• LECULTE DE LA CHAROGNE par Albert Libertad, Léon Israël, André Lorulot & Mauricius

     

      LE CULTE DE LA CHAROGNE

                   Dans un désir de vie éternelle, les hommes ont considéré la mort comme un passage, comme une étape douloureuse, et il se sont inclinés devant son “mystère” jusqu’à la vénérer.

                   Avant même que les hommes sachent travailler la pierre, le marbre, le fer pour abriter les vivants, ils savaient  façonner ces matières pour honorer les morts. Les églises et les cloîtres, sous leurs absides et dans leurs chœurs, enserraient richement les tombeaux, alors que, contre leurs flancs, venaient s’écraser de pauvres chaumières, protégeant misérablement les vivants.

                   Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le “péché originel”, le poids mort, le boulet qui traîne l’humanité. Contre la voix de la vie universelle, toujours en évolution, a tonné la voix de la mort, la voix des morts.

                   Jéhovah, qui il y a des milliers d’années l’imagination  d’un Moïse fit surgir du Sinaï, dicte encore ses lois; Jésus de Nazareth, mort depuis près de vingt siècles, prêche encore sa morale; Bouddha, Confucius, Lao-tseu, font régner encore leur Sagesse. Et combien d’autres !

                   Nous portons la lourde responsabilité de nos aïeux, nous en avons les “tares” et les “qualités”.

                   Ainsi, en France, nous sommes les fils des Gaulois, quoique nous soyons français de par les Francs et de race latine lorsqu’il s’agit de la haine séculaire contre les Germains. Chacune de ces hérédités nous donne des devoirs : Nous sommes les fils aînés de l’Église de par la volonté d’on ne sait quels morts et aussi les petits-fils de la grande Révolution. Nous sommes les citoyens de la troisième République et nous sommes aussi voués au Sacré Cœur de Jésus. Nous naissons catholiques ou protestants, républicains ou royalistes, riches ou pauvres. Nous sommes toujours de par les morts, nous ne sommes jamais nous. Nos yeux, placés au sommet du corps, regardant devant eux, ont beau nous diriger en avant, c’est toujours vers le sol où reposent les morts, vers le passé où ont vécu les morts, que notre éducation nous permet de les diriger. Nos aïeux... , le Passé..., les Morts...

                   Les peuples ont péri de ce triple respect. La Chine est encore à la même étape qu’il y a des milliers d’années parce qu’elle a conservée aux morts la première place au foyer.

                   La mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évoluée, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier. De l’un à l’autre, dans la famille, se communiquent les us et coutumes, les erreurs ancestrales. On croit au Dieu de ses pères, on respecte la patrie de ses aïeux...

                   Que ne respecte-t-on leur mode d’éclairage, de vêture ? Oui, il se produit se fait étrange qu’alors que l’enveloppe, que l’économie usuelle s’améliore, se change, se différencie, qu’alors que tout meurt et tout se transforme, les hommes, l’esprit des hommes, restent dans le même servage, se momifient dans les mêmes erreurs.

                   Au siècle de l’Électricité, comme au siècle de la Torche, l’homme croit encore au Paradis de demain, aux Dieux de vengeance et de pardon, aux enfers et aux Walhalla afin de respecter les idées de ses ancêtres. Les morts nous dirigent; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants. Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fait la Toussaint, pour glorifier les saints de l’Église; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace “matériel” par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait elle-même de désassimiler leurs corps, et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

                   La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent.

                   Si la Laïque a lâché l’histoire de Monsieur Noé ou celle de Monsieur Moïse, elle l’a remplacé par celle de Charlemagne ou celle de Monsieur Capet. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène. Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une Madame Isabelle resta pendant tout un long siècle avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues.

                  Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts, sans une erreur de date, ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie. Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écartera avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie. Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.

                   Le nom de la rue n’indique pas sa position, sa forme, son altitude, sa place. Il parle de Magenta ou de Solférino, un exploit des morts où on tua beaucoup; il vous rappelle  saint Eleuthère ou le chevalier de la Barre, des hommes dont la seule qualité fut d’ailleurs de mourir.

                   Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie toute obscurcie du “crime” de son père; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué, tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses aïeux. Et pourtant, aux yeux de la critique scientifique, qu’est-ce que la mort ? Ce respect des disparus, ce culte de la décrépitude, par quels arguments peut-on les justifier ? C’est ce que peu de gens se sont demandé, et c’est pourquoi la question n’est pas résolu.

