sur les lieux à Oufa lors de l’attentat, dénoncé à son tour, était arrêté à Kiev, circonstance qui laissait à Azev tout le parti en main.

              Dès mai 1903, ce dernier part à Genève pour étudier de nouvelles méthodes d’action. Sur la constatation répétée que “le revolver a des revers” il décide d’utiliser à l’avenir, une arme plus efficace : la bombe. Il étudie les matières explosives et met au point une tactique qui découle d’une observation qu’il définit ainsi : “Vu le grand nombre de provocateurs répandus dans les groupements du parti il serait néfaste de laisser les militants terroristes communiquer avec ces groupements.” Ainsi, à l’avenir, le mouvement politique du parti et sa section terroriste n’auront plus aucune relation; ainsi, également, Azev deviendra insoupçonnable.

    LES AFFAIRES RETENTISSANTES


              Pour quel raison l’actif agent double n’éveilla-t-il jamais le soupçon chez ses compagnons de combat et pourquoi trouva-t-il des défenseurs acharnés parmi ses victimes lorsqu’il fut formellement accusé d’être un provocateur ? C’est que la réussite de deux attentats spectaculaires, qu’il avait organisés, rendait invraisemblable une telle thèse. On donna par la suite des explications pertinentes sur la suppression de deux personnalités de premier plan. Elles relevaient de la mentalité propre aux milieux troubles des basse et haute polices, aux rivalités des gens en place. Les morts tragiques du ministre von Plehve et du grand-duc Serge formaient et dissimulaient la véritable activité d’Azev.

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              Viatcheslaw Konstantinovitch Plehve était d’origine lituanienne. Celle de ses parents, allemande. Ils pratiquaient et élevèrent leur fils dans la religion réformée mais celui-ci se convertit au catholicisme pour hériter d’un oncle. Virtuose du reniement il embrassa la religion orthodoxe dès qu’il eût conscience qu’elle le conduirait tout droit au poste le plus important de l’empire des tsars. Protégé par Mouraviev “le pendeur”, il fit rapidement son chemin. De la magistrature il passe à la police politique, en devint le chef, et pratiqua la chasse aux révolutionnaires. Il termina sa carrière comme ministre de l’Intérieur succédant à Sipiaguine exécuté par un étudiant en 1902.

              C’est à l’instant précis où le gouvernement et la police du tsar s’apprêtent à étouffer sous la plus féroce des répressions toute velléité de réforme sociale, alors que les bagnes sibériens se peuplent, qu’une bombe éclate et que la dynamite expédie au royaume des ombres le dictateur aux rigueurs implacables. La lutte qui se poursuit entre les forces d’oppression et les forces révolutionnaires est à son apogée; une succession d’épisodes sanglants, de crimes atroces et de dévouements farouches; une poignée d’individus obscurs décidés à vaincre ou à mourir, manipulant clandestinement, à travers les embûches et les menées policières la bombe qui sauve et affranchit. Et puis à terre, en ce jour de 1904, l’homme le plus redoutable et le plus redouté de toutes les Russies.

              Les difficultés parmi lesquelles se déroulent ces attentats sont inimaginables. Il faut posséder une maison sûre, avoir le “dvornik” (concierge) à sa dévotion ce qui n’est pas facile car il est imposé par la police aux propriétaires. Il faut toute une organisation de surveillance, de l’argent, des hommes acceptant à l’avance le sacrifice suprême. Ces hommes, tout comme les héros de l’antiquité, doivent survivre dans la mémoire des militants d’aujourd’hui, de ceux de demain. Pendant des années, von Plehve a fait torturer, massacrer, emprisonner des milliers d’individus. Ce renégat est capable de tout. Un exemple : en 1863, lors de l’insurrection qui éclata à cette époque, il dénonça son père adoptif qui fut pendu dans les quarante-huit heures. Il organise des progroms à Kief, à  Wilna, à Bakou, ailleurs. Il fait déporter 3.800 personnes “suspectées moralement”. Soudain, halte-là : l’Organisation de Combat a dépêché ses hommes !

              Le 15 juillet 1904, à neuf heures quarante-cinq du matin, le carrosse blindé de Plehve roule à vive allure vers la gare de Varsovie. Le ministre devait prendre l’express de dix heures pour Peterhof où il allait faire son rapport habituel au tsar. Le carrosse suivait les rails du tramway. Dans une victoria précédent la voiture ministérielle se trouvait le préfet de police de Petersbourg et, le long du carrosse de von Plehve quelques agents à bicyclette. Derrière, deux agents suivaient en voiture légère. Tous les quarante pas, sur le parcours, étaient postés d’autres agents. Or trois terroristes se tenaient dans cette rue armés chacun d’une bombe. L’un était déguisé en employé de chemin de fer : Sazanov, un autre en portier : Kalaiev, le dernier en officier de marine : Sikorsky.

              Arrivé à leur hauteur, un fiacre fit obliquer dans la direction des trois hommes le carrosse ministériel. Sazanov s’approcha alors rapidement et lança son engin par la fenêtre de la voiture. Une formidable détonation retentit. La force explosive était sui puissante que le carrosse bondit. Le ministre et son cocher furent projetés de tous côtés dans les airs. Les vitres des fenêtres appartenant aux immeubles d’alentour se brisèrent à grand fracas et, lorsque la fumée fut dissipée, on put voir, près du pont d’Obvodny le cadavre en bouillie de von Plehve et de son cocher. Près d’eux, le terroriste gisait sur le pavé, blessé par les éclats de bombe, couvert de sang.

              Le second attentat, organisé par Azev, mais ¾ comme pour le précédent ¾ hors de sa présence effective sur les lieux, coûta la vie au grand-duc Alexandrovitch Serge, fils de l’empereur Alexandre II, oncle de Nicolas II. Né à Tzarskoïe-Sélo en 1857, le grand-duc était alors gouverneur de Moscou et avait été l’organisateur de l’exposition française en 1891. Commandant en chef de la région militaire de Moscou il avait à la cour une grosse influence de par son mariage. Par contre, son impopularité était notoire. Principal représentant du parti ultra-réactionnaire, chef des Cent-Noirs et du parti “vrai russe”, les Moscovites les haïssaient.

              Son exécution avait été fixée primitivement au 2 février 1905; la présence d’une femme et de plusieurs enfants à l’endroit choisi pour l’attentat arrêta le bras du terroriste désigné : Kalaïev. Le 4 février, à deux heures et demi de l’après-midi, le landau du commandant militaire sort du palais Nicolas lorsque la bombe de Kalaïev cette fois atteint son but. Mort sur le coup, le grand-duc Serge fut littéralement déchiqueté. Arrêté, Kalaïev fut condamné à mort par une cour martiale et exécuté le 11 mais suivant. Revers de la médaille : échec total d’une série d’attentats préparés à Petersbourg et qui devait coïncider avec a suppression du grand-duc Serge à Moscou. Plus de vingt terroristes tombent aux mains de la police prévenue, à n’en pas douter, de leurs projets.

     L’ACCUSATION

              Les années 1905 et 1906 ne sont pas des années de repos pour les terroristes. Toute une série d’attentats sont organisés par Azev contre des personnalités importantes. Sont visés : le grand-duc Nicolas Nicolaevitch, le général Trepov, le grand-duc Wladimir, la Sûreté de Pétersbourg, le Tribunal militaire de Cronstadt, le général Kleïghels, le ministre Dournovo, l’amiral Doubassov. Le chef de l’Organisation de Combat apporte à ce genre d’activité une minutie particulière. Tous ces attentats échouent. Par contre, ceux qui visaient le préfet de Pétersbourg, le général von der Launitz, le gouverneur Sakhanov, le procureur Pavlov, le comte Ignatiev réussissent. Or si les préparatifs reviennent indéniablement à Azev, leur exécution échappe au dernier moment, de manière fortuite, au chef suprême de l’organisation.

              En juillet 1906 est décidée la suppression du premier ministre Stolypine. Sous le prétexte qu’il manque de “moyens techniques” Azev s’y oppose et il laisse à d’autres la direction des opérations. Lui parti, l’Organisation de Combat disparaît à son tour. Il rentre en Russie et y séjourne dix-huit mois. Au cours de l’été 1908, il revient avec un plan qui doit lui permettre d’accomplir un nouveau coup de maître. Il s’agit de supprimer le tsar Nicolas II. C’eût été pour lui une sorte d’apothéose. Ce fut le moment choisi par Bourtsev pour lancer son accusation.

              Le publiciste russe était un intuitif; tout en dirigeant son périodique le Byloë (le Passé), qui paraît de façon irrégulière, il observe les milieux russes de Paris et le mouvement terroriste n’échappe pas à son examen. Partant de menus faits, constatant de troublantes coïncidences, il en vient à penser que les policiers de l’Okhrana se sont introduits parmi les lanceurs de bombes ce qui expliquait les insuccès répétés se produisant trop souvent au dernier moment. Il commença dès que ses soupçons se précisèrent à passer au crible les actes des principaux animateurs de l’Organisation de Combat.

              “Pendant longtemps, dit-il un jour, ce fut en moi une lutte douloureuse; tantôt le soupçon me maîtrisait tout entier, tantôt je le rejetais avec indignation. Je me formulais à moi-même les hypothèses les plus diverses, suggérées peut-être par ma pensée qui ne pouvait plus se détacher d’Azev et qui pourtant n’osait encore l’accuser. Quelqu’un placé à ses côtés le trahissait peut-être ? Un ami, une femme, dans lesquels il avait toute confiance et qui le vendaient ? Mais rien ne venait confirmer cette hypothèse.Et alors son “génie” même, ses capacités conspiratrices extraordinaires, qui frappaient d’admiration ses camarades, aux yeux desquels ils apparaissait comme un être insaisissable, légendaire, toujours sur les bords de l’abîme et toujours debout, quand tous étaient engloutis autour de lui ¾ tout cela me sembla étrange et me devint bientôt suspect...”

              Pourtant, il y avait des moments où de terribles crises de conscience s’emparait de Bourtsev. Il les décrit lui-même ainsi :

              “Et si je me trompais ? Si je calomniais un homme sincère, dévoué, énergique, l’âme de la Révolution ! Si j’allais détruire le grand oeuvre édifié par lui !”

              Peu à peu, ses doutes s’estompent, la certitude apparaît. Il faut agir, arrêter l’hécatombe de terroristes par un misérable dans la gueule du loup. Alors Bourtsev se décide. Seul, dans l’incrédulité générale, bravant l’hostilité de quelques-uns, il proclame : “J’accuse Evno Azev d’appartenir à la police politique et d’être le responsable de la plupart des arrestations opérées ces dernières années parmi les membres de l’Organisation de Combat. Je prétends qu’il est à la seule base de l’échec d’un nombre important d’attentats dont il a pris cependant l’initiative.

    SHERLOCK HOLMES REINCARNE

              Quel était le point de départ qui permettait au directeur du Byloë, lui qui était la prudence même, de devenir si affirmatif au point de risquer sa propre réputation aux yeux des militants d’un milieu si pointilleux quant aux propos de ce genre ? Il n’est pas possible d’entrer dans les détails d’une succession d’événements, ni de justifier une méthode ¾ apparemment très dangereuse ¾ qui était celle de Bourtsev sans allonger inconsidérablement cette notice réservée à Azev. Il y aura lieu d’y revenir lorsque seront étudiées la vie et les activités du “Sherlock Holmes de la Révolution”.

              En bref, révélons que, dans le but de désorganiser la police tsariste, Bourtsev entretenait des rapports circonstanciels avec “cet autre monde” qui vivait derrière “les murs épais du département de la police et de la sûreté”. Il s’en est très franchement et publiquement expliqué déclarant en outre “que son existence lui permettait de dire sans hésitation qu’il avait réussi parfois à s’emparer de l’âme de certains policiers qui lui apportaient des renseignements, et qu’il les avait vus devenir d’autres hommes.” Et voici ce qu’il écrit dans son journal daté du 7 août 1908, relatant une visite qui lui fut faite alors qu’il se trouvait à Pétersbourg en 1906 :

              “Le jeune homme en présence duquel je me trouvais pouvait avoir vingt-sept ans. Il me demanda à me voir en particulier pour m’entretenir d’une affaire de la plus haute importance. Lorsque nous fûmes seuls, mon interlocuteur me dit soudain :

    - Vous êtes Wladimir Bourtsev. Je vous connais bien... tenez, voilà votre photographie... Je l’ai prise au département de la police, c’est le document signalétique permettant de vous retrouver. J’appartiens à ce département où j’occupe la fonction de commissaire spécial de la Sûreté.


    - Mais que voulez-vous de moi ?

    - Je suis socialiste révolutionnaire et je voudrais savoir si, franchement, je ne pourrais pas servir le mouvement libérateur !...

              Je le regardais fixement dans les yeux et mille suppositions se succédaient dans mon esprit, passant rapides comme des nuées d’oiseaux dans les cieux. La question était nette. Je sentais profondément que l’homme que j’avais devant moi avait bien réfléchi avant de franchir mon seuil et de prononcer ces paroles.”

              Ayant accepté l’offre du jeune homme qui se nommait Bakaï, Bourtsev explique que, simplement écrivain révolutionnaire, il ne pouvait attendre de lui qu’une participation à la “besogne hygiénique” à laquelle il s’était voué : la découverte des moyens employés par la police et notamment la rôle joué par la “provocation” dans le passé et dans le présent. Bakaï revint voir Bourtsev et, entre autres renseignements, lui signala la présence d’un agent double nommé Baskine, puis ensuite celle d’un certain Vinogradov, “collaborateur de grande valeur”. Bourtsev invita Bakaï à pousser dans cette direction de nouvelles recherches.

              Un jour, ce dernier revint apportant une indication capitale : deux ans auparavant, en 1904, Baskine était à Varsovie, veillé par une nuée d’agents subalternes dirigés par le grand maître de la police secrète. Le but de sa présence dans la capitale polonaise était une entrevue avec un employé des chemins de fer appartenant au milieu révolutionnaire.

              Enquête faite, Bourtsev apprenait qu’Azev était allé à Varsovie à la même époque et y avait rencontré le cheminot-propagandiste désigné. Puis Bakaï apprit et communiqua un autre renseignement : l’attentat contre Trepov avait été dénoncé par Vinogradov, qui l’avait préparé, et qui avait livré ensuite à la police les noms de tous ceux qui y avaient pris part. Lors du procès des terroristes arrêtés, le réquisitoire ne parlait pas de Vinogradov mais d’un “collaborateur secret” qui avait guidé la police dans ses recherches. Or, ledit attentat avait été organisé par Azev. Vinogradov et Azev étaient-ils un seul et même personnage ?

              Sur ces entrefaites, Bakaï, dont les relations avec Bourtsev n’avaient pas échappé à la vigilance de ses collègues de la Sûreté, est arrêté, puis condamné par mesure administrative à trois ans de déportation dans les toundras glacées du nord sibérien après avoir subi une incarcération de huit mois dans les geôles de la forteresse Pierre et Paul. Bourtsev décide de faire évader son informateur. Il lui fait parvenir des fonds. Azev s’en mêle, il adresse pour compléter la somme nécessaire aux préparatifs d’évasion cent cinquante roubles de la part du Comité central. Malchance étrange, la police est prévenue et le télégraphe fonctionne; ordre est donné de faire transférer  le déporté dans une région encore plus inaccessible. Heureusement, la dépêche arrive trop tard; la trahison n’a pas payé !

              C’est alors, qu’édifié, Bourtsev dévoile les résultats de ses investigations. En pure perte d’abord. Un nouvel événement renforça sa conviction : le 9 février 1908, la “Compagnie volante du Nord” tout entière tombait aux mains de la police; simultanément, ses membres dans divers localités étaient arrêtés. D’autre part, par l’entremise de Bakaï, qui l’avait rejoint à Paris après son évasion, le directeur du Byloë obtient confirmation de divers renseignements accusateurs.

              Que faire ? Brûlant carrément ses vaisseaux, Bourtsev renouvelle son avertissement en envoyant des émissaires auprès des groupements révolutionnaires pour leur faire savoir qu’Evno Azev est un agent provocateur; puis, au printemps 1908, il avise formellement le Comité central de sa conviction qu’Azev est un traître.

              Le 16 mars 1908, l’un des deux groupes parisiens du parti socialiste révolutionnaire répand un manifeste qui fait grand bruit et ayant pour thème : la provocation dans le parti. Puis une “Commission spéciale de recherche” décide d’interroger Bourtsev et un grand nombre de personnes. Néanmoins, la plupart des terroristes ne veulent tenir aucun compte des accusations, certains s’en indignent. Azev payant d’audace contre-attaque.

              Il s’ensuit une confusion inouïe d’autant plus que les principaux membres de l’Organisation de Combat répugnent à étaler plus ou moins publiquement de redoutables secrets. Finalement, ce n’est qu’en octobre 1908, ainsi qu’il est dit au début de cette notice, que se réunit un tribunal révolutionnaire chargé d’éclaircir cette sombre affaire.


    DEBATS PASSIONNES

              Nul ne sera surpris d’apprendre que la passion fut la note dominante de cette assemblée. Bourtsev lui-même en a retracé les péripéties émouvantes :

              “Ma situation au commencement de la discussion, a-t-il dit, était très pénible. En face de moi j’avais mes juges et les “camarades accusateurs” membres du Comité central, qui n’admettaient même pas la possibilité d’une erreur de ma part. On m’autorise à poser toutes les questions qu’il me plairait, sur les faits et gestes les plus secrets du parti. En revanche, je devais raconter dans ses moindres détails ma vie intime et indiquer les moyens par lesquels j’étais parvenu à réunir mes renseignements. Le tribunal était incontestablement en majorité favorable à Azev. L’atmosphère même dont j’étais entouré m’était hostile. Mes amis suivaient avec anxiété le cours du procès et tremblaient pour moi.


              “Il avait été convenu à la première séance que tant que durerait le débat, on s’abstiendrait des deux côtés de faire au dehors la démonstration de sa thèse. Mais n’étant pas convaincu de l’issue favorable du procès, je m’étais réservé le droit de continuer mes révélations, publiquement - au cas où je n’aurais pas été persuadé par mes adversaires de l’innocence d’Azev - et de les poursuivre jusqu’au bout. J’étais, en effet, trop profondément pénétré de l’importance politique capitale de ma découverte de la trahison d’Azev pour m’arrêter.”

              Parlant en faveur d’Azev, Tchernov prononça un long discours vantant l’activité de celui qu’il défendait âprement et énuméra toutes les machinations policières tendant à discréditer les militants de renom. Bourtez y répondit le lendemain en affirmant sa confiance dans son informateur Bakaï, se fiant à sa longue expérience personnelle toute intuitive certes mais ayant fait ses preuves. Il ajouta que ce dernier avait fourni, au parti socialiste polonais, une liste de soixante-quatre mouchards qui s’étaient introduits dans leurs rangs et que tout avait été reconnu exact. Puis il fournit des documents qui firent pencher en sa faveur deux des “juges” sur trois. Il offrit ensuite d’importants “éléments de conviction” en révélant la rencontre inattendue qu’il fit un jour, dans un train, en Allemagne, de l’ancien ministre adjoint du tsar Lopoukhine, et de la conversation qui s’établit entre eux.

              Un an auparavant, ce personnage avait fait la connaissance de Bourtsev dans les bureaux du Byloë et lui avait proposé la publication des Mémoires de son beau-frère, le prince Ourossov (1), sur les dessous du régime autocratique et la complicité de la police dans l’organisation des massacres de Juifs. De vagues échanges de politesse, on glissa rapidement vers un sujet plus sérieux et Bourtsev obsédé par les agissements des mystérieux Raskine et Vinogradov dépeignit à son interlocuteur stupéfait le rôle odieux des provocateurs dans les milieux révolutionnaires qu’il fréquentait.

    - “Permettez-moi, dit Bourtsev à Lopoukhine, de vous révéler moi-même celui qui se cachait sous ces pseudonymes. Je vous demanderai seulement de répondre, de votre côté, par oui ou par non.

              “Longtemps, il hésita, tandis que je lui racontais l’un après l’autre les épisodes de la vie de “Raskine-Vinogradov”. A mesure que le tableau dramatique se déroulait sous ses yeux, son émotion devenait plus profonde. Soudain, il s’écria :

    - “Est-ce possible ? Etes-vous sûr qu’un agent provocateur ait pris part aux meurtres de von Plehve et du grand-duc Serge ? C’est épouvantable ! Inimaginable !”

              “Lorsque j’eus rappelé qu’il existait un lien étroit entre les arrestations et l’exécution des membres de la “Compagnie volante du Nord”, du parti socialiste révolutionnaire qui avaient eu lieu durant cette même année, et les dénonciations de Raskine, Lopoukhine laissa échapper ces paroles :

    - “Mais alors, durant toutes les premières années il n’a pas quitté un seul moment le théâtre de ses exploits ?”

              “Et enfin, après que je lui eus fait le récit d’un dernier épisode, Lopoukhine, absolument bouleversé, s’exclama :

    - “Je ne sais qui sont Raskine, Vinogradov... mais je connais l’ingénieur Evno Azev que j’ai vu deux fois.”


    (1) Il s’agissait d’une protestation contre un effroyable pogrom à Balta qui eut lieu en 1905. Un précdent, celui de 1882, avait déjà horrifié le monde. Ils furent suivis dans la même ville d’un nouveau pogrom en 1917 et de trois autres massacres de Juifs, en 1919, par les bandes de Petlioura.

             Cinq heures d’une conversation épuisante avaient été nécessaire pour obtenir cette précision d’une portée incalculable. C’était la première fois que Bourtsev entendait la voix de quelqu’un qui avait connu Azev dans son rôle de policier. Il en avait ressenti un trouble profond, mais lorsque, à son tour, il en avisa le “tribunal”, un silence tragique s’établit suivi presque immédiatement d’exclamations de surprise et de colère.

              Pourtant, diverses objections furent émises et Bourtsev commença à se sentir envahi par le découragement, tandis que la séance terminait dans la confusion et le désordre causés par les révélations dont l’effet avait été considérable pour tous. A la réunion suivante, les amis d’Azev demandèrent un ajournement de toute décision; puis ils avertirent Azev de la tournure prise par l’enquête : “Il ne faut plus que tu t’abrites derrière nous, lui dirent-ils, sors donc, viens devant le tribunal ! Défends-toi toi même ! Car nous ne pouvons plus lutter contre Bourtsev dans lequel la majorité des membres du tribunal a confiance.” Azev refusa en se prétendant malade, disant qu’il espérait que ses amis sauraient le défendre.

              Après avoir entendu Bakaï dont les affirmations furent édifiantes, le “tribunal” aborda le 29 octobre 1908 sa dernière séance. Le Comité central avait chargé Savinkov (2) de la tâche décisive concernant la défense de son “chef”. Il la présenta brillamment, développant l’argument “qu’aucune des grandes entreprises terroristes ne s’était accomplie sans le concours d’Azev.”

              Ayant terminé son discours, Savinkov apostropha Bourtsev : “Pouvez-vous, lui dit-il, me citer un seul militant qui par son éclat et sa grandeur lui soit semblable ?” Ce à quoi l’interpellé répondit : “C’est que Azev n’est pas un révolutionnaire, mais un agent provocateur, derrière lequel se trouve la police impériale.” Ainsi se termina la première phase d’un “procès” qui remua profondément les milieux révolutionnaires sans apporter cependant un résultat concret.

    LA DEBACLE

              Quelques semaines passèrent sans que quiconque puisse s’apercevoir d’un changement quelconque dans les diverses prises de position des clans “pro” et “anti” Azev. Cependant, au Comité central, on avait décidé, sans rien en dire, de pousser l’enquête. Savinkov en personne se chargea de certaines démarches préconisées par le “tribunal”. Il en fit part à Azev auquel il n’avait pas retiré sa confiance. Ce dernier, mis au courant de quelques détails, sentit qu’un grave danger le menaçait et commis une imprudence qui devait lui être fatale.

              Il se déclara fatigué et las des attaques dont il était l’objet et demanda à ses amis de l’autoriser à prendre quelque repos à Munich pour se remettre de ses émotions subies. Ce fut accepté mais considéré comme suspect.

              Azev traversa la Bavière, prit le train pour Berlin, puis pour Pétersbourg. Dès son arrivée dans cette ville, il se précipita chez Lopoukhine qu’il supplia de ne rien révéler aux révolutionnaires et de démentir les propos tenus par Bourtsev. Lopoukhine éconduit le visiteur. Se précipitant chez le chef de la Sûreté pétersbourgeoise, le général Guerassimov, le délateur lui demanda de tenter une nouvelle démarche auprès de l’interlocuteur qui l’avait si mal reçu.

              Lopoukhine reçut Guerassimov avec le même dédain. Le puissant personnage quitta les lieux la menace aux lèvres. “Vous semblez oublier, dit-il à Lopoujhine, que la Sûreté existe encore ?” Le soir même, l’ancien directeur du département de la police écrivait au président du Conseil Stolypine une lettre dont voici les extraits les plus suggestifs :

              “Le 11 novembre dernier, vers neuf heures du soir, s’est présenté chez moi, dans la Tavritcheskaya, n°7, le nommé Evno Azev, qu’en ma qualité de chef de la police, je connus de mai 1902 à janvier 1905 comme émissaire spécial de la police à Paris. Il entra sans s’être fait annoncer, dans mon cabinet où j’étais en train de travailler. Il me déclara que les renseignements avaient été fournis au parti socialiste révolutionnaire auquel il appartenait sur son rôle dans la police politique, qu’en conséquence un tribunal ait été formé pour le juger. Il savait que ce tribunal allait me demander des renseignements sur son compte. C’est-à-dire que sa vie était entre mes mains.

              “Aujourd’hui, vers trois heures, le chef de la sûreté, le général Guerassimov, s’est présenté chez moi dans les mêmes conditions. Il me déclara qu’il venait me trouver de la part du même Azev, qui l’avait prié de ma demander ce que je répondrais au cas où les membres du tribunal chargé de juger Azev me demanderaient les renseignements dont ils avaient besoin. Le général ajouta qu’il saurait parfaitement tout ce qui se passerait devant le tribunal, le nom de tous les témoins interrogés et toutes leurs dépositions.

              “Etant convaincu que la démarche d’Azev, aussi bien que les déclarations de Guerassimov avaient le sens d’une menace directe contre moi, je considère comme de mon devoir d’informer Votre Excellence de ces faits et de vous adresser la requête respectueuse de me protéger contre les opportunités et les entreprises de la police politique qui menace ma sûreté personnelle.”

    (2)  L’un des plus audacieux terroristes, ami d’Azev, ayant pris part aux principaux attentats, y compris ceux qui eurent pour victimes : von Plehve et le grand-duc Serge

    .
              De plus, Lopoukhine informait le ministre du tsar qu’il se disposait à se rendre le surlendemain  à l’étranger pour affaires personnelles durant deux semaines. Cette lettre tomba aux mains du Comité central et Azev aperçu un membre du parti à Pétersbourg, alors qu’officiellement, il aurait dû se trouver ce jour là à Munich. Dès son retour à Paris, il fut invité à donner en détail l’emploi de son temps.

              Il apparut, après ses explications, un “trou” de cinq jours. L’alibi s’effondrait; les renseignements parvenus de Berlin décrivaient l’hôte Azev durant son séjour dans cette ville comme un individu fort louche d’une part, et d’une autre, Savinkov et un de ses compagnons ayant vu à Londres Lopoukhine, avaient recueilli une nette déclaration, à savoir : “... qu’il avait été en rapports de service avec Azev lorsqu’il se trouvait à la tête du département de la police.”

    AZEV S’ENFUIT

              Tchernov qui avait été chargé d’établir un rapport concernant “l’affaire Azev” conclut le 3 janvier 1909 à la culpabilité. Une démarche décisive est faite : trois des membres du Comité central se rendent un soir chez Azev et l’entretiennent en particulier. Pressé de questions, il ergote, tente de se justifier, s’enfonce dans de nouveaux mensonges.

              L’entretien se termine sur des paroles de menace et de mort. Les terroristes partis, Azev déclare à sa femme : “Je me suis contredit, j’étais dans leurs mains comme un cadavre, ils veulent me tuer.” “Partons, sauve-toi, répond sa compagne saisie d’effroi. Une fois en sûreté, tu te justifieras.” Et dans la nuit, c’est une fuite précipitée, tragique, pleine d’appréhensions. Tout passant est dévisagé avec méfiance; ne serait-il pas le terroriste lancé aux trousses du traître  par le Comité central ?

              Enfin, le voici dans le rapide de Cologne comptant avec angoisse les minutes qui le séparent du moment où le convoi s’ébranlera. Azev a fui. Dès qu’il se croit en sécurité, à Berlin, ils retrouve sa superbe et il écrit à ceux qui l’ont démasqué. Voici le texte authentique de l’épître de cet apôtre confondu :

    Le 7 janvier 1809 (au lieu de 1909)

              “Votre visite dans mon appartement le soir du 5 janvier, la remise d’un ultimatum ignoble, sans autre forme de procès, sans que l’on m’eût donné même la possibilité de me défendre contre l’accusation infâme dirigée contre moi par la police et ses agents est révoltante et en contradiction avec toutes les notions de la morale et de l’honneur révolutionnaires. Même à Tatarov (3), qui n’avait milité dans notre parti que fort peu de temps, vous avez donné les moyens d’entendre l’accusation formulée contre lui et de se défendre.

              “A moi, l’un des fondateurs du parti socialiste révolutionnaire qui, à maintes reprises, ai porté sur mes épaules le poids de toute son activité, qui grâce à mon énergie et à ma ténacité ai, au moment donné, porté le parti à une hauteur qui n’avait jamais été atteinte jusque-là par aucune autre organisation, à moi on est venu et on a dit : “Avoue et tu seras tué.

              “Cette conduite sera appréciée par l’histoire. Quant à moi, elle me donne la force morale d’entreprendre à mes risques et périls toutes les actions nécessaires pour établir mon innocence et pour laver mon honneur sali par la police et par vous.

              “Sachez que les offenses du genre de celle que vous m’avez faite ne se pardonnent jamais et ne s’oublient pas. Un jour vous aurez à en rendre compte au parti et aux miens, j’en suis convaincu. Et à l’heure actuelle, je suis heureux de sentir que j’ai assez de force pour vous dédaigner, messieurs.

              “Mon travail dans le passé me donne cette force et me place au-dessus de la boue et de la puanteur dont vous êtes maintenant entourés et dont vous m’avez éclaboussé.

    “Ivan Nicolaievitch.”


    (3) Agent provocateur appartenant lui aussi au parti socialiste révolutionnaire. Une enquête, qui dura plus de six mois, fut menée sur lui. Azev s’étonnait alors de la lenteur des recherches et déclarait : “Il ne s’agit pas de l’interroger, mais de le tuer.” Le 22 mars 1906, à Varsovie, l’un des principaux militants du Comité central entra dans la chambre de Tatarov et lui déchargea, sans mot dire, son revolver dans la tête, le tuant net.

              La presse parisienne publiait quelques heures après la réception de cette diatribe un communiqué mettant les choses au point :

              “Le Comité central du parti socialiste révolutionnaire russe porte à la connaissance des camarades du parti que l’ingénieur Eugène Philippovitch Azev, âgé de trente-huit ans (portant dans le parti les noms de guerre suivants : Tolsty, Ivan Nicolaievitch, Valentin Kouzmitch), membre du parti depuis sa fondation, maintes fois élu dans ses organismes centraux, membre de l’Organisation de Combat, et du Comité central, est convaincu d’avoir entretenu des relations avec la police politique russe et déclaré agent provocateur. Disparu avant que fût terminé l’enquête entreprise sur son compte, Azev est, en raison de ses qualités individuelles, un homme extrêmement dangereux et nuisible pour le parti. Des renseignements détaillés sur les circonstances dans lesquelles il fut démasqué seront publiés dans un avenir très prochain.”

    Le Comité central, le 8 janvier 1909.

    _________________

              Plus heureux que Tatarov, que Gapone et quelques autres, Azev échappa à la vengeance des révolutionnaires qu’il avait trahis. D’Allemagne, il passa en Russie où l’on perdit sa trace.

    EPILOGUE

              Le 31 janvier 1909, l’ex-directeur de la police, Lopoukhine, était arrêté par la Sûreté et la gendarmerie russes, à son domicile, et accusé de collusion avec les organisations révolutionnaires. Un certain nombre de ses amis furent inquiétés. A la Douma, un débat orageux eut lieu où fut évoqué le cas Azev, et le ministre de l’Intérieur mis en fâcheuse posture. Le 11 mai, Lopoukhine était jugé par la Chambre spéciale du Sénat. Après des audiences où le système policier de provocation fut assez malmené d’un côté de la barre, alors que de l’autre, tout était entrepris pour éviter des révélations scandaleuses, l’ancien haut fonctionnaire du tsar fut condamné à cinq ans de travaux forcés. Cassé pour vice de forme, ce premier procès fut suivi d’un second qui se termina par une réduction de peine, soit trois années de déportation en Sibérie.

              Quand Azev trahit-il pour la première fois ? Beaucoup de militants de son époque se sont posé la question. Dès le début de ses activités, semble-t-il. Jamais, ont affirmé jusqu’au bout certains d’entre eux, la chose n’est pas possible et d’insinuer qu’il se pourrait fort bien que ce soit Bourtsev le provocateur. Aujourd’hui, il n’y a plus d’équivoque possible.

              Dans ses Mémoires d’un révolutionnaire, Victor Serge, bien placé à une certaine époque pour en connaître, écrit ceci : “En 1912, il y avait dans les organisations révolutionnaires de Moscou, qui n’étaient nullement des organisations de masses, cinquante-cinq agents provocateurs, dont dix-sept socialistes révolutionnaires, vingt social-démocrates mencheviks et bolcheviks, trois anarchistes, onze étudiants, plusieurs libéraux. A la même époque, le leader de la fraction bolchevik à la Douma, porte-parole de Lénine, était un agent provocateur : Malinovski; le chef de l’organisation terroriste du parti socialiste révolutionnaire, membre du Comité central de ce parti, avait été un agent de l’Okrana, Evno Azev, de 1903 à 1908, au temps des attentats les plus retentissants.” Car les dossiers de la police tsariste ont livré leurs secrets lorsqu’ils sont tombés aux mains des révolutionnaires en 1917.

              Une dernière indication concernant cette affaire a son influence sur les esprits dans les milieux avancés de  1909. Martov, qui n’était pas un hurluberlu écrivait alors : “L’humanité se lassera de parler de Judas Iscariote, qu’elle se rappellera encore d’Evno Azev, de l’Organisation de Combat.” Avouez qu’il y a là tout de même, même en tenant compte des circonstances, quelque exagération.


                                                            Louis LOUVET.




















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  •                                 lE LIvInG tHEÂtRE        

    THEÂTRE & REVOLUTION

              Quand la révolution viendra, le théâtre de Broadway disparaîtra. Et le théâtre de boulevard parisien et les mensonges du West End londonien et le théâtre pompeux de l’Allemagne de l’Ouest et le théâtre Off-Broadway qui travaillent dans et pour le capitalisme disparaîtront. La révolution est en route. Ses forces sont en train d’être réunies. La puissance réside chez ceux qui refusent d’accepter et le poids et le vide de l’existence que la société actuelle nous offre.

              La révolution noire surgit de cette immense manquement, elle proteste non seulement contre la dégradation matérielle - les rats, les taudis, le labeur dégueulasse, l’humiliation psychologique et sociale - mais aussi contre la laideur du monde de l’homme blanc, monde de l’égoïsme, de l’injustice, de l’argent et de l’insensibilité... La laideur d’une  société qui utilise n’importe quelle forme de violence insensible pour maintenir son statu quo. Le désir glorieusement inspiré et l’élan de l’esprit sont châtrés et puis emprisonnés dans les coutumes présentes jusqu’à ce qu’ils se détériorent et que l’énergie créatrice soit obligée de se soumettre au pouvoir et à l’argent. Et tout le monde le sait.

              Heureusement, la jeunesse peut agir parce qu’elle n’est pas encore trop engagée dans le système pour ne plus pouvoir en sortir, et l’homme noir, lui aussi, peut choisir de ne pas s’intégrer à ce système, pour réussir dans le cadre de la Great White Society, cela ne satisferait pas ses besoins véritables...

              Une société qui peut atteindre l’abondance tout en laissant un grand nombre d’hommes mourir de faim est une société qui n’a pas de bon sens; une société qui peut se livrer à la guerre du Vietnam est intolérable pour ceux qui veulent récupérer leurs instincts sacrés; une société qui fonde son abondance sur le labeur de millions d’individus dont l’existence est sacrifiée à la production de biens (laquelle production n’est pas utile mais profitable); une société qui oblige l’esprit à périr pour se protéger contre la pensée (penser étant trop douloureux lorsqu’on doit mener une existence d’esclave insignifiante) ¾ une telle société doit être transformée...

              C’est par la quête de l’instinctivité que se manifeste cette révolution dans le théâtre contemporain. Telle était la vision d’Artaud. Le théâtre révolutionnaire de la présente décennies ne s’occupe pas tellement de changer les formes théâtrales, il s’occupe de déverrouiller,  de débloquer l’instinctivité que 10 000 ans de civilisation ont refoulé.

              Le prix que nous avons dû payer pour notre ordre, notre organisation, nos bonnes manières, notre dignité, notre hiérarchie égyptienne, nos lois romaines, nos esclaves grecs, nos esclaves américains, nos jugements ecclésiastiques, le triomphe du capitalisme et de l’Etat totalitaire - le prix de tout cela est que nous sommes devenus des gens insensibles; Un mode de comportement devait être institué qui minimisât les possibilités de se sentir et qui établit en même temps la souffrance en permanence, car le système basé sur l’argent exige que les hommes souffrent en permanence, soit dans la poursuite de l’argent, soit du manque d’argent, soit de la corruption causée par sa pléthore...

              C’est à cause de tout cela qu’Artaud appelle de ses vœux un Théâtre de la Cruauté, pour nous secouer, nous réveiller, pour que nous puissions ouvrir la porte et nous diriger vers la prochaine étape... Le manifeste de l’instinctivité d’Artaud demande une agression des sens et la création d’événements théâtraux cruels dans l’espoir que la cruauté de ces événements puissent atteindre le spectateur dans sa viande, dans les tripes, dans les yeux, dans l’aine, là où il peut sentir quelque chose.

              Le théâtre de Broadway et tous ses semblables disparaîtront parce qu’ils apportent leur soutien à un mode de vie intolérable, parce qu’ils sont au service et qu’ils répondent aux besoins moraux et psychologiques de la société actuelle; ils offrent un divertissement qui console et qui anesthésie le spectateur épuisé par la vie quotidienne. D’une manière horrible, de théâtre là, constitue une distraction, il distrait d’une vie qui, bien que plus douloureuse, présente certainement un intérêt plus grand.

              C’est en cela que ce théâtre est contre-révolutionnaire. Il aide les gens à vivre une existence qu’ils ne devraient pas être en train de vivre. Voilà pourquoi il doit disparaître. Voilà pourquoi c’est un théâtre de mensonge. Parce qu’il ne répond pas aux véritables besoin de son public désespéré. De toute évidence, aussi, il est motivé par l’argent et seuls les gens qui peuvent en payer le prix d’entrée sont à même de le connaître, comme si le théâtre était la récompense de ceux qui gagnent de l’argent. Les hippies le tiennent pour négligeable et les Noirs des ghettos en ont été économiquement exclus (ils ont subi violemment une éducation qui leur a lavé le cerveau jusqu’à ce qu’ils se croient trop bête pour aller au théâtre; et maintenant, poussés par une rage naturelle, ils veulent le détruire)...

              Nous n’avons pas besoin de la sagesse objective de Shakespeare ni de son sens de la tragédie dont l’expérience est réservée aux gens bien nés. Son ignorance de la joie collective le rend inutile à notre époque. Il est important  de ne pas se laisser séduire par la poésie. C’est pour cela qu’Artaud nous dit de brûler les textes et d’en finir avec les chefs-d'œuvre.  En fait, tout le théâtre de l’intellect disparaîtra. Le théâtre de ce siècle et des siècles passés est un théâtre dont la présentation et l’intérêt sont intellectuels.

              Lorsqu’on sort d’une pièce de théâtre contemporaine, on pense, mais notre pensée, conditionnée à un degré incalculable est si corrompue qu’on ne peut plus se fier à elle. Nous ne nous servons de toute façon que de 10% de nos facultés mentales, il faut donc que nous trouvions le moyen d’agrandir le champ de la conscience... L’acteur doit découvrir des formes d’expérience et de comportement qui unissent le corps à l’esprit s’il veut répondre aux besoins du public...

              Durant ces trois dernières années que le Living Théâtre a passé en Europe, nous avons trouvé la liberté de nous livrer à certaines recherches. Nous existons en temps que coopérative communautaire. Nos recettes sont partagées de façon égale entre tous les membres de la compagnie, nous sommes trente-deux adultes plus dix enfants; mais nous savons même que s’il n’y avait plus d’argent nous ne nous disparaîtrions pas, parce que nous sommes bien décidés à continuer de travailler ensemble.

              Il y a eu des périodes d’extrême pénurie comme des périodes d’abondance pendant lesquelles a pu avoir lieu notre travail créateur. Il importe peu qu’il y ait besoin ou non de l’argent, le travail continue parce qu’il y a la joie dans ce travail. Nous ne voulons pas et par conséquent nous n’avons pas besoin de subvention. L’aide doit venir de l’intérieur.

              Nous sommes en train de développer des méthodes de création théâtrale communautaire, nous voulons créer des pièces qui ne soient pas dictées par des auteurs ou des metteurs en scène individuels, mais qui émanent d’un organisme composé de nombreux individus qui permettent à la puissance collective de se libérer en même temps que l’inspiration individuelle.

              Nous avons créé deux pièces : Mysteries and Smaller Pieces et Frankenstein, en communauté; de même que la mise en scène de notre version de l’Antigone de Brecht. En tant que directeurs et administrateurs, Judith et moi sommes en train de nous effacer. Nous le faisons délibérément et cela nous coûte un effort. Malgré le fait qu’il y a et qu’il y aura toujours des problèmes, ce procédé nous réjouit.

              Aucun des trente-deux membres de la compagnie ne prétend que le Living soit actuellement le paradis, mais la lutte est un des plaisirs de la révolution. Nous rêvons de l’instant où le Living Théâtre s’effacera tandis que la société en évolution créera d’autres formes de théâtre. Un peu de la liberté économique dont le Living Théâtre a joui vient du fait qu’il est plus facile pour nous de trouver un large public en jouant un soir ici ou là ou bien en ne jouant qu’une semaine ou deux dans des capitales telles que Rome, Paris, Vienne ou Amsterdam, que de trouver ce large public toute l’année en New York. Nous ne sommes plus du tout préoccupés par l’obsession de la publicité ni par d’autres moyens de faire venir les gens au théâtre.

              Quand retournerons-nous aux États-Unis ? Aussitôt que l’occasion se présentera de nous y rendre. Nous répondons toujours aux invitations. L’expérience européenne a été pour nous très encourageante; il est difficile de savoir pourquoi. Peut-être parce que l’Europe est secrètement affamée de révolution et qu’elle ne sait même pas en parler. Peut-être le public reconnaît-il en nous quelque lueur. Avons-nous connu le succès ? Non. Nous aurons atteint le succès lorsque le public quittera le théâtre pour commencer la révolution, celle d’une société libre.

              J’ai voulu écrire honnêtement à propos du Living Théâtre, de sa nature et de son expérience de trois années d’exil en Europe, à propos de choses dont nous discutons entre nous, de ce que nous croyons, de l’orientation qui est la nôtre, de notre vision du monde, de ce que nous essayons de faire. Nous avons constamment le mal du pays, nous n’avons pas perdu notre affection pour nos endroits familiers, nos amis, nos amants. Mais cela nous fait plaisir de traverser fréquemment des frontières, de jouer pour des publics de nationalités variées, de nous rendre compte par nous-mêmes que l’homme n’a pas besoin de nationalité. En finir avec les frontières et les terribles manquements à l’unité, dont les États ou nations sont responsables, car un homme est tout aussi important qu’un autre.


                                                           Julian BECK. Paris, août 1967.


    cOuP d’OEiL SuR l’AnaRCHiSMe

              (Un soir, à Cefallu, au début de mars 1968, Julian Beck fit un exposé sur l’anarchisme. Tout le monde se trouva dans la grande salle qui, enveloppé dans une couverture, qui recroquevillé devant un réchaud de butagaz.  La pipe africaine de Julian, au bol de terre cuite et au tuyau de métal, passa d’un auditeur à l’autre. D’une voix exaltée, il prophétisa, puis il répondit aux questions sur ce nouveau monde dont il prévoyait la création. Le texte que nous donnons ici est un résumé approximatif de son prêche inspiré.

              Est-ce par hasard qu’au même moment se mettait en marche, en France, un mouvement qui allait conduire à une grève de 9 millions et demi de travailleurs, à la paralysie temporaire de l’Etat et à un réveil révolutionnaire répondant à la plus visionnaire des exigences ? Ce mouvement, en prouvant que TOUT EST POSSIBLE, malgré la contre-révolution permanente, malgré les pronostics des idéologues réformistes de la vieille gauche selon lesquels il ne peut être question de révolution dans un pays industriel avancé, ce mouvement ne démentira pas Julian Beck, au contraire, il le confirmera dans son espoir.)
    G
              Je pense que la vie telle qu’elle est actuellement demande à être radicalement transformée. Il faut se débarrasser de l’argent. Au point où nous en sommes, une action extrême est devenue nécessaire. Aussi, le rôle de l’artiste est-il de propager cette idée d’action extrême : il faut renverser la vapeur. L’homme a été endoctriné, limité, amoindri, pendant des siècles ¾il demande à être libéré de la pression constante qui l’écrase et dont seule une action extrême peut le libérer. Nous pouvons constamment affaiblir le système de domination et le saper de manière qu’il soit prêt à s’écrouler quand nous lancerons le grand assaut final.

              Toujours penser et agir comme si la révolution allait éclater dans l’immédiat ou dans un très proche avenir, j’en fais l’enjeu de ma vie. Le seul reproche que je m’adresse est de ne jamais en faire assez pour que cet objectif soit atteint, de ne jamais aller assez loin dans l’action la plus directe possible. Aujourd’hui, d’après ce que je vois, ce que j’entends et ce que je lis, il y a un puissant mouvement de libertaires qui se développe à travers le monde; ils ne se contentent pas de se retirer de la société, ils sont passés à l’attaque contre elle. Le moment de l’action directe est arrivé. Il ne s’agit plus de se contenter de scier les pieds de cette structure qui nous domine, mais de foncer dedans carrément.

              L’idée qui semble faire son chemin est qu’une guerre de guérilla doit commencer (en certains endroits elle a déjà commencé), et elle nécessite la création de cellules en contact les unes avec les autres à travers le monde, selon la notion de Bakounine, de manière à constituer un réseau de coopération,  d’information, de production, de distribution d’énergie.


              Ainsi, une fois les forces unifiées, ces cellules pourront fonctionner totalement à l’extérieur de la société d’exploitation. Si une masse énorme et puissante de plusieurs millions (ou dizaines de millions) de personnes s’étant organisées ainsi dans un réseau de coopération, étant devenues capables de subvenir à leurs propres besoins, décidaient au moment voulu de rompre avec le système d’exploitation et de cesser d’utiliser l’argent, rien ne pourrait les arrêter. Le système s’écroulerait et les moyens de production tomberaient entre les mains de ceux qui étaient auparavant dirigés  et exploités. Les cellules devront être^prêtes à assumer la coordination des changements économiques, sociaux, politiques, culturels, psychologiques, (Attention : il s’agit de coordonner, pas de diriger) Ce sera le grand affrontement. 


              Ce sera une période de grandes difficultés, mais aussi de grande créativité et de grande illumination pour les individus comme pour les collectivités dont les aptitudes latentes pourront enfin se manifester concrètement.


              L’anarchiste a un côté apocalyptique. Il est conscient du fait que si l’action révolutionnaire n’est pas immédiatement entreprise sur une grande échelle, le puissance de domination, d’exploitation et de destruction du capitalisme aura raison de nous. Nous ne pouvons pas compter sur une évolution “dans le bon sens” de la société; la bourgeoisie ne permettra aucune évolution effective autre que celle qui augmentera et améliorera sa domination.

               L’évolution “naturelle” des sociétés vers la liberté n’existe pas ou si elle existe, elle est neutralisée par les dirigeants qui en ont peur. Donc l’action indirecte (ou différée)  est désormais insuffisante. Ceux qui sont exploités, ceux qui meurent dans les guerres, ceux qui sont les victimes permanentes du système dans l’un ou l’autre de ces aspects, le racisme par exemple, ne peuvent plus attendre. Freedom now, pas dans dix ans.

              Seule l’action directe est maintenant efficace,  seule l’unification des forces est utile. Il est donc important de commettre des actes comme de protester directement contre les sous-marins atomiques (ainsi que l’a fait Ed Sanders), comme de refuser de servir dans l’armée (ainsi que le font des milliers de déserteurs en ce moment par opposition au gouvernement américain et à la guerre du Vietnam ¾ quoi qu’en disent les défenseurs de l’ordre bourgeois, ce sont des actions exemplaires. Il faut agir maintenant, car nous vivons maintenant.


              “Je suis anarchiste. Je veux détruire l’armée. Je veux détruire le gouvernement. J’estime nécessaire de m’opposer à eux et de le leur dire. Je ne veux pas d’une liberté limitée.” L’anarchisme ne reconnaît pas comme sacré le droit à la propriété, il le reconnaît comme un produit de l’exploitation de l’homme par l’homme et, au contraire, il prône la légitimité de l’expropriation. Si des travailleurs occupent les usines, les centres de production et de distribution, et qu’ils les font fonctionner à leur propre profit, et à celui des autres, ils arracheront l’économie des mains des patrons (lesquels appelleront au secours leurs assistants : la police et l‘armée)

              N’empêche que le problème est là et qu’il va falloir le résoudre. La solution anarchiste : l’autogestion. Comment restaurer l’économie ? Comment apporter les pommes à la ville ? Qui fera quoi ? Qui s’occupera de l’électricité ? Qui s’occupera des transports ? Qui s’occupera des enfants ? Les cellules devront prévoir cela. Même les anarchistes religieux comme Gandhi ou Martin Buber pensent qu’il faut restructurer  la société de fond en comble pour permettre un maximum de liberté (alors qu’aujourd’hui on nous en accorde un minimum).

              La pensée anarchiste a beaucoup influencé Marx, qui s’est inspiré de saint Simon, Owen, Fourier et surtout Proudhon, bien qu’un terrible conflit l’ait opposé à Bakounine par la suite. Il y a même des “anarchistes catholiques” en Amérique (leur journal est le Catholic Worker) ils sont très actifs et très critiques envers les aspects économiques et autoritaires de l’Église. Depuis les Diggers en Angleterre, à l’époque de Cromwell, jusqu’en 1936, en Catalogne, il y a eu des anarchistes qui ont réussi à éliminer l’exploitation et l’argent.


              Le société anarchiste remplacera la “loi du plus fort” par la solidarité et l’entraide (mais une entraide réelle, pas une aumône symbolique comme celle que l’Etat fait aux pauvres) La société anarchiste remplacera la répression et la dictature par l’exercice de la liberté à tous les niveaux, depuis la manière non punitive d’élever les enfants jusqu’à la manière non policière de résoudre les problèmes sociaux. Notre travail, actuellement, est donc un travail de propagande et de préparation révolutionnaire; propager l’idée et unir les forces.

                                                                        Julian Beck.

    AuTOBiOgrAPHiE

    (Fragments)

              Si vous voulez voir ce qui se passe, il faut être fou, il faut être capable d’affronter l’horreur.

              Nous allions tout le temps au théâtre. C’était intéressant et enrageant. Deux, trois ou quatre fois par semaine. La saturation a peut-être fait son effet. Ainsi, en 1947, à vingt et un ans, Judith savait qu’elle ne voulait pas travailler dans ce théâtre-là.  Moi, j’étais encore attaché à la peinture à cette époque., et cela pris six mois pour que je me mette dans le coup. Nous nous sommes dit que nous ferions un théâtre qui serait autre chose. Maintenant, quinze ans plus tard, nous savons que nous ne l’avons pas fait. Nous pensions aussi que le théâtre avait une sorte de retard sociologique.

              Nous visitions les musées, nous lisions Joyce, Pound, Breton, Lorca, Proust, Pantchen, Goodman, Cummings, Stein, Rilke, und so weiter. 1944 : Pollock, Motherwell et Basiotes, Rothko et De Kooning exposaient à la galerie Peggy Guggenheim (à New York) et tout ça impliquait une vie dont le théâtre ignorait l’existence, un niveau de conscience et d’inconscience , une hauteur et une profondeur, qui se manifestaient rarement sur la scène du Booth Theatre.


              Nous lisions Eschyle, Ibsen et Webster, et ils nous dirent qu’il pouvait exister autre chose sur scène, bien que nous ne l’ayons pas encore démontré. Judith étudia avec Piscator, qui savait que la politique et l’action sociale constituaient les moyens les plus efficaces de tenir au public un langage rarement proféré au théâtre.  Piscator raconta a Judith que pendant la Première Guerre mondiale, il s’était trouvé dans une tranchée avec un type qu’il ne connaissait pas et qui lui avait demandé ce qu’il faisait dans la vie quand il n’était pas dans une tranchée.  Piscator lui avait répondu qu’il était acteur, et il ajouta qu’en lui disant cela, il s’était senti grand comme ça : un centimètre entre le pouce et l’index. Ce jour-là, Judith décida de faire de la mise en scène et de ne pas être seulement actrice.


              Nous discutions de l’anarchisme, du marxisme, de la démocratie de Platon ou de la démocratie fédérale, des rêves de Freud, des discussions de jeunesse, et nous nous promenions le long des palissades sur la rivière Hudson, et nous allions souvent à Jones Beach, beauté de la plage. Insatisfaction de tout. Satisfaction avec n’importe quoi. Toutes deux difficiles à atteindre. Une bonne miche de pain, communication, et un moment non pollué.

              Satisfaction de multiples possibilités. Une prise de conscience, peut-être la plus profonde, que 1946 n’était pas le Zénith des accomplissements humains et que néanmoins 1946 contenait de façon dispersée tout ce que le monde aurait jamais de glorieux. Le problème de trouver, de ré-assembler, d’assortir la matière, sentir et être. Un théâtre pour cela... Votre main qui porte la tasse de café familière à vos lèvres est plus qu’un éclat de vermillon dans le ciel; je veux dire par là que quoi que vous fassiez, cela sera toujours plus important que tout votre artifice théâtral.


              Quand nous avons rendu visite à Robert Edmond Jones en 1947 pour lui parler de notre projet d’un nouveau théâtre, cela l’excita beaucoup et il nous demanda de revenir le voir. En y retournant, je lui soumis nos projets scéniques et nous parlâmes beaucoup. Il avait l’air très triste et je lui en demandai la raison. D’abord, répondit-il, j’ai pensée que vous aviez trouvé les réponses, que vous alliez créer vraiment un théâtre nouveau, mais je vois que vous posez seulement les questions. Combien d’argent avez-vous ? 6 000 dollars, répondis-je. C’est dommage, reprit-il, j’aurais souhaité que vous n’ayez pas d’argent du tout, et alors vous auriez peut-être pu créer votre nouveau théâtre, le fabriquer avec de la ficelle et des vieux coussins, faire vos représentations dans des ateliers ou des appartements.


              Laissez tomber les grands théâtres à entrée payante ¾ il ne s’y passe rien, rien ne peut s’y passer qui ne soit infime et il n’en sortira jamais rien. Tenez, si vous voulez, prenez cette pièce-ci, nous dit-il en nous offrant son atelier, si vous voulez commencez ici, allez-y. Mais nous étions jeunes - c’est là notre excuse - et ce n’est que quatre ans plus tard, alors que nous n’avions pu trouver un théâtre où travailler, que nous décidâmes de monter quelques pièces dans notre appartement, sans faire payer l’entrée et sans dépenses d’argent. R. E. Jones avait raison, cela a très bien marché.

              Cependant, nous n’avions pas encore profondément assimilé cette leçon. C’est pourquoi nous avons joué dans des théâtres qui font de la publicité commerciale, qui exigent un prix d’entrée, qui payent des impôts, comme si tout cela était nécessaire... à la “gloire”, peut-être. Chute dans le piège. En reconnaissant que nous y sommes tombés, nous commençons au moins à chercher la stratégie propre à nous en faire sortir.


              ... Que Malraux ou Frost se soient vendus et mis au service de l’Etat en prétextant qu’ils voulaient populariser l’art national et conférer à l’art le prestige de l’approbation officielle, est une erreur incompatible avec la pensée artistique. L’Etat en vérité ne cherche pas à amener l’art au peuple ni à rendre l’art plus accessible. L’Etat cherche à utiliser l’art pour redorer son blason.

              Que se passe-t-il vraiment lorsque tous ces gens sont invités à la Maison-Blanche ou au palais de l’Élysée; où l’on donne le nom de Claudel à un homard ? Il se passe que l’art est subtilisé châtré, travesti, embaumé, couvert de chocolat et servi sur un plateau d’argent. L’Espagne veut maintenant leurrer les touristes avec les peintures de ses “grands artistes” dont Picasso - mais pas le Picasso de Guernica  ou le Picasso de Songes et Mensonges de Franco, ni le corps de son travail ou celui de Lorca.


              ... Vous ne pouvez pas collectionner des tableaux de De Kooning et construire des abris antiatomiques.


              .... Vous ne pouvez pas approuver Evtouchenko et stocker des bombes atomiques.


              ... Le théâtre qui accepte l’aide d’une société qui s’oppose opiniâtrement à tout changement est le théâtre des vendus, des collabos, des renégats opérant de manière à consolider un système qui est pourri; le malade agonise et nous appliquons du sparadrap sur un bouton; il sera beaucoup plus toléré jusqu’au jour où plus rien ne sera toléré et au théâtre nous approchons de ce moment-là. Sur scène tout est devenu intolérable et quelque chose d’autre doit arriver.

                        JULIAN BECK (Autobiography, 1962, in: ICA Magazine - Londres)


    NEW YORK - DANS UNE PRISON FEDERALE

    Questions, ampoules électriques, la presse
    Une bande d’amis, un rapide coup d’œil
    A Garry, les larmes de ma mère,
    Une rapide conversation avec les avocats,
    Et maintenant la première cellule,
    Après le dernier baiser.
    Il est dans la cellule voisine,
    mais bientôt la brèche l’élargira.
    Maintenant, les longues journées commencent.
    Ca ne devient vraiment jamais pire que ceci.
    Seulement plus long.
    Une fille dont le mari a falsifié les chèques;
    amère résignée, de bon caractère;
    Une plus vieille qui pleure.
    De Colombie, arrêtée pour entrée illégale.
    Une blatte.

    Judith Malina.15 décembre 1964

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    IntErvIEw dE jOHn cAGe

    M. Kirby - Quelle est votre définition du théâtre ?


    J. Cage - J’essaie de donner des définitions qui n’excluent rien. Je voudrais dire simplement que le théâtre est quelque chose qui engage à la fois l’œil et l’oreille. Les deux sens du public sont la vue et l’ouïe. Le goût, le toucher et l’odorat sont des sens plus intimes. Si je veux donner une définition si simple, c’est pour la raison que je voudrais que l’on puisse considérer la vie de tous les jours comme du théâtre.


    R. Shechner - Un concert est-il une activité théâtrale ?

    J. Cage - Oui, même un morceau conventionnel joué par un orchestre symphonique conventionnel : un joueur de cor, par exemple, de temps en temps, vide son instrument de la salive qu’il contient. Et ceci, fréquemment, capte davantage mon attention que les mélodies, harmonies, etc.


    M. Kirby - Vous avez dit une fois : “J’essaie de faire en sorte que les gens se rendent compte qu’ils dont eux-mêmes leur expérience et qu’ils ne la reçoivent pas toute faite.” Est-ce que tout art n’est pas subi ?


    J. Cage - C’était ainsi, mais je pense que nous sommes en train de changer cela. Quand vous avez la scène, et l’assistance rangée de telle manière que tous regardent dans la même direction - au point que ceux qui se trouvent à l’extrême gauche et à l’extrême droite sont dits occuper de “mauvaises places” et ceux du centre de “bonnes places” ¾, ils ne peuvent voir que s’ils regardent dans la même direction. Mais notre présentation aujourd’hui, n’est pas aussi concentré en un point. Nous vivons, et nous en sommes de plus en plus conscients, dans l’espace autour de nous. Les développements actuels du théâtre sont en train de détourner l’architecture de sa conception de la Renaissance vers quelque chose d’autre en relation avec nos vies. C’est le cas avec le théâtre en rond. Mais cela ne m’a jamais semblé un changement véritable par rapport à la scène, parce que c’est encore concentrer l’attention du public, et le seul changement est que certaines personnes voient un côté des choses et d’autres le verso.

                                                         (In Fulane Drama Review)

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    lA soCIéTé cAPItaLIstE & lA moRT

              “Les Anglais, qu’ils soient travaillistes ou conservateurs, gardent au cœur une plaie qui s’appelle la Rhodésie. Cette plaie s’est rouverte, vendredi, malgré la grâce accordée par la reine, le gouvernement du M. Ian Smith a décidé l’exécution de trois rebelles noirs, puis de deux autres.”

              Ce n’est pas l’interview de M. Ted Milton publiée par le Sunday Mirror qui va faire changer les Anglais d’avis. M. Milton est, en effet, l’exécuteur rhodésien des hautes oeuvres. Et malgré l’humour qu’on lui prête, les Britanniques, déjà sensibilisés par des exécutions qu’ils réprouvaient, ne sont pas prêt de pardonner à M. Milton ses macabres plaisanteries. Né à Cardiff, M. Milton est en Rhodésie depuis quinze ans.

              On l’a surnommé “le bourreau souriant.” Jusqu’à présent, il a pendu 332 personnes; mais, avec les 115 actuellement condamnées à mort, il pense que son record approchera les 500 avant la fin de l’année. Il ne sera pas pressé par le temps, car il peut, dit-il, pendre trois condamnés à l’heure. Cela ne lui ferait ni chaud ni froid : “Je ne ressens absolument rien envers les gens que je pends”, a-t-il dit au Sunday Mirror.

              Cette indifférence lui est venue pendant le débarquement de Normandie, où il a vu beaucoup de gens mourir. De cette période de guerre, il lui reste en outre cette réflexion qu’il ressort fréquemment : “J’ai 54 ans, mais en réalité 48 parce que j’ai perdu six ans à la guerre.” M. Milton travail pour l’amour de l’art, car, semble-t-il, sa profession n’est pas rentable. Quand il travaillait pour les protectorats britanniques, cela lui rapportait, pour chaque pendaison, 600 francs.

              Maintenant, ses honoraires seraient plus bas : “A peine assez d’argent pour acheter une vielle corde.” Une satisfaction quand même. Les trois africains qu’il a pendu sont morts en même temps : le gibet de Salisbury permet, en effet, six exécutions groupées. Ce qui n’empêche pas M. Milton d’envier le bourreau du royaume parlementaire voisin du Lesotho. La capitale de cet Etat noir, Maseru, possède en effet un gibet où l’on peut pendre douze personnes à la fois. (Paris Presse)

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    Nashville, Tennessee


              Le député démocrate Charles Galbraith a proposé une loi, devant le Parlement de l’Etat de Tennessee qui ordonnerait que toutes les exécutions pratiquées dans le Tennessee soient télévisées. Cette loi ordonnerait aussi que le profit provenant de cette émission télévisée aille à la famille de la victime du crime. Le député Galbraith, un vieil adversaire de la peine capitale, a déclaré qu’il était logique de filmer les exécutions pour la télévision, étant donné que la perpétration de la peine capitale par une société civilisée était sa valeur d’exemple. (International Herald Tribune)

    Annapolis, Maryland


              “J’ai honte d’avouer que j’ai pendu quatre hommes. La clameur publique était telle que je lui ai cédé. Que Dieu me pardonne ! Je n’avais pas la force de caractère pour faire ce que j’aurais dû faire. Il n’y a aucune preuve que l’exécution d’un assassin en ait jamais empêché un autre de commettre un crime semblable. La peine capitale est un acte irrémédiable, qui ne peut jamais être corrigé.” L’auteur de cette déclaration était un personnage ému de 67 ans, ex-gouverneur de l’Etat de Maryland et maire de Baltimore, Théodore R. McKeldin. (International Herald Tribune)

    Khe Sanh


              Le colonel David Lownds, commandant de la base de Khe Sanh, a prédit que les Nord-Vietnamiens attaqueront cette base bientôt, “parce qu’ils se sont engagés trop avant pour ne pas faire cette grande poussée”... Le tir de mortier, léger mais régulier, des Nord-Vietnamiens a détruit toute construction à la surface du sol, et il est en train de réduire en miettes toute la famille.

              Chaque homme a maintenant un trou où il passe tout le temps qu’il ne lui est pas nécessaire de passer à la surface. Dès qu’un avion se montre au terrain d’atterrissage, chacun plonger vers son trou, car tout atterrissage provoque immanquablement un bombardement de mortier à l’intérieur de la base.

              La plupart de leurs abris sont en ruine et misérables : des trous où ils dorment recroquevillés  et transis de froid, au milieu des boites de conserve, de munitions et de sacs pas encore remplis de sable. Une poignée d’hommes à Khe Sanh évoluent dans un grand luxe relatif, tels ces ingénieurs du génie de la marine qui prirent la peine de se construire de confortables appartements souterrains à l’automne dernier.

              Juste à quelques pas du danger de la rampe de chargement où tombent la plupart des obus, la musique du dernier orchestre de Rock monte à la surface, en provenance du bunkers des ingénieurs de la marine. Au pied de l’escalier, un sous-officier est paisiblement en train de raser la tête d’un marine. Dehors, es rockets font entendre leur sifflement avant de tomber sur la piste où descend un brouillard froid. (The Times, Londres)

    Saigon


              Cinquante tonnes de bombes ont été lâchées par erreur en dehors de la zone-cible, près de Saigon, par la U.S. Air Force. Des bombardiers B 59 ont tué de 42 à 44 personnes et en ont blessé de 57 à 59, mardi, a déclaré aujourd’hui un porte-parole de la U.S. Air Force. La zone-cible était à dix miles et demi au Nord-Ouest de la capitale, le long de la rivière de Saigon. La région a une très dense population. (International Herald Tribune)

    Hanoi


    Ce qui domine l’esprit, c’est l’étonnement devant l’atrocité déployée par les Américains en guerre. Le napalm, par exemple, quel triomphe de la souffrance scientifiquement administrée ! Un des témoins en offre comme preuve un des fragments de bombe au napalm qui a déjà explosé.

              Il en détache une minuscule écharde, la pose dans un cendrier et l’allume. Elle brûle férocement pendant dix minutes. Le cerveau recule, la chair se dérobe à la pensée d’un contact avec ce produit du savoir occidental, d’une exquise expérimentation. (Sans mentionner d’autres merveilles de la science, telles que les “sept agents chimiques” - trois d’entre eux sont des gaz potentiellement mortels - dont les États-Unis viennent d’autoriser l’usage au Vietnam. Ceux-ci, de même que les documents sur les armes bactériologiques, seront discutés dans les prochaines séances du Tribunal.

              Le matin du quatrième jour, les preuves humaines sont rendues publiques. Les cameramen accourent, des lampes à arc inondent la scène et nous dévisageons avidement, avec le sentiment d’être des monstres, une jolie fille en bleu, un petit garçon serein et deux hommes impassibles vêtus de costumes de ville sombres et mal ajustés. Il s’agit des premières victimes vietnamiennes des bombardements américains qui aient jamais été vues en dehors de leur pays. (A partir de cet instant, j’aurai voulu que vous soyez-là : les récits de seconde main sont d’excellents coussins contre la culpabilité)

              Les hommes sont originaires du Sud. Thaï Binh Dan, 18 ans, est un paysan qui fut atteint par du napalm le 21 mai 1966 : il souffre de blessures permanentes au visage, aux bras, aux mains et aux jambes. Hoang Tan Hun est un cultivateur de riz âgé de 45 ans; il fut atteint par une bombe au phosphore au cours du même mois. Son oreille gauche a disparu. Il ne peut bouger la tête, et son bras gauche est collé à son corps. La jeune fille et le garçon sont des Vietnamiens du Nord. Ngo Thi Ga a 23 ans, et est maîtresse d’école dans un village de 500 foyers.

              La nuit du 22 octobre 1966, elle dormait dans sa salle de classe avec 15 de ses élèves quand tombèrent les bombes américaines. Elle ressentit une douleur violente derrière la nuque, mais mit autant d’enfants qu’elle put à l’abri avant de s’évanouir. Elle se réveilla à l’hôpital. “Ma tête me faisait très mal, je ne pouvais pas dormir, je vomissais tout. Deux des enfants étaient morts. Le diagnostic confirma que j’avais une bille de métal dans la tête.” Elle y est toujours logée. Sa vue baisse et elle souffre de migraines paralysantes.

              Un docteur français a témoigné que le mal dont elle est atteinte à la tête est incurable. Il n’y a pas de cible militaire ¾ pas d’usine, pas de centre énergétique, pas de chemin de fer, pas de route principale, pas même un pont ¾ dans un rayon de vingt kilomètres autour de son village, et jamais aucune troupe de soldats n’y a stationné.
    Ken Tynan. (“Au sujet du Tribunal Russel”)

    tHéÂtRe dE gUeRiLLa

              Le 21 novembre, à 18h30, dans un vaste marché en plein air de Stockholm, les passants furent surpris d’assister à une bataille entre deux groupes de personnes (de 25 chacun) - des “communistes” portant des brassards rouges et des “capitalistes” portant des brassards bleus. Ils avançaient l’un vers l’autre, les bleus : “A bas le communisme !”, et les rouges : “A bas le capitalisme !”


              Chaque groupe portait avec lui une grosse “bombe” couleur argent et, à un moment donné, les bombes furent lancées vers “l’armée” opposée. On entendit de la musique. Roland Von Malmborg chanta une version suédoise des Maîtres de la guerre de Bob Dylan - et une fille de 18 ans, habillée en deuil, vint poser une couronne aux pieds des massacrés, sur laquelle était écrit : “Pour ceux qui sont morts à la guerre atomique.”


              Après quelques minutes, les “morts” furent relevés par la police qui venait disperser ce rassemblement illégal, mais qui arrivait trop tard - la bataille était terminé. Celle-ci avait été montée avec succès par Provie, un nouveau groupe de Stockholm, prenant modèle sur les provos d’Amsterdam. Ce fut leur premier happening ¾ un rappel bien à propos de la guerre froide.


              ... Étendus morts, nous apercevions un grand cercle de gens tout autour de nous, éclairés de temps en temps par les flashs des appareils à photo. La police parut plutôt déroutée quand nous dîmes qu’aucun en particulier n’avait organisé la manifestation ¾ un “communiste” étendu autour de moi lui raconta qu’elle était organisée par Kossyguine et Johnson. Une fois tout cela terminé, plusieurs discussions et conversations s’engagèrent entre les manifestants et le public qui restait là, curieux de voir ce dont il s’agissait. Pour une fois, il nous sembla avoir pris contact avec les gens d’une manière qui n’est pas possible lors des manifestations ou des meetings publics.

    Kay Oscars son.
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              Les étudiants de l’université d’Iowa manifestèrent quatre jours, début novembre 1967, contre le recrutement de “marines” à l’intérieur de l’université. Une procession funèbre en bonne et due forme (une bière portée par ces étudiants, suivie de pleureuses) amena les manifestants jusqu’à la résidence du doyen. Là, le mort habillé en soldat s’est réveillé pour s’écrier, mécontent, que lui et ses camarades tués au Vietnam ne pouvaient dormir en paix, faisant allusion à la tuerie continue. Du sang récolté parmi les étudiants fut répandu sur les marches et se voulait être la dernière effusion. Une pétition fut signée du sang des manifestants.


              Le 16 septembre 1967, des rues de New York furent parcourues par une centaine de jeunes gens vociférant à profusion, appelant à la haine et à la tuerie : “Mort immédiate, tuez-les tous, c’est dans la tradition américaine !”, “Libérez les nations opprimées en les bombardant !”, “Massacrez les Vietnamiens, ils ne sont pas comme nous !” Des pancartes portaient : “Tuez, brûlez les enfants !”, “Écorchez vivants les Asiatiques !”, “Invitez un nazi à déjeuner !”, “Vive la brutalité policière pour les Noirs !”, “Émasculez les pacifistes... et les sénateurs !”

              C’était des pacifistes stigmatisant l’hystérie fascisante par un procédé homéopathique. Les passants qui, généralement, au cours de manifestations, s’approchent, curieux ou ironiques, lancent des plaisanteries ou répondent aux cris des manifestants, gardaient cette fois un silence atterré.

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    Le pROCèS dE jUdiTH mAlinA & juLIAn bECk

              ... Les différents impôts et pénalités dus par le Living Theatre au gouvernement s’élevaient, au moment où le théâtre fut saisi par l’Internal Revenue Service, à 28. 435 dollars et 10 cents... Robin Brustein suggéra dans les colonnes de The New Republic qu’un complot ourdi à un haut échelon gouvernemental - dû a contenu antimilitariste de The Brig - avait provoqué la fermeture du théâtre. D’autres y voient un rapport avec les activités pacifistes et anarchistes des Beck.

              Ils ont été mis en prison à plusieurs reprises en tant qu’organisateurs de la Grève Générale pour la Paix et aussi pour désobéissance civile pendant les manifestations contre les manœuvres annuelles de “défense civile” qui se tenaient jadis aux États-Unis... Le juge Palmieri, en prononçant la sentence, décrivit ainsi les agissements des Beck alors qu’ils résistaient à la fermeture du théâtre: “Défi à l’autorité du gouvernement.” Il ajouta : “Le gouvernement ne peut tolérer que l’on répudie son autorité... Notre société est fondée sur l’obéissance civile..” 

              Il s’avère que le seul recours qui s’offre désormais aux Beck, en tant qu’individus américains, est de s’exiler. Ce sont des ambassadeurs dont nous devrions être fiers, mais s’ils rentrent chez eux, ils seront incarcérés comme criminels.  (Michael Smith, in : Encore, 1964)
             
              Extrait de la péroraison de Judith Malina devant le Tribunal Fédéral où, de même que Julian Beck, elle assuma sa propre défense :

              “La rigidité de la loi, la répugnance de la loi devant tout changement ou devant tout sentiment humain, cela me semble être le point crucial où commence la tyrannie...”


              “Nous vous avons raconté comment nous avions construit ce théâtre, comment j’avais fabriqué de mes propres mains cette scène d’où je fus arrachée ce soir-là. Quand nous parlons d’avoir construit nous-mêmes ce théâtre, ça ne veut pas dire que nous avons travaillé avec un entrepreneur. Nous avons fourni le travail et aimions ce travail, et voilà qu’il disparaissait et que tout était terminé...” (Judith Malina, in : Encore, 1964)

              Le LIVING THEATRE est un de ces théâtres américains qui, dans les années soixante, met en scène une nouvelle sensibilité, un nouveau jeu, une conception nouvelle de l’artiste et de la relation acteur-spectateur.


              Il est fondé par Julian Beck et Judith Malina en 1951 à New York et survécu jusqu’en 1970. La première représentation a lieu chez Malina et Beck; le Living se produit ensuite au Cherry Lane, puis dans un grenier de 75 places, et enfin au Fourteenth South, un théâtre de 162 places. Le prix des places est libre. Le Living a bien sûr des problèmes financiers : le public va plus volontiers à Broadway où les places sont plus chères et où il fait bon se faire voir ! Mais les acteurs du Living ne veulent pas faire carrière et sont dans une logique de non-profit.


              Le Living adopte d’abord des pièces de Brecht, Genet et de jeunes auteurs américains : THE CONNECTION de Jack Gelber est joué en 1959, “histoire” d’un groupe de toxicomanes qui joue l’attente du produit dans les veines. Cette pièce met l’accent sur l’ambiguïté réalité/fiction (ambiguïté du théâtre) et sur le fait que la vie des drogués n’est ni plus blâmable ni meilleure que la nôtre, mais qu’elle est bien une réalité et une souffrance. Dès cette pièce, les acteurs ne s’identifient pas à un personnage et se présentent dans leurs vêtements de tous les jours (ou nus), ce qui élimine les barrières vie/théâtre, acteurs/spectateurs

    .
              Des changements s’opèrent peu à peu dans le Living. La troupe est de plus en plus collective : les comédiens vivent ensemble, leurs pièces se créent au fur et à mesure de discussions de groupe où chacun apporte ses idées. Les éléments plastiques et musicaux sont choisis en fonction du jeu des acteurs. Le jeu se compose d’improvisations et la création est collective.


              Le théâtre avec eux n’est plus l’image de la réalité mais il se veut libérateur des peurs, des frustrations... Cette vision s’inspire du THEÂTRE ET SON DOUBLE de Antonin Artaud : il faut arrêter de séparer intelligence/instinct, art/vie; l’héritage culturel passé ne correspond plus à notre vie. Le jeu s’adresse donc à l’intellect ¾ par les mots ¾ et à la sensibilité - par les cris, la respiration - Le spectateur est ainsi entièrement pénétré. La fonction de l’art et de l’artiste, du théâtre, est remise en cause : “Une des fonctions de l’art est de révéler, tandis que les forces destructrices de la société nous éloignent et nous séparent de nous-mêmes.

              L’art nous fournit des informations sur ce qui est caché, sur les forces créatrices que la société veut rendre inutilisables parce que leur utilisation constitue une libération par rapport au travail aliénant. La simple conscience de ces forces ne suffit pas, bien entendu.” (Julian Beck)


              Une voix de lutte politique naît : dans notre société, l’homme et la femme sont écrasés par le capitalisme, le pouvoir policier, l’horreur du monde (contexte de la guerre du Vietnam), le racisme. J. Beck dit, dans ses entretiens avec J. J. Lebel : “Nous voulons accomplir des actions héroïques que les spectateurs peuvent eux-mêmes accomplir. Nous leur disons : “Le pouvoir est entre vos mains.

              Nous voulons que nos jeux rituels leurs révèlent ce pouvoir qui est en eux. Nous ne jouons pas à leur place. Si nous sommes libres sur scène, vous pouvez l’être aussi. Vous êtes aussi capables d’entreprendre ce voyage et de sortir de cette camisole de force où vous vivez.” “Une totale remise en cause de la société est nécessaire : l’éducation apprend à reproduire la dialectique maître/esclave; l’art est élitiste et en dehors de la vie...” ‘L’alimentation carnée est déjà à éliminer.” etc.


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    Douze preuves de l'inexistence de Dieu
    Sébastien Faure

    Camarades

    Il y a deux façons d'étudier et de tenter de résoudre le problème de l'inexistence de Dieu.
    La première consiste à éliminer l'hypothèse Dieu du champ des conjectures plausibles ou nécessaires par une explication claire et précise par l'exposé d'un système positif de l'Univers, de ses origines, de ses développements successifs, de ses fins.
    Cet exposé rendrait inutile l'idée de Dieu et détruirait par avance tout l'échafaudage métaphysique sur lequel les philosophes spiritualistes et les théologiens la font reposer.
    Or, dans l'état actuel des connaissances humaines, si l'on s'en tient, comme il sied, à ce qui est démontré ou démontrable, vérifié ou vérifiable, cette explication manque, ce système positif de l'Univers fait défaut. Il existe, certes, des hypothèses ingénieuses et qui ne choquent nullement la raison ; il existe des systèmes plus ou moins vraisemblables, qui s'appuient sur une foule de constatations et puisent dans la multiplicité des observations sur lesquelles ils sont édifiés un caractère de probabilité qui impressionne ; aussi peut-on hardiment soutenir que ces systèmes et ces suppositions supportent avantageusement d'être confrontés avec les affirmations des déistes ; mais, en vérité, il n'y a, sur ce point, que des thèses ne possédant pas encore la valeur des certitudes scientifiques et, chacun restant libre, somme toute, d'accorder la préférence à tel système ou à tel autre qui lui est opposé, la solution du problème ainsi envisagée, apparaît, présentement du moins, comme devant être réservée.
    Les adeptes de toutes les religions saisissent si sûrement l'avantage que leur confère l'étude du problème ainsi posé, qu'ils tentent tous et constamment, de ramener celui-ci à ladite position ; et si, même sur ce terrain, le seul sur lequel ils puissent faire encore bonne contenance, ils ne sortent pas de la rencontre - tant s'en faut - avec les honneurs de la bataille, il leur est toutefois possible de perpétuer le doute dans l'esprit de leurs coreligionnaires et c'est pour eux, le point capital.
    Dans ce corps à corps où les deux thèses opposées s'empoignent et s'efforcent à se terrasser, les déistes reçoivent de rudes coups ; mais ils en portent aussi ; bien ou mal, ils se défendent et, l'issue de ce duel demeurant, aux yeux de la foule, incertaine, les croyants, même quand ils ont été mis en posture de vaincus, peuvent crier victoire.
    Ils ne se privent pas de le faire avec cette impudence qui est la marque des journaux à leur dévotion ; et cette comédie réussit à maintenir, sous la houlette du pasteur, l'immense majorité du troupeau.
    C'est tout ce que désirent ces mauvais bergers.

    Le problème posé en termes précis

    Toutefois, camarades, il y a une seconde façon d'étudier et de tenter de résoudre le problème de l'inexistence de Dieu.
    Celle-là consiste à examiner l'existence du Dieu que les religions proposent à notre adoration.
    Se trouve-t-il un homme sensé et réfléchi, pouvant admettre qu'il existe, ce Dieu dont on nous dit, comme s'il n'était enveloppé d'aucun mystère, comme si l'on n'ignorait rien de lui, comme si on avait pénétré toute sa pensée, comme si on avait reçu toutes ces confidences : Il a fait ceci, il a fait cela, et encore ceci, et encore cela. Il a dit ceci, il a dit cela, et encore cela. Il a agi et parlé dans un tel but et pour telle autre raison. Il veut telle chose, mais il défend telle autre chose ; il récompensera telles actions et il punira telles autres. Et il a fait ceci et il veut cela, parce qu'il est infiniment sage, infiniment juste, infiniment puissant, infiniment bon ?
    A la bonne heure ! Voilà un Dieu qui se fait connaître ! Il quitte l'empire de l'inaccessible, dissipe les nues qui l'environnent, descend des sommets, converse avec les mortels, leur confie sa pensée, leur révèle sa volonté et donne mission à quelques privilégiés de répandre sa Doctrine, de propager sa Loi et, pour tout dire, de le représenter ici-bas, avec pleins pouvoirs de lier et de délier, au ciel et sur la terre !
    Ce Dieu, ce n'est pas le Dieu Force, Intelligence, volonté, Energie, qui, comme tout ce qui est Energie, Volonté, Intelligence, Force, peut être tour à tour, selon les circonstances et par conséquent indifféremment, bon ou mauvais, utile ou nuisible, juste ou inique, miséricordieux ou cruel ; ce Dieu, c'est le Dieu en qui tout est perfection et dont l'existence n'est et ne peut être compatible, puisqu'il est parfaitement juste, sage, puissant, bon, miséricordieux, qu'avec un état de choses dont il serait l'auteur et par lequel s'affirmerait son infinie Justice, son infinie Sagesse, son infinie Puissance, son infinie bonté et son infinie Miséricorde.
    Ce Dieu, vous le reconnaissez ; c'est celui qu'on enseigne, par le catéchisme, aux enfants ; c'est le Dieu vivant et personnel, celui à qui on élève des temples, vers qui monte la prière, en l'honneur de qui on accomplit des sacrifices et que prétendent représenter sur la terre tous les clergés, toutes les castes sacerdotales.
    Ce n'est pas cet "Inconnu" cette Force énigmatique, cette Puissance impénétrable, cette Intelligence incompréhensible, cette Energie incognoscible, ce Principe mystérieux : hypothèse à laquelle, dans l'impuissance où il est encore d'expliquer le comment et le pourquoi des choses, l'esprit de l'homme se plaît à recourir ; ce n'est pas le Dieu spéculatif des métaphysiciens, c'est le Dieu que ses représentants nous ont abondamment décrit, lumineusement détaillé.
    C'est, je le répète, le Dieu des Religions, et, puisque nous sommes en France, le Dieu de cette Religion qui, depuis quinze siècles, domine notre histoire : la religion chrétienne.
    C'est ce Dieu-là que je nie, et c'est celui-là seulement que je veux discuter et qu'il convient d'étudier, si nous voulons tirer de cette conférence un profit positif, un résultat pratique.
    Ce Dieu quel est-il ?
    Puisque ses chargés d'affaires ici-bas ont eu l'amabilité de nous le dépeindre avec un grand luxe de détails, mettons à profit cette gracieuseté de ses fondés de pouvoirs ; examinons-le de près ; passons-le à la loupe : pour le bien discuter, il faut le bien connaître.
    Ce Dieu, c'est lui qui, d'un geste puissant et fécond, a fait toutes choses de rien, celui qui a appelé le néant à l'être, qui a, par sa seule volonté, substitué le mouvement à l'inertie, la vie universelle à la mort universelle : il est Créateur !
    Ce Dieu, c'est celui qui, ce geste de création accompli, bien loin de rentrer dans sa séculaire inaction et de rester indifférent à la chose créée, s'occupe de son œuvre, s'y intéresse, intervient quand il le juge à propos, la gère, l'administre, la gouverne : il est Gouverneur ou Providence.
    Ce Dieu, c'est celui qui, Tribunal Suprême, fait comparaître chacun de nous après sa mort, le juge selon les actes de sa vie, établit la balance de ses bonnes et de ses mauvaises actions et prononce, en dernier ressort, sans appel, le jugement qui fera de lui, pour tous les siècles à venir, le plus heureux ou le plus malheureux des êtres : il est Justicier ou Magistrat.
    Il va de soi que ce Dieu possède tous les attributs et qu'il ne les possède pas seulement à un degré exceptionnel ; il les possède tous à un degré infini.
    Ainsi, il n'est pas seulement juste : il est la Justice infinie ; il n'est pas seulement bon : il est la Bonté infinie ; il n'est pas seulement miséricordieux : il est la Miséricorde infinie ; il n'est pas seulement puissant : il est la Puissance infinie ; il n'est pas seulement savant : il est la Science infinie.
    Encore une fois, tel est le Dieu que je nie et dont, par douze preuves différentes (à la rigueur, une seule suffirait), je vais démontrer l'impossibilité.

    Division du Sujet

    Voici l'ordre dans lequel je vous présenterai mes arguments.
    Ceux-ci formeront trois groupes : le premier de ces groupes visera plus particulièrement le Dieu-Créateur ; il comprendra six arguments ; le deuxième de ces groupes concernera plus spécialement le Dieu-Gouverneur ou Providence ; il embrassera quatre arguments ; enfin, le troisième et dernier de ces groupes s'attachera au Dieu-Justicier ou Magistrat ; il comportera deux arguments.
    Donc : six arguments contre le Dieu-Créateur ; quatre arguments contre le Dieu-Gouverneur ; deux arguments contre le Dieu-Justicier. Cela fera bien douze preuves de l'inexistence de Dieu.
    Le plan de ma démonstration vous étant connu, vous pourrez plus aisément et mieux en suivre le développement.

    PREMIERE SÉRIE D'ARGUMENTS

    PREMIER ARGUMENT
    Le Geste créateur est inadmissible

    Qu'entend-on par créer ?
    Qu'est-ce que créer ?
    Est-ce prendre des matériaux épars, séparés, mais existants, puis, utilisant certains principes expérimentés, appliquant certaines règles connues, rapprocher, grouper, sérier, associer, ajuster ces matériaux, afin d'en faire quelque chose ?
    Non ! Cela n'est pas créer. Exemples : Peut-on dire d'une maison qu'elle a été créée ? - Non ! Elle a été construite. Peut-on dire d'un meuble qu'il a été créé ? - Non ! Il a été fabriqué. Peut-on dire d'un livre qu'il a été créé ? - Non ! Il a été composé, imprimé.
    Donc, prendre des matériaux existants et en faire quelque chose ce n'est pas créer.
    Qu'est-ce donc que créer ?
    Créer... je suis, ma foi, fort embarrassé d'expliquer l'inexplicable, de définir l'indéfinissable ; je vais, néanmoins, tenter de me faire comprendre.
    Créer, c'est tirer quelque chose de rien ; c'est avec rien du tout faire quelque chose ; c'est appeler le néant à l'être.
    Or, j'imagine qu'il ne se trouve pas une seule personne douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on puisse tirer quelque chose, qu'avec rien il soit possible de faire quelque chose.
    Supposez un mathématicien ; choisissez le calculateur le plus émérite, placez derrière lui un gigantesque tableau noir ; priez-le de tracer sur ce tableau noir des zéros et des zéros ; il aura beau totaliser, multiplier, se livrer à toutes les opérations de la mathématique, il ne parviendra jamais à extraire de l'accumulation de ces zéros une seule unité.
    Avec rien, on ne fait rien ; avec rien on ne peut rien faire et le fameux aphorisme de Lucrèce ex nihilo nihil reste l'expression d'une certitude et d'une évidence manifeste.
    Le geste créateur est un geste impossible à admettre et une absurdité.
    Créer, c'est donc une expression mystique, religieuse, pouvant posséder quelque valeur aux yeux des personnes à qui il plaît de croire ce qu'elles ne comprennent pas et à qui la foi s'impose d'autant plus qu'elles comprennent moins ; mais créer est une expression vide de sens pour tout homme avisé, attentif, aux yeux de qui les mots n'ont de valeur que dans la mesure dans laquelle ils représentent une réalité ou une possibilité.
    En conséquence, l'hypothèse d'un Être véritablement créateur est une hypothèse que la raison repousse.
    L'Être créateur n'existe pas, ne peut pas exister.

    DEUXIÈME ARGUMENT
    Le "pur Esprit"
    ne peut avoir déterminé l'Univers

    Aux croyants qui, en dépit de toute raison, persistent à admettre la possibilité de la création, je dirai qu'il est, en tous les cas, impossible d'attribuer cette création à leur Dieu.
    Leur Dieu est pur Esprit. Et je dis que le pur Esprit : l'Immatériel ne peut avoir déterminé l'Univers : le Matériel. Voici pourquoi :
    Le pur Esprit n'est pas séparé de l'Univers par une différence de degré, de quantité, mais par une différence de nature, de qualité.
    En sorte que le pur Esprit n'est et ne peut pas plus être une amplification de l'Univers que l'Univers n'est et en peut être une réduction du pur Esprit. La différence ici n'est pas seulement une distinction, mais une opposition, opposition de nature : essentielle, fondamentale, irréductible, absolue.
    Entre le pur Esprit et l'Univers, il n'y a pas seulement un fossé plus ou moins large et profond qu'il serait, à la rigueur, possible de combler ou de franchir ; il y a un véritable abîme, dont telles sont la profondeur et l'étendue que, quel que soit l'effort tenté, rien personne ne saurait combler ni franchir cet abîme.
    Et je mets le philosophe le plus subtil comme le mathématicien le plus consommé au défi de jeter un pont, c'est-à-dire d'établir un rapport -quel qu'il soit - (et à plus forte raison un rapport aussi direct et aussi étroit que celui qui relie la cause à l'effet) entre le pur Esprit et l'Univers.
    Le pur Esprit ne supporte aucun alliage matériel ; il ne comporte ni forme, ni corps, ni ligne, ni matière, ni proportion, ni étendue, ni durée, ni profondeur, ni surface, ni volume, ni couleur, ni son, ni densité.
    Or, dans l'Univers, tout, au contraire est forme, corps, ligne, matière, proportion, étendue, durée, profondeur, surface, volume, couleur, son, densité.
    Comment admettre que cela a été déterminé par ceci ?
    C'est impossible.
    Arrivé à ce point de ma démonstration, je campe solidement sur les deux arguments qui précèdent, la conclusion suivante :
    Nous avons vu que l'hypothèse d'une Puissance véritablement créatrice est inadmissible ; nous avons vu, en second lieu, que, même si l'on persiste à croire en cette Puissance, on ne saurait admettre que l'Univers essentiellement matériel ait été déterminé par le pur Esprit essentiellement immatériel ;
    Si, néanmoins, vous vous obstinez, croyants, à affirmer que c'est votre Dieu qui a créé l'Univers, le moment est venu de nous demander où, dans l'hypothèse Dieu, se trouvait la Matière, à l'origine, au commencement.
    Eh bien ! de deux choses l'une : ou bien la Matière était hors de Dieu ; ou bien elle était en Dieu (et vous ne sauriez lui assigner une troisième place). Dans le premier cas, si elle était hors de Dieu, c'est que Dieu n'a pas eu besoin de la créer, puisqu'elle existait déjà ; c'est qu'elle cœxistait avec Dieu, c'est qu'elle était concomitante avec lui et, alors, votre Dieu n'est pas créateur ;
    Dans le second cas, c'est-à-dire, si elle n'était pas hors de dieu, elle était en Dieu ; et dans ce cas, j'en conclus :
    1° Que Dieu n'est pas pur Esprit, puisqu'il portait en lui une parcelle de matière, et quelle parcelle : la totalité des Mondes matériels !
    2° Que Dieu, portant la matière en lui, n'a pas eu à la créer, puisqu'elle existait ; il n'a eu qu'à l'en faire sortir ; et, alors, la création cesse d'être un acte de création véritable et se réduit à un acte d'extériorisation.
    Dans les deux cas, pas de création.

    TROISIÈME ARGUMENT
    Le Parfait ne peut produire l'imparfait

    Je suis certain que si je posais à un croyant cette question : L'imparfait peut-il produire le parfait ? ce croyant me répondrait sans la moindre hésitation et sans crainte de se tromper : L'imparfait ne peut produire le parfait.
    Or, je dis, moi, : Le parfait ne peut pas produire l'imparfait et je soutiens que ma proposition possède la même force et la même exactitude que la précédente, et pour les mêmes raisons.
    Ici encore : entre le parfait et l'imparfait il n'y a pas seulement une différence de degré, de quantité, mais une différence de qualité, de nature, une opposition essentielle, fondamentale, irréductible, absolue.
    Ici encore : entre le parfait et l'imparfait, il n'y a pas seulement un fossé plus ou moins profond et large, mais un abîme si vaste et si profond que rien ne saurait le franchir, ni le combler.
    Le parfait, c'est l'absolu ; l'imparfait, c'est le relatif ; au regard du parfait qui est tout, le relatif, le contingent n'est rien ; au regard du parfait, le relatif est sans valeur, il n'existe pas, et il n'est au pouvoir d'aucun mathématicien ni d'aucun philosophe d'établir un rapport d'établir un rapport - quel qu'il soit - entre le relatif et l'absolu ; a fortiori, ce rapport est-il impossible, quand il s'agit d'un rapport aussi rigoureux et précis que celui qui doit nécessairement uni la Cause à l'Effet.
    Il est donc impossible que le parfait ait déterminé l'imparfait.
    Par contre, il existe un rapport direct, fatal, et, en quelque sorte mathématique, entre l'œuvre et celui qui en est l'auteur : tant vaut l'œuvre tant vaut l'ouvrier ; tant vaut l'ouvrier tant vaut l'œuvre ; c'est à l'œuvre qu'on reconnaît l'ouvrier, comme c'est au fruit qu'on reconnaît l'arbre.
    Si j'examine une rédaction mal faite, où abondent les fautes françaises, où les phrases sont mal construites, où le style est pauvre et relâché, où les idées sont rares et banales, où les connaissances sont inexactes, je n'aurai pas l'idée d'attribuer cette mauvaise page de français à un ciseleur de phrases, à un des maîtres de la littérature.
    Si je jette les yeux sur un dessin mal fait, où les lignes sont mal tracées, les règles de la perspective et de la proportion violées, il ne me viendra jamais à la pensée d'attribuer cette ébauche rudimentaire à un professeur, à un maître, à un artiste. Sans la moindre hésitation, je dirai : c'est l'œuvre d'un élève, d'un apprenti, d'une enfant ; et j'ai l'assurance de ne pas commettre d'erreur, tant il est vrai que l'œuvre porte la marque de l'ouvrier et que, par l'œuvre, on peut apprécier l'auteur de celle-ci.
    Or, la Nature est belle ; l'Univers est magnifique et j'admire passionnément, autant que qui que ce soit, les splendeurs, les magnificences dont il nous offre l'incessant spectacle. Pourtant, si enthousiaste que je sois aux beautés de la Nature et quelqu'hommage que je leur rende, je ne puis dire que l'Univers est une œuvre sans défaut, irréprochable, parfaite. Et personne n'oserait soutenir une telle opinion.
    L'Univers est donc une œuvre imparfaite.
    En conséquence je dis :
    Il y a toujours entre l'œuvre et l'auteur de celle-ci un rapport rigoureux, étroit, mathématique ; or, l'Univers est une œuvre imparfaite ; donc l'auteur de cette œuvre ne peut être qu'imparfait.
    Ce syllogisme aboutit à frapper d'imperfection le Dieu des croyants et, conséquemment, à le nier.
    Je puis encore raisonner comme suit :
    Ou bien ce n'est pas Dieu qui est l'auteur de l'Univers (j'exprime ainsi ma conviction).
    Ou bien, si vous persistez à affirmer que c'est lui qui en est l'auteur, l'Univers étant une œuvre imparfaite, votre Dieu est lui-même imparfait.
    Syllogisme ou dilemme, la conclusion du raisonnement reste la même :
    Le parfait ne peut déterminer l'imparfait.

    QUATRIÈME ARGUMENT
    L'Être éternel, actif, nécessaire, ne peut,
    à aucun moment, avoir été inactif ou inutile

    Si Dieu existe, il est éternel, actif et nécessaire.
    Eternel ? Il l'est par définition. C'est sa raison d'être. On ne peut le concevoir enfermé dans les limites du temps ; on ne peut l'imaginer commençant ou finissant ; il ne peut avoir ni apparition ni disparition. Il existe de tout temps.
    Actif ? Il l'est et ne peut pas ne pas l'être, puisque c'est son activité qui a tout engendré, puisque son activité s'est affirmée, disent les croyants, par le gest le plus colossal, le plus majestueux : la Création des Mondes.
    Nécessaire ? Il l'est et ne peut pas ne pas l'être, puisque sans lui rien ne serait ; puisqu'il est l'auteur de toutes choses ; puisqu'il est le foyer initial d'où tout a coulé ; puisque, seul, se suffisant à lui-même, il a dépendu de sa seule volonté que tout soit ou que rien ne soit. Il est donc : éternel, actif et nécessaire.
    Je prétends et je vais démontrer que, s'il est éternel, actif et nécessaire, il doit être éternellement actif et éternellement nécessaire ; que, conséquemment, il n'a pu, à aucun moment, être inactif ou inutile ; que, conséquemment, enfin, il n'a jamais créé.
    Dire que Dieu n'est pas éternellement actif, c'est admettre qu'il ne l'a pas toujours été, qu'il l'est devenu, qu'il a commencé à être actif, qu'avant de l'être, il ne l'était pas ; et, puisque c'est par la création que s'est manifestée son activité, c'est admettre du même coup que, durant les milliards et les milliards de siècles qui, peut-être, ont précédé l'action créatrice, Dieu était inactif.
    Dire que Dieu n'est pas éternellement nécessaire, c'est admettre qu'il ne l'a pas toujours été, qu'il l'est devenu, qu'il a commencé à être nécessaire, qu'avant de l'être, il ne l'était pas et, puisque c'est la Création qui proclame et atteste la nécessité de Dieu, c'est admettre du même coup que, durant les milliards et les milliards de siècles qui peut-être ont précédé l'action créatrice, Dieu était inutile.
    Dieu oisif et paresseux !
    Dieu inutile et superflu !
    Quelle posture pour l'Être essentiellement actif et essentiellement nécessaire !
    Il faut donc confesser que Dieu est de tout temps actif et de tout temps nécessaire.
    Mais alors, il ne peut l'avoir créé ; car l'idée de création implique, de façon absolue, l'idée de commencement, d'origine. Une chose qui commence ne peut pas avoir existé de tout temps. Il fut nécessairement un temps où, avant d'être, elle n'était pas encore. Si court ou si long que fut ce temps qui précède la chose créée, rien ne peut le supprimer ; de toutes façons, il est.
    Il en résulte que :
    Ou bien Dieu n'est pas éternellement actif et éternellement nécessaire ; et, dans ce cas, il l'est devenu par la création. S'il en est ainsi, il manquait à Dieu, avant la création, ces deux attributs : l'activité et la nécessité. Ce Dieu était incomplet ; c'était un tronçon de Dieu, pas plus ; et il a eu besoin de créer pour devenir actif et nécessaire, pour se compléter.
    Ou bien Dieu est éternellement actif et nécessaire ; et, dans ce cas, il a créé éternellement la création est éternelle ; l'Univers n'a jamais commencé ; il a existé de tout temps ; il est éternel comme Dieu ; il est Dieu lui-même et se confond avec lui.
    S'il en est ainsi, l'Univers n'a pas eu de commencement ; il n'a pas été créé.
    (Dans le premier cas, Dieu, s'il n'était ni) actif, ni nécessaire, était incomplet, c'est-à-dire imparfait ; et, alors, il n'existe pas ; dans le second cas, Dieu étant éternellement actif et éternellement nécessaire, ne peut pas l'être devenu ; et, alors, il n'a pas créé.

    CINQUIÈME ARGUMENT
    L'être immuable ne peut avoir créé

    Si Dieu existe, il est immuable. Il ne change pas ; il ne peut pas changer. Tandis que, dans la Nature, tout se modifie, se métamorphose, se transforme, tandis que rien n'est définitivement et que tout devient, Dieu, point fixe, immobile dans le temps et l'espace, n'est sujet à aucune modification, ne connaît et ne peut connaître aucun changement.
    Il est aujourd'hui ce qu'il était hier ; il sera demain ce qu'il est aujourd'hui. Qu'on envisage Dieu dans le lointain des siècles révolus ou dans celui des siècles futurs, il est constamment identique à lui-même.
    Dieu est immuable.
    Je prétends que, s'il a créé, il n'est pas immuable, parce que, dans ce cas, il a changé deux fois.
    Se déterminer à vouloir, c'est changer. De toute évidence, il y a eu un changement entre l'être qui ne veut pas encore et l'être qui veut.
    Si je veux aujourd'hui ce que je ne voulais pas, ce à quoi je ne songeais même pas, il y a quarante-huit heures, c'est qu'il s'est produit en moi ou autour de moi une ou plusieurs circonstances qui m'ont déterminé à vouloir. Ce vouloir nouveau constitue une modification : il n'y a pas lieu d'en douter : c'est indiscutable.
    Pareillement : se déterminer à agir, ou agir, c'est se modifier.
    Il est, en outre, certain que cette double modification : vouloir, agir, est d'autant plus considérable et marquée, qu'il s'agit d'une résolution plus grave et d'une action plus importante.
    Dieu a créé, dites-vous ? - Soit. Alors il a changé deux fois : la première fois, lorsqu'il a pris la détermination de créer ; la seconde fois, lorsque, mettant à exécution cette détermination, il a accompli le geste créateur.
    S'il a changé deux fois, il n'est pas immuable.
    Et s'il n'est pas immuable, il n'est pas Dieu, il n'existe pas.
    L'Être immuable ne peut avoir créé.

