• LA BRUTE PROLIFIQUE, LA GUERRE DANS L'ACTE SEXUEL & LA CHAIR A CANON par Manuel Devaldes


                                            LA BRUTE PROLIFIQUE

              Selon Stuart Mill, il faut s’attendre à de bien petits progrès dans les mœurs “tant que la production de familles nombreuses ne sera pas regardée avec le même sentiment qu’on applique à l’ivresse ou à tout autre excès physique.” Il n’est pas de condamnation plus méprisante de la passion particulière : la brute prolifique, que ce jugement du philosophe anglais.


              Mais c’est justice et raison de sa part que de l’avoir formulé. Le tempérament se détourne de l’alcoolique avec un dégoût très compréhensible. Cependant, lorsqu’il ne s’adonne pas à la procréation ou qu’il ne se livre à aucune brutalité, l’alcoolique ne fait de tort qu’à lui-même. La brute prolifique, elle, fait toujours du mal à sa compagne et à ses enfants; ainsi qu’un certain nombre d’individus, appauvris par la concurrence que sa prolificité apporte sur le marché du travail, c’est-à-dire dans la demande d’une nourriture limitée.


              Boycottons donc énergiquement cet être éminemment nuisible, d’autant plus nuisible qu’il est plus pauvre. Pas de pitié envers qui n’a pas de pitié; nulle bonté à l’égard de ce qui est un principe de souffrance. Il est urgent pour tout individualiste, pour tout néo-malthusien, pour tout homme ou femme conscient de son intérêt, matériel et moral, d’adopter cette attitude de défense.


              Boycottage moral : Abreuvez la brute prolifique - qui se trouve toujours, sauf rarissimes exceptions, dans le bien dénommé prolétariat (classe de faiseurs d’enfants) - d’un mépris correspondant au culte que lui sert, hypocritement d’ailleurs, la bourgeoisie, du règne de laquelle sa bestialité est un pilier, à l’égal de l’alcoolisme, de l’ignorance et de la religiosité. Qu’on ne lui laisse pas ignorer le caractère de sa sale besogne ! Pas de camaraderie avec ce saboteur de la vie, avec ce “jaune” de l’humanité.


              Boycottage matériel : Pas un sou à la famille nombreuse. C’est trop de ce qu’elle vous coûte, par répercussion, contre votre volonté. Que la brute prolifique s’adresse à ses commanditaires naturels : les exploiteurs de chair à travail et à canon; et que ses victimes immédiates : femme et enfants, lorsqu’elles auront conscience de la souffrance qu’il leur a infligée pour son plaisir, invoquent directement un jour sa responsabilité.


              Il faut abandonner cette tendance, née du christianisme d’esclavage, à considérer les pauvres comme des êtres intéressants a priori; ils ne le sont pas plus que les riches ne sont respectables a priori. Lorsqu’il est avéré qu’un homme, bien qu’il en ait eu à sa disposition le moyen, (moyen nécessitant un effort pour être mis en oeuvre, mais où est la vie sans effort, sans lutte ?) ne s’est pas libéré d’une chaîne qui l’attache à la servitude. Il est indigne de sympathie. Ce n’est pas en se répandant en jérémiades et en aumônes qu’on donnera jamais de la force aux faibles; mieux vaut les abandonner à leur sort, et ce à plus forte raison s’ils font de leurs chaînes vos entraves à vous, révoltés, dignes de la liberté et de la joie.


              Certes, le bourgeois à une grande part de responsabilité dans la surpopulation, qu’il entretient par l’éducation morale mensongère, le non-enseignement des vérités sexuelles, la propagation du préjugé selon lequel les familles nombreuses feraient toujours la richesse de la collectivité à laquelle elles appartiennent, les mesures législatives et administratives en leur faveur, etc. A la vérité, le bourgeois est, ce faisant, dans le rôle que lui assigne l’intérêt économique de sa classe.

              Ne parlons pas de son intérêt moral : il ignore de telles préoccupations. Mais il ne faut pas oublier - ou l’omet trop souvent - la responsabilité personnelle de l’homme prolifique lui-même, qui fait, par ses comportements de brute, son propre malheur, celui de sa famille, et aussi celui des autres, à l’encontre de la liberté desquels lui et ses pareils constituent un pesant déterminisme. Oui, boycotter la brute prolifique, vous, les conscients, qui supportez les conséquences de ses méfaits.


              Mais, pour pouvoir justement agir envers un individu ou une catégorie d’individus, il faut les connaître. Or, on n’a pas encore tenté l’analyse de la mentalité de la brute prolifique. C’est pourtant, dans sa diversité ¾ car si le même objet les satisfait, les brutes prolifiques n’obéissent pas toutes aux mêmes suggestions - une bien curieuse psychologie. Je vais esquisser ici, après quoi, j’en suis persuadé, chacun de ceux qui ont vaincu en eux le vieil ancêtre des cavernes se dira, comme moi-même : “Tu peux mépriser cet homme avec tranquillité.”


              J’ai découvert une cause - le patriotisme - censée déterminer et cinq causes ¾ l’inconscience, le masculinisme, la jalousie, le sadisme, l’esprit de lucre ¾ déterminant effectivement la prolificité des brutes. A tout seigneur tout honneur. Commençons par ce qu’il y aurait de plus élevé sur cette basse échelle, par le type religieux : la brute prolifique par patriotisme.


              Ne le trouvez-vous pas digne d’être livré aux humoristes, ce bon citoyen qui engrosse perpétuellement sa femme pour donner des soldats et des moules à soldats à sa patrie ? Vous n’en avez jamais rencontré aucun exemplaire dans la vie, n’est-ce pas ? Les bourgeois en parlent toujours, mais ils ne le montrent jamais - et pour cause - Ce n’est d’abord pas chez eux qu’il figurerait ! Et s’il se trouvait quelque part, le plus grand service que vous pourriez lui rendre serait de le conduire à Sainte-Anne : il serait justiciable de la douche !


              Et pourtant, théoriquement, il n’existe que ce type-là; c’est à lui seul que s’adressent nos prostitués journalistiques. Autrement dit, lorsque les valets de plume à la solde des bourgeois félicitent l’animal sans raison, la brute qui a fourni beaucoup de chair à travail et à canon à leurs maîtres, ils mettent cela au compte de son patriotisme et c’est au nom de ce sentiment qu’ils exhortent les autres prolétaires à l’imiter.


              En réalité, le reproducteur patriote est un mythe, un “lieu commun” de politicien, un “cliché” de journaleux. ‘est un type fictif qu’utilise Tartufe pour les besoins de sa cause. Cette fiction permet, d’une part au bourgeois de demander décemment aux brutes de donner libre cours à leurs instincts; ¾ d’autre part, à la brute prolifique de justifier la multiplicité de sa géniture lorsque, appartenant à l’un des cinq types réels  que nous allons examiner, cette brute l’a mise au monde ou plutôt l’y a fait mettre par sa pitoyable compagne ¾ sa femme.


              Comme les individus savent qu’on ne se nourrit pas d’idéal, les arguments religieux ne parviennent pas à les déterminer; ceux qui se livrent à la prolificité sont déterminés par de toutes autres causes. Mais peu importe aux bourgeois et aux prêtres de la religion patriotique, pourvu qu’on “marche”, fût-ce suivant les mobiles les plus ignobles : l’idéal est le pavillon qui couvre la marchandise. Enterrons donc une fois pour toutes le reproducteur patriote - avec un linceul tricolore. Et voyons par quoi sont mus les individus de chacun des cinq types réels de brute prolifique.


              La brute prolifique par inconscience est le type le plus répandu et celui sur lequel les dirigeants comptent le plus pour leur donner le bétail humain nécessaire au maintien de leurs privilèges. Qu’importent à cet inconscient les conséquences de ses actes ! Incapable de les prévoir, il ne s’en soucie pas. Au surplus, des enfants, il n’en désire pas : chaque fois que sa femme est enceinte. Il l’ “engueule” - pour employer son langage. Mais, dépourvu de toute volonté, cet aboulique est devant le sexe comme l’alcoolique devant son “pernod”

              D’ailleurs, il fait généralement marche de pair les deux “sports” : ses rejetons sont des “enfants du samedi.” Parlez-lui du consentement de la femme à la maternité, de raison et de bonté : le crétin vous rira au nez. Ces idées et ces sentiments lui sont étrangers. Selon lui, la femme a été créée par la nature pour le plaisir de l’homme. Il use de la sienne, il lui fait des enfants : quoi de plus naturel ? On dit qu’il en abuse : mais où commence l’abus ? Et puis, on n’est pas sur terre pour s’embêter : lui, il n’a que ce plaisir-là - et le “pernod” Et puis, est-ce que ça regarde les autres, ces affaires-là ? Et le mur de la vie privée ! Et puis il est le maître, enfin... et puis...  on ne raisonne pas avec une brute.

              Vous avez rencontré la brute prolifique par masculinisme les dimanches et jours de fête. Notre homme faisait la roue en traînant un, deux ou trois gosses et en promenant une femme au visage hâve et au ventre proéminent ¾ sa femme. A la foule, qu’il jugeait devoir être forcément admirative, il semblait dire : “C’est moi qui ai fait ça ! Je suis un mâle, moi; je suis bon à quelque chose !”


              Car cet imbécile d’une vanité spéciale éprouve impérieusement le besoin de montrer à sa femme et à l’univers qu’il est “bon à quelque chose”, suivant l’expression populaire, commune à certains mâles et aux femelles subjuguées par le pouvoir fécondant de certains génitoires. C’est son mérite, à lui ! Il n’a que celui-là, mais il l’a, et il en éprouve une certaine fierté. Chacun, sans doute, n’en pourrait dire autant, puisqu’il en est qui ne se montrent “bons à rien.”


              Pourtant - quelle audace ! - il est parfois une femme qui regimbe contre ses prétentions; il n’a pu la convaincre que c’est son lot d’être, comme dit Alfred Naquet, une “jument poulinière.” Mais sa violence ou sa ruse aura raison d’elle. Car il est le maître lui aussi, et il le prouve. Heureuses parmi les femmes affligées d’un masculiniste celles sur qui leur conjoint se bornera à ne faire que deux ou trois fois l’expérience qu’il est “bon à quelque chose.”

