• L'ESPRIT TROUPEAU & SES CONSEQUENCES par Louis Dorlet


    LE RESPECT DU CHEF DES LES « ORIGINES » ET SOUS LES « GRANDS ROIS »

         La plupart des peuples ont conservé, à l’égard de leurs dominateurs : rois, tyrans, dictateurs ou aventuriers divers, une sorte de respect superstitieux que l’avènement des sciences, bien mal utilisées et bien mal réparties, n’a pas réussi à faire disparaître.
         D’après James G. Frazer, il ne peut y avoir aucun doute sur l’origine sacrée du culte du chef et de la royauté chez la majorité des peuples. Dans bien des cas, nous rencontrons ce qu’il y a lieu de considérer comme une identité de Dieu et de roi, le roi étant pour ainsi dire une incarnation de Dieu.

         « A Rome, écrit Haggerty Krappe, dans sa Mythologie Universelle, certains actes religieux étaient tellement liés à la royauté que, même après la proclamation de la République, il fallait nommer un Rex sacrorum pour les accomplir. Des siècles plus tard après la chute de la République, l’empereur est toujours aussi pontifex maximus, et l’avènement du christianisme n’y changea d’abord rien. En Scandinavie, le roi joue un rôle très important dans les grands sacrifices, et lorsque les rois norvégiens se font chrétiens, si l’on s’élève contre ces conversions, c’est seulement parce que la nouvelle foi semble empêcher les rois de se livrer à ces actes sacerdotaux.
         « Si ces actes sont tellement liés à la royauté, c’est parce qu’on présume qu’ils n’ont la valeur bienfaisante qu’on leur attribue que lorsqu’ils sont accomplis par le roi. C’est par ces actes (comme par bien d’autres d’un ordre purement magique) que le roi influe sur le bien-être du groupe politique auquel il est préposé. C’est de lui et de sa conduite que dépendent les récoltes, non seulement dans la Thèbes du roi Œdipe, mais chez les anciens Irlandais et les Scandinaves païens... »

         A l’époque qui précède la séparation des tribus chez les peuplades indo-européennes régnait la croyance que le chef était possédé d’une force mystérieuse et surnaturelle qui l’élevait bien au-dessus du commun des mortels.
         Par la suite, et pendant des siècles d’absolutisme, le culte du chef fut entretenu, imposé, exalté et contrôlé rigoureusement par les autorités civiles et religieuses au service de clans « aristocratiques » ou de quelques privilégiés. L’enthousiasme des tièdes était sérieusement relevé par des procédés comme la prison, les galères ou par quelques petits supplices qui correspondaient aux goûts raffinés de ces joviales époques.
         Dans son Esprit des Lois (t. XII, p. 12), Montesquieu donne un aperçu des peines qui punissent le crime verbal de lèse-majesté. On ne pouvait s’en tirer que par l’écartèlement, le bûcher ou la pendaison.

         La vile populace était ainsi solidement maintenue dans le respect de ces grands personnages qui tenaient leur pouvoir de la divinité.
         Aujourd’hui encore, l’histoire officielle ne craint pas de faire l’éloge et de célébrer les vertus de ces « grands rois » qui ne furent le plus souvent que des personnages très ordinaires, quand ils n’étaient pas des crétins ou de misérables sacripants capables de toutes les atrocités.
         Pour les nécessités d’une certaine propagande nationaliste qui a besoin de « belles traditions », l’histoire mensongère de ces illustres rois et proposée aux naïfs qui s’extasient sur les prétendues perfections morales des lointaines époques qui ont vu vivre de tels héros.

         A l’occasion de la commémoration du septième centenaire de la mort du roi saint Louis, une assemblée de dévots émettait récemment le vœu que le pieux roi devienne le « patron secondaire » de la France, avec sainte Jeanne d’Arc et sainte Thérèse de Lisieux.
         Le pieux roi était surtout un lascar qui mettait au pas les mécréants et travaillait ferme à l’établissement de l’esprit troupeau, sous l’égide de la croix. Outre la continuation du massacre des Albigeois, on lui doit des lois sur les « jurements » qui témoignent d’un singulier esprit chrétien. Joinville raconte qu’un orfèvre accusé d’avoir juré fut, par ordre du roi, attaché presque nu à l’échelle où l’on exposait les condamnés, ayant autour du cou les boyaux et la fressure d’un porc, « en si grande foison, dit le chroniqueur, qu’elle lui venoit jusqu’au nez. »
         Le saint roi faisait marquer le front, brûler les lèvres, percer la langue avec un fer chaud à tous ceux qui étaient convaincus d’avoir juré... Il apportait le même esprit chrétien dans la répression du vol, particulièrement du « vol domestique ». Le voleur domestique était pendu, quant à celui qui commettait un vol dans une église, il avait les yeux crevés...

         Ferdinand Lol (membre de l’Institut) écrit dans son livre « La France des origines à la guerre de cent ans » (1941, p. 200) « En Angleterre, en Castille, les pouvoirs publics refusèrent d’accueillir les inquisiteurs. En Allemagne, Frédéric II, par politique, en France, Saint Louis,  par piété, mirent la force armée à la disposition des « commissaires », en grande majorité des dominicains. Alors (1233) les inquisiteurs commencèrent en France les exploits qui ont laissé une réputation sinistre. La caractéristique de l’inquisition, c’est moins la cruauté de la répression, si affreuse soit-elle (la mort par le feu), que la procédure : c’est la procédure inquisitoriale renouvelée du Bas Empire, secrète et arbitraire. L’accusé ne sait ni qui l’accuse, ni même au juste de quoi on l’accuse. »

         Un autre grand roi qui tente encore souvent la plume des historiens, c’est François 1er. On n’arrête point de célébrer sa bonne mine, sa galanterie et le soutien qu’il accordait aux lettres et aux arts.
         Ce singulier « Père des lettres » a pourtant publié des « lettres patentes » en 1535, qui défendaient d’imprimer quelque livre que ce fut, dans tout le royaume, sous peine de la hart (Isambert, Anciennes lois, t. XII, p. 402)
         L’histoire prétend que ce « grand roi » demandait son avis à son fou Triboulet dans les cas embarrassants. Les réponses que l’on prête à ce fameux Triboulet prouveraient qu’il avait à lui seul plus d’intelligence et de jugement que son maître et tous les membres du conseil royal réunis; mais il est probable que tout cela a été imaginé, car, suivant Bernier, auteur de « Histoire de Blois », Triboulet n’était qu’un misérable imbécile que personne n’aurait remarqué s’il n’eût obtenu la bienveillance de deux rois.

         L’abbé Gervaise, dans la « Vie de Saint Martin de Tours », raconte la curieuse histoire de la profanation du tombeau de saint Martin, en juillet 1522, par François 1er qui avait besoin d’argent et fit transporter à la Monnaie le treillis d’argent qui fermait le tombeau, pour en faire des « testons ». « Cette action si peu attendue d’un prince catholique, écrit l’abbé Gervaise, jeta tous les gens de bien dans la consternation. Ceux-mêmes qui s’étaient chargés de cette entreprise la trouvèrent si honteuse qu’ils ne voulurent jamais permettre qu’on en dressât un procès-verbal ! »

         C’est pourtant le même « profanateur » qui s’employa, comme il en avait fait le serment, à exterminer l’hérésie en la personne des Vaudois de Cabrières, Mérindol et La Coste. « Le 18 avril 1545, écrit de Thou, vingt-deux bourgs ou villages furent brûlés ou saccagés avec une inhumanité dont l’histoire des peuples les plus barbares fournit à peine des exemples. Les malheureux habitants, surpris pendant la nuit et poursuivis de rocher en rocher, à la lueur des feux qui consumaient leurs maisons, n’évitaient une embûche que pour tomber dans une autre; les cris pitoyables des vieillards, des femmes, des enfants, loin d’amollir le cœur des soldats, forcenés de rage comme leurs chefs, ne faisaient que les mettre sur la trace des fugitifs, et marquer les endroits où ils devaient porter leurs coups... »

         Le bon François 1er aimait beaucoup assister à la torture de l’estrapade, fort employée pour prolonger les douleurs des « malversants en matière de religion », condamnés en foule par les tribunaux d’inquisition de l’époque. La victime était attachée à l’extrémité d’une espèce de balançoire qu’on abaissait sur le bûcher, et qu’on relevait alternativement avec un choc violent, de manière que ses membres étaient à la fois disloqués et brûlés à petit feu, jusqu’à ce qu’elle tombât sur le bûcher lorsque les flammes avaient gagné les cordes qui la garrottaient.

         « Le 21 janvier 1535, le roi ayant résolu d’expier, par une procession solennelle, les offenses commises par les hérétiques contre le saint sacrement, ordonna qu’on fit jouer des estrapades sur son passage, et dans les six principales places de la capitale. A chaque station, en effet, on attendit, pour commencer le supplice, l’arrivée de François 1er et de la procession, et le roi, humblement prosterné, implorait la miséricorde divine sur son peuple, jusqu’à ce que les malheureux martyrs eussent péri dans d’atroces douleurs, au milieu des huées du peuple. » (Garnier, t. XII, p. 552.)


         Dans son « Histoire des Français », Lavallée parle de l’alliance de François 1er, exterminateur de l’hérésie, avec le Turc Soliman, et de l’indignation soulevée en Europe contre François 1er qui, par cette alliance, avait permis à Barberousse de s’en retourner à Constantinople avec 14 000 chrétiens qu’il avait enlevés en Italie. Une fois sur le chapitre des « grands rois », il est impossible de ne pas s’arrêter au populaire personnage qui s’illustra par cette fameuse trouvaille de la poule au pot qui ne fit guère son apparition que dans l’histoire arrangée par les thuriféraires du monarque. A propos d’Henri IV, rappelons ce que Charles Lameth énonçait devant l’Assemblée nationale, le 16 mai, 1790 : « Un terrible danger de laisser le droit de déclarer la guerre aux rois, qui peuvent la faire pour leurs passions personnelles, c’est l’exemple de Henri IV (qui, au moment où il tomba sous le poignard d’un assassin, se préparait à une guerre qui allait embraser l’Europe, pour conquérir non pas des Empires, mais la princesse de Condé. »

         Cette remarque de Lameth pourrait inspirer encore d’utiles médiations, les «  rois » qui nous dominent étaient aussi dangereux que les anciens monarques. Elle permettrait de ne pas trop s’éplorer de la disparition prématurée de ce grand roi Henri dont les mœurs et la probité ne furent guère mises en évidence par une cruelle satire qui fut l’ouvrage d’une princesse de Conti, sa proche parente. Cet ouvrage ne concorde guère avec ce que disent les auteurs modernes qui représentent le roi comme l’image de la clémence, de la douceur, de la bienfaisance... En réalité, le bon roi était incapable dans la répression du crime de lèse-majesté, comme ses devanciers. Ce crime, au premier chef, était puni de mort; et le coupable était roué, écartelé, tenaillé, brûlé ou pendu, selon les circonstances.
         Pour de simples paroles, Henri IV fit écarteler Bourgoin, prieur des Jacobins, en 1590; en 1591, il faisait écarteler pour le même motif un jeune novice carme à peine âgé de douze ans; en 1595, il faisait pendre un vicaire de Saint Nicolas des champs  qui avait fait l’apologie du régicide; en 1600, il fit brûler vive la femme Nicole Mignon pour avoir conspiré contre le régime; en 1602, il faisait trancher la tête à son ex ami de Gontault-Biron pour une vague histoire de complot; à la même époque, il faisait rompre en place de Grève un nommé Fontanelle soupçonné d’être complice de Biron; en 1609, il faisait pendre un jardinier coupable de ne pas avoir révélé qu’on lui avait offert de l’argent pour supprimer le roi; en 1604, il ordonnait la pendaison de Nicolas L’Hôte, qui fut traîné sur une claie et écartelé après sa mort pour des faits assez imprécis; en 1605, il fit supplicier les frères Lucquesse accusés de conspiration... (Voir Montesquieu, Esprit des Lois, t. XII, p. 12.)

         C’est sous le règne d’Henri IV que fut brûlé par la main du bourreau le fameux Traité des élections de Génébrard qui y soutenait le principe des élections des évêques par le clergé et par le peuple, contre la nomination par le roi. Saint François de Sales se glorifiait, dit-on, d’avoir été le disciple de ce Génébrard qui passait, en son temps, pour un dangereux démocrate. C’est aussi sous le bon roi Henri IV que fut réimprimée avec la plus extrême rigueur l’insurrection des croquants (qui eut pour point de départ la ville de Crocq, en 1592) Dans un manifeste daté du second jour de juin 1594, et signé : Vos bons frères et amys les gens armés du Tiers-état des pays de Quercy, Agenois, Périgord, Xaintonge, Limousin, haulte et basse Marche, les croquants protestaient devant Dieu que nous reconnaissons nostre roy nous estre donné de Dieu et que de droit divin naturel et humain, la couronne de France lui appartient, et qu’il nous faut vivre et mourir pour son service, etc...

         Mais une convention des nobles du Périgord « pour défendre le service du roi » proclamait que « les rebelles se sont élevés contre tout droit divin et humain, en ce qu’ils ont bien voulu renverser la religion, ne payant pas les dismes ordonnées dès le commencement du monde pour le service de Dieu, etc., qu’ils ont voulu renverser la monarchie pour establir une démocratie à l’exemple des Suisses, etc. L’insurrection fut noyée dans le sang; le mot croquant devait rester comme synonyme de paysan, et c’est dans ce sens que devait l’employer La Fontaine dans sa fable intitulée : « La Colombe et la Fourmi.»

         Le bon roi Henri fit également décréter la peine de mort contre les braconniers trouvés en état de récidive dans la forêt royale. Mais il était surtout préoccupé par le jeu et les femmes, ce qui devait causer sa perte, si l’on en croit les « Mémoires de la princesse Palatine » (édition de 1833), selon laquelle Ravaillac avait tué le roi pour se venger de ce qu’il avait séduit et ensuite abandonné sa sœur. Pour satisfaire sa passion, Henri IV avait pour mentor et confident principal un ancien valet de chambre de Henri III qui avait fait une fortune énorme dans le maniement des deniers publics. Ce Zamet, disent les auteurs de la Biographie Universelle, avait, pour captiver l’affection de Henri, des titres qui, aux yeux de l’home privé, valaient bien ceux que le vertueux Sully pouvait avoir à la confiance du monarque.

         L’amant de Gabrielle voulait-il traiter sa maîtresse avec magnificence, et toutefois sans aucune des gênes de l’étiquette, la maison de Zamet était à sa disposition. Désirait-il trouver une distraction passagère entre les bras de quelque maîtresse de louage (selon l’expression de l’Estoile) ou de quelque belle garce, comme dit Bassompierre, Zamet fournissait encore le logis, souvent même il ménageait au roi la surprise de quelque « objet nouveau... » A la suite d’un repas que la duchesse de Beaufort avait pris chez ce Zamet, elle sentit les atteintes d’un mal violent dont elle devait mourir rapidement. « Retirez-moi de ce mauvais logis », dit-elle, et, après trente-six heures de souffrances inouïes, elle expira avec l’enfant qu’elle portait dans son sein. L’espèce d’horreur que témoigna cette infortuné quand, du petit Saint-Martin, où elle était allée faire ses dévotions, on la ramena dans la maison de Zamet, les tâches noires qui parurent sur son visage, le mariage du « bon roi Henri » enfin la faveur dont jouit Zamet auprès de la nouvelle reine, tels furent les indices d’après lesquels la rumeur publique accusa ce financier d’avoir empoisonné Gabrielle pour le compte du bon roi.

         « L’histoire s’est surtout avilie en s’extasiant sur « le plus magnifique de tous les rois », le grand, le divin Louis XIV qui, encensé par tous, ne craignait pas de se comparer modestement au soleil. A la cours de ce gros balourd, les prélats même n’étaient pas les derniers à se faire remarquer par l’exagération de leurs flatteries. (Saint-Simon, t. III, p. 35) Gratien de Courtilz, qui fut enfermé neuf ans à la Bastille, sous le grand roi, a écrit dans son « Testament politique de Colbert » : « ce dernier prétendait que les évêques de France étaient tellement dévoués aux volontés du roi, que, s’il avait voulu substituer l’Alcoran à l’Évangile, ils y auraient donné les mains. » Sous ce grand roi, le pouvoir royal fut exalté avec une impudence révoltante. Déjà, le 13 août 1631, Richelieu avait fait tenir un Lit de Justice, où le premier président, pour complaire au cardinal, avait prononcé ces paroles devant Louis XIII :

         « Sire, les rois sont les dieux visibles des hommes, comme Dieu est le roi invisible des hommes... Les rois ont un grand avantage sur les autres hommes pour s’acquitter dignement de la fonction de leur charge, Dieu les inspire... » C’est l’évêque de Meaux, Bossuet en personne, qui allait saluer l’inspiration divine qui permettait au grand roi Louis XIV d’entreprendre les dragonnades et la dispersion des « hérétiques » « Malgré les nombreuses troupes qui gardaient les frontières, cinquante mille familles sortirent de France et se réfugièrent en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse... La plaie fut irréparable pour la France. On les accueillit partout avec la plus grande faveur; on les sollicita même de s’enfuir en leur promettant des établissements avantageux. Un faubourg de Londres fut peuplé d’ouvriers en soie, en cristaux, en acier; et la palme de l’industrie passa dès lors en Angleterre. Le Brandebourg sortit de ses fanges, Berlin devint une ville, la Prusse fut défrichée; les réfugiés eurent une influence si décisive sur les États de Frédéric Guillaume que, dès cette époque, datent la grandeur de ces États et le poids qu’ils mirent dans la balance de l’Europe. » (Th. Lavallée, Histoire des Français, t. III, p. 254 et suiv.)

         Le grand roi, qui avait toujours besoin d’argent, organisa la perception des impôts, surtout la gabelle, avec une criminelle rigueur. Des statistiques dont l’authenticité ne peuvent être contestée établissent que, bon an, mal an, il y avait 4 500 saisies dans l’intérieur des maison, plus de 10 000 sur les routes et les lieux de passage, 300 condamnations aux galères pour crime de contrebande de sel. Les femmes, les enfants, n’étaient pas épargnés. En 1675, six à sept mille paysans bretons, exaspérés par la gabelle, dévastèrent deux bureaux de perception à Fougères et à Rennes. Dans cette dernière ville, le gros duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, voulut dissiper le peuple attroupé. Ses gardes furent repoussés à coups de pierres, et il fut traité de gros cochon. Louis XIV envoya six mille hommes de troupe afin de punir les mécontents.

         La punition fut terrible. « Un témoignage non suspect peut être invoqué à cet égard,, c’est celui de Mme de Sévigné, toute dévouée à Louis XIV. »  Voici ce qu’elle demandait à sa fille dans des lettres datées de la Scilleraye  et de Buron, près de Nantes : « On a fait une taxe de 100 000 écus sur le bourgeois, et, si on ne trouve pas cette somme dans les vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigée par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir  sous peine de la vie; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville... On a roué un violon qui avait commencé la danse. Il a été écartelé après sa mort et ses quatre membres exposés aux quatre coins de la ville... Nos pauvres Bretons s’attroupent, quarante, cinquante, par les champs, et disent mea culpa; c’est le seul mot français qu’ils sachent; on ne laisse pas de les pendre... Les troupes viennent de tous côtés; elles vivent, ma foi, comme en un pays de conquête... Ce sont des larmes et des désolations ! » (Histoire de Nantes, par Mellinet, t. IV, p. 308)

         Le 7 septembre 1651, le grand roi donnait une déclaration confirmative de l’ordonnance de Louis XII, qui prescrivait des peines sévères contre les blasphémateurs. En 1681, il donnait une autre ordonnance qui défendait à tous soldats de jurer et de blasphémer le saint nom de Dieu, de la Sainte Vierge et des saints, à peine d’avoir la langue percée d’un fer chaud. Le règne de Louis XIV fut le triomphe absolu de l’étatisme; Jacques Saint-Germain écrit dans « Les Financiers sous Louis XIV » : « La perception de la grande gabelle occupe 30 000 fonctionnaires, celle de la petite 6 000. Plus de 200 greniers à sel sont répartis sur le territoire, 34 chambres et magasins surveillent leur fonctionnement ou assurent leur approvisionnement.

         « Pour régler les difficultés fiscales surgies à l’occasion du recouvrement des revenus de la nation, il existe plus de 150 juridictions occupant environ 10 000 juges... Colbert, en 1661, avait trouvé 45 780 officiers en fonction. Ce chiffre aura au moins doublé à la fin du Ministère Desmaretz. Négociants, artisans, paysans ne peuvent plus accomplir un acte économique sans qu’aussitôt surgisse un fonctionnaire dûment mandaté pour dresser un rapport, infliger un procès-verbal de contravention et, dans le meilleur des cas, prélever des droits de visite. A aucun moment de la monarchie on n’a vu s’affairer autant de contrôleurs. »

         Installée sous la Monarchie absolue, cette extravagante administration a subsisté jusqu’à nos jours; entrée tout à fait dans les mœurs de nos étranges républiques, elle n’étonne plus personne. A ses débuts, elle était mal supportée, et c’est ce qui explique le soulagement ressenti par le peuple à la mort du roi soleil. Duclos écrit dans ses « Mémoires » (p. 498) : « Le corps de Louis XIV fut porté à Saint-Denis. L’affluence fut prodigieuse dans la plaine. On y vendait toutes sortes de mets et de rafraîchissements. On voyait de toutes parts le peuple danser, chanter, boire, se livrer à une joie scandaleuse; et plusieurs eurent l’indignité de vomir des injures, en voyant passer le char qui renfermait le corps. »

         Mais, sans transition, le peuple avait son esprit moutonnier et sa croyance au bon tyran, acclamait le successeur du monarque disparu, et les Parisiens manifestaient un crédule engouement pour le bambin royal et applaudissaient les bons mots et les espiègleries de ce dernier dont parle le recueil du marquis de Clavière (Portraits intimes du XVIIIème siècle, t. II, p. 115) Ces espiègleries étaient souvent aussi spirituelles que celle que conte Mathieu Marais dans son journal : « Le valet de chambre, M. Bontemps, étant venu heurter à la porte de son cabinet vitré et étant entré, le roi en badinant lui a craché au visage, et a dit : « Retirez-vous, je suis avec mon chancelier... » Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, cette euphorie ne devait pas durer longtemps, les excès du nouveau roi devant rapidement égaler ceux de son aïeul.