    SIXIÈME ARGUMENT
    Dieu ne peut avoir créé sans motif ;
    or, il est impossible d'en discerner un seul

    De quelque façon qu'on l'envisage, la Création reste inexplicable, énigmatique, vide de sens.
    Il saute aux yeux que, si Dieu a créé, il est impossible d'admettre qu'il ait accompli cet acte grandiose et dont les conséquences devaient être fatalement proportionnées à l'acte lui-même, par conséquent incalculables, sans y être déterminé par une raison de premier ordre.
    Eh bien ! Quelle peut être cette raison ? Pour quel motif Dieu a-t-il pu se résoudre à créer ? Quel mobile l'a impulsé ? Quel désir l'a pris ? Quel dessein a-t-il formé ? Quel but a-t-il poursuivi ? Quelle fin s'est-il proposée ?
    Multipliez, dans cet ordre d'idées, les questions et les questions : tournez et retournez le problème ; envisagez-le sous tous ses aspects ; examinez-le dans tous les sens ; et je vous mets au défi de le résoudre, autrement que par des balivernes ou de subtilités.
    Tenez : voici un enfant élevé dans la religion chrétienne. Son catéchisme lui affirme, ses maîtres lui enseignent que c'est Dieu qui l'a créé et mis au monde. Supposez qu'il se pose à lui-même cette question : Pourquoi Dieu m'a-t-il créé et mis au monde ? et qu'il y veuille trouver une réponse sérieuse, raisonnable. Il n'y parviendra pas. Supposez encore que, confiant dans l'expérience et le savoir de ses éducateurs, persuadé que, par le caractère sacré dont, prêtres ou pasteurs, ils sont revêtus, ils possèdent des lumières spéciales et des grâces particulières, convaincu que, par leur sainteté, ils sont plus près de Dieu que lui et mieux initiés que lui aux vérités révélées, supposez que cet enfant ait la curiosité de demander à ses maîtres pourquoi Dieu l'a créé et mis au monde, j'affirme que ceux--ci ne peuvent faire à cette simple interrogation aucune réponse plausible, sensée.
    En vérité, il n'y en a pas.
    Serrons de près la question, creusons le problème.
    Par la pensée, examinons Dieu avant la création. Prenons-le dans son sens absolu. Il est tout seul ; il se suffit à lui-même. Il est parfaitement sage, parfaitement heureux, parfaitement puissant. Rien ne peut accroître sa sagesse ; rien ne peut augmenter sa félicité ; rien ne peut fortifier sa puissance.
    Ce Dieu ne peut éprouver aucun désir, puisque son bonheur est infini ; il ne peut poursuivre aucun but, puisque rien ne manque à sa perfection ; il ne peut former aucun dessein, puisque rien ne peut étendre sa puissance ; il ne peut se déterminer à aucun vouloir, puisqu'il ne ressent aucun besoin.
    Allons ! Philosophes profonds, penseurs subtils, théologiens prestigieux, répondez à cet enfant qui vous interroge et dites-lui pourquoi Dieu l'a créé et mis au monde.
    Je suis bien tranquille ; vous ne pouvez pas répondre à moins que vous ne disiez : Les desseins de Dieu sont impénétrables, et que vous ne teniez cette réponse pour suffisante.
    Et sagement vous ferez en vous abstenant de répondre, car toute réponse, je vous en préviens charitablement, serait la ruine de votre système, l'écroulement de votre Dieu.
    La conclusion s'impose, logique, impitoyable : Dieu, s'il a créé, a créé sans motif, sans savoir pourquoi, sans but.
    Savez-vous, camarades, où nous conduisent forcément les conséquences d'une telle conclusion ?
    Vous allez le voir.
    Ce qui différencie les actes d'un homme doué de raison des actes d'un homme frappé de démence, ce qui fait que l'un est responsable et l'autre pas, c'est qu'un homme de raison sait toujours, en tous cas peut toujours savoir, quand il a agi, quels sont les mobiles qui l'ont impulsé, quels sont les motifs qui l'ont déterminé à agir. Quand il s'agit d'une action importante et dont les conséquences peuvent engager lourdement sa responsabilité, il suffit que l'homme en possession de sa raison, se replie sur lui-même, se livre à un examen de conscience sérieux, persistant et impartial, il suffit que, par le souvenir, il reconstitue le cadre dans lequel les événements l'ont enfermé, qu'en un mot, il revive l'heure écoulée, pour qu'il parvienne à discerner le mécanisme des mouvements qui l'ont fait agir.
    Il n'est pas toujours très fier des mobiles qui l'ont impulsé ; il rougit souvent des raisons qui l'ont déterminé à agir ; mais, que ces motifs soient nobles ou vils, généreux ou bas, il parvient toujours à les découvrir.
    Un fou, au contraire, agit sans savoir pourquoi ; son acte accompli, même le plus chargé de conséquences, interrogez-le ; pressez-le de questions ; insistez ; harcelez-le. Le pauvre dément balbutiera quelques folies et vous ne l'arracherez pas à ses incohérences.
    Donc, ce qui différencie les actes d'un homme sensé des actes d'un insensé, c'est que les actes du premier s'expliquent, c'est qu'ils ont une raison d'être, c'est qu'on en distingue la cause et le but, l'origine et la fin ; tandis que les actes d'un homme privé de raison ne s'expliquent pas, qu'il est incapable lui-même de discerner la cause et le but, qu'ils n'ont pas de raison d'être.
    Eh bien ! si Dieu a créé sans but, sans motif, il a agi à la façon d'un fou et la Création apparaît comme un acte de démence.

    DEUX OBJECTIONS CAPITALES

    Pour en finir avec le Dieu de la création, il me paraît indispensable d'examiner deux objections.
    Vous pensez bien qu'ici les objections abondent ; aussi, quand je parle de deux objections à étudier, je parle de deux objections capitales, classiques.
    Ces deux objections ont d'autant plus d'importance qu'on peut, avec l'habitude de la discussion, ramener toutes les autres à celle-ci :

    PREMIERE OBJECTION
    Dieu vous échappe

    On me dit : Vous n'avez pas le droit de parler de Dieu comme vous le faites. Vous nous présentez un Dieu caricatural, systématiquement rapetissé aux proportions que daigne lui accorder votre entendement. Ce Dieu-là n'est pas le nôtre. Le nôtre, vous ne pouvez le concevoir, car il vous dépasse, il vous échappe. Sachez que ce qui serait fabuleux pour l'homme le plus puissant en force, en sagesse et en savoir n'est, pour Dieu, qu'un jeu d'enfant. N'oubliez pas que l'Humanité ne saurait se mouvoir sur le même plan que la Divinité. Ne perdez pas de vue qu'il est aussi impossible à l'homme de comprendre la façon d'opérer de Dieu qu'il est impossible aux minéraux d'imaginer les modes d'opérer des animaux et aux animaux de comprendre les modes d'opérer des hommes.
    Dieu plane à des hauteurs que vous ne sauriez atteindre ; il occupe des sommets qui vous restent inaccessibles.
    Sachez que quelle que soit la magnificence d'une intelligence humaine, quel que soit l'effort réalisé par cette intelligence, quelle que soit la persistance de cet effort, jamais l'intelligence humaine ne pourra s'élever jusqu'à Dieu. Rendez-vous compte enfin que, si vaste qu'il puisse être, le cerveau de l'homme est fini et que, par conséquent, il ne peut concevoir l'infini.
    Ayez donc la loyauté et la modestie de confesser qu'il ne vous est pas possible de comprendre, ni d'expliquer Dieu. Mais de ce que vous ne pouvez ni le comprendre, ni l'expliquer, il ne s'ensuit pas que vous ayez le droit de le nier.
    Et je réponds aux déistes :
    Vous me donnez, Messieurs, des conseils de loyauté auxquels je suis tout disposé à me conformer. Vous me rappelez à la modestie légitime qui sied à l'humble mortel que je suis. Il me plaît de ne pas m'en écarter.
    Vous dites que Dieu me dépasse, qu'il m'échappe ? Soit. Je consens à le reconnaître ; et affirmer que le fini ne peut ni concevoir ni expliquer l'Infini, c'est une vérité tellement certaine, et même évidente, que je n'ai pas la moindre envie d'y faire opposition. Nous voilà, jusqu'ici, bien d'accord et j'espère que vous êtes tout à fait contents.
    Seulement, Messieurs, permettez que, à mon tour, je vous donne les mêmes conseils de loyauté ; souffrez que, à mon tour, je vous rappelle à la même modestie. N'êtes-vous pas des hommes, comme j'en suis un ? Dieu ne vous dépasse-t-il pas, comme il me dépasse ? Ne vous échappe-t-il pas comme il m'échappe ? Auriez-vous la prétention de vous mouvoir sur le même plan que la Divinité ? Auriez-vous l'outrecuidance de penser et la sottise de déclarer que, d'un coup d'aile, vous avez gravi les sommets que Dieu occupe ? Seriez-vous présomptueux au point d'affirmer que votre cerveau fini a embrassé l'Infini ?
    Je ne vous fais pas l'injure, Messieurs, de vous croire frappés d'une telle extravagante vanité.
    Ayez donc, tout comme moi, la loyauté et la modestie de confesser que, s'il m'est impossible de comprendre et d'expliquer Dieu, vous vous heurtez à la même impossibilité. Ayez donc la probité de reconnaître que si, de ce que je ne puis concevoir ni expliquer Dieu, il ne m'est pas permis de le nier, puisque vous ne pouvez, vous non plus, ni le comprendre ni l'expliquer, il ne vous est pas permis de l'affirmer.
    Et gardez-vous de croire, Messieurs, que nous voilà, désormais, logés à la même enseigne. C'est vous qui, les premiers avez affirmé l'existence de Dieu, c'est donc vous qui, les premiers, devez mettre fin à vos affirmations. Aurais-je jamais songé à nier Dieu, si, alors que j'étais tout petit, on ne m'avait pas imposé de croire en lui ? si, adulte, je ne l'avais pas entendu affirmer tout autour de moi ? Si, devenu homme, mes regards n'avaient pas constamment observé des Eglises et des Temples élevés à Dieu ?
    Ce sont vos affirmations qui provoquent et justifient mes négations.
    Cessez d'affirmer et je cesserai de nier.

    SECONDE OBJECTION
    Il n'y a pas d'effet sans cause

    La seconde objection paraît autrement redoutable. Beaucoup la considère encore comme sans réplique. Elle nous vient des philosophes spiritualistes.
    Ces Messieurs nous disent sentencieusement : Il n'y a pas d'effet sans cause ; or, l'Univers est un effet ; donc cet effet a une cause que nous appelons Dieu.
    L'argument est bien présenté ; il paraît bien construit, il semble solidement charpenté.
    Le tout est de savoir s'il l'est véritablement.
    Ce raisonnement est ce que, en logique, on appelle un syllogisme. Un syllogisme est un argument composé de trois propositions : la majeure, la mineure et la conséquence ; et comprenant deux parties : les prémisses, constituées par les deux premières propositions, et la conclusion représentée par la troisième.
    Pour qu'un syllogisme soit inattaquable, il faut : 1° que la majeure et la mineur soient exactes ; 2° que la troisième découle logiquement des deux premières.
    Si le syllogisme des philosophes spiritualistes réunit ces deux conditions, il est irréfutable et il ne me reste qu'à m'incliner ; mais s'il lui manque une seule de ces deux conditions, il est nul, sans valeur et l'argument s'effondre tout entier.
    pour en connaître la valeur, examinons les trois propositions qui la composent.
    Première proposition majeure :
    Il n'y a pas d'effet sans cause.
    Philosophes, vous avez raison. Il n'y a pas d'effet sans cause ; rien n'est plus exact. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'effet sans cause. L'effet n'est que la suite, le prolongement, l'aboutissant de la cause. Qui dit effet dit cause ; l'idée d'effet appelle nécessairement et immédiatement l'idée de cause. S'il en était autrement, l'effet sans cause serait un effet de rien ; ce qui serait absurde.
    Donc, sur cette première proposition, nous sommes d'accord.
    Deuxième proposition, mineure :
    Or, l'Univers est un effet.
    Ah ! ici, je demande à réfléchir et je sollicite des explications. Sur quoi s'appuie une affirmation aussi nette, aussi tranchante ? Quel est le phénomène ou l'ensemble de phénomènes, quelle est la constatation ou l'ensemble de constatations qui permet de se prononcer sur un ton aussi catégorique ?
    Et d'abord, l'Univers, le connaissons-nous suffisamment ? L'avons-nous assez étudié, scruté, fouillé, compris pour qu'il nous soit permis d'être aussi affirmatifs ? En avons-nous pénétré les entrailles ? En avons-nous exploré les espaces incommensurables ? Sommes-nous descendus dans les profondeurs des océans ? Avons-nous escaladé toutes les altitudes ? Connaissons-nous toutes choses appartenant au domaine de l'Univers ? Celui-ci nous a-t-il livré tous ses secrets ? Avons-nous arraché tous les voiles, pénétré tous les mystères, découvert toutes les énigmes ? Avons-nous tout vu, tout entendu, tout palpé, tout senti, tout observé, tout noté ? N'avons-nous plus rien à apprendre ? Ne nous reste-t-il rien à découvrir ? Bref, sommes-nous en état de porter sur l'Univers une appréciation formelle, un jugement définitif, un arrêt indubitable ?
    Nul ne pourrait répondre par l'affirmative à toutes ces questions et il serait profondément à plaindre le téméraire, on peut dire l'insensé, qui oserait prétendre qu'il connaît l'Univers.
    L'Univers ! c'est-à-dire, non pas seulement cette infime planète que nous habitons et sur laquelle se traînent nos misérables carcasses, non seulement ces millions d'astres et de planètes que nous connaissons, qui font partie de notre système solaire, ou que nous découvrons dans la lenteur du temps ; mais encore ces Mondes et ces Mondes dont nous connaissons ou conjecturons l'existence et dont le nombre, la distance et l'étendue restent incalculables !
    Si je disais : L'Univers est une cause, j'ai la certitude que je déchaînerais spontanément les huées et les protestations des croyants ; et, cependant, mon affirmation ne serait pas plus folle que la leur.
    Ma témérité serait égale à la leur ; voilà tout.
    Si je me penche sur l'Univers, si je l'observe autant que le permettent à l'homme d'aujourd'hui les connaissances acquises, je constate comme un ensemble incroyablement complexe et touffu, comme un enchevêtrement inextricable et colossal de causes et d'effets qui se déterminent, s'enchaînent, se succèdent, se répètent et se pénètrent. J'aperçois que le tout forme comme une chaîne sans fin dont les anneaux sont indissolublement liés et je constate que chacun de ces anneaux est à la fois cause et effet : effet de la cause qui l'a déterminé, cause de l'effet qui suit.
    Qui peut dire : Voilà le premier anneau ; l'anneau Cause ? Qui peut dire : Voilà le dernier anneau : l'anneau Effet ? Et qui peut dire : Il y a nécessairement une cause numéro premier, il y a nécessairement un effet numéro dernier ?...
    La deuxième proposition : Or, l'Univers est un effet manque donc de la condition indispensable : l'exactitude.
    En conséquence, le fameux syllogisme ne vaut rien.
    J'ajoute que, même dans le cas où cette deuxième proposition serait exacte, il resterait à établir, pour que la conclusion fût acceptée, que l'Univers est l'effet d'une Cause unique, d'une Cause première, de la Cause des Causes, d'une Cause sans Cause, de la Cause éternelle.
    J'attends sans trouble, sans inquiétude cette démonstration. Elle est de celles qu'on a maintes fois tentées et qui n'ont jamais été faites. Elle est de celles dont on peut dire sans trop de témérité qu'elles ne seront jamais établies sérieusement, positivement, scientifiquement.
    J'ajoute, enfin, que même dans le cas où le syllogisme tout entier serait irréprochable, il serait aisé de le retourner contre la thèse du Dieu Créateur, en faveur de ma démonstration.
    Essayons : Il n'y a pas d'effets sans cause ? - Soit. Or, l'Univers est un effet ? - D'accord. Donc cet effet a une cause et c'est cette cause que nous appelons Dieu ? - Soit encore.
    Ne vous hâtez pas de triompher, déistes, et écoutez-moi bien.
    S'il est évident qu'il n'y a pas d'effet sans cause, il est aussi rigoureusement évident qu'il n'y a pas de cause sans effet. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de cause sans effet. Qui dit cause dit effet ; l'idée de cause implique nécessairement et appelle immédiatement l'idée d'effet ; s'il en était autrement, la cause sans effet serait une cause de rien, se qui serait aussi absurde qu'un effet de rien.
    Donc, il est bien entendu qu'il n'y a pas de cause sans effet.
    Or, vous dites que l'Univers a pour cause Dieu. Il convient donc de dire que la Cause-Dieu a pour effet l'Univers.
    il est impossible de séparer l'effet de le cause ; mais il est également impossible de séparer la cause de l'effet.
    Vous affirmez enfin que Dieu-Cause est éternel. J'en conclus que l'Univers-Effet est également éternel, puisqu'à une cause éternelle doit inéluctablement correspondre un effet éternel.
    S'il en était autrement, c'est-à-dire si l'Univers avait commencé, durant les milliards et les milliards de siècles qui, peut-être, ont précédé la création de l'Univers, Dieu aurait été une cause sans effet, ce qui est impossible, une cause de rien, ce qui serait absurde.
    En conséquence, Dieu étant éternel, l'Univers l'est aussi, et si l'Univers est éternel, c'est qu'il n'a jamais commencé, c'est qu'il n'a pas été créé.

    DEUXIEME SÉRIE D'ARGUMENTS

    PREMIER ARGUMENT
    Le Gouverneur nie le Créateur

    Il en est - et ils sont légion - qui, malgré tout, s'obstinent à croire. Je conçois que, à la rigueur, on puisse croire à l'existence d'un créateur parfait ; je conçois que, à la rigueur, on puisse croire à l'existence d'un gouverneur nécessaire ; mais il me semble impossible qu'on puisse raisonnablement croire à l'un et à l'autre, en même temps : ces deux Êtres parfaits s'excluent catégoriquement ; affirmer l'un, c'est nier l'autre ; proclamer la perfection du premier, c'est confesser l'inutilité du second ; proclamer la nécessité du second, c'est nier la perfection du premier.
    En d'autres termes, on peut croire à la perfection de l'un ou à la nécessité de l'autre ; mais il est déraisonnable de croire à la perfection des deux : il faut choisir.
    Si l'Univers créé par Dieu eût été une œuvre parfaite, si, dans son ensemble et dans ses moindres détails, cette œuvre eût été sans défaut, si le mécanisme de cette gigantesque création eût été irréprochable, si tel et si parfait eût été son agencement qu'il n'eût point été à redouter qu'il se produisît un seul détraquement, une seule avarie, bref, si l'œuvre eût été digne de cet ouvrier génial, de cet artiste incomparable, de ce constructeur fantastique qu'on appelle Dieu, le besoin d'un gouverneur ne se serait nullement fait sentir.
    Le coup de pouce initial une fois donné, la formidable machine une fois mise en branle, il n'y avait plus qu'à l'abandonner à elle-même, sans crainte d'accident possible.
    Pourquoi cet ingénieur, ce mécanicien, dont le rôle est de surveiller la machine, de la diriger, d'intervenir quand il le faut et d'apporter à la machine en mouvement les retouches nécessaires et les réparations successives ? Cet ingénieur eût été inutile, ce mécanicien sans objet.
    Dans ce cas, pas de Gouverneur.
    Si le Gouverneur existe, c'est que sa présence, sa surveillance, son intervention sont indispensables.
    La nécessité du Gouverneur est comme une insulte, un défi jeté au Créateur ; son intervention atteste la maladresse, l'incapacité, l'impuissance du Créateur.
    Le Gouverneur nie la perfection du Créateur.

    DEUXIÈME ARGUMENT
    La multiplicité des Dieux
    atteste qu'il n'en existe aucun

    Le Dieu Gouverneur es et doit être puissant et juste, infiniment puissant et infiniment juste.
    Je prétends que la multiplicité des Religions atteste qu'il manque de puissance et de justice.
    Négligeons les dieux morts, les cultes abolis, les religions éteintes. Celles-ci se chiffrent par milliers et par milliers. Ne parlons pas des religions en cours.
    D'après les estimations les mieux fondées, il y a, présentement, huit cents religions qui se disputent l'empire des seize cents millions de consciences qui peuplent notre planète. Il n'est pas douteux que chacune s'imagine et proclame que, seule, elle est en possession du Dieu vrai, authentique, indiscutable, unique, et que tous les autres Dieux sont des Dieux pour rire, de faux Dieux, des Dieux de contrebande et de pacotille, qu'il est œuvre pie de combattre et d'écraser.
    J'ajoute que, n'y eut-il que cent religions au lieu de huit cents, n'y en eut-il que dix, n'y en eut-il que deux, mon raisonnement garderait la même vigueur.
    Eh bien ! je dis que la multiplicité de ces Dieux atteste qu'il n'en existe aucun, parce qu'elle certifie que Dieu manque de puissance ou de justice.
    Puissant, il aurait pu parler à tous aussi aisément qu'à quelques-uns. Puissant, il aurait pu se montrer, se révéler à tous sans plus d'efforts qu'il ne lui en a fallu pour se révéler à quelques-uns.
    Un homme - quel qu'il soit - ne peut se montrer, ne peut parler qu'à un nombre limité d'hommes ; ses cordes vocales ont une puissance qui ne peut excéder certaines bornes ; mais Dieu !...
    Dieu peut parler à tous - quelle qu'en soit la multitude - aussi aisément qu'à un petit nombre. Quand elle s'élève, la voix de Dieu peut et doit retentir aux quatre points cardinaux. Le verbe divin ne connaît ni distance, ni obstacle. Il traverse les océans, escalade les sommets, franchit les espaces sans la plus petite difficulté.
    Puisqu'il lui a plu - la Religion l'affirme - de parler aux hommes, de se révéler à eux, de leur confier ses desseins, de leur indiquer sa volonté, de leur faire connaître sa Loi, il aurait pu parler à tous sans plus d'effort qu'à une poignée de privilégiés.
    Il ne l'a pas fait, puisque les uns le nient, puisque d'autres l'ignorent, puisque d'autres, enfin, opposent tel Dieu à tel de ses concurrents.
    Dans ces conditions, n'est-il pas sage de penser qu'il n'a parlé à aucun et que les multiples révélations ne sont que de multiples impostures ; ou encore que, s'il n'a parlé qu'à quelques-uns, c'est qu'il n'a pas pu parler à tous ?
    S'il en est ainsi, je l'accuse d'impuissance.
    Et, si je ne l'accuse pas d'impuissance, je l'accuse d'injustice.
    Que penser, en effet, de ce Dieu qui se montre à quelques-uns et se cache aux autres ? Que penser de ce Dieu qui adresse la parole aux uns et, pour les autres, garde le silence ?
    N'oubliez pas que les représentants de ce Dieu affirment qu'il est le Père et que, tous, au même titre et au même degré, nous sommes les enfants bien-aimés du Père qui règne dans les cieux.
    Eh bien ! que pensez-vous de ce père qui, plein de tendresse pour quelques privilégiés, les arrache, en se révélant à eux, aux angoisses du doute, aux tortures de l'hésitation, tandis que, volontairement, il condamne l'immense majorité de ses enfants aux tourments de l'incertitude ? Que pensez-vous de ce père qui se montre à une partie de ses enfants dans l'éclat éblouissant de Sa Majesté, tandis que, pour les autres, il reste environné de ténèbres ? Que pensez-vous de ce père qui, exigeant de ses enfants, un culte, des respects, des adorations, appelle quelques élus à entendre la parole de Vérité, tandis que, de propos délibéré, il refuse aux autres cette insigne faveur ?
    Si vous estimez que ce père est juste et bon, vous ne serez pas surpris que mon appréciation soit différente.
    La multiplicité des religions proclame donc que Dieu manque de puissance ou de justice. Or, Dieu doit être infiniment puissant et infiniment juste ; les croyants l'affirment ; s'il lui manque un de ces deux attributs : la puissance ou la justice, il n'est pas parfait ; s'il n'est pas parfait, il n'existe pas.
    La multiplicité des Dieux démontre donc qu'il n'en existe aucun.

    TROISIÈME ARGUMENT
    Dieu n'est pas infiniment bon :
    l'Enfer l'atteste

    Le Dieu Gouverneur ou Providence est et doit être infiniment bon, infiniment miséricordieux. L'existence de l'enfer prouve qu'il ne l'est pas.
    Suivez bien mon raisonnement : Dieu pouvait - puisqu'il est libre - ne pas nous créer ; il nous a créés.
    Dieu pouvait - puisqu'il est tout-puissant - nous créer tous bons ; il a créé des bons et des méchants.
    Dieu pouvait - puisqu'il est bon - nous admettre tous son paradis, après notre mort, se contentant de ce temps d'épreuves et de tribulations que nous passons sur la terre.
    Dieu pouvait enfin - parce qu'il est juste - n'admettre dans son paradis que les bons et en refuser l'accès aux pervers, mais anéantir ceux-ci à leur mort plutôt que de les vouer à l'enfer.
    Car, qui peut créer peut détruire ; qui a le pouvoir de donner la vie a celui d'anéantir.
    voyons : vous n'êtes pas des Dieux. Vous n'êtes pas infiniment bons, ni infiniment miséricordieux. J'ai, pourtant, la certitude, sans que je vous attribue des qualités que vous ne possédez peut-être pas, que, s'il était en votre pouvoir, sans qu'il vous en coûtât un effort pénible, sans qu'il en pût résulter pour vous ni préjudice matériel, ni dommage moral, si, dis-je, il était en votre pouvoir, dans les conditions que je viens d'indiquer, d'éviter à un de vos frères en humanité, une larme, une douleur, une épreuve, j'ai la certitude que le feriez. Et cependant, vous n'êtes ni infiniment bons, ni infiniment miséricordieux !
    Seriez-vous meilleurs et plus miséricordieux que le Dieu des Chrétiens ?
    Car enfin, l'enfer existe. L'Eglise l'enseigne ; c'est l'horrifique vision à l'aide laquelle on épouvante les enfants, les vieillards et les esprits craintifs, c'est le spectre qu'on installe aux chevets des agonisants, à l'heure où l'approche de la mort leur enlève toute énergie et toute lucidité.
    Eh bien ! Le Dieu des chrétiens, Dieu qu'on dit être de pitié, de pardon, d'indulgence, de bonté, de miséricorde, précipite une parité de ses enfants - pour toujours - dans ce séjour peuplé des tortures les plus cruelles, des supplices les plus indicibles.
    Comme il est bon ! Comme il est miséricordieux !
    Vous connaissez cette parole des Ecritures : Il y aura beaucoup d'appelés, mais fort peu d'élus. Cette parole signifie, si je ne m'abuse, qu'infime sera le nombre des élus et considérable le nombre des damnés. Cette affirmation est d'une cruauté si monstrueuse qu'on a tenté de lui donner un autre sens.
    Peu importe : l'enfer existe et il est évident que des damnés - en grand ou petit nombre - y endureront les plus douloureux tourments.
    Demandons-nous à qui peuvent être profitables les tourments des damnés.
    Serait-ce aux élus ? - Evidemment non ! Par définition les élus seront les plus justes, les vertueux, les fraternels, les compatissants, et on ne saurait supposer que leur félicité, déjà inexprimable, serait accrue par le spectacle de leurs frères torturés.
    Serait-ce aux damnés eux-mêmes ? - Pas davantage puisque l'Eglise affirme que le supplice de ces malheureux ne finira jamais et que, dans des milliards et des milliards de siècles, leurs tourments seront intolérables comme au premier jour.
    Alors ?...
    Alors, en dehors des élus et des damnés, il n'y a que Dieu, il ne peut y avoir que lui.
    C'est donc à Dieu que seraient profitables les souffrances des damnés ? C'est donc à lui, ce père infiniment bon, infiniment miséricordieux, qui se repaîtrait sadiquement des douleurs auxquelles il aurait volontairement voué ses enfants ?
    Ah ! s'il en est ainsi, ce Dieu m'apparaît comme le bourreau le plus féroce, comme le tortionnaire le plus implacable que l'on puisse imaginer.
    L'enfer prouve que Dieu n'est ni bon, ni miséricordieux. L'existence d'un Dieu de bonté est incompatible avec celle de l'Enfer.
    Ou bien il n'y a pas d'Enfer, ou bien Dieu n'est pas infiniment bon.

    QUATRIÈME ARGUMENT
    Le problème du Mal

    C'est le problème du Mal qui me fournit mon quatrième et dernier argument contre le Dieu-Gouverneur, en même temps que mon premier argument contre le Dieu-Justicier.
    Je ne dis pas : l'existence du mal, mal physique, mal moral, est incompatible avec l'existence de Dieu ; mais je dis qu'elle est incompatible avec l'existence d'un Dieu infiniment puissant et infiniment bon.
    Le raisonnement est connu, ne serait-ce que par les multiples réfutations - toujours impuissantes, du reste - qu'on lui a opposées.
    On le fait remonter à Epicure. Il a donc déjà plus de vingt siècles d'existence ; mais, si vieux qu'il soit, il a gardé toute sa vigueur.
    Le voici :
    Le mal existe ; tous les êtres sensibles connaissent la souffrance. Dieu qui sait tout ne peut pas l'ignorer. Eh bien ! de deux choses l'une :
    Ou bien Dieu voudrait supprimer le mal, mais il ne le peut pas ;
    Ou bien Dieu pourrait supprimer le mal, mais il ne le veut pas.
    Dans le premier cas, Dieu voudrait supprimer le mal ; il est bon, il compatit aux douleurs qui nous accablent, aux maux que nous endurons. Ah ! s'il ne dépendait que de lui ! Le mal serait anéanti et le bonheur fleurirait sur la terre. Encore une fois, il est bon ; mais il ne peut supprimer le mal et, alors, il n'est pas tout-puissant.
    Dans le second cas, Dieu pourrait supprimer le mal. Il lui suffirait de vouloir pour que le mal fût aboli : il est tout-puissant ; mais il ne veut pas le supprimer ; et, alors il n'est pas infiniment bon.
    Ici, Dieu est puissant, mais il n'est pas bon ; là, Dieu est bon, mais il n'est pas puissant.
    Or, pour que Dieu soit, il ne suffit pas qu'il possède l'une de ces perfections : puissance ou bonté, il est indispensable qu'il les possède toutes les deux.
    Ce raisonnement n'a jamais été réfuté.
    Entendons-nous : je ne dis pas qu'on n'a jamais essayé de le réfuter ; je dis qu'on j'y est jamais parvenu.
    L'essai de réfutation le plus connu est celui-ci :
    Vous posez en termes tout à fait erronés le problème du mal. C'est bien à tort que vous en rendez Dieu responsable. Oui, certes, le mal existe et il est indéniable ; mais c'est l'homme qu'il convient d'en rendre responsable. Dieu n'a pas voulu que l'homme soit un automate, une machine, qu'il agisse fatalement. En le créant il lui a donné la liberté ; il en a fait un être entièrement libre ; de la liberté qu'il lui a généreusement octroyée, Dieu lui a laissé la faculté de faire, en toutes circonstances, l'usage qu'il voudrait ; et, s'il plaît à l'homme, au lieu de faire un usage judicieux et noble de ce bien inestimable, d'en faire un usage odieux et criminel, ce n'est pas Dieu qu'il faut en accuser, ce serait injuste ; il est équitable d'en accuser l'homme.
    Voilà l'objection ; elle est classique.
    Que vaut-elle ? Rien.
    Je m'explique :
    Distinguons d'abord le mal physique du mal moral.
    Le mal physique, c'est la maladie, la souffrance, l'accident, la vieillesse avec son cortège de tares et d'infirmités, c'est la mort, la perte cruelle de ceux que nous aimons ; des enfants naissent qui meurent quelques jours après sans avoir connu autre chose que la souffrance ; il y a une foule d'êtres humains pour qui l'existence n'est qu'une longue suite de douleurs et d'afflictions, en sorte il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas nés ; c'est, dans le domaine de la nature, les fléaux, les cataclysmes, les incendies, les sécheresses, les famines, les inondations, les tempêtes, toute cette somme de tragiques fatalités qui se chiffrent par la douleur et la mort.
    Qui oserait dire de ce mal physique que l'homme doit en être rendu responsable ?
    Qui ne comprend que, si Dieu a créé l'Univers, si c'est lui qui l'a doté des formidables lois qui le régissent et si le mal physique est l'ensemble de ces fatalités qui résultent du jeu normal des forces de la Nature, qui ne comprend que l'auteur responsable de ces calamités, c'est, en toute certitude, celui qui a créé cet Univers, celui qui le gouverne ?
    Je suppose que, sur ce point, il n'y a pas de contestation possible.
    Dieu qui gouverne l'Univers est donc responsable du mal physique.
    Cela seul suffirait, et ma réponse pourrait s'en tenir là.
    Mais je prétends que le mal moral est imputable à Dieu au même titre que le mal physique, puisque, s'il existe, il a présidé à l'organisation du monde moral comme à celle du monde physique et que, conséquemment, l'homme, victime du mal moral comme du mal physique, n'est pas plus responsable de l'un que de l'autre.
    Mais il faut que je rattache ce que j'ai à dire sur le mal moral à la troisième et dernière série de mes arguments.

    TROISIÈME GROUPE D'ARGUMENTS

    PREMIER ARGUMENT
    Irresponsable, l'homme
    ne peut être ni puni ni récompensé

    Que sommes-nous ?
    Avons-nous présidé aux conditions de notre naissance ? Avons-nous été consultés sur la simple question de savoir s'il nous plaisait de naître ? Avons-nous été appelés à fixer nos destinées ? Avons-nous eu, sur un seul point, voix au chapitre ?
    Si nous avions eu voix au chapitre, chacun de nous se serait, dès le berceau, gratifié de tous les avantages : santé, force, beauté, intelligence, courage, bonté, etc., etc. Chacun eût été résumé de toutes les perfections, une sorte de Dieu en miniature.
    Que sommes-nous ?
    Sommes-nous ce que nous avons voulu être ?
    Incontestablement non !
    Dans l'hypothèse Dieu, nous sommes, puisque c'est lui qui nous a créés, ce qu'il a voulu que nous soyons.
    Dieu, puisqu'il est libre, aurait pu ne pas nous créer.
    Il aurait pu nous créer moins pervers, puisqu'il est bon.
    Il aurait pu nous créer vertueux, bien portants, excellents. Il aurait pu nous combler de tous les dons physiques, intellectuels et moraux, puisqu'il est tout-puissant.
    Pour la troisième fois, que sommes-nous ?
    Nous sommes ce que Dieu a voulu que nous soyons. Il nous a créés comme il lui a plu, à son gré.
    Il n'y a pas d'autre réponse à cette interrogation : que sommes-nous ? si on admet que Dieu existe et que nous sommes ses créatures.
    C'est Dieu qui nous a donné nos sens, nos facultés de compréhension, notre sensibilité, nos moyens de percevoir, de sentir, de raisonner et d'agir. Il a prévu, voulu, déterminé nos conditions de vie : il a conditionné nos besoins, nos désirs, nos passions, nos craintes, nos espérances, nos haines, nos tendresses, nos aspirations. Toute la machine humaine correspond à ce qu'il a voulu qu'elle soit. Il a conçu, agencé de toutes pièces le milieu dans lequel nous vivons ; il a préparé toutes les circonstances qui, à chaque instant, donneront l'assaut à notre volonté et détermineront nos actions.
    Devant ce Dieu formidablement armé, l'homme est irresponsable.
    Celui qui n'est sous la dépendance de personne est entièrement libre ; celui qui est un peu sous la dépendance d'un autre est un peu esclave, il est libre pour la différence ; celui qui est beaucoup sous la dépendance d'un autre est beaucoup esclave, il n'est libre que pour le reste ; enfin celui qui est tout à fait sous la dépendance d'un autre est tout à fait esclave et ne jouit d'aucune liberté.
    Si Dieu existe c'est dans cette dernière posture, celle de l'esclavage, qu'il se trouve par rapport à Dieu, et son esclavage est d'autant plus entier qu'il y a plus d'écart entre le Maître et lui.
    Si Dieu existe, lui seul sait, peut, veut ; lui seul est libre ; l'homme ne sait rien, ne peut rien, ne veut rien ; sa dépendance est complète.
    Si Dieu existe, il est tout ; l'homme n'est rien.
    L'homme ainsi tenu en esclavage, placé sous la dépendance plein et entière de Dieu, ne peut avoir aucune responsabilité.
    Et, s'il est irresponsable, il ne peut être jugé.
    Tout jugement implique un châtiment ou une récompense ; et les actes d'un être irresponsable, n'ayant aucune valeur morale, ne relèvent d'aucun jugement.
    Les actes de l'irresponsable peuvent être utiles ou nuisibles ; moralement, ils ne sont ni bons ni mauvais, ni méritoires ni répréhensibles ; ils ne sauraient équitablement être récompensés ni châtiés.
    En s'érigeant en Justicier, en punissant ou en récompensant l'homme irresponsable, Dieu n'est qu'un usurpateur ; il s'arroge un droit arbitraire et il en use à l'encontre de toute justice.
    De ce que je viens de dire, je conclus :
    a) Que la responsabilité du mal moral est imputable à Dieu comme lui est imputable celle du mal physique ;
    b) Que Dieu est un Justicier indigne, parce que : irresponsable, l'homme ne peut être ni récompensé, ni châtié.

    SECOND ARGUMENT
    Dieu viole
    les règles fondamentales de l'équité

    Admettons, un instant, que l'homme soit responsable et nous allons voir que, même dans cette hypothèse, la divine Justice viole les règles les plus élémentaires de l'équité.
    Si l'on admet que la pratique de la Justice ne saurait être exercée sans comporter une sanction et que le magistrat a pour mandat de fixer cette sanction il est une règle sur laquelle le sentiment est et doit être unanime : c'est que, de même qu'il y a une échelle de mérite et de culpabilité, il doit y avoir une échelle de récompenses et de châtiments.
    Ce principe posé, le magistrat qui pratiquera le mieux la justice, sera celui qui proportionnera le plus exactement la récompense au mérite et le châtiment à la culpabilité ; et le magistrat idéal, impeccable, parfait, sera celui qui fixera un rapport d'une rigueur mathématique entre l'acte et la sanction.
    Je pense que cette règle élémentaire de justice est acceptée par tous.
    Eh bien ! Dieu, par le ciel et par l'enfer, méconnaît cette règle et la viole.
    Quel que soit le mérite de l'homme, il est borné (comme l'homme lui-même) et, cependant, la sanction de récompense : le ciel est sans borne, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité.
    Quelle que soit la culpabilité de l'homme, elle est limitée (comme l'homme lui-même) et, pourtant la sanction du châtiment : l'enfer est sans limite, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité.
    Il y a donc disproportion entre le mérite et la récompense, disproportion entre la faute et la punition ; disproportion partout. Donc, Dieu viole les règles fondamentales de l'équité.
    Ma thèse est achevée ; il ne me reste plus qu'à récapituler et à conclure.

    RÉCAPITULATION

    Camarades,
    Je vous avais promis une démonstration serrée, substantielle, décisive de l'inexistence de Dieu. Je crois pouvoir dire que j'ai tenu cette promesse.
    Ne perdez pas de vue que je ne me suis pas proposé de vous apporter un système de l'Univers rendant inutile tout recours à l'hypothèse d'une Force supra naturelle, d'une Energie ou d'une Puissance extra mondiale, d'un Principe supérieur ou antérieur à l'Univers. J'ai eu la loyauté, comme je devais l'avoir, de vous dire qu'envisagé de la sorte, le problème ne comporte, dans l'état actuel des connaissances humaines, aucune solution définitive et que la seule attitude qui convienne à des esprits réfléchis et raisonnables, c'est l'expectative.
    Le Dieu dont j'ai voulu établir, dont, je puis le dire maintenant, j'ai établi l'impossibilité, c'est le Dieu des religions, le Dieu Créateur, Gouverneur et Justicier, le Dieu infiniment sage, puissant, juste et bon, que les clergés se flattent de représenter sur la terre et qu'ils tentent d'imposer à notre vénération.
    Il n'y a pas, il ne peut y avoir d'équivoque. C'est ce Dieu que je nie ; et, si l'on veut discuter utilement, c'est ce Dieu qu'il faut défendre contre mes attaques.
    Tout débat sur un autre terrain sera, - je vous en préviens, car il faut que vous vous mettiez en garde contre les ruses de l'adversaire - tout débat sur un autre terrain sera une diversion et sera, par surcroît, la preuve que le Dieu des religions ne peut être défendu, ni justifié.
    J'ai prouvé que, comme Créateur, il serait inadmissible, imparfait, inexplicable ; j'ai établi que, comme gouverneur, il serait inutile, impuissant, cruel, odieux, despotique ; j'ai montré que, comme justicier, il serait un magistrat indigne, violant les règles essentielles de la plus élémentaire équité.

    CONCLUSION

    Tel est pourtant le Dieu que, depuis des temps immémoriaux, on a enseigné et que, de nos jours encore, on enseigne à une multitude d'enfants, dans une foule de familles et d'écoles. Que de crimes ont été commis en son nom !
    Que de haines, de guerres, de calamités ont été furieusement déchaînées par ses représentants ! Ce Dieu, de quelles souffrances il a été la source ! quels maux il engendre encore !
    Depuis des siècles, la Religion tient l'humanité courbée sous la crainte, vautrée dans la superstition, prostrée dans la résignation.
    Ne se lèvera-t-il donc jamais le jour où, cessant de croire en la Justice éternelle, en ses arrêts imaginaires, en ses réparations problématiques, les humains travailleront, avec une ardeur inlassable, à l'avènement, sur la terre, d'une Justice immédiate, positive et fraternelle ?
    Ne sonnera-t-elle donc jamais l'heure où, désabusés des consolations et des espoirs fallacieux que leur suggère la croyance en un paradis compensateur, les humains feront de notre planète un Eden d'abondance, de paix et de liberté, dont les portes seront fraternellement ouvertes à tous ?
    Trop longtemps, le contrat social s'est inspiré d'un Dieu sans justice ; il est temps qu'il s'inspire d'une justice sans Dieu. Trop longtemps, les rapports entre les nations et les individus ont découlé d'un Dieu sans philosophie ; il est temps qu'ils procèdent d'une philosophie sans Dieu. Depuis des siècles, monarques, gouvernants, castes et clergés, conducteurs de peuples directeurs de consciences, traitent l'humanité comme le vil troupeau, bon tout juste à être tondu, dévoré, jeté aux abattoirs.
    Depuis des siècles, les déshérités supportent passivement la misère et la servitude, grâce au mirage décevant du Ciel, et à la vision horrifique de l'Enfer. Il faut mettre fin à cet odieux sortilège, à cette abominable duperie.
    O toi qui m'écoutes, ouvre les yeux, regarde ; observe ; comprends. Le ciel dont on te parle sans cesse, le ciel à l'aide duquel on tente d'insensibiliser ta misère, d'anesthésier ta souffrance et d'étouffer la plainte qui, malgré tout, s'exhale de ta poitrine, ce ciel est irréel et désert. Seul, ton enfer est peuplé et positif.
    Assez de lamentations : les lamentations sont vaines.
    Assez de prosternations : les prosternations sont stériles.
    Assez de prières : les prières sont impuissantes.
    Redresse-toi, ô homme ! Et, debout, frémissant, révolté, déclare une guerre implacable au Dieu dont, si longtemps, on imposa à tes frères et à toi-même l'abrutissante vénération.
    Débarrasses-toi de ce tyran imaginaire et secoue le joug de ceux qui se prétendent ses chargés d'affaires ici-bas.
    Mais souviens-toi que ce premier geste de libération accompli, tu n'auras rempli qu'une partie de la tâche qui t'incombe.
    N'oublie pas qu'il ne te servirait de rien de briser les chaînes que les Dieux imaginaires, célestes et éternels, ont forgées contre toi, si tu ne brisais aussi celles qu'ont forgées contre toi les Dieux passagers et positifs de la terre.
    Ces Dieux rôdent autour de toi, cherchant à t'affamer et à t'asservir. Ces Dieux ne sont que des hommes comme toi.
    Riches et Gouvernants, ces Dieux de la terre ont peuplé celle-ci d'innombrables victimes, d'inexprimables tourments.
    Puissent les damnés de la terre se révolter enfin contre ces scélérats et fonder une Cité où ces monstres seront ; à tout jamais, rendus impossibles !
    Quand tu auras chassé les Dieux du ciel et de la terre, quand tu te seras débarrassé des Maîtres d'en haut et des Maîtres d'en bas, quand tu
    auras accompli ce double geste de délivrance, alors, mais seulement alors, ô mon frère, tu t'évaderas de ton enfer et tu réaliseras ton ciel !
     

    Sébastien Faure

     


    Sébastien Faure (1858-1942)

    Issu d’une famille de la haute bourgeoisie catholique, le jeune Sébastien Faure envisageait de devenir missionnaire. La mort de son père le contraignit à y renoncer pour se consacrer à sa famille.

    Le contact avec la vie quotidienne l’amena à réfléchir, à lire des auteurs jusque-là proscrits. Il perdit la foi et décida de rompre avec le milieu d'où il était issu. Il s’enrôla dans l’infanterie mais la vie militaire le déçut rapidement et il termina son engagement simple soldat.

    Après un séjour d’un an en Grande-Bretagne, devenu inspecteur dans une compagnie d’assurance, il épousa une jeune femme protestante malgré l’opposition de sa mère. Ils s’installèrent à Bordeaux.

    Sébastien Faure s’intéressait alors aux questions sociales et commença sa carrière de militant. D’abord adepte de Jules Guesde, il fut candidat du Parti ouvrier aux législatives d’octobre 1885, recueillit 600 voix et fit découvrir son talent d’orateur. Ses activités militantes provoquèrent la séparation des époux Faure.

    Installé à Paris, il se détacha peu à peu du guesdisme et s’intéressa au mouvement anarchiste. Il devint un ardent propagandiste de l’idéal libertaire, parcourant la France en tout sens pour présenter des conférences aux titres percutants ou provocateurs : Douze preuves de l’inexistence de Dieu, La Pourriture parlementaire, Ni commander, ni obéir... Ses tournées, minutieusement préparées, obtinrent bientôt un grand succès. Ses principales cibles étaient l’État, le Capital et la religion.

    Sa bibliographie est abondante et les titres de journaux ou périodiques qu’il fonda ou auxquels il a collaboré sont nombreux. Il attira ainsi l’attention de la police et fut plusieurs fois arrêté, condamné et emprisonné. En pleine période terroriste (la propagande par le fait), les lois scélérates permirent même la tenue du spectaculaire procès des Trente (août 1894) dans lequel il fut impliqué.

    L’affaire Dreyfus l’absorba à partir de février 1898. Il rédigea un J’accuse plus violent que la lettre de Zola, publia une brochure, Les Anarchistes et l’affaire Dreyfus, multiplia les conférences et entraîna avec lui les libertaires qui avaient d’abord considéré que la question ne les regardait pas.

    Il s’investit ensuite dans la propagande néo-malthusienne aux côtés d’Eugène Humbert, puis, désireux de concentrer ses efforts sur une œuvre unique au lieu de les disperser au hasard des circonstances, il entreprit de faire vivre une communauté éducative fondée sur les principes libertaires : La Ruche.

    La guerre de 1914-1918 révéla de profondes divergences au sein du mouvement anarchiste. Tandis que Pierre Kropotkine et Jean Grave se ralliaient à L’Union sacrée, Errico Malatesta restait résolument antimilitariste. En France, Sébastien Faure fut un des premiers à prendre ouvertement position en publiant un manifeste intitulé Vers la paix qui lui valut une convocation au ministère de l’Intérieur au cours de laquelle il fut persuadé par Louis-Jean Malvy d’interrompre sa campagne pacifiste. Celle-ci fut reprise par d’autres militants anarchistes : Louis Lecoin, Pierre Ruff, Pierre Chardon, Émile Armand, puis plus tard par Sébastien Faure lui-même avec la publication d’un hebdomadaire de quatre pages intitulé Ce qu’il faut dire.

    Cependant Sébastien Faure sortit physiquement ébranlé, moralement et politiquement brisé. Victime d’une campagne de calomnies et de rumeurs malveillantes il surmonta néanmoins une congestion pulmonaire et mit sur pied l’imprimerie La Fraternelle, fit paraître en 1922 le premier numéro de Le Revue anarchiste qui compta 35 livraisons, puis assuma la direction et la coordination de L’Encyclopédie anarchiste.

    Il participa encore à une vaste campagne de soutien aux victimes de la guerre d’Espagne et se rendit à Barcelone et sur le front de Saragosse, mais les prises de position de la C.N.T.-F.A.I. le conduisirent à prendre ses distances puis à dresser un bilan plutôt négatif de l’expérience espagnole.

    Pendant la Seconde guerre mondiale, quelque peu dépassé par les événements, il séjourna à Royan avec sa femme qu’il avait retrouvée après quarante ans de séparation. Il y mourut d’une congestion cérébrale le 14 juillet 1942.

     



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                                                   LA MORALE PEUT-ELLE

                               SE PASSER DE LA SCIENCE ?

                                     par André LORULOT



    Mon bien cher ami,

              Il y a fort longtemps (je vous en avais parlé à plusieurs reprises) que je désirais entamer avec vous une discussion sur la Morale. Malheureusement, le temps m’a manqué pour le faire plus tôt. Ce désir m’est venu lorsque vous avez publié, dans le journal de Mme Martial (L’Heure de la Femme), votre opinion sur les rapports de la Science et de la Morale. Voici ce que vous écriviez et je ne pense pas que vous ayez modifié vos conceptions depuis lors :

              “Pour moi, la Morale doit se constituer en discipline “indépendante”; elle doit être indépendante de la Science, comme de la politique ou des rêves métaphysiques. Les plus grands moralistes sont antérieurs à la constitution de la Science. Socrate disait : “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien.” Et Jésus n’appuyait sa morale ni sur une biologie, ni sur une sociologie. Je considère la Morale comme un art. Et, sans doute, tous les arts s’appuient sur une certaine connaissance, mais qui n’est pas proprement scientifique, qui est plutôt critique. Le statuaire n’a pas besoin de savoir ce qu’est le marbre pour le naturaliste,, ni de connaître les dernières données de la Science sur le travail de ses muscles. Il lui faut savoir seulement ce qu’on peut faire du marbre et ce que peuvent faire ses muscles. Toute la science nécessaire à l’artiste moral, c’est celle conseillée par le dieu de Delphes : “Connais-toi toi-même”. Et il ne s’agit pas de connaître métaphysiquement mon essence profonde ou scientifiquement les secrets de ma physiologie. Il s’agit de connaître ma vraie volonté profonde et les moyens dont je dispose pour la réaliser. Et cela, tout homme de bonne volonté le sait pratiquement, même s’il est incapable de l’exprimer.”  (Han Ryner)

             Ce court article soulève en moi bien des réflexions - et bien des objections. Voulez-vous, mon cher ami, que nous discutions - si vous en avez le loisir ? Vous n’aimez pas les définitions, je le sais. Je me garderai donc de vous en infliger, mais permettez-moi cependant de vous faire remarquer que l’absence de tout accord sur le sens précis des mots que l’on emploi est préjudiciable à la clarté du débat. Ainsi, qu’est-ce que la Science ? Sous ce terme, vous semblez désigner uniquement la connaissance organisée, la Science officielle, en quelque sorte.        

            Autrement, vous n’écririez pas que les plus grands moralistes sont antérieurs à la constitution de la Science. La Science, en effet, c’est la connaissance, toute connaissance, quelle qu’elle soit. Nous ne pouvons fixer ses origines. La vie humaine (et même la vie animale, fût-elle la plus humble) n’aurait jamais été possible sans un minimum de connaissance, sans un minimum de science permettant à l’individu de s’adapter à son milieu, d’y satisfaire ses besoins, de conserver sa vie et de se reproduire.

            La Science est aussi vieille que l’Humanité. (La Science, c’est l’art de tirer parti de son expérience, a dit, je crois, Le Dantec.) Les grands moraliste, dites-vous, sont antérieurs à la Science. Vous voulez dire, assurément, “Ils sont antérieurs aux grands savants.” En êtes-vous certain ? Croyez-vous qu’avant Confucius il n’y ait eu aucun homme de science en Chine ?

              Qu’avant Socrate ou Pythagore, l’Égypte, la Grèce, la Chaldée n’aient pas engendré des chercheurs géniaux et des inventeurs (que de découvertes scientifiques - astronomiques, industrielles, etc., - étaient déjà effectuées, dès la plus haute antiquité, en Égypte, par exemple !) Mais laissons les “grands moralistes” et les “grands savants”. Les uns prêchent l’amour du bien. Les autres cherchent à pénétrer les lois de la nature. Tous ont besoin de coopérer et de s’unir, à mon avis. Tous ont besoin de savoir ce qui s’est fait avant eux et de mettre à profit le long et douloureux effort de l’humanité.

            Le premier homme “moral” fut quelque sauvage sensible, qui partagea on pain avec un affamé, un malade, un faible. Pour quel motif ? Parce qu’il y trouve une satisfaction intime ? Parce qu’il avait lui-même connu les souffrances de la faim ? Ou parce qu’il avait, ce jour là, abondance de vivres ? Ou parce qu’il désirait se faire un allié dans la rude lutte pour la vie ? Ou parce que (c’est votre thèse) il obéit à une poussée invincible, irraisonnée, vers le bien ?

            Quel que soit le motif d’action auquel on s’arrête, il faut convenir que l’acte “moral” eût été impossible, inconcevable même, s’il n’avait été précédé d’un travail intellectuel, d’une certaine acquisition de connaissances. Il a fallut que notre primitif possédât des notions sur la faim, sur la souffrance qu’elle engendre, sur la rareté ou l’abondance des aliments, sur la conduite, bienveillante ou hostile, que les autres humains étaient susceptibles d’adopter à son endroit. Or, tout ceci, je l’appelle science. Non pas science de Faculté ou d’Académie, mais science humaine tout simplement. Et c’est la seule, en réalité, qui compte. La Morale n’est donc pas indépendante de la Science. Elle est, elle-même, une branche de la Science. Elle est, aussi, comme le couronnement de la Science. Toute la puissance du Savoir doit être dirigée vers le règne de la Morale, c’est-à-dire vers le bonheur humain. L’humanité sera morale lorsqu’elle s’appliquera à faire servir toutes les connaissances, toutes les découvertes, tous les progrès scientifiques au bonheur des hommes. Il faut donc souhaiter que la Science et la Morale soient unies d’une façon de plus en plus étroite.

            Lorsque Socrate prononce cette phrase désormais si célèbre : “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien”, il ne fait pas l’apologie de l’ignorance. Jamais ignorant ne montrera pareille modestie. Bien au contraire ! Plus les hommes sont ignorants, plus ils sont dogmatiques ! Moins la base de leurs opinions est solide, plus ils trouvent d’âpreté pour les affirmer et d’intolérance pour les imposer ! Socrate a voulu dire, à mon sens, qu’il connaissait peut-être beaucoup de choses, mais que tout cela était encore bien peu, comparé à l’étude de ce qu’il lui restait à apprendre. S’ensuit-il que Socrate méprisait la Science ? Je ne le crois pas ¾ et vous non plus, j’en suis sur.

            Le statuaire, dites-vous encore, n’a pas besoin d’être aussi renseigné que le naturaliste sur la nature du marbre. Il lui suffit de connaître ce que l’on peut faire avec le marbre et ce que peuvent faire ses muscles. D’accord ! Qui n’a jamais prétendu que la Morale devait contenir toute la Science ? De même que le statuaire peut se borner à acquérir celles des connaissances qui sont indispensables à l’exercice de son art, le moraliste peut se contenter, de son côté d’emprunter à la Science les indications susceptibles de le renseigner sur la conduite humaine. Il est vrai qu’elles sont plus nombreuses...

            “Connais-toi toi-même !” répétez-vous, mon très cher ami, avec votre sagesse souriante. Vous n’ignorez pas, je le sais, que cette connaissance est la plus difficile à acquérir de toutes les connaissances ? Se connaître soi-même ! Quelle ambition ! Et peut-être aussi, au fond, quelle illusion... ! Vous n’ignorez pas non plus, que pour se connaître soi-même, il faut étudier les autres, il faut se confronter à eux, les regarder vivre, essayer de comprendre les raisons de leurs actes. “Se connaître soi-même”, cela sous-entend la connaissance d’une foule de notions générales. Il faut savoir ce qu’est l’homme, quelle est sa place dans l’univers, comment il fonctionne (physiologiquement et psychologiquement), d’où proviennent ses maladies, etc. Il faut apprendre à dominer ses émotions, ses sentiments, ses instincts et, pour y arriver, il faut étudier les lois naturelles de la vie, ne fût-ce que d’une façon résumée. Là encore, nous voyons que la Morale peut s’appuyer sur la Science. Je dirai même qu’elle le doit.

            “Il s’agit de connaître ma vraie volonté profonde et les moyens dont je dispose pour la réaliser. Et cela, tout homme de bonne volonté le sait pratiquement, même s’il est incapable de l’exprimer.” Telle est la conclusion de votre petit article. “Ma vraie volonté profonde” ? Vous la connaissez, vous, mon cher Ryner, parce que vous avez beaucoup réfléchi et aussi, ne le niez pas, parce que vous avez beaucoup étudié. Les philosophies et les morales n’ont plus de mystères pour vous et votre esprit (d’où rayonnent tant de richesses !) s’enrichit lui-même chaque jour, car il reste ouvert avec avidité à tous les effluves du savoir, de la conscience, du libre examen.

            Mais le gredin, le fourbe, vers quels actes leur “volonté profonde” les dirigera-t-elle ? Trouble mélange, où dominent les impulsions mauvaises, en fera-t-elle des être moraux ? “Tout homme de bonne volonté” est-il, lui-même, dans votre cas ? Et d’abord, qu’est-ce qu’un homme de “bonne volonté”, sinon l’homme moral, l’homme de bien ? La “bonne volonté” est souvent impuissante, du reste. Tant d’obstacles se dressent sur son chemin ! Tant de méchancetés, de concurrences, de perfidies nous entourent et, trop souvent, nous entraînent...

            Que nous dit la Morale ? Débarrassée de son fatras religieux, légal et social; délivrée des prescriptions et des interdictions plus ou moins tyranniques et grotesques auxquelles elle a servi de véhicule jusqu’à présent, elle se réduit à ces principes : faire le bien, être juste, être bon, ne violenter personne, ne pas porter tort à autrui.

            Si l’on demandait - et certains dilettantes de l’amoralisme ne manqueront pas de rééditer cette plaisanterie un peu surannée : Qu’est-ce que le Bien ? Qu’est-ce que le Mal ? La riposte serait aisée à faire. Et si l’on questionnait : Faut-il une morale ? Pourquoi pas la liberté toute simple, la spontanéité, la suppression de toute discipline, même purement morale ? Je n’éprouverais aucune gêne à répondre ceci : La vie sociale serait impossible sans une morale, quelle qu’elle soit, sans une règle de conduite, individuelle ou collective. L’idéal social c’est que la discipline morale soit librement acceptée de chacun et non de l’extérieur (religion, autorité, obligation quelconque). Sur ce point, nous sommes, je crois, du même avis.

            Le Bien ? Le Mal ? On demande des précisions ? Pure chicane, au fond. Dans le principe, nulle hésitation n’est possible. Le Bien, c’est ce qui favorise la vie, sous tous ses aspects. Le Mal, c’est ce qui nuit, ce qui opprime, enlaidit ou fait souffrir. On pourra, certes, ergoter; on invoquera les joies malsaines, les plaisirs trompeurs. Il n’en reste pas moins que, sauf exceptions faciles à déterminer, le Bien, c’est la joie, c’est le Bonheur. Une société vertueuse serait une société heureuse. Et vice versa. L’idéal religieux pose autrement le problème. Il glorifie la souffrance, le renoncement, la mortification. Il ne conçoit pas la Vertu sans le grimacement des larmes et l’abdication dans la Joie.

              Je n’insiste pas. Vous savez aussi bien que moi, mon ami, pourquoi les religions asservisseuses ont imposé aux masses crédules un tel idéal, une telle duperie devrai-je dire. Voici, en réalité, ce qui nous sépare :Pour vous, la Morale est une sorte d’instinct, inné en la conscience de tous les hommes. Il suffit de s’interroger sincèrement pour entendre la voix du devoir monter de soi-même. Vous faites, d’un autre côté, une part très large au libre arbitre : L’homme de “bonne volonté” (et tout homme peut l’être) n’a qu’à marcher droit devant lui, en écoutant ses voix intérieures. Elles ne peuvent pas le tromper assurez-vous. Pour les religions, cet instinct moral a été déposé en l’homme par Dieu, qui lui a donné à la fois (afin de pouvoir juger ultérieurement) la notion de son devoir et la liberté de s’accomplir. Vous ne faites pas intervenir Dieu, mon cher ami. Vous n’expliquez pas comment l’homme est devenu possesseur de ce précieux instinct moral. Vous vous bornez à constater qu’il fait partie intégrante de lui-même et vous mettez en lui toute votre confiance. Je ne partage pas cette conception.

              Ce prétendu “instinct moral” n’apparaît guère que sous l’influence de la vie en commun et de l’éducation. On trouve assurément des ignorants qui sont plus moraux que beaucoup d’hommes instruits et même gavés de science. Ces ignorants étaient sans doute des natures saines et portées au bien. Il a suffi de quelques conseils, il a suffi de l’éducation familiale, de la vie dans un bon milieu, avec de bons exemples sous les yeux, pour qu’ils deviennent des êtres excellents, en dépit de leur ignorance. Quant à ces gens instruits, qui sont des gredins malgré leur pesant bagage de connaissances, nous en avons tous connu, hélas !

            Le triste exemple qu’ils nous donnent ne prouve rien, néanmoins, contre la Science. Ils ont étudié, non pas pour devenir meilleurs, mais pour gagner de l’argent. Ils ont travaillé, parfois durement, non pour développer leur conscience et pour se libérer, mais pour dominer et exploiter leurs semblables. Mise au service du Bien (de la Morale, par conséquent), la Science est salvatrice. Mise au service du Mal, de l’Autorité, de l’Oppression, elle aggrave, au contraire, les maux de l’humanité. L’exemple odieux de la guerre le prouve surabondamment.

            Pour vivre ensemble, côte à côte, pour avoir des relations familiales, commerciales ou autres, les hommes primitifs ont du élaborer, dès l’origine, un certain nombre de principes. Ou plutôt, ces principes se sont dégagés par eux-mêmes de la vie sociale. On ne les a pas décrétés; ils se sont imposés. Les débuts de la Morale, comme les débuts de toute science, ont été empiriques. Bien des tâtonnements, des hésitations, des contradictions, des erreurs même, ont dû marquer le développement de l’idée morale. 

            Elle s’est fortifiée, cependant, par la suite des âges et, de génération en génération, le balbutiement moral a été transmis. Il s’est gravé profondément dans la conscience collective, qui a fini par en être imprégnée. C’est cela qui peut nous faire croire au caractère inné de la Morale. Mais il est certain que ce prétendu instinct du bien a besoin d’être développé et affermi par l’éducation, surtout dans une organisation sociale qui ne favorise que très rarement les tendances nobles et pures que tout individu non dégénéré peut avoir en lui.

            Le tort de la Science, c’est de négliger la formation du caractère. Cela est du ressort de la Morale, me direz-vous ? Mais en ce cas, il faut que la Morale soir assise sur une base scientifique solide, qu’elle emploie tous les moyens d’action, physiques et mentaux, pour rendre les hommes meilleurs. Un ignorant peut être bon, mais il est souvent impulsif, changeant et facile à suggestionner. Quant à l’homme instruit, il ne doit pas être infatué de son savoir. Sa culture doit le rendre indulgent et tolérant. Il lui faut être énergique, afin de se dominer.

              Et il doit être idéaliste, afin d’éviter l’injustice, afin de ne jamais pratiquer la violence, ni faire le mal d’une façon quelconque. Si nous laissions à la Morale un caractère métaphysique ou purement sentimental, si nous ne lui donnions pas d’autre appui qu’un libre arbitre décevant, nous aurions les meilleurs motifs de nous décourager. Comment expliqueriez-vous que cette pure lumière, contenue en chacun de nous, ne soit jamais parvenue, à part quelques trop rares exceptions, à se manifester ?

            Comment expliqueriez-vous que, depuis cinquante mille ou cent mille années que dure notre humanité, le règne du Mal ait toujours prévalu ? Que tant de barbarie et de brutalité aient pu s’épanouir ? Que l’hypocrisie et l’égoïsme aient fait tant de victimes ? Il est plus consolant de penser que l’humanité n’a pu se dégager de l’animalité qu’avec les pires difficultés, qu’elle est en voie d’évolution; que sa conscience morale et son aptitude à pratiquer le bien sont susceptibles de se perfectionner et de grandir.

            Vous nous avez dit, mon ami, il y a quelques mois, qu’il ne fallait pas désespérer de l’avenir. Soit. Mais sur quoi baser notre espérance, sinon sur la possibilité de rendre l’homme meilleur (plus moral) par l’éducation et par la culture personnelles ?

            Excusez, je vous prie, cette trop longue épître et croyez-moi toujours, bien cher ami, votre très affectueusement dévoué.

    André LORULOT.
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    LA MORALE PEUT-ELLE SE PASSER DE LA SCIENCE ?

    (réponse de)
    HAN RYNER

            A essayer de vous répondre ou à peu près, je vous donne une preuve d’amitié. Sauf vous refusez quelque chose, rien ne m’est aussi pénible qu’examiner un problème dont je n’ai pas posé les termes. Muettes, parlées ou écrites, mes méditations n’ont d’autre intérêt que de me faire entrer plus profond et plus librement en moi-même. Lorsque c’est vous que je désire mieux connaître, je vous lis et m’applique uniquement à comprendre. L’idée ne me vient pas de discuter vos opinions, c’est-à-dire de les confronter aux miennes pour préférer les miennes.

            Eh ! il me semblerait presque que j’envois mes enfants se battre contre les vôtres. Vos opinions forment une harmonie vivante et un spectacle dont je jouis comme d’un beau visage, et de ses sourires, et de ses regards, et des ses animations successives. La nature n’est jamais trop riche à mes yeux et, même en vos heures les plus belles, je ne désire ni vous ressemblez ni que vous me ressembliez.

            Vous convaincre - heureusement ! la chose est impossible, - ce serait priver d’une nuance heureuse l’univers de la pensée. Je ne désire même pas que vous posiez les problème comme je les pose. Que dis-je ? Je ne tiens nullement à les poser moi-même comme il y a cinq ans.


            Dans un travail choisi, médité et d’une juste étendue, aurais-je dit exactement ce que je dis aux lignes hâtées qui constituent une réponse à une enquête. Mes réponses aux enquêtes font presque partie de mon “courrier” et des dix lettres quotidiennes à quoi me condamne ma courtoisie. Je m’applique, certes, à y laisser échapper le moins de sottises possible. Mais tout cela reste de l’improvisation bien inquiétante.

            Avec du loisir et de l’espace, qu’aurais-je dit à cette époque sur ce sujet ou sur le sujet voisin qui m’aurait intéressé ? Je n’essaierai pas de le savoir. Mais, aujourd’hui, quand je n’ai pas le trouble d’être interrogé du dehors, quand je me réponds librement à moi-même et que j’emploie joyeusement le vocabulaire qui m’exprime le mieux, je ne vante plus la morale. Depuis au moins le 20 novembre 1921, j’oppose aux morales la sagesse et, au nom de la sagesse, je condamne les morales.

            Je donne une date précise parce que ce jour-là, dans la grande salle des Sociétés savantes, je prononçai une Causerie sur la Sagesse qui fut sténographiée et où cette opposition est nettement marquée. Que signifie mon attitude actuelle et sa nouveauté apparente ou réelle ? Que signifie mon amoralisme de sagesse ? Un progrès, je crois, d’individualisme et de libération.

            Je reproche aux morales d’être des moyens de tyrannie et de servitudes; je loue dans la sagesse une méthode d’affranchissement. Les morales m’apparaissent de fausses sciences de la vie; la sagesse, l’art modeste, mais véritable, de vivre. Vais-je revenir, pour vous répondre, à mon vocabulaire et à mes conceptions de 1920 ? Vous ne me pardonneriez pas un tel recul, une telle insincérité, une telle trahison envers moi. Mais alors, la discussion reste-t-elle possible ?...

              Eh ! quand on veut discuter ma pensée de 1920, c’est à l’homme de 1920 qu’il faut se dépêcher d’écrire.  Lorsque je l’appelais morale comme les éthiques dogmatiques, mon éthique individualiste refusait déjà de s’appuyer sur la science. Même avant de l’appeler sagesse, j’indiquais pourtant quel intellectualisme repousse mon éthique, quel intellectualisme elle accepte. A répéter “Connais-toi toi-même”, je dis que je ne repousse pas toute connaissance.

            Puisque vous définissez la science de façon à lui faire envelopper toute connaissance - même celle nécessaire à “la vie animale, fût-elle la plus humble”, ¾ il est trop évident que mon éthique admet une certaine qualité de cette science-là. Mais est-ce bien d’elle que parlent les partisans de la morale scientifique ? Sont-ils autant que vous modestes et faciles à satisfaire ?...

            Ce que je crois, c’est qu’il est imprudent d’appuyer notre amour du beau et du bien sur la science organisée, sur ce qu’on appelle science quand on oppose, par exemple, la science à l’art. La science m’apporte des moyens d’action qui sont éthiquement indifférents, puisque j’en peux faire du bien ou du mal. Ce n’est pas elle qui me dira quel usage j’en dois faire. Mes préoccupations éthiques n’ont pas à intervenir dans mes recherches désintéressées (mais ceci ¾ et le reste, donc ! ¾ demanderait à être développé et nuancé). En revanche, seule ma sagesse doit diriger les applications de ma science et mon industrie.

            Vous m’entendez et que ce n’est pas la direction technique que j’accorde à la sagesse. La science me donne des techniques extérieures. Ma sagesse m’empêche d’en utiliser quelques-unes. La science me donne des moyens qui ne sauraient m’indiquer mon but. Ces moyens extérieurs ne peuvent pas grand chose pour mon être intime et, si je ne suis pas sur mes gardes, peuvent beaucoup contre lui. La puissance que me donne la science est dangereuse et elle enivre ceux qui ne sont pas des volontés d’harmonie.


              J’ai noté quelque part cette phrase de Louis Ménard : “Moraliser et juger un théorème par le sentiment esthétique ou par la conscience, ce sont trois tentatives de la même force et qui rappellent la condamnation de Galilée.” Peut-être les premiers qui ont parlé de morale scientifique opposaient-ils science et théologie et étaient-ils des libérateurs de l’esprit de la conduite. Mais leur point de vue doit, me semble-t-il, être dépassé. Si nous nous attardons à les écouter, ne feront-ils pas de l’éthique un chapitre de telle science particulière ? En voici qui en font une sœur jumelle de l’hygiène et une petite fille de haute dame Biologie.

            A l’instant même où ils prétendent satisfaire les hommes qui veulent donner à leur vie la beauté et la continuité d’une oeuvre d’art ¾ ce qui, certes, n’est pas effort animal, ¾ ils ramènent l’homme à l’animal. D’autres en appellent à la sociologie, oubliant que l’homme n’est pas uniquement un être social et que, dans tous les cas, la beauté même de ses gestes sociaux ne peut être qu’un rayonnement de sa beauté interne.

            Peut-être, ami, avez-vous plus que moi tendance à réduire les choses les une aux autres, dans l’espoir de les expliquer; peut-être ai-je plus que vous tendance à les séparer et à jouir de leur diversité. Mais, si je cède à l’autre pente et à l’amour des rapprochements, je compare l’éthique à l’art plutôt qu’à la science.

            Et voici quelques-unes de mes raisons : La science me paraît une connaissance entièrement communicable. Le disciple y reçoit tout ce que possède le maître. Tant que des catastrophes extérieures ne troublent pas son évolution, la science, il me semble, reste presque régulièrement progressive. L’art est une discipline autrement individuelle et qui ne saurait se communiquer entièrement. Il exprime des choses profondes, personnelles, particulières à l’artiste. Le disciple n’y égalera le maître que s’il se délivre du maître. C’est pourquoi, sans doute, l’évolution d’un art est beaucoup plus capricieuse que celle d’une science. Ici, il n’y a pas de raisons pour qu’Aujourd’hui fasse mieux qu’Hier.

            Il n’y a de science que du général. L’art s’efforce de créer des oeuvres individuelles. Le savant s’applique à éliminer le plus possible ce qu’il appelle avec dédain “l’équation personnelle”. L’artiste qui n’exprime pas une personnalité ne compte pas. Même dans une science peu avancée, on trouve quelques points sur lesquels les savants sont d’accord. Sans quoi, il n’y aurait pas encore science. Le progrès de la science consiste, pour une part, à multiplier ces points solides.

            En art, le désaccord est éternel. Il y a de belles oeuvres dans les sens les plus divers; on trouve, dans toutes les directions, des oeuvres manquées. Et, sans doute, tout ceci doit être entendu de façon un peu large. Nul art n’est absolument dépourvu de science; nulle science ne s’exerce sans exiger un peu d’art. Le réel est concret, mêlé, fuyant; le langage est abstrait, rigide, paralysant. Nulle part, le langage ne réussit à rejoindre le réel. Ces réserves faites, entre les existences que j’admire et les oeuvres d’art que j’aime, je crois découvrir une émouvante parenté. Chaque vie louable me paraît une création nouvelle, la manifestation d’une beauté personnelle. Entre les hommes qui, le long des temps, ont surveillé leurs actes comme un poète surveille ses paroles, nul progrès ne m’apparaît.

            On peut préférer Épictète ou Jésus, Spinoza ou Cléanthe : on exprimera un goût individuel et on comprends chez le voisin des préférences contraires. Je m’étonnerais si j’entendais affirmer qu’Archimède savait autant de choses que M. Branly.

              Tolstoï, au contraire, ne me paraît pas plus avancé que François d’Assise et l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus complet que celui de Diogène. Ainsi l’œuvre d’Homère n’est inférieure à aucune de celles qui ont suivi. Des époques déjà anciennes ont produits des êtres qui me semblent approcher de la perfection, et ces harmonies furent réalisées par des méthodes divergentes. Antisthène et Diogène diffèrent d’Épicure et de Métrodore; Zénon, Cléanthe, Épictète diffèrent d’Hillel, de Jésus ou de Philon : autant qu’une tragédie de Sophocle diffère d’une épopée dialoguée d’Eschyle ou d’un drame d’Euripide, autant qu’une oeuvre de Racine s’éloigne d’une comédie de Molière ou d’une féerie de Shakespeare.  Mais on ne peut rapprocher deux concrets sans être frappé de leurs différences.

            Si l’éthique est un art, ah ! Comme il se sépare des autres : ici, l’ouvrier, l’outil et l’œuvre se confondent. Mais je ne rencontre nulle part une science de l’action; partout les disciplines du désirable me paraissent des arts. Désintéressé au point d’ignorer l’effort téléologique, le vrai savant, dans son laboratoire, cherche la vérité, non la beauté; ce qui est, non ce que j’aimerais.

    Han RYNER.
    ___________________________

    APPENDICE

            ... Si j’en avais le loisir, je vous montrerais que la morale, cette fausse science de la vie, cette fille impérieuse et hargneuse de la souriante sagesse, ne commande qu’à force de s’asservir elle-même. C’est une loi de la vie; le colonel ne peut avoir une attitude dédaigneuse devant le capitaine qu’à la condition de garder une attitude rampante devant le général.

            Ainsi, la morale, n‘ose nous commander qu’en appelant au secours d’autres sciences prétendues ou réelles; mais celles-ci bâtissent sur un domaine tout à fait différent du sien. Tantôt, elle essaie de construire, la folle, sur les nuages de la métaphysique. Tantôt, elle appelle à son aide la biologie, et, au moment même où elle essaie de satisfaire les hommes qui tentent de donner à leur vie la beauté et la continuité d’une oeuvre d’art, ce qui, certes, n’est pas un effort animal, elle ramène l’homme à l’animal.

            Ou bien elle en appelle à la sociologie, oubliant que l’homme n’est pas uniquement un être social et que, dans tous les cas, la beauté de ses gestes sociaux ne peut être qu’un rayonnement de sa beauté interne. Et elle ne s’aperçoit pas, l’étourdie ! que, contrairement à toute méthode possible, elle appelle les ténèbres pour éclairer la lumière, part du moins connu pour aller vers le plus connu. Je ne puis pas vous exposer tout cela. Permettez-moi uniquement de vous indiquer que la morale est hargneuse dans la forme autant que dans le fond, dans son vocabulaire autant que dans les choses qu’elle prétend nous imposer.

              Elle prétend nous imposer des commandements absolus et, quand elle les groupe et les résume, elle les appelle agréablement impératif catégorique. Or, le premier geste modeste, la première démarche libératrice de la sagesse, c’est de regarder en face les prétendus impératifs catégoriques, les prétendus commandements absolus et de voir qu’il n’y a pas de comandements pour un être libre. Il y a seulement des conseils, et les prétendus commandements, quelque forme qu’ils prennent, ne peuvent être que des conseils.

            Oui, même si un fantôme divin venait à apparaître et à me donner des ordres, ces ordres ne seraient encore que des conseils. Il aurait beau s’entourer d’éclairs et de tonnerres, il aurait beau me dire : “Si tu n’obéis pas, si tu manges de la viande le vendredi, tu iras en enfer”, je me redresserais et je songerais qu’obéir à un ordre qui me paraît déraisonnable est un pire enfer que tous ceux dont il peut me menacer. Dans tous les cas, je ramènerai à des conseils tous les ordres qu’on essaiera de me donner et j’examinerai s’il sont en accord avec mes voix intérieures. Contraires à ma raison et à mon cœur, je les écarterai comme de mauvaises et ridicules suggestions.

            Ainsi, la sagesse nous apprend qu’il n’y a pas d’ordre sans condition, qu’il n’y a pas d’impératif catégorique, pour employer le hargneux vocabulaire de sa hargneuse fille la morale; il n’y a que des impératifs hypothétiques, des conseils conditionnels. Lorsqu’un conseil prend la forme d’un ordre, je distingue deux cas. Ou bien il veut m’influencer, et j’ai le devoir de le ramener à la modestie d’un conseil précisément pour ne pas me laisser influencer. Ou bien on sait que je veux réaliser l’hypothèse.

            L’hygiène déclare apodictiquement : il faut faire telle chose, parce qu’on suppose que je veux continuer à me bien porter. Mais, si, pour une raison quelconque, j’avais d’autres intentions, le conseil perdrait toute puissance sur moi. Le médecin appelle un peu orgeuilleusement ses conseils des ordonnances, parce qu’il suppose que je veux guérir. Mais je puis avoir des raisons de ne pas guérir. Le vieux Cléanthe avait cessé de manger pendant quelques jours à cause d’un abcès dans la bouche.

             Quand le médecin lui dit : “Maintenant tu peux manger”, le philosophe répondit : “Je suis trop vieux, j’ai dit tout ce que j’avais à dire, j’ai fait tout ce que j’avais à faire, j’ai écrit tout ce que j’avais à écrire. Puisque j’ai accompli la moitié du chemin vers la mort inévitable, je ne reviendrai pas en arrière.” La sagesse nous avertit que tout ordre doit être ramené à un conseil et que nous devons examiner si ce conseil est raisonnable ou non, si ce conseil, venu du dehors, correspond ou non à notre conscience. Si nous écoutons la sagesse, c’est donc à notre seule conscience, éveillée ou non par une parole extérieure, que toujours nous obéirons.

    Han RYNER.


    (“Petite Causerie sur la Sagesse”, prononcée à Paris, le 20/11/1921)



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  • ESPAGNE LIBERTAIRE


                                - L’ORGANISATION OUVRIERE -

    - Coup d’œil sur l’histoire - Un passe grandiose - Sous la république - Insurrections - L’alliance ouvrière - L’épreuve décisive - Les réalisations immédiates - Le problème de la terre - La transformation économique -
    - L’enseignement libertaire de la révolution espagnole -


                       par A. & D. PRUDHOMMEAUX


     
                              ESPAGNE LIBERTAIRE

    L’organisation ouvrière
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    INTRODUCTION

              Tout homme ou femme à qui la liberté n’est pas indifférente doit hommage à ses frères et sœurs d’Espagne, comme au seul peuple qui se soit longuement et désespérément battu pour barrer la route au totalitarisme, et dont la résistance n’ait, depuis lors, jamais fléchi.

              De toutes les dictatures d’un type nouveau qui s’établirent en Europe comme suite à la première guerre mondiale de masses, la tyrannie phalangiste fut, on le sait, la dernière à prévaloir. Ce n’est qu’au terme d’une guerre civile épuisante, qui se prolongea jusqu’en 1939 et fit un million et demi de morts, que le massacreur Franco réussit à consolider son pourvoir sur les régions les plus avancées et les plus peuplées de l’Espagne; encore n’y parvient-il que grâce à l’intervention ouverte de Mussolini et de Hitler ¾A la défection piteuse des démocraties occidentales ¾ et à la main mise de Staline sur la situation extérieure et intérieure du secteur républicain espagnol.

              Des misères et des terreurs de la guerre civile, du blocus économique ¾ mais aussi de l’étouffement des mouvements émancipateurs ouvriers et paysans sous le militarisme, le centralisme et l’étatisme rouge importés par Moscou ¾ résulta enfin, sur une terre désertée par cinq cent mille réfugiés politiques, un régime d’obscurantisme forcené. Et en 1939 le chemin se trouva ouvert, après le banc d’essai espagnol, pour la deuxième guerre mondiale, multipliant partout les maux que l’on croyait avoir enfermés, par la politique de neutralité, entre les Pyrénées et la mer.

              On ne le répètera jamais trop : c’est à la vitalité de l’organisation ouvrière, indépendante des partis et des gouvernements, que l’Espagne doit d’avoir succombé la dernière aux formes modernes de l’absolutisme; et c’est à la carence des travailleurs des autres pays européens, bureaucratiquement soumis à leurs politiciens et à leurs dirigeants respectifs, qu’est due la catastrophe où l’Espagne laborieuse, puis l’Europe, puis le monde entier se trouvèrent précipités. Reportons-nous en effet aux heures décisives de 1936 ¾ caractérisées par l’avènement du Front populaire en Espagne, en France, et dans une série de pays ¾ et donnons la parole à un réfugié politique allemand antifasciste, témoin non prévenu :

              “Le mouvement ouvrier européen se trouvait en recul depuis des années. Le fascisme triomphant en Italie et en Allemagne avait conduit dans les autres pays à un développement plus ou moins rapide de l’Etat totalitaire. Seule, la classe ouvrière espagnole se tenait sur le terrain de l’offensive. Depuis 1931, elle avait attiré sur elle, d’une façon ininterrompue, l’attention internationale. Jusqu’en 1933, c’étaient exclusivement les anarchistes et anarcho-syndicalistes qui se mettaient en avant par leur activité révolutionnaire et dont les tentatives, même entourées de méconnaissances et d’incompréhension, trouvaient cependant leur écho dans toute l’Europe. Après 1933, se produisit, par contraste avec la réaction gouvernementale, une vague de radicalisation qui révolutionna également les masses non-anarchistes du peuple travailleur, et permit enfin à la vigilance ouvrière de remporter la victoire du 19 juillet 1936.

              ”Les évènements qui se déroulèrent alors en Espagne représentaient quelque chose d’entièrement nouveau; en effet, les occupations de terres et d’usines par les travailleurs espagnols n’avaient pas pour but de faire simplement pression sur les propriétaires, les cadres et les pouvoirs publics pour obtenir une amélioration des conditions de travail et de salaires; elles tendaient bel et bien à la gestion direct des moyens de production et d’échange par tous ceux qui les mettent en oeuvre ¾ et, dans le cas des terres laissés en friche en d’entreprises déficientes, la “prise en main” avait le caractère d’une véritable mesure de salut social. Handicapée sur le marché mondial des produits agricoles et des produits industriels, soit par une administration parasitaire, soit par la concurrence des pays neufs, l’Espagne bourgeoise n’était capable, ni de secourir ses chômeurs, ni de mettre en valeur son propre sol et d’en tirer sa nourriture.

              ”A cela, la réplique de l’Espagne ouvrière et paysanne était un acte de justice et de responsabilité, opéré par la base, en dehors de toute bureaucratie et de toute dictature de parti, et par lequel le pays devait nourrir le pays. Tel était, dès l’avènement de la république en 1931, la tendance avancée dans les syndicats; toutefois, les travailleurs espagnols avaient en général, accordé à leurs nouveaux gouvernants libéraux un certain idéal de patience et de misère, dans l’attente des réalisations sociales promises, et qui n’étaient pas venues. Le choix de ces gouvernants étaient maintenant ou bien de se réfugier derrière la faction militaire, cléricale et fasciste qui saurait défendre les vieux privilèges par la terreur ou bien de s’en remettre à la protection des travailleurs armés, en les laissant organiser et administrer eux-mêmes les secteurs immobilisés de l’économie et des services publics.

              ”Il va sans dire que le trouble était grand dans le secteur libéral et socialiste, porté au pouvoir à nouveau par les élections de février 1936 après une période biennale de noire réaction; mais la conduite hésitante des bourgeois républicains, plus ou moins avides de réformes, fut en dernier ressort, tranchée par l’audace des éléments extrême. C’était quelque chose d’entièrement nouveau en Espagne et dans le monde et qui ouvrait une ère nouvelle dans l’histoire. Pour la première fois, un peuple entier s’était dressé contre le fascisme.

              En Allemagne et dans d’autres pays, l’embourbement parlementaire et la fossilisation bureaucratique du mouvement ouvrier avaient favorisé la montée de la dictature; en Espagne, la rupture de l’ensemble des travailleurs d’avec les méthodes parlementaires et la politique bourgeoise, permit au peuple tout entier d’opposer une résistance aux généraux. Seconde constatation important : le développement en Espagne portait comme caractère spécifique l’entrée du pays dans une période de bouleversements sociaux sans que ces innovations profondes se fissent sous la dictature d’un parti. La transformation débuta, au contraire, par la participation directe des larges masses au processus économique, et la charge des expropriations nécessaires fut endossée par les syndicats ouvriers qui déterminaient d’une façon décisive la construction socialiste.


              ”Au point de vue politique, le nouvel ordre, élaboré en première ligne dans le cadre des possibilités et des nécessités de la guerre, ne reposait pas non plus sur la mondialisation du pouvoir par un Etat. Il était basé sur la collaboration démocratique de groupements antifascistes très différents, souvent diamétralement opposés jadis.”
              
              Ce fait ne devient compréhensible que par une étude du rôle joué par le mouvement anarchiste en Espagne. Cette étude est le but de cette publication. Il ressort clairement que même le cours du mouvement ouvrier non-anarchiste en Espagne ne peut être saisi qu’à l’aide d’une connaissance suffisante de l’importance qui revient à l’anarchisme dans l’histoire révolutionnaire du pays.

              L’organisation internationale à laquelle appartint dès son origine la Confederacion Nacional del Trabajo ou C.N.T., est l’Association Internationale des Travailleurs, la fidèle continuatrice de la Première Internationale en Europe, restée vivante dans la conscience des ouvriers espagnols comme l’Associacion Internacional de los Trabajadores, et trouvant son expression dans l’anarcho-syndicalisme moderne. Si le mouvement révolutionnaire cherche aujourd’hui de nouvelles voies, si les travailleurs, après la trahison ou l’embourgeoisement de leurs syndicats de masse centralistes convertis en instruments des partis politiques, aspirent à de nouvelles formes de rassemblement et à de nouvelles méthodes d’action, ils ne pourront pas passer à côté de l’anarchisme espagnol, du mouvement du 19 juillet et du programme de l’Association Internationale des Travailleurs. Il faut que le socialisme libertaire, dont l’Espagne saura relever le drapeau, brise partout le joug du socialisme d’Etat, c’est-à-dire du socialisme fasciste. L’avenir du monde entier en dépend !

    COUP D’OEIL SUR L’HISTOIRE

              Celui-là seul peut comprendre la situation actuelle en Espagne qui connaît l’histoire du mouvement révolutionnaire de ce pays, c’est-à-dire de l’anarchisme espagnol. Les points de repères que constituent cette étude pourront contribuer à dégager la véritable signification des évènements espagnols de 1936-1939, face à toutes les falsifications dictées par des intérêts de parti. Le mouvement antifasciste espagnol de résistance à Franco ne saurait être considéré sous l’aspect d’une défense bourgeoise-parlementaire comme la politique du Front Populaire : c’était la première étape de l’émancipation du prolétariat, le commencement de la révolution sociale.

              Tout historien non prévenu de l’antifascisme espagnol doit partir de cette idée que le mouvement ouvrier ibérique diffère profondément de celui de l’Europe continentale. Aujourd’hui encore, dans la péninsule, l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme conservent un rôle prépondérant dans le mouvement antifasciste. En Catalogne, leur importance n’a pas diminué. Ceci n’a rien à faire avec l’affirmation aventurée qu’en Espagne “il y a encore des anarchistes parce que c’est un pays arriéré et peu industrialisé.”  L’anarchisme espagnol est précisément l’expression typique des régions avancées d’Espagne.

              Le mouvement antifasciste actuel se dirige en Catalogne, et de plus en plus aussi dans le reste de l’Espagne, irrésistiblement vers une révolution sociale. Mais, il suit une tradition bien différente des insurrections révolutionnaires dans les autres pays européens, et cette tradition est particulièrement riche d’enseignements et d’exemples. Il est donc indispensable d’étudier l’anarchisme espagnol et de réviser à son sujet un grand nombre de préjugés. La tactique du mouvement antifasciste espagnol, exprimée en une seule devise, est la tactique de l’action directe. Or, ceci est le moyen de lutte de l’anarcho-syndicalisme.


              Du moment qu’en Espagne cette méthode a été employée contre le fascisme à l’instinct décisif, c’est toute une nouvelle époque de lutte révolutionnaire et de nouvelles bases qui sont fondées aux yeux du monde. Les illusions parlementaires et politiques de trois quarts de siècle ont été portées au tombeau.  L’anarchisme espagnol est né au sein du prolétariat industriel catalan. Là, s’est formé, vers 1840, un mouvement libertaire dans l’industrie textile et il a trouvé, tout d’abord, son expression pratique dans des coopératives de consommation et de production à tendance proudhonienne.  De là aussi, sont sortis les premiers syndicats ouvriers, qui furent frappés d’interdiction en 1854. Cette mesure provoqua la première grève générale qui mobilisa en Catalogne plus de 40.OOO ouvriers.

              Dans toute l’Espagne, s’est dessiné à cette époque un large mouvement ouvrier de masse basé sur des idées socialistes à tendance anti-étatique. Ce mouvement pratiquait l‘action directe comme arme de combat et propageait le fédéralisme selon les conceptions de l’Espagnol Pi y Margall. En 1868, ces organisations entrèrent en contact avec l’Association Internationale des Travailleurs (Associacion de los Trabajadores) fondée en 1864. Fanelli, l’ami de l’anarchiste russe Michel Bakounine, parcourut l’Espagne à cette époque et c’est avec sa collaboration qu’on été fondés, à Madrid et à Barcelone, les premiers groupes de l’Internationale en terre ibérique. Un autre centre important du mouvement se créa parmi les travailleurs agricoles de l’Andalousie.

              Pendant les mouvements de révoltes politiques, en 1868-1869 déjà, la jeune organisation prit position aussi bien contre la monarchie que contre le libéralisme bourgeois - et pour une révolution sociale. Les groupes du mouvement ouvrier espagnol se déclarèrent ouvertement contre le parlementarisme, qu’ils considéraient comme une tromperie des classes possédantes vis-à-vis du prolétariat. En 1870, se tient, à Barcelone, le premier Congrès ouvrier espagnol. Ainsi fut fondée la “Fédération régionale espagnole de l’A.I.T.”, appelée en Espagne “l’Internationale”. Cette Fédération groupa d’emblée trente mille ouvriers et se déclara de principes purement anarchistes. Le 19 juillet 1870, Farga Pellicer ouvrit le Congrès de Barcelone par ces paroles :

              “Le droit, le devoir, la nécessité vécue nous réunissent ici pour que  nous arrivions à voir clair sur les problèmes de l’économie sociale. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, disent les statuts de l’Internationale... Tous ceux qui vivent du monopolisme et de l’exploitation, sont intéressés à maintenir éternellement notre esclavage. Il n’y a donc aujourd’hui pour toute l’humanité qu’une seule lutte qui ait une signification sociale véritable; c’est la lutte de la misère contre le capitalisme. Or, l’Etat est le gardien et le protecteur des privilèges sociaux et l’Église les bénit et les présente comme étant la volonté de Dieu. La seule chose qui nous reste à faire, c’est de trouver les moyens pour nous délivrer de l’esclavage moderne, du salariat, qui est à la base de notre oppression. Il nous faut donc détruire la puissance du Capital, de l’Etat et de l’Église, pour construire sur leurs ruines l’Anarchie, la Fédération libre des groupes libres de travailleurs.”


              Une résolution de ce Congrès fut particulièrement importante pour le développement ultérieur du mouvement ouvrier en Espagne. Elle traite le sujet “L’Internationale et la politique” :

              “Tous les efforts des peuples pour conquérir le bien-être et qui se basent sur le maintien de l’Etat non seulement n’ont mené à aucun résultat, mais se sont brisés partout et toujours contre l’Etat. L’autorité et le privilège sont les piliers les plus solides de l’ordre social actuel basé sur l’injustice; leur destruction et l’édification d’un nouvel ordre social d’égalité et de liberté sont nos tâches.


              Toute participation de la classe ouvrière à la politique d’Etat de la bourgeoisie équivaut dans tous les cas à une consolidation de l’ordre social existant, qui paralyse l’action révolutionnaire socialiste des travailleurs. Le Congrès recommande donc à toutes les organisations de l’Internationale de renoncer à toute collaboration avec l’Etat; il les appelle à concentrer leur activité autour de l’organisation fédéraliste des producteurs, qui seule pourra assurer le succès de la révolution sociale. Cette organisation fédéraliste est la véritable expression des intérêts du travail et doit se faire en dehors de tout gouvernement.”

              Dans cette résolution se dessine déjà clairement la ligne de développement qui est suivie aujourd’hui encore par la C.N.T. et par la F.A.I. Jusqu’à la deuxième décade du vingtième siècle, n’a existé à côté de la vieille Fédération Régionale espagnole aucune autre organisation sérieuse de masse des ouvriers espagnols de la ville et des champs. En 1871, le second Congrès de l’Internationale dut se réunir illégalement. L’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme espagnols ont vécu, jusqu’au début de 1936, presque exclusivement dans l’illégalité. Monarchie, dictature et démocratie bourgeoise ont employé toutes leurs forces à étouffer la tendance vers la révolution sociale en Espagne. C’est seulement après que l’U.G.T. réformiste et le Parti Socialiste qui la domine eurent subi pendant trois ans une certaine radicalisation, que se constitua en Espagne un front révolutionnaire plus large, qui a réuni les deux seules grandes organisations de masse, C.N.T. et U.G.T., dans une alliance ouvrière.

              En 1872, les délégués espagnols avaient pris part au Congrès de l’Internationale à la Haye, où ils s’étaient définitivement dressés contre les conceptions étatistes-centralistes de Karl Marx et tous s’étaient joints à l’aile bakouniniste, anti-autoritaire, de l’Internationale. Déjà, les ouvriers espagnols avaient adopté une attitude très sceptique vis-à-vis du Conseil Général de Londres, qui n’avait que des intérêts purement politiques. Ils avaient essayé de faire comprendre aux travailleurs des autres pays leur conception propre de prise en  charge de l’économie par les organisations constructrices et productives. Vers 1870 déjà, les organisations ouvrières espagnoles procédaient à des travaux préparatoires de statistique et de structure pour une réorganisation socialiste de l’économie. Cette tentative fut ridiculisée à l’époque par les socialistes à tendance politique.

    UN PASSE GRANDIOSE

              Au Congrès de la Fédération Régionale à Cordoue, en 1873, se trouvaient représentés trois cent mille ouvriers espagnols, répartis entre deux cent soixante-trois localités. Cette grande organisation conservait sa position contre l’idée d’un “Etat ouvrier” ¾ si influente sur les révolutionnaires des autres pays qu’elle détournait vers la politique et la conquête des pouvoirs publics.

              “A la place de cette conception (écrit Carbo), elle plaçait l’idée d’une libre fédération des associations industrielles et économiques, sans frontières artificielles et sans aucun organisme d’Etat. Ce but a guidé la classe ouvrière espagnole dans toutes ses luttes pour un avenir meilleur. On avait reconnu que l’engrenage de l’appareil d’Etat devait être détruit à fond avant qu’on puisse parler de libération véritable. Ainsi, la lutte des travailleurs pour leur libération économique du joug capitaliste minait en même temps l’Etat. De cette façon, le mouvement a acquis ce caractère anti-autoritaire frappant qui lui est resté jusque aujourd’hui.”

              Pendant la première république espagnole, en 1873, l’organisation revendiqua son but social révolutionnaire, critiquant le fédéralisme purement politico-bourgeois. En 1874, après la nouvelle montée de la réaction, l’Internationale fut interdite et déclarée hors la loi. Pendant sept ans, le mouvement vécu dans l’illégalité complète. Les marxistes croyaient que le groupe social-démocrate, fondé à Madrid en 1871, pourrait bénéficier de l’héritage anarchiste. Mais il en fut autrement. Dans les premières années déjà qui suivirent l’illégalité, le mouvement se réorganisa et réunit à nouveau cinquante-huit mille membre sur les bases d’un programme anarchiste et insurrectionnel. C’est à ce moment que s’ouvrit une époque de lutte de classes profonde, qui provoqua des poursuites impitoyables. Vers l’année 1890, l’anarchisme se voyait dans l’obligation de lutter contre ses oppresseurs par des actes terroristes devenus célèbres. Un grand nombre d’anarchistes furent exécutés après des tortures effroyables (procès de Montjuich).

              Il est complètement faux de considérer le terrorisme comme le moyen de lutte propre à l’anarchisme. Dans des circonstances spéciales, l’anarchisme espagnol s’en est servi comme l’ont fait tous les mouvements politiques. Mais l’anarchisme lui-même, et spécialement la C.N.T. anarcho-syndicaliste, veulent réaliser précisément l’action directe organisée des masses comme base d’une société nouvelle. Au cours des années de persécution d’une part, de discussion idéologique de l’autre, l’organisation de l’anarchisme espagnol s’était relâchée quelque peu. Ce n’est qu’en 1907 que commença une réorganisation plus serrée de tout le mouvement. Sur l’initiative de la Catalogne, les différentes fédérations régionales reprirent un contact étroit. A Barcelone fut créé le journal Solidaridad Obrera, quotidien depuis 1916, et qui est resté jusqu’en juillet 1936 le seul quotidien ouvrier en Catalogne.

              Le mouvement anarchiste représentait toujours, au début du XXe siècle, la seule grande organisation ouvrière du pays, bien qu’entre temps (vers 1880), l’U.G.T. social-démocrate ait fait son apparition. Les anarchistes se trouvaient à la tête de nombreuses luttes importantes menées par les ouvriers espagnols. En 1909, éclata à Barcelone l’insurrection anarchiste contre la guerre du Maroc, connue sous le nom de “Semaine Tragique de Barcelone”. Les masses populaires proclamèrent la grève générale, descendirent armées dans la rue, empêchèrent l’embarquement des troupes et brûlèrent soixante églises et cloîtres. Le mouvement fut écrasé dans le sang. Francisco Ferrer, le fondateur d’une organisation libertaire d’Écoles Modernes, accusé d’être l’instigateur intellectuel de la révolte, dut exécuté avec quelques autres anarchistes à Montjuich. En 1911, fut fondée, à Madrid, la C.N.T. (Confederacion Nacional del Trabajo), qui, basée sur les traditions fédéralistes d’Espagne et sur les idées anarchistes, s’est donné un programme anarcho-syndicaliste.

              Le syndicat ouvrier autonome, indépendant de toute politique, forme la base de l’anarcho-syndicalisme moderne. Il se sert de tous les moyens de lutte, de l’action directe organisée, et combat pour une transformation socialiste de la société, caractérisée par la prise en charge de l’économie et la défense de la révolution par les travailleurs eux-mêmes. Il n’admet dans cette lutte aucune intervention de l’appareil politico-bureaucratique et de la classe exploiteuse. L’anarcho-syndicalisme est donc anarchiste et dirigé contre l’Etat et la propriété privée.

              Pendant la guerre mondiale, la C.N.T. a gardé son attitude antimilitariste internationaliste. Au cours de ces années de guerre, de nombreuses grèves furent déclenchées en Espagne, parfois en commun avec l’U.G.T. Mais celle-ci, simple instrument dans les mains de la social-démocratie, restait constamment prisonnière dans le cadre limité par la politique parlementaire bourgeoise. La fin de la première guerre mondiale est marquée par un fort mouvement de croissance de la C.N.T. Le patronat menacé organise les syndicats jaunes “Sindicatos libros “ pour combattre la C.N.T. En même temps, il met sur pied une centrale d’assassins à seule fin d’exterminer la C.N.T. en Catalogne.


              En quelques années seulement, quatre cent militants de la C.N.T. tombèrent sous les coups de cette clique du patronat et les anarchistes répondirent par les mêmes moyens. En 1919, la C.N.T. organisa ses grèves les plus larges, qui furent suivies d’une vague de répression terrible. A ce moment, le gouvernement catalan fit une première tentative, qu’il devait renouveler en 1931, pour faire dévier le mouvement vers le réformisme et la collaboration de classes. Il noua des relations avec quelques éléments qui se trouvaient à la tête de la C.N.T., pour arriver à ses fins. Ces tentatives échouèrent.

              En 1919, eut lieu le deuxième congrès de la C.N.T. Environ 714.000 ouvriers espagnols y étaient représentés. Le congrès ratifia, une nouvelle fois, le programme anarcho-syndicaliste et établit, comme but final de la lutte, le communisme libertaire (Communismo libertario). Le congrès décida, en outre, que les syndiqués qui remplissaient une fonction dans la vie politique ou dans un parti politique ne pouvaient pas occuper un poste responsable dans la C.N.T.

              Au cours des années qui suivirent, la C.N.T. atteignit le point culminant de sa puissance. Les politiciens et le patronat tentèrent tout pour détruire cette organisation importante. Mais, Primo de Rivera lui-même, avec sa dictature fasciste, ne parvint pas à en venir à bout. Pendant les sept années de dictature, la C.N.T. réalisa de nombreuses actions syndicales et grévistes. Plusieurs de ses militants les payèrent de leur vie : ils furent exécutés. Il convient de rappeler que les socialistes “politiques” s’associèrent à cette répression. Leur chef, Largo Caballero, fit partie du ministère Primo de Rivera, au cours de la deuxième étape de la dictature, en qualité de Conseiller d’Etat au Travail.

              De grandes grèves précipitèrent enfin l’effondrement de la dictature. La C.N.T. se releva. Les sociaux-démocrates formèrent le gouvernement de la république en collaboration avec les républicains. Le premier ministre républicain du travail fut... Largo Caballero. Les élections de l’été 1931 avait apporté, pour la première fois, à son parti, un nombre appréciable de sièges au parlement, parce que ses candidats s’étaient fait porter sur les listes bourgeoises. Ce fut là le point de départ du  développement de l’U.G.T., qui devenait, de 1931 à 1933, une espèce de syndicat d’Etat destiné à être proclamé syndicat obligatoire de la classe ouvrière espagnole. Elle pouvait distribuer des milliers et des milliers de places de fonctionnaires au sein de l’Etat bourgeois.

    SOUS LA REPUBLIQUE

              En juin 1931, la C.N.T. tint son congrès de réorganisation. Il groupait les délégués de 600.000 membres. Le congrès adopta une série de résolutions sur les questions d’organisation et de tactique (rassemblement des syndicats en fédérations d’industrie, mot d’ordre pour le prolétariat rural, etc.) et réaffirma son idéal anarcho-syndicaliste. Cette déclaration devait lui attirer l’hostilité des politiciens et de tous ceux qui confondent la conquête de l’assiette au beurre  dans la république avec l’émancipation sociale du prolétariat. De nouvelles persécutions s’abattent sur nos camarades.

              De 1931 à 1933, pendant l’époque “démocratique”, environ 800 ouvriers de la C.N.T. sont assassinés par la police et, jusqu’en mai 1936, il est impossible à la C.N.T. de réunir un nouveau congrès. Les périodes de légalité, de semi-illégalité et d’illégalité complète se succèdent à de brefs intervalles. La C.N.T. compte en moyenne, au cours de ces années, un million d’ouvriers révolutionnaires. Ces travailleurs forment le noyau actif de la classe ouvrière espagnole. Un groupe réformiste réussit toutefois, en 1933, sous la conduite de Pestana et avec l’aide de politiciens bourgeois, à provoquer la scission  d’un certain nombre de syndicats oppositionnels. Cette perte affaiblit momentanément la C.N.T. en Catalogne et dans le Levant. Mais ces associations rentreront dans la C.N.T. en 1936, désavouant Pestana.


