• EVNO AZEV, UN PROVOCATEUR DE L'OKRANA TZARISTE DEMASQUE par Louis Louvet -




                                     EVNO AZEV           
                  UN PROVOCATEUR DE l’OKRANA

                        TZARISTE DEMASQUE

             Terroriste russe, né à Rostov-sur-Don en 1869. De son nom véritable : Evno Mayer Fichelevitch-Azev. Sa vie mouvementée, son rôle d’agent double en font un personnage balzacien. Il réussit à échapper à la vengeance des membres de l’organisation qu’il trahit. On ne sait ce qu’il advint après le 7 janvier 1909 où sa trace est perdue à Berlin, après une tentative infructueuse qu’il fit, par lettre, de cette ville pour se justifier. Sans doute vécut-il sous une fausse identité, à moins que les maîtres qu’il avait servi à demi l’aient fait purement et simplement disparaître. En tous cas les preuves de sa trahison furent établies par des documents, trouvés dans les archives de la police politique, tombés aux mains des révolutionnaires russes lors de la Révolution de 1917.

    UN TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE

              Au fin fond de Passy, dans la demeure modeste d’un réfugié politique se réunissaient, en octobre 1908, trois personnalités du monde révolutionnaire : Pierre Kropotkine, prince et théoricien anarchiste, dont la haute figure entraînait le respect général, même chez ses adversaires de tendances, Herman Lopatine, ami et traducteur de Karl Marx, et Véra Figner dont Anatole France disait qu’elle était “la Jeanne d’Arc de la Révolution russe.” Quel pouvait être le but d’une entrevue semblable, assemblant des personnalités appartenant à des horizons politiques si différents ? Il s’agissait de juger un homme accusé de provocation, un homme qui avait à son actif l’organisation des exécutions de von Plehve, ministre russe, sinistre dictateur au pouvoir illimité, nanti de toute la confiance du tsar, infatigable massacreur de Juifs, et du grand-duc Serge, gouverneur général de Moscou. Entre autres. L’accusateur se nommait W.- L. Bourtsev, publiciste et agitateur, évadé de Sibérie, au passé révolutionnaire prestigieux, partisan passionné du terrorisme.

              En janvier de l’année 1908 la dénonciation d’une trahison gigantesque à l’intérieur du parti socialiste révolutionnaire, qui menait une lutte sans merci contre le tsarisme, la complicité révélée de la haute police russe dans les plus grands attentats terroristes, jetaient dans la stupeur les milieux politiques du monde entier. La cheville ouvrière de cette oeuvre épuratrice était Wladimir Bourtsev, l’accusé Evno Azev. Or, Azev avait une telle réputation que les combattants les plus chevronnés de la révolution disaient en parlant de lui : “Devant cet homme-là, il faut s’incliner bien bas, bas... jusqu’à terre !” Et pourtant, on allait le juger...  

    UN PERSONNAGE EXTRAORDINAIRE

              Azev. Ce terroriste qui fut mêlé à tant de drames sanglants est né au bord du Don, région où se recrutaient les plus célèbres cosaques, d’un père israélite très estimé en raison des sacrifices qu’il fit pour élever décemment sa nombreuse famille. Le jeune Azev fréquenta le lycée de sa ville natale jusqu’en sixième. Il était médiocrement apprécié de ses condisciples ayant un caractère irascible qui entraîna, d’ailleurs, son renvoi de l’établissement scolaire.

              Quittant Rostov à la suite d’incidents peu clairs, il gagna l’Allemagne où il se fit inscrire aux cours de l’École Polytechnique de Karlsruhe en 1892. Là, il fréquenta les étudiants russes de la localité qui se divisaient en petits groupes selon leurs nuances politiques. Evno Azev s’inscrivit au groupe social-démocrate où il fut considéré comme un “modéré”. En 1897 il passa, à Darmstadt, des examens et reçut le diplôme d’ingénieur qui lui permit d’exercer cette profession à Berlin. Fort de sa qualité d’ingénieur il retourne enfin en Russie, travaille à Moscou à la Compagnie d’électricité universelle durant six mois, puis gagne Petersbourg, au service de la même compagnie.

              Etudiant à Karlsruhe, Azev se rendait souvent en Suisse, et c’est dans ce pays qu’iil fit la connaissance de celle qui devint sa compagne, une réfugiée, tout comme lui d’origine juive, qui avait exercé la profession de modiste en Russie, à Mohilev, mais avait fui la terre des tsars pour suivre à Berne les cours de l’Université. Mme Azev vécut longtemps à Paris, dans le quatorzième arrondissement, non loin du Lion de Belfort.

              Elle eut deux enfants de son compagnon mais ignora, semble-t-il, malgré quinze années de vie commune, l’activité mystérieuse de ce dernier. Sombre, taciturne, méfiant, toujours sur ses gardes tel était Azev depuis son enfance, et la vie conjugale intermittente qu’il menait, entre deux absences plus ou moins prolongées, facilitait une discrétion inhabituelle entre époux, qui était de règle entre lui et sa femme. Plus tard, quand les soupçons de ses compagnons de lutte furent évoqués devant son innocence, celui-ci opposa un silence trop prudent à ses supplications. Alors édifiée, lorsqu’il lui fit parvenir de Russie où il s’était réfugié, une somme d’argent importante, elle refusa ces subsides désireuse d’élever ses enfants, grâce à son seul labeur.