         Le Parlement de Rouen déclarait dans une requête au roi : « Si l’état actuel des finances oblige, en temps de paix, à imposer sur les peuples des fardeaux plus pesants qu’ils n’en ont porté en temps de guerre, les maux sont à leur comble, et présagent l’avenir le plus effrayant. » (Bresson, Hist. financière de la France; Remontrances du Parlement de Rouen, du 16 avril 1763) L’auteur de « L’Histoire de la vie privée de Louis XV » montre ce qu’il restait de la popularité du roi en décrivant ses obsèques célébrées fort lestement : « La même indécence régnait sur les chemins parmi les spectateurs, et à Saint-Denis les cabarets étaient remplis d’ivrognes qui chantaient. Si c’est dans le vin qu’est la vérité, on connaîtra facilement la façon de penser du peuple à propos d’un de ces hommes. On lui disait, pour le faire sortir du cabaret, que le convoi de Louis XV allait passer. ¾ Comment, s’écria-t-il, ce coquin-là nous a fait mourir de faim toute sa vie, et il nous ferait encore mourir de soif à sa mort ? »
         Nous avons montré suffisamment ce qu’était en réalité les plus grands rois que nous présente l’histoire qui met hypocritement à leur compte tout ce que l’humanité doit au génie humain de leur époque, nous aurions pu aller plus loin et établir la biographie réelle d’un grand nombre de personnages légendaires qui ont dominé les nations et laissé des réputations plus ou moins usurpées. Il nous faudrait des volumes pour relater les folies, les sottises, les incohérences et les crimes de la plupart de ces personnages. Quand on se livre à des recherches sérieuses sur leur vie, on est épouvanté en découvrant tant de turpitudes chez ces gens qui prétendaient tenir de Dieu un pouvoir aristocratique, c’est-à-dire, selon l’acception première, le pouvoir du meilleur. On remarque facilement que ce furent toujours les plus fort qui gouvernèrent en se prétendant les meilleurs. Ils imposèrent aux peuples, par la violence, ces sentiments de respect qui ne sont pas éteints. Pour excuser les crimes des castes dirigeantes, les historiens déclarent volontiers que leurs exactions correspondaient simplement aux mœurs de leur époque. Il n’en était rien en ce qui concerne le peuple, et surtout les pauvres gens des campagnes qui vivaient timides et craintifs, dans un véritable abrutissement, toujours victimes de la noblesse et des gens de guerre.

         Les « vilains », eux, aimaient si peu la guerre, qu’au XIVème siècle, lorsque fut institué le corps des francs-archers, appelés aussi francs-taupins à cause de  leur origine terrienne, on ne cessa de les chansonner à cause de leur manque d’ardeur au combat et de la facilité avec laquelle ils prenaient la fuite en cas de déroute. On oubliait volontiers que ces malheureux n’avaient rien à gagner dans les orgies guerrières de leurs maîtres. Jacob Le Duchat, dans ses « Notes sur Rabelais » (1711) cite une de ces chansons dirigées contre l’importante institution d’où date, en France, l’établissement d’une milice régulière :


    Un franc-taupin un si bel homme estoit
    Borgne et boiteux, pour mieux prendre visée;
    Et si avoit un fourreau sans épée;
    Mais il avoit les mulles au talon,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin un arc de fresne avoit
    Tout vermoulu, sa corde renouée;
    Sa flesche étoit de papier empennée,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin son testament faisoit
    Honnestement dedans le presbytère,
    Et si laissa sa femme à son vicaire
    Et lui bailla la clef de sa maison,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin chez un bonhomme estoit,
    Pour son dîner avoit de la mourue.
    Il lui a dit : Jarnigoy ! je te tue,
    Si tu ne fais pas la soupe à l’oignon,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin de Haynaud revenoit,
    Sa chausse estoit en talon deschirée;
    Et si disoit qu’il venoit de l’armée;
    Mais onc n’avoit donné un horion.
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin en son hostel revint,
    Et il trouva sa femme l’accouchée,
    Adonc, dit-il, j’ai la billevesée;
    Un an a que ne fus en ma maison.
    Deriron, vignette sur vignon.

         C’est la Révolution de 89 qui remit en question une institution bien ancienne, puisque la conscription était le mode de recrutement des légions romaines. Dès 1789, Dubois-Crancé proposait à l’Assemblée nationale le recrutement de l’armée par la conscription de tous les citoyens  actifs de chaque département. Appuyés par le baron de Menou, cette proposition fut rejetée sur l’intervention du duc de Liancourt, qui rappela qu’à Rome la conscription avait produit le délit de couper le pouce aux enfants mâles, ce qui fut l’origine du latin pollex truncatus, d’où est venu le mot poltron (« Moniteur » des 14, 15 et 16 décembre 1789) Amendé par le député Jourdan, le projet fut adopté le 3 Fructidor. Il fixait à cinq ans la durée du service militaire en temps de paix; en temps de guerre, elle était illimitée, mais le remplacement était autorisé.

         L’histoire a beaucoup parlé de l’enthousiasme des conscrits impatients de payer l’impôt du sang. Il y eu pourtant de nombreux réfractaires. Le « Moniteur » du 15 Vendémiaire an VII reconnaît « qu’un grand nombre de ces réfractaires se cachaient ou formaient des bandes armées d’autant plus redoutables aux agents de l’autorité que, se tenant dans les contrées où ils étaient nés et dont ils connaissaient les moindres accidents de terrains, ils étaient pourvus de vivres et de munitions par leurs familles... D’autres se coupaient les doigts ou se faisaient arracher les dents pour être réformés; il y en eut même qui préfèrent la mort au supplice d’une sorte d’esclavage dont il était impossible de prévoir terme. »

         Ainsi, en établissant la conscription et les conseils de guerre, la Révolution réduisait considérablement la portée de la Déclaration des droits de l’homme présentée comme le plus important apport libertaire de tous les temps. On admire aujourd’hui le naïf optimisme de ces révolutionnaires qui croyaient alors que la chute de la royauté suffisait pour réaliser la libération complète et définitive de l’individu. Le conventionnel P. M. Manuel ne déclarait-il pas : « Sans ces Mandrins couronnés, il y a longtemps que la raison et la justice couronnaient la terre... Que de temps il a fallu pour casser la fiole de Reims ! » P. M. Manuel comptait sans l’élément moutonnier qui peut perturber toutes les conceptions et rendre incertaines toutes les expériences. Il n’avait point lu Fontenelle, ce philosophe sceptique du XVIIIème siècle qui exposait ainsi ses conceptions prudentes sur l’homme et le progrès :

         « Même lorsque les lumières auront fait de grands progrès, lorsqu’il n’y aura plus ni nobles ni roturiers, il n’y aura toujours qu’un petit nombre de gens pour savoir et soupeser la valeur de ce qu’ils savent, pour se prêter à leurs passions, sans devenir par elles un danger pour la tranquillité des autres. Le peuple croira en la science comme en une manière de religion rationnelle; il obéira aux privilégiés de l’intelligence, s’ils détiennent la force, et savent lui persuader, fût-ce en le dupant sur sa propre intelligence, et qu’il sait où il va, et pourquoi il suit ceux qui le mènent. Le sage sait tout cela et que ces changements ne se feront pas en un jour, et que, pour bouleverser l’ordre social traditionnel, ils ne transformeront pas tellement le fond des choses. Le problème sera toujours de concilier des intérêts, la méthode devant seulement varier un peu avec une époque de croyances traditionnelles et avec un temps de connaissances et de croyances rationnelles (J. R. Carré, La Philosophie de Fontenelle, p. 632-633, 1932.)

         Quand on lit aujourd’hui toutes ces harangues enflammées qui proclamaient jadis le magnifique avenir de l’homme et les étincelantes promesses du progrès, et lorsqu’on confronte toutes les promesses avec les évènements qui ont marqué le temps écoulé depuis ce XVIIIème siècle qui annonçait l’avènement d’un monde nouveau, on ne peut qu’être frappé par la sagesse de Fontenelle qui considérait avec circonspection ce que l’on appelait progrès. L’application, croyait-il, n’a de ses qu’en vue d’une utilité, et les véritables utilités ne sont peut-être pas en nombre illimité. Les plaisirs étant liés aux besoins, on pourrait découvrir qu’à permettre de nouveaux plaisirs, en créant de nouveaux besoins, on n’avance guère.

         Au fond, les siècles diffèrent pour les connaissances, mais pas tellement pour les plaisirs véritables. Il est vrai que les plaisirs intellectuels paraissent illimités; mais on sait aussi ce qu’on risque à apprendre à penser, si la pensée dissout le bonheur ordinaire, qui est fait d’inconscience et de folie. » Fontenelle pensait, tout comme Pierre Bayle, que nos actes sont généralement irréfléchis, et souvent stupides; bien loin de stimuler l’action, la pensée ne pourrait que la freiner dans beaucoup de cas. Mais comment l’homme de pensée consentirait-il à mentir à soi-même, en galopant en aveugle derrière des chimères soumises aux imprévisibles options de l’esprit troupeau ?


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    L’ABSOLUTISME ET LE « LION POPULAIRE »

         On peut encore constater aujourd’hui ce que Voltaire dénonçait hier : « Je possède une dignité et une puissance que l’ignorance et la crédulité ont fondée; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds; s’ils se relèvent et me regardent en face, je suis perdu; il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer. Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendu puissants. Ils ont d’autres puissants sous eux, et ceux-ci en ont d’autres encore, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre et de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance, comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes et comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble enfin, ils soudoient les fanatiques qui crient à haute voix : « Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez et taisez-vous ! »

         Bonaparte, qui déclarait à Rœderer : « Plus je lis Voltaire, plus je l’aime... », devait surtout aimer les phrases de cette nature. Il ne manqua pas d’en faire son profit. En 1810, l’écrivain anglais John Scott Byerley publiait une traduction du « Prince » de Machiavel; dans son introduction, il montre l’étroite analogie qui existe entre les principes de Machiavel et les actes de Bonaparte. En 1816 paraissait un ouvrage, attribué à Aimé Guillon, qui reprenait le même thème, sous le titre : « Machiavel commenté par Bonaparte. » Les principes de Machiavel étaient, en réalité, de simples observations que le secrétaire florentin devait à son époque (1) Un de ses traducteurs, Amelot de la Houssaye, en tentant de réhabiliter l’auteur, a bien montré que le monde n’avait pas besoin de ce « bréviaire inspiré », du fait que le pouvoir porte en soi un élément corrupteur qui suffit amplement à guider tout autocrate dont la « durée » est la suprême loi.

         Depuis que des individus ou des cliques ont exercé le pouvoir, les préceptes mis en valeur, avec quelque ironie, par Machiavel ont été mis en pratique avec plus ou moins d’habileté et avec des fortunes différentes. Peut-être n’a-t-on pas oublié les principaux, si souvent mis et remis au « goût du jour. » : « Le prince devra donc agir en animal astucieux; il s’efforcera d’être à la fois renard et lion, car, s’il n’était que lion, il n’apercevrait pas les pièges; s’il n’était que renard, il ne saurait se défendre contre les loups; il lui faut être renard pour distinguer les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit pas point accomplir sa promesse, lorsque cet accomplissement pourrait lui nuire... Le prince doit songer uniquement à conserver sa vie et son Etat; s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. » (Chapitre XVIII.)

         Bonaparte n’a besoin d’aucun effort pour s’approprier la morale des princes, « et ce qu’on peut appeler le grand libertinage de l’ancien régime » écrit Albert Sorel. Il l’aurait inventé s’il ne l’avait respiré partout. Sa seule ambition aurait suffi à lui révéler ces données de la politique contemporaine, si des princes philosophes et des philosophes amis des princes n’avaient pris la peine de les dresser en maximes et de les exprimer en français pour les rendre plus claires et les répandre davantage. « Bonaparte qui avait juré que son épée ne serait jamais employée que pour la défense de la République et de son gouvernement, avait pour lui, dit encore Sorel, la masse qui, depuis 1789, a tout porté dans la Révolution, oscillant de droite à gauche, mais allant toujours, d’instinct, au plus urgent, simplifiant toutes les idées et rompant de son choc formidable toutes les mesures des politiques. C’est la foule paysanne et bourgeoise, tout ce qui par les biens nationaux, par les emprunts, par les emplois vit de l’Etat et, en vivant, a besoin d’un Etat puissant, d’un Etat payant bien... Tous, dit un contemporain, Rœderer, qui mieux que personne a ressenti et traduit les impulsions de cette classe moyenne, « tous étaient si fatigués des tentatives désastreuses, si consternés de leur impuissance, si effrayés du retour de la démagogie... »

         Dans l’armée comme dans le peuple, Bonaparte avait pour lui la masse moutonnière qui désirait un maître. Il se présentait au bon moment, mais tout aspirant dictateur eût été tout aussi bien agréé par la population. C’est ce que devait reconnaître Napoléon lui-même : « Je ne serais pas venu qu’il est probable qu’un autre aurait fait de même. La France aurait fini par conquérir le monde. Un homme n’est qu’un homme. » (Gourgeaud, t. II, p. 78.) Avec une dérisoire facilité, ce général républicain devait s’élever à la Toute Puissance.

         Il ressuscita l’ancien cérémonial monarchique, créa une noblesse nouvelle, rétablit la distinction des ordres et eut des courtisans à qui il donnait volontiers un coup de pied dans le ventre, quand tel était son bon plaisir. Pour compléter la métamorphose, il abolit le tribunat, enchaîna la presse, rétablit les prisons d’Etat, transforma à son profit la Constitution et fonda le régime des décrets impériaux. Il effaçait totalement ainsi tout ce qui, depuis quinze ans, avait agité les esprits, ce qui avait coûté tant de sang : la liberté, l’égalité, la République disparaissait comme un rêve par la volonté du nouvel usurpateur qui entendait concentrer en sa personne tous les pouvoirs comme tous les droits des citoyens. (M. Pérennes.) Après la chute de Napoléon, la Restauration, accueillie d’abord avec quelque indifférence, se chargea d’attiser les haines par toutes sortes de mesures impopulaires.

         C’est ainsi que, le ç avril 1817, une ordonnance du roi attribuait une somme de 3 millions 950 000 francs à l’amélioration du sort du clergé. Comme cette ordonnance avait été précédée d’une sérieuse augmentation des taxes qui pesaient sur un pays ruiné par la guerre, le mécontentement ne devait pas tarder à se faire sentir. En 1830, un rapport des ministres de Charles X et quatre ordonnances de ce prince, en date du 25 juillet, pour suspendre la liberté de la presse (déjà bien étriquée) et établir un nouveau mode d’élection,  provoquent un soulèvement. Paris tombe au pouvoir du peuple. L’archevêché, la maison des missionnaires de France et l’établissement des jésuites à Montrouge sont dévastés... Cette révolution en miniature ne devait pas avoir une très grande influence sur la situation du peuple, en dépit du ressentiment qu’elle eut à l’extérieur. (2)

         Pour certains historiens qui ferment résolument les yeux sur les faits surtout quand ils sont séparés de nous par le voile du passé, cette situation était particulièrement brillante. Un hebdomadaire écrit, en analysant superficiellement ce qui se passe au début de l’année 1971 : « Ce gouvernement qui dure, cette économie qui se consolide, cette nation qui ne revendique aucun territoire et ne défie personne, tout cela paraît bien morne. La France s’ennuyait déjà sous Louis-Philippe, dans la paix et la prospérité. Aujourd’hui comme alors, il lui manque des occasions de frémir. » (R. Sédillot, « La Vie française », 26-2-71) Lamartine, cet indécis que Proudhon n’a pas oublié dans sa galerie des « paillasses révolutionnaires », avait bien lancé cette boutade, en 1859 : « La France est un pays qui s’ennuie. » Mais il y avait alors, pour justifier la chute de la monarchie, bien autre chose que de l’ennui.

         On connaît le mot de Béranger à Dumas qui le félicitait, après la Révolution de 1830, d’avoir fait un roi. « Je n’ai pas précisément fait un roi, répondit le chansonnier, j’ai fait ce que font les petits Savoyards quand il y a de l’orage : j’ai mis une planche sur le ruisseau. » Et c’est Lamartine lui-même qui écrivait, le 24 décembre 1846 : « Je n’ai rien à faire qu’à attendre, le roi est fou, M. Guizot est une cavité enflée, M. Thiers une girouette, l’opposition une fille publique, la nation un Géronte, le dernier mot de la comédie sera tragique pour beaucoup... »

         Le fameux peintre Honoré Daumier ¾ qui eut, lui aussi, les honneurs de la prison Sainte-Pélagie, comme beaucoup de républicains ¾ a su camper magnifiquement les sommités du régime : Louis-Philippe, l’homme au légendaire parapluie, le maréchal Lobau, qui commandait à la Garde Nationale de Paris, qu’il affuble d’une défroque d’apothicaire en le nommant « prince Lancelot de Tricanule » à cause de sa méthode de dispersion des manifestations populaires au moyen de lances à incendie; Guizot, et le « Ventre législatif », qui montre les députés conservateurs dirigeant à moitié endormis, « satisfaits de tout, car ils ne sont en peine de rien. » Je ne citerai que pour mémoire « le massacre de la rue Transnonain » qui ne contribua pas peu à illustrer les capacités du régime.

         Quant à la « prospérité » et à la situation réelle des ouvriers, il est facile de l’évaluer assez exactement en compulsant des ouvrages semblables à ceux du Dr Louis-René Villermé, chargé par la Section des Sciences morales de l’Institut de mener une enquête qui se poursuivra pendant plusieurs années. Son « Tableau de l’état physique  et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie », paru en 1840, et ses « Considérations sur le personnel des Bassins houillers » (1847) donne une idée de la misère d’une bonne partie du prolétariat. Le mal est profond : en 1846, cette misère est encore aggravée par la disette, tandis que le chômage s’étend davantage dans l’industrie.

         C’est encore Lamartine qui écrit, en 1844 : « Tout ce peuple chôme, souffre, maigrit, mendie, s’exprime et tombe en pourriture humaine... » (Droit au travail) C’est en 1847 que l’économiste « orthodoxe » Frédéric Bastiat publiait un inimitable pamphlet qui avait pour titre : « Une mystification; prendre cinq et rendre quatre, ce n’est pas donner » (Numéro 2 de « Jacques Bonhomme », juin 1847) Dans ce pamphlet, écrit avec l’esprit de Voltaire, Bastiat s’en prend à une construction sociale viciée qui ressemble toujours étonnement à celle qu’aujourd’hui nous déplorons  : « Ainsi que vous le savez, j’ai beaucoup voyagé et j’ai beaucoup à raconter. Parcourant un pays lointain, je fus frappé de la triste condition dans laquelle paraissait être le peuple, malgré son activité et la fertilité de son territoire Pour avoir l’explication de ce phénomène, je m’adressai à un grand ministre, qui s’appelait Budget. Voici ce qu’il me dit :

         « J’ai fait faire le dénombrement des ouvriers. Il y en a un million. Ils se plaignent de n’avoir pas assez de salaire, et j’ai dû m’occuper d’améliorer leur sort. D’abord j’imaginai de prélever deux sous sur le salaire quotidien de chaque travailleur. Cela faisait rentrer 100 000 francs tous les matins dans mes coffres, soit trente millions par an. Sur ces trente millions, j’en retenais dix pour moi et mes agents. Ensuite je disais aux ouvriers : il me reste vingt millions, avec lesquels je ferai exécuter des travaux, et ce sera un grand avantage pour vous. En effet, pendant quelque temps, ils furent émerveillés. Ce sont d’honnêtes créatures, qui n’ont pas beaucoup de temps à eux pour réfléchir. Ils étaient bien un peu contrariés de ce qu’on leur subtilisât deux sous par jour; mais leurs yeux étaient beaucoup plus frappés des millions ostensiblement dépensés par l’Etat.

         « Peu à peu, cependant, ils se ravisèrent. Les plus fins d’entre eux disaient : ¾ il faut avouer que nous sommes de grands dupes. Le ministre Budget commence par rendre à chacun de nous trente francs par an, et gratis; puis il nous rend vingt francs, non pas gratis, mais contre du travail. Tout compte fait, nous perdons dix francs et nos journées à cette manœuvre.

         «  ¾ Il me semble, seigneur Budget, que ces ouvriers-là raisonnaient assez bien.
         «  ¾ J’en jugeait de même, et je vis bien que je pouvais continuer à leur soutirer leur gros sous d’une façon aussi naïve. Avec un peu plus de ruse, me dis-je, au lieu de deux, j’en aurai quatre. C’est alors que j’inventai l’impôt indirect. Maintenant, chaque fois que l’ouvrier achète pour deux sous de vin, il y a un sou pour moi. Je prends sur le tabac, je prends sur le sel, je prends sur la viande, je prends sur le pain, je prends partout et toujours. Je réunis ainsi, aux dépens des travailleurs, non plus trente millions, mais cent. Je fais bombance dans de beaux hôtels, je me prélasse dans de beaux carrosses, je me fais servir par de beaux laquais, le tout jusqu’à concurrence de dix millions. J’en donne vingt à mes agents pour guetter le vin, le sel, le tabac, la viande, etc.; et, avec ce qui me reste de leur propre argent, je fais travailler les ouvriers.

         «  ¾ Et il ne s’aperçoivent pas de la mystification ?
         «  ¾ Pas le moins du monde. La manière dont je les épuise est si subtile qu’elle leur échappe. Mais les grands travaux que je fais exécuter éblouissent leurs regards. Ils se disent entre eux : Morbleu ! Voilà un bon moyen d’extirper la misère. Vive le citoyen Budget ! Que deviendrions-nous, s’il ne nous donnait de l’ouvrage ?
         «  ¾ Est-ce qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’en ce cas vous ne leur prendriez plus leur gros sous, et que, les dépensant eux-mêmes, ils se procureraient de l’ouvrage les uns aux autres ?
         «  ¾ Ils ne s’en doutent pas. Ils ne cessent de me crier : « Grand homme d’Etat, fais-nous travailler un peu plus encor. » Et ce cri me réjouit, car je l’interprète ainsi : Grand homme d’Etat, sur notre vin, sur notre sel, sur notre tabac, sur notre viande, prends-nous un plus grand nombre de sous encore. »

    L’ETAT
    (Extraits)

         Je voudrais qu’on fondât un prix, non de cinq cent francs, mais d’un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui donnerait une bonne, simple et intelligible définition de ce mot : l’Etat. Quel immense service ne rendrait-il pas à la société ! Tout ce que nous en savons, c’est que c’est un personnage mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu’il y ait au monde. Car, Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies; et, si vous en faites, je gage dix contre un que vous chargez l’Etat de les réaliser...

         Oh ! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n’arrête, pas mêmes les contradictions... Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s’appelant l’Etat, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets, de l’huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions pour tous les doutes, des vérités pour toutes les intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l’enfance, du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins, prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience, d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité.