              Mais habituellement, il ne s’arrête pas là. La nature n’a-t-elle pas créé la femme pour que l’homme lui fasse des enfants ? Il n’y a que ceux qui ne sont “bons à rien” qui ne lui en font pas. Il sera donc toute sa vie “bon à quelque chose” et à ça seulement, c’est-à-dire à engendrer de la souffrance. Alors que les autres s’en foutent, la brute prolifique par jalousie “aime” sa femme - sa propriété. Mais son amour ressemble à celui que le phylloxéra éprouve pour la vigne...


              La mentalité de cet être qui détruit lentement, mais sûrement, et fait souffrir celle qu’il “aime” est stupéfiante. Maupassant, dans l’Inutile Beauté, a évoqué d’une manière saisissante cette manifestation épouvantable de la jalousie masculine. Mais si la littérature naturaliste s’en est emparée, c’est que la vie en offre des exemples. Le témoignage du général Toutée, auteur de projets particulièrement machiavéliques en faveur des brutes prolifiques et grand repopulateur - pratiquant, celui-là, mais on va connaître son motif de derrière la tête, qui n’a rien de patriotique - constitue un précieux document humain à l’appui de notre thèse.

              N’a-t-il pas fit un jour que pour “tenir” une femme, il fallait qu’elle fût toujours enceinte ou nourrice ? En août 1908, lors de la fameuse enquête de l’Intransigeant sur la natalité dans les classes dirigeantes (1) (Il n’était alors que colonel) il avait 6 enfants vivants : en ne tablant que sur ceux-ci, à raison de 9 mois de gestation et 2 ans d’allaitement pour chacun, on obtient 180 mois ou 15 années d’esclavage féminin...


              Amour ! Amour !....


              Le général Toutée eut d’ailleurs un illustre prédécesseur, théorique il est vrai, mais c’est bien suffisant. Dans la Physiologie du Mariage, livre qui, sous une apparence de plaisanterie, est un traité de l’esclavagisme sexuel, Balzac écrit à ce même propos :


              “La Providence n’a oublié personne... vous devez bien penser qu’elle n’a pas laissé un mari sans épée; or, le moment est venu de tirer la vôtre. Vous avez dû exiger, en vous mariant, que votre femme nourrirait ses enfants : alors, jetez-là dans les embarras et les soins d’une grossesse ou d’une nourriture, vous reculerez ainsi le danger au moins d’un an ou deux. Une femme occupée à mettre au monde et à nourrir un marmot n’a réellement pas le temps de songer à un amant, outre qu’elle est, avant et après sa couche, hors d’état de se présenter dans le monde....

             Six mois après son accouchement et quand l’enfant a bien tété, à peine une femme commence-t-elle à pouvoir jouir de sa fraîcheur et de sa liberté. Si votre femme n’a pas nourri son premier enfant, vous avez trop d’esprit pour ne pas tirer de cette circonstance et lui faire désirer de nourrir celui qu’elle porte. Vous lui lisez l’ Émile de Jean-Jacques, vous enflammez son imagination par les devoirs des mères, vous exaltez son moral, etc.” (2) Je dis “partiellement”, car les pratiques dont il condimentait sa manie proliférante nous montrent en lui l’exemple vivant d’un autre type de brute prolifique : celle qui agit par sadisme.


              De la brute prolifique par sadisme, qui, parmi les personnes douées de quelque faculté d’investigation psychologique, n’a reconnu quelques exemplaires au cours de son existence ? On en rencontre plus fréquemment que ne le pensent les âmes simples. “L’homme est caverneusement mauvais”, a dit un jour Zo d’Axa. C’est une boutade, mais elle exprime une terrible réalité secrète. Il est de nombreux hommes en qui revit, à des heures troubles, l’ancestral anthropoïde capable des pires actions.


              Le docteur Joanny Roux l’atteste : “... C’est encore en vertu du même sentiment (de la propriété) que l’amour est volontiers tyrannique; il s’affirme par l’autorité imposée. Par des transitions insensibles, ce plaisir de la conquête et de la possession nous conduit sur un terrain pathologique, au sadisme.... Si les plaisirs partagés ou donnés sont nos titres de propriété, l’autorité acceptée, la souffrance subie en sont le signe. Et ceci nous explique pourquoi, dans l’histoire des sadiques, on trouve assez souvent ce fait, en apparence paradoxal, qu’ils cherchent presque tous, et souvent dans le même moment, à donner de la jouissance et de la souffrance.” (3)


              La plus vile des brutes prolifiques, c’est celle qu’impulse l’esprit de lucre. Dans les actes sexuels de cet être, il y a un calcul, et d’une nature particulièrement abjecte : quelque chose d’analogue au fait du paysan qui mène sa vache au taureau pour qu’elle lui rapporte un veau et du lait dont il tirera de l’argent. Mais au moins ce paysan ne prétend pas aimer sa vache et ce n’est pas lui le taureau ! Les bourgeois comptent beaucoup sur ce congénère pauvre qui leur ressemble comme un frère : toutes les mesures onéreuses dont discutent nos repopulateurs sont les appâts destinés à multiplier la brute prolifique par esprit de lucre.


              Chaque fois que cet être ignoble fait un enfant à sa femme (c’est un enfant voulu, celui-là, mais comment !) il escompte tous les profits qu’il tirera de sa géniture, tous les secours qu’il pourra mendier des Rothschild et autres “philanthropes”, toutes les miettes de la table des bourgeois dont ils se nourriront lui et les siens, toutes les “indemnités” qu’il pourra extorquer à la collectivité, toutes les primes que lui paieront ces sociétés d’assurances sur la natalité qui poussent, champignons vénéneux, sur le fumier capitaliste. Ah ! le métier nourrit son homme, à tel point que ¾ j’en ai connu plusieurs ¾ d’aucunes, parmi ces brutes prolifiques, ne font rien d’autre que ça. Leur unique travail est la reproduction.


              Si le fabricant de chair humaine a réussi à engrosser sa femme sans interruption et à lui faire donner un enfant chaque année, comme y incite criminellement la société d’assurances mutuelles “L’Avenir Familial” - criminellement, entre autres raisons, d’abord parce que la femme risque fort de succomber sous la spéculation de son ignoble mari, et ensuite parce que les enfants sont ensuite forcément privés du lait maternel ¾ après treize ans de ce régime, quand ce ne sera pas moins, il pourra commencer à tirer des fruits de son élevage des profits qui iront en s’amplifiant toujours.

              Il livrera aux capitalistes cette jeune chair à travail. Que la machine en estropie d’aucuns, c’est de médiocre importance : la loi sur les accidents de travail est là pour un coup. Qu’elle en tue un, c’est une perte; cependant il y aura là encore une forte somme à toucher. Qu’on usine les anémie et les conduise à la tuberculose, ce ne sera regrettable que s’ils meurent avant d’avoir suffisamment “rapporté” Vivre grassement des bénéfices de l’ “amour”, voilà son idéal ! Sainte famille de poétaillons, des vertuistes, des repopulateurs et des brutes prolifiques, où le petit-fils naît quand la grand-mère accouche d’un oncle du petit-fils, où l’on est huit ou dix à danser devant le buffet, tu apparais comme quelque chose de bien laid !


              Car elle résume à çà, la famille nombreuse : le père, une brute jouisseuse et bassement égoïste; la mère, une victime, mais aussi un être veule, qui subit sans se révolter; les enfants, ces autres victimes, des accidents, fruits du hasard ou de la fatalité ou des objets de rapport. Combien plus noble est notre famille néo-malthusienne, où la paternité est consciente, la maternité consentie et l’enfant voulue !

                                                Manuel DEVALDES Avril 1914.


    (1) L’Intransigeant, 2, 3, 5, 10, 19 et 28 août 1908.
    (2) Ce savoureux et caetera est de Balzac.
    (3) Dr Joanny Roux, Psychologie de l’Instinct sexuel.


    LA GUERRE DANS L’ACTE SEXUEL

              Nous savons que la guerre a pour cause primordiale la surpopulation. Un nouvel objet s’offre, en conséquence, à notre esprit d’investigation dans la recherche de la cause profonde de la guerre : la cause profonde de la surpopulation.


              Naturellement, la surpopulation résulte, d’une part, de la fécondité de la femme, qui se traduit par la capacité de reproduction de l’espèce humaine en progression géométrique; d’autre part, de ce que la progression de la multiplication de la nourriture est beaucoup plus lente, d’où naît le déséquilibre entre la population et les subsistances ¾ situation biologique génératrice de guerre. Mais ce n’est pas là pénétrer assez profondément dans l’étude des causes de la surpopulation. Si l’on en reste à cette étape, on n’assiste encore qu’à un phénomène superficiel. Il faut, pour atteindre la réalité, descendre jusqu’à la mentalité de l’homme, pénétrer dans le domaine de la psychologie. Il faut procéder à l’analyse psychologique de la sexualité dans l’humanité, et plus spécialement dans la masculinité.


              Nous distinguerons dans la vie sexuelle deux fonctions : la fonction voluptuaire et la fonction génésique (1) Car il est bien évident que, dans l’esprit de l’être humain, ces deux fonctions sont généralement indépendantes. Autrement dit, ce n’est qu’exceptionnellement que l’homme et la femme ont en vue, lorsqu’ils ont des rapports sexuels, un dessein génésique. Leur seul but est, d’ordinaire, d’éprouver de la volupté. Comme l’a fait remarquer le Dr Charles Letourneau dans sa Psychologie des Passions, ils éprouvent le besoin de la volupté, non le besoin de la procréation. Cependant, physiologiquement, ces deux fonctions sont liées, et elles le demeurent pour autant que les deux partenaires laissent la nature suivre son cours (2)


              Il est donc faux qu’à la base des rapports sexuels se trouve, comme le dit le sociologue O. Lemarié (3) l’ “instinct génésique” qui porterait nécessairement le couple humain à se reproduire. L’ “impérieuse exigence de la perpétuation”, le “besoin fondamental de perpétuation de l’espèce” dont il fait état, lui et ses pareils, sont, en généralisant comme il le fait et hors le cas, d’ailleurs sujet à discussion et interprétations diverses, de l’enfant voulu, de purs mythes. Il est possible qu’un moraliste, se plaçant à un point de vue finaliste, juge bon de faire cette assertion, quoiqu’il la sache pertinemment fausse, ne serait-ce que grâce au critérium de sa propre conduite; mais la vérité est exactement l’opposé.