    L’ERE DES ATTENTATS


              Après s’être affilié durant son séjour à Karlsruhe à un groupe d’étudiants sociaux-démocrates, Azev opta, en 1899, à Moscou en faveur des socialistes révolutionnaires russes, petit groupement qui reprenait le programme terroriste traditionnel. Cette organisation publiait un journal : La Russie révolutionnaire, qui n’eut que deux numéros, la police ayant découvert à Tomsk son imprimerie secrète peu après l’adhésion d’Azev. Homme extrêmement habile, Azev ne tarde pas à se rendre indispensable dans les milieux révolutionnaires qu’il fréquente. Au cours de l’année 1901 il part pour la Suisse mandaté par l’”Union des socialistes révolutionnaires du Nord” qui était alors l’organisation terroriste la plus importante de Russie et dont les membres allaient, les uns après les autres, tomber tous aux mains de la police avec une bizarre régularité.

              Il constitue, aidé d’un autre révolutionnaire, venu, lui, du Sud, le “Comite central” du parti et organise l’importation en masse, à destination de toutes les sections de Russie, de brochures et journaux révolutionnaires dissimulés dans des appareils frigorifiques d’appartement ou dans des barils de graisse.

              Curieuse coïncidence, les destinataires étaient arrêtés dans laps de temps plus ou moins long, habilement calculé, arrestations portées au compte de la Sûreté à l’habileté indéniable ou encore à l’imprudence des militants de base. Jamais la félonie d’un révolutionnaire ne fut soupçonnée en l’occurrence. Rapidement, le mouvement animé par Azev se transforme. Le terrorisme est à la base de son action et il absorbera de plus en plus toutes les activités militantes. Il est nécessaire de doter le parti d’un instrument de coordination. Ainsi est créée l’Organisation de Combat qui durant six années va multiplier les attentats.

              Les deux premières victimes visées furent Sipiaguine, ministre de l’Intérieur, favori du tsar et le procureur du Saint-Synode, conseil suprême de l’Eglise russe, Pobiedonostzev. Le premier fut exécuté le 2 avril 1902 au palais Mariinsky par un jeune étudiant de plusieurs coups de revolver. Arrêté, l’auteur de l’attentat fut pendu un mois après. Le procureur eut plus de chance, il échappa à deux tentatives de ses ennemis. Il avait été décidé de le supprimer le même jour que le ministre du tsar. Or un hasard dont il bénéficia, une erreur d’adresse, fit tout échouer.

              Qu’à cela ne tienne, on l’exécuterait lors des obsèques de Sipiaguine. Nouvelle chance pour l’intéressé, les deux terroristes désignés sont arrêtés et l’un d’eux avoue le crime projeté. Un autre attentat contre le général prince Obolensky échoua à son tour. Par contre, le 6 mais 1903 le général Bogdanovitch, gouverneur d’Oufa, dans l’Oural, était abattu sans que les auteurs de l’exécution puissent être appréhendés. Sur le sol, près de la victime, on trouva une lettre confirmant la sentence prise contre Bogdanovitch qui avait donné l’ordre, quelques temps auparavant, de tirer sur les ouvriers mineurs en grève qui manifestaient pacifiquement.

              Le verdict était signé : l’Organisation de Combat. On sut plus tard que l’opération avait comporté deux parties. Azev, ayant participé personnellement aux choix de deux militants, chargés d’attenter à la vie du général, ces deux terroristes furent arrêtés peu après à Dvinsk. Plus heureux les deux suivants, désignés hors la présence d’Azev, échappèrent à la dénonciation d’une part, à l’arrestation ensuite. Malheureusement le 13 mai suivant Guerchouni, l’égal d’Azev dans l’Organisation, qui était sur les lieux à Oufa lors de l’attentat, dénoncé à son tour, était arrêté à Kiev, circonstance qui laissait à Azev tout le parti en main.

              Dès mai 1903, ce dernier part à Genève pour étudier de nouvelles méthodes d’action. Sur la constatation répétée que “le revolver a des revers” il décide d’utiliser à l’avenir, une arme plus efficace : la bombe. Il étudie les matières explosives et met au point une tactique qui découle d’une observation qu’il définit ainsi : “Vu le grand nombre de provocateurs répandus dans les groupements du parti il serait néfaste de laisser les militants terroristes communiquer avec ces groupements.” Ainsi, à l’avenir, le mouvement politique du parti et sa section terroriste n’auront plus aucune relation; ainsi, également, Azev deviendra insoupçonnable.

    LES AFFAIRES RETENTISSANTES


              Pour quel raison l’actif agent double n’éveilla-t-il jamais le soupçon chez ses compagnons de combat et pourquoi trouva-t-il des défenseurs acharnés parmi ses victimes lorsqu’il fut formellement accusé d’être un provocateur ? C’est que la réussite de deux attentats spectaculaires, qu’il avait organisés, rendait invraisemblable une telle thèse. On donna par la suite des explications pertinentes sur la suppression de deux personnalités de premier plan. Elles relevaient de la mentalité propre aux milieux troubles des basse et haute polices, aux rivalités des gens en place. Les morts tragiques du ministre von Plehve et du grand-duc Serge formaient et dissimulaient la véritable activité d’Azev.

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              Viatcheslaw Konstantinovitch Plehve était d’origine lituanienne. Celle de ses parents, allemande. Ils pratiquaient et élevèrent leur fils dans la religion réformée mais celui-ci se convertit au catholicisme pour hériter d’un oncle. Virtuose du reniement il embrassa la religion orthodoxe dès qu’il eût conscience qu’elle le conduirait tout droit au poste le plus important de l’empire des tsars. Protégé par Mouraviev “le pendeur”, il fit rapidement son chemin. De la magistrature il passe à la police politique, en devint le chef, et pratiqua la chasse aux révolutionnaires. Il termina sa carrière comme ministre de l’Intérieur succédant à Sipiaguine exécuté par un étudiant en 1902.