         Et pourquoi ne le désirerais-je pas ? Dieu me pardonne, plus j’y réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me tarde d’avoir, moi aussi, à ma portée, cette source intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller, infaillible que vous nommez l’Etat... Comme il est certain, d’un côté, que nous adressons tous à l’Etat quelque requête semblable, et que, d’une autre part, il est avéré que l’Etat ne peut procurer satisfaction aux uns sans ajouter aux travail des autres, en attendant une autre définition de l’Etat, je me crois autorisé à donner ici la mienne. Qui sait si elle ne remportera pas le prix ?

         L’ETAT, c’est la grande fiction à travers laquelle TOUT LE MONDE s’efforce de vivre aux dépens de TOUT LE MONDE.

         Car, aujourd’hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d’autrui. Ce sentiment, on n’ose l’afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on ? On imagine un intermédiaire, on s’adresse à l’ETAT, et chaque classe tour à tour vient lui dire : « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons. «  Hélas ! l’Etat n’a que trop de pente à suivre le  diabolique conseil; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d’hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l’occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. L’Etat comprend donc bien vite  le parti qu’il peut tirer du rôle que le public lui confie. Il sera l’arbitre, le maître de toutes les destinées; il prendra beaucoup,; donc il lui restera beaucoup à lui-même; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le cercle de ses attributions; il finira par acquérir des proportions écrasantes...

         ... Bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d’une autre énergie que la nôtre... Je prétends que cette personnification de l’ETAT a été dans le passé et sera dans l’avenir une source féconde de calamités et de révolutions. Voilà le public d’un côté, l’Etat de l’autre, considérés comme deux êtres distincts, celui-ci tenu d’épandre sur celui-là, celui-là ayant droit de réclamer de celui-ci le torrent des félicités humaines. Que doit-il arriver .? Au fait, l’Etat n’est pas manchot et ne peut l’être. Il a deux mains, l’une pour recevoir et l’autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L’activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l’activité de la première. A la rigueur, l’Etat peut prendre et ne pas rendre. Cela s’est vu et s’explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu’elles touchent. Mais ce qui ne s’est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se peut même concevoir, c’est que l’Etat rendre au public plus qu’il ne lui a pris...

         L’Etat se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux manifeste... La contradiction se dresse toujours devant lui; s’il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal; et s’il renonce à la fiscalité, il faut qu’il renonce aussi à la philanthropie... (Frédéric Bastiat. Article inséré au « journal des Débats », numéro du 25 septembre 1848.)

         Je crois devoir insister sur cette période qui vit naître réellement des individualités exceptionnelles. La Révolution de 1848 semblait devoir être le point de départ d’une ère ininterrompue de progrès social. Mais ses animateurs n’avaient pas une idée exacte de la situation, et ils surestimaient l’action des « forces populaires. » Lamennais, qui, en 1840, avait été condamné à un an de prison pour sa brochure « Du pays et du gouvernement », dans laquelle il attaquait Louis-Philippe, croyait naïvement que tout allait s’arranger par la seule vertu du parlementarisme. Lui qui avait prononcé la fameuse phrase : « Personne n’a apporté en naissant le droit de commander », il ne trouvait rien de plus neuf, de plus original, que de faire confiance à l’Etat, cette conjonction de toutes les ambitions, de toutes les impostures.

         Avec la plupart des doctrinaires de son époque, il attendait tout du suffrage universel. A ceux qui objectaient le « retournement » possible des élus de ce fameux ouvrage, il rétorquait : « L’opposition une fois constatée, entre elle et ses représentants qui auraient cessé de l’être, la nation, avec un calme sans violence (en aurait-elle besoin ?), rappellerait à soi l’exercice délégué de sa souveraineté et protesterait par un refus de l’impôt contre le pouvoir rebelle. » Ozanam, Louis Blanc, Maret, Eugène Pelletan, et beaucoup d’autres partageaient cet optimisme qui paraît, aujourd’hui, bien enfantin, mais qui était bien dans la note de l’époque, si l’on en croit Bakounine qui écrit dans ses « Confessions » : « Non seulement j’étais comme grisé, mais tous l’étaient, les uns de peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés... Il semblait que l’univers entier fût renversé. L’incroyable était devenu habituel, l’impossible le possible. En un mot, l’état des esprits était tel alors que, si quelqu’un était venu dire : le Bon Dieu vient d’être chassé du ciel, la République y est proclamé... tout le monde l’aurait cru et personne n’en aurait été dupe... »

         Pourtant, cette folle allégresse n’était pas tellement unanime. En 1848, de nombreux polémistes et militants ne partageaient pas du tout l’opinion de M. de Girardin, qui, rallié au gouvernement provisoire, écrivait dans « La Presse » : « Confiance ! Confiance ! La défiance est comme le paratonnerre qui attire la foudre... La confiance est le courage de l’esprit !... » Rapidement, Raspail vit que la Révolution allait être confisquée. Le 20 avril, il écrivait dans « L’Ami du Peuple » : « S’il est dans la vie un spectacle capable de plonger l’âme la plus dévouées dans la tristesse du découragement, c’est sans conteste celui d’un peuple qui, après avoir conquis d’un seul bond sa liberté politique et chassé la tyrannie par la seule puissance de son mépris, cherche à se donner de nouveaux maîtres et à céder peu à l’œuvre de sa régénération... » Quant à Cabet, qui, avec son journal « Le Populaire », avait une certaine influence sur le peuple, il ne pouvait s’attendre qu’à un échec, lui qui avait écrit dans son « Voyage en Icarie » : « Si je tenais une révolution dans ma main, je tiendrais ma main fermée, parce que le peuple n’est pas encore assez éclairé pour qu’une révolution lui soit profitable. » Ce qu’avait déjà dit, à peu près, Fontenelle.

         Dans son système « utopique », Cabet considérait l’éducation comme une base indispensable. C’est pourquoi il réclamait l’instruction générale, gratuite, réelle, complète. Pour lui, l’éducation ne devait pas rester un instrument de duperie au service d’un pouvoir, mais tendre exclusivement à éclairer l’individu, pour lui permettre d’être vraiment un homme libre. Disciple de Fourier, Victor Considérant développe à peu près les mêmes idées dans le tome III de sa « Destinée sociale », ouvrage paru en 1844. Il fait cette constatation : « Sur trente-six millions de Français, il y en a au moins vingt-huit millions qui ne reçoivent pas ce que l’on nomme l’éducation. La France, sous ce rapport, ne présente aucun trait de différence avec n’importe quelque population barbare. La culture y est un privilège réservé exclusivement aux familles riches ou aisées...

         Victor Considérant, lui, commentait ainsi la propagande qui présentait la « démocratie politique » comme la panacée par excellence : « Donnez au pauvre toutes les libertés politiques du monde, donnez-lui le droit de suffrage, d’électorat et d’éligibilité; il n’en sera pas d’un iota plus libre; il n’en sera pas moins contraint de se mettre chaque jour en quête d’un maître pour avoir son pain de chaque jour. Que lui importe la liberté politique si vous lui refusez la liberté sociale ? » « Tant que l’aisance sociale n’existe pas, que l’homme du peuple n’a pas un minimum d’existence socialement garanti, le peuple n’est qu’un vaste troupeau de pauvres créatures incultes, grossières, toujours exploitées sous le nom de prolétaires, de paysans, de serfs ou d’esclaves, par les classes détentrices de la propriété et des instruments de travail ¾ troupeau souvent écorché et toujours fondu ¾. Tout cela est indéniable. » (Destinée Sociale », t. I.)

         Le 23 avril, jour des élections à la Constituante, c’est P.-J. Proudhon qui écrit dans ‘Le Représentant du Peuple » : « L’économie politique du gouvernement déchu conduirait totalement le peuple, par une série d’impossibilités, à la misère. » « L’économie politique du gouvernement provisoire conduit également le peuple, par une autre série d’impossibilités, à la misère, et la République à la banqueroute. » Après les élections, il « prend note » : « La question sociale est ajournée... C’est donc la bourgeoisie qui règlera, comme auparavant, la condition des travailleurs... » Le 30 avril, il dénonce « les mystifications du suffrage universel » : « Parce que les auteurs qui, les premiers, se sont occupés de l’origine des gouvernements, on enseigné que tout pouvoir a sa source dans la souveraineté nationale, on a bravement conclu que le mieux était de faire voter, de la voix, du croupion, ou par bulletin, tous les citoyens, et que la majorité, absolue ou relative, des suffrages ainsi exprimés était adéquate à la volonté du peuple. On nous a ramenés aux usages barbares... »
         P.-J. Proudhon était un sceptique, comme l’était Fontenelle, plus d’un siècle avant lui. Chez l’un comme chez l’autre, en dépit des multiples contradictions qu’on peut leur reprocher, tout individu qui sait lire et comprendre peut trouver une richesse d’idées extraordinaire. Comme Fontenelle, Proudhon accorde un crédit plutôt mitigé à la nature humaine. Dans son livre qui eut le plus de retentissement, il écrit : « M. Locke n’envisage pas qu’il peut y avoir des gens qui ont poussé la philosophie jusqu’au point de vivre dans une parfaite tranquillité dans ce monde, sans aucune persuasion d’une vie à venir, et même avec une forte persuasion du contraire; cela se peut rencontrer cependant; il n’y faut peut-être que les secours de la raison, dépouillée des préjugés de l’éducation et de l’autorité. » (Œuvres, éd. 1848 - Depping - p. 618-619.)

         En épilogue des « Confessions d’un révolutionnaire », Proudhon écrit : « Ironie, vraie liberté ! C’est toi qui me délivre de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même... » Fontenelle avait exprimé un point de vue identique : « Mais à frôler tant de savoirs, tant d’habiles, sûrs de leur recettes et de leur art de vivre, joyeux ou désabusés, le risque est de les suivre, le risque est de ne plus rester libre vis-à-vis de soi-même, en ne les suivant pas. Le sage sent comme le peuple, mais à fleur d’épiderme; le sage pense comme tous les habiles, mais sous bénéfice d’inventaire, et tient leurs assurances pour autant d’intéressantes suggestions, souvent contradictoires; le sage pense comme lui, mais domine sa pensée d’un regard ironique, qui rend justice à l’univers; la pensée est pour lui la chose la plus sérieuse, et se prendre au sérieux la chose la plus ridicule. » (J.-R. Carré, La Philosophie de Fontenelle, p. 633)

         En 1848, le pessimisme de P.-J. Proudhon et de la plupart des révolutionnaires authentiques de l’époque allait être justifié par le triomphe de cet esprit troupeau qui, par plus de cinq millions de suffrages, allait installer Louis-Napoléon à la présidence de la République. C’est alors que le pamphlétaire anarchiste allait écrire, contre le Prince-Président, deux articles incendiaires, qui lui valurent des poursuites immédiates, suivies d’une condamnations à trois ans de prison. On lui reprochait, notamment, cette phrase : « Ah ! certes, si le peuple, comme le singe de la fable, prenant par mégarde le nom d’un port pour un nom d’homme, avait élu président de la République l’ours Martin ou le bœuf Dagobert; si cet élu du suffrage universel vous ordonnait de faire comme lui et de marcher à quatre pattes, vous croiriez-vous tenus de lui obéir ? »

         Dans son pamphlet pour la présidence, Proudhon avait usé de formules violentes qui firent scandale dans tous les milieux, il avait écrit que le peuple n’était pas encore guéri de la royauté, que notre race hypocrite et lâche, après avoir pendant quatorze siècles léché les bottes de soixante rois, était aussi incapable de se passer de ses rois que de vivre avec eux, qu’elle n’avait jamais su que jouer à cache-cache avec la liberté. Et il adressait cette diatribe au prince napoléon dont il prévoyait le triomphe : « Ils disent de toi que tu n’es qu’un crétin, un aventurier, un fou. Tu as fait la police et fait la comédie, tu as toute l’étoffe à la férocité près, qui n’est plus de notre âge, des Néron et des Caligula. Viens, te dis-je, tu es l’homme qu’il nous faut. Viens mettre à la raison ces bourgeois. Viens prendre leur dernier enfant et leur dernier écu ! Viens venger le socialisme, le communisme, le cabétisme, le fouriérisme ! Viens, les apostats de tous les règnes sont là qui t’attendent, prêts à te faire litière de leurs consciences comme de leurs femmes. Il manquait un gloire au nom de Bonaparte. Viens terminer nos discordes en prenant nos libertés ! Viens consommer la honte du peuple français, viens, viens, viens ! »

         Dans le deuxième numéro de « L’Anarchie, journal de l’ordre », Anselme Bellegarrigue, venu d’Amérique juste à point pour assister à la Révolution, exprime cette opinion sur l’échec des plans révolutionnaires : « Si, durant la période du règne de Louis-Philippe, les révolutionnaires s’étaient attachés à exalter l’initiative industrielle des individus, au lieu de développer les thèses stupides de munificence de l’Etat, s’ils n’avaient appris aux individus à ne compter que sur eux-mêmes au lieu de tout attendre de la Providence éclopée des gouvernements... Le bonheur qui, quoi qu’en disent les oisifs, est une question de moralité et de travail, se serait établi en France à titre universel et le gouvernement oublié dans son coin nous occuperait peu... » Bellegarrigue s’inspirait de ce qu’il avait vu outre-Atlantique ou l’initiative individuelle disposait de larges espaces vierges et n’était pas limitée par des traditions nationales. En France, la situation était bien différente.

         Le fameux révolutionnaire Auguste Blanqui était, lui aussi, pénétré de cette idée qu’il fallait transformer la mentalité populaire, mais il ne se faisait pas trop d’illusions : « ... Les ténèbres, écrivait-il, ne se dissipent pas en vingt-quatre heures... L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simples haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie, pour le bastion, vingt ans. » Après réflexion, Blanqui, considérant la tâche à entreprendre, estime qu’il a été bien optimiste, et il déclare : «  Les transformations du cerveau ne s’improvisent pas. Elles sont l’œuvre des siècles. » Le fameux Louis-Napoléon qui avait suscité l’enthousiasme des foules n’était pourtant, comme il fallait le montrer, qu’un personnage de piètre envergure. Un pamphlétaire de l’époque pouvait écrire : « Le populo naïf avait cru s’attacher un aigle, il n’a découvert qu’un dindon. » « L’Almanach des Campagnes » publiait, en 1849, une copieuse attaque d’un anonyme, qui se terminait ainsi :

    Ses amis nul scrupule
    Nous disent : patientez !
    Il est plein de qualités
    Qu’avec soin il dissimule;
    Des ses talents inouïs
    Vous seriez trop éblouis.
    Pour nous, dont la tête est saine
    Notre avis est moins flatteur.
    Verrait-on un bon acteur,
    Chez lui, sans paraître en scène,
    Rester toujours enfermé,
    En disant : j’suis enrhumé.

    En vérité, je n’augure
    Rien de bon du prétendant;
    Je le juge en regardant
    Son maintien et sa figure
    C’est un faux Napoléon
    Qu’on met en circulation.

    Rien de glorieux ne perce
    Sur ce visage mesquin
    Avec un vilebrequin
    ses yeux furent mis en perce;
    Tous les jours Alcide Tousez
    Lui crie : Rendez-moi mon nez.

    Et pourtant ce Bonaparte
    Veut nous soumettre à ce lois,
    Disant ! « Che hâfre des droits. »
    Il a donc perdu la carte !
    Prendrait-il pour un serin
    Le Grand Peuple souverain ?

         En 1852, le Grand Peuple souverain approuvait par 7 millions 336 434 voix, contre 1. 560.709, le coup de force du nouveau tyran qui s’était installé le 2 décembre 1851 sur le trône de l’oncle... Le nouveau satrape avait une haute opinion de lui-même; il disait un jour à Cavour : « Vous savez qu’il n’y a que trois hommes en Europe, nous deux et un troisième que je ne vous nommerai pas. » (Émile Ollivier, « L’Empire Libéral », t. III, p. 118) Mais Bismarck disait de lui, en 1855 : « C’était une grande incapacité méconnue. » Après l’inévitable catastrophe, quelqu’un disait au comte De Beust, ambassadeur à Paris : « Ces choses n’arrivent que lorsqu’un imbécile s’imagine être la Providence... » De Beust répondit : « Que pensez-vous des millions d’imbéciles qui lui avaient confié cette mission ? » Ces millions d’imbéciles avaient pourtant des cornacs qui prétendaient les guider dans la bonne voie !

    LE SCEPTICISME DE STIRNER

         Les éminents sociologues qui se chargent d’expliquer la marche des civilisations feignent, généralement, d’ignorer le plus grand ennemi de cette hypocrisie sociale qui s’installait, au XIXème siècle, sous le camouflage du suffrage universel et d’une prétendue morale : Max Stirner. Ceux qui daignent lui consacrer quelques mots le considèrent comme un excentrique, un intellectuel épris de morbide et de « décadent ».
         Il y a pourtant chez l’auteur de « Die Eigentum » en dehors de certaines idées trop poussées à l’abstrait et qui ne sauraient avoir leur conclusion pratique, une exaltation de la révolte de l’individu qui aurait dû être perçue par tous ceux qui se rebellent contre la vieille machine autoritaire qui continue à écraser l’homme dans un monde qui change en vain de visage pour rester soumis aux mêmes hypocrisies.

         Dans une étude remarquable, parue en 1905 dans « La Renaissance Latine » et dont je ne peux me dispenser de reproduire l’essentiel, Maxime Leroy, proudhonien, qui écrivait des études intéressantes sur le syndicalisme, et dont les remarquables travaux me furent connus grâce à notre regretté ami Alfred Rosmer, Maxime Leroy rend justice à Stirner en ces termes : « Stirner se sépare de Proudhon ou mieux, il le dépasse, lorsqu’il considère la morale comme une transformation purement extérieure de la religion. Elle est à l’Etat démocratique, pense-t-il, ce que la religion était à l’Etat autocratique de naguère. Son essence est la même, elle est autoritaire, c’est une intolérance, un autre Indiscutable; Dieu s’est réincarné dans l’impératif populaire. C’est la même tutelle : les lois « morales » commandent, elles n’admettent point la discussion, elles sont l’absolu, elles exigent le respect, provoquent l’apostolat, inspirent le fanatisme; une orthodoxie suit une autre orthodoxie; c’est de l’orthodoxie dans son sens étroit.

         « Même modifié dans un sens laïc, la morale est composée de « mots-Dieux », vérité, droit, lumière, justice, qui dès qu’on ose les toucher provoquent une formidable clameur dans toute la société. L’individu qui les discute ou seulement les raille est traité de profanateur, de sacrilège, appelé dans l’actuelle terminologie criminel, utopiste, révolutionnaire. En quoi nous libère-t-elle de la religion ? La morale est un dogme encore, le rite le plus récent de notre crédulité. « Loi foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse... » « L’optimisme des hommes de la Révolution ne s’est pas réalisé; l’homme n’a pu se libérer de ce qu’ils appelaient l’arbitraire et le monde s’est développé en dehors de leurs prévisions. » « Un anarchiste qui a fait quelque bruit dans le monde a insisté sur les nécessités sociales. «  L’homme, a-t-il écrit, dans « Dieu et l’Etat », ne devient homme et n’arrive à la conscience, à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l’action collective de la société toute entière... En dehors de la société, l’homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, ce qui signifie à peu près la même chose... La liberté n’est point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle. »

         « Là où Stirner voit le maximum de liberté, Kropotkine, signale le maximum de dépendance : « Je ne suis humain et libre moi-même qu’autant que je reconnais la liberté et l’humanité de tous les hommes qui m’entourent... Un maître d’esclaves n’est pas un homme, mais un maître. » C’est d’ailleurs la théorie courante des anarchistes contemporains, poursuit Maxime Leroy. «  L’homme le plus individualiste est l’homme le plus solidarisant », a écrit un des principaux rédacteurs du « Libertaire » Les publicistes et juristes de l’école classique ne pensent pas autrement; ils ne font plus de distinction antagonique entre la liberté et l’association. On trouvera sur cette philosophie nouvelle les plus fortes et justes pensées dans l’admirable roman de J.-H. Rosny, « La Charpente » « Mais la leçon d’idéophagie du philosophe bavarois ne doit pas être perdue malgré cette critique fondamentale; elle est pleine de sens; pour qui voudra la comprendre, elle sera l’affranchissement. Remaniée, elle est la meilleure objection à l’anti-dogmatisme négatif, qui ne peut plus suffire.

         « Nous sommes des idéolâtres, c’est-à-dire encore des idéolâtres, Stirner combat justement cette nouvelle foi. Les idées ont remplacé les idoles. Les idées ont remplacé les idoles de pierre et de bois, c’est un changement de matière, mais elles ne sont ni moins folles ni moins inhumaines. Nos croyances laïques, au fond, restent religieuses : aucun doute n’en corrige suffisamment l’intransigeance. Chacun s’imagine posséder la vérité; on se tue pour des idée laïques; les hommes modernes ne sont guère que des sacristains irrespectueux. « Nos athées sont des gens pieux », dit encore Stirner. Nous ne savons pas encore douter selon la méthode scientifique; nous donnons et retenons en même temps, contrairement au vieux précepte de l’école de droit.

         « S’il est naturel que beaucoup d’opinions naissent, que les différences entre les idéologies s’accentuent sans cesse avec la pensée plus abondante parmi les hommes, il l’est moins que cette multiplication d’idées ne nous préservent pas des maux de l’ancienne croyance. Nous avons encore une mentalité de propriétaires romains et de croyants catholiques : chacun ferme soigneusement les portes de sa maison. Ainsi, naturellement, nous constatons comment les idées les plus émancipatrices deviennent bien vite des instruments d’oppression : que d’hommes sont morts dans les usines, au fond des mines; que d’enfants, de femmes irrémédiablement anémiés au nom de la liberté du commerce et de l’industrie ! Le christianisme, élément d’émancipation, devient le catholicisme, le plus effroyable instrument d’oppression morale et économique que le monde ait jamais connu. Ne faudrait-il pas conclure que, si l’homme va si spontanément à la croyance, à l’absolu, et tend le dos à la houlette du berger, ce n’est pas la croyance qu’il faut prêcher : c’est le scepticisme, c’est le doute, c’est la défiance à la Vérité.