              Ce qu’il y a, en réalité, à la base de l’acte sexuel, c’est le désir particulièrement puissant du mâle de jouir d’un autre être de sexe différent, du sexe complémentaire ¾ pour n’envisager ici que la norme. Une preuve de non-finalisme en cette affaire, c’est, entre autres, que cette même volupté peut-être recherchée, et obtenue, avec un individu du même sexe - ce qui exclut, cela va sans dire, toute idée de génération, d’abord, et, ensuite, de finalité universelle. La fin recherchée dans l’acte sexuel - fin humaine, non plus fin “divine” - c’est la pure et simple volupté, cette volupté dont certains finalistes font un “piège” au service du “dessein” du “Créateur.” En un mot, il y a un instinct sexuel, il n’y a pas d’instinct génésique.


              A l’œuvre donc, dans la sexualité du mâle, se trouve ce désir égoïste de satisfaction physique, le plus souvent manifesté sans souci de ce qu’en pourront être les conséquences pour la partenaire. Pour éprouver un plaisir intense d’une minute, un homme n’hésite pas à imposer à une femme un fardeau physiologique d’une durée de neuf mois et à mettre la vie de cette femme “aimée” en danger. L’égoïsme, en ce cas, est flagrant. Il est à la souche de l’activité sexuelle masculine. Une éducation sexuelle intégrale (4) mettrait cette réalité en lumière; mais, pour maintes raisons diverssements intéressées, les mâles n’en veulent pas, surtout pour les femmes.

              Quant à ces dernières, qu’une éducation de ce genre pourrait libérer de beaucoup de maux, elles n’en veulent pas non plus (5) ¾ a-t-on jamais vu une féministe, sauf peut-être Nelly Roussel et une ou deux de ses semblables, la réclamer ? ¾ mais c’est parce que leur intelligence est atrophiée par les idées que leur inculque la société masculiniste (6)


              En outre, si l’on poursuit l‘analyse, on découvre dans la sexualité du mâle une impulsion violente : de l’agressivité; puis de la cruauté; enfin une volonté de domination qui exige non seulement l’exclusivité dans la possession de la femme, dans l’usage de son corps, d’où naît la jalousie, mais encore l’obéissance de l’esclavage donnant le témoignage constant de l’adoration du maître.


              Il est a remarquer que ces caractéristiques de l’acte sexuel masculin : l’égoïsme, l’agressivité, la cruauté et la domination, deviennent, sous la plume ou dans la bouche du moraliste, des “vertus” lorsque le dit acte a des conséquences génésiques. Ce sont ces “vertus” qui nous conduisent à la guerre, laquelle, d’ailleurs, a aussi l’approbation plus ou moins catégorique du moraliste.


              Ainsi, l’acte sexuel est donc imprégné de violence et la femme est pour l’homme un adversaire qu’il vainc de diverses manières, aussi bien dans le fait de lui imposer son étreinte que dans les conséquences génésiques que cet acte peut avoir. Et René Benjamin, raillant un pacifiste, peut écrire avec raison : “Pauvre bonhomme ! C’est vrai qu’il n’a pas d’enfants. Pour en faire, il aurait fallu qu’il fût violent.” (7)


              Voilà un aveu à retenir. Mieux. Si l’on approfondit la nature de l’acte sexuel et celle de l’acte meurtrier, si l’on remonte jusqu’à l’impulsion qui ouvre à chacun d’eux la voie à leur accomplissement, on constate qu’il existe une certaine similitude entre l’impulsion qui conduit le meurtrier à tuer et celle qui porte le mâle à l’acte sexuel.


              Dans un conte intitulé : Guerre, M. Boussac de Saint-Marc écrit : “Au bas-fond de notre conscience animale, ôter la vie ou la donner provoque un frisson presque identique.” (8) On comprend ce qu’il entend par “donner la vie” : accomplir l’acte sexuel.


              Je ne sais plus dans lequel de ses romans d’autrefois Mme Lucie Delarue-Mardrus fait dire à l’une de ses héroïnes : “Dans l’amour, il y a du meurtre”, ce qui ne semble paradoxal que parce que le mot “amour” est un pavillon qui couvre les marchandises les plus hétéroclites. Mais si l’on dit : “Dans la satisfaction de la libido, il y a du meurtre”, alors il n’y a plus d’équivoque et le paradoxe apparaît comme une vérité d’une clarté de cristal, le réel amour se présentant comme diamétralement opposé à la libido, qui n’est que l’ “amour” de dans “faire l’amour”


              D’ailleurs, le Kama Soutra parlent des femmes tuées pendant l’acte sexuel par des potentats asiatiques qui réalisaient ainsi en fait cette alliance de la libido et du meurtre inscrite - dirai-je “symboliquement” ou “en puissance” ? - dans le comportement masculin durant l’acte sexuel. Il faut être reconnaissant aux psychologues de la sexologie d’avoir clarifié le vocabulaire de la psychologie sexuelle. Jusqu’à ce qu’ils vinssent, le mot “amour” désignait des sentiments contradictoires, des actes opposés.

              Fort heureusement, ils ont introduit le mot “libido” qui consacre une distinction de fait entre un sentiment, l’amour - qui lorsqu’il existe et se manifeste de l’un à l’autre chez deux êtres de sexe différent, ennoblit leur vie sexuelle, leur association, quelle qu’en soit la durée : une heure ou une vie, et même, par de lointaines conséquences, s’il se généralisait, contribuerait à la paix sociale et internationale - entre le sentiment d’amour, qui est égo-altruiste, et le sentiment que l’on peut qualifier de contraire, la libido, qui est plus ou moins inférieurement égoïste et qui, dans les mêmes circonstances, a des effets absolument opposés.

    (1) Pour la distinction entre le sexuel et le génital, voir Marc Lanval, Barrières devant l’amour, p. 43, “la fonction génitale.”
    (2) Voir Le Dantec, L’Egoïsme, pp. 171-173.
    (3) Dans son Précis d’une Sociologie, (Paris, 1933) pp. 34-35.
    (4) Par “éducation sexuelle intégrale”, j’entends celle qui ne se borne pas à l’enseignement des réalités anatomo-physiologiques d’ordre sexuel, mais entre profondément dans la psychologie particulière à chaque sexe. Il importe, par exemple, que la femme connaisse - donc que la jeune fille apprenne à connaître ¾ la psychologie sexuelle masculine.
    (5) Si, à ce niveau, les choses ont évoluées en France, il n’en reste pas moins que, dans bien d’autres pays, rien n’a été modifié... (ndlr)
    (6) Idem... (ndlr)
    (7) Aliborons et Démagogues (Paris, 1927) p. 228.
    (8) Le Journal, 16 juin 1930.


              J’ai découvert récemment une jolie analyse de l’amour véritable : “Le propre des amours humaines, le point le plus haut où elles puissent atteindre, c’est le don, le sacrifice et l’exaltant bonheur qu’on en obtient. Tout s’aplanit, tout devient facile au service de l’aimé; la mort même s’y accepte avec un sourire, et l’on y voit l’avare s’y faire prodigue et chaste le libidineux. L’amant s’approche les mains pleines de l’amante au sourire mystérieux et fermé. Il ne demande rien pourvu qu’on l’accepte.” (1) Ne prenons pas, toutefois, cette affirmation à la lettre.

              L’auteur a évidemment poussé à l’extrême sa définition de l’amour, puisqu’il y intègre la mort même, acceptée dans un sourire - ce qui est sans doute de la “littérature” Nous n’en demandons pas tant. Il nous convient de vivre, non de mourir, tout en cueillant, comme s’exprime Ronsard, les roses de la vie; simplement, nous les voulons sans épines et belles au possible. Notre auteur a bien exprimé l’essence égo-altruiste de l’amour, mais il nous a donné de ce dernier une image romantique au lieu de le représenter en réaliste.


              Voyons d’un autre côté, ce que dit Freud. Il dit, en somme, que l’acte sexuel est plus ou moins un acte d’agression : “En ce qui concerne l’algolagnie active, c’est-à-dire le sadisme, il est aisé d’en retrouver les origines dans la vie normale. La sexualité de la plupart des hommes contient des éléments d’agression, soit une tendance à vouloir maîtriser l’objet sexuel, tendance que la biologie pourrait expliquer par la nécessité pour l’homme d’employer, s’il veut vaincre la résistance de l’objet, d’autres moyens que la séduction. Le sadisme ne serait pas autre chose qu’un développement excessif de l’élément d’agression dans l’instinct sexuel, qui aurait conquis le rôle principal.” (2)


              Considérant l’adulte en puissance dans l’enfant, Freud parle de “l’importance qu’aura, dans l’activité sexuelle du mâle, le besoin de possession et de domination.” Et il ajoute ce détail, dont beaucoup d’adultes confirmeront la vérité d’après leur expérience enfantine : “Lorsque les jeunes enfants sont témoins des rapports de leurs parents (qui, fréquemment, leur en fournissent l’occasion, croyant l’enfant trop jeune pour comprendre la vie sexuelle) ils ne manqueront pas d’interpréter l’acte sexuel comme une espèce de mauvais traitement ou d’abus de force, c’est-à-dire qu’ils donneront à cet acte une définition sadique.” (3) Et, en somme, d’après ce que dit Freud lui-même de l’âge adulte, et d’après ce que chaque homme qui s’observe sait, ils ne se trompent pas, au fond.