                   Ne voyons-nous pas, au centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement : ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, de la charogne, les éléments nutritifs de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections. Ils consacrent de grands espaces plantés d’arbre magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur; et le virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent dans la ville, cherchant d’autres victimes.

                   Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup un respect comique pour leur dépouille mortelle, alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable. Le culte des morts est une des plus grossières aberrations des vivants. C’est un reste des religions prometteuses de paradis. Il faut préparer aux morts la visite de l’au-delà, leur mettre des armes pour qu’il puissent prendre part aux chasses du Velléda, quelques nourriture pour leur voyage, leur donner le suprême viatique, enfin les préparer à se présenter devant Dieu. Les religions s’en vont, mais leurs formulent ridicules demeurent. Les morts prennent la place des vivants.

                   Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous une maison, afin d’y enfouir respectueusement la charogne syphilitique qui vient de mourir. Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition du tuberculeux qui vient de finir. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretient ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on balade ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues.

                   Sur leur passage, les hommes se découvrent, ils respectent la mort. Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers. Si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des proportions inimaginables.

                   Les hommes acceptent l’hypocrisie des “nécrophages”, de ceux qui “mangent les morts”, de ceux qui vivent de la mort, depuis le curé donneur d’eau bénite, jusqu’au marchand d’emplacement à perpétuité; depuis le marchand de couronnes, jusqu’au sculpteur d’anges mortuaires.

                   Avec des boîtes ridicules que conduisent et qu’accompagnent des sortes de pantins grotesques, on procède à l’enlèvement de ces détritus humains et à leur répartition selon leur état de fortune, alors qu’il suffirait d’un bon service de roulage, de voiture hermétiquement closes et d’un four crématoire, construit selon les dernières découvertes scientifiques. Je ne me préoccuperai pas de l’emploi des cendres, quoiqu’il me paraîtrait plus intéressant de s’en servir d’humus que de les balader en de petites boîtes. Les hommes se plaignent du travail et ils ne veulent pas simplifier les gestes trop compliqués en presque toutes les occasions de leur existence, et même pas supprimer ceux qu’ils font pour l’imbécile autant que dangereuse conservation de leurs cadavres.

                   Les anarchistes respectent trop les vivants pour respecter les morts. Souhaitons un jour où ce culte désuet sera devenu un service de voirie, mais où, par contre, les vivants connaîtront la vie dans toutes ses manifestations.

                   Nous l’avons dit, c’est parce que les hommes sont des ignorants qu’ils entourent de singeries culturelles un phénomène aussi simple que celui de la Mort. Notons d’ailleurs qu’il ne s’agit que de la Mort humaine, la mort des autres animaux et celle des végétaux n’est pas l’occasion de semblables manifestations. Pourquoi ?

                   Les premiers hommes, brutes à peine évoluées, dénuées de toutes connaissances, enfouissaient avec le mort son épouse vivante, ses armes, ses meubles, ses bijoux. D’autres faisaient comparaître le “macchabée” devant un tribunal pour lui demander compte de sa vie. De tout temps, les humains ont méconnu la véritable signification de la mort. Pourtant, dans la nature, tout ce qui vit meurt. Tout organisme vivant périclite lorsque pour un raison ou pour une autre l’équilibre est rompu entre ses différentes fonctions. On détermine très scientifiquement les causes de mort, les ravages de la maladie ou de l’accident qui a produit la mort de l’individu.

                   Au point de vue humain, il y a donc mort, disparition de la vie, c’est-à-dire cessation d’une certaine activité sous une certaine forme. Mais au point de vue général, la mort n’existe pas. Il n’y a que de la vie. Après ce que nous appelons mort, les phénomènes de transformisme continuent. L’oxygène, l’hydrogène, les gaz, les minéraux s’en vont sous des formes diverses s’associer en des combinaisons nouvelles et contribuer à l’existence d’autres organismes vivants.

