• LE MARXISME CONTRE L'INDIVIDU par Louis Dorlet, Henri Perruchot, le Dr Herscovici


    Délivrons-nous du marxisme !

              Sous le couvert prétentieux du socialisme scientifique, le marxisme (entendu comme la doctrine politique de Marx et de ses disciples concernant la nature de l’Etat et la réalisation du socialisme), oppose à l’Etat bourgeois un Etat dictatorial et inclut l’économie sous la direction exclusive et totale de cet Etat. La disparition du capitalisme aura-t-elle pour conséquence la société socialiste sans classe ? Dictature politique, économie dirigée, parti unique et bureau de planification, c’est l’Etat de Marx, c’est l’Etat de l’avenir. Marx ne voyait plus rien dans sa science d’économie politique  qui aurait pu changer le cours des événements vers le socialisme. C’est là que finit la “science” marxiste, car dans notre XXe siècle, une autre histoire commence, que nous pourrions appeler l’âge de la mystification, de la peur, l’âge technocratique et concentrationnaire.

              Tous les efforts tentés par les dialecticiens des partis de concilier le marxisme avec le développement politique et social de notre temps s’avère comme du pur byzantinisme et de l’acrobatie mentale. Qui oserait nier que ce développement politique et social ne sont pas de nature à nous amener ailleurs que vers la libération ? Qui oserait nier encore, sans être suspecté d’irrationalisme et de déséquilibre mental, que de nouveaux éléments dangereux sont entrés en jeu, méconnus jusqu’à maintenant par les scientifiques des socialistes ?

              Et voici pourquoi j’estime primordial de trouver la définition de ces forces qui apparaissent si terribles et si démesurées devant nous, sans que nous ayons pu deviner leur existence. Ces forces sociales et politiques et je dirai même scientifiques, qui, à l’encontre de toutes prévisions, ont donné un cours imprévisible à l’évolution sociale, nous laissant désarmés et sans moyens de combat contre les facteurs nouveaux de régression sociale. Quelles ont été les causes du fait que dans les rangs ouvriers une disposition spéciale s’est développée en favorisant les tendances des nouvelles tyrannies ? Que signifient les troubles politiques ? Sont-ils l’annonciation d’une transformation complète de notre civilisation des régimes sociaux et des valeurs spirituelles ?

              Les anarchistes pourront toujours répondre que cela n’a rien de mystérieux, car ils ont toujours dénoncé la malfaisance de l’Etat source de toutes les gammes d’oppression ! Dans l’ensemble, cette appréciation est exacte, seulement, il y a une erreur de détail. Nul ne prévoyait que la classe ouvrière permettrait un jour à une autre classe, qui demande encore à être définie, de se saisir en son nom de l’héritage capitaliste. Le marxisme ne peut même pas se vanter d’avoir prévu ou préparé le prolétariat contre le danger d’une nouvelle classe dominante. Bien au contraire, il cherche à se justifier par toutes sortes de thèses et de synthèses, d’être sur la bonne voie.

              Comment procéder pour aboutir à une explication raisonnable de tous les changements, aussi bien extérieurs qu’intérieurs dans la vie humaine ? Je crois pouvoir dire qu’aucune doctrine, que ce soit le marxisme ou l’existentialisme, n’est en mesure de nous fournir une réponse satisfaisante.

              C’est seulement à partir de cette vérité que nous pourrions peut-être, avec l’aide de l’observation et de la recherche, trouver quelques aspects objectifs de la nouvelle condition humaine. Pour ma part, l’élément central de la faillite morale de cette condition humaine se trouve placé dans l’âme même du marxisme. C’est son esprit, c’est son génie anti-humain qui ont suscité la psychose de la dictature totalitaire.

              C’est lui également qui est à l’origine de toutes les déformations des concepts sociaux, car il est possible de servir la cause de la liberté en ayant des conceptions qui sont la négation de cette liberté. Lorsque que quelqu’un dit que la liberté est une chimère, que pour lui, la dictature communiste représente l’incarnation de toutes les vertus  sociales, alors il se met volontairement ou involontairement en dehors du socialisme, il est en fait un complice de la barbarie totalitaire. Pour entrer dans le vif du sujet, nous pouvons commencer par affirmer avec tout le calme de la certitude que le marxisme est une doctrine historiquement dépassée et périmée. En disant ceci, je me réfère principalement aux ouvrages qui ont le plus imprégné le mouvement ouvrier.

              Les conséquences des théories marxistes ont été plus favorables aux classes supérieures qu’au prolétariat. Ce jugement, nous sommes autorisés à le porter contre le marxisme, parce que nous, nous comparons sa théorie avec la réalité de notre temps. Ces réalités nous enseignent que sa découverte fameuse d’une loi historique immuable, n’est qu’une métaphysique assez puérile. Le capitalisme anglais manifeste encore une santé assez vigoureuse pour maintenir sa domination sans danger pour un certain temps. Les signes de vieillesse  qu’on a pu apercevoir ne sont nullement fatals pour son existence, car le marxisme et ses théories économiques lui viennent puissamment en aide. Si réellement un jour il succombait, ce serait certainement pour se métamorphoser en un Etat totalitaire, monolithique et technocratique.

              Le capitalisme industriel qui a donné naissance  au prolétariat, ce même prolétariat qui devait prendre, d’après Marx, la succession du capitalisme et instaurer la liberté et la démocratie économiques, a totalement ignoré dans ses doctes analyses que ce capitalisme provoquerait une classe nouvelle également inexistante avant l’ère industrielle. De plus en plus nombreux, de plus en plus conscients de leurs intérêts communs, les intellectuels et les techniciens des grandes branches industriels, s’appuyant sur un prolétariat gagné à la cause de leur idéologie, revendiquent de plus en plus violemment le pouvoir.

              Le rôle de cette classe nouvelle fut lamentablement sous-estimé par Marx l’érudit. Or, nous voyons que les causes invoquées par Marx qui doivent selon lui amener la révolution sociale sont absolument fausses. Ni la concentration capitaliste, ni le chômage, ni la misère, ni les guerres n’ont apporté la dissolution capitaliste. La transformation capitaliste avec ou sans révolution dans un Etat “socialiste” totalitaire sera probablement réalisée par cette classe d’intellectuels et de techniciens que Marx a complètement négligé de caractériser.

              Lorsque Marx a désigné le prolétariat comme étant appelé par l’histoire pour faire la révolution sociale, c’était parce qu’il mesurait les forces incalculables que la classe ouvrière était capable de fournir.


              Cette force explosive appréciée dans toute sa valeur, ne devait cependant servir seulement que comme démolisseur de l’édifice capitaliste et lorsque l’organisation du socialisme arrive au stade d’instauration,  Marx réserve les réalisations à l’Etat, au parti, aux fonctionnaires. C’est à partir d’ici que le marxisme ouvre largement la porte à la technocratie totalitaire quand il dévoile d’immenses perspectives aux fonctionnaires, aux intellectuels, aux ingénieurs, jusqu’alors inconscients de leur rôle, la possibilité future de devenir les dirigeants du prolétariat  et de la révolution.

