• ORIGINES DE LA MORALE ET DE LA RELIGION par Elysée Reclus


              Toutes les influences directes du sol et du climat que l’homme dut subir en premier lieu et qu’il apprit à combattre en créant et en développant son industrie, en accommodant diversement son genre de vie à des milieux différents, en s’entraidant de peuplade à peuplade et de nation à nation, se compliquent des réactions qui se produisent dans son intelligence en lui suggérant des explications naïves de tous les faits du monde extérieur. Il ne saurait admettre le doute au sujet de tout ce qui frappe ses sens : il lui faut une réponse à toutes les questions qui se posent devant lui; mais n’ayant encore aucune science positive, il doit se contenter des hallucinations de ses sens, des rêves incertains de sa pensée, des explications que lui donnent sa peur : il ne le sait pas, mais il croit et se sentirait irrité si l’on émettait le moindre doute sur l’objet de sa foi, que partagent avec la même assurance les amis et les compagnons du clan, tous ceux qui se trouvent sous l’action d’un milieu identique.

              Cet ensemble de croyances et de conceptions illusoires sur le monde visible et invisible que la tradition recueille et que la puissance de l’hérédité transforme en dogmes absolus, est ce que l’on appelle la Religion. En haine de telle culte dominateur, dont les interprètes puissants veulent imposer les pratiques, même aux non-croyants, des écrivains ont cru pouvoir témérairement affirmer que certaines peuplades, vivant sans religion aucune, étaient complètement dépourvue de l’idée d’un au-delà, et, simplement occupées des intérêts de leur vie journalière, se bornaient à rechercher leur bien-être matériel, sans s’interroger sur les causes des phénomènes environnants et sans en poursuivre l’origine, jusque dans le monde inconnu.

              Il existerait, dit-on, des peuples foncièrement irréligieux, tels les Ta-Ola, des Célèbes, récemment découverts par les frères Sarrazin. Pour donner du corps à cette affirmation, on cite l’exemple des fouilles sur les emplacements de villages préhistoriques, où nul objet ne paraît avoir servi aux cérémonies d’un culte; au milieu de tant d’outils, dont quelques-uns eurent un usage encore inexpliqués, on n’en voit aucun qui semble avoir été employé par les prêtres pour faire apparaître des Dieux secourables ou pour conjurer des génies mauvais. Quand même le fait serait vrai et que les héritages légués par nos ancêtres n’eussent contenu ni rosaires, ni fétiches, ni amulettes, on ne serait pas pour cela autorisé à en conclure que l’homme primitif, simple machine à fonction corporelle, n’était pas non plus sollicité par la curiosité de l’inconnu.

              Enfin, parmi les tribus peu nombreuses qui vivent encore ou vivaient récemment en dehors de l’influence directe des blancs, il en est plusieurs que l’on citait, autrefois, comme entièrement dépourvues d’idées religieuses; mais sur quels témoignages s’appuyait-on pour avancer une pareille opinion ? Sur ceux des missionnaires ou autres voyageurs chrétiens, qui devaient avoir une tendance naturelle à ne considérer comme véritable “religion que leur religion particulière” lorsque, à l’énoncé de leur croyance, catholiques ou protestants étaient accueillis par des rires et des moqueries ou par un étonnement stupide, ils en concluaient aussitôt que leurs interlocuteurs n’étaient pas des êtres religieux.

              C’est ainsi que presque tous les peuples de civilisation non-aryenne, Australiens, Hottentots, Polynésiens, qui pourtant ont une mythologie si complète et qu’il a été utile de comparée, furent classés tout d’abord parmi les peuples dépourvus de religion. Une autre source de confusion provient de la qualification “d’athées”, que les philosophes et les théologiens ont donnée aux sectes, même profondément religieuses, qui ne mettent pas à la tête du Panthéon, au sommet de l’Olympe ou du Mérou, un maître suprême, un Dieu unique à la fois créateur, conservateur, destructeur.


              Ainsi, par une étrange contradiction, les Bouddhistes, dont la doctrine, ou plutôt les doctrines diverses témoignent d’une étude si consciencieuse et si approfondie de la nature présente et du monde de l’au-delà, ont été déclarés antireligieux, parce que l’excès même de leurs convictions éveillait en eux le désir de se perdre dans l’infini des choses (1).

              Certainement, il est des tribus ou populations qui, vivant dans un milieu favorable de paix et de bien-être, ont été relativement très dégagées des mystères de la vie et de la mort et n’ont pas laissé se constituer au-dessus d’eux une caste de prêtres, mais ces êtres n’en furent pas moins des “animaux religieux”, comme tous leurs congénères humains. Par cette qualification d’animal religieux donnée à l’homme, de Quatrefages avait l’intention de constituer un “règne humain”, bien à part, suspendu, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre; mais on peut se demander si les “frères cadets” de l’homme ne sont pas également des animaux religieux.

              Nombre de philosophes modernes, entre autre Comte, sont disposés à l’admettre, au moins dans une mesure stricte, et Tito Vignoli reconnaît l’origine du mythe chez l’animal aussi bien que chez l’homme (2). Les ouvrages anciens sont remplis d’anecdotes ou de graves récits, nous montrant combien nos ancêtres croyaient à la fraternité originaire des conceptions chez tous les êtres organisés.

              “Du temps que les bêtes parlaient” ¾ expression qui n’eût point fait sourire les primitifs, nos aïeux ¾ elles passaient aussi pour nos égales; elles pouvaient même être nos supérieures, puisque plusieurs d’entre elles furent choisies comme objet du culte. N’adora-t-on pas chez mille peuples du monde le serpent, qui naît de la terre et qui, s’enroulant en terre et mordant sa queue, devint le symbole de l’éternité ? Le serpent qui, dans la légende hébraïque, représente l’intelligence même, la science du Bien et du Mal ?

              Dans les religions Indoues, si riches en révolutions et en avatars de toute espèce, de la plante à l’animal et de l’animal au dieu, n’est-ce pas Ganesa, c’est-à-dire l’éléphant, qui est devenu le type de la sagesse, et dans l’île de Bali, n’a-t-on pas fait, avec Dourga et Siva, la troisième personne de la Trinité ? Le singe Hanuman, et surtout la vache sacrée des Brahmanes, ne sont-ils pas aussi de très grandes divinités, vers lesquelles se tournent les regards de deux cent millions d’hommes ? Apis et Anubis régnèrent pendant de longs siècles sur les riverains du Nil, et jusqu’au Dieu des juifs qui, dans son entourage immédiat, donnait la force souveraine à des taureaux ailés ou “chérubins”. C’est aussi un culte religieux qui fut rendu par les tribus primitives aux bêtes de la forêt, de la savane ou de la mer, au cerf, au caribou, au chevreuil, au castor, à l’ours, au bison, au phoque, à la baleine, tous animaux que des groupes de familles revendiquaient orgueilleusement comme ancêtres.

