• REPONSE A UNE CROYANTE par Sébastien Faure

    Les paroles d'une croyante

    J'ai reçu la lettre suivante:

    Lyon, 14 octobre 1901

    Monsieur Sébastien Faure,

    Je n'ai pas l'avantage de vous connaître, mais j'ai beaucoup entendu parler de vous.

    Votre journal, le Quotidien, que j'ai lu afin de me rendre compte personnellement des idées que vous soutenez, des opinions que vous émettez, m'a convaincue encore plus de tout ce qu’il y a de coupable dans la campagne que vous dirigez contre tout ce qui s'appelle religion, armée, discipline, patron.

    Je suis protestante, j'aime ma religion, mais je ne suis pas une dévote: si mes principes religieux sont fermement ancrés dans mon âme, et assez pour que vos doutes, vos réfutations de l'existence même de Dieu ne puissent les ébranler, je sais cependant respecter ceux des autres. Que vous niiez vis-à-vis de vous-même toute idée de religion, vous êtes libre : seulement, Monsieur, avez-vous jamais pensé au mal que vous faites à l'humanité, en cherchant à détruire toute croyance, et en ne conservant pas vos convictions pour vous ?

    Vous allez prêchant le néant, notre solitude sur la terre, jetés là, pauvres êtres comme au hasard... sans âme, probablement ! Et dans ces jours tristes où l'homme pleure un deuil, par la loi commune de l'humanité, vous lui enlevez la suprême ressource de consolation ! le revoir et l'au-delà ! Vous niez la miséricorde divine ; savons-nous les intentions de Dieu à notre égard, connaissons-nous ses voies mystérieuses ?

    Obéissons à sa volonté sainte, soumettons-nous à notre sort. Avec nos révoltes et nos colères, à quoi aboutissons-nous, si ce n'est à nous rendre très malheureux et, ce qui est pire, à rendre aux autres l'existence intolérable ?

    Vous voulez, selon vos principes socialistes (beaux dans l'énoncé quelquefois, mais qui ne se peuvent réaliser), améliorer le sort du genre humain. Comment pourriez-vous donc le faire si vous détruisez en lui son principe même de bonheur : la foi ? Et je n'entends pas ici seulement la question de religion dans ce mot. J'entends l'amour de son pays, le respect dû à notre armée, à ceux qui nous dirigent, aux patrons, l'attachement à la famille. Combien de fois je me suis révoltée en entendant les conversations de jeunes gens, de jeunes filles, même de mon âge. Il semble qu'avant d'avoir vécu, ils soient déjà las de la vie, déjà tous imbus de principes faux, déjà tous découragés, révoltés : c'est scepticisme, c'est manque de respect pour tout ce qui est grand et noble, c'est athéisme, c'est antipatriotisme ! Oh ! le vilain chant que votre Internationale ! J'aime les autres nations autant que la France, en tant qu'elles sont amies avec notre pays, et je souhaite vivement la paix, la paix générale.

    Mais laisseriez-vous envahir votre pays par les cohortes étrangères, et si n'importe quel peuple voulait s'établir sur notre sol natal, ne lui disputeriez-vous pas, pied à pied, ce terrain aimé qui est nôtre ? Notre France, que ses fils aiment bien peu maintenant, a toujours tenu une place respectable dans le monde ; ne venez pas détruire son harmonie en soulevant Français contre Français, ouvriers contre patrons et, plus que cela, hommes contre Dieu !

    On m'a dit qu'un journal se fondait dans le but d'encourager les soldats à se révolter contre leurs chefs, et à ne pas obéir aux ordres donnés !

    Que voulez-vous donc faire sans discipline ? Que deviendrait une armée où chaque soldat irait à sa fantaisie ? Vous ne voulez pas d'armée ? Il y a quelquefois des abus, j'en conviens ; quelques chefs qui se laissent aller à traiter le soldat comme ils ne devraient pas le faire, mais c'est là une exception. Voudriez-vous laisser notre pays sans défensive possible, en cas d'incidents diplomatiques ?

    Vous préconisez aussi les mariages non pas même civils, mais libres sans autorisation ni légalisation devant témoins à la mairie ! Ne voyez-vous donc pas assez de femmes abandonnées par leur mari, ou de maris trompés par leur femme, avec notre régime actuel ? Que deviendraient les revendications naturelles de l'un ou de l'autre dans le cas d'abandon ou d'infidélité, il n'y aurait aucune preuve. Et les enfants ? Notre pays déjà si dépeuplé le serait encore bien davantage si les mères pouvaient craindre de se voir un jour seules avec de petits êtres mourant de faim et de froid !

    Ne voyez-vous pas un rapprochement, Monsieur, avec notre pauvre pays, bien vivace encore, mais que vous enverrez à la mort, par la destruction du cœur de ses enfants ? Voulez-vous recommencer ce moment de la Terreur, vous réjouissez-vous donc de voir couler des flots de sang, et Français contre Français s'entre-tuer, égarés, rendus fous par vos principes ?

    Vous allez de ville en ville, les inculquer à la jeunesse française, tuant en elle la vitalité de ses bons sentiments pour faire naître, à la place, pensées de vengeance, révoltes, indifférence et mépris pour tout ce qui est patrie, famille, honneur ; chaos tumultueux et bouillants de mauvais ferments ! Où est la politesse française si renommée autrefois à l’étranger, la galanterie pour les dames, le respect pour la vieillesse ? Tout cela a disparu ! Certains de vos principes sont fort beaux à leur base, mais assimilés dans le cerveau de gens incultes, qui prennent à la lettre ce qu'on leur dit sans se donner la peine de réfléchir et de développer la pensée émise, ils deviennent néfastes et nuisibles. Au lieu de leur faire du bien, vous les lancez dans un tourbillon sans issue pour eux.

    Tout le monde n'a pas, comme vous, Monsieur, une noblesse de caractère, une conception haute de ses devoirs personnels dans le monde. Tous ne sont pas capables de se bien conduire et, honnêtement, s'ils ne sentent derrière eux une loi qui leur parle d'une façon beaucoup plus explicite que ne pourraient le faire, chez eux, des sentiments d'honneur, souvent bien endormis et quelquefois totalement nuls. Vous allez penser peut-être que, avec mon titre de «jeune fille», je parle au point de vue féminin ; ce n'est pas là mon mobile, attendu que je sais fort bien que beaucoup de mes pareilles sont volages et ne savent pas ce que c'est que la fidélité. Pour elles, aussi bien que pour le sexe masculin, il faut une loi qui les maintienne dans leur droit chemin s'il leur prenait fantaisie de s'en écarter.

    On parle de grèves probables, de soulèvements d'ouvriers, de maux de toutes sortes ! Et c'est vous, socialistes, qui êtes cause de tout cela ! Vous devez connaître le troisième acte de Ruy Blas, alors que celui-ci met à nu, devant de misérables ministres, toute la misère et la plaie saignante de l'Espagne.

    Je connais, d'après ce que l'on m'a dit de vous, Monsieur, toute votre supériorité intellectuelle, et je sais que vous patronnez de belles œuvres comme celle des enfants à la Montagne. Mais, Monsieur, puisque vous savez quelquefois faire tant de bien, pourquoi ne mettez-vous pas à contribution les talents incontestables que vous avez reçus de Dieu pour le faire toujours ?

    Vous avez abattu, troublé certains cerveaux, anéanti les croyances de quelques cœurs rendus beaucoup malheureux par l'irritation qu'ils ont conçue pour la société en général, pourquoi ne chercheriez-vous pas à calmer ces maux, que vous et d'autres de vos disciples avez soulevés ? Vous pourriez faire tant de bien avec votre éloquence et votre parole persuasive, et vous faites tant de mal !

    Pardonnez-moi, Monsieur, d'avoir pris la liberté, moi inconnue, de vous écrire une lettre pareille, mais je suis si désolée de l'état actuel de notre société, je suis tellement triste chaque fois que j'entends des propos de scepticisme et d'irréligion autour de moi (et c'est souvent !), j'aime tellement notre chère France, son armée, qui en est l'image vivante, notre cher drapeau que vos disciples dédaignent de saluer à son passage, j'ai tant de respect pour Dieu et toutes les religions, que je n'ai pas craint de m'adresser à vous, Monsieur. Je vous sais si intelligent, et doué de cœur que, au nom de notre pays, je vous en supplie : cessez cette campagne hardie contre tout ce qui fait la force et le bonheur de l'humanité : la foi.