         « On pourrait objecter, il est vrai, que l’intolérance des partis en présence a des origines économiques et que par conséquent aucune diffusion de la théorie sceptique ne pourra empêcher les hommes de défendre durement leurs intérêts de caste, leur dogmatisme étant précisément la forme de l’attaque et de la résistance de leur puissance, de leur force de domination. On répondra assez facilement, semble-t-il, que les esprits, très pénétrés dès leur enfance, du principe de l’évolution des idées auront moins de répugnance à admettre des transformations sociales qui lèsent leurs intérêts particuliers, que des hommes habitués à considérer les institutions comme éternelles et immodifiables. Or, il est bien certain que tout l’enseignement, toute la morale, les académies, les salons, les églises, nous poussent à la croyance, au dogmatisme, aux conceptions absolues. En ce sens, Stirner a raison. Seulement, si l’on ne croit plus, agira-t-on encore ? Mais toute action impliquant une affirmation préalable, étant même une affirmation, douter et agir ne sont-ils pas des termes exclusifs, contradictoires ? Mais que l’on veuille bien observer qui n’est point question de ne plus rien croire, mais de la manière de croire. Le stirnérien croit encore ¾ au moins à lui. »

         Au lieu de croyances absolues, définitives, l’homme de réflexion ne doit admettre que des croyances provisoires, des croyances qui peuvent toujours être modifiées, transformées, selon les données de l’expérience. Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point avec Maxime Leroy; dans un monde plus évolué, l’esprit humain sera en perpétuel mouvement; il croira, comme on va d’étape en étape, successivement : ses croyances, filles de la curiosité, ne devront jamais être assez fortes pour tuer cette curiosité et lui fermer le monde de l’étape qui doit suivre. L’homme doit être sceptique. Stirner aura vu juste sur ce point, et il n’aura fait que donner une autre forme à la pensée formulée plus tard par Claude Bernard : « Les théories sont comme les degrés successifs qui monte la science en élargissant de plus en plus son horizon. Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières, jusqu’à ce qu’on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de faits. » (« Introduction à la médecine expérimentale », 1, 2.)

         L’auteur du Discours de la Méthode a posé le doute au commencement de son livre pour arriver à la vérité. C’est chez lui un procédé provisoire qui mène à l’affirmation définitive. Il faudrait que le doute fût méthode permanente qui permît d’arriver à des affirmations provisoires, à des vérités d’actualité, reconnues momentanées, qui ne soient pas de nature à obstruer la voie à des réalités nouvelles. Le dogmatisme est immanent dans le cartésianisme, le doute est secondaire; la science demande que le doute devienne, au contraire, comme le veut Stirner, fait essentiel. Comme il n’est même pas concevable qu’il puisse mener à un absolu quelconque, le doute est bien la seule garantie contre le dogme, contre la formation de l’esprit troupeau.

    1870 : GUERRE « POPULAIRE »

         En 1848, le mot démocratie couvrait déjà les marchandises les plus diverses, et justifiait les alliances les plus étranges. Autre « mot-Dieu », comme le remarquait Stirner, le mot Patrie était mis en avant pour inciter le peuple à suivre les grands rassemblements nationaux. Comme disait Gobineau, on actionnait « cette creuse et ridicule marionnette que l’on appelle la Patrie ¾ cette idole de bois, dont les premiers charlatans venus remuent les fils : car d’elle-même, elle n’existe pas. » (Lettre à Tocqueville, 15 janvier 1856.) Cet opium humanitaire avait des résultats souvent inattendus. C’est ainsi qu’on peut lire cette phrase attendrie, dans ‘Mémoires d’exil », de Mme Edgar Quinet : « Le général Cavaignac était dernièrement à La Haye. Le colonel réunit à déjeuner l’ancien chef du pouvoir exécutif de 1848 et Barbès. Ces deux grands citoyens se convinrent infiniment, l’alliance de tels hommes efface les partis et cimente l’unité morale de la démocratie. »

         Albert Ranc, commentent l’ouvrage de Mme Quinet, faisait alors cette mise au point : « Des déjeuners pareils ne cimentent rien du tout, et le général Cavaignac n’était pas un grand citoyen. C’était un homme très médiocre, avec les dehors de l’apparence d’un homme supérieur; ce qu’il y a de plus dangereux en temps de révolution. Parce que le général Cavaignac, après juin ne donna pas l’amnistie, et parce qu’il livra la République, pieds et poings liés, à la réaction, sa mémoire sera sévèrement jugée et condamnée par l’histoire. » Un témoin, qui doit beaucoup trop au romantisme, mais qui n’en a pas moins eu quelques inspirations saines et généreuses, Ernest Coeurderoy, auteur des pages désolées de « Jours d’exil », a dit ce qu’il fallait penser d’un certain bluff démocratique qui parlait au nom de la nation tout entière : 

              « De grâce, ne confondez pas le petit groupe de Français humanitaires avec la nation française chauvine, vantarde, amoureuse de soi et par-dessus tout gasconne. Dites que cette minorité imperceptible a trop combattu pour la solidarité des peuples... Mais vous ne devez pas dire que c’est la nation ! Savez-vous où elle a toujours été ? « Elle était avec les armées conquérantes de la République, avec sa Convention qui refusait des secours à la Pologne épuisée, sous prétexte que Kosciusko était né gentilhomme; elle était à Saint Dominique, en Italie, à Saragosse, elle élevait des colonnes et des arcs de triomphe à son grand empereur... Elle fut toujours solidaire en paroles, oppressive en actions... Une nation, dites-vous, n’est pas responsable des actes de son gouvernement. Eh quoi !... une nation qui se laisse constituer gendarme, geôlier ou bourreau des autres n’est-elle pas complice de ceux qui la constituent ? »

         Dans son « Histoire socialiste » (t. XI, p. 177), Jaurès confirme ce que disait Coeurderoy à propos du chauvinisme national. Rappelant la hautaine et tranchante déclaration de M. de Gramont, lue au corps législatif, contre l’offre de la couronne d’Espagne à un Hohenzollern, il écrit : « Ce fut une tempête d’acclamations, toute la droite absolutiste donnait à plein souffle dans ce clairon; toute la masse informe et lâche du centre, qui ne s’était ralliée à un semblant d’Empire libéral que par courtisanerie morne envers le maître et par peur de perdre l’investiture officielle, croyant acclamer la pensée de l’Empereur, débordait d’enthousiasme national; seule, la gauche, offusquée par l’audace prussienne mais attachée à l’idée de la paix, gardait un silence embarrassé et triste.

         « Au dehors, des vents de folie se déchaînaient. Est-ce à dire que la disponibilité impériale a été emportée par un mouvement irrésistible de l’opinion ?  C’est ce que plaidèrent, dès le lendemain du désastre, les avocats de l’Empire effondré. Certes, M. Fernand Giraudeau a pu accumuler les citations qui prouvent que, contre la candidature Hohenzollern, tous les partis furent unanimes !... « La rédaction du sentiment national était si vive que les esprits perdaient toute mesure... La responsabilité de l’Empire subsiste cependant toute entière. Même si tout d’abord une rafale d’aveugle colère avait soufflé sur le pays, n’était-ce pas le devoir du gouvernement de résister à cet affolement d’un jour et de ne pas engager l’avenir, sous le coup de la première émotion, par des actes irréparables ? Il est tragique et plaisant tout ensemble, devant la postérité, de voir l’Empire invoquer pour se défendre la toute-puissance de l’opinion déchaînée... »

         En 1871, la petite poignée de républicains qui, avec Blanqui, Eudes, Granger, essaya d’ébranler Paris, en tentant un coup de main sur la poste de la Villette, fut engloutie dans la réprobation ou l’étonnement de tous. C’est Blanqui lui-même qui le constate avec tristesse : « Les insurgés... se mirent en marche vers Belleville par le boulevard extérieur. Il fut alors évident pour eux que le projet n’avait aucune chance de réussite. La population paraissait frappée de stupeur... Non seulement le peuple ne proclama pas à temps la République, mais il ne seconda pas par des mouvements de la rue les timides efforts des députés de la gauche pour dessaisir la régence et décider le corps législatif à prendre en main le gouvernement... »

         Dans les représailles des Versaillais contre la Commune, on retrouve une certaine foule, une foule dont il n’est pas possible de dissimuler l’ignoble comportement. Dans son « Histoire de la Commune de Paris », Louis Dubreuilh cite le témoignage d’un de ces infortunés qui furent traînés à la géhenne de Satory :  « Il est impossible de décrire l’accueil que nous reçûmes dans la citée des ruraux. Cela dépasse en ignominie tout ce qu’il est possible d’imaginer, au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville, en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions... On nous mena d’abord devant le dépôt de la cavalerie, où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons; enfin, rien n’échappait à la rage de ces énergumènes ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc... »

         Il avait suffi à raconter à cette foule, pour déchaîner sa férocité, que les communards étaient la lie de la population. Picard, ministre de l’Intérieur, en annonçant la victoire versaillaise, disait des 1 685 prisonniers qui avaient été traînés à Satory : « Jamais la plus basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. » Parmi ces visages ignobles, il y avait celui du grand géographe Élisée Reclus. Dans le numéro du 26 mai de « La Petite Presse », organe versaillais, on pouvait lire : « Les soldats exaspérés ne veulent plus faire de prisonniers. La population civile est plus furieuse encore peut-être. Écrasée sous le joug de la Commune et de ses sicaires, elle montre aujourd’hui contre eux un acharnement que l’on qualifierait de féroce, si l’on pouvait parler de férocité vis-à-vis des scélérats contre lesquels s’exercent cette haine. »

         Pour Dubreuilh, la férocité des soldats s’explique facilement; elle montre « en quelles brutes impitoyables la discipline et l’encasernement muent les enfants du peuple revêtus de la livrée militaire. » Quant aux « honnêtes gens », ils ont eu peur, et ils se vengent avec une âcre volupté de leurs terreurs d’hier. « Le bourgeois lâche, demeuré tapis dans son logis depuis des semaines, reparaît insolent parmi les soldats; il tient la rue, le brassard tricolore en évidence, signe de ralliement des champions de l’ordre. Derrière lui, sa clientèle, sa valetaille, tous ceux qui vivent des miettes tombées de la table capitaliste, plus vils, plus ignominieux encore que les maîtres... L’armée, à leur gré, est trop molle, trop magnanime encore. Ils rédigent, conduisent les perquisitions, dénoncent les rares suspects qui ont pu glisser entre les mailles du filet, créent dans leurs quartiers respectifs des « comités d’épuration », salle d’attente des abattoirs des Cours prévôtales. » D’après les statistiques, le nombre de dénonciations atteignit du 24 mais au 13 juin 1871 le fabuleux total de 279 828...

         Pendant l’occupation allemande de 1940-45, on a pu constater un phénomène semblable. Un traducteur qui s’était trouvé, par la force des choses, contraint de travailler pour une Kommandantur  où affluaient les dénonciations, et qui fut inculpé ensuite pour collaboration, produisit cet argument pour sa défense : « Est-ce ma faute, s’il arrivait chaque semaine des milliers de dénonciations que je ne pouvais jeter au panier ?... » Là encore,  une certaine propagande portait ses fruits, et nombre d’écervelés étaient convaincus de faire ainsi « oeuvre patriotique », de soutenir le Maréchal, sans risques, contre la « lie terroriste » et ses complices... Le même esprit fit les mêmes prodiges quand la situation se fut retournée !

    ETERNELLE CREDULITE

         Après le désastre de 1870-71, cruellement illustré par Daumier qui a représenté un paysan contemplant des ruines, avec la légende : « C’est pas pour ça que j’avions voté oui ! » Après cette atroce saignée et la démonstration éclatante de l’incapacité des « foudres de guerre », le bon populo n’en perdit pas pour autant son goût pour le panache et pour les généraux. C’est une des tares les plus difficiles à extirper du cerveau du bon citoyen pusillanime qui rentre à l’heure pour ne pas se faire engueuler par sa femme et s’incline docilement quand on le rabroue pour avoir mis le pied en dehors des clous. Il est attiré par les fastes militaires et par la martialité du général qui parade, en grand uniforme, raide comme un mannequin du musée Grévin, en tête des défilés de 14 juillet. Il lui attribue facilement le pouvoir magique de faire marcher choses et gens au pas gymnastique. Dans les périodes de guerre, il se fera tuer parce que le général aura dit que « l’heure était venue de se faire tuer plutôt que de reculer. » Quand survient la paix, on lui confie volontiers son entière destinée.

         Il n’est donc pas surprenant que la République née du désastre de 1879 se soit trouvée nantie, après la chute de « l’étroniforme Thiers », du fameux maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta, qui avait commandé en chef pendant l’atroce répression de la Commune. Le maréchal-président, célèbre par ses bévues, était un magistral crétin qui n’avait pas l’étoffe d’un dictateur. C’est ce qui l’empêcha de mener à bien ce qui fut appelé par Victor Hugo « un essai préliminaire de coup d’Etat », en 1877. Si le maréchal avait persisté, ce n’est pas la barrière dérisoire qu’on prétendait lui opposer qui eût été capable de l’empêcher de parvenir à ses fins. Quand on lit, aujourd’hui, les péroraisons des hommes politiques de cette époque, on est étonné par tant d’aveuglement et on se demande comment des hommes doués de quelque intelligence ont pu s’enivrer pareillement de formules vides et de paroles creuses !

         Le 12 octobre 1877, Victor Hugo disait, au cours d’une réunion électorale, au Gymnase Paz, de Paris : « Messieurs, le suffrage universel va parler, et ce qu’il dira sera définitif. La parole suprême que va prononcer l’auguste voix de la France sera à la fois un décret et un arrêt, décret pour la République, arrêt contre la Monarchie... « Tout dénouer, ne rien trancher, tell est, citoyen, l’excellence du suffrage universel. Le peuple gouverne par le vote, c’est l’ordre, et règne par le scrutin, c’est la paix. « Il faut donc que le suffrage universel soit obéi. Il le sera. Ce qu’il veut est voulu d’en haut. Le peuple, c’est la souveraineté; la France, c’est la lumière. On ne parle en maître ni au peuple ni à la France. Il arrive quelquefois qu’un gouvernement peu éclairé semble oublier les proportions; les suffrage universel le lui rappelle... »

         Il aurait été excusable de tenir un tel langage en 1848. Les faits ne permettaient pas de présenter le suffrage universel avec cette grandiloquence, en 1877. C’est le moins qu’on puisse dire. C’était l’opinion du correspondant parisien du « Journal de Genève » qui écrivait dans le numéro du 13 mars 1877 : « Les républicains se sont constamment abusés sur le compte du suffrage universel, oubliant que quand on le tient, en France, on peut moitié par force, moitié par adresse, lui faire dire ce qu’on veut. » Près d’un siècle a passé, et cette opinion est encore magistralement corroborée par les faits ! Au cours de l’agitation électorale qui précéda le 14 octobre 1877, jour fixé pour l’élection d’une nouvelle Chambre, le journal « Le Gaulois » publia un manifeste de P. Brousse, qui disait : « A quoi servirait, ouvriers, d’abattre le gouvernement des curés et des ducs, si vous installez à la place le gouvernement des avocats et des bourgeois ? Songez que, parmi ceux que vous porteriez au pouvoir, il est des hommes que vos pères y ont placés en février 1848; et ces hommes ont fait fusiller vos pères en juin ! N’oubliez pas que, parmi ces hommes que vous installeriez au gouvernement, il en est que vos frères y ont envoyés en 1870; et ces hommes ont fait ou laissé massacrer vos frères en mai 1871 !... Non, si les barricades dressent leurs pavés sur les places publiques, si elles sont victorieuses, il ne faut pas qu’il en sorte des gouvernements, mais un principe; pas d’hommes, mais la Commune ! »

         Dans sa majorité la première Internationale était antiparlementaire; le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier, en 1872, prenait, notamment, cette résolution : « Considérant :
         « Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire;
         « Que nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne de conduite politique qu’elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme;
         « Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autres objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économique absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes;
         « Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante;
         « Le Congrès, réuni à Saint-imier, déclare :
         1) Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat;
         2) Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut-être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existants aujourd’hui;
         3) Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la Révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité et l’action révolutionnaire. » (James Guillaume, L’Internationale, t. III, p. 8; 1909.)

         Dans « l’Almanach du Peuple pour 1873 » (G. Guillaume, éd. Saint-Imier), Jules Guesde, qui devait se déjuger par la suite et fournir une brillante illustration de sa thèse en finissant comme ministre d’un Etat ultra-réactionnaire, Jules Guesde lui-même écrivait : « Depuis vingt-quatre ans que les urnes sont debout en France ¾ dans la France du 10 août 1792 et du 18 mars 1871 ¾ sur les cadavres des insurgés, qu’en reste-t-il ? L’Assemblée nationale de 1848... la dictature de Cavaignac... la Présidence de M. Louis Bonaparte... l’Empire, en 1852... la capitulation Trochu-Favre, et la République conservatrice de 1871... Dans les conditions sociales actuelles, avec l’inégalité économique qui existe, l’égalité politique, comme l’égalité civile, est un son-sens... De là l’impuissance du suffrage universel, lequel, loin d’aider à l’émancipation matérielle et morale des serfs du capital, n’a pu et ne peut que l’entraver...
         A l’époque du cens, la bourgeoisie était un état-major sans armée. Le suffrage universel lui a fourni cette armée électorale dont elle avait besoin pour se maintenir au pouvoir. » En somme, le futur ministre n’était pas loin de Chamfort qui écrivait impudemment : « La nation est un grand troupeau qui ne songe qu’à paître et qu’avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. » Voltaire a écrit aussi, dans son « Précis du siècle de Louis XV » : « La raison pénètre en vain chez les principaux citoyens : le peuple est toujours porté au fanatisme »... « Il n’y a d’autre remède que d’éclairer enfin le peuple lui-même; mais on l’entretient quelquefois dans les superstitions, et on voit ensuite avec étonnement ce que ces superstitions produisent. » Le peuple a été éclairé d’une certaine manière, mais on ne lui a pas appris à se méfier des « mots-Dieux » Il lui aurait fallu d’ailleurs une véritable science pour ne pas tomber dans les innombrables pièges qui, au nom des grands principes, lui furent toujours tendus par les professionnels de l’astuce politique et de la tromperie.

         L’affaire du fameux général Boulanger, qui fut surnommé « la locomotive des décavés », montre, magnifiquement, tout ce qui pouvait et peut encore se tramer dans le marécage politique. Le général avait pris contact avec les éléments monarchistes en vue d’une prise éventuelle du pouvoir. Mais le général n’était qu’un pauvre type qui manquait d’estomac, et la combinaison échoua. Et, le 16 septembre 1890, Boulanger écrivait cette défense dans le « XIXème siècle » : « C’est décidément une bien vilaine chose que la politique. C’est moi que tout le monde a voulu tromper, dont tout le monde a voulu se servir, qu’on accuse d’avoir voulu tromper tout le monde. C’est moi qui ai été trahi et qui jamais n’ai voulu trahir la République ni sortir de la légalité qu’on accuse de complot et de forfaiture. C’est à moi qu’on demande compte de l’argent, quand je n’ai jamais voulu me mêler des questions d’argent et quand tant de gens m’en ont demandé, surtout ceux pour lesquels il n’y en avait jamais assez et qui n’ont jamais voulu autre chose... »

         A cette époque, le futur tigre, Clemenceau, sévissait à la « Justice » et publiait des articles au vitriol contre les « réactionnaires » Ce qui ne l’empêcha pas de préparer l’élection de M. Carnot à la présidence de la République; après avoir dit, selon le témoignage de M. Henri Rochefort, paru dans « l’Intransigeant » : « Carnot est un imbécile et un parfait réactionnaire, mais nous n’avons pas mieux. » Parlant à un reporter, Émile Zola tirait cette conclusion de l’affaire boulangiste et des intrigues concomitantes :

         « Je crois que jamais, à aucun moment, on n’a assisté à un pareil déballage; jamais les dessous de la politique, qui ont toujours été les mêmes, en réalité, n’ont ainsi été étalés au grand jour. Je suis convaincu que c’est un fait typique : le besoin d’informations, la soif de vérité deviennent chaque jour plus grands; c’est bien dans les choses de la science et de l’art, mais je n’ose en dire autant pour la politique. » Parmi ses plus sûrs supporters, le général Boulanger comptait Alfred Naquet, qui était bossu et, pour cela, surnommé « la mascotte du dictateur » Un jour, le reporter du « Gaulois » eut la fantaisie d’interroger Joseph, l’ancien groom du général : « Chaque fois que M. Naquet venait voir le général, déclarait-il, celui-ci passait la main sur sa bosse, en lui disant : « Mon cher Naquet, j’aurai du bonheur toute la journée... Et le père Naquet faisait la tête ! » Dans une chanson publiée le 26 août 1889, Jules Jouy chansonnait la mascotte du dictateur et prévoyait ainsi son inévitable volte-face :

    Mais les bossus sont inconstants
    Et peu chiches de pirouettes;
    Soumises aux effets du temps,
    Leurs bosses sont des girouettes.
    Boulange, idole des badauds,
    Si l’aiguille change de pôle,
    Ton Naquet, te tournant le dos,
    Changera sa bosse d’épaule.

         Dans « Décadence et Liberté », (Grasset, 1931), Daniel Halévy écrit : « En 1886, le général Boulanger entra au ministère de la Guerre... Sa voix était chaude, sa barbe blonde : le peuple crut entendre et voir un homme... Son premier triomphe fut en Dordogne, où il fut élu par 172 000 voix contre 85 000. Le 19 août 1888, triple victoire, dans le Nord, la Somme, la Charente-Inférieure,. Le 27 janviers 1889, Paris lui donnait 244 000 voix. Vox populi... Au soir de son triomphe parisien, Boulanger n’avait qu’un geste à faire, et il entrait à l’Élysée... » En 1889, les paysans tourangeaux devaient, également, réélire Wilson, le gendre du président Grévy, dénoncé comme trafiquant de  décorations... Pourtant, aux élections de 1893, il y a une cassure. Qu’elle soit due à une soudaine clairvoyance des masses ou à un manque d’habileté des « manipulateurs de scrutin », le fait est là : il y eut cinq millions d’abstentions sur dix millions d’électeurs inscrits ! Mais ce n’était là qu’un intermède sans lendemain. Les rusés comédiens qui menaient le jeu n’avaient pas dit leur dernier mot.