              Ayant basé toute sa théorie sur l‘action du prolétariat industriel, Marx a du même coup jeté les fondements juridiques et économiques de cette classe de techniciens et de fonctionnaires des partis, qui sont déjà, en fait, à la tête d’un mouvement ouvrier. La seule différence est que le prolétariat, dans son ignorance, croit voir en eux les dirigeants, les serviteurs et les guides de l’émancipation ouvrière. Cela est faux, rappelons que cette nouvelle classe de l’intelligentsia ouvrière et tous les petits intellectuels et satellites qui tournent autour du pouvoir, agissent inspirés du même mobile que la bourgeoisie du XVIIe siècle et plus tard en France au XVIIIe siècle. La bourgeoisie anima idéologiquement tous les mouvements d’émancipation pour le renversement du régime féodal et instaura avec l’aide de la révolution, sa propre domination.

              Les administrateurs et les techniciens de l’économie qui détiennent effectivement dans la phase actuelle du capitalisme, la presque totalité de la production, tendent par tous les moyens de réaliser un Etat tout puissant muni d’une autorité illimitée qui assurera à leur seul bénéfice le contrôle de la production et de la possession intégrale de la main d’œuvre, comme appartenant en priorité à l’Etat. Pour parvenir à ses fins, cette classe nouvelle est obligée de s’appuyer sur le prolétariat. Mais il se produit que la plupart des théoriciens, bien que puisant leur philosophie matérialiste dans le marxisme, ne deviennent pas pour autant des bolcheviques ou des socialistes. Ils adhèrent à des théories totalitaires en captant la venue à eux d’éléments de provenance prolétarienne,  qui agissent cependant avec une partie de la bourgeoisie, pour instaurer le fascisme.

              Le fascisme, un bâtard du marxisme, prétend aussi faire une révolution. Le fascisme se déclare aussi être au service du prolétariat. L’Allemagne de Hitler était en ce sens un exemple typique . Ce qu’ils ont en commun, le bolchevisme et le fascisme, c’est la même origine. Seulement, en cours de route, ils deviennent des ennemis mortels pour des raisons purement impérialistes. S’il y a des divergences idéologiques entre les deux systèmes totalitaires, c’est qu’ils tendent tous deux à devenir une religion qui aspire à la domination universelle. Mais cependant, il y a un lien de parenté, la conscience de la même descendance, les rapprochent plus près l’un de l’autre que ne peuvent le faire le capitalisme ou le régime démocratique. Certes, ce phénomène nous explique aussi pourquoi le communisme international était plus farouchement opposé contre l’Angleterre après le pacte Staline-Hitler en 1939 contre le fascisme.

              Le capitalisme mondial se décompose peu à peu, non parce que le prolétariat lui a infligé des coups mortels, mais parce que le capitalisme libéral dans son évolution a perdu le contrôle des moyens de production. Et ce n’est nullement le prolétariat qui les a privés de ce contrôle, mais bien les directeurs d’usine et techniciens des bureaux de planification.

             La technocratie bolchevique, dans son épanouissement le plus marxiste, est la confirmation la plus éclatante et la plus brutale de cette théorie qui a ouvert la voie non pas au socialisme, mais à une autre phase dans l’exploitation de l’homme par l’homme. Rendons-nous à l’évidence, le socialisme marxiste est devenu l’armature psychologique et intellectuelle d’une classe de maîtres, qui prend la succession du capitalisme à son seul bénéfice.

              A cet égard, faut-il prouver le bien fondé de cette affirmation ? Pour l’amour de la clarté, bornons-nous à citer quelques exemples saillants. Regardons le syndicalisme d’aujourd’hui. Dans tous les pays du monde sauf la Russie où le régime technocratique est un fait accompli et en possession de tous les pouvoirs, il se forme une couche de fonctionnaires attitrés qui n’ont plus aucun lien avec les salariés et ont pris la direction effective du mouvement syndical. Comme tous les grands États du monde possèdent à des degrés différents une économie dirigée, ils sont créé à cet effet d’innombrables bureaux de centralisation qui dirigent la production, la répartition et la consommation.

              D’une part, ces bureaux sont dirigés par des techniciens qui ont remplacé l’initiative privée de l’entreprise et acquièrent de l’autorité et des privilèges auxquels ils ne renonceront probablement jamais; d’autre part, les dirigeants des syndicats sont associés aux tractations avec ces bureaux d’Etat qui, en définitive, deviennent ainsi une partie de la bureaucratie d’Etat. Prenons encore un exemple, les nationalisations en Angleterre et en France et les pays sous le joug stalinien. Illustration caractéristique de la phase transitoire vers les socialisme d’Etat et vers la dictature absolutiste.

              Les organismes fondés par l’Etat pour gérer les entreprises nationalisées emploient un nombre sans cesse croissant de fonctionnaires. Ces fonctionnaires ne sont pas nécessairement membres du Parti communiste, mais ils ont cependant une instruction marxiste et, par ce fait, sont opposés au capitalisme libéral. Ainsi, leurs convictions matérialistes du concept social les obligent à agir en faveur de l’Etat totalitaire. Mais dans cet ordre d’idées, ils se sentent plus près du syndicalisme que de la bourgeoisie. Et inversement, les dirigeants de syndicats, se voyant associés au contrôle des entreprises nationalisées se sentent solidaires de cette classe nouvelles de bureaucrates et de techniciens.

              Il est vraisemblable que cette nouvelle classe soit restée plus ou moins incohérente, parce qu’une idéologie lui manquait. Elle n’a commencé à prendre vigueur qu’à partir du moment où la révolution russe acheva de se transformer en technocratie totalitaire. Cet évènement, il faut le dire, fut une véritable révélation pour elle. Car désormais, le marxisme dispersé dans une multitude de nuances, devenait la Bible de tous les aspirants à la dictature. Par instinct et par intuition, elle est pour le triomphe du marxisme et de ses variantes, uniquement pour la raison qu’elle trouve la défense de ses intérêts et la répartition des privilèges économiques et politiques, mieux assurée dans le marxisme, le bolchevisme, le fascisme, que dans un capitalisme défaillant, incapable de se sauver de ses contradictions mortelles.

    (Feuille volante retrouvée dans des archives et sans la signature de l’auteur héla mais cependant loin d’être dénuée d’intérêt)
    Le marxisme embourbé

              Au milieu du XIXe siècle, une nouvelle conception de l’histoire allait naître, grâce à l’action de l’ancien collaborateur de la “Gazette Rhénane”, Karl Marx. Cer dernier, dans son pamphlet contre Proudhon, Misère de la philosophie, résume sa doctrine en écrivant les phrases suivantes :“Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives, les hommes changent leur mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel...”