              La république poursuit la destruction de la C.N.T. par différentes voies. Une nouvelle loi sur les associations, en date du 8 avril 1932, soumet tous les syndicats au contrôle de l’Etat et à son arbitrage dans les conflits du travail. Mais ce projet n’obtient pas le succès escompté. La C.N.T. reste fidèle à l’action directe. Elle n’accepte pas l’arbitrage officiel bien qu’il fût rendu obligatoire; elle se refuse à déposer ses listes d’adhérents à la police comme le gouvernement veut l’y contraindre, et il est impossible de la dissoudre. A la fin de la domination républicano-socialiste en été 1933, une nouvelle tentative se fait jour d’asséner le coup de grâce à la C.N.T. : le parlement vote la loi “contre le vagabondage”.

              Les autorités veulent s’en servir pour faire interner les militants actifs dans des camps de concentration comme éléments instables et “socialement dangereux” (formule créée par la loi en question). Contre des hommes comme Ascaso et Durutti, une inculpation de ce genre est prononcée. Encore en 1936, sous le règne du Front Populaire, des étrangers antifascistes étaient incarcérés, des mois durant, à Barcelone, en application de cette loi scélérate. Et en 1935, au moment de la domination Lerroux-Gil Robles, elle fut même exploitée contre le parti de ceux qui l’avaient créée.

              Au cours des années 1931-1935, la Confédération avait mené une série de grandes grèves qui, toutes, furent déclarées illégales par le gouvernement du moment, qu’il fût de droite ou de gauche. Peu après l’effondrement de la monarchie, éclata la grande grève des ouvriers du téléphone. Les revendications de la C.N.T. étaient les suivantes : augmentation des salaires et abolition des hauts traitements, sans changement des prix pour les usagers. Le gouvernement des républicains de fraîche date combattit la grève, engagea des jaunes de l’U.G.T. et transforma le mouvement en lutte politique. Le ministre Maura interdit à la Compagnie d’entrer en pourparlers avec les grévistes, et le ministre Prieto lui promit une indemnité, versée par la caisse d’Etat, pour les pertes subies. A la même époque, l’assassinat d’un militant de la C.N.T. par la police provoqua à Séville un sursaut de révolte dans la population.

              Dans les rencontres qui eurent lieu, vingt ouvriers furent abattus par les balles de la police, quatre prisonniers fusillés au cours d’une “tentative de fuite” et, pour finir, l’artillerie bombarda, sur l’ordre du gouvernement républicano-socialiste, la maison où se trouvait le local de la C.N.T. Telle fut la lune de miel de la République. Les évènements qui suivirent ce début prometteur de l’été 1931 se maintinrent fidèlement dans la voie tracée. Les grandes grèves et les rencontres fréquentes avec la police restaient toujours à l’ordre du jour. Citons, comme exemple, la grève générale grandiose de Saragosse, au printemps de l’année 1934, qui dura cinq semaines. Un mouvement de solidarité immense s’organisa spontanément à Barcelone en faveur des enfants des grévistes. Mais le gouvernement de Catalogne fit tirer sur la foule pacifique qui attendait l’arrivée des enfants de Saragosse devant les locaux de Solidaridad Obrera. Un ouvrier fut tué...

              Dans la majorité des cas, les grèves des ouvriers de la C.N.T. étaient couronnées de succès, moralement et matériellement. Un grand nombre d’entre elles furent déclenchées pour des raisons de solidarité : diminution du temps de travail pour faire embaucher des chômeurs, etc. Dans toutes les luttes syndicales de la C.N.T., les revendications morales et de solidarité revêtaient une plus grande importance que les revendications matérielles. Là réside la grande différence entre le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste en Espagne et les mouvements de socialisme étatique en Europe centrale. Des actions de boycott et de sabotage furent également menées à bonne fin. Une brasserie à Barcelone, qui avait licencié un certain nombre d’ouvriers de la C.N.T., fut acculée à la ruine par un boycottage de plus d’un an, organisé dans toute l’Espagne. Elle dut se résigner à payer de forts dommages au syndicat et à réembaucher tous les ouvriers licenciés. -

     En décembre 1938, 400 employés de tramway anarcho-syndicalistes furent jetés à la rue, après une grève formidable des transports de quatre semaines, et remplacés par des syndiqués réformistes. Pendant deux ans, les actes de sabotage contre les tramways, les autobus, etc., se succédaient à Barcelone. Une nuit même, ont vit dévaler des tramways en feu, tous freins desserrés, le long des artères  principales de la ville. Gil Robles déclara l’état de siège à Barcelone. Mais en vain ! Au début de l’année 1936, enfin, les licenciés obtinrent satisfaction; ils rentèrent tous à la compagnie des transports. Ainsi, la C.N.T. a lutté dans des milliers de cas avec une persévérance et un courage inouïs, partout où le droit des ouvriers était foulé aux pieds.

              Plusieurs fois,, il y eut des révoltes ouverts contre l’Etat, avec comme but immédiat la réalisation du communisme libertaire. Cette orientation débuta par le soulèvement de Figols  en Catalogne, qui fut brisé. Par mesure de répression, le gouvernement républicano-socialiste fit déporter 120 anarchistes catalans dans les terres de fièvres africaines, où plusieurs camarades succombèrent. En janvier 1933 éclata,  dans quelques régions d’Espagne, une nouvelle révolte. Elle fut écrasée, après l’effroyable. Tragédie de Casas Viejas, où la police se livra à un massacre odieux, obéissant aux ordres gouvernementaux : “Pas de blessés !” “Pas de prisonniers !” Mais c’est le soulèvement de décembre 1933 qui peut être considéré comme le mouvement le plus grandiose de la C.N.T. Avant de la décrire, rappelons bien les faits suivants :

              La lutte destructrice contre la C.N.T. était menée par tous les moyens. Tout était bon : la violence brutale et la calomnie ! L’année 1933 déjà, marque la naissance de cette campagne de calomnies, organisée par des éléments ignorants ou de mauvaise foi, dirigés par des offices gouvernementaux. Les organes des partis de gauche ne manquaient pas d’insinuer que la C.N.T. travaillait à la solde du  fascisme. Pour donner un exemple des procédés employés, nous mentionnons le complot “monarco-anarchiste” contre la république, soi-disant découvert par le gouvernement Azana, peu avant sa chute, et qui fut “mis à jour” dans tout le pays avec force bruit.

              La préfecture de police de Madrid répondit aux interrogations  des journalistes que seul le ministère de l’Intérieur était instruit du caractère de ce complot. Le ministre de l’Intérieur, par contre, dit à ces mêmes journalistes : “Je n’ai pas parlé de complot”. “Mais la presse en a parlé”, firent remarquer les journalistes. Et le ministre de rétorquer : “Vous devez considérer que je n’écris pas pour la presse”. Malgré cela, la calomnie avait fait son oeuvre.

              En juin 1936 encore, les républicains barcelonais de bonne teinte vous chuchotaient  à l’oreille que la C.N.T. et les fascistes collaboraient pour mener une attaque contre la république. Or, la C.N.T. et la F.A.I., qui n’avaient jamais ambitionné la gloire personnelle, ni des postes dans la bureaucratie, poursuivirent leur lutte désintéressée pour la cause des travailleurs et contre toute oppression, en face des calomnies les plus grossières. Elle se taisaient, n’ayant pas la possibilité de démentir, dans l’Europe toute entière, les bruits infâmes qui couraient.  Le 19 juillet, les compagnons montèrent sur les barricades et firent ce que la F.A.I. et la C.N.T. avaient toujours préconisé. D’un seul coup, les persécutés, les calomniés, les suspectés se trouvaient à la tête du peuple parce qu’ils étaient les plus courageux, les plus aptes à l’action.

    INSURRECTIONS

              Revenons maintenant au mouvement de révolte de décembre 1933. En 1933, on préparait les nouvelles élections. Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes lancèrent le mot d’ordre : “Ne votez pas ! Préparez-vous à la révolution sociale !” Ils essayèrent de convaincre le peuple du  fait que le parlementarisme affaiblit la force active du peuple et le rend inapte à la lutte directe contre le fascisme (comme le montre l’exemple allemand). Les socialistes eux-mêmes déclaraient, en 1933 : “Si la droite l’emporte aux élections de cet automne, la lutte décisive dans la rue doit être déclenchée.” L’issue des élections provoqua une aggravation aiguë de la situation.


              Une grande effervescence régnait dans la classe ouvrière. Dans cette atmosphère  trouble éclata l’insurrection de décembre. C’était le troisième soulèvement révolutionnaire sous la république, et le premier dirigé officiellement par la C.N.T. anarcho-syndicaliste. Il dépassait, en portée, tous les mouvements révolutionnaires que l’Espagne avait connus dans le passé.

              Son but ne fut non seulement la lutte contre le danger  fasciste, mais une transformation sociale complète. La proclamation de la C.N.T. disait : “les ouvriers organisés occupent les usines et les ateliers, prennent possession des moyens de production et les mettent sous le contrôle des comités d’usine. Le commerce et les magasins tombent sous le contrôle des comités organisés par quartiers. Ces comités ont la tâche de distribuer les produits et d‘assurer le ravitaillement de la population. Les banques sont surveillées par les comités révolutionnaires.”

              Le mouvement atteignit sa plus large portée et sa plus grande profondeur dans l’Aragon, où les paysans et les ouvriers luttèrent, partout, les armes à la main. Le drapeau noir et rouge des anarchistes flottait sur les édifices publics et les usines. A Saragosse, la lutte dans les rues dura cinq jours. La grève générale fut déclarée dans l’Espagne entière. Mais, malheureusement, l’insurrection resta limitée à quelques localités et leurs environs; l’Aragon se trouva isolé et fut vaincu.

              La passivité des masses social-démocrates démentit la promesse, faite par leur parti, de descendre dans la rue au cas d’une victoire électorale de droite. Des milliers et des dizaines de milliers de militants furent jetés en prison, un procès fut échafaudé contre le Comité Révolutionnaire et suivi de nouvelles déportations dans les bagnes africains. La situation en Espagne devenait de plus en plus menaçante. Peu à peu, la conviction que seule une entente entre la C.N.T. et l’U.G.T. pouvait arrêter le danger fasciste, fit son chemin dans les esprits.

              En février 1934, une assemblée secrète de la C.N.T. décida d’adresser à l’U.G.T. un appel pour la collaboration des deux organisations. La résolution adoptée par la C.N.T. invitait l’U.G.T. à prendre officiellement position sur l’entente possible entre les deux organisations ouvrières en Espagne et déclarait, en même temps, que, pour la C.N.T., il ne pouvait pas être question de collaboration avec des partis politiques, ceux-ci aspirant à une dictature sur les ouvriers et non au socialisme ouvrier venant de la base.

              L’U.G.T. ne répondit pas à ces propositions de la C.N.T. de février 1934. Ce silence doit être considéré comme une des raisons qui ont entraîné et conditionné l’isolement des Asturies révolutionnaires au mois d’octobre de la même année. Il y eut des alliances ouvrières dans différentes parties de l’Espagne. Mais celles-ci, formées avec la tolérance et le soutien des modérés, n’englobaient que des groupes et groupuscules du mouvement ouvrier à l’exclusion de la C.N.T. Seulement aux Asturies, se réalisa une véritable alliance ouvrière, c’est-à-dire un pacte entre les deux grandes organisations : la C.N.T. et l’U.G.T. Cette alliance a porté ses fruits.

              Le 4 octobre 1934, quand les ministres du parti de Gil Robles entrèrent pour la première fois dans le gouvernement de la république, l’Espagne vit un mouvement de protestation de la gauche politique. Ce soulèvement prit un caractère séparatiste en Catalogne, un caractère prolétarien révolutionnaire dans les Asturies. A Barcelone, le mouvement de protestation contre le gouvernement Lerroux-Gil Robles débuta par l’arrestation en masse des militants anarchistes et l’interdiction de Solidaridad Obrera. La police et les partisans armés du gouvernement de gauche imposèrent ensuite la grève générale et des milliers de jeunes de la gauche catalane descendirent armés dans la rue.

              Au matin du 6 octobre, la C.N.T. fit distribuer un manifeste, appelant les ouvriers à la protestation contre le fascisme espagnol, mais sans, cependant, soutenir les buts bourgeois et séparatistes. A ce moment, la C.N.T. était illégale en Catalogne; ses syndicats étaient fermés, depuis dix mois, par la police. La fédération local lança donc le mot d’ordre d’aller rouvrir à tout prix les syndicats, dans la journée du 6 octobre.


              Cet appel fut suivi, mais les ouvriers furent immédiatement attaqués par la police. Devant le local du syndicat du bois, un combat de rues s’engagea. Le ministre de l’Intérieur, Dencas, préconisait une “lutte contre le fascisme” basée sur la destruction de la C.N.T. et de la F.A.I. ! Il en résulta la défaite ridicule, sans lutte, du mouvement  séparatiste. La C.N.T. et la F.A.I. ont survécu à la gloire de M. Dencas qui se réfugia, dès l’engagement de la lutte antifasciste catalane au mois de juillet 1936... en Italie mussolinienne, où était sa vraie place. Le mouvement pris un cours bien différent aux Asturies. Là, il se transforma en révolution sociale ouverte.

              Socialistes et anarchistes combattaient côte à côte; les meilleurs compagnons de la C.N.T. tombèrent dans la lutte. Un mouvement de conseils d’ouvriers et de paysans se répandit dans les Asturies; mais la réaction de Lerroux-Gil Robles l’écrasa dans le sang. La lutte aux Asturies marqua un grand pas en avant, comparée à l’insurrection de décembre 1933 en Aragon : car l’U.G.T. et la C.N.T. y combattirent, pour la première fois, épaule contre épaule; l’U.G.T. rompit, pour la première fois également, avec le passé réformiste de ses chefs et celui du parti socialiste. La C.N.T. joua dans cette lutte un rôle éminent. Malgré ce fait, des écrivains à renommée internationale ont osé émettre l’accusation éhontée que les anarchistes avaient trahi la révolution aux Asturies. La gloire d’avoir répandu ce mensonge, et de ne pas l’avoir démenti depuis, revient à M. Ilia Ehrenbourg.

              Après une période de répression terrible, la C.N.T. a pu entreprendre, au printemps 1936, la réorganisation de ses cadres démolis. Entre temps, l’idée d’une entente entre l’U.G.T. et la C.N.T. avait gagné du terrain. Des milliers et des milliers de prisonniers des deux tendances, victimes de la législation républicano-socialiste maniée par les Lerroux et les Gil Robles, remplissaient les prisons et les bagnes. De nouvelles élections se préparaient.

              La C.N.T. pris position en face de la situation. Une grande partie des masses travailleuses, qui avait perdu toute confiance dans le parlementarisme en tant qu’arme de la lutte sociale en présence du fascisme, invoquaient un seul argument en faveur de la participation aux élections : par une “victoire des gauches”, l’amnistie pouvait être arrachée. La C.N.T. ne voyait pas une nécessité particulière de combattre cette opinion. D’un autre côté, elle avait compris clairement qu’il importait avant tout, pour le moment, de créer une atmosphère amicale de rapprochement et de compréhension entre les masses de la C.N.T. et de l’U.G.T.

              Elle mena donc son travail d’éducation habituel contre le parlementarisme et toutes les illusions politiques de parti avant les élections de février; mais, elle renonça pour cette fois à mettre l’accent sur le mot d’ordre : “Ne votez pas !”. Elle pouvait le faire parce que la ligne du développement général du mouvement ouvrier espagnol était clairement visible : les masses, qui votaient sous l’impulsion du mot d’ordre : “Pour nos prisonniers !” avaient perdu depuis longtemps toute foi dans le parlementarisme. La tactique de l’action directe, préconisée depuis des années par la C.N.T., devant des sourds, en apparence au moins, trouvait des adeptes dans les ranges de l’U.G.T. et fut appliquée plus largement de jour en jour.

              L’Espagne réagit, au moment critique de l’approche du danger décisif, d’une façon fort différente de celle des pays de l’Europe centrale. Ceux-ci ne connaissaient que leurs organisation de masses purement parlementaires-centralistes. Mais le fait qu’un mouvement combatif antiautoritaire avait mené, pendant près d’un siècle, d’innombrables actions directes contre l’oppression et l’exploitation, n’avait pas manqué de faire impression sur les masses de la péninsule. En face du danger suprême, les ouvriers espagnols adoptèrent une attitude autre que les ouvriers allemands. Ils n’attendirent pas les chefs, ils ne firent pas confiance aux manœuvres politiques du gouvernement de Madrid, ils entrèrent dans la lutte.

    L’ALLIANCE OUVRIERE

              Du 1er au 10 mai 1936, a lieu à Saragosse le Congrès de la C.N.T. Bien que l’organisation ne soit reconstituée légalement que depuis quelques mois à peine, elle voit affluer les délégués d’environ sept cent cinquante mille syndiqués. Des problèmes importants sont en discussion. Les délégués proclament, une nouvelle fois, le “communisme libertaire” comme but final de la C.N.T. Ils résolvent le problème de l’unité de la Confédération, en accord avec les délégués présents des syndicats oppositionnels existant en Catalogne et dans le Levant. Ces syndicats rentrent au sein de la C.N.T. De même, l’ensemble des délégués prend position en faveur de l’Alliance ouvrière.

              L’idée fondamentale du Congrès est la suivante : “La C.N.T. ne lutte pas pour un socialisme bureaucratique à réaliser dans les ministères à coups de décrets, mais pour un syndicalisme socialiste de la base. Le problème de la révolution sociale est mis immédiatement à l’ordre du jour par la nécessité de la lutte contre le danger fasciste. Cette lutte défensive, de même que la révolution, ne peut être menée que par la C.N.T. et l’U.G.T. alliées, et non par une des deux organisations isolées; les expériences des dernières années l’ont prouvé. La domination d’une de ces organisation sur l’autre est impossible. Elles doivent s’entendre.

              En premier lieu, elles doivent combatte en commun le fascisme par l’action directe. En second lieu, elles doivent défendre en commun la révolution sociale qui naîtra de la défaite du fascisme. En troisième lieu, les travailleurs des diverses régions, considérées comme autonomes, décideront seul du  régime social en Espagne. Les régions pourront avoir une structure différente répondant à la volonté des travailleurs qui les habitent. Les minorités s’y engageront à une collaboration loyale avec les majorités. Il ne peut, en aucun cas, être question d’une dictature, mais seulement d’une démocratie ouvrière révolutionnaire socialiste de l’Espagne, comme l’affirme l’un des militants les plus en vue de la C.N.T., Orobon Fernandez (mort peu avant le putsch fasciste).

              Le Congrès décide enfin de limiter autant que possible au minimum les luttes pour des buts immédiats, les grèves et les actions partielles et de concentrer toutes les forces pour la lutte décisive. La C.N.T. a reconnu clairement, dès le début de 1936, ce qu’il importait de faire pendant les mois à venir. Son attitude tactique brillante, son sentiment sûr des possibilités et des nécessités du moment, se firent jour pendant les premiers mois de l’année et éclataient, à Saragosse, dans toutes les discussions des camarades. C’est cette clairvoyance qui permit le 19 juillet à la C.N.T. et à la F.A.I. de prendre une position aussi prépondérante dans l’Espagne tout entière et particulièrement en Catalogne et dans le Levant, au moment de la lutte contre le fascisme. Et c’est ainsi, qu’au moment critique de l’attaque fasciste en Catalogne, l’appel “Viva la F.A.I. !” a pu devenir le cri de ralliement de tout un peuple.

              Du mois de février au moins de juin, l’Espagne vit déferler une vague de grèves spontanées que la C.N.T. cherchait à canaliser. Mais les masses entrèrent en action elles-mêmes, le mouvement débordait. Le régime du Front Populaire, incapable, ne pouvait se décider à rien, tandis que les ouvriers syndicalistes et socialistes d’un côté, et le fascisme de l’autre, se préparaient un coup décisif. Là se trouvaient les fronts véritables de la lutte en Espagne, et non pas entre un soi-disant gouvernement légal et des putschistes militaires quelconques. Les combats de juillet avait été annoncés par des milliers et des milliers de grèves générales et partielles dans le pays, qui toutes apportèrent des victoires inouïes aux travailleurs. En Catalogne, par exemple, les ouvriers syndicalistes licenciés sous les régimes précédents, de droite ou de gauche, furent réembauchés. La même chose se produisit à l’échelle de l’Espagne entière pour les ouvriers combattants du mouvement d’octobre 1934.


              Des améliorations sociales furent arrachées. Des mouvements d’unité antifasciste se faisaient jour : la C.N.T. à Madrid, générale de protestation contre le fascisme, la plus étendue que la capitale madrilène n’avait jamais connue. Simultanément éclate le complot fasciste et l’action de défense des travailleurs et des républicains. La Catalogne et le Levant marchent à la tête de l’Espagne libre. Un mouvement populaire antifasciste se forme. Ce mouvement n’a rien de commun avec ce qu’on appelle Front Populaire, dans les autres pays et aussi en Espagne. Il ne s’agit pas d’une coalition des partis politiques en vue du maintien d’une certaine portion de pouvoir en faveur des partis de “gauche”, le tout basé sur la sauvegarde du capitalisme.

              Dans le  mouvement de lutte contre le fascisme, l’alliance ouvrière est devenue une réalité sans passer par la voie bureaucratique. (La C.N.T. avait adressé immédiatement, après la Congrès, sa proposition officielle d’alliance ouvrière à l’U.G.T. Le secrétaire générale de l’U.G.T. répondit à la C.N.T. que le comité exécutif de son organisation approuvait la proposition cénétiste et qu’il préparait un referendum dans les rangs de l’U.G.T. à ce sujet. Le 19 juillet accéléra les choses.) Au milieu du mois de juillet encore, le régime d’Azana veut arrêter le putsch fasciste par des concessions à la réaction.

              Le gouvernement Casarès Quiroga démissionne et l’homme de l’aile droite du soi-disant Front populaire, Martinez Barrios, est chargé de constituer un  cabinet de réconciliation avec les cléricaux. Mais Barrios ne peut prendre charge de ses fonctions. Le peuple se dresse avec indignation contre cette manœuvre. Il prend sa cause en ses propres mains; il emploie instinctivement, à ce moment historique de l’histoire espagnole et européenne, les armes que la C.N.T. a fait connaître au travailleur espagnol : l’action directe, la grève générale et la lutte armée dans la rue. La Catalogne et le Levant sont les premiers à tirer les conséquences de l’action défensive antifasciste; ils l’élargissent et en font la première phase de la révolution sociale.

    L’EPREUVE DECISIVE

              Les comités antifascistes se saisissent en Catalogne et dans le Levant de tout le pouvoir public. Tout d’abord est formé un Comité de milices, ensuite un Comité de Ravitaillement et, enfin, un Conseil économique antifasciste. Dans chacun de ces comités, les divers tendances antifascistes ont leurs représentants : C.N.T. (3), F.A.I. (2), U.G.T. (3), Petits paysans (1), Parti socialiste-communiste unifié P.S.U.C. (1), Communistes oppositionnels P.O.U.M. (1), Républicains (4). La C.N.T. anarcho-syndycaliste concède une représentation paritaire au syndicat socialiste U.G.T., pour fonder les bases de l’Alliance ouvrière. Animée du même esprit, la C.N.T. demande la formation d’organes paritaires de lutte antifascistes dans toute l’Espagne et dans toutes les régions. Dans ces organes, les deux grandes organisations syndicales devront toujours jouir de l’égalité numérique. La C.N.T., en compensation de son attitude en Catalogne, obtient cette égalité dans les régions où l’anarcho-syndicalisme représente une minorité en face des syndicats socialistes.

              Plus tard, les différents comités seront remplacés par un nouveau conseil exécutif de la Généralité en Catalogne, considéré comme l’organe placé à la tête du grand mouvement populaire antifasciste et non comme un gouvernement de parti de l’ancien style. Les rapports de force y sont semblables à ceux des précédentes formations. A côté du nouveau conseil, le Conseil économique subsiste. Son programme économique a été accepté par le nouvel organe. Dans toutes les communes de Catalogne, de nouveaux conseils municipaux sont formés suivant le rapport des forces des Comités de milices. Un développement semblable a lieu dans le Levant, influencé fortement par les anarcho-syndicalistes. Là, le Comité exécutif populaire prend en main toutes les fonctions politiques et le Conseil économique, composé exclusivement par la C.N.T. et l’U.G.T., toutes les fonctions économiques de la région.

             Dans l’Aragon, est créé un organe encore plus nettement non-étatique : le Conseil de défense d’Aragon. Toutes ses nouvelles formations se situent sur un même plan. Elles servent la révolution, doublent les vieilles institutions politiques et constituent une garantie de développement dans la direction qui correspond à la volonté de liberté du peuple espagnol. Si l’Espagne lutte contre la dictature des généraux, ce n’est pas pour mettre à leur place une autre dictature, ni pour défendre la démocratie capitaliste corrompue et incapable. Elle combat pour le fédéralisme et le socialisme.

              Et ce combat est “compatible avec une prise de responsabilité politique, jusque dans le gouvernement central.” Telle est du moins l’interprétation qui prévaut alors au sein même du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol. Nous ne discuterons pas cette manière de voir, avec laquelle nous n’étions pas d’accord à l’époque, et qui a été reconnue, en bonne partie, illusoire, par les protagonistes eux-mêmes de la politique dite de collaboration gouvernementale. Nous nous bornerons ici à reproduire leur raisonnement de 1936 d’après des documents publiés alors.

              “La C.N.T. et la F.A.I. n’ont nullement abdiqué les principes anarchistes par leur entrée dans le gouvernement de Caballero. Devant une situation donnée, la C.N.T. considère la cabinet comme le conducteur de la guerre, et juge ne pouvoir pas rester plus longtemps en dehors.

              Un mouvement qui contrôle à tout moment environ deux millions de travailleurs dans toute l’Espagne et qui a fourni le principal contingent de miliciens antifascistes, doit participer aussi officiellement à la conduite de ces milices; il le reconnaît en entrant dans le Gouvernement de la république, pour éviter de compromettre la lutte contre le fascisme, au moment de la concentration ultime des forces, par des querelles de compétence et de forme. Les idées de la C.N.T. sur la révolution et le socialisme reste inaltérées devant cette mesure, comme le prouve la poursuite du  développement social en Catalogne-Levant.

              ”Le mouvement de collectivisation et de socialisation en cours en Catalogne et dans le Levant ne présente aucun caractère de socialisme d’Etat bureaucratique. Il s’agit d’un socialisme ouvrier syndicaliste qui se développe à partir de la base. Le Conseil économique coordonne et organise, il ne décrète pas. Le Conseil exécutif de la Généralité sanctionne toutes les décisions des comités; il se rend compte, d’après les paroles du président Companys, que la population catalane penche vers l’anarcho-syndicalisme et édifie selon ses principes. Au milieu de la guerre civile, les syndicats de la C.N.T. ont entrepris en Catalogne et dans le Levant un travail constructif gigantesque pour transformer les relations sociales et culturelles. Ils ont été bien secondés dans quelques cas, et surtout dans le Levant, par l’U.G.T.

              “L’activité de la C.N.T. au cours de cette guerre civile ne pouvait pas être couronnée encore par la lutte immédiate pour la réalisation du “communisme libertaire”. Une base d’entente avec les partis politiques participant à la lutte commune contre le fascisme devait être trouvée. Cependant le mouvement de collectivisation de cette étape déjà révèle visiblement des traits libertaires. La collectivisation est réalisée par les syndicats, leur activité n’est que coordonnée par le Conseil économique et le Conseil exécutif de la Généralité. Ce sont les ouvriers qui en prennent l’initiative. Vu sous cet angle, l’U.G.T. socialiste travaille, elle aussi, dans le sens du syndicalisme et non pas du socialisme d’Etat.

              Les Plénum des syndicats catalans de la C.N.T., pendant les mois de lutte, montrent d’une façon évidente le caractère du développement social en Catalogne.”

              A cette thèse, toutefois, s’oppose une contre-thèse assez répandue dans la base du mouvement : “La bureaucratie s’est montrée inutilisable dans la lutte contre le fascisme, sans parler de la construction ultérieure du socialisme. La révolution doit donc former ses organes propres, spécifiques et nouveaux. Un gouvernement de concentration socialo-bourgeoise à Madrid n’a rien d’un organe révolutionnaire. Ce n’est qu’une tentative faiblarde de continuer la légalité bourgeoise. Or, ce ne sont pas les forces de la légalité bourgeoise, mais les travailleurs qui ont pris en main la cause du peuple tout entière, et qui doivent assumer dans leurs organisations de lutte la responsabilité directrice.

              Les organisations syndicales seules peuvent donner aussi, dans une mesure croissante, un contenu social à la révolution, comme cela s’est produit d’abord en Catalogne et au Levant. Le socialisme espagnol qui jaillira du mouvement populaire antifasciste ne peut être une dictature, mais le résultat d’un travail constructif, d’une libre communauté entre la C.N.T. et l’U.G.T. La C.N.T. et la F.A.I. n’ont pas lutté contre le fascisme et ne se tiennent pas aux avant-postes de toute l’Espagne, pour admettre qu’une nouvelle tyrannie se substitue à l’ancienne; ils luttent contre tout pouvoir spécial se superposant à la classe des travailleurs. La présence des membres de la C.N.T. et de la F.A.I. dans les organes du gouvernement n’est qu’un compromis imposé par les circonstances, un recul momentané dans la révolution. Car celle-ci n’a pas d’autre instrument que les masses organisées sur le terrain de la commune et de l’atelier.”

    LES REALISATIONS IMMEDIATES

              Quoi qu’il en soit, voici un tableau de l’activité réalisée à l’arrière des fronts durant les premiers mois de la guerre civile. Nous empruntons à un journal mensuel Die Spanische Révolution, édité à Barcelone, un article consacré à la vie syndicale en Catalogne à la fin de l’été 1936 : “En Catalogne, les ouvriers et les paysans procédèrent eux-mêmes à l’édification d’un nouvel ordre social. Le pays s’achemine vers le socialisme. Ce socialisme n’est pas décrété d’en haut, il n’est pas le produit de la dictature d’un parti politique. C’est un nouvel ordre social libertaire qui repose sur la collaboration d’organisations économiques autonomes des producteurs et consommateurs du pays. Le socialisme des ouvriers catalans n’est pas un système économique politiquement dirigé suivant le mode autoritaire; il se base sur la coordination des efforts constructifs des syndicats, indépendants de toute contrainte politique. Pour la première fois, nous voyons se réaliser ici la vieille formule de la Première Internationale : L’émancipation des ouvriers par les ouvriers eux-mêmes.

              “Ce sont les ouvriers et paysans organisés qui décident librement de la nouvelle constitution sociale de leur pays. Après des journées de luttes acharnées dans les rues de Barcelone, des milliers de prolétaires catalans sont partis au front de la guerre civile dans l’Aragon. Les meilleurs fils de la classe ouvrière catalane sont engagés depuis fin juillet 1936 dans une lutte tenace contre le fascisme, une lutte sanglante pour chaque pouce de terrain.


              Mais, en même temps, les ouvriers et paysans du pays ont entrepris une oeuvre de réorganisation qui n’a pas sa pareille dans l’histoire des luttes sociales modernes. Au mois d’août déjà se réunirent à Barcelone des syndicats de plusieurs centaines de milliers d’ouvriers agricoles et de paysans pour élaborer et fixer les normes de la collectivisation de l’agriculture. Immédiatement après eut lieu le Plénum  anarcho-syndicaliste de la reconstruction. Là, les délégués se consultèrent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits sur la socialisation de l’industrie. Ces ouvriers discutèrent et décidèrent des problèmes fondamentaux de l’économie catalane, animés de l’esprit de sacrifice le plus grand et pénétrés d’une profonde connaissance des problèmes qu’ils avaient à résoudre.

              Cette assemblée économique fut suivie par une nouvelle conférence des syndicats ouvriers catalans qui prirent position, au cours d’une consultation de deux jours, en face du problème de l’organisation scolaire et éducative;  C’était ce qu’on a appelé le Plénum de la culture, où des prolétaires catalans de la ville et de la campagne, organisés syndicalement, examinèrent les questions de la reconstruction culturelle. Sur la large base des congrès syndicaux publics où parole fut donnée même aux délégués venus du coin le plus perdu de la campagne, furent ainsi fixées les lignes du développement culturel du pays. Ensuite, les fédérations locales, régionales et provinciales des syndicats les ont appliquées dans les communes, les régions et les provinces de Catalogne à la vie économique et culturelle.

              LE “Plénum de la Culture” des syndicats catalans concentra le plus fort de son attention sur la question scolaire. Les délégués du congrès discutèrent à fond les détails de la nouvelle organisation scolaire. En voici les résultats : Il sera créé un conseil des parents dans chaque école populaire pour contrôler l’école et travailler en collaboration avec les instituteurs et le Comité scolaire d’unité. Dans les écoles supérieures, on formera des Conseils communs aux élèves et aux professeurs, qui fixeront le plan d’études. En plus, de nouvelles Écoles Normales devront être fondées où seront formées également des forces non professionnelles s’intéressant à la pédagogie.

              Le développement future de la vie scolaire en Catalogne et l’activité des représentants anarcho-syndicalistes dans le Comité scolaire d’unité devront être constamment coordonnés par les syndicats et soutenus activement par eux. Les syndicats devront ainsi intensifier leurs efforts en vue d’éduquer les adultes. Tels furent les résolutions du Plénum de la culture des anarchistes et anarcho-syndicalistes.

              “Une vue d’ensemble des conférences tenues par les organisations anarcho-syndicalistes à Barcelone de juillet à octobre laisse apercevoir clairement la ligne du développement du mouvement révolutionnaire en Catalogne. De la lutte défensive contre le fascisme, menée en commun depuis des mois par la classe ouvrière et la bourgeoisie de gauche, se dégage un courant de renouvellement social qui est caractérisé par les tendances d’un socialisme constructif syndicaliste. Il repousse de plus en plus aussi les vieilles formes politiques de la démocratie bourgeoise et les remplace enfin par des nouveaux organes des producteurs et des consommateurs, prenant naissance à la base, administrant par eux-mêmes leurs affaires sociales, politiques et culturelles et organisant la défense de la révolution.


             Cette tendance, clairement visible en Catalogne, se répand dans d’autres régions d’Espagne et influence déjà fortement toute la région de Valence. A Barcelone, chaque tramway, chaque taxi, chaque voiture du métro, chaque autobus, chaque cinéma et chaque théâtre portent aujourd’hui les initiales “C.N.T.” Dans les différents quartiers de la ville, les couleurs (rouge et noir) des anarcho-syndicalistes signalent les sièges des syndicats. Ce n’est pas là de l’égoïsme de tendance des ouvriers syndicalistes. Au contraire, c’est l’expression fière de la conviction que les ouvriers eux-mêmes sont les seuls soutiens de la révolution; que les entreprises  sont des cellules et les forteresses de la construction socialiste.

              Les travailleurs se déclarent émancipés et libres de toute tutelle. Ils affirment la justesse de l’idée que le socialisme n’est pas la découverte et l’œuvre de sages “chefs” qui tiennent le gouvernail de l’Etat dans leurs mains, mais qu’il repose sur les réalisations de production et d’administration des ouvriers dans les usines, dont l’organisation  propre imprime à la nouvelle économie ses caractéristiques et son rythme vital.

              “L’organisation libertaire croît dans toutes les régions du pays. La C.N.T. contrôle aujourd’hui environ deux millions d’ouvriers. Nous donnerons ici les chiffres exacts de la Catalogne seulement, vieille région cénétiste, et de la Castille, où la C.N.T. représentait toujours une minorité. Elle y a subi, au cours de la guerre civile antifasciste, un développement tempétueux. Au Plénum de la reconstruction à Barcelone, cité plus haut, 327 syndicats furent représentés. De la statistique de ces syndicats, il résulte que la C.N.T. groupait en octobre en Catalogne plus de six cent mille travailleurs. Ces chiffres éclairent nettement l’importance de la Fédération régionale catalane de la C.N.T.

              La Catalogne est le pays typique de la Confédération Nationale du travail. A Madrid a eu lieu un Plénum des syndicats de la C.N.T. de Castille. Le mouvement a pris un grand élan dans cette région traditionnelle de domination de la social-démocratie et de la bureaucratie ministérielle. De sept mille membres au début de la dernière réorganisation légale, elle est montée à soixante-dix mille en septembre. Depuis les premiers mois de cette année surtout, la C.N.T. joue un rôle toujours plus considérable en Castille dans la direction des grandes luttes sociales.

              Il est connu que la C.N.T. a été la conductrice de toutes les grandes grèves à Madrid; bien qu’elle soit un minorité, elle a su conquérir toujours de nouveau les sympathies des masses de l’U.G.T. Un Plénum de la C.N.T. du Levant s’est réuni tout récemment (province de Valence). Il a rassemblé les délégués de trois cent mille ouvriers. L’anarcho-syndicalisme espagnol cherche à gagner aussi l’U.G.T. et à l’associer à ses efforts. La C.N.T. se propose de réaliser la destitution de la bureaucratie d’Etat, en commun avec l’U.G.T., et de pourvoir à son remplacement par les organes propres du mouvement antifasciste, non seulement en Catalogne, mais également à Madrid et dans toutes les régions espagnoles.”

    LE PROBLEME DE LA TERRE

              Le quotidien C.N.T. de Madrid, organe central anarcho-syndicaliste, écrivait en octobre 1936 à propos de la question agraire: “Le Ministère espagnol de l’Agriculture a promulgué un décret, suivant lequel toutes les terres appartenant à des personnes compromises dans le mouvement fasciste doivent être étatisées. Comme tant de fois déjà, l’Etat suit en boitant les faits sociaux. Les travailleurs agricoles espagnols n’ont pas attendu la solution par décret de cet important problème. Ils ont précédé le gouvernement et partout où le putsch fasciste a été abattu, mais aussi là où il n’avait pas éclaté, ils ont occupé les terres et ont fait la révolution à la base.

              Les travailleurs agricoles donnent les preuves d’une incompréhension claire des nécessités du problème agraire, ils sont mieux orientés que l’Etat. Sans aucune différenciation, ils exproprièrent tous les grands propriétaires fonciers. La justice sociale, la nécessité d’en finir avec le féodalisme en Espagne, les ont conduits dans cette voie. La socialisation de la terre par les travailleurs eux-mêmes est la seule solution viable. Si la socialisation de la terre ne s’était étendue qu’aux putschistes à punir,  cela n’aurait nullement abouti à la solution des problèmes agraires.

              “Les pouvoirs publics doivent comprendre que le 19 juillet a brisé définitivement la continuité de la légalité démocratique. Les privilèges de l’ancien ordre social sont prescrits, une nouvelle vie germe. Les syndicats des travailleurs agricoles ont collectivisé la terre et la production, et voici que le gouvernement déclare que la terre doit être expropriée en faveur de l’Etat.

              Cela constitue une méconnaissance de la volonté révolutionnaire des masses. En Catalogne et dans le Levant ont eu lieu déjà des congrès de syndicats agricoles. Des conférences régionales de tels syndicats se sont tenues dans d’autres districts de l’Espagne, même dans la Castille social-démocrate. Dans plusieurs de ces conférences, l’U.G.T. socialiste fut représentée parce qu’elle aussi perçoit clairement la nécessité du moment.

              Toujours le mot d’ordre se fit entendre : Socialisation de la terre par et pour les travailleurs ! Socialisation et non étatisation ! Prise en charge de la production par les organisations de classe des ouvriers !  C’est là lu but final logique du mouvement ouvrier, de la C.N.T. comme de l’U.G.T. Si on le repoussait, il ne vaudrait même pas la peine d’édifier des syndicats. Les organisations ouvrières et paysannes ont le but d’administrer la production. Le moment est venu de faire preuve de leurs capacités.

              Les syndicats portent toute la responsabilité de la reconstruction sociale, les gouvernants devraient le comprendre. La révolution a créé ses propres organes d’expression. Ces organes reflètent les nécessités de la lutte et de la reconstruction. Toute étape historique a des formes d’expression propres, trouvant les institutions correspondantes à ses besoins. Il s’agit de reconnaître la direction dans laquelle le peuple avance pour modeler les destinées de la nouvelle Espagne. L’Etat doit reconnaître ce qui se fait sur les terres espagnoles. Si les organisations des ouvriers agricoles socialisent la terre et la production, il n’a qu’à sanctionner cette mesure.”

              Depuis, la collectivisation fit des pas de géant en Catalogne, au Levant, en Andalousie et, surtout, dans la partie libérée de l’Aragon, où des dizaines de milliers de paysans établirent une solidarité économique complète sans limites entre les terroirs, sans argent, et sans inégalités d’un village à l’autre.

              Après la présence de cin cents délégués représentant cent mille collectivistes, a eu lieu à Caspe le premier congrès des Collectifs de l’Aragon. Au cours des cinq mémorables séances, ont été posées les bases d’une nouvelle économie sociale. Voici, d’après l’Espagne Nouvelle, les projets de résolution élaborés par les diverses commissions  comme conclusion aux discussions et échanges de vues qu’elles étaient  chargées d’interpréter :

    1. Structure de la Fédération Régionale des Collectifs Agricoles.

    1° Constituer la Fédération régionale des Collectifs, pour coordonner la puissance économique de la région, et pour donner caution solidaire à cette Fédération, d’accord avec les principes d’autonomie et de fédéralisme qui sont les nôtres.

    2° Pour construire cette Fédération, observer les règles suivantes : a) Les Collectifs doivent se fédérer par canton; b) Pour maintenir la cohésion et le contrôle des Comités cantonaux entre eux, il sera créé le Comité régional des Collectifs.

    3° Les Collectifs établiront une statistique exacte de leur production et de leur consommation, qu’ils enverront à leur Comité cantonal respectif ¾ lequel le transmettra au Comité régional.

    4° La suppression de la monnaie dans les collectifs et son remplacement par la carte de ravitaillement, permettront de mettre à la distance de chaque Collectif les quantités de subsistances nécessaires.

    5° Pour que le Comité régional puisse procéder au ravitaillement des Collectifs en produits provenant d’importations, les Collectifs ou les Comités cantonaux fourniront au Comité régional une quantité de produits en rapport avec la richesse de chaque localité ou canton, enfin de créer les Fonds régional d’échanges extérieurs.

    II. Nouvelle forme organique de l’administration de la terre.

    Nous acceptons le Municipe ou commune comme organe futur de contrôle sur l’administration des propriétés du peuple. Toutefois, en tant que collectivistes fédérés cantonalement, nous proposons d’abolir les limites locales de la propriété que nous cultivons et, à notre avis, il sera nécessaire que le Congrès envisage les points suivants :
    1° Les Collectifs étant constitués en Fédérations cantonales, il sera entendu que les terroirs locaux administrés par ces Fédérations ne constitueront plus qu’un seul terroir sans limites intérieures; et, pour tout ce qui concerne les champs cultivés, instruments de travail, machines agricoles, ainsi que les matières premières qui leur sont destinées, ils seront mis à la disposition des Collectifs qui viendraient à en manquer.
    2° Il sera fait appels aux Collectifs qui ont surabondance de main-d'œuvre ou qui, en certaines époques de l’année, n’utilisent pas tous leurs producteurs parce que ce n’est pas le moment approprié pour leurs travaux, et les équipes disponibles pourront être utilisées, sous le contrôle du Comité cantonal, pour renforcer les Collectifs qui manquent de bras.

    III. Conduite à tenir vis-à-vis des Conseils locaux et les petits propriétaires.

    1° Rapports avec les Conseils locaux : a) Les Conseils locaux composés de représentants des diverses organisations antifascistes, ont une fonction particulière entièrement légale, qui leur a été reconnue par le Comité régional de Défense de l’Aragon; b) Les Conseils administratifs des Collectifs exercent une fonction nettement distincte de celle des Conseils locaux et cantonaux; c) Mais comme les syndicats sont appelés à nommer et contrôler les délégués aux deux fonctions ci-dessus, elles peuvent être exercées par le même camarade, étant bien entendu qu’il ne doit les mêler en quoi que ce soit.

    2° Rapports avec les petits propriétaires : a) Il est bien entendu que les petits propriétaires qui, par leur propre volonté, se tiennent à l’écart des collectifs, n’ont aucun droit à en exiger des services en travail ou en nature, puisqu’ils se considèrent capables de se suffire à eux-mêmes; b) Toutes les propriétés foncières, rurales et urbaines et les autres biens ayant appartenu à des éléments factieux au moment de l’expropriation et qui sont acceptées dans le Collectif, passent aux mains du Collectif. De plus, toutes les terres qui jusqu’à présent n’ont pas été travaillées par leur propriétaire, fermier ou métayer, passent aux mains du Collectif.; c) Aucun petit propriétaire se tenant en dehors du Collectif ne pourra posséder plus de terre qu’il n’en aura labouré lui-même, étant bien entendu que cette possession ne lui donnera droit à percevoir aucun bénéfice de la nouvelle société; d) Il sera tenu pour libre et responsable, parmi les travailleurs associés, pour autant que sa personne ou son bien ne causeront aucune perturbation de l’ordre collectif.”

    LA TRANSFORMATION ECONOMIQUE

              Pour montrer à quel point profond les travailleurs catalans ont modifié l’économie de leur pays en trois mois seulement, nous voulons reproduire ici encore quelques documents du mouvement antifasciste catalan. Quand les ouvriers eurent, dans les usines mêmes, accompli la socialisation et créé de nouveaux corps administratifs, quand ils eurent entrepris l’étude des conditions économiques de chaque industrie et branche commerciale, le Conseil économique, composé de toutes les tendances antifascistes, publia le programme général suivant exprimant les tendances fondamentales du mouvement ouvrier tout entier :
    “Réglementation de la production en accord avec les besoins de la consommation.
    “Contrôle du commerce extérieur.
    “Collectivisation de la grande propriété terrienne, respect de la petite propriété.
    “Dévalorisation partielle de la propriété urbaine par la réduction des loyers et la diminution du revenu des propriétaires.
    “Collectivisation de la grande industrie, des services publics, et des transports.
    “Réquisition et collectivisation de toutes les entreprises abandonnées par leurs propriétaires.
    “Développement de la Coopération sur le terrain de la distribution et collectivisation des grandes entreprises distributives.

    “Contrôle ouvrier des banques jusqu’à la nationalisation complète du système bancaire.
    “Contrôle ouvrier sur toutes les entreprises qui constituent l’artisanat et la petite industrie.
    “Résorption intégrale, dans l’agriculture et l’industrie, de tous les chômeurs par la revalorisation des produits agricoles et le retour des travailleurs à la terre. Création de nouvelles branches industrielles, électrification de la Catalogne, etc.
    “Suppression de tous les impôts indirects.”

              Plus tard, la création d’une réglementation générale devint nécessaire pour la collectivisation, réglementation basée sur la généralisation des faits et données existant dans la pratique. Le Conseil exécutif de la Généralité publia ce règlement en novembre. L’auteur en est un représentant de la C.N.T. au Conseil économique et dans la Généralité, le camarade Fableau. Il est libellé ainsi :

    “La production est collectivisée, mais l’artisanat et la petite industrie restent propriété privée, de même que les biens des coopératives de consommation.

    “Toutes les entreprises occupant cent ouvriers ou plus au 20 juillet, sont collectivisées d’office. Les entreprises occupant moins de cent ouvriers ne sont collectivisées d’office qu’au cas où le propriétaire était fasciste ou a abandonné son entreprise après la révolution. Les entreprises de moins de cent ouvriers peuvent être collectivisées aussi, si la simple majorité des ouvriers et le ou les propriétaires en sont d’accord. Ces entreprises peuvent même être collectivisées sans l’asservissement du patron au cas où 75% des ouvriers le demandent. En plus, le Conseil économique peut réaliser de sa propre initiative la collectivisation des petites entreprises, si certains intérêts de l’économie générale l’exigent.

    “Les tribunaux populaires décident de la question si un propriétaire est fasciste ou non.

    “Sont considérés comme ouvriers toutes les personnes participant à l’activité productrice, qu’il s’agisse de travaux manuels ou intellectuels.

    “Dans les entreprises collectivisées, les ex-propriétaires sont acceptés en tant qu’ouvriers et mis à des places correspondantes à leurs capacités.

    “Dans les entreprises où des intérêts étrangers sont en jeu, la forme de l’expropriation est fixée par une assemblée commune de tous les intéressés avec le Département économique de la Généralité. La direction des entreprises collectivisées repose dans les mains des Conseils d’usine, élus en assemblée générale d’usine. Ces conseils doivent se composer de cinq à quinze membres. La durée de participation au Conseil est de deux ans; chaque année, la moitié des membres doit être remplacé.

    “Les anciennes Directions , Conseils administratifs et Commission de contrôle, disparaissent complètement.

    “Les Conseils d’usine sont responsables devant l’Assemblée plénière de l’entreprise et devant le Conseil général de la branche d’industrie.
    “En commun avec le Conseil général de leur branche d’industrie, ils règlent la marche de la production.

    “En plus, ils règlent les questions du dommage du travail, des conditions de travail, les institutions sociales, etc.

    “Le Conseil d’usine désigne un directeur. Dans les entreprises occupant plus de 500 ouvriers, cette nomination doit se faire en accord avec le Conseil économique. Chaque entreprise nomme en plus, comme représentant de la Généralité, un de ses membres du Conseil d’usine, en accord avec les ouvriers.

    “Les Conseils d’entreprise tiennent au courant de leurs travaux et de leurs plans aussi bien dans l’Assemblée plénière des ouvriers que le Conseil général de leur branche d’industrie.

    “Au cas d’incapacité ou de refus d’application des décisions précises, des membres du Conseil d’usine peuvent être destitués par l’Assemblée plénière ou par le Conseil général de leur branche d’industrie.

    “Si une telle destitution est prononcée par le Conseil général de l’industrie, les ouvriers de l’entreprise peuvent en appeler et le Département de l’économie de la Généralité décide du cas après avoir entendu le Conseil économique antifasciste.

    “Dans l’économie non-collectivisée, les petites entreprises formeront leur Conseil de contrôle ouvrier, dont l’activité s’étendra à la direction des affaires et de la production dans l’entreprise aussi bien qu’aux conditions sociales.

    “Les Conseils généraux des branches d’industrie sont composés de : 4 représentants des Conseils d’usine, 8 représentants des syndicats suivant les proportions des différentes tendances syndicales dans l’industrie et 4 techniciens envoyés par le Conseil économique antifasciste. Ce comité travaille sous la présidence d’un membre du Conseil économique.

    “Les Conseils généraux des industries s’occupent des problèmes suivants : organisation de la production, calcul des prix de revient, éviter le double emploi entre les entreprises, étude des besoins de produits dans l’industrie, étude des marchés intérieurs et extérieurs, élaboration de propositions sur la fermeture et la nouvelle création d’entreprises, fusions, etc., étude et propositions  sur le terrain des méthodes de travail, suggestions sur la politique douanière, édification de centrales de vente, acquisition des moyens de travail et des matières premières, attributions de crédits, installation des stations techniques d’essais et de laboratoires, statistique de la production et des besoins du consommateur, travaux préliminaires pour le remplacement des matériaux étrangers par des matières espagnoles, etc.

    “Les branches d’industrie sont organisées suivant les affinités de production de groupes d’entreprises, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la manufacture du produit marchand.”

    L’ENSEIGNEMENT LIBERTAIRE DE LA REVOLUTION SOCIALE

              Dans un meeting tenu à Sueca en octobre 1936, le camarade Valencien Juan Lopez a fort bien su faire ressortir le caractère libertaire, hostile à toute dictature, qui caractérise la révolution ibérique. Voici ses paroles :

              “Nous avons à réaliser quelque chose qui devra servir d’exemple à toutes les révolutions et que seuls les travailleurs espagnols pourront montrer au monde. C’est de changer la société en évitant la dictature, qu’elle vienne d’un seul parti ou de tous les partis réunis formant le bloc des forces antifascistes. Au cours des trois mois de mouvement antifasciste armé et de travail révolutionnaire à l’arrière-garde, les régions de l’Espagne ont accompli leur renaissance à une nouvelle vie autonome. Le pouvoir central avec ses organes a fait place politiquement et économiquement à une Espagne fédéraliste.

              Au moment critique, il y a trois mois, il n’existait plus de gouvernement. Toutes les articulations de l’Etat étaient brisées, aucun de ses organes capitalistes ne fonctionnait plus. A cette époque, toute l’organisation politique et économique du vieux régime reçut le coup de grâce. Mais l’Espagne continua à vivre : ses villes et ses villages, ses régions vivaient et s’exprimaient sans avoir le moins du monde besoin des organes de l’Etat, ni des directives du gouvernement central qui était tombé en poussière devant la révolte militaire fasciste.

              “Les représentants du vieux régime, camouflés dans toutes les organisations politiques et même dans le gouvernement, sont intéressés à présent à recoller les morceaux cassés, à faire fonctionner à nouveau ses organes étatiques, à recréer un nouvel Etat centraliste espagnol. La réside le danger immédiat d’une dictature. Nous sommes en face d’une lutte entre la jeune force de vie et le régime mourant qui essaie de prolonger son agonie. Faute de pouvoir y parvenir par la persuasion et par l’entretien de l’illusion démocratique, ce régime, tôt ou tard, est obligé d’en appeler à la violence et même à la terreur. Notre tâche, au moment présent, est de reconnaître les réalités de la révolution espagnole et faire front contre le danger, non par un flux de belles paroles, mais par une organisation parfaitement souple, un rassemblement harmonieux de toutes les forces antifascistes. Il faut éviter la dictature parce que celle-ci ne peut qu’étouffer le caractère spécifique de la révolution espagnole.”

              Dans le mouvement antifasciste espagnol, combattaient des ouvriers et des républicains de différentes tendances. Toutefois, on peut dire : le fascisme aurait triomphé sans coup férir en Espagne, si l’action de défense avait été menée par les seules forces appelées légales de la république ou les organisations du Front Populaire parlementaire. Les ouvriers révolutionnaires donnaient au mouvement son vrai visage. Le mouvement de juillet n’aurait pas surgi en Espagne sans la C.N.T. et la F.A.I. Et, si demain, la dictature s’éffondre, ces deux organisations imprimeront à la nouvelle Espagne des traits importants de sa nouvelle physionomie  sociale et culturelle.

              Le socialisme espagnol ne sera pas calqué sur l’Etat fasciste totalitaire; il n’impliquera pas une dictature d’un petit groupe politique sur les masses travailleuses. La vie publique en Espagne sera basée sur la liberté, l’initiative et l’action directe des unités économiques organiques des producteurs et de consommateurs, des syndicats, des communes, cantons et régions. L’esprit du 19 juillet y restera vivace. Et ce renouveau sera un exemple pour tous les peuples européens qui saluèrent jadis le premier soulèvement social-révolutionnaire d’un peuple contre le fascisme.

              Voici, à cet égard, le témoignage non prévenu d’un homme à qui l’on ne peut refuser ni la clairvoyance, ni la science, ni le courage, car il s’agit de Carlo Roselli (ancien professeur d’Economie politique à l’Université de Gênes, qui en exil fut plus tard assassiné avec son frère Nello par les sicaires de l’O.V.R.A. mussolinienne). Membre du mouvement républicain “Guistizia e Libertà” Rosselli fut condamné en Italie comme antifasciste à trois ans de travaux forcés, gagna ensuite l’Espagne et dirigea la section italienne de la colonne Ascaso sur le front de Huesca, où il fut blessé. Rosselli a étudié les réalités espagnoles et il a dit ce qu’il a vu. Il écrivait entre autres en 1936  :

              “Le sort de l’Espagne dépend actuellement de la Catalogne. Le pessimisme qui domine dans certains cercles qui sympathisent avec nous me semble justifié. Même Madrid menacée et une partie considérable de l’Espagne du Sud se trouvant sous la botte des fascistes, tout le littoral de la Méditerranée et la Catalogne restent essentiellement antifascistes et enthousiastes.

              Or, la Catalogne comprend une grande partie de la population espagnole, la moitié des richesses du pays et les trois quarts de son industrie. L’armée catalane se trouve devant Saragosse. En trois mois, la Catalogne a su remplacer le vieux régime social écroulé par un système nouveau; et elle le doit surtout aux anarchistes, qui ont fait preuve d’un remarquable esprit de modération, de sens des réalités et de l’organisation. Barcelone présente maintenant une physionomie tout à fait normale. Tous les services publics, tous les théâtres fonctionnent normalement. Dans toutes les administrations palpite la vie d’une révolution vraiment constructive.

               “En Catalogne, toutes les forces révolutionnaires se rallièrent à un programme réel syndicalo-socialiste : socialisation de la grosse industrie et des latifundia (exception faite des biens étrangers); respect de la petite propriété, etc. L’anarcho-syndicalisme, autrefois méconnu, outragé, déploie des capacités constructives formidables. Santillan, anarchiste et chef d’état-major des milices catalanes, m’a parlé de la reconstruction de la grosse industrie militaire. Et, en effet, nous avons pu nous rendre compte de la valeur de cette mobilisation industrielle sur le front même. Nous sommes allés sur le front en vêtement de treillis, avec une chemise et une paire d’espadrilles. Actuellement, nous nous transformons lentement en une armée bien équipée. Miracle ! Miracle dont il faut chercher le secret dans l’enthousiasme révolutionnaire du peuple, ainsi que dans les capacités des syndicats et de leurs dirigeants.

              “Je ne suis pas anarchiste; mais j’estime de mon devoir devant la justice de proclamer franchement mon opinion sur la nature de l’anarchisme catalan, qui est trop souvent présenté comme une force purement critique et destructrice, voire criminelle. L’anarchisme catalan est, malgré tout, un très grand courant dans le mouvement ouvrier occidental. Il descend de Proudhon et de Bakounine et il a toujours mis en relief la mission historique d’une organisation ouvrière économique.


              Les communistes libertaires de Catalogne sont des “volontaristes” pour lesquels la vie sociale, dans son ensemble, n’est pas le résultat d’un développement mécanique des forces productrices, mais celui de la volonté créatrice et de la lutte des masses. Leur point de départ est l’individu. D’après eux, la révolution doit avoir l’homme comme point de départ, et comme instrument, et comme but. Pas de règlements bureaucratiques, mais une association libre d’hommes libres. Une sorte d’humanisme libertaire, telle est l’essence de l’anarchisme catalan qui est un mouvement imbu de culture. La culture est sa passion. Son plus grand martyr est un instituteur, un pédagogue : Francisco Ferrer. Les “anarchistes illégalistes”, les Durutti, Ascaso, Jover, Oliver, fondèrent à Paris une librairie au moment où on les poursuivait en Catalogne en tant que bandits.

              “Une nouvelle formule de démocratie sociale naît aujourd’hui en Catalogne : une sorte de synthèse théorique et pratique de l’expérience russe et de l’héritage occidental. L’anarchisme catalan est une force jeune et fraîche, ayant en même temps une base solide. Sur certains points, il est, peut-être, quelque peu primitif, mais d’autant plus ouvert à l’avenir. Ses dirigeants ne sont pas des hommes âgés, ramollis par le parlementarisme. Ce sont, pour la plupart, des jeunes révolutionnaires n’ayant pas plus de trente à trente-cinq ans, mûris et bien trempés dans les années de prison et d’exil et possédant, comme tous les Catalans, un bon sens pratique. Je suis resté sur le front soixante-quinze jours avec les anarchistes, je les admire.

              Les anarchistes catalans sont l’avant-garde héroïque de la Révolution occidentale. Avec eux naît un monde nouveau, et c’est une grande joie de les servir. Vous, révolutionnaires doctrinaux de Madrid, hommes de la IIe et IIIe Internationale, réformistes, vous qui vous y embrouillez ! Lorsqu’il  s’agit de l’anarchisme, pensez aux journées du 19 et 20 juillet à Barcelone : n’oubliez pas que l’un des meilleurs généraux fascistes, le nommé Godet, avait préparé scientifiquement, et de longue date, l’attaque foudroyante de la Catalogne. Les points stratégiques furent occupés à l’avance par 40.OOO hommes. Théoriquement, Barcelone était tombée... Le destin de l’Espagne est entre les mains de la Catalogne. Le socialisme et le communiste autoritaires observent avec angoisse ce phénomène qui dépasse leurs formules écrites.”

              Voici les paroles de Rosselli. Nous devons ajouter que l’anarchisme et le syndicalisme espagnols ne se limitent nullement à la Catalogne. Ils sont répandus dans le pays tout entier et groupent partout des masses derrière eux. Les forces démocratiques de tout le pays, les travailleurs à orientation socialiste et communiste ne devraient pas ignorer plus longtemps : elles ont beaucoup à apprendre de l’Espagne. Un fleuve de renouveau moral peut couler de l’Espagne révolutionnaire et féconder tous les pays de l’Europe. En Espagne, vit encore une classe ouvrière qui n’est pas disciplinée artificiellement et dont les chefs ne représentent pas un “Etat bureaucratique dans l’Etat” mais un mouvement d’expression vitale de la volonté populaire révolutionnaire en elle-même. Là jaillit la source des forces de l’anarchisme ibérique, cette source d’énergie combattive, organisatrice, révolutionnaire inépuisable qui s’est tarie depuis longue date dans les mouvements ouvriers des autres pays,bureaucratisés politiquement, mais qui peut renaître avec l’esprit libertaire dont aucune race, aucun peuple n’est foncièrement privé, car il fait la grandeur et la dignité de l’espèce humaine.


    A. & D. PRUDHOMMEAUX.


    (paru dans LES CAHIERS DE CONTRE COURANT, en décembre 1955)


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  • LE RESPECT DU CHEF DES LES « ORIGINES » ET SOUS LES « GRANDS ROIS »

         La plupart des peuples ont conservé, à l’égard de leurs dominateurs : rois, tyrans, dictateurs ou aventuriers divers, une sorte de respect superstitieux que l’avènement des sciences, bien mal utilisées et bien mal réparties, n’a pas réussi à faire disparaître.
         D’après James G. Frazer, il ne peut y avoir aucun doute sur l’origine sacrée du culte du chef et de la royauté chez la majorité des peuples. Dans bien des cas, nous rencontrons ce qu’il y a lieu de considérer comme une identité de Dieu et de roi, le roi étant pour ainsi dire une incarnation de Dieu.

         « A Rome, écrit Haggerty Krappe, dans sa Mythologie Universelle, certains actes religieux étaient tellement liés à la royauté que, même après la proclamation de la République, il fallait nommer un Rex sacrorum pour les accomplir. Des siècles plus tard après la chute de la République, l’empereur est toujours aussi pontifex maximus, et l’avènement du christianisme n’y changea d’abord rien. En Scandinavie, le roi joue un rôle très important dans les grands sacrifices, et lorsque les rois norvégiens se font chrétiens, si l’on s’élève contre ces conversions, c’est seulement parce que la nouvelle foi semble empêcher les rois de se livrer à ces actes sacerdotaux.
         « Si ces actes sont tellement liés à la royauté, c’est parce qu’on présume qu’ils n’ont la valeur bienfaisante qu’on leur attribue que lorsqu’ils sont accomplis par le roi. C’est par ces actes (comme par bien d’autres d’un ordre purement magique) que le roi influe sur le bien-être du groupe politique auquel il est préposé. C’est de lui et de sa conduite que dépendent les récoltes, non seulement dans la Thèbes du roi Œdipe, mais chez les anciens Irlandais et les Scandinaves païens... »

         A l’époque qui précède la séparation des tribus chez les peuplades indo-européennes régnait la croyance que le chef était possédé d’une force mystérieuse et surnaturelle qui l’élevait bien au-dessus du commun des mortels.
         Par la suite, et pendant des siècles d’absolutisme, le culte du chef fut entretenu, imposé, exalté et contrôlé rigoureusement par les autorités civiles et religieuses au service de clans « aristocratiques » ou de quelques privilégiés. L’enthousiasme des tièdes était sérieusement relevé par des procédés comme la prison, les galères ou par quelques petits supplices qui correspondaient aux goûts raffinés de ces joviales époques.
         Dans son Esprit des Lois (t. XII, p. 12), Montesquieu donne un aperçu des peines qui punissent le crime verbal de lèse-majesté. On ne pouvait s’en tirer que par l’écartèlement, le bûcher ou la pendaison.

         La vile populace était ainsi solidement maintenue dans le respect de ces grands personnages qui tenaient leur pouvoir de la divinité.
         Aujourd’hui encore, l’histoire officielle ne craint pas de faire l’éloge et de célébrer les vertus de ces « grands rois » qui ne furent le plus souvent que des personnages très ordinaires, quand ils n’étaient pas des crétins ou de misérables sacripants capables de toutes les atrocités.
         Pour les nécessités d’une certaine propagande nationaliste qui a besoin de « belles traditions », l’histoire mensongère de ces illustres rois et proposée aux naïfs qui s’extasient sur les prétendues perfections morales des lointaines époques qui ont vu vivre de tels héros.

         A l’occasion de la commémoration du septième centenaire de la mort du roi saint Louis, une assemblée de dévots émettait récemment le vœu que le pieux roi devienne le « patron secondaire » de la France, avec sainte Jeanne d’Arc et sainte Thérèse de Lisieux.
         Le pieux roi était surtout un lascar qui mettait au pas les mécréants et travaillait ferme à l’établissement de l’esprit troupeau, sous l’égide de la croix. Outre la continuation du massacre des Albigeois, on lui doit des lois sur les « jurements » qui témoignent d’un singulier esprit chrétien. Joinville raconte qu’un orfèvre accusé d’avoir juré fut, par ordre du roi, attaché presque nu à l’échelle où l’on exposait les condamnés, ayant autour du cou les boyaux et la fressure d’un porc, « en si grande foison, dit le chroniqueur, qu’elle lui venoit jusqu’au nez. »
         Le saint roi faisait marquer le front, brûler les lèvres, percer la langue avec un fer chaud à tous ceux qui étaient convaincus d’avoir juré... Il apportait le même esprit chrétien dans la répression du vol, particulièrement du « vol domestique ». Le voleur domestique était pendu, quant à celui qui commettait un vol dans une église, il avait les yeux crevés...

         Ferdinand Lol (membre de l’Institut) écrit dans son livre « La France des origines à la guerre de cent ans » (1941, p. 200) « En Angleterre, en Castille, les pouvoirs publics refusèrent d’accueillir les inquisiteurs. En Allemagne, Frédéric II, par politique, en France, Saint Louis,  par piété, mirent la force armée à la disposition des « commissaires », en grande majorité des dominicains. Alors (1233) les inquisiteurs commencèrent en France les exploits qui ont laissé une réputation sinistre. La caractéristique de l’inquisition, c’est moins la cruauté de la répression, si affreuse soit-elle (la mort par le feu), que la procédure : c’est la procédure inquisitoriale renouvelée du Bas Empire, secrète et arbitraire. L’accusé ne sait ni qui l’accuse, ni même au juste de quoi on l’accuse. »

         Un autre grand roi qui tente encore souvent la plume des historiens, c’est François 1er. On n’arrête point de célébrer sa bonne mine, sa galanterie et le soutien qu’il accordait aux lettres et aux arts.
         Ce singulier « Père des lettres » a pourtant publié des « lettres patentes » en 1535, qui défendaient d’imprimer quelque livre que ce fut, dans tout le royaume, sous peine de la hart (Isambert, Anciennes lois, t. XII, p. 402)
         L’histoire prétend que ce « grand roi » demandait son avis à son fou Triboulet dans les cas embarrassants. Les réponses que l’on prête à ce fameux Triboulet prouveraient qu’il avait à lui seul plus d’intelligence et de jugement que son maître et tous les membres du conseil royal réunis; mais il est probable que tout cela a été imaginé, car, suivant Bernier, auteur de « Histoire de Blois », Triboulet n’était qu’un misérable imbécile que personne n’aurait remarqué s’il n’eût obtenu la bienveillance de deux rois.

         L’abbé Gervaise, dans la « Vie de Saint Martin de Tours », raconte la curieuse histoire de la profanation du tombeau de saint Martin, en juillet 1522, par François 1er qui avait besoin d’argent et fit transporter à la Monnaie le treillis d’argent qui fermait le tombeau, pour en faire des « testons ». « Cette action si peu attendue d’un prince catholique, écrit l’abbé Gervaise, jeta tous les gens de bien dans la consternation. Ceux-mêmes qui s’étaient chargés de cette entreprise la trouvèrent si honteuse qu’ils ne voulurent jamais permettre qu’on en dressât un procès-verbal ! »

         C’est pourtant le même « profanateur » qui s’employa, comme il en avait fait le serment, à exterminer l’hérésie en la personne des Vaudois de Cabrières, Mérindol et La Coste. « Le 18 avril 1545, écrit de Thou, vingt-deux bourgs ou villages furent brûlés ou saccagés avec une inhumanité dont l’histoire des peuples les plus barbares fournit à peine des exemples. Les malheureux habitants, surpris pendant la nuit et poursuivis de rocher en rocher, à la lueur des feux qui consumaient leurs maisons, n’évitaient une embûche que pour tomber dans une autre; les cris pitoyables des vieillards, des femmes, des enfants, loin d’amollir le cœur des soldats, forcenés de rage comme leurs chefs, ne faisaient que les mettre sur la trace des fugitifs, et marquer les endroits où ils devaient porter leurs coups... »

         Le bon François 1er aimait beaucoup assister à la torture de l’estrapade, fort employée pour prolonger les douleurs des « malversants en matière de religion », condamnés en foule par les tribunaux d’inquisition de l’époque. La victime était attachée à l’extrémité d’une espèce de balançoire qu’on abaissait sur le bûcher, et qu’on relevait alternativement avec un choc violent, de manière que ses membres étaient à la fois disloqués et brûlés à petit feu, jusqu’à ce qu’elle tombât sur le bûcher lorsque les flammes avaient gagné les cordes qui la garrottaient.

         « Le 21 janvier 1535, le roi ayant résolu d’expier, par une procession solennelle, les offenses commises par les hérétiques contre le saint sacrement, ordonna qu’on fit jouer des estrapades sur son passage, et dans les six principales places de la capitale. A chaque station, en effet, on attendit, pour commencer le supplice, l’arrivée de François 1er et de la procession, et le roi, humblement prosterné, implorait la miséricorde divine sur son peuple, jusqu’à ce que les malheureux martyrs eussent péri dans d’atroces douleurs, au milieu des huées du peuple. » (Garnier, t. XII, p. 552.)


         Dans son « Histoire des Français », Lavallée parle de l’alliance de François 1er, exterminateur de l’hérésie, avec le Turc Soliman, et de l’indignation soulevée en Europe contre François 1er qui, par cette alliance, avait permis à Barberousse de s’en retourner à Constantinople avec 14 000 chrétiens qu’il avait enlevés en Italie. Une fois sur le chapitre des « grands rois », il est impossible de ne pas s’arrêter au populaire personnage qui s’illustra par cette fameuse trouvaille de la poule au pot qui ne fit guère son apparition que dans l’histoire arrangée par les thuriféraires du monarque. A propos d’Henri IV, rappelons ce que Charles Lameth énonçait devant l’Assemblée nationale, le 16 mai, 1790 : « Un terrible danger de laisser le droit de déclarer la guerre aux rois, qui peuvent la faire pour leurs passions personnelles, c’est l’exemple de Henri IV (qui, au moment où il tomba sous le poignard d’un assassin, se préparait à une guerre qui allait embraser l’Europe, pour conquérir non pas des Empires, mais la princesse de Condé. »

         Cette remarque de Lameth pourrait inspirer encore d’utiles médiations, les «  rois » qui nous dominent étaient aussi dangereux que les anciens monarques. Elle permettrait de ne pas trop s’éplorer de la disparition prématurée de ce grand roi Henri dont les mœurs et la probité ne furent guère mises en évidence par une cruelle satire qui fut l’ouvrage d’une princesse de Conti, sa proche parente. Cet ouvrage ne concorde guère avec ce que disent les auteurs modernes qui représentent le roi comme l’image de la clémence, de la douceur, de la bienfaisance... En réalité, le bon roi était incapable dans la répression du crime de lèse-majesté, comme ses devanciers. Ce crime, au premier chef, était puni de mort; et le coupable était roué, écartelé, tenaillé, brûlé ou pendu, selon les circonstances.
         Pour de simples paroles, Henri IV fit écarteler Bourgoin, prieur des Jacobins, en 1590; en 1591, il faisait écarteler pour le même motif un jeune novice carme à peine âgé de douze ans; en 1595, il faisait pendre un vicaire de Saint Nicolas des champs  qui avait fait l’apologie du régicide; en 1600, il fit brûler vive la femme Nicole Mignon pour avoir conspiré contre le régime; en 1602, il faisait trancher la tête à son ex ami de Gontault-Biron pour une vague histoire de complot; à la même époque, il faisait rompre en place de Grève un nommé Fontanelle soupçonné d’être complice de Biron; en 1609, il faisait pendre un jardinier coupable de ne pas avoir révélé qu’on lui avait offert de l’argent pour supprimer le roi; en 1604, il ordonnait la pendaison de Nicolas L’Hôte, qui fut traîné sur une claie et écartelé après sa mort pour des faits assez imprécis; en 1605, il fit supplicier les frères Lucquesse accusés de conspiration... (Voir Montesquieu, Esprit des Lois, t. XII, p. 12.)

         C’est sous le règne d’Henri IV que fut brûlé par la main du bourreau le fameux Traité des élections de Génébrard qui y soutenait le principe des élections des évêques par le clergé et par le peuple, contre la nomination par le roi. Saint François de Sales se glorifiait, dit-on, d’avoir été le disciple de ce Génébrard qui passait, en son temps, pour un dangereux démocrate. C’est aussi sous le bon roi Henri IV que fut réimprimée avec la plus extrême rigueur l’insurrection des croquants (qui eut pour point de départ la ville de Crocq, en 1592) Dans un manifeste daté du second jour de juin 1594, et signé : Vos bons frères et amys les gens armés du Tiers-état des pays de Quercy, Agenois, Périgord, Xaintonge, Limousin, haulte et basse Marche, les croquants protestaient devant Dieu que nous reconnaissons nostre roy nous estre donné de Dieu et que de droit divin naturel et humain, la couronne de France lui appartient, et qu’il nous faut vivre et mourir pour son service, etc...

         Mais une convention des nobles du Périgord « pour défendre le service du roi » proclamait que « les rebelles se sont élevés contre tout droit divin et humain, en ce qu’ils ont bien voulu renverser la religion, ne payant pas les dismes ordonnées dès le commencement du monde pour le service de Dieu, etc., qu’ils ont voulu renverser la monarchie pour establir une démocratie à l’exemple des Suisses, etc. L’insurrection fut noyée dans le sang; le mot croquant devait rester comme synonyme de paysan, et c’est dans ce sens que devait l’employer La Fontaine dans sa fable intitulée : « La Colombe et la Fourmi.»

         Le bon roi Henri fit également décréter la peine de mort contre les braconniers trouvés en état de récidive dans la forêt royale. Mais il était surtout préoccupé par le jeu et les femmes, ce qui devait causer sa perte, si l’on en croit les « Mémoires de la princesse Palatine » (édition de 1833), selon laquelle Ravaillac avait tué le roi pour se venger de ce qu’il avait séduit et ensuite abandonné sa sœur. Pour satisfaire sa passion, Henri IV avait pour mentor et confident principal un ancien valet de chambre de Henri III qui avait fait une fortune énorme dans le maniement des deniers publics. Ce Zamet, disent les auteurs de la Biographie Universelle, avait, pour captiver l’affection de Henri, des titres qui, aux yeux de l’home privé, valaient bien ceux que le vertueux Sully pouvait avoir à la confiance du monarque.

         L’amant de Gabrielle voulait-il traiter sa maîtresse avec magnificence, et toutefois sans aucune des gênes de l’étiquette, la maison de Zamet était à sa disposition. Désirait-il trouver une distraction passagère entre les bras de quelque maîtresse de louage (selon l’expression de l’Estoile) ou de quelque belle garce, comme dit Bassompierre, Zamet fournissait encore le logis, souvent même il ménageait au roi la surprise de quelque « objet nouveau... » A la suite d’un repas que la duchesse de Beaufort avait pris chez ce Zamet, elle sentit les atteintes d’un mal violent dont elle devait mourir rapidement. « Retirez-moi de ce mauvais logis », dit-elle, et, après trente-six heures de souffrances inouïes, elle expira avec l’enfant qu’elle portait dans son sein. L’espèce d’horreur que témoigna cette infortuné quand, du petit Saint-Martin, où elle était allée faire ses dévotions, on la ramena dans la maison de Zamet, les tâches noires qui parurent sur son visage, le mariage du « bon roi Henri » enfin la faveur dont jouit Zamet auprès de la nouvelle reine, tels furent les indices d’après lesquels la rumeur publique accusa ce financier d’avoir empoisonné Gabrielle pour le compte du bon roi.

         « L’histoire s’est surtout avilie en s’extasiant sur « le plus magnifique de tous les rois », le grand, le divin Louis XIV qui, encensé par tous, ne craignait pas de se comparer modestement au soleil. A la cours de ce gros balourd, les prélats même n’étaient pas les derniers à se faire remarquer par l’exagération de leurs flatteries. (Saint-Simon, t. III, p. 35) Gratien de Courtilz, qui fut enfermé neuf ans à la Bastille, sous le grand roi, a écrit dans son « Testament politique de Colbert » : « ce dernier prétendait que les évêques de France étaient tellement dévoués aux volontés du roi, que, s’il avait voulu substituer l’Alcoran à l’Évangile, ils y auraient donné les mains. » Sous ce grand roi, le pouvoir royal fut exalté avec une impudence révoltante. Déjà, le 13 août 1631, Richelieu avait fait tenir un Lit de Justice, où le premier président, pour complaire au cardinal, avait prononcé ces paroles devant Louis XIII :

         « Sire, les rois sont les dieux visibles des hommes, comme Dieu est le roi invisible des hommes... Les rois ont un grand avantage sur les autres hommes pour s’acquitter dignement de la fonction de leur charge, Dieu les inspire... » C’est l’évêque de Meaux, Bossuet en personne, qui allait saluer l’inspiration divine qui permettait au grand roi Louis XIV d’entreprendre les dragonnades et la dispersion des « hérétiques » « Malgré les nombreuses troupes qui gardaient les frontières, cinquante mille familles sortirent de France et se réfugièrent en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse... La plaie fut irréparable pour la France. On les accueillit partout avec la plus grande faveur; on les sollicita même de s’enfuir en leur promettant des établissements avantageux. Un faubourg de Londres fut peuplé d’ouvriers en soie, en cristaux, en acier; et la palme de l’industrie passa dès lors en Angleterre. Le Brandebourg sortit de ses fanges, Berlin devint une ville, la Prusse fut défrichée; les réfugiés eurent une influence si décisive sur les États de Frédéric Guillaume que, dès cette époque, datent la grandeur de ces États et le poids qu’ils mirent dans la balance de l’Europe. » (Th. Lavallée, Histoire des Français, t. III, p. 254 et suiv.)

         Le grand roi, qui avait toujours besoin d’argent, organisa la perception des impôts, surtout la gabelle, avec une criminelle rigueur. Des statistiques dont l’authenticité ne peuvent être contestée établissent que, bon an, mal an, il y avait 4 500 saisies dans l’intérieur des maison, plus de 10 000 sur les routes et les lieux de passage, 300 condamnations aux galères pour crime de contrebande de sel. Les femmes, les enfants, n’étaient pas épargnés. En 1675, six à sept mille paysans bretons, exaspérés par la gabelle, dévastèrent deux bureaux de perception à Fougères et à Rennes. Dans cette dernière ville, le gros duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, voulut dissiper le peuple attroupé. Ses gardes furent repoussés à coups de pierres, et il fut traité de gros cochon. Louis XIV envoya six mille hommes de troupe afin de punir les mécontents.

         La punition fut terrible. « Un témoignage non suspect peut être invoqué à cet égard,, c’est celui de Mme de Sévigné, toute dévouée à Louis XIV. »  Voici ce qu’elle demandait à sa fille dans des lettres datées de la Scilleraye  et de Buron, près de Nantes : « On a fait une taxe de 100 000 écus sur le bourgeois, et, si on ne trouve pas cette somme dans les vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigée par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir  sous peine de la vie; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville... On a roué un violon qui avait commencé la danse. Il a été écartelé après sa mort et ses quatre membres exposés aux quatre coins de la ville... Nos pauvres Bretons s’attroupent, quarante, cinquante, par les champs, et disent mea culpa; c’est le seul mot français qu’ils sachent; on ne laisse pas de les pendre... Les troupes viennent de tous côtés; elles vivent, ma foi, comme en un pays de conquête... Ce sont des larmes et des désolations ! » (Histoire de Nantes, par Mellinet, t. IV, p. 308)

         Le 7 septembre 1651, le grand roi donnait une déclaration confirmative de l’ordonnance de Louis XII, qui prescrivait des peines sévères contre les blasphémateurs. En 1681, il donnait une autre ordonnance qui défendait à tous soldats de jurer et de blasphémer le saint nom de Dieu, de la Sainte Vierge et des saints, à peine d’avoir la langue percée d’un fer chaud. Le règne de Louis XIV fut le triomphe absolu de l’étatisme; Jacques Saint-Germain écrit dans « Les Financiers sous Louis XIV » : « La perception de la grande gabelle occupe 30 000 fonctionnaires, celle de la petite 6 000. Plus de 200 greniers à sel sont répartis sur le territoire, 34 chambres et magasins surveillent leur fonctionnement ou assurent leur approvisionnement.

         « Pour régler les difficultés fiscales surgies à l’occasion du recouvrement des revenus de la nation, il existe plus de 150 juridictions occupant environ 10 000 juges... Colbert, en 1661, avait trouvé 45 780 officiers en fonction. Ce chiffre aura au moins doublé à la fin du Ministère Desmaretz. Négociants, artisans, paysans ne peuvent plus accomplir un acte économique sans qu’aussitôt surgisse un fonctionnaire dûment mandaté pour dresser un rapport, infliger un procès-verbal de contravention et, dans le meilleur des cas, prélever des droits de visite. A aucun moment de la monarchie on n’a vu s’affairer autant de contrôleurs. »

         Installée sous la Monarchie absolue, cette extravagante administration a subsisté jusqu’à nos jours; entrée tout à fait dans les mœurs de nos étranges républiques, elle n’étonne plus personne. A ses débuts, elle était mal supportée, et c’est ce qui explique le soulagement ressenti par le peuple à la mort du roi soleil. Duclos écrit dans ses « Mémoires » (p. 498) : « Le corps de Louis XIV fut porté à Saint-Denis. L’affluence fut prodigieuse dans la plaine. On y vendait toutes sortes de mets et de rafraîchissements. On voyait de toutes parts le peuple danser, chanter, boire, se livrer à une joie scandaleuse; et plusieurs eurent l’indignité de vomir des injures, en voyant passer le char qui renfermait le corps. »

         Mais, sans transition, le peuple avait son esprit moutonnier et sa croyance au bon tyran, acclamait le successeur du monarque disparu, et les Parisiens manifestaient un crédule engouement pour le bambin royal et applaudissaient les bons mots et les espiègleries de ce dernier dont parle le recueil du marquis de Clavière (Portraits intimes du XVIIIème siècle, t. II, p. 115) Ces espiègleries étaient souvent aussi spirituelles que celle que conte Mathieu Marais dans son journal : « Le valet de chambre, M. Bontemps, étant venu heurter à la porte de son cabinet vitré et étant entré, le roi en badinant lui a craché au visage, et a dit : « Retirez-vous, je suis avec mon chancelier... » Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, cette euphorie ne devait pas durer longtemps, les excès du nouveau roi devant rapidement égaler ceux de son aïeul.

         Le Parlement de Rouen déclarait dans une requête au roi : « Si l’état actuel des finances oblige, en temps de paix, à imposer sur les peuples des fardeaux plus pesants qu’ils n’en ont porté en temps de guerre, les maux sont à leur comble, et présagent l’avenir le plus effrayant. » (Bresson, Hist. financière de la France; Remontrances du Parlement de Rouen, du 16 avril 1763) L’auteur de « L’Histoire de la vie privée de Louis XV » montre ce qu’il restait de la popularité du roi en décrivant ses obsèques célébrées fort lestement : « La même indécence régnait sur les chemins parmi les spectateurs, et à Saint-Denis les cabarets étaient remplis d’ivrognes qui chantaient. Si c’est dans le vin qu’est la vérité, on connaîtra facilement la façon de penser du peuple à propos d’un de ces hommes. On lui disait, pour le faire sortir du cabaret, que le convoi de Louis XV allait passer. ¾ Comment, s’écria-t-il, ce coquin-là nous a fait mourir de faim toute sa vie, et il nous ferait encore mourir de soif à sa mort ? »
         Nous avons montré suffisamment ce qu’était en réalité les plus grands rois que nous présente l’histoire qui met hypocritement à leur compte tout ce que l’humanité doit au génie humain de leur époque, nous aurions pu aller plus loin et établir la biographie réelle d’un grand nombre de personnages légendaires qui ont dominé les nations et laissé des réputations plus ou moins usurpées. Il nous faudrait des volumes pour relater les folies, les sottises, les incohérences et les crimes de la plupart de ces personnages. Quand on se livre à des recherches sérieuses sur leur vie, on est épouvanté en découvrant tant de turpitudes chez ces gens qui prétendaient tenir de Dieu un pouvoir aristocratique, c’est-à-dire, selon l’acception première, le pouvoir du meilleur. On remarque facilement que ce furent toujours les plus fort qui gouvernèrent en se prétendant les meilleurs. Ils imposèrent aux peuples, par la violence, ces sentiments de respect qui ne sont pas éteints. Pour excuser les crimes des castes dirigeantes, les historiens déclarent volontiers que leurs exactions correspondaient simplement aux mœurs de leur époque. Il n’en était rien en ce qui concerne le peuple, et surtout les pauvres gens des campagnes qui vivaient timides et craintifs, dans un véritable abrutissement, toujours victimes de la noblesse et des gens de guerre.

         Les « vilains », eux, aimaient si peu la guerre, qu’au XIVème siècle, lorsque fut institué le corps des francs-archers, appelés aussi francs-taupins à cause de  leur origine terrienne, on ne cessa de les chansonner à cause de leur manque d’ardeur au combat et de la facilité avec laquelle ils prenaient la fuite en cas de déroute. On oubliait volontiers que ces malheureux n’avaient rien à gagner dans les orgies guerrières de leurs maîtres. Jacob Le Duchat, dans ses « Notes sur Rabelais » (1711) cite une de ces chansons dirigées contre l’importante institution d’où date, en France, l’établissement d’une milice régulière :


    Un franc-taupin un si bel homme estoit
    Borgne et boiteux, pour mieux prendre visée;
    Et si avoit un fourreau sans épée;
    Mais il avoit les mulles au talon,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin un arc de fresne avoit
    Tout vermoulu, sa corde renouée;
    Sa flesche étoit de papier empennée,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin son testament faisoit
    Honnestement dedans le presbytère,
    Et si laissa sa femme à son vicaire
    Et lui bailla la clef de sa maison,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin chez un bonhomme estoit,
    Pour son dîner avoit de la mourue.
    Il lui a dit : Jarnigoy ! je te tue,
    Si tu ne fais pas la soupe à l’oignon,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin de Haynaud revenoit,
    Sa chausse estoit en talon deschirée;
    Et si disoit qu’il venoit de l’armée;
    Mais onc n’avoit donné un horion.
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin en son hostel revint,
    Et il trouva sa femme l’accouchée,
    Adonc, dit-il, j’ai la billevesée;
    Un an a que ne fus en ma maison.
    Deriron, vignette sur vignon.

         C’est la Révolution de 89 qui remit en question une institution bien ancienne, puisque la conscription était le mode de recrutement des légions romaines. Dès 1789, Dubois-Crancé proposait à l’Assemblée nationale le recrutement de l’armée par la conscription de tous les citoyens  actifs de chaque département. Appuyés par le baron de Menou, cette proposition fut rejetée sur l’intervention du duc de Liancourt, qui rappela qu’à Rome la conscription avait produit le délit de couper le pouce aux enfants mâles, ce qui fut l’origine du latin pollex truncatus, d’où est venu le mot poltron (« Moniteur » des 14, 15 et 16 décembre 1789) Amendé par le député Jourdan, le projet fut adopté le 3 Fructidor. Il fixait à cinq ans la durée du service militaire en temps de paix; en temps de guerre, elle était illimitée, mais le remplacement était autorisé.

         L’histoire a beaucoup parlé de l’enthousiasme des conscrits impatients de payer l’impôt du sang. Il y eu pourtant de nombreux réfractaires. Le « Moniteur » du 15 Vendémiaire an VII reconnaît « qu’un grand nombre de ces réfractaires se cachaient ou formaient des bandes armées d’autant plus redoutables aux agents de l’autorité que, se tenant dans les contrées où ils étaient nés et dont ils connaissaient les moindres accidents de terrains, ils étaient pourvus de vivres et de munitions par leurs familles... D’autres se coupaient les doigts ou se faisaient arracher les dents pour être réformés; il y en eut même qui préfèrent la mort au supplice d’une sorte d’esclavage dont il était impossible de prévoir terme. »

         Ainsi, en établissant la conscription et les conseils de guerre, la Révolution réduisait considérablement la portée de la Déclaration des droits de l’homme présentée comme le plus important apport libertaire de tous les temps. On admire aujourd’hui le naïf optimisme de ces révolutionnaires qui croyaient alors que la chute de la royauté suffisait pour réaliser la libération complète et définitive de l’individu. Le conventionnel P. M. Manuel ne déclarait-il pas : « Sans ces Mandrins couronnés, il y a longtemps que la raison et la justice couronnaient la terre... Que de temps il a fallu pour casser la fiole de Reims ! » P. M. Manuel comptait sans l’élément moutonnier qui peut perturber toutes les conceptions et rendre incertaines toutes les expériences. Il n’avait point lu Fontenelle, ce philosophe sceptique du XVIIIème siècle qui exposait ainsi ses conceptions prudentes sur l’homme et le progrès :

         « Même lorsque les lumières auront fait de grands progrès, lorsqu’il n’y aura plus ni nobles ni roturiers, il n’y aura toujours qu’un petit nombre de gens pour savoir et soupeser la valeur de ce qu’ils savent, pour se prêter à leurs passions, sans devenir par elles un danger pour la tranquillité des autres. Le peuple croira en la science comme en une manière de religion rationnelle; il obéira aux privilégiés de l’intelligence, s’ils détiennent la force, et savent lui persuader, fût-ce en le dupant sur sa propre intelligence, et qu’il sait où il va, et pourquoi il suit ceux qui le mènent. Le sage sait tout cela et que ces changements ne se feront pas en un jour, et que, pour bouleverser l’ordre social traditionnel, ils ne transformeront pas tellement le fond des choses. Le problème sera toujours de concilier des intérêts, la méthode devant seulement varier un peu avec une époque de croyances traditionnelles et avec un temps de connaissances et de croyances rationnelles (J. R. Carré, La Philosophie de Fontenelle, p. 632-633, 1932.)

         Quand on lit aujourd’hui toutes ces harangues enflammées qui proclamaient jadis le magnifique avenir de l’homme et les étincelantes promesses du progrès, et lorsqu’on confronte toutes les promesses avec les évènements qui ont marqué le temps écoulé depuis ce XVIIIème siècle qui annonçait l’avènement d’un monde nouveau, on ne peut qu’être frappé par la sagesse de Fontenelle qui considérait avec circonspection ce que l’on appelait progrès. L’application, croyait-il, n’a de ses qu’en vue d’une utilité, et les véritables utilités ne sont peut-être pas en nombre illimité. Les plaisirs étant liés aux besoins, on pourrait découvrir qu’à permettre de nouveaux plaisirs, en créant de nouveaux besoins, on n’avance guère.

         Au fond, les siècles diffèrent pour les connaissances, mais pas tellement pour les plaisirs véritables. Il est vrai que les plaisirs intellectuels paraissent illimités; mais on sait aussi ce qu’on risque à apprendre à penser, si la pensée dissout le bonheur ordinaire, qui est fait d’inconscience et de folie. » Fontenelle pensait, tout comme Pierre Bayle, que nos actes sont généralement irréfléchis, et souvent stupides; bien loin de stimuler l’action, la pensée ne pourrait que la freiner dans beaucoup de cas. Mais comment l’homme de pensée consentirait-il à mentir à soi-même, en galopant en aveugle derrière des chimères soumises aux imprévisibles options de l’esprit troupeau ?


    ______
    L’ABSOLUTISME ET LE « LION POPULAIRE »

         On peut encore constater aujourd’hui ce que Voltaire dénonçait hier : « Je possède une dignité et une puissance que l’ignorance et la crédulité ont fondée; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds; s’ils se relèvent et me regardent en face, je suis perdu; il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer. Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendu puissants. Ils ont d’autres puissants sous eux, et ceux-ci en ont d’autres encore, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre et de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance, comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes et comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble enfin, ils soudoient les fanatiques qui crient à haute voix : « Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez et taisez-vous ! »

         Bonaparte, qui déclarait à Rœderer : « Plus je lis Voltaire, plus je l’aime... », devait surtout aimer les phrases de cette nature. Il ne manqua pas d’en faire son profit. En 1810, l’écrivain anglais John Scott Byerley publiait une traduction du « Prince » de Machiavel; dans son introduction, il montre l’étroite analogie qui existe entre les principes de Machiavel et les actes de Bonaparte. En 1816 paraissait un ouvrage, attribué à Aimé Guillon, qui reprenait le même thème, sous le titre : « Machiavel commenté par Bonaparte. » Les principes de Machiavel étaient, en réalité, de simples observations que le secrétaire florentin devait à son époque (1) Un de ses traducteurs, Amelot de la Houssaye, en tentant de réhabiliter l’auteur, a bien montré que le monde n’avait pas besoin de ce « bréviaire inspiré », du fait que le pouvoir porte en soi un élément corrupteur qui suffit amplement à guider tout autocrate dont la « durée » est la suprême loi.

         Depuis que des individus ou des cliques ont exercé le pouvoir, les préceptes mis en valeur, avec quelque ironie, par Machiavel ont été mis en pratique avec plus ou moins d’habileté et avec des fortunes différentes. Peut-être n’a-t-on pas oublié les principaux, si souvent mis et remis au « goût du jour. » : « Le prince devra donc agir en animal astucieux; il s’efforcera d’être à la fois renard et lion, car, s’il n’était que lion, il n’apercevrait pas les pièges; s’il n’était que renard, il ne saurait se défendre contre les loups; il lui faut être renard pour distinguer les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit pas point accomplir sa promesse, lorsque cet accomplissement pourrait lui nuire... Le prince doit songer uniquement à conserver sa vie et son Etat; s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. » (Chapitre XVIII.)

         Bonaparte n’a besoin d’aucun effort pour s’approprier la morale des princes, « et ce qu’on peut appeler le grand libertinage de l’ancien régime » écrit Albert Sorel. Il l’aurait inventé s’il ne l’avait respiré partout. Sa seule ambition aurait suffi à lui révéler ces données de la politique contemporaine, si des princes philosophes et des philosophes amis des princes n’avaient pris la peine de les dresser en maximes et de les exprimer en français pour les rendre plus claires et les répandre davantage. « Bonaparte qui avait juré que son épée ne serait jamais employée que pour la défense de la République et de son gouvernement, avait pour lui, dit encore Sorel, la masse qui, depuis 1789, a tout porté dans la Révolution, oscillant de droite à gauche, mais allant toujours, d’instinct, au plus urgent, simplifiant toutes les idées et rompant de son choc formidable toutes les mesures des politiques. C’est la foule paysanne et bourgeoise, tout ce qui par les biens nationaux, par les emprunts, par les emplois vit de l’Etat et, en vivant, a besoin d’un Etat puissant, d’un Etat payant bien... Tous, dit un contemporain, Rœderer, qui mieux que personne a ressenti et traduit les impulsions de cette classe moyenne, « tous étaient si fatigués des tentatives désastreuses, si consternés de leur impuissance, si effrayés du retour de la démagogie... »

         Dans l’armée comme dans le peuple, Bonaparte avait pour lui la masse moutonnière qui désirait un maître. Il se présentait au bon moment, mais tout aspirant dictateur eût été tout aussi bien agréé par la population. C’est ce que devait reconnaître Napoléon lui-même : « Je ne serais pas venu qu’il est probable qu’un autre aurait fait de même. La France aurait fini par conquérir le monde. Un homme n’est qu’un homme. » (Gourgeaud, t. II, p. 78.) Avec une dérisoire facilité, ce général républicain devait s’élever à la Toute Puissance.

         Il ressuscita l’ancien cérémonial monarchique, créa une noblesse nouvelle, rétablit la distinction des ordres et eut des courtisans à qui il donnait volontiers un coup de pied dans le ventre, quand tel était son bon plaisir. Pour compléter la métamorphose, il abolit le tribunat, enchaîna la presse, rétablit les prisons d’Etat, transforma à son profit la Constitution et fonda le régime des décrets impériaux. Il effaçait totalement ainsi tout ce qui, depuis quinze ans, avait agité les esprits, ce qui avait coûté tant de sang : la liberté, l’égalité, la République disparaissait comme un rêve par la volonté du nouvel usurpateur qui entendait concentrer en sa personne tous les pouvoirs comme tous les droits des citoyens. (M. Pérennes.) Après la chute de Napoléon, la Restauration, accueillie d’abord avec quelque indifférence, se chargea d’attiser les haines par toutes sortes de mesures impopulaires.

         C’est ainsi que, le ç avril 1817, une ordonnance du roi attribuait une somme de 3 millions 950 000 francs à l’amélioration du sort du clergé. Comme cette ordonnance avait été précédée d’une sérieuse augmentation des taxes qui pesaient sur un pays ruiné par la guerre, le mécontentement ne devait pas tarder à se faire sentir. En 1830, un rapport des ministres de Charles X et quatre ordonnances de ce prince, en date du 25 juillet, pour suspendre la liberté de la presse (déjà bien étriquée) et établir un nouveau mode d’élection,  provoquent un soulèvement. Paris tombe au pouvoir du peuple. L’archevêché, la maison des missionnaires de France et l’établissement des jésuites à Montrouge sont dévastés... Cette révolution en miniature ne devait pas avoir une très grande influence sur la situation du peuple, en dépit du ressentiment qu’elle eut à l’extérieur. (2)

         Pour certains historiens qui ferment résolument les yeux sur les faits surtout quand ils sont séparés de nous par le voile du passé, cette situation était particulièrement brillante. Un hebdomadaire écrit, en analysant superficiellement ce qui se passe au début de l’année 1971 : « Ce gouvernement qui dure, cette économie qui se consolide, cette nation qui ne revendique aucun territoire et ne défie personne, tout cela paraît bien morne. La France s’ennuyait déjà sous Louis-Philippe, dans la paix et la prospérité. Aujourd’hui comme alors, il lui manque des occasions de frémir. » (R. Sédillot, « La Vie française », 26-2-71) Lamartine, cet indécis que Proudhon n’a pas oublié dans sa galerie des « paillasses révolutionnaires », avait bien lancé cette boutade, en 1859 : « La France est un pays qui s’ennuie. » Mais il y avait alors, pour justifier la chute de la monarchie, bien autre chose que de l’ennui.

         On connaît le mot de Béranger à Dumas qui le félicitait, après la Révolution de 1830, d’avoir fait un roi. « Je n’ai pas précisément fait un roi, répondit le chansonnier, j’ai fait ce que font les petits Savoyards quand il y a de l’orage : j’ai mis une planche sur le ruisseau. » Et c’est Lamartine lui-même qui écrivait, le 24 décembre 1846 : « Je n’ai rien à faire qu’à attendre, le roi est fou, M. Guizot est une cavité enflée, M. Thiers une girouette, l’opposition une fille publique, la nation un Géronte, le dernier mot de la comédie sera tragique pour beaucoup... »

         Le fameux peintre Honoré Daumier ¾ qui eut, lui aussi, les honneurs de la prison Sainte-Pélagie, comme beaucoup de républicains ¾ a su camper magnifiquement les sommités du régime : Louis-Philippe, l’homme au légendaire parapluie, le maréchal Lobau, qui commandait à la Garde Nationale de Paris, qu’il affuble d’une défroque d’apothicaire en le nommant « prince Lancelot de Tricanule » à cause de sa méthode de dispersion des manifestations populaires au moyen de lances à incendie; Guizot, et le « Ventre législatif », qui montre les députés conservateurs dirigeant à moitié endormis, « satisfaits de tout, car ils ne sont en peine de rien. » Je ne citerai que pour mémoire « le massacre de la rue Transnonain » qui ne contribua pas peu à illustrer les capacités du régime.

         Quant à la « prospérité » et à la situation réelle des ouvriers, il est facile de l’évaluer assez exactement en compulsant des ouvrages semblables à ceux du Dr Louis-René Villermé, chargé par la Section des Sciences morales de l’Institut de mener une enquête qui se poursuivra pendant plusieurs années. Son « Tableau de l’état physique  et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie », paru en 1840, et ses « Considérations sur le personnel des Bassins houillers » (1847) donne une idée de la misère d’une bonne partie du prolétariat. Le mal est profond : en 1846, cette misère est encore aggravée par la disette, tandis que le chômage s’étend davantage dans l’industrie.

         C’est encore Lamartine qui écrit, en 1844 : « Tout ce peuple chôme, souffre, maigrit, mendie, s’exprime et tombe en pourriture humaine... » (Droit au travail) C’est en 1847 que l’économiste « orthodoxe » Frédéric Bastiat publiait un inimitable pamphlet qui avait pour titre : « Une mystification; prendre cinq et rendre quatre, ce n’est pas donner » (Numéro 2 de « Jacques Bonhomme », juin 1847) Dans ce pamphlet, écrit avec l’esprit de Voltaire, Bastiat s’en prend à une construction sociale viciée qui ressemble toujours étonnement à celle qu’aujourd’hui nous déplorons  : « Ainsi que vous le savez, j’ai beaucoup voyagé et j’ai beaucoup à raconter. Parcourant un pays lointain, je fus frappé de la triste condition dans laquelle paraissait être le peuple, malgré son activité et la fertilité de son territoire Pour avoir l’explication de ce phénomène, je m’adressai à un grand ministre, qui s’appelait Budget. Voici ce qu’il me dit :

         « J’ai fait faire le dénombrement des ouvriers. Il y en a un million. Ils se plaignent de n’avoir pas assez de salaire, et j’ai dû m’occuper d’améliorer leur sort. D’abord j’imaginai de prélever deux sous sur le salaire quotidien de chaque travailleur. Cela faisait rentrer 100 000 francs tous les matins dans mes coffres, soit trente millions par an. Sur ces trente millions, j’en retenais dix pour moi et mes agents. Ensuite je disais aux ouvriers : il me reste vingt millions, avec lesquels je ferai exécuter des travaux, et ce sera un grand avantage pour vous. En effet, pendant quelque temps, ils furent émerveillés. Ce sont d’honnêtes créatures, qui n’ont pas beaucoup de temps à eux pour réfléchir. Ils étaient bien un peu contrariés de ce qu’on leur subtilisât deux sous par jour; mais leurs yeux étaient beaucoup plus frappés des millions ostensiblement dépensés par l’Etat.

         « Peu à peu, cependant, ils se ravisèrent. Les plus fins d’entre eux disaient : ¾ il faut avouer que nous sommes de grands dupes. Le ministre Budget commence par rendre à chacun de nous trente francs par an, et gratis; puis il nous rend vingt francs, non pas gratis, mais contre du travail. Tout compte fait, nous perdons dix francs et nos journées à cette manœuvre.