                   Il n’y a pas mort, il y a circulation des corps, modification dans les aspects de la matière et de l’énergie, continuation incessante dans le temps et dans l’espace de la vie et l’activité universelles. Un mort c’est un corps rendu à la circulation, sous sa triple forme : solide, liquide, gazeuse. Cela n’est pas autre chose et nous devons le considérer et le traiter comme tel. Il est évident que ces conceptions positives et scientifiques ne laissent pas place aux spéculations pleurnichardes sur l’âme, l’au-delà, le néant. Mais nous savons que toutes les religions prêcheuses de “vie future” et de “monde meilleur” ont pour but de susciter la résignation chez ceux que l’on dépouille et que l’on exploite. Plutôt que de nous agenouiller auprès des cadavres, il convient d’organiser la vie sur des bases meilleures pour en retirer un maximum de joie et de bien être. Les gens s’indigneront  de nos théories et de notre dédain; pure hypocrisie de leur part. Le culte des morts n’est qu’un outrage à la douleur vraie. Le fait d’entretenir un petit jardin, de se vêtir de noir, de porter une crêpe ne prouve pas la sincérité du chagrin. Ce dernier doit d’ailleurs disparaître, les individus doivent réagir devant l’irrévocabilité de la mort. On doit lutter contre la souffrance au lieu de l’exhiber, de la promener dans des cavalcades grotesques et des congratulations mensongères.

                   Tel qui suit respectueusement un corbillard s’acharnait la veille à affamer le défunt, tel autre se lamente derrière un cadavre, mais n’a rien fait pour lui venir en aide, alors qu’il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la société Capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère qu’elle crée, par le manque d’hygiène, les privations et l’ignorance dont souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le “destin”, ils feraient mieux de travailler à améliorer les conditions d’existence pour laisser à la vie humaine son maximum de développement et d’intensité. Comment pourrait-on connaître la vie alors que les morts seuls nous dirigent ? Comment vivrait-on le présent sous la tutelle du passé ? Si les hommes veulent vivre, qu’ils n’aient plus le respect des morts, qu’ils abandonnent le culte de la charogne. Les morts barrent aux vivants la route du progrès. Il faut jeter bas les pyramides, les tumulus, les tombeaux; il faut laisser la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce qu’on appelle le respect des morts, de ce qui est le culte de la charogne.

     

         Albert LIBERTAD (vers 1900.)

     

    UN PREJUGE TENACE

    “A la fin juin, des navires de guerres partiront d’Amérique pour rapatrier les reste de l’amiral Paul Jones.”

    (Les journaux)

                   C’est d’Amérique  que nous vient cette nouvelle, de l’Amérique ! le pays de Franklin et de tant d’illustres savants, le pays de la vapeur, de l’électricité, de toutes les inventions nouvelles. Les “civilisés Etats-Unis” n’ont rien à envier à la “barbare Espagne” ni à la “pieuse France”, là-bas comme ici les cerveaux sont remplis des plus sots préjugés. Des hommes seront mobilisés, des bateaux seront agencés, un travail immense s’accomplira pour franchir les 6000 kilomètres qui nous séparent de l’Amérique, sans compter toutes les cérémonies protocolaires et diplomatiques qui devront s’accomplir suivant le rite habituel et avec le concours  de nombreuses et importantes notabilités.

                   Et pourquoi tous ces efforts ? Est-ce pour secourir un être humain séparé de ces semblables et lui sauver l’existence ? Est-ce pour tenter une découverte utile au progrès de l’humanité ? Pour transporter des denrées ?

                   Non ! C’est pour aller chercher un peu d’os et de poussière qui tiendrait dans mes deux mains, et qui serait tout juste bon à laisser dans la première “poubelle” venue. Et si vous trouvez après cela que les hommes du XXè siècle ne sont pas éclairés, vous avouerez y mettre de la mauvaise volonté !

                   Les Américains qui végètent péniblement dans la misère et sous le despotisme des gros milliardaires vont se sentir soulagés en voyant chez eux les restes de l’amiral Jones, tout comme les français ceux de Napoléon ou de Jeanne d’Arc ou les allemands de Guillaume ou Bismarck. Patriotisme, Religion, Bêtise, indissoluble trinité (1) !

                   Il est vraiment décevant de constater encore la ténacité du préjugé du respect des morts, répandu aussi bien chez les soi-disant “libres-penseurs” et chez les “libertaires” que chez les catholiques pratiquants et autres sectes religieuses. Quelles différences trouvez- vous entre le transport des cendres de l’amiral Jones ou de Napoléon 1er et les funérailles de Louise Michel ? Aucune, sauf peut-être, au point de vue de la distance et de la pompe employée. Mais qui nous dit que la “Vierge rouge” étant morte à New York, on ne l’eût pas ramenée jusqu’à Levallois-Perret ? Le Paris révolutionnaire eût su faire son devoir, car si Jones appartient aux États-Unis, Louise Michel appartient à la “Cause” et à la France.

