• HUMANITARISME & INDIVIDUALISME par Eugen Relgis


            La question de l’intellectualité est une des plus importantes; elle n’est pas seulement en relation avec le progrès social et culturel — mais surtout avec une autre question très discutée : celle de l’individualisme.

              Pour ce qui est du rôle des intellectuels dans l’évolution des civilisations et implicitement dans l’évolution sociale, les théoriciens sont arrivés à se mettre d’accord sur quelques formules générales. Il est curieux, que dans la Russie moderne, où les intellectuels se noient dans la masse et énorme des peuples ignorants, asservis et mystiques, ils aient uni leurs efforts pour combattre la liberté et que ce soit là le problème de l’intellectualité (“l’intelligentsia”) ait préoccupé la majorité des sociologues depuis N. C. Mihaïlovsky jusqu’à P. Lavrov. C’est par ces derniers qu’on est arrivé à une définition presque complète de l’intellectualité et c’est Ivanov-Razummik (1) qui nous l’expose.

              Si nous admettons que les intellectuels sont “l’organe de conscience d’un organisme supérieur : la société”, nous revenons à la vieille conception hellénique de l’anthropomorphisme universel et au parallélisme entre le système nerveux dans un organisme et les intellectuels dans la société. Les intellectuels forment avant tout un groupement social, malgré l’affirmation qu’ils sont en dehors de toute caste et de toute classe (groupement que nous considérons également en dehors de toute nation et de toute race.)

              En effet la profession intellectuel, même culturelle, n’implique pas absolument l’idée d’intellectualité. D’après Lavrov, il n’y a pas de diplôme d’université qui puisse conférer à quelqu’un le droit de se nommer intellectuel; ce même sociologue appelle les demi-savants : les sauvages d’une culture supérieure. C’est ce que soutient également le théoricien de l’activisme allemand Kurt Hiller, qui conteste à un chimiste ou à un historien le titre d’intellectuel, s’il n’est qu’un simple spécialiste ou “artisan”; il accorde ce titre plus volontiers  à “un simple modiste” dont la vie intérieure constitue un flambeau de plus pour la conscience humaine ¾ ou à un ouvrier dont le cerveau est travaillé par une nouvelle idée civilisatrice ou même scientifique.

              C’est dans le même sens que s’exprime L.-S. Judius (2) qui définit comme le véritable intellectuel celui qui se préoccupe d’étendre et d’approfondir sa culture. Ne sont pas de véritables intellectuels l’écrivain, si talentueux soit-il, l’ingénieur ou le docteur si expérimentés fussent-ils, le journaliste ou l’avocat plus ou moins fils de famille, “parvenus à assurer leur existence et n’aspirant qu’à posséder un confort matériel convenant à leur rang.” Ceux qui se soucient de leur orientation mentale, de leurs affinités spirituelles ou de leur élévation morale, ceux-là sont des intellectuels. Ils ne limitent pas leur horizon à la vie mondaine, ainsi que le font la plupart de ceux qui exercent une “profession libérale”.


              Le véritable travailleur intellectuel peut appartenir à toutes les classes de la société. Il peut être simple ouvrier intellectuel ou ministre, pauvre fonctionnaire ou “administrateur grassement payé”, professeur d’université ou modeste autodidacte. “Le véritable travailleur intellectuel, écrit L.-S. Julius, est celui qui respecte sa tâche et qui, par elle, se fait respecter comme tel; c’est celui qui veut ainsi, intensément, sa libération définitive et totale, c’est celui qui, assoiffé de savoir ce qu’il est et ce qu’il doit être, cherche à comprendre et à se réaliser...

              C’est celui qui sculpte son Moi, enrichit son cœur, trempe son caractère...; c’est celui qui fait de son âme une oeuvre d’art; c’est celui qui réfléchit sur tous les problèmes que se pose la conscience humaine.” Un autre caractère de l’intellectualité, d’après la définition russe, c’est la continuité; il y a une corrélation ininterrompue entre toutes les générations d’intellectuels et il y a aussi certaines idées générales qui unissent les intellectuels dans un effort commun. Rapportée à la société et à l’éthique, l’intellectualité apparaît sous un autre trait évident : c’est le groupement opposé à la majorité ignorante et surtout à demi-cultivée, fossilisée dans des traditions et des superstitions, aux mœurs devenues manies et avec ce culte du vulgaire qui n’est que trop spécifique à la bourgeoisie.

              Ainsi l’intellectualité est l’opposé de la médiocrité; c’est la personnalité pensante et critique qui détermine le développement et l’évolution des civilisations. La culture sociale est ennoblie  seulement par cette pensée active qui a son influence sur les foules et sur la civilisation. La fonction de l’intellectuel ce n’est pas la simple contemplation ou la méditation pure; s’il ne lutte pas contre lui-même et contre la société, si son oeuvre scientifique, littéraire, esthétique ne se fonde pas sur la véritable nature de l’homme et ne constitue pas en même temps un apport au progrès culturel et spirituel de l’humanité, son intellectualité est stérile.