              Même les Chrétiens ¾ ceux au nom desquels des philosophes, refusant la religiosité à ces animaux, dont le nom signifie pourtant “possesseurs d’âmes” ¾ les chrétiens ont souvent manqué à la logique dans leur histoire religieuse, puisque mainte assemblée de l’Église, affirmant la responsabilité de tel ou tel animal, le condamna au bûcher, à la hart ou à la hache. En réalité, chaque peuple se laisse aller volontiers à doter les êtres vivants de ses propres croyances. Les conciles chrétiens conjuraient les bêtes au nom de la “très sainte Trinité”, et la mythologie du moyen-âge, faisant des animaux les interprètes de la Vierge ou de Satan, des saints ou des démons, leur attribuaient toujours la plus sûre connaissance de la “sainte religion”.



              De même les Péruviens, fils de Quichua et des Aymara, qui furent eux-mêmes les adorateurs du Dieu Soleil, ont assez gardé leur ancien culte pour s’imaginer que les lamas, leurs animaux de charge, ne manquent jamais au moment où l’astre se lève, de se tourner vers lui et de le saluer par de légers bêlement : trop timides, pour oser, malgré leurs prêtres venus d’outre-mer, se prosterner devant l’orbe  sublime qui fait soudain resplendir les monts, ils se donnent leur doux compagnon de voyage pour suppléant dans cette oeuvre religieuse (3). De même, les caravaniers musulmans de la Perse et de l’Arabie ayant remarqué que les animaux du convoi, chameaux, chevaux et mulets s’arrêtent soudain au moment où ils entendent la voix du muezzin, qui, en tête de la caravane, sollicite les fidèles à la prière, en concluent que les bêtes connaissent leur devoir envers Allah (4). Mais, sans recourir au fables, il suffit d’étudier les bêtes avec lesquelles nous vivons, pour voir fonctionner en elles le sentiment religieux presque aussi nettement que chez l’homme. Sans doute, elles n’ont pas la parole pour exprimer leurs sensations, mais n’ont-elles pas les mouvements du corps, les gestes, les regards, les mille intonations de la voix et ce frisson mystérieux qui fait comprendre soudain les impressions et les pensées ? Il est certain que parmi les “candidats à l’humanité”, le chien, le chat, les animaux domestiques partagent souvent les frayeurs subites dont l’homme, le chef de famille se trouve atteint : religieux comme leur maître.

              Ils éprouvent aussi la terreur de l’inconnu et leur imaginations suscite des fantômes : ils remarquent aussi des successions de cause à effet, mais ils ne savent pas les interpréter et s’en donnent des explications qui les effraient (5). N’a-t-on pas observé également, chez les animaux, une inexplicable passion pour tel ou tel objet, qui ne leur est pourtant d’aucune utilité pratique ? Ils y voient comme une sorte d’amulette, comme un fétiche, analogue à ceux dont se servent les nègres. Enfin, l’affection profonde, victorieuse de tous les déboires, résistant à toutes les épreuves, que tel animal voue à l’homme, son ami, n’entraîne-t-elle pas un véritable culte religieux, exactement de même nature que celui dont nous brûlons pour ceux que divinise notre amour ? (ndlr : Je ne suis pas si certain, au contraire, par toutes les observations faites sur les animaux, que certaines de leurs attitudes peuvent démontrer chez eux un mysticisme aussi particulier...)

              Au fond, toutes les religions, celles de l’animal aussi bien que celle de l’homme, tous les cultes, si différents qu’ils apparaissent, si hostiles qu’ils puissent être l’un pour l’autre, ont des origines analogues et se développent suivant une marche parallèle. Chaque être humain, entraîné dans le tourbillon général de la vie et désireux néanmoins de sauvegarder, de développer sa force individuelle, cherche un soutien dans le monde extérieur pour le rassurer quand les craintes l’assaillent, écarter les dangers qui le menacent, réaliser les désirs qui le travaillent. Que la frayeur soit le sentiment initial, comme le disent les livres sacrés, et classiques ¾ “la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse” ¾ ou que ce soit, d’une façon plus large, le désir du mieux, la recherche du bonheur, comme le démontre Feuerbach (6), l’homme veut se rattacher à tout ce qui, en dehors de lui, apparaît à son imagination, comme une protection efficace, et qu’il rend tel par l’ardeur de sa passion et de ses vœux.

              C’est bien le principe originel de la religion, toujours le même. Ensuite la croyance de l’individu, du groupe, de la peuplade ou de la nation, prend le caractère spécial qui lui imposent le milieu géographique primitif et le milieu secondaire complexe de l’histoire. C’est un fait de signification profonde que le nom donné par les antiques Germains à leur plus haute divinité soit précisément celui d’Oski, ou Désir : ainsi que Feuerbach l’a démontré si clairement deux mille ns plus tard, le Dieu créé par l’homme n’est autre que la figuration de nos vœux; ce que nous voulons, une puissance idéale doit nous l’accorder, elle se crée pour nous satisfaire.
              Toutes les religions eurent aussi, à leur origine, un élément nourricier d’importance capitale : le besoin de détente intellectuelle qui se manifeste surtout par la joie de l’ivresse. C’est une fatigue de penser, de comparer, de raisonner, de conduire sa vie, d’enchaîner ses actes les uns aux autres, de transformer logiquement des volontés en actes; que faire donc, pour se reposer de cette fatigue, sinon déraisonner à plaisir, se laisser entraîner par la volupté de l’imagination déréglée, par celle du mysticisme, qui rend possible toute impossibilité, par les délices de la folie, ou même par celle de la mort, qui détendent tout savoir ou tout vouloir ?