         «  ¾ Il me semble, seigneur Budget, que ces ouvriers-là raisonnaient assez bien.
         «  ¾ J’en jugeait de même, et je vis bien que je pouvais continuer à leur soutirer leur gros sous d’une façon aussi naïve. Avec un peu plus de ruse, me dis-je, au lieu de deux, j’en aurai quatre. C’est alors que j’inventai l’impôt indirect. Maintenant, chaque fois que l’ouvrier achète pour deux sous de vin, il y a un sou pour moi. Je prends sur le tabac, je prends sur le sel, je prends sur la viande, je prends sur le pain, je prends partout et toujours. Je réunis ainsi, aux dépens des travailleurs, non plus trente millions, mais cent. Je fais bombance dans de beaux hôtels, je me prélasse dans de beaux carrosses, je me fais servir par de beaux laquais, le tout jusqu’à concurrence de dix millions. J’en donne vingt à mes agents pour guetter le vin, le sel, le tabac, la viande, etc.; et, avec ce qui me reste de leur propre argent, je fais travailler les ouvriers.

         «  ¾ Et il ne s’aperçoivent pas de la mystification ?
         «  ¾ Pas le moins du monde. La manière dont je les épuise est si subtile qu’elle leur échappe. Mais les grands travaux que je fais exécuter éblouissent leurs regards. Ils se disent entre eux : Morbleu ! Voilà un bon moyen d’extirper la misère. Vive le citoyen Budget ! Que deviendrions-nous, s’il ne nous donnait de l’ouvrage ?
         «  ¾ Est-ce qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’en ce cas vous ne leur prendriez plus leur gros sous, et que, les dépensant eux-mêmes, ils se procureraient de l’ouvrage les uns aux autres ?
         «  ¾ Ils ne s’en doutent pas. Ils ne cessent de me crier : « Grand homme d’Etat, fais-nous travailler un peu plus encor. » Et ce cri me réjouit, car je l’interprète ainsi : Grand homme d’Etat, sur notre vin, sur notre sel, sur notre tabac, sur notre viande, prends-nous un plus grand nombre de sous encore. »

    L’ETAT
    (Extraits)

         Je voudrais qu’on fondât un prix, non de cinq cent francs, mais d’un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui donnerait une bonne, simple et intelligible définition de ce mot : l’Etat. Quel immense service ne rendrait-il pas à la société ! Tout ce que nous en savons, c’est que c’est un personnage mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu’il y ait au monde. Car, Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies; et, si vous en faites, je gage dix contre un que vous chargez l’Etat de les réaliser...

         Oh ! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n’arrête, pas mêmes les contradictions... Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s’appelant l’Etat, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets, de l’huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions pour tous les doutes, des vérités pour toutes les intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l’enfance, du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins, prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience, d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité.

         Et pourquoi ne le désirerais-je pas ? Dieu me pardonne, plus j’y réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me tarde d’avoir, moi aussi, à ma portée, cette source intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller, infaillible que vous nommez l’Etat... Comme il est certain, d’un côté, que nous adressons tous à l’Etat quelque requête semblable, et que, d’une autre part, il est avéré que l’Etat ne peut procurer satisfaction aux uns sans ajouter aux travail des autres, en attendant une autre définition de l’Etat, je me crois autorisé à donner ici la mienne. Qui sait si elle ne remportera pas le prix ?

         L’ETAT, c’est la grande fiction à travers laquelle TOUT LE MONDE s’efforce de vivre aux dépens de TOUT LE MONDE.

         Car, aujourd’hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d’autrui. Ce sentiment, on n’ose l’afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on ? On imagine un intermédiaire, on s’adresse à l’ETAT, et chaque classe tour à tour vient lui dire : « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons. «  Hélas ! l’Etat n’a que trop de pente à suivre le  diabolique conseil; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d’hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l’occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. L’Etat comprend donc bien vite  le parti qu’il peut tirer du rôle que le public lui confie. Il sera l’arbitre, le maître de toutes les destinées; il prendra beaucoup,; donc il lui restera beaucoup à lui-même; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le cercle de ses attributions; il finira par acquérir des proportions écrasantes...

         ... Bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d’une autre énergie que la nôtre... Je prétends que cette personnification de l’ETAT a été dans le passé et sera dans l’avenir une source féconde de calamités et de révolutions. Voilà le public d’un côté, l’Etat de l’autre, considérés comme deux êtres distincts, celui-ci tenu d’épandre sur celui-là, celui-là ayant droit de réclamer de celui-ci le torrent des félicités humaines. Que doit-il arriver .? Au fait, l’Etat n’est pas manchot et ne peut l’être. Il a deux mains, l’une pour recevoir et l’autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L’activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l’activité de la première. A la rigueur, l’Etat peut prendre et ne pas rendre. Cela s’est vu et s’explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu’elles touchent. Mais ce qui ne s’est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se peut même concevoir, c’est que l’Etat rendre au public plus qu’il ne lui a pris...

         L’Etat se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux manifeste... La contradiction se dresse toujours devant lui; s’il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal; et s’il renonce à la fiscalité, il faut qu’il renonce aussi à la philanthropie... (Frédéric Bastiat. Article inséré au « journal des Débats », numéro du 25 septembre 1848.)

         Je crois devoir insister sur cette période qui vit naître réellement des individualités exceptionnelles. La Révolution de 1848 semblait devoir être le point de départ d’une ère ininterrompue de progrès social. Mais ses animateurs n’avaient pas une idée exacte de la situation, et ils surestimaient l’action des « forces populaires. » Lamennais, qui, en 1840, avait été condamné à un an de prison pour sa brochure « Du pays et du gouvernement », dans laquelle il attaquait Louis-Philippe, croyait naïvement que tout allait s’arranger par la seule vertu du parlementarisme. Lui qui avait prononcé la fameuse phrase : « Personne n’a apporté en naissant le droit de commander », il ne trouvait rien de plus neuf, de plus original, que de faire confiance à l’Etat, cette conjonction de toutes les ambitions, de toutes les impostures.

         Avec la plupart des doctrinaires de son époque, il attendait tout du suffrage universel. A ceux qui objectaient le « retournement » possible des élus de ce fameux ouvrage, il rétorquait : « L’opposition une fois constatée, entre elle et ses représentants qui auraient cessé de l’être, la nation, avec un calme sans violence (en aurait-elle besoin ?), rappellerait à soi l’exercice délégué de sa souveraineté et protesterait par un refus de l’impôt contre le pouvoir rebelle. » Ozanam, Louis Blanc, Maret, Eugène Pelletan, et beaucoup d’autres partageaient cet optimisme qui paraît, aujourd’hui, bien enfantin, mais qui était bien dans la note de l’époque, si l’on en croit Bakounine qui écrit dans ses « Confessions » : « Non seulement j’étais comme grisé, mais tous l’étaient, les uns de peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés... Il semblait que l’univers entier fût renversé. L’incroyable était devenu habituel, l’impossible le possible. En un mot, l’état des esprits était tel alors que, si quelqu’un était venu dire : le Bon Dieu vient d’être chassé du ciel, la République y est proclamé... tout le monde l’aurait cru et personne n’en aurait été dupe... »

         Pourtant, cette folle allégresse n’était pas tellement unanime. En 1848, de nombreux polémistes et militants ne partageaient pas du tout l’opinion de M. de Girardin, qui, rallié au gouvernement provisoire, écrivait dans « La Presse » : « Confiance ! Confiance ! La défiance est comme le paratonnerre qui attire la foudre... La confiance est le courage de l’esprit !... » Rapidement, Raspail vit que la Révolution allait être confisquée. Le 20 avril, il écrivait dans « L’Ami du Peuple » : « S’il est dans la vie un spectacle capable de plonger l’âme la plus dévouées dans la tristesse du découragement, c’est sans conteste celui d’un peuple qui, après avoir conquis d’un seul bond sa liberté politique et chassé la tyrannie par la seule puissance de son mépris, cherche à se donner de nouveaux maîtres et à céder peu à l’œuvre de sa régénération... » Quant à Cabet, qui, avec son journal « Le Populaire », avait une certaine influence sur le peuple, il ne pouvait s’attendre qu’à un échec, lui qui avait écrit dans son « Voyage en Icarie » : « Si je tenais une révolution dans ma main, je tiendrais ma main fermée, parce que le peuple n’est pas encore assez éclairé pour qu’une révolution lui soit profitable. » Ce qu’avait déjà dit, à peu près, Fontenelle.

         Dans son système « utopique », Cabet considérait l’éducation comme une base indispensable. C’est pourquoi il réclamait l’instruction générale, gratuite, réelle, complète. Pour lui, l’éducation ne devait pas rester un instrument de duperie au service d’un pouvoir, mais tendre exclusivement à éclairer l’individu, pour lui permettre d’être vraiment un homme libre. Disciple de Fourier, Victor Considérant développe à peu près les mêmes idées dans le tome III de sa « Destinée sociale », ouvrage paru en 1844. Il fait cette constatation : « Sur trente-six millions de Français, il y en a au moins vingt-huit millions qui ne reçoivent pas ce que l’on nomme l’éducation. La France, sous ce rapport, ne présente aucun trait de différence avec n’importe quelque population barbare. La culture y est un privilège réservé exclusivement aux familles riches ou aisées...

         Victor Considérant, lui, commentait ainsi la propagande qui présentait la « démocratie politique » comme la panacée par excellence : « Donnez au pauvre toutes les libertés politiques du monde, donnez-lui le droit de suffrage, d’électorat et d’éligibilité; il n’en sera pas d’un iota plus libre; il n’en sera pas moins contraint de se mettre chaque jour en quête d’un maître pour avoir son pain de chaque jour. Que lui importe la liberté politique si vous lui refusez la liberté sociale ? » « Tant que l’aisance sociale n’existe pas, que l’homme du peuple n’a pas un minimum d’existence socialement garanti, le peuple n’est qu’un vaste troupeau de pauvres créatures incultes, grossières, toujours exploitées sous le nom de prolétaires, de paysans, de serfs ou d’esclaves, par les classes détentrices de la propriété et des instruments de travail ¾ troupeau souvent écorché et toujours fondu ¾. Tout cela est indéniable. » (Destinée Sociale », t. I.)

         Le 23 avril, jour des élections à la Constituante, c’est P.-J. Proudhon qui écrit dans ‘Le Représentant du Peuple » : « L’économie politique du gouvernement déchu conduirait totalement le peuple, par une série d’impossibilités, à la misère. » « L’économie politique du gouvernement provisoire conduit également le peuple, par une autre série d’impossibilités, à la misère, et la République à la banqueroute. » Après les élections, il « prend note » : « La question sociale est ajournée... C’est donc la bourgeoisie qui règlera, comme auparavant, la condition des travailleurs... » Le 30 avril, il dénonce « les mystifications du suffrage universel » : « Parce que les auteurs qui, les premiers, se sont occupés de l’origine des gouvernements, on enseigné que tout pouvoir a sa source dans la souveraineté nationale, on a bravement conclu que le mieux était de faire voter, de la voix, du croupion, ou par bulletin, tous les citoyens, et que la majorité, absolue ou relative, des suffrages ainsi exprimés était adéquate à la volonté du peuple. On nous a ramenés aux usages barbares... »
         P.-J. Proudhon était un sceptique, comme l’était Fontenelle, plus d’un siècle avant lui. Chez l’un comme chez l’autre, en dépit des multiples contradictions qu’on peut leur reprocher, tout individu qui sait lire et comprendre peut trouver une richesse d’idées extraordinaire. Comme Fontenelle, Proudhon accorde un crédit plutôt mitigé à la nature humaine. Dans son livre qui eut le plus de retentissement, il écrit : « M. Locke n’envisage pas qu’il peut y avoir des gens qui ont poussé la philosophie jusqu’au point de vivre dans une parfaite tranquillité dans ce monde, sans aucune persuasion d’une vie à venir, et même avec une forte persuasion du contraire; cela se peut rencontrer cependant; il n’y faut peut-être que les secours de la raison, dépouillée des préjugés de l’éducation et de l’autorité. » (Œuvres, éd. 1848 - Depping - p. 618-619.)

         En épilogue des « Confessions d’un révolutionnaire », Proudhon écrit : « Ironie, vraie liberté ! C’est toi qui me délivre de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même... » Fontenelle avait exprimé un point de vue identique : « Mais à frôler tant de savoirs, tant d’habiles, sûrs de leur recettes et de leur art de vivre, joyeux ou désabusés, le risque est de les suivre, le risque est de ne plus rester libre vis-à-vis de soi-même, en ne les suivant pas. Le sage sent comme le peuple, mais à fleur d’épiderme; le sage pense comme tous les habiles, mais sous bénéfice d’inventaire, et tient leurs assurances pour autant d’intéressantes suggestions, souvent contradictoires; le sage pense comme lui, mais domine sa pensée d’un regard ironique, qui rend justice à l’univers; la pensée est pour lui la chose la plus sérieuse, et se prendre au sérieux la chose la plus ridicule. » (J.-R. Carré, La Philosophie de Fontenelle, p. 633)

         En 1848, le pessimisme de P.-J. Proudhon et de la plupart des révolutionnaires authentiques de l’époque allait être justifié par le triomphe de cet esprit troupeau qui, par plus de cinq millions de suffrages, allait installer Louis-Napoléon à la présidence de la République. C’est alors que le pamphlétaire anarchiste allait écrire, contre le Prince-Président, deux articles incendiaires, qui lui valurent des poursuites immédiates, suivies d’une condamnations à trois ans de prison. On lui reprochait, notamment, cette phrase : « Ah ! certes, si le peuple, comme le singe de la fable, prenant par mégarde le nom d’un port pour un nom d’homme, avait élu président de la République l’ours Martin ou le bœuf Dagobert; si cet élu du suffrage universel vous ordonnait de faire comme lui et de marcher à quatre pattes, vous croiriez-vous tenus de lui obéir ? »

         Dans son pamphlet pour la présidence, Proudhon avait usé de formules violentes qui firent scandale dans tous les milieux, il avait écrit que le peuple n’était pas encore guéri de la royauté, que notre race hypocrite et lâche, après avoir pendant quatorze siècles léché les bottes de soixante rois, était aussi incapable de se passer de ses rois que de vivre avec eux, qu’elle n’avait jamais su que jouer à cache-cache avec la liberté. Et il adressait cette diatribe au prince napoléon dont il prévoyait le triomphe : « Ils disent de toi que tu n’es qu’un crétin, un aventurier, un fou. Tu as fait la police et fait la comédie, tu as toute l’étoffe à la férocité près, qui n’est plus de notre âge, des Néron et des Caligula. Viens, te dis-je, tu es l’homme qu’il nous faut. Viens mettre à la raison ces bourgeois. Viens prendre leur dernier enfant et leur dernier écu ! Viens venger le socialisme, le communisme, le cabétisme, le fouriérisme ! Viens, les apostats de tous les règnes sont là qui t’attendent, prêts à te faire litière de leurs consciences comme de leurs femmes. Il manquait un gloire au nom de Bonaparte. Viens terminer nos discordes en prenant nos libertés ! Viens consommer la honte du peuple français, viens, viens, viens ! »

         Dans le deuxième numéro de « L’Anarchie, journal de l’ordre », Anselme Bellegarrigue, venu d’Amérique juste à point pour assister à la Révolution, exprime cette opinion sur l’échec des plans révolutionnaires : « Si, durant la période du règne de Louis-Philippe, les révolutionnaires s’étaient attachés à exalter l’initiative industrielle des individus, au lieu de développer les thèses stupides de munificence de l’Etat, s’ils n’avaient appris aux individus à ne compter que sur eux-mêmes au lieu de tout attendre de la Providence éclopée des gouvernements... Le bonheur qui, quoi qu’en disent les oisifs, est une question de moralité et de travail, se serait établi en France à titre universel et le gouvernement oublié dans son coin nous occuperait peu... » Bellegarrigue s’inspirait de ce qu’il avait vu outre-Atlantique ou l’initiative individuelle disposait de larges espaces vierges et n’était pas limitée par des traditions nationales. En France, la situation était bien différente.

         Le fameux révolutionnaire Auguste Blanqui était, lui aussi, pénétré de cette idée qu’il fallait transformer la mentalité populaire, mais il ne se faisait pas trop d’illusions : « ... Les ténèbres, écrivait-il, ne se dissipent pas en vingt-quatre heures... L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simples haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie, pour le bastion, vingt ans. » Après réflexion, Blanqui, considérant la tâche à entreprendre, estime qu’il a été bien optimiste, et il déclare : «  Les transformations du cerveau ne s’improvisent pas. Elles sont l’œuvre des siècles. » Le fameux Louis-Napoléon qui avait suscité l’enthousiasme des foules n’était pourtant, comme il fallait le montrer, qu’un personnage de piètre envergure. Un pamphlétaire de l’époque pouvait écrire : « Le populo naïf avait cru s’attacher un aigle, il n’a découvert qu’un dindon. » « L’Almanach des Campagnes » publiait, en 1849, une copieuse attaque d’un anonyme, qui se terminait ainsi :

    Ses amis nul scrupule
    Nous disent : patientez !
    Il est plein de qualités
    Qu’avec soin il dissimule;
    Des ses talents inouïs
    Vous seriez trop éblouis.
    Pour nous, dont la tête est saine
    Notre avis est moins flatteur.
    Verrait-on un bon acteur,
    Chez lui, sans paraître en scène,
    Rester toujours enfermé,
    En disant : j’suis enrhumé.

    En vérité, je n’augure
    Rien de bon du prétendant;
    Je le juge en regardant
    Son maintien et sa figure
    C’est un faux Napoléon
    Qu’on met en circulation.

    Rien de glorieux ne perce
    Sur ce visage mesquin
    Avec un vilebrequin
    ses yeux furent mis en perce;
    Tous les jours Alcide Tousez
    Lui crie : Rendez-moi mon nez.

    Et pourtant ce Bonaparte
    Veut nous soumettre à ce lois,
    Disant ! « Che hâfre des droits. »
    Il a donc perdu la carte !
    Prendrait-il pour un serin
    Le Grand Peuple souverain ?

         En 1852, le Grand Peuple souverain approuvait par 7 millions 336 434 voix, contre 1. 560.709, le coup de force du nouveau tyran qui s’était installé le 2 décembre 1851 sur le trône de l’oncle... Le nouveau satrape avait une haute opinion de lui-même; il disait un jour à Cavour : « Vous savez qu’il n’y a que trois hommes en Europe, nous deux et un troisième que je ne vous nommerai pas. » (Émile Ollivier, « L’Empire Libéral », t. III, p. 118) Mais Bismarck disait de lui, en 1855 : « C’était une grande incapacité méconnue. » Après l’inévitable catastrophe, quelqu’un disait au comte De Beust, ambassadeur à Paris : « Ces choses n’arrivent que lorsqu’un imbécile s’imagine être la Providence... » De Beust répondit : « Que pensez-vous des millions d’imbéciles qui lui avaient confié cette mission ? » Ces millions d’imbéciles avaient pourtant des cornacs qui prétendaient les guider dans la bonne voie !

    LE SCEPTICISME DE STIRNER

         Les éminents sociologues qui se chargent d’expliquer la marche des civilisations feignent, généralement, d’ignorer le plus grand ennemi de cette hypocrisie sociale qui s’installait, au XIXème siècle, sous le camouflage du suffrage universel et d’une prétendue morale : Max Stirner. Ceux qui daignent lui consacrer quelques mots le considèrent comme un excentrique, un intellectuel épris de morbide et de « décadent ».
         Il y a pourtant chez l’auteur de « Die Eigentum » en dehors de certaines idées trop poussées à l’abstrait et qui ne sauraient avoir leur conclusion pratique, une exaltation de la révolte de l’individu qui aurait dû être perçue par tous ceux qui se rebellent contre la vieille machine autoritaire qui continue à écraser l’homme dans un monde qui change en vain de visage pour rester soumis aux mêmes hypocrisies.

         Dans une étude remarquable, parue en 1905 dans « La Renaissance Latine » et dont je ne peux me dispenser de reproduire l’essentiel, Maxime Leroy, proudhonien, qui écrivait des études intéressantes sur le syndicalisme, et dont les remarquables travaux me furent connus grâce à notre regretté ami Alfred Rosmer, Maxime Leroy rend justice à Stirner en ces termes : « Stirner se sépare de Proudhon ou mieux, il le dépasse, lorsqu’il considère la morale comme une transformation purement extérieure de la religion. Elle est à l’Etat démocratique, pense-t-il, ce que la religion était à l’Etat autocratique de naguère. Son essence est la même, elle est autoritaire, c’est une intolérance, un autre Indiscutable; Dieu s’est réincarné dans l’impératif populaire. C’est la même tutelle : les lois « morales » commandent, elles n’admettent point la discussion, elles sont l’absolu, elles exigent le respect, provoquent l’apostolat, inspirent le fanatisme; une orthodoxie suit une autre orthodoxie; c’est de l’orthodoxie dans son sens étroit.

         « Même modifié dans un sens laïc, la morale est composée de « mots-Dieux », vérité, droit, lumière, justice, qui dès qu’on ose les toucher provoquent une formidable clameur dans toute la société. L’individu qui les discute ou seulement les raille est traité de profanateur, de sacrilège, appelé dans l’actuelle terminologie criminel, utopiste, révolutionnaire. En quoi nous libère-t-elle de la religion ? La morale est un dogme encore, le rite le plus récent de notre crédulité. « Loi foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse... » « L’optimisme des hommes de la Révolution ne s’est pas réalisé; l’homme n’a pu se libérer de ce qu’ils appelaient l’arbitraire et le monde s’est développé en dehors de leurs prévisions. » « Un anarchiste qui a fait quelque bruit dans le monde a insisté sur les nécessités sociales. «  L’homme, a-t-il écrit, dans « Dieu et l’Etat », ne devient homme et n’arrive à la conscience, à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l’action collective de la société toute entière... En dehors de la société, l’homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, ce qui signifie à peu près la même chose... La liberté n’est point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle. »

         « Là où Stirner voit le maximum de liberté, Kropotkine, signale le maximum de dépendance : « Je ne suis humain et libre moi-même qu’autant que je reconnais la liberté et l’humanité de tous les hommes qui m’entourent... Un maître d’esclaves n’est pas un homme, mais un maître. » C’est d’ailleurs la théorie courante des anarchistes contemporains, poursuit Maxime Leroy. «  L’homme le plus individualiste est l’homme le plus solidarisant », a écrit un des principaux rédacteurs du « Libertaire » Les publicistes et juristes de l’école classique ne pensent pas autrement; ils ne font plus de distinction antagonique entre la liberté et l’association. On trouvera sur cette philosophie nouvelle les plus fortes et justes pensées dans l’admirable roman de J.-H. Rosny, « La Charpente » « Mais la leçon d’idéophagie du philosophe bavarois ne doit pas être perdue malgré cette critique fondamentale; elle est pleine de sens; pour qui voudra la comprendre, elle sera l’affranchissement. Remaniée, elle est la meilleure objection à l’anti-dogmatisme négatif, qui ne peut plus suffire.

         « Nous sommes des idéolâtres, c’est-à-dire encore des idéolâtres, Stirner combat justement cette nouvelle foi. Les idées ont remplacé les idoles. Les idées ont remplacé les idoles de pierre et de bois, c’est un changement de matière, mais elles ne sont ni moins folles ni moins inhumaines. Nos croyances laïques, au fond, restent religieuses : aucun doute n’en corrige suffisamment l’intransigeance. Chacun s’imagine posséder la vérité; on se tue pour des idée laïques; les hommes modernes ne sont guère que des sacristains irrespectueux. « Nos athées sont des gens pieux », dit encore Stirner. Nous ne savons pas encore douter selon la méthode scientifique; nous donnons et retenons en même temps, contrairement au vieux précepte de l’école de droit.

         « S’il est naturel que beaucoup d’opinions naissent, que les différences entre les idéologies s’accentuent sans cesse avec la pensée plus abondante parmi les hommes, il l’est moins que cette multiplication d’idées ne nous préservent pas des maux de l’ancienne croyance. Nous avons encore une mentalité de propriétaires romains et de croyants catholiques : chacun ferme soigneusement les portes de sa maison. Ainsi, naturellement, nous constatons comment les idées les plus émancipatrices deviennent bien vite des instruments d’oppression : que d’hommes sont morts dans les usines, au fond des mines; que d’enfants, de femmes irrémédiablement anémiés au nom de la liberté du commerce et de l’industrie ! Le christianisme, élément d’émancipation, devient le catholicisme, le plus effroyable instrument d’oppression morale et économique que le monde ait jamais connu. Ne faudrait-il pas conclure que, si l’homme va si spontanément à la croyance, à l’absolu, et tend le dos à la houlette du berger, ce n’est pas la croyance qu’il faut prêcher : c’est le scepticisme, c’est le doute, c’est la défiance à la Vérité.

         « On pourrait objecter, il est vrai, que l’intolérance des partis en présence a des origines économiques et que par conséquent aucune diffusion de la théorie sceptique ne pourra empêcher les hommes de défendre durement leurs intérêts de caste, leur dogmatisme étant précisément la forme de l’attaque et de la résistance de leur puissance, de leur force de domination. On répondra assez facilement, semble-t-il, que les esprits, très pénétrés dès leur enfance, du principe de l’évolution des idées auront moins de répugnance à admettre des transformations sociales qui lèsent leurs intérêts particuliers, que des hommes habitués à considérer les institutions comme éternelles et immodifiables. Or, il est bien certain que tout l’enseignement, toute la morale, les académies, les salons, les églises, nous poussent à la croyance, au dogmatisme, aux conceptions absolues. En ce sens, Stirner a raison. Seulement, si l’on ne croit plus, agira-t-on encore ? Mais toute action impliquant une affirmation préalable, étant même une affirmation, douter et agir ne sont-ils pas des termes exclusifs, contradictoires ? Mais que l’on veuille bien observer qui n’est point question de ne plus rien croire, mais de la manière de croire. Le stirnérien croit encore ¾ au moins à lui. »

         Au lieu de croyances absolues, définitives, l’homme de réflexion ne doit admettre que des croyances provisoires, des croyances qui peuvent toujours être modifiées, transformées, selon les données de l’expérience. Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point avec Maxime Leroy; dans un monde plus évolué, l’esprit humain sera en perpétuel mouvement; il croira, comme on va d’étape en étape, successivement : ses croyances, filles de la curiosité, ne devront jamais être assez fortes pour tuer cette curiosité et lui fermer le monde de l’étape qui doit suivre. L’homme doit être sceptique. Stirner aura vu juste sur ce point, et il n’aura fait que donner une autre forme à la pensée formulée plus tard par Claude Bernard : « Les théories sont comme les degrés successifs qui monte la science en élargissant de plus en plus son horizon. Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières, jusqu’à ce qu’on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de faits. » (« Introduction à la médecine expérimentale », 1, 2.)

         L’auteur du Discours de la Méthode a posé le doute au commencement de son livre pour arriver à la vérité. C’est chez lui un procédé provisoire qui mène à l’affirmation définitive. Il faudrait que le doute fût méthode permanente qui permît d’arriver à des affirmations provisoires, à des vérités d’actualité, reconnues momentanées, qui ne soient pas de nature à obstruer la voie à des réalités nouvelles. Le dogmatisme est immanent dans le cartésianisme, le doute est secondaire; la science demande que le doute devienne, au contraire, comme le veut Stirner, fait essentiel. Comme il n’est même pas concevable qu’il puisse mener à un absolu quelconque, le doute est bien la seule garantie contre le dogme, contre la formation de l’esprit troupeau.

    1870 : GUERRE « POPULAIRE »

         En 1848, le mot démocratie couvrait déjà les marchandises les plus diverses, et justifiait les alliances les plus étranges. Autre « mot-Dieu », comme le remarquait Stirner, le mot Patrie était mis en avant pour inciter le peuple à suivre les grands rassemblements nationaux. Comme disait Gobineau, on actionnait « cette creuse et ridicule marionnette que l’on appelle la Patrie ¾ cette idole de bois, dont les premiers charlatans venus remuent les fils : car d’elle-même, elle n’existe pas. » (Lettre à Tocqueville, 15 janvier 1856.) Cet opium humanitaire avait des résultats souvent inattendus. C’est ainsi qu’on peut lire cette phrase attendrie, dans ‘Mémoires d’exil », de Mme Edgar Quinet : « Le général Cavaignac était dernièrement à La Haye. Le colonel réunit à déjeuner l’ancien chef du pouvoir exécutif de 1848 et Barbès. Ces deux grands citoyens se convinrent infiniment, l’alliance de tels hommes efface les partis et cimente l’unité morale de la démocratie. »

         Albert Ranc, commentent l’ouvrage de Mme Quinet, faisait alors cette mise au point : « Des déjeuners pareils ne cimentent rien du tout, et le général Cavaignac n’était pas un grand citoyen. C’était un homme très médiocre, avec les dehors de l’apparence d’un homme supérieur; ce qu’il y a de plus dangereux en temps de révolution. Parce que le général Cavaignac, après juin ne donna pas l’amnistie, et parce qu’il livra la République, pieds et poings liés, à la réaction, sa mémoire sera sévèrement jugée et condamnée par l’histoire. » Un témoin, qui doit beaucoup trop au romantisme, mais qui n’en a pas moins eu quelques inspirations saines et généreuses, Ernest Coeurderoy, auteur des pages désolées de « Jours d’exil », a dit ce qu’il fallait penser d’un certain bluff démocratique qui parlait au nom de la nation tout entière : 

              « De grâce, ne confondez pas le petit groupe de Français humanitaires avec la nation française chauvine, vantarde, amoureuse de soi et par-dessus tout gasconne. Dites que cette minorité imperceptible a trop combattu pour la solidarité des peuples... Mais vous ne devez pas dire que c’est la nation ! Savez-vous où elle a toujours été ? « Elle était avec les armées conquérantes de la République, avec sa Convention qui refusait des secours à la Pologne épuisée, sous prétexte que Kosciusko était né gentilhomme; elle était à Saint Dominique, en Italie, à Saragosse, elle élevait des colonnes et des arcs de triomphe à son grand empereur... Elle fut toujours solidaire en paroles, oppressive en actions... Une nation, dites-vous, n’est pas responsable des actes de son gouvernement. Eh quoi !... une nation qui se laisse constituer gendarme, geôlier ou bourreau des autres n’est-elle pas complice de ceux qui la constituent ? »

         Dans son « Histoire socialiste » (t. XI, p. 177), Jaurès confirme ce que disait Coeurderoy à propos du chauvinisme national. Rappelant la hautaine et tranchante déclaration de M. de Gramont, lue au corps législatif, contre l’offre de la couronne d’Espagne à un Hohenzollern, il écrit : « Ce fut une tempête d’acclamations, toute la droite absolutiste donnait à plein souffle dans ce clairon; toute la masse informe et lâche du centre, qui ne s’était ralliée à un semblant d’Empire libéral que par courtisanerie morne envers le maître et par peur de perdre l’investiture officielle, croyant acclamer la pensée de l’Empereur, débordait d’enthousiasme national; seule, la gauche, offusquée par l’audace prussienne mais attachée à l’idée de la paix, gardait un silence embarrassé et triste.

         « Au dehors, des vents de folie se déchaînaient. Est-ce à dire que la disponibilité impériale a été emportée par un mouvement irrésistible de l’opinion ?  C’est ce que plaidèrent, dès le lendemain du désastre, les avocats de l’Empire effondré. Certes, M. Fernand Giraudeau a pu accumuler les citations qui prouvent que, contre la candidature Hohenzollern, tous les partis furent unanimes !... « La rédaction du sentiment national était si vive que les esprits perdaient toute mesure... La responsabilité de l’Empire subsiste cependant toute entière. Même si tout d’abord une rafale d’aveugle colère avait soufflé sur le pays, n’était-ce pas le devoir du gouvernement de résister à cet affolement d’un jour et de ne pas engager l’avenir, sous le coup de la première émotion, par des actes irréparables ? Il est tragique et plaisant tout ensemble, devant la postérité, de voir l’Empire invoquer pour se défendre la toute-puissance de l’opinion déchaînée... »

         En 1871, la petite poignée de républicains qui, avec Blanqui, Eudes, Granger, essaya d’ébranler Paris, en tentant un coup de main sur la poste de la Villette, fut engloutie dans la réprobation ou l’étonnement de tous. C’est Blanqui lui-même qui le constate avec tristesse : « Les insurgés... se mirent en marche vers Belleville par le boulevard extérieur. Il fut alors évident pour eux que le projet n’avait aucune chance de réussite. La population paraissait frappée de stupeur... Non seulement le peuple ne proclama pas à temps la République, mais il ne seconda pas par des mouvements de la rue les timides efforts des députés de la gauche pour dessaisir la régence et décider le corps législatif à prendre en main le gouvernement... »

         Dans les représailles des Versaillais contre la Commune, on retrouve une certaine foule, une foule dont il n’est pas possible de dissimuler l’ignoble comportement. Dans son « Histoire de la Commune de Paris », Louis Dubreuilh cite le témoignage d’un de ces infortunés qui furent traînés à la géhenne de Satory :  « Il est impossible de décrire l’accueil que nous reçûmes dans la citée des ruraux. Cela dépasse en ignominie tout ce qu’il est possible d’imaginer, au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville, en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions... On nous mena d’abord devant le dépôt de la cavalerie, où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons; enfin, rien n’échappait à la rage de ces énergumènes ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc... »

         Il avait suffi à raconter à cette foule, pour déchaîner sa férocité, que les communards étaient la lie de la population. Picard, ministre de l’Intérieur, en annonçant la victoire versaillaise, disait des 1 685 prisonniers qui avaient été traînés à Satory : « Jamais la plus basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. » Parmi ces visages ignobles, il y avait celui du grand géographe Élisée Reclus. Dans le numéro du 26 mai de « La Petite Presse », organe versaillais, on pouvait lire : « Les soldats exaspérés ne veulent plus faire de prisonniers. La population civile est plus furieuse encore peut-être. Écrasée sous le joug de la Commune et de ses sicaires, elle montre aujourd’hui contre eux un acharnement que l’on qualifierait de féroce, si l’on pouvait parler de férocité vis-à-vis des scélérats contre lesquels s’exercent cette haine. »

         Pour Dubreuilh, la férocité des soldats s’explique facilement; elle montre « en quelles brutes impitoyables la discipline et l’encasernement muent les enfants du peuple revêtus de la livrée militaire. » Quant aux « honnêtes gens », ils ont eu peur, et ils se vengent avec une âcre volupté de leurs terreurs d’hier. « Le bourgeois lâche, demeuré tapis dans son logis depuis des semaines, reparaît insolent parmi les soldats; il tient la rue, le brassard tricolore en évidence, signe de ralliement des champions de l’ordre. Derrière lui, sa clientèle, sa valetaille, tous ceux qui vivent des miettes tombées de la table capitaliste, plus vils, plus ignominieux encore que les maîtres... L’armée, à leur gré, est trop molle, trop magnanime encore. Ils rédigent, conduisent les perquisitions, dénoncent les rares suspects qui ont pu glisser entre les mailles du filet, créent dans leurs quartiers respectifs des « comités d’épuration », salle d’attente des abattoirs des Cours prévôtales. » D’après les statistiques, le nombre de dénonciations atteignit du 24 mais au 13 juin 1871 le fabuleux total de 279 828...

         Pendant l’occupation allemande de 1940-45, on a pu constater un phénomène semblable. Un traducteur qui s’était trouvé, par la force des choses, contraint de travailler pour une Kommandantur  où affluaient les dénonciations, et qui fut inculpé ensuite pour collaboration, produisit cet argument pour sa défense : « Est-ce ma faute, s’il arrivait chaque semaine des milliers de dénonciations que je ne pouvais jeter au panier ?... » Là encore,  une certaine propagande portait ses fruits, et nombre d’écervelés étaient convaincus de faire ainsi « oeuvre patriotique », de soutenir le Maréchal, sans risques, contre la « lie terroriste » et ses complices... Le même esprit fit les mêmes prodiges quand la situation se fut retournée !

    ETERNELLE CREDULITE

         Après le désastre de 1870-71, cruellement illustré par Daumier qui a représenté un paysan contemplant des ruines, avec la légende : « C’est pas pour ça que j’avions voté oui ! » Après cette atroce saignée et la démonstration éclatante de l’incapacité des « foudres de guerre », le bon populo n’en perdit pas pour autant son goût pour le panache et pour les généraux. C’est une des tares les plus difficiles à extirper du cerveau du bon citoyen pusillanime qui rentre à l’heure pour ne pas se faire engueuler par sa femme et s’incline docilement quand on le rabroue pour avoir mis le pied en dehors des clous. Il est attiré par les fastes militaires et par la martialité du général qui parade, en grand uniforme, raide comme un mannequin du musée Grévin, en tête des défilés de 14 juillet. Il lui attribue facilement le pouvoir magique de faire marcher choses et gens au pas gymnastique. Dans les périodes de guerre, il se fera tuer parce que le général aura dit que « l’heure était venue de se faire tuer plutôt que de reculer. » Quand survient la paix, on lui confie volontiers son entière destinée.

         Il n’est donc pas surprenant que la République née du désastre de 1879 se soit trouvée nantie, après la chute de « l’étroniforme Thiers », du fameux maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta, qui avait commandé en chef pendant l’atroce répression de la Commune. Le maréchal-président, célèbre par ses bévues, était un magistral crétin qui n’avait pas l’étoffe d’un dictateur. C’est ce qui l’empêcha de mener à bien ce qui fut appelé par Victor Hugo « un essai préliminaire de coup d’Etat », en 1877. Si le maréchal avait persisté, ce n’est pas la barrière dérisoire qu’on prétendait lui opposer qui eût été capable de l’empêcher de parvenir à ses fins. Quand on lit, aujourd’hui, les péroraisons des hommes politiques de cette époque, on est étonné par tant d’aveuglement et on se demande comment des hommes doués de quelque intelligence ont pu s’enivrer pareillement de formules vides et de paroles creuses !

         Le 12 octobre 1877, Victor Hugo disait, au cours d’une réunion électorale, au Gymnase Paz, de Paris : « Messieurs, le suffrage universel va parler, et ce qu’il dira sera définitif. La parole suprême que va prononcer l’auguste voix de la France sera à la fois un décret et un arrêt, décret pour la République, arrêt contre la Monarchie... « Tout dénouer, ne rien trancher, tell est, citoyen, l’excellence du suffrage universel. Le peuple gouverne par le vote, c’est l’ordre, et règne par le scrutin, c’est la paix. « Il faut donc que le suffrage universel soit obéi. Il le sera. Ce qu’il veut est voulu d’en haut. Le peuple, c’est la souveraineté; la France, c’est la lumière. On ne parle en maître ni au peuple ni à la France. Il arrive quelquefois qu’un gouvernement peu éclairé semble oublier les proportions; les suffrage universel le lui rappelle... »

         Il aurait été excusable de tenir un tel langage en 1848. Les faits ne permettaient pas de présenter le suffrage universel avec cette grandiloquence, en 1877. C’est le moins qu’on puisse dire. C’était l’opinion du correspondant parisien du « Journal de Genève » qui écrivait dans le numéro du 13 mars 1877 : « Les républicains se sont constamment abusés sur le compte du suffrage universel, oubliant que quand on le tient, en France, on peut moitié par force, moitié par adresse, lui faire dire ce qu’on veut. » Près d’un siècle a passé, et cette opinion est encore magistralement corroborée par les faits ! Au cours de l’agitation électorale qui précéda le 14 octobre 1877, jour fixé pour l’élection d’une nouvelle Chambre, le journal « Le Gaulois » publia un manifeste de P. Brousse, qui disait : « A quoi servirait, ouvriers, d’abattre le gouvernement des curés et des ducs, si vous installez à la place le gouvernement des avocats et des bourgeois ? Songez que, parmi ceux que vous porteriez au pouvoir, il est des hommes que vos pères y ont placés en février 1848; et ces hommes ont fait fusiller vos pères en juin ! N’oubliez pas que, parmi ces hommes que vous installeriez au gouvernement, il en est que vos frères y ont envoyés en 1870; et ces hommes ont fait ou laissé massacrer vos frères en mai 1871 !... Non, si les barricades dressent leurs pavés sur les places publiques, si elles sont victorieuses, il ne faut pas qu’il en sorte des gouvernements, mais un principe; pas d’hommes, mais la Commune ! »

         Dans sa majorité la première Internationale était antiparlementaire; le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier, en 1872, prenait, notamment, cette résolution : « Considérant :
         « Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire;
         « Que nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne de conduite politique qu’elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme;
         « Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autres objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économique absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes;
         « Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante;
         « Le Congrès, réuni à Saint-imier, déclare :
         1) Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat;
         2) Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut-être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existants aujourd’hui;
         3) Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la Révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité et l’action révolutionnaire. » (James Guillaume, L’Internationale, t. III, p. 8; 1909.)

         Dans « l’Almanach du Peuple pour 1873 » (G. Guillaume, éd. Saint-Imier), Jules Guesde, qui devait se déjuger par la suite et fournir une brillante illustration de sa thèse en finissant comme ministre d’un Etat ultra-réactionnaire, Jules Guesde lui-même écrivait : « Depuis vingt-quatre ans que les urnes sont debout en France ¾ dans la France du 10 août 1792 et du 18 mars 1871 ¾ sur les cadavres des insurgés, qu’en reste-t-il ? L’Assemblée nationale de 1848... la dictature de Cavaignac... la Présidence de M. Louis Bonaparte... l’Empire, en 1852... la capitulation Trochu-Favre, et la République conservatrice de 1871... Dans les conditions sociales actuelles, avec l’inégalité économique qui existe, l’égalité politique, comme l’égalité civile, est un son-sens... De là l’impuissance du suffrage universel, lequel, loin d’aider à l’émancipation matérielle et morale des serfs du capital, n’a pu et ne peut que l’entraver...
         A l’époque du cens, la bourgeoisie était un état-major sans armée. Le suffrage universel lui a fourni cette armée électorale dont elle avait besoin pour se maintenir au pouvoir. » En somme, le futur ministre n’était pas loin de Chamfort qui écrivait impudemment : « La nation est un grand troupeau qui ne songe qu’à paître et qu’avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. » Voltaire a écrit aussi, dans son « Précis du siècle de Louis XV » : « La raison pénètre en vain chez les principaux citoyens : le peuple est toujours porté au fanatisme »... « Il n’y a d’autre remède que d’éclairer enfin le peuple lui-même; mais on l’entretient quelquefois dans les superstitions, et on voit ensuite avec étonnement ce que ces superstitions produisent. » Le peuple a été éclairé d’une certaine manière, mais on ne lui a pas appris à se méfier des « mots-Dieux » Il lui aurait fallu d’ailleurs une véritable science pour ne pas tomber dans les innombrables pièges qui, au nom des grands principes, lui furent toujours tendus par les professionnels de l’astuce politique et de la tromperie.

         L’affaire du fameux général Boulanger, qui fut surnommé « la locomotive des décavés », montre, magnifiquement, tout ce qui pouvait et peut encore se tramer dans le marécage politique. Le général avait pris contact avec les éléments monarchistes en vue d’une prise éventuelle du pouvoir. Mais le général n’était qu’un pauvre type qui manquait d’estomac, et la combinaison échoua. Et, le 16 septembre 1890, Boulanger écrivait cette défense dans le « XIXème siècle » : « C’est décidément une bien vilaine chose que la politique. C’est moi que tout le monde a voulu tromper, dont tout le monde a voulu se servir, qu’on accuse d’avoir voulu tromper tout le monde. C’est moi qui ai été trahi et qui jamais n’ai voulu trahir la République ni sortir de la légalité qu’on accuse de complot et de forfaiture. C’est à moi qu’on demande compte de l’argent, quand je n’ai jamais voulu me mêler des questions d’argent et quand tant de gens m’en ont demandé, surtout ceux pour lesquels il n’y en avait jamais assez et qui n’ont jamais voulu autre chose... »

         A cette époque, le futur tigre, Clemenceau, sévissait à la « Justice » et publiait des articles au vitriol contre les « réactionnaires » Ce qui ne l’empêcha pas de préparer l’élection de M. Carnot à la présidence de la République; après avoir dit, selon le témoignage de M. Henri Rochefort, paru dans « l’Intransigeant » : « Carnot est un imbécile et un parfait réactionnaire, mais nous n’avons pas mieux. » Parlant à un reporter, Émile Zola tirait cette conclusion de l’affaire boulangiste et des intrigues concomitantes :

         « Je crois que jamais, à aucun moment, on n’a assisté à un pareil déballage; jamais les dessous de la politique, qui ont toujours été les mêmes, en réalité, n’ont ainsi été étalés au grand jour. Je suis convaincu que c’est un fait typique : le besoin d’informations, la soif de vérité deviennent chaque jour plus grands; c’est bien dans les choses de la science et de l’art, mais je n’ose en dire autant pour la politique. » Parmi ses plus sûrs supporters, le général Boulanger comptait Alfred Naquet, qui était bossu et, pour cela, surnommé « la mascotte du dictateur » Un jour, le reporter du « Gaulois » eut la fantaisie d’interroger Joseph, l’ancien groom du général : « Chaque fois que M. Naquet venait voir le général, déclarait-il, celui-ci passait la main sur sa bosse, en lui disant : « Mon cher Naquet, j’aurai du bonheur toute la journée... Et le père Naquet faisait la tête ! » Dans une chanson publiée le 26 août 1889, Jules Jouy chansonnait la mascotte du dictateur et prévoyait ainsi son inévitable volte-face :

    Mais les bossus sont inconstants
    Et peu chiches de pirouettes;
    Soumises aux effets du temps,
    Leurs bosses sont des girouettes.
    Boulange, idole des badauds,
    Si l’aiguille change de pôle,
    Ton Naquet, te tournant le dos,
    Changera sa bosse d’épaule.

         Dans « Décadence et Liberté », (Grasset, 1931), Daniel Halévy écrit : « En 1886, le général Boulanger entra au ministère de la Guerre... Sa voix était chaude, sa barbe blonde : le peuple crut entendre et voir un homme... Son premier triomphe fut en Dordogne, où il fut élu par 172 000 voix contre 85 000. Le 19 août 1888, triple victoire, dans le Nord, la Somme, la Charente-Inférieure,. Le 27 janviers 1889, Paris lui donnait 244 000 voix. Vox populi... Au soir de son triomphe parisien, Boulanger n’avait qu’un geste à faire, et il entrait à l’Élysée... » En 1889, les paysans tourangeaux devaient, également, réélire Wilson, le gendre du président Grévy, dénoncé comme trafiquant de  décorations... Pourtant, aux élections de 1893, il y a une cassure. Qu’elle soit due à une soudaine clairvoyance des masses ou à un manque d’habileté des « manipulateurs de scrutin », le fait est là : il y eut cinq millions d’abstentions sur dix millions d’électeurs inscrits ! Mais ce n’était là qu’un intermède sans lendemain. Les rusés comédiens qui menaient le jeu n’avaient pas dit leur dernier mot.

         Quand l’embrigadement du troupeau ne se fait pas à un rythme assez rapide, les gouvernements n’hésitent pas à utiliser des méthodes et une technique spéciale qui permettent de faire circuler parmi les masses des sentiments d’allégresse ou de crainte. La menace des troubles, des attentats, s’est toujours révélée particulièrement efficace. « Mon frère, écrivait Napoléon à Joseph Bonaparte, qu’il avait installé à la préfecture de Naples, vous ne régnerez pas tant que vous n’aurez as eu une émeute. » (La police sous l’Empire, par Eugène Pelletan, p. 6) « La République française », dans son numéro du 26 janvier 1879, parlait pourtant de supprimer les « blouses blanches », c’est-à-dire les agents provocateurs qui, sous le second Empire, étaient généralement mêlés aux émeutes. L’organe républicain déclarait  :

         « La police de la République doit désormais s’inspirer, comme tous les services publics, du seul intérêt de la justice. La police, dans de telles conditions, ne sera ni moins honnête ni moins respectable que toute autre grande administration... Elle n’aura ni blouses blanches ni faiseurs de bombes... Il y a là, comme partout ailleurs, un héritage ignoble que nous ne saurions accepter pour le nouveau régime : l’héritage du système impérial. Ce régime détestable, qui vivait par la police... » Cependant, en 1893, ce régime détestable se portait assez bien, si l’on en juge parce qu’écrit Daniel Halévy dans son ouvrage : « Décadence de la Liberté » : « Le président du conseil, Dupuy, était alors décidé à fermer la Bourse du Travail. Il avait besoin d’un prétexte, la police le lui fournit. Un légère bagarre d’étudiants survenus au Quartier Latin devint une occasion d’émeutes énergiquement poussée par les agents provocateurs. Omnibus renversés, ébauches de barricades, rien n’y manqua. Et tout à coup, sans crier gare, dans Paris en rumeur, la police ferma la Bourse du Travail. Un homme d’Etat de beaucoup d’autorité, M. Goblet, le dit fort bien : « Qu’est-ce qu’il y a au fond de tout cela ? Je défie qu’on puisse le dire. »

         Dans un livre publié par la Librairie Larousse, : « L’histoire contemporaine de 1871 à 1913 », on peut lire un récit imagé de ces journées : « Bientôt les rues du Quartier Latin furent envahies par des individus qui transformèrent l’agitation en émeute : omnibus renversés, pavés amoncelés,  ébauches de barricades, becs de gaz brisés, bancs descellés, kiosques incendiés, charges et patrouilles... » Daniel Halévy commente ainsi ces faits : « Pour le lecteur qui sait le vrai des choses, tout est indiqué; pour le lecteur qui ignore, rien n’est dit. » Décrivant les mêmes émeutes de 1893, Alexandre Zévaès écrit dans son livre « Ombres et silhouettes » (1928) : « Mais je dois ajouter ¾ et cette allégation ne surprendra pas ceux qui savent que, depuis l’Empire et ses blouses banches, les mœurs et pratiques policières n’ont point changé ¾ que certaines des violences commises, notamment les bris de devantures et les pillage d‘une armurerie, doivent être imputés à des agents provocateurs expédiés au Quartier Latin, dont les violences avaient pour but de justifier les charges, les assommades, les arrestations, l’arrivée continuelle de régiments que le ministère devait, deux jours plus tard, utiliser à l’occasion de la fermeture de la Bourse du Travail.

         En 1932, Anatole de Monzie reconnaît la joyeuse survivance de ces mœurs policières, en écrivant dans son livre « La saison des juges » : « La provocation tend à devenir une méthode et le provocateur un fonctionnaire. On provoque pour réprimer; on excite à la consommation pénale. Les moyens employés sont de plus en plus ingénieux... » En 1892, Pierre Kropotkine écrivait : « Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an 1 de la liberté n’a jamais duré plus d’un jour, car, après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’Autorité. » (« La Loi et l’Autorité », Les Temps Nouveaux. »)

         Déjà, à cette époque, l’autorité disposait d’un admirable instrument pour influencer la masse et la maintenir dans le courant déterminé par le pouvoir; il y avait la presse. En 1871,  Flaubert écrivait à Georges Sand : « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois. Le rêve est en parti accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions... Nous ne souffrons que d’une chose : la bêtise. Mais elle est formidable et universelle. Quand on parle de l’abrutissement de la plèbe, on dit une chose injuste, incomplète. Conclusion : Il faut éclairer les classes éclairées... la presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. » (Correspondance, t. IV, p. 74, 78, 80.)

         En 1910, on pouvait lire dans un livre attribué à Francis Delaisi cette observation relative à la parfaite conservation de l’esprit troupeau : « ... Oh ! certes, nous vivons sous le régime de la liberté de la presse. C’est une des gloires les plus vantées de la République. On peut tout à son aise critiquer le gouvernement, railler les ministres, caricaturer le chef de l’Etat. A condition de ne pas toucher ni à l’armée, ni à la magistrature, ni à la police, on peut lancer aux gouvernants les pires injures. C’est l’amusette politique; plus le peuple s’y passionne, moins il songe à ses intérêts vitaux. « Mais si la République a aboli la censure, la Haute Banque l’a rétablie sous une nouvelle forme. Par l’interméidaire de ses courtiers, elle exerce un véritable contrôle sur tout ce qu’impriment les journaux. Aucune information ne passe si elle contrarie ses émissions; aucun article n’est publié s’il est contraire à ses intérêts. Le courtier, maître du bulletin financier, est là qui veille. Il met un doigt sur ses lèvres, et l’on se tait; il parle et toute la presse répète ses paroles. Ainsi, sur toutes les questions vitales, le public ne sait que ce qu’on veut lui faire savoir. »

         « Dans une démocratie, a dit Montesquieu, les institutions ne valent que ce que vaut l’opinion publique qui les contrôle. » En France, l’opinion publique est menée par les journaux qui sont aux mains des financiers. C’est pourquoi notre démocratie est une fiction. » Delaisi écrivait encore : « D’autre part, l’Etat a la charge d’équiper et d’entretenir notre invincible armée. Il commande, chaque année, quelques cuirassés de 40 millions, des centaines de canons, des millions de cartouches, et cela fait vivre de puissantes industries métallurgiques.
         Si la fièvre d’armements qui règne aujourd’hui sur l’Europe venait à s’apaiser ou seulement à décroître, le Creusot, les Aciéries de la Marine, Châtillon-Commentry et autres grandes usines métallurgiques seraient obligées de fermer leurs portes. On conçoit qu’elles s’intéressent passionnément aux questions politiques. » (La démocratie et les financiers, éd. de la « Guerre sociale ».) Les puissantes industries métallurgiques s’intéressaient aux questions politiques et au « dopage » d’un esprit militaire indispensable à la défense de leurs intérêts. Elles ne pouvaient manquer d’encourager la diffusion des ouvrages célébrant cette haute vertu dans le style d’Édouard Rousseaux qui écrivait en 1904, dans « Au drapeau ! » :

         « De Charlemont, sentinelle avancés aux défilés de l’Argonne, ces Thermopyles de la France, un sentiment anime les populations, une idée fait battre les cœurs : la haine de l’étranger et l’amour du pays... L’esprit militaire est synonyme d’esprit français. Affirmer que l’esprit militaire est anti-républicain, c’est tuer la République et c’est mentir à l’Histoire. » Cette active propagande ne pouvait manquer d’avoir son effet; quand vint au ministère de la Guerre M. Millerand, une ancienne éminence socialiste qui avait dit : plutôt l’insurrection que la guerre... l’esprit chauvin avait déjà atteint des développements qui donnaient grand espoir aux carnassiers de la revanche. On peut lire ce texte, qui en témoigne, dans les dépêches adressées par Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris, à son président du Conseil Sazonof (14 mars 1912) :  « Il y a lieu, sans aucun doute, d’attribuer au nouveau ministre de la Guerre, M. Millerand,  une grande part dans l’animation de l’intérêt public touchant l’armée...

         « M. Millerand a jugé utile de remettre en vigueur quelques traditions militaires hors d’usage, comme, par exemple, la cérémonie de la retraite du samedi qui attire à présent une grande partie de la population de la capitale. Enfin, dimanche dernier a eu lieu la revue de printemps sur le champ de Vincennes. Ce jour-là, les rues de Paris présentaient de grand matin une animation extraordinaire. Non seulement tous les moyens de communication furent totalement employés par le public, mais aussi toute une foule accompagna à pied, en chantant des chansons patriotiques, les régiments qui se rendaient à Vincennes... Une attaque de cavalerie termina la revue, pendant laquelle plusieurs aéroplanes et deux dirigeables survolèrent le champ. Pendant toute la journée, les troupes furent l’objet de nombreuses ovations de la population, qui s’était rassemblée à Vincennes au nombre d’environ un million de personnes. Les cris de « Vive l’armée ! » accompagnèrent les troupes jusqu’aux casernes. »

         Comme la réplique exacte de ces indécentes singeries était exécutée avec le même brio, et la même participation populaire, de « l’autre côté du ruisseau », chez « l’ennemi héréditaire », tout était en place pour le déclenchement de cette joyeuse boucherie de 1914, qui devait faire, au total, 11 millions de morts. De quoi constituer un défilé macabre que Dante n’avait pas prévu dans son « Enfer » Un défilé qui aurait pu aller des Pyrénées à l’Oural !  Des fortunes considérables furent édifiées sur cet abominable carnage. Les victimes, elles, furent récompensées par des monuments aux morts et par la dernière mouture des péroraisons patriotiques. C’est ce qu’exprimait, en son langage direct et dur, le poète beauceron Maurice Hallé, voici juste un demi-siècle :

    Ils sont là, ceuss qu’on a connu
    Dans l’temps quand j’allains à l’école,
    Ceuss qui, au cim’tièr’, sont r’venus
    Ceuss qui pourriss’nt sous l’herbe folle.

    Cent quinz’ gâs ! Les cent quinz’ plus forts
    Les pèr’s, les enfants et les frères
    Qui sont réunis par la mort
    Comme l’taint unis su la terre...

    Et j’ons maudit la guerr’, c’tte pus grand’ cochonn’rie
    Inventée par les homm’s; et j’ons pleuré nos morts
    Qui, en vie, s’sont battus pour l’idéal Patrie
    Mais s’sont fait massacrer pour le Dieu Coffre-fort.
    Et j’somm’s partis, avec d’la peine et d’la rancoeur
    Car leurs noms sont gravés, pour toujours dans nout’ cœur
    Comm’ is sont, dans la pierre, inscrits par le sculpteur.
    Il est onze heur’s du soèr... Ah ! que les morts sont loin !
    Tous preus du monument ya un gâs qui dégueule...
    Les gâs accompagn’nt les fumelles : Tout preus des meules.
    Le long des ch’mins, dans les coins noèrs ou dans les draps
    Les amoureux pourront satisfair’ leu z’envie;
    La vie a r’pris ses drouets. La vie réfait d’la vie !
    C’est eun lumièr’ qu’on souffle et qui ne s’éteint pas.
    Des uns s’en vont... D’aut’s continu’nt... e’ tout r’commence.
    Les morts d’annhui, demain s’ront caus’ des naissances.
    C’tte nuit, c’est la couvraille humain’. Jitez la s’mence !
    Faisez-nous pour pus tard de bons et solides gâs
    Qui, è l’âge de vingt ans, f’ront encor des soldats,
    Qui, à leu tour aussit’, f’ront la guerr’ ¾ la dargnière ¾
    Qui r’vienront mutilés ou qui né r’rvienront pas.
    Changeant les champs fertil ‘s en de stéril’s cim’tières,
    Et pour qu’on inaugure encor’, des monuments,
    Au nom d’la République et du Gouvernement...

    (« Par la Grand’Route et les Chemins creux », 1921)

         La jobardise du peuple avait été atrocement punie; les survivants furent comblés avec des crois de guerre, le complet Abrami, la prime de démobilisation et par un retour à la vie civile qui comportait le repos hebdomadaire et la perspective des huit heures. Combien d’entre eux, qui avaient dit : il y aura des comptes à régler, s’aperçurent de certaines opérations frauduleuses, comme celles des usines d’Alsace-Lorraine, rendues à la France et cédées, sans publicité, au Comité des Forges pour la somme de 80 millions, payables en vingt ans, alors que ces usines avaient été évaluées 8 milliards ! Mais la guerre de 1914 n’apporta pas seulement, sous le couvet des disciplines nationales, de scandaleux bénéfices aux ploutocraties financières; elle devait permettre aux diplomates de poser des jalons pour un massacre futur et aux dictatures de Staline, de Mussolini et d’Adolf Hitler de s’installer avec l’aide de cohortes abruties par quatre années de guerre et de sombre bêtise. Dans son livre « Mein Kampf » (page 385), Adolf Hitler qualifiait le peuple allemand de « troupeau de moutons stupides » Cette appréciation ne fut pas précisément infirmée par la facilité avec laquelle il devait conduire cette masse à sa perte. On ne peut que penser à cette vieille légende germanique qui représente un ménétrier conduisant tout un peuple de rats à la rivière.

         Mais, née de cette guerre imbécile, la plus grande escroquerie morale de tous les temps aura été, certainement, cette dictature qui devait s’installer solidement, avec l’aide de tous les éléments avancés de l’univers, sous le nom de dictature du prolétariat. Les historiens de l’avenir n’en finiront pas de se poser des questions, quand ils voudront analyser les raisons de la réussite et de la durée de cette abominable tromperie qui est encore appelée : réalisation du socialisme. Le russe Boris Souvarine, qui fut un des plus zélés soutiens de la Révolution bolchevique, à ses débuts, nous a donné cette explication : 

         « Pour maintenir un état de choses aussi abominable, il a fallu une police secrète pléthorique, agissant avec un arbitraire sans limites, usant et abusant du système des otages, exerçant préventivement son droit de vie et de mort sur la population décimée par la répression, terrorisée par une longue répression atroce. Il a fallu même rétablir la torture, mais plus raffinée, plus généralisée que sous Ivan le Terrible. Des millions d’êtres humains avilis, dégradés, ont péri ou dépéri dans les camps de travaux forcés, sous des climats meurtriers. Plusieurs collectivités ethniques entières,, auxquelles Lénine avait promis le droit de disposer d’elles-mêmes, ont été brutalisées avec une violence inouïe, déportées en masse, sans égard aux femmes et aux enfants, dans des conditions qui ne laissent que très peu d’individus survivre. ! L’esprit troupeau n’en a pas moins permis de réaliser cette extraordinaire expérience : faire passer pour du « socialisme », aux yeux d’une multitude ouvrière émerveillée, ce qui n’a été que la confiscation par l’Etat ¾ c’est-à-dire par la clique au pouvoir et sa suite militaire, policière et bureaucratique ¾ des biens de toute une collectivité. Quant à la confiscation totale de la liberté ¾ préjugés bourgeois, disait Lénine ¾, elle ne pouvait passer pour autre chose que du « réalisme socialiste », après la réussite parfaite de la première supercherie !


    ____
    IL N’Y A PAS DE SURHOMMES

         Dans les temps anciens, les dirigeants passaient en quelque sorte pour une émancipation de la divinité. Leurs dons intellectuels étaient, pourtant, généralement fort loin de justifier leur auguste destinée. L’histoire nous apprend que le monde a été presque toujours dirigée par des extravagants, des imbéciles ou des fous : Chez les empereurs romains, on cite Caligula qui avait nommé pontife son cheval Incitatus; Domitien qui convoquait, de toute urgence, le Sénat afin de le consulter sur la manière dont il devait faire cuire un turbot; Caracalla qui avait fait casser tous les coquillages sur les rivages de Bretagne, parce qu’ils offusquaient sa vue; mais dans les temps « modernes » on trouve aisément les mêmes caractères : le fameux Charles-Quint, qui, par ses méfaits guerriers, tient une si grande place dans l’histoire n’aurait été qu’une sorte de dégénéré en proie à certaines névroses; tous les vendredi de carême, il se donnait la discipline; il fit célébrer ses obsèques de son vivant. « Il parlait lentement et en bégayant. Le développement de son intelligence fut aussi tardif que celui de son corps. Il resta longtemps sous la dépendance absolu de Chièvres, son gouverneur? » (Prescott, règne de Philippe II, t. I, ch. IX.)

         Son petit-fils Don Carlos avait la cervelle un tantinet dérangée : « Il bat ses gens, fait manger une paire de bottes à un cordonnier malhabile, veut brûler une maison parce qu’une goutte d’eau lui est tombé sur la tête. Plus tard, dans sa prison, il couvrait d’une mare d’eau le plancher  de sa chambre, s’y promenais une partie du jour nu-pieds, à peine vêtu, sur le parquet glacé. Il se faisait, la nuit, apporter plusieurs fois de suite une bassinoire pleine de neige, qu’il y gardait pendant des heures. » (Prescott, t. II.) Le plus jeune fils de Philippe IV d’Espagne, Charles II, était infirme, épileptique et ne faisait que jouer avec des nains, suivre des processions et réciter des Pater et des Ave. Frédéric Guillaume de Prusse était en proie à une sorte de folie intermittente. Ivrogne à l’excès, excentrique brutal, il tenta plusieurs fois de s’étrangler et finit par tomber dans une profonde hypocondrie.

         Moreau de Tours a écrit dans sa « Psychologie morbide » : « On chercherait vainement une preuve plus éclatante des rapports qui existent entre l’état névropathique  et certains états intellectuels et affectifs, que dans la famille de Pierre le Grand. Génie à sa plus haute puissance, imbécillité congénitale, vertus et vices poussés à l’extrême, férocité outrée, emportements maniaques irrésistibles, suivis de repentir, habitudes crapuleuses, morts prématurées, attaques éptiliformes : tout se trouve réuni chez le tsar Pierre ou dans sa famille. » Henri VII d’Angleterre, si l’on en croit « L’histoire du cardinal Polus », par Thomas Philippi, « n’était qu’un fou sanguinaire qui ne pouvait résister à ses criminelles impulsions. On connaît aussi l’histoire du fameux roi de France Charles VI, dit le Bien Aimé : « Charles était toujours dans sa frénésie; pour comble malheur, il reprenait parfois sa raison... Sa maladie finit par dégénérer en une sombre imbécillité, et plusieurs l’attribuèrent à la magie. Sa démence ayant augmenté par un accident arrivé à un ballet, on envoya chercher un magicien à Montpellier pour le désensorceler. » (Abbé de Choisy, Hist. de Charles VI, 1695.)

         Bien plus près de nous, il y eut le cas tragique du fameux Louis II de Bavière, qui inspira l’histoire romancée et même le cinéma. Soutien et ami de Wagner, Louis II, poursuivi par des fantômes, devint fou. Transféré au château de Berg en 1886, il se jeta dans le lac de Berg, le lendemain de son arrivée. Son frère, Othon 1er, atteint aussi d’aliénation mentale, mourut dans une crise de folie, au château de Furstenried, en 1916... Cette liste, qui pourrait être considérablement allongée, et même complété par les innombrables rois, empereurs et princes qui ne furent que de pitoyables individus soumis aux influences les plus fantaisistes comme les plus pernicieuses ¾ cette liste montre que « les gouvernements de droits divin » ne pouvaient pas être les meilleurs.

         Très souvent, des agents de « basse extraction », selon le terme consacré par les gens « bien nés », ont dépassé de cent coudées les privilégiés de la naissance, soi-disant désignés par la divinité pour accomplir de grands desseins. Certains aventuriers, certains imposteurs ont révélé des ressources intellectuelles  étonnantes. Parmi les impostures fameuses, On ne saurait oublier celle de George Psalmanazar qui se présenta, en Allemagne, puis en Angleterre, comme un naturel de l’île de Formose. Il était âgé d’une vingtaine d’années quand il sut s’attirer l’appui du chapelain d’un régiment écossais. Peu après,  il obtenait le patronage de l’évêque Compton et il traduisait le catéchisme de l’Église romaine en formosan (1704); il publia aussi une magnifique description géographique de l’île de Formose qui fut traduite en français (Amsterdam, 1705.)

         Sous les auspices de l’évêque, Psalmanazar étudia à Oxford, et, pendant des années, il mena à Londres une existence d’extravagance et de paresse. Ce n’est qu’en 1747 que la publication d’un système complet de géographie permettait de connaître la vérité sur l’île de Formose et la fausseté des descriptions du pseudo Formosan qui n’avait jamais mis les pieds dans ces régions éloignées. La stupéfaction était grande. Disraeli devait déclarer dans « Curiosities of Literature » : Psalmanazar a montré un merveilleux pouvoir de description dans la plus grande imposture intellectuelle. Son île de Formose était une allusion éminemment audacieuse et défendue avec beaucoup de bonheur et d’érudition... » Un autre auteur reconnaissait que Psalmanazar semblait avoir surpassé le génie de Chatterton (Horace Walpole to Rev. Wm Mason, 1977. Letters, éd. 1861.)

         Et Richardson devait convenir que « Psalmanazar avait inventé un langage formosan suffisamment original, copieux et régulier, pour en imposer aux hommes du plus grand savoir ! » (Dissert. on the languages of the East, p. 237.) Sur cet étrange personnage, il a été publié en français : « Éclaircissements nécessaires pour bien entendre ce que le St N. D. D. B. R. dit être arrivé à l’Écluse en Flandre par rapport à la conversion de Mr George Psalmanazar », par Is. d’Almavi, La Haye, 1706.) Mais one sut jamais quelle était l’origine exacte du fameux imposteur qui a laissé à l’Église un catéchisme  en formosan ! Les nombreux chroniques britanniques qui, autrefois, se sont occupés de son cas, disent qu’il devait être originaire du Midi de la France. Quoi qu’il en soit, cet extraordinaire individu avait dupé l’élite intellectuelle la plus érudite de son époque !

         On se demande par quelle aberration l’auteur nationaliste R. Johannet a pu attribuer ¾ après Renan, il faut le dire ¾, un rôle extraordinaire aux dynasties, dans la formation des nations, dans un livre sur le « Principe des nationalités » On écrivait des volumes sur les maux apportés aux peuples par les dynasties. Les peuples payaient de leur sang les luttes incessantes des dynasties entre elles. « Depuis le traité de Verdun, en 843, dit Ruyssen dans son livre sur les « Minorités nationales », que des nationalités mises en pièces, que des nations retardées dans leur intégration par suite de partages, d’héritages, de constituions d’apanages ou de dots, de tractations entre familles régnantes. »

         C’est bien l’Etat qui, à lui seul parfois, a créé la nationalité. Mais il convient de méditer sur le rôle des guerres et des massacres dans cette création. Pour les historiens, il est vrai que le matériau humain ne compte pas plus que le matériau qui sert à la construction d’une route ou d’un édifice. Ils considèrent d’ailleurs, selon le mot d’Auguste Comte, que « l’individu n’est qu’une abstraction » Cette façon de penser, qui est celle de tout dictateur, mène au plus profond mépris de la liberté individuelle. La déclaration d’indépendance, adoptée par le Congrès des États-Unis d’Amérique, le 4 juillet 1776, proclamait : «  Nous tenons pour vérités démontrées que tous les hommes ont été créés égaux et qu’ils possèdent, en naissant, certains droits que rien ne peut leur ravir, tels que celui de la vie, celui d’être libres et celui d’aspirer au bonheur, que les gouvernements n’ont été institués que pour garantir l’exercice de ces droits et qu’ils ne tiennent leur pouvoir que de la volonté des gouvernés... »

         Cette déclaration, qui devait être suivie par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » décrétés par l’Assemblée nationale de France, en août 1789, était une sorte de fait « providentiel » James Bryce a appelé ce fait le « symbole des Apôtres de la Démocratie » « Nul individu, écrit-il, ne possède une sagesse suffisante pour qu’on lui confie un pouvoir illimité. A moins d’être un saint ? Même peut-être s’il est un saint ¾, il en abusera... En résumé, le gouvernement auquel participe le peuple entier doit assurer mieux que tout autre les deux principaux objectifs d’une saine administration : la justice et le bonheur des individus. La justice, parce qu’aucun homme, aucune classe ou groupe d’individualités ne seront assez puissants pour faire du tort à leurs concitoyens; le bonheur, parce que chaque membre de la citoyenneté connaissant le mieux ce qui p^eut contribuer à sa propre satisfaction, aura toute facilité de travailler à la réalisation de ses fins. Les principes de liberté et d’égalité se justifient par leurs résultats. »

         Ayant inventé une « démocratie moderne », de hardis philanthropes  ont réglé comme papier à musique toutes les conditions d’une bonne administration populaire. On a expliqué au peuple souverain qu’il pouvait exercer sa souveraineté en se dessaisissant de ses pouvoirs en faveur de représentants qualifiés; étant entendu que ces représentants qualifiés doivent être secondés par une bureaucratie plus qualifiée encore ! Cela peut paraître excellent, en principe... Dans les faits, la chose est légèrement différente.
         Le peuple élit, à périodes fixes, ces fameux représentants qui doivent voter des impôts ¾ et ils ne s’en privent pas ¾, de faire des lois, et qui sont censés contrôler le gouvernement. Ce sont, pour la plupart, des médecins lassés de sonder le péritoine de leur clientèle, des avocats de sous-préfecture, des professeurs fatigués par la dogmatique des cours, des ratés qui écrivaillaient dans des feuilles provinciales, tous gens plein de bagout, profondément ignorants de la vie économique ou sociale, en retard d’un siècle sur tout ce qui concerne leur tâche de représentant. Leur incompétence se trouve d’ailleurs admirablement complétée par la compétence, réelle, des bureaucrates qui les assistent en apportant dans leur besogne les ressources inégalables de la routine et de la force d’inertie. Persuadé de l’importance de son acte de souverain, le brave citoyen s’en va donc, tous les quatre ou six ans, selon les « instances » en cause, porter son petit morceau de papier dans la boîte de Pandore électorale.

         Autrefois, quand les riches seuls votaient, lorsqu’il fallait payer des contributions directes élevées pour être électeur ou des contributions plus fortes pour être candidat, les paysans, esclaves de la terre, les ouvriers des usines, les mineurs, les employés des magasins se lamentaient et disaient : « Si nous avions le suffrage universel, comme nous sommes le nombre, nous serions les maîtres... » Pour être le maître, le peuple a fait la révolution, la grande révolution de 93. Il a tout de même eu son bulletin de vote ! Aujourd’hui, le résultat est patent : Sous la troisième, la quatrième, la cinquième République, c’est la plus honteuse corruption qui s’étale. Et l’on ne peut rien faire contre elle, parce qu’elle s’exerce au nom des intérêts du peuple souverain qui coiffe toutes les démarches et tous les programmes.

         Les fameux élus sont nécessairement les élus de la finance, parce que les campagnes électorales nécessitent des capitaux importants ou l’appartenance à un parti qui peut en assumer les dépenses. Il faut surtout obtenir l’appui de la presse. Or, les financiers, organisés en syndicats puissants, se sont emparés des principaux journaux à l’aide desquels ils manient l’opinion selon leur fantaisie. Ils intéressent les députés à leurs affaires. Ils soutiennent les gouvernements « sages » Ils remplissent les bureaux de leurs créatures. En un mot, ils « mènent » l’Etat !

         Saint-Simon écrivait Jadis : « Quels sont les moyens de bonheur pour la société ? Nous ne craignons pas de l’avancer hardiment, et tout homme sensé en établira la preuve, il n’y en a pas d’autres que les sciences, les beaux-arts et les arts et métiers; car les hommes ne peuvent être heureux que par la satisfaction de leurs besoins physiques et de leurs besoins moraux, ce qui est le but unique et l’objet plus ou moins direct des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers. C’est à ces trois directions et à elles seules que se rapportent tous les travaux utiles à la société : hors de là, on ne trouve que les parasites et les dominateurs... »

         Or, c’est bien sous la domination des parasites et des dominateurs que notre société démocratique est placée. Ces gens-là sont peu nombreux, mais ils sont riches, instruits, tenaces, unis en groupes étroitement solidaires, et surtout, ils savent bien ce qu’ils veulent. Ils tirent leurs fortunes de la spéculation et ils opèrent souvent avec l’appui des politiciens qui gouvernent et qui ne peuvent rien refuser à des personnages qui pourraient, au besoin ¾ et nous en avons de très nombreux exemples ¾, culbuter les ministères, ruiner les réputations politiques les mieux établies. La foule des honnêtes gens, crédule, ignorante et veule, sera fatalement la proie de ces parasites professionnels actifs et supérieurement organisés.

         Il n’en reste pas moins que cette bonne foule est convaincue que le suffrage universel lui permet d’être gouvernée par les « meilleurs » Elle a conservé une sorte de respect superstitieux pour ceux qui la dirigent et qui vivent grassement à ses dépens. L’électeur moyen est fermement convaincu qu’il est gouverné par des hommes d’une essence supérieure, voire par des génies; de temps en temps, la presse lui fabrique des « grands hommes » qui n’ont leur pareils nulle part ailleurs. Il leur témoigne une confiance de caniche et s’imagine qu’il ne pourrait vivre sans leur protection.

         Je n’exagère pas; voici peu de temps, une émission de télévision posait un problème « crucial » : « Qu’est-ce qui arriverait si le formidable mécanisme qui peut déclencher une guerre nucléaire, tombait dans les mains d’un paranoïaque ? » Ceux qui, autour d’une table, devaient donner une réponse à la question posée tombèrent d’accord sur l’impossibilité qu’une telle éventualité puisse se produite. Aux U.S.A., en U.R.S.S., aussi bien qu’en France, c’est Son Excellence le Président de la République qui dispose du bouton fatidique et qui peut, seul, décider de la seconde où il convient de « zigouiller le mandarin »

         Les acteurs de cette émission étaient des intellectuels doués visiblement d’une intelligence au-dessus de la moyenne. « On se demande, abasourdi, écrivait ensuite le journal « Espoir », d’où ils tirent leurs conclusions optimistes, car les exemples ne manquent pas de chefs d’Etat malades mentaux et de présidents de la République qu’un beau jour on découvre l’esprit dérangé. Le cas de Paul Deschanel est tout près de nous. Et plus près encore celui de deux fous dangereux, maîtres, pendant quelques années, du destin de deux grandes nations : Hitler et Staline, tous les deux atteints de paranoïa à un degré avancé, et tous deux responsables d’effroyables tueries... » A l’aide de la presse parlée et écrite, les oligarchies parasitaires qui gouvernent les peuples sont arrivées à expulser tout bon sens des cervelles, à détruire toute logique.

    LES « GRANDS HOMMES »
    SIMPLES ETIQUETTES DE L’HISTOIRE

         Il est facile de comprendre que le soin de faire le bonheur de plusieurs millions d’hommes ne peut être confié à un seul individu. Il faudrait que ce dernier soit doué d’une sagesse alliée à des connaissances extraordinaires, qualités qui ne se rencontrent jamais dans une seule cervelle. Le XVIème siècle vit naître un de ces prodiges qui prétendaient tout connaître et être en mesure de résoudre tous les problèmes qui pouvaient se poser à l’esprit humain. Ce fut Pic de la Mirandole. On prétendit qu’à l’âge de 18 ans il savait vingt-deux langues. A 24 ans, il avait soutenu des thèses sur tous les objets des sciences. On trouve à la tête de ses ouvrages les 1 400 conclusions générales sur lesquelles il offrait de disputer. Elles paraissent aujourd’hui plutôt ridicules. Quant à ses ouvrages, dont les principaux sont : « De opere sex dierum », « Traité de la dignité de l’homme », un « Traité du Royaume de J.-C. » et « De la vanité du monde », plus trois livres sur « Le Banquet » de Platon. Ils nous donnent une bien piteuse idée de l’esprit « universel » de l’auteur.

         Comme je l’ai montré dans mon essai : L’Antidote, l’homme génial, correspondant à l’opinion populaire qui fabrique aisément des géants, n’existe pas, ne peut pas exister; il n’existe que des individualités douées de tendances particulières, orientées dans un sens déterminé. C’est à cette faculté créatrice que nous devons tant de travaux admirables en littérature, en peinture, en mécanique, en science. Les auteurs de ces merveilleux travaux auraient peut-être échoué en des ouvrages beaucoup plus simples mais pour lesquels ils n’avaient aucune disposition. Le mécanisme de cette faculté créatrice n’est pas encore bien nettement déterminé. Le métaphysicien Froschammer avait produit une théorie originale qui avait séduit les esprits qui dédaignent les données de l’expérience.

         Dans son livre « Die Phantasie als Grundprincip der Welprovesses » (Munich, 1877), il affirmait qu’une imagination objective et cosmique travaillait dans la nature, produisait les innombrables variétés de formes végétales et animales, puis transformée en imagination subjective, devenait dans le cerveau humain la source d’une forme nouvelle de création. Les travaux qui ont été effectués depuis n’ont pas permis, malheureusement, de découvrir ce fameux principe créateur. Que de choses en auraient été simplifiées ! Dans certaines « disciplines », on acquiert facilement la qualification de génie, de « grand homme » Les peuples appliquent généreusement ce titre glorieux aux grands chefs qui les ont trompés dans la politique ou qui les ont dirigés dans les hécatombes guerrières... C’est surtout en pensant à ceux-là que je rappellerai cette apostrophe de Tolstoï : « Les prétendus grands hommes ne sont que les étiquettes de l’histoire; ils donnent leurs noms aux évènements. »

         « Il y a une tendance à la variation dans tout ce qui vit : végétaux, animaux, homme physique et mental. Le besoin d’innover n’en est qu’un cas particulier, écrit Ribot. Quand cette tendance est fondamentale, elle peut produire des effets bien différents, suivant que l’esprit de l’époque incline davantage vers la poésie ou la peinture, la musique ou la recherche scientifique, l’industrie ou l’art militaire. » J’ai connu un marchand de peau de lapin qui passait pour un homme extraordinaire, à cause de sa réussite dans une profession difficile, disait-on,; je ne suis pas sûr que Napoléon lui-même aurait pu s’en tirer aussi bien. Et je crois que mon négociant en peaux n’aurait pas fait aussi brillante figure à la fameuse bataille d’Austerlitz où le hasard aurait pu tout aussi bien le diriger. Les heurts et malheurs des peuples tiennent ainsi bizarrement aux caprices de l’apparition du « génie »

    ¾
         C’est aussi Ribot qui dit : « Il est impossible de déterminer tout ce que l’invention doit au hasard, c’est-à-dire la rencontre et la convergence de deux facteurs; l’un interne (le génie individuel), l’autre externe (l’évènement fortuit) Dans l’humanité primitive, son influence a du être énorme : l’emploi du feu, la fabrication des armes, des ustensiles, la fonte des métaux; tout cela est issu d’accidents aussi simples que la chute d’un arbre sur une rivière suggérant la premier idée d’un pont... » Dans les « triomphes » d’ordre militaire, la part de hasard est généralement très grande. C’est ce que Clemenceau exprimait, dans un langage plutôt brutal, quand il parlait des grands conducteurs d’armées : « Ils possèdent l’art de convertir toutes leurs défaites en victoire, quand, par hasard, il arrive vraiment à l’un d’eux de l’emporter, c’est parce que le collègue qui commande l’armée d’en face s’est montré encore plus bête que lui. » Il ne faudrait pas puiser longtemps dans les annales des grands massacres du siècle, pour être convaincu qu’il il y a là autre chose qu’une boutade.

         Les foules ont besoin de génies, de grands hommes, de héros; elles attribuent avec ravissement aux individus qui les dominent, grâce à leur culot, à leurs qualités réelles ou à un concours de circonstances favorables, des qualités d’un surhomme. On reste stupéfait quand on considère attentivement la facilité avec laquelle se forment les légendes qui hissent un « uebermensch » sur le piédestal. « Dans la foule, écrit H. Delacroix, dans « La Religion de la Foi » (Paris, Alcan, 1922, p. 66 à 69), l’individu satisfait le besoin grégaire et l’instinct moutonnier; il sort de l’isolement où il s’étiole; il interrompt la monotonie quotidienne pour goûter des émotions qui paraissent régler ces états de foule :

    1) Dans la foule disparaissent les habitudes de contrôle personnel et la contrainte sociale coutumière; on se laisse aller; il se produit une sorte de détente et d’abolition de la critique qui préparent l’expansion de l’affectivité, de l’excitation étrangère...
    2) La foule est en état d’attention expectante et d’adoration ou de crainte éperdue. Une exigence obscure, un vague pressentiment la hante... La foule se charge et se comprime pour exploser...
    3) De vagues virtualités passent à l’acte. Les sentiments se déchargent en mouvements, en cris, en actes. Le premier pas est fait par ceux qui ont le moins de contrôle sur leur esprit et sur leurs muscles...
    4) Sur un terrain ainsi préparé dans ces esprits déséquilibrés et surexcités tombent des suggestions qui se développent à l’abri de toute critique. La réceptivité est accrue dans une sorte d’obnubilation, la suggestion s’installe et s’épanouit : « Abasourdissement, dit Huysmans; on vit alors dans un milieu sans proportion. Et c’est justement qu’il parle des « chambres de chauffe de la piété. »

         Grâce à ces « chambres de chauffe de la piété », on assiste parfois à des scènes délirantes. Aux « grandes heures de l’histoire », quand les foules ont besoin de hurler leur enthousiasme, elles se précipitent aux pieds des idoles du jour, elles les portent en triomphe, les assourdissent de vivats. Et ces idoles sont parfois des demi-fous, comme Hitler ou Mussolini ou des généraux charlatanesques. L’adoration des foules est presque toujours mère des dictatures et des tyrannies. Chez les foules primitives, les croyances collectives pesaient lourdement sur les consciences individuelles et les empêchaient de différer; on peut encore dire qu’il existe dans les sociétés modernes des groupements monolithiques qui empêchent l’humanité d’évoluer vers des formes éloignées de toute barbarie.

         La foi qui se fortifie au creuset de la guerre, la foi patriotique est plus que toutes un redoutable ferment de barbarie. Dans son livre « Dictateurs et Dictatures » (Gallimard, 1930), le comte Sforza, peu enclin à diffuser des propos subversifs, le reconnaît en ses termes : « Quatre année et demie ont appris aux survivants ou, du moins, à pas mal d’entre eux, que la guerre était un devoir, non seulement dans le champ physique, mais dans le champ moral; l’obéissance la plus aveugle était une vertu nationale, même dans les matières de l’esprit.
         La discipline militaire, passive et immédiate, n’a été qu’un jeu, en comparaison de la soumission brutale et ivre que l’on a exigée à l’égard des théories les plus fausses et les plus artificielles, qui ont sévi dans tous les pays belligérants et que le patriotisme a sacrées comme vérités d’évangile. « Si nous faisions un effort pour nous ressouvenir aussi froidement de cela que s’il s’agissait d’un épisode des guerres puniques, nous devrions en conclure que la terreur qui a balayé l’Europe, à la veille de l’an mil, que la fièvre qui l’a secouée lors de sa première Croisade et de ses « Dieu le veult », n’ont été que des incidents passagers, en comparaison de l’épidémie d’abaissement intellectuel qui a marqué la docte Europe du XXème siècle, pendant les quatre années de la guerre et les jours troubles et malsains qui ont suivi les traités de paix... »

         S’exprimant en termes académiques, le diplomate italien répétait en somme ce qu’avait dit le poète libertaire Gaston Couté, en son langage inoubliable, avant le « grand massacre de l’an 14 » :

    Boum ! V’là la guerr’ !... V’là les tambours qui cougn’ la charge
    Portant drapeau, les électeurs avec leu’s gâs
    ¾¾ Feu ! qu’on leu’dit. ¾ Et i’s font feu !¾En avant, arche ! ¾¾
    Et, tant qu’ils peuv’nt aller, i’s march’nt, i’smarchent...
    ... Les grous canons dégueul’nt c’qu’on leu’ pouss’ dans l’pansier,
    Les ball’s tomb’nt coumm’ des peurn’s quand l’vent s’cou les peurgniers,
    Les morts s’entass’nt et, sous eux, l’sang coul’ coumm’ du vin
    Quand troués, quat’ pougn’s solid’s, sarr’nt la vis au persoué.
    V’là du pâté !... V’là du pâté de peup’ souv’rain !
    Les vach’s, les moutons,
    Les oué’s, les dindons.

    Pour le compte au farmier se laiss’nt querver la pieau
    Tout bounnément, mon Gnieu ! sans tambour ni drapieau...

    ... Et v’là ! Pourtant les bêt’s se laiss’nt pas fér’, des foués !
    Des coups l’tauzieau encorne el’ saigneux d’l’abattoué,
    Mais les pauv’s électeurs sont pas des bét’s coumm d’aut’es. Quand l’temps est à l’orage et l’vent à la révolte...
    l’s votent !

         Après le carnage de 1914, un certain courant anti-guerrier s’était tout de même manifesté, malgré les braillements du carnaval mussolinien. En Allemagne même le pacifisme était à l’honneur. René Arcos écrivait dans la revue « Europe », en août 1924, au retour de Wiesbaden où la municipalité socialiste avait organisé une manifestation contre la guerre : « Par toutes les rues et les boulevards, pressée, toujours plus dense, la foule arrive à Kurhaus. Les tramways bondés à ne plus pouvoir avancer la déchargent devant les grilles. Tous les âges, toutes les conditions, mais la classe ouvrière domine visiblement. Des femmes en cheveux, les jambes nues dans de gros souliers, des enfants de guerre, chétifs, si pâles dans leurs habits « puants la foire », et tout vieillots... Tous les arrivants portent, accroché à leur poitrine, l’insigne des pacifistes, le petit drapeau noir et jaune avec l’inscription : « Nie wierder Krieg » On a bientôt de la peine à circuler dans les vastes jardins du Kurhaus. Douze mille personnes aux visages graves s’y entassent et la plupart resteront debout deux longues heures pour entendre les orateurs qui se succèderont sans arrêt sur les deux tribunes érigées en plein air. »

         Un peu plus tard, Gilbert Nowina et Georges Pioch faisaient une tournée de propagande dans les grandes cités allemandes. A leur retour, Nowina me disait sa surprise d’avoir été accueilli partout par des foules très enthousiastes... Mais les difficultés économiques, créées par les crétins supérieurs qui avaient manigancé leur « Europe d’après-guerre », devaient fatalement rejeter les foules vers le premier aventurier qui leur promettait la lune. En 1934, René Acros écrivait dans « Europe » (15-11-34) : « J’ai couché, il y a quelques jours, à Francfort-sur-le-Main. La jeunesse hitlérienne défila pendant une bonne partie de la nuit à travers la ville. J’entends encore le bruit des mille et mille bottes scandant les chants guerriers des S.A. Qui se fût avisé de crier : «Nie wierder Krieg, eut été assommé sur place. A Kaiserlautern, à Coblence, à Mayence, à Cologne, à Heidelberg, dans les moindres cités du Palatinat et de la Rhénanie, même défilés, mêmes chants sauvagement agressifs. Toute la jeunesse allemande en uniforme, au son des fifres et des tambours, défilé au pas de parade devant son nouveau maître. Aucune velléité de résistance nulle part, mais bien une passion, une ivresse de l’obéissance...

         « Hitler était-il, comme me disait encore l’un des membres jadis les plus influents du parti social-démocrate allemand, le fruit amer du monstrueux traité de Versailles, de la politique poincariste qui mena la France dans la Rhur, et, en général, de toute l’absurde politique française depuis la fin de la guerre ? C’est possible et même probable. Mais le temps n’est plus d’épiloguer sur ce qui s’est passé hier. Le présent nous tient à la gorge, et la situation devient chaque jour plus angoissante.  »  « En 1933, mon ami Henri Rougemont se trouvait à Hambourg; bien plus tard, il devait me raconter ce qu’il y avait vu : une foule délirante, hurlante, une horde sauvage qui acclamait frénétiquement Hitler et la multitude des torchons à crois gammée. « J’ai pensé alors, me dit Rougemont, à cette phrase du Clemenceau de la « Mêlée sociale » : Avez-vous jamais vu des oies criant devant la devanture d’un charcutier : « Vive le pâté de foie d’oie ! » ? Je ne pensais pas que le charcutier acclamé par cette foule ferait aussi rapidement, et dans des proportions hallucinantes, du « pâté de peuple souverain » dans tout l’univers. C’est quelque chose qui dépasse l’imagination la plus enfiévrée ! »

         L’écrivain Ludwig Bauer écrivait en 1932 : « La guerre est pour demain. » Il analysait les quelques « espoirs » restant et il concluait à leur intense fragilité. Il ne reste guère que la peur, disait-il, la peur généralisé que l’on éprouve à la seule évocation d’une nouvelle guerre. Mais peut-on compter vraiment sur ce sentiment ? Les meilleurs films contre la guerre ont trop souvent produit un effet tout à fait contraire à ce qu’on attendaient les pacifistes. Il y a un sadisme des scènes de guerre et de violence qui attire autant que le spectacle de la décollation sur les places publiques, que le récit détaillé des crimes les plus horribles dans les grands quotidiens. De plus, tant qu’elle n’est pas là, la guerre n’inspire pas que la crainte : elle offre l’aventure aux générations qui n’ont jamais fait cette terrible expérience. » Hitler bénéficiait déjà de l’apport des divers procédés modernes d’endoctrinement, d’embrigadement et de conditionnement. Il allait réaliser ce qu’avait prévu Alexandre Herzen : « Un jour, Gengis Khan nous reviendra avec le télégraphe. »

    L’ILLUSION « PROLETARIENNE »

         La grande force des régimes totalitaires de notre temps a été d’arriver à inculquer les mêmes idées à une foule de gens qui savent parfaitement lire, mais qui n’ont pas la capacité de choisir leurs lectures. Le Pouvoir choisi pour eux, décrète ce qui est bon et ce qui est mauvais et, par une diffusion constante de contre-vérités très acceptables, voire par l’exploitation maxima du sentiment chauvin, parvient à créer un fanatisme que rien ne rebute. C’est ainsi que se sont agglomérées, sous la bannière de l’anti-capitalisme, et de l’anti-impérialisme, des foules fanatisées préparant généralement pour elles une exploitation et une oppression plus implacables que celles dont elles croyaient se délivrer. L’espérance prophétique enfoncée dans les cervelles par la prédication marxiste est une de ces formidables escroqueries qui résultèrent de la duperie des mots et des mythes forgés par une propagande supérieurement organisée.

         Les socialistes qui ont précédé Marx tenaient compte de l’infinie complexité de l’être humain, de ses besoin moraux et matériels; ils lui parlaient de justice, de vérité, de liberté individuelle, de fraternité... Marx est arrivé avec sa pile de bouquins, affirmant solennellement que les seules vérités nécessaires, et accessibles aux hommes étaient contenues dans son monumental « Catéchisme » La justice, la vérité, la liberté, la fraternité, ne sont pour lui, selon l’expression de son compère Frederich Engels, que des marottes idéalistes ou, selon l’expression de Lénine qui est venu apporter sa surenchère, de vaines plaisanteries bourgeoises. Par une des nombreuses contradictions que l’on peut relever dans ses écrits, Marx qui a prêché d’exemple quant à l’utilité de l’effort, nie dans sa Bible toute valeur à l’idée individuelle, qui ne peut rien faire au milieu des grands courants qui, seuls, déterminent la marche de l’histoire.

         Cette théorie ne pouvait que favoriser de nouvelles tyrannies se disant portées par l’histoire et habilitées pour installer le prolétariat dans un prétendu socialisme qui devait mettre fin à tous les maux. Non seulement Marx n’avait pas du tout prévu que ses théories serviraient d’alibi à la dictature d’un parti, mais il n’avait pas prévu non plus que la classe prolétarienne ne serait pas capable d’assumer son rôle prétendument historique et que le XXème siècle amènerait l’ère des administrateurs comme dira Burnham en découvrant que la classe qui s’élève et qui tend à tout diriger n’est pas la classe ouvrière, en dépit des prévisions marxistes, mais celle des techniciens de direction, administrateurs, bureaucrates, etc... C’est un phénomène qui est en passe de s’accomplir, non seulement dans les pays capitalistes, mais dans la « patrie du prolétariat » même.

         D’autre part, les classes sont loin d’être aussi nettement tranchées que le prétend la doctrine marxiste. La confusion est grande et les foules oscillent toujours entre les extrêmes qui ont eux-mêmes un certain mal à se déterminer. C’est ce qui explique que, dans les circonstances favorables créées par la dernière guerre, le prolétariat n’a montré qu’une impuissance absolue. L’ouvrier, qui devait conquérir le monde, a commis la lourde faute, à une certaine époque, de laisser naître des industries géantes qui devaient entraîner des conséquences redoutables, notamment une spécialisation de plus en plus poussée qui a dégradé le travailleur, et en faisant un rouage dérisoire dans un ensemble qui dépasse la compréhension.
         Dans les immenses usine de notre bruyante époque, l’homme est toujours un esclave, l’esclave du machinisme; le régime politique qui le dirige n’y change rien. C’est ce que disait Fritz Brupbacher dans son introduction à la « Confession » de Bakounine (1932) : « Notre époque est celle du système Taylor... Or, pour l’individu que l’on rationalise dans le sens de Ford ou dans celui de Staline, cela revient exactement au même. » Le « Manifeste Communiste » avait bien dit : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » Mais en U.R.S.S., il a été formé d’innombrables propagandistes qui ont eu pour tâche d’assouplir les textes, de les interpréter selon les vues du pouvoir et de montrer que la « science marxiste » est à la base même de la vie soviétique.

         C’est une entreprise de bourrage de crâne qui n’a jamais été égalée dans le monde. De 1917 à 1947, il a été imprimé en U.R.S.S. environ 737 millions d’exemplaires de livres et de brochures définis comme des « classiques du marxisme-léninisme » (Sovietskaïa petchat v tsifrakh) (la Presse soviétique en chiffres), Moscou, 1948, p. 53.) Depuis cette époque, l’impression des « classiques » a augmenté en U.R.S.S. dans des proportions considérables, mais il a été mis en sourdine à certaines expressions délirantes d’un prétendu marxisme-léninisme arrangé à la sauce stalinienne. Sous l’appareil stalinien, créé avec des éléments stabilisés, alourdis, quelque peu abrutis, pénétrés de cet esprit que Trotski appelait un « énorme vomissement de l’histoire », le régime publiait des textes vraiment ahurissants.

         J’ai conservé, particulièrement le souvenir d’un petit « ouvrage » que m’avait fait connaître notre ami Ferdinand Planche, à l’époque où Staline faisait figure de Père Éternel dans le monde communiste. Ce livre, qui nous avait bien fait rire, était l’œuvre d’un certain professeur Papanine, savant et explorateur, qui expliquait en termes grandiloquents son récent voyage au Pôle où il prétendait avoir créé la première cellule communiste, sans doute parmi les pingouins. Il était alors très courant, en U.R.S.S., de prendre contact avec des extravagances de cette nature. Si le professeur Papanine avait appliqué les méthodes marxistes-léninistes sur la banquise, d’autres vous expliquaient gravement, en d’innombrables récits où la louange se mêlait curieusement à la technique, que les mêmes méthodes avaient fait merveille dans la pêche à la baleine, la construction des routes, la culture des haricots ou l’élevage du lapin angora...

         Staline était l’homme omniscient qui devait décider de tout. A ce propos, Lucien Laurat a écrit un petit livre qui montre admirablement jusqu’où a pu aller la stupéfiante mégalomanie du dictateur, mais aussi le crétinisme ou la bassesse des éléments pieux qui l’acclamaient et acquiesçaient à toutes ses fantaisies. Il s’agissait d’une découverte fondamentale du camarade Staline qui avait approfondi les causes de la stagnation de la linguistique soviétique et proposait des remèdes. Le professeur Tchémodanov, un homme qui possédait vraiment une grande compétence, reconnaissait ses torts et déclarait : « Le nouveau travail génial du camarade Staline est un événement colossal, un tournant dans l’évolution des sciences sociales... »

         « L’exemple le moins reluisant de la lâcheté humaine, écrit Laurat, est sans doute fourni par le professeur G. Akhclédiani (« Pravda », 27 juin), qui, au moment même où il dénonce ses « erreurs » en tant que disciple de Marr, tombe à bras raccourcis sur ses coaccusés en écrivant : « De tels linguistes occupaient les chaires universitaires. On peut imaginer quels cadres enseignants ils ont préparés et ce que de tels professeurs ont pu enseigner aux élèves. » Et Laurat tire la conclusion de cette effarante histoire : « Voici, écrit-il, des hommes graves et d’âge mûr, des savants dont on peut contester les méthodes et les hypothèses, mais dont l’érudition est certaine, titulaires de chaires et auteurs d’ouvrages destinés depuis des lustres à former les linguistes de demain ¾des hommes, donc, qui connaissent leur métier, auquel ils ont consacré toute leur vie ¾ et, obéissant soudain au doigt et à l’œil, ces hommes abjurent, comme s’ils étaient devant un tribunal de l’inquisition, les convictions qu’ils ont acquises au cours d’une longue carrière de recherches et d’études, ils les abjurent du jour au lendemain, tout simplement, à la suite d’un article de Staline fourmillant de banalités et de pléonasmes, de contresens et de flagrantes erreurs, pour lesquels ils auraient recalé n’importe quel candidat au professorat.

              Aucun d’entre eux ¾ qu’il soit partisan ou adversaire de Marr, ne peut souscrire à cette stupéfiante découverte que les dialectes seraient des « dérivations » des langues nationales; leurs « mea culpa » datent du 27 juin et du 4 juillet, tandis que Staline n’a rectifié cette sottise que le 2 août. Ils ont donc remercié Staline de les avoir remis dans la « bonne voie » et l’ont félicité de ses « éclaircissements géniaux » tout en sachant à quoi s’en tenir quant à la valeur de son génie linguistique. Pourquoi l’ont-ils fait ? Parce que c’est l’usage sous la dictature stalinienne, et c’est l’usage parce que l’univers concentrationnaire menace ceux qui n’approuvent pas tout ce que le chef génial proclame vérité absolue, si frelatée qu’elle soit... » (Staline, La linguistique et l’impérialisme russe, éd. Plon, 1951.) 
        
         Cette domestication des « élites » était si difficilement imaginable que la plupart des commentateurs d’Occident se refusaient à y croire et préféraient adopter les plus ridicules explications. Sous les régimes les plus absolus comme les plus déréglés, jamais ce degré de domestication n’a été atteint. Imaginez, en ce temps où le « planétaire » et le « nucléaire » dominent, Nixon, Pompidou ou un autre conducteur d’ouailles, prenant parti dans une controverse de savants et affirmant, à l’aide de quelques banalités puisées dans des manuels de vulgarisation à l’usage des écoliers, que le soleil tourne autour de la terre et que tout le monde doit s’inspirer de cette évidence. Malgré les défaillances des régimes en des domaines bien connus, je ne crois pas que la sentence serait acceptée sans sourciller, comme le fut celle de Staline qui était au moins aussi ridicule.

         Ce qui porte à son comble cette inoubliable comédie, c’est le fait que les savants subitement mis au pas avaient joui pendant vingt-cinq ans des encouragements officiels. Pendant cette longue période, on ne jurait que par Marr. « La Pravda » du 5 janvier 1949 admonestait ainsi un auteur nommé Zinder qui, dans un ouvrage intitulé « Questions de phonétique », avait oublié de citer Marr :  « Zinder ne souffle mot sur N. Marr et passe sous silence les solutions données par ce dernier aux problèmes de la phonétique sur la base du marxisme-léninisme. Zinder ne fait pas ressortir la supériorité de la linguistique marxiste sur le linguistique bourgeoise. » Le bulletin de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. (Izvestia Akadémii Naouk S.S.S.R., numéro 4, 1949, p. 289-298) exposait toutes les thèses essentielles de Marr, comme la quintessence de la linguistique  marxiste. L’araignée s’étant soudainement déplacée dans la cervelle du génial Staline, ces thèses étaient ensuite unanimement dénoncées comme anti-marxistes !

         On conçoit aisément ce que peut être la mentalité populaire dans un tel climat. Trotski prétendait qu’après Staline, n’importe qui pourrait gouverner au Kremlin. Le successeur du Petit Père  Génial. Khrouchtchev, n’était pas non plus un aigle. Son ignorance égalait largement celle de son devancier. Il croyait, lui aussi, que le Talmud marxiste suffisait à tout, et il disait, en 1957, au cours d’une interview qui fut publiée par le « New York Times » du 10 octobre 1957 : « Les changements dans le monde se dérouleront dans la direction indiquée par Marx, Engels et Lénine dans leurs écrits théoriques. » Khrouchtchev, comme son maître Staline, ignorait que la pensée moderne repose tout entière sur le refus du principe d’autorité, et que Marx lui-même, tout dogmatique qu’il paraisse, s’est réclamé de cette science qui remet sans cesse en cause les théories et les hypothèses les plus solides. Khrouchtchev eut au moins le bon sens, nonobstant des truculences, de ne pas se prendre pour le nouveau génie de l’incomparable philosophe marxiste-léniniste.

         La révolution bolchevique  aura aussi apporté une singulière contribution à cette ahurissante dévalorisation des mots qui se poursuit depuis un demi-siècle. C’est ainsi que la démocratie, par voie de pléonasme, s’est renforcée en démocratie populaire pour qualifier le moins démocratique des régimes ! Ce régime « démocratique » a pratiqué une politique éducative qui n’hésitait devant aucune exagération pour servir le culte du chef et du militarisme le plus exacerbé. Du vivant de Staline, ce culte prenait des proportions d’un grotesque achevé. Cet hymne dithyrambique en témoigne :

    Toi qui fis naître l’homme
    Ô grand Staline, ô chef des peuples !
    Toi qui fis naître l’homme
    Toi qui fécondas la terre,
    Toi qui rajeunis les siècles,
    Toi qui fais fleurir le printemps
    Toi qui fis vibrer les cordes musicales
    Toi, splendeur de mon printemps, ô toi
    Soleil reflété par des milliers de cœurs.