              Par son essence, l’intellectualité doit en effet être créatrice; ses forces intérieures doivent s’extérioriser et devenir des forces culturelles et sociales. Elle doit avoir une directive consciente et arriver à créer malgré la médiocrité majoritaire, tendre à l’émancipation de l’homme de toutes les servitudes tant physiques que sociales et morales; et, surtout, augmenter la personnalité humaine ¾multiplier les individualités. La lutte pour la personnalité, voilà la mission essentielle de l’intellectualité. Ainsi, l’exposé d’Ivanov-Razumnik confirme l’idée première de N.-C. Mihaïlovski. Le socialisme individualisme préconisé par le premier est basé sur les principes de Mhaïlovski, qui a consacré une bonne partie de sa grande oeuvre sociologique et philosophique à l’individualisme social. (3)

              L’individualisme est-il une doctrine sociale ou une simple attitude éthique et esthétique? Se réduit-il à un simple sentiment, prononcé, il est vrai, de “l’unicité et de la différenciation des Moi”, à un isolement de parti pris et donc, à une opposition contre la société ? ¾ Comme se le demande Palante. (4) Quoi qu’il en soit, l’individualisme qui implique un postulat d’ordre subjectif (étant en étroite relation avec le tempérament) peut constituer aussi une “méthode” pour l’étude de tant de problèmes qui semblent généralement s’exclure. Un exposé de l’individualisme nous mènerait dans un labyrinthe de personnalités et de théories; nous ne pouvons que l’analyser ici que dans ses rapports avec l’humanitarisme.

              Ces deux notions étaient jusqu’ici opposées l’une à l’autre - et l’individualisme, dans sa lutte contre la société, est arrivé à des extrêmes inconciliables. Pris dans un sens spirituel, même le “surhomme” de Nietzsche est un idéal qui ne résulte pas de possibilités réelles de l’humanité. “La volonté de puissance” qui le caractérise, implique l’existence d’une force impitoyable et l’intolérance de toute infériorité. C’est pourquoi la conception nietzschéenne  a pu être si dénaturée par certains théoriciens.- et appliquée même à l’idéal politique allemand. Le militarisme prussien a orné de son sabre des aphorismes de Zarathoustra.

              Le surhomme de Nietzsche  s’élève sur des hécatombes, sur la servitude des fourmilières humaines; il ne naît pas de l’homme, tel le surhomme de Nicolaï, qui contient en lui l’homme, le singe, la bête, la plante, le minerai - toute la série de l’évolution de la vie terrestre. L’individualisme extrême trouve son expression dans l’anarchisme, dans la lutte contre l’autorité, dont l’Etat est l’instrument. Il n’y a pas lieu ici d’exposer les différentes conceptions anarchistes, en commençant par Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus ou Ernest Coeurderoy et en finissant par E. Malatesta, Max Nettlau, (à qui nous devons une riche biographie de l’anarchisme), Pierre Ramus, Sébastien Faure ou E. Armand. Ce qui nous préoccupe ici, c’est la méthode individualiste par rapport à l’humanitarisme.

              Il est pourtant nécessaire d’esquisser le portrait du prototype de l’individualiste anarchiste. Un nom et une oeuvre nous apparaissent immédiatement : Max Stirner - “L’UNIQUE & SA PROPRIETE”. - De nombreux critiques sociaux se préoccupent aujourd’hui encore de ce livre, qui est, depuis le commencement jusqu’à la fin, un cri de liberté et de révolte du Moi. - Benjamin Casseres s’en occupe avec beaucoup de discernement. (5) A ses yeux, L’Unique et sa Propriété, suprême expression de l’égoïsme et de la révolte, n’est cependant pas un des livres les plus dangereux, car sa philosophie est impraticable.

              Les enseignements d’Ibsen, d’Emerson, de Whitman et de Nietzsche  sont plus “dangereux” que le livre de Stirner. L’Unique et sa Propriété est pourtant une oeuvre qui incite l’homme à un retour sur soi-même, - une oeuvre qui anéantit les “saints fantômes”. “L’Unique humain” est pour Stirner une espèce de divinité. Pour la servir, nous devons tout quitter : Etat, foyer, famille, religion, - tout ce qui tue l’âme humaine. Mais, délivrés de ces “parasites”, de ces “fantômes terrestres”, - nous ne savons vers quoi diriger nos aspirations. “La propriété de l’Unique” semblerait avoir, selon Kipling, le sens suivant : “prends tout ce dont tu as besoin pour le perfectionnement de ta personnalité.”