         Quand l’embrigadement du troupeau ne se fait pas à un rythme assez rapide, les gouvernements n’hésitent pas à utiliser des méthodes et une technique spéciale qui permettent de faire circuler parmi les masses des sentiments d’allégresse ou de crainte. La menace des troubles, des attentats, s’est toujours révélée particulièrement efficace. « Mon frère, écrivait Napoléon à Joseph Bonaparte, qu’il avait installé à la préfecture de Naples, vous ne régnerez pas tant que vous n’aurez as eu une émeute. » (La police sous l’Empire, par Eugène Pelletan, p. 6) « La République française », dans son numéro du 26 janvier 1879, parlait pourtant de supprimer les « blouses blanches », c’est-à-dire les agents provocateurs qui, sous le second Empire, étaient généralement mêlés aux émeutes. L’organe républicain déclarait  :

         « La police de la République doit désormais s’inspirer, comme tous les services publics, du seul intérêt de la justice. La police, dans de telles conditions, ne sera ni moins honnête ni moins respectable que toute autre grande administration... Elle n’aura ni blouses blanches ni faiseurs de bombes... Il y a là, comme partout ailleurs, un héritage ignoble que nous ne saurions accepter pour le nouveau régime : l’héritage du système impérial. Ce régime détestable, qui vivait par la police... » Cependant, en 1893, ce régime détestable se portait assez bien, si l’on en juge parce qu’écrit Daniel Halévy dans son ouvrage : « Décadence de la Liberté » : « Le président du conseil, Dupuy, était alors décidé à fermer la Bourse du Travail. Il avait besoin d’un prétexte, la police le lui fournit. Un légère bagarre d’étudiants survenus au Quartier Latin devint une occasion d’émeutes énergiquement poussée par les agents provocateurs. Omnibus renversés, ébauches de barricades, rien n’y manqua. Et tout à coup, sans crier gare, dans Paris en rumeur, la police ferma la Bourse du Travail. Un homme d’Etat de beaucoup d’autorité, M. Goblet, le dit fort bien : « Qu’est-ce qu’il y a au fond de tout cela ? Je défie qu’on puisse le dire. »

         Dans un livre publié par la Librairie Larousse, : « L’histoire contemporaine de 1871 à 1913 », on peut lire un récit imagé de ces journées : « Bientôt les rues du Quartier Latin furent envahies par des individus qui transformèrent l’agitation en émeute : omnibus renversés, pavés amoncelés,  ébauches de barricades, becs de gaz brisés, bancs descellés, kiosques incendiés, charges et patrouilles... » Daniel Halévy commente ainsi ces faits : « Pour le lecteur qui sait le vrai des choses, tout est indiqué; pour le lecteur qui ignore, rien n’est dit. » Décrivant les mêmes émeutes de 1893, Alexandre Zévaès écrit dans son livre « Ombres et silhouettes » (1928) : « Mais je dois ajouter ¾ et cette allégation ne surprendra pas ceux qui savent que, depuis l’Empire et ses blouses banches, les mœurs et pratiques policières n’ont point changé ¾ que certaines des violences commises, notamment les bris de devantures et les pillage d‘une armurerie, doivent être imputés à des agents provocateurs expédiés au Quartier Latin, dont les violences avaient pour but de justifier les charges, les assommades, les arrestations, l’arrivée continuelle de régiments que le ministère devait, deux jours plus tard, utiliser à l’occasion de la fermeture de la Bourse du Travail.

         En 1932, Anatole de Monzie reconnaît la joyeuse survivance de ces mœurs policières, en écrivant dans son livre « La saison des juges » : « La provocation tend à devenir une méthode et le provocateur un fonctionnaire. On provoque pour réprimer; on excite à la consommation pénale. Les moyens employés sont de plus en plus ingénieux... » En 1892, Pierre Kropotkine écrivait : « Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an 1 de la liberté n’a jamais duré plus d’un jour, car, après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’Autorité. » (« La Loi et l’Autorité », Les Temps Nouveaux. »)

         Déjà, à cette époque, l’autorité disposait d’un admirable instrument pour influencer la masse et la maintenir dans le courant déterminé par le pouvoir; il y avait la presse. En 1871,  Flaubert écrivait à Georges Sand : « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois. Le rêve est en parti accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions... Nous ne souffrons que d’une chose : la bêtise. Mais elle est formidable et universelle. Quand on parle de l’abrutissement de la plèbe, on dit une chose injuste, incomplète. Conclusion : Il faut éclairer les classes éclairées... la presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. » (Correspondance, t. IV, p. 74, 78, 80.)

         En 1910, on pouvait lire dans un livre attribué à Francis Delaisi cette observation relative à la parfaite conservation de l’esprit troupeau : « ... Oh ! certes, nous vivons sous le régime de la liberté de la presse. C’est une des gloires les plus vantées de la République. On peut tout à son aise critiquer le gouvernement, railler les ministres, caricaturer le chef de l’Etat. A condition de ne pas toucher ni à l’armée, ni à la magistrature, ni à la police, on peut lancer aux gouvernants les pires injures. C’est l’amusette politique; plus le peuple s’y passionne, moins il songe à ses intérêts vitaux. « Mais si la République a aboli la censure, la Haute Banque l’a rétablie sous une nouvelle forme. Par l’interméidaire de ses courtiers, elle exerce un véritable contrôle sur tout ce qu’impriment les journaux. Aucune information ne passe si elle contrarie ses émissions; aucun article n’est publié s’il est contraire à ses intérêts. Le courtier, maître du bulletin financier, est là qui veille. Il met un doigt sur ses lèvres, et l’on se tait; il parle et toute la presse répète ses paroles. Ainsi, sur toutes les questions vitales, le public ne sait que ce qu’on veut lui faire savoir. »

         « Dans une démocratie, a dit Montesquieu, les institutions ne valent que ce que vaut l’opinion publique qui les contrôle. » En France, l’opinion publique est menée par les journaux qui sont aux mains des financiers. C’est pourquoi notre démocratie est une fiction. » Delaisi écrivait encore : « D’autre part, l’Etat a la charge d’équiper et d’entretenir notre invincible armée. Il commande, chaque année, quelques cuirassés de 40 millions, des centaines de canons, des millions de cartouches, et cela fait vivre de puissantes industries métallurgiques.
         Si la fièvre d’armements qui règne aujourd’hui sur l’Europe venait à s’apaiser ou seulement à décroître, le Creusot, les Aciéries de la Marine, Châtillon-Commentry et autres grandes usines métallurgiques seraient obligées de fermer leurs portes. On conçoit qu’elles s’intéressent passionnément aux questions politiques. » (La démocratie et les financiers, éd. de la « Guerre sociale ».) Les puissantes industries métallurgiques s’intéressaient aux questions politiques et au « dopage » d’un esprit militaire indispensable à la défense de leurs intérêts. Elles ne pouvaient manquer d’encourager la diffusion des ouvrages célébrant cette haute vertu dans le style d’Édouard Rousseaux qui écrivait en 1904, dans « Au drapeau ! » :

         « De Charlemont, sentinelle avancés aux défilés de l’Argonne, ces Thermopyles de la France, un sentiment anime les populations, une idée fait battre les cœurs : la haine de l’étranger et l’amour du pays... L’esprit militaire est synonyme d’esprit français. Affirmer que l’esprit militaire est anti-républicain, c’est tuer la République et c’est mentir à l’Histoire. » Cette active propagande ne pouvait manquer d’avoir son effet; quand vint au ministère de la Guerre M. Millerand, une ancienne éminence socialiste qui avait dit : plutôt l’insurrection que la guerre... l’esprit chauvin avait déjà atteint des développements qui donnaient grand espoir aux carnassiers de la revanche. On peut lire ce texte, qui en témoigne, dans les dépêches adressées par Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris, à son président du Conseil Sazonof (14 mars 1912) :  « Il y a lieu, sans aucun doute, d’attribuer au nouveau ministre de la Guerre, M. Millerand,  une grande part dans l’animation de l’intérêt public touchant l’armée...

         « M. Millerand a jugé utile de remettre en vigueur quelques traditions militaires hors d’usage, comme, par exemple, la cérémonie de la retraite du samedi qui attire à présent une grande partie de la population de la capitale. Enfin, dimanche dernier a eu lieu la revue de printemps sur le champ de Vincennes. Ce jour-là, les rues de Paris présentaient de grand matin une animation extraordinaire. Non seulement tous les moyens de communication furent totalement employés par le public, mais aussi toute une foule accompagna à pied, en chantant des chansons patriotiques, les régiments qui se rendaient à Vincennes... Une attaque de cavalerie termina la revue, pendant laquelle plusieurs aéroplanes et deux dirigeables survolèrent le champ. Pendant toute la journée, les troupes furent l’objet de nombreuses ovations de la population, qui s’était rassemblée à Vincennes au nombre d’environ un million de personnes. Les cris de « Vive l’armée ! » accompagnèrent les troupes jusqu’aux casernes. »

         Comme la réplique exacte de ces indécentes singeries était exécutée avec le même brio, et la même participation populaire, de « l’autre côté du ruisseau », chez « l’ennemi héréditaire », tout était en place pour le déclenchement de cette joyeuse boucherie de 1914, qui devait faire, au total, 11 millions de morts. De quoi constituer un défilé macabre que Dante n’avait pas prévu dans son « Enfer » Un défilé qui aurait pu aller des Pyrénées à l’Oural !  Des fortunes considérables furent édifiées sur cet abominable carnage. Les victimes, elles, furent récompensées par des monuments aux morts et par la dernière mouture des péroraisons patriotiques. C’est ce qu’exprimait, en son langage direct et dur, le poète beauceron Maurice Hallé, voici juste un demi-siècle :

    Ils sont là, ceuss qu’on a connu
    Dans l’temps quand j’allains à l’école,
    Ceuss qui, au cim’tièr’, sont r’venus
    Ceuss qui pourriss’nt sous l’herbe folle.

    Cent quinz’ gâs ! Les cent quinz’ plus forts
    Les pèr’s, les enfants et les frères
    Qui sont réunis par la mort
    Comme l’taint unis su la terre...

    Et j’ons maudit la guerr’, c’tte pus grand’ cochonn’rie
    Inventée par les homm’s; et j’ons pleuré nos morts
    Qui, en vie, s’sont battus pour l’idéal Patrie
    Mais s’sont fait massacrer pour le Dieu Coffre-fort.
    Et j’somm’s partis, avec d’la peine et d’la rancoeur
    Car leurs noms sont gravés, pour toujours dans nout’ cœur
    Comm’ is sont, dans la pierre, inscrits par le sculpteur.
    Il est onze heur’s du soèr... Ah ! que les morts sont loin !
    Tous preus du monument ya un gâs qui dégueule...
    Les gâs accompagn’nt les fumelles : Tout preus des meules.
    Le long des ch’mins, dans les coins noèrs ou dans les draps
    Les amoureux pourront satisfair’ leu z’envie;
    La vie a r’pris ses drouets. La vie réfait d’la vie !
    C’est eun lumièr’ qu’on souffle et qui ne s’éteint pas.
    Des uns s’en vont... D’aut’s continu’nt... e’ tout r’commence.
    Les morts d’annhui, demain s’ront caus’ des naissances.
    C’tte nuit, c’est la couvraille humain’. Jitez la s’mence !
    Faisez-nous pour pus tard de bons et solides gâs
    Qui, è l’âge de vingt ans, f’ront encor des soldats,
    Qui, à leu tour aussit’, f’ront la guerr’ ¾ la dargnière ¾
    Qui r’vienront mutilés ou qui né r’rvienront pas.
    Changeant les champs fertil ‘s en de stéril’s cim’tières,
    Et pour qu’on inaugure encor’, des monuments,
    Au nom d’la République et du Gouvernement...

    (« Par la Grand’Route et les Chemins creux », 1921)

         La jobardise du peuple avait été atrocement punie; les survivants furent comblés avec des crois de guerre, le complet Abrami, la prime de démobilisation et par un retour à la vie civile qui comportait le repos hebdomadaire et la perspective des huit heures. Combien d’entre eux, qui avaient dit : il y aura des comptes à régler, s’aperçurent de certaines opérations frauduleuses, comme celles des usines d’Alsace-Lorraine, rendues à la France et cédées, sans publicité, au Comité des Forges pour la somme de 80 millions, payables en vingt ans, alors que ces usines avaient été évaluées 8 milliards ! Mais la guerre de 1914 n’apporta pas seulement, sous le couvet des disciplines nationales, de scandaleux bénéfices aux ploutocraties financières; elle devait permettre aux diplomates de poser des jalons pour un massacre futur et aux dictatures de Staline, de Mussolini et d’Adolf Hitler de s’installer avec l’aide de cohortes abruties par quatre années de guerre et de sombre bêtise. Dans son livre « Mein Kampf » (page 385), Adolf Hitler qualifiait le peuple allemand de « troupeau de moutons stupides » Cette appréciation ne fut pas précisément infirmée par la facilité avec laquelle il devait conduire cette masse à sa perte. On ne peut que penser à cette vieille légende germanique qui représente un ménétrier conduisant tout un peuple de rats à la rivière.

         Mais, née de cette guerre imbécile, la plus grande escroquerie morale de tous les temps aura été, certainement, cette dictature qui devait s’installer solidement, avec l’aide de tous les éléments avancés de l’univers, sous le nom de dictature du prolétariat. Les historiens de l’avenir n’en finiront pas de se poser des questions, quand ils voudront analyser les raisons de la réussite et de la durée de cette abominable tromperie qui est encore appelée : réalisation du socialisme. Le russe Boris Souvarine, qui fut un des plus zélés soutiens de la Révolution bolchevique, à ses débuts, nous a donné cette explication : 

         « Pour maintenir un état de choses aussi abominable, il a fallu une police secrète pléthorique, agissant avec un arbitraire sans limites, usant et abusant du système des otages, exerçant préventivement son droit de vie et de mort sur la population décimée par la répression, terrorisée par une longue répression atroce. Il a fallu même rétablir la torture, mais plus raffinée, plus généralisée que sous Ivan le Terrible. Des millions d’êtres humains avilis, dégradés, ont péri ou dépéri dans les camps de travaux forcés, sous des climats meurtriers. Plusieurs collectivités ethniques entières,, auxquelles Lénine avait promis le droit de disposer d’elles-mêmes, ont été brutalisées avec une violence inouïe, déportées en masse, sans égard aux femmes et aux enfants, dans des conditions qui ne laissent que très peu d’individus survivre. ! L’esprit troupeau n’en a pas moins permis de réaliser cette extraordinaire expérience : faire passer pour du « socialisme », aux yeux d’une multitude ouvrière émerveillée, ce qui n’a été que la confiscation par l’Etat ¾ c’est-à-dire par la clique au pouvoir et sa suite militaire, policière et bureaucratique ¾ des biens de toute une collectivité. Quant à la confiscation totale de la liberté ¾ préjugés bourgeois, disait Lénine ¾, elle ne pouvait passer pour autre chose que du « réalisme socialiste », après la réussite parfaite de la première supercherie !


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    IL N’Y A PAS DE SURHOMMES

         Dans les temps anciens, les dirigeants passaient en quelque sorte pour une émancipation de la divinité. Leurs dons intellectuels étaient, pourtant, généralement fort loin de justifier leur auguste destinée. L’histoire nous apprend que le monde a été presque toujours dirigée par des extravagants, des imbéciles ou des fous : Chez les empereurs romains, on cite Caligula qui avait nommé pontife son cheval Incitatus; Domitien qui convoquait, de toute urgence, le Sénat afin de le consulter sur la manière dont il devait faire cuire un turbot; Caracalla qui avait fait casser tous les coquillages sur les rivages de Bretagne, parce qu’ils offusquaient sa vue; mais dans les temps « modernes » on trouve aisément les mêmes caractères : le fameux Charles-Quint, qui, par ses méfaits guerriers, tient une si grande place dans l’histoire n’aurait été qu’une sorte de dégénéré en proie à certaines névroses; tous les vendredi de carême, il se donnait la discipline; il fit célébrer ses obsèques de son vivant. « Il parlait lentement et en bégayant. Le développement de son intelligence fut aussi tardif que celui de son corps. Il resta longtemps sous la dépendance absolu de Chièvres, son gouverneur? » (Prescott, règne de Philippe II, t. I, ch. IX.)

         Son petit-fils Don Carlos avait la cervelle un tantinet dérangée : « Il bat ses gens, fait manger une paire de bottes à un cordonnier malhabile, veut brûler une maison parce qu’une goutte d’eau lui est tombé sur la tête. Plus tard, dans sa prison, il couvrait d’une mare d’eau le plancher  de sa chambre, s’y promenais une partie du jour nu-pieds, à peine vêtu, sur le parquet glacé. Il se faisait, la nuit, apporter plusieurs fois de suite une bassinoire pleine de neige, qu’il y gardait pendant des heures. » (Prescott, t. II.) Le plus jeune fils de Philippe IV d’Espagne, Charles II, était infirme, épileptique et ne faisait que jouer avec des nains, suivre des processions et réciter des Pater et des Ave. Frédéric Guillaume de Prusse était en proie à une sorte de folie intermittente. Ivrogne à l’excès, excentrique brutal, il tenta plusieurs fois de s’étrangler et finit par tomber dans une profonde hypocondrie.

         Moreau de Tours a écrit dans sa « Psychologie morbide » : « On chercherait vainement une preuve plus éclatante des rapports qui existent entre l’état névropathique  et certains états intellectuels et affectifs, que dans la famille de Pierre le Grand. Génie à sa plus haute puissance, imbécillité congénitale, vertus et vices poussés à l’extrême, férocité outrée, emportements maniaques irrésistibles, suivis de repentir, habitudes crapuleuses, morts prématurées, attaques éptiliformes : tout se trouve réuni chez le tsar Pierre ou dans sa famille. » Henri VII d’Angleterre, si l’on en croit « L’histoire du cardinal Polus », par Thomas Philippi, « n’était qu’un fou sanguinaire qui ne pouvait résister à ses criminelles impulsions. On connaît aussi l’histoire du fameux roi de France Charles VI, dit le Bien Aimé : « Charles était toujours dans sa frénésie; pour comble malheur, il reprenait parfois sa raison... Sa maladie finit par dégénérer en une sombre imbécillité, et plusieurs l’attribuèrent à la magie. Sa démence ayant augmenté par un accident arrivé à un ballet, on envoya chercher un magicien à Montpellier pour le désensorceler. » (Abbé de Choisy, Hist. de Charles VI, 1695.)

         Bien plus près de nous, il y eut le cas tragique du fameux Louis II de Bavière, qui inspira l’histoire romancée et même le cinéma. Soutien et ami de Wagner, Louis II, poursuivi par des fantômes, devint fou. Transféré au château de Berg en 1886, il se jeta dans le lac de Berg, le lendemain de son arrivée. Son frère, Othon 1er, atteint aussi d’aliénation mentale, mourut dans une crise de folie, au château de Furstenried, en 1916... Cette liste, qui pourrait être considérablement allongée, et même complété par les innombrables rois, empereurs et princes qui ne furent que de pitoyables individus soumis aux influences les plus fantaisistes comme les plus pernicieuses ¾ cette liste montre que « les gouvernements de droits divin » ne pouvaient pas être les meilleurs.

         Très souvent, des agents de « basse extraction », selon le terme consacré par les gens « bien nés », ont dépassé de cent coudées les privilégiés de la naissance, soi-disant désignés par la divinité pour accomplir de grands desseins. Certains aventuriers, certains imposteurs ont révélé des ressources intellectuelles  étonnantes. Parmi les impostures fameuses, On ne saurait oublier celle de George Psalmanazar qui se présenta, en Allemagne, puis en Angleterre, comme un naturel de l’île de Formose. Il était âgé d’une vingtaine d’années quand il sut s’attirer l’appui du chapelain d’un régiment écossais. Peu après,  il obtenait le patronage de l’évêque Compton et il traduisait le catéchisme de l’Église romaine en formosan (1704); il publia aussi une magnifique description géographique de l’île de Formose qui fut traduite en français (Amsterdam, 1705.)

         Sous les auspices de l’évêque, Psalmanazar étudia à Oxford, et, pendant des années, il mena à Londres une existence d’extravagance et de paresse. Ce n’est qu’en 1747 que la publication d’un système complet de géographie permettait de connaître la vérité sur l’île de Formose et la fausseté des descriptions du pseudo Formosan qui n’avait jamais mis les pieds dans ces régions éloignées. La stupéfaction était grande. Disraeli devait déclarer dans « Curiosities of Literature » : Psalmanazar a montré un merveilleux pouvoir de description dans la plus grande imposture intellectuelle. Son île de Formose était une allusion éminemment audacieuse et défendue avec beaucoup de bonheur et d’érudition... » Un autre auteur reconnaissait que Psalmanazar semblait avoir surpassé le génie de Chatterton (Horace Walpole to Rev. Wm Mason, 1977. Letters, éd. 1861.)

         Et Richardson devait convenir que « Psalmanazar avait inventé un langage formosan suffisamment original, copieux et régulier, pour en imposer aux hommes du plus grand savoir ! » (Dissert. on the languages of the East, p. 237.) Sur cet étrange personnage, il a été publié en français : « Éclaircissements nécessaires pour bien entendre ce que le St N. D. D. B. R. dit être arrivé à l’Écluse en Flandre par rapport à la conversion de Mr George Psalmanazar », par Is. d’Almavi, La Haye, 1706.) Mais one sut jamais quelle était l’origine exacte du fameux imposteur qui a laissé à l’Église un catéchisme  en formosan ! Les nombreux chroniques britanniques qui, autrefois, se sont occupés de son cas, disent qu’il devait être originaire du Midi de la France. Quoi qu’il en soit, cet extraordinaire individu avait dupé l’élite intellectuelle la plus érudite de son époque !