    (« Pravda » du 28 août 1935)

         Pour les enfants, la grammaire de la langue russe de  L. V. Chterba (édition d’Etat d’études et de pédagogie, Ministère de l’Éducation de la R.S.F.S.R., Moscou, 1946, 7ème édition) contenait des explications précieuses. Citons, par exemple, l’exercice 323 (page 130) : « Na pas soigner les armes, les perdre par négligence, par nonchalance, c’est abuser honteusement de la confiance de millions de patriotes soviétiques, c’est outrager leurs meilleurs sentiments, leur travail héroïque. Le souci de ses armes, voilà ce qui doit entrer dans la chair de chaque combattant. La loi d’airain de notre guerrier dans toutes les circonstances de la vie, dans n’importe quelles conditions, c’est de veiller avant tout à préserver son fusil, sa mitraillette, sa mitrailleuse, son canon. Mourir à côté du matériel mais ne pas l’abandonner à l’ennemi. »

         C’est exactement ce que disait notre fameux Déroulède qui, pour écrire des litanies de ce calibre, n’avait pas eu besoin, lui, d’étudier la sainte Bible marxiste-léniniste. Le professeur Charles Andler, qui avait publié un ouvrage remarquable sur « les Origines du socialisme d’Etat  en Allemagne », en 1897, écrivait en février 1913, dans « la Vie ouvrière », une critique qui mériterait encore aujourd’hui d’être fortement méditée. Andler parlait alors de la dangereuse constitution d’un socialisme d’affaires, militariste et colonial. « Dans la pensée flottante des anciens, écrivait-il, plus d’une défaillance leur sert d’excuse. Ils vont jusqu’à s’abriter derrière les citations de Lassalle ou de Marx. Ils s’en font un couvert derrière lequel ils avancent avec une tactique très bien entendue de défilement... »
         Faisant allusion à l’ouvrage de Gerhard Hildebrand : « Sozialistische Auslandspolitik » (Politique étrangère socialiste), paru en 1911, il disait : « Le socialisme changera plus d’une de ses doctrines sous la pression, parfois désagréable, des vérités scientifiques méconnues de lui. Il aura toujours raison d’emprunter à d’autres partis un acquis de science sociale où ils l’ont parfois devancé. Mais il serait d’avance rayé du nombre des puissances morales dont nous attendons qu’elles préparent le monde de demain, s’il retombait dans les procédés politiques des partis que sa raison d’être presque unique est de dépasser... »

         Analysant la situation économique, sans tenir compte d’ailleurs des immenses possibilités du machinisme, Andler faisait cette constatation, assez curieuse quand on considère qu’elle est faite en 1913 : « La Russie, qui à elle seule fournit du blé pour 1 600 millions de marks à l’Allemagne, non seulement gardera sa récolte de céréales pour elle, mais ses appels réitérés au crédit étranger signifient qu’elle travaille fébrilement à développer ses chemins de fer, ses usines électriques, ses industries textiles et ses machines outils. L’étonnement des Anglais fut grand de voir que, pour les chemins de fer du Transvaal, les usines russes en 1909 purent soumissionner à un prix inférieur du tiers à celui des usines anglaises. Déjà la Chine aussi, à Han Yang, possédait avant la Révolution une usine aussi grande que le Creusot et qui renaîtra de ses cendres; son énorme production de charbon lui permet d’inonder de ses fers, de ses aciers bruts toutes les côtes du Pacifique. L’industrialisation de ces pays sera complète dans trente ans. Ils ne nous fourniront plus de blé et plus de matières textiles, et c’est un mal. Mais le mal le plus grand, c’est qu’ils n’absorbent plus nos produits manufacturés. »

         Contrairement à l’opinion accréditée, on peut donc remarquer que les bolcheviques russes n’ont rien innové. La tendance à faire passer l’industrialisation avant le bien-être des populations existait déjà sous le tsarisme. En 1913, certaines thèses socialistes avalisaient le colonialisme, sous prétexte de faire passer le courant socialiste dans les pays arriérés. « Cette brutalité n’est pas nouvelle, constatait Andler. On la retrouve chez les folliculaires salariés de la teutomanie courante, aristocratique et bourgeoise. « La Gazette de la Croix » en vie et « La Gazette de Voss », quoique libérale, en suit le sillage. Dans les « Preussische Jahrbücher », le professeur Delbrück est saisi du même délire; et Max Harden, dans la « Zunkunft », se fait une petite fortune en ameutant les chauvins de l’empire par ses hurlements frénétiques. Mais on n’avait pas encore eu l’aplomb de faire passer ses brutalités pour du socialisme. »

         Hélas ! depuis 1913, que n’a-t-on fait passer pour du socialisme ! On y a fait passer même le fameux système Taylor ¾ rajeuni sous le nom de méthode Stakhanov ¾, qualifié, dès son apparition, par Merrhein de « méthode de travail la plus féroce, la plus barbare qu’un cerveau humain ait pu imaginer. » (« La Vie Ouvrière », 20 février 1913.) Andler écrivait encore, « Jusqu’ici, le parti socialiste a suivi machinalement sa tradition ancienne : il a voté pour les crédits militaires... Nous saurons désormais qu’il y a un socialisme prêt à voter ces crédits, résolu à ne plus harceler la diplomatie allemande, et disposé à souligner sa solidarité avec la dynastie... » Andler appelait ce socialisme « un socialisme impérialiste »

         Mais il s’agissait surtout de la condamnation de certaines intentions et de certaines attitudes qui laissaient prévoir de dangereux abandons. En fait, c’est en Russie, non en Allemagne, que la couverture marxiste allait permettre le développement d’un socialisme impérialiste, accueilli, avec un aveuglement qui fera l’étonnement des générations de demain, par les « élites ouvrières du monde entier. » Le prétendu socialisme russe devait, lui, redonner un lustre formidable à ce militarisme qui a répandu tant de sang dans le monde et que les révolutionnaires issus du cataclysme de 1914 prétendaient détruire. Rien que pour cette raison, on peut dire que ce « socialisme » aura été, après le christianisme, la plus grande escroquerie de l’histoire !

         Marx a écrit cette phrase : « Pour savoir ce qui est utile à un chien, on doit connaître la nature du chien. Appliquant ce principe à l’homme, celui qui voudrait critiquer tous les actes, relations et gestes humains, en vertu du principe de l’utilité, doit d’abord s’occuper de la nature humaine en général et ensuite de la nature humaine modifiée par chaque période historique. Bentham n’y va pas par quatre chemins. Avec la naïveté la plus éclatante, il prend le négociant moderne, et spécialement le négociant anglais, pour l’homme normal. » (Le Capital », éd. anglaise, I, p. 668, note.) Mais le « prophète » ne s’apercevait pas qu’il avait commis la même erreur qu’il reprochait à Bentham. Il n’a vraiment pas beaucoup tenu compte de la nature humaine en général, nature bien autrement difficile à définir, d’ailleurs, que ne l’imaginent les marxistes. Son choix du type d’homme défini par les philosophes français du XVIIIème siècle, à l’aide de toutes les raisons historiques, comme type de l’homme « normal », n’était guère plus valable que celui de Bentham.

         On a fait de Marx un inventeur miraculeux : l’inventeur de la lutte de classes qu’il s’est borné à constater. Mais personne n’a voulu remarquer que la lutte des classes n’était, en réalité, qu’un mode particulier de la lutte pour la vie. Dans la société capitaliste, la mêlée est générale; on voit souvent des luttes opposer des individus que l’on pourrait confondre dans la même classe, s’il était facile, à notre époque, de tracer les limites d’une classe. En réalité, les luttes de classes ne sont pas la conséquence de l’industrialisation moderne. « Vers le VIIème siècle, au temps de la conquête romaine, l’histoire de la Grèce est pleine de révolutions et de contre-révolutions, de massacres, de bannissements, et de confiscations. La haine des partis n’a jamais été exprimée avec plus de férocité que dans les petites cités où les luttes intestines prenaient la forme de véritables vendettas. (G. Glotz, « The Greek City », p. 104, Londres, 1929.)

         « Les luttes qui suivirent, et qui s’étendirent sur des siècles, étaient des luttes du peuple organisé pour une effective participation au gouvernement. La résistance était opiniâtre. En 494 avant notre ère, le peuple obtenait des charges pour ses « tribuns », mais le pouvoir de ces derniers était si limité qu’il ne pouvait en rien être considéré comme une participation au gouvernement de l’Etat. En 451 avant J.-C., la publication des Dix Tables faisait une tradition légale de la propriété commune et arrachait un privilège aux patriciens. En 449, l’assemblée plébéienne commençait à légiférer... En 445 avant J.-C., les barrières légales contre le mariage entre parents étaient supprimées... Soixante-huit ans allaient passer; les Gaulois vinrent à Rome en 390, réalisant, pour un temps, une unité née du danger commun. Ce fut donc en 367 avent J.-C. que le consulat devint accessible aux plébéiens... « Par cette victoire de l’an 367 avant J.-C., les plébéiens semblent avoir obtenu enfin tout ce qu’ils demandaient. » (G. S. Brett, « The Government of Man », pp. 126-127, Londres, 1913.)

         J’estime que Marx, en réduisant la lutte universelle au seul conflit qui oppose les ouvriers et les patrons, a considérablement dénaturé la question qui, aussi restreinte, ne permet plus de chercher un remède aux innombrables inconvénients de la vie des sociétés, ces sociétés fussent-elles dirigées selon les principes infaillibles du marxisme-léninisme, teinté ou non de stalinisme. Une fois convaincu de cette simplification marxiste, il suffit d’instaurer un régime qui déclare les classes supprimées ¾en principe ¾et l’égalité économique réalisée, pour que tout soit parfait. On peut impunément ensuite créer d’énormes distinctions et pratiquer soixante-quinze catégories de salaires.

         Comme en Occident, où de sinistres imbéciles ont imaginé d’empiler les hommes par milliers dans d’ignobles cases en béton, l’U.R.S.S. s’est lancée depuis peu dans la construction des « grands ensembles » On retrouve là une forme de guerre qui n’avait pas été prévue par les logiciens marxistes, une guerre qui est le fruit d’une promiscuité de tous les instants. Ce compartimentage, ces rapprochements forcés créent une mentalité de méfiance, on pourrait dire de haine, et posent des problèmes que le pouvoir préfère ignorer. Si le parti au pouvoir en U.R.S.S. ne disposait d’une force policière qui couvre  tout le pays d’un réseau supérieurement organisé, c’est là que la lutte des classes pourrait sans doute se manifester le plus violemment.

         Dans son livre « La nouvelle classe », l’ex-dirigeant communiste Djilas démontrait que la Révolution russe n’a pas « aboli » les différences de classes, ni créé cette société sans classes objet de tant d’opuscules de propagande. Au lieu d’accuse Staline d’avoir corrompu la Révolution, Djilas reconnaît les faits : « La création d’une « nouvelle classe exploiteuse » était l’aboutissement logique de la dictature d’un parti qui avait supprimé « physiquement » toute opposition. » Il précisait ainsi la nature du système : « Les trois facteurs de base qui constituent ce type d’oppression totalitaire sont le pouvoir, la propriété et l’idéologie. Ils sont monopolisés par le parti politique unitaire et unique ¾ ou, suivant l’explication et le vocabulaire adoptés ici, par l’oligarchie qui constitue ce parti et cette nouvelle classe. » (Éditions anglaise, 1957, p. 166.)

         Dans « Europe » du 15 février 1925, Yvon Lapaquellerie écrivait : « Catherine ¾ quand on dit Catherine, on a dit à peu près toute la Russie pensante de son époque¾, Catherine II traitait la Révolution française d’égrillarde, avec un ricanement de fureur. « Je ne saurais croire, disait-elle, au grand talent des savetiers et cordonniers pour le gouvernement et la législation. » Il y a quelques mois, l’Europe eut le même ricanement amer à la vue d’une photographie que reproduisirent les journaux : la femme d’un envoyé des Soviets à Londres lavant son linge dans un baquet. Aux savetiers français succède la buandière russe. Mais les savetiers français sont montés en grade depuis 1789, et leurs petits-fils devenus conservateurs font la grimace à la vue d’une ambassadrice qui nettoie elle-même son linge sale. » En cet an de grâce 1971, l’Europe ne fait plus la grimace en considérant les illustrations que les journaux consacrent à la Russie ¾ du moins l’Europe à laquelle Yvon Lapaquellerie faisait allusion ¾. La Révolution russe étant « digérée », on nous propose aujourd’hui des images d’ambassadrices en vison et de généraux très gras qui se dandinent comme des veaux avec leur fardeau de décorations.... Ce ne sont pas des images de nature à provoquer les ricanements de nos élites bourgeoises fort habituées à ce genre de divertissement.

         L’idée que le marxisme, dans sa pratique, servirait à l’établissement d’un despotisme nouveau a été émise, il y a bien longtemps, puisque ce fut tout au début de la carrière militante de Marx par Arnold Ruge qui fut quelque temps l’ami de l’auteur du « Capital » et qui lui aida à publier les « Annales franco-allemandes » , en 1844. Ruge avait prédit que le programme de Marx conduirait inévitablement à un « Etat policier esclavagiste » Vers 1840, l’anarchiste P.-J. Proudhon adressait à Marx une lettre amicale qui lui demandait de ne point se faire l’apôtre d’une nouvelle religion et d’une intolérance nouvelle. Plus tard, Bakounine devait accuser Marx de vouloir entraîner les peuples vers un enrégimentement et un encasernement autoritaires : « Dans « l’Etat populaire » de Marx, nous dit-on, il n’y aura pas de privilège de classe... Mais il aura une nouvelle classe, une nouvelle hiérarchie... et la société sera a partagée en une minorité dominante et une immense majorité... (« Œuvres », vol. IV, pp. 476-477, Paris, 1910.)

         « Il veulent concentrer les rênes de l’administration dans leurs mains fermes, sous prétexte que le peuple ignorant a besoin d’une vigoureuse  tutelle; ils vont fonder une banque centrale d’Etat qui tiendra en mains tout le commerce, l’industrie, l’agriculture et même la production scientifique; et les masses de la population seront divisées en deux armées : l’industrielle et l’agricole, sous le commandement direct d’ingénieurs d’Etat qui deviendront les nouveaux privilégiés de l’Etat scientifico-politique. » (Étatisme et Anarchisme », p. 237, Saint-Pétersbourg, 1922.) Sous le tsarisme, des membres de la clandestinité révolutionnaire russe ont insisté fréquemment sur les dangers que recelait le marxisme. Makhaïski, notamment, a publié une brochure qui démontrait que, dans l’ordre social établi par le marxisme, les bureaucrates, les politiciens, les ingénieurs et les économistes prendraient la place des capitalistes comme exploiteurs du travail.

         En 1918, Abba Gordin, auteur de « Anarkhia Dukha » (Moscou, 1919), « Interindividualism » (Moscou, 1920-22), « Egotica », (Moscou, 1919), publiait, en russe, à Moscou, un livre intitulé « Le christianisme et le marxisme ou la sociomagie et la sociotechnologie » Dans ce livre, qui fut saisi par la Guépéou (ou Tcheka), Gordin prétendait identifier les éléments messianiques, missionnaires, etc., c’est-à-dire les éléments « sociomagiques » du marxisme, avec l’eschatologie prophético-chrétienne. Tel fut bien, en effet, l’impact du messianisme marxiste sur certaines foules, grâce à la propagande fort bien orchestrée de l’Etat soviétique. En 1920, Bertrand Russel, qui fut un enthousiaste de la Révolution russe, à ses débuts, écrivait dans son livre « Bolshevism, Practice and Theory », p. 15, New York, 1920) : « Le bolchevisme a apporté une nouvelle religion. Ses promesses sont magnifiques : la fin des injustices de la richesse et de la pauvreté, la fin de l’esclavage économique, et la fin de la guerre... »

         Mais comme le disaient les révolutionnaires clairvoyants : « le roncier ne pouvait donner des roses », et les résultats devaient décevoir profondément l’humaniste qu’était Russel, mais aussi un grand nombre d’hommes qui avaient aidé de toutes leurs forces à l’instauration de cette nouvelle tyrannie. Dans cet immense pays où le nationalisme est plus virulent qu’au temps des tzars, où la puissance de l’Etat est aussi extrême que l’impuissance totale de la majorité des citoyens, où la politique impérialiste est plus agressive que partout ailleurs, près de deux cent millions d’habitants vivent dans un conglomérat qui tient de la caserne et de la fabrique d’armes. Le tout surmonté de l’étendard rouge de la Révolution marxiste ! Le plus incroyable, c’est qu’au bout d’un demi-siècle cette triste plaisanterie fasse encore d’innombrables dupes, attentives à tout ce qui sort de cette Église qui avait promis le paradis sur la terre. Les religions, nées de l’esprit troupeau sont difficilement déracinables, quels que soient les avatars que les « grands prêtres » leur font subir !

    PERSPECTIVES

         Jusqu’à une époque relativement récente, le problème était assez simple : il s’agissait de mettre un terme à la misère, aux privilèges, à l’injustice, aux contradictions économiques, aux militarisme, à la guerre. Aujourd’hui, tout s’est compliqué d’une manière qui n’était pas prévue dans les Catéchismes des prophètes. A tous ces maux, l’homme, armé d’une implacable technique, en a ajouté d’autres qui mettent en cause l’existence même de la planète. Avant la dernière guerre, l’écrivain Anton Zischka écrivait un livre hallucinant qui révélait les extravagants exploits d’une « science qui manquait totalement de conscience » Il intitulait son livre : « Le monde est fou » On peut bien dire, en considérant les formidables progrès techniques de notre temps, que cette folie est devenue une véritable folie furieuse.

         A l’Est, comme à l’Ouest, la nature a été mise au pillage; l’air est corrompu, les eaux des rivières, des lacs, des océans sont polluées, sans que, pour autant, la marche infernale soit entravée. Bien au contraire, les dirigeants, qui ne peuvent plus nier cette détérioration de l’habitat humain, s’efforcent d’en minimiser l’importance et affirment qu’ils prendront toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’extension du fléau nouveau, un fléau qui menace de dépasser de très loin les pestes et les maladies épidémiques du Moyen Âge. On se rend compte que les fameuses mesures annoncées ne sont que de misérables palliatifs, incapables de nous ramener dans le courant normal d’une vie saine et équilibrée.

         Ma collaboration aux travaux du Comité Méditerranéen contre les pollutions m’a permis d’entrer en contact avec des personnalités scientifiques très informées de la gravité du problème. Tous ceux qui n’ont pas ce gênant « fil à la patte » qui ne permet pas de s’exprimer à cœur ouvert estiment que le monde s’achemine à toute allure vers une auto-destruction finale. Pour montrer le peu de crédit que l’on peut ajouter aux affirmations des techniciens d’Etat qui sont chargés de vérifier l’existence ou la non existence des pollutions, nous citerons l’affaire des containers de déchets atomiques, jetés dans la mer, après que ces messieurs aient donné toutes garanties sur leur parfaite étanchéité. Or, en septembre 1970, le commandant Cousteau, qui avait patiemment étudié la question, déclarait au Conseil de l’Europe :

         « Utiliser l’Océan comme une poubelle nucléaire est une idiotie ! En 1959, j’ai été à l’origine d’une initiative tendant à empêcher le dépôt de déchets atomiques en Méditerranée. Notre action a réussi. Depuis, on dépose ces déchets dans l’Atlantique. Si je suis toujours persuadé que c’est un danger très grave, c’est à cause de sa durée. Une erreur de calcul est irréparable pour plusieurs générations,, alors que, pour les autres pollutions, les erreurs peuvent être corrigées. Les mesures prises ne sont pas sûres. Les containers de déchets radioactifs parvenus au fond des océans s’écrasent sous la pression. On les a photographiés ouverts, baillant comme des huîtres. L’éducation du public est le principal espoir dans la lutte contre la pollution. Un véritable appel à la révolte est nécessaire. Il faut que nous devenions tous les contestataires de la pollution et que le concert des protestataires soit assourdissant ! »

         On observera que c’est justement ce genre de pollutions ¾ les plus graves, selon Cousteau ¾ qui sont passées sous silence par tous les pouvoirs publics. Mieux, on continue sur cette funeste lancée, et les augures se félicitent cyniquement des progrès accomplis pour transformer l’univers en géhenne. C’est ainsi que totalitaires soviétiques et réactionnaires français collaborent actuellement pour lancer dans l’espace d’énormes bolides qui rendront l’atmosphère irrespirable, pour le seul maintien d’un prestige imbécile. « Il faudrait se révolter », dit Cousteau. Bien sûr ! Mais, à part une certaine jeunesse qui ne sait pas encore très bien ce qu’elle veut, personne ne bouge. Les institutions internationales, dans le genre de l’UNESCO, prennent tout au plus acte du processus en cours et sont incapables d’imposer les mesures de sauvegarde nécessaire.

         Quant aux syndicats ouvriers, ceux qui ne sont pas entièrement gagnés par la corruption politique se livrent à des combats dérisoires uniquement pour justifier l’existence de leurs dirigeants, et ils s’acharnent à résoudre des problèmes depuis longtemps dépassés. Personne ne semble s’apercevoir qu’il est indispensable qu’il y ait encore du monde, pour que l’homme de demain puisse jouir des commodités que les diverses démagogies daignent lui consentir. Un ami autrichien me rappelait dernièrement la thèse développée voici juste quarante ans par Oswald Spengler, dans un ouvrage qui fit beaucoup de bruit : « Der Mensch und die Technik. Beitrag zu einer Philosophie des Lebens » (« L’homme et la Technique. Contribution à une philosophie de l’existence. »)

         Spengler adoptait une conception nietzschéenne de l’évolution de l’homme considéré comme un être né pour lutter, pour affirmer sa supériorité sur ses semblables et sur la nature. De ce fait, on ne pouvait lui demander de renoncer à la technique, instrument de domination par excellence. Mais Spengler estimait qu’il était vain de prétendre que la technique devait obligatoirement aboutir au bonheur de l’humanité. Outre que rien ne permettait, scientifiquement, de reconnaître pour juste cette hypothèse. Il ne faut pas oublier, disait-il, que les lois essentielles qui président à l’évolution de la vie en général, donc à celles des civilisations, ne permettent guère d’accepter cette idée d’une ascension ininterrompue vers une félicité qui, par la volonté de l’homme même, ne doit pas connaître de fin.

    Toute civilisation, après une période d’épanouissement qui semble annoncer des temps miraculeux, finit par être entraînée vers la décadence et disparaît. Notre civilisation occidentale doit connaître le même sort. Spengler prétendait discerner les premiers symptômes de sa dissolution. Nous assisterons bientôt, disait-il, à son passage à l’état de squelette pétrifié. Les adversaires de Spengler ¾ qui évoquaient l’attitude d’hostilité de l’homme à l’égard de la nature ¾ rétorquaient que l’homme, au contraire, s’était, en quelque sorte, identifié avec la nature, en apprenant à mieux utiliser les forces qu’elle met à sa disposition. Aujourd’hui, Spengler pourrait dire,  sans rencontrer d’objection sérieuse, que c’est précisément l’attitude de l’homme à l’égard de la nature qui fait présager un écroulement prochain de cette civilisation qui n’est plus tolérable, sous aucune de ses formes.

         N’y aurait-il vraiment plus d’espoir ? Faut-il voir vraiment dans l’évolution actuelle du monde une confirmation de ce pessimisme de Spengler qui n’accordait aucune chance de salut à notre civilisation. Il n’est pas permis de le dire, car le monde a déjà survécu à de très graves « maladies » Certaines civilisations qui ont disparu ne sont pas vraiment mortes; elles se sont transformées. Le mysticisme de la science, qui n’a pas donné ce qu’on pouvait en attendre, pourrait être remplacé par un soudain désir de « survie » qu apporterait de nouvelles raisons d’espérer à l’individu. Il est indubitable qu’une transformation complète de l’individu, de la société, de la manière de vivre, d’envisager les choses et gens, de les comprendre, est une nécessité vitale, une condition de « survie » Quelle serait la voie pour accéder à ce monde nouveau ? Nous ne sommes pas en possession de « tables magiques » qui apportent une solution à tous les problèmes de la terre. Et si nous nous permettons d’écrire certaines vérités qui effraient tant les hommes politiques soucieux de ne pas contrarier leur clientèle, ce n’est pas pour embrigader qui que ce soit, pour tenter d’imposer notre manière de voir, pour jouer au « sauveur suprême » Notre seule ambition serait d’amener les individus à réfléchir. Un petit effort leur permettrait souvent d’éviter des pièges astucieusement préparés. Par la réflexion, les hommes apprendraient à s’écarter de cet esprit troupeau qui est, en réalité, la cause de la plupart des maux qui nous accablent  et dont nous sommes, fréquemment, les artisans.
         Le point crucial est, décidément, là. On ne peut rien faire, rien créer de solide sans éclairer les individus. Sur ce sujet tout le monde est d’accord, même ceux qui ont la ferme intention de faire fonctionner l’éteignoir et d’emprisonner l’homme sous le noir capuchon de la dictature. Un mensonge bien présenté, bien attifé, a généralement plus de poids qu’une vérité trop dénudée. Et les puissances qui dirigent les hommes ou qui aspirent à les diriger, le savent fort bien. Il est très facile, quand on dispose d’énormes budgets publicitaires, de créer des « mythes passionnels » autour desquels on organise un grand tam-tam pour attirer les foules en quête de paradis.

         Il est également facile de préparer de vastes conflits armés, en persuadant les foules que leur bonheur est dans la bataille; on invente de terribles inimitiés, quand elles n’existent pas; on met de l’huile sur le feu, là où elles existent. On met en avant les grands principes ou d’invraisemblables prétextes. En définitive, c’est toujours l’élément populaire qui fait les frais de la classe; quel que soit l’enjeu de la tragi-comédie, ce sont surtout les humbles qui s’entretuent. Les idéologies meurtrières prennent le dessus, quand l’esprit troupeau leur facilite la tâche, quand l’individu cesse de réfléchir pour adopter les slogans publicitaires, quand il se précipite derrière les gros bataillons, quand il se laisse prendre aux promesses des charlatans. Alors les hommes deviennent de simples pions dans le jeu des cyniques qui aspirent au pouvoir; la société se fait sans eux, contre eux; une société où domine la violence, les conflits, l’hypocrisie, la fraude, la mauvaise foi...

         Aucun des systèmes mis en application, jusqu’à présent, ne peut changer fondamentalement les bases de la société, parce que tous établissent leur domination sur un conditionnement des masses. Or, comme je l’ai démontré dans mon essai : « L’antidote », le seul remède à tous les maux de la civilisation est dans l’homme, dans l’individu, dans sa diversité scientifiquement démontrée et qu’il faudrait amplifier dans le sens le plus noble et le plus bénéfique. Aucun individu, aucun groupe, ne possède à lui seul les qualités innées qui lui permettraient de régir à la fois les choses et les individus. Dans l’organisation rationnelle du monde, chacun devrait avoir sa place, selon ses aptitudes.
         Le plus humble des hommes est capable d’apporter sa pierre à l’édifice commun; le bon sens pourrait, très souvent, prévaloir sur les brillantes cogitations, sur la plus réputée dialectique. Il faudrait faire entrer cela dans la tête de nos contemporains et les amener à ne plus céder aussi facilement leurs droits d’hommes à de dangereux aventuriers qui se déclarent eux-mêmes des êtres supérieurs. Beaucoup d’idéalistes ont rêvé que le refus de l’homme empêcherait un jour ces périodiques immolations qui sont la honte de l’humanité. Ce n’était qu’un rêve, mais il faudra bien que ce rêve se réalise pour que survive le bipède humain. Quelle sera la société de demain, s’il doit y avoir encore une société ? Étant donné les imprévisibles événements qui peuvent, à tout instant, survenir, il est bien difficile d’établir, sans risque d’erreur, ce qui sera et ce qui ne sera pas.

              Les marxistes eux-mêmes, qui reprochent aux autres de ne pas avoir de programme scientifique quant à l’édification de la société future, n’ont guère présenté que des programmes électoraux dont il est inutile de souligner les grotesques réalités; là où ils se sont « installés », grâce à l’esprit troupeau, ils n’ont fait que reprendre les vieilles institutions des régimes déchus, en aggravant souvent leurs défauts. Il est bon d’ailleurs de rappeler qu’on trouve chez un Marx un parti pris évident de ne pas envisager de solution concrète.

         Charles Rappoport, un des plus sérieux, et des moins contestés des théoriciens marxistes, a écrit dans le premier volume de l’Encyclopédie socialiste : « On remarquera que le Manifeste évite soigneusement de donner des idées positives sur l’organisation de la famille et de l’unité nationale sous le régime socialiste. Il se borne à railler l’hypocrisie et les sophismes bourgeois, à relever les contradictions flagrantes entre ce qui se dit et ce qui se fait, entre l’idéal et la réalité dans la société actuelle. Le socialisme scientifique s’est toujours refusé à construire des plans détaillés de l’avenir. Il suffit de connaître la direction dans laquelle se meut la société, l’ensemble des forces sociales. Tout problème, pour être susceptible d’une solution scientifique, suppose des données précises à l’aide desquelles on cherche la solution. Les conditions de l’avenir sont des inconnues pour nous. Donc, le problème de l’organisation détaillée de l’avenir est insoluble. On ne peut que donner des solutions possibles, émettre des hypothèses dans l’intérêt de la propagande et dans un but de vulgarisation. »

         En somme, le théoricien montre que Marx était quelque peu prétentieux, quand il qualifiait sa doctrine de scientifique, à l’exclusion de toutes les autres. Le pragmatisme marxiste n’est pas allé assez loin en prétendant que le machinisme se chargerait d’organiser le monde dans un sens « socialiste » Aujourd’hui, on s’aperçoit de plus en plus que le machinisme pourrait bien arriver à ce qu’il n’y ait plus de monde du tout. A cet égard, ce n’est vraiment pas le marxisme qui nous apporte des apaisements, lié comme il est aux multiples avatars du capitalisme traditionnel. Seule une prise de conscience, un dégagement de cet esclavage mental qui enchaîne l’homme à des croyances, des dogmes, des systèmes de contrainte depuis longtemps périmés, pourrait faire dévier l’humanité de sa route dangereuse, et lui permettrait d’évoluer dans un sens libertaire.

         J’ai la conviction profonde - et qui est maintenant partagée par nombre d’hommes de science et de penseurs éminents - qu’il faudra, tôt ou tard, mettre en application les solutions que nous n’avons cessé de préconiser depuis si longtemps : Tout d’abord, la limitation de la natalité; le pullulement humain étant devenu un fléau qui en entraîne beaucoup d’autres, à commencer par les guerres, les invasions, les dictatures... Dans un monde soumis à une augmentation formidable de la population, les contacts humains deviennent de plus en plus difficiles, les relations familières qui régnaient entre les individus, quand l’humanité était répartie en petits groupes, ne peuvent plus exister. Quant aux difficultés économiques, aux facilités que la formation d’un esprit troupeau accorde aux trafiquants, aux ambitieux de toute nature, nous n’avons pas besoin d’y insister !

         Il faut ensuite supprimer partout les armées permanentes, arrêter les fabrications d’armements et détruire, totalement, ceux qui existent actuellement. S’il se trouve encore des hommes qui veulent se battre, il restera les rings de boxe, de catch et bien d’autres divertissements du même genre. Dans l’ensemble, et quelle que soit la docilité apparente de ceux qui participent aux tueries organisées, il ne nous semble pas que ces horreurs correspondent vraiment à une tendance incompressible de l’animal humain. Le problème de la surnatalité et celui de la guerre, une fois réglés, il faudra bien mettre aussi l’économie au diapason des besoin, ramener le progrès technique à la mesure de l’individu, réduire le gigantisme industriel à de plus normales proportions, en finir avec ses formidables entassements d’êtres humains qui ressemblent à d’hallucinantes termitières. Permettre à tous, en supprimant ce qui est criminel, dangereux ou scandaleusement inutile, de vivre au sein d’une nature régénérée, de profiter d’un coopératisme et d’un système d’éducation organisés à l’échelle mondiale, selon les possibilités de chaque époque.

         Le problème du pullulement, de la guerre et du désordre de l’accaparement et de la spéculation une fois réglés, l’individu, cellule de base de la société, pourrait peut-être jouir de sa petite part de soleil et de fleurs ! Si rien ne se faisait dans ce sens, avant la fin de ce siècle qui aura vu d’étonnantes réalisations, je me demande quels pourraient être les insectes organisés qui témoigneraient encore, un peu plus tard, de l’existence, d’une vie animée sur la planète. Quant à l’homme, il est fort probable qu’il n’en resterait aucune trace dans les ruines d’un univers abandonné aux forces cosmiques et peut-être aux microbes qui nous survivront.




    Louis DORLET




    (1) On lit dans une « Apologie de Machiavel », par C.-Louis Machon : « Ses maximes sont aussi vieilles que le temps et les Etats. Il n’enseigne rien de particulier ni d’inoui, mais raconte seulement ce que nos prédécesseurs ont fait, et ce que les hommes d’aujourd’hui pratiquent utilement, innocemment et inévitablement. » (Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux », 1881, p. 446.)
    (2) Je lis cette phrase dans un ouvrage chronologique, écrit en 1833 par un auteur catholique : « Le contre-coup de la Révolution française devait se faire sentir dans tous les pays. Il commence en Belgique où l’oppression de la religion catholique et l’enchaînement de la presse entretenaient un mécontentement assez fondé. Le peuple, en août 1830, chasse les troupes et s’empare de la capitale à la suite des combats; une régence y est établie... »





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  •           Ando-Sœki  naquit entre 1700 et 1710 dans la province d’Akita, située au nord-est de la grande île de Nippon. Sa vie fut très agitée. Orateur, pamphlétaire et conspirateur, aussi bien que chercheur et philosophe, il laissa en tout une centaine de volume dont la plupart se référèrent au thème principal de sa pensée : “La nature, chemin pratique de la vérité”. Malheureusement, presque tous les originaux ont été réduits en cendres, lors de l’incendie consécutif au grand tremblement de terre qui ébranla Tokyo et ses environs le 1er septembre 1923.

    L’HOMME REVOLTE

              Il y a deux cent ans, la structure sociale au Japon était essentiellement féodale, sous la domination théorique de la dynastie Fokougaoua. On distinguait quatre classes, allant des clercs et des guerriers aux artisans libres et aux commerçants. En fait, quatre-vingts pour cent de la population s’adonnait à l’agriculture, tout en subissant les exactions des seigneurs, impôts et corvées, dîmes et natures, etc. C’est contre cet état de choses absolutiste et demi-barbare que Ando-Sœki  allait élever une protestation radicale, tant par son action conspiratrice propagandiste que par une critique impitoyable des superstitions et des hypocrisies morales en vigueur.

              Il battit en brèche les dogmes religieux, les traditions militaires et l’esprit d’autorité qui formaient la base et la sanction des hiérarchies de caste, et, par la-même, de tout le système politique et économique du pays. Il exalta la dignité et la liberté possibles du travail paysan, en un temps où ce travail était soumis à l’exploitation la plus unique, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales. En effet, la maxime en usage dans le Japon féodal était la suivante : “Il faut tenir en respect les paysans, en ne leur laissant pour vivre que l’extrême nécessaire, et en tirant d’eux tout le labeur compatible avec leur survie.”

              Ando-Sœki  étendit sa critique jusqu’au fondement moraux du bouddhisme et du confusianisme. Il leur opposa une philosophie libertaire poussée jusqu’à ses dernières conséquences pratiques. Bien que la science de son temps fût encore rudimentaire, il éclaira, par une intuition profonde, le problème des origines et des destinées humaines, et les rapports de l’individu avec l’univers. Il appliqua consciemment la méthode d’observation des phénomènes de la nature, pour en tirer les “vérités pratiques en accord avec la marche des choses”. Selon son expression, “la vie de l’homme doit s’accorder à la justice et à la vérité, en s’inspirant des principes de l’activité naturelle.” Il réclamait “l’abolition des lois qui font violence à la nature et à la société.”


              Dans de nombreux exposés publics qu’il donna de ses idées à des auditoires paysans, il affirmait que “la culture de la terre est l’origine et le fondement naturel des sociétés.” Luttant avec une persévérance exemplaire pour la réalisations de ses idées, avec des compagnons de route qui se nommaient Kamijama, Senkakou, bien d’autres encore, Ando-Sœki poursuivit une vie d’aventures et de dangers, en opposition au régime féodal et à la dynastie des Fokougaoua.

    L’HOMME ET LA NATURE

              “Hommes, vous êtes tous les fils de la nature. Cependant il est parmi vous des individus qu’on tient pour supérieurs à elle et qu’on décore du titre de saints. Mais aucun d’eux n’a reçu d’attributions spéciales pour décider de la paix et de la guerre; et ils n’ont ni raison ni cause pour formuler de vaines ambitions. Ce qui est lamentable, c’est que ces hommes prétendus sanctifiés n’ont rien compris à la nature. Au lieu de cela, ils ont échafaudé une doctrine dogmatique et un système de lois qu’ils mettent en oeuvre pour leur propre avantage personnel.”Telle était la façon dont Ando-Sœki concevait l’origine de l’autorité sociale, et c’est pourquoi il stigmatisait les hommes investis d’une fonction “sacrée” : “Vous n’êtes pas des producteurs, mais de méprisables parasites ! “ leur disait-il.

              Il cribla de sarcasmes tous les sages légendaires, tous les santons chinois de la préhistoire, depuis Fou-Yi jusqu’à Confucius, pour leur soumission au despotisme politique. Ainsi : “Yaou, le premier empereur de l’immense Chine, osa déclarer aux peuples qu’ils étaient composés de ses fils. C’était là un mensonge, puisque Yaou n’a jamais cultivé la terre, se contentant de s’emparer des biens produits par les autres. En fait, Yaou était nourri par le peuple; et par conséquent, c’était lui “le fils” des paysans qui avaient la bonté de le nourrir. Pourtant malgré cela, il répétait : “Les peuples sont mes fils”. Manque de pudeur et de délicatesse !” Quant à Souen, qui succéda à Yaou sur le trône après l’avoir écarté de vive force, ses droits n’étaient pas meilleurs : “Le monde naturel ne pouvait abdiquer devant Yaou ni accepter Souen, et tous deux n’étaient que des usurpateurs. Car ni le monde, ni un pays quelconque, ne peut être la propriété de personne.” Tel était l’avis de ce précurseur.
             
    LE POUVOIR DES SAGES

              Ando-Sœki niait la sagesse du législateur Confucius. Selon lui, tous les “sages” légendaires s’étaient écartés des vérités et des normes naturelles pour imposer leurs doctrines, tirant profit de la justice et de l’humanité même pour se placer au-dessus d’elles, comme arbitres du bien et du mal. “Eux aussi vivaient de la corvée et de l’impôt. Car ils ne tissaient point et ne cultivaient point la terre; et cependant ils se vêtaient et mangeaient. Et leurs continuateurs en font autant.


              C’est ainsi, dit Ando-Sœki, que ces dignes disciples vont vendant la sainte doctrine pour du pain et des lentilles.” “Vorace et paresseux !”, c’est ainsi qu’ils nomment les saints hommes ¾ les politiques, les magistrats, les éducateurs, les clercs et les négociants qui consomment sans rien produire. Et, en même temps, il tourne en ridicule les faux moralistes qui déclarent avec componction : “Les saints hommes nous ont enseigné que la justice pèse plus que l’or. Devant la justice, la vie n’est qu’un pauvre grain de poussière.”

              C’est avec de telles paroles que l’on mène à la mort des hommes qui s’inclinent devant leurs maîtres. On leur fait croire qu’une parole creuse vaut mieux et a plus d’importance pour eux que leur propre vie. C’est au nom d’une telle justice qu’on fait disparaître d’innombrables êtres humains. “Prêcher la “justice”, et envoyer les hommes à la tuerie ou à l’échafaud au nom de la loi proclamée en son nom, tel est le double crime des “sages” et des “saints”, selon Ando-Sœki.

    LE POUVOIR DES GUERRIERS

              Il n’est pas plus tendre envers les héros militaires. S’en prenant à la caste des samouraïs, il déclare : “La science des armes est nuisible, et les livres qui l’enseignent ont semé le carnage dans le monde. Dans chaque pays, le rôle capital de l’armée est d’être un instrument de désordre” ... “Toute la politique des armées ne sert qu’à massacrer les hommes et à livrer aux rats les richesses du pays, mais ne tendra jamais à supprimer la guerre. Les experts militaires prétendent pacifier le monde; et, pour cela, ils provoquent guerres, massacres et famines. C’est que, pour eux, la guerre et la paix sont synonymes de désordre.”

              “Dans une société où tous les hommes travaillent et cultivent la terre, il n’existe ni guerre ni cause de guerre”...“Supprimons immédiatement tout attirail meurtrier et détruisons les épées, les lances, les arcs, les balistes, les arquebuses, les frondes et tous les instruments qui servent à la guerre. Renonçons aux parades et aux défilés militaires, et retournons à un mode naturel de vie. N’employons que des moyens pacifiques pour défendre notre pays.”

              Et encore : “Les gens de castes militaires se sont toujours présentés en maîtres, et se sont imposés comme tels; mais jamais ils n’ont cultivé la terre. Ils ont reçu les produits du sol et du travail comme leur dû, et ont fait étalage public de leur luxe et de leurs  richesses. C’est la raison pour laquelle ils combattent entre eux et se liguent contre qui les envie, s’approchent du trône et cherchent à se l’approprier pour vivre dans l’arrogance et le faste. C’est aussi la raison pour laquelle ils provoquent les guerres où toujours le vainqueur se change en maître, en parasite, en “seigneur souverain”, s’attribuant le pouvoir absolu. Et le même phénomène se reproduit sans fin à travers les temps.”


    LE POUVOIR DES MARCHANDS

              Selon Ando-Sœki, l’homme doit obéir aux signes de la nature, à la végétation, dans saisons et non pas à l’argent qui se trouve aux mains d’un autre homme. De toutes les autorités, celle de l’argent est la plus factice des toutes. “Ainsi les travailleurs et les artisans fabriquent les objets pour l’utilité et l’agrément de tous; mais les oisifs, les “saints aux mains blanches” imposent aux salariés la construction des palais, des forteresses et des temples d’où ils dominent le peuple; il leur faut des futilités pour leur caprice et leur jouissance, des instruments de guerre pour leurs brigandages et des instruments de trafic pour leur commerce. Ils sont curieux d’habitations immenses et de navires géants pour entasser les objets rares et précieux de tous les pays qu’ils visitent.”

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              “Ils gaspillent aussi les biens immenses et cela les conduit à provoquer sans cesse de nouvelles guerres, y nourrissant leurs désirs de possession et l’illusion de s’approprier d’autres terres et richesses par le moyen de l’invasion.” Ne croirait-on pas entendre ici Montesquieu passant en revue les causes de décadence romaine ?

              “Les commerçants achètent et vendent; ils s’affairent à exploiter les mines d’or, à monnayer les métaux et à faire circuler la monnaie par le monde. Or, cette activité est stérile et ils sont seuls à en tirer profit; là-dessus, toutes les classes sociales, en haut comme en bas, courent après l’argent et veulent en posséder, chose contraire à la nature et aux règles du bon sens. Ainsi les possesseurs de grandes fortunes sont appelés “aristocrates”, “notables”, “riches”, “bienfaiteurs”, et à ceux qui manquent d’argent on réserve le nom de “vilains”, “pauvres hères“, “misérables”; la morale est dénaturée par le simple jeu de la circulation monétaire, et l’on peut, sans rien faire, se procurer le travail d’autrui.”

              “Le trafiquant ne travaille pas, mais il “fait travailler” son argent; et ceci est la source de toute une suite de maux. Là où il y a beaucoup de trafiquants et peu de paysans et d’artisans, se produit le déséquilibre et s’installe le désordre; si l’année est mauvaise, le peuple meurt de faim; des honnêtes gens sont réduits à tuer et à vivre de pillage. Encore ne le font-ils pas pour l’argent, mais pour manger et rester en vie.” C’est en ces termes que Ando-Sœki signalait, il y a deux siècles écoulés, les causes essentielles des maux dont nous souffrons encore aujourd’hui. Voyons maintenant quelle était sa conception positive de l’ordre social.

    PHYSIOCRATIE

              “Nous considérons l’agriculture comme la source unique de la richesse mondiale, qui alimente de subsistances tous les êtres et tous les travaux. Seule, l’agriculture ¾ et nous entendons par là le travail direct de la terre et la jouissance directe de ses fruits ¾ peut assurer à tous une alimentation suffisante, le vêtement et  le toit, un système social sans égoïsme et sans désordre. Les cultivateurs sont les vrais fils de la nature, ils ne sont ni nobles ni esclaves, ni supérieurs ni inférieurs, ni “sages” ni fous ¾ ce sont de simples hommes qui vivent en harmonie avec le reste de la création.”

              Porte-parole des paysans travailleurs aspirant à leur indépendance, l’auteur s’appuie sur leur expérience et l’équilibre qui se manifeste entre les forces naturelles et les forces humaines. Une société pacifique et harmonieuse,  susceptible  de créer chez tous les hommes les conditions du contentement intérieur, ne peut se baser que sur la vie naturelle et le retour à la terre; telle est l’idée à la fois philosophique et poétique, telle est aussi la conception réaliste des choses et des relations entre les hommes qui anime Ando-Sœki affirmant de toute sa foi : “La vie est assurée par ce qui pousse; elle est liée au travail de la terre, et quiconque ne cultive pas, vit en parasite du pays.”


              A ses yeux, la politique, la religion, l’économie mercantile et le système monétaire ne sont que des dérivés de la violence et de l’autorité, des moyens utilisés pour s’approprier  indûment les produits de la terre cultivée.


              Le peuple est opprimé et exploité par des inutiles qui sont en même temps de grands gaspilleurs. “Cessez donc, dit Ando-Sœki, de nourrir cette classe improductive, qui ne saurait absolument pas vivre sans la récolte que vous lui abandonnez.”

              Voici une esquisse du tableau qu’il trace de la solidarité nouvelle : “Les paysans apporteront au marché le grain et les légumes; les pêcheurs viendront avec leurs poissons; la laine, le sel, le riz, les vêtements seront ainsi échangés en toute liberté. Les relations entre les hommes des ports, des montagnes, des villes et des champs s’adouciront devant l’abondance des aliments, des boissons, du combustible et autres produits. Ils vivront sans arrogance et sans humiliation, sans avidité et sans envie, sans désordre et sans répression, sans souffrances, sans guerre, sans armées, sans vol et sans châtiments. Ce sera, en un mot, l’expression active d’un monde pacifié et tranquille, sans pauvreté ni richesses, sans fausses sagesses ni sottes simplicités.”

    L’INDIVIDU ET LE TOUT

              Ando-Sœki combat également les doctrines de Confucius et du Bouddha, en leur opposant le sens de la liberté et de l’égalité comme un phénomène vital et naturel : “Les relations humaines naturelles ne comportent ni sommet ni abîme, ni roi ni peuple, ni Bouddha ni superstitions. La racine de chacun plonge dans le même fonds naturel.” Il repousse également la vieille philosophie chinoise qui se perd en formules vagues : “Yang-Tsé-Tsen ignorait les vérités naturelles puisqu’il considérait l’âme et le corps comme  deux parties distinctes; ce qui est une erreur grossière.”

              “Dans son livre intitulé Le Ciel et la Terre, il écrit que la grandeur et l’harmonie de l’univers dépendent d’une influence qui s’exerce de manière uniforme sur toutes parties; bien que le Tout offre une multiplicité d’aspects, la paix qu’établit cette influence est unique. De même, bien que les hommes soient divers, la souveraineté qui les harmonise doit être celle d’un seul. A mon avis, Yang-Tsé-Tsen a traité ainsi de l’univers sans connaître la vérité, car le principe de totalité n’apporte pas la paix au monde, cette pais étant en puissance au fond de chaque chose, et de chaque être. Ce qu’on prétend être “paix organisée” apparaît quand les “saints” se séparent des autres hommes et prétendent dominer. C’est alors que commence le désordre.”

            S’attaquant au taoïsme il dit : “Les prétendus saints ont accaparé l’intérêt du monde en établissant leur propre législation. C’est ainsi qu’à surgi le taoïsme. Les taoïstes affirment que la source de la vertu se trouve dans l’unité et que le bon chemin conduit au Tout (en chinois “la vertu et le chemin” sont synonymes de morale). Ils séparent de la vie la source de la vertu, ce qui constitue une erreur grossière, parce que dans la nature, la vie est la vérité du cosmos et la vertu n’en est que l’esprit, de sorte que la vérité et l’esprit ne sont pas séparables dans la nature. Ils parlent de la vertu en méconnaisant son essence. Ils se réfèrent à la vie, mais ils ignorent l’ontologie.

    RELATIVITE UNIVERSELLE

              Ando-Sœki exprime ses principes concernant la vie naturelle et la pratique de la vertu dans les termes suivants : “Réciprocité et vérité vitale.” La réciprocité signifie le caractère relatif de l’univers, de même que la vérité vitale exprime le fait vivant de la nature. Et il nous dit : “La réciprocité existe, par conséquent la vérité vitale peut exister. Si la réciprocité n’existait pas, il ne pourrait jamais y avoir de vérité vitale.”

              A une époque où les sciences naturelles étaient rudimentaires - et dans le Japon isolé - il avait poussé très loin son observation. Et c’est ainsi que, récusant toutes les superstitions, il affirmait que l’univers est le produit de la relativité et constitue une grande fédération libre, dans laquelle il n’est besoin d’aucun principe absolutiste autoritaire, ni d’aucune existence privilégiée. Et il recommande que cette harmonie universelle soit projetée dans la vie sociale, estimant que par ce moyen il serait possible d’accéder au bonheur de tous.

              Sans exception aucune, ses opinions concernant la société et la vie de l’homme procédaient de son observation des phénomènes naturels. Son attitude était celle des biologistes modernes, mais il tirait de ses intuitions la vérité qu’il espérait utiliser de manière directe, en appliquant le problème de la “conivence entre les hommes.”

              Ando-Sœki disait il y a plus de deux cent ans que le Japon devait acquérir la conscience de sa situation et l’idée de ce que devait être son comportement futur : “Le Japon est situé en Extrême-Orient, lieu où la moisson est abondante et la nature de l’homme débonnaire. Le principe naturel y apparaît sans artifice. C’est un pays où il est facile d’établir  l’harmonie et le bon sens. Pourquoi, vivant dans un pays si harmonieux, s’obstine-t-on à d’autres pays cette religion et cette morale qui nous induisent en égoïsme et en erreur ?”  Telles sont, fort condensées les idées exprimées par ce précurseur japonais de l’idée anarchiste dont l’oeuvre et l’action sont à peu près ignorés en France.


    S. SUDO.






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  • Les psychotropes comme un refuge. L'alcool et les drogues diverses. Un rempart contre l'angoisse. Face à une incapacité de gérer au mieux une situation donnée, dévalorisé alors avant que d'être découragé on s'adonne à quelques plaisirs artificiels qui seraient-là pour nous aider à supporter ce qu'on ne peut supporter.
    Mais tout ce qui nuit au corps et au mental, quand bien même cela peut nous agréer pour un temps, nuit à l'entièreté de ce que nous sommes, de ce que nous pourrions faire et devenir.

    Je suis toujours effaré, à cette époque du superlatif, de... l'exagération dans les propos - cette époque du trop, "trop bon", "trop fort", trop puissant" de voir ces gamins qui aiment à se "défoncer", se "déchirer", "s'exploser la tête"... C'est très grave quand cela devient un jeu et, plus qu'un jeu, une sorte de rituel, l'occupation qui reste favorite de quelques camarades en soirée et ce même dans les milieux qui se voudraient "subversifs"...-

    Mieux vaut TOUJOURS se réfugier, s'il faut se réfugier dans les choses SAINES ! Construire et non pas détruire. Je le dit toujours mais la santé, vraiment, comme l'entretien du moral comme du reste de son corps, est SUBVERSIF car, en ayant en sa possession tous ses moyens physiques et intellectuels, on reste maître de soi, en toute circonstance et on a tout à gagner à n'être que son propre maître et non l'esclave d'un autre ou de quoi que ce soit d'autre. Comme une façon de s'appartenir en premier lieu. Voilà ce qui donne les idées claires. Simplement.

    J'ai eu de bons amis qui aimaient à boire. Parfois un peu trop. D'autres encore qui aimaient à abuser de d'autres substances. Comme je ne pouvais, en ces moments où ils s'adonnaient à leurs vices absolument rien échanger avec eux, comme leu...r vie me semblait toute dissolue et leurs préoccupations être guidées par le moyen de se procurer ce qui allaient leur permettre de se perdre, j'ai cessé de les fréquenter absolument. Ceci n'étant pas mes histoires pour ne choisir autour de moi que des gens avec qui il était possible d'avoir un minimum d'échanges et de rapports sains.

    Et si les magasins, des grandes surfaces au plus petites boutiques vendent autant de bouteilles d'alcool c'est bien parce que, non seulement le système le permet mais aussi et surtout l'encourage grandement. Car, outre les sommes colossales... que lui rapporte ce produit, cela lui permet aussi de calmer les élans de révolte et de canaliser parfaitement les énergies nouvelles, spontanées et généreuses des Individus qui pourraient être quelque peu influents dans un milieu donné. Positivement s'entend.

    C'est ainsi que la C.I.A. a créé, notamment, le L.S.D. afin de l'introduire dans le mouvement hippie sensé être anar, au départ... Quant à l'alcool aujourd'hui, l'interdiction donnée de n'en vendre pas aux gamins de moins de 18 ans est aussi là pour camoufler cet état de fait. La pénalisation du cannabis est aussi un choix tactique car il est à parier que si la vente de ce produit devenait légale, l'Etat, le plus GROS proxénète et dealer de tous les temps, y perdrait beaucoup. Pour terminer, on peut constater toujours avec beaucoup de tristesse les murs entiers de bouteilles d'alcool au mépris du moindre fruit ou légume biologique...
    Je pourrais terminer en disant que si l'état cherche à te détruire, il conviendrait mieux de trouver les moyens de le détruire, lui. Reste à se prémunir de ce qu'il met en place pour cela.


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  • SOLDATS

    Brutes héroïques et soudards, Budgétivores, “Abnégateurs” et Froussards par LYG.


                                         suivi de


                  “Aux objecteurs de consciences” et “Votre cri”


              poèmes de Gérard de Lacaze-Duthiers et de M. J.

    SOLDATS

              Presque partout, à travers les âges, le guerrier a été glorifié. Il symbolise, en effet, la force brutale, le courage physique, le mépris de la mort, toutes choses indispensables aux individus et aux collectivités qui veulent survivre dans un monde livré à la violence, à la lutte implacable de chacun contre tous. Avec le sorcier, représentant l’intelligence, le guerrier a, dans les sociétés tribales, partagé honneurs et profits : préfiguration de ce qu’a été plus tard l’alliance sabre-goupillon, de ce qu’est aujourd’hui la vaste et complexe association de malfaiteurs qui dicte sa loi au monde.

              Une fraction importante de la littérature universelle exalte dithyrambiquement l’héroïsme des champs de bataille. Romanciers, dramaturges, poètes, musiciens -Païens, athées ou chrétiens - semblent se griser à l’évocation des flots de sang où de l’odeur de la poudre, et ils tressent des lauriers aux tueurs pourvu qu’ils soient en uniforme. Les artistes ont transmis à la postérité les “gueules” des grand chefs d’armées dont les portraits garnissent les musées, dont les statues encombrent les squares. Au moins la moitié des places, des rues, des ruelles, des impasses portent des noms de soldats.

              Pour les 9/10, l’histoire officielle est consacrée aux batailles et le moindre gamin, - de la laïque ou de la confessionnelle - connaît, par le menu, les exploits du Grand Ferré, de Jeanne Hachette ou de D’Assas. Les Te Deum dans les cathédrales, aux grands anniversaires des victoires, complètent les cérémonies païennes de la Flamme sur les Dalles sacrées et les processions d’estropiés - et de futurs estropiés - sous les Arcs de Triomphe. Et les foules s’extasient devant les poitrines brinquebalantes de la ferblanterie des décorations.

              Fait caractéristique : l’ambition suprême des chefs civils est d’accéder aux grades militaires : il n’a pas suffi à Staline de devenir le dictateur de toutes les Russie et des États satellites; il a voulu être maréchal ! Fantaisie de gâteux retombé en enfance et s’enchantant d’un hochet dérisoire ? Non ! Signes des temps de brutalité où le militaire est roi... Les peuples, traditionnellement pacifiques, entrent dans la danse guerrière. Les armées, naguère méprisées en Chine, soulèvent un enthousiasme délirant quand, à présent, elles défilent dans les rues pavoisées des villes. Les Hindous s’éveillent de leurs rêves métaphysiques pour applaudir les légions s’entraînant pour le meurtre en série.

              Psychoses collectives préludant aux chocs de demain entre les Blancs de l’Est et les Blancs de l’Ouest, aux chocs d’après-demain entre Blancs, Jaunes et Nègres. Un avenir magnifique de profits et de gloire pour les tueurs officiels... Il serait naïf de croire qu’il suffit de déshonorer le soldat pour conjurer les catastrophes. Il faudrait surtout un changement radical du statut des sociétés humaines. La paix désarmée n’est possible que dans la justice, c’est-à-dire dans l’égalité économique des nations et des individus. Le statut international et social inique d’aujourd’hui, comme celui d’hier, implique la violence, et donc le culte du héros militaire. Ce culte mourrait de lui-même dans un monde où les hommes se réconcilieraient dans l’égalité.

              Mais la révolution dans les institutions n’est possible et durable que par un révolution dans les esprits, par un révision de la table des valeurs. Ruiner l’adoration pour l’héroïsme guerrier c’est ruiner l’adoration pour la force, pour la violence, c’est préparer à l’humanisme des sociétés fondées sur la justice - et c’est à peu près contribuer à créer un climat de paix. La déification du soldat est un moyen classique ¾ et qui a fait ses preuves -  pour mobiliser les consciences qu’on ne saurait démobiliser sans arracher le guerrier du piédestal où on l’a juché.

              Brutes héroïques et soudards

              Le jeune Franc attendait avec impatience le jour où, sous  les ombres d’une vieille forêt germaine, on lui remettrait la framée ou le bouclier. Guerrier désormais, il devenait “le compagnon” d’un chef qu’il choisissait parmi les plus braves et pouvait prendre part aux razzias. Il tuait sans remords, succombait sans regrets, certain d’aller à la Walhalla boire la bière dans des cruches d’or. Voilà le type du soldat barbare ¾ courageux et libre - qui a laissé dans l’histoire une traînée lumineuse et fétide d’héroïsme et de sang. On le retrouve à toutes les époques, guerroyant à la fois pour vivre et pour se distraire, pour le butin, la gloire et la satisfaction des tendances brutales.

              Troglodytes primitifs, chasseurs de fauves... et d’hommes aussi sans doute; Hébreux massacrant philistins et Amalécites pour s’établir en “Terre promise”; Huns suivant tumultuairement Attila dans sa randonnée à travers l’Europe; Normands pillards et conquérants; Chevaliers médiévaux amoureux d’exploits, d’aventures et de rapines, galopant vers les charniers de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt ou ensanglantant le Temple de Jérusalem; routiers tortionnaires des “Grandes Compagnies”; “Conquistadors”, “enchantés d’un mirage doré”, portant la terreur dans les deux Amériques; bandes armées ravageant l’Allemagne pendant la guerre de Trente ans; demi-soldes des ex-troupes napoléoniennes cherchant fortune dans les colonies espagnoles en révolte; tous ces héros, tous ces brigands passent à travers les siècles comme des hordes de fauves lancés sur la piste par l’instinct et l’appétit et sans qu’aucun fouet de piqueur les morde pour les pousser.

              Ces brutes héroïques deviennent de plus en plus rares. Pour les voir dans toute leur beauté, dans toute leur horreur, il faudrait aller, de nos jours, chez les cannibales d’Afrique ou de Papouasie. Certes, on en trouve de nombreux spécimens dans la littérature contemporaine mais nulle personne sensée ne peut prendre au sérieux les gasconnades ultra-héroïques de Desparbès ou les prouesses surhumaines des dingos qu’exalte Jacques d’Arnoux avec l’imprimatur de Monseigneur Rémond.

              Amolli, efféminé par le calme des champs, par les distractions des cités, l’homme s’est trop habitué aux délices de la paix pour se prêter avec volupté aux “saignées fécondes”. D’ailleurs, avec le matériel moderne, les batailles sont des hécatombes qui refroidissent les plus belliqueux. On peut raffoler du combat à l’épée, à la baïonnette ou au pistolet et ne pas se sentir la moindre vocation pour des duels contre les gaz ou les “marmites”, ou les bombes atomiques : on trouverait peu d’amateurs pour ce rôle de cible vivante. Les charges de Reichshoffen, les assauts des zouaves avec le clairon de Déroulède sonnant dans le soleil, toute cette imagerie d’apothéose s’est dissipée en face des mitrailleuses, dans l’ouragan des tirs de barrage, sous les nappes de gaz toxiques.

              Ceux qui peuvent non seulement se trouver à l’aise mais exulter dans une bataille sont aujourd’hui moins que des brutes héroïques ¾ des fous, des fous dangereux. Dans une société normale, on leur passerait la camisole de force et on les traiterait à la douche. Les quelques rares spécimens qui existent encore, après avoir accumulé les citations en temps de guerre, deviennent, en temps de paix, locataires des asiles d’aliénés ou clients des cours d’assises. Aujourd’hui, heureusement, on se bat un peu partout dans le monde et la plupart de ces anormaux ne demandant qu’à s’engager, sous n’importe quel étendard, là où il y a des coups à donner et à recevoir, on peut prévoir que la graine disparaîtra rapidement.

              Prévoir... et espérer - si l’on place les sentiments humains au-dessus du sadisme du meurtre. Et qu’on ne dise pas qu’il est inhumain de souhaiter cette disparition : peut-on souhaiter à des héros d’autre fin que celle qu’ardemment ils désirent ? Le seul bienfait des conflits sanglants est de débarrasser les sociétés de ces déchets. Mais à quel prix !
              Peut-on raisonnablement proposer à l’admiration des hommes des gens que le chroniqueur allemand Sébastian Frank peignait ainsi, au XVIe siècle, en parlant des lansquenets : “Des êtres damnés, perdus, dont le métier et le goût sont de sabrer, transpercer, voler, incendier, égorger, jouer, s’enivrer, forniquer, faire sciemment des veuves et des orphelins ?”

    Budgétivores

              La plupart des soldats de métier n’ont point ces goûts sanguinaires. Les mercenaires sont, en général, des hommes moyens, sans vocation militaire, s’enrôlant parce que l’armée offre des avantages matériels qu’on ne trouve guère dans le civil. Officiers et soldats, engagés et rengagés, attendent pacifiquement, dans la routine de la vie de caserne, l’avancement, la retraite ou la demi-retraite avec emploi réservé de rond-de-cuir. Tout autant que les “pékins”, ils craignent les coups durs et font le possible pour les esquiver. Ce sont des civils en uniforme sans aucune des “vertus guerrières” des “grands soldats”.

              Dans des sociétés “humaines“, ils mèneraient une vie banale dans une profession quelconque. On peut regretter que, malgré leurs “vertus domestiques”, ils servent de chiens de garde aux privilégiés pour un plat de lentilles. Mais il faut bien vivre ! Si, par hasard, un destin, qu’ils sont loin d’avoir cherché, veut qu’ils tombent au “champ d’honneur”, ce n’est certes point une raison suffisante pour emboucher, à leur endroit, les trompettes de la renommée : simple accident professionnel... Et quelle profession ! “J’ai fait tous les métiers, - disait le Jérôme Coignard d’Anatole France -, hors celui de soldat qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés. Ne voulant point être César, vous concevez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou Brin d’Amour et je ne cache pas... que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées.”

    “Abnégateurs”

              La qualité essentielle d’un bon soldat est l’esprit de discipline ¾-car “la discipline constitue la force principale des armes”. Le soldat doit être un souple instrument entre les mains des chefs et, de bas en haut de la hiérarchie, les chefs eux-mêmes doivent suivent les impulsions données, marcher ou s’arrêter au gré d’une pensée secrète qu’ils ignorent et qui disposent d’eux comme de pions sur l’échiquier. Obligation absolue d’exécuter tous les ordres même d’incapables, de fous ou de traîtres. Total abandon de soi - non seulement de son corps mais du plus intime de son être. “La discipline militaire ¾ reconnaissait Jacques Frontière (un officier) ¾, ne s’arrête pas à la monotonie de l’uniforme; elle atteint jusqu’au cœur, jusqu’au cerveau de ceux qui sont entrés, de leur plein gré, dans l’armée. Servitude de tous les instants.”

              ... “Ceux qui sont entrés, de leur plein gré, dans l’armée”..., car il en existe. Des hommes acceptent, par une adhésion libre de leur volonté, le rôle d’outil. Vigny prétendait que cette servitude - consentie parce que jugée nécessaire - n’est pas sans grandeur. Cette opinion serait peut-être fondée si la subordination était conditionnelle et temporaire en même temps que volontaire. Mais la subordination, dans “la Grande Muette”, est inconditionnelle et irrévocable. Or, s’engager à obéir, sans réserves, à n’importe quels chefs et à n’importe quels ordres, est une honteuse absurdité. Céder à d’autres hommes la possession et la maîtrise de soi pour des fins variables, inconnues d’avance, s’abaisser, par une sorte de suicide au rang de chose utile ou nuisible suivant les volontés des maîtres occasionnels, où donc est la grandeur d’une pareille abdication ?

              La littérature antimilitariste est riche de pages magnifiques où est décortiquée cette simili-grandeur. On pourrait toutefois arguer d’un parti-pris systématique, tandis qu’il est bien difficile de récuser l’implacable analyse de Vigny lui-même dans “Servitude et grandeur militaire”. Après avoir exalté “l’abnégation”du soldat, “saint et martyr de la religion de l’honneur”, Vigny, en effet, ne peut s’empêcher de reconnaître combien est dégradante l’obéissance passive. Il plaint et méprise, tour à tour, le troupier, “ce paria moderne“, “victime et bourreau”, “martyr féroce et humble tout ensemble”, “sacrifié..., silencieux..., abandonné”, “gladiateur condamné à vaincre qui a un sabre d’esclave au lieu d’une épée de chevalier.” “Que de fois j’ai comparé cette existence à celle du gladiateur. Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant : “Ceux qui vont mourir te saluent.”

              Vigny ironise sur “le calme parfait du soldat et de l’officier qui est précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride et l’éperon et fier de n’être nullement responsable.” Il suit anxieusement, “dans ses conséquences possibles, cette abnégation du soldat, sans retour, sans conditions et conduisant quelques fois à des fonctions sinistres.” Il trouve horrible que “des gouvernements d’assassins et de voleurs” puissent profiter de l’habitude qu’à un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.”

              Et il cite l’exemple typique du vieux marin, rongé de remords, traînant avec lui, sur tous les champs de bataille d’Europe, la folle dont il a, par ordre, fusillé le mari. Il considère également scandaleux “que quelques aventuriers, parvenus à la dictature, puissent transformer en assassins quatre cent mille hommes par une loi d’un jour comme leur règne.” Il souligne l’absurdité du fait que le soldat “jeté où l’on veut qu’il aille, en combattant aujourd’hui tel cocarde, se demande s’il ne la mettra pas demain à son chapeau.” Et, à côté de cette critique, âpre souvent, de la discipline, on trouve l’apologie de certains refus d’obéissance.

              L’auteur rappelle l’anecdote du vicomte d’Orte se dressant fièrement contre Charles IX qui lui a donné l’ordre d’étendre à Dax la Saint-Barthélemy. Il admire cette courageuse attitude et son commentaire aboutit à ce cri d’indignation : “Comment vivons-nous sont des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle ? Nous admirons le libre arbitre et nous le tuons. L’absurde ne peut régner ainsi longtemps.

              Vigny n’ose pas aller jusqu’au bout de ses révoltes et tirer toutes les conséquences logiques de ses critiques de l’armée. L’ex-officier, avec ses préjugés de caste, arrête parfois et rend hésitant le philosophe. Celui-ci, en définitive, se laisse obligeamment convaincre par les sophismes de celui-là. Mais les pauvres “paradoxes” de l’officier “cherchant à capituler avec les monstrueuses résignations de l’obéissance passive”, ne réussissent qu’à mettre en relief, par contraste, le vigoureux réquisitoire du philosophe contre le suicide moral du guerrier meurtrier et martyr par devoir.

    Froussards

              De pareils volontaires ne sont d’ailleurs qu’infime minorité dans les immenses armées contemporaines. Suivant l’exemple des Jacobins de 1793, tous les pays civilisés ont inscrit, dans leur législation, le principe de l’impôt du sang obligatoire pour tous. Cette obligation est à priori tellement odieuse qu’on s’efforce hypocritement de la présenter comme une simple formalité. On fait semblant de croire que, même sous la contrainte, des nuées de défenseurs accourraient à l’appel de la patrie en danger. Tout juste s’il ne faut pas modérer plutôt qu’exciter la soif de martyre et l’ardeur belliqueuse des combattants.


              Tous les manuels de morale fourmillent d’assertions dans le genre de celles-ci : “Pour la patrie, on est toujours prêt à donner librement son cœur et sa vie... le dévouement pour le pays est instinctif et sans bornes... Le Français fait, avec amour, le sacrifice de sa vie à son pays... Nous n’hésitons pas une minute à donner notre existence quand il s’agit de venger l’honneur national.” (Martin et Lemoine : Lectures Choisies. Passim.) Au 14 juillet 1915, Poincaré affirmait que “tous les Français, citoyens et soldats, préféraient la mort à une victoire incomplète.” Journalistes et gouvernants de tous pays ne cessèrent, de 1914 à 1918, de glorifier la vaillance des poilus.

              Ceux-ci devinrent, dans les chroniques et les discours, des héros de légende, bataillant à la fois par devoir et par goût, recevant avec allégresse des avalanches de projectiles, barbotant dans l’eau et dans la boue avec un plaisir puéril, délirant de joie toujours dans les pires moments. Des pacifistes naïfs mêlaient leur voix au chœur innombrables des charlatans : Romain Rolland encensait “cette jeunesse héroïque avide de se sacrifier”; Marcelle Capy vantait la générosité des combattants : “la patrie leur demandait leur sang et ils le donnaient parce qu’ils étaient sensibles.”

              Avec une telle abondance de héros, l’obligation n’est évidemment pas nécessaire. Aussi, se garde-t-on d’obliger. “Comment voulez-vous, disait Georges Duruy, ¾ professeur à l’École Polytechnique, - que la France soit défendue si ces jeunes gens, versés chaque année dans nos régiments sont invités à la servir sans même qu’ils la connaissent ?” On le voit : il s’agit d’une invitation seulement. Si on la décline, on attire sur sa tête toutes les foudres du code... mais c’est une invitation tout de même. La patrie vous prie, avec une exquise politesse, de se faire massacrer pour elle et de massacrer à tour de bras. Soyez assez poli pour ne pas refuser, car on vous expédierait dans quelque bagne où l’on vous enseignerait - sans nulle courtoisie d’ailleurs ! - que l’impolitesse est le plus abominable des crimes...

              Trêve de plaisanterie ! on a beau dévoiler la vérité par des concerts d’éloges grandiloquents et des euphémismes, légalement l’obligation existe - et il serait étrange, inconcevable qu’on eût fait partout des codes militaires d’une rigueur inouïe (la mort pour la plupart des infractions en présence de l’ennemi), si ces codes n’étaient que de charmantes superfluités.  Ils sont loin de l’être. La peur du bagne et du poteau sont la condition indispensable de l’existence des grandes armées. Les preuves historiques abondent malgré toutes les tentatives de falsification. Bornons nous à citer quelques exemples.

              On a porté aux nues les volontaires de 1792 “frémissants d’enthousiasme” (voir Michelet et Hugo). Mais leur héroïsme ne dura guère si tant est que, dans l’ensemble, ils furent jamais des héros. Pillards, soudards (“l’eau-de-vie leur sortait par les yeux”, raconte le baron Godart, un volontaire), ils n’aimaient pas se battre. “J’ai beaucoup trop de ceux qui mangent et pas assez de ceux qui servent”, écrivait Biron. Leur engagement finissait le 1er décembre et, dès la fin de l’année, les routes qui mènent de Belgique et des bords du Rhin en France étaient encombrées d’officiers et de soldats regagnant leurs foyers.

              Le 27 décembre, une des compagnies de Beurnonville était réduite à un sous-lieutenant et à un sergent. En vain, la Convention essaya de faire honte à ceux qui partaient : “La loi vous permet de vous retirer; le cri de la patrie vous le défend.” Le cri de la patrie n’empêcha pas la désertion de continuer. Pour avoir des soldats en suffisance, il fallut la levée en masse de février 1793, le décret de réquisition d’août (qui allumèrent la guerre civile dans 60 départements) et, plus tard, la conscription Jourdan de 1789 et les séries de lois qui, durant le XIXe siècle et le XXe militarisèrent les Français par la violence parce qu’ils ne consentaient point à se laisser militariser par persuasion.

              Longtemps, les victimes opposèrent une résistance farouche. On dut renouveler les dragonnades, faire occuper les bourgs et jusqu’aux petits villages par les brigades mobiles, condamner des villes à de fortes amendes pour enrayer les épidémies d’insoumissions, prendre même des mesures sévères contre les autorités locales qui, par la falsification des registres de l’état civil, favorisaient les réfractaires. En 1810, 160.000 insoumis étaient pourchassés par 55.000 gendarmes dans les montagnes et dans les bois. Peu à peu, cependant, la conscription est entrée dans les mœurs grâce à l’éducation civique et patriotique par l’école, grâce surtout à la mise au point d’une merveilleuse organisation policière qui traque forcément, toute la vie, quiconque prétend se soustraire à l’impôt du sang.

              La spontanéité ‘sacrificatoire” n’existe pas davantage dans les autres pays. Pendant la guerre de Sécession, en Amérique, l’insuffisance du nombre des volontaires obligea les Fédérés à recourir à la conscription. Voyez aussi l’exemple bolcheviste : comme ils l’avaient promis, les Commissaires du peuple instituèrent d’abord (le 15 janvier 1918) le service volontaire de six mois. Mais la maigreur des effectifs les força quelques mois après (le 29 mais 1918) à revenir au service obligatoire pour les jeunes classes et le 28 septembre 1922 ils rétablirent l’obligation de servir pour tous les hommes valides.

              Comme les soldats des pays capitalistes, les soldats de Staline se battent d’autant mieux qu’il y a derrière eux, beaucoup de maréchaussée. Quoi de plus concluant ainsi que les expériences anglaise et américaine de la première guerre mondiale ? Malgré le colossal effort de propagande, les avantages accordés aux engagés et la menace d’une imminente mobilisation générale, la plupart des Yankees et des Anglais restèrent sourds au cri de la Patrie et à l’appel de la Civilisation : “Il fallut user de la contrainte. Lors de la deuxième guerre mondiale, on ne s’est plus amusé à tenter l’épreuve du volontariat. Les soldats allemands, français, italiens... de 1914 à 1918, n’auraient guère montré plus de zèle que les Anglo-Saxons ¾ du moins après la crise aiguë de folie collective des premiers jours. La fuite était difficile et dangereuse avec la surveillance étroite dans les tranchées, dans les zones des armées, dans les gares, dans les villes, sur les frontières. Cependant, des nuées de déserteurs s’abattirent sur les pays neutres.

              Sans doute, le nombre des réfractaires fut restreint relativement aux masses qui s’entrechoquèrent. Les soldats n’osant se révolter contre la loi essayèrent de ruser avec elle. On “s’embusqua” et l’on tenta de “s’embusquer”. On se “maquilla” ou l’on essaya de se “maquiller” malgré la sévérité des autorités médicales. On appela la maladie libératrice. On courut au devant des accidents. Combien auraient sacrifié un peu de leur peau pour sauver les reste ! Innombrables furent ceux qui ont désiré “la fine blessure” pour s’évader du champ d’horreur.

              Quel rescapé ne se souvient d’avoir entendu ce cri du cœur de quelque veinard descendant des lignes avec un pansement frais : “Vous y montez, les copains ? Je m’en fous maintenant.. Ah ! J’ai le filon !” Ce fut le règne du système D, un sauve-qui-peut général... mais hypocrite. “Ils voudraient n’être pas là ¾ disait Léon Wœrth ¾ mais ils acceptaient que d’autres y soient... Une gâche, c’est la mystique de la guerre, la seule.” Pourtant, les poilus n’osaient pas grogner trop fort et “les bourreurs de crânes” purent interpréter à leur guise “le silence furieux et navré du prolétariat militaire”.

              Ils jugèrent plus patriotique... et moins dangereux d’observer la gaieté factice des soldats au retour des tranchées, quand l’étreinte de la mort se desserrait un peu et qu’on oubliait bêtement la guerre dans un quart de vin - ou, qu’en défilant dans un village de l’arrière, les loques humaines se redressaient “saoulées par la musique sonore” Ils firent semblant d’ajouter foi aux vantardises imbéciles des permissionnaires. Ils prêtèrent aux plus brutes un haut sentiment de devoir. Que n’allaient-ils scruter ces âmes de héros sur la ligne de feu, aux heures tragiques !

              Dans les attaques, la plupart des hommes “fuyaient en avant, semblables aux bêtes oubliées dans un incendie qui bondissent devant les flammes.” Ils “attendaient la fin des bombardements comme un malade attend la fin d’une crise.” “Ah ! chers amis - écrivait le docteur Klein, le 14 juin 1915 - qui est ici ne parle pas si complaisamment de trépas, de sacrifice, de victoire, comme le font ceux qui, derrière nous, sonnent les cloches, déclament les discours, écrivent les journaux.”

              Les non combattants furent bientôt “les seuls livrés aux souffles de violence fiévreux.” On compterait facilement ceux qui, jusqu’au bout, restèrent “avides de se sacrifier” ou acceptèrent le sacrifice dans regrets et sans colère. Des Français arrêtés, la fleur au fusil, dans leur marche triomphale sur Berlin, des Allemands partis pour “la guerre fraîche et joyeuse”, combien auraient consenti, librement, à piétiner durant quatre années, les boues ensanglantées de l’Yser, de Verdun, de la Somme, de Champagne ? La plupart auraient accepté, comme le héros des “Croix de bois” de Dorgelès, de “rentrer chez eux en faisant la route à reculons, un gros rondin sur le dos et sans godasses.”

              Quelle est, au fond, la cause essentielle des lamentables effondrements des armées polonaises, françaises, balkaniques, russes de 1939 à 1942 ? La désorganisation des barrages de police à l’arrière des fronts par les attaques massives des blindés de l’aviation : ces barrages brisés, ce fut la fuite éperdue de troupes manquant d’enthousiasme. Car pour qu’une guerre de peuple à peuple soit possible, il faut qu’une propagande massive crée des courants militaristes qui viennent battre les fronts de bataille et contribuent à clouer à son poste le soldat hésitant; quand une guerre est vraiment impopulaire, quand on n’a pas suffisamment préparé les esprits, le code pénal n’empêche pas toujours la débandade des régiments.

              Mais si le code n’est pas suffisant, il est cependant indispensable pour transformer des millions d’hommes en troupiers. Sans le fascicule de mobilisation, les casernes se videraient, les armées se disloqueraient, s’évanouiraient. Pour obtenir l’obéissance passive, pour transformer l’homme en automate, il est nécessaire que le moindre geste de révolte soit passible de punitions sauvagement sévères. Il faut la crainte d’un long et dur emprisonnement pour maintenir les soldats dans les quartiers. Il faut l’épouvante du poteau pour empêcher l’abandon de tranchées “furieusement marmitées”.

              L’héroïsme est une plante rare; on ne bâtit sur lui aucune armée du peuple. “On a besoin qu’un homme ait devant les supérieurs plus de crainte que devant l’ennemi” (Docteur Klein). “Le soldat obéit parce qu’il est sujet à la peur... Il va à l’ennemi comme au moindre danger. Les troupes sont mises, de part et d’autre, dans l’impossibilité de fuir. C’est tout l’art des batailles.” (A. France) La lâcheté des soldats permet les grandes victoires, car le revolver du serre-file et la menace des 12 balles donnent au pleutres des apparences de héros.

              Les soldats donnent leur sang, dit-on. Non ! On les saigne sans leur demander de consentement. “Dans les temps de guerre, reconnaissait le radical Huc, la perspective des sanctions ne laisse que peu de place aux conflits de la conscience.” “Sans les conseils de guerre, avouait J.-J. Brousson, beaucoup de gens eussent chômé le plus glorieux des métiers. Et plus d’un a gagné l’auréole héroïque sans en avoir la vocation... Les conscrits partent en chantant; mais ce sont les bancroches, manicroches, pieds bots qui hurlent le plus fort... Ils font chorus à la gare mais ne montent pas dans le train.” Quant à ceux qui montent et ont la chance d’avoir un billet de retour, ils font d’autant plus de matamores qu’ils ont tremblé au feu. Les poilus qui moisirent dans les tranchées par peur de l’opinion et des gendarmes gardent (Ô triomphe de l’esprit cocardier !) la vanité de leurs chevrons et de leurs blessures.

              Quelle aberration ! Se croire digne d’admiration parce qu’on est resté enchaîné, rivé à sa place dans le troupeau, à l’abattoir, à peu près uniquement par l’épouvante ! Combien pitoyables des martyrs sans la foi ! Combien méprisables des tueurs par frousse ! A l’égard de la grande masse des mobilisés, deux sentiments seuls sont concevables : la pitié et le mépris. Suivant le tempérament de celui qui assiste aux hécatombes guerrières d’aujourd’hui, c’est la pitié qui l’emporte ou bien le mépris. C’est la pitié dans Dorgelès, par exemple; c’est le mépris dans L. Wœrth. Quant aux auteurs de récits de guerre qui présentent la foule des mobilisés comme une collection de quelques dizaines de millions de demi-dieux, ce sont des naïfs, des farceurs ou des canailles.

              Est-ce à dire que les quatre groupes envisagés englobent tous les soldats ? Évidemment non ! On trouve dans les armées, comme parmi les civils, des destins hors série, des individualités qui méritent respect et admiration. En faisant éclater le léger vernis de civilisation artificielle qui recouvre l’homme réel, le combat libère tout ce qu’à refoulé la vie quotidienne : des trésors de dévouement chez quelques-uns, la peur, la brutalité ou le sadisme chez la plupart.

              Pour un de Saint-Exupéry cherchant au frôlement voulu de la mort l’exaltation suprême de la vie, combien de pauvres bouges qui ne sont que chair à canon, chair tremblante, frémissante et non résignée ! A côté du Chevalier sans peur et sans reproches, combien de soudards, de condottieri et de bandits ! Pour un pur héros de la Résistance, combien de gangsters et de profiteurs ! L’armée - haussée par un ciel de gloire par des panégyristes qui mentent sciemment, effrontément - compte probablement quelques perles, quelques rares perles, mais elles sont noyées dans un océan de larmes, de sang et de boue.

    LYG.
    _______
    AUX OBJECTEURS DE CONSCIENCE

    Salut nobles héros d’une divine paix,
    Que vous soyez chrétiens, juifs ou libre-penseurs,
    Vous qui portez gravé dans le fond de vos cœurs
    Le geste le plus beau que l’homme ait jamais fait !

    Car vous avez dit : “”Non !” à la guerre maudite,
    Et vous avez su mettre ainsi votre conduite
    En harmonie avec un idéal humain :
    Vous avez refusé d’être des spadassins.

    Refus qui vous honore et qui sera demain
    Approuvé par ceux qui, brisant enfin leurs armes,
    En rassurant les cœurs sécheront bien des larmes.
    Exemple qui sera suivi de beaucoup d’autres,
    D’un avenir meilleur vous serez les apôtres.

    Si le monde imitait votre geste héroïque,
    Rien ne troublerait plus son bonheur pacifique,
    Et l’on ne verrait plus de monuments aux morts
    Endeuiller nos cités comme un cruel remords,
    Ni de sanglants drapeaux, de hideuses statues
    Qui glorifient le crime et le geste qui tue.

    De tous vous aurez droit à la reconnaissance,
    En nous montrant la voie avec persévérance,
    Vous nous aurez appris à vaincre sans violence,
    A ne point reculer devant l’Inquisition
    Sous la forme d’un juge affublé d’un galon.

    Nous saurons désormais, après tant de vaillance,
    Qu’obéir à la loi c’est une déchéance,
    Qu’il n’est d’autre chemin et d’autre obéissance
    Pour régénérer l’homme et le rendre meilleur,
    Que ce souverain juge et maître : la Conscience !
    Gérard de Lacaze-Duthiers.
    ________________________________________
    Votre cri

    Amis, faites entendre votre cri :
    On assassine l’homme au Chili.
    La racaille militaire, cette lie
    Qui rampe hypocritement dans les démocraties
    En vivant, méprisante, sur le peuple et sa vie.
    Rongeant son frein et ses envies d’asseoir sa suprématie
    Par l’exploitation absolue
    De l’âme de chaque individu
    N’appartenant à ses amis
    - Cette tourbe -
    Répands une fois encor’
    La terreur et la mort.

    Homme de toute ethnie !
    Si tu maintiens ton inertie,
    Redoute de te voir à ton tour investi :
    Chaque faiblesse de ta dignité, tu en paieras un jour le prix.
    Fascisme noir, fascisme rouge,
    Ne méritent aucune adhésion, aucune emprise sur nos vies.
    L’Homme est né libre !
    Refuse à toues les faux prophètes, civils ou militaires,
    Le droit à une hégémonie.
    Aucun homme n’a droit sur ta vie.
    La seule chose à ne pas sacrifier
    Porte ce beau nom : Liberté.

    Quel que soit le pays où l’on tente de l’assassiner
    Considère-toi comme concerné.
    Que le cri des consciences humaines
    N’ait de cesse de faire tant de bruit
    Qu’il fasse peur à ces criminels
    A mettre au ban de l’Humanité !
    Accordons à tous les tyrans le traitement
    Qu’eux-mêmes aiment tant appliquer ?
    Mais le sang pour le sang,
    Ca risque de ne jamais s’arrêter...

    Je rêve d’un monde évolué
    Où l’on destinerait aux asiles
    Tous ceux qui désirent dominer.
    Car ce n’est qu’à ce prix que l’homme pourra respirer
    Et peut-être vivre un jour en paix.

    M.J. Octobre 1973.










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  •         La question de l’intellectualité est une des plus importantes; elle n’est pas seulement en relation avec le progrès social et culturel — mais surtout avec une autre question très discutée : celle de l’individualisme.

              Pour ce qui est du rôle des intellectuels dans l’évolution des civilisations et implicitement dans l’évolution sociale, les théoriciens sont arrivés à se mettre d’accord sur quelques formules générales. Il est curieux, que dans la Russie moderne, où les intellectuels se noient dans la masse et énorme des peuples ignorants, asservis et mystiques, ils aient uni leurs efforts pour combattre la liberté et que ce soit là le problème de l’intellectualité (“l’intelligentsia”) ait préoccupé la majorité des sociologues depuis N. C. Mihaïlovsky jusqu’à P. Lavrov. C’est par ces derniers qu’on est arrivé à une définition presque complète de l’intellectualité et c’est Ivanov-Razummik (1) qui nous l’expose.

              Si nous admettons que les intellectuels sont “l’organe de conscience d’un organisme supérieur : la société”, nous revenons à la vieille conception hellénique de l’anthropomorphisme universel et au parallélisme entre le système nerveux dans un organisme et les intellectuels dans la société. Les intellectuels forment avant tout un groupement social, malgré l’affirmation qu’ils sont en dehors de toute caste et de toute classe (groupement que nous considérons également en dehors de toute nation et de toute race.)

              En effet la profession intellectuel, même culturelle, n’implique pas absolument l’idée d’intellectualité. D’après Lavrov, il n’y a pas de diplôme d’université qui puisse conférer à quelqu’un le droit de se nommer intellectuel; ce même sociologue appelle les demi-savants : les sauvages d’une culture supérieure. C’est ce que soutient également le théoricien de l’activisme allemand Kurt Hiller, qui conteste à un chimiste ou à un historien le titre d’intellectuel, s’il n’est qu’un simple spécialiste ou “artisan”; il accorde ce titre plus volontiers  à “un simple modiste” dont la vie intérieure constitue un flambeau de plus pour la conscience humaine ¾ ou à un ouvrier dont le cerveau est travaillé par une nouvelle idée civilisatrice ou même scientifique.

              C’est dans le même sens que s’exprime L.-S. Judius (2) qui définit comme le véritable intellectuel celui qui se préoccupe d’étendre et d’approfondir sa culture. Ne sont pas de véritables intellectuels l’écrivain, si talentueux soit-il, l’ingénieur ou le docteur si expérimentés fussent-ils, le journaliste ou l’avocat plus ou moins fils de famille, “parvenus à assurer leur existence et n’aspirant qu’à posséder un confort matériel convenant à leur rang.” Ceux qui se soucient de leur orientation mentale, de leurs affinités spirituelles ou de leur élévation morale, ceux-là sont des intellectuels. Ils ne limitent pas leur horizon à la vie mondaine, ainsi que le font la plupart de ceux qui exercent une “profession libérale”.


              Le véritable travailleur intellectuel peut appartenir à toutes les classes de la société. Il peut être simple ouvrier intellectuel ou ministre, pauvre fonctionnaire ou “administrateur grassement payé”, professeur d’université ou modeste autodidacte. “Le véritable travailleur intellectuel, écrit L.-S. Julius, est celui qui respecte sa tâche et qui, par elle, se fait respecter comme tel; c’est celui qui veut ainsi, intensément, sa libération définitive et totale, c’est celui qui, assoiffé de savoir ce qu’il est et ce qu’il doit être, cherche à comprendre et à se réaliser...

              C’est celui qui sculpte son Moi, enrichit son cœur, trempe son caractère...; c’est celui qui fait de son âme une oeuvre d’art; c’est celui qui réfléchit sur tous les problèmes que se pose la conscience humaine.” Un autre caractère de l’intellectualité, d’après la définition russe, c’est la continuité; il y a une corrélation ininterrompue entre toutes les générations d’intellectuels et il y a aussi certaines idées générales qui unissent les intellectuels dans un effort commun. Rapportée à la société et à l’éthique, l’intellectualité apparaît sous un autre trait évident : c’est le groupement opposé à la majorité ignorante et surtout à demi-cultivée, fossilisée dans des traditions et des superstitions, aux mœurs devenues manies et avec ce culte du vulgaire qui n’est que trop spécifique à la bourgeoisie.

              Ainsi l’intellectualité est l’opposé de la médiocrité; c’est la personnalité pensante et critique qui détermine le développement et l’évolution des civilisations. La culture sociale est ennoblie  seulement par cette pensée active qui a son influence sur les foules et sur la civilisation. La fonction de l’intellectuel ce n’est pas la simple contemplation ou la méditation pure; s’il ne lutte pas contre lui-même et contre la société, si son oeuvre scientifique, littéraire, esthétique ne se fonde pas sur la véritable nature de l’homme et ne constitue pas en même temps un apport au progrès culturel et spirituel de l’humanité, son intellectualité est stérile.

              Par son essence, l’intellectualité doit en effet être créatrice; ses forces intérieures doivent s’extérioriser et devenir des forces culturelles et sociales. Elle doit avoir une directive consciente et arriver à créer malgré la médiocrité majoritaire, tendre à l’émancipation de l’homme de toutes les servitudes tant physiques que sociales et morales; et, surtout, augmenter la personnalité humaine ¾multiplier les individualités. La lutte pour la personnalité, voilà la mission essentielle de l’intellectualité. Ainsi, l’exposé d’Ivanov-Razumnik confirme l’idée première de N.-C. Mihaïlovski. Le socialisme individualisme préconisé par le premier est basé sur les principes de Mhaïlovski, qui a consacré une bonne partie de sa grande oeuvre sociologique et philosophique à l’individualisme social. (3)

              L’individualisme est-il une doctrine sociale ou une simple attitude éthique et esthétique? Se réduit-il à un simple sentiment, prononcé, il est vrai, de “l’unicité et de la différenciation des Moi”, à un isolement de parti pris et donc, à une opposition contre la société ? ¾ Comme se le demande Palante. (4) Quoi qu’il en soit, l’individualisme qui implique un postulat d’ordre subjectif (étant en étroite relation avec le tempérament) peut constituer aussi une “méthode” pour l’étude de tant de problèmes qui semblent généralement s’exclure. Un exposé de l’individualisme nous mènerait dans un labyrinthe de personnalités et de théories; nous ne pouvons que l’analyser ici que dans ses rapports avec l’humanitarisme.

              Ces deux notions étaient jusqu’ici opposées l’une à l’autre - et l’individualisme, dans sa lutte contre la société, est arrivé à des extrêmes inconciliables. Pris dans un sens spirituel, même le “surhomme” de Nietzsche est un idéal qui ne résulte pas de possibilités réelles de l’humanité. “La volonté de puissance” qui le caractérise, implique l’existence d’une force impitoyable et l’intolérance de toute infériorité. C’est pourquoi la conception nietzschéenne  a pu être si dénaturée par certains théoriciens.- et appliquée même à l’idéal politique allemand. Le militarisme prussien a orné de son sabre des aphorismes de Zarathoustra.

              Le surhomme de Nietzsche  s’élève sur des hécatombes, sur la servitude des fourmilières humaines; il ne naît pas de l’homme, tel le surhomme de Nicolaï, qui contient en lui l’homme, le singe, la bête, la plante, le minerai - toute la série de l’évolution de la vie terrestre. L’individualisme extrême trouve son expression dans l’anarchisme, dans la lutte contre l’autorité, dont l’Etat est l’instrument. Il n’y a pas lieu ici d’exposer les différentes conceptions anarchistes, en commençant par Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus ou Ernest Coeurderoy et en finissant par E. Malatesta, Max Nettlau, (à qui nous devons une riche biographie de l’anarchisme), Pierre Ramus, Sébastien Faure ou E. Armand. Ce qui nous préoccupe ici, c’est la méthode individualiste par rapport à l’humanitarisme.

              Il est pourtant nécessaire d’esquisser le portrait du prototype de l’individualiste anarchiste. Un nom et une oeuvre nous apparaissent immédiatement : Max Stirner - “L’UNIQUE & SA PROPRIETE”. - De nombreux critiques sociaux se préoccupent aujourd’hui encore de ce livre, qui est, depuis le commencement jusqu’à la fin, un cri de liberté et de révolte du Moi. - Benjamin Casseres s’en occupe avec beaucoup de discernement. (5) A ses yeux, L’Unique et sa Propriété, suprême expression de l’égoïsme et de la révolte, n’est cependant pas un des livres les plus dangereux, car sa philosophie est impraticable.

              Les enseignements d’Ibsen, d’Emerson, de Whitman et de Nietzsche  sont plus “dangereux” que le livre de Stirner. L’Unique et sa Propriété est pourtant une oeuvre qui incite l’homme à un retour sur soi-même, - une oeuvre qui anéantit les “saints fantômes”. “L’Unique humain” est pour Stirner une espèce de divinité. Pour la servir, nous devons tout quitter : Etat, foyer, famille, religion, - tout ce qui tue l’âme humaine. Mais, délivrés de ces “parasites”, de ces “fantômes terrestres”, - nous ne savons vers quoi diriger nos aspirations. “La propriété de l’Unique” semblerait avoir, selon Kipling, le sens suivant : “prends tout ce dont tu as besoin pour le perfectionnement de ta personnalité.”

              L’individualisme de Stirner serait une révolte contre toutes les chaînes sociales. L’Etat, l’église, la famille, empêchent la réalisation de l’Unique. Le civisme n’est que de l’esclavage. Les parents mutilent leurs enfants dès le berceau. Les lois nous empêchent de posséder notre propre “propriété” qui est notre moi. L’altruisme est une maladie de la volonté. Le seul critérium est le succès; lui seul est également “juste”. La chose que je veux utiliser est bonne; celle qui veut se servir de moi est mauvaise. Ces principes sont élémentaires pour tout individualiste. L’individualisme de Stirner a un côté rationnel, majestueux. Son “Unique” est un animal affamé, caché dans le plus profond de l’homme, mais un animal qui possède de l’intelligence et de l’imagination et qui tend à satisfaire toutes les demandes de sa nature physique et psychique.
              Si nous écartons les loques de l’hypocrisie et le masque malpropre des conventions, - si nous mettons au jour le cœur de l’homme, nous trouvons en fait un être qui s’aime et qui s’adore soi-même, tout en croyant que d’autres l’aiment et que son adoration lui sera utile. L’homme est belliqueux. Quel que soit le degré de “civilisation” auquel nous nous élevions, nous combattons pour notre égoïsme, pour la “propriété de l’Unique”. La moi passe avant tout loi et demeure la vertu primordiale. Toutes les grandes choses ont été réalisées par l’individu. L’unité d’estimation de la nature est l’individu et non pas l’Etat ou la famille. Tout ce qui pousse au développement matériel et intellectuel surgit de l’initiative individuelle, aiguillonnée par l’orgueil ou par la nécessité. La décadence a toujours fait son apparition lorsque l’Etat ou l’Église ont essayé de réglementer l’individu et l’activité de l’Unique.

              L’antique autocratie se basait sur la théorie qu’un homme doit gouverner tous les hommes. La nouvelle autocratie se nomme socialisme ou communisme et en est tout l’opposé. Elle se base sur la théorie que tous les hommes doivent se gouverner l’un l’autre. Le socialisme supprime chez l’Unique la crainte du péril. Il affaiblit les deux grands ressorts : la peur et le courage. Personne ne naît avec le droit à la vie ou à quoi que ce soit. Le seul droit de l’homme est le droit à la concurrence. Selon Stirner, l’Etat n’a jamais raison; le socialisme, qui proclame lui aussi l’impératif de l’Etat, n’est qu’une nouvelle chaîne d’esclavage. Mais Stirner célèbre l’instinct de combat; notre seul rêve est notre seule virilité.

              Nous devons êtres maîtres des puissances destructrices qui sont en nous et autour de nous. Nous devons discipliner les choses qui nous réduisent à l’esclavage. C’est là l’impératif de l’Unique. Stirner n’admet donc pas l’idée de l’auto sacrifice, tellement répandue par les maîtres des peuples. L’ “Unique” ne se sacrifie pas; les faibles, incapables de vivre seuls, se “sacrifient”. Le sacrifice de soi-même ne peut être universellement appliqué : cela signifierait que chacun doit vivre pour le bien... d’autrui et que tous doivent mourir...

              “Tout pour moi !” s’écrie Stirner. Même s’il fait cadeau d’un objet, ce dernier lui appartient toujours. “Si tu n’as pas cultivé l’ “Unique” tu n’as aucun don à faire.” En étranglant l’instinct, en étouffant le cri de notre nature intime, de l’âme qui réclame de la joie et de la puissance, - en refoulant les élans de notre “propriété”, nous nous appauvrissons et nous débilitons nos vies : nous vieillissons rapidement et, en adorant de fausses idoles, nous continuons à sécréter le venin d’une existence dénaturée et abusée.

              Mais quelle distance, entre la conception d’un Stirner et l’attitude de tant d’anarchistes dépourvus de conception quelle qu’elle soit ! Les pseudo-anarchistes ne sont que des moi hypertrophiés. Désirant chacun être un univers libre, n’obéissant qu’à leurs propres impératifs - ils se déclarent contre toute organisation, contre toute évolution. Dans son égoïste affirmation de la vie, Max Stirner dit tout de même : “Est vrai ce qui est mien; est faux ce dont je suis la propriété; vraie par exemple est l’Association, faux sont l’Etat et la Société.”...

              Or, l’association implique un minimum d’organisation. Les pseudo-anarchistes forment une catégorie de désespérés qui en arrivent à nier la vie, tout en s’obstinant à affirmer leur personnalité. D’autre part, dans le domaine purement intellectuel, dans l’art, dans la philosophie, etc., l’anarchisme est plutôt passif : une attitude toute proche du scepticisme, du pessimisme. 
              Nous précisons : anarchisme n’est pas toujours individualisme. L’individu peut-être une cellule dans l’organisme et rester en même temps une unité autonome en harmonie avec l’unité suprême de l’espèce. Dans ces dernières années a apparu, en France surtout où le personnalisme est tellement varié, un grand nombre de théoriciens individualistes, dont les doctrines ne s’opposent pas à la société, mais aux institutions qui entravent le libre développement des facultés de l’individu. S’il y en a qui sont contre la famille, la plupart sont contre l’Etat : - contre l’église d’Etat, l’enseignement d’Etat, etc. Ils ne nient pas la réalité de la société : celle-ci est un corps composé d’une réunion d’individus et qui se dissoudrait sans les individus.

              Mais, comme le dit Abel Faure, la société, considérée comme organisme, a des devoirs à remplir envers l’individu, non pas seulement des droits sur lui. Le point de départ de la doctrine individualiste est celui-ci : “La société est faite pour l’individu, non pas l’individu pour la société.” Le contrat social doit tendre au développement naturel de tous; que les rapports entre l’individu et la société n’aboutissent pas à l’enchaînement du premier. L’individualisme doit être actif et créateur dans tous les domaines. S’il détruit, il doit savoir reconstruire. C’est dans ce sens qu’Abel Faure lui-même applique la doctrine individualiste à l’éducation et qu’Yves Guyot essaie d’établir dans l’ordre économique un système ayant pour principe l’individualisme.

              H.-L. Follin qui est le théoricien de la “Métapolitique” (devenu ensuite “Cosmométapolis”), proclame la volonté d’harmonie qu’il oppose à la “volonté de puissance” de Nietzsche.  Il juxtapose la réalité initiale, c’est-à-dire l’individu, et la réalité supérieure qu’est l’humanité, sans transition aucune par une de ces “fictions” collectives qui ne font que provoquer des désaccords et des réactions violentes. Cette volonté d’harmonie qui trouve son expression sociale dans la conception de la “Supra nation” est une méthode qui peut mener à la conciliation progressive de l’individu avec l’humanité.

              Certains individualistes, tels W. Mc. Dougall, refusent d’admettre une sélection sociale à la place de la sélection naturelle, celle-là sacrifiant le type supérieur au type moyen. C’est là en effet une régression, constatable notamment dans les villes. (6) Ces individualistes mettent à la place de deux sélections susmentionnées, deux réalités : - l’évolution naturelle et le progrès humain, deux choses qui ne doivent pas être confondues. Le progrès biologique ne correspond pas généralement au progrès de la civilisation - c’est-à-dire de la technique de la vie. Malgré la multiplication des connaissances, la capacité intellectuelle ne s’est pas accrue pendant la période historique. Quant au progrès moral, il est beaucoup plus lent que le progrès intellectuel : nous en sommes là-dessus presque au même stade que nos ancêtres.

              Niant l’importance sociale des caractères biologiques et héréditaires, ces individualistes proclament l’ “individu supérieur” comme facteur constructif de la race, de l’unité nationale. Sans lui, la nation ne serait pas née. C’est lui qui groupe les collectivités; ce sont les prophètes qui ont créé le peuple juif, quelques hommes seulement qui ont préparé la Révolution française... L’émancipation de l’intelligence individuelle devient fatale à l’ancien ordre établi - et il n’y a que les personnalités supérieures pour entraîner vers le progrès la majorité passive.


              Cette conception qui pourrait être vérifiée dans l’histoire des peuples, cesse justement d’être au moment où elle oppose au facteur biologique général le facteur “individu supérieur” Si des personnalités supérieures actives ont pu émerger dans les domaines culturels et sociaux, cela implique l’existence d’une collectivité au niveau intellectuel élevé, donc un certain progrès cérébral, donc un progrès biologique de l’espèce humaine. L’individualisme de Marc Lefort (7) (car chaque théoricien a “mon individualisme“) est en son essence une “attitude de l’esprit” caractérisée par l’admission des deux thèses suivantes :1° Le bonheur de l’individu est le but intelligible de toute activité; 2° La liberté est le moyen général et omnivalent de ce bonheur. Dans ses rapports sociaux, l’individu doit subir la contrainte économique - et la contrainte politique due à l’existence de l’Etat.