              C’est à l’instant précis où le gouvernement et la police du tsar s’apprêtent à étouffer sous la plus féroce des répressions toute velléité de réforme sociale, alors que les bagnes sibériens se peuplent, qu’une bombe éclate et que la dynamite expédie au royaume des ombres le dictateur aux rigueurs implacables. La lutte qui se poursuit entre les forces d’oppression et les forces révolutionnaires est à son apogée; une succession d’épisodes sanglants, de crimes atroces et de dévouements farouches; une poignée d’individus obscurs décidés à vaincre ou à mourir, manipulant clandestinement, à travers les embûches et les menées policières la bombe qui sauve et affranchit. Et puis à terre, en ce jour de 1904, l’homme le plus redoutable et le plus redouté de toutes les Russies.

              Les difficultés parmi lesquelles se déroulent ces attentats sont inimaginables. Il faut posséder une maison sûre, avoir le “dvornik” (concierge) à sa dévotion ce qui n’est pas facile car il est imposé par la police aux propriétaires. Il faut toute une organisation de surveillance, de l’argent, des hommes acceptant à l’avance le sacrifice suprême. Ces hommes, tout comme les héros de l’antiquité, doivent survivre dans la mémoire des militants d’aujourd’hui, de ceux de demain. Pendant des années, von Plehve a fait torturer, massacrer, emprisonner des milliers d’individus. Ce renégat est capable de tout. Un exemple : en 1863, lors de l’insurrection qui éclata à cette époque, il dénonça son père adoptif qui fut pendu dans les quarante-huit heures. Il organise des progroms à Kief, à  Wilna, à Bakou, ailleurs. Il fait déporter 3.800 personnes “suspectées moralement”. Soudain, halte-là : l’Organisation de Combat a dépêché ses hommes !

              Le 15 juillet 1904, à neuf heures quarante-cinq du matin, le carrosse blindé de Plehve roule à vive allure vers la gare de Varsovie. Le ministre devait prendre l’express de dix heures pour Peterhof où il allait faire son rapport habituel au tsar. Le carrosse suivait les rails du tramway. Dans une victoria précédent la voiture ministérielle se trouvait le préfet de police de Petersbourg et, le long du carrosse de von Plehve quelques agents à bicyclette. Derrière, deux agents suivaient en voiture légère. Tous les quarante pas, sur le parcours, étaient postés d’autres agents. Or trois terroristes se tenaient dans cette rue armés chacun d’une bombe. L’un était déguisé en employé de chemin de fer : Sazanov, un autre en portier : Kalaiev, le dernier en officier de marine : Sikorsky.

              Arrivé à leur hauteur, un fiacre fit obliquer dans la direction des trois hommes le carrosse ministériel. Sazanov s’approcha alors rapidement et lança son engin par la fenêtre de la voiture. Une formidable détonation retentit. La force explosive était sui puissante que le carrosse bondit. Le ministre et son cocher furent projetés de tous côtés dans les airs. Les vitres des fenêtres appartenant aux immeubles d’alentour se brisèrent à grand fracas et, lorsque la fumée fut dissipée, on put voir, près du pont d’Obvodny le cadavre en bouillie de von Plehve et de son cocher. Près d’eux, le terroriste gisait sur le pavé, blessé par les éclats de bombe, couvert de sang.

              Le second attentat, organisé par Azev, mais ¾ comme pour le précédent ¾ hors de sa présence effective sur les lieux, coûta la vie au grand-duc Alexandrovitch Serge, fils de l’empereur Alexandre II, oncle de Nicolas II. Né à Tzarskoïe-Sélo en 1857, le grand-duc était alors gouverneur de Moscou et avait été l’organisateur de l’exposition française en 1891. Commandant en chef de la région militaire de Moscou il avait à la cour une grosse influence de par son mariage. Par contre, son impopularité était notoire. Principal représentant du parti ultra-réactionnaire, chef des Cent-Noirs et du parti “vrai russe”, les Moscovites les haïssaient.

              Son exécution avait été fixée primitivement au 2 février 1905; la présence d’une femme et de plusieurs enfants à l’endroit choisi pour l’attentat arrêta le bras du terroriste désigné : Kalaïev. Le 4 février, à deux heures et demi de l’après-midi, le landau du commandant militaire sort du palais Nicolas lorsque la bombe de Kalaïev cette fois atteint son but. Mort sur le coup, le grand-duc Serge fut littéralement déchiqueté. Arrêté, Kalaïev fut condamné à mort par une cour martiale et exécuté le 11 mais suivant. Revers de la médaille : échec total d’une série d’attentats préparés à Petersbourg et qui devait coïncider avec a suppression du grand-duc Serge à Moscou. Plus de vingt terroristes tombent aux mains de la police prévenue, à n’en pas douter, de leurs projets.

     L’ACCUSATION

              Les années 1905 et 1906 ne sont pas des années de repos pour les terroristes. Toute une série d’attentats sont organisés par Azev contre des personnalités importantes. Sont visés : le grand-duc Nicolas Nicolaevitch, le général Trepov, le grand-duc Wladimir, la Sûreté de Pétersbourg, le Tribunal militaire de Cronstadt, le général Kleïghels, le ministre Dournovo, l’amiral Doubassov. Le chef de l’Organisation de Combat apporte à ce genre d’activité une minutie particulière. Tous ces attentats échouent. Par contre, ceux qui visaient le préfet de Pétersbourg, le général von der Launitz, le gouverneur Sakhanov, le procureur Pavlov, le comte Ignatiev réussissent. Or si les préparatifs reviennent indéniablement à Azev, leur exécution échappe au dernier moment, de manière fortuite, au chef suprême de l’organisation.