              Mais non seulement il y a, de la part du mâle, agression dans l’acte sexuel, il y a aussi, comme le dit Freud, délectation de cruauté : “L’histoire de la civilisation nous apprend que la cruauté et l’instinct sexuel sont intimement unis.” (4) Cette “perversion”, par la cruauté, le sadisme, serait donc, en réalité, naturelle et, par suite, normale. Toutes ces observations sont relatives à l’acte sexuel accompli conformément à la norme entre personnes de sexe différent; dans le cas de recherche de la sensation de volupté dans les parties du corps autres que les organes sexuels, Freud dit que l’instinct sexuel du mâle “ne fait qu’affirmer sa volonté de conquérir l’objet dans toutes ses parties.” (5) Ces autres parties, il les appelle “zones érogènes”, c’est-à-dire zones de volupté.


              Je terminerai ces citations de Freud relatives à l’agressivité contenue dans l’acte sexuel et à la liaison de la cruauté à la volupté, par l’extrait suivant, qui nous donne de nouvelles et utiles indications sur les faits de cet ordre : “L’enfant est, en général, porté à la cruauté, car le besoin car le besoin de possession n’est pas encore arrêté par la vue de la douleur d’autrui, la pitié se développant que relativement tard. Jusqu’ici, comme on le sait, on n’est pas encore parvenu à faire une analyse approfondie de cette tendance à la cruauté; ce que nous pouvons admettre, c’est qu’elle dérive de l’instinct de puissance, et qu’elle fait son apparition dans la vie sexuelle à un moment où les organes génitaux ne sont pas entrés dans leur période d’activité.


              La tendance à la cruauté domine toute une phase de la vie sexuelle que nous aurons à décrire plus tard comme organisation prégénitale. Les enfants qui se montrent particulièrement cruels envers les animaux et envers leurs camarades sont d’ordinaire, et à juste titre, soupçonnés de connaître une activité intense et précoce des zones érogènes, et bien que toutes les tendances sexuelles aient, dans ce cas, un développement prématuré, il semble que ce soit l’activité des zones érogènes qui l’emporte. L’absence de pitié entraîne un danger : l’association formée pendant l’enfance entre les tendances érotiques et la cruauté se montrera plus tard indissoluble.” (6)


              On me dira peut-être : “Tout cela est fort intéressant et nous montre que “l’amour” est en effet tout autre chose que ce que les poètes chantent et les moralistes louangent; mais nous ne voyons pas le rapport que cela aurait avec la guerre.” ¾ quoique je puisse déjà faire remarquer, à ce propos, qu’un être qui porte en lui de telles tendances n’est pas très apte à voir dans la guerre quelque chose de singulièrement ignoble, et que son éventuel pacifisme doit souvent se montrer purement verbal et ne s’avérer puissant et sincère que lorsque son égoïsme est étroitement intéressé. Mais j’arrive au fond de mon sujet.


              Le Dr Joanny Roux, médecin des Asiles d’aliénés de Lyon, dit, à propos du plaisir qui résulte pour l’homme de la conquête amoureuse : “L’amour est volontiers tyrannique, il s’affirme par l’autorité imposée. Par des transitions insensibles, ce plaisir de la conquête et de la possession nous conduit sur un terrain psychologique, au sadisme. Si les plaisirs partagés ou donnés sont nos titres de propriétés, l’autorité acceptée, la souffrance subie en sont le signe.” Or, pour suivre le raisonnement du Dr Joanny Roux, est-il un témoignage plus absolu de l’autorité imposée par le mâle et acceptée par la femme, de la souffrance donnée par l’un et acceptée par l’autre, que la grossesse ? De même que l’agression est contenue dans l’acte sexuel à son début, le sadisme est contenu dans l’acte sexuel en sa conséquence lorsque la nature a pu suivre son cours.


              Le Dr René Allendy cite le cas d’un homme de trente-cinq ans, marié, ayant quitté sa femme et son enfant, vivant avec une seconde femme et ayant néanmoins une maîtresse, ces deux dernières étant enceintes de lui au moment de l’observation, et qui confessait : “J’ai un besoin incroyable de faire un enfant aux femmes que je possède.” (8) Le Dr Allendy considère ce désir comme du sadisme. Ailleurs, il parle de “la férocité de l’alcôve” (9) “L’expression est adéquate. Mais cela ne nous éclaire-t-il pas sur la cause des grossesses répétées de certaines femmes ?

              Le psychanalyste qu’est le Dr Allendy a envisagé ce cas comme résultant d’un de ces complexes que la psychanalyse a la prétention de dénouer. Le fond d’agressivité dont Freud lui-même constate l’existence dans l’acte sexuel, l’union qu’il découvre entre la cruauté et l’instinct sexuel ne sauraient être considérés comme superposés à la nature primitive dans l’homme par les hasards de la vie de l’enfance, et d’ailleurs il ne les présente pas comme tels. Cela fait partie du fond de la nature masculine et la cause n’en pourra être élucidée à mon sens, que le jour où les termes de psychologie pourront être traduits en termes de biochimie.


              En attendant ce jour lointain, il me semble que ces tares masculines naturelles pourraient être neutralisées par l’éducation sexuelle intégrale tant des femmes que des hommes, et plus encore des premières que des seconds, et non par un simple traitement psychanalytique.

              Là où l’éducation serait impuissante, il ne resterait plus, dans un monde où la surpopulation aurait atteint un stade encore plus dangereux que celui où elle est parvenue aujourd’hui, que les moyens énergiques préconisés ar le biologiste Julian Huxley pour mettre les brutes prolifiques dans l’impossibilité de nuire (9) Quoiqu’il en soit du cas particulier cité par le Dr Allendy, je maintiens que, dans le dessein de maints hommes de féconder une femme, il entre une dose de sadisme. Religieux et moralistes d’élèveront contre cette opinion, mais, qu’il soit sincère ou hypocrite, leur avis nous indiffère : nous savons ce qu’il vaut.

    (1) Conzague Truc, Louis XIV et Mademoiselle de La Vallière (Paris, 1933) p. 151.
    (2) Sigmund Freud, Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, traduction Dr B. Reverchon, 29ème édition (Paris, 1929), pp. 49-50.
    (3) Id., ibid., p. 96.
    (4) Id., ibid., p. 107. Mme Marie Bonaparte dit de même : “L’observation de coït par l’enfant, si fréquente, et qui doit être de règle dans les milieux prolétariens où la promiscuité règne, est, on le sait, toujours interprétée par l’enfant dans le sens d’une agression sadique. Le père devient ainsi pour tout enfant le prototype de tout meurtrier.”

    (Deuil, Nécrophile et Sadisme (Paris, 1932) p. 15.
    (5) Sigmund Freud, Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, p. 51.
    (6) Id., ibid., p. 43.
    (7) Psychologie de l’Instinct sexuel (Paris, 1899) p. 77.
    (8) Dr R. et Y. Allendy; Capitalisme et Sexualité, (Paris, 1931) p. 148.
    (9) Id., Ibid., p. 42.
    (10) Voy. Manuel Devaldès, Croître et multiplier, c’est la Guerre ! (Paris, 1933) pp. 284-385.

              On le voit, c’est la méthode du document humain qui est appliquée ici. Elle étaie de faits vécus la doctrine. Rien ne vaut, comme exemple, un fait tiré de la vie quotidienne : c’est la pierre de touche de l’idée. Mais ce ne sera pas déroger à cette méthode que de citer aussi, à l’appui de cet essai de psychologie sexuelle du mâle, des passages d’œuvres d’écrivains, réalistes ou psychologues, réputés pour leur hardiesse ou leur sincérité. Peu importe que leurs personnages soient des êtres fictifs.

              L’écrivain - l’écrivain de génie, voire seulement de talent - est un homme comme un autre; seulement, il offre cette particularité, qui le distingue du commun des hommes, d’être capable d’analyser ses propres sentiments, plus aigus souvent que chez les autres et mieux perceptibles de lui-même, et de formuler d’une manière nette les idées susceptibles de les rendre exactement. Lorsqu’un écrivain semblable exprime la sensation, le sentiment, la pensée d’un de ses personnages, il extrait quelque chose de son moi : c’est un homme comme un autre qui parle - un qui sait parler. Ainsi le document qu’il nous apporte sous le voile de la fiction est bien un document humain.


              Une des oeuvres où se trouvent supérieurement exprimés les divers sentiments d’égoïsme, de sadisme et de volupté qui se manifestent dans la libido suivie de conception, c’est L’Ordination, où Julien Benda parle de “ces drames, ces détresses, ces êtres murés vifs à la vie d’intérieur, ces femmes crucifiées sur le lit conjugal, qui détournent leurs lèvres du maître qui les prend (1) Certains état d’esprit du héros de ce livre sont tout à fait révélateurs : “Là-bas dormait sa femme... Sa femme ! L’être où il avait fait son enfant !... Qu’il avait altérée de son être !... Qui était lui, elle aussi... Et l’ivresse lui revenait qu’il était lui dans un autre que lui.” (2) Et cet autre passage n’est pas moins imprégné de sadisme et d’esprit de domination : “Et cette femme-là, en face de lui ! Quel sentiment profond le tenait ce matin ¾ qu’il n’avait jamais eu (une fois pourtant, quand elle était enceinte) ¾ qu’elle était une enfant qu’il avait arrachée aux siens, à sa maison, à sa conscience et qu’il s’était mêlé à cette conscience, et qu’en même temps il était mêlé d’elle.” (3)


              Il résulte de ces témoignages qu’il y a une délectation dominatrice et sadique dans l’acte de faire un enfant à une femme, d’imposer cette grossesse, cette souffrance de neuf mois, parachevée par le déchirement de l’enfantement. Toutefois, ni le désir de domination ni le sadisme ne seraient suffisants, dans la masculinité, pour surpeupler la terre, s’il n’y avait à l’œuvre, à côté d’eux, le banal égoïsme intérieur. Cet enfant, le mâle pourrait ne pas le faire s’il voulait s’imposer une certaine contrainte. Car cela lui est possible., physiquement, mécaniquement. Son esprit de domination, son sadisme se satisferaient  dans une certaine mesure, platoniquement en quelque sorte, par le rudiment d’agression dont parle Freud et qui est contenu dans l’acte sexuel. Mais l’égoïsme est là.