              L’individualisme de Stirner serait une révolte contre toutes les chaînes sociales. L’Etat, l’église, la famille, empêchent la réalisation de l’Unique. Le civisme n’est que de l’esclavage. Les parents mutilent leurs enfants dès le berceau. Les lois nous empêchent de posséder notre propre “propriété” qui est notre moi. L’altruisme est une maladie de la volonté. Le seul critérium est le succès; lui seul est également “juste”. La chose que je veux utiliser est bonne; celle qui veut se servir de moi est mauvaise. Ces principes sont élémentaires pour tout individualiste. L’individualisme de Stirner a un côté rationnel, majestueux. Son “Unique” est un animal affamé, caché dans le plus profond de l’homme, mais un animal qui possède de l’intelligence et de l’imagination et qui tend à satisfaire toutes les demandes de sa nature physique et psychique.
              Si nous écartons les loques de l’hypocrisie et le masque malpropre des conventions, - si nous mettons au jour le cœur de l’homme, nous trouvons en fait un être qui s’aime et qui s’adore soi-même, tout en croyant que d’autres l’aiment et que son adoration lui sera utile. L’homme est belliqueux. Quel que soit le degré de “civilisation” auquel nous nous élevions, nous combattons pour notre égoïsme, pour la “propriété de l’Unique”. La moi passe avant tout loi et demeure la vertu primordiale. Toutes les grandes choses ont été réalisées par l’individu. L’unité d’estimation de la nature est l’individu et non pas l’Etat ou la famille. Tout ce qui pousse au développement matériel et intellectuel surgit de l’initiative individuelle, aiguillonnée par l’orgueil ou par la nécessité. La décadence a toujours fait son apparition lorsque l’Etat ou l’Église ont essayé de réglementer l’individu et l’activité de l’Unique.

              L’antique autocratie se basait sur la théorie qu’un homme doit gouverner tous les hommes. La nouvelle autocratie se nomme socialisme ou communisme et en est tout l’opposé. Elle se base sur la théorie que tous les hommes doivent se gouverner l’un l’autre. Le socialisme supprime chez l’Unique la crainte du péril. Il affaiblit les deux grands ressorts : la peur et le courage. Personne ne naît avec le droit à la vie ou à quoi que ce soit. Le seul droit de l’homme est le droit à la concurrence. Selon Stirner, l’Etat n’a jamais raison; le socialisme, qui proclame lui aussi l’impératif de l’Etat, n’est qu’une nouvelle chaîne d’esclavage. Mais Stirner célèbre l’instinct de combat; notre seul rêve est notre seule virilité.

              Nous devons êtres maîtres des puissances destructrices qui sont en nous et autour de nous. Nous devons discipliner les choses qui nous réduisent à l’esclavage. C’est là l’impératif de l’Unique. Stirner n’admet donc pas l’idée de l’auto sacrifice, tellement répandue par les maîtres des peuples. L’ “Unique” ne se sacrifie pas; les faibles, incapables de vivre seuls, se “sacrifient”. Le sacrifice de soi-même ne peut être universellement appliqué : cela signifierait que chacun doit vivre pour le bien... d’autrui et que tous doivent mourir...

              “Tout pour moi !” s’écrie Stirner. Même s’il fait cadeau d’un objet, ce dernier lui appartient toujours. “Si tu n’as pas cultivé l’ “Unique” tu n’as aucun don à faire.” En étranglant l’instinct, en étouffant le cri de notre nature intime, de l’âme qui réclame de la joie et de la puissance, - en refoulant les élans de notre “propriété”, nous nous appauvrissons et nous débilitons nos vies : nous vieillissons rapidement et, en adorant de fausses idoles, nous continuons à sécréter le venin d’une existence dénaturée et abusée.

              Mais quelle distance, entre la conception d’un Stirner et l’attitude de tant d’anarchistes dépourvus de conception quelle qu’elle soit ! Les pseudo-anarchistes ne sont que des moi hypertrophiés. Désirant chacun être un univers libre, n’obéissant qu’à leurs propres impératifs - ils se déclarent contre toute organisation, contre toute évolution. Dans son égoïste affirmation de la vie, Max Stirner dit tout de même : “Est vrai ce qui est mien; est faux ce dont je suis la propriété; vraie par exemple est l’Association, faux sont l’Etat et la Société.”...