              En juillet 1906 est décidée la suppression du premier ministre Stolypine. Sous le prétexte qu’il manque de “moyens techniques” Azev s’y oppose et il laisse à d’autres la direction des opérations. Lui parti, l’Organisation de Combat disparaît à son tour. Il rentre en Russie et y séjourne dix-huit mois. Au cours de l’été 1908, il revient avec un plan qui doit lui permettre d’accomplir un nouveau coup de maître. Il s’agit de supprimer le tsar Nicolas II. C’eût été pour lui une sorte d’apothéose. Ce fut le moment choisi par Bourtsev pour lancer son accusation.

              Le publiciste russe était un intuitif; tout en dirigeant son périodique le Byloë (le Passé), qui paraît de façon irrégulière, il observe les milieux russes de Paris et le mouvement terroriste n’échappe pas à son examen. Partant de menus faits, constatant de troublantes coïncidences, il en vient à penser que les policiers de l’Okhrana se sont introduits parmi les lanceurs de bombes ce qui expliquait les insuccès répétés se produisant trop souvent au dernier moment. Il commença dès que ses soupçons se précisèrent à passer au crible les actes des principaux animateurs de l’Organisation de Combat.

              “Pendant longtemps, dit-il un jour, ce fut en moi une lutte douloureuse; tantôt le soupçon me maîtrisait tout entier, tantôt je le rejetais avec indignation. Je me formulais à moi-même les hypothèses les plus diverses, suggérées peut-être par ma pensée qui ne pouvait plus se détacher d’Azev et qui pourtant n’osait encore l’accuser. Quelqu’un placé à ses côtés le trahissait peut-être ? Un ami, une femme, dans lesquels il avait toute confiance et qui le vendaient ? Mais rien ne venait confirmer cette hypothèse.Et alors son “génie” même, ses capacités conspiratrices extraordinaires, qui frappaient d’admiration ses camarades, aux yeux desquels ils apparaissait comme un être insaisissable, légendaire, toujours sur les bords de l’abîme et toujours debout, quand tous étaient engloutis autour de lui ¾ tout cela me sembla étrange et me devint bientôt suspect...”

              Pourtant, il y avait des moments où de terribles crises de conscience s’emparait de Bourtsev. Il les décrit lui-même ainsi :

              “Et si je me trompais ? Si je calomniais un homme sincère, dévoué, énergique, l’âme de la Révolution ! Si j’allais détruire le grand oeuvre édifié par lui !”

              Peu à peu, ses doutes s’estompent, la certitude apparaît. Il faut agir, arrêter l’hécatombe de terroristes par un misérable dans la gueule du loup. Alors Bourtsev se décide. Seul, dans l’incrédulité générale, bravant l’hostilité de quelques-uns, il proclame : “J’accuse Evno Azev d’appartenir à la police politique et d’être le responsable de la plupart des arrestations opérées ces dernières années parmi les membres de l’Organisation de Combat. Je prétends qu’il est à la seule base de l’échec d’un nombre important d’attentats dont il a pris cependant l’initiative.

    SHERLOCK HOLMES REINCARNE

              Quel était le point de départ qui permettait au directeur du Byloë, lui qui était la prudence même, de devenir si affirmatif au point de risquer sa propre réputation aux yeux des militants d’un milieu si pointilleux quant aux propos de ce genre ? Il n’est pas possible d’entrer dans les détails d’une succession d’événements, ni de justifier une méthode ¾ apparemment très dangereuse ¾ qui était celle de Bourtsev sans allonger inconsidérablement cette notice réservée à Azev. Il y aura lieu d’y revenir lorsque seront étudiées la vie et les activités du “Sherlock Holmes de la Révolution”.

              En bref, révélons que, dans le but de désorganiser la police tsariste, Bourtsev entretenait des rapports circonstanciels avec “cet autre monde” qui vivait derrière “les murs épais du département de la police et de la sûreté”. Il s’en est très franchement et publiquement expliqué déclarant en outre “que son existence lui permettait de dire sans hésitation qu’il avait réussi parfois à s’emparer de l’âme de certains policiers qui lui apportaient des renseignements, et qu’il les avait vus devenir d’autres hommes.” Et voici ce qu’il écrit dans son journal daté du 7 août 1908, relatant une visite qui lui fut faite alors qu’il se trouvait à Pétersbourg en 1906 :

              “Le jeune homme en présence duquel je me trouvais pouvait avoir vingt-sept ans. Il me demanda à me voir en particulier pour m’entretenir d’une affaire de la plus haute importance. Lorsque nous fûmes seuls, mon interlocuteur me dit soudain :

    - Vous êtes Wladimir Bourtsev. Je vous connais bien... tenez, voilà votre photographie... Je l’ai prise au département de la police, c’est le document signalétique permettant de vous retrouver. J’appartiens à ce département où j’occupe la fonction de commissaire spécial de la Sûreté.


    - Mais que voulez-vous de moi ?

    - Je suis socialiste révolutionnaire et je voudrais savoir si, franchement, je ne pourrais pas servir le mouvement libérateur !...

              Je le regardais fixement dans les yeux et mille suppositions se succédaient dans mon esprit, passant rapides comme des nuées d’oiseaux dans les cieux. La question était nette. Je sentais profondément que l’homme que j’avais devant moi avait bien réfléchi avant de franchir mon seuil et de prononcer ces paroles.”