              Michel Artsybachev, cet analyste si subtil de la sexualité, l’indique magistralement dans son roman : A l’extrême limite, au cours d’une scène de passion entre Djanéyev qui désire Lisa, et celui-ci qui ne l’aime pas mais est cependant tentée de céder :


              - Ne savez-vous pas que l’homme qui aime veut posséder la femme aimée, entièrement, son corps... tout ! prononça Djanéyev que le désir forçait à serrer les dents. Le savez-vous ?
              - Oui, répondit tout bas la jeune fille, avec un hochement de tête.
              - Eh bien ? articula Djanéyev avec force.
              Lisa ne répondit pas tout de suite, luttant contre la honte qui éteignait les paroles sur ses lèvres tremblantes.
              - Et après ? demanda la jeune fille, si bas qu’il entendit à peine. Elle se couvrait le visage des deux mains.
              Djanéyev la regardait, cruel et rapace. Quelque chose de moqueur surgit dans ses yeux sombres. Combien de fois avait-il entendu cette question !
              - Vous avez peur...  des conséquences ? dit-il d’un ton réservé.
              La jeune fille fit un signe affirmatif, continuant à cacher sa tête entre ses mains.
              - Si je le veux, il n’y en aura pas, dit Djanéyev franchement, mais comme s’il tâtonnait pour ne pas l’effrayer par ces mots cyniques et grossiers (4)


              Toutefois, dans ce roman, le “sacrifice” envisagé par le personnage d’Artsybachev n’a aucune valeur, soit au point de vue de la raison, soit à celui de l’égo-altruisme : ce n’est qu’un moyen, une ruse pour obtenir la capitulation d’une femme convoitée. Il ne résulte pas d’une attitude prise spontanément, volontairement, consciemment, en face de la vie; et la citation ci-dessus n’a pour objet que de montrer sa possibilité et de suggérer sa nature. Pour avoir une valeur rationnelle ou humaine, il doit être désintéressé, c’est-à-dire noblement intéressé; il doit provenir d’un sentiment égo-altruiste, cas où il cesse d’être un sacrifice et devient une satisfaction ¾ la satisfaction des cimes. Alors on peut parler d’amour de l’homme envers la femme en faveur de qui il prend cette mesure.


              Mais si nous comptions sur le seul amour véritable, harmonisé par le mâle avec la libido, pour assurer la paix de l’humanité en prévenant la surpopulation, source de la guerre, nous risquerions fort d’aboutir dans l’ordre des faits à un échec, dans l’ordre des idées à un pessimisme radical. C’est là précisément l’état d’esprit auquel était arrivé Le Dantec en considérant le problème de la paix. Le mobile auquel on peut faire appel en ce cas avec quelque chance de succès, c’est l’intérêt individuel ¾ un intérêt qui se confond avec l’intérêt général rationnellement conçu.


              Peu de gens ont vraiment intérêt à la guerre. L’immense majorité de l’humanité désire la paix. Mais la vie sexuelle telle qu’elle est pratiquée par l’humanité conduit nécessairement celle-ci à la guerre. Si les humains ne parviennent pas à établir la paix sur la terre, c’est que presque tous ignorent dans quelles conditions elle pourrait exister; c’est aussi parce que, même s’ils savaient qu’ils sont, par leur activité sexuelle, des facteurs de guerre, beaucoup de ceux qui consentiraient, pour leur part, à poser les fondements de la paix, ignorent les moyens, cependant existants ¾ et aussi simples qu’efficients¾ qu’il conviendrait d’employer.


              On peut dire que la sexualité, dans son cours naturel, est le fléau de l’humanité. Elle lui donne des joies intenses, qui, nous l’avons vu, ne sont d’ailleurs pas toujours, au point de vue de l’esthétique de la vie, des plus nobles; mais elle assure dans une proportion infiniment plus grande, son malheur. En définitive, le malheur de l’humanité dérive du plaisir éprouvé par les deux sexes dans le frottement réciproque des muqueuses de leur appareil génital. Petite cause, grands effets.

              Car, je le répète, sauf dans le cas de l’enfant voulu (volition qui peut résulter de divers mobiles absolument opposés et que la susdite bio-esthétique pourrait qualifier de nobles ou d’ignobles), la conception n’est pas l’intention: l’intention est dans la jouissance voluptueuse. Mais là, comme en toute manifestation de la vie, l’égoïsme joue, et il y joue au maximum et sous son aspect le moins noble. L’égoïsme agit à un haut degré dans la lutte pour l’existence : les humains s’arrachent impitoyablement la nourriture, mais l’action de l’égoïsme en ce cas est en quelque sorte étendue, diluée dans le temps; l’acuité de son exercice n’est à cause de cela sensible que pour l’observateur attentif, qu’il soit spectateur de la vie d’autrui ou de la sienne propre.


              Dans la lutte entre l’homme et la femme pour la volupté, le laps de temps durent lequel l’égoïsme s’exerce au maximum est restreint, mais son acuité est infiniment plus grande que dans le cas précédent. La libido exige chez le mâle la satisfaction la plus absolue : rapide et complète. Elle est en outre exclusive, exigeant, en raison de sa puissance même, que l’individu ne soit occupé à ce moment-là que de sa satisfaction et soit indifférent aux conséquences.

              Le nombre des hommes qui en cette circonstance conservent la maîtrise d’eux-mêmes est extrêmement réduit. C’est pourquoi il n’y a pas à compter sur le mâle pour l’emploi d’un moyen de garantie contre la conception, emploi dont la généralisation constituerait le prévention de la surpopulation et, par suite, de la guerre. La libido est maîtresse en ce domaine, d’où elle chasse la raison. Certes, il est des exceptions, des hommes qui, même en un tel moment, conservent, selon la belle expression de Léonard de Vinci, la seigneurie de soi-même; mais on sait qu’ils sont en petit nombre : ces exceptions confirment la règle.

    (1) L’Ordination, 11ème édition. (Paris, 1913) p. 139.
    (2) Ibid., pp. 181-182.
    (3) Ibid., pp. 187-188.
    (4) A l’extrême limite (Paris, 1913) pp. 227-228.


              Et le pouvoir de peuplement de l’espèce humaine en progression géométrique est si rapide que les exceptions de cette catégorie, n’exerçant pas grande influence, sont négligeables. Si la surpopulation, si la guerre, si le malheur de l’humanité résultent des conditions qui régissent la satisfaction de la libido, son bonheur pourrait découler de procédés de garantie dont l’application doit être, en vertu des faits sexuels masculins précités, surtout l’affaire de la femme.

              Car la science met à la disposition de cette dernière des moyens pratiquement certains d’éviter la maternité. Mais l’humanité est volontairement et jalousement tenue par ses gouvernants, par ses éducateurs - qui font ainsi faillite à leur mission et auraient, au surplus, eux-mêmes besoin d’être éduqués - et en général par tous ceux qui disposent sur elle une autorité quelconque, dans la plus complète ignorance sexuelle, et la stupidité de la masse est telle qu’en cette question qui prime toute la vie, elle se laisse maintenir dans cet esclavage intellectuel et sexuel dont procèdent tous les autres esclavages.


              Deux pays font, dans une certaine mesure, exception à cette règle : la Grande-Bretagne et l’U.R.S.S. (1) - dans une certaine mesure seulement; mais, dans les autres, l’ignorance sexuelle est soigneusement organisée. En France, c’est surtout la loi du 31 juillet 1920 qui pourvoit à cette besogne obscurantiste, et son objet principal est d’assurer l’ignorance des moyens utilisables par la femme; visiblement, ses promoteurs ont tablé sur la difficulté, la quasi-impossibilité pour l’homme d’accomplir le “sacrifice” du héros d’Artsybachev.

              Ainsi s’assure, en France par ce moyen, ailleurs par d’autres analogues, au prix de la pourriture biologique provenant du dysgénisme, et de la mutilation des femmes par l’avortement (2) qui en sont aussi les conséquences, la plus abondante surpopulation à laquelle un pays donné puisse aboutir ¾ la plus abondante surpopulation et la guerre qui la suit comme une ombre.

                                                    LA CHAIR A CANON

               En 1904, au Congrès national corporatif de Bourges, organisé par la Confédération générale du Travail, le délégué de la Bourse du Travail de Saint-Denis et de la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais préconisait la “grève des ventres” comme instrument d’amélioration immédiate du sort des prolétaires et comme moyen révolutionnaire permanent en vue de leur émancipation intégrale. Et il terminait en disant : “Vous verrez, camarades, l’affolement des castes militaire et capitaliste devant l’abaissement du taux de la natalité !”


              Donc, le taux de la natalité s’abaisse en France - comme d’ailleurs dans la plupart des vieux pays d’Europe, notamment en Allemagne. Jusqu’à 1906 inclus, il n’y avait que tendance à ce qu’on qualifie habituellement de “dépopulation” et qui ne saurait être pendant longtemps encore que désurpopulation. L’année 1907 inaugura la désurpopulation réelle : suivant les statistiques officielles, les naissances furent en déficit de 19.920 sur les décès. Après plusieurs années de légers excès de naissances, le déficit fut en 1911, dernier recensement annuel connu, de 34.869 ¾ mouvement heureux, mais qui ne suffit pas à nous satisfaire.


              Étant donné que les bourgeois s’alarment de cette fausse dépopulation, ils doivent, logiquement, nous parler de repopulation, ce qui, en réalité, aboutirait à l’aggravation de la surpopulation, actuellement existante. C’est ce qu’ils font, mais on voit combien peu cela leur réussit ! Un seul argument est invoqué par eux à l’appui de leur thèse. Il est d’ordre patriotique : au jour d’une grande boucherie internationale, les capitalistes français n’auraient pas suffisamment de chair à canon à leur disposition pour servir de rempart à leur propriété. Et ce jour-là, on le sait, il en faudra énormément.


              En 1903, le sénateur Piot écrivait à M. Combes, président du Conseil des ministres, pour lui faire observer que le contingent appelé sous les drapeaux en novembre de cette même année était en déficit de 34.000 hommes sur l’année précédente. Il disait : “D’un seul coup, l’armée de la République perd trois divisions : déficit d’autant plus regrettable au point de vue de la sécurité nationale que les chiffres du contingent de l’armée allemande accusent, au contraire, une augmentation de 15.000 hommes sur le contingent précédent... Le péril presse !...

