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LA MORALE PEUT-ELLE SE PASSER DE LA SCIENCE ? par André Lorulot & Han Ryner

                       
                                               LA MORALE PEUT-ELLE

                           SE PASSER DE LA SCIENCE ?

                                 par André LORULOT



Mon bien cher ami,

          Il y a fort longtemps (je vous en avais parlé à plusieurs reprises) que je désirais entamer avec vous une discussion sur la Morale. Malheureusement, le temps m’a manqué pour le faire plus tôt. Ce désir m’est venu lorsque vous avez publié, dans le journal de Mme Martial (L’Heure de la Femme), votre opinion sur les rapports de la Science et de la Morale. Voici ce que vous écriviez et je ne pense pas que vous ayez modifié vos conceptions depuis lors :

          “Pour moi, la Morale doit se constituer en discipline “indépendante”; elle doit être indépendante de la Science, comme de la politique ou des rêves métaphysiques. Les plus grands moralistes sont antérieurs à la constitution de la Science. Socrate disait : “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien.” Et Jésus n’appuyait sa morale ni sur une biologie, ni sur une sociologie. Je considère la Morale comme un art. Et, sans doute, tous les arts s’appuient sur une certaine connaissance, mais qui n’est pas proprement scientifique, qui est plutôt critique. Le statuaire n’a pas besoin de savoir ce qu’est le marbre pour le naturaliste,, ni de connaître les dernières données de la Science sur le travail de ses muscles. Il lui faut savoir seulement ce qu’on peut faire du marbre et ce que peuvent faire ses muscles. Toute la science nécessaire à l’artiste moral, c’est celle conseillée par le dieu de Delphes : “Connais-toi toi-même”. Et il ne s’agit pas de connaître métaphysiquement mon essence profonde ou scientifiquement les secrets de ma physiologie. Il s’agit de connaître ma vraie volonté profonde et les moyens dont je dispose pour la réaliser. Et cela, tout homme de bonne volonté le sait pratiquement, même s’il est incapable de l’exprimer.”  (Han Ryner)

         Ce court article soulève en moi bien des réflexions - et bien des objections. Voulez-vous, mon cher ami, que nous discutions - si vous en avez le loisir ? Vous n’aimez pas les définitions, je le sais. Je me garderai donc de vous en infliger, mais permettez-moi cependant de vous faire remarquer que l’absence de tout accord sur le sens précis des mots que l’on emploi est préjudiciable à la clarté du débat. Ainsi, qu’est-ce que la Science ? Sous ce terme, vous semblez désigner uniquement la connaissance organisée, la Science officielle, en quelque sorte.        

        Autrement, vous n’écririez pas que les plus grands moralistes sont antérieurs à la constitution de la Science. La Science, en effet, c’est la connaissance, toute connaissance, quelle qu’elle soit. Nous ne pouvons fixer ses origines. La vie humaine (et même la vie animale, fût-elle la plus humble) n’aurait jamais été possible sans un minimum de connaissance, sans un minimum de science permettant à l’individu de s’adapter à son milieu, d’y satisfaire ses besoins, de conserver sa vie et de se reproduire.

        La Science est aussi vieille que l’Humanité. (La Science, c’est l’art de tirer parti de son expérience, a dit, je crois, Le Dantec.) Les grands moraliste, dites-vous, sont antérieurs à la Science. Vous voulez dire, assurément, “Ils sont antérieurs aux grands savants.” En êtes-vous certain ? Croyez-vous qu’avant Confucius il n’y ait eu aucun homme de science en Chine ?

          Qu’avant Socrate ou Pythagore, l’Égypte, la Grèce, la Chaldée n’aient pas engendré des chercheurs géniaux et des inventeurs (que de découvertes scientifiques - astronomiques, industrielles, etc., - étaient déjà effectuées, dès la plus haute antiquité, en Égypte, par exemple !) Mais laissons les “grands moralistes” et les “grands savants”. Les uns prêchent l’amour du bien. Les autres cherchent à pénétrer les lois de la nature. Tous ont besoin de coopérer et de s’unir, à mon avis. Tous ont besoin de savoir ce qui s’est fait avant eux et de mettre à profit le long et douloureux effort de l’humanité.