              Ayant accepté l’offre du jeune homme qui se nommait Bakaï, Bourtsev explique que, simplement écrivain révolutionnaire, il ne pouvait attendre de lui qu’une participation à la “besogne hygiénique” à laquelle il s’était voué : la découverte des moyens employés par la police et notamment la rôle joué par la “provocation” dans le passé et dans le présent. Bakaï revint voir Bourtsev et, entre autres renseignements, lui signala la présence d’un agent double nommé Baskine, puis ensuite celle d’un certain Vinogradov, “collaborateur de grande valeur”. Bourtsev invita Bakaï à pousser dans cette direction de nouvelles recherches.

              Un jour, ce dernier revint apportant une indication capitale : deux ans auparavant, en 1904, Baskine était à Varsovie, veillé par une nuée d’agents subalternes dirigés par le grand maître de la police secrète. Le but de sa présence dans la capitale polonaise était une entrevue avec un employé des chemins de fer appartenant au milieu révolutionnaire.

              Enquête faite, Bourtsev apprenait qu’Azev était allé à Varsovie à la même époque et y avait rencontré le cheminot-propagandiste désigné. Puis Bakaï apprit et communiqua un autre renseignement : l’attentat contre Trepov avait été dénoncé par Vinogradov, qui l’avait préparé, et qui avait livré ensuite à la police les noms de tous ceux qui y avaient pris part. Lors du procès des terroristes arrêtés, le réquisitoire ne parlait pas de Vinogradov mais d’un “collaborateur secret” qui avait guidé la police dans ses recherches. Or, ledit attentat avait été organisé par Azev. Vinogradov et Azev étaient-ils un seul et même personnage ?

              Sur ces entrefaites, Bakaï, dont les relations avec Bourtsev n’avaient pas échappé à la vigilance de ses collègues de la Sûreté, est arrêté, puis condamné par mesure administrative à trois ans de déportation dans les toundras glacées du nord sibérien après avoir subi une incarcération de huit mois dans les geôles de la forteresse Pierre et Paul. Bourtsev décide de faire évader son informateur. Il lui fait parvenir des fonds. Azev s’en mêle, il adresse pour compléter la somme nécessaire aux préparatifs d’évasion cent cinquante roubles de la part du Comité central. Malchance étrange, la police est prévenue et le télégraphe fonctionne; ordre est donné de faire transférer  le déporté dans une région encore plus inaccessible. Heureusement, la dépêche arrive trop tard; la trahison n’a pas payé !

              C’est alors, qu’édifié, Bourtsev dévoile les résultats de ses investigations. En pure perte d’abord. Un nouvel événement renforça sa conviction : le 9 février 1908, la “Compagnie volante du Nord” tout entière tombait aux mains de la police; simultanément, ses membres dans divers localités étaient arrêtés. D’autre part, par l’entremise de Bakaï, qui l’avait rejoint à Paris après son évasion, le directeur du Byloë obtient confirmation de divers renseignements accusateurs.

              Que faire ? Brûlant carrément ses vaisseaux, Bourtsev renouvelle son avertissement en envoyant des émissaires auprès des groupements révolutionnaires pour leur faire savoir qu’Evno Azev est un agent provocateur; puis, au printemps 1908, il avise formellement le Comité central de sa conviction qu’Azev est un traître.

              Le 16 mars 1908, l’un des deux groupes parisiens du parti socialiste révolutionnaire répand un manifeste qui fait grand bruit et ayant pour thème : la provocation dans le parti. Puis une “Commission spéciale de recherche” décide d’interroger Bourtsev et un grand nombre de personnes. Néanmoins, la plupart des terroristes ne veulent tenir aucun compte des accusations, certains s’en indignent. Azev payant d’audace contre-attaque.

              Il s’ensuit une confusion inouïe d’autant plus que les principaux membres de l’Organisation de Combat répugnent à étaler plus ou moins publiquement de redoutables secrets. Finalement, ce n’est qu’en octobre 1908, ainsi qu’il est dit au début de cette notice, que se réunit un tribunal révolutionnaire chargé d’éclaircir cette sombre affaire.


    DEBATS PASSIONNES

              Nul ne sera surpris d’apprendre que la passion fut la note dominante de cette assemblée. Bourtsev lui-même en a retracé les péripéties émouvantes :

              “Ma situation au commencement de la discussion, a-t-il dit, était très pénible. En face de moi j’avais mes juges et les “camarades accusateurs” membres du Comité central, qui n’admettaient même pas la possibilité d’une erreur de ma part. On m’autorise à poser toutes les questions qu’il me plairait, sur les faits et gestes les plus secrets du parti. En revanche, je devais raconter dans ses moindres détails ma vie intime et indiquer les moyens par lesquels j’étais parvenu à réunir mes renseignements. Le tribunal était incontestablement en majorité favorable à Azev. L’atmosphère même dont j’étais entouré m’était hostile. Mes amis suivaient avec anxiété le cours du procès et tremblaient pour moi.


              “Il avait été convenu à la première séance que tant que durerait le débat, on s’abstiendrait des deux côtés de faire au dehors la démonstration de sa thèse. Mais n’étant pas convaincu de l’issue favorable du procès, je m’étais réservé le droit de continuer mes révélations, publiquement - au cas où je n’aurais pas été persuadé par mes adversaires de l’innocence d’Azev - et de les poursuivre jusqu’au bout. J’étais, en effet, trop profondément pénétré de l’importance politique capitale de ma découverte de la trahison d’Azev pour m’arrêter.”