              Les pouvoirs publics ont charge de la grandeur de la République. C’est à eux qu’il appartient de montrer que le vrai patriotisme consiste à prévoir résolument le jour où notre armée, par suite de la crise de dépopulation que je ne cesse de signaler et dont il faut à tout prix enrayer le progrès, ne contiendrait plus le nombre de soldats nécessaire à la défense nationale.”


              Nous citons cette lettre, qui fit jadis le tour de la presse française, parce qu’elle est caractéristique de l’esprit qui anime les gouvernants en matière de population. Mais qu’on lise dans les feuilles publiques les doléances des petits et des grands souteneurs de la bourgeoisie; du plus blanc des monarchistes au plus rouge des républicains, ils avouent sans vergogne que leurs craintes se bornent à cet objet : la chair à canon. D’où vient cet accord d’hommes qui semblent être des ennemis en politique ? C’est que la politique n’est que l’art de cuisiner les poires. On se dispute quant à la manière de les accommoder. Sera-ce à la sauce royaliste, bonapartiste, progressiste, radicale-socialiste ? Mais en ce qui touche la nécessité de les manger, la discussion cesse. Tous sont du même avis : on les mangera.


              Sur les questions vitales, on est rapidement d’accord, pourvu qu’on ait des intérêts communs, qu’on sache les discerner et les administrer. Les bourgeois ont tous, qu’ils se coiffent d’une calotte blanche, noire ou rouge, l’intérêt commun qu’ils connaissent et font valoir : ils ont intérêt à faire défendre leur patrie contre les capitalistes d’une autre patrie. Car les bourgeois, les capitalistes ont une patrie, et seuls ils en ont une : un prolétaire patriote est un crétin, puisqu’il n’a pas de patrie, lui, à moins que ce ne soit dans le Valais... Une patrie, c’est un syndicat de capitalistes.


              Le rapport existant entre la population et la guerre ne peut être utilement et franchement traité que si l’on se place sur le terrain de la lutte des classes. Car la société actuelle apparaît bien divisée en deux classes, dont les intérêts sont profondément antagoniques : les maîtres et les esclaves, les riches et les pauvres, les bourgeois et les prolétaires, les capitalistes parasites et les ouvriers, manuels ou intellectuels, créateurs de richesse. Il se peut qu’un grand nombre d’individus de la seconde classe ne se rendent pas un compte exact de leurs propres intérêts : ils n’en existent pas moins, identiques à ceux de la classe prolétarienne tout entière, avec lesquels ils se confondent.


              Là est la tâche ardue : faire comprendre au prolétaire, dont la mentalité est saturée de religiosité, qu’il se doit d’agir dans son intérêt personnel, comme le fait son maître. Cela paraît simple et l’observateur, non pas tout à fait superficiel, mais qui cependant ne va pas jusqu’au fond des choses, objectera qu’aucun individu, dans la nature, n’agit autrement que selon les mobiles intéressés. Certes, en principe; mais la conception de la vie que le religieux inculque au prolétaire l’empêche le plus souvent de distinguer son intérêt véritable et le fait se sacrifier à un intérêt contraire au sien, qu’il devient nécessaire de lui faire connaître.


              - Quoi, dira encore notre contradicteur, l’individu, dans le prolétariat, est assez stupide pour ne pas connaître son intérêt ? C’est vous, l’autre, qui allez lui enseigner ?


              - Soyez-en persuadé, il est en général assez stupide pour ne pas voir où se trouve son intérêt. Et nous qui l’avons pu définir, nous ferons peut-être saisir à cet ignorant qu’il existe pour lui des intérêts fictifs et des intérêts réels. Par exemple, pour un prolétaire, lequel n’a pas de patrie, l’accomplissement des prétendus devoirs que lui enseignent les prêtres de la religion patriotique est le résultat de la croyance fausse à la réalité d’un intérêt qui n’est que fictif. L’idée de solidarité nationale, devant unir en temps de paix et de guerre tous les individus contenus dans certaines limites dénommées frontières et fixées par les dirigeants des diverses patries - cette idée est un mensonge pour les prolétaires, parce que les bourgeois, eux, sont intéressés, et parce qu’aucune solidarité ne les relie à ceux-ci, car i ne peut exister de solidarité qu’entre individus ayant des intérêts communs.


    (1) En ce qui concerne l’U.R.S.S., cette affirmation, exacte lorsque la présente étude fut écrite, ne l’est plus aujourd’hui. Ses gouvernants l’ont fait entrer en 1936 dans une folie de surpeuplement identique à celle de l’Allemagne et de l’Italie.
    (2) Officieusement, on évalue à 800.000 le nombre d’avortements clandestins effectués en France chaque année (note de P. et A.) (ndlr : 1936)


              L’individu, l’homme, est la seule réalité existante, par rapport à ces entités qu’un raisonnement encore imbu de métaphysique lui oppose: Société, Etat, Patrie, etc. La société, ce n’est qu’une abstraction exprimant le fait d’association des individus. Or, quand les maîtres en éprouvent le besoin, ils invoquent, pour justifier leurs actes égoïstes, l’intérêt de la Société (1) au salut de laquelle ils veillent - d’autant plus jalousement que la Société c’est eux, les esclaves étant leur chose, grâce à la propriété du capital qu’ils détiennent, par le seul fait de leur force - force faite de l’ignorance et de la religiosité desdits esclaves.


              Considérant leur société par rapport aux autres sociétés qui se partagent la Terre et qui sont constituées suivant des statuts autoritaires légèrement différents dans la forme, mais identiques dans leur objet : l’exploitation des esclaves par les maîtres - les capitalistes la dénomment “patrie”. Pour des raisons d’ordre purement économique, des différends, des querelles naissent entre les bergers de ces divers troupeaux, entre les capitalistes de ces diverses patries, querelles que les esclaves s’empressent bêtement d’épouser. Ces différends se vident à coups de canon. Pour supporter le choc et y répondre, il faut de la chair à canon, et les syndicats de capitalistes pensent, très justement, que le syndicat qui a le plus de chances de triompher de l’autre est celui qui a le plus de chair humaine à sacrifier à la mitraille.


              Ils demandent, en conséquence, aux prolétaires de faire des enfants, des hommes, pour la “défense nationale”, plus exactement pour la guerre, car (encore que cela nous indiffère) on sait que jamais aucune des nations belligérantes n’a attaqué l’autre et que chacune ne fait que se défendre... Recherchons donc, pour l’édification des futures victimes, des victimes préalable même, les causes réelles des guerres.


              Ah ! c’est toujours pour les “nobles” causes que les “braves” vont mourir ! Les maîtres qui déclarent les guerres peuvent les masquer d’un prétexte idéaliste : elles ont une réalité - on peut dire : toujours - une cause ou un motif d’ordre économique, ce qui n’empêchera point les esprits superficiels d’y voir chaque fois une raison d’honneur, un but d’idéal. Les dirigeants n’auront jamais la naïveté d’avouer qu’en cela, comme en tous leurs actes, ils obéissent à un mobile égoïste et poursuivent un but économique. Ils ont trop hypocritement déprécié - pour les autres  les préoccupations égoïstes et matérielles, qui sont leurs, pour ainsi procéder. Ils exploiteront le sentiment religieux qu’ils entretiennent dans l’esprit de leurs sujets; suivant le temps et le lieu, la guerre sera faite pour Dieu ¾ celui du pays - pour la Patrie, pour la Civilisation, pour le Progrès, pour l’Humanité...


              Il est temps d’avoir un oeil plus réaliste. “Un homme”, dit Frédéric Passy, pendant plus de trente ans, a rédigé les traités conclus par la France, d’Hauterive, chef de service au Ministère des Affaires étrangères, a dit, et il a eu raison, que presque toutes les guerres, de quelque nom qu’on les appelât, n’étaient que des guerres de commerce, de conquête ou de déprédation.” (2) “On a fait la guerre de Tunisie”, dit Urbain Gohier, “pour les porteurs de bons tunisiens, comme on avait fait la guerre du Tonkin pour les clients de Jules Ferry, la guerre du Dahomey pour trois commerçants de Marseille, et les expéditions de Guinée pour les clients du ministres Delcassé; pour la société Suberbie et Cie ont fait la guerre de Madagascar. (3)


              Là, les intérêts privés apparaissent clairement - après coup - mais, lorsqu’on entreprit la conquête de ces territoires, c’était pour faire prévaloir un idéal, n’en doutez pas ! J’étais bien jeune lorsqu’eut lieu l’expédition de Dahomey, mais je me souviens fort bien qu’un dessein humanitaire y présidait ! D’ailleurs, l’argument patriotique peut être invoqué parallèlement à une raison de “justice”

              Les gouvernants proclameront volontiers qu’ils engagent telle guerre pour faire respecter la nation dans la personne d’un “compatriote” dont les droits ont été violés. Et l’on mobilise ainsi la chair à canon pour faire “rendre justice” à quelque fripouille capitaliste dont les excès ont amené la légitime rébellion d’une population : c’est le prétexte désiré à la mainmise par la force armée sur une contrée que l’on convoitait.


              En vérité, quoi qu’il arrive, quelque bénéfice qui, du fait d’une guerre, échoie à une nation - par l’effet de surpopulation et le jeu des institutions sociales, le prolétaire reste prolétaire. Car derrière ces entreprises, ces conflits, ces guerres à l’apparence nationale, veillent les grands intérêts capitalistes, les intérêts des gouvernants-possédants nationalement syndiqués, qui, eux, y trouveront satisfaction, parce qu’ils sont les plus forts - artificiellement.


              La guerre économique - voilà presque un pléonasme - la guerre peut se présenter sous deux aspects : elle a lieu ou entre nations dites civilisées et peuples dits inférieurs ou simplement entre nations dites civilisées. Le second cas est souvent la conséquence du premier. Le différend naît généralement du désir de conquête coloniale qui anime deux ou plusieurs Etats convoitant un même sol. Si, maintenant, on se demande à qui et à quoi servent les conquêtes coloniales, on s’aperçoit vite qu’elles sont toujours faites à l’avantage de la classe dirigeante et possédante et qu’elles lui servent à des fins diverses.