              Or, l’association implique un minimum d’organisation. Les pseudo-anarchistes forment une catégorie de désespérés qui en arrivent à nier la vie, tout en s’obstinant à affirmer leur personnalité. D’autre part, dans le domaine purement intellectuel, dans l’art, dans la philosophie, etc., l’anarchisme est plutôt passif : une attitude toute proche du scepticisme, du pessimisme. 
              Nous précisons : anarchisme n’est pas toujours individualisme. L’individu peut-être une cellule dans l’organisme et rester en même temps une unité autonome en harmonie avec l’unité suprême de l’espèce. Dans ces dernières années a apparu, en France surtout où le personnalisme est tellement varié, un grand nombre de théoriciens individualistes, dont les doctrines ne s’opposent pas à la société, mais aux institutions qui entravent le libre développement des facultés de l’individu. S’il y en a qui sont contre la famille, la plupart sont contre l’Etat : - contre l’église d’Etat, l’enseignement d’Etat, etc. Ils ne nient pas la réalité de la société : celle-ci est un corps composé d’une réunion d’individus et qui se dissoudrait sans les individus.

              Mais, comme le dit Abel Faure, la société, considérée comme organisme, a des devoirs à remplir envers l’individu, non pas seulement des droits sur lui. Le point de départ de la doctrine individualiste est celui-ci : “La société est faite pour l’individu, non pas l’individu pour la société.” Le contrat social doit tendre au développement naturel de tous; que les rapports entre l’individu et la société n’aboutissent pas à l’enchaînement du premier. L’individualisme doit être actif et créateur dans tous les domaines. S’il détruit, il doit savoir reconstruire. C’est dans ce sens qu’Abel Faure lui-même applique la doctrine individualiste à l’éducation et qu’Yves Guyot essaie d’établir dans l’ordre économique un système ayant pour principe l’individualisme.

              H.-L. Follin qui est le théoricien de la “Métapolitique” (devenu ensuite “Cosmométapolis”), proclame la volonté d’harmonie qu’il oppose à la “volonté de puissance” de Nietzsche.  Il juxtapose la réalité initiale, c’est-à-dire l’individu, et la réalité supérieure qu’est l’humanité, sans transition aucune par une de ces “fictions” collectives qui ne font que provoquer des désaccords et des réactions violentes. Cette volonté d’harmonie qui trouve son expression sociale dans la conception de la “Supra nation” est une méthode qui peut mener à la conciliation progressive de l’individu avec l’humanité.

              Certains individualistes, tels W. Mc. Dougall, refusent d’admettre une sélection sociale à la place de la sélection naturelle, celle-là sacrifiant le type supérieur au type moyen. C’est là en effet une régression, constatable notamment dans les villes. (6) Ces individualistes mettent à la place de deux sélections susmentionnées, deux réalités : - l’évolution naturelle et le progrès humain, deux choses qui ne doivent pas être confondues. Le progrès biologique ne correspond pas généralement au progrès de la civilisation - c’est-à-dire de la technique de la vie. Malgré la multiplication des connaissances, la capacité intellectuelle ne s’est pas accrue pendant la période historique. Quant au progrès moral, il est beaucoup plus lent que le progrès intellectuel : nous en sommes là-dessus presque au même stade que nos ancêtres.

              Niant l’importance sociale des caractères biologiques et héréditaires, ces individualistes proclament l’ “individu supérieur” comme facteur constructif de la race, de l’unité nationale. Sans lui, la nation ne serait pas née. C’est lui qui groupe les collectivités; ce sont les prophètes qui ont créé le peuple juif, quelques hommes seulement qui ont préparé la Révolution française... L’émancipation de l’intelligence individuelle devient fatale à l’ancien ordre établi - et il n’y a que les personnalités supérieures pour entraîner vers le progrès la majorité passive.


              Cette conception qui pourrait être vérifiée dans l’histoire des peuples, cesse justement d’être au moment où elle oppose au facteur biologique général le facteur “individu supérieur” Si des personnalités supérieures actives ont pu émerger dans les domaines culturels et sociaux, cela implique l’existence d’une collectivité au niveau intellectuel élevé, donc un certain progrès cérébral, donc un progrès biologique de l’espèce humaine. L’individualisme de Marc Lefort (7) (car chaque théoricien a “mon individualisme“) est en son essence une “attitude de l’esprit” caractérisée par l’admission des deux thèses suivantes :1° Le bonheur de l’individu est le but intelligible de toute activité; 2° La liberté est le moyen général et omnivalent de ce bonheur. Dans ses rapports sociaux, l’individu doit subir la contrainte économique - et la contrainte politique due à l’existence de l’Etat.

              En conséquence, certains individualistes demandent la suppression de l’Etat au moyen d’une “désintoxication lente de l’Etat, d’un démembrement progressif de l’Etat en faveur d’organisations de moindre envergure et qui - sans pouvoir appliquer de sanctions violentes - seraient au service de l’individu. De la sorte, les classes disparaîtront, et les richesses accumulées entre les mains de quelques-uns, viendront se répartir entre un plus grand nombre de petits groupes.