        Le premier homme “moral” fut quelque sauvage sensible, qui partagea on pain avec un affamé, un malade, un faible. Pour quel motif ? Parce qu’il y trouve une satisfaction intime ? Parce qu’il avait lui-même connu les souffrances de la faim ? Ou parce qu’il avait, ce jour là, abondance de vivres ? Ou parce qu’il désirait se faire un allié dans la rude lutte pour la vie ? Ou parce que (c’est votre thèse) il obéit à une poussée invincible, irraisonnée, vers le bien ?

        Quel que soit le motif d’action auquel on s’arrête, il faut convenir que l’acte “moral” eût été impossible, inconcevable même, s’il n’avait été précédé d’un travail intellectuel, d’une certaine acquisition de connaissances. Il a fallut que notre primitif possédât des notions sur la faim, sur la souffrance qu’elle engendre, sur la rareté ou l’abondance des aliments, sur la conduite, bienveillante ou hostile, que les autres humains étaient susceptibles d’adopter à son endroit. Or, tout ceci, je l’appelle science. Non pas science de Faculté ou d’Académie, mais science humaine tout simplement. Et c’est la seule, en réalité, qui compte. La Morale n’est donc pas indépendante de la Science. Elle est, elle-même, une branche de la Science. Elle est, aussi, comme le couronnement de la Science. Toute la puissance du Savoir doit être dirigée vers le règne de la Morale, c’est-à-dire vers le bonheur humain. L’humanité sera morale lorsqu’elle s’appliquera à faire servir toutes les connaissances, toutes les découvertes, tous les progrès scientifiques au bonheur des hommes. Il faut donc souhaiter que la Science et la Morale soient unies d’une façon de plus en plus étroite.

        Lorsque Socrate prononce cette phrase désormais si célèbre : “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien”, il ne fait pas l’apologie de l’ignorance. Jamais ignorant ne montrera pareille modestie. Bien au contraire ! Plus les hommes sont ignorants, plus ils sont dogmatiques ! Moins la base de leurs opinions est solide, plus ils trouvent d’âpreté pour les affirmer et d’intolérance pour les imposer ! Socrate a voulu dire, à mon sens, qu’il connaissait peut-être beaucoup de choses, mais que tout cela était encore bien peu, comparé à l’étude de ce qu’il lui restait à apprendre. S’ensuit-il que Socrate méprisait la Science ? Je ne le crois pas ¾ et vous non plus, j’en suis sur.

        Le statuaire, dites-vous encore, n’a pas besoin d’être aussi renseigné que le naturaliste sur la nature du marbre. Il lui suffit de connaître ce que l’on peut faire avec le marbre et ce que peuvent faire ses muscles. D’accord ! Qui n’a jamais prétendu que la Morale devait contenir toute la Science ? De même que le statuaire peut se borner à acquérir celles des connaissances qui sont indispensables à l’exercice de son art, le moraliste peut se contenter, de son côté d’emprunter à la Science les indications susceptibles de le renseigner sur la conduite humaine. Il est vrai qu’elles sont plus nombreuses...

        “Connais-toi toi-même !” répétez-vous, mon très cher ami, avec votre sagesse souriante. Vous n’ignorez pas, je le sais, que cette connaissance est la plus difficile à acquérir de toutes les connaissances ? Se connaître soi-même ! Quelle ambition ! Et peut-être aussi, au fond, quelle illusion... ! Vous n’ignorez pas non plus, que pour se connaître soi-même, il faut étudier les autres, il faut se confronter à eux, les regarder vivre, essayer de comprendre les raisons de leurs actes. “Se connaître soi-même”, cela sous-entend la connaissance d’une foule de notions générales. Il faut savoir ce qu’est l’homme, quelle est sa place dans l’univers, comment il fonctionne (physiologiquement et psychologiquement), d’où proviennent ses maladies, etc. Il faut apprendre à dominer ses émotions, ses sentiments, ses instincts et, pour y arriver, il faut étudier les lois naturelles de la vie, ne fût-ce que d’une façon résumée. Là encore, nous voyons que la Morale peut s’appuyer sur la Science. Je dirai même qu’elle le doit.