              On n’ignore pas que la surpopulation, c’est-à-dire l’excès de population relativement aux subsistances disponibles dans un pays, profite aux capitalistes de ce pays en ce qu’elle leur procure de la main-d’oeuvre à bas prix : la chair à travail - entre autres choses, dont la moindre n’est pas la chair à canon. Mais encore faut-il que cette surpopulation ne dépasse pas une limite décente : par leurs colonies, les capitalistes, en ce cas, procurent un exutoire à une partie de l’excédent de population.


              Toutefois, la possession de colonies aux fins d’émigration, et aussi dans le dessein d’y puiser un jour des subsistances, n’est pas l’unique moyen de corriger les effets d’une surpopulation exagérée. L’expansion industrielle et commerciale en est une autre, mais qui entraîne des maux identiques à ceux occasionnés par le colonialisme, en multipliant les chances des conflits internationaux. Au surplus, ce moyen, mis en oeuvre, nécessite, lui aussi, à un certain moment, l’existence de colonies, non plus alors seulement pour servir de réceptacle à la population en excès et de grenier d’abondance, mais pour en tirer les matières premières nécessaires à l’industrie et y écouler les produits de celles-ci.


              Comment, en effet, parvient à vivre - mal, d’ailleurs - une population qui, ayant fait rendre à son sol le maximum de ce que comporte les possibilités agricoles, se trouve plus nombreuse que ne le permettent les produits de la terre ? Il lui reste à intensifier la transformation des matières premières en objets manufacturés et le commerce de ces objets, opérations qui conduisent au prélèvement de profits, lesquels serviront à l’acquisition des subsistances manquantes. Et peut-il être débouchés plus favorables que ceux offerts par les colonies, dont, à l’aide de lois douanières, la métropole fait autant de marchés protégés ?


              Mais ce n’est pas que commercialement que les capitalistes exploitent les colonies. Ils trouvent encore matière à voler dans la production indigène, soit sous forme d’appropriation pure et simple du sol et des produits, avec une organisation du travail pire que l’esclavage prétendument aboli, soit sous forme d’impôts, impôts exorbitants qui engendrent la famine, comme dans ces malheureuses Indes anglaises, où, depuis la conquête, les paysans hindous mangent trois fois moins qu’avant, mais, par contre, fournissent une grande partie du coton et des céréales nécessaires à l’Angleterre.


              Et là, nous pourrions puiser, si cela n’était déjà démontré par ailleurs, la preuve du manque de subsistances, autrement dit de la surpopulation, dans la nation colonisatrice. Cette preuve, nous la trouverions dans la nature des importations qu’on fait des produits coloniaux : ce sont, presque exclusivement, des produits agricoles, des denrées alimentaires.

              Sans doute on en tire aussi des matières premières pour l’industrie manufacturière non alimentaire, des métaux, des bois, de l’ivoire, du caoutchouc, etc., matières premières qui ne se trouvent pas toujours ou du moins en quantité suffisante, dans la métropole et qu’il faut bien prendre dans les colonies.. Mais ce qu’on va y chercher surtout, c’est du blé, du seigle, du sarrasin, du maïs, du riz, du manioc, du café, de la canne à sucre, des huiles, des fruits, du bétail même. Et qu’y exporte-t-on en échange ? Des objets manufacturés nullement nécessaires aux indigènes, mais dont on a suscité le besoin chez eux.


              Mais voici notre contradicteur que l’on ne manque donc pas de subsistances, puisqu’on en trouve dans ces colonies. Nous le prierions d’abord, de ne pas confondre l’effet avec la cause : le colonialisme est l’effet donc la surpopulation ou manque de subsistances est la cause. Nous lui répondrons ensuite, s’il a l’idée, peu coutumière en sa mentalité, d’élargir la question jusqu’à la Terre entière, en faisant abstraction de sa division en Etats antagoniques, que nous n’avons jamais prétendu que la Terre fût surpeuplée relativement à sa plus haute puissance de production et qu’elle ne pût nourrir beaucoup plus d’habitants que le nombre actuel.

    (1) Nous exprimons ici, par la capitale à l’article et au substantif, la sainteté des idées, selon l’esprit des religions mystiques ou positives.
    (2) Frédéric Passy, Les causes économiques des guerres.
    (3) Urbain Gohier, Sur la Guerre.


              Nous disons qu’en chaque pays de vieille civilisation le sol est surpeuplé relativement à ses produits, fait qui se traduit par des misères sans nombre, et qu’il en sera de même tant que l’on ne voudra pas établir par les mesures nécessaires l’harmonie entre les deux facteurs de la population : les naissances et les subsistances. Ces subsistances manquantes et dont il constate cependant l’existence en dehors du pays où il vit, comment les obtient-on ? Par la guerre coloniale continuelle et au prix de la guerre entre pays civilisés qui en est souvent la conséquence. Ne serait-il pas plus sage de limiter la population aux subsistances disponibles ?


              La guerre, c’est les affaires... Beau sujet d’enthousiasme pour les imbéciles, patriotiquement prolifiques - si toutefois cet amusant “phénomène” existe : le prolétaire faisant, de propos délibéré, des enfants à sa femme pour donner des soldats à “sa” patrie !... Non, cela n’existe pas, évidemment. Cela dépasserait les limites du grotesque.

              Il n’y a chez les prolétaires, quant à leur prolificité, qu’ignorance et imprévoyance, sauf pour quelques misérables brutes qui font sciemment de leur reproduction un métier lucratif. Nous ne sommes pas dans l’ancienne Rome, où, grâce à l’appât des primes que, sans aucun doute, nos procréatomanes verraient avec plaisir établies ici, des brutes accouplées fabriquaient sciemment de la chair à canon. N’est-ce pas de Rome, au surplus, que nous vient l’idée du “prolétaire”, citoyen qui ne peut être utile à l’Etat que par sa famille ? ¾ chair à canon avant la lettre ?  


              Les guerres y étaient fréquentes. Les gouvernants avaient tellement besoin de soldats qu’ils avaient fondé l’institution des “enfants alimentaires”, enfants mâles entretenus par les empereurs (Trajan en nourrissait jusqu’à 5.000) et par certaines cités, et destinés, une fois devenus adultes, à combler les vides que les guerres faisaient dans les armées. Il est probable que, malgré le caractère de la chose, elle sembla très légitime aux Romains : la religion patriotique était là pour leur obscurcir le cerveau et leur faire trouver tout naturel le gavage en vue de la tuerie, de même qu’aujourd’hui il est admis par la plupart des prolétaires, abrutis par le même moyen, que les capitalistes peuvent les diriger vers la boucherie internationale s’ils en éprouvent le besoin.


              Mais la prévoyance de nos bourgeois est en progrès sur celle des gouvernants romains : ils n’alimentent pas la chair à canon en puissance; ils se contentent de la faire naître et ils la prennent ensuite tout-venant, envoyant au profitable massacre ce qui a survécu à l’épreuve de la misère causée par la surpopulation qu’ils ont voulue, préparée et entretenue. Car c’est favoriser la meurtrière surpopulation qu’en taire les effets, faire le silence sur les moyens de l’éviter et traquer ces hommes supérieurement évolués que sont les néo-malthusiens, lorsqu’ils font leur propagande salvatrice.


              Que sur ce point on n’attende des bourgeois ni la lumière, ni la tolérance, dont les éloigne forcément leur intérêt de classe. En cela, comme en toute chose, l’émancipation des travailleurs sera leur oeuvre propre. L’élite du prolétariat commence à le comprendre, nous l’avons vu au début de cette étude, mais la grande majorité des prolétaires ignore encore la loi naturelle qui régit le peuplement de la Terre et de laquelle, par conséquent, dépend leur existence.


              Suivant cette loi, formulée par Malthus, en 1789, dans l’Essai sur le principe de population, la population, si aucun obstacle ne l’arrête, croît indéfiniment en progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256), tandis que les subsistances ne croissent qu’en progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9) Cette double formule de progression était surtout une image mathématique, destinée à faire saisir la disproportion existant toujours entre la multiplication des hommes et celles des subsistances. Cependant, si la progression arithmétique n’a pas un caractère absolu, puisqu’elle dépend en partie de l’industrie humaine, la progression géométrique, elle, est absolument vraie.


              Depuis Malthus, la science a procuré aux hommes les moyens d’accroître plus rapidement, pendant un laps de temps limité, les subsistances: toutefois, après la poussé due à un progrès de la science agronomique, on revient à la progression ordinaire, voire à la stagnation, quand ce n’est pas à la régression, en vertu de la loi de productivité diminuante à la quelle est soumis le sol cultivé. Mais le principe de la loi biologique de population n’est en rien infirmé par ces faits. La loi de Malthus reste vraie, en ce sens que la population a une tendance constante à s’accroître au delà des moyens de subsistance.


             Si une population donnée, sur un territoire limité, n’apporte aucune prévoyance dans sa procréation (et, collectivement, c’est ce qui s’est produit toujours et partout), le phénomène de surpopulation se réalise, c’est-à-dire que le déséquilibre s’établit entre la population et les subsistances. Car ce n’est pas la population qui commande aux subsistances, mais ce sont les subsistances qui déterminent la population. Il n’y a que Zola qui ait pu nous montrer le contraire... dans un roman : Fécondité !  Tout phénomène de population est donc relatif aux subsistances ¾ aux subsistances disponibles, bien entendu, les hommes ne se nourrissant ni d’idéal, ni d’hypothèse.


              Peu importe que le système capitaliste, par maints défauts organiques qui, joints à tant d’autres, le condamnent, mette, par moments et par endroits, obstacle à une multiplication passagère plus rapide et plus grande des subsistances (par exemple, par le maintien des cultivateurs dans l’ignorance, leur privation de machines ou d’engrais chimiques, l’inculture de quelques terres réservées à une usage de luxe personnel); peu importe que, par le gaspillage, il empêche une partie de la population de participer pleinement aux subsistances existantes; peu importe que les capitalistes aient plus que le nécessaire : la production défectueuse de la mauvaise répartition, faits de la société, n’infirment en rien la loi de population, fait de la nature.