              Parlant en faveur d’Azev, Tchernov prononça un long discours vantant l’activité de celui qu’il défendait âprement et énuméra toutes les machinations policières tendant à discréditer les militants de renom. Bourtez y répondit le lendemain en affirmant sa confiance dans son informateur Bakaï, se fiant à sa longue expérience personnelle toute intuitive certes mais ayant fait ses preuves. Il ajouta que ce dernier avait fourni, au parti socialiste polonais, une liste de soixante-quatre mouchards qui s’étaient introduits dans leurs rangs et que tout avait été reconnu exact. Puis il fournit des documents qui firent pencher en sa faveur deux des “juges” sur trois. Il offrit ensuite d’importants “éléments de conviction” en révélant la rencontre inattendue qu’il fit un jour, dans un train, en Allemagne, de l’ancien ministre adjoint du tsar Lopoukhine, et de la conversation qui s’établit entre eux.

              Un an auparavant, ce personnage avait fait la connaissance de Bourtsev dans les bureaux du Byloë et lui avait proposé la publication des Mémoires de son beau-frère, le prince Ourossov (1), sur les dessous du régime autocratique et la complicité de la police dans l’organisation des massacres de Juifs. De vagues échanges de politesse, on glissa rapidement vers un sujet plus sérieux et Bourtsev obsédé par les agissements des mystérieux Raskine et Vinogradov dépeignit à son interlocuteur stupéfait le rôle odieux des provocateurs dans les milieux révolutionnaires qu’il fréquentait.

    - “Permettez-moi, dit Bourtsev à Lopoukhine, de vous révéler moi-même celui qui se cachait sous ces pseudonymes. Je vous demanderai seulement de répondre, de votre côté, par oui ou par non.

              “Longtemps, il hésita, tandis que je lui racontais l’un après l’autre les épisodes de la vie de “Raskine-Vinogradov”. A mesure que le tableau dramatique se déroulait sous ses yeux, son émotion devenait plus profonde. Soudain, il s’écria :

    - “Est-ce possible ? Etes-vous sûr qu’un agent provocateur ait pris part aux meurtres de von Plehve et du grand-duc Serge ? C’est épouvantable ! Inimaginable !”

              “Lorsque j’eus rappelé qu’il existait un lien étroit entre les arrestations et l’exécution des membres de la “Compagnie volante du Nord”, du parti socialiste révolutionnaire qui avaient eu lieu durant cette même année, et les dénonciations de Raskine, Lopoukhine laissa échapper ces paroles :

    - “Mais alors, durant toutes les premières années il n’a pas quitté un seul moment le théâtre de ses exploits ?”

              “Et enfin, après que je lui eus fait le récit d’un dernier épisode, Lopoukhine, absolument bouleversé, s’exclama :

    - “Je ne sais qui sont Raskine, Vinogradov... mais je connais l’ingénieur Evno Azev que j’ai vu deux fois.”


    (1) Il s’agissait d’une protestation contre un effroyable pogrom à Balta qui eut lieu en 1905. Un précdent, celui de 1882, avait déjà horrifié le monde. Ils furent suivis dans la même ville d’un nouveau pogrom en 1917 et de trois autres massacres de Juifs, en 1919, par les bandes de Petlioura.

             Cinq heures d’une conversation épuisante avaient été nécessaire pour obtenir cette précision d’une portée incalculable. C’était la première fois que Bourtsev entendait la voix de quelqu’un qui avait connu Azev dans son rôle de policier. Il en avait ressenti un trouble profond, mais lorsque, à son tour, il en avisa le “tribunal”, un silence tragique s’établit suivi presque immédiatement d’exclamations de surprise et de colère.

              Pourtant, diverses objections furent émises et Bourtsev commença à se sentir envahi par le découragement, tandis que la séance terminait dans la confusion et le désordre causés par les révélations dont l’effet avait été considérable pour tous. A la réunion suivante, les amis d’Azev demandèrent un ajournement de toute décision; puis ils avertirent Azev de la tournure prise par l’enquête : “Il ne faut plus que tu t’abrites derrière nous, lui dirent-ils, sors donc, viens devant le tribunal ! Défends-toi toi même ! Car nous ne pouvons plus lutter contre Bourtsev dans lequel la majorité des membres du tribunal a confiance.” Azev refusa en se prétendant malade, disant qu’il espérait que ses amis sauraient le défendre.

              Après avoir entendu Bakaï dont les affirmations furent édifiantes, le “tribunal” aborda le 29 octobre 1908 sa dernière séance. Le Comité central avait chargé Savinkov (2) de la tâche décisive concernant la défense de son “chef”. Il la présenta brillamment, développant l’argument “qu’aucune des grandes entreprises terroristes ne s’était accomplie sans le concours d’Azev.”

              Ayant terminé son discours, Savinkov apostropha Bourtsev : “Pouvez-vous, lui dit-il, me citer un seul militant qui par son éclat et sa grandeur lui soit semblable ?” Ce à quoi l’interpellé répondit : “C’est que Azev n’est pas un révolutionnaire, mais un agent provocateur, derrière lequel se trouve la police impériale.” Ainsi se termina la première phase d’un “procès” qui remua profondément les milieux révolutionnaires sans apporter cependant un résultat concret.

    LA DEBACLE

              Quelques semaines passèrent sans que quiconque puisse s’apercevoir d’un changement quelconque dans les diverses prises de position des clans “pro” et “anti” Azev. Cependant, au Comité central, on avait décidé, sans rien en dire, de pousser l’enquête. Savinkov en personne se chargea de certaines démarches préconisées par le “tribunal”. Il en fit part à Azev auquel il n’avait pas retiré sa confiance. Ce dernier, mis au courant de quelques détails, sentit qu’un grave danger le menaçait et commis une imprudence qui devait lui être fatale.