    Si vous avez quelques instants et si vous ne craignez pas, Monsieur, de répondre à une jeune fille révoltée de vos principes, je serais bien heureuse de recevoir une lettre de vous. Veuillez excuser ce que ma lettre peut avoir de naïf, j'ai toujours l'habitude de dire les choses comme je les pense, franchement.

    Veuillez agréer, Monsieur, etc.
     
     
     
    Fernande Ganeval, 5, rue Louis, à Villeurbanne.

     

    Il n'y a, dans cette lettre, rien de particulièrement original. Elle est, pourtant, intéressante à plus d'un titre ; d'abord, parce qu'elle reflète un état d'âme très fréquent, ensuite parce qu'elle soulève plusieurs questions sur lesquelles il n'est jamais inutile de revenir.

    Pour ces divers motifs, j'ai jugé à propos de la publier, après en avoir obtenu l'autorisation de Mlle F. Ganeval.

    Pour les mêmes motifs, je me propose d'y répondre incessamment.

    Réponse à une croyante





    Lyon, ce 20 octobre 1901

    Mademoiselle,

    Votre lettre m'a fait en même temps du plaisir et de la peine.

    Elle m'a fait plaisir, parce qu'elle m'a appris que, quelque précaution que vous preniez d'affirmer le contraire, la propagande antireligieuse, anticapitaliste, antimilitariste et anticonjugale que je fais n’a pas été sans faire trembler sur leurs bases vos croyances les plus fermes, vos sentiments les plus vivaces.

    Elle m'a fait de la peine, parce qu'elle dénote chez vous un état d’inquiétude, de malaise, de tristesse, dont ma propagande serait cause ; et je vous prie de croire, Mademoiselle, que je suis toujours peiné de la souffrance d'autrui, à plus forte raison de celle dont — fût-ce à mon insu, voire malgré moi — je serais l'auteur.

    Mais, si votre lettre m'a procuré cette étrange impression de joie et d'affliction combinées, elle ne m'a inspiré, je vous le déclare, aucune hésitation, aucun regret.

    C'est le propre de l'homme convaincu de ne se point sentir troublé par le spectacle, d'ordinaire en soi douloureux, des perplexités qu'il détermine ; et c'est pour lui un avantage précieux que cette inaltérable sérénité, dont la perte l'arrêterait ou le ferait hésiter dans la voie que sa conscience lui a tracée.

    Mais vous avez sollicité, et je vous dois, Mademoiselle, quelques explications. Fussiez-vous seule à les réclamer, je vous les fournirais. Je ne cacherai pas, toutefois, que je mets à vous les donner un empressement d’autant plus vif que votre cas est celui d'une foule considérable de personnes: hommes ou femmes, jeunes gens ou jeunes filles, que l'obscurité même des problèmes qui agitent les générations de ce temps plonge dans une angoissante anxiété, à laquelle ils espèrent échapper — pauvres fous ! — en se réfugiant derrière les barricades, qu'ils croient infranchissables, des croyances et des idées qui ont bercé les générations éteintes.

    Lisez ces lignes, Mademoiselle, mais pour les lire et les bien lire, et vous en pénétrer, n'ouvrez pas seulement vos yeux ; appliquez-y également votre intelligence et votre cœur. N'ayez cure que d'y discerner la vérité.

    La Vérité !

    Vous croyez en Dieu, Mademoiselle. S'il existait, c'est Lui qui serait la Vérité, c'est la Vérité qui serait Dieu ! En appliquant à l'étude de la Vérité toutes vos facultés de compréhension, c'est donc à comprendre Dieu lui-même que vous vous efforcerez.
     
     

    * * *




    Vous me reprochez tout d'abord de manquer de foi religieuse.

    A vos yeux, cette irréligion est une faute.

    Cette faute, je le confesse, Mademoiselle, je la commets : je ne crois pas en Dieu; et de l'univers et de l'ensemble des phénomènes qui le constituent, et des lois qui régissent les rapports du tout et de la partie, je possède une conception qui, pour être hésitante sur certains points encore enveloppés d'incertitude, n'en est pas moins nettement matérialiste.

    Il est compréhensible que, croyant à la création et au créateur, à la législation et au législateur divins, à la révélation et au révélateur infaillibles, aux voies insondables et aux desseins mystérieux de la Providence, vous considériez comme une faute, comme un impardonnable péché l'acte de nier création et créateur, législation et législateur impeccables, révélation et révélateur suprêmes, Providence juste et miséricordieuse.

    S'il y a faute à cela, Mademoiselle, s'il y a péché, je proclame hautement que cette faute, ce péché sont les miens. Mais je ne suis pas coupable.

    J'ai cru en Dieu, je l'ai aimé. Quelque ardente que soit votre foi, quelque profonde et pure que soit votre adoration, ma foi et mon adoration furent, je vous l'affirme, à l’égal des vôtres.

    Mais quand, le jour où j'ai voulu voir Dieu de plus près, je l'ai cherché, quand je l'ai cherché, non plus avec le stupide fanatisme du primitif, non plus avec la crédulité naïve et confiante de l'enfant, non plus avec la sottise de l'ignorant, mais avec l'âpre désir d'attacher ma foi à un point solide, avec la volonté formelle d'aller, dans le champ des investigations, aussi loin que pourraient me porter mes pas, ce jour-là, j'ai cherché le Créateur, le Législateur, le Révélateur, la Providence, j'ai cherché Dieu en vain, je ne l'ai plus trouvé.

    Est-ce ma faute ? Fallait-il faire violence à ma raison, incliner ma conscience devant ce qui m'apparaissait comme l'absurde ? Eût-il été loyal de condamner mes genoux à se ployer encore, mes mains à frapper encore ma poitrine, mes lèvres à murmurer encore des prières ?

    Là eût été la faute, Mademoiselle, parce que là eût été l’hypocrisie.
     
     

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    Au surplus, vous voulez bien reconnaître que de ne pas croire en Dieu, et de nier son existence, je suis libre et que c'est mon affaire.

    Voilà qui est fort heureux ! d'autant plus heureux que, voulussiez-vous me priver de cette faculté, vous ne le pourriez pas.

    Mais ce que vous me reprochez, non plus seulement comme une faute, mais comme un crime, c'est de ne pas étouffer en moi la négation qui s'impose à mon esprit, c'est d'exposer publiquement les raisons qui font de moi un athée, c'est de consacrer mon talent (si j'en ai, pourquoi Dieu le laisse-t-il à un être qui en fait un aussi détestable usage?) à propager les convictions antireligieuses qui m'animent.

    Pouvez-vous, Mademoiselle, dire raisonnablement de telles choses, et faut-il, pour que vous vous laissiez aller à les écrire, que la foi vous aveugle ?

    Eh quoi ! Les Pères de l'Église et, depuis la Réforme, tous les pasteurs ne vous ont-ils pas enseigné, après et avec la Bible, que la foi qui n'agit pas n'est pas la foi ?

    Votre conscience ne protesterait-elle point si vous ne faisiez rien pour faire partager à votre prochain les ardeurs religieuses qui vous dévorent ?

    Ne vous semble-t-il pas que vous manqueriez aux plus impérieux et aux plus sacrés de vos devoirs si vous ne travailliez pas à amener aux pieds de Celui que vous adorez, les âmes qui s'en éloignent et ne songent pas à leur salut éternel ?

    Et c'est ce péché — mortel entre tous, n'est-ce pas ? —, ce péché dont vous ne voudriez pas souiller, charger, accabler votre conscience, que vous me conseillez de commettre ?

    Ce que, à aucun prix, vous ne consentiriez à faire : garder le silence, étouffer en vous vos convictions, c'est ce que vous voudriez que je fisse, et c'est parce que je n'y consens pas que vous me traitez de criminel ?

    Ah ! Mademoiselle ! vous imaginez-vous donc que celui qui ne croit pas en Dieu cesse d'être un homme et d'avoir une conscience ?
     
     

    * * *




    Mais, j'entends bien pour quelles raisons vous me conjurez de ne rien tenter dans le but d'arracher les autres, mes frères en humanité, aux croyances religieuses.

    Nous allons étudier vos raisons et examiner ce qu'elles valent.
     
     

    La foi ne console pas




    Vous voyez notre pauvre humanité accablée de souffrances, exposée aux privations, condamnée à la maladie, en proie à toutes les misères, et vous considérez que lui arracher la foi, c'est faire œuvre cruelle, parce que c'est la priver de la seule consolation qui ne lui fasse pas défaut.