              D’après Lefort, l’individu étant la seule réalité sociale, il doit tendre au développement de sa personnalité par “la volonté d’harmonie” et ne s’accommoder que des fatalités naturelles. En reconnaissant qu’une “modification mentale” est le point de départ et la condition de tous les autres progrès, les théories de ces individualistes coïncident avec le biologisme de Nicolaï. Elles reconnaissent également qu’il s’agit là d’évolution, non de révolution.

              Devant les tendance modernes de nivellement, de socialisation - symptômes de la maturité des conceptions du XIXème siècle bourgeois, - ces individualistes proclament énergiquement la suprématie de l’individu sur l’égalité, le libre exercice de la volonté individuelle et le contrôle par soi-même de l’activité personnelle. Le bonheur de l’individu “n’est pas dans la tête d’autrui”; la crainte du risque et les coopérations giganteques sont les conséquences de la dépersonnalisation moderne...

              J’ai dit dans l’exposé de la doctrine de Stirner que “l’association” impliquait un minimum d’organisation pour la satisfaction des besoins quotidiens. Mais la nécessité de l’union est toute aussi évidente en ce qui concerne la lutte pour l’individualité. E. Armand, par exemple, dans sa revue l’en dehors (n°103 de mars 1927) postule une “Internationale individualiste anarchiste” ! Ces trois termes paraissent difficiles à concilier. Une Internationale suppose en tous cas quelques intérêts communs.

              Par ces temps d’interdépendance planétaire dans tous les domaines (et non pas seulement politiques et économiques), les individualistes même sont arrivés à la conviction qu’ils ne peuvent exister, chacun comme un univers à part; ils peuvent avoir des attitudes personnelles, des gestes isolés; ils peuvent vivre en marge de la société, - mais la satisfaction des besoins quotidiens dépend d’une collaboration qu’ils ne peuvent éviter.

              Ne pouvant se soumettre à “l’autorité consacrée”, ils se créent un milieu qui leur est propre. C’est ce que l’on voit dans les tentatives de colonies individualistes, qu’ils réussissent à fonder même dans les Etats autoritaires.
              Plus caractéristiques encore sont les colonies dans les États non encore “civilisés”; des individualistes “à outrance” se réfigient dans la Patagonie, à Tahiti, au Brésil, en Afrique - vivant en liberté grâce à une énorme labeur dans certains pays ou menant une vie plus facile dans les régions équatoriales.

              “L’Internationale individualiste” que réclame E. Armand doit mener à certaines réalisations dans les pays européens, où l’individu doit supporter à chaque pas l’autorité sociale, politique, religieuse et économique. Parmi certaines conséquences utiles de l’Internationale individualiste l’on pourrait citer, par exemple, dans le domaine de l’art et de la littérature : l’émancipation des conceptions classiques; la création libre, en dehors de tout “but social ou intérêt de classe”. L’art et la littérature doivent être des expressions de l’esprit libre, ils doivent être antidogmatiques.

              Intéressantes sont les conséquences d’ “ordre sexologique”. L’Internationale individualiste devra lutter pour “l’émancipation sentimentale et sexuelle de l’unité-individu.” Elle cherchera à écarter la tyrannie de la famille, en proclamant le droit à la vie en commun, en dehors des lois de famille ou de classe. La maternité devra être considérée comme une “fonction purement individuelle”, comme une “affaire exclusive de la mère”.

              Tout cela mène à une réforme radicale en ce qui concerne le sexualisme : l’amour libre, la camaraderie amoureuse, la campagne contre la jalousie et d’autres actions, qui effraieront sûrement ceux qui sont accoutumés à croire à l’amour unique, autoritaire, basé sur l’idée de propriété de la femme. L’enfant devra s’appartenir à lui-même et choisir “le milieu familier” qui lui conviendra, les professeurs qui lui plairont, les camarades qui l’attireront.

              J’ai indiqué seulement quelques-uns de desiderata de cette Internationale individualiste anarchiste. Ils existent dans beaucoup de consciences timides, dans beaucoup de cœurs habitués à souffrir en silence. La réalisation d’une pareille “Internationale” n’est possible que si ceux qui la composent possèdent une mentalité et des mœurs à aux, bien à eux, “dégagées de la crainte d’expérimenter, affranchies de la peur de vivre.” Là est la vérité : la peur de vivre conformément aux convictions intimes, la peur d’obéir aux injonctions de la nature individuelle, des instincts naturels que la civilisation moderne n’a réussi qu’à mettre aux fers des lois sociales et non pas à annihiler.