              En conséquence, certains individualistes demandent la suppression de l’Etat au moyen d’une “désintoxication lente de l’Etat, d’un démembrement progressif de l’Etat en faveur d’organisations de moindre envergure et qui - sans pouvoir appliquer de sanctions violentes - seraient au service de l’individu. De la sorte, les classes disparaîtront, et les richesses accumulées entre les mains de quelques-uns, viendront se répartir entre un plus grand nombre de petits groupes.

              D’après Lefort, l’individu étant la seule réalité sociale, il doit tendre au développement de sa personnalité par “la volonté d’harmonie” et ne s’accommoder que des fatalités naturelles. En reconnaissant qu’une “modification mentale” est le point de départ et la condition de tous les autres progrès, les théories de ces individualistes coïncident avec le biologisme de Nicolaï. Elles reconnaissent également qu’il s’agit là d’évolution, non de révolution.

              Devant les tendance modernes de nivellement, de socialisation - symptômes de la maturité des conceptions du XIXème siècle bourgeois, - ces individualistes proclament énergiquement la suprématie de l’individu sur l’égalité, le libre exercice de la volonté individuelle et le contrôle par soi-même de l’activité personnelle. Le bonheur de l’individu “n’est pas dans la tête d’autrui”; la crainte du risque et les coopérations giganteques sont les conséquences de la dépersonnalisation moderne...

              J’ai dit dans l’exposé de la doctrine de Stirner que “l’association” impliquait un minimum d’organisation pour la satisfaction des besoins quotidiens. Mais la nécessité de l’union est toute aussi évidente en ce qui concerne la lutte pour l’individualité. E. Armand, par exemple, dans sa revue l’en dehors (n°103 de mars 1927) postule une “Internationale individualiste anarchiste” ! Ces trois termes paraissent difficiles à concilier. Une Internationale suppose en tous cas quelques intérêts communs.

              Par ces temps d’interdépendance planétaire dans tous les domaines (et non pas seulement politiques et économiques), les individualistes même sont arrivés à la conviction qu’ils ne peuvent exister, chacun comme un univers à part; ils peuvent avoir des attitudes personnelles, des gestes isolés; ils peuvent vivre en marge de la société, - mais la satisfaction des besoins quotidiens dépend d’une collaboration qu’ils ne peuvent éviter.

              Ne pouvant se soumettre à “l’autorité consacrée”, ils se créent un milieu qui leur est propre. C’est ce que l’on voit dans les tentatives de colonies individualistes, qu’ils réussissent à fonder même dans les Etats autoritaires.
              Plus caractéristiques encore sont les colonies dans les États non encore “civilisés”; des individualistes “à outrance” se réfigient dans la Patagonie, à Tahiti, au Brésil, en Afrique - vivant en liberté grâce à une énorme labeur dans certains pays ou menant une vie plus facile dans les régions équatoriales.

              “L’Internationale individualiste” que réclame E. Armand doit mener à certaines réalisations dans les pays européens, où l’individu doit supporter à chaque pas l’autorité sociale, politique, religieuse et économique. Parmi certaines conséquences utiles de l’Internationale individualiste l’on pourrait citer, par exemple, dans le domaine de l’art et de la littérature : l’émancipation des conceptions classiques; la création libre, en dehors de tout “but social ou intérêt de classe”. L’art et la littérature doivent être des expressions de l’esprit libre, ils doivent être antidogmatiques.

              Intéressantes sont les conséquences d’ “ordre sexologique”. L’Internationale individualiste devra lutter pour “l’émancipation sentimentale et sexuelle de l’unité-individu.” Elle cherchera à écarter la tyrannie de la famille, en proclamant le droit à la vie en commun, en dehors des lois de famille ou de classe. La maternité devra être considérée comme une “fonction purement individuelle”, comme une “affaire exclusive de la mère”.

              Tout cela mène à une réforme radicale en ce qui concerne le sexualisme : l’amour libre, la camaraderie amoureuse, la campagne contre la jalousie et d’autres actions, qui effraieront sûrement ceux qui sont accoutumés à croire à l’amour unique, autoritaire, basé sur l’idée de propriété de la femme. L’enfant devra s’appartenir à lui-même et choisir “le milieu familier” qui lui conviendra, les professeurs qui lui plairont, les camarades qui l’attireront.

              J’ai indiqué seulement quelques-uns de desiderata de cette Internationale individualiste anarchiste. Ils existent dans beaucoup de consciences timides, dans beaucoup de cœurs habitués à souffrir en silence. La réalisation d’une pareille “Internationale” n’est possible que si ceux qui la composent possèdent une mentalité et des mœurs à aux, bien à eux, “dégagées de la crainte d’expérimenter, affranchies de la peur de vivre.” Là est la vérité : la peur de vivre conformément aux convictions intimes, la peur d’obéir aux injonctions de la nature individuelle, des instincts naturels que la civilisation moderne n’a réussi qu’à mettre aux fers des lois sociales et non pas à annihiler.

              Le désir de liberté est inné, même dans une société d’esclaves. Les individualistes proclament cette liberté, souvent sous des formes excessives. Le fait qu’ils en sont arrivés à réclamer une Internationale à eux, est un signe qu’ils commencent à reconnaître les grandes lois de la solidarité, mais sous d’autres formes que celles de la tyrannie. En dehors de ces diverses conceptions individualistes, fondées sur la raison et sur des recherches sociales et politiques - il nous faut citer encore de nombreuses méthodes et attitudes dont la source est dans cette intelligence qui tend à l’harmonie des contraires et n’ignore pas la réalité morale et psychologique de l’homme.

              Han Ryner est, parmi les esprits contemporains, l’un des plus élevés et des plus riches, mais on ne le reconnaît comme tel que lentement, car les “opinions officielles” - surtout quand il s’agit de morale et de philosophie - résistent avec acharnement dans les citadelles académiques.
              Certaines appellent Han Ryner un “Socrate moderne”, d’autres le comparent au cynique Diogène. Cependant, Han Ryner continue à enseigner en véritable maître et à partager avec qui veut l’entendre sa sagesse souriante et imagée, en révélant les vérités qui sont le secret du bonheur.

              Jugeant secondaire et même erroné le problème économique tel qu’il est posé par certains, Han Ryner insiste plutôt sur celui de la fraternité qu’il veut résoudre au moyen d’une méthode apparemment paradoxale, par le détachement de ses semblables, par la séparation, c’est-à-dire par l’individualisme. “J’entends par individualisme, dit Ryner, la doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu”à la conscience individuelle.” (8)

              Le principe de cet individualisme est donc le socratique Connais-toi toi-même, “précepte primoridal de toute méthode morale et de toute méthode sociale efficace.” (9) L’homme doit avant tout se connaître, afin de se réaliser soi-même. C’est ainsi que l’individu réalisera en lui-même la fraternité, en se libérant de toutes les contraintes légales, matérielles, morales et intellectuelles.

              Autocritique et libre orientation ! Voilà qui mène à la vraie collaboration entre individus. C’est ce que Ryner appelle : liberté de l’esprit et liberté de l’amour. Cette méthode est lente mais sûre; elle évite les catastrophes qui résultent de la contrainte - fut-elle dogmatique ou révolutionnaire - appliquée aux problèmes sociaux. Ryner rejette la morale des esclaves : le servilisme, mais aussi celle des maîtres, le nietzschéisme et le napoléonisme qu’il appelle dominisme (10), c’est-à-dire la servitude du maître qu’accablent les craintes, les vanités et les soupçons.

              Il enseigne l’amour et la sagesse ou pour nous servir de sa terminologie : le fraternisme et le subjectivisme correspondant au christianisme et au stoïcisme, à Jésus et à Epictète. La logique flexible de l’intelligence moderne établit en effet une harmonie entre l’esprit chrétien et l’esprit hellène. La “fraternité universelle” de Jésus est “la vaste charité du genre humain” qu’annoncent les premiers stoïciens. Le premier dit “Aime”, les autres : “Sois toi-même.” Mais comment arriver à “aimer son prochain comme soi-même”, sans d’abord chercher à se réaliser soi-même, c’est-à-dire à se connaître ? “Tu n’as d’autre patrie que toi-même”... “Considères-toi sous l’aspect de l’éternité. En dehors de toute époque, en dehors de tout lieu.” (11)

              On voit que la philosophie de Ryner, dénommée par quelques-uns individualisme stoïque, loin d’être abstraite, est vitale; elle est une philosophie de l’action et prend ses sources dans les profondeurs secrètes mais éternelles de l’Esprit : du cœur et de la raison. Il est rare, de nos jours, le sage, dont l’individualité soit une synthèse de toutes les aspirations et de toutes les conquêtes humaines, - qui traverse la vie avec le sourire d’un dieu au geste créateur, et qui reste tolérant, tout en se “détachant”, de ses semblables pour se réaliser lui-même. Mais par son attitude et par son oeuvre, Ryner annonce cette sagesse et par-là, s’apparente aux Socrate, Jésus, Epictète de Jadis.

              Cependant, nul parmi les théoriciens de l’individualisme n’a donné une conception générale fondée sur les sciences positives. Il y a soixante ans, le sociologue et philosophe russe N.C. Mihaïlovski posait les fondement de l’individualisme sociale, au moyen d’une documentation et d’une méthode remarquables.
              Quoique ignorée encore par bien des intellectuels de l’Occident, la conception de Mihaïlovski est destinée à demeurer l’une des constructions les plus véridiques et les plus belles de l’esprit humain. Nous n’en pouvons exposer ici que l’essentiel.

              Mihaïlovski part du “connais-toi toi-même” de Socrate et du christianisme épuré de Tolstoï, ¾ deux principes qu’il juge insuffisants, comme n’offrant pas à l’homme une voie assez claire et sûre. Il les appelle du “quiétisme chnois” parce qu’ils se circonscrivent dans un ignorance des lois universelles de la vie et de celles de la lutte humaine. Ce qu’il faut trouver, c’est une résultante de toute les sciences, une explication du mécanisme du processus universel, sur laquelle on pourrait alors bâtir l’humanitarisme et qui coïnciderait, sous une forme active, avec le désir de perfectionnement personnel de l’homme.

              Toutes les conceptions, depuis le spencerisme et le lamarckisme jusqu’au marxisme, reconnaissent inévitablement l’existence de la lutte - chacune sous des aspects différents et avec des justifications unilatérales. ¾ S’étant demandé à son tour (comme Tolstoï, comme tant d’autres) au nom de “quoi” nous devons nous perfectionner, Mihaïlovski proclame le postulat de la lutte pour l’individualité, c’est-à-dire le perfectionnement intérieur contre les influences extérieures.
     
              Voilà le but de chaque homme - et aussi le but objectif, scientifiquement constaté, de chaque cellule, de chaque groupe de cellules, etc... La biologie nous démontre que chaque organisme se compose d’individualités d’un ordre inférieur, ayant un certain degré d’interdépendance. L’organisme de l’individu peut à son tour entrer dans la composition d’une individualité supérieure - ou d’un système tout entier d’individualités sociales; celles-ci forment le sujet de la sociologie. Il y a une loi du développement toujours plus complexe et plus ample, selon laquelle chaque individualité entre nécessairement “en conflit” avec les individualités qui la composent ainsi qu’avec celles dont, en tant qu’unité sociale, elle-même fait partie.

              La lutte est donc menée sur deux fronts - et l’histoire de la vie avec toutes ses horreurs et ses beautés, n’est qu’une série de victoires et de défaites sur ce double champ de combat. Il y a tantôt un degré d’individualité qui vainc, tantôt un autre. Cependant la lutte ne cesse guère; le progrès résulte justement de cette série de victoires et de défaites. D’après la classification de Haeckel, l’homme constitue le cinquième degré d’individualité; au-dessus de lui il y a une individualité du sixième ordre : la société qui est, elle aussi, un système d’individualités, contenues l’une dans l’autre et qui se combattent entre elles. Le but de ce combat ? C’est ici qu’intervient le facteur moral, subjectif - car le facteur objectif n’existe que dans la nature. Le but général de ce combat est inconnu.

              “ Pour nous autres, hommes, ce but n’existe même pas et, à notre point de vue humain, il nous paraît plutôt qu’il y a autour de nous un chaos, contre lequel nous sommes d’autant mieux garantis, que nous sommes plus despotiquement maîtres des fonctions de nos organes et que nous résistons plus énergiquement aux tentatives de la société de nous réduire à l’obéissance à son propre avantage. L’univers n’a pas de sens et il n’y règne aucun ordre; ce n’est qu’à un certain degré de son développement que l’homme, en luttant pour son individualité, allume le flambeau dans les ténèbres, replante l’Eden - et introduit de l’ordre autour de lui.” (12)
              De par sa situation dans la nature, l’homme, dans une double direction, se voit imposé un double combat. Ce combat pour l’individualité est régi par la même méthode du “divide é impera” . L’homme doit maintenir implacablement sa propre intégrité, en imposant aux individualités inférieures qui le composent, soit les organes cérébraux, sexuels, etc., une division du travail qui est dans l’intérêt de sa personnalité.

              A son tour, les personnalité entière de l’homme doit résister aux tentatives des individualités supérieures : famille, groupe, corporation, Etat, etc. qui voudraient agir contre lui selon cette même devise romaine : divine & impera. C’est là l’idée centrale du social-révolutionnarisme russe, opposé à l’organisation bolchevique. Voilà en essence la conception anthropologique du monde. Mais cette lutte n’implique pas la négation des groupements sociaux humains. Moi et Toi sommes en profonde liaison. C’est au moyen de ce que Mihaïlovski appelle “l’expérience de la compassion” et qui accroît la sympathie et stabilise la morale, qu’on peut arriver à la “libre coopération des individualités humaines.”

               La lutte pour l’individualité a pour but l’indépendance et, en même temps, la plus grande différenciation possible entre les individus. Ce n’est qu’ainsi étendue, que la lutte de l’homme coïncide avec que qu’on appelle morale et humanitarisme : - il faut qu’à cette lutte objective et fatale, l’homme donne un sens, en suscitant en lui-même le désir ou plutôt la volonté de combattre et de vaincre.

              Ainsi, les principes du Christ, de Socrate et de Tolstoî trouvent dans la conception de Mihaïlovski une base positive. Parmi les phénomènes nombreux et courants de la vie, il y a une manifestation dont nous devons et nous pouvons nous occuper avec sympathie et intelligence : c’est la personnalité humaine. L’homme a, évidemment, des facultés anthropomorphiques. Il peut mieux connaître son semblable et se solidariser avec lui.

              Conscient de la loi objective qui impose la lutte pour l’individualité, il pourra mieux saisir les manifestations de la vie sociale; il comprendra que la lutte des classes n’est qu’une des formes de cette lutte universelle pour l’individualité; que dans la nature, “la sélection de l’espèce” est basée sur cette même loi - et enfin, que lui, individu, doit accepter,  volontairement et d’esprit lucide, cette lutte. - Que la loi objective, fatale, devienne ainsi une loi subjective, intérieure, pour que les énergies s’en accroissent et garantissent la victoire. Ainsi, en harmonisant l’objectif avec le subjectif, la conception de Mihaïlovski concilie en même temps la vérité (scientifique) avec la justice (sociale)

              Cette conception de Mihaïlovski contredit-elle la doctrine biologique humanitariste ? En remplaçant simplement l’expression d’ “individualisme social” par celle d’ “organisme social”, il nous semble pouvoir établir un accord entre les deux conceptions. Quoique adversaire de la théorie organiciste, Mihaïlovski ne nie pas la réalité des groupes sociaux supérieurs, qu’il considère seulement comme des individualités en les situant dans le principe général de la lutte pour l’individualité.

              La conception de Mihaïlovski est donc un renfort apporté à l’humanitarisme. Tout comme Nicolaï, le sociologue russe a élargi la base scientifique de l’humanitarisme. La conception de Mihaïlovski embrasse aussi le biologisme de Nicolaï; elle est plus vaste et donne une image synthétique et une explication générale du processus universel de la vie naturelle et humaine.


              Bien que prenant le mot “lutte” dans un sens hostile, elle ne nie pas la libre coopération des individualités humaines en vue de l’indépendance et du progrès. Le pacifisme de l’internationalisme, étant des tendances de “l’organisme de l’humanité”, ne peuvent être exclus du processus général qu’est la lutte pour l’individualité. Toute question est de savoir au moyen de quelles armes ce combat est livré : avec les armes inanimées de la guerre ou avec des “armes vivantes” ? Dans la phase culturelle à laquelle il est parvenu, l’homme peut choisir que les armes de l’esprit.

              Ainsi toutes les théories individualistes que nous avons exposées jusqu’ici sont à la recherche de rapports entre l’individu et la société, de nature à ne pas entraver le libre développement du premier. S’ils reconnaissent la contrainte de la nature, les individualistes devront également reconnaître - comme résultat même de la “volonté d’harmonie” - certaines lois de coordination, non pas de la société, mais de l’espèce humaine. Le progrès de l’individualisme est en relation étroite avec le progrès biologique (cérébral), technique, économique et culturel de l’humanité. Les individualistes ne se contredisent donc pas en admettant l’humanitarisme. (13)

              Dans le cadre vaste et mobile de l’humanitarisme, c’est-à-dire dans le cadre de l’évolution naturelle de l’espèce humaine, l’individualisme a une large place. De plus, ce n’est qu’au sein de l’humanitarisme que tout individualisme créateur pourra se manifester progressivement en toute liberté.
             

    Eugen RELGIS.
             
             
    (1) Ivanov-Razumnik : Von den Intellektuellen, Berlin 1920.
    (2) Dans La Houle, n°2, 1926, organe des “Compagnons de la Pensée” : (Association générale de Travailleurs Intellectuels)
    (3) Carl Brinkmann : Soziologie der “Intelligenz”, p. 42 de la “Soziologische Probleme der Gegenwart”
    (4) G. Palante : Combat pour l’individu.
    (5) Dans l’en dehors, n° 82-83.
    (6) William mac Dougall : The group mind, 1920, Cambridge.
    (7) M. Lefort : Esquisse d’une doctrine individualiste philosophique et sociale.
    (8) Petit manuel individualiste, p. 3.
    (9) Les Artisans de l’Avenir, p. 29-30.
    (10) Le Subjectivisme, p. 48-49.
    (11) Le Subjectivisme, p. 60-61.
    (12) Alexis Nour : Conceptia lui N.C. Mihaïlovski, dans “Umanitaten”, n° 1-6, Jassy, Roumanie.
    (13) Consulter à ce sujet les ouvrages d’Eugen Relgis : Les Principes Humanitaristes (n°50 de “La Brochure Mensuelle”, Paris); Un livre de Paix : “La Biologie de la Guerre“, par G.-.L Nicolaï (n°77 de la même collection); et l’Internationale Pacifiste, avec une lettre et un message de Romain Rolland (Edit. A. Delpeuch, Paris.)


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  •           Toutes les influences directes du sol et du climat que l’homme dut subir en premier lieu et qu’il apprit à combattre en créant et en développant son industrie, en accommodant diversement son genre de vie à des milieux différents, en s’entraidant de peuplade à peuplade et de nation à nation, se compliquent des réactions qui se produisent dans son intelligence en lui suggérant des explications naïves de tous les faits du monde extérieur. Il ne saurait admettre le doute au sujet de tout ce qui frappe ses sens : il lui faut une réponse à toutes les questions qui se posent devant lui; mais n’ayant encore aucune science positive, il doit se contenter des hallucinations de ses sens, des rêves incertains de sa pensée, des explications que lui donnent sa peur : il ne le sait pas, mais il croit et se sentirait irrité si l’on émettait le moindre doute sur l’objet de sa foi, que partagent avec la même assurance les amis et les compagnons du clan, tous ceux qui se trouvent sous l’action d’un milieu identique.

              Cet ensemble de croyances et de conceptions illusoires sur le monde visible et invisible que la tradition recueille et que la puissance de l’hérédité transforme en dogmes absolus, est ce que l’on appelle la Religion. En haine de telle culte dominateur, dont les interprètes puissants veulent imposer les pratiques, même aux non-croyants, des écrivains ont cru pouvoir témérairement affirmer que certaines peuplades, vivant sans religion aucune, étaient complètement dépourvue de l’idée d’un au-delà, et, simplement occupées des intérêts de leur vie journalière, se bornaient à rechercher leur bien-être matériel, sans s’interroger sur les causes des phénomènes environnants et sans en poursuivre l’origine, jusque dans le monde inconnu.

              Il existerait, dit-on, des peuples foncièrement irréligieux, tels les Ta-Ola, des Célèbes, récemment découverts par les frères Sarrazin. Pour donner du corps à cette affirmation, on cite l’exemple des fouilles sur les emplacements de villages préhistoriques, où nul objet ne paraît avoir servi aux cérémonies d’un culte; au milieu de tant d’outils, dont quelques-uns eurent un usage encore inexpliqués, on n’en voit aucun qui semble avoir été employé par les prêtres pour faire apparaître des Dieux secourables ou pour conjurer des génies mauvais. Quand même le fait serait vrai et que les héritages légués par nos ancêtres n’eussent contenu ni rosaires, ni fétiches, ni amulettes, on ne serait pas pour cela autorisé à en conclure que l’homme primitif, simple machine à fonction corporelle, n’était pas non plus sollicité par la curiosité de l’inconnu.

              Enfin, parmi les tribus peu nombreuses qui vivent encore ou vivaient récemment en dehors de l’influence directe des blancs, il en est plusieurs que l’on citait, autrefois, comme entièrement dépourvues d’idées religieuses; mais sur quels témoignages s’appuyait-on pour avancer une pareille opinion ? Sur ceux des missionnaires ou autres voyageurs chrétiens, qui devaient avoir une tendance naturelle à ne considérer comme véritable “religion que leur religion particulière” lorsque, à l’énoncé de leur croyance, catholiques ou protestants étaient accueillis par des rires et des moqueries ou par un étonnement stupide, ils en concluaient aussitôt que leurs interlocuteurs n’étaient pas des êtres religieux.

              C’est ainsi que presque tous les peuples de civilisation non-aryenne, Australiens, Hottentots, Polynésiens, qui pourtant ont une mythologie si complète et qu’il a été utile de comparée, furent classés tout d’abord parmi les peuples dépourvus de religion. Une autre source de confusion provient de la qualification “d’athées”, que les philosophes et les théologiens ont donnée aux sectes, même profondément religieuses, qui ne mettent pas à la tête du Panthéon, au sommet de l’Olympe ou du Mérou, un maître suprême, un Dieu unique à la fois créateur, conservateur, destructeur.


              Ainsi, par une étrange contradiction, les Bouddhistes, dont la doctrine, ou plutôt les doctrines diverses témoignent d’une étude si consciencieuse et si approfondie de la nature présente et du monde de l’au-delà, ont été déclarés antireligieux, parce que l’excès même de leurs convictions éveillait en eux le désir de se perdre dans l’infini des choses (1).

              Certainement, il est des tribus ou populations qui, vivant dans un milieu favorable de paix et de bien-être, ont été relativement très dégagées des mystères de la vie et de la mort et n’ont pas laissé se constituer au-dessus d’eux une caste de prêtres, mais ces êtres n’en furent pas moins des “animaux religieux”, comme tous leurs congénères humains. Par cette qualification d’animal religieux donnée à l’homme, de Quatrefages avait l’intention de constituer un “règne humain”, bien à part, suspendu, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre; mais on peut se demander si les “frères cadets” de l’homme ne sont pas également des animaux religieux.

              Nombre de philosophes modernes, entre autre Comte, sont disposés à l’admettre, au moins dans une mesure stricte, et Tito Vignoli reconnaît l’origine du mythe chez l’animal aussi bien que chez l’homme (2). Les ouvrages anciens sont remplis d’anecdotes ou de graves récits, nous montrant combien nos ancêtres croyaient à la fraternité originaire des conceptions chez tous les êtres organisés.

              “Du temps que les bêtes parlaient” ¾ expression qui n’eût point fait sourire les primitifs, nos aïeux ¾ elles passaient aussi pour nos égales; elles pouvaient même être nos supérieures, puisque plusieurs d’entre elles furent choisies comme objet du culte. N’adora-t-on pas chez mille peuples du monde le serpent, qui naît de la terre et qui, s’enroulant en terre et mordant sa queue, devint le symbole de l’éternité ? Le serpent qui, dans la légende hébraïque, représente l’intelligence même, la science du Bien et du Mal ?

              Dans les religions Indoues, si riches en révolutions et en avatars de toute espèce, de la plante à l’animal et de l’animal au dieu, n’est-ce pas Ganesa, c’est-à-dire l’éléphant, qui est devenu le type de la sagesse, et dans l’île de Bali, n’a-t-on pas fait, avec Dourga et Siva, la troisième personne de la Trinité ? Le singe Hanuman, et surtout la vache sacrée des Brahmanes, ne sont-ils pas aussi de très grandes divinités, vers lesquelles se tournent les regards de deux cent millions d’hommes ? Apis et Anubis régnèrent pendant de longs siècles sur les riverains du Nil, et jusqu’au Dieu des juifs qui, dans son entourage immédiat, donnait la force souveraine à des taureaux ailés ou “chérubins”. C’est aussi un culte religieux qui fut rendu par les tribus primitives aux bêtes de la forêt, de la savane ou de la mer, au cerf, au caribou, au chevreuil, au castor, à l’ours, au bison, au phoque, à la baleine, tous animaux que des groupes de familles revendiquaient orgueilleusement comme ancêtres.

              Même les Chrétiens ¾ ceux au nom desquels des philosophes, refusant la religiosité à ces animaux, dont le nom signifie pourtant “possesseurs d’âmes” ¾ les chrétiens ont souvent manqué à la logique dans leur histoire religieuse, puisque mainte assemblée de l’Église, affirmant la responsabilité de tel ou tel animal, le condamna au bûcher, à la hart ou à la hache. En réalité, chaque peuple se laisse aller volontiers à doter les êtres vivants de ses propres croyances. Les conciles chrétiens conjuraient les bêtes au nom de la “très sainte Trinité”, et la mythologie du moyen-âge, faisant des animaux les interprètes de la Vierge ou de Satan, des saints ou des démons, leur attribuaient toujours la plus sûre connaissance de la “sainte religion”.



              De même les Péruviens, fils de Quichua et des Aymara, qui furent eux-mêmes les adorateurs du Dieu Soleil, ont assez gardé leur ancien culte pour s’imaginer que les lamas, leurs animaux de charge, ne manquent jamais au moment où l’astre se lève, de se tourner vers lui et de le saluer par de légers bêlement : trop timides, pour oser, malgré leurs prêtres venus d’outre-mer, se prosterner devant l’orbe  sublime qui fait soudain resplendir les monts, ils se donnent leur doux compagnon de voyage pour suppléant dans cette oeuvre religieuse (3). De même, les caravaniers musulmans de la Perse et de l’Arabie ayant remarqué que les animaux du convoi, chameaux, chevaux et mulets s’arrêtent soudain au moment où ils entendent la voix du muezzin, qui, en tête de la caravane, sollicite les fidèles à la prière, en concluent que les bêtes connaissent leur devoir envers Allah (4). Mais, sans recourir au fables, il suffit d’étudier les bêtes avec lesquelles nous vivons, pour voir fonctionner en elles le sentiment religieux presque aussi nettement que chez l’homme. Sans doute, elles n’ont pas la parole pour exprimer leurs sensations, mais n’ont-elles pas les mouvements du corps, les gestes, les regards, les mille intonations de la voix et ce frisson mystérieux qui fait comprendre soudain les impressions et les pensées ? Il est certain que parmi les “candidats à l’humanité”, le chien, le chat, les animaux domestiques partagent souvent les frayeurs subites dont l’homme, le chef de famille se trouve atteint : religieux comme leur maître.

              Ils éprouvent aussi la terreur de l’inconnu et leur imaginations suscite des fantômes : ils remarquent aussi des successions de cause à effet, mais ils ne savent pas les interpréter et s’en donnent des explications qui les effraient (5). N’a-t-on pas observé également, chez les animaux, une inexplicable passion pour tel ou tel objet, qui ne leur est pourtant d’aucune utilité pratique ? Ils y voient comme une sorte d’amulette, comme un fétiche, analogue à ceux dont se servent les nègres. Enfin, l’affection profonde, victorieuse de tous les déboires, résistant à toutes les épreuves, que tel animal voue à l’homme, son ami, n’entraîne-t-elle pas un véritable culte religieux, exactement de même nature que celui dont nous brûlons pour ceux que divinise notre amour ? (ndlr : Je ne suis pas si certain, au contraire, par toutes les observations faites sur les animaux, que certaines de leurs attitudes peuvent démontrer chez eux un mysticisme aussi particulier...)

              Au fond, toutes les religions, celles de l’animal aussi bien que celle de l’homme, tous les cultes, si différents qu’ils apparaissent, si hostiles qu’ils puissent être l’un pour l’autre, ont des origines analogues et se développent suivant une marche parallèle. Chaque être humain, entraîné dans le tourbillon général de la vie et désireux néanmoins de sauvegarder, de développer sa force individuelle, cherche un soutien dans le monde extérieur pour le rassurer quand les craintes l’assaillent, écarter les dangers qui le menacent, réaliser les désirs qui le travaillent. Que la frayeur soit le sentiment initial, comme le disent les livres sacrés, et classiques ¾ “la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse” ¾ ou que ce soit, d’une façon plus large, le désir du mieux, la recherche du bonheur, comme le démontre Feuerbach (6), l’homme veut se rattacher à tout ce qui, en dehors de lui, apparaît à son imagination, comme une protection efficace, et qu’il rend tel par l’ardeur de sa passion et de ses vœux.

              C’est bien le principe originel de la religion, toujours le même. Ensuite la croyance de l’individu, du groupe, de la peuplade ou de la nation, prend le caractère spécial qui lui imposent le milieu géographique primitif et le milieu secondaire complexe de l’histoire. C’est un fait de signification profonde que le nom donné par les antiques Germains à leur plus haute divinité soit précisément celui d’Oski, ou Désir : ainsi que Feuerbach l’a démontré si clairement deux mille ns plus tard, le Dieu créé par l’homme n’est autre que la figuration de nos vœux; ce que nous voulons, une puissance idéale doit nous l’accorder, elle se crée pour nous satisfaire.
              Toutes les religions eurent aussi, à leur origine, un élément nourricier d’importance capitale : le besoin de détente intellectuelle qui se manifeste surtout par la joie de l’ivresse. C’est une fatigue de penser, de comparer, de raisonner, de conduire sa vie, d’enchaîner ses actes les uns aux autres, de transformer logiquement des volontés en actes; que faire donc, pour se reposer de cette fatigue, sinon déraisonner à plaisir, se laisser entraîner par la volupté de l’imagination déréglée, par celle du mysticisme, qui rend possible toute impossibilité, par les délices de la folie, ou même par celle de la mort, qui détendent tout savoir ou tout vouloir ?

              A l’activité succède le sommeil par un rythme normal; de même l’alternance est naturelle de la vie raisonnable à celle qui méprise toute raison et cherche une autre justification de son existence. De là, ce besoin de liqueurs fermentées ou des poisons affolants que l’on rencontre sous mille formes chez tous les peuples de la terre, et qui scandent si agréablement la vie des malheureux ou même celle des heureux. Le famélique se donne ainsi le beau rêves des éternels festins; celui qu’on n’aime point se procure l’infini bonheur d’être adoré.

              Cette lassitude d’effort et ce besoin du rêve, qui se manifeste plus ou moins chez tous les hommes, prennent en tout temps et en tous pays un caractère général par le fait de la ressemblance des milieux, de la contagion, de l’imitation, et c’est ainsi que naissent les associations religieuses. Chacune de ces foules qui, d’un mouvement collectif, se trouvent entraînées par la même déraison, obéissent à un même vent de folie ¾ telle la “folie de la croix” ¾ aiment à se conformer aux mêmes pratiques, à se procurer les mêmes extases et d’ordinaire par les mêmes moyens. Des milliers de religions ont pris assez d’importance pour se constituer en corporations ayant leurs officiants, leurs prêtres; quelques-unes ont jusqu’à leurs demi-dieux ou leurs dieux visibles, dont les paroles, les gestes, les moindres actions remplacent les raisonnements du fidèle et jusqu’au témoignage de ses sens. Alors des cérémonies collectives ont lieu pendant lesquelles l’homme individuel abdique complètement.

              Pendant certaines heures imposées, il lui faut se lever, s’asseoir, tourner en mesure, prononcer certaines paroles, obéir à certaines ondulations, à des refrains traditionnels, respirer certaines odeurs, s’enivrer de certaines boissons, vivre et se mouvoir conformément à des mouvements imposés par un chef. C’est ainsi qu’il apprend à pirouetter comme un derviche tourneur, qu’il devient anesthésique comme un Aïssaoua traversé d’épingles et de broches, qu’il tombe dans l’extase comme un Paul ou comme un Mahomet ravi au septième ciel, qu’il se fait “assassin” pour obéir à la volonté du Vieux de la Montagne. La vie banale de l’homme en santé est remplacée par une vie nouvelle de rêve et de folie.

              La façon dont l’homme conquiert sa nourriture constitue l’axe de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de sa science et de son art; c’est principalement autour du gagne-pain que se meut le cercle de son activité mentale (7). Le chasseur et le pêcheur introduiront toujours l’animal qu’ils poursuivent dans leurs contes et poésies et le rangeront parmi leurs dieux. Le nomade, cheminant sans cesse avec ses troupeaux, se verra toujours, sur cette terre ou d’ans l’autre monde qu’il rêve, accompagné de ses chameaux, bœufs et brebis, et maintiendra parmi eux l’ordre de présence accoutumé. Enfin, la parabole de l’immortalité de l’âme, qui, depuis des milliers d’ans, eut constamment pour élément primordial le grain nourricier jeté dans la terre, aurait-il pu naître autrement que chez une nation d’agriculteurs ? Qu’un peuple change de pâture par refoulement de guerre ou par migration spontanée, aussitôt ses légendes, ses traditions s’accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes religions modernes, bouddhisme ou catholicisme, le code des croyances officielles le plus strictement réglé par les prêtres, finit par se modifier.
              Spontanément, l’homme primitif sentant la vie fermenter en lui, attribue à tous les objets qui l’entourent une vie analogue à la sienne. Une pierre vient le frapper, il en veut aussitôt à la pierre, qu’il croit animée d’intentions ennemies. S’il se butte contre une saillie du sol, il se rue contre cette aspérité méchante pour lui. Il aime la branche qui le caresse de ses feuilles, la fleur qui le réjouit de son parfum, et il en veut au rameau qui le fouette au passage, à la ronce qui le déchire, à la baie amère qui trompe son désir. Chaque impression, agréable ou désagréable, suscite aussitôt plaisir ou haine; il se rattache à tout son milieu par un flot d’impressions qui l’entretiennent dans une constance illusion religieuse relativement au monde extérieur. Sous sa forme rudimentaire, très facile à observer chez les animaux ou les enfants qui battent ou lacèrent furieusement le brimborion dont ils se plaignent, cet animisme paraît ridicule aux hommes faits, qui voient parfaitement le rapport de cause à effet entre la pierre indifférente et la main hostile; mais cette conception de la vie universelle continue de se retrouver jusqu’à nos jours dans les idées morales et l’histoire religieuse.

              C’est que les mille accidents journaliers n’ont pas tous une genèse facile à comprendre : la science des phénomènes de la nature n’existait pas encore, et cependant, le besoin de tout s’expliquer agissait nécessairement, sous une forme rudimentaire. L’homme primitif se sent tout naturellement porté à chercher dans les objets immédiats de son entourage les causes mystérieuses des évènements qui le surprennent. Dans l’immense théâtre de la vie, chaque être lui semble avoir un rôle spécial d’utilité ou de dommage pour sa propre personne, “centre de l’univers”; chacun lui paraît habité par un esprit favorable ou défavorable; chaque fontaine à sa naïade, chaque arbre sa dryade; tout est merveilleusement animé et dévient fétiche, jusqu’au brin d’herbe.

              L’homme environné par les esprits comme par une nuée infini de moucherons, passe donc son existence comme dans un entretient constant, proférant d’un côté les objurgations, de l’autre les actions de grâce. Se croyant tout naturellement le noyau initial du monde, le sauvage doit s’imaginer que tous les phénomènes de la nature s’accomplissent pour lui, se liguent pour l’épouvanter ou s’animent pour faire sa joie. “Cela n’arrive qu’à moi”, s’écrie le paysan de la forêt, comme l’égoïste bourgeois de Paris. Alternativement, et parfois dans l’intervalle de quelques instants, il lui semble que des spectres se dressent autour de lui sous forme d’arbres et de pierres, puis les étoilent lui sourient et les feuilles lui murmurent de douces paroles. Presque tout, dans l’entourage de l’homme, peut, selon les circonstances, terroriser ou rassurer, devenir génie favorable ou démon; il est impossible de classer par ordre logique les divinités, tantôt bienveillantes, tantôt mauvaises qui tourbillonnent autour de lui.

              D’ailleurs les mythologies s’entremêlent de tribu à tribu, de peuple à peuple, et par suite de la différence des noms, qui deviennent autant de personnages différents, quoique s’appliquant d’abord aux mêmes êtres d’imagination, le tout forme un ensemble absolument inextricable (8). Telle ou telle coïncidence bizarre, telle ou telle circonstance étrange, produisant ce que l’on se figure être un “miracle”, peut donner à un objet particulier une importance de premier ordre dans les hallucinations de l’homme; cependant on peut dire, d’une manière générale, que les êtres adorés, vrais ou imaginaires, les “fétiches” très bien nommés ainsi par les Portugais, feticos, ou “factices” (9), s’étagent suivant une certaine hiérarchie, qui se ressemble d’un bout du monde à l’autre. La bête féroce, de même que le puissant animal ami, sont parmi les grands fétiches. Les personnages exceptionnels, les magiciens guérisseurs et le roi “mangeur d’hommes”, occupent aussi un rang très élevé dans le tourbillon des personnes divinisées.

              Les êtres collectifs de la nature, tout en se composant d’un nombre infini de molécules indépendantes, apparaissent néanmoins comme des individus gigantesques. Les fleuves, les promontoires, les montagnes, le vaste Océan, les nuages, la pluie, les rayons solaires, la terre elle-même, la féconde Gaïa, de laquelle nous sommes tous issus et dans laquelle nous rentrerons tous; les points cardinaux, régions de l’espace indéfini, sont également des dieux pour les Mongols, les Yakoutes, les Russes yakoutisés (10).

              Enfin, le ciel, dans toute son immensité, n’est aux yeux dont il embrasse la planète en sa rondeur infinie, qu’un seul et grand individu à craindre et à prier, comme tout autre corps avec lequel l’homme se trouve également en contact. En toute logique, on a donc pu considérer le peuple chinois, adorateur des génies de la Terre et du Ciel, comme n’ayant pas dépassé dans son évolution, la période du fétichisme (11) et en vérité : quelle nation pourrait s’imaginer qu’elle s’est développée en dehors de cette religion universelle ? Ainsi les millions et les milliards représentant des âmes d’autant de corps distincts, peuvent se résumer dans un immense fétiche comme la Terre ou le Ciel. Cependant, les dimensions prodigieuses des fétiches supérieurs n’empêchent qu’on ne croie également à l’influence du tourbillon des fétiches infiniment petits, et précisément les Chinois, qui célèbrent la fête du Ciel en de si minutieuses cérémonies, apportent encore beaucoup plus de sollicitude par les mille observances qu’exige le culte de fong-choui, c’est-à-dire la multitude sans fin des esprits de la terre et de l’eau, et l’on sait combien l’art magique de se rendre les génies favorables a pris d’importance dans la “Fleur du Milieu”.

              L’histoire moderne du monde chinois a été, en grande partie, déterminée par la résistance du peuple “jaune” à la brutalité de l’ingénieur européen, qui vient sans respect, insolemment, bouleverser la terre sacrée et en violer les esprits. Le “Naturisme” est cette religion qui naît spontanément de la croyance aux génies sans fin, représentants des forces agissantes de la nature. Tout vit, ainsi qu’en témoignent la plupart de nos langues qui donneraient un caractère sexuel, “il, elle”, à tous les objets avant l’invention du neutre (12). A ces âmes de la terre qui assiègent l’homme de toutes parts, s’ajoutent les âmes de tous ceux qui ont vécu, de tous ceux qui ne sont pas encore : le naturisme devient animisme ou plutôt se confond avec lui, car la mort frappe incessamment autour d’elle, et les souffles mystérieux, les “âmes”, les “esprits” des êtres expirants, vont se confondre avec les énergies de nature également inconnue, qui sortent de la terre et des arbres.

              L’homme se voit constamment environné par ces forces, de divers origines, mais d’égal pouvoir; toutefois, la mort, intervenant dans son existence par de soudaines et souvent terribles apparitions, il se laisse facilement porter par son instinct à reconnaître en elle la plus terrible des déesses... Il veut la conjurer quand elle se présente en ennemie, pour lui enlever des compagnons, des parents, des amis : il l’évoque comme alliée, comme protectrice, pour abattre un animal dangereux ou un adversaire haï. Ce sont les âmes des morts, sorties de tous les cadavres tombés autour de lui, qu’il sent, qu’il perçoit tourbillonnant dans l’air en son voisinage, propice ou inquiétant suivant l’état de paix ou de guerre qui prévaut dans la population.

              On les voit, ces âmes, on les entend si bien que, pour leur échapper, on cherche à les égarer dans la forêt en fermant les chemins, en déplaçant les cabanes, en y perçant de nouvelles issues, en changeant de costume pour n’être point reconnu, abandonnant même l’ancien langage pour un parler nouveau (13). Parmi ces âmes en                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   peine, il y en avaient heureusement beaucoup qui arrivaient à se loger.

              Les parents du mort étaient souvent avertis en songe de l’endroit où s’était rendu le corps, de la transformation qu’il avait subie. Parfois ils entendaient sa voix dans un arbre et l’y croyaient réfugié; d’autres se révélaient dans un animal de la forêt qui avait pris leur ressemblance : une transformation des âmes s’accomplissaient, de la vie précédente en d’autres vies nouvelles; tout objet de la nature environnante, la roche ou la source, la plante ou la bête, pouvait devenir l’asile du fugitif. Une seule chose était certaine, la continuité de la vie, fait que les sauvages comprennent d’ailleurs de la manière la plus simple, sans pouvoir l’étudier au point de vue de la combinaison organique et du dégagement des gaz.

              Nos ancêtres gardaient l’invincible certitude que les âmes des morts leur tenaient toujours compagnie et se trouvaient avec eux, comme au temps de leur existence récente, en relations d’amitiés ou de haine. Ainsi, tout en ayant peur de la mort, cette transformation prodigieuse qui retire le souffle de la poitrine et fait pourrir les chairs, ils croyaient à la persistance de la vie sous mille formes. Le “mort” n’était pas mort, il disparaissait, mais en apparence, et, s’il n’avait trouvé un refuge en un autre corps, la partie la plus subtile de son être, devenue plus invisible que l’air, se mouvait ça et là autour de l’ancienne demeure, surtout dans les feuilles agitées. Mais encore de nos jours dans le pays des Verviers, on défend aux enfants de jeter des pierres dans les haies, le jour des Trépassés, de peur de blesser les âmes (14).

              Mais vivantes, ainsi qu’elles le sont, comment les âmes peuvent-elles se maintenir en dehors de toutes les conditions nécessaires à l’entretient de l’existence ? Là commence le miracle. On s’imaginait volontiers que les esprits errants, privés de leurs corps, l’avaient perdu bien malgré eux, par l’effet de quelque ruse de sorcier, de quelque violence de génies mauvais (15). Eh bien ! Il faut combattre résolument ces ennemis.

              La piété finale et cette solidarité humaine, que les pessimistes prétendent ne pas exister, quoi qu’elle rattache les vivants à ceux même qui ne sont plus, exigeaient donc du primitif qu’il essayât de remettre le mort dans un milieu qui lui convint. D’abord en lui donnant une demeure qui put sembler être de son goût, et c’est dans cette occasion surtout que les rites funéraires devaient varier selon la nature des contrées et des industries locales. Chez telle peuplade, on enterrait le mort près de la pierre de son foyer; ailleurs, on enfermait son âme dans une poupée de bois ou dans une effigie de cire, dans un lambeau d’étoffe que l’on suspendait dans la cabane. La branche d’un arbre sacré, un échafaudage, une proue de bateau devenait ainsi des lieux de séjour attribués aux morts.

              De même, la flamme sainte devait, chez nombre de peuplades, détruire le corps et s’unir intimement au souffle de l’homme, son âme véritable. Les plus braves donnaient à leurs trépassés la plus digne des sépultures, leur propre corps. Les Batta, de Sumatra; les Tchouktchi de la Sibérie, et d’autres, mangeaient leurs vieillards. Une manière plus raffinée de s’incorporer l’âme des morts est de boire les liquides qui découlent du cadavre décomposé. C’est ainsi que, dans maintes terres de l’Insulinde, devaient procéder les épouses pour rester fidèles à leurs époux; elles absorbaient en détail le corps de l’aimé jusqu’à ce qu’il n’en restât dans la cabane qu’une momie desséchée.

              Les Alivour ou Alfourou, des îles Aroe, à l’Ouest de la Papouasie, mêlent à leurs gâteaux de sagou, les fragments du corps de leurs parents et se les assimilent ainsi dans l’espace de quelques semaines; aux banquets funèbres, ils font circuler une coupe d’honneur où l’arrak se mêle au jus du cadavre : tous en boivent une gorgée pour communier avec la mort.

              Mais il est des tribus qui, ayant abandonné pour elles-mêmes la dégoûtante pratique, l’ont imposée à leurs esclaves : ils mangent leurs morts par procuration. C’est par une substitution analogue que les Tibétains livrent aux chiens les cadavres des leurs et que les Parsi restituent les corps à la Mère Nature par l’intermédiaire de charognards et de vautours. De même, les anciens Éthiopiens se peignaient sur le corps l’image des parents ou des amis disparus (16). Ce que nous faisons aussi en portant sur nous des médailles, des cheveux, des souvenirs de nos morts.

              La manducation des cadavres, quoique provenant d’un sentiment de solidarité des plus intimes avec l’être disparu, est assez rare parmi les hommes, et d’ordinaire, on laisse les morts retourner aux éléments primitifs par la voie de décomposition lente; les chairs sont presque toujours sacrifiées, tandis que l’on garde les os, surtout les crânes et les tibias chez un très grand nombre de tribus; les Garani de l’Orénoque livrent les cadavres à la dent des poissons, afin que le squelette soit promptement nettoyé et que l’on puisse le garder comme un fétiche. Sous quelque forme que restent les corps ils n’en sont pas moins sensés vivre toujours, et il convient de les nourrir régulièrement, soit par d’amples repas qui peuvent devenir fort coûteux à la famille ou à la communauté, soit par l’offrande de miettes et de gouttelettes, que l’on pense devoir être suffisantes pour alimenter de simples ombres; c’est ainsi que les Grecs et les Romains inclinaient leurs coupes de boisson sur le feu, pour qu’un filet crépitant du précieux liquide leur conciliât les dieux et les génies.

              Le mort recevait un bâton pour qu’il continuât au-delà du tombeau le voyage de la vie, peut-être vers des parages plus heureux; dans les contrées où l’homme avait déjà su domestiquer des animaux porteurs, on lui donnait le cheval, le bœuf ou même un autre homme, pour compagnie dans la mort; et le Viking des côtes septentrionales recevait un bateau pour continuer ses voyages de découvertes et de conquêtes sur les rives inconnues. Le numéraire était-il connu chez les amis du mort ? On lui en remettait au moins une pièce pour qu’il trafiquât encore utilement avec les gens d’outre-tombe, et l’on sait que, par un respect superstitieux des anciennes coutumes, les contemporains de Socrate et de Sénèque, même en beaucoup d’endroits, nombre d’Européens civilisés, observèrent et observent encore cette pratique funéraire. Enfin, quand le mort était un grand Chef, on le faisait accompagner sur le bûcher ou dans la fosse sanglante par toute une cour de guerriers, de femmes et d’esclaves.

              Ainsi, dans l’immense multitude des morts qui remplissent l’espace, aussi nombreux que les feuilles des arbres ou que des grains de sable du rivage, s’établit une hiérarchie analogue à celle qui prévaut dans la société des diverses tribus; chez les peuplades égalitaires, les morts sont tenus pour des paris; chez celles où le pouvoir des uns s’est fondé sur la servitude des autres, le traitement des morts varie de l’apothéose à l’absolu mépris. La différence d’un corps sacerdotal dut encore accuser la différence d’acception réservée aux trépassés, puisque magiciens et prêtres s’érigent en juges et dispensateurs des punitions et des récompenses d’outre-tombe.

             Eux aussi, comme les chefs, se sont élevés au-dessus de la foule par une sélection naturelle; sans doute, les hommes d’une intelligence exceptionnelle devant acquérir dans le cours de leur vie un ascendant considérable, grâce aux explications vraies ou plausibles qu’ils donnaient des prodiges de la vie et aux conseils qu’ils avaient distribuées en temps opportun; jusque-là leur influence était fort légitime; mais rien ne déprave comme le succès, et leur considération même devait les entraîner à d’hypocrites prétentions de savoir.

               La magie devint un métier, soit pour guérir les hommes des maladies physiques soit pour écarter d’eux les mauvais sort jeté par d’autres sorciers ou par les génies. La prétendue science d’attirer la faveur des divinités d’en haut et de conjurer la haine des “puissances de l’air” eut ses maîtres et ses disciples : des sociétés fermées, avec période de noviciat et degrés d’initiation, se constituèrent, et peu à peu s’établit ainsi dans chaque tribu un groupe de privilégiés, d’autant plus redoutables qu’ils mêlaient à leurs fourberies plus de connaissances réelles des faits de la nature. Cette institution d’une caste supérieure, affectant de connaître les choses de l’au-delà, livra les peuplades et les nations au régime de la terreur incessante, car cette caste, subdivisée en confréries secondaires, devait spéculer, même inconsciemment, sur la crédulité des naïfs, sur leur effroi de la mort et de l’inconnu, pour augmenter sa puissance et sa richesse.

              Devenus les intermédiaires entre les hommes et les esprits, ils avaient intérêts à représenter ceux-ci comme très méchants, afin de faire apprécier leur intervention à d’autant plus haut prix. “Le grand kalite” disent les sorciers de Palaos, en parlant du génie qui gouverne les insulaires, “le grand kalite aime à manger les hommes” (17). Aimer à verser le sang, c’est “avoir des entrailles de dieu”, répétaient aussi les Tahitiens, quand ils pratiquaient leurs infanticides. Le maître régnant isolé dans le Ciel des Juifs n’étaient-ils pas aussi “un dieu fier et jaloux” ? Et, dans son auguste indifférence, Zeus s’assied au fait de l’Olympe pour se réjouir de la lutte de ces peuples périssables, les Troyens et les Achaïens (18).

                 Ce mépris, cette haine sanguinaire, cette jalousie terrible des génies innombrables ou du maître des génies, il ne pouvait y avoir qu’un seul moyen de les conjurer, le sacrifice; de même que, dans un incendie destructeur des forêts, la sauvage faisait la part du feu, on cherchait à gagner du temps en donnant du sang au dieu avide qui en voulait boire à flots. Mais là où la population vivait sous la terreur inspirée par le magicien, un peu de sang ne suffisait pas, il en fallait beaucoup et la soif du dieu n’était jamais satisfaite. De là le devoir pour l’adorateur de sacrifier ce qu’il avait de plus cher. Avant que l’ange de l’Éternel arrêtât la main d’Abraham prêt à égorger son fils Isaac, sur l’ordre de son dieu, combien d’autres pères avaient du mettre à morts leurs fils aînés et donner à l’esprit redoutable les prémisses de toute existence animale naissant dans leur domaine. Le père ne pouvait se racheter que par la mort du fils.

              Sans doute la légende d’Abraham symbolise l’adoucissement des mœurs qui se produisit dans l’histoire du peuple juif et qui fait substituer les égorgements et les holocaustes d’animaux aux sacrifices humains; mais, après cette époque, combien de fois encore la frayeur du dieu amena les géniteurs à plonger le couteau dans le cœur de leurs enfants. C’est ainsi que les villes fondées par Josué écrasèrent de leurs linteaux de portes les cadavres de ses fils, et de même qu’ Agamemnon, le “roi des rois”, offrit aux dieux sa fille Iphigénie, Jephté livra au bourreau le jeune enfant qui s’avançait avec ses compagnes pour l’accueillir de danses et de chansons. Bien plus, le “saint” roi David sacrifia son peuple pour se faire pardonner une désobéissance au dieu vengeur : “Puisque j’ai péché contre toi, prends mon peuple, et tue jusqu’à ce que tu sois rassasié.”

              Toutefois, il n’était pas toujours nécessaire de verser le sang des siens; la guerre fournissait le moyen de désaltérer les dieux et les génies aux dépens de tribus ou de nations ennemies, et l’on vit en effet des peuples entiers disparaître pour satisfaire la vengeance des esprits acharnés. C’est ainsi que les Juifs offrirent à leur Yahvé les habitants de tout le “pays de promission”, et dans les rares circonstances où, par un mouvement de pitié instinctive ou par suite d’une promesse faite inconsidérément, ils durent épargner quelques-uns des indigènes, ils s’en accusèrent comme d’un crime.
              Si l’on peut remonter jusqu’aux origines des sociétés, pour y reprendre cette idée de sang offert en sacrifice aux génies, on en constate la survivance jusqu’à nos jours, puisque après les batailles, les vainqueurs vont chanter leurs Te Deum au dieu des armées. Il n’est pas une ancienne forme de religion primitive qui, sous l’action des mêmes causes, n’ait persisté plus ou moins dans nos civilisations modernes. Tel est le culte des têtes coupées, qui prévalut chez tant de tribus préhistoriques et qui se retrouve toujours chez les Dayak de Bornéo. Le sauvage qui limite à son propre clan la partie de l’humanité envers laquelle il a des devoirs moraux se croit tenu, stricte vertu, d’aller couper des têtes dans les tribus étrangères pour les rapporter à sa famille ou à la femme qu’il a choisie.

              Sans meurtre dont il puisse se glorifier, il n’est pas même considéré comme un homme : verser le sang humain est le premier devoir du candidat à la virilité. Et l’éducation qu’a reçue cet enfant de la forêt, pourtant très bon et très noble avec son camarade de tribu, n’est-elle précisément celle de nos jeunes contemporains, auxquels on enseigne qu’il est glorieux de tuer un ennemi ou même un nègre ou un jaune de quelque pays inconnu ? Le Dayak se vante d’avoir un poignard pour ancêtre (19); de même, c’est un grand bonheur dans nos sociétés modernes de descendre d’hommes qui se sont illustrés par l’usage de la francisque ou de l’arquebuse.

              Le meurtre religieux, inspiré et réglé dans ses détails par la magie, devait, en maintes circonstances, être accompagné de repas antropophagiques. Certes, le cannibalisme peut avoir, chez les primitifs, la faim pour cause, comme il en a été tant de fois, pendant la période préhistorique, dans les villes assiégées, sur les radeaux perdus en mer et dans les expéditions aventurées au milieux des glaces, des neiges ou des forêts vierges. Mais, chez les hommes aussi bien que chez les animaux, ces faits sont exceptionnels; ils se produisent cependant, notamment dans l’Afrique nigérienne, où telle ville a ses marchés toujours fournis de chairs humaines, considérée comme viande de boucherie. Au contraire, les repas dans lesquels l’homme se nourrit de son semblable par acte religieux, sont toujours des cérémonies ayant un caractère de noblesse et de gravité.

              S’agit-il, pour un guerrier, de dévorer le cœur ou le cerveau d’un ennemi, pour s’incorporer le courage et la pensée de l’adversaire égorgé, c’est là un acte d’importance majeure dans l’existence de l’homme, qui va se doubler ainsi en énergie physique et en force morale; mais la manducation de la chair présente une signification bien plus grande encore, quand il s’agit d’une victime plus qu’humaine. Il semble d’abord que pareil fait est d’une parfaite impossibilité, puisque les dieux sont plus puissants que l’homme.

              Toutefois, celui-ci, inspiré par la passion frénétique du moi, peut accomplir des miracles, grâce aux sortilèges de ses prêtres. Souvent, dans les dangers suprêmes d’une nation, les victimes ordinaires du sacrifice, bœufs ou agneaux sans taches,  pures jeunes filles, beaux jeunes gens sans défaut, ne suffisent pas à conjurer le courroux du dieu. Il fallut lui offrir des fils de roi, des rois eux-mêmes et jusqu’à des fils de dieu, et les fidèles condamnés d’abord sans possibilité apparente de rémission, ont pu se renouveler la chair et le sang par la chair et le sang d’un dieu, qui meurt mais pour renaître aussitôt, qui se donne en sacrifice, mais pour ressurgir comme juge souverain des vivants et des morts.

              N’est-ce pas là ce qui se passe chez les chrétiens, adorateurs prosternés devant celui-là même dont ils boivent le sang et mangent le corps en solennels banquets d’amitié fraternelle ? Dans le sacrement de la Cène “l’innocence de l’Homme dieu passe au dévorant, et le péché de celui-ci passe au dévoré (20).
              Ainsi toutes les religions actuelles qui se présentent sous des formes si diverses et si compliquées en apparences, dérivent de ce premier besoin qui tourmente l’esprit du primitif, celui de comprendre ou du moins d’avoir une explication, vraie ou fausse, des phénomènes de la Nature, des problèmes de la Mort et de l’au-delà. D’ailleurs, ce besoin de savoir a dû se présenter fréquemment chez certains individus sous une forme très élevée et donner une grande noblesse à l’évolution religieuse, quand la recherche de la vérité s’alliait à la pureté du cœur et à la profondeur de la pensée. Autrefois, comme de nos jours, quoique d’une manière beaucoup plus vague, des hommes devaient éprouver le sentiment plus ou moins obscur et lointain, de l’existence de causes générales déterminant les innombrables faits isolés ou distincts (21); dans le chaos du fini, ils sentaient un infini auquel ils cherchaient à donner un nom, et sous les mille manifestations duquel ils devinaient un lien d’unité, constituant une sorte de monothéisme et de panthéisme à la fois.

              Une autre force agissant encore en l’homme pour en faire un être religieux, l’amour qui le portait vers tout ce monde extérieur vivant d’une vie analogue à la sienne, vers les sources et les ruisseaux, vers les arbres et les rochers, vers les monts et les nuages, vers le ciel resplendissant, l’aurore, le crépuscule, le large soleil et tous les astres épars dans l’espace infini. L’évolution religieuse devait, par le développement même de ses causes, entraîner l’homme à une singulière illusion. Ab jove principium, dit le proverbe. Rien de plus faux. Ce sont les hommes qui ont fait les divinités en faisant leurs chefs et leurs prêtres, en créant leurs hiérarchies, en subordonnant les faibles aux forts, les pauvres aux riches, les naïfs aux astucieux. La société imaginaire des cieux correspond à la société réelle de la terre. Quand les nations ont eu des rois visant à la monarchie universelle, elles ont créé du même coup le dieu souverain, trônant dans l’empyrée par-dessus les hommes et les génies.

              A toutes les oscillations de l’humanité répondait un mouvement de même nature dans le monde des dieux : l’ascension et la décadence des maîtres de la terre se doublaient dans l’espace de l’exaltation et de l’obscurcissement des divinités d’en haut, car les imaginations, les hallucinations des hommes se modèlent toujours sur la réalité. Mais par l’effet de la persistance des institutions, de la durée des traditions et des pratiques héréditaires, tous ceux qui profitaient dans l’ancien état de choses cherchent à le prolonger bien au-delà du temps normal et c’est ainsi que rois, prêtres et leurs parasites ont toujours apporté tant de zèle à maintenir les images que leurs prédécesseurs avaient créées dans les cieux, à perpétuer les cérémonies religieuses et toutes les conventions morales qui en dérivaient. Les rois menacés ont recours aux dieux, leurs créatures. Le consentement unanime de millions et de millions d’hommes, pendant de nombreuses générations successives, a fini par donner à de vaines figurations comme une solidité concrète, et l’appel que les puissants de la terre menacés font aux puissants du ciel, ne reste pas sans écho.

              L’ensemble de toute l’organisation politique et sociale à laquelle appartiennent les dieux constitue un tout solidaire, agissant et réagissant par toutes ses parties, les unes aux autres. Les rois ayant intronisé les dieux, ceux-ci, par contre-coup, prolongent la durée des monarchies et des églises. Toute religion se fait une morale  à son usage ou plutôt elle prend dans le fond commun à tous les hommes les règles de conduite qu’il leur convient de prescrire. Il en résulte naturellement que les interprètes de tout culte s’imaginent volontiers être les créateurs de la morale; et il se l’imaginent d’autant mieux que les sorciers et magiciens, interprètes audacieux des volontés d’en haut, se sont également enhardis à devenir les exécuteurs de ces volontés et qu’après avoir prononcé les peines, ils aiment à les appliquer eux-mêmes ou à les faire appliquer par leurs fidèles. Justiciers par les paroles, ils aiment aussi à l’être par les actes.
              Vers les temps originaires de la vie des nations, avant que le phénomène de gemmiparité se soit accompli dans les fonctions sociales primitives, nous voyons les autorités se confondre dans les mêmes personnes, prêtrise et magistrature. Mais quoique s’imaginant par la pensée vivre en êtres supérieurs, de nature divine, en dehors de la société ambiante, les prêtres et les juges n’en sont pas moins des hommes comme les autres, puisant dans le fond commun des idées et des préjugés de tous.

              En châtiment à ceux qui veulent punir, ils commencent donc par appliquer la peine qui leur paraît juste par excellence, le talion, c’est-à-dire une souffrance ou une privation identique à celle qu’ils ont occasionnée, blessure pour blessure, maladie pour maladie, mort pour mort. C’est une erreur très accréditée d’identifier les idées de talion et de vengeance, mais c’est une erreur. La plupart des écrivains qui voient dans un Code ancien que la pénalité est inspirée par la loi du talion, se hâtent d’en conclure que les mœurs de cette nation étaient grossières et vindicatives. Cependant, l’idée du talion peut également dériver de la pénitence : le pécheur repentant trouve juste de se punir lui-même ou d’être puni dans la mesure de sa propre faute (22). En tous cas, la religion, la “révélation d’en haut”, n’a rien à faire à la conception première de la morale.

              Par l’effet de cette illusion d’optique, dont on voit les effets dans le monde moral aussi bien que dans le monde matériel, les hommes se trompent d’ordinaire sur le sens réel du mouvement, lorsque eux-mêmes et l’ambiance se déplacent en sens inverse : ils se croient immobiles et s’imaginent que la nature est en fuite. Ils donnent un caractère de permanence à leurs illusions religieuses en les contrastant avec une morale qu’ils supposent essentiellement changeante. C’est pourtant le contraire qui est vrai : la morale, c’est-à-dire la conception des règles à suivre dans les rapports sociaux, existe par cela même que des individus, animaux ou hommes, vivent en société, tandis que des religions ne se rapportent qu’à l’inconnu et ne vivant que d’hallucinations et d’hypothèses, restent un phénomène secondaire dans le développement de l’humanité.

              Cependant, il est certain que les religions réagissent très énergiquement sur la morale des hommes qui les pratiquent : elles dirigent les passions humaines conformément à leur dogme et aux intérêts de leurs cultes; ce que l’on appelle spécialement du nom de morale est le genre de conduite qui leur convient le mieux.
              Or, les actes de l’homme varient infiniment avec la poussée de ses instincts et de ses attractions; ils oscillent entre les extrêmes, ayant pour mobiles, d’une part, l’amour et le dévouement sans bornes, de l’autre, la fureur de la haine et de la vengeance. “Que de maux a pu susciter la Religion !”, dit le poète. Elle peut ajouter une férocité double à la férocité première, de même qu’à l’occasion elle exalte la tendresse jusqu’au délire.

              Avec les diversités des milieux, des conditions, des héritages de haine légués par la guerre, elle contribue à différencier les morales particulières de nation à nation : “Vérité deçà, erreur au delà !” Ainsi, les religions, quoique d’origine secondaire, relativement à la morale, ont souvent exercé une influence considérable sur les morales qui leur correspondent; mais, si l’on prend le terme de “morale” dans le sens restreint, le plus usuel, de conduite absolument conforme à l’altruisme, il est certain que la religion n’a pu exercer aucune action sur cette morale, si ce n’est pour l’obscurcir ou la dénaturer, pour troubler les rapports naturels entre les êtres vivants. Ces rapports sont primordiaux, et, par conséquent la morale d’altruisme est aussi ancienne, plus ancienne que l’humanité.

              Il est vrai, les animaux n’ont pas su répéter les règles formulées par les Bouddha, les Confucius et les Christ: “Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît !” et : “Faites à autrui ce que vous désirez vous être fait !”. Mais s’ils n’avaient pas la parole nécessaire pour se prêcher cette morale les uns aux autres, ils ont su la pratiquer. Le dévouement complet, le sacrifice de la vie à l’être aimé ou à la communauté des parents et amis, se retrouve dans l’histoire ordinaire et maint groupe animal, de la fourmilière au nid et de la couvée aux familles supérieures. Ainsi que le dit excellemment un philosophe : l’Équité et la Bonté; voilà les deux piliers de l’équilibre moral; pareil à cet olivier, dont Ulysse avait fait le pied de sa couche nuptiale, ils ont pris racine quand la première tribu prit naissance et nulle tempête ne les déracinera (23).

              L’Entraide, dans toute son ampleur, telle fut, au milieu des infinis dangers de l’existence primitive, la sauvegarde des malheureux et de la race elle-même. Puisque les circonstances l’exigeaient, l’étroite solidarité d’homme à homme, c’est-à-dire la morale humaine dans son essence, devait être beaucoup plus commune que de nos jours; à cet égard, nos aïeux de la préhistoire étaient meilleurs que nous qui prétendons souvent pouvoir “chacun pour soi”, nous suffire à nous-mêmes. Quel précepte de morale peut dépasser en force les discours recueillis par Radloff parmi les populations de l’Altaï : “Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain; quand tu vas quitter ton champ, commence par le semer” ?

    Élisée RECLUS
    (Les temps Nouveaux, mars 1904)

    (1) A. de Quatrefages. L’Espèce humaine, p. 39 et suiv.
    (2) Tito Vignoli, Mythe and Science.
    (3) Ph. Germain, Actes de la Société Scientifique du Chili.
    (4) Hermann Vambéry, Sittenbilder ausdem Morgenlande, p. 221.
    (5) Girard la Rialle, Origine des Religions, Revue Scientifique.
    (6) Das Wesen des Christenthums; Das Wesen der Religion.
    (7) Ernest Grosse, Die Anfange der Kunst, p. 35.
    (8) Draper, Histoire du Mouvement Intellectuel de l’Europe.
    (9) De Brosses, Du Culte des Dieux Fétiches, Paris 1760.
    (10) Deutsche Rundschau, Jashgang, XVII, Heft, 12.
    (11) Pierre Laffitte, General View of Chinese Civilization.
    (12) Max Muller. Essai de Mythologie comparée, trad, G. Perrot, p. 72.
    (13) Elisée Reclus, Les Primitifs.
    (14) Eug. Monseur, Cours d’Histoire Religieuse, Extension universitaire de Bruxelles, p. 8
    (15) Elisée Reclus, La Mort (“Société Nouvelle“)
    (16) A. Bastian, Rechtserhaltnissen der Volker, Elie Reclus, Passim dans les Primitifs et le Primitif d’Australie.
    (17) Miklükho-Maklay. Bull. de la Soc. de Géographie Russe, 1878.
    (18) Iliade, chap. XX.
    (19) De Bacher, Archipel Indien.
    (20) Carl Vogt, Congrès de Bologne, p. 395.
    (21) Max Muller, Origine et développement de la Religion.
    (22) G. Tardo. Des Transformations du Droit, p. 18.
    (23) André Lefèvre, Religion et Mythologie comparées.


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  • Dire qu’il en est encore qui dénoncent ce qu’on appel l’adultère ! Ce pourrait être hilarant si cela ne relevait pas d’un esprit borné digne du moyen âge ! Ce même adultère punit par la loi il y a peu encore ! Cet adultère dénoncé par des gens qui en feraient bien autant s’ils pouvaient en avoir seulement le courage plutôt que de se caresser seul ou fantasmer sur un autre Individu tandis qu’ils font l’amour avec leur unique partenaire... Rien que cela les empêche de concevoir non seulement l’amour libre mais aussi la multiplicité des rapports en groupes qu’ils dénoncent et condamnent plus férocement encore alors que ce n’est l’affaire que de celles et ceux qui veulent bien s’y adonner.

    Que dire encore des tabous concernant la sexualité que la morale et la loi longtemps ont interdit et qui n’ont plus de poids dans la société d’aujourd’hui, en tous cas en France. Contrairement à ce pays croulant sous le poids de la vermine religieuse, comme l’abject Islam, par exemple. Toujours est-il que, quelque part, au fond des consciences, il en reste des traces, difficiles à faire décrasser, même chez les gens qui s’en veulent tout à fait libérés.Et non seulement en matière de sexualité mais dans la conception même de la vie amoureuse qui reste on ne peut plus standarisée.

    Ainsi, peu conçoivent que l’on puisse vivre à trois, à quatre même ou davantage. Que l’on puisse être amant/amante d’un ou de plusieurs et avoir pour ceux-là des sentiments réels et pourquoi pas, d’envisager une vie commune. Il est des gens qui vivent tout à fait bien seul ou à deux. Aucun problème pour cela s’ils ne viennent pas montrer du doigt ceux qui ont choisi de vivre différemment. Peu conçoivent également que les rôles peuvent être interchangeables, se cantonnant à des schémas les plus classiques que l’on a pris soin de définir pour eux.

    Peu conçoivent de jouir par tous les orifices possibles, que l’on soit homme ou femme, hétéro ou hé pédé ! Cependant que les zones érogènes sont composées pour cela qui permettent l’épanouissement du corps et donc de l’esprit. Car de ce que ceux-ci réellement ont besoin est d’exhulter et la sexualité en est un excellent moyen. On se cache le trou du cul comme on met sa main devant le slip car l’interdit a brimé le désir et est parvenu à refoulé l’esprit.

    En des jeux sexuels tout est permis qui permet de se satisfaire jusqu’à l’utilisation d’objet et de scénarios divers pour les adeptes de ceux qui savent que tout cela constitue un jeu entre individus consentants et non point une manière simplement hygiénique de purger l’un et de tâcher de satisfaire une femel en demande, aimante et à la merci de l’éjaculation du premier.

    On voit aussi dans l’utilisation des mots, le reste de saletés patriarcales, gauloiseries lourdingues, qu’on appelera “beaufs” aujourd’hui. Ainsi, on va traiter n’importe qui d’”enculé“, de “salope” (celle qui aime le sexe, la honteuse) tandis que pour un individu de type mâle, cela est tout à fait normal. Ceux-là feraient bien de se faire enculer soit par un homme soit par une femme (l’utilisation d’objet) ou de s’aider à s’enculer soi-même, de se libérer complètement, l’épanouissement qu’ils y gagneraient les éloignera alors de genre d’attitude, à moins que cela ne reste qu’un simple tic de langage.

    Je ne fais pas ici l’apologie du n’importe quoi n’importe comment avec n’importe qui. Cette époque regorge de saloperies du genre où tout est tarifé pour y accéder. Mais de la libération totale des corps avec qui nous voulons de la façon dont nous le voulons, en dehors des schémas classiques dépassés, risibles, de l’amour à la papa tuant et le couple et le corps et le désir de l’Individu.

     

    SBA.


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  • Délivrons-nous du marxisme !

              Sous le couvert prétentieux du socialisme scientifique, le marxisme (entendu comme la doctrine politique de Marx et de ses disciples concernant la nature de l’Etat et la réalisation du socialisme), oppose à l’Etat bourgeois un Etat dictatorial et inclut l’économie sous la direction exclusive et totale de cet Etat. La disparition du capitalisme aura-t-elle pour conséquence la société socialiste sans classe ? Dictature politique, économie dirigée, parti unique et bureau de planification, c’est l’Etat de Marx, c’est l’Etat de l’avenir. Marx ne voyait plus rien dans sa science d’économie politique  qui aurait pu changer le cours des événements vers le socialisme. C’est là que finit la “science” marxiste, car dans notre XXe siècle, une autre histoire commence, que nous pourrions appeler l’âge de la mystification, de la peur, l’âge technocratique et concentrationnaire.

              Tous les efforts tentés par les dialecticiens des partis de concilier le marxisme avec le développement politique et social de notre temps s’avère comme du pur byzantinisme et de l’acrobatie mentale. Qui oserait nier que ce développement politique et social ne sont pas de nature à nous amener ailleurs que vers la libération ? Qui oserait nier encore, sans être suspecté d’irrationalisme et de déséquilibre mental, que de nouveaux éléments dangereux sont entrés en jeu, méconnus jusqu’à maintenant par les scientifiques des socialistes ?

              Et voici pourquoi j’estime primordial de trouver la définition de ces forces qui apparaissent si terribles et si démesurées devant nous, sans que nous ayons pu deviner leur existence. Ces forces sociales et politiques et je dirai même scientifiques, qui, à l’encontre de toutes prévisions, ont donné un cours imprévisible à l’évolution sociale, nous laissant désarmés et sans moyens de combat contre les facteurs nouveaux de régression sociale. Quelles ont été les causes du fait que dans les rangs ouvriers une disposition spéciale s’est développée en favorisant les tendances des nouvelles tyrannies ? Que signifient les troubles politiques ? Sont-ils l’annonciation d’une transformation complète de notre civilisation des régimes sociaux et des valeurs spirituelles ?

              Les anarchistes pourront toujours répondre que cela n’a rien de mystérieux, car ils ont toujours dénoncé la malfaisance de l’Etat source de toutes les gammes d’oppression ! Dans l’ensemble, cette appréciation est exacte, seulement, il y a une erreur de détail. Nul ne prévoyait que la classe ouvrière permettrait un jour à une autre classe, qui demande encore à être définie, de se saisir en son nom de l’héritage capitaliste. Le marxisme ne peut même pas se vanter d’avoir prévu ou préparé le prolétariat contre le danger d’une nouvelle classe dominante. Bien au contraire, il cherche à se justifier par toutes sortes de thèses et de synthèses, d’être sur la bonne voie.

              Comment procéder pour aboutir à une explication raisonnable de tous les changements, aussi bien extérieurs qu’intérieurs dans la vie humaine ? Je crois pouvoir dire qu’aucune doctrine, que ce soit le marxisme ou l’existentialisme, n’est en mesure de nous fournir une réponse satisfaisante.

              C’est seulement à partir de cette vérité que nous pourrions peut-être, avec l’aide de l’observation et de la recherche, trouver quelques aspects objectifs de la nouvelle condition humaine. Pour ma part, l’élément central de la faillite morale de cette condition humaine se trouve placé dans l’âme même du marxisme. C’est son esprit, c’est son génie anti-humain qui ont suscité la psychose de la dictature totalitaire.

              C’est lui également qui est à l’origine de toutes les déformations des concepts sociaux, car il est possible de servir la cause de la liberté en ayant des conceptions qui sont la négation de cette liberté. Lorsque que quelqu’un dit que la liberté est une chimère, que pour lui, la dictature communiste représente l’incarnation de toutes les vertus  sociales, alors il se met volontairement ou involontairement en dehors du socialisme, il est en fait un complice de la barbarie totalitaire. Pour entrer dans le vif du sujet, nous pouvons commencer par affirmer avec tout le calme de la certitude que le marxisme est une doctrine historiquement dépassée et périmée. En disant ceci, je me réfère principalement aux ouvrages qui ont le plus imprégné le mouvement ouvrier.

              Les conséquences des théories marxistes ont été plus favorables aux classes supérieures qu’au prolétariat. Ce jugement, nous sommes autorisés à le porter contre le marxisme, parce que nous, nous comparons sa théorie avec la réalité de notre temps. Ces réalités nous enseignent que sa découverte fameuse d’une loi historique immuable, n’est qu’une métaphysique assez puérile. Le capitalisme anglais manifeste encore une santé assez vigoureuse pour maintenir sa domination sans danger pour un certain temps. Les signes de vieillesse  qu’on a pu apercevoir ne sont nullement fatals pour son existence, car le marxisme et ses théories économiques lui viennent puissamment en aide. Si réellement un jour il succombait, ce serait certainement pour se métamorphoser en un Etat totalitaire, monolithique et technocratique.

              Le capitalisme industriel qui a donné naissance  au prolétariat, ce même prolétariat qui devait prendre, d’après Marx, la succession du capitalisme et instaurer la liberté et la démocratie économiques, a totalement ignoré dans ses doctes analyses que ce capitalisme provoquerait une classe nouvelle également inexistante avant l’ère industrielle. De plus en plus nombreux, de plus en plus conscients de leurs intérêts communs, les intellectuels et les techniciens des grandes branches industriels, s’appuyant sur un prolétariat gagné à la cause de leur idéologie, revendiquent de plus en plus violemment le pouvoir.

              Le rôle de cette classe nouvelle fut lamentablement sous-estimé par Marx l’érudit. Or, nous voyons que les causes invoquées par Marx qui doivent selon lui amener la révolution sociale sont absolument fausses. Ni la concentration capitaliste, ni le chômage, ni la misère, ni les guerres n’ont apporté la dissolution capitaliste. La transformation capitaliste avec ou sans révolution dans un Etat “socialiste” totalitaire sera probablement réalisée par cette classe d’intellectuels et de techniciens que Marx a complètement négligé de caractériser.

              Lorsque Marx a désigné le prolétariat comme étant appelé par l’histoire pour faire la révolution sociale, c’était parce qu’il mesurait les forces incalculables que la classe ouvrière était capable de fournir.


              Cette force explosive appréciée dans toute sa valeur, ne devait cependant servir seulement que comme démolisseur de l’édifice capitaliste et lorsque l’organisation du socialisme arrive au stade d’instauration,  Marx réserve les réalisations à l’Etat, au parti, aux fonctionnaires. C’est à partir d’ici que le marxisme ouvre largement la porte à la technocratie totalitaire quand il dévoile d’immenses perspectives aux fonctionnaires, aux intellectuels, aux ingénieurs, jusqu’alors inconscients de leur rôle, la possibilité future de devenir les dirigeants du prolétariat  et de la révolution.

              Ayant basé toute sa théorie sur l‘action du prolétariat industriel, Marx a du même coup jeté les fondements juridiques et économiques de cette classe de techniciens et de fonctionnaires des partis, qui sont déjà, en fait, à la tête d’un mouvement ouvrier. La seule différence est que le prolétariat, dans son ignorance, croit voir en eux les dirigeants, les serviteurs et les guides de l’émancipation ouvrière. Cela est faux, rappelons que cette nouvelle classe de l’intelligentsia ouvrière et tous les petits intellectuels et satellites qui tournent autour du pouvoir, agissent inspirés du même mobile que la bourgeoisie du XVIIe siècle et plus tard en France au XVIIIe siècle. La bourgeoisie anima idéologiquement tous les mouvements d’émancipation pour le renversement du régime féodal et instaura avec l’aide de la révolution, sa propre domination.

              Les administrateurs et les techniciens de l’économie qui détiennent effectivement dans la phase actuelle du capitalisme, la presque totalité de la production, tendent par tous les moyens de réaliser un Etat tout puissant muni d’une autorité illimitée qui assurera à leur seul bénéfice le contrôle de la production et de la possession intégrale de la main d’œuvre, comme appartenant en priorité à l’Etat. Pour parvenir à ses fins, cette classe nouvelle est obligée de s’appuyer sur le prolétariat. Mais il se produit que la plupart des théoriciens, bien que puisant leur philosophie matérialiste dans le marxisme, ne deviennent pas pour autant des bolcheviques ou des socialistes. Ils adhèrent à des théories totalitaires en captant la venue à eux d’éléments de provenance prolétarienne,  qui agissent cependant avec une partie de la bourgeoisie, pour instaurer le fascisme.

              Le fascisme, un bâtard du marxisme, prétend aussi faire une révolution. Le fascisme se déclare aussi être au service du prolétariat. L’Allemagne de Hitler était en ce sens un exemple typique . Ce qu’ils ont en commun, le bolchevisme et le fascisme, c’est la même origine. Seulement, en cours de route, ils deviennent des ennemis mortels pour des raisons purement impérialistes. S’il y a des divergences idéologiques entre les deux systèmes totalitaires, c’est qu’ils tendent tous deux à devenir une religion qui aspire à la domination universelle. Mais cependant, il y a un lien de parenté, la conscience de la même descendance, les rapprochent plus près l’un de l’autre que ne peuvent le faire le capitalisme ou le régime démocratique. Certes, ce phénomène nous explique aussi pourquoi le communisme international était plus farouchement opposé contre l’Angleterre après le pacte Staline-Hitler en 1939 contre le fascisme.

              Le capitalisme mondial se décompose peu à peu, non parce que le prolétariat lui a infligé des coups mortels, mais parce que le capitalisme libéral dans son évolution a perdu le contrôle des moyens de production. Et ce n’est nullement le prolétariat qui les a privés de ce contrôle, mais bien les directeurs d’usine et techniciens des bureaux de planification.

             La technocratie bolchevique, dans son épanouissement le plus marxiste, est la confirmation la plus éclatante et la plus brutale de cette théorie qui a ouvert la voie non pas au socialisme, mais à une autre phase dans l’exploitation de l’homme par l’homme. Rendons-nous à l’évidence, le socialisme marxiste est devenu l’armature psychologique et intellectuelle d’une classe de maîtres, qui prend la succession du capitalisme à son seul bénéfice.

              A cet égard, faut-il prouver le bien fondé de cette affirmation ? Pour l’amour de la clarté, bornons-nous à citer quelques exemples saillants. Regardons le syndicalisme d’aujourd’hui. Dans tous les pays du monde sauf la Russie où le régime technocratique est un fait accompli et en possession de tous les pouvoirs, il se forme une couche de fonctionnaires attitrés qui n’ont plus aucun lien avec les salariés et ont pris la direction effective du mouvement syndical. Comme tous les grands États du monde possèdent à des degrés différents une économie dirigée, ils sont créé à cet effet d’innombrables bureaux de centralisation qui dirigent la production, la répartition et la consommation.

              D’une part, ces bureaux sont dirigés par des techniciens qui ont remplacé l’initiative privée de l’entreprise et acquièrent de l’autorité et des privilèges auxquels ils ne renonceront probablement jamais; d’autre part, les dirigeants des syndicats sont associés aux tractations avec ces bureaux d’Etat qui, en définitive, deviennent ainsi une partie de la bureaucratie d’Etat. Prenons encore un exemple, les nationalisations en Angleterre et en France et les pays sous le joug stalinien. Illustration caractéristique de la phase transitoire vers les socialisme d’Etat et vers la dictature absolutiste.

              Les organismes fondés par l’Etat pour gérer les entreprises nationalisées emploient un nombre sans cesse croissant de fonctionnaires. Ces fonctionnaires ne sont pas nécessairement membres du Parti communiste, mais ils ont cependant une instruction marxiste et, par ce fait, sont opposés au capitalisme libéral. Ainsi, leurs convictions matérialistes du concept social les obligent à agir en faveur de l’Etat totalitaire. Mais dans cet ordre d’idées, ils se sentent plus près du syndicalisme que de la bourgeoisie. Et inversement, les dirigeants de syndicats, se voyant associés au contrôle des entreprises nationalisées se sentent solidaires de cette classe nouvelles de bureaucrates et de techniciens.

              Il est vraisemblable que cette nouvelle classe soit restée plus ou moins incohérente, parce qu’une idéologie lui manquait. Elle n’a commencé à prendre vigueur qu’à partir du moment où la révolution russe acheva de se transformer en technocratie totalitaire. Cet évènement, il faut le dire, fut une véritable révélation pour elle. Car désormais, le marxisme dispersé dans une multitude de nuances, devenait la Bible de tous les aspirants à la dictature. Par instinct et par intuition, elle est pour le triomphe du marxisme et de ses variantes, uniquement pour la raison qu’elle trouve la défense de ses intérêts et la répartition des privilèges économiques et politiques, mieux assurée dans le marxisme, le bolchevisme, le fascisme, que dans un capitalisme défaillant, incapable de se sauver de ses contradictions mortelles.

    (Feuille volante retrouvée dans des archives et sans la signature de l’auteur héla mais cependant loin d’être dénuée d’intérêt)
    Le marxisme embourbé

              Au milieu du XIXe siècle, une nouvelle conception de l’histoire allait naître, grâce à l’action de l’ancien collaborateur de la “Gazette Rhénane”, Karl Marx. Cer dernier, dans son pamphlet contre Proudhon, Misère de la philosophie, résume sa doctrine en écrivant les phrases suivantes :“Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives, les hommes changent leur mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel...”

              Cette doctrine qui affirmait que la technique seule dominait et déterminait la vie sociale tout entière a fait un certain bruit dans le monde sous le nom de matérialisme historique. Elle fut exposée, plus explicitement, d’abord par Engels, ensuite par Labriola, dans son Essai sur la conception matérialiste de l’Histoire. Le matérialisme historique, qui n’était qu’une hypothèse au sens scientifique du mot, devait suffire aux adeptes du marxisme  pour expliquer tout ce qui se passait, et allait se passer, dans l’Univers. Ils en firent un catéchisme qui ne pouvait pas plus être mis en doute que les Évangiles de l’Église pour l’homme religieux.

              A vrai dire, la doctrine de Marx avait le mérite d’une extrême simplicité, et elle s’appuyait, au départ, sur un certain nombre de faits parfaitement vérifiables. Il était facile de montrer que la grande Révolution qui mit fin au Moyen Âge, et qu’on baptisa des noms de Renaissance et de Réforme, n’avait été que l’aboutissement des inventions et des découvertes des deux siècles  précédents : la poudre à canon, la boussole, les découvertes maritimes... Les développements prodigieux de l’industrie textile, développements que l’on disait révolutionnaires, pouvaient constituer ensuite un excellent chapitre du catéchisme de Marx. Ceux de l’industrie métallurgique qui allait prendre le relais vers le milieu du XIXe siècle devaient forcément en constituer un autre.

              Il était également facile de montrer qu’à chaque moment de l’histoire il y a un facteur économique qui prime tous les autres. Il y a, à chaque époque, une industrie, un groupe d’industriels qui joue un rôle déterminant dans la marche de la société. Dans la première partie du XIXe siècle, l’industrie textile dominait et, d’après Marx qui allait prendre tous ses exemples de capitalisme chez les patrons de cette industrie, c’est elle qui pliait à sa mesure la société tout entière. L’industrie métallurgique, qui allait venir ensuite, devait nécessairement imposer au monde sa politique et son propre régime économique...

              Parallèlement à cet exposé critique, le matérialisme historique affirmait que la révolution prolétarienne était inéluctable, que les différences de classes n’y résisteraient pas, que les frontières allaient disparaître, que les guerres ne seraient plus possibles. En vertu d’un merveilleux automatisme, tout allait s’organiser aussi facilement que dans un conte de fée. Aujourd’hui, ces explications aussi ingénieuses que séduisantes se révèlent tout à fait insuffisantes pour expliquer la marche d’un monde qui, au fond, n’a pas tellement changé quant aux rapports qu’il entretient d’individu à individu, de nation à nation.

              Que ce soit le capitalisme dit libéral qui domine ou le capitalisme d’Etat, c’est toujours la loi de la jungle et le mépris totale de l’homme qui caractérisent l’étonnante évolution d’une humanité qui a instauré le “socialisme” sur un sixième du globe !

              Dans la perspective marxiste, il faut ajouter l’industrie atomique et les bouleversements techniques qu’elle implique; il est assez curieux de constater que cette emprise de l’industrie nucléaire coïncide avec une renaissance du sentiment nationaliste qui n’épargne pas les pays d’obédience pseudo-marxiste et que le matérialisme historique n’explique que sous la pression de sollicitations très hasardeuses. Le marxisme qui a expliqué avec tant d’autorité de quelle manière la société capitaliste allait mourir, ne peut ni dire ni comment ni pourquoi ce capitalisme moribond est devenu le sauveur de l’Etat marxiste qui n’arrive pas, un demi-siècle après la Révolution, à produire suffisamment de blé pour nourrir ses citoyens.

              Selon M. Fourastié, “en U.R.S.S. où tout profit capitaliste est, en principe, annulé, l’agriculteur livre de quoi nourrir quatre personnes; de 1910 à 1960, sa productivité n’a été multipliée que par 1,6. Aux États-Unis, chaque agriculteur fournit de quoi nourrir 31 personnes et sa production a triplé en cinquante ans...” L’Etat marxiste s’est engagé, lui aussi, dans la voie du développement industriel et, principalement dans le perfectionnement des industries de guerre, bizarre réalisations de ce vieux rêves des socialistes utopistes qui prétendaient, avec une foi naïve, que “le socialisme ferait avec les armes des socs de charrue...”

              Il fut un temps où l’Etat marxiste justifiait sa participation à la course aux armements par la nécessité de défendre “l’ordre nouveau” contre le monde capitaliste. Il n’est pas loin, aujourd’hui, d’invoquer les nécessités de la défense contre le socialisme du pays voisin : La Chine, cette Chine où le marxisme fait bon ménage avec un nationalisme des plus virulents, est plus inquiétante pour l’U.R.S.S. que les pays capitalistes sur lesquels Moscou tend à se régler bon nombre de principes vitaux qui intéressent le confort de sa nouvelle bourgeoisie. L’explication marxiste du phénomène n’est pas des plus faciles; on échange des diatribes haineuses avec “les peuples frères”, on reçoit à bras ouvert les directeurs des trusts, les gros fournisseurs d’armements : les Krupp, les Thyssen, les Schneider, on échange des messages amicaux avec la papauté et avec les généraux réactionnaires. Tout cela paraît bien compliqué aux braves bougres qui ont appris à lire dans ce fameux catéchisme tout aussi infaillible que celui de Rome.

              Il en est pourtant qui commence à comprendre que cet enchaînement de faits se rattache, comme partout ailleurs, à une loi générale ¾ pas du tout marxiste ¾ qui ne souffre guère d’exception : “Les cliques politiques promènent parmi les foules leurs idéaux et leurs programmes, pour atteindre le pouvoir. Une fois installées, elles considèrent, selon la fameuse théorie de Bonald, que l’individu n’existe que pour la société, que la société ne le forme que pour elle-même. Et ces hommes qui exercent l’autorité, qu’ils soient coiffé d’un képi ou d’une couronne, d’une casquette ou d’un chapeau-claque, on tous la même fâcheuse tendance à clamer : la société c’est moi ! Le plus effrayant, c’est qu’il se trouve tant d’aveugles volontaires pour courber la tête sous leurs semelles.

    Louis DORLET.

    Le marxisme contre l’individu

              Protagoras d’Abdère, qui vivait vers 485-411 avant J.- C., avait proclamé que : “l’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont ce qu’elles sont; de celles qui ne sont pas.” Il s’agit certainement non de “l’individu” mais de l’homme en général. Cette formule n’implique pas de scepticisme, mais relativisme et humanisme. Si nous délaissons les sommets métaphysiques et abordons des considérations plus pratiques, on s’aperçoit alors qu’en dépit de l’exaltation toute théorique du moi, l’individu ne peut séparer son destin de celui des autres hommes, “l’homme n’est un homme que parmi les hommes.”

              En effet, l’homme n’atteint à l’humanité que dans la société. Et la société est, pour Fichte, bien supérieure à l’Etat, qui n’est qu’une expression momentanée. Or, la civilisation moderne, dominée par la technique, subordonne toute activité à des fins matérielles. Les nouveaux réformateurs sacrifient tout à la vision confuse d’une idole par eux nommée “conscience collective”, qui, au fond, n’est rien que la conscience dégradée du citoyen bureaucratique, de l’homme prolétarisé.

              Si la doctrine collective était conforme aux données de l’expérience et aux besoins humains il ne serait pas nécessaire d’administrer le collectivisme en dressant le peuple, en le corrompant, en l’endormant, en l’amusant, ni à édifier des camps de mort lente ni des camps de travail forcé. Mais ce qui est certain, c’est que Marx a été le premier, par sa théorie de la mystification, à faire ressortir cette faculté de la motivation intellectuelle. Comme si les fins, consciemment poursuivies par les individus, devaient forcément être les effets précis de l’évolution communautaire. Ainsi, Marx et Engels nient l’individu comme facteur essentiel du progrès, en affirmant que la masse est le facteur “déterminant de l’évolution sociale” c’est-à-dire que “le tout social est quelque chose d’autre que la somme de ses parties.”

              On sait que l’essence de la méthode et de la structure de l’œuvre de Marx, c’est la valeur travail, l’origine de la plus-value, le processus de production lui-même; l’apparence c’est le marché (la loi de l’offre et de la demande, la concurrence et le jeu mutuel des capitaux et des revenus) L’intermédiaire, c’est le processus de circulations, les relations diverses des capitaux individuels et du capital social, avec la fonction propre du temps. Valeur au sens absolu du terme est donc ce travail collectif et l’humanité qui produit et reproduit l’ensemble de sa vie totale. Or, cette mise en valeur de la valeur, source de l’exploitation effrénée de l’homme par l’homme, qui remplit l’Histoire, est seulement posé par Marx qui ne nous dit pas, remarque Krishôrlâl, si elle se retrouvera, à la fin de l’Histoire, sous des formes qu’il avait déjà dénoncées dans sa jeunesse.

              D’autre part, comme l’écrit l’ancien dirigeant marxiste Milovan Djilas, “les théories de Marx sur la paupérisation croissante de la classe ouvrière ne se sont pas vérifiées non plus par l’évolution ultérieure des pays d’où il a tiré la substance de ses théories.


              Cependant (comme Hugh Seton-Watson le mentionne dans son livre “From Lénine to Malenkov“), elles semblent s’appliquer avec quelque exactitude dans un certain nombre de pays appartenant  pour la plupart aux régions agraires de l’Est européen. C’est ainsi que, tandis qu’à l’Ouest son autorité se limite à celle d’un historien et d’un chercheur, Marx devient dans l’Europe de l’Est le véritable prophète d’une nouvelle et enivrante religion.”

              Dans “La nouvelle classe dirigeante”, Djilas reconnaît que, “dans les pays les plus développés, la croissance rapide de la production, la demande accrue de main-d'œuvre  (grâce à l’exploitation des colonies comme sources de matières premières et comme débouché) concourent à améliorer la situation de la classe ouvrière. L’action revendicative pour des réformes, la conquête généralisée du suffrage universel et la pratique de l’opposition parlementaire portent leurs fruits. Les idées de réformes apparaissent valables, et plus réaliste que les idées de révolution violente.”

              Voilà où mène le phénomène de la dialectique poussé à l’extrême. Car, plus encore que les philosophes utilitariens, les marxistes prétendirent employer la méthode scientifique dans l’élaboration de leurs doctrines. Mais ni Marx, ni Engels, ni même Lénine, n’avaient l’expérience de la recherche scientifique. En effet, ils ignoraient l’existence des conceptions opérationnels. Ce qui eut comme résultat qu’ils mélangèrent sans s’en douter deux disciplines de l’esprit. Lénine a agi selon les prescriptions de Marx. Lorsque, parfois, un léger désaccord se manifeste entre les paroles de Marx et les actes de Lénine, cela donne évidemment un peu de travail aux chefs du Parti pour prouver qu’il n’y a pas réellement de désaccord.

              Ce qui est certain, c’est que l’idée, mise en avant par la philosophie communiste, d’un ordre social permanent, n’est qu’un narcotique. Si chaque individu pris à part est incapable de donner une valeur morale à la “conduite”, c’est-à-dire s’il n’a pas par soi-même de valeur morale, comment une somme numérique d’individus en saurait avoir davantage ? Car la société vaut par l’individu plus que l’individu ne vaut par la société. Il n’y a pas de conscience extérieure aux consciences individuelles; on ne peut séparer la société des éléments qui la composent ni le fait social de ses manifestations individuelles. Voilà pourquoi Alain pense que “ce qui ruinerait l’image marxiste, ce serait de vouloir que le progrès technique ait déterminé par lui-même tous les changements de l’ordre moral.” Ce n’est pas si simple; et la structure des sociétés humaines dépend aussi des sentiments et des pensées, enfin d’une poésie qui n’attend que quelques provisions et un peu de loisir pour rêver et chanter sur le seuil.

              L’ancienne culture sous ses formes les plus parfaites, n’embrassant qu’un espace restreint et un nombre d’hommes limités, la civilisation a été plutôt une oeuvre aristocratique. Elle est le travail de l’élite de chaque nation, et si un petit nombre d’hommes a pu la créer, c’est aussi un petit nombre qui est seul susceptible de la maintenir. En effet, deux principes fondamentaux contribuèrent au progrès de l’humanité : ce sont le sentiment social hautement développé et l’intelligence la plus raffinée. Il en était ainsi de la culture grecque, de celle de la Renaissance en Italie et en France au XVIIe siècle ou de l’Allemagne au début du XIXe siècle. Force est d’admettre l’indice de son principe de sélection qualitative. Sans aucun doute, c’est l’Égée et l’Orient qui ont éveillé le génie plastique de la Grèce, génie novateur, créateur, dominateur parmi les plus grands.
              Moins abondant et somptueux, il a gagné en acuité et en précision ce qu’il a perdu en grandeur et en richesse décorative. Leur esthétique, écrit Sartiaux, est fait d’ordre, d’équilibre, de goût, de mesure, de sobriété un peu dépouillée, et elle a cherché toujours la justesse des proportions et la pureté des lignes comme la pensée s’est astreinte à la justesse des rapports et à la pureté des concepts.

              D’où il résulte que c’est avec l’humanisme que l’homme s’affirmera dans le monde de la nature. C’est la Renaissance qui a divulgué le monde psychique humain, mais c’est au cours de l’époque moderne que l’homme a fait l’apprentissage de la liberté et que les forces de l’homme se sont manifestées. Comme le note Sartiaux, l’homme a appris à disposer d’une liberté qui lui a permis de vivre autrement que dans la recherche précaire et anxieuse de la nourriture; il a lié avec la nature des rapports étroits et commence à l’interroger, il a multiplié et perfectionné des relations sociales plus stables et complexes, des façons nouvelles de penser, de sentir et d’agir. C’est pourquoi la personne devrait être seule juge et mesure à la fois du Progrès.

              Si ce dernier mérite vraiment son nom, et s’il avance, affirme de Rougemont, c’est au statut de la personne dans notre société qu’on en jugera. Car l’intérêt du Progrès ne serait autre que de donner plus de sens à nos vies personnelles, plus de joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que l’on veut, à aimer ce que l’on aime, donc plus de liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a de sens correct que pour chaque individu. Or, outre le fait que la théorie de l’évolution de Marx a été condamnée par la science moderne, pour Marx, le culte de la haine est l’élément essentiel de propagation de sa doctrine. C’est par le même esprit qu’un système politique, dont l’essence, Soutient Benda, est la négation de la liberté; que les pires ennemis de la démocratie s’affirment les champions de la démocratie.

              Puisque la haine est une passion ¾ une déformation mentale ¾ et non un sain développement de la raison et des sentiments, cette doctrine, selon Krishâlâl, n’est qu’une déformation de l’esprit au seul et unique but d’obtenir des résultats matériels. Marx ne perd jamais de vue l’efficacité réel du plan. Il ne se soucie pas de discours ni d’échanges, il veut être suivi. Le but, c’est d’abord la dictature du prolétariat. On ne la réalisera que par la violence. Victor Serge condamne l’Etat-prison substitué à l’Etat-commune dans la période des combats : “c’est l’œuvre des bureaucrates triomphants, contraints, pour imposer leur usurpation, de rompre avec les principes essentiels du socialisme.”

              La technique et la culture de ces régimes se réduisent aux motifs prochains des profits du confort et de la force utilitaire. Car la technique ne peut rien contre le progrès moral de l’homme, ni le défaut de bien-être n’a rien pu faire contre lui. Et, pourtant, la morale individuelle reste sans prise sur un phénomène qui évolue au niveau des nécessités collectives : ainsi, le profit dépend toujours plus de l’économie nationale, le confort de la statistique (niveau de vie moyenne d’une nation) et les “nécessités de la défense nationale” déterminent, d’après de Rougemont, la science même, source des invention. L’homme, constate Marx, qui est naturellement destiné à obtenir par le travail l’union avec la nature, la voit devenir étrangère et hostile.  Dans une organisation sociale respectueuse de la dignité humaine, chaque homme devrait jouir des autres membres de la collectivité naturelle. L’économie, telle qu’elle est, rend la nature étrangère à l’homme.
              Or, un humanisme social pratique devrait permettre la pleine réalisation de l’être dans un ordre réel et sensible. Il y a donc flagrante contradiction entre  les actes et les principes marxistes. L’esprit enchaîné, c’est le fanatisme ! Ce n’est plus de l’esprit. Alors, qu’est-ce que ces régimes aux fins surhumaines ?  Sinon le régime de la tyrannie sans aucun espoir de justice, de liberté, de droit.

              A juger des choses de plus près, il faut reconnaître qu’il n’y a de sagesse pour nous que par un refus de se laisser “absorber”, par un refus d’être “mécanique”. Car tout homme est une âme et non un atome, il est lui-même, et seulement comme tel, un membre humainement efficace de la communauté. La sagesse, c’est la mesure et la libre échelle des valeurs, des possibilités et des limites, à tout sujet de la communauté. Car aider les hommes à chercher remède à leur esclavage exige bien d’autres choses que des calculs utilitaristes. Le régime qui ne permet aux hommes de prendre parti, d’exercer un contrôle clairvoyant résolu par les actions et encore plus sur les discours des dirigeants, et qui ne réserve aucun espoir à la liberté de tous, n’est-il pas la source même, pour l’homme, d’une tentative opposée ? Nous n’en doutons pas : le vice fondamental de la structure du monde actuel déjà si contraire à la raison, s’édifie toujours sous la forme d’une organisation mécanique de l’existence, qui réduit tout en une ignoble et misérable servitude.

    Dr H. HERSCOVICI.

    Le marxisme et l’individu

              “Le but, c’est l’individu”, disait Jaurès. Tel est le thème qu’inlassablement a exploité, repris, tout le romantisme français. Qu’il s’agisse de Hugo, de George Sand ou de Barrès, de Proudhon, de Pierre Leroux ou de Michelet, aucun de nos romantiques qui n’ait célébré “la souveraineté de l’homme sur lui-même.”

              De ce point de vue, l’on ne saurait guère confondre le romantisme allemand dont les vues sur l’homme sont diamétralement opposées. Pour le romantisme allemand, l’individu cède le pas à la collectivité, s’absorbe en elle et s’y perd. Il y vit, disait Novalis, “comme l’on vit dans sa bien-aimée”. Cette conception qui, en sa belle ampleur lyrique, rayonne sombrement du romantisme allemand, prête à la société une existence organique. L’Etat devient lui-même “individu” ¾ la définition est de Schlegel ¾l’individu suprême. Il ressemble à ces ruches et à ces termitières, sur lesquelles Maeterlinck se pencha, où abeilles et termites ont perdu toute existence propre, n’ont plus qu’une existence relative à l’ensemble, une existence comparable à celle des cellules dans un corps. L’individu abdique a destinée singulière pour se subordonner à la finalité de l’espèce.

              Que cette conception soit d’ordre essentiellement mystique, cela ne fait aucun doute. Elle ressortit à ce goût de la mort et de la souffrance, de l’anéantissement, dont Denis de Rougemont chercha l’origine et l’expression supérieure dans le mythe de Tristan et Iseult, et qui devrait être cherché plus loin encore peut-être, dans la contamination orientale de l’Occident.

             Anéantissement, c’est-à-dire absorption de soi en plus grand que soi, et qui se retrouve aussi bien chez le mystique religieux qui s’abîme en Dieu, que chez le terroriste acceptant une mission désespérée ou dans la pathétique conception du monde du romantisme allemand.