                 C’est peut-être parce que ceux qui se prétendent  émancipés le sont si peu que la masse reste dans une ignorance aussi grande. C’est pourquoi je crois bon d’attaquer, en toute circonstance, le culte de la mort et de démontrer son origine purement métaphysique. Pour cela, tous les moyens sont utiles, aussi bien le refus de se découvrir devant les corbillards que l’abandon du jardinage des tombes et surtout la propagande des idées saines et scientifiques, des théories du transformisme de la substance, afin d’amener les cerveaux à une conception raisonnable de la vie et de son évolution.

                  Alors disparaîtront les couronnes, tombeaux et cimetières et tout leur funèbre et coûteux attirail. Les hommes n’ayant plus peur de la mort, en ayant compris et accepté la philosophie, s’appliqueront à vivre sainement et utilement. Nous n’avons que trop vécu dans le Néant et l’Au-delà, appliquons-nous à vivre dans la réalisation de plus en plus complète de notre “Moi” dégagé des errements passés et  présents.

     André LORULOT (25 mai 1905).

    (1) Un an plus tard, Libertad ajoutera à cet article de Lorulot la note suivante :

    “Vous vous rappelez qu’il y a près d’un an, Lorulot vous causait des funérailles d’un sieur Jones, Écossais, que son patriotisme faisait être américain, et dont le métier consistait à travailler dans l’eau, comme maquereau ou comme amiral, je ne sais pas trop au juste. Mais ce n’était qu’un commencement de la cérémonie. Après l’envoi d’un cuirassé américain pour transporter la charogne de Jones de l’autre côté de l’eau, voilà que le gouvernement français vient de décider du transbahutage d’un cuirassé tout entier pour assister à une autre manipulation de cette charogne. Deux constatations s’imposent : il n’y a pas de tout-à-l’égout en Amérique et le charbon ne coûte pas cher en France.”

     

    LES NECROPHAGES

                   De Profundis !

                   Sous les saules et les cyprès, novembre ramène des ombres silencieuses, s’en allant lentement, parmi les tomes : des femmes disparaissant sous de longs voiles de crêpe, bourgeois à l’air grave, ouvriers recueillis tenant à la main le bouquet modeste ou la couronne d’immortelles. Les survivants se sont souvenus. Dans leurs cercueils, des vestiges de formes humaines doivent tressaillir d’aise; c’est aujourd’hui leur fête !

                   Dans l’église voisine, les pénitents muets viennent avec humilité s’agenouiller, les mains jointes, la pensée perdue... Du haut de sa chaire, le berger noir, cauteleux et nasillard, débite d’un ton monotone la prière des trépassés, sans inflexion de voix. Toujours psalmodiant, il évoque les feux de l’Enfer. Le spectre de la mort envahit la grande salle dans la mi-clarté des vitraux et la lueur vacillante des cierges. Un frisson de terreur passe sur la foule des fidèles prosternés. L’encens exhale comme une odeur de néant; le lieu divin donne un avant-goût de sépulcre !...

                   Prions mes frères ! Faisons notre salut !

                   Notre royaume n’est pas de ce monde !...                                                           

                   Beati pauperes spiritu. Amen !

                   Le mastroquet abrutit ceux que la religion néglige. Le souvenir à prétexte à beuveries. On vante entre deux lampées d’alcool les qualités de défunt dont on vient honorer la mémoire. Car il ne sied pas de rappeler les vices des disparus. Respectons les morts !

                   La Mort, en notre siècle de science, d’hygiène et de progrès, nourrit une nuée de parasites : nécrophores, corbeaux, vautours, hyènes et chacals. Le curé, mercanti, vend des orémus. On en a pour son argent. “Saint Joseph” ou “Notre Dame” sont invoqués, suivant la paroisse ou le tarif.

                   C’est d’un comptoir que part l’escalier de la chaire. Les cierges qui pleurent les larmes de suif font s’en aller en fumée les gros sous des bonnes “âmes” naïves. Le marchand de couronnes se désole de la “morte-saison”. Vite que reviennent l’automne et la Toussaint !

                   Les imprimeurs de deuil, les marchands de crêpes, les teinturiers à qui l’on porte à noircir l’unique jupe écarlate, les cochers de corbillard dont le déguisement tient du larbin, du gendarme, et du napoléon... Ceux-là sont intéressés à fêter les Morts.