              A l’activité succède le sommeil par un rythme normal; de même l’alternance est naturelle de la vie raisonnable à celle qui méprise toute raison et cherche une autre justification de son existence. De là, ce besoin de liqueurs fermentées ou des poisons affolants que l’on rencontre sous mille formes chez tous les peuples de la terre, et qui scandent si agréablement la vie des malheureux ou même celle des heureux. Le famélique se donne ainsi le beau rêves des éternels festins; celui qu’on n’aime point se procure l’infini bonheur d’être adoré.

              Cette lassitude d’effort et ce besoin du rêve, qui se manifeste plus ou moins chez tous les hommes, prennent en tout temps et en tous pays un caractère général par le fait de la ressemblance des milieux, de la contagion, de l’imitation, et c’est ainsi que naissent les associations religieuses. Chacune de ces foules qui, d’un mouvement collectif, se trouvent entraînées par la même déraison, obéissent à un même vent de folie ¾ telle la “folie de la croix” ¾ aiment à se conformer aux mêmes pratiques, à se procurer les mêmes extases et d’ordinaire par les mêmes moyens. Des milliers de religions ont pris assez d’importance pour se constituer en corporations ayant leurs officiants, leurs prêtres; quelques-unes ont jusqu’à leurs demi-dieux ou leurs dieux visibles, dont les paroles, les gestes, les moindres actions remplacent les raisonnements du fidèle et jusqu’au témoignage de ses sens. Alors des cérémonies collectives ont lieu pendant lesquelles l’homme individuel abdique complètement.

              Pendant certaines heures imposées, il lui faut se lever, s’asseoir, tourner en mesure, prononcer certaines paroles, obéir à certaines ondulations, à des refrains traditionnels, respirer certaines odeurs, s’enivrer de certaines boissons, vivre et se mouvoir conformément à des mouvements imposés par un chef. C’est ainsi qu’il apprend à pirouetter comme un derviche tourneur, qu’il devient anesthésique comme un Aïssaoua traversé d’épingles et de broches, qu’il tombe dans l’extase comme un Paul ou comme un Mahomet ravi au septième ciel, qu’il se fait “assassin” pour obéir à la volonté du Vieux de la Montagne. La vie banale de l’homme en santé est remplacée par une vie nouvelle de rêve et de folie.

              La façon dont l’homme conquiert sa nourriture constitue l’axe de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de sa science et de son art; c’est principalement autour du gagne-pain que se meut le cercle de son activité mentale (7). Le chasseur et le pêcheur introduiront toujours l’animal qu’ils poursuivent dans leurs contes et poésies et le rangeront parmi leurs dieux. Le nomade, cheminant sans cesse avec ses troupeaux, se verra toujours, sur cette terre ou d’ans l’autre monde qu’il rêve, accompagné de ses chameaux, bœufs et brebis, et maintiendra parmi eux l’ordre de présence accoutumé. Enfin, la parabole de l’immortalité de l’âme, qui, depuis des milliers d’ans, eut constamment pour élément primordial le grain nourricier jeté dans la terre, aurait-il pu naître autrement que chez une nation d’agriculteurs ? Qu’un peuple change de pâture par refoulement de guerre ou par migration spontanée, aussitôt ses légendes, ses traditions s’accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes religions modernes, bouddhisme ou catholicisme, le code des croyances officielles le plus strictement réglé par les prêtres, finit par se modifier.
              Spontanément, l’homme primitif sentant la vie fermenter en lui, attribue à tous les objets qui l’entourent une vie analogue à la sienne. Une pierre vient le frapper, il en veut aussitôt à la pierre, qu’il croit animée d’intentions ennemies. S’il se butte contre une saillie du sol, il se rue contre cette aspérité méchante pour lui. Il aime la branche qui le caresse de ses feuilles, la fleur qui le réjouit de son parfum, et il en veut au rameau qui le fouette au passage, à la ronce qui le déchire, à la baie amère qui trompe son désir. Chaque impression, agréable ou désagréable, suscite aussitôt plaisir ou haine; il se rattache à tout son milieu par un flot d’impressions qui l’entretiennent dans une constance illusion religieuse relativement au monde extérieur. Sous sa forme rudimentaire, très facile à observer chez les animaux ou les enfants qui battent ou lacèrent furieusement le brimborion dont ils se plaignent, cet animisme paraît ridicule aux hommes faits, qui voient parfaitement le rapport de cause à effet entre la pierre indifférente et la main hostile; mais cette conception de la vie universelle continue de se retrouver jusqu’à nos jours dans les idées morales et l’histoire religieuse.

              C’est que les mille accidents journaliers n’ont pas tous une genèse facile à comprendre : la science des phénomènes de la nature n’existait pas encore, et cependant, le besoin de tout s’expliquer agissait nécessairement, sous une forme rudimentaire. L’homme primitif se sent tout naturellement porté à chercher dans les objets immédiats de son entourage les causes mystérieuses des évènements qui le surprennent. Dans l’immense théâtre de la vie, chaque être lui semble avoir un rôle spécial d’utilité ou de dommage pour sa propre personne, “centre de l’univers”; chacun lui paraît habité par un esprit favorable ou défavorable; chaque fontaine à sa naïade, chaque arbre sa dryade; tout est merveilleusement animé et dévient fétiche, jusqu’au brin d’herbe.

              L’homme environné par les esprits comme par une nuée infini de moucherons, passe donc son existence comme dans un entretient constant, proférant d’un côté les objurgations, de l’autre les actions de grâce. Se croyant tout naturellement le noyau initial du monde, le sauvage doit s’imaginer que tous les phénomènes de la nature s’accomplissent pour lui, se liguent pour l’épouvanter ou s’animent pour faire sa joie. “Cela n’arrive qu’à moi”, s’écrie le paysan de la forêt, comme l’égoïste bourgeois de Paris. Alternativement, et parfois dans l’intervalle de quelques instants, il lui semble que des spectres se dressent autour de lui sous forme d’arbres et de pierres, puis les étoilent lui sourient et les feuilles lui murmurent de douces paroles. Presque tout, dans l’entourage de l’homme, peut, selon les circonstances, terroriser ou rassurer, devenir génie favorable ou démon; il est impossible de classer par ordre logique les divinités, tantôt bienveillantes, tantôt mauvaises qui tourbillonnent autour de lui.