              Cette doctrine qui affirmait que la technique seule dominait et déterminait la vie sociale tout entière a fait un certain bruit dans le monde sous le nom de matérialisme historique. Elle fut exposée, plus explicitement, d’abord par Engels, ensuite par Labriola, dans son Essai sur la conception matérialiste de l’Histoire. Le matérialisme historique, qui n’était qu’une hypothèse au sens scientifique du mot, devait suffire aux adeptes du marxisme  pour expliquer tout ce qui se passait, et allait se passer, dans l’Univers. Ils en firent un catéchisme qui ne pouvait pas plus être mis en doute que les Évangiles de l’Église pour l’homme religieux.

              A vrai dire, la doctrine de Marx avait le mérite d’une extrême simplicité, et elle s’appuyait, au départ, sur un certain nombre de faits parfaitement vérifiables. Il était facile de montrer que la grande Révolution qui mit fin au Moyen Âge, et qu’on baptisa des noms de Renaissance et de Réforme, n’avait été que l’aboutissement des inventions et des découvertes des deux siècles  précédents : la poudre à canon, la boussole, les découvertes maritimes... Les développements prodigieux de l’industrie textile, développements que l’on disait révolutionnaires, pouvaient constituer ensuite un excellent chapitre du catéchisme de Marx. Ceux de l’industrie métallurgique qui allait prendre le relais vers le milieu du XIXe siècle devaient forcément en constituer un autre.

              Il était également facile de montrer qu’à chaque moment de l’histoire il y a un facteur économique qui prime tous les autres. Il y a, à chaque époque, une industrie, un groupe d’industriels qui joue un rôle déterminant dans la marche de la société. Dans la première partie du XIXe siècle, l’industrie textile dominait et, d’après Marx qui allait prendre tous ses exemples de capitalisme chez les patrons de cette industrie, c’est elle qui pliait à sa mesure la société tout entière. L’industrie métallurgique, qui allait venir ensuite, devait nécessairement imposer au monde sa politique et son propre régime économique...

              Parallèlement à cet exposé critique, le matérialisme historique affirmait que la révolution prolétarienne était inéluctable, que les différences de classes n’y résisteraient pas, que les frontières allaient disparaître, que les guerres ne seraient plus possibles. En vertu d’un merveilleux automatisme, tout allait s’organiser aussi facilement que dans un conte de fée. Aujourd’hui, ces explications aussi ingénieuses que séduisantes se révèlent tout à fait insuffisantes pour expliquer la marche d’un monde qui, au fond, n’a pas tellement changé quant aux rapports qu’il entretient d’individu à individu, de nation à nation.

              Que ce soit le capitalisme dit libéral qui domine ou le capitalisme d’Etat, c’est toujours la loi de la jungle et le mépris totale de l’homme qui caractérisent l’étonnante évolution d’une humanité qui a instauré le “socialisme” sur un sixième du globe !

              Dans la perspective marxiste, il faut ajouter l’industrie atomique et les bouleversements techniques qu’elle implique; il est assez curieux de constater que cette emprise de l’industrie nucléaire coïncide avec une renaissance du sentiment nationaliste qui n’épargne pas les pays d’obédience pseudo-marxiste et que le matérialisme historique n’explique que sous la pression de sollicitations très hasardeuses. Le marxisme qui a expliqué avec tant d’autorité de quelle manière la société capitaliste allait mourir, ne peut ni dire ni comment ni pourquoi ce capitalisme moribond est devenu le sauveur de l’Etat marxiste qui n’arrive pas, un demi-siècle après la Révolution, à produire suffisamment de blé pour nourrir ses citoyens.

              Selon M. Fourastié, “en U.R.S.S. où tout profit capitaliste est, en principe, annulé, l’agriculteur livre de quoi nourrir quatre personnes; de 1910 à 1960, sa productivité n’a été multipliée que par 1,6. Aux États-Unis, chaque agriculteur fournit de quoi nourrir 31 personnes et sa production a triplé en cinquante ans...” L’Etat marxiste s’est engagé, lui aussi, dans la voie du développement industriel et, principalement dans le perfectionnement des industries de guerre, bizarre réalisations de ce vieux rêves des socialistes utopistes qui prétendaient, avec une foi naïve, que “le socialisme ferait avec les armes des socs de charrue...”

              Il fut un temps où l’Etat marxiste justifiait sa participation à la course aux armements par la nécessité de défendre “l’ordre nouveau” contre le monde capitaliste. Il n’est pas loin, aujourd’hui, d’invoquer les nécessités de la défense contre le socialisme du pays voisin : La Chine, cette Chine où le marxisme fait bon ménage avec un nationalisme des plus virulents, est plus inquiétante pour l’U.R.S.S. que les pays capitalistes sur lesquels Moscou tend à se régler bon nombre de principes vitaux qui intéressent le confort de sa nouvelle bourgeoisie. L’explication marxiste du phénomène n’est pas des plus faciles; on échange des diatribes haineuses avec “les peuples frères”, on reçoit à bras ouvert les directeurs des trusts, les gros fournisseurs d’armements : les Krupp, les Thyssen, les Schneider, on échange des messages amicaux avec la papauté et avec les généraux réactionnaires. Tout cela paraît bien compliqué aux braves bougres qui ont appris à lire dans ce fameux catéchisme tout aussi infaillible que celui de Rome.

              Il en est pourtant qui commence à comprendre que cet enchaînement de faits se rattache, comme partout ailleurs, à une loi générale ¾ pas du tout marxiste ¾ qui ne souffre guère d’exception : “Les cliques politiques promènent parmi les foules leurs idéaux et leurs programmes, pour atteindre le pouvoir. Une fois installées, elles considèrent, selon la fameuse théorie de Bonald, que l’individu n’existe que pour la société, que la société ne le forme que pour elle-même. Et ces hommes qui exercent l’autorité, qu’ils soient coiffé d’un képi ou d’une couronne, d’une casquette ou d’un chapeau-claque, on tous la même fâcheuse tendance à clamer : la société c’est moi ! Le plus effrayant, c’est qu’il se trouve tant d’aveugles volontaires pour courber la tête sous leurs semelles.

    Louis DORLET.

    Le marxisme contre l’individu

              Protagoras d’Abdère, qui vivait vers 485-411 avant J.- C., avait proclamé que : “l’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont ce qu’elles sont; de celles qui ne sont pas.” Il s’agit certainement non de “l’individu” mais de l’homme en général. Cette formule n’implique pas de scepticisme, mais relativisme et humanisme. Si nous délaissons les sommets métaphysiques et abordons des considérations plus pratiques, on s’aperçoit alors qu’en dépit de l’exaltation toute théorique du moi, l’individu ne peut séparer son destin de celui des autres hommes, “l’homme n’est un homme que parmi les hommes.”

              En effet, l’homme n’atteint à l’humanité que dans la société. Et la société est, pour Fichte, bien supérieure à l’Etat, qui n’est qu’une expression momentanée. Or, la civilisation moderne, dominée par la technique, subordonne toute activité à des fins matérielles. Les nouveaux réformateurs sacrifient tout à la vision confuse d’une idole par eux nommée “conscience collective”, qui, au fond, n’est rien que la conscience dégradée du citoyen bureaucratique, de l’homme prolétarisé.