              Il se déclara fatigué et las des attaques dont il était l’objet et demanda à ses amis de l’autoriser à prendre quelque repos à Munich pour se remettre de ses émotions subies. Ce fut accepté mais considéré comme suspect.

              Azev traversa la Bavière, prit le train pour Berlin, puis pour Pétersbourg. Dès son arrivée dans cette ville, il se précipita chez Lopoukhine qu’il supplia de ne rien révéler aux révolutionnaires et de démentir les propos tenus par Bourtsev. Lopoukhine éconduit le visiteur. Se précipitant chez le chef de la Sûreté pétersbourgeoise, le général Guerassimov, le délateur lui demanda de tenter une nouvelle démarche auprès de l’interlocuteur qui l’avait si mal reçu.

              Lopoukhine reçut Guerassimov avec le même dédain. Le puissant personnage quitta les lieux la menace aux lèvres. “Vous semblez oublier, dit-il à Lopoujhine, que la Sûreté existe encore ?” Le soir même, l’ancien directeur du département de la police écrivait au président du Conseil Stolypine une lettre dont voici les extraits les plus suggestifs :

              “Le 11 novembre dernier, vers neuf heures du soir, s’est présenté chez moi, dans la Tavritcheskaya, n°7, le nommé Evno Azev, qu’en ma qualité de chef de la police, je connus de mai 1902 à janvier 1905 comme émissaire spécial de la police à Paris. Il entra sans s’être fait annoncer, dans mon cabinet où j’étais en train de travailler. Il me déclara que les renseignements avaient été fournis au parti socialiste révolutionnaire auquel il appartenait sur son rôle dans la police politique, qu’en conséquence un tribunal ait été formé pour le juger. Il savait que ce tribunal allait me demander des renseignements sur son compte. C’est-à-dire que sa vie était entre mes mains.

              “Aujourd’hui, vers trois heures, le chef de la sûreté, le général Guerassimov, s’est présenté chez moi dans les mêmes conditions. Il me déclara qu’il venait me trouver de la part du même Azev, qui l’avait prié de ma demander ce que je répondrais au cas où les membres du tribunal chargé de juger Azev me demanderaient les renseignements dont ils avaient besoin. Le général ajouta qu’il saurait parfaitement tout ce qui se passerait devant le tribunal, le nom de tous les témoins interrogés et toutes leurs dépositions.

              “Etant convaincu que la démarche d’Azev, aussi bien que les déclarations de Guerassimov avaient le sens d’une menace directe contre moi, je considère comme de mon devoir d’informer Votre Excellence de ces faits et de vous adresser la requête respectueuse de me protéger contre les opportunités et les entreprises de la police politique qui menace ma sûreté personnelle.”

    (2)  L’un des plus audacieux terroristes, ami d’Azev, ayant pris part aux principaux attentats, y compris ceux qui eurent pour victimes : von Plehve et le grand-duc Serge

    .
              De plus, Lopoukhine informait le ministre du tsar qu’il se disposait à se rendre le surlendemain  à l’étranger pour affaires personnelles durant deux semaines. Cette lettre tomba aux mains du Comité central et Azev aperçu un membre du parti à Pétersbourg, alors qu’officiellement, il aurait dû se trouver ce jour là à Munich. Dès son retour à Paris, il fut invité à donner en détail l’emploi de son temps.

              Il apparut, après ses explications, un “trou” de cinq jours. L’alibi s’effondrait; les renseignements parvenus de Berlin décrivaient l’hôte Azev durant son séjour dans cette ville comme un individu fort louche d’une part, et d’une autre, Savinkov et un de ses compagnons ayant vu à Londres Lopoukhine, avaient recueilli une nette déclaration, à savoir : “... qu’il avait été en rapports de service avec Azev lorsqu’il se trouvait à la tête du département de la police.”

    AZEV S’ENFUIT

              Tchernov qui avait été chargé d’établir un rapport concernant “l’affaire Azev” conclut le 3 janvier 1909 à la culpabilité. Une démarche décisive est faite : trois des membres du Comité central se rendent un soir chez Azev et l’entretiennent en particulier. Pressé de questions, il ergote, tente de se justifier, s’enfonce dans de nouveaux mensonges.

              L’entretien se termine sur des paroles de menace et de mort. Les terroristes partis, Azev déclare à sa femme : “Je me suis contredit, j’étais dans leurs mains comme un cadavre, ils veulent me tuer.” “Partons, sauve-toi, répond sa compagne saisie d’effroi. Une fois en sûreté, tu te justifieras.” Et dans la nuit, c’est une fuite précipitée, tragique, pleine d’appréhensions. Tout passant est dévisagé avec méfiance; ne serait-il pas le terroriste lancé aux trousses du traître  par le Comité central ?

              Enfin, le voici dans le rapide de Cologne comptant avec angoisse les minutes qui le séparent du moment où le convoi s’ébranlera. Azev a fui. Dès qu’il se croit en sécurité, à Berlin, ils retrouve sa superbe et il écrit à ceux qui l’ont démasqué. Voici le texte authentique de l’épître de cet apôtre confondu :

    Le 7 janvier 1809 (au lieu de 1909)

              “Votre visite dans mon appartement le soir du 5 janvier, la remise d’un ultimatum ignoble, sans autre forme de procès, sans que l’on m’eût donné même la possibilité de me défendre contre l’accusation infâme dirigée contre moi par la police et ses agents est révoltante et en contradiction avec toutes les notions de la morale et de l’honneur révolutionnaires. Même à Tatarov (3), qui n’avait milité dans notre parti que fort peu de temps, vous avez donné les moyens d’entendre l’accusation formulée contre lui et de se défendre.