              Le désir de liberté est inné, même dans une société d’esclaves. Les individualistes proclament cette liberté, souvent sous des formes excessives. Le fait qu’ils en sont arrivés à réclamer une Internationale à eux, est un signe qu’ils commencent à reconnaître les grandes lois de la solidarité, mais sous d’autres formes que celles de la tyrannie. En dehors de ces diverses conceptions individualistes, fondées sur la raison et sur des recherches sociales et politiques - il nous faut citer encore de nombreuses méthodes et attitudes dont la source est dans cette intelligence qui tend à l’harmonie des contraires et n’ignore pas la réalité morale et psychologique de l’homme.

              Han Ryner est, parmi les esprits contemporains, l’un des plus élevés et des plus riches, mais on ne le reconnaît comme tel que lentement, car les “opinions officielles” - surtout quand il s’agit de morale et de philosophie - résistent avec acharnement dans les citadelles académiques.
              Certaines appellent Han Ryner un “Socrate moderne”, d’autres le comparent au cynique Diogène. Cependant, Han Ryner continue à enseigner en véritable maître et à partager avec qui veut l’entendre sa sagesse souriante et imagée, en révélant les vérités qui sont le secret du bonheur.

              Jugeant secondaire et même erroné le problème économique tel qu’il est posé par certains, Han Ryner insiste plutôt sur celui de la fraternité qu’il veut résoudre au moyen d’une méthode apparemment paradoxale, par le détachement de ses semblables, par la séparation, c’est-à-dire par l’individualisme. “J’entends par individualisme, dit Ryner, la doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu”à la conscience individuelle.” (8)

              Le principe de cet individualisme est donc le socratique Connais-toi toi-même, “précepte primoridal de toute méthode morale et de toute méthode sociale efficace.” (9) L’homme doit avant tout se connaître, afin de se réaliser soi-même. C’est ainsi que l’individu réalisera en lui-même la fraternité, en se libérant de toutes les contraintes légales, matérielles, morales et intellectuelles.

              Autocritique et libre orientation ! Voilà qui mène à la vraie collaboration entre individus. C’est ce que Ryner appelle : liberté de l’esprit et liberté de l’amour. Cette méthode est lente mais sûre; elle évite les catastrophes qui résultent de la contrainte - fut-elle dogmatique ou révolutionnaire - appliquée aux problèmes sociaux. Ryner rejette la morale des esclaves : le servilisme, mais aussi celle des maîtres, le nietzschéisme et le napoléonisme qu’il appelle dominisme (10), c’est-à-dire la servitude du maître qu’accablent les craintes, les vanités et les soupçons.

              Il enseigne l’amour et la sagesse ou pour nous servir de sa terminologie : le fraternisme et le subjectivisme correspondant au christianisme et au stoïcisme, à Jésus et à Epictète. La logique flexible de l’intelligence moderne établit en effet une harmonie entre l’esprit chrétien et l’esprit hellène. La “fraternité universelle” de Jésus est “la vaste charité du genre humain” qu’annoncent les premiers stoïciens. Le premier dit “Aime”, les autres : “Sois toi-même.” Mais comment arriver à “aimer son prochain comme soi-même”, sans d’abord chercher à se réaliser soi-même, c’est-à-dire à se connaître ? “Tu n’as d’autre patrie que toi-même”... “Considères-toi sous l’aspect de l’éternité. En dehors de toute époque, en dehors de tout lieu.” (11)

              On voit que la philosophie de Ryner, dénommée par quelques-uns individualisme stoïque, loin d’être abstraite, est vitale; elle est une philosophie de l’action et prend ses sources dans les profondeurs secrètes mais éternelles de l’Esprit : du cœur et de la raison. Il est rare, de nos jours, le sage, dont l’individualité soit une synthèse de toutes les aspirations et de toutes les conquêtes humaines, - qui traverse la vie avec le sourire d’un dieu au geste créateur, et qui reste tolérant, tout en se “détachant”, de ses semblables pour se réaliser lui-même. Mais par son attitude et par son oeuvre, Ryner annonce cette sagesse et par-là, s’apparente aux Socrate, Jésus, Epictète de Jadis.

              Cependant, nul parmi les théoriciens de l’individualisme n’a donné une conception générale fondée sur les sciences positives. Il y a soixante ans, le sociologue et philosophe russe N.C. Mihaïlovski posait les fondement de l’individualisme sociale, au moyen d’une documentation et d’une méthode remarquables.
              Quoique ignorée encore par bien des intellectuels de l’Occident, la conception de Mihaïlovski est destinée à demeurer l’une des constructions les plus véridiques et les plus belles de l’esprit humain. Nous n’en pouvons exposer ici que l’essentiel.