              Si la doctrine collective était conforme aux données de l’expérience et aux besoins humains il ne serait pas nécessaire d’administrer le collectivisme en dressant le peuple, en le corrompant, en l’endormant, en l’amusant, ni à édifier des camps de mort lente ni des camps de travail forcé. Mais ce qui est certain, c’est que Marx a été le premier, par sa théorie de la mystification, à faire ressortir cette faculté de la motivation intellectuelle. Comme si les fins, consciemment poursuivies par les individus, devaient forcément être les effets précis de l’évolution communautaire. Ainsi, Marx et Engels nient l’individu comme facteur essentiel du progrès, en affirmant que la masse est le facteur “déterminant de l’évolution sociale” c’est-à-dire que “le tout social est quelque chose d’autre que la somme de ses parties.”

              On sait que l’essence de la méthode et de la structure de l’œuvre de Marx, c’est la valeur travail, l’origine de la plus-value, le processus de production lui-même; l’apparence c’est le marché (la loi de l’offre et de la demande, la concurrence et le jeu mutuel des capitaux et des revenus) L’intermédiaire, c’est le processus de circulations, les relations diverses des capitaux individuels et du capital social, avec la fonction propre du temps. Valeur au sens absolu du terme est donc ce travail collectif et l’humanité qui produit et reproduit l’ensemble de sa vie totale. Or, cette mise en valeur de la valeur, source de l’exploitation effrénée de l’homme par l’homme, qui remplit l’Histoire, est seulement posé par Marx qui ne nous dit pas, remarque Krishôrlâl, si elle se retrouvera, à la fin de l’Histoire, sous des formes qu’il avait déjà dénoncées dans sa jeunesse.

              D’autre part, comme l’écrit l’ancien dirigeant marxiste Milovan Djilas, “les théories de Marx sur la paupérisation croissante de la classe ouvrière ne se sont pas vérifiées non plus par l’évolution ultérieure des pays d’où il a tiré la substance de ses théories.


              Cependant (comme Hugh Seton-Watson le mentionne dans son livre “From Lénine to Malenkov“), elles semblent s’appliquer avec quelque exactitude dans un certain nombre de pays appartenant  pour la plupart aux régions agraires de l’Est européen. C’est ainsi que, tandis qu’à l’Ouest son autorité se limite à celle d’un historien et d’un chercheur, Marx devient dans l’Europe de l’Est le véritable prophète d’une nouvelle et enivrante religion.”

              Dans “La nouvelle classe dirigeante”, Djilas reconnaît que, “dans les pays les plus développés, la croissance rapide de la production, la demande accrue de main-d'œuvre  (grâce à l’exploitation des colonies comme sources de matières premières et comme débouché) concourent à améliorer la situation de la classe ouvrière. L’action revendicative pour des réformes, la conquête généralisée du suffrage universel et la pratique de l’opposition parlementaire portent leurs fruits. Les idées de réformes apparaissent valables, et plus réaliste que les idées de révolution violente.”

              Voilà où mène le phénomène de la dialectique poussé à l’extrême. Car, plus encore que les philosophes utilitariens, les marxistes prétendirent employer la méthode scientifique dans l’élaboration de leurs doctrines. Mais ni Marx, ni Engels, ni même Lénine, n’avaient l’expérience de la recherche scientifique. En effet, ils ignoraient l’existence des conceptions opérationnels. Ce qui eut comme résultat qu’ils mélangèrent sans s’en douter deux disciplines de l’esprit. Lénine a agi selon les prescriptions de Marx. Lorsque, parfois, un léger désaccord se manifeste entre les paroles de Marx et les actes de Lénine, cela donne évidemment un peu de travail aux chefs du Parti pour prouver qu’il n’y a pas réellement de désaccord.

              Ce qui est certain, c’est que l’idée, mise en avant par la philosophie communiste, d’un ordre social permanent, n’est qu’un narcotique. Si chaque individu pris à part est incapable de donner une valeur morale à la “conduite”, c’est-à-dire s’il n’a pas par soi-même de valeur morale, comment une somme numérique d’individus en saurait avoir davantage ? Car la société vaut par l’individu plus que l’individu ne vaut par la société. Il n’y a pas de conscience extérieure aux consciences individuelles; on ne peut séparer la société des éléments qui la composent ni le fait social de ses manifestations individuelles. Voilà pourquoi Alain pense que “ce qui ruinerait l’image marxiste, ce serait de vouloir que le progrès technique ait déterminé par lui-même tous les changements de l’ordre moral.” Ce n’est pas si simple; et la structure des sociétés humaines dépend aussi des sentiments et des pensées, enfin d’une poésie qui n’attend que quelques provisions et un peu de loisir pour rêver et chanter sur le seuil.

              L’ancienne culture sous ses formes les plus parfaites, n’embrassant qu’un espace restreint et un nombre d’hommes limités, la civilisation a été plutôt une oeuvre aristocratique. Elle est le travail de l’élite de chaque nation, et si un petit nombre d’hommes a pu la créer, c’est aussi un petit nombre qui est seul susceptible de la maintenir. En effet, deux principes fondamentaux contribuèrent au progrès de l’humanité : ce sont le sentiment social hautement développé et l’intelligence la plus raffinée. Il en était ainsi de la culture grecque, de celle de la Renaissance en Italie et en France au XVIIe siècle ou de l’Allemagne au début du XIXe siècle. Force est d’admettre l’indice de son principe de sélection qualitative. Sans aucun doute, c’est l’Égée et l’Orient qui ont éveillé le génie plastique de la Grèce, génie novateur, créateur, dominateur parmi les plus grands.
              Moins abondant et somptueux, il a gagné en acuité et en précision ce qu’il a perdu en grandeur et en richesse décorative. Leur esthétique, écrit Sartiaux, est fait d’ordre, d’équilibre, de goût, de mesure, de sobriété un peu dépouillée, et elle a cherché toujours la justesse des proportions et la pureté des lignes comme la pensée s’est astreinte à la justesse des rapports et à la pureté des concepts.

              D’où il résulte que c’est avec l’humanisme que l’homme s’affirmera dans le monde de la nature. C’est la Renaissance qui a divulgué le monde psychique humain, mais c’est au cours de l’époque moderne que l’homme a fait l’apprentissage de la liberté et que les forces de l’homme se sont manifestées. Comme le note Sartiaux, l’homme a appris à disposer d’une liberté qui lui a permis de vivre autrement que dans la recherche précaire et anxieuse de la nourriture; il a lié avec la nature des rapports étroits et commence à l’interroger, il a multiplié et perfectionné des relations sociales plus stables et complexes, des façons nouvelles de penser, de sentir et d’agir. C’est pourquoi la personne devrait être seule juge et mesure à la fois du Progrès.

              Si ce dernier mérite vraiment son nom, et s’il avance, affirme de Rougemont, c’est au statut de la personne dans notre société qu’on en jugera. Car l’intérêt du Progrès ne serait autre que de donner plus de sens à nos vies personnelles, plus de joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que l’on veut, à aimer ce que l’on aime, donc plus de liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a de sens correct que pour chaque individu. Or, outre le fait que la théorie de l’évolution de Marx a été condamnée par la science moderne, pour Marx, le culte de la haine est l’élément essentiel de propagation de sa doctrine. C’est par le même esprit qu’un système politique, dont l’essence, Soutient Benda, est la négation de la liberté; que les pires ennemis de la démocratie s’affirment les champions de la démocratie.