              D’ailleurs les mythologies s’entremêlent de tribu à tribu, de peuple à peuple, et par suite de la différence des noms, qui deviennent autant de personnages différents, quoique s’appliquant d’abord aux mêmes êtres d’imagination, le tout forme un ensemble absolument inextricable (8). Telle ou telle coïncidence bizarre, telle ou telle circonstance étrange, produisant ce que l’on se figure être un “miracle”, peut donner à un objet particulier une importance de premier ordre dans les hallucinations de l’homme; cependant on peut dire, d’une manière générale, que les êtres adorés, vrais ou imaginaires, les “fétiches” très bien nommés ainsi par les Portugais, feticos, ou “factices” (9), s’étagent suivant une certaine hiérarchie, qui se ressemble d’un bout du monde à l’autre. La bête féroce, de même que le puissant animal ami, sont parmi les grands fétiches. Les personnages exceptionnels, les magiciens guérisseurs et le roi “mangeur d’hommes”, occupent aussi un rang très élevé dans le tourbillon des personnes divinisées.

              Les êtres collectifs de la nature, tout en se composant d’un nombre infini de molécules indépendantes, apparaissent néanmoins comme des individus gigantesques. Les fleuves, les promontoires, les montagnes, le vaste Océan, les nuages, la pluie, les rayons solaires, la terre elle-même, la féconde Gaïa, de laquelle nous sommes tous issus et dans laquelle nous rentrerons tous; les points cardinaux, régions de l’espace indéfini, sont également des dieux pour les Mongols, les Yakoutes, les Russes yakoutisés (10).

              Enfin, le ciel, dans toute son immensité, n’est aux yeux dont il embrasse la planète en sa rondeur infinie, qu’un seul et grand individu à craindre et à prier, comme tout autre corps avec lequel l’homme se trouve également en contact. En toute logique, on a donc pu considérer le peuple chinois, adorateur des génies de la Terre et du Ciel, comme n’ayant pas dépassé dans son évolution, la période du fétichisme (11) et en vérité : quelle nation pourrait s’imaginer qu’elle s’est développée en dehors de cette religion universelle ? Ainsi les millions et les milliards représentant des âmes d’autant de corps distincts, peuvent se résumer dans un immense fétiche comme la Terre ou le Ciel. Cependant, les dimensions prodigieuses des fétiches supérieurs n’empêchent qu’on ne croie également à l’influence du tourbillon des fétiches infiniment petits, et précisément les Chinois, qui célèbrent la fête du Ciel en de si minutieuses cérémonies, apportent encore beaucoup plus de sollicitude par les mille observances qu’exige le culte de fong-choui, c’est-à-dire la multitude sans fin des esprits de la terre et de l’eau, et l’on sait combien l’art magique de se rendre les génies favorables a pris d’importance dans la “Fleur du Milieu”.

              L’histoire moderne du monde chinois a été, en grande partie, déterminée par la résistance du peuple “jaune” à la brutalité de l’ingénieur européen, qui vient sans respect, insolemment, bouleverser la terre sacrée et en violer les esprits. Le “Naturisme” est cette religion qui naît spontanément de la croyance aux génies sans fin, représentants des forces agissantes de la nature. Tout vit, ainsi qu’en témoignent la plupart de nos langues qui donneraient un caractère sexuel, “il, elle”, à tous les objets avant l’invention du neutre (12). A ces âmes de la terre qui assiègent l’homme de toutes parts, s’ajoutent les âmes de tous ceux qui ont vécu, de tous ceux qui ne sont pas encore : le naturisme devient animisme ou plutôt se confond avec lui, car la mort frappe incessamment autour d’elle, et les souffles mystérieux, les “âmes”, les “esprits” des êtres expirants, vont se confondre avec les énergies de nature également inconnue, qui sortent de la terre et des arbres.

              L’homme se voit constamment environné par ces forces, de divers origines, mais d’égal pouvoir; toutefois, la mort, intervenant dans son existence par de soudaines et souvent terribles apparitions, il se laisse facilement porter par son instinct à reconnaître en elle la plus terrible des déesses... Il veut la conjurer quand elle se présente en ennemie, pour lui enlever des compagnons, des parents, des amis : il l’évoque comme alliée, comme protectrice, pour abattre un animal dangereux ou un adversaire haï. Ce sont les âmes des morts, sorties de tous les cadavres tombés autour de lui, qu’il sent, qu’il perçoit tourbillonnant dans l’air en son voisinage, propice ou inquiétant suivant l’état de paix ou de guerre qui prévaut dans la population.

              On les voit, ces âmes, on les entend si bien que, pour leur échapper, on cherche à les égarer dans la forêt en fermant les chemins, en déplaçant les cabanes, en y perçant de nouvelles issues, en changeant de costume pour n’être point reconnu, abandonnant même l’ancien langage pour un parler nouveau (13). Parmi ces âmes en                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   peine, il y en avaient heureusement beaucoup qui arrivaient à se loger.

              Les parents du mort étaient souvent avertis en songe de l’endroit où s’était rendu le corps, de la transformation qu’il avait subie. Parfois ils entendaient sa voix dans un arbre et l’y croyaient réfugié; d’autres se révélaient dans un animal de la forêt qui avait pris leur ressemblance : une transformation des âmes s’accomplissaient, de la vie précédente en d’autres vies nouvelles; tout objet de la nature environnante, la roche ou la source, la plante ou la bête, pouvait devenir l’asile du fugitif. Une seule chose était certaine, la continuité de la vie, fait que les sauvages comprennent d’ailleurs de la manière la plus simple, sans pouvoir l’étudier au point de vue de la combinaison organique et du dégagement des gaz.

              Nos ancêtres gardaient l’invincible certitude que les âmes des morts leur tenaient toujours compagnie et se trouvaient avec eux, comme au temps de leur existence récente, en relations d’amitiés ou de haine. Ainsi, tout en ayant peur de la mort, cette transformation prodigieuse qui retire le souffle de la poitrine et fait pourrir les chairs, ils croyaient à la persistance de la vie sous mille formes. Le “mort” n’était pas mort, il disparaissait, mais en apparence, et, s’il n’avait trouvé un refuge en un autre corps, la partie la plus subtile de son être, devenue plus invisible que l’air, se mouvait ça et là autour de l’ancienne demeure, surtout dans les feuilles agitées. Mais encore de nos jours dans le pays des Verviers, on défend aux enfants de jeter des pierres dans les haies, le jour des Trépassés, de peur de blesser les âmes (14).