                   Voyons maintenant la clientèle éplorée :

                   Le gros négociant expert en céruse qui n’entrevoit pas, dans ses rêves béats, à travers la fumée bleue de son cigare, la longue théorie de ses victimes, fantômes saturnins ou nécrosés, intoxiqués, décharnés, se tordant de douleur, roulant et fuyant en une sarabande macabre; la brute sous-officière, attendant le signal de la boucherie qui lui assurera l’avancement, ne rêvant que d’hécatombes; l’employé au ministère guettant la “fin” du chef dont il convoite la place et que mentalement il envoie ad patres; les falsificateurs de denrées alimentaires; maquilleurs de poissons avariés, de gâteaux empoisonnés; débitant de lait baptisé et frelaté accroissant dans des proportions considérables la mortalité infantile; les propriétaires de locaux insalubres, à Ménilmontant... et ailleurs, où poussent on ne sait comment tant de pauvres petits gosses anémiés, atrophiés, où périssent avant terme tant de vie misérables rongés par la tuberculose et les privation; tous lâchent une à une les perles de leur regret, leurs larmes de crocodiles.

                   Voici le prévoyant, le mutualiste, l’honnête homme par excellence, un des 50 000 satisfaits du banquet-réclame. Celui qui a acheté en viager une modeste maison. Depuis des ans il espère anxieusement la “désagrégation” du proprio bénéficiaire de la rente, qui s’entête à ne pas vouloir faire son dernier voyage. Ses jours, ses nuits sont hantés de cette obsession :

    “Le vieux ne va donc pas crever !...”

                   C’est le symbole du type social contemporain. La concurrence est partout; partout on désire la disparition d’un voisin. Quelquefois, l’intensité du désir dépassant la volonté chancelante, on l’active. Des gens surviennent alors ! Législateurs, juges, geôliers, flics et bourreaux. La porte de la prison grince, la guillotine fonctionne ! La bande touche son salaire. Il n’est pas de sot métier.

                   Depuis le tumulus préhistorique, en passant par les sarcophages et le mausolée d’Halicarnasse, une des sept merveilles du monde, jusqu’aux caveaux des familles modernes, les monuments funéraires attestent la persistance du culte de la Mort. Aujourd’hui encore, les femmes se signent dévotement et les hommes se découvrent au passage d’une dépouille mortelle.

                   Les classes dirigeantes n’ont pas le monopole de l’hypocrisie. Le “prolétariat” leur dispute ce privilège. Tous les inconscients, tous les médiocres, liseurs de faits divers illustrés, se repaissant au théâtre de M. de Lorde et au roman-feuilleton de M. Decourcelle, palpitant aux accidents, viols, meurtres, suicides, apportent aussi leur contribution à la consternation commémorative. Le goût de l’horrible, l’amour du tragique n’excluent pas l’esprit traditionnel.

                   Au milieu des misères et des souffrances, parmi les gémissements et les sanglots, tandis que, autour de nous tombent, lassés, meurtris, des camarades vaincus, affirmons notre volonté de vivre. La vie est belle, la vie est bonne ! Seule l’ignorance, la brutalité nous entravent, nous écrasent et nous rendent l’existence douloureuse.

                   Au charnier, hypocrites, menteurs, lâches et résignés ! N’empêchez pas par vos gestes ridicules et vos passivités l’épanouissement des énergies qui s’éveillent.

                    Au  charnier. Que vos carcasses mesquines s’en aillent enfumer les champs prochains; que vos “pâles ossements” restitués à la terre fassent éclore la douce fleurette embaumée que cueilleront les petits enfants et les amoureux en fête. Laissez-nous préparer le temps où il n’y aura plus ni lois ni répression et où les hivers, mortels aujourd’hui, ne seront plus, de par la joie de vivre des humains libérés, qu’un éternel printemps.

    Léon ISRAËL (2 novembre 1905).

     

    LES NECROPHILES

                    Tandis que les humains reposent, les riches en un farniente tranquille, les pauvres en un sommeil fait de lassitude et d’épuisement, des entrailles du sol monte un hurlement sinistre. En des convulsions titanesques, la terre ouvre ses gouffre géants, elle secoue la grappe humaine attachée à son flanc. En une révolte grandiose, elle se débarrasse de l’homme parasite, qui vit d’elle, et par elle. Et tout ce que construisirent les pygmées s’écroulent comme une château de cartes. Terrible égalitaire, elle nivelle les classes factices qui créèrent les humanités lamentables. Le palais s’écroule avec la masure, l’opulence s’anéantit avec la misère, le maître s’évade de la vie côte à côte avec l’esclave.