              Puisque la haine est une passion ¾ une déformation mentale ¾ et non un sain développement de la raison et des sentiments, cette doctrine, selon Krishâlâl, n’est qu’une déformation de l’esprit au seul et unique but d’obtenir des résultats matériels. Marx ne perd jamais de vue l’efficacité réel du plan. Il ne se soucie pas de discours ni d’échanges, il veut être suivi. Le but, c’est d’abord la dictature du prolétariat. On ne la réalisera que par la violence. Victor Serge condamne l’Etat-prison substitué à l’Etat-commune dans la période des combats : “c’est l’œuvre des bureaucrates triomphants, contraints, pour imposer leur usurpation, de rompre avec les principes essentiels du socialisme.”

              La technique et la culture de ces régimes se réduisent aux motifs prochains des profits du confort et de la force utilitaire. Car la technique ne peut rien contre le progrès moral de l’homme, ni le défaut de bien-être n’a rien pu faire contre lui. Et, pourtant, la morale individuelle reste sans prise sur un phénomène qui évolue au niveau des nécessités collectives : ainsi, le profit dépend toujours plus de l’économie nationale, le confort de la statistique (niveau de vie moyenne d’une nation) et les “nécessités de la défense nationale” déterminent, d’après de Rougemont, la science même, source des invention. L’homme, constate Marx, qui est naturellement destiné à obtenir par le travail l’union avec la nature, la voit devenir étrangère et hostile.  Dans une organisation sociale respectueuse de la dignité humaine, chaque homme devrait jouir des autres membres de la collectivité naturelle. L’économie, telle qu’elle est, rend la nature étrangère à l’homme.
              Or, un humanisme social pratique devrait permettre la pleine réalisation de l’être dans un ordre réel et sensible. Il y a donc flagrante contradiction entre  les actes et les principes marxistes. L’esprit enchaîné, c’est le fanatisme ! Ce n’est plus de l’esprit. Alors, qu’est-ce que ces régimes aux fins surhumaines ?  Sinon le régime de la tyrannie sans aucun espoir de justice, de liberté, de droit.

              A juger des choses de plus près, il faut reconnaître qu’il n’y a de sagesse pour nous que par un refus de se laisser “absorber”, par un refus d’être “mécanique”. Car tout homme est une âme et non un atome, il est lui-même, et seulement comme tel, un membre humainement efficace de la communauté. La sagesse, c’est la mesure et la libre échelle des valeurs, des possibilités et des limites, à tout sujet de la communauté. Car aider les hommes à chercher remède à leur esclavage exige bien d’autres choses que des calculs utilitaristes. Le régime qui ne permet aux hommes de prendre parti, d’exercer un contrôle clairvoyant résolu par les actions et encore plus sur les discours des dirigeants, et qui ne réserve aucun espoir à la liberté de tous, n’est-il pas la source même, pour l’homme, d’une tentative opposée ? Nous n’en doutons pas : le vice fondamental de la structure du monde actuel déjà si contraire à la raison, s’édifie toujours sous la forme d’une organisation mécanique de l’existence, qui réduit tout en une ignoble et misérable servitude.

    Dr H. HERSCOVICI.

    Le marxisme et l’individu

              “Le but, c’est l’individu”, disait Jaurès. Tel est le thème qu’inlassablement a exploité, repris, tout le romantisme français. Qu’il s’agisse de Hugo, de George Sand ou de Barrès, de Proudhon, de Pierre Leroux ou de Michelet, aucun de nos romantiques qui n’ait célébré “la souveraineté de l’homme sur lui-même.”

              De ce point de vue, l’on ne saurait guère confondre le romantisme allemand dont les vues sur l’homme sont diamétralement opposées. Pour le romantisme allemand, l’individu cède le pas à la collectivité, s’absorbe en elle et s’y perd. Il y vit, disait Novalis, “comme l’on vit dans sa bien-aimée”. Cette conception qui, en sa belle ampleur lyrique, rayonne sombrement du romantisme allemand, prête à la société une existence organique. L’Etat devient lui-même “individu” ¾ la définition est de Schlegel ¾l’individu suprême. Il ressemble à ces ruches et à ces termitières, sur lesquelles Maeterlinck se pencha, où abeilles et termites ont perdu toute existence propre, n’ont plus qu’une existence relative à l’ensemble, une existence comparable à celle des cellules dans un corps. L’individu abdique a destinée singulière pour se subordonner à la finalité de l’espèce.

              Que cette conception soit d’ordre essentiellement mystique, cela ne fait aucun doute. Elle ressortit à ce goût de la mort et de la souffrance, de l’anéantissement, dont Denis de Rougemont chercha l’origine et l’expression supérieure dans le mythe de Tristan et Iseult, et qui devrait être cherché plus loin encore peut-être, dans la contamination orientale de l’Occident.

             Anéantissement, c’est-à-dire absorption de soi en plus grand que soi, et qui se retrouve aussi bien chez le mystique religieux qui s’abîme en Dieu, que chez le terroriste acceptant une mission désespérée ou dans la pathétique conception du monde du romantisme allemand.

              Le plus grand que soi longtemps fut Dieu. A l’époque romantique, en Allemagne, un transfert s’effectua, visant à remplacer Dieu par la Société.  Le potentiel mystique ne variait pas. Seul changeait son utilisation mythique. Quand Hegel écrivait qu’il fallait “adorer l’Etat comme la manifestation du Divin sur la terre”, il était dans le sens exact de ce courant collectif. Et Hitler était aussi dans le sens exact de ce courant lorsqu’il polarisa les tendances mystiques du peuple allemand: l’hitlérisme était une religion, l’Etat un Dieu, le Führer  (conducteur : terme significatif) le prophète, les congrès de Nuremberg, et les autres manifestations du national-socialisme, les offices d’un culte.

              La conception du monde du romantisme allemand aboutit à la conception totalitaire de l’Etat, où l’individu n’est plus qu’une abeille ouvrière dans une ruche en incessant devenir. Les thèses d’Adam Müller, qui attribuait à l’Etat une personnalité, ont été reprises par les théoriciens du national-socialisme, et Marx pouvait accuser d’idéalisme son maître Hegel, la philosophie hégélienne justifiait l’administration prussienne. Il y a là un ensemble cohérent qui éclaire d’une nette lumière toute la pensée de Marx.

              Marx est, en effet, le disciple de Hegel. S’il a renversé sa méthode, substitué à l’idéalisme de Hegel son propre matérialisme, ses conclusions n’ont fait que renforcer les conclusions hégéliennes sur l’Etat-Dieu, leur donner cette sécheresse, cette implacabilité qu’a si fortement mises en valeur Arthur Koestler dans Le Zéro et l’Infini.