    Comme vous, Mademoiselle, j'aperçois la douleur qui étreint notre espèce infortunée et, comme vous, j'en suis désolé et j'y compatis. Mais, tandis que vous ne cherchez qu'à endormir la souffrance, je travaille à la conjurer ; tandis que vous vous bornez à vous pencher sur le chevet du patient pour murmurer à son oreille des paroles d'encouragement, je me préoccupe de le guérir ; tandis que vous croyez à la fatalité des maux qui courbent les humains sous l'implacable loi de la douleur, j'ai la conviction que cette fatalité tient à des circonstances historiques qui disparaîtront, et mes efforts tendent à écarter le plus tôt possible ces circonstances.

    Aussi, logique vous êtes — logique avec vous-même — quand, faisant de la souffrance une inéluctable nécessité, vous érigez la résignation en devoir impérieux ; mais logique je suis également lorsque, considérant la douleur — je mets à part cette catégorie d'afflictions qui reste attachée à la nature — comme la conséquence d'une civilisation criminelle, je m'applique de mon mieux à dénoncer les vices de cette civilisation ; et logique je suis encore, lorsque je consacre mes forces à soulever contre ces vices la conscience universelle et à provoquer ainsi la révolte des cerveaux et des cœurs.

    On ne doit se résigner, c'est-à-dire subir l'adversité en silence, et j'ajoute : on ne s'y résigne qu'à la condition de la croire invincible.

    Toutefois l'être résigné n'est pas l'être consolé.

    La consolation ne procède que de la disparition du mal, de l'oubli, ou de l'espoir de le conjurer ou de l'oublier.

    S'apitoyer sur l'infortune de l'aveugle, lui dire, lui redire, lui rabâcher qu'il est bien à plaindre d'être ainsi constamment plongé dans les ténèbres, mais que, puisqu'il est privé de la joie d'y voir et qu'il n'y a rien à faire pour le rendre à la lumière, il faut qu'il ait la sagesse de prendre son mal en patience et de s'y résigner, ce n'est pas le consoler.

    Le consoler c'est, après avoir étudié avec soin les causes de sa cécité et après avoir acquis la certitude que son infirmité n'est pas incurable, lui faire entrevoir la possibilité de la guérison, lui enseigner le traitement à suivre, l’opération à pratiquer et, par l’évocation des beautés qu'il aura le bonheur, une fois guéri, de contempler, lui inspirer la volonté de se soumettre à l’opération nécessaire.

    C'est ainsi que, en affirmant — comme c'est ma conviction — aux malheureuses victimes de nos détestables arrangements sociaux que la maladie dont elles souffrent n'est pas incurable, en leur enseignant les causes de cette maladie, en leur indiquant le traitement à suivre, en glissant dans leur cœur la douce pensée d'une prochaine délivrance, je les fortifie, je les console.

    Donc, Mademoiselle, la véritable consolation, ce n'est pas vous qui l'apportez, avec vos conseils de résignation aux «intentions de Dieu et aux voies mystérieuses de la Providence», avec vos promesses d'une fallacieuse et éternelle félicité qui serait le prix de cette aveugle soumission à la volonté suprême.

    Depuis des siècles, les ministres de tous les cultes, les représentants de tous les Dieux prodiguent ces exhortations aux affligés, ces promesses aux «sans espoir». Et cependant la douleur continue aussi implacablement son œuvre désolante, et l'espoir en des béatitudes infinies dans l'autre monde n'empêche pas l'humanité de gémir dans la prostration, dans l'abattement.

    Vous voyez bien que la foi ne console pas !
     
     

    * * *




    Et puis, croyez-vous réellement, Mademoiselle, que les tristes, les désespérés peuvent être consolés par qui les trompe ?

    Or vous les trompez, Mademoiselle.

    Vous les trompez de bonne foi, je me plais à le penser, parce que vous êtes vous-même dans l'erreur ; mais vous ne les trompez pas moins, car, leur dire que «le principe même du bonheur, pour l'humanité, c'est la foi», leur dire cela, c'est les abuser.

    Vous aurait-on, Mademoiselle, si exclusivement mise au courant des choses de la religion, qu'on en aurait négligé de vous enseigner l'Histoire ?

    Ignoreriez-vous le mal que les religions — toutes les religions — ont fait à l'humanité, et les supplices dont elles ont peuplé la Terre ?

    C'est vraisemblable ; et il est à croire que vous ne connaissez de l'Histoire que ce qu'il a plu à vos éducateurs de vous enseigner, à vous comme à tant d'autres.

    Eh bien! lisez, Mademoiselle, ce que, il y a quelques années déjà, dans une brochure intitulée les Crimes de Dieu, j'ai écrit, et si ces lignes vous paraissent contraires à la vérité historique, vous aurez toujours la faculté de rectifier les erreurs que vous m'imputerez.

    Je cite textuellement:

    Dieu, c'est la religion.

    Or, la religion, c'est la pensée enchaînée. Le croyant a des yeux et il ne doit pas voir ; il a des oreilles et il ne doit pas entendre ; il a des mains et il ne doit pas toucher ; il a un cerveau et il ne doit pas raisonner. Il ne doit pas s'en rapporter à ses mains, à ses oreilles, à ses yeux, à son intellect. En toutes choses, il a pour devoir d'interroger la révélation, de s'incliner devant les textes, de conformer sa pensée aux enseignements de l'orthodoxie. L'évidence, il la traite d'impudence blasphématoire, quand elle se pose en adversaire de sa foi. La fiction et le mensonge, il les proclame vérité et réalité, quand ils servent les intérêts de son Dieu. Ne tentez pas de lui faire toucher du doigt l'ineptie de ses superstitions, il vous répliquera en vous fermant la bouche s'il en a la force, en vous injuriant lâchement par derrière, s'il est impuissant.

    La religion prend l'intelligence à peine éveillée de l'enfant, la façonne à des procédés irrationnels, l'acclimate à des méthodes erronées et la laisse désarmée en face de la raison, révoltée contre l'exactitude. L'attentat que le dogme cherche à accomplir contre l'enfant d'aujourd'hui, il l'a consommé durant des siècles contre l'humanité enfant. Profitant, abusant de la crédulité, de l'ignorance, de l'esprit craintif de nos pères, les religions — toutes les religions — ont obscurci la pensée, enchaîné le cerveau des générations disparues.

    La religion, c'est encore le progrès retardé.

    Pour celui qu'abêtit la stupide attente d'une éternité de joies ou de souffrances, la vie n'est rien.

    Comme durée, elle est d'une extrême fugitivité, vingt, cinquante, cent ans, n'étant rien auprès des siècles sans fin que comporte l'éternité. L'individu courbé sous le joug des religions va-t-il afficher quelque importance à cette courte traversée, à ce voyage d'un instant ? Il ne le doit pas.

    À ses yeux, la vie n'est que la préface de l'éternité qu'il attend ; la terre n'est que le vestibule qui y conduit.

    Dès lors, pourquoi lutter, chercher, comprendre, savoir ?

    Pourquoi tant s'occuper d'améliorer les conditions d'un si court voyage ? Pourquoi s'ingénier à rendre plus spacieux, plus aéré, plus éclairé ce vestibule, ce couloir où l'on ne stationne qu'une minute ?

    Une seule chose importe : faire le salut de son âme, se soumettre à Dieu.

    Or, le progrès n'est obtenu que par un effort opiniâtre, celui-ci n'est réalisé que par qui en éprouve le besoin. Et puisque bien vivre, satisfaire ses appétits, diminuer sa peine, accroître son bien-être, sont choses de peu de prix aux regards de l'homme de foi, peu lui importe le progrès !

    Que les religions aient pour conséquence l'enchaînement de la pensée et la mise en échec du progrès, ce sont des vérités que l'histoire se charge de mettre en lumière, les faits venant ici confirmer en foule les données du raisonnement.

    Peut-on concevoir des crimes plus affreux ?

    Et les guerres sanglantes qui, au nom et pour le compte des divers cultes, ont mis aux prises des centaines, des milliers de générations, des millions de combattants ! Qui énumérera les conflits dont les religions ont été la source ?

    Qui formulera le total des meurtres, des assassinats, des hécatombes, des fusillades, des crimes dont le sectarisme religieux et le mysticisme intolérant ont ensanglanté le sol sur lequel se traîne l'humanité écrasée par le tyran sanguinaire que les castes sacerdotales se sont donné la sinistre mission de nous faire adorer?