                   ... Le tremblement de terre vient de détruire Messine. Et soudain voici que les nécrophiles surgissent... Voici que, cyniques et nauséabonds, les corbeaux sociaux s’abattent sur les décombres.

                   Voici que, hypocrites et astucieux, les tartuffes envoient des condoléances et répandent l’eau bénite d’une solidarité de pacotille. Rois et papes, ministres et spéculateurs pleurent sur la ville défunte.

                   Les journaux, à côté d’article pour le maintient de la peine de mort, sont remplis d’appels larmoyants et de sanglots... à trois sous la ligne. Et les simples semblent sourdre en eux les principes innés de fraternité, ensevelis sous le poids de cent siècles d’une lutte implacable et féroce. Il faut, pour réveiller les hommes, des secousses violentes et brutales. Il faut les deux morts de Draveil et les cinq de Villeneuve Saint-Georges. La guerre sociale atroce, mais constante et chronique, ne les émeut point.

                   Et pourtant que sont les 50 000 morts de la Martinique, les 200 000 de Messine, les 600 000 de Mandchourie à côté de tous ceux que la misère fauche chaque jour ? Quelle comparaison peut-on faire entre cette fin rapide, immédiate, imprévue, et l’agonie lente des millions d’humains, le calvaire douloureux, le Golgotha hallucinant que gravit l’humanité ? Que m’importent à moi les tremblements de terre et les raz-de-marée ! Que m’importent la foudre rapide et la guerre sanglante ! La guerre n’est-elle donc point de toutes les minutes ? La mort n’est-elle donc pas à tous les carrefours ?

                   Les pouilleux d’Asturies vivaient de crasse et d’abjection, les Calabrais squelettiques se délectaient de deux sous de macaroni quotidien. Et parce que le mouvement sismique a hâté le travail de la faim et de la vermine, les nécrophiles se lamentent comme des pleureuses antiques.

                   Les masques carnavalesques des fillettes de douze ans, auxquelles la nécrose phosphorique a dévoré les ongles et les cheveux, les théories dantesques des victimes de la céruse, les yeux rongés des manipulateurs de mercure, l’épouvantable agonie des verriers dans la fournaise des ateliers, les hideuses purulences de la syphilis, les chancres sanguinolents qui guettent la pauvre fille au coin des rues, la diarrhée infantile que le laitier met dans le lait avec l’eau impure, la phtisie et la tuberculose qui habitent les taudis, le froid qui étend l’homme dans la rue déserte, la faim qui, avant de tuer, lui met sur la peau les teintes livides des décompositions cadavériques, les miasmes délétères, les flics, les germes infectieux; tout ce qui constitue la pourriture sociale, la mort sous toutes ses faces, la torture, l’angoisse, l’huissier, le propriétaire, le patron, le juge, la guillotine; tout ce qui tue, tout ce qui assassine, tout ce qui martyrise, toutes les puissances coalisées du mal qui exterminent journellement des milliers d’individus, tout cela ne compte pas.

                    Il faut qu’un phénomène brutal tue collectivement pour que s’élèvent les gémissements, pour que s’émeuvent les cœurs des hommes, pour que l’attention se trouve détournée de la lutte fratricide et universelle. Et encore, cette émotion ne dure-telle qu’une minute et s’évanouit-elle dans le Requiescat in pace des cathédrales. Les hommes ne comprendront-ils point qu’il n’y a pas de cataclysme plus meurtrier que la société actuelle ? Qu’il n’y a pas de morts plus nombreux que ceux qui tombent chaque jour, victimes de la guerre inter-humaine, de la lutte incessante et sans merci qu’on a dénommée d’un mot terrible : la concurrence? Les hommes ne comprendront-ils point la responsabilité qu’ils ont dans cette hécatombe ? Puisque ce sont leurs gestes, mauvais, faux, ineptes, qui déterminent les monstrueuses organisations qui les tuent. Les hommes ne comprendront-ils point la puérilité de leurs condoléances, et ne cesseront-ils point d’être des nécrophiles, des amis de la mort, pour venir avec nous, qui sommes les amis de la vie ?

    Mauricius

    (14 janvier 1909)


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