              Pour Marx, l’esprit ne compte en rien et ne possède aucune réalité. La matière, seule, est tout, et détermine la vie entière des hommes. L’histoire ne s’explique qu’en tant que processus de l’évolution de la nature matérielle, l’homme qu’en tant que chaînon dans ce processus. Marx et ses suiveurs (car il ne peut guère être fait de différence entre un Marx, un Lénine, un Staline ou un Trotski; leur doctrine est la même), Marx et ses suiveurs ramènent ainsi la complexité de l’évolution à un phénomène unique : celui de l’économie. Tout, pour eux, s’explique par l’économie. La matière régit toute société et lui impose ses formes idéales. La vérité, comme le disait Plekhanov, est toujours concrète.

              Ce que le matérialisme absolu a, dans son intransigeance,  d’outrancier et d’arbitraire, il est à peine besoin de le souligner. Le monde de l’homme n’est pas un, mais multiple, et les influences y son nombreuses qui interfèrent et l’expliquent. Le monde est un enchaînement continu et enchevêtré d’influences. L’économique peut déterminer le politique, mais la politique peut aussi déterminer l’économique. Les transformations sociales ne s’effectuent pas dans un milieu vide, mais dans un milieu moral, à l’intérieur d’un certain cadre juridique, qui peuvent les favoriser ou non, qui de tout façon les conditionnent, en même temps qu’eux-mêmes, ils sont conditionnés par l’état économique de la société.

              Pour reprendre l’ironique remarque de Chesterton, les martyrs chrétiens ne s’expliquent pas par des motifs économiques, pas plus que l’Hyade, ainsi que le prétendait Marx, ne s’explique par l’état économique et social de la Grèce.
              S’il est vrai, selon l’assertion de Marx, que la production intellectuelle varie en fonction de la production matérielle, les Seythes, dont les richesses dépassaient de beaucoup celles des Athéniens, n’ont pas laissé dans l’histoire de bien notables témoignages de civilisation. Ramener l’ensemble des phénomènes humains à un seul aspect du devenir est une erreur d’évidence.

              Partant de ces postulats, Marx a conçu une société de structure expressément et strictement matérielle, structure qu’il nomme “Unterbau” , infrastructure, la vie idéale sous toutes ses formes n’étant qu’une superstructure, “Oberbau”, une futile conséquence d’importance très secondaire, étroitement dépendante de la vie de la matière. Ainsi faisant, Marx ne s’éloignait pas des conceptions du romantisme allemand, révélait au contraire, sous une clarté nouvelle, leur véritable aspect, en précisait la portée et les authentiques aboutissements. La divinisation de l’Etat s’accomplissait; le matérialisme dialectique reprenait en des termes différents l’affirmation mystique des romantiques d’Outre-Rhin.

              Marx, certes, a substitué son propre matérialisme à l’idéalisme d’Hegel, mais sa pensée n’a point pour cela cessé d’être mystique. Quelques critiques ont voulu expliquer l’accent prophétique des ouvrages de Marx, leurs obscurités, quelquefois leur pathos, par son ascendance rabbinique (1). Cela, de toute manière, ne suffirait pas, et pour comprendre Marx, le restituer dans le courant spirituel de l’Allemagne de son temps est une nécessité. Paul Janet écrivait en 1861 que “la philosophie allemande moderne était une revanche de la scolastique contre la philosophie moderne, anglaise et française, de Duns Scot contre Descartes et contre Bacon.”

              Le vocabulaire de Marx, qu souvent paraît insolite, appartient à cette tradition scolastique. Cette tradition donne son langage au mysticisme propre à l’Allemagne de l’époque romantique. Ce mysticisme ¾ mystique de l’Etat-Dieu ¾ en opposition irréductible avec le mysticisme romantique français, d’essence individualiste, Karl Marx l’a amené à son dernier Etat. Il est évident que Marx ne pouvait ratifier d’aucune manière la distinction faite entre l’homme et le citoyen établie par la Déclaration des Droits. Contre elle, il s’est dressé avec la dernière énergie : “Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la société bourgeoise, c’est-à-dire replié sur soi, sur ses intérêts privés et ses volontés arbitraires, comme un individu séparé de la communauté.”

              Le désaccord entre révolutionnaires français et révolutionnaires marxistes ne fera que s’accentuer durant toute la vie de Marx, à mesure que les uns et les autres en prendront davantage conscience. Un Proudhon, un Leroux auront une reculade d’angoisse devant les perspectives ouvertes par l’auteur de Das Kapital. Ce n’est pas à cela qu’eux-mêmes ils tendent. Car les conséquences du marxisme sont infiniment graves. Le marxisme ne résout pas l’antinomie idéalisme et matérialisme, transcendance et efficace, ¾ dont Nietzsche amorcera, lui la résolution, ¾ il ne se pose pas le problème de la vérité, il l’ignore simplement, ou plutôt le rejette comme dénué du moindre intérêt.

              Aucune valeur n’étant reconnue à l’esprit, nulle transcendance n’est possible. N’a de valeur que ce qui a une valeur de transformation matérielle et de production. N’est vrai que ce qui est efficace. Les Procès de Moscou sont l’illustration la plus poignante de l’application pratique de cette théorie.
              Et, derrière l’efficace, se profile déjà, ombre inévitable, le devenir. Le matérialisme dialectique n’est qu’accessoirement une doctrine spéculative, il est d’abord et surtout une doctrine d’action. Thierry Maulnier, dans son livre sur la Pensée Marxiste, a remarquablement exprimé ce caractère spécifique du marxisme. Les contradictions de la police soviétique ne sont pas des contradictions, elles sont la simple révélation par l’extérieur, dans ses contacts avec le réel, d’une pensée politique, dont les principes ne sont pas statiques mais dynamiques.

              Maulnier dit très bien que c’est en figeant cette doctrine qu’on la dénaturerait, qu’elle ne trouve jamais une intégrité plus complète que dans les détours et la duplicité de l’action : “Elle ne peut, écrit-il, être comprise qu’incarnée et progressant dans le temps, dans le réel, à travers les obstacles de l’action.” C’est au contact des faits que cette philosophie prend tout son sens, se profile sous un jour exact de philosophie de devenir, de méthode de combat.

              Toute la prodigieuse et effrayante importance de Marx se trouve là. Marx est apparu pour concrétiser les imaginations lyrique du romantisme allemand, les traduire par l’action dans la réalité. Sur sa tombe, Engels a déclaré qu’il était d’abord un révolutionnaire. Du philosophe, il n’avait en fait ni la sérénité ni le goût du silence. “La critique n’est pas une passion de la tête, a-t-il dit de lui-même, elle est la tête de la passion.” Sa vie fut avant tout celle d”un agitateur. Être sec, être abstrait, sans émotions, à un point tel qu’on le dirait dépourvu de toute sensibilité, rien ne comptait sauf la cause qu’il entendait défendre.