              Mais vivantes, ainsi qu’elles le sont, comment les âmes peuvent-elles se maintenir en dehors de toutes les conditions nécessaires à l’entretient de l’existence ? Là commence le miracle. On s’imaginait volontiers que les esprits errants, privés de leurs corps, l’avaient perdu bien malgré eux, par l’effet de quelque ruse de sorcier, de quelque violence de génies mauvais (15). Eh bien ! Il faut combattre résolument ces ennemis.

              La piété finale et cette solidarité humaine, que les pessimistes prétendent ne pas exister, quoi qu’elle rattache les vivants à ceux même qui ne sont plus, exigeaient donc du primitif qu’il essayât de remettre le mort dans un milieu qui lui convint. D’abord en lui donnant une demeure qui put sembler être de son goût, et c’est dans cette occasion surtout que les rites funéraires devaient varier selon la nature des contrées et des industries locales. Chez telle peuplade, on enterrait le mort près de la pierre de son foyer; ailleurs, on enfermait son âme dans une poupée de bois ou dans une effigie de cire, dans un lambeau d’étoffe que l’on suspendait dans la cabane. La branche d’un arbre sacré, un échafaudage, une proue de bateau devenait ainsi des lieux de séjour attribués aux morts.

              De même, la flamme sainte devait, chez nombre de peuplades, détruire le corps et s’unir intimement au souffle de l’homme, son âme véritable. Les plus braves donnaient à leurs trépassés la plus digne des sépultures, leur propre corps. Les Batta, de Sumatra; les Tchouktchi de la Sibérie, et d’autres, mangeaient leurs vieillards. Une manière plus raffinée de s’incorporer l’âme des morts est de boire les liquides qui découlent du cadavre décomposé. C’est ainsi que, dans maintes terres de l’Insulinde, devaient procéder les épouses pour rester fidèles à leurs époux; elles absorbaient en détail le corps de l’aimé jusqu’à ce qu’il n’en restât dans la cabane qu’une momie desséchée.

              Les Alivour ou Alfourou, des îles Aroe, à l’Ouest de la Papouasie, mêlent à leurs gâteaux de sagou, les fragments du corps de leurs parents et se les assimilent ainsi dans l’espace de quelques semaines; aux banquets funèbres, ils font circuler une coupe d’honneur où l’arrak se mêle au jus du cadavre : tous en boivent une gorgée pour communier avec la mort.

              Mais il est des tribus qui, ayant abandonné pour elles-mêmes la dégoûtante pratique, l’ont imposée à leurs esclaves : ils mangent leurs morts par procuration. C’est par une substitution analogue que les Tibétains livrent aux chiens les cadavres des leurs et que les Parsi restituent les corps à la Mère Nature par l’intermédiaire de charognards et de vautours. De même, les anciens Éthiopiens se peignaient sur le corps l’image des parents ou des amis disparus (16). Ce que nous faisons aussi en portant sur nous des médailles, des cheveux, des souvenirs de nos morts.

              La manducation des cadavres, quoique provenant d’un sentiment de solidarité des plus intimes avec l’être disparu, est assez rare parmi les hommes, et d’ordinaire, on laisse les morts retourner aux éléments primitifs par la voie de décomposition lente; les chairs sont presque toujours sacrifiées, tandis que l’on garde les os, surtout les crânes et les tibias chez un très grand nombre de tribus; les Garani de l’Orénoque livrent les cadavres à la dent des poissons, afin que le squelette soit promptement nettoyé et que l’on puisse le garder comme un fétiche. Sous quelque forme que restent les corps ils n’en sont pas moins sensés vivre toujours, et il convient de les nourrir régulièrement, soit par d’amples repas qui peuvent devenir fort coûteux à la famille ou à la communauté, soit par l’offrande de miettes et de gouttelettes, que l’on pense devoir être suffisantes pour alimenter de simples ombres; c’est ainsi que les Grecs et les Romains inclinaient leurs coupes de boisson sur le feu, pour qu’un filet crépitant du précieux liquide leur conciliât les dieux et les génies.

              Le mort recevait un bâton pour qu’il continuât au-delà du tombeau le voyage de la vie, peut-être vers des parages plus heureux; dans les contrées où l’homme avait déjà su domestiquer des animaux porteurs, on lui donnait le cheval, le bœuf ou même un autre homme, pour compagnie dans la mort; et le Viking des côtes septentrionales recevait un bateau pour continuer ses voyages de découvertes et de conquêtes sur les rives inconnues. Le numéraire était-il connu chez les amis du mort ? On lui en remettait au moins une pièce pour qu’il trafiquât encore utilement avec les gens d’outre-tombe, et l’on sait que, par un respect superstitieux des anciennes coutumes, les contemporains de Socrate et de Sénèque, même en beaucoup d’endroits, nombre d’Européens civilisés, observèrent et observent encore cette pratique funéraire. Enfin, quand le mort était un grand Chef, on le faisait accompagner sur le bûcher ou dans la fosse sanglante par toute une cour de guerriers, de femmes et d’esclaves.

              Ainsi, dans l’immense multitude des morts qui remplissent l’espace, aussi nombreux que les feuilles des arbres ou que des grains de sable du rivage, s’établit une hiérarchie analogue à celle qui prévaut dans la société des diverses tribus; chez les peuplades égalitaires, les morts sont tenus pour des paris; chez celles où le pouvoir des uns s’est fondé sur la servitude des autres, le traitement des morts varie de l’apothéose à l’absolu mépris. La différence d’un corps sacerdotal dut encore accuser la différence d’acception réservée aux trépassés, puisque magiciens et prêtres s’érigent en juges et dispensateurs des punitions et des récompenses d’outre-tombe.

             Eux aussi, comme les chefs, se sont élevés au-dessus de la foule par une sélection naturelle; sans doute, les hommes d’une intelligence exceptionnelle devant acquérir dans le cours de leur vie un ascendant considérable, grâce aux explications vraies ou plausibles qu’ils donnaient des prodiges de la vie et aux conseils qu’ils avaient distribuées en temps opportun; jusque-là leur influence était fort légitime; mais rien ne déprave comme le succès, et leur considération même devait les entraîner à d’hypocrites prétentions de savoir.