         On se demande par quelle aberration l’auteur nationaliste R. Johannet a pu attribuer ¾ après Renan, il faut le dire ¾, un rôle extraordinaire aux dynasties, dans la formation des nations, dans un livre sur le « Principe des nationalités » On écrivait des volumes sur les maux apportés aux peuples par les dynasties. Les peuples payaient de leur sang les luttes incessantes des dynasties entre elles. « Depuis le traité de Verdun, en 843, dit Ruyssen dans son livre sur les « Minorités nationales », que des nationalités mises en pièces, que des nations retardées dans leur intégration par suite de partages, d’héritages, de constituions d’apanages ou de dots, de tractations entre familles régnantes. »

         C’est bien l’Etat qui, à lui seul parfois, a créé la nationalité. Mais il convient de méditer sur le rôle des guerres et des massacres dans cette création. Pour les historiens, il est vrai que le matériau humain ne compte pas plus que le matériau qui sert à la construction d’une route ou d’un édifice. Ils considèrent d’ailleurs, selon le mot d’Auguste Comte, que « l’individu n’est qu’une abstraction » Cette façon de penser, qui est celle de tout dictateur, mène au plus profond mépris de la liberté individuelle. La déclaration d’indépendance, adoptée par le Congrès des États-Unis d’Amérique, le 4 juillet 1776, proclamait : «  Nous tenons pour vérités démontrées que tous les hommes ont été créés égaux et qu’ils possèdent, en naissant, certains droits que rien ne peut leur ravir, tels que celui de la vie, celui d’être libres et celui d’aspirer au bonheur, que les gouvernements n’ont été institués que pour garantir l’exercice de ces droits et qu’ils ne tiennent leur pouvoir que de la volonté des gouvernés... »

         Cette déclaration, qui devait être suivie par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » décrétés par l’Assemblée nationale de France, en août 1789, était une sorte de fait « providentiel » James Bryce a appelé ce fait le « symbole des Apôtres de la Démocratie » « Nul individu, écrit-il, ne possède une sagesse suffisante pour qu’on lui confie un pouvoir illimité. A moins d’être un saint ? Même peut-être s’il est un saint ¾, il en abusera... En résumé, le gouvernement auquel participe le peuple entier doit assurer mieux que tout autre les deux principaux objectifs d’une saine administration : la justice et le bonheur des individus. La justice, parce qu’aucun homme, aucune classe ou groupe d’individualités ne seront assez puissants pour faire du tort à leurs concitoyens; le bonheur, parce que chaque membre de la citoyenneté connaissant le mieux ce qui p^eut contribuer à sa propre satisfaction, aura toute facilité de travailler à la réalisation de ses fins. Les principes de liberté et d’égalité se justifient par leurs résultats. »

         Ayant inventé une « démocratie moderne », de hardis philanthropes  ont réglé comme papier à musique toutes les conditions d’une bonne administration populaire. On a expliqué au peuple souverain qu’il pouvait exercer sa souveraineté en se dessaisissant de ses pouvoirs en faveur de représentants qualifiés; étant entendu que ces représentants qualifiés doivent être secondés par une bureaucratie plus qualifiée encore ! Cela peut paraître excellent, en principe... Dans les faits, la chose est légèrement différente.
         Le peuple élit, à périodes fixes, ces fameux représentants qui doivent voter des impôts ¾ et ils ne s’en privent pas ¾, de faire des lois, et qui sont censés contrôler le gouvernement. Ce sont, pour la plupart, des médecins lassés de sonder le péritoine de leur clientèle, des avocats de sous-préfecture, des professeurs fatigués par la dogmatique des cours, des ratés qui écrivaillaient dans des feuilles provinciales, tous gens plein de bagout, profondément ignorants de la vie économique ou sociale, en retard d’un siècle sur tout ce qui concerne leur tâche de représentant. Leur incompétence se trouve d’ailleurs admirablement complétée par la compétence, réelle, des bureaucrates qui les assistent en apportant dans leur besogne les ressources inégalables de la routine et de la force d’inertie. Persuadé de l’importance de son acte de souverain, le brave citoyen s’en va donc, tous les quatre ou six ans, selon les « instances » en cause, porter son petit morceau de papier dans la boîte de Pandore électorale.

         Autrefois, quand les riches seuls votaient, lorsqu’il fallait payer des contributions directes élevées pour être électeur ou des contributions plus fortes pour être candidat, les paysans, esclaves de la terre, les ouvriers des usines, les mineurs, les employés des magasins se lamentaient et disaient : « Si nous avions le suffrage universel, comme nous sommes le nombre, nous serions les maîtres... » Pour être le maître, le peuple a fait la révolution, la grande révolution de 93. Il a tout de même eu son bulletin de vote ! Aujourd’hui, le résultat est patent : Sous la troisième, la quatrième, la cinquième République, c’est la plus honteuse corruption qui s’étale. Et l’on ne peut rien faire contre elle, parce qu’elle s’exerce au nom des intérêts du peuple souverain qui coiffe toutes les démarches et tous les programmes.

         Les fameux élus sont nécessairement les élus de la finance, parce que les campagnes électorales nécessitent des capitaux importants ou l’appartenance à un parti qui peut en assumer les dépenses. Il faut surtout obtenir l’appui de la presse. Or, les financiers, organisés en syndicats puissants, se sont emparés des principaux journaux à l’aide desquels ils manient l’opinion selon leur fantaisie. Ils intéressent les députés à leurs affaires. Ils soutiennent les gouvernements « sages » Ils remplissent les bureaux de leurs créatures. En un mot, ils « mènent » l’Etat !

         Saint-Simon écrivait Jadis : « Quels sont les moyens de bonheur pour la société ? Nous ne craignons pas de l’avancer hardiment, et tout homme sensé en établira la preuve, il n’y en a pas d’autres que les sciences, les beaux-arts et les arts et métiers; car les hommes ne peuvent être heureux que par la satisfaction de leurs besoins physiques et de leurs besoins moraux, ce qui est le but unique et l’objet plus ou moins direct des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers. C’est à ces trois directions et à elles seules que se rapportent tous les travaux utiles à la société : hors de là, on ne trouve que les parasites et les dominateurs... »

         Or, c’est bien sous la domination des parasites et des dominateurs que notre société démocratique est placée. Ces gens-là sont peu nombreux, mais ils sont riches, instruits, tenaces, unis en groupes étroitement solidaires, et surtout, ils savent bien ce qu’ils veulent. Ils tirent leurs fortunes de la spéculation et ils opèrent souvent avec l’appui des politiciens qui gouvernent et qui ne peuvent rien refuser à des personnages qui pourraient, au besoin ¾ et nous en avons de très nombreux exemples ¾, culbuter les ministères, ruiner les réputations politiques les mieux établies. La foule des honnêtes gens, crédule, ignorante et veule, sera fatalement la proie de ces parasites professionnels actifs et supérieurement organisés.

         Il n’en reste pas moins que cette bonne foule est convaincue que le suffrage universel lui permet d’être gouvernée par les « meilleurs » Elle a conservé une sorte de respect superstitieux pour ceux qui la dirigent et qui vivent grassement à ses dépens. L’électeur moyen est fermement convaincu qu’il est gouverné par des hommes d’une essence supérieure, voire par des génies; de temps en temps, la presse lui fabrique des « grands hommes » qui n’ont leur pareils nulle part ailleurs. Il leur témoigne une confiance de caniche et s’imagine qu’il ne pourrait vivre sans leur protection.

         Je n’exagère pas; voici peu de temps, une émission de télévision posait un problème « crucial » : « Qu’est-ce qui arriverait si le formidable mécanisme qui peut déclencher une guerre nucléaire, tombait dans les mains d’un paranoïaque ? » Ceux qui, autour d’une table, devaient donner une réponse à la question posée tombèrent d’accord sur l’impossibilité qu’une telle éventualité puisse se produite. Aux U.S.A., en U.R.S.S., aussi bien qu’en France, c’est Son Excellence le Président de la République qui dispose du bouton fatidique et qui peut, seul, décider de la seconde où il convient de « zigouiller le mandarin »

         Les acteurs de cette émission étaient des intellectuels doués visiblement d’une intelligence au-dessus de la moyenne. « On se demande, abasourdi, écrivait ensuite le journal « Espoir », d’où ils tirent leurs conclusions optimistes, car les exemples ne manquent pas de chefs d’Etat malades mentaux et de présidents de la République qu’un beau jour on découvre l’esprit dérangé. Le cas de Paul Deschanel est tout près de nous. Et plus près encore celui de deux fous dangereux, maîtres, pendant quelques années, du destin de deux grandes nations : Hitler et Staline, tous les deux atteints de paranoïa à un degré avancé, et tous deux responsables d’effroyables tueries... » A l’aide de la presse parlée et écrite, les oligarchies parasitaires qui gouvernent les peuples sont arrivées à expulser tout bon sens des cervelles, à détruire toute logique.

    LES « GRANDS HOMMES »
    SIMPLES ETIQUETTES DE L’HISTOIRE

         Il est facile de comprendre que le soin de faire le bonheur de plusieurs millions d’hommes ne peut être confié à un seul individu. Il faudrait que ce dernier soit doué d’une sagesse alliée à des connaissances extraordinaires, qualités qui ne se rencontrent jamais dans une seule cervelle. Le XVIème siècle vit naître un de ces prodiges qui prétendaient tout connaître et être en mesure de résoudre tous les problèmes qui pouvaient se poser à l’esprit humain. Ce fut Pic de la Mirandole. On prétendit qu’à l’âge de 18 ans il savait vingt-deux langues. A 24 ans, il avait soutenu des thèses sur tous les objets des sciences. On trouve à la tête de ses ouvrages les 1 400 conclusions générales sur lesquelles il offrait de disputer. Elles paraissent aujourd’hui plutôt ridicules. Quant à ses ouvrages, dont les principaux sont : « De opere sex dierum », « Traité de la dignité de l’homme », un « Traité du Royaume de J.-C. » et « De la vanité du monde », plus trois livres sur « Le Banquet » de Platon. Ils nous donnent une bien piteuse idée de l’esprit « universel » de l’auteur.

         Comme je l’ai montré dans mon essai : L’Antidote, l’homme génial, correspondant à l’opinion populaire qui fabrique aisément des géants, n’existe pas, ne peut pas exister; il n’existe que des individualités douées de tendances particulières, orientées dans un sens déterminé. C’est à cette faculté créatrice que nous devons tant de travaux admirables en littérature, en peinture, en mécanique, en science. Les auteurs de ces merveilleux travaux auraient peut-être échoué en des ouvrages beaucoup plus simples mais pour lesquels ils n’avaient aucune disposition. Le mécanisme de cette faculté créatrice n’est pas encore bien nettement déterminé. Le métaphysicien Froschammer avait produit une théorie originale qui avait séduit les esprits qui dédaignent les données de l’expérience.

         Dans son livre « Die Phantasie als Grundprincip der Welprovesses » (Munich, 1877), il affirmait qu’une imagination objective et cosmique travaillait dans la nature, produisait les innombrables variétés de formes végétales et animales, puis transformée en imagination subjective, devenait dans le cerveau humain la source d’une forme nouvelle de création. Les travaux qui ont été effectués depuis n’ont pas permis, malheureusement, de découvrir ce fameux principe créateur. Que de choses en auraient été simplifiées ! Dans certaines « disciplines », on acquiert facilement la qualification de génie, de « grand homme » Les peuples appliquent généreusement ce titre glorieux aux grands chefs qui les ont trompés dans la politique ou qui les ont dirigés dans les hécatombes guerrières... C’est surtout en pensant à ceux-là que je rappellerai cette apostrophe de Tolstoï : « Les prétendus grands hommes ne sont que les étiquettes de l’histoire; ils donnent leurs noms aux évènements. »

         « Il y a une tendance à la variation dans tout ce qui vit : végétaux, animaux, homme physique et mental. Le besoin d’innover n’en est qu’un cas particulier, écrit Ribot. Quand cette tendance est fondamentale, elle peut produire des effets bien différents, suivant que l’esprit de l’époque incline davantage vers la poésie ou la peinture, la musique ou la recherche scientifique, l’industrie ou l’art militaire. » J’ai connu un marchand de peau de lapin qui passait pour un homme extraordinaire, à cause de sa réussite dans une profession difficile, disait-on,; je ne suis pas sûr que Napoléon lui-même aurait pu s’en tirer aussi bien. Et je crois que mon négociant en peaux n’aurait pas fait aussi brillante figure à la fameuse bataille d’Austerlitz où le hasard aurait pu tout aussi bien le diriger. Les heurts et malheurs des peuples tiennent ainsi bizarrement aux caprices de l’apparition du « génie »

    ¾
         C’est aussi Ribot qui dit : « Il est impossible de déterminer tout ce que l’invention doit au hasard, c’est-à-dire la rencontre et la convergence de deux facteurs; l’un interne (le génie individuel), l’autre externe (l’évènement fortuit) Dans l’humanité primitive, son influence a du être énorme : l’emploi du feu, la fabrication des armes, des ustensiles, la fonte des métaux; tout cela est issu d’accidents aussi simples que la chute d’un arbre sur une rivière suggérant la premier idée d’un pont... » Dans les « triomphes » d’ordre militaire, la part de hasard est généralement très grande. C’est ce que Clemenceau exprimait, dans un langage plutôt brutal, quand il parlait des grands conducteurs d’armées : « Ils possèdent l’art de convertir toutes leurs défaites en victoire, quand, par hasard, il arrive vraiment à l’un d’eux de l’emporter, c’est parce que le collègue qui commande l’armée d’en face s’est montré encore plus bête que lui. » Il ne faudrait pas puiser longtemps dans les annales des grands massacres du siècle, pour être convaincu qu’il il y a là autre chose qu’une boutade.

         Les foules ont besoin de génies, de grands hommes, de héros; elles attribuent avec ravissement aux individus qui les dominent, grâce à leur culot, à leurs qualités réelles ou à un concours de circonstances favorables, des qualités d’un surhomme. On reste stupéfait quand on considère attentivement la facilité avec laquelle se forment les légendes qui hissent un « uebermensch » sur le piédestal. « Dans la foule, écrit H. Delacroix, dans « La Religion de la Foi » (Paris, Alcan, 1922, p. 66 à 69), l’individu satisfait le besoin grégaire et l’instinct moutonnier; il sort de l’isolement où il s’étiole; il interrompt la monotonie quotidienne pour goûter des émotions qui paraissent régler ces états de foule :

    1) Dans la foule disparaissent les habitudes de contrôle personnel et la contrainte sociale coutumière; on se laisse aller; il se produit une sorte de détente et d’abolition de la critique qui préparent l’expansion de l’affectivité, de l’excitation étrangère...
    2) La foule est en état d’attention expectante et d’adoration ou de crainte éperdue. Une exigence obscure, un vague pressentiment la hante... La foule se charge et se comprime pour exploser...
    3) De vagues virtualités passent à l’acte. Les sentiments se déchargent en mouvements, en cris, en actes. Le premier pas est fait par ceux qui ont le moins de contrôle sur leur esprit et sur leurs muscles...
    4) Sur un terrain ainsi préparé dans ces esprits déséquilibrés et surexcités tombent des suggestions qui se développent à l’abri de toute critique. La réceptivité est accrue dans une sorte d’obnubilation, la suggestion s’installe et s’épanouit : « Abasourdissement, dit Huysmans; on vit alors dans un milieu sans proportion. Et c’est justement qu’il parle des « chambres de chauffe de la piété. »

         Grâce à ces « chambres de chauffe de la piété », on assiste parfois à des scènes délirantes. Aux « grandes heures de l’histoire », quand les foules ont besoin de hurler leur enthousiasme, elles se précipitent aux pieds des idoles du jour, elles les portent en triomphe, les assourdissent de vivats. Et ces idoles sont parfois des demi-fous, comme Hitler ou Mussolini ou des généraux charlatanesques. L’adoration des foules est presque toujours mère des dictatures et des tyrannies. Chez les foules primitives, les croyances collectives pesaient lourdement sur les consciences individuelles et les empêchaient de différer; on peut encore dire qu’il existe dans les sociétés modernes des groupements monolithiques qui empêchent l’humanité d’évoluer vers des formes éloignées de toute barbarie.

         La foi qui se fortifie au creuset de la guerre, la foi patriotique est plus que toutes un redoutable ferment de barbarie. Dans son livre « Dictateurs et Dictatures » (Gallimard, 1930), le comte Sforza, peu enclin à diffuser des propos subversifs, le reconnaît en ses termes : « Quatre année et demie ont appris aux survivants ou, du moins, à pas mal d’entre eux, que la guerre était un devoir, non seulement dans le champ physique, mais dans le champ moral; l’obéissance la plus aveugle était une vertu nationale, même dans les matières de l’esprit.
         La discipline militaire, passive et immédiate, n’a été qu’un jeu, en comparaison de la soumission brutale et ivre que l’on a exigée à l’égard des théories les plus fausses et les plus artificielles, qui ont sévi dans tous les pays belligérants et que le patriotisme a sacrées comme vérités d’évangile. « Si nous faisions un effort pour nous ressouvenir aussi froidement de cela que s’il s’agissait d’un épisode des guerres puniques, nous devrions en conclure que la terreur qui a balayé l’Europe, à la veille de l’an mil, que la fièvre qui l’a secouée lors de sa première Croisade et de ses « Dieu le veult », n’ont été que des incidents passagers, en comparaison de l’épidémie d’abaissement intellectuel qui a marqué la docte Europe du XXème siècle, pendant les quatre années de la guerre et les jours troubles et malsains qui ont suivi les traités de paix... »

         S’exprimant en termes académiques, le diplomate italien répétait en somme ce qu’avait dit le poète libertaire Gaston Couté, en son langage inoubliable, avant le « grand massacre de l’an 14 » :

    Boum ! V’là la guerr’ !... V’là les tambours qui cougn’ la charge
    Portant drapeau, les électeurs avec leu’s gâs
    ¾¾ Feu ! qu’on leu’dit. ¾ Et i’s font feu !¾En avant, arche ! ¾¾
    Et, tant qu’ils peuv’nt aller, i’s march’nt, i’smarchent...
    ... Les grous canons dégueul’nt c’qu’on leu’ pouss’ dans l’pansier,
    Les ball’s tomb’nt coumm’ des peurn’s quand l’vent s’cou les peurgniers,
    Les morts s’entass’nt et, sous eux, l’sang coul’ coumm’ du vin
    Quand troués, quat’ pougn’s solid’s, sarr’nt la vis au persoué.
    V’là du pâté !... V’là du pâté de peup’ souv’rain !
    Les vach’s, les moutons,
    Les oué’s, les dindons.

    Pour le compte au farmier se laiss’nt querver la pieau
    Tout bounnément, mon Gnieu ! sans tambour ni drapieau...

    ... Et v’là ! Pourtant les bêt’s se laiss’nt pas fér’, des foués !
    Des coups l’tauzieau encorne el’ saigneux d’l’abattoué,
    Mais les pauv’s électeurs sont pas des bét’s coumm d’aut’es. Quand l’temps est à l’orage et l’vent à la révolte...
    l’s votent !

         Après le carnage de 1914, un certain courant anti-guerrier s’était tout de même manifesté, malgré les braillements du carnaval mussolinien. En Allemagne même le pacifisme était à l’honneur. René Arcos écrivait dans la revue « Europe », en août 1924, au retour de Wiesbaden où la municipalité socialiste avait organisé une manifestation contre la guerre : « Par toutes les rues et les boulevards, pressée, toujours plus dense, la foule arrive à Kurhaus. Les tramways bondés à ne plus pouvoir avancer la déchargent devant les grilles. Tous les âges, toutes les conditions, mais la classe ouvrière domine visiblement. Des femmes en cheveux, les jambes nues dans de gros souliers, des enfants de guerre, chétifs, si pâles dans leurs habits « puants la foire », et tout vieillots... Tous les arrivants portent, accroché à leur poitrine, l’insigne des pacifistes, le petit drapeau noir et jaune avec l’inscription : « Nie wierder Krieg » On a bientôt de la peine à circuler dans les vastes jardins du Kurhaus. Douze mille personnes aux visages graves s’y entassent et la plupart resteront debout deux longues heures pour entendre les orateurs qui se succèderont sans arrêt sur les deux tribunes érigées en plein air. »

         Un peu plus tard, Gilbert Nowina et Georges Pioch faisaient une tournée de propagande dans les grandes cités allemandes. A leur retour, Nowina me disait sa surprise d’avoir été accueilli partout par des foules très enthousiastes... Mais les difficultés économiques, créées par les crétins supérieurs qui avaient manigancé leur « Europe d’après-guerre », devaient fatalement rejeter les foules vers le premier aventurier qui leur promettait la lune. En 1934, René Acros écrivait dans « Europe » (15-11-34) : « J’ai couché, il y a quelques jours, à Francfort-sur-le-Main. La jeunesse hitlérienne défila pendant une bonne partie de la nuit à travers la ville. J’entends encore le bruit des mille et mille bottes scandant les chants guerriers des S.A. Qui se fût avisé de crier : «Nie wierder Krieg, eut été assommé sur place. A Kaiserlautern, à Coblence, à Mayence, à Cologne, à Heidelberg, dans les moindres cités du Palatinat et de la Rhénanie, même défilés, mêmes chants sauvagement agressifs. Toute la jeunesse allemande en uniforme, au son des fifres et des tambours, défilé au pas de parade devant son nouveau maître. Aucune velléité de résistance nulle part, mais bien une passion, une ivresse de l’obéissance...

         « Hitler était-il, comme me disait encore l’un des membres jadis les plus influents du parti social-démocrate allemand, le fruit amer du monstrueux traité de Versailles, de la politique poincariste qui mena la France dans la Rhur, et, en général, de toute l’absurde politique française depuis la fin de la guerre ? C’est possible et même probable. Mais le temps n’est plus d’épiloguer sur ce qui s’est passé hier. Le présent nous tient à la gorge, et la situation devient chaque jour plus angoissante.  »  « En 1933, mon ami Henri Rougemont se trouvait à Hambourg; bien plus tard, il devait me raconter ce qu’il y avait vu : une foule délirante, hurlante, une horde sauvage qui acclamait frénétiquement Hitler et la multitude des torchons à crois gammée. « J’ai pensé alors, me dit Rougemont, à cette phrase du Clemenceau de la « Mêlée sociale » : Avez-vous jamais vu des oies criant devant la devanture d’un charcutier : « Vive le pâté de foie d’oie ! » ? Je ne pensais pas que le charcutier acclamé par cette foule ferait aussi rapidement, et dans des proportions hallucinantes, du « pâté de peuple souverain » dans tout l’univers. C’est quelque chose qui dépasse l’imagination la plus enfiévrée ! »

         L’écrivain Ludwig Bauer écrivait en 1932 : « La guerre est pour demain. » Il analysait les quelques « espoirs » restant et il concluait à leur intense fragilité. Il ne reste guère que la peur, disait-il, la peur généralisé que l’on éprouve à la seule évocation d’une nouvelle guerre. Mais peut-on compter vraiment sur ce sentiment ? Les meilleurs films contre la guerre ont trop souvent produit un effet tout à fait contraire à ce qu’on attendaient les pacifistes. Il y a un sadisme des scènes de guerre et de violence qui attire autant que le spectacle de la décollation sur les places publiques, que le récit détaillé des crimes les plus horribles dans les grands quotidiens. De plus, tant qu’elle n’est pas là, la guerre n’inspire pas que la crainte : elle offre l’aventure aux générations qui n’ont jamais fait cette terrible expérience. » Hitler bénéficiait déjà de l’apport des divers procédés modernes d’endoctrinement, d’embrigadement et de conditionnement. Il allait réaliser ce qu’avait prévu Alexandre Herzen : « Un jour, Gengis Khan nous reviendra avec le télégraphe. »

    L’ILLUSION « PROLETARIENNE »

         La grande force des régimes totalitaires de notre temps a été d’arriver à inculquer les mêmes idées à une foule de gens qui savent parfaitement lire, mais qui n’ont pas la capacité de choisir leurs lectures. Le Pouvoir choisi pour eux, décrète ce qui est bon et ce qui est mauvais et, par une diffusion constante de contre-vérités très acceptables, voire par l’exploitation maxima du sentiment chauvin, parvient à créer un fanatisme que rien ne rebute. C’est ainsi que se sont agglomérées, sous la bannière de l’anti-capitalisme, et de l’anti-impérialisme, des foules fanatisées préparant généralement pour elles une exploitation et une oppression plus implacables que celles dont elles croyaient se délivrer. L’espérance prophétique enfoncée dans les cervelles par la prédication marxiste est une de ces formidables escroqueries qui résultèrent de la duperie des mots et des mythes forgés par une propagande supérieurement organisée.