              “Je me souviens encore, dit Rühle, du ton de dédain tranchant, j’aimerais pouvoir dire du ton de vomissement, avec lequel il prononçait le mot “bourgeois”; c’était de “bourgeois” qu’il traitait toute personne qui se permettait de le contredire, pour exprimer le profond degré de l’abrutissement de son adversaire en le mesurant au parangon irréfutable de l’enlisement intellectuel.” Sans respect de la vérité de l’adversaire ¾ “Dès qu’une opinion s’écartait en quoi que ce fût de la sienne, il ne lui faisait même pas l’honneur de l’examiner”, note le militant Karl Schurz ¾, il mûrissait des vengeances  longues et compliquées contre les ennemis de l’idée qu’il représentait. Ses démêlés avec Weitling, avec Proudhon, avec Lassalle, avec Bakounine, en même temps qu’ils accusent son manque de franchise, sa perfidie et aussi son ombrageuse vanité (2) sont significatifs d’une méthode que plus tard reprendront, à l’échelle internationale, les maîtres temporels de la doctrine.

              “Il ne s’agit pas d’améliorer la société existante, mais d’en établir une nouvelle”, a déclaré Marx dans l’Adresse du Comité Central de la Ligue des Communistes, définissant ainsi sans équivoque son programme. Marx n’essaie pas de seconder l’évolution. Il rompt avec elle en en violant les lois. Il brutalise l’histoire pour la forcer à la naissance d’un univers anormal, où l’homme est immolé à l’autel d’un Dieu abstrait : l’Etat. Sa doctrine d’action ne retient que ce qui la justifie, écarte ce qui la nierait, vide de son contenu spirituel l’effort des hommes. La négation que consomme Marx de toute transcendance s’accompagne non pas seulement d’une critique : d’une négation pure et simple de ce qui confère à la vie une valeur humaine.

              Le marxisme réduit l’homme a sa seule réalité matérielle, ne l’accepte que comme objet, un instrument du devenir de l’espèce. La dépersonnalisation dont Gide fut en U.R.S.S. le témoin alarmé s’implique d’elle-même de la conception marxiste de l’homme.
              L’esprit, pour le marxiste, est une excroissance inutile. Le travail, la capacité de production importent uniquement. “L’homme lui-même, écrit sans ambages Karl Marx dans Le Capital, considéré comme la simple existence d’une force de travail, est un objet naturel, une chose, une chose vivante et consciente sans doute (Marx, de toute évidence, le regrette) ¾ et le travail lui-même est la manifestation objective de sa force.”

              L’individu doit s’abstraire de lui-même, renier ses richesses intérieures, s’identifier aussi étroitement qu’il le peut à la collectivité. Sa personnalité doit se désagréger pour mieux se fondre dans l’entité collective. D’expérience, il ne lui en est plus permise d’individuelle, mais seulement de sociale. Toute solitude, tout repliement sur soi-même est condamné comme appauvrissement (3). C’est dire qu’aux yeux du marxiste ¾ nous reviendrons là-dessus ¾, toute expérience artistique, toute création, de si mince importance soit-elle, qui fait appel aux ressources singulières de l’individu, est sans valeur et, bien plus, absolument condamnable.

              Les socialistes français voulaient détruire l’Etat existant parce qu’ils jugeaient que cet Etat brimait l’individu, en paralysait le progrès.  Les socialistes marxistes veulent détruire l’Etat bourgeois pour le remplacer par un Etat tout puissant, plus autoritaire, plus centralisateur encore. Dans cet Etat, l’individu perd jusqu’à la possibilité de la révolte. Une discipline inflexible, un gouvernement minutieux y président, enlèvent à chacun la moindre initiative. Le type idéal d’homme que le marxiste s’efforce de faire naître à une vie qui ne peut être que sociale, est un citoyen parfaitement docile et parfaitement soumis, en qui le souvenir même de ce qu’est une volonté personnelle s’est entièrement dissous; le type idéal d’homme que le matérialisme dialectique a la nécessité d’engendrer pour assurer son triomphe sur l’esprit est, Marx le disait bien, un homme-objet, un robot de chair, décervelé et désensibilisé.

              En octobre 1833, Pierre Leroux, dans un magnifique éclair de lucidité prophétique, décrivait par avance le citoyen de l’Etat totalitaire : “Le voilà devenu fonctionnaire, s’écriait-il douloureusement; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l’Inquisition à sa porte.  L’homme n’est plus un être libre et spontané, c’est un instrument qui obéit malgré lui ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l’action sociale, comme l’ombre suit le corps” Civilisation de caserne ! Civilisation de termitière ! La société n’est plus qu’un grand bureau et un grand atelier. La phrase est de Lénine lui-même (4)

              Marx a trouvé de beaux accents, de ces accents si rares chez lui, pour condamner l’argent et les principes d’économie qui ruinent la vie (1). Dans l’Etat marxiste, l’économie cesse, et pour cause, à l’échelon individuel, mais elle se ré-instaure à l’échelon de l’Etat. L’Etat distribue avaricieusement ses richesses, ne se souciant guère que de satisfaire au minimum les besoins stricts des individus. Après avoir prélevé une quantité importante de produits pour renouveler son matériel, assurer la bonne marche de son administration, améliorer les installations et organismes collectifs ou en créer de nouveaux, il conserve encore par de vers lui des fonds de réserve pour d’éventuelles années difficiles et aussi pour intensifier la production. La révolution marxiste promet l’idéal,, un Eden d’abondance; mais cet idéal est condamné à rester toujours futur. Ici apparaît le véritable et profond caractère des thèses marxistes. J’ai dit à quel point elles étaient d’ordre mystique, comment elles avaient remplacé la finalité divine par la finalité sociale.
              En fin de compte, cette finalité sociale n’est elle-même que la Finalité, une Finalité abstraite, identique à la Finalité qui détermine l’existence des sociétés animales, fourmilières ou termitières. Si l’Etat idéal s’établissait un jour donné, la valeur mystique de l’aliénation totale de ses membres se perdrait du même coup.

              Toute mystique suppose un devenir, une progression vers un idéal (cet idéal pouvant être Dieu, la société ou l’individu lui-même ainsi que dans la mystique épiphaniste), elle suppose un développement dialectique à travers les obstacles du devenir, exprime fortement la dualité essentielle et constante de la nature humaine, laquelle ne peut être assumée que par un “dialogue” continu. Tout mystique n’obtient son équilibre que dans le mouvement et par le mouvement, et renie par là même l’harmonie, qui est stabilité et arrêt de la vie.

              L’Etat marxiste est le champ où s’exerce la mystique propre à cette doctrine. La dialectique du devenir se transfère de l’individu à la Société. Il en découle cette décourageante conséquence que la société idéale, à l’établissement de laquelle les marxistes sacrifient leur moi dans leurs luttes contre les choses, cette société ne peut pas être et ne sera jamais. Marx et Engels, parfois inquiets des horizons humains où les entraînait la logique interne de leur pensée, se sont défendu de donner trop d’espoir au prolétariat, à qui ils annonçaient un nouveau paradis. A la fin de sa vie, Engels lui-même a avoué : “Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver une conclusion parfaite dans un état idéal parfait de l’humanité... Tout au contraire, les états qui se succèdent les uns aux autres dans la marche de l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans un développement sans fin de la nature humaine se poursuivant de bas en haut.