    Quel incomparable artiste saura jamais retracer, avec la richesse de coloris suffisante et l'exactitude de détail nécessaire, les tragiques péripéties de ce drame dont l'épouvante terrifia durant six siècles les civilisations assez déshéritées pour gémir sous la domination de l'Église catholique, drame que l'histoire a flétri du nom terrible d'«Inquisition» ?

    La religion c'est la haine semée entre les humains, c'est la servilité lâche et résignée des millions de soumis ; c'est la férocité arrogante des papes, des pontifes, des prêtres.

    C'est encore le triomphe de la morale compressive qui aboutit à la mutilation de l'être : morale de macération de la chair et de l'esprit, morale de mortification, d'abnégation, de sacrifice ; morale qui fait à l'individu une obligation de réprimer ses plus généreux élans, de comprimer ses impulsions instinctives, de mâter ses passions, d'étouffer ses aspirations ; morale qui peuple l'esprit de préjugés ineptes et bourrelle la conscience de remords et de craintes ; morale qui engendre la résignation, brise les ressorts puissants de l'énergie, étrangle l'effort libérateur de la révolte et perpétue le despotisme des maîtres, l'exploitation des riches et la louche puissance des curés.

    L'ignorance dans le cerveau, la haine dans le cœur, la lâcheté dans la volonté, voilà les crimes que j'impute à l'idée de Dieu et à son fatal corollaire: la religion.

    Tous ces crimes dont j'accuse publiquement, au grand jour de la libre discussion, les imposteurs qui parlent et agissent au nom d'un Dieu qui n'existe pas, voilà ce que j'appelle «les crimes de Dieu», parce que c'est en son nom qu'ils ont été et sont encore commis, parce qu'ils ont été et sont encore engendrés par l'idée de Dieu.
     
     

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    Et maintenant, osez soutenir, Mademoiselle, que Dieu, la religion, la foi, c'est pour l'humanité, le principe même du bonheur !

    Mais, vous l'avez dit: à vos yeux, la foi n'est pas seulement la religion, c'est encore le respect et l'amour de tout ce qui est le fondement de la société: la Patrie, le Drapeau, l'Armée, la Morale, le Patron.
     
     

    Nouveau dogme, nouveaux prêtres




    Reprenons maintenant la discussion au point où nous l'avons laissée.

    J'ai consacré mes deux premiers articles à l'examen des tristesses que vous cause ma propagande antireligieuse. Je vais étudier maintenant la réprobation que vous inspire mon irrévérence à l’égard de l'Armée, du Drapeau, de tout ce qui touche à la foi patriotique.

    Car vous avez formulé, Mademoiselle, une pensée d'une justesse frappante quand, après avoir écrit, «pour l'humanité, le principe même du bonheur, c'est la foi», vous avez ajouté: « Et je n'entends pas ici seulement la question de religion. Dans ce mot, j'entends l'amour de son pays, le respect dû à notre armée, à ceux qui nous dirigent, aux patrons, l'attachement à la famille.»

    Oui, vous avez eu raison de comprendre toutes ces choses : famille, patronat, gouvernement, armée, dans ce seul mot : la foi. Le respect et l'attachement à ces diverses institutions sont, en effet, des actes de foi ; ils sont les formes contemporaines du sentiment religieux et, pour être fidèle à lui-même, celui qui croit en Dieu doit croire également à l'essence providentielle et à la nécessité de ces institutions qui sont à la base de notre société profondément christianisée.

    Aussi longtemps que j'ai eu la foi, je me suis respectueusement incliné devant tout cela. Ceux qui, au collège, m'ont enseigné l'Histoire, m'avaient inculqué l'opinion que celle-ci n'est que le développement, parfois obscur, mais constamment régulier, des peuples et des races, en conformité d'un plan,éternellement conçu par l’Infinie Sagesse et la Souveraine Volonté de la Providence. Aussi pensais-je naïvement que toutes ces institutions : propriété, famille, gouvernement, religion étant de source divine, étaient aussi impérissables, aussi indestructibles que Dieu lui-même.

    Et je n'ai cessé définitivement de penser de la sorte que le jour où j'ai cessé définitivement de croire en Dieu.

    Tout se tient, tout se soude dans la chaîne des idées et des sentiments.

    Quand les curés affirment que l'athéisme conduit nécessairement à l'action révolutionnaire et, pour me servir de leur vocabulaire, au «chambardement de tout ce que nos aïeux respectaient et de tout ce qui soutient encore sur ses bases, déjà chancelantes, la vieille masure sociale», il n'est pas utile d'avoir le sens de l'observation très développé pour percer à jour les intentions de chantage qui les animent. Mais il n'en est pas moins vrai que, pour une fois, ces messieurs ne mentent point.

    Et je m'étonne qu'il y ait des socialistes — des socialistes qui volontiers se targuent de ne rien affirmer en dehors de l'étude des faits eux-mêmes — pour oser prétendre que la lutte contre les religions est sans valeur et qu'il importe peu et même pas du tout qu'un individu croie ou ne croie pas.

    Ce n'est pas le moment de discuter sérieusement cette manière de voir. Je me bornerai donc à noter que si la propagande contre la foi est sans effet utile au point de vue socialiste, la conséquence de cela, c'est que, croyant ou irréligieux, déiste ou athée, l'un comme l'autre, et celui-ci tout aussi facilement et rapidement que celui-là, peuvent arriver à la conception du socialisme.

    Or, dans le monde socialiste, où sont-ils, ceux qui fréquentent l'église, le temple ou la synagogue ? Et, dans le monde religieux, où sont-ils, ceux qui veulent «chambarder : Patronat, Gouvernement, Armée, Famille» ?

    Mais, nous voici un peu loin de l'objet même de notre conversation. J'y reviens et je ne vais plus m'attacher qu'à vous démontrer, Mademoiselle, que le dogme patriotique et les prêtres qui le propagent ne valent pas mieux que les autres prêtres et l'autre dogme dont, au surplus, ils continuent la tradition.

    Tout gouvernement implique la nécessité d'une religion. Longtemps, en France, le christianisme a suffi. À l'exception de quelques esprits supérieurs, la totalité des individus s'inclinait devant le dogme chrétien, se résignait au Décalogue, se conformait aux rites et cérémonies du culte.

    Un jour, le doute engendra l'indifférence, puis la négation, enfin l'hostilité. Aujourd'hui, sans qu'on puisse affirmer que le nombre des infidèles l'emporte, d'ores et déjà, sur celui des croyants, il n'est pas téméraire d'avancer que le premier s'accroît chaque jour et ne tardera pas à dépasser le second.

    La foi s'est réfugiée dans quelques intelligences obtuses, dans quelques consciences timorées. Elle a fui les régions de l'intellectualité, déserté les cerveaux où s'épanouit la fleur du savoir et de la réflexion.

    Les libres penseurs au pouvoir n'ont pas tardé à comprendre qu'une religion est l'auxiliaire indispensable de l'autorité. Réhabiliter devant l'opinion publique ce Dieu qu'ils avaient tant traîné aux gémonies, offrir au respect des foules ces porte-soutane que tant ils avaient couverts d'opprobre, ramener le peuple au pied des autels pour y participer à ces cérémonies qu'ils avaient tant ridiculisées, leur parut, à juste titre, impossible : on fracture une fois la porte d'un cerveau pour y glisser furtivement le fanatisme religieux mais quand celui-ci en a été expulsé honteusement, on ne réussit plus à l'y réintégrer.

    C'est alors que, insensiblement, se substitua au dogme, aux i ministres, aux simulacres frappés de déchéance, une religion nouvelle: le patriotisme.
     
     

    * * *




    Le patriotisme est un produit chimique qui, pour, 100 grammes, donne à l'analyse: 40 grammes d'amour et 60 grammes de haine. L'amour est limité aux habitants d'une même nation constituant pour chacun d'eux la patrie ; la haine s'étend à tout ce qui se trouve au-delà des artificielles limites, tracées par la géographie du moment, sous le nom de frontières.

    Un patriote qui se respecte ne se borne pas à devoir son amour aux nationaux, sa haine aux autres ; ses affections et ses antipathies doivent également s'appliquer aussi aux choses : de ce côté de la frontière, riantes sont les prairies, brillant le soleil, étincelant l'azur, étoilées les nuits, parfumées les fleurs, nobles les caractères, élevées les intelligences ; tout est beau, bon, juste et vrai. De l'autre côté, tout est faux, inique, méchant et laid ; pas de génie, de talent ; la langue est barbare, l'industrie inférieure, les caractères vils, le ciel gris, le sol désolé.