               La magie devint un métier, soit pour guérir les hommes des maladies physiques soit pour écarter d’eux les mauvais sort jeté par d’autres sorciers ou par les génies. La prétendue science d’attirer la faveur des divinités d’en haut et de conjurer la haine des “puissances de l’air” eut ses maîtres et ses disciples : des sociétés fermées, avec période de noviciat et degrés d’initiation, se constituèrent, et peu à peu s’établit ainsi dans chaque tribu un groupe de privilégiés, d’autant plus redoutables qu’ils mêlaient à leurs fourberies plus de connaissances réelles des faits de la nature. Cette institution d’une caste supérieure, affectant de connaître les choses de l’au-delà, livra les peuplades et les nations au régime de la terreur incessante, car cette caste, subdivisée en confréries secondaires, devait spéculer, même inconsciemment, sur la crédulité des naïfs, sur leur effroi de la mort et de l’inconnu, pour augmenter sa puissance et sa richesse.

              Devenus les intermédiaires entre les hommes et les esprits, ils avaient intérêts à représenter ceux-ci comme très méchants, afin de faire apprécier leur intervention à d’autant plus haut prix. “Le grand kalite” disent les sorciers de Palaos, en parlant du génie qui gouverne les insulaires, “le grand kalite aime à manger les hommes” (17). Aimer à verser le sang, c’est “avoir des entrailles de dieu”, répétaient aussi les Tahitiens, quand ils pratiquaient leurs infanticides. Le maître régnant isolé dans le Ciel des Juifs n’étaient-ils pas aussi “un dieu fier et jaloux” ? Et, dans son auguste indifférence, Zeus s’assied au fait de l’Olympe pour se réjouir de la lutte de ces peuples périssables, les Troyens et les Achaïens (18).

                 Ce mépris, cette haine sanguinaire, cette jalousie terrible des génies innombrables ou du maître des génies, il ne pouvait y avoir qu’un seul moyen de les conjurer, le sacrifice; de même que, dans un incendie destructeur des forêts, la sauvage faisait la part du feu, on cherchait à gagner du temps en donnant du sang au dieu avide qui en voulait boire à flots. Mais là où la population vivait sous la terreur inspirée par le magicien, un peu de sang ne suffisait pas, il en fallait beaucoup et la soif du dieu n’était jamais satisfaite. De là le devoir pour l’adorateur de sacrifier ce qu’il avait de plus cher. Avant que l’ange de l’Éternel arrêtât la main d’Abraham prêt à égorger son fils Isaac, sur l’ordre de son dieu, combien d’autres pères avaient du mettre à morts leurs fils aînés et donner à l’esprit redoutable les prémisses de toute existence animale naissant dans leur domaine. Le père ne pouvait se racheter que par la mort du fils.

              Sans doute la légende d’Abraham symbolise l’adoucissement des mœurs qui se produisit dans l’histoire du peuple juif et qui fait substituer les égorgements et les holocaustes d’animaux aux sacrifices humains; mais, après cette époque, combien de fois encore la frayeur du dieu amena les géniteurs à plonger le couteau dans le cœur de leurs enfants. C’est ainsi que les villes fondées par Josué écrasèrent de leurs linteaux de portes les cadavres de ses fils, et de même qu’ Agamemnon, le “roi des rois”, offrit aux dieux sa fille Iphigénie, Jephté livra au bourreau le jeune enfant qui s’avançait avec ses compagnes pour l’accueillir de danses et de chansons. Bien plus, le “saint” roi David sacrifia son peuple pour se faire pardonner une désobéissance au dieu vengeur : “Puisque j’ai péché contre toi, prends mon peuple, et tue jusqu’à ce que tu sois rassasié.”

              Toutefois, il n’était pas toujours nécessaire de verser le sang des siens; la guerre fournissait le moyen de désaltérer les dieux et les génies aux dépens de tribus ou de nations ennemies, et l’on vit en effet des peuples entiers disparaître pour satisfaire la vengeance des esprits acharnés. C’est ainsi que les Juifs offrirent à leur Yahvé les habitants de tout le “pays de promission”, et dans les rares circonstances où, par un mouvement de pitié instinctive ou par suite d’une promesse faite inconsidérément, ils durent épargner quelques-uns des indigènes, ils s’en accusèrent comme d’un crime.
              Si l’on peut remonter jusqu’aux origines des sociétés, pour y reprendre cette idée de sang offert en sacrifice aux génies, on en constate la survivance jusqu’à nos jours, puisque après les batailles, les vainqueurs vont chanter leurs Te Deum au dieu des armées. Il n’est pas une ancienne forme de religion primitive qui, sous l’action des mêmes causes, n’ait persisté plus ou moins dans nos civilisations modernes. Tel est le culte des têtes coupées, qui prévalut chez tant de tribus préhistoriques et qui se retrouve toujours chez les Dayak de Bornéo. Le sauvage qui limite à son propre clan la partie de l’humanité envers laquelle il a des devoirs moraux se croit tenu, stricte vertu, d’aller couper des têtes dans les tribus étrangères pour les rapporter à sa famille ou à la femme qu’il a choisie.

              Sans meurtre dont il puisse se glorifier, il n’est pas même considéré comme un homme : verser le sang humain est le premier devoir du candidat à la virilité. Et l’éducation qu’a reçue cet enfant de la forêt, pourtant très bon et très noble avec son camarade de tribu, n’est-elle précisément celle de nos jeunes contemporains, auxquels on enseigne qu’il est glorieux de tuer un ennemi ou même un nègre ou un jaune de quelque pays inconnu ? Le Dayak se vante d’avoir un poignard pour ancêtre (19); de même, c’est un grand bonheur dans nos sociétés modernes de descendre d’hommes qui se sont illustrés par l’usage de la francisque ou de l’arquebuse.

              Le meurtre religieux, inspiré et réglé dans ses détails par la magie, devait, en maintes circonstances, être accompagné de repas antropophagiques. Certes, le cannibalisme peut avoir, chez les primitifs, la faim pour cause, comme il en a été tant de fois, pendant la période préhistorique, dans les villes assiégées, sur les radeaux perdus en mer et dans les expéditions aventurées au milieux des glaces, des neiges ou des forêts vierges. Mais, chez les hommes aussi bien que chez les animaux, ces faits sont exceptionnels; ils se produisent cependant, notamment dans l’Afrique nigérienne, où telle ville a ses marchés toujours fournis de chairs humaines, considérée comme viande de boucherie. Au contraire, les repas dans lesquels l’homme se nourrit de son semblable par acte religieux, sont toujours des cérémonies ayant un caractère de noblesse et de gravité.