              “A moi, l’un des fondateurs du parti socialiste révolutionnaire qui, à maintes reprises, ai porté sur mes épaules le poids de toute son activité, qui grâce à mon énergie et à ma ténacité ai, au moment donné, porté le parti à une hauteur qui n’avait jamais été atteinte jusque-là par aucune autre organisation, à moi on est venu et on a dit : “Avoue et tu seras tué.

              “Cette conduite sera appréciée par l’histoire. Quant à moi, elle me donne la force morale d’entreprendre à mes risques et périls toutes les actions nécessaires pour établir mon innocence et pour laver mon honneur sali par la police et par vous.

              “Sachez que les offenses du genre de celle que vous m’avez faite ne se pardonnent jamais et ne s’oublient pas. Un jour vous aurez à en rendre compte au parti et aux miens, j’en suis convaincu. Et à l’heure actuelle, je suis heureux de sentir que j’ai assez de force pour vous dédaigner, messieurs.

              “Mon travail dans le passé me donne cette force et me place au-dessus de la boue et de la puanteur dont vous êtes maintenant entourés et dont vous m’avez éclaboussé.

    “Ivan Nicolaievitch.”


    (3) Agent provocateur appartenant lui aussi au parti socialiste révolutionnaire. Une enquête, qui dura plus de six mois, fut menée sur lui. Azev s’étonnait alors de la lenteur des recherches et déclarait : “Il ne s’agit pas de l’interroger, mais de le tuer.” Le 22 mars 1906, à Varsovie, l’un des principaux militants du Comité central entra dans la chambre de Tatarov et lui déchargea, sans mot dire, son revolver dans la tête, le tuant net.

              La presse parisienne publiait quelques heures après la réception de cette diatribe un communiqué mettant les choses au point :

              “Le Comité central du parti socialiste révolutionnaire russe porte à la connaissance des camarades du parti que l’ingénieur Eugène Philippovitch Azev, âgé de trente-huit ans (portant dans le parti les noms de guerre suivants : Tolsty, Ivan Nicolaievitch, Valentin Kouzmitch), membre du parti depuis sa fondation, maintes fois élu dans ses organismes centraux, membre de l’Organisation de Combat, et du Comité central, est convaincu d’avoir entretenu des relations avec la police politique russe et déclaré agent provocateur. Disparu avant que fût terminé l’enquête entreprise sur son compte, Azev est, en raison de ses qualités individuelles, un homme extrêmement dangereux et nuisible pour le parti. Des renseignements détaillés sur les circonstances dans lesquelles il fut démasqué seront publiés dans un avenir très prochain.”

    Le Comité central, le 8 janvier 1909.

    _________________

              Plus heureux que Tatarov, que Gapone et quelques autres, Azev échappa à la vengeance des révolutionnaires qu’il avait trahis. D’Allemagne, il passa en Russie où l’on perdit sa trace.

    EPILOGUE

              Le 31 janvier 1909, l’ex-directeur de la police, Lopoukhine, était arrêté par la Sûreté et la gendarmerie russes, à son domicile, et accusé de collusion avec les organisations révolutionnaires. Un certain nombre de ses amis furent inquiétés. A la Douma, un débat orageux eut lieu où fut évoqué le cas Azev, et le ministre de l’Intérieur mis en fâcheuse posture. Le 11 mai, Lopoukhine était jugé par la Chambre spéciale du Sénat. Après des audiences où le système policier de provocation fut assez malmené d’un côté de la barre, alors que de l’autre, tout était entrepris pour éviter des révélations scandaleuses, l’ancien haut fonctionnaire du tsar fut condamné à cinq ans de travaux forcés. Cassé pour vice de forme, ce premier procès fut suivi d’un second qui se termina par une réduction de peine, soit trois années de déportation en Sibérie.

              Quand Azev trahit-il pour la première fois ? Beaucoup de militants de son époque se sont posé la question. Dès le début de ses activités, semble-t-il. Jamais, ont affirmé jusqu’au bout certains d’entre eux, la chose n’est pas possible et d’insinuer qu’il se pourrait fort bien que ce soit Bourtsev le provocateur. Aujourd’hui, il n’y a plus d’équivoque possible.

              Dans ses Mémoires d’un révolutionnaire, Victor Serge, bien placé à une certaine époque pour en connaître, écrit ceci : “En 1912, il y avait dans les organisations révolutionnaires de Moscou, qui n’étaient nullement des organisations de masses, cinquante-cinq agents provocateurs, dont dix-sept socialistes révolutionnaires, vingt social-démocrates mencheviks et bolcheviks, trois anarchistes, onze étudiants, plusieurs libéraux. A la même époque, le leader de la fraction bolchevik à la Douma, porte-parole de Lénine, était un agent provocateur : Malinovski; le chef de l’organisation terroriste du parti socialiste révolutionnaire, membre du Comité central de ce parti, avait été un agent de l’Okrana, Evno Azev, de 1903 à 1908, au temps des attentats les plus retentissants.” Car les dossiers de la police tsariste ont livré leurs secrets lorsqu’ils sont tombés aux mains des révolutionnaires en 1917.

              Une dernière indication concernant cette affaire a son influence sur les esprits dans les milieux avancés de  1909. Martov, qui n’était pas un hurluberlu écrivait alors : “L’humanité se lassera de parler de Judas Iscariote, qu’elle se rappellera encore d’Evno Azev, de l’Organisation de Combat.” Avouez qu’il y a là tout de même, même en tenant compte des circonstances, quelque exagération.


                                                            Louis LOUVET.




















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