    Et notez que, dans chaque patrie, ces absurdités se retrouvent. Ici, Un Français vaut deux Allemands, trois Anglais, quatre Italiens, cinq Espagnols, etc.; sur les bords de la Tamise, un Anglais vaut deux Français, trois Allemands, quatre Espagnols, etc.; à Moscou, Un Russe vaut deux Prussiens, trois Belges, quatre Portugais, etc.

    Ce qu'il y a de bizarre — mais quand il s'agit de religion, rien n'est étrange, puisque le miracle est non seulement admis, mais de rigueur — c'est que, à chaque remaniement de la carte, à chaque retouche des frontières, doit correspondre pour l'adepte du patriotisme un revirement dans ses exécrations et dans ses tendresses. Il doit changer de sentiment comme de nationalité.

    De tous ces phénomènes d'amour et de haine, de cette valeur respective d'un Français, d'un Russe, d'un Autrichien, d'un Anglais, ne demandez pas la cause à un patriote ; il ne s'est jamais interrogé lui-même sur ces points divers, il croit ; quand il était enfant, on lui a inculqué ces inepties, elles ont grandi avec lui ; elles font partie de son «moi», il croit, vous dis-je, et le croyant ne raisonne pas, il ne doit pas raisonner.

    Il est attaché à une véritable religion, le patriotisme.

    Cette religion a son dogme: la patrie ; ses symboles : le drapeau, les trophées ; ses ministres : les chefs civils et militaires ; ses temples : les casernes ; ses cérémonies : les revues, les manœuvres, les parades ; ses cantiques : les élucubrations de Déroulède ; ses sacrifices : les batailles, les expéditions ; ses devoirs : les vingt-cinq années de service, les campagnes contre l'ennemi ; sa morale : l'obéissance passive ; sa juridiction : les conseils de guerre ; son enfer : Biribi, le peloton d'exécution ; son paradis : les galons, l’avancement, la croix d'honneur, la gloire.
     
     

    Les batailles fécondes




    Si l'on s'explique difficilement que le dogme patriotique puisse recruter des fervents parmi ceux — les prolétaires — qui ne connaissent de la patrie que les immolations, on comprend aisément au contraire tout le bénéfice qu'en peuvent retirer les gouvernants, les propriétaires, les industriels, les commerçants, les financiers et les professionnels.

    Tous ces gens qui, contrairement au cliché bien connu, parlent toujours de la patrie sans y penser jamais ont un intérêt primordial à semer et cultiver dans les cœurs le patriotisme :

    Intérêt économique, parce que les guerres et les expéditions cachent toutes combinaisons industrielles, commerciales et financières : les traités de paix, qui stipulent des rançons formidables et des clauses commerciales favorables aux vainqueurs, mettent cette vérité en évidence.

    Intérêt politique, parce que la révolte peut être individuelle ou collective. Lorsque l'infraction à la loi est individuelle, la police et la gendarmerie suffissent ; quand elle a un caractère collectif : grève, manifestation tumultueuse, insurrection, gendarmes et policiers sont débordés, et les soldats interviennent : les événements démontrent cette réalité.

    Intérêt moral, parce que, à une société autoritaire, il faut des maîtres et des esclaves, et non des hommes libres : la caserne, la discipline, hiérarchie, l'amour du galon développent merveilleusement l'insolence et le despotisme chez ceux qui commandent, la soumission et la platitude chez ceux qui obéissent.

    Ajoutez à cela que les maîtres chanteurs du patriotisme savent en jouer habilement pour détourner opportunistement les regards de la masse des spectacles sur lesquels il serait dangereux — pour les dirigeants — qu'ils se fixassent trop longtemps : concussions, scandales, abus de pouvoir, misère publique, etc.
     
     

    Pendant que nos pères étaient absorbés dans la contemplation des choses célestes, les prêtres fouillaient dans leurs poches et les dévalisaient ; les ministres du nouveau culte vident nos goussets par l'impôt et, pour que nous nous en apercevions moins, nous exhortent à ne pas perdre de vue la trouée des Vosges.

    Sans compter que si, malgré les précautions prises, la sève de la révolte bouillonne trop ardente dans les artères et menace par trop, les diplomates sont là pour ménager, aux peuples «sur le point de s'insurger et de renverser leur gouvernement respectif» une saignée intelligente qui, pour quelque temps, anémie ces insubordonnés.

    Ainsi: agiotages et spéculations, étouffement des grèves, répression des insurrections, développement des instincts autoritaires chez les uns, rampants et lâches chez les autres, diversions opportunes, spoliation des contribuables, saignées intelligentes, telles sont les marchandises, avariées que couvre ce pavillon: le patriotisme.
     
     

    * * *




    Mais il y a «la Revanche».

    D'aimables chauvins nous disent sans sourciller: «Nous ne pouvons rester sous le coup de l'humiliation qui, il y a trente ans, nous fut infligée. Administrons aux Prussiens une raclée dans le genre de celle que nous avons essuyée et restons-en là.»

    Mais, malheureux, vous ne comprenez pas qu'à la suite de cette «raclée», les Allemands voudront prendre à leur tour leur revanche ; qu'ensuite ce sera à vous d'exiger la vôtre, et qu'ainsi, de revanche en revanche, l'interminable partie engagée durerait jusqu'à la consommation des siècles ? Ne comprenez-vous pas que l'armement devenant de plus en plus formidable, et le nombre des soldats, croissant sans cesse, la vie des hommes s'écoulerait entre une gamelle et un fusil ; que, de plus en plus nombreux, les milliards s'engouffreraient dans les budgets de la guerre, que le total des victimes de ces tueries périodiques irait en atteignant des chiffres de plus en plus effrayants ?

    Pourtant, ils ont une revanche à prendre, les jeunes gens qu'appelle la conscription. Le vainqueur ne leur a pas seulement enlevé deux provinces, il leur a ravi leur patrie tout entière.

    Ce triomphateur des luttes séculaires, c'est celui qui les a spoliés de leur part d'héritage commun ; c'est celui qui, gouvernant, patron, propriétaire, policier, magistrat, prêtre, les a dépouillés de leur bien-être physique, intellectuel et moral et s'est arrogé — à l'aide précisément des soldats — le droit de les courber sous le joug de ses lois, de les réduire à la famine, de les jeter hors des maisons, de les arrêter, de les envoyer en prison, au bagne, à l’échafaud.

    L'ennemi véritable et le seul, le voilà !

    La patrie que ces jeunes gens ont à conquérir — sublime et féconde revanche ! — c'est le sol de la France sur lequel ils vivent, les richesses qui s'y trouvent et tout l'outillage qui y existe.

    Il est de leur droit, il est de leur devoir et, quand ils le voudront, il sera en leur pouvoir de reprendre ces trésors à l'envahisseur, non pour l'asservir ni l'expulser à son tour, mais pour vivre en paix, en amour avec lui, sur la terre cultivée par la collaboration de tous.

    Les deux provinces que le peuple doit se faire restituer sont: le bien-être et la liberté.

    Quand ce grand acte de justice sera parachevé, alors, plus de guerres ineptes, plus de carnages stupides. Définitivement réconciliés, tous les hommes livreront bataille aux maladies, aux fléaux, aux éléments ligués contre eux, à la douleur sous quelque aspect qu'elle se présente.

    Ils trouveront, ouvert devant leur native combativité, un champ glorieux, fécond et sans limites.
     
     

    La liberté de l'amour




    Nous voici arrivés, Mademoiselle, au point le plus délicat.

    En amour, je préconise l'abolition de toute cérémonie légale, de toute réglementation officielle.

    L'amour, ce sentiment et cette force aussi universels qu'impérissables, naît et vit au sein des embûches, de la contrainte et du mensonge. Je voudrais le mettre à l'abri des pièges, le libérer de la servitude et de l'hypocrisie.

    Et vous me reprochez la propagande que je fais en ce sens !

    Le sujet, Mademoiselle, bien que sévère et grave, est trop aimable, trop gracieux, trop poétique et trop émouvant pour que j'emploie à vous répondre le genre lourd et quelque peu prétentieux de la dissertation.

    Mes procédés de défense s'inspireront de vos procédés d'attaque. Et je vais travailler à faire entrer dans le cadre un peu étroit de vos reproches, la riposte qu'un sujet aussi vaste demanderait plus étendue, sans doute, sinon plus précise.