        “Il s’agit de connaître ma vraie volonté profonde et les moyens dont je dispose pour la réaliser. Et cela, tout homme de bonne volonté le sait pratiquement, même s’il est incapable de l’exprimer.” Telle est la conclusion de votre petit article. “Ma vraie volonté profonde” ? Vous la connaissez, vous, mon cher Ryner, parce que vous avez beaucoup réfléchi et aussi, ne le niez pas, parce que vous avez beaucoup étudié. Les philosophies et les morales n’ont plus de mystères pour vous et votre esprit (d’où rayonnent tant de richesses !) s’enrichit lui-même chaque jour, car il reste ouvert avec avidité à tous les effluves du savoir, de la conscience, du libre examen.

        Mais le gredin, le fourbe, vers quels actes leur “volonté profonde” les dirigera-t-elle ? Trouble mélange, où dominent les impulsions mauvaises, en fera-t-elle des être moraux ? “Tout homme de bonne volonté” est-il, lui-même, dans votre cas ? Et d’abord, qu’est-ce qu’un homme de “bonne volonté”, sinon l’homme moral, l’homme de bien ? La “bonne volonté” est souvent impuissante, du reste. Tant d’obstacles se dressent sur son chemin ! Tant de méchancetés, de concurrences, de perfidies nous entourent et, trop souvent, nous entraînent...

        Que nous dit la Morale ? Débarrassée de son fatras religieux, légal et social; délivrée des prescriptions et des interdictions plus ou moins tyranniques et grotesques auxquelles elle a servi de véhicule jusqu’à présent, elle se réduit à ces principes : faire le bien, être juste, être bon, ne violenter personne, ne pas porter tort à autrui.

        Si l’on demandait - et certains dilettantes de l’amoralisme ne manqueront pas de rééditer cette plaisanterie un peu surannée : Qu’est-ce que le Bien ? Qu’est-ce que le Mal ? La riposte serait aisée à faire. Et si l’on questionnait : Faut-il une morale ? Pourquoi pas la liberté toute simple, la spontanéité, la suppression de toute discipline, même purement morale ? Je n’éprouverais aucune gêne à répondre ceci : La vie sociale serait impossible sans une morale, quelle qu’elle soit, sans une règle de conduite, individuelle ou collective. L’idéal social c’est que la discipline morale soit librement acceptée de chacun et non de l’extérieur (religion, autorité, obligation quelconque). Sur ce point, nous sommes, je crois, du même avis.

        Le Bien ? Le Mal ? On demande des précisions ? Pure chicane, au fond. Dans le principe, nulle hésitation n’est possible. Le Bien, c’est ce qui favorise la vie, sous tous ses aspects. Le Mal, c’est ce qui nuit, ce qui opprime, enlaidit ou fait souffrir. On pourra, certes, ergoter; on invoquera les joies malsaines, les plaisirs trompeurs. Il n’en reste pas moins que, sauf exceptions faciles à déterminer, le Bien, c’est la joie, c’est le Bonheur. Une société vertueuse serait une société heureuse. Et vice versa. L’idéal religieux pose autrement le problème. Il glorifie la souffrance, le renoncement, la mortification. Il ne conçoit pas la Vertu sans le grimacement des larmes et l’abdication dans la Joie.

          Je n’insiste pas. Vous savez aussi bien que moi, mon ami, pourquoi les religions asservisseuses ont imposé aux masses crédules un tel idéal, une telle duperie devrai-je dire. Voici, en réalité, ce qui nous sépare :Pour vous, la Morale est une sorte d’instinct, inné en la conscience de tous les hommes. Il suffit de s’interroger sincèrement pour entendre la voix du devoir monter de soi-même. Vous faites, d’un autre côté, une part très large au libre arbitre : L’homme de “bonne volonté” (et tout homme peut l’être) n’a qu’à marcher droit devant lui, en écoutant ses voix intérieures. Elles ne peuvent pas le tromper assurez-vous. Pour les religions, cet instinct moral a été déposé en l’homme par Dieu, qui lui a donné à la fois (afin de pouvoir juger ultérieurement) la notion de son devoir et la liberté de s’accomplir. Vous ne faites pas intervenir Dieu, mon cher ami. Vous n’expliquez pas comment l’homme est devenu possesseur de ce précieux instinct moral. Vous vous bornez à constater qu’il fait partie intégrante de lui-même et vous mettez en lui toute votre confiance. Je ne partage pas cette conception.