         Les socialistes qui ont précédé Marx tenaient compte de l’infinie complexité de l’être humain, de ses besoin moraux et matériels; ils lui parlaient de justice, de vérité, de liberté individuelle, de fraternité... Marx est arrivé avec sa pile de bouquins, affirmant solennellement que les seules vérités nécessaires, et accessibles aux hommes étaient contenues dans son monumental « Catéchisme » La justice, la vérité, la liberté, la fraternité, ne sont pour lui, selon l’expression de son compère Frederich Engels, que des marottes idéalistes ou, selon l’expression de Lénine qui est venu apporter sa surenchère, de vaines plaisanteries bourgeoises. Par une des nombreuses contradictions que l’on peut relever dans ses écrits, Marx qui a prêché d’exemple quant à l’utilité de l’effort, nie dans sa Bible toute valeur à l’idée individuelle, qui ne peut rien faire au milieu des grands courants qui, seuls, déterminent la marche de l’histoire.

         Cette théorie ne pouvait que favoriser de nouvelles tyrannies se disant portées par l’histoire et habilitées pour installer le prolétariat dans un prétendu socialisme qui devait mettre fin à tous les maux. Non seulement Marx n’avait pas du tout prévu que ses théories serviraient d’alibi à la dictature d’un parti, mais il n’avait pas prévu non plus que la classe prolétarienne ne serait pas capable d’assumer son rôle prétendument historique et que le XXème siècle amènerait l’ère des administrateurs comme dira Burnham en découvrant que la classe qui s’élève et qui tend à tout diriger n’est pas la classe ouvrière, en dépit des prévisions marxistes, mais celle des techniciens de direction, administrateurs, bureaucrates, etc... C’est un phénomène qui est en passe de s’accomplir, non seulement dans les pays capitalistes, mais dans la « patrie du prolétariat » même.

         D’autre part, les classes sont loin d’être aussi nettement tranchées que le prétend la doctrine marxiste. La confusion est grande et les foules oscillent toujours entre les extrêmes qui ont eux-mêmes un certain mal à se déterminer. C’est ce qui explique que, dans les circonstances favorables créées par la dernière guerre, le prolétariat n’a montré qu’une impuissance absolue. L’ouvrier, qui devait conquérir le monde, a commis la lourde faute, à une certaine époque, de laisser naître des industries géantes qui devaient entraîner des conséquences redoutables, notamment une spécialisation de plus en plus poussée qui a dégradé le travailleur, et en faisant un rouage dérisoire dans un ensemble qui dépasse la compréhension.
         Dans les immenses usine de notre bruyante époque, l’homme est toujours un esclave, l’esclave du machinisme; le régime politique qui le dirige n’y change rien. C’est ce que disait Fritz Brupbacher dans son introduction à la « Confession » de Bakounine (1932) : « Notre époque est celle du système Taylor... Or, pour l’individu que l’on rationalise dans le sens de Ford ou dans celui de Staline, cela revient exactement au même. » Le « Manifeste Communiste » avait bien dit : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » Mais en U.R.S.S., il a été formé d’innombrables propagandistes qui ont eu pour tâche d’assouplir les textes, de les interpréter selon les vues du pouvoir et de montrer que la « science marxiste » est à la base même de la vie soviétique.

         C’est une entreprise de bourrage de crâne qui n’a jamais été égalée dans le monde. De 1917 à 1947, il a été imprimé en U.R.S.S. environ 737 millions d’exemplaires de livres et de brochures définis comme des « classiques du marxisme-léninisme » (Sovietskaïa petchat v tsifrakh) (la Presse soviétique en chiffres), Moscou, 1948, p. 53.) Depuis cette époque, l’impression des « classiques » a augmenté en U.R.S.S. dans des proportions considérables, mais il a été mis en sourdine à certaines expressions délirantes d’un prétendu marxisme-léninisme arrangé à la sauce stalinienne. Sous l’appareil stalinien, créé avec des éléments stabilisés, alourdis, quelque peu abrutis, pénétrés de cet esprit que Trotski appelait un « énorme vomissement de l’histoire », le régime publiait des textes vraiment ahurissants.

         J’ai conservé, particulièrement le souvenir d’un petit « ouvrage » que m’avait fait connaître notre ami Ferdinand Planche, à l’époque où Staline faisait figure de Père Éternel dans le monde communiste. Ce livre, qui nous avait bien fait rire, était l’œuvre d’un certain professeur Papanine, savant et explorateur, qui expliquait en termes grandiloquents son récent voyage au Pôle où il prétendait avoir créé la première cellule communiste, sans doute parmi les pingouins. Il était alors très courant, en U.R.S.S., de prendre contact avec des extravagances de cette nature. Si le professeur Papanine avait appliqué les méthodes marxistes-léninistes sur la banquise, d’autres vous expliquaient gravement, en d’innombrables récits où la louange se mêlait curieusement à la technique, que les mêmes méthodes avaient fait merveille dans la pêche à la baleine, la construction des routes, la culture des haricots ou l’élevage du lapin angora...

         Staline était l’homme omniscient qui devait décider de tout. A ce propos, Lucien Laurat a écrit un petit livre qui montre admirablement jusqu’où a pu aller la stupéfiante mégalomanie du dictateur, mais aussi le crétinisme ou la bassesse des éléments pieux qui l’acclamaient et acquiesçaient à toutes ses fantaisies. Il s’agissait d’une découverte fondamentale du camarade Staline qui avait approfondi les causes de la stagnation de la linguistique soviétique et proposait des remèdes. Le professeur Tchémodanov, un homme qui possédait vraiment une grande compétence, reconnaissait ses torts et déclarait : « Le nouveau travail génial du camarade Staline est un événement colossal, un tournant dans l’évolution des sciences sociales... »

         « L’exemple le moins reluisant de la lâcheté humaine, écrit Laurat, est sans doute fourni par le professeur G. Akhclédiani (« Pravda », 27 juin), qui, au moment même où il dénonce ses « erreurs » en tant que disciple de Marr, tombe à bras raccourcis sur ses coaccusés en écrivant : « De tels linguistes occupaient les chaires universitaires. On peut imaginer quels cadres enseignants ils ont préparés et ce que de tels professeurs ont pu enseigner aux élèves. » Et Laurat tire la conclusion de cette effarante histoire : « Voici, écrit-il, des hommes graves et d’âge mûr, des savants dont on peut contester les méthodes et les hypothèses, mais dont l’érudition est certaine, titulaires de chaires et auteurs d’ouvrages destinés depuis des lustres à former les linguistes de demain ¾des hommes, donc, qui connaissent leur métier, auquel ils ont consacré toute leur vie ¾ et, obéissant soudain au doigt et à l’œil, ces hommes abjurent, comme s’ils étaient devant un tribunal de l’inquisition, les convictions qu’ils ont acquises au cours d’une longue carrière de recherches et d’études, ils les abjurent du jour au lendemain, tout simplement, à la suite d’un article de Staline fourmillant de banalités et de pléonasmes, de contresens et de flagrantes erreurs, pour lesquels ils auraient recalé n’importe quel candidat au professorat.

              Aucun d’entre eux ¾ qu’il soit partisan ou adversaire de Marr, ne peut souscrire à cette stupéfiante découverte que les dialectes seraient des « dérivations » des langues nationales; leurs « mea culpa » datent du 27 juin et du 4 juillet, tandis que Staline n’a rectifié cette sottise que le 2 août. Ils ont donc remercié Staline de les avoir remis dans la « bonne voie » et l’ont félicité de ses « éclaircissements géniaux » tout en sachant à quoi s’en tenir quant à la valeur de son génie linguistique. Pourquoi l’ont-ils fait ? Parce que c’est l’usage sous la dictature stalinienne, et c’est l’usage parce que l’univers concentrationnaire menace ceux qui n’approuvent pas tout ce que le chef génial proclame vérité absolue, si frelatée qu’elle soit... » (Staline, La linguistique et l’impérialisme russe, éd. Plon, 1951.) 
        
         Cette domestication des « élites » était si difficilement imaginable que la plupart des commentateurs d’Occident se refusaient à y croire et préféraient adopter les plus ridicules explications. Sous les régimes les plus absolus comme les plus déréglés, jamais ce degré de domestication n’a été atteint. Imaginez, en ce temps où le « planétaire » et le « nucléaire » dominent, Nixon, Pompidou ou un autre conducteur d’ouailles, prenant parti dans une controverse de savants et affirmant, à l’aide de quelques banalités puisées dans des manuels de vulgarisation à l’usage des écoliers, que le soleil tourne autour de la terre et que tout le monde doit s’inspirer de cette évidence. Malgré les défaillances des régimes en des domaines bien connus, je ne crois pas que la sentence serait acceptée sans sourciller, comme le fut celle de Staline qui était au moins aussi ridicule.

         Ce qui porte à son comble cette inoubliable comédie, c’est le fait que les savants subitement mis au pas avaient joui pendant vingt-cinq ans des encouragements officiels. Pendant cette longue période, on ne jurait que par Marr. « La Pravda » du 5 janvier 1949 admonestait ainsi un auteur nommé Zinder qui, dans un ouvrage intitulé « Questions de phonétique », avait oublié de citer Marr :  « Zinder ne souffle mot sur N. Marr et passe sous silence les solutions données par ce dernier aux problèmes de la phonétique sur la base du marxisme-léninisme. Zinder ne fait pas ressortir la supériorité de la linguistique marxiste sur le linguistique bourgeoise. » Le bulletin de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. (Izvestia Akadémii Naouk S.S.S.R., numéro 4, 1949, p. 289-298) exposait toutes les thèses essentielles de Marr, comme la quintessence de la linguistique  marxiste. L’araignée s’étant soudainement déplacée dans la cervelle du génial Staline, ces thèses étaient ensuite unanimement dénoncées comme anti-marxistes !

         On conçoit aisément ce que peut être la mentalité populaire dans un tel climat. Trotski prétendait qu’après Staline, n’importe qui pourrait gouverner au Kremlin. Le successeur du Petit Père  Génial. Khrouchtchev, n’était pas non plus un aigle. Son ignorance égalait largement celle de son devancier. Il croyait, lui aussi, que le Talmud marxiste suffisait à tout, et il disait, en 1957, au cours d’une interview qui fut publiée par le « New York Times » du 10 octobre 1957 : « Les changements dans le monde se dérouleront dans la direction indiquée par Marx, Engels et Lénine dans leurs écrits théoriques. » Khrouchtchev, comme son maître Staline, ignorait que la pensée moderne repose tout entière sur le refus du principe d’autorité, et que Marx lui-même, tout dogmatique qu’il paraisse, s’est réclamé de cette science qui remet sans cesse en cause les théories et les hypothèses les plus solides. Khrouchtchev eut au moins le bon sens, nonobstant des truculences, de ne pas se prendre pour le nouveau génie de l’incomparable philosophe marxiste-léniniste.

         La révolution bolchevique  aura aussi apporté une singulière contribution à cette ahurissante dévalorisation des mots qui se poursuit depuis un demi-siècle. C’est ainsi que la démocratie, par voie de pléonasme, s’est renforcée en démocratie populaire pour qualifier le moins démocratique des régimes ! Ce régime « démocratique » a pratiqué une politique éducative qui n’hésitait devant aucune exagération pour servir le culte du chef et du militarisme le plus exacerbé. Du vivant de Staline, ce culte prenait des proportions d’un grotesque achevé. Cet hymne dithyrambique en témoigne :

    Toi qui fis naître l’homme
    Ô grand Staline, ô chef des peuples !
    Toi qui fis naître l’homme
    Toi qui fécondas la terre,
    Toi qui rajeunis les siècles,
    Toi qui fais fleurir le printemps
    Toi qui fis vibrer les cordes musicales
    Toi, splendeur de mon printemps, ô toi
    Soleil reflété par des milliers de cœurs.

    (« Pravda » du 28 août 1935)

         Pour les enfants, la grammaire de la langue russe de  L. V. Chterba (édition d’Etat d’études et de pédagogie, Ministère de l’Éducation de la R.S.F.S.R., Moscou, 1946, 7ème édition) contenait des explications précieuses. Citons, par exemple, l’exercice 323 (page 130) : « Na pas soigner les armes, les perdre par négligence, par nonchalance, c’est abuser honteusement de la confiance de millions de patriotes soviétiques, c’est outrager leurs meilleurs sentiments, leur travail héroïque. Le souci de ses armes, voilà ce qui doit entrer dans la chair de chaque combattant. La loi d’airain de notre guerrier dans toutes les circonstances de la vie, dans n’importe quelles conditions, c’est de veiller avant tout à préserver son fusil, sa mitraillette, sa mitrailleuse, son canon. Mourir à côté du matériel mais ne pas l’abandonner à l’ennemi. »

         C’est exactement ce que disait notre fameux Déroulède qui, pour écrire des litanies de ce calibre, n’avait pas eu besoin, lui, d’étudier la sainte Bible marxiste-léniniste. Le professeur Charles Andler, qui avait publié un ouvrage remarquable sur « les Origines du socialisme d’Etat  en Allemagne », en 1897, écrivait en février 1913, dans « la Vie ouvrière », une critique qui mériterait encore aujourd’hui d’être fortement méditée. Andler parlait alors de la dangereuse constitution d’un socialisme d’affaires, militariste et colonial. « Dans la pensée flottante des anciens, écrivait-il, plus d’une défaillance leur sert d’excuse. Ils vont jusqu’à s’abriter derrière les citations de Lassalle ou de Marx. Ils s’en font un couvert derrière lequel ils avancent avec une tactique très bien entendue de défilement... »
         Faisant allusion à l’ouvrage de Gerhard Hildebrand : « Sozialistische Auslandspolitik » (Politique étrangère socialiste), paru en 1911, il disait : « Le socialisme changera plus d’une de ses doctrines sous la pression, parfois désagréable, des vérités scientifiques méconnues de lui. Il aura toujours raison d’emprunter à d’autres partis un acquis de science sociale où ils l’ont parfois devancé. Mais il serait d’avance rayé du nombre des puissances morales dont nous attendons qu’elles préparent le monde de demain, s’il retombait dans les procédés politiques des partis que sa raison d’être presque unique est de dépasser... »

         Analysant la situation économique, sans tenir compte d’ailleurs des immenses possibilités du machinisme, Andler faisait cette constatation, assez curieuse quand on considère qu’elle est faite en 1913 : « La Russie, qui à elle seule fournit du blé pour 1 600 millions de marks à l’Allemagne, non seulement gardera sa récolte de céréales pour elle, mais ses appels réitérés au crédit étranger signifient qu’elle travaille fébrilement à développer ses chemins de fer, ses usines électriques, ses industries textiles et ses machines outils. L’étonnement des Anglais fut grand de voir que, pour les chemins de fer du Transvaal, les usines russes en 1909 purent soumissionner à un prix inférieur du tiers à celui des usines anglaises. Déjà la Chine aussi, à Han Yang, possédait avant la Révolution une usine aussi grande que le Creusot et qui renaîtra de ses cendres; son énorme production de charbon lui permet d’inonder de ses fers, de ses aciers bruts toutes les côtes du Pacifique. L’industrialisation de ces pays sera complète dans trente ans. Ils ne nous fourniront plus de blé et plus de matières textiles, et c’est un mal. Mais le mal le plus grand, c’est qu’ils n’absorbent plus nos produits manufacturés. »

         Contrairement à l’opinion accréditée, on peut donc remarquer que les bolcheviques russes n’ont rien innové. La tendance à faire passer l’industrialisation avant le bien-être des populations existait déjà sous le tsarisme. En 1913, certaines thèses socialistes avalisaient le colonialisme, sous prétexte de faire passer le courant socialiste dans les pays arriérés. « Cette brutalité n’est pas nouvelle, constatait Andler. On la retrouve chez les folliculaires salariés de la teutomanie courante, aristocratique et bourgeoise. « La Gazette de la Croix » en vie et « La Gazette de Voss », quoique libérale, en suit le sillage. Dans les « Preussische Jahrbücher », le professeur Delbrück est saisi du même délire; et Max Harden, dans la « Zunkunft », se fait une petite fortune en ameutant les chauvins de l’empire par ses hurlements frénétiques. Mais on n’avait pas encore eu l’aplomb de faire passer ses brutalités pour du socialisme. »

         Hélas ! depuis 1913, que n’a-t-on fait passer pour du socialisme ! On y a fait passer même le fameux système Taylor ¾ rajeuni sous le nom de méthode Stakhanov ¾, qualifié, dès son apparition, par Merrhein de « méthode de travail la plus féroce, la plus barbare qu’un cerveau humain ait pu imaginer. » (« La Vie Ouvrière », 20 février 1913.) Andler écrivait encore, « Jusqu’ici, le parti socialiste a suivi machinalement sa tradition ancienne : il a voté pour les crédits militaires... Nous saurons désormais qu’il y a un socialisme prêt à voter ces crédits, résolu à ne plus harceler la diplomatie allemande, et disposé à souligner sa solidarité avec la dynastie... » Andler appelait ce socialisme « un socialisme impérialiste »

         Mais il s’agissait surtout de la condamnation de certaines intentions et de certaines attitudes qui laissaient prévoir de dangereux abandons. En fait, c’est en Russie, non en Allemagne, que la couverture marxiste allait permettre le développement d’un socialisme impérialiste, accueilli, avec un aveuglement qui fera l’étonnement des générations de demain, par les « élites ouvrières du monde entier. » Le prétendu socialisme russe devait, lui, redonner un lustre formidable à ce militarisme qui a répandu tant de sang dans le monde et que les révolutionnaires issus du cataclysme de 1914 prétendaient détruire. Rien que pour cette raison, on peut dire que ce « socialisme » aura été, après le christianisme, la plus grande escroquerie de l’histoire !

         Marx a écrit cette phrase : « Pour savoir ce qui est utile à un chien, on doit connaître la nature du chien. Appliquant ce principe à l’homme, celui qui voudrait critiquer tous les actes, relations et gestes humains, en vertu du principe de l’utilité, doit d’abord s’occuper de la nature humaine en général et ensuite de la nature humaine modifiée par chaque période historique. Bentham n’y va pas par quatre chemins. Avec la naïveté la plus éclatante, il prend le négociant moderne, et spécialement le négociant anglais, pour l’homme normal. » (Le Capital », éd. anglaise, I, p. 668, note.) Mais le « prophète » ne s’apercevait pas qu’il avait commis la même erreur qu’il reprochait à Bentham. Il n’a vraiment pas beaucoup tenu compte de la nature humaine en général, nature bien autrement difficile à définir, d’ailleurs, que ne l’imaginent les marxistes. Son choix du type d’homme défini par les philosophes français du XVIIIème siècle, à l’aide de toutes les raisons historiques, comme type de l’homme « normal », n’était guère plus valable que celui de Bentham.

         On a fait de Marx un inventeur miraculeux : l’inventeur de la lutte de classes qu’il s’est borné à constater. Mais personne n’a voulu remarquer que la lutte des classes n’était, en réalité, qu’un mode particulier de la lutte pour la vie. Dans la société capitaliste, la mêlée est générale; on voit souvent des luttes opposer des individus que l’on pourrait confondre dans la même classe, s’il était facile, à notre époque, de tracer les limites d’une classe. En réalité, les luttes de classes ne sont pas la conséquence de l’industrialisation moderne. « Vers le VIIème siècle, au temps de la conquête romaine, l’histoire de la Grèce est pleine de révolutions et de contre-révolutions, de massacres, de bannissements, et de confiscations. La haine des partis n’a jamais été exprimée avec plus de férocité que dans les petites cités où les luttes intestines prenaient la forme de véritables vendettas. (G. Glotz, « The Greek City », p. 104, Londres, 1929.)

         « Les luttes qui suivirent, et qui s’étendirent sur des siècles, étaient des luttes du peuple organisé pour une effective participation au gouvernement. La résistance était opiniâtre. En 494 avant notre ère, le peuple obtenait des charges pour ses « tribuns », mais le pouvoir de ces derniers était si limité qu’il ne pouvait en rien être considéré comme une participation au gouvernement de l’Etat. En 451 avant J.-C., la publication des Dix Tables faisait une tradition légale de la propriété commune et arrachait un privilège aux patriciens. En 449, l’assemblée plébéienne commençait à légiférer... En 445 avant J.-C., les barrières légales contre le mariage entre parents étaient supprimées... Soixante-huit ans allaient passer; les Gaulois vinrent à Rome en 390, réalisant, pour un temps, une unité née du danger commun. Ce fut donc en 367 avent J.-C. que le consulat devint accessible aux plébéiens... « Par cette victoire de l’an 367 avant J.-C., les plébéiens semblent avoir obtenu enfin tout ce qu’ils demandaient. » (G. S. Brett, « The Government of Man », pp. 126-127, Londres, 1913.)

         J’estime que Marx, en réduisant la lutte universelle au seul conflit qui oppose les ouvriers et les patrons, a considérablement dénaturé la question qui, aussi restreinte, ne permet plus de chercher un remède aux innombrables inconvénients de la vie des sociétés, ces sociétés fussent-elles dirigées selon les principes infaillibles du marxisme-léninisme, teinté ou non de stalinisme. Une fois convaincu de cette simplification marxiste, il suffit d’instaurer un régime qui déclare les classes supprimées ¾en principe ¾et l’égalité économique réalisée, pour que tout soit parfait. On peut impunément ensuite créer d’énormes distinctions et pratiquer soixante-quinze catégories de salaires.

         Comme en Occident, où de sinistres imbéciles ont imaginé d’empiler les hommes par milliers dans d’ignobles cases en béton, l’U.R.S.S. s’est lancée depuis peu dans la construction des « grands ensembles » On retrouve là une forme de guerre qui n’avait pas été prévue par les logiciens marxistes, une guerre qui est le fruit d’une promiscuité de tous les instants. Ce compartimentage, ces rapprochements forcés créent une mentalité de méfiance, on pourrait dire de haine, et posent des problèmes que le pouvoir préfère ignorer. Si le parti au pouvoir en U.R.S.S. ne disposait d’une force policière qui couvre  tout le pays d’un réseau supérieurement organisé, c’est là que la lutte des classes pourrait sans doute se manifester le plus violemment.

         Dans son livre « La nouvelle classe », l’ex-dirigeant communiste Djilas démontrait que la Révolution russe n’a pas « aboli » les différences de classes, ni créé cette société sans classes objet de tant d’opuscules de propagande. Au lieu d’accuse Staline d’avoir corrompu la Révolution, Djilas reconnaît les faits : « La création d’une « nouvelle classe exploiteuse » était l’aboutissement logique de la dictature d’un parti qui avait supprimé « physiquement » toute opposition. » Il précisait ainsi la nature du système : « Les trois facteurs de base qui constituent ce type d’oppression totalitaire sont le pouvoir, la propriété et l’idéologie. Ils sont monopolisés par le parti politique unitaire et unique ¾ ou, suivant l’explication et le vocabulaire adoptés ici, par l’oligarchie qui constitue ce parti et cette nouvelle classe. » (Éditions anglaise, 1957, p. 166.)