              Le plus grand que soi longtemps fut Dieu. A l’époque romantique, en Allemagne, un transfert s’effectua, visant à remplacer Dieu par la Société.  Le potentiel mystique ne variait pas. Seul changeait son utilisation mythique. Quand Hegel écrivait qu’il fallait “adorer l’Etat comme la manifestation du Divin sur la terre”, il était dans le sens exact de ce courant collectif. Et Hitler était aussi dans le sens exact de ce courant lorsqu’il polarisa les tendances mystiques du peuple allemand: l’hitlérisme était une religion, l’Etat un Dieu, le Führer  (conducteur : terme significatif) le prophète, les congrès de Nuremberg, et les autres manifestations du national-socialisme, les offices d’un culte.

              La conception du monde du romantisme allemand aboutit à la conception totalitaire de l’Etat, où l’individu n’est plus qu’une abeille ouvrière dans une ruche en incessant devenir. Les thèses d’Adam Müller, qui attribuait à l’Etat une personnalité, ont été reprises par les théoriciens du national-socialisme, et Marx pouvait accuser d’idéalisme son maître Hegel, la philosophie hégélienne justifiait l’administration prussienne. Il y a là un ensemble cohérent qui éclaire d’une nette lumière toute la pensée de Marx.

              Marx est, en effet, le disciple de Hegel. S’il a renversé sa méthode, substitué à l’idéalisme de Hegel son propre matérialisme, ses conclusions n’ont fait que renforcer les conclusions hégéliennes sur l’Etat-Dieu, leur donner cette sécheresse, cette implacabilité qu’a si fortement mises en valeur Arthur Koestler dans Le Zéro et l’Infini.

              Pour Marx, l’esprit ne compte en rien et ne possède aucune réalité. La matière, seule, est tout, et détermine la vie entière des hommes. L’histoire ne s’explique qu’en tant que processus de l’évolution de la nature matérielle, l’homme qu’en tant que chaînon dans ce processus. Marx et ses suiveurs (car il ne peut guère être fait de différence entre un Marx, un Lénine, un Staline ou un Trotski; leur doctrine est la même), Marx et ses suiveurs ramènent ainsi la complexité de l’évolution à un phénomène unique : celui de l’économie. Tout, pour eux, s’explique par l’économie. La matière régit toute société et lui impose ses formes idéales. La vérité, comme le disait Plekhanov, est toujours concrète.

              Ce que le matérialisme absolu a, dans son intransigeance,  d’outrancier et d’arbitraire, il est à peine besoin de le souligner. Le monde de l’homme n’est pas un, mais multiple, et les influences y son nombreuses qui interfèrent et l’expliquent. Le monde est un enchaînement continu et enchevêtré d’influences. L’économique peut déterminer le politique, mais la politique peut aussi déterminer l’économique. Les transformations sociales ne s’effectuent pas dans un milieu vide, mais dans un milieu moral, à l’intérieur d’un certain cadre juridique, qui peuvent les favoriser ou non, qui de tout façon les conditionnent, en même temps qu’eux-mêmes, ils sont conditionnés par l’état économique de la société.

              Pour reprendre l’ironique remarque de Chesterton, les martyrs chrétiens ne s’expliquent pas par des motifs économiques, pas plus que l’Hyade, ainsi que le prétendait Marx, ne s’explique par l’état économique et social de la Grèce.
              S’il est vrai, selon l’assertion de Marx, que la production intellectuelle varie en fonction de la production matérielle, les Seythes, dont les richesses dépassaient de beaucoup celles des Athéniens, n’ont pas laissé dans l’histoire de bien notables témoignages de civilisation. Ramener l’ensemble des phénomènes humains à un seul aspect du devenir est une erreur d’évidence.

              Partant de ces postulats, Marx a conçu une société de structure expressément et strictement matérielle, structure qu’il nomme “Unterbau” , infrastructure, la vie idéale sous toutes ses formes n’étant qu’une superstructure, “Oberbau”, une futile conséquence d’importance très secondaire, étroitement dépendante de la vie de la matière. Ainsi faisant, Marx ne s’éloignait pas des conceptions du romantisme allemand, révélait au contraire, sous une clarté nouvelle, leur véritable aspect, en précisait la portée et les authentiques aboutissements. La divinisation de l’Etat s’accomplissait; le matérialisme dialectique reprenait en des termes différents l’affirmation mystique des romantiques d’Outre-Rhin.

              Marx, certes, a substitué son propre matérialisme à l’idéalisme d’Hegel, mais sa pensée n’a point pour cela cessé d’être mystique. Quelques critiques ont voulu expliquer l’accent prophétique des ouvrages de Marx, leurs obscurités, quelquefois leur pathos, par son ascendance rabbinique (1). Cela, de toute manière, ne suffirait pas, et pour comprendre Marx, le restituer dans le courant spirituel de l’Allemagne de son temps est une nécessité. Paul Janet écrivait en 1861 que “la philosophie allemande moderne était une revanche de la scolastique contre la philosophie moderne, anglaise et française, de Duns Scot contre Descartes et contre Bacon.”

              Le vocabulaire de Marx, qu souvent paraît insolite, appartient à cette tradition scolastique. Cette tradition donne son langage au mysticisme propre à l’Allemagne de l’époque romantique. Ce mysticisme ¾ mystique de l’Etat-Dieu ¾ en opposition irréductible avec le mysticisme romantique français, d’essence individualiste, Karl Marx l’a amené à son dernier Etat. Il est évident que Marx ne pouvait ratifier d’aucune manière la distinction faite entre l’homme et le citoyen établie par la Déclaration des Droits. Contre elle, il s’est dressé avec la dernière énergie : “Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la société bourgeoise, c’est-à-dire replié sur soi, sur ses intérêts privés et ses volontés arbitraires, comme un individu séparé de la communauté.”

              Le désaccord entre révolutionnaires français et révolutionnaires marxistes ne fera que s’accentuer durant toute la vie de Marx, à mesure que les uns et les autres en prendront davantage conscience. Un Proudhon, un Leroux auront une reculade d’angoisse devant les perspectives ouvertes par l’auteur de Das Kapital. Ce n’est pas à cela qu’eux-mêmes ils tendent. Car les conséquences du marxisme sont infiniment graves. Le marxisme ne résout pas l’antinomie idéalisme et matérialisme, transcendance et efficace, ¾ dont Nietzsche amorcera, lui la résolution, ¾ il ne se pose pas le problème de la vérité, il l’ignore simplement, ou plutôt le rejette comme dénué du moindre intérêt.

              Aucune valeur n’étant reconnue à l’esprit, nulle transcendance n’est possible. N’a de valeur que ce qui a une valeur de transformation matérielle et de production. N’est vrai que ce qui est efficace. Les Procès de Moscou sont l’illustration la plus poignante de l’application pratique de cette théorie.
              Et, derrière l’efficace, se profile déjà, ombre inévitable, le devenir. Le matérialisme dialectique n’est qu’accessoirement une doctrine spéculative, il est d’abord et surtout une doctrine d’action. Thierry Maulnier, dans son livre sur la Pensée Marxiste, a remarquablement exprimé ce caractère spécifique du marxisme. Les contradictions de la police soviétique ne sont pas des contradictions, elles sont la simple révélation par l’extérieur, dans ses contacts avec le réel, d’une pensée politique, dont les principes ne sont pas statiques mais dynamiques.

              Maulnier dit très bien que c’est en figeant cette doctrine qu’on la dénaturerait, qu’elle ne trouve jamais une intégrité plus complète que dans les détours et la duplicité de l’action : “Elle ne peut, écrit-il, être comprise qu’incarnée et progressant dans le temps, dans le réel, à travers les obstacles de l’action.” C’est au contact des faits que cette philosophie prend tout son sens, se profile sous un jour exact de philosophie de devenir, de méthode de combat.

              Toute la prodigieuse et effrayante importance de Marx se trouve là. Marx est apparu pour concrétiser les imaginations lyrique du romantisme allemand, les traduire par l’action dans la réalité. Sur sa tombe, Engels a déclaré qu’il était d’abord un révolutionnaire. Du philosophe, il n’avait en fait ni la sérénité ni le goût du silence. “La critique n’est pas une passion de la tête, a-t-il dit de lui-même, elle est la tête de la passion.” Sa vie fut avant tout celle d”un agitateur. Être sec, être abstrait, sans émotions, à un point tel qu’on le dirait dépourvu de toute sensibilité, rien ne comptait sauf la cause qu’il entendait défendre.

              “Je me souviens encore, dit Rühle, du ton de dédain tranchant, j’aimerais pouvoir dire du ton de vomissement, avec lequel il prononçait le mot “bourgeois”; c’était de “bourgeois” qu’il traitait toute personne qui se permettait de le contredire, pour exprimer le profond degré de l’abrutissement de son adversaire en le mesurant au parangon irréfutable de l’enlisement intellectuel.” Sans respect de la vérité de l’adversaire ¾ “Dès qu’une opinion s’écartait en quoi que ce fût de la sienne, il ne lui faisait même pas l’honneur de l’examiner”, note le militant Karl Schurz ¾, il mûrissait des vengeances  longues et compliquées contre les ennemis de l’idée qu’il représentait. Ses démêlés avec Weitling, avec Proudhon, avec Lassalle, avec Bakounine, en même temps qu’ils accusent son manque de franchise, sa perfidie et aussi son ombrageuse vanité (2) sont significatifs d’une méthode que plus tard reprendront, à l’échelle internationale, les maîtres temporels de la doctrine.

              “Il ne s’agit pas d’améliorer la société existante, mais d’en établir une nouvelle”, a déclaré Marx dans l’Adresse du Comité Central de la Ligue des Communistes, définissant ainsi sans équivoque son programme. Marx n’essaie pas de seconder l’évolution. Il rompt avec elle en en violant les lois. Il brutalise l’histoire pour la forcer à la naissance d’un univers anormal, où l’homme est immolé à l’autel d’un Dieu abstrait : l’Etat. Sa doctrine d’action ne retient que ce qui la justifie, écarte ce qui la nierait, vide de son contenu spirituel l’effort des hommes. La négation que consomme Marx de toute transcendance s’accompagne non pas seulement d’une critique : d’une négation pure et simple de ce qui confère à la vie une valeur humaine.

              Le marxisme réduit l’homme a sa seule réalité matérielle, ne l’accepte que comme objet, un instrument du devenir de l’espèce. La dépersonnalisation dont Gide fut en U.R.S.S. le témoin alarmé s’implique d’elle-même de la conception marxiste de l’homme.
              L’esprit, pour le marxiste, est une excroissance inutile. Le travail, la capacité de production importent uniquement. “L’homme lui-même, écrit sans ambages Karl Marx dans Le Capital, considéré comme la simple existence d’une force de travail, est un objet naturel, une chose, une chose vivante et consciente sans doute (Marx, de toute évidence, le regrette) ¾ et le travail lui-même est la manifestation objective de sa force.”

              L’individu doit s’abstraire de lui-même, renier ses richesses intérieures, s’identifier aussi étroitement qu’il le peut à la collectivité. Sa personnalité doit se désagréger pour mieux se fondre dans l’entité collective. D’expérience, il ne lui en est plus permise d’individuelle, mais seulement de sociale. Toute solitude, tout repliement sur soi-même est condamné comme appauvrissement (3). C’est dire qu’aux yeux du marxiste ¾ nous reviendrons là-dessus ¾, toute expérience artistique, toute création, de si mince importance soit-elle, qui fait appel aux ressources singulières de l’individu, est sans valeur et, bien plus, absolument condamnable.

              Les socialistes français voulaient détruire l’Etat existant parce qu’ils jugeaient que cet Etat brimait l’individu, en paralysait le progrès.  Les socialistes marxistes veulent détruire l’Etat bourgeois pour le remplacer par un Etat tout puissant, plus autoritaire, plus centralisateur encore. Dans cet Etat, l’individu perd jusqu’à la possibilité de la révolte. Une discipline inflexible, un gouvernement minutieux y président, enlèvent à chacun la moindre initiative. Le type idéal d’homme que le marxiste s’efforce de faire naître à une vie qui ne peut être que sociale, est un citoyen parfaitement docile et parfaitement soumis, en qui le souvenir même de ce qu’est une volonté personnelle s’est entièrement dissous; le type idéal d’homme que le matérialisme dialectique a la nécessité d’engendrer pour assurer son triomphe sur l’esprit est, Marx le disait bien, un homme-objet, un robot de chair, décervelé et désensibilisé.

              En octobre 1833, Pierre Leroux, dans un magnifique éclair de lucidité prophétique, décrivait par avance le citoyen de l’Etat totalitaire : “Le voilà devenu fonctionnaire, s’écriait-il douloureusement; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l’Inquisition à sa porte.  L’homme n’est plus un être libre et spontané, c’est un instrument qui obéit malgré lui ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l’action sociale, comme l’ombre suit le corps” Civilisation de caserne ! Civilisation de termitière ! La société n’est plus qu’un grand bureau et un grand atelier. La phrase est de Lénine lui-même (4)

              Marx a trouvé de beaux accents, de ces accents si rares chez lui, pour condamner l’argent et les principes d’économie qui ruinent la vie (1). Dans l’Etat marxiste, l’économie cesse, et pour cause, à l’échelon individuel, mais elle se ré-instaure à l’échelon de l’Etat. L’Etat distribue avaricieusement ses richesses, ne se souciant guère que de satisfaire au minimum les besoins stricts des individus. Après avoir prélevé une quantité importante de produits pour renouveler son matériel, assurer la bonne marche de son administration, améliorer les installations et organismes collectifs ou en créer de nouveaux, il conserve encore par de vers lui des fonds de réserve pour d’éventuelles années difficiles et aussi pour intensifier la production. La révolution marxiste promet l’idéal,, un Eden d’abondance; mais cet idéal est condamné à rester toujours futur. Ici apparaît le véritable et profond caractère des thèses marxistes. J’ai dit à quel point elles étaient d’ordre mystique, comment elles avaient remplacé la finalité divine par la finalité sociale.
              En fin de compte, cette finalité sociale n’est elle-même que la Finalité, une Finalité abstraite, identique à la Finalité qui détermine l’existence des sociétés animales, fourmilières ou termitières. Si l’Etat idéal s’établissait un jour donné, la valeur mystique de l’aliénation totale de ses membres se perdrait du même coup.

              Toute mystique suppose un devenir, une progression vers un idéal (cet idéal pouvant être Dieu, la société ou l’individu lui-même ainsi que dans la mystique épiphaniste), elle suppose un développement dialectique à travers les obstacles du devenir, exprime fortement la dualité essentielle et constante de la nature humaine, laquelle ne peut être assumée que par un “dialogue” continu. Tout mystique n’obtient son équilibre que dans le mouvement et par le mouvement, et renie par là même l’harmonie, qui est stabilité et arrêt de la vie.

              L’Etat marxiste est le champ où s’exerce la mystique propre à cette doctrine. La dialectique du devenir se transfère de l’individu à la Société. Il en découle cette décourageante conséquence que la société idéale, à l’établissement de laquelle les marxistes sacrifient leur moi dans leurs luttes contre les choses, cette société ne peut pas être et ne sera jamais. Marx et Engels, parfois inquiets des horizons humains où les entraînait la logique interne de leur pensée, se sont défendu de donner trop d’espoir au prolétariat, à qui ils annonçaient un nouveau paradis. A la fin de sa vie, Engels lui-même a avoué : “Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver une conclusion parfaite dans un état idéal parfait de l’humanité... Tout au contraire, les états qui se succèdent les uns aux autres dans la marche de l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans un développement sans fin de la nature humaine se poursuivant de bas en haut.

              La société idéale doit demeurer idéale, elle doit demeurer future, perpétuellement continuer à servir de principe moteur aux individus qui la composent, être l’élément d’une propulsion infinie. Qu’un jour le marxisme impose ses formes à l’univers entier, la société mondiale qui sera née de ses règles ne cessera pas pour cela d’être en devenir. Ne rencontrant plus d’obstacles à sa propension extérieure, elle deviendra un corps mystique pur acharné à ses fins, riche cette fois de tout l’avenir, et que conditionnera une production accrue, s’il est possible, du moins maintenue à son plus haut niveau. Les abeilles ouvrières meurent d’épuisement sur le miel de la ruche.

              La mystique du marxisme est, en effet, ne l’oublions pas, une mystique matérialiste, dont toute transcendance est absente. Le travail ¾ la capacité de production, de satisfaire aux besoins matériels du corps, d’assurer sa subsistance ¾ n’y est pas le moyen d’accéder à une vie de transcendance mais y est à lui seul le but de l’existence et de l’effort humain. Ce qui reste d’esprit ne peut servir qu’à aider la matière dans sa lutte quotidienne. L’art en tant que tel n’a que faire dans le monde marxiste. L’œuvre d’art, née d’un débat intérieur, expression d’un dialogue solitaire, d’une dialectique individuelle, cesse, n’étant que transcendance, d’y avoir un sens, d’y posséder une réalité. Par tout ce qu’elle implique, elle en est la négation.

              Les maîtres a penser  du marxisme ont, malgré leur prudence, laissé peu d’illusions sur ce point à ceux qui estiment que les oeuvres d’art constituent le seul héritage des civilisations vraiment humaines et vraiment valables.
              Serge Romoff disait : “La littérature est avant tout un art révolutionnaire.” Lénine disait : “ La littérature doit être une littérature de parti.” Mais il faut citer ici abondamment Lénine :“La littérature, écrivait-il, doit devenir un élément de la cause prolétarienne, “une roue et une vis” dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mais en mouvement par l’avant-garde consciente de la classe ouvrière. Le travail littéraire doit de venir une partie intégrante de l’activité organisée, coordonnée, unifiée du parti social-démocrate...”

              ”Il se trouvera probablement des intellectuels hystériques pour pousser de grands cris au sujet de cette comparaison qui, dira-t-on, humilie, dessèche, “bureaucratise” la libre lutte des idées, la liberté de la critique, la liberté de la création littéraire, etc., etc. Au fond, ces plaintes n’exprimeront que l’individualisme des intellectuels bourgeois. .. La littérature doit nécessairement être intimement et indissolublement liée aux autres fonctions de l’activité social-démocrate du parti... Les journaux doivent être les organes du parti, de ses diverses organisation.

              “Les littérateurs doivent obligatoirement appartenir aux organisations du parti. Les maisons d’édition et les dépôts, les cabinets de lecture, le s bibliothèques, les librairies, tout cela doit être dirigé par le parti et lui rendre des comptes.”

              Marx n’expliquait  l’Hyade que par l’Etat social de la Grèce d’Homère. Mais cet état social n’explique pas pourquoi nous continuons, hommes d’un autre temps, d’une autre société, à être émus par l’Hyade. Lénine qualifiait curieusement de “libre” la littérature asservie à la matière qu’il appelait de ses vœux parce qu’elle serait “mue par l’idée socialiste et la sympathie pour les travailleurs, et non par l’âpreté au gain et l’arrivisme.” Une littérature vraie, un art authentique n’existent ni pour l’un ni pour l’autre de ces motifs.

              Ils existent dans la mesure où ils sont une transcendance de l’humain, où l’artiste s’abstrait des accidents de l’histoire pour atteindre à la permanence de l’homme. La liberté de l’artiste ne réside pas ailleurs : elle est la possibilité d’une recherche passionnée de l’éternel, des termes universels par l’intermédiaire d’une expérience personnelle. Ceci, ni Marx ni Engels, ni aucun de leurs disciples n’en avaient conscience. Ils ignoraient ce qu’était l’art parce qu’ils ignoraient ce qu’était l’homme et ce qui en faisait la valeur éternelle.

              Aberration monstrueuse que celle de Marx ! En niant la réalité du fait spirituel, il a du même coup nié l’homme, qui ne peut être sainement et humainement compris que dans son entière richesse, et matérielle et spirituelle, ¾ dans son originale complexité. Ainsi mutilant l’homme, l’atrophiant, le ramenant à une simple expression de la matière, Marx en a fait un objet, l’instrument du devenir social. S’effacent les raisons de vivre comme disparaissent les fondamentales de la créature. La thèse simpliste de Marx appartient à la tératologie de la pensée; la pensée engendre ce qui la tue. On ne peut malheureusement considérer le matérialisme dialectique comme un objet du musée Dupuyrien de la philosophie. Sa singulière fortune politique est là pour nous remettre constamment à l’esprit la société qui invinciblement rappelles les sociétés d’insectes grégaires, individuellement figés dans l’automatisme ou la société de ces anciens Incas en laquelle les hommes se prêtaient au sacrifice de leur personne sur les autels d’un Dieu invisible et implacable.


    Henri PERRUCHOT.


    (1) “Marx descendait, par sa grand-mère paternelle, Mme Marx Lévy, née Éva Moses Lvov, de rabbins célèbres de la Renaissance. Sur son arbre généalogique figuraient des maîtres renommés du XVIe siècle, comme Meir Katzenellenbogen, chef de l’école talmudique de Padoue, et Joseph Bengerson Ha-Cohen.” (André Vène, Vie et Doctrine de Karl Marx. Cet ouvrage contient un excellent exposé des origines du vocabulaire du Capital, pp? 206-210)
    (2) Il y avait chez Karl Marx une ostentation de satrape. Le contemporains le représentent distant, avide de flatterie, aimant à réunir une cour autour de lui, ayant, malgré sa pauvreté, les gestes et les façons d’un lord.
    (1) Je cite d’un livre marxiste récent : “L’individu isolé et égocentrique, qui ne vit que pour lui-même, vit dans un monde appauvri. Plus ses expériences lui appartiennent exclusivement, plus elles sont exclusivement intérieures et plus elles risquent de perdre tout contenu et de se perdre dans le néant.” (Georges Luckas, Existentialisme ou Marxisme ? traduit du hongrois par E. Kelemen, Nagel, 1948, p. 89.)
    (2) “Moins tu manges, tu bois, tu achètes de livres, plus rarement tu vas au théâtre, au bal, au café, moins tu penses, aimes, fais des théories, chantes, dessines, pêches, plus tu économises, plus devient importante cette fortune que tu possèdes, et que ne peuvent dévorer ni la mite, ni la rouille, ton capital. Moins tu existes, moins tu manifestes ta vie, plus tu as, plus devient grand ta vie renoncée, plus tu amasses de ton essence aliénée. Etc. “ (Notes).




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  • ENQUÊTE SUR L’INDIVIDUALISME

         L’individualisme a donné lieu à plusieurs interprétations, erronées pour la plupart et dues souvent à la mauvaise foi. Quoi qu’il n’existe qu’un seul Individualisme, il a fallu pour répondre aux attaques dont il est l’objet préciser son but et l’opposer à l’individualisme bourgeois avec lequel il était confondu.

         Uniquement parce que l’individualisme philosophique réclame pour l’individu une somme toujours plus grande de jouissances, on a voulu faire de ses partisans, des arrivistes, ne recherchant que des satisfactions matérielles.

         La plus élémentaire bonne foi écarte des pareilles suppositions. En effet, tandis que le bourgeois, uniquement animé du désir de parvenir aux honneurs et aux jouissances, use de tous les moyens sans exceptions (force, ruse, bassesse, etc.) écrasant impitoyablement ceux qui ne savent pas résister; l’individualiste cherche à se développer physiquement et intellectuellement, mais avec cette différence essentielle, qu’il rejette tous les moyens susceptibles d’atteindre la liberté d’autrui.

         Le bourgeois, pour parvenir, a besoin d’une masse ignorante et servile et d’une organisation autoritaire, appuyée par l’ensemble de rouages qui constitue la société actuelle. On sait ce qu’engendre cette organisation.

         L’individualiste ne veut d’aucune autorité, ni pour lui, ni pour les autres. Il prétend que les rapports entre hommes peuvent être parfaitement cordiaux, à condition de dispenser à tous un enseignement approprié, qui fasse de chaque être, non plus comme aujourd’hui une brute inconsciente, mais un individu éclairé, connaissant nettement son intérêt, lequel ne peut être que de développer harmonieusement toutes ses facultés dans un milieu amical.

         De deux Individualismes, l’un donnant naissances aux monstruosités que l’on connaît, l’autre s’efforçant d’abolir entre les hommes les rivalités et les luttes sanglantes, ce dernier, certes, recueille ma préférence.

         Il fallait bien que l’Individualisme fut un sentiment puissant, pour perdurer à travers les persécutions, poursuites et calomnies qui, de tout temps, l’ont harcelé. Qu’est l’Individualisme, sinon la mise en relief de valeurs exceptionnelles accolées chez certains types ? Qu’est-ce ? Sinon l’impérieuse poussée de la vie qui veut s’étendre et brise les cadres où on voulait l’enclore ?

         Partout où s’accomplit une action d’éclat, partout où surgit un chef-d'œuvre, où naquit un système nouveau (quelque chose enfin d’inconnu, capable d’apporter le mieux au sein de la société), toujours cette conquête procédait de l’individualisme; facteur d’énergie, essence de toute recherche et de tout effort sincère.
         On les appela de divers noms : Mécréants, perturbateurs et quelquefois génies, suivant que les maîtres trouvaient danger ou profit à la doctrine nouvelle. Dans le premier cas, le bûcher ou la roue; aujourd’hui, la consécration officielle des idées jadis si mal jugées ! Ces exemples devraient mettre en garde contre les jugements prématurés, mais la foule aujourd’hui, ignorante et fanatique comme celle d’hier, se laisse aussi facilement suborner par ceux qui ont de grasses prébendes et que menace l’idée nouvelle.

         L’Individualisme, comme toute chose, a évolué au lieu d’être un cas isolé. Il est devenu une règle de vie et cela avec l’appui de la science. A mesure que les causes des phénomènes naturels étaient mieux connues, tout se pouvait rapporter à des influences extérieures. Les mêmes influences agissent sur l’homme, déterminant son mode d’organisation, sa façon d’agir et ses sentiments.

         C’est sur cette base que s’élevait la critique individualiste, rapportant aux préjugés, aux institutions, à la morale, à l’autorité, à l’ignorance, tous les maux, toutes les laideurs, le crime, la folie, la misère; tout, absolument tout, était crime social. Pour permettre à l’individu de se développer harmonieusement, l’individualisme rejette toutes les puissances qui prétendent accaparer son activité.

         Après en avoir démonté le néant et le danger, il dit à l’individu : “Reporte toi vers toute la sollicitude et tous les efforts que tu concèdes aux monstres et aux fantômes. C’est toi seul qui importe de conserver et de suivre. Hâte-toi d’utiliser tes forces pour te créer de la joie, refuse-les à quiconque ne t’offre que d’illusoires promesses, sois dur à tout ce qui veut te détourner de ta tâche, pare ton esprit pour jouir des joies du monde.

         L’Individualiste sers donc sa propre cause et il la sert avec d’autant plus d’ardeur qu’il la sait subordonnée à une existence très courte. Pourquoi servir une cause étrangère ? A qui vont les sacrifices et les profits ? A la Patrie, à l’Humanité ? Mais derrière la Patrie, derrière l’Humanité, l’individualiste a vu les prêtres et les pontifes se gavant et se gaussant dans l’ombre, utilisant au plus tôt, et pour leur plus grand bien, les services des dupes.

         Il faut, dit-on, se dévouer au bien public, servir l’intérêt général, mais qui dit cela ? Des repus, qui multiplient leurs jouissances avec la hâte de ceux qui craignent de les perdre. Ainsi donc, tous les grands mots sont des voiles jetés sur des appétits grossiers et destinés à cacher le plus vil égoïsme. Voilà la vérité: sous le couvert de motifs variés, chacun travaille pour soi. Eh oui ! voilà lâché le mot maudit, la vérité détestée, tout n’est qu’égoïsme !

         Mais l’égoïsme est chose honteuse, aux yeux des moralistes et des maîtres. Qu’arriverait-il, si semblable vérité s’imposait à tous, qui vêtirait, nourrirait, logerait, entretiendrait en un mot dans le luxe et dans le farniente, la poignée de jouisseurs qui pressurent le monde ?
         Sus donc à l’égoïsme ! Tous altruistes, généreux, dévoués au bien public ! Dominant toutes les vociférations, l’Individualiste se déclare tout simplement égoïste. Il n’agit et ne veut agir que par plaisir et ne diffère en cela des autres hommes que par sa franchise. Nous en verrons plus loin les conséquences et comment de l’égoïsme peut découler l’entraide et l’harmonie entre des égoïstes “conscients”.

         Il ressort clairement de ce qui est dit plus haut, que loin de spéculer dans le vide et de jongler avec les mots, la philosophie individualiste serre de très peu la réalité, ayant toujours un objectif tangible : l’individu; et se refusant à envisager tout perfectionnement du milieu, s’il n’a d’abord été obtenu chez ses composants.

         Des milliers de faits confirment les déductions de l’Individualisme, rapportant au déterminisme biologique et social la conduite individuelle. Tandis que les théoriciens du socialisme proposent comme palliatifs aux inégalités sociales d’autres systèmes de gouvernement plus ou moins autoritaires, l’individualiste les rejette tous, leur reconnaissant à tous la même impuissance pour élaborer un milieu véritablement propice à l’éclosion de toutes les valeurs individuelles.

         Pour lui, le monde est mauvais, parce qu’il est la somme d’individualités mauvaises. Une autorité féroce accable tout effort de libération; parce que, pris isolément, les individus sont des autoritaires, des tyrans et des ambitieux.

         Les pires mensonges, les préjugés les plus ridicules s’étalent impudemment, parce que, pris isolément, les individus sont des ignorants, des fourbes et des avachis. Il faut donc, pour supprimer les institutions oppressives, que l’oppression cesse d’être pratiquée en particulier.

         Mais pour que l’Individu tourne sa colère et son mépris vers ses bourreaux véritables, c’est-à-dire ses instincts les plus bas, il faut qu’il sorte de sa grossière ignorance; qu’il se dépouille de sa vanité et de sa crédulité et se reconnaisse enfin seul qualifié pour fixer sa conduite et déterminer ses rapports avec ses semblables.

         L’individualiste n’est investi d’aucune mission et n’accepte pas de se vouer à la rénovation de l’espèce. Ce qu’il poursuit, c’est le perfectionnement du moi poussé aussi loin que possible, son désir de transformation collective se bornant à communiquer sa philosophie à ceux qui veulent l’entendre, d’où répercussion forcée du milieu dans la mesure où il est évolué.

         Pourquoi s’intéresserait-il au sort d’une masse qui lui est franchement hostile et qui ne peut s’attacher qu’au prix de concessions qui déforment ses idées et restent sans profit pour lui ? Qu’irait-il se mêler aux luttes mesquines évoluant autour d’une pitoyable question de salaires, et dont l’étroitesse n’a d’autre résultat qu’éterniser la lutte entre exploités et exploiteurs, sans que ne s’élève la mentalité des premiers ? C’est en dehors des fédérations et de toute organisation autoritaire que veut agir l’individualiste.
         On nie la valeur de l’individu isolé qui fuit la foule et médite dans le silence. Pourtant, loin des tribunes retentissantes, il oeuvre utilement, débarrassé des préjugés et des coutumes idiotes; il traverse la vie, jouissant de l’air pur, goûtant dans le rêve et l’étude l’immédiat bonheur, que d’autres placent si loin qu’ils n’y peuvent atteindre.

         Il se crée sa joie, développe ses facultés, recueille ses forces, et un jour se dresse en face des turpitudes des maîtres et de la veulerie du troupeau. Sa révolte éclate, affirmant son droit à la vie et secouant d’épouvante la caste des profiteurs, et aussi la horde des esclaves que tout geste viril fait hurler. D’ailleurs, l’activité individualiste est multiple. L’un creuse des problèmes d’hygiène et d’alimentation, expérimente des régimes; un autre est attiré par des questions d’éducation, un autre encore multiplie ses rapports avec ses camarades, en retirant d’utiles enseignements.

         Les uns, pour lutter, recherchent la foule, les autres s’en éloignent, chacun agit d’après son tempérament et en dehors de tout mot d’ordre, marquant, suivant sa puissance et ses capacités, la trace de son passage. Ce sont de tels efforts additionnés qui produisent à la longue de vraies et durables transformations.

         L’individualiste ne connaît pas de lectures pernicieuses, il n’accepte ni ne rejette en bloc aucune théorie, trouvant partout à glaner quelque chose d’utile. Il ne craint pas d’accompagner Nietzsche dans sa poursuite des sommets, car le penseur allemand égrène au cours de la route de fortes vérités. Mais l’individualiste n’est pas un suiveur, non plus qu’un esprit flottant que convainc la dernière parole entendue.

         Toute doctrine, si grande fut-elle, se heurte à son modeste acquis, il ne retient que ce qui cadre avec sa vue personnelle du monde. C’est avec joie qu’il parcourt les chapitres où se précise, vigoureuse et fière, la magistrale figure de Zarathoustra; sa joie est grande quand il fuit la foule, plus grande encore quand il la fustige; mais, quand affolé par la science et par son élévation, il redescend parmi les hommes avec le titre de demi-dieu, l’individualiste sourit, comme aux légendes dorées des vieux contes.

         Dans son dégoût de l’ambiance infâme, Nietzsche s’élance au-delà des réalités et, devenu l’esclave de son rêve, il oublie les contingences et créant deux catégories absolues, il abolit de ce fait, l’individu lui-même.

         Stirner manie la critique avec une merveilleuse sûreté, tous les abcès crèvent sous son scalpel implacable, l’autorité s’écroule sous l’effort patient du philosophe, examinant froidement ses éternels soutiens, la foi et l’ignorance.

         A mesure que s’amoncellent les ruines, un être nouveau se dégage, revendiquant pour lui le monde, réhabilitant toutes les aspirations de sa chair et de son cerveau; se considérant, en un mot, comme le but de son activité; c’est ainsi que je conçois l’individualisme, m’abstenant toutefois d’indiquer comment se comporteront les futures associations “d’égoïstes”.
         Certains écrivains voient un danger et un nom sens dans l’abstention de l’individu dans la mêlée sociale. Ce point de vue est complètement faux. L’individualiste ne se dérobe pas, il lutte constamment, le but de ses efforts demeure constamment identique, obtenir tout de suite un avantage.

         Avantage matériel, moral ou sentimental, il faut que l’effort produise quelque chose. S’il s’écarte des syndicats et des comités multiples, c’est qu’on y accomplit une besogne stérile, toute de surface, et qui laisse subsister chez ceux qui y participent toutes les tares qui sont justement la cause de l’état de choses actuel.

         D’autres, mus par le souci de conserver à l’individu toute son autonomie et l’acquis de son effort, le veulent seul maître de disposer du produit de son travail. De telles idées nous ramèneraient (prétend-on) exactement au régime actuel. Je pense que l’individu est en droit d’expérimenter une pratique en s’entourant des garanties qu’il juge utiles, quitte à les rejeter ensuite s’il les trouve superflues.

         En somme, l’individualiste ne peut se concevoir que comme un être raisonnable et il n’est pas douteux, qu’entre plusieurs systèmes fonctionnant sous ses yeux, il n’accorde sa préférence au plus avantageux, lequel sera toujours celui qui fortifiera l’entente des égoïstes sans jamais amoindrir ceux qui y participent.

         Rien en dehors de lui ! Rien au-dessus de lui ! ainsi pense l’Individualiste. Il n’accepte aucune règle morale émanant de soi-disant sages. Sa morale découle de ses états physiques et intellectuels, elle est le reflet de ses actes appliqués au maintien de l’équilibre entre ses divers organes. 

         L’Individualiste ne fait pas telle ou telle chose parce que la morale les défend, mais parce que sa raison les réprouve et que son intérêt primordial veut que la confiance et la loyauté président à ses rapports avec ses co-associés. La morale individualiste est donc une morale d’intérêt. S’ensuit-il qu’elle soit rétrécie et limitative du plein épanouissement ? Bien loin de là, car l’intérêt bien compris s’applique à tous les domaines de la vie et s’étend aussi loin que les facultés. Il est d’ordre social, économique, intellectuel et sentimental.

         L’Individualiste ne veut pas exploiter afin de ne pas l’être, il ne veut être la cause d’aucune souffrance afin de n’en pas devenir l’objet, il désire ses compagnons sains et instruits, afin de tirer agrément de leur fréquentation. Il trouve plaisir et bonheur aux belles choses et il s’applique à les multiplier.

         Il ne laisse pas son camarade dans l’embarras, mais dans ce geste, il n’y a pas l’ombre d’un sacrifice, pas la plus petite trace d’altruisme, l’égoïsme seul l’a dicté. Dans chacun de ces cas, nous voyons l’individualiste soucieux du bonheur de son entourage, et pourtant, c’est toujours sa propre cause qu’il sert, il a conscience d’associer son effort à d’autres efforts intelligents qui s’additionnent pour le plus grand profit de chacun.
         En rejetant l’emploi de l’autorité et en refusant de s’y soumettre, l’individualiste dénie à la société tout droit de contrôle sur ses actes. Il est contre tous les principes sociaux : discipline et autorité. Il sait ce que vaut la discipline pour en avoir éprouvé la dureté.

         Elle saisit l’enfant dès sa naissance, et ne lui laisse de répit qu’il ne soit devenu parfaitement malléable et prêt à toutes besognes qu’on lui imposera. Lors, les titres et les formules susciteront son servile respect, il sera l’ouvrier honnête, l’époux légal, le votard ponctuel, l’homme des expéditions guerrières, l’esclave en un mot.

         Discipline et conscience ont tôt fait d’étouffer la conscience et de tuer toute initiative. Ne voulant ni exploiter ni mettre quiconque en état d’infériorité, l’individualiste n’a que faire de la discipline, elle n’aurait d’ailleurs aucune raison d’être dans un milieu libre où la propriété serait abolie ainsi que les abus et les privilèges qui en résultent, elle n’aurait rien à y réprimer, car la malfaisance privée de son foyer favori : la misère, aurait forcément disparue.

         Nous avons vu l’Individualiste s’écarter systématiquement de tous les partis qui veulent, soi-disant, transformer la Société et instaurer le bonheur universel. C’est qu’on ne transforme pas une société sans avoir préalablement modifié les mentalités de ses membres.

         Pour lui, ceux qui font nombre au sein des syndicats et partis révolutionnaires n’ont pas une mentalité plus intéressante que l’ensemble de la masse, et l’idée de subir des lois faites par eux n’enchante nullement l’anarchiste.

         Ne constate-t-il pas chaque jour leur intolérance, ne les voit-il pas travailler à détruire le peu de liberté dont jouit l’individu, même sous le joug capitaliste ? Intolérants ils sont, et non moins féroces que les maîtres actuels, car quiconque n’est pas des leurs est impitoyablement pourchassé.

         Le jaune (parfois plus intéressant que le syndiqué) peut crever, privé de boulot de par l’action consciente des chevaliers de la chaussette à clous; ils iront se repaître de son agonie, avec la joie cruelle des fauves dont-ils sont les dignes descendants. En admettant même qu’à son origine un groupement soit animé du désir de faire oeuvre intéressante, il en est vite détourné par le peu d’intérêt qu’inspire son programme.

         Pour grandir, il rectifie bientôt son tir; d’éducateur, il devient berger. La métamorphose s’opère plus ou moins vite, mais elle est inévitable. Il n’y a rien à faire avec des gens qu’il faut séduire et flatter pour amener à soi, il faut continuer pour les garder, et au syndicat on continue, on continue si bien que les brutes organisées demeurent des brutes quand elles s’organisent. On conçoit fort bien que l’individualiste s’écarte d’un tel milieu et le combatte. La seule besogne sérieuse se ramène à une question d’éducation. Certes, toute la masse n’est pas éducable, la partie qui en est susceptible, peut se saisir partout.

         L’individu est beaucoup plus susceptible de profiter de l’éducation à l’extérieur du syndicat. Ce dernier accapare, en effet, toute l’intelligence de l’Individu, et le rend très souvent inapte à la réflexion et à la critique, parce qu’il est soucieux de la discipline et pris tout entier par questions qu’il s’est habitué à considérer comme essentielles et primordiales.

         Si indiscipliné et inorganisable qu’il soit, l’individualiste n’en fait pas moins de bonne et durable besogne. Il s’efforce d’édifier dans la mesure du possible le milieu de ses goûts, il s’entoure à cet effet de compagnons, débarrassés comme lui de préjugés, et leurs efforts se réunissent tantôt pour effacer les tares qui subsistent en eux, tantôt pour développer davantage leur personnalité.

         Leur conduite raisonnable est la meilleure propagande qu’ils puissent faire, et leur exemple ne peut manquer d’influer sur les milieux qu’ils fréquentent. Ainsi l’Individualiste s’écarte autant qu’il peut des institutions et de ceux qui en sont le plus sûr soutien. Comme il a été répété maintes fois, cela ne signifie pas qu’il s’isole et s’enferme dans un mépris absolu des hommes et des choses. Ses semblables ne peuvent l’intéresser qu’autant qu’il les trouve bien disposés à son égard, ou qu’il conçoit la possibilité de les amener à cette disposition.

         Quant aux institutions qui ont toutes pour but de l’asservir, il ne saurait leur accorder son appui, ni chercher à les améliorer, car toutes reposent sur l’autorité, et l’autorité c’est la force, lois et police imposant des obligations et laissant subsister rivalités et bassesses, haines et douleurs.

         Il ne prétend pas les abolir par ses seules critiques et peu lui importe qu’elles concourent à les faire disparaître plus tard. Aussi d’efforce-t-il de leur échapper dès maintenant. Il s’éloigne des besognes qui abrutissent et tuent. Il tourne la loi autant qu’il le peut et sait préférer, quand il est pris, la mort au supplice de la captivité. Il prétend, par cette attitude, porter des coups mortels aux institutions qui l’écrasent, bien mieux que par des déclamations.

         Que chacun cesse de respecter ce qu’il considère comme nocif; que chacun porte hardiment la main sur les biens dont il veut sa part, la propriété individuelle cesse d’exister. Que chacun se refuse d’être un instrument de répression, la Société s’écroule, que les individus s’associent entre eux pour produire ce qu’ils ont besoin, l’exploitation s’évanouit. Alors seulement, une ère de bonté pourra luire, nul ne voulant asservir autrui et n’en possédant aucun moyen.

         Pierre HORDEQUIN



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  • Une éloge de l'égoïsme peut paraître une gageure.

    J'aborderai prudemment ce débat par une question. Pourquoi tant d'hommes et tant de femmes dont la jeunesse fut passionnée d'une idée, pourquoi se résignent-ils trop tôt à la médiocrité d'une vie sans élan ? Je ne crois pas qu'il en faille accuse les difficultés matérielles. Au contraire, c'est à ces difficultés là que chacun ne cesse de faire face, c'est aux conditions de cette lutte que les jeunes s'attachent tout d'abord. Mais ils ne font que, lorsqu'ils sont doués d'un minimum d'intelligence sensible, dans une perspective qui va au-delà des besoins quotidiens. Ils rêvent d'une vie prospère dans un monde pacifié.

    D'où viennent donc les scepticismes et les abandons si ce n'est de la faillite des moyens ? A la vérité, la condition de l'homme dont on a trop dit qu'elle est absurde, cette condition paraît justifier l'acharnement à prendre et à jouir des voraces et des rusés. Il ne reste d'autre choix, à qui n'est pas un carnassier, que le retrait sur soi ou bien la foi dans un monde en progrès et qui ne serait mauvais que parce qu'il est inachevé. C'est sur ce thème illusoire qu'on travaillé et travaillent encore les bâtisseurs de royaumes idylliques.

    Depuis des millénaires, les hommes impulsifs et les hommes fervents se sont égarés dans ces royaumes vaporeux. C'est là que les voraces ont organisé le ramassage des butins de pouvoir et d'argent. Est-ce à dire que la force de l'esprit est un leurre ? Si je le pensais je ne prendrais pas la peine d'en parler. L'esprit, comme la matière, vaut ce que l'on en fait. Une matière explosive fait un obus ou un moteur. L'esprit embellit le réel ou bien le détériore.

    Tel est le problème de l'être pensant : savoir embellir ce qui est et non pas espérer que se concrétise la facticité des mythes. Oh ! certes, un mythe peut-être la beauté d'un poème. Il est préférable qu'on ne le dégrade pas et qu'il reste la poésie du rêve. On a dit justement que le rêve est un refuge.

    Je ne comprends pas qu'on en veuille faire un tremplin. Il est le champ de l'imaginaire comme il l'était déjà pour les peintres magiciens des grottes du quaternaire. Je sais qu'on m'accusera tout à l'heure d'abaisser l'esprit au niveau du pragmatisme. Nous en reparlerons. Aussi bien, je pourrais demander tout de suite si c'est en faisant monter l'idée à partir du réel ou en la faisant retomber des écrans du ciel que l'on abaisse l'esprit.

    Laissons les images et venons au concret. Le concret se définie sans doute dans la technique et dans l'économique. Mais la façon de l'organiser, la manière d'en user ressortissent au politique et, par conséquent, à des directives qui sont à la fois d'ordre religieux et d'ordre philosophique. Elles déterminent et réglementent la moralité du citoyen et aménagent l'immoralité du pouvoir.

    A voir comment le monde évolue, il faut bien convenir que les principes essentiels et leur trucage ne varient que fort peu dans le temps. Le progrès des techniques ne modifie guère que les apparences des comportements. Les impulsions intimes ne font que changer d'objet. Les corrections que deux mille ans d'évolution sociale et de révolutions scientifiques ont introduites dans la morale chrétienne qui nous gouverne nous pas atteint, même chez les athées, des préjugés qu'il est malséant de mettre en cause.

    Cela va des incontinences du sexe à la respectabilité des philanthropes. Les sentiments que l'on dit hautement humains sont tabous de consentement général. On n'a le droit de les juger que dans leurs conséquences. C'est donc par là que j'aborderai le tabou chrétien d'amour du prochain pour aller, si vous me le permettez, à une vue qui, pour être anarchiste, n'en est pas moins conséquente et mieux assurée que le dogme de la charité.

    Ne disons qu'un mot de la fallacieuse Église des pauvres qui sépare puisqu'elle distingue. Tout s'arrange du reste : aux pauvres l'Église du Ciel, aux riches l'Église temporelle. Mais que deviennent, dans ces Églises séparées, les dogmes fondamentaux que sont la fraternité des hommes et l'amour du prochain ? S'ils ont fait la gloire du christianisme, s'ils sont encore la fierté des chrétiens, ils sont aussi un exemple de la sottise heureuse de soi, non point par la grâce de Dieu mais celle des idéologies.

    Les bons sentiments ont si bien camouflé cette morale incongrue que des rationalistes - et non des moindres - se sont intégrés. Ils ont accusé les chrétiens, les chrétiens notables s'entend, de trahir leur enseignement. Ces rationalistes trop bien pensants reconnaissent de la sorte à ces tricheurs une habilité qui les exonérait de la sottise commune. Il est vrai que cette habilité ne fait pas non plus défaut à certains rationalistes de politique qui font volontiers dans la fraternité.

    Ah ! la fraternité des hommes ! Parlons-en ! On croirait, à lire saint Paul et les évangélistes, que ces Juifs s'étaient déjudaïsés au point d'en avoir oublié le fraternel assassinat d'Abel et l'histoire de Joseph vendu par ses frères. On s'assassinait beaucoup dans le monde biblique, en famille et entre voisins. Si les Esséniens, qui nous ont laissé les manuscrits de la mer Morte, s'accordaient mieux entre eux, ils eurent le tort, en inspirant le christianisme, de conclure du particulier au général. Le général n'a pas ratifié et les généraux pas davantage.

    En deux mille ans de christianisme, il n'est point de jour où des chrétiens n'aient pas été fraternellement en guerre quelque part. Le principe n'en fut pas pour autant rendu caduc. Les porte-parole de l'Église étant accrédités dans tous les camps, l'efficacité de leurs bénédictions se contrebalançait. Même dans les guerres de religion, jamais une atrocité ne fut commise qui ne se réclamât d'un père commun.

    Cette excessive fraternité n'a plus de référence à présent que les peuples, unis par les avions, ont multiplié les pères, sans parler des athées qui se déclarent sans vergogne issus de père inconnu. Il est permis de penser qu'il est expédient et plus efficace d'inciter ces gens à se supporter pour de simples raisons d'intérêt commun. Sans doute est-ce encore une vue pragmatique. Je conviens que ce n'est pas avec des arguments de cet ordre que l'on prépare la glorification des héros.

    En revanche, on diminue d'autant la commémoration des victimes. J'en viens à l'amour. Voilà bien le vocable le moins fait pour aider à s'entendre tant il emprunte de significations. En ne retenant, avec un grand A, que le sens chrétien qui est celui de charité, on ne se comprend pas mieux, les théologiens lui donnant également des mobiles différents.

    Je me bornerai donc aux deux définitions de bas que voici : l'amour de Dieu est une vertu inspirée par le baptême. D'où il suit que l'amour est un devoir envers le prochain puisque tout prochain est notre frère en Dieu. Nous avons vu ce que donne l'amour entre frères, mêmes s'ils le sont en Jahvé. En ce qui touche le sentiment chrétien, il faut bien admettre qu'une vertu inspirée par le baptême ne concerne que les baptisés.

    A supposer qu'elle les incite à aimer les hommes d'autres religions, c'est-à-dire les trois quarts de l'humanité, cela n'implique pas la réciprocité surtout lorsque le bien d'autrui porte à le convertir. Le ciel n'est vraiment pas un lieu de rencontre. L'amour de Dieu a un objet si particulier qu'il ne saurait fonder une morale universelle.

    Au reste, l'amour, qu'il soit vice ou qu'il soit vertu, est un sentiment spontané. C'est cette spontanéité qui lui donne sa chaleur, qui en fait la beauté, parfois le tragique et parfois la grandeur dans le sacrifice. Il serait immoral, il serait décevant de le galvauder. Je ne me vois pas contraint d'aimer un prochain dont les actes m'écœurent. Ce serait nier mon droit à la révolte et confondre le pardon des offenses avec la résignation.

    Laissez moi dire en passant que les bonnes intentions sont faites de cette farine malaxée dans les pétrins des démagogues. C'est de ces pétrins que sortent des préjugés qui ne sont que des idées moisies. On ne veut pas le savoir et les honnêtes gens sont complices de ces idées ancrées par une éducation falsifiée. Cela me rappelle comment je mettais en de grandes colères mon adversaire et néanmoins ami, le feu chanoine Viollet, lorsque j'opposais l'égoïsme à la charité chrétienne.

    C'est que ce malencontreux égoïsme, vu sous un certain angle, a de telles vertus que pour s'en protéger on en a fait un vice. On ne devrait pas oublier, lorsqu'on attaque l'égoïsme au plan de l'éthique, qu'il est exactement l'instinct de conservation de l'individu et qu'il est aussi facteur de solidarité. En tant qu'instinct de conservation, ne le voit-on pas se manifester, de façon irréfragable, chez le jeune enfant qui rapporte tout à soi ? Il a fallu beaucoup d'astuce et une longue tradition dans l'art de conditionner les jugements pour transformer en défaut un instinct à ce point vital."

    C'est pourtant ce qu'on fait des générations de vaticinateurs, en dépit des philosophies rationnelles qui ont dès longtemps situé l'égoïsme dans sa nature vraie que je ne fais que rappeler. Mais que peut la sagesse quand les bons sentiments sont braqués au nom de l'amour ? Or, est-il égoïsme plus passionné que l'amour ? N'est-ce pas cette passion qui en fait le plus puissant des sentiments ?

    Que l'individu n'ait pas toujours à s'en féliciter, on le sait. Mais je n'ai pas dit que l'excès de passion ne tourne jamais à mal, pas plus que je ne confonds le bouquet du bourgogne avec le gros vin du troquet. Les excès ne condamnent pas l'usage et il n'est pas nécessaire d'insister sur la primauté de l'égoïsme comme instinct de défense. Je retiens davantage son caractère social autant qu'anti-social, ses facultés à la fois de compétition et d'absorption, d'entraide et d'expansion.

    Que l'on me permette une remarque à propos de leçons qui condamnent l'égoïsme sous le prétexte qu'il porte à l'individu à vouloir absorber plus que sa juste part, à user de violence et de fourberie dans les compétitions. Ces leçons n'ont pas, que je sache, en aucun temps, éliminé les déprédations de toutes sortes de malfaiteurs publics ou privés. Je dis qu'au contraire elles leur laissent un champ d'autant plus ouvert que les justes, en se gardant chrétiennement de tout égoïsme, ne le condamnent qu'en paroles au lieu de les contrer en actes.

    Voilà l'exemple type des morales inconséquentes qui ne se fondent pas sur le réel relativé. Non seulement elles échouent parce qu'elles vont à contre-nature, mais, plus gravement peut-être, elles détournent l'attention des solutions que l'on trouve dans la nature même, à la condition de les en dégager. Si j'appelle de leur nom propre l'avarice, la rapacité, l'autoritarisme, la violence, je combats ces vices pour ce qu'ils sont, des égoïsmes dépravés.

    Si je retire l'adjectif dépravé, tout égoïsme est condamné, y compris précisément cette arme naturelle qui est en chacun et qui oppose chacun à l'autre dès que l'autre abuse. Par-là vous saisissez tout de suite qu'un égoïsme clairvoyant et mesuré est le moyen premier, le moyen irremplaçable, de conquérir, d'affirmer, de défendre sa liberté personnelle. Et quoi que puissent prétendre les définitions conformes, s'il est, au pluriel, des libertés politiques et sociales toujours contingentes, il n'est de liberté qui vaille la liberté individuelle.

    Et elle vaut ce que vaut l'individu, c'est-à-dire sa pensée volontaire, exactement son ego. Que l'on ne s'étonne pas si toutes les sortes de pouvoirs, toutes les sortes de scribes courtisans et profiteurs des pouvoirs, se sont attachés à juguler chez les assujettis une force essentielle dont ils se gardent bien, quant à eux, de ses déposséder. Une personne avertie ne s'en laisse pas ainsi conter et c'est pourquoi un anarchiste appuie sur l'égoïsme comme sur un bouton d'alarme. Mais les échos de cette alerte se perdent dans la foule, plus accessible aux mythes de sentiment qu'elle n'est ouverte à la rigueur des idées claires.

    Et pourtant ! Ce que nous offrent en vain les mythes de charité et de fraternité élaborés dans les empyrées, l'égoïsme franc, exactement compris nous le donne. A chacun de s'en saisir pour soi, il ne sera pas interdit à d'autres. Et si vous me demandez ce que j'entends par l'égoïsme bien compris, je vous répondrai qu'il est l'égoïsme tout simple, tout spontané, mais corrigé par une morale ouverte sur les faits, sur les réalités à notre mesure et qui commandent les actes de notre vie.

    Je m'en suis maintes fois expliqué et d'autant plus facilement qu'il ne s'agit que d'un raisonnement tout épicurien dont les maniaques de la transcendance se gaussent et les gens de raison s'inquiètent parce qu'on ne fait pas appel aux sacro-saintes formules de dévouement et d'abnégation.

    En fait, la morale d'un égoïsme se définit en trois constatations :l'être absorbe pour subsister; son système nerveux est aux aguets des perceptions qui protègent son corps et informent sa pensée; sa pensée est sa plus sûre richesse. Si un individu sait que sa pensée est richesse, s'il éprouve que sa sensibilité dispose de cette richesse et qu'il n'en jouit qu'en la dépensant, que l'on n'est riche que de ce que l'on disperse, il absorbera tout l'utile à son être, il tiendra en éveil ses sens dispensateurs autant qu'informateurs, il ne cessera d'acquérir afin de donner selon une formule nietzschéenne, de s'enrichir ainsi de sa générosité, de s'agrandir dans le plus haut et le meilleur de soi.

    La satisfaction qu'il en éprouve le porte à ne point se laisser spolier, à se faire le compagnon des moins armés, à les aider à se pourvoir afin qu'à ses côtés des êtres soient unis dans une fraternité authentique, celle du cœur et de l'esprit et non pas des conventions sociales. Cette égoïste lucide vit pleinement et si intensément qu'il est à soi-même une source de joie. J'affirmerai donc pour conclure que c'est sur cet égoïsme là que se construit la solidarité des hommes.

    Charles-Auguste BONTEMPS.


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  • Je n'ai jamais participé à AUCUNE manifestation que ce soit et n'ai pas l'intention d'y foutre les pieds un jour.

    D'abord, pour le refus de revendiquer en groupe, de me placer sous la tutelle d'un parti, d'un mouvement ou même d'une éthique. Fut-ce pour la meilleure des causes.

    Je refuse catégoriquement d'être suiveur, autant que suivi. La force collective, toujours et encore, ne démordant pas de cette saloperie et dangereuse idée qui fait dire que - l'union fait la force -

    J'ai choisi les chemins de la liberté individuelle. La mienne, en l'occurrence et j'y trouve tout à fait mon compte sans rien demander à qui que ce soit.

    De ces manifestations, je n'en avais aucunement connaissance, jusqu'à ce que j'en lise quelques lignes, ici-même.

    Je me souviens tout de même de ce mouvement de masse, descendu dans la rue contre ce que l'on appelait encore le RDS (Remboursement de la Dette Sociale) où les grévistes, cré vingt dieux ! ne voulaient point céder... Ah ? Vraiment ?...

    Je me souviens aussi de ce mouvement anti-Sarkhosyste, après l'élection de celui-ci. Les manifestants, avaient hurlé au fascisme au son des binious...Puis, plus rien, là encore...

    Ce, pour l'une comme pour l'autre de ces joyeuses manifestations, orchestrées par les syndicats, à la botte du patronat, jusqu'à ce que chacun rentre tranquillement dans son foyer pour fêter Noël en s'embarrassant si vulgairement de mille et unes saloperies parce qu'ils ont TOUS la thune à Noël pour cela, les beaufs...

     

    N'oubliez jamais que une année sur l'autre, sinon, une fois l'an, comme à la foire, la meute fait son cinéma de façon ABSOLUMENT identique pour des résultats aussi médiocres que les précédents; c'est-à-dire que ceux-ci sont tout à fait minables. La foule imbécile, courant dans les rues, drapeaux au vent, satisfaite de se faire matraquer par la flicaille comme pour montrer son importance aux yeux des merdias qui, par ailleurs, la manipule honteusement, la foule imbécile disais-je, permettant tout au plus à cette même flicaille de légitimer sa répression, n'est pas en mesure de comprendre que tout cela est très soigneusement orchestré dans les officines des théoriciens du "mieux être social" qui de celui-ci n'en ont que faire.

     

    Une chose et une dernière, quant à ces syndicats meneurs de troupes : ceux-ci, en demandant ou "feignant d'exiger" la hausse des salaires, ne font qu'aller à l'encontre de ce contre quoi ils se battent : la lutte contre du Capitalisme. C'est en effet vers la disparition du système salarié qu'ils devraient tendre et non vers son "mieux être" apparent.

    Tout est du vent ! La gentille tempête d'Automne qui fait vendre des journaux aux profiteurs journalistes qui mériteraient bien eux aussi de se faire caillasser la gueule ! Petite émeute des bonnes consciences comme ces repas agités où les digestifs font taire tout le monde et qui fait causer dans les chaumières, jusqu'à ce qu'arrive Noël, cette saloperie de fête, où, je le répète, ils trouvent tous la thune pour bouffer gras, s'empoisonner, et se pleinement satisfaire des mets les plus épouvantables... Au revoir, à l'année prochaine. Si Dieu Etat le permet. Mais il le permettra, l'encouragera même. Et comment donc !

    Un petit rien d'observation donc, permet de constater que ce cirque se déroulera encore l'année prochaine à la même date, ou bien l'année qui suivra.

    Un petit rien d'observation permet aussi de constater que d'une "hausse" des salaires, s'ensuit inévitablement une inflation des produits de marché...

     

    Vous aimez tellement vous faire avoir ?

     

    On a dit parfois : La lutte oui mais la fête aussi. Cette lutte, quand je la croise dans la rue, quand je la lis dans les journaux, me fait toujours rire....les imbéciles !

     

    SBA 


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  • Nouveau blog créé en février 2011 consacré principalement à l'anarchisme insdividualiste et au végétalisme. Encore en construction.


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  • Dans les travaux qui retracent la genèse du mouvement féministe, les figures des femmes anarchistes individualistes du début du xxe siècle ne sont guère citées. Peut-être parce que, étant hostiles au régime parlementaire comme au salariat, elles se sont tenues à l’écart des combats menés par les féministes de la Belle Époque pour l’obtention du droit de vote et pour l’amélioration des conditions de travail des femmes, peut-être aussi parce que, à l’exception des articles publiés dans la presse libertaire et de quelques brochures aujourd’hui oubliées, elles ont laissé peu de traces écrites.

    2Ces femmes, qui n’ont été ni des réformistes, ni des révolutionnaires, ont essentiellement exprimé leur refus des normes dominantes par des pratiques, telles que l’union libre, souvent plurale, la participation à des expériences de vie communautaire et de pédagogie alternative et, enfin, par la propagande active en faveur de la contraception et de l’avortement, aux côtés des militants néo-malthusiens. En évoquant leurs itinéraires et leurs écrits, nous aimerions rendre un peu de visibilité à ces « en-dehors » qui ont voulu, sans s’en remettre à d’hypothétiques lendemains qui chantent, vivre libres ici et maintenant.

    L’anarchisme individualiste : un courant émancipateur

    Le rejet de l’ouvriérisme

    3On peut dater de la fin des années 1890 l’apparition en France d’un courant individualiste au sein du mouvement anarchiste. Opposé aux anarchistes communistes comme aux anarcho-syndicalistes, à ceux qui rêvent d’insurrection comme à ceux qui mettent tous leurs espoirs dans la grève générale, il se caractérise par la primauté accordée à l’émancipation individuelle sur l’émancipation collective. Leur méfiance envers toute tentative révolutionnaire vient en partie de ce qu’ils la croient vouée à l’échec, du moins dans un futur proche, et qu’ils refusent la position de génération sacrifiée :

    • 1  Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.

    Les individualistes sont révolutionnaires, mais ne croient pas à la Révolution. Ne pas y croire ne veut pas dire nier qu’elle soit possible. Cela serait absurde. Nous nions qu’elle soit probable avant longtemps ; et nous ajoutons que si un mouvement révolutionnaire se produisait à présent, même victorieux, sa valeur novatrice serait minime […]. La révolution est encore lointaine ; et pensant que les joies de la vie sont dans le Présent, nous croyons peu raisonnable de consacrer nos efforts à ce futur.1

    • 2  Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.

    4Cette urgence de vivre est constamment réaffirmée au fil des colonnes de l’anarchie, organe des individualistes anarchistes : « La vie, toute la vie est dans le présent. Attendre, c’est la perdre. »2. Mais leur refus d’œuvrer pour la révolution se fonde aussi sur la certitude que celle-ci ne saurait accoucher d’un monde meilleur dans l’état actuel des mentalités :

    • 3  Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.

    Nous avons toujours dit que voter ne servait à rien, que faire la révolution ne servait à rien, que se syndiquer ne servait à rien, aussi longtemps que les hommes resteront ce qu’ils sont. Faire la révolution soi-même, se délivrer des préjugés, former des individualités conscientes, voilà le travail de l’anarchie.3

    5Ils dressent en effet un constat pessimiste de l’état d’aliénation dans lequel se trouvent plongées les masses, de leur faible combativité, de leur trop forte natalité, de leur consommation excessive d’alcool et de tabac.

    • 4  « Quel lamentable troupeau ![…] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte (...)

    6Leur critique de l’ouvriérisme est féroce. Ils accusent les révolutionnaires et les syndicalistes de rendre un culte au travailleur, un travailleur d’image d’Epinal, sain, vigoureux, et fier. À la classe ouvrière rédemptrice, sujet de l’histoire, ils opposent « le lamentable troupeau »4 dont la résignation confirme la thèse de la servitude volontaire développée par La Boétie. Persuadés que l’oppression ne se maintient que par la complicité des opprimés, ils considèrent que la lutte contre les tyrans intérieurs doit accompagner la lutte contre les tyrans extérieurs :

    • 5  Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239. (...)

    L’ennemi le plus âpre à combattre est en toi, il est ancré en ton cerveau. Il est un, mais il a divers masques : il est le préjugé Dieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille, le préjugé Propriété. Il s’appelle l’Autorité, la sainte bastille Autorité devant laquelle se plient tous les corps et tous les cerveaux.5

    • 6  Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2 (...)

    7C’est cette volonté d’introduire la rationalité dans tous les aspects de la vie quotidienne qui les conduira à réhabiliter le plaisir, à dénoncer la répression sexuelle et l’institution du mariage, et à faire de l’émancipation des femmes une condition de l’émancipation de tous. Convaincu qu’il ne peut y avoir de régénération sociale sans régénération individuelle préalable, l’anarchiste individualiste est un « éducationniste-réalisateur », suivant la classification proposée par Gaetano Manfredonia6, c’est-à-dire un militant qui, à la différence de l’insurrectionnel ou du syndicaliste, ne croit la révolution ni possible, ni souhaitable si elle n’est pas précédée par une évolution des mentalités.

    Des universités populaires aux causeries populaires

    8Cette conception de la lutte a conduit les anarchistes individualistes à participer à l’expérience des universités populaires née dans le contexte de l’affaire Dreyfus, à l’initiative de Georges Deherme, ouvrier typographe de sensibilité anarchiste et de Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne. Pour une cotisation très modique, les adhérents avaient accès à une bibliothèque de prêt, des cours de langues, des consultations juridiques et pouvaient suivre des conférences organisées plusieurs soirs par semaine. Entre 1899 et 1908, deux cent trente universités populaires ont ouvert leurs portes sur l’ensemble du territoire français pour un auditoire de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Leurs modalités de fonctionnement variaient quelque peu de l’une à l’autre, mais le principe en était le même : faire venir les intellectuels au peuple et permettre à tous l’accès à la culture. Tous les thèmes, toutes les disciplines y étaient abordés par des conférenciers bénévoles, étudiants, journalistes, professeurs de lycées et de collèges, et plus rarement universitaires, sans grand souci de cohérence. On pouvait y parler un soir de poésie contemporaine ou d’art égyptien et le lendemain d’astronomie ou de téléphonie. Mais les orateurs ne dominaient pas toujours leur sujet et les auditeurs manquaient le plus souvent de la formation de base pouvant leur permettre d’appréhender le contenu des interventions. Ce qui a suscité un certain nombre de réserves aussi bien chez les intellectuels qui craignaient les méfaits d’une vulgarisation maladroite que chez les militants qui redoutaient que la scène des universités populaires ne se transforme en terrain d’entraînement pour de jeunes intellectuels plus ambitieux7 que généreux.

    • 7  Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887 (...)

    9C’est cette crainte qui amena les anarchistes individualistes Libertad et Paraf-Javal à fonder les causeries populaires, plus explicitement libertaires dans leur mode de fonctionnement. Les premiers lieux de conférences et de débats se sont ouverts dans les quartiers de Ménilmontant et de Montmartre, puis en banlieue et même en province. Devant le succès rencontré par ces initiatives, quelques individualistes parisiens décidèrent de fonder un journal pour favoriser la circulation des idées entre les différents groupes et l’échange d’expériences. En avril 1905, sort le premier numéro de l’hebdomadaire l’anarchie. « Cette feuille, affirme l’éditorial, désire être le point de contact entre tous ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchiste sous la seule autorité de l’expérience et du libre examen ». Le journal devient rapidement avec un tirage de six mille exemplaires le premier organe individualiste et assure une nouvelle visibilité à ce courant jusqu’ici contraint de s’exprimer dans les colonnes de publications libertaires de sensibilité différente. Il paraît régulièrement de 1905 jusqu’en 1914 et compte de nombreux abonnés en province.

    Trajectoires de militants et militantes

    Les enfants de la première démocratisation scolaire

    10Dans leur grande majorité, les militants anarchistes individualistes qui gravitent autour des causeries populaires et qui se reconnaissent dans l’anarchie sont de jeunes ouvriers parisiens, nés en province entre 1880 et 1890, qui ont quitté l’école à l’âge de douze ou treize ans et qui ont vécu douloureusement ce contact précoce avec le monde du travail. Plusieurs d’entre eux se sont syndiqués et ont participé à des conflits sociaux violemment réprimés et voués à l’échec, ce qui a durablement ébranlé leur confiance dans l’action de masse. Arrachés à une école où ils étaient souvent en situation de réussite mais qui ne leur a fourni qu’un savoir élémentaire, ils ne peuvent se reconnaître dans la classe sociale à laquelle ils sont assignés. Ils ont été en effet plus longtemps scolarisés que leurs parents, des ouvriers ou des paysans tout juste alphabétisés, sans se voir offrir la moindre perspective de mobilité sociale. Dans une société où la condition ouvrière ne s’améliore que très lentement, ils se voient privés de toute possibilité de développement personnel. Aussi se retrouvent-ils dans le constat dressé par Victor Kibaltchiche, futur Victor Serge, dans l’anarchie :

    • 8  Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.

    Vivre pour l’anarchiste, qu’est-ce que c’est ? C’est travailler librement, aimer librement, pouvoir connaître chaque jour un peu plus des merveilles de la vie… Nous revendiquons toute la vie. Savez-vous ce que l’on nous offre ? Onze, douze ou treize heures de labeur par jour, pour obtenir la pitance quotidienne. Et quel labeur pour quelle pitance ! labeur automatique, sous une direction autoritaire, dans des conditions humiliantes et malpropres. Moyennant quoi la vie nous est permise dans la grisaille des cités pauvres.8

    • 9  Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravacho (...)

    11 Cette volonté d’échapper à une condition jugée avilissante a conduit certains d’entre eux à l’illégalisme, considéré comme une pratique subversive et un moyen de survie hors du salariat. La fausse monnaie, le vol et l’estampage sont pratiqués par maints compagnons et les condamnations à la prison ou aux travaux forcés en sont souvent le prix. Cette dérive illégaliste atteint son apogée avec une série de hold-up sanglants perpétrés en 1912 dans le sillage de l’affaire Bonnot. L’un des protagonistes de cette épopée tragique, Octave Garnier, fait écho aux paroles de Victor Serge dans ses mémoires retrouvées par la police sur les lieux de son exécution : « C’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre mes oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition»9.

    • 10  Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.

    12Mais qu’ils soient partisans ou adversaires de l’illégalisme, les individualistes, pour vivre en anarchistes ici et maintenant, et non pas dans cent ans comme les y exhortait Libertad, privilégient surtout la voie de l’expérimentation sociale. Ils fondent des collectifs d’habitat et de travail, tentent de restreindre leur consommation en supprimant tous les produits nuisibles ou inutiles, portent des vêtements moins contraignants, pratiquent le nudisme, défendent la liberté sexuelle et se donnent les moyens de n’avoir que les enfants qu’ils désirent. Cette quête d’une vie autre se traduit également par des pratiques telles que les balades dominicales dans des sites champêtres aux alentours de Paris ou les séjours à Chatelaillon, une station balnéaire au sud de La Rochelle où ils se retrouvent chaque été, à l’initiative d’Anna Mahé, cofondatrice de l’anarchie, pour faire de « cette plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahiront pas car nous faisons bonne garde un coin de camaraderie, hors des préjugés »10.

    L’importance des femmes dans le mouvement

    13De nombreuses femmes adhèrent au discours individualiste et prennent part au mouvement des causeries. Il est bien difficile d’avancer des chiffres car les anarchistes ne tiennent évidemment pas de registre d’adhérents : ils forment une constellation aux contours mouvants. Mais tous les rapports de police attestent de leur présence aux réunions et s’en étonnent parfois tandis que des clichés pris lors des balades dominicales par les individualistes eux-mêmes nous les montrent nombreuses. Presque toutes sont de jeunes provinciales, d’origine modeste, venues à Paris avant leur vingt ans. Plusieurs d’entre elles ont poursuivi leur scolarité jusqu’au brevet élémentaire et se déclarent institutrices de profession. Mais elles ont rarement mené jusqu’à son terme le fastidieux parcours de suppléances, haché de longs intervalles sans traitement, réservé alors à celles qui ne sont pas passées par l’École normale d’institutrices. Pour vivre, elles ont eu recours aux travaux d’aiguille ou à des emplois de bureau peu qualifiés. Le discours individualiste, qui rompt avec l’ouvriérisme et propose à chacun des perspectives d’émancipation immédiates, séduit ces jeunes femmes que leur excellence scolaire et leurs efforts n’ont pu arracher à une condition misérable. Certaines deviennent des collaboratrices régulières ou occasionnelles de publications anarchistes, font des tournées de conférences à l’invitation de groupes libertaires de province et rédigent des brochures qui connaissent une forte diffusion.

    14 D’autres, moins dotées en capital culturel, ont laissé peu de traces écrites et n’apparaissent qu’à travers les rapports de police et les procès-verbaux d’interpellation ou de perquisition. Elles sont domestiques, blanchisseuses, serveuses, couturières ou tentent d’échapper au salariat en tenant des stands de bonneteries sur les marchés. Immergées dans le milieu, toutes en adoptent les codes, s’engagent dans des relations durables ou éphémères avec des compagnons, parfois avec plusieurs simultanément, en se passant le plus souvent du mariage, et en se protégeant des naissances non désirées. Certaines, comme Anna Mahé, refusant toute immixtion de l’État dans leur vie privée, vont jusqu’à refuser d’inscrire leur enfant à l’état civil. S’efforçant de vivre en anarchistes sans attendre et d’échapper au salariat, elles participent à des expériences de vie communautaires et tentent d’éduquer autrement leurs enfants, envisageant pour cela de fonder des structures éducatives alternatives ouvertes à tous, accomplissant ainsi une vocation d’institutrice hors des modèles laïcs et congréganistes qu’elles réfutent l’un comme l’autre. On les retrouve dans les manifestations et elles participent aux échauffourées qui opposent les individualistes à leurs adversaires politiques ou aux forces de l’ordre. Certaines enfin se retrouvent engagées dans des activités illégalistes comme l’émission de fausse monnaie ou sont impliquées dans des vols et cambriolages.

    Réfractaires et propagandistes actives : quelques figures

    Rirette Maîtrejean : une adolescence rebelle

    15Une des figures les plus connues de ce mouvement est celle de Rirette Maîtrejean qui, à la suite de l’affaire Bonnot à laquelle elle fut mêlée, a livré ses souvenirs à un grand quotidien de son temps. Née en Corrèze en 1887, elle fréquente l’école primaire supérieure et se destine à la profession d’institutrice, mais le décès de son père la contraint à renoncer à ses projets. C’est pour échapper au mariage que sa famille prétend alors lui imposer qu’elle s’enfuit à Paris, à l’âge de seize ans. Elle travaille alors comme couturière sans renoncer pour autant à parfaire sa formation intellectuelle. Refusant l’enfermement dans la condition ouvrière, elle fréquente la Sorbonne et les universités populaires où elle fait la connaissance de militants individualistes qui lui font découvrir les causeries animées par Libertad et les siens. C’est le refus des assignations en termes de classe et de genre et l’importance accordée à la subjectivité qui séduit cette déclassée, fille de paysan devenu maçon, institutrice contrainte à travailler de ses mains. Enceinte peu après son arrivée à Paris, elle se marie avec un ouvrier sellier, familier des causeries, et met au monde deux enfants à dix mois d’intervalle. Sa seconde fille n’a pas encore un an lorsqu’elle quitte ce conjoint, avec lequel elle n’a pas d’échanges intellectuels satisfaisants, pour vivre avec un « théoricien » du mouvement, étudiant en médecine, qui tient une rubrique scientifique dans l’anarchie. Elle devient alors à ses côtés une propagandiste active et participe à toutes les manifestations où sont présents les individualistes. Ensemble, ils assurent pendant quelques mois la direction du journal l’anarchie après la mort de Libertad avant de s’engager dans un long voyage qui doit les mener en Italie et en Algérie. De retour à Paris, le couple se sépare et Rirette devient alors la compagne de Victor Kibaltchiche, jeune anarchiste individualiste d’origine russe, déjà connu pour ses articles. Elle se retrouve à nouveau responsable de l’organe individualiste à ses côtés à un moment où les débats autour de l’illégalisme déchirent le mouvement. Inculpée d’association de malfaiteurs à la suite d’une série de hold-up perpétrés par des proches de l’anarchie, dont elle est alors la gérante officielle, elle accomplit une année de détention préventive avant d’être finalement acquittée. Après sa libération, elle s’éloigne du mouvement individualiste dont elle condamne la dérive illégaliste et observe une certaine réserve politique. Devenue correctrice dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, affiliée au syndicat des correcteurs, elle conserve cependant des attaches fortes dans le milieu libertaire.

    Anna Mahé et Émilie Lamotte : le combat pour une pédagogie alternative

    16Née en 1881, en Loire-Atlantique, Anna Mahé fréquente le milieu des causeries dès 1903, peu de temps après son arrivée à Paris. Elle assure avec Libertad la direction de l’anarchie tandis que sa sœur Armandine, institutrice comme elle, se charge de la trésorerie. Elles partagent toutes les deux la vie de Libertad, dont elles ont chacune un enfant. Mais elles s’engagent bientôt dans des relations affectives avec d’autres compagnons qui, comme elles, vivent au 22, rue du Chevalier-de-la-Barre, communauté d’habitat qui est aussi le siège du journal, et qui est surnommé le « Nid rouge » par la police et les journalistes. Anna est l’auteur de nombreux articles parus dans l’anarchie ainsi que dans la presse libertaire régionale et de quelques brochures. Elle écrit en « ortografe simplifiée », estimant que les « préjugés grammaticaux et orthographiques » constituent une source de ralentissement pour l’apprentissage de la langue écrite et sont au service d’une entreprise de « distinction » des classes dominantes. Elle accuse « ces absurdités de la langue » sanctionnées par l’Académie de casser l’élan spontané de l’enfant vers le savoir et d’encombrer inutilement son esprit. Elle estime d’ailleurs trop précoce l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ; l’initiation scientifique qui fait davantage appel à l’observation et à l’expérimentation devrait selon elle le précéder car il pourrait être un puissant stimulant pour le développement intellectuel de l’enfant. Anna se réfère aux pédagogues libertaires Madeleine Vernet et Sébastien Faure, qui appliquent des méthodes de pédagogie active dans le cadre des internats11 qu’ils ont créés et animés. Elle a le projet de fonder à Montmartre un externat fonctionnant selon les mêmes principes pour les enfants du quartier, mais la réalisation de ce projet, longtemps différée pour des raisons financières, ne verra jamais le jour. Les rapports de police la décrivent comme une femme de caractère qui possède un fort ascendant sur Libertad, même après la fin de leur liaison. Pourtant, elle ne jouera plus qu’un rôle effacé après la mort de ce dernier et laissera la direction du journal à d’autres militants.

    • 11  Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusq (...)
    • 12  Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912. (...)

    17Une autre institutrice, Émilie Lamotte, a marqué ce milieu. Née en 1877, à Paris, ancienne institutrice congréganiste et peintre amateur, elle commence à écrire en 1905 dans Le Libertaire avant de collaborer à l’anarchie. En 1906, elle fonde, avec quelques compagnes et compagnons, unecolonie libertaire dans une ferme de Saint-Germain-en-Laye où elle s’établit avec ses quatre enfants. Dotée d’une imprimerie, d’une bibliothèque et d’une école, cette communauté de travail et d’habitat est un véritable centre de propagande anarchiste. Émilie Lamotte, qui est une conférencière très sollicitée, s’absente régulièrement pour des tournées de propagande à travers la France. Elle y évoque son expérience professionnelle et expose ses critiques à l’encontre de l’école confessionnelle, comme de l’école laïque qui « apprend le respect de la Justice, de l’armée, de la patrie, de la propriété, et l’infériorité de l’étranger»12, une école qui tarit la curiosité native de l’enfant et lui impose une discipline aussi nocive pour le corps que pour l’esprit.

    • 13  Ibid

    L’éducateur libertaire doit être bien pénétré de ce principe que l’enseignement où l’enfant n’est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable […]. On doit considérer l’enfant hardiment comme un génie auquel on doit fournir la matière de ses découvertes et les instruments de son expérience.13

    • 14  Ibid

    18Comme Anna Mahé, elle considère que l’enseignement scientifique doit passer avant l’enseignement des subtilités de la langue et condamne « l’affreux système de punitions et de récompenses »14 alors en usage à l’école primaire. Elle encourage les libertaires à organiser dans les quartiers où ils résident des études anarchistes fonctionnant après la classe pour offrir aux enfants du peuple une éducation complémentaire capable de contrebalancer « l’influence pernicieuse » de l’école. Émilie Lamotte mène également une active propagande néo-malthusienne par la parole et par l’écrit, et contribue à diffuser un certain nombre de techniques contraceptives dont elle explique le principe, les avantages et les inconvénients respectifs dans des brochures détaillées, activité qui est alors passible de sanctions pénales. À la fin de l’année 1908, elle quitte la colonie qui se désagrège sous le poids des tensions internes et fait l’expérience de la vie nomade parcourant avec André Lorulot, son compagnon du moment, les routes du Midi dans une roulotte, pour une série de conférences. Elle envisage d’aller jusqu’en Algérie mais, malade, elle meurt en chemin, quelques mois après son départ, le 6 juin 1909, non loin d’Ales, dans le Gard.

    Jeanne Morand : domestique et anarchiste

    19Reste à évoquer la figure de Jeanne Morand, originaire de Saône-et-Loire, qui arrive à Paris en mai 1905, à l’âge de 22 ans, pour se placer comme domestique. Élevée dans un milieu familial perméable aux idées libertaires, lectrice assidue de la presse anarchiste, elle fréquente bientôt les causeries populaires et quitte ses employeurs deux ans après son arrivée à Paris pour s’installer au siège de l’anarchie. Elle est arrêtée à plusieurs reprises pour troubles à l’ordre public, collage d’affiches, participation à des manifestations interdites. Après la mort de Libertad dont elle fut la dernière compagne, elle reprend pour quelques mois la gérance de l’hebdomadaire individualiste aux côtés d’Armandine Mahé. Ses jeunes sœurs, Alice et Marie, qui l’ont rejointe à Paris, évoluent dans les mêmes cercles qu’elle. Dans les années qui précèdent la guerre, Jeanne est nommée secrétaire d’un comité féminin qui se mobilise contre la loi portant la durée du service militaire de deux à trois ans. Elle publie alors un certain nombre d’articles antimilitaristes dans la presse libertaire et prend très souvent la parole dans des meetings. En 1913, elle participe à la création d’un « cours de diction et de comédie » dépendant du « Théâtre du peuple » et prend part également à la fondation d’une coopérative de cinéma libertaire, « le cinéma du peuple », qui produit des œuvres documentaires et de fiction montrant les conditions de vie des ouvriers et l’organisation des luttes. Pendant la guerre, elle se réfugie en Espagne avec son compagnon Jacques Long, déserteur, puis revient en France poursuivre clandestinement la propagande antimilitariste. Elle est condamnée en 1922 à cinq ans de prison et à dix ans d’interdiction de séjour pour appel à la désertion. Au tribunal qui l’accuse d’être une antipatriote, elle répond « qu’empêcher la mort de jeunes Français est un acte plus patriotique que de les y envoyer ». Elle mène deux grèves de la faim pour obtenir le statut de détenue politique et bénéficie d’un large soutien à l’extérieur, au-delà même de la mouvance libertaire. À sa sortie de prison, elle conserve des liens forts avec plusieurs de ses anciens camarades, mais son militantisme est moins offensif : elle est rayée en août 1927 de la liste des anarchistes surveillés par la police. Atteinte de délire paranoïaque, elle connaît dans les années qui suivent une vie errante et misérable.

    Un héritage méconnu

    20Toutes ces femmes ont en commun, à travers la diversité de leurs parcours, d’avoir refusé à la fois le mariage qu’elles assimilaient à une forme de prostitution légale et la condition de dominée et d’exploitée qui s’offrait à elles dans le cadre du salariat. Elles se sont emparées des possibilités d’émancipation immédiate que leur offrait le seul mouvement politique qui accordait à la sphère privée une importance déterminante. Par l’invention de nouveaux modes de vie incluant les expériences communautaires, l’éducation anti-autoritaire des enfants, l’affirmation d’une sexualité libre, elles ont mené une forme exigeante de propagande par le fait.

    21La Première Guerre mondiale et la révolution russe à laquelle certains individualistes se rallièrent ont accéléré la désagrégation de l’héritage de Libertad déjà affaibli par l’illégalisme et certaines dérives sectaires. Et pourtant, on retrouve dans les aspirations portées par le mouvement qui secoua la jeunesse occidentale à la fin des années soixante la plupart des idéaux que ces femmes ont portés, et on peut entendre le « jouir sans entraves » des libertaires de mai comme un lointain écho du « vivre sa vie » des anarchistes individualistes de la Belle Époque.

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    Bibliographie

    Archives de la préfecture de police

    BA 928 : dossier Libertad/ BA1498 : menées anarchistes 1902-1906/ BA 1499 menées anarchistes 1907-1914/ BA 1500 : registre des anarchistes connus et condamnés/ BA 1503 : vols, fausse monnaie, dommages, relations, entente, associations. Tous les dossiers consacrés à l’affaire Bonnot, dossier Victor Serge.

    Archives de l’Institut Français d’histoire sociale (IFHS)

    fonds Armand ; fonds Vandamme ; fonds Bontemps ; fonds Lamberet.

    Travaux universitaires

    Dhavernas Marie-Josèphe, Les Anarchistes individualistes devant la société de la Belle Époque, 1895-1914, thèse de doctorat de troisième cycle Paris X, 1981, 302 p.

    Manfredonia Gaetano, L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914), thèse de doctorat de troisième cycle, Paris : IEP, 1984.

    Ouvrages

    Armand. E, Sa vie, sa pensée, son œuvre, Paris, La Ruche ouvrière, 1964.

    Beaudet, Céline, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la belle Epoque, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.

    Legendre Tony, Expériences de vie communautaire anarchiste en France, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.

    Libertad, Albert, Le Culte de la charogne. Anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908), textes présentés par Alain Accardo,Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2006.

    MaÎtrejean, Rirette, Souvenirs d’anarchie, Quimperlé, La Digitale, 2005.

    Maitron, Jean, Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992,

    Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. Des origines à 1914, t. I, Paris, Éditions François Maspero, 1982.

    Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. De 1914 à nos jours, t. II, Paris, Éditions François Maspero, 1982.

    Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007.

    Picqueray, May, May la réfractaire. Pour mes quatre-vingt-un ans d’anarchie, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1979.

    Serge, Victor, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2001.

    Serge Victor, Le Rétif, articles paru dans l’anarchie, 1909-1912, Paris, Librairie Monnier, 1989.

    Steiner, Anne, Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Epoque, Montreuil, L’Echappée, 2008.

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    Notes

    1  Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.

    2  Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.

    3  Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.

    4  « Quel lamentable troupeau ![…] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte sur le surtravail quotidien, les fortunes de leurs maîtres se font plus scandaleuses, leur luxe plus insolent. Que leur importe, ils sont contents de leur sort […] L’observation, l’étude, la révolte, ils ne connaissent pas. Le bistrot, le football, voilà qui peut les intéresser », peut-on lire dans Le Combat social (décembre 1907, n°15), publication des ouvriers gantiers de Saint Junin gagnés à l’anarchisme individualiste.

    5  Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239.

    6  Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2007.

    7  Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887, dans son ouvrage Culture prolétarienne, Paris, Agone, 2004, p. 83.

    8  Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.

    9  Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard 1992, collection folio histoire, p. 183.

    10  Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.

    11  Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusqu’en 1917 et Madeleine Vernet dirigea de 1906 à 1922 un orphelinat « l’Avenir social ». Ces deux établissements étaient mixtes et appliquaient les méthodes de pédagogie active prônées par les libertaires et déjà mis en pratique à La « Escuela Moderna » de Barcelone par l’anarchiste Francisco Ferrer, fusillé en octobre 1909.

    12  Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912.

    13  Ibid

    14  Ibid

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    Pour citer cet article

    Référence électronique

    Anne Steiner, « Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque », Amnis [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 11 février 2011. URL : http://amnis.revues.org/1057


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  • Aucun historien contemporain n’a parlé de ce personnage L’histoire n’a conservé sur Jésus-Christ aucun document, aucun témoignage, aucune preuve qui établisse la réalité de sa personne, la vérité de son existence humaine.

     

    Jésus n’a laissé aucun témoignage

     

    Lui-même n’a jamais rien écrit (1) A la vérité, Socrate non plus n’a rien écrit, s’étant contenté du seul enseignement oral. Mais entre Socrate et le Christ, il y a trois différences capitales : la première est que Socrate n’enseigna rien qui ne fût rationnel, ou mieux encore, humain, tandis que le Christ, à peu de vérité humaine, mêla beaucoup de fables merveilleuses; la seconde est que Socrate apparaît dans l’histoire uniquement comme un être naturel, tandis que le Christ n’a été et n’est connu que comme un être surnaturel; la troisième est que Socrate eut pour disciples des personnages historiques qui rendent témoignage de son existence, - tels que Xénophon, Aristippe, Euclide, Phédon, Eschine et le divin Platon, - tandis que tous les prétendus disciples du Christ, il n’en est pas un qui nous soit connu autrement que par les documents suspects de l’Église, comme fut connu leur maître. Si donc, du fait que Socrate n’a rien écrit, on ne peut conclure qu’il n’ait jamais existé, la conclusion de la non-existence de Jésus s’impose, au contraire, à titre de présomption, du fait que ce dernier, vivant cinq siècles plus tard, n’a laissé aucune écriture. Il n’existe aucun témoignage écrit sur Jésus, hors des évangiles, qui sont sans autorité Il y a, du reste, mieux à dire. Non seulement le Christ n’a jamais rien écrit lui-même, mais on n’a rien écrit sur son compte. Citerez-vous la Bible ? Elle ne peut nous fournir la preuve que le Christ ait été un personnage réel (2), et même elle nous fournit force preuves contraires; au vrai, elle est d’un bout à l’autre la preuve de la non-existence de Jésus.

     

    Silence étrange de tous les historiens juifs ou païens

     

    En dehors de la Bible, aucun auteur profane, parmi tous ceux qui auraient été ses contemporains, ne nous a transmis à son sujet le moindre renseignement. Flavius Josèphe, Tacite, Suétone et Pline font tout juste mention du Christ. Mais les textes des deux premiers ont été interpolés et falsifiés; quant aux deux autres, ils n’ont parlé de lui qu’étymologiquement, pour désigner la superstition chrétienne qui lui avait emprunté son nom et la secte attachée à cette superstition. Ces écrivains, d’ailleurs, n’ont pas connu le Christ; ils ne se portent pas garants de son existence; ils ont écrit longtemps après la date à laquelle le Christ aurait vécu, et ils ne parlent que d’après des manifestations passagères qui attesteraient plutôt la non-existence.

     

    Ernest Renan, le plus grand des historiens critiques de Jésus, qui a eu le tort de présenter sa Vie de Jésus comme une biographie, alors qu’elle n’est qu’un ingénieux roman, est pourtant obligé de remarquer le silence de l’histoire sur son héros. «Les pays grecs et romains n’entendirent pas parler de lui; son nom ne figure dans les auteurs profanes que cent ans plus tard, et encore d’une façon indirecte, à propos des mouvements séditieux provoqués par sa doctrine ou des persécutions dont ses disciples furent l’objet. Dans le sein même du judaïsme, Jésus ne fit pas une impression bien durable.

     

    Philon, mort vers l’an 50, n’a aucun soupçon de lui. Josèphe, né l’an 37, en écrivant sur la fin du siècle, mentionne son exécution en quelques lignes (3), comme un événement d’une importance secondaire (4); dans l’énumération des sectes de son temps, il omet les chrétiens. Juste de Tibériade, historien contemporain de Josèphe, ne prononçait pas le nom de Jésus. La Mishna, d’un autre côté, n’offre aucune trace de l’école nouvelle; les passages des deux Gémares où le fondateur du christianisme est nommé n’ont pas été rédigés avant le quatrième siècle ou le cinquième siècle.» (5)

     

    Un auteur juif, Juste de Tibériade, qui avait fait une histoire des Juifs, de Moïse à l’an 50 de l’ère chrétienne, ne prononçait même pas, au dire de Photius, le nom de Jésus. Javénal, qui poursuivit de da satire les superstitions de son temps, parle des Juifs, mais il ne s’occupe pas plus des chrétiens que s’ils n’existaient pas (6) Plutarque, né 50 ans après le Christ, historien minutieux, qui n’aurait certes pas ignoré Jésus-Christ et ses gestes, s’ils s’étaient réellement produits, n’a pas, dans ses nombreux ouvrages, un seul passage qui fasse une allusion quelconque au chef de la secte nouvelle ou à ses disciples.

     

    César Cantu, pour qui la foi la plus aveugle, indigne d’un historien, est un voile épais sur les yeux, et qui en vient à tenir pour faits historiques les plus absurdes légendes du christianisme, s’avoue déconcerté par le silence de Plutarque; il dit tristement que «Plutarque demeurait attaché à sa foi aux divinités païennes comme si aucune voix encore n’avait menacé leurs autels... et que, par suite, dans tant d’ouvrages de morale qu’il écrivit, il ne voulut jamais dire un mot des chrétiens.» (7) Sénèque, qui, par ses écrits remplis de ces sentences qui donnèrent corps et vie au christianisme, fit penser qu’il avait été lui-même chrétien ou qu’il avait eu des relations avec des disciples du Christ, dans son livre sur les Superstitions, perdu ou détruit, mais que saint Augustin nous a fait connaître, ne dit pas un mot du Christ et, quand il parle des chrétiens déjà répandus en diverses parties de la terre, il ne les distingue pas des Juifs, qu’il appelle une nation abominable (Cool

     

    Mais c’est surtout le silence de Philon sur Jésus qui a une importance décisive. Philon, qui avait déjà 25 ou 30 ans lorsque Jésus aurait du naître et qui mourut plusieurs années après la date à laquelle ce dernier aurait dû mourir, ne sait rien et ne dit jamais rien de Jésus-Christ. C’était un homme docte, qui s’occupa spécialement de religion et de philosophie. Il n’aurait assurément pas négligé de citer Jésus, qui était de son pays et de sa race, si Jésus avait paru sur la terre et s’il avait accompli une si grande révolution dans l’histoire de l’esprit humain. Une circonstance singulière rend encore plus significatif le silence de Philon : c’est que tout l’enseignement de Philon peut se dire chrétien, à ce point que Havet n’a pas hésité à l’appeler «un vrai père de l’Église.» Philon, en effet, s’efforça d’unir le judaïsme et l’hellénisme, en interprétant habilement les parties les moins nobles de l’Ancien Testament par la distinction du sens littéral et du sens allégorique, et en pénétrant la religion juive du mysticisme des néoplatoniciens alexandrins. C’est ainsi qu’il constitua une doctrine platonicienne du Verbe ou Logos, qui a beaucoup d’affinité avec celle du quatrième Évangile et, dans cet évangile, le Logos c’est précisément le Christ. N’est-ce pas là une circonstance révélatrice ? Philon vit dans le temps où l’on a placé l’existence du Christ; il est déjà célèbre avant que le Christ naisse; il meurt plusieurs années après le Christ; il accomplit, à l’égard du judaïsme, la même transformation, la même hellénisation, la même platonisation qui fut l’œuvre des Évangiles, et spécialement du quatrième; il parle du Logos ou du Verbe exactement comme le quatrième Évangile; et pourtant, il ne nomme pas une seule fois le Christ ! Jamais, dans aucun de ses ouvrages !

     

     

    N’y a-t-il pas là la preuve que Jésus-Christ ne fut pas un personnage historique et réel, mais une création mythologique et métaphysique, à laquelle contribua plus que tous Philon lui-même, qui écrivit comme un chrétien sans rien savoir encore de ce nom de chrétien, qui parla du Verbe sans connaître le Christ, et qui enseigna une doctrine identique à celle que l’on a attribuée au Christ sans même soupçonner l’existence du Christ ? Si Philon a pu parler du Verbe et écrire comme un chrétien avant le Christ, n’est-ce pas la démonstration que le christianisme se produit sans le Christ, par les oeuvres précisément de ce même Philon, qui ne dit pas un seul mot de la personnalité humaine, de l’existence matérielle et historique de Jésus-Christ ? Non, Jésus n’a pas existé, car, s’il avait existé, Philon n’aurait pas pu ne pas parler de lui.

     

    Philon, le Platon juif-alexandrin, contemporain du Christ, cite tous les événements et tous les grands personnages de son temps et de son pays, sans même oublier Pilate; il connaît et décrit avec force détails la secte des Esséniens, qui vivaient aux environs de Jérusalem et sur les rives du Jourdain; sous le règne de Caligula, il fut envoyé à Rome pour défendre les Juifs, et cela fait supposer en lui une connaissance exacte des choses et des hommes de sa nation; immanquablement, si Jésus avait réellement existé, il aurait été obligé d’en faire au moins mention. Silence de Philon - Le silence de tous les historiens ne peut s’expliquer que par la non-existence de Jésus.

     

    Ce silence de tous les écrivains contemporains sur Jésus-Christ n’a pas été pris, jusqu’à présent, en considération autant qu’il conviendrait pour l’arrêt de la vérité historique (9) Même les écrivains d’esprit libre ont passé avec trop de hâte et de légèreté sur cette constatation. J. Salvador (10) explique facilement (c’est son mot) un tel silence, par ce fait que le fils de Marie ne laissa à Jérusalem que de faibles traces; Stefanoni (11), pour pouvoir l’expliquer, réduit la naissance et la vie de Jésus à de si mesquines proportions que ce n’est plus qu’un évènement très vulgaire. Ces explications sont trop inadéquates. Nous ne connaissons qu’un seul Jésus, celui des Évangiles et des Actes des Apôtres. Or, non seulement ce personnage n’aurait pas laissé à Jérusalem d’aussi «faibles traces» que le prétend Salvador; non seulement sa vie n’aurait pas été réduites aux «mesquines proportions» que suppose Stefanoni; mais, tout au contraire, la vie du Christ, à en croire la Bible, se serait déroulée avec un retentissement si extraordinaire que jamais aucune vie humaine n’en aurait eu de semblable.

     

    La personnalité du Christ aurait donné lieu à des tumultes publics, à une arrestation, à un procès, à un drame judiciaire suivi d’une mort tragique; elle aurait accompli tant et de tels prodiges, et si merveilleux ¾ visite des anges, apparitions d’étoile qui marchent pour indiquer le lieu de sa naissance aux rois qui viennent d’Asie lui apporter leurs hommages, massacre des innocents dispute avec les docteurs à l’âge de douze ans, multiplication des pains, changement de l’eau en vin, guérison des malades, résurrection des morts, domination des éléments et des ténèbres, tremblement de terre à la suite de sa mort, et sa propre résurrection, tant et tant que les plus indifférents auraient été forcés de s’en émouvoir, que l’univers entier, sur l’heure, en aurait eu immanquablement connaissance, et que la curiosité des chroniqueurs, des annalistes, des historiographes n’aurait pas pu ne pas s’y intéresser.

     

    Quand il s’agit d’un tel personnage et de tels événements, le silence de l’histoire est absolument inexplicable, invraisemblable, déconcertant. Et c’est ce que M. Auguste Dide a remarqué avec raison : «Une pareille ignorance, une inattention aussi dédaigneuse, déjà bien inexplicable s’il s’agissait seulement d’une manifestation historique ayant abouti à des tumultes, à des troubles violents, à une arrestation, à un drame judiciaire suivi de mort, devient (si on croit à la vérité des apologies évangéliques) tout à fait invraisemblable et stupéfiante. Car elle s’appliquerait aux faits les plus prodigieux, à des événements non seulement dignes de la curiosité et des commentaires des annalistes, mais qui devaient préoccuper l’intelligence et la conscience des spectateurs les plus indifférents et les plus distraits par nature... Et nul n’en sait rien? Pas un mot chez l’historien juif contemporain, Flavius Josèphe qui raconte les plus menus détails de l’histoire de ce temps-là; pas un mot dans Tacite, dans Suétone, dans les historiens grecs ou latins !» (12)

     

    <span>C’est pourquoi l’on ne peut moins faire que de conclure qu’un tel silence constitue une grave présomption contre l’existence historique de Jésus-Christ</span>. D’autres éléments, d’ailleurs, permettent de dire que, si l’inexistence du Christ peut seule expliquer le silence de l’histoire à l’égard de ce personnage, le silence du l’histoire à son tour démontre son inexistence. Le même silence de l’histoire se constate relativement aux apôtres. Nous n’avons, en ce qui les concerne, d’autres documents que ceux qui viennent de l’Église, qui, par là même, sont dépourvus de toute valeur probative, et qui nous les font connaître non comme des hommes naturels, mais comme des êtres surnaturels ou du moins, comme des thaumaturges, ¾ ce qui est à peu près la même chose. Les seuls faits historiques qui soient attribués aux apôtres ¾ le voyage de saint Pierre à Rome, sa dispute avec Simon le Magicien, la rencontre de saint Pierre avec Jésus et le fameux Quo vadis, Domine ? la mort de saint Pierre ¾ ne se trouvent racontés que dans les livres déclarés apocryphes par l’Église elle-même. On peut faire la même observation pour Joseph et Marie, les parents de Jésus, pour ses frères et toute sa famille. Ce sont là des circonstances qui donnent plus de signification au silence de l’histoire à l’égard de Jésus.

     

    Emilio BOSSI. (Traduction de l’ex-Abbé défroqué Victor Charbonnel.)

     

    NOTES :

     

    (1) La prétendue lettre de Jésus au roi Abgar est une fraude pieuse; cela est démontré. Origène et saint Augustin la répudient nettement, et ils déclarent que le Christ n’a rien écrit. Du reste, l’Église elle-même le reconnaît, puisqu’elle n’a pas mis cette lettre au premier rang des documents canoniques, et elle aurait eu un intérêt capital à le faire si une telle pièce avait présenté quelque caractère d’authenticité. On peut dire la même chose des dernières lettres de Pilate à Tibère. (NOTE DE L’AUTEUR) ¾ Ajoutons que cette fabrication de documents par les chrétiens, ces «fraudes pieuses», prouvent le manque de documents authentiques. S’il y en avait eu de vrais, on n’aurait pas eu besoin d’en faire de faux. (NOTE DU TRADUCTEUR)

     

    (2) M. Ch. Guignebert, chargé du cours d’histoire des religions à la Sorbonne, dit : «Tout le monde ou à peu près, avoue aujourd’hui que nos Évangiles ne sont pas des histoires de Jésus et de ses premiers disciples, mais seulement des biographies édifiantes, où les épisodes sont choisis et arbitrairement disposés pour encadrer des enseignements. On admet généralement que chacun des trois évangiles a eu son but particulier, en vue duquel il a organisé sa narration.» (Manuel d’Histoire ancienne du Christianisme, p. 40) Ce sont là des dispositions bien peu compatibles avec la véracité de l’historien; - et le même savant professeur dit encore : «Le christianisme rapporte son origine à Jésus-Christ. La tradition orthodoxe prétend posséder son histoire humaine dans les Évangiles, mais nous savons qu’ils ne nous ont conservé que des témoignages lointains, indirects, souvent contradictoires, toujours arbitrairement ordonnés, tout à fait étrangers au souci de la prédiction et de la vérité objective... on a pu très sérieusement se demander si tout ce que nous savons de Jésus n’était pas légendaire, si son existence même ne devait pas être rejetée parmi les mythes.» (Man. d’Hist. anc. du Christianisme, pp. 156-157.) - M. Guignebert, il est vrai, admet encore l’existence de Jésus, mais il constate que les études critiques sur les affirmations évangélistes sont d’autant plus négatives dans leurs conclusions qu’elles sont scientifiquement conduites (p. 156.) (NOTE DU TRADUCTEUR)

     

    (3) Renan ici ajoute une note pour avertir que le passage de Josèphe a été altéré par une main chrétienne. Pourquoi seulement altéré ? Il a été INTERPOLE. (NOTE DE L’AUTEUR)

     

    (4) Josèphe était un historien juif, né en l’an 37 (donc quatre ans après la mort prétendue de Jésus) Il a laissé un ouvrage appelé : Antiquités judaïques. Au livre XVIII, chapitre III, de ces Antiquités, on trouve le passage suivant : «Dans ce même temps naquit Jésus, homme sage, si toutefois on peut l’appeler un homme, car il accomplit des oeuvres admirables, enseignant à ceux qui l’aimaient à s’inspirer de la vérité. Non seulement il fut suivi par beaucoup de Juifs, mais aussi par les Grecs. C’était le Christ. Les principaux de notre nation l’ayant accusé devant Pilate, celui-ci le fit crucifier. Ses partisans ne l’abandonnèrent pas après sa mort. Vivant et ressuscité, il leur apparut le troisième jour, comme les saints prophètes l’avaient annoncé, pour faire mille autres choses miraculeuses. La société des chrétiens qui subsiste encore aujourd’hui a reçu de lui son nom.» ¾ Tel est le seul passage profane en faveur de Jésus. Or, est-ce là ce qu’aurait écrit un historien juif, tel que le juif Josèphe ? Non, un juif n’aurait pu tenir un pareil langage qui fait de Jésus un Dieu, et un Dieu ressuscité. C’est un chrétien qui a rédigé ce texte et qui l’a introduit, par interpolation ou intercalation, dans une copie de l’ouvrage historique de Josèphe. A l’endroit où il se trouve, ce passage interrompt brusquement la suite du récit de Josèphe. Rien ne l’appelle. On sent que c’est un morceau ajouté après coup. Perdu au milieu d’un chapitre qui raconte les amours d’une dame romaine et un châtiment infligé au peuple de Jérusalem, sans lien aucun avec le contexte; il est considéré comme la critique moderne, non seulement comme altéré, mais comme absolument interpolé. - Le seul texte d’écrivain profane que cite Renan et que l’on puisse citer est donc une pieuse fraude chrétienne. Saint Justin, Tertullien, Origène, saint Cyprien ont souvent cité l’historien Josèphe dans leurs polémiques contre les juifs et les païens. Jamais ils n’ont invoqué à leur avantage ce texte de Josèphe. C’est donc qu’il n’avait pas été intercalé dans les copies qu’avaient en mains ces défenseurs du christianisme et que la fabrication est postérieure. Bien plus, Origène dit expressément que l’historien Josèphe ne reconnaissait pas Jésus pour le Christ (Contre Celse, liv. I, p. 47.) Il n’eût pu le dire, si le passage avait été, de son temps, dans l’œuvre de Josèphe. (NOTE DU TRADUCTEUR)

     

    (5) Renan, Vie de Jésus, chap. XXVIII.