              Entendons-nous. Il ne s’agit nullement ici de justifier les capitalistes de leurs méfaits. La destruction de leur société est un but à ne jamais perdre de vue, une besogne de première urgence. Mais la raison et l’expérience nous prouvent que, la société capitaliste fût-elle anéantie, la loi de population n’en continuerait pas moins d’agir avec une rigueur mathématique, à ce point que nulle société collectiviste, communiste, constituée selon tout autre mode d’association égalitaire ne pourrait vivre sans en tenir compte.

              Dès qu’il y aurait dans la société surpopulation, il y aurait malaise et, l’humanité ne formât-elle qu’un seul peuple, il y aurait guère - guerre sociale - et finalement rétablissement de l’ancien ordre des choses. D’ailleurs cela est du futur et il nous faut rester dans le présent, qui seul nous touche. C’est avec un identique souci de l’actuel et du réel que nous raisonnons sur les seules subsistances disponibles.


              Celles-ci représentent le potentiel vital. Or, lorsqu’il y a excès de population, par rapport à la somme de vie possible, il arrive que la vie, n’étant pas ramenée dans la société, en quantité, au niveau voulu par les subsistances, y est ramenée en qualité dans chaque individu qui, du fait de la surpopulation, est privé d’une part de nécessaire, quand toutefois il n’est pas éliminé par la mort. Alors, pour les prolétaires, le fait de la mauvaise répartition vient s’ajouter à celui de la surpopulation. Et nous disons : Qui, dans ce cas, est privé du nécessaire ?


              Ce n’est pas le capitaliste, puisqu’il tient sa part - et, en grande partie, celle des autres. C’est le seul prolétaire, qui doit attendre de son maître, le bourgeois oisif et cependant propriétaire des instruments de production et des produits, le maigre salaire que celui-ci veut bien lui donner en échange de son travail - salaire que la surpopulation, par la concurrence des chômeurs, réduit au taux le plus bas possible. L’équilibre s‘’impose donc, au détriment de la qualité de vie, chez les seuls prolétaires, douloureusement, par la famine, par la misère, par la prostitution, par la maladie.


              Qu’est-ce que, par exemple, que la tuberculose, justement dénommée par les médecins qui répandent autre chose que des vérités officielles : le mal de misère, sinon l’état de dégénérescence physique engendré par les privations et le surmenage, dus au manque de subsistances - à la surpopulation ?

              Niceforo n’a-t-il pas prouvé expérimentalement qu’il se constitue, par la privation du nécessaire vital répétée des ascendants aux descendants dans une certaine partie de l’humanité, cette monstruosité : une race des pauvres ? S’établissant chez les prolétaires par la mauvaise qualité de vie, l’équilibre s’y instaure par la brièveté d’existence. La statistique suivante (1) dressée par le docteur Jacques Bertillon, non suspecte venant de ce repopulateur de marque, est significative (et cependant elle n’a rien dit à son auteur, qui continue d’être un féroce anti-malthusien)

    (1) D’après Croître ou disparaître, par G. Deherme.

              Sur 1.000 personnes nés à la même date, restent vivantes, en France, selon les classes :

                                   sur 1.000 riches           sur 1.000 pauvres
    Après 5 ans.....................     943                            665
    après 10 ans....................     938                            586   
    après 20 ans....................     866                            486
    après 30 ans....................     796                            408       
    après 40 ans....................     695                            396
    après 50 ans....................     557                            283
    après 60 ans....................     398                            172  
    après 70 ans....................     235                             65
    après 80 ans....................       37                              9  

              Et c’est au nom de La Patrie, cette idole dont les pieds baignent dans la boue et le sang, ce “fantôme”, comme dit Stirner, cette “nuée”, pour employer l’épithète dont les nationalistes qualifient les abstractions qui ne répondent à rien de réel, mais qu’ils oublient d’appliquer à celle qu’ils exploitent - c’est au nom de La Patrie qu’on vient demander aux prolétaires, non seulement d’entretenir leur misère, mais de l’aggraver encore ! Ils n’ont, nous l’avons vu, aucun intérêt à se comporter en patriotes, non plus qu’en proliférateurs. Ils ont, au contraire, tout avantage à faire preuve d’antipatriotisme et d’infécondité. Le seul argument des bourgeois, la préparation à la guerre, doit donc les laisser indifférents. ¾ mieux : hostiles. Qu’ils y songent : moins la population d’un pays est dense et moins elle est patriote, plus elle a de chances d’échapper aux maux de la guerre.


              La guerre est, d’abord, ignoble. Et cela suffirait à la condamner. Mais elle pourrait être inéluctable; or, elle n’est pas telle par essence, c’est la stupidité des hommes qui l’engendre. Ensuite, elle est faite au profit de la bourgeoisie capitaliste. Qu’y trouvent, par contre, les prolétaires, qui fournissent, en somme, la chair à canon ? La servitude militaire, les charges de la paix armée et celles de la guerre, les infirmités, la mort.


              Il est vrai que d’aucuns, parmi les survivants et les inaptes au combat (ceux-ci, souvent, farouches patriotes) y puisent la satisfaction du voeu contenu dans cette odieuse pensée populaire, parfois formulée, quand tous souffrent d’une surpopulation poussée à son extrême limite : “Il y a trop de monde, il faudrait une bonne guerre pour faire de la place !” Aux prolétaires de décider s’ils préfèrent trouver un mieux être dans l’assassinat organisé - dont, au surplus, chacun d’eux peut être victime - ou si, toute considération de moralité même écartée, il ne serait pas plus intelligent d’apporter quelque prévoyance dans leur activité sexuelle et de faire qu’une “bonne” guerre ne soit pas nécessaire pour que tous aient place au banquet de la vie.


              Car ce désir est exclusivement déterminé par l’encombrement du marché du travail, circonstance dans laquelle la classe ouvrière se rend compte le plus vivement de la surpopulation. Ainsi, par leur imprévoyance procréatrice, les prolétaires créent la surpopulation, et la surpopulation qu’ils ont créée, paroxysant la concurrence, fait faire à certains d’entre eux ce monstrueux souhait d’une guerre qui rende la vie moins dure aux survivants ¾ souhait qui ne tardera pas à recevoir une sanction, en ce cas, le déterminisme naturel et social engendrera la guerre.


              La guerre se produira parce qu’il faut des colonies pour caser le trop-plein humain de la nation surpeuplée, et pour placer le surproduit de l’industrie nationale en même temps que se procurer les subsistances et les matières premières manquant dans la métropole. Elle se produira parce qu’il faudra tirer de l’exploitation des peuples faibles les moyens financiers nécessaires à ce que la partie miséreuse de la nation plus forte ait l’illusion d’une assistance pécuniaire gouvernementale.

              Elle se produira parce que, quand le prolétariat, acculé à la mort, est sur le point de se soulever - bien inutilement, alors, car la surpopulation a aussi créé dans sa propre classe les ennemis de sa libération : “jaunes“, policiers, gardes-chiourme, militaires professionnels, etc., qui noieront sa révolte dans le sang ¾ la guerre est dans l’air, comme ont dit, et les dirigeants, après avoir, comme il convient, chauffé à blanc le patriotisme des masses, la font, pour éviter que l’Etat, ou leur parti qui l’a accaparé, ne disparaisse : les bergers mènent alors le troupeau à l’abattoir...


              Pour les capitalistes, cela encore, c’est faire des affaires : ils achètent ainsi la sécurité pour une longue période d’années, comme, moyennant finance, ils achèteraient des matières premières ou de la publicité. Et ils savent bien que, grâce à la prolificité des brutes, ils retrouveront un jour à profusion leur bétail humain, car, comme disait, il y a un siècle, un assassin de qualité : “Une nuit de Paris réparera tout cela.” Quant aux ruines, si l’aventure a mal tourné, ce sera encore le prolétariat qui les relèvera. N’est-il pas, en définitive, contraint à payer, en toute circonstance, les pots cassés ? Et pourquoi ? Uniquement parce qu’il est prolétariat, c’est-à-dire classe de faiseurs d’enfants.


              Le jour où il cesserait de se multiplier inconsidérément, le prolétaire, devenu plus fort et plus digne de la liberté, aurait vite fait de se dresser devant le bourgeois et de lui dire, même individuellement, en termes explicites ou implicites, peu importe : “Je suis le plus fort maintenant. Je ne suis plus prolétaire au sens antique du mot; je ne veux plus l’être au sens moderne. Je ne veux plus entretenir ton parasitisme. La propriété, c’est le vol : je ne veux plus être volé. Le moment de rendre gorge est venu. Il n’y a plus de capital privé. Le capital est commun à tous les travailleurs et le travail est le seul entraînant rémunération. Si tu veux vivre, travaille !”


              En résumé, que l’on situe, comme le font les socialistes, les causes de la guerre dans la seule évolution du capitalisme ou comme le font plus justement les néo-malthusiens, d’accord avec Darwin, dans la surpopulation, l’intérêt des prolétaires est de ne pas fournir à leurs maîtres la chair à canon qu’ils demandent.


              “Plutôt l’insurrection que la guerre !” ont dit, ces années dernières, les meilleurs d’entre eux. La limitation des naissances est une forme pratique et permanente de cette insurrection, où les efforts individuels contribuent effectivement et visiblement à l’action collective, satisfaisant en outre, dans leurs besoins immédiats et dans leurs tendances idéalistes, à la fois l’individu et la collectivité ¾ spécifions : le prolétaire et la classe ouvrière mondiale.


              Que les prolétaires, de jour en jour plus conscients, prêtent donc une oreille attentive à la parole déjà scientifique, mais encore timide, qui, à travers les siècles, leur arrive du bon Malthus; qu’ils écoutent ses disciples, les néo-malthusiens, dont la voix est plus robuste parce qu’ils savent plus que leur ancêtre et qu’irréligieux ils peuvent préconiser les moyens de stérilité volontaire devant lesquels reculait sa religiosité; et ils apprendront le pouvoir qu’ils ont de n’être plus de la chair à canon.

                                          Manuel DEVALDES. Mai 1913.


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