    Je vous cite d'abord:

    «Vous préconisez aussi les mariages non pas même civils, mais libres, sans autorisation ni légalisation devant témoins à la mairie ! Ne voyez-vous donc pas assez de femmes abandonnées par leur mari, ou de maris trompés par leur femme, avec notre régime actuel ? Que deviendraient les revendications naturelles de l'un ou de l'autre dans le cas d'abandon ou d'infidélité ; il n'y aurait aucune preuve. Et les enfants ? Notre pays déjà si dépeuplé, le serait encore bien davantage si les mères pouvaient craindre de se voir un jour seules avec de petits êtres mourant de faim, et de froid !»

    Et maintenant, j'entre dans la discussion.

    Mais souffrez, Mademoiselle, que je prenne des ciseaux et découpe en petites, toutes petites tranches, votre accusation.

    Analyse d'abord, récapitulation et synthèse ensuite: c'est le moyen de nous livrer à une étude vraiment sérieuse.

    «Vous préconisez aussi les mariages non pas même civils, mais libres, sans autorisation ni légalisation devant témoins à la mairie !»

    Oui, Mademoiselle, je préconise ce qui vous paraît d'une audace si inconcevable, d'un irrespect si stupéfiant à l'égard de l'institution sacro-sainte du mariage, que vous ponctuez votre indignation d'un point exclamatif.

    Seulement, veuillez observer que je ne profane jamais de l'appellation scandaleuse que vous lui donnez, l'union libre, sainte, sublime — parce qu'elle est conforme à la nature — de deux êtres qui s'aiment et n'éprouvent le besoin de solliciter aucune autorisation et de n'appeler à leur aide aucune sanction légale, pour se l'oser dire et s'en prodiguer mutuellement les preuves les plus douces et les plus convaincantes.

    Tout frémissants de vie et de passion, deux êtres ne soumettent pas leur amour à l'épreuve ridicule et vaine du «mariage», ils se donnent l'un à l'autre dans l'entraînement impétueux de leur esprit, de leur cœur et de leur chair et laissent à d'autres la honte d'appeler au secours de leurs désirs défaillants les obligations et les défenses du Code, les lunettes du notaire, la soutane du curé, l'écharpe du maire, le paraphe des témoins et les beuveries de la noce.

    Je dis qu'ils font bien.

    Et de quelle autorisation auraient-ils besoin, je vous, prie, l'homme et la femme qu'une passion réciproque jette dans les bras l'un de l'autre ? Qui donc mieux qu'eux, au-dessus d'eux, en dehors d'eux, possède qualité pour donner un consentement quelconque à l'accomplissement d'un acte qui, somme toute, ne regarde, ne lie et n'engage qu'eux-mêmes ?

    Vous oubliez, Mademoiselle, qu'il ne s'agit pas, ici, de deux enfants, mais de deux êtres parvenus à l'âge du discernement. Vous oubliez qu'il n'est pas question de deux mignons oiselets à qui les ailes n'ont pas encore suffisamment poussé et qui ne sauraient, sans danger grave, s'essayer à perdre de vue le nid maternel, mais de deux aiglons, avides d’espace, ayant bec et serres pour se nourrir et se défendre, et que réclament les sommets et l'immensité.

    Il est déjà révoltant que, quand il y a lieu de fixer l'effort de leur cerveau et de choisir une carrière, les jeunes gens ne soient pas consultés et que la volonté paternelle pousse le despotisme jusqu'à se substituer aux aptitudes et aux aspirations des fils et des filles. Mais il est infiniment plus révoltant encore que les sympathies, les préférences des vieux se substituent à celles des jeunes, quand il s'agit des destinées affectives de ceux-ci ; et il est inadmissible que, dans les invincibles et délicieuses poussées de désir, passionnel qu'ils subissent, les jeunes gens soient contraints par la loi à tenir compte des goûts, des convenances des projets et des combinaisons plus ou moins malpropres des familles.

    La loi, que vient-elle faire ici ? Son empire n'est-il pas trop étendu déjà ? Ses États ne sont-ils pas déjà trop vastes ? Ne lui suffit-il pas de guetter notre naissance et notre trépas pour tenir à jour et en ordre ses registres d'état-civil? N'est-elle pas satisfaite des longues années durant lesquelles elle peut, au gré de ses intérêts et de ses caprices, nous exposer à l'abrutissement des casernes et à la boucherie des champs de bataille ?

    N'a-t-elle point assez de tracasseries, des inquisitions, des surveillances, des vexations par lesquelles elle se glisse sans discontinuité dans tous nos actes, dans toutes nos pensées, tous nos mouvements ?

    Faut-il encore qu'elle pénètre dans les profondeurs mystérieuses de notre cœur, et qu'elle promène l'insolence, la stupidité et la tyrannie de ses prescriptions dans le secret des mouvements amoureux qui nous agitent ?
     
     

    Chaîne à briser




    Qu'on mette le travail en servitude, qu'on codifie la propriété, qu'on rétablisse entre les citoyens des lignes de démarcation théoriquement supprimées par la Révolution de 1789, que la pensée soit captive, et l'art en tutelle, que la science et la richesse soient accaparées par quelques privilégiés, c'est déjà chose incroyable.

    Mais ce qui dépasse les bornes de l'entendement, c'est que, au nom de principes dont le plus rudimentaire raisonnement peut renverser l’échafaudage, au nom d'une morale reposant sur une métaphysique puérile, au nom de traditions et d'habitudes portant l'empreinte de cette morale et de cette métaphysique, on ait osé soumettre à une réglementation uniforme et invariable les mouvements capricieux et innombrables de la force d'irrésistible attirance des sexes entre eux.

    Imposer au cœur une façon d'aimer, à la chair une manière de se donner, introduire dans ces phénomènes, qui le plus souvent sont inanalysables, des questions de durée, de situation, de consultation familiale, de consentement préalable, de formalités nécessaires et de consécration officielle, cela semble impossible, et cependant cela est.

    En vérité, il faut avoir l'arrogance du législateur et posséder la dose de suffisance qui fait de cet individu dans l'humanité, un être à part, pour pousser l'inconscience à ce point. Cette catégorisation des choses de l'amour en licites et illicites, en permises et défendues, en honnêtes et déshonnêtes, est le point de départ d'une infinité de souffrances physiques et de tortures morales chez tous : chez les riches comme chez les pauvres, chez les femmes comme chez les hommes, pour les enfants comme pour les parents.

    Nul n'y échappe. Depuis des siècles, l'histoire, la poésie, le roman, le théâtre se mettent en frais pour nous retracer les émouvantes péripéties des odyssées amoureuses. Les cœurs se navrent, les paupières se mouillent au récit de ces drames tissés de contraintes, de déceptions, de remords, de vengeances, de malédictions, de crimes.
     

    Ici, ce sont deux jeunes gens que la nature semble avoir pétris l'un pour l'autre, afin qu'ils goûtent, l'un par l'autre, toutes les voluptés amoureuses, et entre lesquels se dressent, barrières infranchissables, les conventions mondaines, les haines ou rivalités de famille, les préjugés de caste, le veto paternel ; là, par contre, ce sont deux êtres qui ne s'affectionnent point, ne se sont jamais aimés, ne se chériront jamais, et que des combinaisons plus ou moins ignobles ont rivés l'un à l'autre : forçats du mariage ; ailleurs encore, c'est une pauvre enfant qu'ont séduite des lèvres fleuries de fallacieuses promesses, et que la sublime loi de fécondité fait, par l'injustice du monde et l'hypocrisie des conventions, rejeter au rang des flétries, des stigmatisées !

    La troisième page de nos quotidiens est souillée de ces drames de l'abandon, de l'adultère, de la jalousie, qui s'achèvent en suicides, en meurtres, en assassinats.

    Toutes ces horreurs, pourtant, ne sont rien, comparées à la multitude des pleurs tombés silencieusement, des scènes intimes, des tourments subis sans murmure, des plaies au cœur que connaissent les seules victimes.
     
     

    * * *




    Oserez-vous dire, Mademoiselle, que ce tableau est trop noir, que mon pinceau s'est chargé de couleurs trop sombres ?

    Peut-être, l'oserez-vous, et votre jeunesse sera votre heureuse mais unique excuse. Car, il n'y pas d'expressions, du moins je me sens incapable de les trouver, qui puissent traduire d'assez saisissante façon les misères, les souffrances, les hontes que je signale un peu plus haut.

    Eh bien ! réfléchissez.