     

    (6) Stefanoni, Dictionnaire philosophique, au mot «Jésus».

     

    (7) César Cantu, Histoire universelle, Ep. VI, 2ème partie.

     

    (Cool Ernest Havet, Le Christianisme et ses Origines, t. II, chap. XIV.

     

    (9) M. Stéphane Servant, dans une étude de La Revue Intellectuelle (juin 1908), à propos de l’ouvrage du Dr Binet-Sanglé sur la Folie de Jésus, a excellemment noté l’importance de ce silence des historiens sur Jésus, et, surtout en ce que concerne Philon, il dit : «Ce qui paraît tout à fait extraordinaire dans l’énigme de Jésus-Christ, c’est que pas un seul auteur contemporain, pas même un auteur juif, n’en ait dit un mot. Philon, qui vécut en même temps que lui, qui mourut après lui, qui était en relation avec Jérusalem et les pèlerins qui s’y rendaient chaque année pour Pâques, Philon qui décrit les sectes juives; Flavius Josèphe, qui s’étend sur les plus obscures parmi ces dernières, ignorent le Christ. Figurez-vous quelque catholique à la façon de l’abbé Loisy, quelque libre-penseur à la façon de Renan, entreprenant, avec le souci d’exactitude historique, un ouvrage sur les sectes actuelles de l’Église romaine en France et, supposant qu’il existât de nos jours, oubliant de mentionner précisément l’Homme-Dieu. Ajoutez à cela que, suivant l’Évangile, cet Homme-Dieu ne s’est pas glissé obscurément sur la route de l’Histoire, mais y fut accompagné d’un cortège de miracles et d’évènements inouÏs, que le massacre des Innocents, la venue des Rois Mages sont les moindres faits se rapportant à sa naissance pour laquelle le Ciel des annonciateurs et la Terre des rédempteurs furent bouleversés, et tâchez de comprendre. Hors des historiens juifs, même silence. Pas un seul contemporain de Jésus, pas un, n’en a entendu parler : il y a là quelque chose d’inouï. S’il y avait un miracle réel dans la vie réelle de cet homme, le plus miraculeux serait celui d’une pareille omission.»

     

    (10) J. Salvador, Jésus-Christ et sa Doctrine, t. I, liv. II.

     

    (11) Stefanoni, Dictionnaire philosophique et Histoire critique de la Superstition, vol. II, chap. I.

     

    (12) Les tentatives de faire rentrer dans l’histoire, d’arracher aux brouillards de la théologie une personnalité qui, jusqu’à l’âge de trente ans, est absolument inconnue et qui, à partir de cet âge, apparaît au milieu des miracles, tantôt absurdes et tantôt ridicules, est une tentative si difficile qu’on peut, a priori, le déclarer impossible.» (Dide, La fin des religions.) Ernest Havet, dans son grand ouvrage : Le Christianisme et ses Origines, sans aller jusqu’aux conclusions de la critique actuelle sur la non-existence de Jésus, exprime ses doutes. Il dit : «Socrate est une personne réelle, et Jésus est un personnage idéal. Nous connaissons Socrate par Xénophon et Platon, qui l’ont connu; ils écrivent sur lui dans Athènes, pour les Athéniens, au milieu desquels s’est passée sa vie, et ils écrivent au lendemain de sa mort. On verra au contraire que ceux qui nous ont parlé de Jésus ne le connaissent pas et s’adressaient à des hommes qui le connaissaient encore moins; qu’ils ont écrit à plus d’un demi-siècle de distance, dans des pays qui n’étaient pas le sien, en une langue qui n’était pas la sienne. Ils n’ont écrit qu’une légende : Jésus est un personnage historique qui n’a pas d’histoire. J’ai déjà développé ailleurs cet idée et je prie qu’on me permette de me répéter : «Socrate est, comme on dit, percé à jour. Nous connaissons sa figure et son nez retroussé. Nous n’ignorons ni sa femme Xanthippe, ni l’humeur de Xanthippe. Nous le suivons à l’Agora, aux gymnases, à tables, au lit; nous assistons à ses amusements avec ses amis ou à ses disputes avec ses adversaires; nous l’accompagnons dans l’atelier d’un peintre, dans la boutique d’un marchand ou chez la belle Théodote qui pose pour un portrait. Nous l’entendons, pour ainsi dire, toutes les fois qu’il parle et aussi longtemps qu’il parle. Celui qu’on entend causer, celui qu’on voit rire, ne sera jamais un dieu. Je ne sais si Jésus a jamais ri ou causé, car c’était un homme de Lorient; mais ses biographes ne nous le diraient pas ou plutôt il n’a pas de biographie. On ne nous parle pas de son visage; son âge même n’est pas indiqué. Il n’était pas marié sans doute, il a été de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux; mais on n’a pas seulement pris la peine de nous le marquer en termes exprès. On ne nous dit rien de ses habitudes et du détail de sa vie. On ne nous raconte de lui que des apparitions, on ne recueille de sa bouche que des oracles. Tout le reste demeure dans l’ombre; or, l’ombre et le mystère, c’est précisément ce qui est divin. Si on aperçoit quelque chose de ses passions ou de ses préjugés, c’est autant que ses disciples les partagent et les sanctifient; on n’entrevoit rien de ses faiblesses. En un mot, ceux qui nous racontent Socrate sont des témoins; ceux qui nous parlent de Jésus ne le connaissent pas : ils l’imaginent.»

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  • Ce qu'il y a de dérangeant dans la morale,c'est que c'est toujours la morale des autres(André Breton)

     

    Ca bavasse et caquette, lorsqu'on est grand et que l'on se veut libérer, autour des thèmes qui demeurent tout à fait convenus. Dans les prétendus milieux dits libres, prenons par exemple, la liberté sexuelle. Il est de bon ton de fustiger contre ce que l'on nomme encore la fidélité. Pensez donc, ça fait partie de la panoplie ! Laquelle n'est que trop souvent une réaction pubertaire du rejet de la société de papa-maman pour établir des prétendus principes qui sont tout aussi puants parce que moralistes.

     

    On est venu me dire une fois qu'être fidèle c'était "perpétuer les vieilles traditions bourgeoises de ce monde" ; lesquelles s'inscrivent dans la conservation de la propriété et, de la sorte, le pouvoir n'est pas près de s'écrouler. Avec de tels arguments, en effet, enveloppés dans du papier prêt-à-penser, de cette vieille morale et de la morale nouvelle, le pouvoir s'en branle, comme de juste ! Et il a bien raison.

     

    Les petits apôtres biens fous de la liberté sexuelle du samedi soir associent ordinairement le fait de n'avoir de rapport sexuel avec un partenaire unique qu'à l'ennui et à la frustration. "De quoi je me mêle ?" ais-je à leur répondre ? De la fidélité, ce sont eux qui en font cas comme le font ceux qui la prônent. Ce sont eux aussi ces petits juges qui indiquent ce qui est bon ou mauvais pour tous.

     

    Si des gens peuvent se trouver frustrés par des relations sexuelles avec un partenaire unique, ce n'est pas mon affaire. Je n'ai ni à les plaindre ni à les inciter à vivre leurs rêveries secrètes en matière de sexualité. S'il en est d'autres qui ont des relations avec des partenaires multiples, de quelque sexe que ce soit, je m'en fous tout autant. Il en va de la responsabilité de chacun et de la volonté individuelle à pouvoir se réaliser.

     

    Ceux qui associent la sexualité avec un unique partenaire nécessairement à l'ennui et à la frustration signifient qu'ils sont bien incapables de comprendre que ce qui, à première vue, ne leur convient pas, peut tout à fait bien convenir à d'autres. On voit bien là que ces piètres moralistes ne valent pas mieux que leurs adversaires sur la question des préjugés car ceux des uns valent bien ceux des autres.

     

    Je m'accorde effectivement avec eux pour reconnaître que la possessivité, plus que la jalousie, nuit à l'équilibre et au développementde l'individu. Mais celles et ceux qui sont affectés par de tels sentiments peuvent-ils être à leurs yeux considérés autrement que comme des esprits faibles pleurnichards et, pour tout dire, incomplets ? De même est-il toutes les démesures dans la jalousie comme dans la possessivité ?

     

    En l'un et l'autre, se trouve le plus souvent la recherche de la relation fusionnelle qui, tôt ou tard, quoi qu'on en dise, mène au chaos. Une union amoureuse doit donc être l'addition des choses ; de ces petites choses de la vie que l'on partage (ou non) amoureusement.

     

    Si l'on peut aisément concevoir qu'il est des individus qui savent aimer plusieurs personnes, l'on peut concevoir que d'autres ne peuvent trouver leur équilibre qu'avec une seule personne. Ceux-là même qui, avant que de s'engager dans une relation véritable, peuvent demander à ce qu'elle soit exclusive ou non. Si plus tard, l'un des constituants d'un couple donné à le désir de vivre autre chose avec d'autres partenaires alors il peut en être discuté dans le couple. Passer à l'acte et le taire peut être alors considéré comme une entrave au contrat librement formulé au départ ainsi qu'une trahison de la confiance en l'autre. Après, à chacun de voir comment les choses peuvent évoluer.

     

    Il ne s'agit pas là de faire l'apologie du mariage mais seulement d'évoquer l'union libre de deux ou de plusieurs individus sans l'immixtion (et j'y tiens !) de l'Etat, de la religion ou d'une tierce personne. Et c'est bien parce que c'est l'affaire de deux individus (ou de trois ou de quatre) que nul ne peut ni les juger ni s'immiscer dans leurs affaires.

     

    Alors que ceux qui condamnent et la fidélité et la jalousie se mêlent de ce qui les regardent ! A revendiquer à tort et à travers ce à quoi ils aspirent pour un monde meilleur depuis leur seule morale et qu'ils ne savent pas eux-mêmes assumer certaines fois, ils finiront peut-être par reconsidérer les choses. Le droit de vivre qu'ils proclament tant pour les autres et pour eux-mêmes surtout finira sans doute par en fatiguer plus d'un. Le droit de vivre n'est pas à légiférer mais à prendre en faisant abstraction de la notion même de droit et en passant outre à l'interdit.

     

    Quant à ceux qui accusent ce qu'ils nomment "l'hétéronormalité" d'entretenir l'homophobie, sans doute aspirent-ils à "l'homo-normalité" ? Mais elle est implantée déjà depuis assez de temps pour pouvoir constituer un solide lobby sur lequel se bâtissent des fortunes tandis que celles et ceux qui tentent d'en suivre les chemins deviennent, pour la plupart, des véritables pantins qui s'incluent eux-mêmes dans un ghetto pour pouvoir mieux se "retrouver".

     

    Et dedans ces ghettos, il est de ces bien étranges et tristes endroits dont tirent profit le capitalisme de toute façon et qui constituent de véritables crachoirs à foutre ou vainement on vient y chercher sinon un peu d'amour, du moins un rien de sexe... Alors oui, tout cela est bien triste. S'y retrouve qui veut mais qu'ils aient au moins la décence de se déserter les lieux où l'on doit payer pour se faire ! La sexualité qui passe par un système de tarification, c'est de la prostitution déguisée. De la prostitution organisée proprement. Quelle soit dit hétéro ou homo sexuelle. Adonnez-vous plutôt aux ébats dans la nature; dans les lieux plus ou moins sauvages avec qui vous voulez. Voilà l'une des formules de l'amour libre si l'on doit parler d'amour.

     

    La liberté sexuelle, la liberté d'aimer qui l'on veut, je n'ai rien, mais absolument rien contre. Cela ne m'apporte ni ne me retire quoi que ce soit. Mais combien de ces défenseurs de ces libertés seraient bouleversés s'ils apprenaient que papa ou maman eux-mêmes aient pu avoir des relations extra-conjugales ? Et qui plus est de nature homosexuelles ?...

     

    Il conviendrait d'abord de balayer devant sa porte avant de dénoncer partout le tas d'ordures qui se peut trouver sur la porte de la maison voisine ou la poussière qui s'entasse sur celle d'en face. La poussière est la même partout, la pollution des esprits et des coeurs également. On veut remplacer la morale par une nouvelle sous prétexte de libération. Donc avant que de t'empresser de libérer l'autre, libère toi toi-même. Pour ce qui me concerne, je m'en charge seul.

     

    Dominique David


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  • « ... car sur l’œuvre de Han Ryner« flotte le drapeau noir de l’an-archie. »

     

               « En ton frère, c’est l’homme profond que tu aimes, l’homme profond, non les masques superposés où grimacent un temps et un pays... Ton amour pour tous à la force de détester en chacun les chaînes naïves dont il se charge : patrie, doctrine, politique, religion, règlements, statuts, lois et disciplines... Plus tu deviens toi-même et ta réalité, plus aussi tu aimes chez autrui la réalité que les superficiels ne soupçonneront point. Maintenant tu est. Arme-toi uniquement de toi-même : le tyran ou les esclaves sourds te frappent mortellement, lutte contre les mensonges locaux et contre les mensonges actuels. Explique à tes frères que, pauvres, blessés, ils protègent les gangrènes dont ils meurent. »

                                                                   Han RYNER.

     

              Un désir exprès me porte à préciser l’an-archie dont toute l’œuvre de ce stoïcien libertaire est marquée. N’en déplaise à Jean d’Arvor, ami, des Amis de Han Ryner, cette appartenance n’est pas seulement symbolique; notre Socrate moderne, notre Diogène ressuscité, notre apologiste des philosophes cyniques, le proclame en maints passages de ses écrits. Ce n’est pas là une classification absurde, mais ce que je pense déraisonnable, c’est de la mêler à cette altération de l’an-archie abritée « sous l’emblème du drapeau noir, de l’agitation révolutionnaire, du désordre et du nihilisme vain et destructeur. »

     

              Si j’en avais le loisir, il me plairait de renverser cette conception par trop personnelle de Jean d’Arvor sur l’an-archie, à croire qu’il ne s’est guère appliqué à l’étude de cet idéal qu’il rejette avec désinvolture par dessus les moulins. N’en aurait-il point compris toute l’essence, toute la philosophie, pour ne retenir que les broutilles ou les bruits et les échos d’informations intéressés ? Vérité et raison, tels sont entre autres, les objectifs qui guident Han Ryner, et soyez certain, mon cher ami, des AMis de Han Ryner, s’il dénonça les fanatismes, s’il arracha comme vous l’écrivez peu après, « leurs corsets afin de tenter de libérer enfin la pensée humaine » c’est là bel et bien oeuvrer en an-archiste. Mais déjà vous ajoutez que « son anarchie à lui, n’est hostile au commandement que lorsque ce dernier est Mensonge. »

     

              Ce n’est pas sous ce pitoyable éloge, qui peut paraître original, que je me fais la joie d’absorber l’analyse des propos d’un penseur profondément an-archiste; mais avant tout, je veux rejeter ce « drapeau noir », dont généreusement certains aiment draper Han Ryner. Han Ryner avait une aversion profonde pour ces symboles des patries et des patriotes, ces oripeaux lui étaient d’une indifférence totale. Je n’ignore point que certains admirateurs de Han Ryner contestent son appartenance à l’an-archie et vont jusqu’à nier l’empreinte dont est chargée la meilleure partie de ses écrits ou de son oeuvre parlée. Certes, et je le précise à dessein, si l’on veut entendre par an-archie : organisation sociale, adhésion à un mouvement, acceptation d’une doctrine toute faite, fût-elle anarchique, on peut s’imaginer que Han Ryner, au nom de son individualisme refuse cette réalité.

     

              Mais il s’agit de tout autre chose et ce n’est pas que sur quelques fragments de phrases qu’il faut « juger ». Il faut superviser l’ensemble de ses écrits, ne pas s’arrêter aux quelques « broutilles », recueillir ses évolutions et étudier tout particulièrement ses comportements dans la vie quotidienne. Alors, il faut la constater et s’incliner devant le fait incontestable et incontesté : l’esprit de Han Ryner est essentiellement anti-dogmatique, farouchement anti-autoritaire, profondément individualiste, postulats indubitables de l’an-archisme.                   

     

                Tout dans ses écrits, atteste avec autant de passion que de sérénité cet an-archisme, qu’il dispense avec générosité et amour; et cette exaltation permanente d’une pensée libertaire est bien ce qu’il y a de plus créateur dans son oeuvre. Mieux encore, au hasard des lectures, vous retrouverez dans les centaines de revues et journaux, auxquels il a collaboré avec un désintéressement étonnant, sa pensée généreuse débordante d’amour, où il s’affirme en faveur de tous ceux qui, amants de la liberté n’ont cessé d’être persécutés par la loi et l’autorité. Han Ryner, en maintes occasions, s’est dressé par le verbe et par la plume, contre les oppresseurs, afin d’aider à arracher ces victimes aux mains de leur bourreau. Il s’en est allé tantôt au forum, tantôt devant cette justice injuste, défendre les martyrs, emprisonnés politiques, réfugiés des régimes totalitaires et dictatoriaux.

     

              Et voici qu’en témoignant 1922, au procès de Juvenis-Gustave Bouvet - qui fut condamné à cinq ans de travaux forcés, pour propagande subversive, Han Ryner, non sans malice, disait en s’adressant aux jurés : « Juvénis déclare la tolérance une « vertu foncière anarchiste » Il est anarchiste un peu comme Polyeucte est chrétien; l’anarchie c’est pour lui l’ensemble et le bouquet de toutes les vertus. Soyez heureux et tolérants, Messieurs les jurés, et Juvénis croira vous faire plaisir en vous saluant du nom d’anarchistes. » (1)

     

              E. Gomez de Baquero (2), qui pour l’édition espagnole (3) du « Sphinx Rouge », publia un prologue, écrivait : « A parler grosso modo, Han Ryner est un anarchiste : ce penseur considère l’Etat, au moins l’Etat historique, comme un ennemi de l’individu et il voir dans la personnalité individuelle la plus précieuse de toutes les valeurs humaines. » Il précise : « L’anarchie passait auparavant pour l’extrême utopie de l’individualisme. C’était l’aspiration à résoudre par la libre harmonie ces problèmes de la coopération sociale que la tradition historique nous montre toujours livrés d’une contrainte plus ou moins mitigée de liberté. »

     

    -          Mais, direz-vous, Henri Ner (Han Ryner) a publié en 1892, en collaboration avec Émile Saint Lanne : « La Paix pour la vie », un essai où l’anarchisme est traité sans trop grand ménagement. Il est certain, si l’on s’en tient à cet ouvrage de jeunesse, qu’Henri Ner a des pensées, qu’il met difficile de contresigner, et pour cause. L’anarchie a tout particulièrement été analysée dans la dernière partie de l’ouvrage, où les auteurs ont exposé : les luttes et la Paix de demain. Ils recherchent une définition de la société tout en « contenant » le présent dans l’avenir, et exposent la démonstration d’Herbert Spencer : La société est un animal; ils y apportent quelques objections et affirment que la société est un animal composé de cellules conscientes.

     

              Mais, disent-ils, l’humanité est très jeune, l’individualisme paraît condamné; le travail vaincra la fatalité des choses dans cette lutte pour la paix, malgré la loi de Malthus qui se détruit elle même. Je laisse à vos réflexions ces querelles sociales contemporaines, ainsi que les théories des économistes libéraux, avec toutes leurs conséquences : droit au travail, liberté de travail, droit à l’assistance y compris cette sacré loi de l’offre et de la demande, que défendent avec tant d’âpreté les individualistes anglais. On y ajoute l’utilité de la conscience pour le progrès de l’espèce,  la sélection des meilleurs et des plus forts, encore qu’il n’est pas écrit, nous disent-ils, que les meilleurs le soient au point de vue social, et qu’il faille envisager la solution socialiste.

     

              Des systèmes de L. Say et de Lasalle, en passant par L. Blanc et tant d’autres, la gamme est belle, ondoyante, sinueuse. Seule la disharmonie de leurs affirmations, en tempère l’absolu et la rigidité, tandis que le chant des poètes Shakespeare, Byron, Shelley, Sully-Prud’homme, se confine dans les régions métaphysiques, abstraites, où le rêve reprend tous ses droits. Iront-ils vers cette école chrétienne, par un retour au passé, aux principes de charité plutôt que de justice ? A ces contradictions de concept suranné, quoique tempéré par un communisme religieux insuffisant et restreint, faut-il présenter le communisme anarchiste ?

     

              Il est indispensable, pour qui veut saisir la pensée nuancée de Han Ryner, de ne pas confondre « la politique » anarchiste avec les idées anarchistes. Dans « La Paix pour la vie », les auteurs ne se laissent pas troubler par « le bruit des cartouches de dynamite par les cris furieux, les discours incendiaires, par l’affirmation du droit au vol. » Si bien que le but des anarchistes est défini par le système de Proudhon, il consiste à éliminer l’autorité sous un triple aspect : politique, social et religieux. « C’est la dissolution du gouvernement dans l’organisation naturelle, c’est le contrat se substituant à la souveraineté, l’arbitrage au pouvoir judiciaire, c’est le travail, non pas organisé par une force étrangère, mais s’organisant lui-même; ce sont les citoyens contractant librement, non pas avec le gouvernement, mais entre eux. »

     

              Vient alors l’examen des formules de Caferio « Anarchie et Communisme », celles de Kropotkine, « L’Anarchie dans l’évolution socialiste ». Les conclusions des auteurs opposent des objections à l’anarchie, car selon eux, la société est un trop jeune animal, qui doit s’organiser plus fortement encore. Les considérations émises ensuite, ne sont guère aimables pour les anarchistes, qui, entre nous, ne s’en portent pas plus mal :! Vient enfin un chant vers le collectivisme, en passant par Marx et les marxistes.

     

              A travers toutes ces objections formulées non sans quelques raisons valables, les auteurs de « La Paix pour la vie » affirment encore le désir de voir fleurir ce collectivisme qui leur apparaît comme une beauté dans la justice. Ils émettent des réserves qui, pour n’être pas totalement dépourvues de logique, n’en restent pas moins quelque peu chaotiques. Affaire de situations, affaire de dignité ou de réalité; mais la vanité, l’amour propre, l’ambition infirment bien des espoirs parfois. « Les lois et ordonnances protectrices des animaux interdisent de faire traîner une voiture par un chien; elles permettent qu’une femme y soit assujettie. »

     

              Voilà la meute des candidats aux réformes, mais le respect de la vie humaine est oublié dans ce tohu-bohu où seuls ont triomphé jusqu’ici, ceux qui sont montés sur le coche pour régler la course de l’attelage. Il faut forger les âmes nouvelles pour les générations de demain, afin que nos enfants n’aient point honte de tout ce que nous avons traîné sauvagement. « La Paix pour la vie » doit se situer dans son époque, afin de pouvoir mieux saisir l’évolution qui s’en suivra chez Henri Ner, de qui Manuel Devaldès a dit qu’il eût le mérite « de savoir marier intimement, harmonieusement et honnêtement le rêve à la raison. » Manuel Devaldès a magnifiquement situé l’ouvrage « La Paix pour la vie » en révélant un Han Ryner sociologue « opposant cette formule à la formule darwinienne de la lutte pour la vie. »

     

              Ouvrage extrêmement intéressant nous dira Devaldès « dans sa variété didactique, où, bien qu’il s’agisse surtout des faits », et de poursuivre « C’est une compendium de tous les grands faits sociaux et des diverses doctrines sociologiques. Conçu dans un esprit largement humaniste, il a conclut à la nécessité du collectivisme pour le bonheur humain. » Mais, ajoutera Manuel Devaldès, « Han Ryner pense que cette organisation sociale n’est souhaitable et n’est d’ailleurs réalisable qu’autant que l’individu lui-même s’est transformé. » Il faut alors comprendre que ce renouveau dans l’expression de la pensée chez Han Ryner exalte l’individu comme postulat essentiel dans la libération humaine.

     

              Manuel Devaldès avance encore comme conséquence de cette évolution chez Han Ryner que notre philosophe stoïcien libertaire n’attend point la naissance d’une société future, aucune ne lui paraît susceptible de réaliser son rêve et pour cause, stoïcien libertaire, c’est vers l’individualisme qu’il avance, ni sur terre, ni au ciel et ne comprend « la vie », il veut, écrira-t-il dans l’ensemble de son oeuvre, vivre le présent, vivre « sa vie telle qu’il la veut et la peut »; cela veut dire qu’il veut s’approcher de plus en plus de son idéal. Ce n’est pas un absolutisme qui en des rêves impossibles expose l’invraisemblance, mais il exprime des approximations qui sont délivrées dans la mesure du possible, des préoccupations sociales. Voilà son oeuvre d’hier, point de départ d’une pensée qu’il va mûrir par la méditation quotidienne, durant plus de quarante ans.

     

              Nous partageons la façon de voir de Georgette Ryner, qui a écrit sur « La Paix pour la vie » : « Si nous ne pouvons prêter à Han Ryner toutes les idées qui y sont exprimées, je pense que puisqu’il l’a signé il en approuvait le ton et l’esprit. » (4)) Voilà ce qu’elle écrivait encore : « Or, ce que nous y trouvons par dessus tout, c’est le rêve d’une société juste, égale et pacifique, la charité remplacée par la justice, les heures de travail peu nombreuses réparties entre tous, les loisirs considérables, le pain gratuit. Au début nous y lisions cette interrogation : « Le XXème siècle nourrira-t-il les hommes vraiment libres, égaux et heureux », et l’œuvre se termine par l’espoir. » Entrons ensemble, pacifiquement, dans la terre promise de l’égalité. » (5)

     

              Dans une étude qui préface Les Chants du Divorce, « Le Symbolisme social », écrite à Paris, la nuit de Noël 1891, Henri Ner nous dit : « La Révolution, en proclamant les Droits de l’Homme, a proclamé les Droits de l’Individu qui ne peuvent que constituer le Droit de Guerre. Elle a oublié les Droits de la Société, le Droit de Paix et d’amour. » (p. 8) Et il ajoute : « Je ne condamne pas ici l’œuvre de la Révolution et de notre siècle. Comme penseur, je la crois nécessaire. Comme poète, je la sens douloureuse. Il fallait détruire la mauvaise cabane de nos pères, pour élever, sur le même emplacement, le beau palais qu’habiteront sans doute nos fils ou petits-fils. En attendant, nous grelottons, sans abri, au vent et à la pluie. Et nous nous attristons en voyant qu’on démolit toujours. Il serait peut-être temps de reconstruire. »

     

              Dans une étude consacrée à Han Ryner (6), Synis écrit : « ... vers 1891 Henri Ner est socialiste. Commençant son examen de la question sociale, il découvre qu’on a généralisé à tort la loi darwinienne de « lutte pour la vie ». Avec Émile Saint Lanne, il publie un essai : « La Paix pour la vie ». Ensemble, ils trouvent que la loi de Malthus n’est qu’une tendance limitée par de plurielles incidences. Parmi leurs propositions, retenons celle d’assurer à tous la subsistance de « socialiser le pain »‘. Victor Barrucaud reprendra et développera l’idée du Pain gratuit quelques années plus tard. »

     

              Synis poursuit son exposé : « Kropotkine exposera dans toute son ampleur la réalité de l’entraide dans le monde animal, dans l’histoire des sociétés, et comme toujours cette naturelle mise en commun des énergies a toujours balancé la dureté aveugle du combat vital. Cependant, au contact des hommes, le jeune philosophe sent combien toutes les vues réformatrices sont abstraites, combien elles comptent peu sur les réactions des vivants et les caractères individuels. Il aperçoit le danger de légiférer et de croire diriger le rythme hasardeux de l’évolution. Les injustices et les misères qui accablent le peuple spolié, des ordonnances ne suffisent pas pour les abolir. On ne fait que changer le nom de l’esclavage. Mais il faut que l’esclave prenne conscience de ses entraves. Pour se faire libre et réaliser sa justice, la volonté de révolte doit venir à l’individu. »

     

              Ainsi Han Ryner sera conduit vers des recherches plus profondes et son refus de servir d’abord, qu’il affirmera peu après dans son « Crime d’obéir », marque déjà une étape vers une réalisation intérieure. Premier grand livre chez Han Ryner, qui exalte la hardiesse énergique de l’individu qui se refuse à la servitude imposée et même volontaire. Son héros est un type d’homme absolu au caractère droit qui ne peut s’accorder à vivre avec le milieu des hommes qu’il coudoie quotidiennement. « A l’écart, ajoutera Synis dans don étude, Han Ryner a mûri une pensée libertaire, contre la domination politique, il a redonné son importance à l’autonomie personnelle, la réalisation hors des sentiers tracés, des groupes organisés : il n’y a pas de « gouvernement du bonheur », cette seule fin éthique qu’aient à se proposer les hommes. »

     

              Quelque part dans la revue « Les Loups », écrivant la préface à « L’Homme-Fourmi », Han Ryner exprimait en 1913 : « Certes, je m’étais modifié pendant ces longues années (1887) Je n’étais pas seulement un ouvrier qui, ayant appris à se servir de ses outils, espère réussir l’ouvrage manqué jadis. J’étais aussi un homme dont les idées ont changé. Le naïf socialiste qui pensa d’abord l’Homme-Fourmi chercherait, je crois, plus d’une querelle à l’individualiste qui a écrit son livre. Mes vieilles notes témoignent pourtant que ces collaborateurs seraient d’accord sur bien des points. Tous deux rient du « chauvinisme humain » L’ancien homme aimait déjà se pencher sur les frontières de la pensée humaine; essayer, à force de sympathie, de deviner les cerveaux différents du nôtre, heurter aux portes de l’inconnaissable et écouter l’étrange bruit de plein qu’elles rendent. » (6)

     

              Contre le nivellement grégariste archiste, H. Ryner affirme son individualisme : subjectivisme qui fleurit en fraternisme. Impie dans un milieu orthodoxe, Han Ryner apparaît comme hérétique, et s’il maudit les crimes de la patrie dans un monde étouffé de civisme, n’y a-t-il pas là comme l’entrevoit Munoz, une position synonyme d’anarchie réclusienne ? La traduction espagnole de Grecia Libertaria (7) (L’individualisme dans l’Antiquité) qui reproduit l’étude de mon ami Munoz, est précédée d’une citation de Bakounine extraite de « Dieu et l‘Etat » (8) :

     

              « De tous les êtres vivants sur cette terre, l’homme est à la fois le plus social et le plus individualiste. Il est aussi, dans contradiction, le plus intelligent... Il semble qu’il existe un rythme naturel, auquel se conforme une espèce d’animaux quand elle est plus élevée dans l’échelle des êtres, dû à sa plus complète organisation et qui laisse à chacun autant d’ampleur, liberté et individualité. » (9) « Nul plus qualifié que notre si aimé Han Ryner, pour nous exposer la philosophie libertaire de l’ancienne Grèce. Pour être lui-même un hellène, par sa sagesse néo-stoïcienne,  pour être, comme disait Maria Lacerda de Moura, « Le Socrate du XXème siècle », Han Ryner sans doute a été, un des rares libertaires de l’Occident, surtout si on comprend que, pour très grande qu’ait été son oeuvre, ce qui réconforte, est l’exemple de sa vie harmonieuse et libre. » (10) (p.23.)

     

               Aux environs de 1900 vraisemblablement, Han Ryner notait ces quelques lignes, en vue d’une enquête sur le vote des femmes : « Le suffrage universel est l’expression de l’universelle lâcheté. Au lieu de nous battre, comptons-nous. Ah ! vous êtes un de plus : nous serions inévitablement écrasés. Nous subissons votre loi. » Voilà qui déjà porte ombrage à un collectivisme radical, et rejoint la pensée rynérienne, où s’affirme le néant significatif du suffrage universel qui est: « ... Fils de je ne sais quelle débauche infâme où se mêlent le nombre, la duperie et l’argent. » Han Ryner déjà au début du siècle n’hésitait pas à écrire : « De même que la vraie action sociale ¾ à longue échéance hélas ! ¾ appartient aux révoltés qui ne votent plus. » Pour conclure, il ajoute : « Ils sont 100, et ils font du bruit et de la besogne comme 10.000. »

     

              Voici ce qu’il redira sur le même sujet, vingt ans après (11) : Dans un dialogue plein d’humour, en réponse à la demande d’un vieux copain candidat dans la circonscription, et qui voudrait l’inscrire comme membre du comité : « Je ne suis pas électeur. Je n’habite Paris que depuis trente-cinq ans et je n’ai pas encore eu le temps de me faire inscrire sur les listes électorales. » (12) Ce mauvais citoyen se refuse d’être en carte, et sera traité par le citoyen conscient, de pédant et de chicaneur. Notre Aristote, de répliquer à tant de calembredaines avec autant de logique que d’esprit. Légiférer, juger, pauvre bougre d’électeur mi-glorieux, mi-ridicule, demi-citoyen de seconde zone, bon à tout et surtout « à subir l’arbitraire des lois et des faiseurs de lois », tandis que Diogène, à la recherche d’un homme dans tous ses États modernes, n’éclaire de sa lanterne que « des gueules d’esclaves »

     

              L’individualisme, à le considérer comme Han Ryner, n’est pas loin d’être le couronnement de l’anarchisme. Élargissant cette formule, nous disons que l’anarchie pourrait être le cadre social de l’individualisme libertaire. Cueillons donc tout au long des écrits d’Han Ryner, sans dénaturer sa pensée, ce qu’il dit de mieux pour exalter un personnalisme fraternel. Nous aurons ainsi de quoi nous réjouir anarchiquement de tout ce qui fait espérer des lendemains heureux à tous ceux qui feront effort vers une libération rayonnante de bonté et de sagesse. Oui, Maurice Blanchard, Han Ryner n’appartenait à aucun clan, à aucune coterie, à aucun parti. Mais qui donc a pu vous seriner qu’être anarchiste était d’appartenir à un clan, une coterie, un parti, alors qu’elle ne peut être que sincérité et indépendance, sinon, de cesser d’être anarchiste. C’est à ce titre qu’il me plaît de mêler la pensée d’Han Ryner à l’an-archie.

     

              Une des plus curieuses raisons qu’Han Ryner ait faite à une enquête, est l’opinion qu’il donna au journal le Syndicaliste des PTT, relative à une grève : « On ne poursuivait pas une solution simpliste comme ces augmentations de salaires qui, grâce à l’ingéniosité du vol organisé qu’on appelle aujourd’hui une société, ne sont que des améliorations apparentes. » Han Ryner ne se contente pas de regarder cette hypothétique espérance du salariat qui ne résout pas grand’chose,  après l’esclavage et le servage, puisqu’il subsiste cette nouvelle illusion : gagner son pain. On semble l’avoir perdu de vue aujourd’hui, en s’installant dans le salariat. Depuis des décades, le monde du travail s’efforce de décrocher la lune...   

     

              Avantages corporatifs que supportent souvent les autres corporations par le jeu des fluctuations des prix, petites luttes sans doute rendues indispensables, mais sans lendemains libérateurs, petits résultats très provisoires, parfois dépassés avant la reprise du travail. Il faut préparer d’autres batailles, en engager d’autres avec des objectifs plus positifs, plus passionnants, si l’on veut oeuvrer libertairement. De tout cela, Han Ryner s’était rendu compte, mais il affirmait que l’on doit préparer cette libération avec de sérieux efforts. L’explication jointe à la persuasion peut seule les faire triompher.

     

              Comment demander des sacrifices, si les intéressés ignorent l’idéal vers lequel on les convie ? Pour réussir de telles tentatives qui sont une vraie révolution, pour combattre le mensonge et le bluff de l’adversaire, la stupidité de l’opinion publique même, il faut agir, et Han Ryner entrevoit une grève qui intéresserait directement le pays tout entier. Malgré les fautes et les erreurs, à condition de s’instruire des faits, comprendre, saisir, agir, Han Ryner reste plein d’espoir : « Le prochain combat sera savamment préparé, plus puissamment engagé, plus fortement soutenu, plus efficacement dirigé. »

     

              Ce sont là des écrits d’un homme d’action dont la pensée même, alerte les indécis. Seuls, les rétrogrades n’y trouvent matière libératrice. Han Ryner ne reste pas bouche-bée devant l’action; s’il aime préciser l’effort utile, c’est surtout parce qu’il se refuse d’être dupe. Le voici dissertant sur l’individualisme et le communisme : « Si dans le présent, individualisme et communisme semblent des adversaires, c’est là une des innombrables condamnations du présent. Individualisme et communisme sont les deux pôles de la vérité humaine, nos deux nécessités les plus profondes. Tant qu’on ne sait pas les apaiser, les concilier, les unir, faire de ces ennemis apparents des collaborateurs heureux, l’homme reste chose incomplète, grimaçante et impuissante. » (13)

     

              Han Ryner a précisé dans cette réponse à une enquête : « Syndicalisme et Individualisme », sa façon de concevoir l’équilibre de l’aspect du problème important des rapports entre l’un et tous, l’individu et la société. « Individualisme : vérité essentielle de mon esprit. Communisme : vérité essentielle de mon cœur et de mes mains. Je ne puis penser que par moi-même. Mon cœur cherche la chaleur des autres cœurs. Jalouses et solitaires dans l’œuvre d’art, mes mains, dès qu’il s’agit des besognes pour la vie matérielle, sont désireuses d’aider et de se faire aider.. » Et Han Ryner n’exclut point la vie intellectuelle. L’individualisme qui se complète de communisme, s’il se protège des infiltrations et des banalités; il n’aspire pas moins à faire chair et verbe de sa pensée, « la rendre sensible et intelligible, la donner comme l’arbre donne ses fruits. »

     

               L’individualisme d’Han Ryner ne rejette point le communisme, quoique certains puissent le penser, au contraire. A une enquête ouverte par « L’Idée Libre » sur ce sujet : L’individualisme peut-il se concilier avec le communisme (14), Han Ryner répondit : « Demandez-moi pendant que vous y êtes, si la respiration se peut concilier avec la circulation du sang, la pensée avec le sentiment, l’activité avec le repos. Dans leur expression abstraite, certaines de nos nécessités apparaissent contradictoires; les mots et les définitions creusent, si j’ose dire, des fantômes de fossés; sous le pied vaillant, le terrain reste solide et uni. » Mais il ne faut pas citer en entier cette réponse si concrète, où Han Ryner harmonise les noms querelleurs, les mouvements aux frictions parfois un peu rudes où s’accordent individualisme et communisme en un grand espoir de son âme, dans ce chemin de la terre promise. L’individualisme reste la grande vérité de son esprit.

     

              « Sols, mon esprit, assez farouche pour te refuser à être conquis, pour te refuser à conquérir. Seule une clarté interne peut me faire renoncer à une persuasion. Les autres me ressemblent, si j’ose dire, par ce besoin de différer, par cette indépendance, par ce sentiment que leur évolution est beauté et bonheur. Si leur rythme reste libre que ma vérité ne s’offre donc jamais à un dogme. Puisque je ne connais pas directement les autres, ma vérité, j’ignore si elle est, en quelque mesure, une vérité humaine, même si je lui suppose ce caractère universel, elle n’épanouira ce germe que dans les consciences qui s’allumeront d’elles-mêmes; ce n’est pas le ciel qui éclaire les étoiles; c’est la clarté multiple des étoiles qui fait du ciel une lumière ruisselante. »

     

              Han Ryner, lorsqu’il aborde le communisme précise : « Certain communisme est la vérité de mon cœur; certain communisme, la vérité de mes mains. Le baiser ne doit coûter nul sacrifice ni à ma pensée, ni à la pensée qui veille derrière le front de l’amie. Même s’il n’est que d’une heure, notre rapprochement risque de produire l’enfant qui lui sera commun pour toujours et vers qui se tourneront deux cœurs également maternels, également paternels. » En son rythme, joyeux et libre, Han Ryner décrit quelques arabesques intérieures : « Le communisme sera libération et durable conquête de tous, quand il s’appuiera consciemment sur l’individualisme. L’individualisme ne fleurira de toute sa splendeur que dans une société librement communiste. »

     

              L’Etat, Han Ryner le dénonce d’ailleurs avec tout autant de virulence que les religions; Etat ou Église, le pouvoir aime à s’appuyer sur les autorités; or, les individualistes n’éprouvent pas le besoin de choisir. « Notre ennemi, c’est notre maître, celui de demain ne sera pas meilleur que celui d’hier, alors à quoi bon espérer l’un ou l’autre ? Et pourquoi, vraiment, préférerions-nous aux religions enveloppées d’onction et de jésuitisme, les barbaries rigides ? En quoi le maître nouveau est-il supérieur à la vieille maîtresse ? » Des hommes en redingote, d’autres en soutanes, que m’importe; je ne cherche point et me refuse à justifier leur accoutrement d’esclave laïque ou religieux. Je veux me garder, par delà le bien et le mal, entre l’idole sanglante et le moloch dévorateur.

     

              Pas de vrai Etat, pas de vraie Religion; ces distinguos sont des mensonges éhontés bons à duper les peuples. Han Ryner dénonce comme il se doit, ces amusants souteneurs de l’Etat et de l’Église, car pour lui, il n’y a pas de bons États gouverneurs d’hommes ou administrateurs des choses. « Jadis, il y avait des maîtres d’esclaves « gouverneurs d’hommes » Aujourd’hui, ô joie ! il n’y a plus que des capitalistes, « administrateurs des choses » Ce qui veut dire qu’autrefois on administrait des coups de fouet et qu’aujourd’hui on administre la faim. Ah ! ça, mais est-ce qu’on a jamais conduit les hommes autrement que par les choses créatrices d’espoir et de crainte, de plaisirs et de douleurs ? Est-ce que celui qui est maître des choses n’est pas maître des hommes ? Sauf quelques privilégiés, nous sommes tous attachés à la glèbe ou à l’usine.

     

              Si la glèbe et l’usine ne nus appartiennent point, que nous importe d’être exploités et administrés sous le nom d’esclaves, sous le nom de serfs, sous le nom de salariés ? » (15) Le seul effort utile, Han Ryner l’a précisé; et ceci est important : c’est de rester soi-même et ne jamais oublier qu’une organisation est naturelle. « L’important c’est de savoir qu’une société naturelle n’est possible qu’entre individus, entre uniques, entre hommes assez égoïstes pour que nul ne se sacrifie, assez peu égoïstes, pour que nul ne demande aux autres de se sacrifier. » Jamais l’individu ne doit se laisser endormir, au contraire, pour que le salut puisse se trouver et s’éveiller autour de l’individu et des individus, il faut que les consciences soient suffisamment nombreuses, que cœur et raison s’équilibrent, s’harmonisent, afin qu’il n’y ait ni dupe, ni dupé. « Ce labeur lent est le seul qui donnera, en son temps, des résultats durables. Tout le reste n’est qu’apparence et trompe-l'œil. »

     

              C’est à propos de la libre discipline qu’Han Ryner nous parle de cette belle société si facilement effrayée et répond à cette discipline réfléchie, libre qui selon Jean Jaurès, doit être celle d’une armée dans une démocratie ou république. « Les collectivistes jusqu’ici se défendaient de vouloir nous enfermer en une organisation rigide comme la discipline militaire. Quelle franchise inattendue te fait louer la démocratie d’aujourd’hui parce que déjà école ou usine, elle nous broie, nous pétrit et nous abrutit comme la caserne. J’admire cette hardiesse oratoire qui nous réjouit avec ce que des esprits timides regarderaient peut-être comme nos grandes tristesses... »

     

              Un prêtre jadis à qui F. Jean Desthieux avait conseillé de lire « Les Paraboles Cyniques » lui avait exprimé ce qu’il avait ressenti au commerce avec le prince des conteurs. « Chez lui, l’individualisme domine. Il n’obéit à personne. C’est l’anarchisme intellectuel, attitude philosophique que je respecte, mais qu’il m’est permis de trouver étrange. »

     

              Mais faut-il insisté sur cette préface qu’Han Ryner a donné à la brochure de F. Jolliver Castelot : « L’Idée Communiste » (16) « Car il est absurde de choisir entre le communisme et l’individualisme. Chacun d’eux a besoin de l’autre et la vie véritable marchera sur ses deux jambes. Sacrifier l’un, c’est détruire l’autre. Comme arracher mon cœur de ma poitrine serait supprimer la vie de ma tête. Comme me couper la tête suffirait - et facilement, si j’ose cette plaisanterie facile - à empêcher mon cœur de battre longtemps encore. L’usage établira la souple et changeante harmonie de l’individualisme et du communisme, comme l’usage de mes organes rythme leurs fonctions alternantes. On peut en attendant, rêver cette harmonie de plus d’une façon. » (p. 5)

     

              Un article dans le journal « Notre Voix », du dimanche 29 juin 1919, traitait d’un problème plein d’actualité : « Révolution sans révolutionnaires » Il déclarait : « ... Oui, je connais des camarades qui attendent un peu de bien ou beaucoup de bien d’une révolution même violente. Chers amis, vous repassez vos faucilles quand les semailles ne sont pas faites et vous voulez bâtir avant que des pierres soient extraites de la carrière. Des violences sont possibles, et des meurtres, et une guerre civile et, rouge ou blanche, une période de terreur. Tout un décor sanglant qui, pour les sadiques du pittoresque, s’appelle en bavant « la Révolution » et que ces sadiques approuvent en bloc.

     

              » Mais dites-moi, de grâce, quels résultats sortiraient de ces mouvements chaotiques ? Que résulterait-il de ce que Messieurs les Imbéciles - saluez ! c’est le nombre - appellent l’ordre ?  Que résulterait-il même du triomphe des éléments que nous appelons, non sans étourderie, révolutionnaire ? Nul changement profond et heureux, j’en suis trop certain. Pas de révolution réelle, pas d’ordre nouveau. Pourquoi ? Parce que la catastrophe vers quoi nous marchons sera une révolution sans révolutionnaires. »

     

              Et, dissertant sur l‘histoire des révolutions, hier politiques, aujourd’hui sociales, Han Ryner précise que la question reste mal posée car l’étiquette d’un mouvement n’est pas ce qui importe. «  Les révolutions politiques ont changé de main l’autorité publique et elles ont modifié son nom officiel. Une révolution sociale détruira la propriété de la même façon que les révolutions politiques ont détruit le pouvoir personnel. Le peuple, après cet effort sera propriétaire exactement comme après le quatre efforts politiques, il est « souverain » On parlera par discours et par affiches au glorieux « peuple propriétaire » Nous jouirons d’une fiction de plus.  Nous rirons, si on nous permet de rire, d’un nouveau mensonge. » Alors le distinguo paraît pauvre, sans doute; Liberté, Égalité, Fraternité, est une formule complète et souhaitable. Encore fallait-il qu’il y eût des hommes, un peuple pour la réaliser et en transplanter l’idée dans les faits quotidiens. Mais les ambitieux, les mécontents, quelques révoltés et encore des troupes, des foules, des agités; mais où étaient ceux-là dont l’âme ferme, désirait une amélioration du sort des humains, tant en profondeur qu’en fait ?

     

              Si Han Ryner n’épargne point ni les républicains rapidement dégénérés en radicaux, ni les socialistes si vite adaptés au partage des portefeuilles (il ne cite pas les communistes, non encore en compétition); il ne ménage point « ces anarchistes » sans trop de volonté durable « Prenez garde, une révolution violente, c’est la guerre, occasion de gagner ou d’espérer gagner. C’est corrupteur, une révolution violente autant qu’une guerre. Combien avez-vous d’incorruptibles ? » On peut à longueur de journée discuter sur les révolutions toutes faites, mais encore faut-il que l’on sache ce qu’on en fera. A l’incapacité de la réaliser, s’ajoute celle de la conserver. Qu’espérer de cette incohérence des gouvernés et des gouvernants, de ce troupeau d’imbéciles, aux volontés inertes ? Révolution, mais où est le révolutionnaire, le vrai, s’écrie Han Ryner. «  ... Il faut, refusant la fausse monnaie des lois et des coutumes, des sentiments et des idées qu’enseignent les officiels, et que répète le peuple, se faire une monnaie de vérité et de nature. »

     

              Ceci veut dire que ce qui importe pour qu’une révolution soit durable, c’est qu’elle soit d’abord intérieure. Il faut que la pensée et les sentiments animent le révolutionnaire, car rien ne sert de changer l’aspect des choses, de modifier les gestes, sans que l’effort se porte sur l’individualité. Faites donc en vous votre révolution, pour que la société puisse se transformer, puisqu’elle est, en fin de compte, l’œuvre de l’homme. « Nos socialistes, voire nos anarchistes, sont pour la plupart, tourné vers le dehors et demeurant moralement des hommes peu supérieurs à la moyenne. »

     

              Sans doute la dialectique rynérienne s’inspire d’une philosophie néo-stoïcienne qui lui fait proposer l’attachement du vrai révolutionnaire, plus à l’amour des hommes qu’à l’attachement aux choses extérieures. Cet amour doit être contagieux, pour réussir cette réalisation merveilleuse qu’est une vraie révolution. Mais je n’ignore point que cette réunion de sages n’est guère possible d’ici longtemps. Toutefois, il faut espérer.  « Espérer n’est-ce pas demander aux autres de m’aimer en échange de mon amour ? » Cet amour n’est pas désintéressé, il n’est pas le reflet d’un vrai révolutionnaire qui reste détaché, selon Han Ryner, de tout l’extérieur présent ou futur, voire même de cette naïveté de la conquête et de l’espoir. « Il ne sait si un avenir humain se produira jamais, il est prêt, voilà tout, et si l’avenir humain se réalise un jour, il aura été l’homme de l’avenir. »         

     

                L. Emery a écrit en conclusion d’une étude publiée dans « L’Ecole libératrice » (17) : « L’utopie de Han Ryner s’affranchit de toute contingence économique ou politique. Elle est le rêve du sage pour qui rien ne compte hors la liberté de l’esprit et la générosité du cœur. Elle est une sorte de fable évangélique à la fois adroite et sincère. » Par ailleurs, Han Ryner écrit encore : « Quiconque voit la Révolution dans les brusques secousses et les mouvements collectifs, ne sait rien de la vie humaine; il s’étonnera de constater qu’après quelques oscillations, l’apparente Révolution nous laisse exactement à notre point de départ; il a pris une grande marée pour une conquête définitive de la mer. » (18)

     

               Et dans cette même oeuvre, il poursuit : « Vouloir la Révolution avant l’affranchissement intérieur d’hommes nombreux, c’est vouloir un mouvement sanglant qui avance pour reculer. Le poids des avidités actuelles fait retomber tout élan. La Révolution, avant que nous soyons délivrés de ce poids, c’est - regardez vers la Russie - la famine. Et c’est pour quiconque ne s’est pas affranchi lui même des désirs faciles, la mort et le consentement à plus de servitude et plus meurtrière. »

     

              Dans la « Revue Nationale » Han Ryner, donnant suite à une enquête formulée ainsi : Quelle forme de gouvernement vous paraît le plus apte à assurer l’indépendance des écrivains et le développement d’une littérature nationale ? Han Ryner fut bon prince. Car, à cette forme de maladie à laquelle on le convie de choisir comme apte à assurer notre santé, notre philosophie ne peut que sourire. Comment voulez-vous choisir entre la peste, le choléra, la monarchie, la république ou la dictature du prolétariat ? Ce ne sont que d’éclatantes contradictions auxquelles il est impossible de répondre, en oubliant volontairement les enseignements de l’histoire.

     

              « Un gouvernement est un animal trop rudimentaire, pour songer à autre chose qu’à durer, et à s’étendre, et à grossir et à s’alourdir. Il appelle justice, avec une merveilleuse insouciance, tout ce qui lui sert : injustice, tout ce qui le diminue. Intelligence et indépendance sont nécessairement ses premières ennemies. L’écrivain qui ne consent pas à « servir » la Bête le persécute, Aux heures où elle n’ose l’assassiner judiciairement ou le jeter en prison, elle a des moyens sournois de l’occulter et de le tuer. Elle n’est jamais plus dangereuse que quand elle feint de protége. Ses académies, ses rubans, ses pensions, ses sinécures détournent toute lumière sur les asservis, privant de lecteurs et parfois de pain les indépendants. »

     

              Entre mille maux, Han Ryner choisit le moindre. Au lieu de s’interroger pour savoir si ces gouvernements ordonnent au nom de leur bon plaisir, un code de Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité. « Le gouvernement le moins malfaisant est celui auquel nous nous refusons davantage. » Il ne faut point fortifier la bête mais cesser de la servir, reprendre l’esprit de La Boëtie afin qu’elle tombe au néant (19) Refuser la violence organisée, éviter le plus possible la complicité, ne subir que ce à quoi extérieurement la sottise peut vous contraindre. Mon cœur et ma pensée reste toujours libres par le mépris de la Bête et de ses serviteurs. C’est la seule indépendance que je puisse encore réaliser pleinement.

     

              Et voici encore quelques pensées d’Han Ryner, qui révèlent chez lui tout ce qu’il repoussait dans l’autorité, transplanté ici sur un plan général, et d’où la philosophie reste cependant mêlée indéniablement à ses dires. « L’autorité ne peut se détruire elle-même et devenir libération. Quand elle brise mes vieux fers, c’est elle qui m’a chargé déjà de chaînes plus solides. Dans la fameuse guerre de sécession, Tolstoï remarque que les États du Nord supprimaient l’esclavage classique, parce qu’ils avaient déjà forgé, plus productif, l’esclavage économique; Les États du Sud, en retard dans cette évolution, ne voulaient pas renoncer encore à la vieille forme d’exploitation. Les lois, l’autorité, la force ne combattent jamais, que pour le maintien de l’autorité. » (20)

     

              L’autorité implique la tyrannie. Han Ryner nous le dira en discutant sur « le choix » du tyran. «  Combattre pour le choix des tyrans, c’est combattre pour la tyrannie. Prendre part à un conflit brutal, c’est aider au triomphe de la brutalité. Ni pour les lois anciennes, ni pour les lois nouvelles, ni pour l’autorité d’hier, ni pour celle de ce matin, ni pour celle de demain. Si je deviens l’allié de l’une d‘elles, je deviens un esclave.. Le seul consentement au combat matériel constitue une défaite. Je la limite autant que je le puis en refusant toujours et mon cœur et mon bras à l’un comme à l’autre parti. » (21) Et Han Ryner de conclure : « Consentons aux nécessités naturelles, aux lenteurs inévitables dans toute création qui doit durer. Ne nous livrons pas à l’autorité dès qu’elle a l’audace de se proclamer libératrice. Sachons voir se qui ricane sous le masque des promesses. Ce n’est pas la première fois qu’un mensonge de liberté entraîne les hommes vers les pires servitudes. » (22)

     

              Êtes-vous en faveur du travail volontaire ? lui demandait un jour de mai 1922, la « Revue Anarchiste » Han Ryner répondit : « Au travail de s’organiser lui-même joyeusement, comme s’organise un jeu. Si ce minimum d’organisation ne suffit pas à certaines besognes, ces besognes-là, on les laisse tomber, et l’humanité en est allégée d’autant. La vie du travail libre est chose multiple, souple, changeante. Il ne me plaît guère de le nommer organisation comme tant de réglementation rigides. Un de ses premiers bienfaits sera d’éliminer nombre de besognes ridicules ou répugnantes, nombre de faux besoins, nombre aussi de calculs statistiques, de vérifications et autres calembredaines tyranniquement organisatrices. Ondoiement et dynamisme, la vie est blessée, j’allais dire désorganisée, par les rigidités et les rigueurs statistiques que le plus souvent on appelle organisation. »

     

              Car Han Ryner dira pour ce qui est du travail imposé, qu’il s’en méfie, et il écrira qu’il suppose et nécessite une hiérarchie. Quel que soit le déguisement sous lequel il se présente, patrons, surveillants, commissaires du peuple, bureaucrates, technocrates, il installe des maîtres qui commandent des esclaves. Les mobiles invoqués ne changent rien. Dieu, ordre, prolétariat resteront toujours de bons motifs auxquels on se doit d’obéir. Les maîtres s’installent, commandent et le parasitisme grandit. « Une révolution après laquelle le travail reste imposé a beau se prétendre économique, elle reste politique. Elle change de nom sans toucher aux choses. Elle touche aussi aux personnes, il est vrai. C’est pourquoi elle passionne les ambitieux et les assoiffés de vengeance. Elle modifie quelques statuts personnels, dégrade quelques maîtres, élève au rang de maîtres quelques esclaves d’hier. Abaisser des superbes pour élever et enorgueillir quelques humbles, cette besogne biblique ne m’intéresse point. »

     

              Organisation, peut-être, mais on organisera sournoisement la contrainte pour imposer des besognes dites travail volontaire. « Libérons la vie et regardons avec émerveillement ce que font les gestes libres. Si cette liberté, le premier jour, nous monte à la tête comme une ivresse, tant pis et tant mieux. On s’apaisera le lendemain. » La conclusion d’Han Ryner est pleine de charme. Rieur comme un bon travailleur volontaire et non organisé, il souhaite rire encore, rire toujours, dans la même bonne volonté libre, sans plus.          

     

                Georgette Ryner, sa fille, avait raison de rappeler judicieusement dans un article où elle contait le centenaire d’un stoïcien libertaire, l’homme de cœur qu’il ne cessa d’être en toutes circonstances de sa vie. Sa bonté, il la manifesta non seulement dans ses affections familiales, mais partout et toujours. Qu’on se souvienne de la part active  qu’il prit la défense des opprimés, des proscrits, des objecteurs de conscience, des réfractaires, des anarchistes. Je ne parle point de son affection, qu’il dispensa autour de lui, des conseils plein de sagesse qu’il distribua aimablement. Ne suis-je pas de ceux qui lui doivent une dette éternelle. Chacun se souviendra que si je l’ai avec un certain orgueil, appelé mon père spirituel, lui n »hésita point de  le rappeler aux juges d’un tribunal militaire qui s’acharnaient à me faire condamner.

     

              Mais E. Armand, Gaston Rolland, Sacco et Vanzetti, Ascaso, Durutti, Jover, Müsham, Dieudonné, Acher, P. Vial, Louis Loréal, et j’en oublie, tous furent défendus par son éloquence admirable et sa plume généreuse. Pierre Besnard dans un article du « Combat Syndicaliste » (14 janvier 1938) écrit : « Il n’était pas syndicaliste, ni anarchiste communiste. Il était nettement individualiste. Mais quelle bonne volonté il mettait à nous comprendre, à nous aider, à nous soutenir, notamment à l’occasion de la Révolution espagnole. Il était probablement peuple et l’est resté jusqu’à sa fin. »

     

              Cependant cette conférence d’han Ryner sur Élysée Reclus vient, une fois de plus, confirmer ses vénérations fraternelles pour des pensées analogues à celles qu’il n’a cessé de semer autour de lui. Je me rappelle avec quelle joie j’avais abordé l’étude de ces deux frères de bonne volonté, et la satisfaction sans cesses renouvelée par les heureuses analogies (23) rencontrées dans leur vie et leurs écrits. Han Ryner d’abord à l’École du Propagandiste, en mai 1927, ensuite dans un chapitre de son livre « Crépuscules » nous a donné l’essentiel sur l’esprit noble que fut Élisée Reclus Ils eurent l’un et l’autre cette fortune d’être marqués et catalogués par ces bien-pensants comme des êtres aux idées subversives, donc dangereux pour la société et d’autant plus, que tous deux s’étaient proposé aux d’enseigner aux jeunes ce que peut être la vie, lorsqu’on veut la sculpter avec dignité et amour.

     

              Et voici ce que j’exprimai à mes amis : j’ai trouvé, quant à moi, sur la jeunesse, sur la tolérance, sur la bonté et l’amour, contre les dogmes religieux et sociaux, sur la violence et l’anarchie, non une unité de pensée, mais un pluralisme harmonieux qui m’incline à aimer la beauté de leurs pensées ainsi exposées avec cette ferveur rythmée qui ne peut que grandir l’estime que nous éprouvons pour ces deux penseurs. L’on peut différer en mille points de détail et rester d’accord sur le but à poursuivre. Cette harmonie des contraires marque mieux encore le dévouement et le désintéressement de ces deux écrivains qui n’ont d’égaux que leurs personnalités réalisées qui affirment une sincérité unanime.

     

              Elles cherchent leur vérité dans des voies peut-être différentes en action, mais convergentes vers le même but, vers un idéal de fraternité humaine. Je concluais : ils projettent dans l’avenir avec clarté et fermeté des pensées enlacées pour les mêmes causes. Avec une énergie commune, une même adoration et des espérances identiques, ils chantent, cœurs épris de  beauté, d’indépendance et d’amour, pour des lendemains de paix, et leurs résonances de rêve et d’action affirment l’équilibre parfait de deux génies. Et alors, dites-le moi, toute cette pensée rynérienne, n’est-ce pas toute l’an-archie, toute la généreuse et noble philosophie de cet idéal qui est nôtre ?

     

              J’ai désiré communiquer mon travail : « L’an-archie dans l’œuvre d’Han Ryner » à notre ami Louis Simon, secrétaire général des Amis de Han Ryner, afin de recevoir son avis sur cette étude. Voici en date du 25 février 1962, ce qu’il me répondait : « N’oublie pas, p. 19 du « Petit Manuel Individualiste », ce que H. Ryner dit de l’anarchie, et P. 244 du « Rire du Sage », des réflexions qui vont dans le même sens. Je crois qu’il faudrait que tu tiennes compte de ces réserves, pour être juste. » Soyons juste; voyons donc ces deux citations : « Qu’est-ce que le sage pense de l’anarchie ? Le sage regarde l’anarchie comme une naïveté. Pourquoi . L’anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. IL espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté. N’a-t-il pas raison ? Non. La vraie limite n’est pas le gouvernement, mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches. » (24)

     

              Ces pensées d’Han Ryner sont exprimées au chapitre IV de son « Petit Manuel Individualiste », où il traite plus particulièrement : « De la Société » après avoir abordé dans les chapitres précédents : « Préparation à l’individualisme pratique » (Chap. II.), « Des relations des individus entre eux » (Chap. III.), qui précisent sa pensée, face au monde dans lequel il s’est vu placé, sans son assentiment formel, et auquel il s’efforce de résister pour affirmer sa personnalité. C’est-à-dire, que pour pratiquer une philosophie, on ne peut se contenter d’une adhésion verbale et de gestes d’adoration, il est indispensable de se libérer des morales d’esclaves.

     

              Han Ryner lui-même ne peut fixer, en tant que sage, des limites à la sagesse. C’est pourquoi, il rejette avec ferveur, les prétendus progrès matériels, le machinisme perfectionné essentiellement anti-humain. Sans doute, me redira le sage, « La société est inévitable comme la mort » Il est indispensable au sage, de détruire le respect et la crainte de la société, au même titre qu’il détruit la crainte de la mort. Indifférent à la forme politique du milieu, Han Ryner épouse cependant celle qui, sous d’autres aspects, s’efforce «  « l’autoriser » de sauver un opprimé, de dénoncer une injustice, car il reste éternellement le sauveteur qui se jette à l’eau pour sauver un noyé. Mais, tous les « candidats noyés » sont-ils à sauver ? Je suis assez sceptique, et je le reste après la lecture du « Petit Manuel Individualiste », pour accepter une affirmation rigide d’Han Ryner, envers l’anarchie.

     

              Pour ma part, je reste convaincu que la pensée d’Han Ryner se rapporte à une certaine anarchie. Il en est peut-être, qui auraient trouvé grâce devant ses rigueurs éthiques, mais ce n’est pas à nous d’en faire le judicieux autant que le subtil démarquage. Voici la page d’Han Ryner dans « La Sagesse qui rit », dans laquelle il disserte sur l’anarchie : « A qui les fréquente, la plupart des anarchistes ne paraissent pas beaucoup plus nobles. Moins de cerveaux et de cœurs, là aussi, que d’appétits insatisfaits. Jugeant leurs idées et non leurs sentiments, le sage remarque que le gouvernement est une élément comme un autre de la société civile, un produit comme un autre de l’appétit de richesse qui transforme les hommes en bêtes rivales. Plusieurs anarchistes, hélas ! ont, eux aussi, voulu la fin jusqu’à vouloir les moyens, essayé de créer l’humanité par des gestes humains, d’établir la douceur à coups de violence. »

     

              Telle est la pensée d’Han Ryner qui se voudrait de condamner l’anarchie; mais de quelle anarchie s’agit-il ? Et Han Ryner poursuit : « Comment l’anarchie se maintiendrait-elle, si la force parvenait à l’établir ? Par la force encore ? Conçoit-on une force organisée sans hiérarchie ? L’anarchie violente ne tarderait pas à devenir une archie. Elle ne serait qu’une tradition sanglante vers quelque dictature. Mais, si elle s’établissait par la douceur et la persuasion, si tout le monde comprenait... Faisons l’éducation de la foule et répandons, anarchiste ou sans épithète, la vérité. »

     

              Han Ryner voit ici des absolus; on ne doit point n’entrevoir qu’une solution de ce genre, mais oeuvrer les uns et les autres vers un relativisme qui rendrait possible une réalisation sociale humaine. Quel est le sage qui se refuserait à aider à la transformation à laquelle lui-même, dans les tristesses du présent, s’efforce de donner suite ? Alors... Tout cela est-il une condamnation ex cathedra de l’anarchie ? Je ne le pense pas. Han Ryner condamne ces anarchies de violence, et il peut préciser son individualisme. Droit  indéniable qui mérite d’être exalté par delà même tout ce qui peut être anarchiste.

     

              S’il ne peut y avoir de limite à ma pensée individualiste ou anarchiste, toutes deux se confondent cependant en une harmonieuse poésie, qui affirme mon individu, sur les chemins d’une réalisation, vers un idéal vraisemblablement jamais atteint. Arrivé à ce point crucial, nos deux interprétations peuvent se confondre en un désir identique, que seule peut différencier notre manière de concevoir et de ressentir les êtres et les choses qui vivent en nous et hors de nous. Alors, il m’importe peu, que nos rêves s’expriment différemment, puisque dans leur harmonie réalisatrice ils se confondent dans nos vies fraternelles et de fraternité.

     

              Han Ryner a donné l’occasion de saisir sa pensée en ce domaine, quand il répond à l’enquête de la « Revue Anarchiste » (25) : « A les laisser assez flottants quant aux dates, tous les espoirs humains deviennent légitimes, toutes les nobles prophéties sont des promesses. Si l’homme dure assez longtemps, chacun de ses rêves est une réalité future. » A quoi bon insister ? J’accepte toutes les subtiles démarcations, et pour en savourer les parfums qui ne cessent de m’enivrer et qui exaltent ma liberté du rêve. Mais, peut-être y a-t-il une équivoque au sujet de l’emploi des mots « an-archie » et « libertaire » Les définitions ne disent point toujours ce qu’il en est.

     

              J’évite de trop peser l’un et l’autre, afin de ne pas les opposer, puisque le partisan de la liberté absolue, n’en reste pas moins un partisan de l’anarchie, selon la généreuse définition du Larousse (26) Subtilité quelque peu fragile, se récrieront certains. Je ne le pense pas, mais j’accorde volontiers, que les deux substantifs peuvent signifier des choses différentes en notre esprit. Alors, si nous laissions ces querelles byzantines, pour n’accepter que la fraternité des termes « an-archie » et « libertaire »

     

              Louis Simon n’hésite point par ailleurs, et à différentes reprises, de parquer du sceau libertaire, les données de la pensée rynérienne, d’abord en qualifiant Han Ryner de stoïcien libertaire et de philosophe libertaire. Voici ce qu’il dit dans « Le Philosophe Libertaire » (27) : « Ce qui nous intéresse au plus haut degré, c’est que sans doute, Han Ryner apporte la plus complète et profonde des philosophies libertaires. » Et, plus loin : « Dès le début de sa démarche, il s’est trouvé devant le principe d’autorité. Il l’a balayé et son esprit en est devenu plus viril et plus fort. Il faudrait comparer longuement des pensées voisines et fraternelles pour montrer avec évidence ce qui apparaît quand on a connu le poids de l’œuvre rynérienne. »

     

              Et toujours du même article : « Mais il sait, en proclamant la solidarité avec les asservis et les esclaves, que toute guerre n’aboutit, au mieux, qu’au triomphe des chefs et de nouveaux maîtres, à une nouvelle organisation de servitude. Il ne se laisse pas glisser à la révolte armée et ouverte, guerre et crime, qui permet la persécution organisée par la Loi. Il sait que l’esclavage demeure, qu’il est, lui, « dans la situation de l’esclave antique » vis-à-vis de l’Etat capitaliste ou socialiste, et se défend de rêver à la Salente où tout est réglé politiquement et économiquement. Il sait que l’homme reste l’homme, et qu’il faut, soi, être Homme. »

     

              Et de conclure : « Son refus du pouvoir et des entraînements de la violence organisée n’est pas un isolement hautain et un abandon, mais une attente autant qu’une attitude nette vis-à-vis des régimes visant à instaurer la justice, il n’a critiqué en eux que leur violence oppressive. Il n’a jamais renié le communisme nécessaire des mains, la fraternité active ¾ aussi bien que le communisme du cœur ¾ l’amour sans frontières. Sa pensée n’est pas un dogme rigide fait d’interdictions et de tabous. Elle est accueil à toutes les bonnes volontés. Mais il voulait réserver farouchement la liberté de l’esprit, la diversité, individuelle, le respect totale de l’être singulier, sa vie psychique. »

     

              Une dernière citation de Han Ryner nous dira tout ce qu’il pense face à la justice infâme... que nous ne cessons de dénoncer. « Ceux qui ne veulent plus le tyran, qu’ils cessent d’avoir des âmes de laquais, des silences de valets, des consentements de soldats et d’esclaves. » (28) Ryner, indépendant, réfractaire, individualiste libertaire, anti-autoritaire, anti-dogmatique, contra la dictature, contre l’Etat, contre le vote, pour le travail libre, an-archiste libertaire et comment donc !

     

    Hem DAY Décembre 1961 - Janvier 1962

             

    (1) Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 49, 2ème trim. 1958(2) Reconstitution de son témoignage. Les Vagabonds, août 1922.(3) Gomez de Baquero, membre de l’Académie littéraire espagnole.(4) Editions Estudios de Valencia (1933), traduction due à José Elizalde. 1933.(5) Les Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 36, série 1955 (p. 9)(6) Les Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 9, série 1955.(7) Paris. Editions La Brochure Mensuelle, n° 168; décembre 1936; 30 pages.(8) « Les Loups », n° de juillet 1913.(9) Edition CENIT. Toulouse 1956.(10) Edition Buenos-Aires. 1946.(11) Munoz, n°51. Les Cahiers des Amis de Han Ryner, décembre 1958.(12) La Rumeur, 31 mars 1928.(13) Il faut que je rapelle ici ce que disait un jour Han Ryner à son ami Manuel Devaldès pour mieux faire comprendre l’évolution de la pensée rynérienne. Voici : « Je ne suis moi-même que depuis 1895 ou 1896. » Cette connaissance de soi à son importance dans ce qu’on est sensé discerner dans l’originalité d’une pensée et d’un style original auquel Han Ryner va parvenir d’étape en étape et s’affirmer davantage.(14) Le Réveil de l’esclave, 1er mai 1923.(15 L’Idée Libre, avril 1924.(16) L’Etat. L ‘Ennemi du Peuple. Direction E. Janvion, 1er 1. 1904.(17) Edition Fédération du Nord du P.S., SFIC Lille Nord.(18)Organe du Syndicat des Instituteurs, juin 1934.(19) Néo-Naturien, novembre 1912. Repris dans Les Cahiers, p. 22, n° 34.(20) Lire dans Les Apparitions d’Ahasverus, le Dialogue avec La Boëtie.(21) (22) (23) Le Réveil de l’Esclave. 1er mars 1923.(24) Les texte de la causerie donnée aux Amis de Han Ryner, à Paris, le 23 octobre 1955, a été reproduit d’abord dans Les Cahiers des Amis de Han Ryner, n° 40, 1er trim. 1956; ensuite il en fut édité un, tiré à part.(25) V. Munoz écrit : « Ce serait trahir sa pensée que de dire que Han Ryner « anarchiste ». Il était avant tout un individualiste « rynérien ». Nous savons tous ce qu’il pensait sur l’anarchie comme idéal de régénération sociale. Pour lui, le mal n’était pas seulement le gouvernement, mais la contrainte sociale, « inévitable comme l<><>


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      LE CULTE DE LA CHAROGNE

                   Dans un désir de vie éternelle, les hommes ont considéré la mort comme un passage, comme une étape douloureuse, et il se sont inclinés devant son “mystère” jusqu’à la vénérer.

                   Avant même que les hommes sachent travailler la pierre, le marbre, le fer pour abriter les vivants, ils savaient  façonner ces matières pour honorer les morts. Les églises et les cloîtres, sous leurs absides et dans leurs chœurs, enserraient richement les tombeaux, alors que, contre leurs flancs, venaient s’écraser de pauvres chaumières, protégeant misérablement les vivants.

                   Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le “péché originel”, le poids mort, le boulet qui traîne l’humanité. Contre la voix de la vie universelle, toujours en évolution, a tonné la voix de la mort, la voix des morts.

                   Jéhovah, qui il y a des milliers d’années l’imagination  d’un Moïse fit surgir du Sinaï, dicte encore ses lois; Jésus de Nazareth, mort depuis près de vingt siècles, prêche encore sa morale; Bouddha, Confucius, Lao-tseu, font régner encore leur Sagesse. Et combien d’autres !

                   Nous portons la lourde responsabilité de nos aïeux, nous en avons les “tares” et les “qualités”.

                   Ainsi, en France, nous sommes les fils des Gaulois, quoique nous soyons français de par les Francs et de race latine lorsqu’il s’agit de la haine séculaire contre les Germains. Chacune de ces hérédités nous donne des devoirs : Nous sommes les fils aînés de l’Église de par la volonté d’on ne sait quels morts et aussi les petits-fils de la grande Révolution. Nous sommes les citoyens de la troisième République et nous sommes aussi voués au Sacré Cœur de Jésus. Nous naissons catholiques ou protestants, républicains ou royalistes, riches ou pauvres. Nous sommes toujours de par les morts, nous ne sommes jamais nous. Nos yeux, placés au sommet du corps, regardant devant eux, ont beau nous diriger en avant, c’est toujours vers le sol où reposent les morts, vers le passé où ont vécu les morts, que notre éducation nous permet de les diriger. Nos aïeux... , le Passé..., les Morts...

                   Les peuples ont péri de ce triple respect. La Chine est encore à la même étape qu’il y a des milliers d’années parce qu’elle a conservée aux morts la première place au foyer.

                   La mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évoluée, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier. De l’un à l’autre, dans la famille, se communiquent les us et coutumes, les erreurs ancestrales. On croit au Dieu de ses pères, on respecte la patrie de ses aïeux...

                   Que ne respecte-t-on leur mode d’éclairage, de vêture ? Oui, il se produit se fait étrange qu’alors que l’enveloppe, que l’économie usuelle s’améliore, se change, se différencie, qu’alors que tout meurt et tout se transforme, les hommes, l’esprit des hommes, restent dans le même servage, se momifient dans les mêmes erreurs.

                   Au siècle de l’Électricité, comme au siècle de la Torche, l’homme croit encore au Paradis de demain, aux Dieux de vengeance et de pardon, aux enfers et aux Walhalla afin de respecter les idées de ses ancêtres. Les morts nous dirigent; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants. Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fait la Toussaint, pour glorifier les saints de l’Église; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace “matériel” par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait elle-même de désassimiler leurs corps, et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

                   La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent.

                   Si la Laïque a lâché l’histoire de Monsieur Noé ou celle de Monsieur Moïse, elle l’a remplacé par celle de Charlemagne ou celle de Monsieur Capet. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène. Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une Madame Isabelle resta pendant tout un long siècle avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues.

                  Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts, sans une erreur de date, ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie. Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écartera avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie. Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.

                   Le nom de la rue n’indique pas sa position, sa forme, son altitude, sa place. Il parle de Magenta ou de Solférino, un exploit des morts où on tua beaucoup; il vous rappelle  saint Eleuthère ou le chevalier de la Barre, des hommes dont la seule qualité fut d’ailleurs de mourir.

                   Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie toute obscurcie du “crime” de son père; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué, tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses aïeux. Et pourtant, aux yeux de la critique scientifique, qu’est-ce que la mort ? Ce respect des disparus, ce culte de la décrépitude, par quels arguments peut-on les justifier ? C’est ce que peu de gens se sont demandé, et c’est pourquoi la question n’est pas résolu.

                   Ne voyons-nous pas, au centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement : ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, de la charogne, les éléments nutritifs de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections. Ils consacrent de grands espaces plantés d’arbre magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur; et le virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent dans la ville, cherchant d’autres victimes.

                   Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup un respect comique pour leur dépouille mortelle, alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable. Le culte des morts est une des plus grossières aberrations des vivants. C’est un reste des religions prometteuses de paradis. Il faut préparer aux morts la visite de l’au-delà, leur mettre des armes pour qu’il puissent prendre part aux chasses du Velléda, quelques nourriture pour leur voyage, leur donner le suprême viatique, enfin les préparer à se présenter devant Dieu. Les religions s’en vont, mais leurs formulent ridicules demeurent. Les morts prennent la place des vivants.

                   Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous une maison, afin d’y enfouir respectueusement la charogne syphilitique qui vient de mourir. Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition du tuberculeux qui vient de finir. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretient ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on balade ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues.

                   Sur leur passage, les hommes se découvrent, ils respectent la mort. Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers. Si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des proportions inimaginables.

                   Les hommes acceptent l’hypocrisie des “nécrophages”, de ceux qui “mangent les morts”, de ceux qui vivent de la mort, depuis le curé donneur d’eau bénite, jusqu’au marchand d’emplacement à perpétuité; depuis le marchand de couronnes, jusqu’au sculpteur d’anges mortuaires.

                   Avec des boîtes ridicules que conduisent et qu’accompagnent des sortes de pantins grotesques, on procède à l’enlèvement de ces détritus humains et à leur répartition selon leur état de fortune, alors qu’il suffirait d’un bon service de roulage, de voiture hermétiquement closes et d’un four crématoire, construit selon les dernières découvertes scientifiques. Je ne me préoccuperai pas de l’emploi des cendres, quoiqu’il me paraîtrait plus intéressant de s’en servir d’humus que de les balader en de petites boîtes. Les hommes se plaignent du travail et ils ne veulent pas simplifier les gestes trop compliqués en presque toutes les occasions de leur existence, et même pas supprimer ceux qu’ils font pour l’imbécile autant que dangereuse conservation de leurs cadavres.

                   Les anarchistes respectent trop les vivants pour respecter les morts. Souhaitons un jour où ce culte désuet sera devenu un service de voirie, mais où, par contre, les vivants connaîtront la vie dans toutes ses manifestations.

                   Nous l’avons dit, c’est parce que les hommes sont des ignorants qu’ils entourent de singeries culturelles un phénomène aussi simple que celui de la Mort. Notons d’ailleurs qu’il ne s’agit que de la Mort humaine, la mort des autres animaux et celle des végétaux n’est pas l’occasion de semblables manifestations. Pourquoi ?

                   Les premiers hommes, brutes à peine évoluées, dénuées de toutes connaissances, enfouissaient avec le mort son épouse vivante, ses armes, ses meubles, ses bijoux. D’autres faisaient comparaître le “macchabée” devant un tribunal pour lui demander compte de sa vie. De tout temps, les humains ont méconnu la véritable signification de la mort. Pourtant, dans la nature, tout ce qui vit meurt. Tout organisme vivant périclite lorsque pour un raison ou pour une autre l’équilibre est rompu entre ses différentes fonctions. On détermine très scientifiquement les causes de mort, les ravages de la maladie ou de l’accident qui a produit la mort de l’individu.

                   Au point de vue humain, il y a donc mort, disparition de la vie, c’est-à-dire cessation d’une certaine activité sous une certaine forme. Mais au point de vue général, la mort n’existe pas. Il n’y a que de la vie. Après ce que nous appelons mort, les phénomènes de transformisme continuent. L’oxygène, l’hydrogène, les gaz, les minéraux s’en vont sous des formes diverses s’associer en des combinaisons nouvelles et contribuer à l’existence d’autres organismes vivants.

                   Il n’y a pas mort, il y a circulation des corps, modification dans les aspects de la matière et de l’énergie, continuation incessante dans le temps et dans l’espace de la vie et l’activité universelles. Un mort c’est un corps rendu à la circulation, sous sa triple forme : solide, liquide, gazeuse. Cela n’est pas autre chose et nous devons le considérer et le traiter comme tel. Il est évident que ces conceptions positives et scientifiques ne laissent pas place aux spéculations pleurnichardes sur l’âme, l’au-delà, le néant. Mais nous savons que toutes les religions prêcheuses de “vie future” et de “monde meilleur” ont pour but de susciter la résignation chez ceux que l’on dépouille et que l’on exploite. Plutôt que de nous agenouiller auprès des cadavres, il convient d’organiser la vie sur des bases meilleures pour en retirer un maximum de joie et de bien être. Les gens s’indigneront  de nos théories et de notre dédain; pure hypocrisie de leur part. Le culte des morts n’est qu’un outrage à la douleur vraie. Le fait d’entretenir un petit jardin, de se vêtir de noir, de porter une crêpe ne prouve pas la sincérité du chagrin. Ce dernier doit d’ailleurs disparaître, les individus doivent réagir devant l’irrévocabilité de la mort. On doit lutter contre la souffrance au lieu de l’exhiber, de la promener dans des cavalcades grotesques et des congratulations mensongères.

                   Tel qui suit respectueusement un corbillard s’acharnait la veille à affamer le défunt, tel autre se lamente derrière un cadavre, mais n’a rien fait pour lui venir en aide, alors qu’il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la société Capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère qu’elle crée, par le manque d’hygiène, les privations et l’ignorance dont souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le “destin”, ils feraient mieux de travailler à améliorer les conditions d’existence pour laisser à la vie humaine son maximum de développement et d’intensité. Comment pourrait-on connaître la vie alors que les morts seuls nous dirigent ? Comment vivrait-on le présent sous la tutelle du passé ? Si les hommes veulent vivre, qu’ils n’aient plus le respect des morts, qu’ils abandonnent le culte de la charogne. Les morts barrent aux vivants la route du progrès. Il faut jeter bas les pyramides, les tumulus, les tombeaux; il faut laisser la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce qu’on appelle le respect des morts, de ce qui est le culte de la charogne.

     

         Albert LIBERTAD (vers 1900.)

     

    UN PREJUGE TENACE

    “A la fin juin, des navires de guerres partiront d’Amérique pour rapatrier les reste de l’amiral Paul Jones.”

    (Les journaux)

                   C’est d’Amérique  que nous vient cette nouvelle, de l’Amérique ! le pays de Franklin et de tant d’illustres savants, le pays de la vapeur, de l’électricité, de toutes les inventions nouvelles. Les “civilisés Etats-Unis” n’ont rien à envier à la “barbare Espagne” ni à la “pieuse France”, là-bas comme ici les cerveaux sont remplis des plus sots préjugés. Des hommes seront mobilisés, des bateaux seront agencés, un travail immense s’accomplira pour franchir les 6000 kilomètres qui nous séparent de l’Amérique, sans compter toutes les cérémonies protocolaires et diplomatiques qui devront s’accomplir suivant le rite habituel et avec le concours  de nombreuses et importantes notabilités.

                   Et pourquoi tous ces efforts ? Est-ce pour secourir un être humain séparé de ces semblables et lui sauver l’existence ? Est-ce pour tenter une découverte utile au progrès de l’humanité ? Pour transporter des denrées ?

                   Non ! C’est pour aller chercher un peu d’os et de poussière qui tiendrait dans mes deux mains, et qui serait tout juste bon à laisser dans la première “poubelle” venue. Et si vous trouvez après cela que les hommes du XXè siècle ne sont pas éclairés, vous avouerez y mettre de la mauvaise volonté !

                   Les Américains qui végètent péniblement dans la misère et sous le despotisme des gros milliardaires vont se sentir soulagés en voyant chez eux les restes de l’amiral Jones, tout comme les français ceux de Napoléon ou de Jeanne d’Arc ou les allemands de Guillaume ou Bismarck. Patriotisme, Religion, Bêtise, indissoluble trinité (1) !

                   Il est vraiment décevant de constater encore la ténacité du préjugé du respect des morts, répandu aussi bien chez les soi-disant “libres-penseurs” et chez les “libertaires” que chez les catholiques pratiquants et autres sectes religieuses. Quelles différences trouvez- vous entre le transport des cendres de l’amiral Jones ou de Napoléon 1er et les funérailles de Louise Michel ? Aucune, sauf peut-être, au point de vue de la distance et de la pompe employée. Mais qui nous dit que la “Vierge rouge” étant morte à New York, on ne l’eût pas ramenée jusqu’à Levallois-Perret ? Le Paris révolutionnaire eût su faire son devoir, car si Jones appartient aux États-Unis, Louise Michel appartient à la “Cause” et à la France.

                 C’est peut-être parce que ceux qui se prétendent  émancipés le sont si peu que la masse reste dans une ignorance aussi grande. C’est pourquoi je crois bon d’attaquer, en toute circonstance, le culte de la mort et de démontrer son origine purement métaphysique. Pour cela, tous les moyens sont utiles, aussi bien le refus de se découvrir devant les corbillards que l’abandon du jardinage des tombes et surtout la propagande des idées saines et scientifiques, des théories du transformisme de la substance, afin d’amener les cerveaux à une conception raisonnable de la vie et de son évolution.

                  Alors disparaîtront les couronnes, tombeaux et cimetières et tout leur funèbre et coûteux attirail. Les hommes n’ayant plus peur de la mort, en ayant compris et accepté la philosophie, s’appliqueront à vivre sainement et utilement. Nous n’avons que trop vécu dans le Néant et l’Au-delà, appliquons-nous à vivre dans la réalisation de plus en plus complète de notre “Moi” dégagé des errements passés et  présents.

     André LORULOT (25 mai 1905).

    (1) Un an plus tard, Libertad ajoutera à cet article de Lorulot la note suivante :

    “Vous vous rappelez qu’il y a près d’un an, Lorulot vous causait des funérailles d’un sieur Jones, Écossais, que son patriotisme faisait être américain, et dont le métier consistait à travailler dans l’eau, comme maquereau ou comme amiral, je ne sais pas trop au juste. Mais ce n’était qu’un commencement de la cérémonie. Après l’envoi d’un cuirassé américain pour transporter la charogne de Jones de l’autre côté de l’eau, voilà que le gouvernement français vient de décider du transbahutage d’un cuirassé tout entier pour assister à une autre manipulation de cette charogne. Deux constatations s’imposent : il n’y a pas de tout-à-l’égout en Amérique et le charbon ne coûte pas cher en France.”

     

    LES NECROPHAGES

                   De Profundis !

                   Sous les saules et les cyprès, novembre ramène des ombres silencieuses, s’en allant lentement, parmi les tomes : des femmes disparaissant sous de longs voiles de crêpe, bourgeois à l’air grave, ouvriers recueillis tenant à la main le bouquet modeste ou la couronne d’immortelles. Les survivants se sont souvenus. Dans leurs cercueils, des vestiges de formes humaines doivent tressaillir d’aise; c’est aujourd’hui leur fête !

                   Dans l’église voisine, les pénitents muets viennent avec humilité s’agenouiller, les mains jointes, la pensée perdue... Du haut de sa chaire, le berger noir, cauteleux et nasillard, débite d’un ton monotone la prière des trépassés, sans inflexion de voix. Toujours psalmodiant, il évoque les feux de l’Enfer. Le spectre de la mort envahit la grande salle dans la mi-clarté des vitraux et la lueur vacillante des cierges. Un frisson de terreur passe sur la foule des fidèles prosternés. L’encens exhale comme une odeur de néant; le lieu divin donne un avant-goût de sépulcre !...

                   Prions mes frères ! Faisons notre salut !

                   Notre royaume n’est pas de ce monde !...                                                           

                   Beati pauperes spiritu. Amen !

                   Le mastroquet abrutit ceux que la religion néglige. Le souvenir à prétexte à beuveries. On vante entre deux lampées d’alcool les qualités de défunt dont on vient honorer la mémoire. Car il ne sied pas de rappeler les vices des disparus. Respectons les morts !

                   La Mort, en notre siècle de science, d’hygiène et de progrès, nourrit une nuée de parasites : nécrophores, corbeaux, vautours, hyènes et chacals. Le curé, mercanti, vend des orémus. On en a pour son argent. “Saint Joseph” ou “Notre Dame” sont invoqués, suivant la paroisse ou le tarif.

                   C’est d’un comptoir que part l’escalier de la chaire. Les cierges qui pleurent les larmes de suif font s’en aller en fumée les gros sous des bonnes “âmes” naïves. Le marchand de couronnes se désole de la “morte-saison”. Vite que reviennent l’automne et la Toussaint !

                   Les imprimeurs de deuil, les marchands de crêpes, les teinturiers à qui l’on porte à noircir l’unique jupe écarlate, les cochers de corbillard dont le déguisement tient du larbin, du gendarme, et du napoléon... Ceux-là sont intéressés à fêter les Morts.

                   Voyons maintenant la clientèle éplorée :

                   Le gros négociant expert en céruse qui n’entrevoit pas, dans ses rêves béats, à travers la fumée bleue de son cigare, la longue théorie de ses victimes, fantômes saturnins ou nécrosés, intoxiqués, décharnés, se tordant de douleur, roulant et fuyant en une sarabande macabre; la brute sous-officière, attendant le signal de la boucherie qui lui assurera l’avancement, ne rêvant que d’hécatombes; l’employé au ministère guettant la “fin” du chef dont il convoite la place et que mentalement il envoie ad patres; les falsificateurs de denrées alimentaires; maquilleurs de poissons avariés, de gâteaux empoisonnés; débitant de lait baptisé et frelaté accroissant dans des proportions considérables la mortalité infantile; les propriétaires de locaux insalubres, à Ménilmontant... et ailleurs, où poussent on ne sait comment tant de pauvres petits gosses anémiés, atrophiés, où périssent avant terme tant de vie misérables rongés par la tuberculose et les privation; tous lâchent une à une les perles de leur regret, leurs larmes de crocodiles.

                   Voici le prévoyant, le mutualiste, l’honnête homme par excellence, un des 50 000 satisfaits du banquet-réclame. Celui qui a acheté en viager une modeste maison. Depuis des ans il espère anxieusement la “désagrégation” du proprio bénéficiaire de la rente, qui s’entête à ne pas vouloir faire son dernier voyage. Ses jours, ses nuits sont hantés de cette obsession :

    “Le vieux ne va donc pas crever !...”

                   C’est le symbole du type social contemporain. La concurrence est partout; partout on désire la disparition d’un voisin. Quelquefois, l’intensité du désir dépassant la volonté chancelante, on l’active. Des gens surviennent alors ! Législateurs, juges, geôliers, flics et bourreaux. La porte de la prison grince, la guillotine fonctionne ! La bande touche son salaire. Il n’est pas de sot métier.

                   Depuis le tumulus préhistorique, en passant par les sarcophages et le mausolée d’Halicarnasse, une des sept merveilles du monde, jusqu’aux caveaux des familles modernes, les monuments funéraires attestent la persistance du culte de la Mort. Aujourd’hui encore, les femmes se signent dévotement et les hommes se découvrent au passage d’une dépouille mortelle.

                   Les classes dirigeantes n’ont pas le monopole de l’hypocrisie. Le “prolétariat” leur dispute ce privilège. Tous les inconscients, tous les médiocres, liseurs de faits divers illustrés, se repaissant au théâtre de M. de Lorde et au roman-feuilleton de M. Decourcelle, palpitant aux accidents, viols, meurtres, suicides, apportent aussi leur contribution à la consternation commémorative. Le goût de l’horrible, l’amour du tragique n’excluent pas l’esprit traditionnel.

                   Au milieu des misères et des souffrances, parmi les gémissements et les sanglots, tandis que, autour de nous tombent, lassés, meurtris, des camarades vaincus, affirmons notre volonté de vivre. La vie est belle, la vie est bonne ! Seule l’ignorance, la brutalité nous entravent, nous écrasent et nous rendent l’existence douloureuse.

                   Au charnier, hypocrites, menteurs, lâches et résignés ! N’empêchez pas par vos gestes ridicules et vos passivités l’épanouissement des énergies qui s’éveillent.

                    Au  charnier. Que vos carcasses mesquines s’en aillent enfumer les champs prochains; que vos “pâles ossements” restitués à la terre fassent éclore la douce fleurette embaumée que cueilleront les petits enfants et les amoureux en fête. Laissez-nous préparer le temps où il n’y aura plus ni lois ni répression et où les hivers, mortels aujourd’hui, ne seront plus, de par la joie de vivre des humains libérés, qu’un éternel printemps.

    Léon ISRAËL (2 novembre 1905).

     

    LES NECROPHILES

                    Tandis que les humains reposent, les riches en un farniente tranquille, les pauvres en un sommeil fait de lassitude et d’épuisement, des entrailles du sol monte un hurlement sinistre. En des convulsions titanesques, la terre ouvre ses gouffre géants, elle secoue la grappe humaine attachée à son flanc. En une révolte grandiose, elle se débarrasse de l’homme parasite, qui vit d’elle, et par elle. Et tout ce que construisirent les pygmées s’écroulent comme une château de cartes. Terrible égalitaire, elle nivelle les classes factices qui créèrent les humanités lamentables. Le palais s’écroule avec la masure, l’opulence s’anéantit avec la misère, le maître s’évade de la vie côte à côte avec l’esclave.

                   ... Le tremblement de terre vient de détruire Messine. Et soudain voici que les nécrophiles surgissent... Voici que, cyniques et nauséabonds, les corbeaux sociaux s’abattent sur les décombres.

                   Voici que, hypocrites et astucieux, les tartuffes envoient des condoléances et répandent l’eau bénite d’une solidarité de pacotille. Rois et papes, ministres et spéculateurs pleurent sur la ville défunte.

                   Les journaux, à côté d’article pour le maintient de la peine de mort, sont remplis d’appels larmoyants et de sanglots... à trois sous la ligne. Et les simples semblent sourdre en eux les principes innés de fraternité, ensevelis sous le poids de cent siècles d’une lutte implacable et féroce. Il faut, pour réveiller les hommes, des secousses violentes et brutales. Il faut les deux morts de Draveil et les cinq de Villeneuve Saint-Georges. La guerre sociale atroce, mais constante et chronique, ne les émeut point.

                   Et pourtant que sont les 50 000 morts de la Martinique, les 200 000 de Messine, les 600 000 de Mandchourie à côté de tous ceux que la misère fauche chaque jour ? Quelle comparaison peut-on faire entre cette fin rapide, immédiate, imprévue, et l’agonie lente des millions d’humains, le calvaire douloureux, le Golgotha hallucinant que gravit l’humanité ? Que m’importent à moi les tremblements de terre et les raz-de-marée ! Que m’importent la foudre rapide et la guerre sanglante ! La guerre n’est-elle donc point de toutes les minutes ? La mort n’est-elle donc pas à tous les carrefours ?

                   Les pouilleux d’Asturies vivaient de crasse et d’abjection, les Calabrais squelettiques se délectaient de deux sous de macaroni quotidien. Et parce que le mouvement sismique a hâté le travail de la faim et de la vermine, les nécrophiles se lamentent comme des pleureuses antiques.

                   Les masques carnavalesques des fillettes de douze ans, auxquelles la nécrose phosphorique a dévoré les ongles et les cheveux, les théories dantesques des victimes de la céruse, les yeux rongés des manipulateurs de mercure, l’épouvantable agonie des verriers dans la fournaise des ateliers, les hideuses purulences de la syphilis, les chancres sanguinolents qui guettent la pauvre fille au coin des rues, la diarrhée infantile que le laitier met dans le lait avec l’eau impure, la phtisie et la tuberculose qui habitent les taudis, le froid qui étend l’homme dans la rue déserte, la faim qui, avant de tuer, lui met sur la peau les teintes livides des décompositions cadavériques, les miasmes délétères, les flics, les germes infectieux; tout ce qui constitue la pourriture sociale, la mort sous toutes ses faces, la torture, l’angoisse, l’huissier, le propriétaire, le patron, le juge, la guillotine; tout ce qui tue, tout ce qui assassine, tout ce qui martyrise, toutes les puissances coalisées du mal qui exterminent journellement des milliers d’individus, tout cela ne compte pas.

                    Il faut qu’un phénomène brutal tue collectivement pour que s’élèvent les gémissements, pour que s’émeuvent les cœurs des hommes, pour que l’attention se trouve détournée de la lutte fratricide et universelle. Et encore, cette émotion ne dure-telle qu’une minute et s’évanouit-elle dans le Requiescat in pace des cathédrales. Les hommes ne comprendront-ils point qu’il n’y a pas de cataclysme plus meurtrier que la société actuelle ? Qu’il n’y a pas de morts plus nombreux que ceux qui tombent chaque jour, victimes de la guerre inter-humaine, de la lutte incessante et sans merci qu’on a dénommée d’un mot terrible : la concurrence? Les hommes ne comprendront-ils point la responsabilité qu’ils ont dans cette hécatombe ? Puisque ce sont leurs gestes, mauvais, faux, ineptes, qui déterminent les monstrueuses organisations qui les tuent. Les hommes ne comprendront-ils point la puérilité de leurs condoléances, et ne cesseront-ils point d’être des nécrophiles, des amis de la mort, pour venir avec nous, qui sommes les amis de la vie ?

    Mauricius

    (14 janvier 1909)


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  •    Il y eut les prêtres, les hommes et femmes de Dieu,, les politicards, les médecins et les instituteurs qui, à la ville comme dans les villages, usaient de leurs statuts pour établir leur domination sur les bons bougres qui de génuflexions en révérences portaient à ceux-là une considération sans faille.

              Dans les familles paysannes, on tâchait de marier les enfants avec ces gens de pouvoir de sorte que les marieurs puissent aussi bénéficier de cette respectabilité par alliance. Or, dans la plupart des cas, les notables ne s'épousaillaient qu'entre notables ne voulant rien céder de leur magot et par conséquent de leur pouvoir. Les paysans devaient alors se marier entre paysans et, de préférence avec la famille la plus riche. 

              Les paysans qui travaillaient la terre n'avaient pas le temps aux études, harassés par une longue journée de labeur, les choses délicates étaient réservées aux gens qui savaient en porter sur eux-même le raffinement nécessaire. Le livre y était rare et on le réservait non seulement aux gens qui en faisait profession mais surtout qui étaient supposés savoir

              Le petit enfant, outre l'autorité du père, devait aussi subir celle du curé, comme celle de l'instituteur. Devenu adulte ou presque, il était enrôlé ou pour la guerre ou pour la caserne quelques temps qui devait, disait-on, faire de lui un homme.

              La femme, considérée bien pis que comme l’inégale de l'homme, mais inférieure à celui-ci et était assignée à des tâches précises dans la plus grande servitude et sous l'autorité quotidienne de son mari.

              Les petites filles, modelées à cela n'avaient que le choix de la révolte ou de la soumission.

    Les filles d'un côté, les garçons de l'autre, dans ces écoles qui les séparaient, en faisaient, hors mis dans des fratries où ils pouvaient se retrouver, l'un à l'autre de parfaits étrangers.

              Les choses de la vie, l'hygiène intime et la sexualité étaient tues, la masturbation même absolument bannies et de frustrations en frustrations, c'est à l'adolescence que l'on se rencontrait pour découvrir on se ne sait comment ce que l'autre pouvait avoir d'excitant.

              Le rêve des familles étaient quand même, et ça l'est resté, de faire partie des exploitants afin de n'être plus exploités alors si l'on pouvait marier la fille ou le garçon à quelque notable, c'était là une riche affaire.

              L'Eglise allant de pair avec l'Etat, les enfants ont été modelés dans l'idée que Dieu seul à qui l'on était soumis existait qui nous faisait aimer la patrie et la défendre absolument.

              Qu'une épouse devait à son mari fidélité et obéissance. Que les enfants devaient se lever de leurs chaises quand l'instituteur apparaissait dans la classe. Que l'on devait se découvrir devant le prêtre et les respectueux notables sur LEUR passage.

              Que l'on ne pouvait vivre autrement ni même songer à aspirer à autre chose que ce modèle imposé par le Pouvoir sans être, à travers les siècles, brûler comme sorcier ou sorcière, chassé de la ville ou du village, déshérité, emprisonné pour désertion et parfois même fusillé, renié, mis au ban de la société, le dernier et pire exemple des parias, prostituée honteuse ou fils indigne.

              Si l’on se déplaçait peu auparavant, quand les autoroutes éventreuses de terres arables n’avaient pas tuées les routes, quand celles-ci n’avaient non plus tuées les petits chemins, l’on se mariait avec la fille du village ou celle du village voisin.

              A une époique ou la contraception n’existaut pas ou peu,  ou les familles n’en finissaient pas de procréer (je connais des familles de paysans qui ont fait des enfants dans l’espoir que ceux-là viennent à aider aux champs et afin d’avoir des héritiers pour ne surtout pas que les voisins contre qui ils sont en guerre et qu’ils haïssent parfaitement ne puissent racheter leurs terres...) l’on se mariait avec la fille ou le garçon du village ou, au pire, celui de quelque village voisin qui pouvait très bien être un cousin.

              C’est ainsi que pendant des générations, des cas de consanguinité par dizaines de millions ont peuplé la terre...

              Et aujourd’hui, de délicats petits plaisantins houspillent contre ce qu’ils appellent l’invasion étrangère qui abâtardiraient ce qu’ils aiment à nommer la “race”...

              Le petit enfant craint l’instituteur, l’institueur, de temps à autre, s’emporte contre le curé qui lui reproche de s’accaparer le pouvoir, le jeune homme craiint le caporal qui craint le ministre des armées qui craint le roi ou le président de la République selon le pays où il se trouve. La jeune fille craint son père puis son mari, les hommes en général  et parfois Dieu en particulier.

              Aujourd’hui, les rôles sont inversés parfois : c’estl’instituteur ou le professeur qui craint l’élève, le mari qui craint la femme bien qu’il fasse dire partout qu’il est maître chez lui. Cette crainte qui est la base même sur laquelle s’appuit la domination de l’un ou de l’autre, ce goût du Pouvoir sur autrui, ce désir plus ou moins enfouis chez chacun de devenir exploitant pour ne plus souffir d’être exploité, c’est l’aliénation permanente de l’Individu qui voulant jouer ocntre autrui, joue ocntre lui-même dans la servilité la plus absolue !

     

    Mercredi 17 janvier 2011. SBA

     


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