              S’agit-il, pour un guerrier, de dévorer le cœur ou le cerveau d’un ennemi, pour s’incorporer le courage et la pensée de l’adversaire égorgé, c’est là un acte d’importance majeure dans l’existence de l’homme, qui va se doubler ainsi en énergie physique et en force morale; mais la manducation de la chair présente une signification bien plus grande encore, quand il s’agit d’une victime plus qu’humaine. Il semble d’abord que pareil fait est d’une parfaite impossibilité, puisque les dieux sont plus puissants que l’homme.

              Toutefois, celui-ci, inspiré par la passion frénétique du moi, peut accomplir des miracles, grâce aux sortilèges de ses prêtres. Souvent, dans les dangers suprêmes d’une nation, les victimes ordinaires du sacrifice, bœufs ou agneaux sans taches,  pures jeunes filles, beaux jeunes gens sans défaut, ne suffisent pas à conjurer le courroux du dieu. Il fallut lui offrir des fils de roi, des rois eux-mêmes et jusqu’à des fils de dieu, et les fidèles condamnés d’abord sans possibilité apparente de rémission, ont pu se renouveler la chair et le sang par la chair et le sang d’un dieu, qui meurt mais pour renaître aussitôt, qui se donne en sacrifice, mais pour ressurgir comme juge souverain des vivants et des morts.

              N’est-ce pas là ce qui se passe chez les chrétiens, adorateurs prosternés devant celui-là même dont ils boivent le sang et mangent le corps en solennels banquets d’amitié fraternelle ? Dans le sacrement de la Cène “l’innocence de l’Homme dieu passe au dévorant, et le péché de celui-ci passe au dévoré (20).
              Ainsi toutes les religions actuelles qui se présentent sous des formes si diverses et si compliquées en apparences, dérivent de ce premier besoin qui tourmente l’esprit du primitif, celui de comprendre ou du moins d’avoir une explication, vraie ou fausse, des phénomènes de la Nature, des problèmes de la Mort et de l’au-delà. D’ailleurs, ce besoin de savoir a dû se présenter fréquemment chez certains individus sous une forme très élevée et donner une grande noblesse à l’évolution religieuse, quand la recherche de la vérité s’alliait à la pureté du cœur et à la profondeur de la pensée. Autrefois, comme de nos jours, quoique d’une manière beaucoup plus vague, des hommes devaient éprouver le sentiment plus ou moins obscur et lointain, de l’existence de causes générales déterminant les innombrables faits isolés ou distincts (21); dans le chaos du fini, ils sentaient un infini auquel ils cherchaient à donner un nom, et sous les mille manifestations duquel ils devinaient un lien d’unité, constituant une sorte de monothéisme et de panthéisme à la fois.

              Une autre force agissant encore en l’homme pour en faire un être religieux, l’amour qui le portait vers tout ce monde extérieur vivant d’une vie analogue à la sienne, vers les sources et les ruisseaux, vers les arbres et les rochers, vers les monts et les nuages, vers le ciel resplendissant, l’aurore, le crépuscule, le large soleil et tous les astres épars dans l’espace infini. L’évolution religieuse devait, par le développement même de ses causes, entraîner l’homme à une singulière illusion. Ab jove principium, dit le proverbe. Rien de plus faux. Ce sont les hommes qui ont fait les divinités en faisant leurs chefs et leurs prêtres, en créant leurs hiérarchies, en subordonnant les faibles aux forts, les pauvres aux riches, les naïfs aux astucieux. La société imaginaire des cieux correspond à la société réelle de la terre. Quand les nations ont eu des rois visant à la monarchie universelle, elles ont créé du même coup le dieu souverain, trônant dans l’empyrée par-dessus les hommes et les génies.

              A toutes les oscillations de l’humanité répondait un mouvement de même nature dans le monde des dieux : l’ascension et la décadence des maîtres de la terre se doublaient dans l’espace de l’exaltation et de l’obscurcissement des divinités d’en haut, car les imaginations, les hallucinations des hommes se modèlent toujours sur la réalité. Mais par l’effet de la persistance des institutions, de la durée des traditions et des pratiques héréditaires, tous ceux qui profitaient dans l’ancien état de choses cherchent à le prolonger bien au-delà du temps normal et c’est ainsi que rois, prêtres et leurs parasites ont toujours apporté tant de zèle à maintenir les images que leurs prédécesseurs avaient créées dans les cieux, à perpétuer les cérémonies religieuses et toutes les conventions morales qui en dérivaient. Les rois menacés ont recours aux dieux, leurs créatures. Le consentement unanime de millions et de millions d’hommes, pendant de nombreuses générations successives, a fini par donner à de vaines figurations comme une solidité concrète, et l’appel que les puissants de la terre menacés font aux puissants du ciel, ne reste pas sans écho.

              L’ensemble de toute l’organisation politique et sociale à laquelle appartiennent les dieux constitue un tout solidaire, agissant et réagissant par toutes ses parties, les unes aux autres. Les rois ayant intronisé les dieux, ceux-ci, par contre-coup, prolongent la durée des monarchies et des églises. Toute religion se fait une morale  à son usage ou plutôt elle prend dans le fond commun à tous les hommes les règles de conduite qu’il leur convient de prescrire. Il en résulte naturellement que les interprètes de tout culte s’imaginent volontiers être les créateurs de la morale; et il se l’imaginent d’autant mieux que les sorciers et magiciens, interprètes audacieux des volontés d’en haut, se sont également enhardis à devenir les exécuteurs de ces volontés et qu’après avoir prononcé les peines, ils aiment à les appliquer eux-mêmes ou à les faire appliquer par leurs fidèles. Justiciers par les paroles, ils aiment aussi à l’être par les actes.
              Vers les temps originaires de la vie des nations, avant que le phénomène de gemmiparité se soit accompli dans les fonctions sociales primitives, nous voyons les autorités se confondre dans les mêmes personnes, prêtrise et magistrature. Mais quoique s’imaginant par la pensée vivre en êtres supérieurs, de nature divine, en dehors de la société ambiante, les prêtres et les juges n’en sont pas moins des hommes comme les autres, puisant dans le fond commun des idées et des préjugés de tous.