    Songez d'abord que ces cœurs sont abominablement crucifiés, en dépit des consentements, législations et formalités qui escortent le mariage. Et commencez par vous demander une bonne fois — et appliquez-y longuement votre pensée — de quoi servent toutes ces prétendues garanties, puisqu'elles aboutissent à des résultats si contraires à ceux qu'elles ont mission d'assurer.

    Je ne doute pas que ces méditations ne parviennent à ébranler votre foi dans les «vertus» du mariage, et que vous n'arriviez à estimer que, si le mariage cesse d'être pour les conjoints le gage de repos et de félicité qu'on s'imagine, il n'est plus qu'une insupportable chaîne, un esclavage d'autant plus haïssable qu'il est de ceux — bien rares — auxquels la civilisation contemporaine nous laisse la faculté de ne pas nous exposer.

    Et quand votre raison, ayant réalisé le premier effort nécessaire, poussera plus avant ses recherches, daignez creuser cette seconde question : «S'il est vrai que le mariage ne comporte pas la tranquillité et le bonheur en amour ; s'il est, tout au contraire, si fréquemment suivi de larmes versées, de sang répandu, ne serait-il pas à supposer qu'il est lui-même la source de ces larmes, la cause de ce sang ?»

    Je me flatte, Mademoiselle, que lorsque vous voudrez bien tendre de ce côté toutes vos forces de compréhension, l'heure ne tardera pas à sonner où vous reconnaîtrez que le mariage, les consentements, les légalisations, le notaire, le curé, le maire, la signature des témoins et «tout le tremblement comme dirait l'autre», n'ont jamais véritablement uni deux êtres que l'amour ne rapproche pas et qu'ils n'ont jamais empêché de souffrir terriblement, l'un par l'autre, deux êtres qui ne s'affectionnent point.

    Toujours inutile dans le cas où le désir et la tendresse accouplent deux jeunes gens ; toujours dangereux et intolérable dans le cas où ceux-ci ne s'aiment point ou cessent de s'aimer : voilà ce qu'est le mariage.

    Or, une chaîne qui est toujours inutile et, le plus souvent, dangereuse et intolérable, DOIT ÊTRE BRISÉE.

    M'en voulez-vous encore, Mademoiselle, de ce que je m'efforce à en débarrasser notre pauvre humanité, accablée déjà sous le poids et la meurtrissure de tant d'autres chaînes ?
     
     

    * * *




    Mais il y a les enfants ! Que vont-ils devenir, les innocents ? Qu'adviendra-t-il de ces chers petits si, le mariage étant supprimé, plus rien n'oblige l'homme à rester auprès de sa femme, le père auprès de ses enfants ?

    Ah ! les malheureux abandonnés !
     
     

    Place à la grande famille




    Dans l'esprit des personnes sensées et réfléchies, le mariage — cette préface de la famille juridique — est jugé et condamné. Il n'est pas d'institution qui soit plus et mieux atteinte, chaque jour, par la critique et la satire.

    Une seule considération lui assure quelque crédit dans l'opinion : les enfants.

    On a peur que ceux-ci ne soient frappés par la dislocation du groupement familial dont ils font partie ; on craint qu'ils n'aient à en souffrir.

    Mademoiselle, je vais émettre une proposition qui va vous faire crier au paradoxe et, pour peu que vous soyez nerveuse, sursauter.

    Je prends la précaution de vous en avertir pour que vous ne soyez pas tentée de me considérer comme un vulgaire mystificateur et de planter là votre lecture.

    Je dis que le plus grand service qu'on pourrait rendre aux enfants, ce serait d'abolir la famille actuelle, parce que tous en sont victimes : les uns parce qu'ils n'ont pas de famille, les autres parce qu'ils en ont une.

    Je m'explique :

    Par ceux qui sont sans famille, j'entends tous les petits infortunés, qui, soit qu'ils aient eu le malheur de perdre leurs parents, soit qu'ils aient été abandonnés, soit encore que leur naissance ait été frappée d'irrégularité, se trouvent les uns réellement sans famille, les autres comme s'ils n'en avaient pas.

    Les abandonnés et ceux qui n'ont plus leurs ascendants souffrent de la famille, parce que, persuadés qu'il leur suffit de ne laisser manquer de rien leurs propres enfants pour être en règle avec leur conscience, convaincus même qu'ils se rendraient coupables d'une sorte de mauvaise action s'ils augmentaient, par l'adoption d'un «sans famille», le nombre de petites bouches qu'ils ont à nourrir et des parts qu'ils auront à faire plus tard, dans l'héritage, les pères et mères se consacrent uniquement au développement des moutards qui portent leur nom et ne se préoccupent en rien des abandonnés et des orphelins.

    Et tandis que les enfants qui ont une famille sont entourés de soins et comblés de caresses, il n'y a pour les autres, ni tendresse, ni moyens d'existence.

    Quant à ceux que les registres de l’état-civil traitent d'enfants illégitimes et que le langage courant qualifie de «bâtards», je n'ai pas besoin d'insister sur ce qu'ils ont à endurer d'humiliations, de froissements et de misères, par suite de ce seul fait, auquel cependant ils sont forcément étrangers, que leur mère ne fut pas légalement unie à l'homme dont ils sont issus.

    Ces trois catégories d'enfants : les orphelins, les abandonnés, les illégitimes, ne sont pas, Mademoiselle, quantité négligeable. Leur nombre est considérable et l'on ne saurait nier qu'ils n'aient à souffrir cruellement et injustement de l'institution familiale, précisément parce qu'ils sont sans famille.
     
     

    * * *




    Mais ce serait une grossière erreur de croire que, en revanche, les enfants qui ont une famille ne souffrent pas d'en avoir une. Ceux-là aussi sont victimes de l'institution. Sans doute, ils n'en pâtissent pas de la même façon que leurs petits compagnons : orphelins, abandonnés ou bâtards ; mais ils en pâtissent quand même.

    Chaque famille a ses traditions, ses coutumes, ses croyances, ses relations, sa situation sociale. L'enfant est dans la nécessité de s'y conformer et, le plus souvent, au mépris de sa nature, de son caractère, de ses aptitudes et de ses aspirations personnelles.

    La famille est pour lui une sorte de cellule hérissée de pointes aiguës auxquelles se meurtrissent, à chaque mouvement qu'il fait, une partie de sa chair, de son cerveau ou de son cœur. Vivre, penser, aimer comme il lui plairait, comme il serait conforme à son tempérament ? Il ne faut pas qu'il y songe. Dans cette atmosphère étouffante, dans ce milieu étriqué, fermé, déprimant, il végète, il dépérit.

    Il n'est pas lui, il est «la chose» de la famille.

    Tout petit, il est la cire molle destinée à recevoir toutes les empreintes qu'il plaira au père et à la mère de lui donner et, devenu adulte, lorsqu'il sera question pour lui — garçon ou fille — de choisir une carrière, lorsqu'il en sera arrivé à ce carrefour de la vie où s'ouvrent devant lui les multiples avenues qui doivent le conduire aux multiples horizons, ce ne sont pas ses goûts, ses forces, ses tendances, ses prédispositions, qu'il pourra consulter, mais la volonté et les projets de la famille.

    Il mangera à sa faim, oui. Il sera confortablement logé, oui. Il sera mis à l'école, au lycée ou en apprentissage, oui. Il sera malade, il sera soigné, oui. Son père et sa mère le dévoreront de baisers, lui prodigueront les caresses, oui. Mais à la condition qu'il renonce à ses goûts, à tout ce qui l'attire et le réclame, si d'écouter ses goûts, et d'aller à ce qui le sollicite n'entre pas dans les plans de la famille.

    Et si la malchance veut qu'il tombe sur un père et une mère qui ne vivent pas en bonne intelligence, pour qui le foyer est un enfer et qui vont chercher, l'un et l'autre, ailleurs, les consolations dont ils ont besoin, l'enfant grandit tristement au milieu de l'indifférence, entre un père et une mère qui le négligent et pour lesquels il sent, d'instinct, qu'il est une charge, un ennui.

    Incalculable est le nombre des petits êtres qui se développent ainsi et telle est la cause de la hâte avec laquelle jeunes gens désertent la demeure familiale et jeunes filles sont impatientes de s'en évader.

    Vous voyez bien, Mademoiselle, que pour ceux qui ont une famille comme pour ceux qui n'en ont pas, la famille est une détestable institution !
     
     

    * * *




    Donc, plus de ces petits groupements basés sur le mariage, et dont les liens sont consacrés par les consentements, les légalisations et les cérémonies officielles qui vous paraissent si désirables !