              Mihaïlovski part du “connais-toi toi-même” de Socrate et du christianisme épuré de Tolstoï, ¾ deux principes qu’il juge insuffisants, comme n’offrant pas à l’homme une voie assez claire et sûre. Il les appelle du “quiétisme chnois” parce qu’ils se circonscrivent dans un ignorance des lois universelles de la vie et de celles de la lutte humaine. Ce qu’il faut trouver, c’est une résultante de toute les sciences, une explication du mécanisme du processus universel, sur laquelle on pourrait alors bâtir l’humanitarisme et qui coïnciderait, sous une forme active, avec le désir de perfectionnement personnel de l’homme.

              Toutes les conceptions, depuis le spencerisme et le lamarckisme jusqu’au marxisme, reconnaissent inévitablement l’existence de la lutte - chacune sous des aspects différents et avec des justifications unilatérales. ¾ S’étant demandé à son tour (comme Tolstoï, comme tant d’autres) au nom de “quoi” nous devons nous perfectionner, Mihaïlovski proclame le postulat de la lutte pour l’individualité, c’est-à-dire le perfectionnement intérieur contre les influences extérieures.
     
              Voilà le but de chaque homme - et aussi le but objectif, scientifiquement constaté, de chaque cellule, de chaque groupe de cellules, etc... La biologie nous démontre que chaque organisme se compose d’individualités d’un ordre inférieur, ayant un certain degré d’interdépendance. L’organisme de l’individu peut à son tour entrer dans la composition d’une individualité supérieure - ou d’un système tout entier d’individualités sociales; celles-ci forment le sujet de la sociologie. Il y a une loi du développement toujours plus complexe et plus ample, selon laquelle chaque individualité entre nécessairement “en conflit” avec les individualités qui la composent ainsi qu’avec celles dont, en tant qu’unité sociale, elle-même fait partie.

              La lutte est donc menée sur deux fronts - et l’histoire de la vie avec toutes ses horreurs et ses beautés, n’est qu’une série de victoires et de défaites sur ce double champ de combat. Il y a tantôt un degré d’individualité qui vainc, tantôt un autre. Cependant la lutte ne cesse guère; le progrès résulte justement de cette série de victoires et de défaites. D’après la classification de Haeckel, l’homme constitue le cinquième degré d’individualité; au-dessus de lui il y a une individualité du sixième ordre : la société qui est, elle aussi, un système d’individualités, contenues l’une dans l’autre et qui se combattent entre elles. Le but de ce combat ? C’est ici qu’intervient le facteur moral, subjectif - car le facteur objectif n’existe que dans la nature. Le but général de ce combat est inconnu.

              “ Pour nous autres, hommes, ce but n’existe même pas et, à notre point de vue humain, il nous paraît plutôt qu’il y a autour de nous un chaos, contre lequel nous sommes d’autant mieux garantis, que nous sommes plus despotiquement maîtres des fonctions de nos organes et que nous résistons plus énergiquement aux tentatives de la société de nous réduire à l’obéissance à son propre avantage. L’univers n’a pas de sens et il n’y règne aucun ordre; ce n’est qu’à un certain degré de son développement que l’homme, en luttant pour son individualité, allume le flambeau dans les ténèbres, replante l’Eden - et introduit de l’ordre autour de lui.” (12)
              De par sa situation dans la nature, l’homme, dans une double direction, se voit imposé un double combat. Ce combat pour l’individualité est régi par la même méthode du “divide é impera” . L’homme doit maintenir implacablement sa propre intégrité, en imposant aux individualités inférieures qui le composent, soit les organes cérébraux, sexuels, etc., une division du travail qui est dans l’intérêt de sa personnalité.

              A son tour, les personnalité entière de l’homme doit résister aux tentatives des individualités supérieures : famille, groupe, corporation, Etat, etc. qui voudraient agir contre lui selon cette même devise romaine : divine & impera. C’est là l’idée centrale du social-révolutionnarisme russe, opposé à l’organisation bolchevique. Voilà en essence la conception anthropologique du monde. Mais cette lutte n’implique pas la négation des groupements sociaux humains. Moi et Toi sommes en profonde liaison. C’est au moyen de ce que Mihaïlovski appelle “l’expérience de la compassion” et qui accroît la sympathie et stabilise la morale, qu’on peut arriver à la “libre coopération des individualités humaines.”

               La lutte pour l’individualité a pour but l’indépendance et, en même temps, la plus grande différenciation possible entre les individus. Ce n’est qu’ainsi étendue, que la lutte de l’homme coïncide avec que qu’on appelle morale et humanitarisme : - il faut qu’à cette lutte objective et fatale, l’homme donne un sens, en suscitant en lui-même le désir ou plutôt la volonté de combattre et de vaincre.