              La société idéale doit demeurer idéale, elle doit demeurer future, perpétuellement continuer à servir de principe moteur aux individus qui la composent, être l’élément d’une propulsion infinie. Qu’un jour le marxisme impose ses formes à l’univers entier, la société mondiale qui sera née de ses règles ne cessera pas pour cela d’être en devenir. Ne rencontrant plus d’obstacles à sa propension extérieure, elle deviendra un corps mystique pur acharné à ses fins, riche cette fois de tout l’avenir, et que conditionnera une production accrue, s’il est possible, du moins maintenue à son plus haut niveau. Les abeilles ouvrières meurent d’épuisement sur le miel de la ruche.

              La mystique du marxisme est, en effet, ne l’oublions pas, une mystique matérialiste, dont toute transcendance est absente. Le travail ¾ la capacité de production, de satisfaire aux besoins matériels du corps, d’assurer sa subsistance ¾ n’y est pas le moyen d’accéder à une vie de transcendance mais y est à lui seul le but de l’existence et de l’effort humain. Ce qui reste d’esprit ne peut servir qu’à aider la matière dans sa lutte quotidienne. L’art en tant que tel n’a que faire dans le monde marxiste. L’œuvre d’art, née d’un débat intérieur, expression d’un dialogue solitaire, d’une dialectique individuelle, cesse, n’étant que transcendance, d’y avoir un sens, d’y posséder une réalité. Par tout ce qu’elle implique, elle en est la négation.

              Les maîtres a penser  du marxisme ont, malgré leur prudence, laissé peu d’illusions sur ce point à ceux qui estiment que les oeuvres d’art constituent le seul héritage des civilisations vraiment humaines et vraiment valables.
              Serge Romoff disait : “La littérature est avant tout un art révolutionnaire.” Lénine disait : “ La littérature doit être une littérature de parti.” Mais il faut citer ici abondamment Lénine :“La littérature, écrivait-il, doit devenir un élément de la cause prolétarienne, “une roue et une vis” dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mais en mouvement par l’avant-garde consciente de la classe ouvrière. Le travail littéraire doit de venir une partie intégrante de l’activité organisée, coordonnée, unifiée du parti social-démocrate...”

              ”Il se trouvera probablement des intellectuels hystériques pour pousser de grands cris au sujet de cette comparaison qui, dira-t-on, humilie, dessèche, “bureaucratise” la libre lutte des idées, la liberté de la critique, la liberté de la création littéraire, etc., etc. Au fond, ces plaintes n’exprimeront que l’individualisme des intellectuels bourgeois. .. La littérature doit nécessairement être intimement et indissolublement liée aux autres fonctions de l’activité social-démocrate du parti... Les journaux doivent être les organes du parti, de ses diverses organisation.

              “Les littérateurs doivent obligatoirement appartenir aux organisations du parti. Les maisons d’édition et les dépôts, les cabinets de lecture, le s bibliothèques, les librairies, tout cela doit être dirigé par le parti et lui rendre des comptes.”

              Marx n’expliquait  l’Hyade que par l’Etat social de la Grèce d’Homère. Mais cet état social n’explique pas pourquoi nous continuons, hommes d’un autre temps, d’une autre société, à être émus par l’Hyade. Lénine qualifiait curieusement de “libre” la littérature asservie à la matière qu’il appelait de ses vœux parce qu’elle serait “mue par l’idée socialiste et la sympathie pour les travailleurs, et non par l’âpreté au gain et l’arrivisme.” Une littérature vraie, un art authentique n’existent ni pour l’un ni pour l’autre de ces motifs.

              Ils existent dans la mesure où ils sont une transcendance de l’humain, où l’artiste s’abstrait des accidents de l’histoire pour atteindre à la permanence de l’homme. La liberté de l’artiste ne réside pas ailleurs : elle est la possibilité d’une recherche passionnée de l’éternel, des termes universels par l’intermédiaire d’une expérience personnelle. Ceci, ni Marx ni Engels, ni aucun de leurs disciples n’en avaient conscience. Ils ignoraient ce qu’était l’art parce qu’ils ignoraient ce qu’était l’homme et ce qui en faisait la valeur éternelle.

              Aberration monstrueuse que celle de Marx ! En niant la réalité du fait spirituel, il a du même coup nié l’homme, qui ne peut être sainement et humainement compris que dans son entière richesse, et matérielle et spirituelle, ¾ dans son originale complexité. Ainsi mutilant l’homme, l’atrophiant, le ramenant à une simple expression de la matière, Marx en a fait un objet, l’instrument du devenir social. S’effacent les raisons de vivre comme disparaissent les fondamentales de la créature. La thèse simpliste de Marx appartient à la tératologie de la pensée; la pensée engendre ce qui la tue. On ne peut malheureusement considérer le matérialisme dialectique comme un objet du musée Dupuyrien de la philosophie. Sa singulière fortune politique est là pour nous remettre constamment à l’esprit la société qui invinciblement rappelles les sociétés d’insectes grégaires, individuellement figés dans l’automatisme ou la société de ces anciens Incas en laquelle les hommes se prêtaient au sacrifice de leur personne sur les autels d’un Dieu invisible et implacable.


    Henri PERRUCHOT.


    (1) “Marx descendait, par sa grand-mère paternelle, Mme Marx Lévy, née Éva Moses Lvov, de rabbins célèbres de la Renaissance. Sur son arbre généalogique figuraient des maîtres renommés du XVIe siècle, comme Meir Katzenellenbogen, chef de l’école talmudique de Padoue, et Joseph Bengerson Ha-Cohen.” (André Vène, Vie et Doctrine de Karl Marx. Cet ouvrage contient un excellent exposé des origines du vocabulaire du Capital, pp? 206-210)
    (2) Il y avait chez Karl Marx une ostentation de satrape. Le contemporains le représentent distant, avide de flatterie, aimant à réunir une cour autour de lui, ayant, malgré sa pauvreté, les gestes et les façons d’un lord.
    (1) Je cite d’un livre marxiste récent : “L’individu isolé et égocentrique, qui ne vit que pour lui-même, vit dans un monde appauvri. Plus ses expériences lui appartiennent exclusivement, plus elles sont exclusivement intérieures et plus elles risquent de perdre tout contenu et de se perdre dans le néant.” (Georges Luckas, Existentialisme ou Marxisme ? traduit du hongrois par E. Kelemen, Nagel, 1948, p. 89.)
    (2) “Moins tu manges, tu bois, tu achètes de livres, plus rarement tu vas au théâtre, au bal, au café, moins tu penses, aimes, fais des théories, chantes, dessines, pêches, plus tu économises, plus devient importante cette fortune que tu possèdes, et que ne peuvent dévorer ni la mite, ni la rouille, ton capital. Moins tu existes, moins tu manifestes ta vie, plus tu as, plus devient grand ta vie renoncée, plus tu amasses de ton essence aliénée. Etc. “ (Notes).




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