              En châtiment à ceux qui veulent punir, ils commencent donc par appliquer la peine qui leur paraît juste par excellence, le talion, c’est-à-dire une souffrance ou une privation identique à celle qu’ils ont occasionnée, blessure pour blessure, maladie pour maladie, mort pour mort. C’est une erreur très accréditée d’identifier les idées de talion et de vengeance, mais c’est une erreur. La plupart des écrivains qui voient dans un Code ancien que la pénalité est inspirée par la loi du talion, se hâtent d’en conclure que les mœurs de cette nation étaient grossières et vindicatives. Cependant, l’idée du talion peut également dériver de la pénitence : le pécheur repentant trouve juste de se punir lui-même ou d’être puni dans la mesure de sa propre faute (22). En tous cas, la religion, la “révélation d’en haut”, n’a rien à faire à la conception première de la morale.

              Par l’effet de cette illusion d’optique, dont on voit les effets dans le monde moral aussi bien que dans le monde matériel, les hommes se trompent d’ordinaire sur le sens réel du mouvement, lorsque eux-mêmes et l’ambiance se déplacent en sens inverse : ils se croient immobiles et s’imaginent que la nature est en fuite. Ils donnent un caractère de permanence à leurs illusions religieuses en les contrastant avec une morale qu’ils supposent essentiellement changeante. C’est pourtant le contraire qui est vrai : la morale, c’est-à-dire la conception des règles à suivre dans les rapports sociaux, existe par cela même que des individus, animaux ou hommes, vivent en société, tandis que des religions ne se rapportent qu’à l’inconnu et ne vivant que d’hallucinations et d’hypothèses, restent un phénomène secondaire dans le développement de l’humanité.

              Cependant, il est certain que les religions réagissent très énergiquement sur la morale des hommes qui les pratiquent : elles dirigent les passions humaines conformément à leur dogme et aux intérêts de leurs cultes; ce que l’on appelle spécialement du nom de morale est le genre de conduite qui leur convient le mieux.
              Or, les actes de l’homme varient infiniment avec la poussée de ses instincts et de ses attractions; ils oscillent entre les extrêmes, ayant pour mobiles, d’une part, l’amour et le dévouement sans bornes, de l’autre, la fureur de la haine et de la vengeance. “Que de maux a pu susciter la Religion !”, dit le poète. Elle peut ajouter une férocité double à la férocité première, de même qu’à l’occasion elle exalte la tendresse jusqu’au délire.

              Avec les diversités des milieux, des conditions, des héritages de haine légués par la guerre, elle contribue à différencier les morales particulières de nation à nation : “Vérité deçà, erreur au delà !” Ainsi, les religions, quoique d’origine secondaire, relativement à la morale, ont souvent exercé une influence considérable sur les morales qui leur correspondent; mais, si l’on prend le terme de “morale” dans le sens restreint, le plus usuel, de conduite absolument conforme à l’altruisme, il est certain que la religion n’a pu exercer aucune action sur cette morale, si ce n’est pour l’obscurcir ou la dénaturer, pour troubler les rapports naturels entre les êtres vivants. Ces rapports sont primordiaux, et, par conséquent la morale d’altruisme est aussi ancienne, plus ancienne que l’humanité.

              Il est vrai, les animaux n’ont pas su répéter les règles formulées par les Bouddha, les Confucius et les Christ: “Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît !” et : “Faites à autrui ce que vous désirez vous être fait !”. Mais s’ils n’avaient pas la parole nécessaire pour se prêcher cette morale les uns aux autres, ils ont su la pratiquer. Le dévouement complet, le sacrifice de la vie à l’être aimé ou à la communauté des parents et amis, se retrouve dans l’histoire ordinaire et maint groupe animal, de la fourmilière au nid et de la couvée aux familles supérieures. Ainsi que le dit excellemment un philosophe : l’Équité et la Bonté; voilà les deux piliers de l’équilibre moral; pareil à cet olivier, dont Ulysse avait fait le pied de sa couche nuptiale, ils ont pris racine quand la première tribu prit naissance et nulle tempête ne les déracinera (23).

              L’Entraide, dans toute son ampleur, telle fut, au milieu des infinis dangers de l’existence primitive, la sauvegarde des malheureux et de la race elle-même. Puisque les circonstances l’exigeaient, l’étroite solidarité d’homme à homme, c’est-à-dire la morale humaine dans son essence, devait être beaucoup plus commune que de nos jours; à cet égard, nos aïeux de la préhistoire étaient meilleurs que nous qui prétendons souvent pouvoir “chacun pour soi”, nous suffire à nous-mêmes. Quel précepte de morale peut dépasser en force les discours recueillis par Radloff parmi les populations de l’Altaï : “Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain; quand tu vas quitter ton champ, commence par le semer” ?

    Élisée RECLUS
    (Les temps Nouveaux, mars 1904)

    (1) A. de Quatrefages. L’Espèce humaine, p. 39 et suiv.
    (2) Tito Vignoli, Mythe and Science.
    (3) Ph. Germain, Actes de la Société Scientifique du Chili.
    (4) Hermann Vambéry, Sittenbilder ausdem Morgenlande, p. 221.
    (5) Girard la Rialle, Origine des Religions, Revue Scientifique.
    (6) Das Wesen des Christenthums; Das Wesen der Religion.
    (7) Ernest Grosse, Die Anfange der Kunst, p. 35.
    (8) Draper, Histoire du Mouvement Intellectuel de l’Europe.
    (9) De Brosses, Du Culte des Dieux Fétiches, Paris 1760.
    (10) Deutsche Rundschau, Jashgang, XVII, Heft, 12.
    (11) Pierre Laffitte, General View of Chinese Civilization.
    (12) Max Muller. Essai de Mythologie comparée, trad, G. Perrot, p. 72.
    (13) Elisée Reclus, Les Primitifs.
    (14) Eug. Monseur, Cours d’Histoire Religieuse, Extension universitaire de Bruxelles, p. 8
    (15) Elisée Reclus, La Mort (“Société Nouvelle“)
    (16) A. Bastian, Rechtserhaltnissen der Volker, Elie Reclus, Passim dans les Primitifs et le Primitif d’Australie.
    (17) Miklükho-Maklay. Bull. de la Soc. de Géographie Russe, 1878.
    (18) Iliade, chap. XX.
    (19) De Bacher, Archipel Indien.
    (20) Carl Vogt, Congrès de Bologne, p. 395.
    (21) Max Muller, Origine et développement de la Religion.
    (22) G. Tardo. Des Transformations du Droit, p. 18.
    (23) André Lefèvre, Religion et Mythologie comparées.


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