              Ainsi, les principes du Christ, de Socrate et de Tolstoî trouvent dans la conception de Mihaïlovski une base positive. Parmi les phénomènes nombreux et courants de la vie, il y a une manifestation dont nous devons et nous pouvons nous occuper avec sympathie et intelligence : c’est la personnalité humaine. L’homme a, évidemment, des facultés anthropomorphiques. Il peut mieux connaître son semblable et se solidariser avec lui.

              Conscient de la loi objective qui impose la lutte pour l’individualité, il pourra mieux saisir les manifestations de la vie sociale; il comprendra que la lutte des classes n’est qu’une des formes de cette lutte universelle pour l’individualité; que dans la nature, “la sélection de l’espèce” est basée sur cette même loi - et enfin, que lui, individu, doit accepter,  volontairement et d’esprit lucide, cette lutte. - Que la loi objective, fatale, devienne ainsi une loi subjective, intérieure, pour que les énergies s’en accroissent et garantissent la victoire. Ainsi, en harmonisant l’objectif avec le subjectif, la conception de Mihaïlovski concilie en même temps la vérité (scientifique) avec la justice (sociale)

              Cette conception de Mihaïlovski contredit-elle la doctrine biologique humanitariste ? En remplaçant simplement l’expression d’ “individualisme social” par celle d’ “organisme social”, il nous semble pouvoir établir un accord entre les deux conceptions. Quoique adversaire de la théorie organiciste, Mihaïlovski ne nie pas la réalité des groupes sociaux supérieurs, qu’il considère seulement comme des individualités en les situant dans le principe général de la lutte pour l’individualité.

              La conception de Mihaïlovski est donc un renfort apporté à l’humanitarisme. Tout comme Nicolaï, le sociologue russe a élargi la base scientifique de l’humanitarisme. La conception de Mihaïlovski embrasse aussi le biologisme de Nicolaï; elle est plus vaste et donne une image synthétique et une explication générale du processus universel de la vie naturelle et humaine.


              Bien que prenant le mot “lutte” dans un sens hostile, elle ne nie pas la libre coopération des individualités humaines en vue de l’indépendance et du progrès. Le pacifisme de l’internationalisme, étant des tendances de “l’organisme de l’humanité”, ne peuvent être exclus du processus général qu’est la lutte pour l’individualité. Toute question est de savoir au moyen de quelles armes ce combat est livré : avec les armes inanimées de la guerre ou avec des “armes vivantes” ? Dans la phase culturelle à laquelle il est parvenu, l’homme peut choisir que les armes de l’esprit.

              Ainsi toutes les théories individualistes que nous avons exposées jusqu’ici sont à la recherche de rapports entre l’individu et la société, de nature à ne pas entraver le libre développement du premier. S’ils reconnaissent la contrainte de la nature, les individualistes devront également reconnaître - comme résultat même de la “volonté d’harmonie” - certaines lois de coordination, non pas de la société, mais de l’espèce humaine. Le progrès de l’individualisme est en relation étroite avec le progrès biologique (cérébral), technique, économique et culturel de l’humanité. Les individualistes ne se contredisent donc pas en admettant l’humanitarisme. (13)

              Dans le cadre vaste et mobile de l’humanitarisme, c’est-à-dire dans le cadre de l’évolution naturelle de l’espèce humaine, l’individualisme a une large place. De plus, ce n’est qu’au sein de l’humanitarisme que tout individualisme créateur pourra se manifester progressivement en toute liberté.
             

    Eugen RELGIS.
             
             
    (1) Ivanov-Razumnik : Von den Intellektuellen, Berlin 1920.
    (2) Dans La Houle, n°2, 1926, organe des “Compagnons de la Pensée” : (Association générale de Travailleurs Intellectuels)
    (3) Carl Brinkmann : Soziologie der “Intelligenz”, p. 42 de la “Soziologische Probleme der Gegenwart”
    (4) G. Palante : Combat pour l’individu.
    (5) Dans l’en dehors, n° 82-83.
    (6) William mac Dougall : The group mind, 1920, Cambridge.
    (7) M. Lefort : Esquisse d’une doctrine individualiste philosophique et sociale.
    (8) Petit manuel individualiste, p. 3.
    (9) Les Artisans de l’Avenir, p. 29-30.
    (10) Le Subjectivisme, p. 48-49.
    (11) Le Subjectivisme, p. 60-61.
    (12) Alexis Nour : Conceptia lui N.C. Mihaïlovski, dans “Umanitaten”, n° 1-6, Jassy, Roumanie.
    (13) Consulter à ce sujet les ouvrages d’Eugen Relgis : Les Principes Humanitaristes (n°50 de “La Brochure Mensuelle”, Paris); Un livre de Paix : “La Biologie de la Guerre“, par G.-.L Nicolaï (n°77 de la même collection); et l’Internationale Pacifiste, avec une lettre et un message de Romain Rolland (Edit. A. Delpeuch, Paris.)


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