    Une seule chose peut et doit obliger l'homme à rester auprès de sa compagne, le père à veiller sur ses enfants. Cette chose n'est pas une obligation émanant de la loi, mais un sentiment procédant de la nature : c'est l'amour.

    L'amour se moque du Code et des tribunaux, du magistrat et du gendarme, aussi impuissants les uns que les autres à provoquer qu'à empêcher l'éclosion de cette fleur magnifique.

    Et, quand auront disparu ces groupements exigus, fermés, où l'on étouffe : les petites familles, alors naîtra et se développera, dans un irrésistible élan de fraternité et de mansuétude, l’humanité tout entière qui assurera, par voie d'affinités naturelles et d'impulsions sans calcul, le libre et fécond exercice de la loi d'attraction des sexes entre eux.

    Alors, plus de bâtards : tous les enfants seront légitimes.

    Alors, plus d'orphelins, ni d'abandonnés. Les cœurs s'ouvriront pour la tendresse si facile à prodiguer aux petits ; car l'enfance est aimable, elle est gracieuse, elle est reconnaissante et affectueuse. Alors, plus de gosses mal nourris, mal vêtus, sans soins, sans culture !

    Aujourd'hui, tous les enfants souffrent des petites familles limitées à quelques-uns groupés par l'intérêt plus que par l'affection.

    Alors, tous les enfants seront heureux par la famille étendue à l'humanité tout entière définitivement réconciliée dans l'harmonisation des intérêts individuels et collectifs
     
     

    * * *




    Mais la liberté de l'amour, Mademoiselle, fait partie d'un tout dont nulle portion ne peut être distraite.

    Elle fait partie du faisceau de libertés à conquérir et sur l'ensemble desquelles, pour finir, je vous dirai, demain, ma pensée.
     
     

    Le communisme libertaire




    Vous ne pensiez pas, Mademoiselle, quand j'ai exprimé l'intention de vous répondre, que je le ferais aussi longuement.

    Je ne le pensais pas non plus.

    Mais vous avez abordé tant de sujets et de si graves, de si complexes, et de si délicats, que j'avais à choisir entre deux dangers : celui d'être trop laconique et celui d'être trop prolixe.

    J'ai préféré courir le dernier.

    Veuillez m'excuser et me prêter encore quelques minutes de votre complaisante attention.

    Ne convient-il pas que je reprenne, en les résumant, toutes les questions que, au cours de cette réponse, j'ai dû examiner ?

    Au spectacle des misères qui accablent l'humanité, des perplexités et des vicissitudes qui la tourmentent, votre cœur est pris de pitié et de tristesse.

    Le mien l'est aussi.

    Alors, que faites-vous, Mademoiselle ?

    Comme toutes les personnes qui croient à la nécessité et à la fatalité des institutions qui nous régissent, vous ne songez pas à rechercher si cet ensemble de maux, sous le poids desquels gémissent les humains, est imputable à ces institutions et, sans étude, sans réflexion, vous vous adressez à ceux qui les combattent, qui les flétrissent et travaillent à leur substituer d'autres arrangements sociaux, et vous les conjurez de renoncer à la mauvaise besogne qu'ils accomplissent. Je suis, Mademoiselle, au nombre de ces mauvais ouvriers, et je vous ai répondu en donnant, de la propagande à laquelle je me livre, des raisons que j'ai la prétention de regarder comme décisives.

    J'ai dit :

    Dieu, c'est l'erreur, et je n'y crois plus ; Dieu, c'est le mensonge et l'hypocrisie, et je le combats ; Dieu, c'est la religion, et non seulement celle-ci ne console pas, mais elle afflige ; non seulement elle n'apporte pas à l'humanité la tranquillité et la joie, mais elle a écrit les pages les plus douloureuses et les plus sanglantes de l'histoire, voilà pourquoi je lutte contre la religion.

    J'ai dit :

    Le patriotisme, c'est le dogme nouveau; c'est, sur les ruines des anciens credo qui s'écroulent, la foi nouvelle, nécessaire aux maîtres pour qu'ils conservent les chaînes qu'ils ont forgées contre les esclaves.

    Le patriotisme, c'est une haine irraisonnée et stupide contre tout ce qui ne fait pas partie de la patrie.

    Le patriotisme, c'est la caserne, c'est l'armée, c'est le prolétariat en uniforme massacrant, pour le compte et sur l'ordre de la classe capitaliste, le prolétariat en blouse.

    Le patriotisme, c'est la nécessité de la revanche s'imposant tour à tour aux nations vaincues et convertissant notre planète en un gigantesque champ de bataille où jamais le combat ne prendrait fin.

    Voilà pourquoi je fais la guerre à la guerre, voilà pourquoi, ouvrier de vie et non de mort, je suis internationaliste, réclamant le licenciement des armées et prêchant, la paix universelle.

    J'ai dit :

    L'amour est de nature fantasque, capricieuse, éclectique : c'est folie de le vouloir soumettre à des règles fixes et applicables à tous. La liberté est le seul régime auquel, philosophiquement, il s'adapte.

    Dans la pratique, le mariage donne de déplorables résultats. Loin d'être un gage de concorde et de bonheur, il enfante les pires hypocrisies et les situations les plus désolantes.

    Chaîne toujours inutile et dangereuse, chaîne toujours intolérable, elle doit être brisée.

    Tous les enfants souffrent de la famille, tous : les uns parce qu'ils en ont une, les autres parce qu'ils n'en ont pas.

    Pour ces motifs, je stigmatise le mariage et les vaines formalités qui l'entourent, je voue aux destructions prochaines et nécessaires la famille juridique basée sur la cupidité, et que doit remplacer la grande famille humaine reposant sur la solidarisation de tous les intérêts particuliers.

    A chacune de ces considérations, j'ai donné le développement qui m'a paru nécessaire.
     
     

    * * *




    Et maintenant, Mademoiselle, je conclus. Triste, bien triste est la vie que mènent les générations actuelles. Et pourtant, le mobile de toutes les actions humaines, c'est la recherche d'une satisfaction quelconque, et l'idéal de la civilisation, c'est la réalisation de la plus grande somme de bonheur pour tous.

    Religion, propriété, patrie, famille — croyances et institutions procédant toutes du principe d'autorité — ont fait et font de l'Histoire un drame séculairement douloureux et sanguinaire.

    Ce drame, en perpétuant l'ignorance qui, seule, l'engendre, vous voulez, à votre insu, le prolonger.

    Ce drame, je veux, de toutes les ardeurs de ma volonté, y mettre au plus tôt un terme.

    Et, dans ce but, j'emploie mes forces, toutes mes forces, à la démolition de toutes les Bastilles autoritaires : Gouvernement, Capitalisme, Religion, Armée, Parlement, Magistrature, Police, Famille.

    C'est la première partie de ma tâche.

    Mais l'homme n'est pas fait pour vivre au sein des décombres ; son esprit ne se nourrit pas seulement de négations, son cœur n'est pas fait uniquement pour la haine.

    Et c'est ici qu'apparaît la nécessité de l'édification qui doit suivre les ruines : affirmations découlant des négations mêmes, amours surgissant des haines ressenties.

    Le corps social souffre dans toutes ses parties : dans l'estomac, dans le cerveau, dans le cœur. Il agonise de misère. Misère des ventres : c'est la faim; misère des esprits : c'est l'ignorance ; misère des cœurs: c'est la haine.

    Il est urgent de terrasser cette triple misère.

    Le remède est trouvé: c'est le communisme libertaire.

    Par lui, chacun trouvera dans l'immense trésor matériel, entretenu par l'effort commun, de quoi satisfaire tous ses besoins physiques.

    Par lui, chacun trouvera dans l'inépuisable trésor intellectuel, alimenté par l'incessante recherche des esprits en travail, de quoi contenter tous ses appétits scientifiques, tous ses goûts artistiques.

    Par lui, chacun trouvera dans l'intarissable trésor affectif, constamment enrichi par le besoin d'aimer, de quoi calmer toutes les soifs de tendresse.

    Le communisme libertaire, par lequel tous les estomacs, tous les cerveaux et tous les cœurs peuvent être et seront un jour libérés, voilà le remède.

    Ce remède est applicable, mais il n'est pas encore suffisamment connu. Il est donc nécessaire de le vulgariser. Je suis un de ses vulgarisateurs ; je ne suis pas autre chose ; et cela suffit amplement à mon activité, à mon ambition.
     
     
     
    Sébastien Faure


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