         Dans « Europe » du 15 février 1925, Yvon Lapaquellerie écrivait : « Catherine ¾ quand on dit Catherine, on a dit à peu près toute la Russie pensante de son époque¾, Catherine II traitait la Révolution française d’égrillarde, avec un ricanement de fureur. « Je ne saurais croire, disait-elle, au grand talent des savetiers et cordonniers pour le gouvernement et la législation. » Il y a quelques mois, l’Europe eut le même ricanement amer à la vue d’une photographie que reproduisirent les journaux : la femme d’un envoyé des Soviets à Londres lavant son linge dans un baquet. Aux savetiers français succède la buandière russe. Mais les savetiers français sont montés en grade depuis 1789, et leurs petits-fils devenus conservateurs font la grimace à la vue d’une ambassadrice qui nettoie elle-même son linge sale. » En cet an de grâce 1971, l’Europe ne fait plus la grimace en considérant les illustrations que les journaux consacrent à la Russie ¾ du moins l’Europe à laquelle Yvon Lapaquellerie faisait allusion ¾. La Révolution russe étant « digérée », on nous propose aujourd’hui des images d’ambassadrices en vison et de généraux très gras qui se dandinent comme des veaux avec leur fardeau de décorations.... Ce ne sont pas des images de nature à provoquer les ricanements de nos élites bourgeoises fort habituées à ce genre de divertissement.

         L’idée que le marxisme, dans sa pratique, servirait à l’établissement d’un despotisme nouveau a été émise, il y a bien longtemps, puisque ce fut tout au début de la carrière militante de Marx par Arnold Ruge qui fut quelque temps l’ami de l’auteur du « Capital » et qui lui aida à publier les « Annales franco-allemandes » , en 1844. Ruge avait prédit que le programme de Marx conduirait inévitablement à un « Etat policier esclavagiste » Vers 1840, l’anarchiste P.-J. Proudhon adressait à Marx une lettre amicale qui lui demandait de ne point se faire l’apôtre d’une nouvelle religion et d’une intolérance nouvelle. Plus tard, Bakounine devait accuser Marx de vouloir entraîner les peuples vers un enrégimentement et un encasernement autoritaires : « Dans « l’Etat populaire » de Marx, nous dit-on, il n’y aura pas de privilège de classe... Mais il aura une nouvelle classe, une nouvelle hiérarchie... et la société sera a partagée en une minorité dominante et une immense majorité... (« Œuvres », vol. IV, pp. 476-477, Paris, 1910.)

         « Il veulent concentrer les rênes de l’administration dans leurs mains fermes, sous prétexte que le peuple ignorant a besoin d’une vigoureuse  tutelle; ils vont fonder une banque centrale d’Etat qui tiendra en mains tout le commerce, l’industrie, l’agriculture et même la production scientifique; et les masses de la population seront divisées en deux armées : l’industrielle et l’agricole, sous le commandement direct d’ingénieurs d’Etat qui deviendront les nouveaux privilégiés de l’Etat scientifico-politique. » (Étatisme et Anarchisme », p. 237, Saint-Pétersbourg, 1922.) Sous le tsarisme, des membres de la clandestinité révolutionnaire russe ont insisté fréquemment sur les dangers que recelait le marxisme. Makhaïski, notamment, a publié une brochure qui démontrait que, dans l’ordre social établi par le marxisme, les bureaucrates, les politiciens, les ingénieurs et les économistes prendraient la place des capitalistes comme exploiteurs du travail.

         En 1918, Abba Gordin, auteur de « Anarkhia Dukha » (Moscou, 1919), « Interindividualism » (Moscou, 1920-22), « Egotica », (Moscou, 1919), publiait, en russe, à Moscou, un livre intitulé « Le christianisme et le marxisme ou la sociomagie et la sociotechnologie » Dans ce livre, qui fut saisi par la Guépéou (ou Tcheka), Gordin prétendait identifier les éléments messianiques, missionnaires, etc., c’est-à-dire les éléments « sociomagiques » du marxisme, avec l’eschatologie prophético-chrétienne. Tel fut bien, en effet, l’impact du messianisme marxiste sur certaines foules, grâce à la propagande fort bien orchestrée de l’Etat soviétique. En 1920, Bertrand Russel, qui fut un enthousiaste de la Révolution russe, à ses débuts, écrivait dans son livre « Bolshevism, Practice and Theory », p. 15, New York, 1920) : « Le bolchevisme a apporté une nouvelle religion. Ses promesses sont magnifiques : la fin des injustices de la richesse et de la pauvreté, la fin de l’esclavage économique, et la fin de la guerre... »

         Mais comme le disaient les révolutionnaires clairvoyants : « le roncier ne pouvait donner des roses », et les résultats devaient décevoir profondément l’humaniste qu’était Russel, mais aussi un grand nombre d’hommes qui avaient aidé de toutes leurs forces à l’instauration de cette nouvelle tyrannie. Dans cet immense pays où le nationalisme est plus virulent qu’au temps des tzars, où la puissance de l’Etat est aussi extrême que l’impuissance totale de la majorité des citoyens, où la politique impérialiste est plus agressive que partout ailleurs, près de deux cent millions d’habitants vivent dans un conglomérat qui tient de la caserne et de la fabrique d’armes. Le tout surmonté de l’étendard rouge de la Révolution marxiste ! Le plus incroyable, c’est qu’au bout d’un demi-siècle cette triste plaisanterie fasse encore d’innombrables dupes, attentives à tout ce qui sort de cette Église qui avait promis le paradis sur la terre. Les religions, nées de l’esprit troupeau sont difficilement déracinables, quels que soient les avatars que les « grands prêtres » leur font subir !

    PERSPECTIVES

         Jusqu’à une époque relativement récente, le problème était assez simple : il s’agissait de mettre un terme à la misère, aux privilèges, à l’injustice, aux contradictions économiques, aux militarisme, à la guerre. Aujourd’hui, tout s’est compliqué d’une manière qui n’était pas prévue dans les Catéchismes des prophètes. A tous ces maux, l’homme, armé d’une implacable technique, en a ajouté d’autres qui mettent en cause l’existence même de la planète. Avant la dernière guerre, l’écrivain Anton Zischka écrivait un livre hallucinant qui révélait les extravagants exploits d’une « science qui manquait totalement de conscience » Il intitulait son livre : « Le monde est fou » On peut bien dire, en considérant les formidables progrès techniques de notre temps, que cette folie est devenue une véritable folie furieuse.

         A l’Est, comme à l’Ouest, la nature a été mise au pillage; l’air est corrompu, les eaux des rivières, des lacs, des océans sont polluées, sans que, pour autant, la marche infernale soit entravée. Bien au contraire, les dirigeants, qui ne peuvent plus nier cette détérioration de l’habitat humain, s’efforcent d’en minimiser l’importance et affirment qu’ils prendront toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’extension du fléau nouveau, un fléau qui menace de dépasser de très loin les pestes et les maladies épidémiques du Moyen Âge. On se rend compte que les fameuses mesures annoncées ne sont que de misérables palliatifs, incapables de nous ramener dans le courant normal d’une vie saine et équilibrée.

         Ma collaboration aux travaux du Comité Méditerranéen contre les pollutions m’a permis d’entrer en contact avec des personnalités scientifiques très informées de la gravité du problème. Tous ceux qui n’ont pas ce gênant « fil à la patte » qui ne permet pas de s’exprimer à cœur ouvert estiment que le monde s’achemine à toute allure vers une auto-destruction finale. Pour montrer le peu de crédit que l’on peut ajouter aux affirmations des techniciens d’Etat qui sont chargés de vérifier l’existence ou la non existence des pollutions, nous citerons l’affaire des containers de déchets atomiques, jetés dans la mer, après que ces messieurs aient donné toutes garanties sur leur parfaite étanchéité. Or, en septembre 1970, le commandant Cousteau, qui avait patiemment étudié la question, déclarait au Conseil de l’Europe :

         « Utiliser l’Océan comme une poubelle nucléaire est une idiotie ! En 1959, j’ai été à l’origine d’une initiative tendant à empêcher le dépôt de déchets atomiques en Méditerranée. Notre action a réussi. Depuis, on dépose ces déchets dans l’Atlantique. Si je suis toujours persuadé que c’est un danger très grave, c’est à cause de sa durée. Une erreur de calcul est irréparable pour plusieurs générations,, alors que, pour les autres pollutions, les erreurs peuvent être corrigées. Les mesures prises ne sont pas sûres. Les containers de déchets radioactifs parvenus au fond des océans s’écrasent sous la pression. On les a photographiés ouverts, baillant comme des huîtres. L’éducation du public est le principal espoir dans la lutte contre la pollution. Un véritable appel à la révolte est nécessaire. Il faut que nous devenions tous les contestataires de la pollution et que le concert des protestataires soit assourdissant ! »

         On observera que c’est justement ce genre de pollutions ¾ les plus graves, selon Cousteau ¾ qui sont passées sous silence par tous les pouvoirs publics. Mieux, on continue sur cette funeste lancée, et les augures se félicitent cyniquement des progrès accomplis pour transformer l’univers en géhenne. C’est ainsi que totalitaires soviétiques et réactionnaires français collaborent actuellement pour lancer dans l’espace d’énormes bolides qui rendront l’atmosphère irrespirable, pour le seul maintien d’un prestige imbécile. « Il faudrait se révolter », dit Cousteau. Bien sûr ! Mais, à part une certaine jeunesse qui ne sait pas encore très bien ce qu’elle veut, personne ne bouge. Les institutions internationales, dans le genre de l’UNESCO, prennent tout au plus acte du processus en cours et sont incapables d’imposer les mesures de sauvegarde nécessaire.

         Quant aux syndicats ouvriers, ceux qui ne sont pas entièrement gagnés par la corruption politique se livrent à des combats dérisoires uniquement pour justifier l’existence de leurs dirigeants, et ils s’acharnent à résoudre des problèmes depuis longtemps dépassés. Personne ne semble s’apercevoir qu’il est indispensable qu’il y ait encore du monde, pour que l’homme de demain puisse jouir des commodités que les diverses démagogies daignent lui consentir. Un ami autrichien me rappelait dernièrement la thèse développée voici juste quarante ans par Oswald Spengler, dans un ouvrage qui fit beaucoup de bruit : « Der Mensch und die Technik. Beitrag zu einer Philosophie des Lebens » (« L’homme et la Technique. Contribution à une philosophie de l’existence. »)

         Spengler adoptait une conception nietzschéenne de l’évolution de l’homme considéré comme un être né pour lutter, pour affirmer sa supériorité sur ses semblables et sur la nature. De ce fait, on ne pouvait lui demander de renoncer à la technique, instrument de domination par excellence. Mais Spengler estimait qu’il était vain de prétendre que la technique devait obligatoirement aboutir au bonheur de l’humanité. Outre que rien ne permettait, scientifiquement, de reconnaître pour juste cette hypothèse. Il ne faut pas oublier, disait-il, que les lois essentielles qui président à l’évolution de la vie en général, donc à celles des civilisations, ne permettent guère d’accepter cette idée d’une ascension ininterrompue vers une félicité qui, par la volonté de l’homme même, ne doit pas connaître de fin.

    Toute civilisation, après une période d’épanouissement qui semble annoncer des temps miraculeux, finit par être entraînée vers la décadence et disparaît. Notre civilisation occidentale doit connaître le même sort. Spengler prétendait discerner les premiers symptômes de sa dissolution. Nous assisterons bientôt, disait-il, à son passage à l’état de squelette pétrifié. Les adversaires de Spengler ¾ qui évoquaient l’attitude d’hostilité de l’homme à l’égard de la nature ¾ rétorquaient que l’homme, au contraire, s’était, en quelque sorte, identifié avec la nature, en apprenant à mieux utiliser les forces qu’elle met à sa disposition. Aujourd’hui, Spengler pourrait dire,  sans rencontrer d’objection sérieuse, que c’est précisément l’attitude de l’homme à l’égard de la nature qui fait présager un écroulement prochain de cette civilisation qui n’est plus tolérable, sous aucune de ses formes.

         N’y aurait-il vraiment plus d’espoir ? Faut-il voir vraiment dans l’évolution actuelle du monde une confirmation de ce pessimisme de Spengler qui n’accordait aucune chance de salut à notre civilisation. Il n’est pas permis de le dire, car le monde a déjà survécu à de très graves « maladies » Certaines civilisations qui ont disparu ne sont pas vraiment mortes; elles se sont transformées. Le mysticisme de la science, qui n’a pas donné ce qu’on pouvait en attendre, pourrait être remplacé par un soudain désir de « survie » qu apporterait de nouvelles raisons d’espérer à l’individu. Il est indubitable qu’une transformation complète de l’individu, de la société, de la manière de vivre, d’envisager les choses et gens, de les comprendre, est une nécessité vitale, une condition de « survie » Quelle serait la voie pour accéder à ce monde nouveau ? Nous ne sommes pas en possession de « tables magiques » qui apportent une solution à tous les problèmes de la terre. Et si nous nous permettons d’écrire certaines vérités qui effraient tant les hommes politiques soucieux de ne pas contrarier leur clientèle, ce n’est pas pour embrigader qui que ce soit, pour tenter d’imposer notre manière de voir, pour jouer au « sauveur suprême » Notre seule ambition serait d’amener les individus à réfléchir. Un petit effort leur permettrait souvent d’éviter des pièges astucieusement préparés. Par la réflexion, les hommes apprendraient à s’écarter de cet esprit troupeau qui est, en réalité, la cause de la plupart des maux qui nous accablent  et dont nous sommes, fréquemment, les artisans.
         Le point crucial est, décidément, là. On ne peut rien faire, rien créer de solide sans éclairer les individus. Sur ce sujet tout le monde est d’accord, même ceux qui ont la ferme intention de faire fonctionner l’éteignoir et d’emprisonner l’homme sous le noir capuchon de la dictature. Un mensonge bien présenté, bien attifé, a généralement plus de poids qu’une vérité trop dénudée. Et les puissances qui dirigent les hommes ou qui aspirent à les diriger, le savent fort bien. Il est très facile, quand on dispose d’énormes budgets publicitaires, de créer des « mythes passionnels » autour desquels on organise un grand tam-tam pour attirer les foules en quête de paradis.

         Il est également facile de préparer de vastes conflits armés, en persuadant les foules que leur bonheur est dans la bataille; on invente de terribles inimitiés, quand elles n’existent pas; on met de l’huile sur le feu, là où elles existent. On met en avant les grands principes ou d’invraisemblables prétextes. En définitive, c’est toujours l’élément populaire qui fait les frais de la classe; quel que soit l’enjeu de la tragi-comédie, ce sont surtout les humbles qui s’entretuent. Les idéologies meurtrières prennent le dessus, quand l’esprit troupeau leur facilite la tâche, quand l’individu cesse de réfléchir pour adopter les slogans publicitaires, quand il se précipite derrière les gros bataillons, quand il se laisse prendre aux promesses des charlatans. Alors les hommes deviennent de simples pions dans le jeu des cyniques qui aspirent au pouvoir; la société se fait sans eux, contre eux; une société où domine la violence, les conflits, l’hypocrisie, la fraude, la mauvaise foi...

         Aucun des systèmes mis en application, jusqu’à présent, ne peut changer fondamentalement les bases de la société, parce que tous établissent leur domination sur un conditionnement des masses. Or, comme je l’ai démontré dans mon essai : « L’antidote », le seul remède à tous les maux de la civilisation est dans l’homme, dans l’individu, dans sa diversité scientifiquement démontrée et qu’il faudrait amplifier dans le sens le plus noble et le plus bénéfique. Aucun individu, aucun groupe, ne possède à lui seul les qualités innées qui lui permettraient de régir à la fois les choses et les individus. Dans l’organisation rationnelle du monde, chacun devrait avoir sa place, selon ses aptitudes.
         Le plus humble des hommes est capable d’apporter sa pierre à l’édifice commun; le bon sens pourrait, très souvent, prévaloir sur les brillantes cogitations, sur la plus réputée dialectique. Il faudrait faire entrer cela dans la tête de nos contemporains et les amener à ne plus céder aussi facilement leurs droits d’hommes à de dangereux aventuriers qui se déclarent eux-mêmes des êtres supérieurs. Beaucoup d’idéalistes ont rêvé que le refus de l’homme empêcherait un jour ces périodiques immolations qui sont la honte de l’humanité. Ce n’était qu’un rêve, mais il faudra bien que ce rêve se réalise pour que survive le bipède humain. Quelle sera la société de demain, s’il doit y avoir encore une société ? Étant donné les imprévisibles événements qui peuvent, à tout instant, survenir, il est bien difficile d’établir, sans risque d’erreur, ce qui sera et ce qui ne sera pas.

              Les marxistes eux-mêmes, qui reprochent aux autres de ne pas avoir de programme scientifique quant à l’édification de la société future, n’ont guère présenté que des programmes électoraux dont il est inutile de souligner les grotesques réalités; là où ils se sont « installés », grâce à l’esprit troupeau, ils n’ont fait que reprendre les vieilles institutions des régimes déchus, en aggravant souvent leurs défauts. Il est bon d’ailleurs de rappeler qu’on trouve chez un Marx un parti pris évident de ne pas envisager de solution concrète.

         Charles Rappoport, un des plus sérieux, et des moins contestés des théoriciens marxistes, a écrit dans le premier volume de l’Encyclopédie socialiste : « On remarquera que le Manifeste évite soigneusement de donner des idées positives sur l’organisation de la famille et de l’unité nationale sous le régime socialiste. Il se borne à railler l’hypocrisie et les sophismes bourgeois, à relever les contradictions flagrantes entre ce qui se dit et ce qui se fait, entre l’idéal et la réalité dans la société actuelle. Le socialisme scientifique s’est toujours refusé à construire des plans détaillés de l’avenir. Il suffit de connaître la direction dans laquelle se meut la société, l’ensemble des forces sociales. Tout problème, pour être susceptible d’une solution scientifique, suppose des données précises à l’aide desquelles on cherche la solution. Les conditions de l’avenir sont des inconnues pour nous. Donc, le problème de l’organisation détaillée de l’avenir est insoluble. On ne peut que donner des solutions possibles, émettre des hypothèses dans l’intérêt de la propagande et dans un but de vulgarisation. »

         En somme, le théoricien montre que Marx était quelque peu prétentieux, quand il qualifiait sa doctrine de scientifique, à l’exclusion de toutes les autres. Le pragmatisme marxiste n’est pas allé assez loin en prétendant que le machinisme se chargerait d’organiser le monde dans un sens « socialiste » Aujourd’hui, on s’aperçoit de plus en plus que le machinisme pourrait bien arriver à ce qu’il n’y ait plus de monde du tout. A cet égard, ce n’est vraiment pas le marxisme qui nous apporte des apaisements, lié comme il est aux multiples avatars du capitalisme traditionnel. Seule une prise de conscience, un dégagement de cet esclavage mental qui enchaîne l’homme à des croyances, des dogmes, des systèmes de contrainte depuis longtemps périmés, pourrait faire dévier l’humanité de sa route dangereuse, et lui permettrait d’évoluer dans un sens libertaire.

         J’ai la conviction profonde - et qui est maintenant partagée par nombre d’hommes de science et de penseurs éminents - qu’il faudra, tôt ou tard, mettre en application les solutions que nous n’avons cessé de préconiser depuis si longtemps : Tout d’abord, la limitation de la natalité; le pullulement humain étant devenu un fléau qui en entraîne beaucoup d’autres, à commencer par les guerres, les invasions, les dictatures... Dans un monde soumis à une augmentation formidable de la population, les contacts humains deviennent de plus en plus difficiles, les relations familières qui régnaient entre les individus, quand l’humanité était répartie en petits groupes, ne peuvent plus exister. Quant aux difficultés économiques, aux facilités que la formation d’un esprit troupeau accorde aux trafiquants, aux ambitieux de toute nature, nous n’avons pas besoin d’y insister !

         Il faut ensuite supprimer partout les armées permanentes, arrêter les fabrications d’armements et détruire, totalement, ceux qui existent actuellement. S’il se trouve encore des hommes qui veulent se battre, il restera les rings de boxe, de catch et bien d’autres divertissements du même genre. Dans l’ensemble, et quelle que soit la docilité apparente de ceux qui participent aux tueries organisées, il ne nous semble pas que ces horreurs correspondent vraiment à une tendance incompressible de l’animal humain. Le problème de la surnatalité et celui de la guerre, une fois réglés, il faudra bien mettre aussi l’économie au diapason des besoin, ramener le progrès technique à la mesure de l’individu, réduire le gigantisme industriel à de plus normales proportions, en finir avec ses formidables entassements d’êtres humains qui ressemblent à d’hallucinantes termitières. Permettre à tous, en supprimant ce qui est criminel, dangereux ou scandaleusement inutile, de vivre au sein d’une nature régénérée, de profiter d’un coopératisme et d’un système d’éducation organisés à l’échelle mondiale, selon les possibilités de chaque époque.

         Le problème du pullulement, de la guerre et du désordre de l’accaparement et de la spéculation une fois réglés, l’individu, cellule de base de la société, pourrait peut-être jouir de sa petite part de soleil et de fleurs ! Si rien ne se faisait dans ce sens, avant la fin de ce siècle qui aura vu d’étonnantes réalisations, je me demande quels pourraient être les insectes organisés qui témoigneraient encore, un peu plus tard, de l’existence, d’une vie animée sur la planète. Quant à l’homme, il est fort probable qu’il n’en resterait aucune trace dans les ruines d’un univers abandonné aux forces cosmiques et peut-être aux microbes qui nous survivront.




    Louis DORLET




    (1) On lit dans une « Apologie de Machiavel », par C.-Louis Machon : « Ses maximes sont aussi vieilles que le temps et les Etats. Il n’enseigne rien de particulier ni d’inoui, mais raconte seulement ce que nos prédécesseurs ont fait, et ce que les hommes d’aujourd’hui pratiquent utilement, innocemment et inévitablement. » (Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux », 1881, p. 446.)
    (2) Je lis cette phrase dans un ouvrage chronologique, écrit en 1833 par un auteur catholique : « Le contre-coup de la Révolution française devait se faire sentir dans tous les pays. Il commence en Belgique où l’oppression de la religion catholique et l’enchaînement de la presse entretenaient un mécontentement assez fondé. Le peuple, en août 1830, chasse les troupes et s’empare de la capitale à la suite des combats; une régence y est établie... »





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