          Ce prétendu “instinct moral” n’apparaît guère que sous l’influence de la vie en commun et de l’éducation. On trouve assurément des ignorants qui sont plus moraux que beaucoup d’hommes instruits et même gavés de science. Ces ignorants étaient sans doute des natures saines et portées au bien. Il a suffi de quelques conseils, il a suffi de l’éducation familiale, de la vie dans un bon milieu, avec de bons exemples sous les yeux, pour qu’ils deviennent des êtres excellents, en dépit de leur ignorance. Quant à ces gens instruits, qui sont des gredins malgré leur pesant bagage de connaissances, nous en avons tous connu, hélas !

        Le triste exemple qu’ils nous donnent ne prouve rien, néanmoins, contre la Science. Ils ont étudié, non pas pour devenir meilleurs, mais pour gagner de l’argent. Ils ont travaillé, parfois durement, non pour développer leur conscience et pour se libérer, mais pour dominer et exploiter leurs semblables. Mise au service du Bien (de la Morale, par conséquent), la Science est salvatrice. Mise au service du Mal, de l’Autorité, de l’Oppression, elle aggrave, au contraire, les maux de l’humanité. L’exemple odieux de la guerre le prouve surabondamment.

        Pour vivre ensemble, côte à côte, pour avoir des relations familiales, commerciales ou autres, les hommes primitifs ont du élaborer, dès l’origine, un certain nombre de principes. Ou plutôt, ces principes se sont dégagés par eux-mêmes de la vie sociale. On ne les a pas décrétés; ils se sont imposés. Les débuts de la Morale, comme les débuts de toute science, ont été empiriques. Bien des tâtonnements, des hésitations, des contradictions, des erreurs même, ont dû marquer le développement de l’idée morale. 

        Elle s’est fortifiée, cependant, par la suite des âges et, de génération en génération, le balbutiement moral a été transmis. Il s’est gravé profondément dans la conscience collective, qui a fini par en être imprégnée. C’est cela qui peut nous faire croire au caractère inné de la Morale. Mais il est certain que ce prétendu instinct du bien a besoin d’être développé et affermi par l’éducation, surtout dans une organisation sociale qui ne favorise que très rarement les tendances nobles et pures que tout individu non dégénéré peut avoir en lui.

        Le tort de la Science, c’est de négliger la formation du caractère. Cela est du ressort de la Morale, me direz-vous ? Mais en ce cas, il faut que la Morale soir assise sur une base scientifique solide, qu’elle emploie tous les moyens d’action, physiques et mentaux, pour rendre les hommes meilleurs. Un ignorant peut être bon, mais il est souvent impulsif, changeant et facile à suggestionner. Quant à l’homme instruit, il ne doit pas être infatué de son savoir. Sa culture doit le rendre indulgent et tolérant. Il lui faut être énergique, afin de se dominer.

          Et il doit être idéaliste, afin d’éviter l’injustice, afin de ne jamais pratiquer la violence, ni faire le mal d’une façon quelconque. Si nous laissions à la Morale un caractère métaphysique ou purement sentimental, si nous ne lui donnions pas d’autre appui qu’un libre arbitre décevant, nous aurions les meilleurs motifs de nous décourager. Comment expliqueriez-vous que cette pure lumière, contenue en chacun de nous, ne soit jamais parvenue, à part quelques trop rares exceptions, à se manifester ?

        Comment expliqueriez-vous que, depuis cinquante mille ou cent mille années que dure notre humanité, le règne du Mal ait toujours prévalu ? Que tant de barbarie et de brutalité aient pu s’épanouir ? Que l’hypocrisie et l’égoïsme aient fait tant de victimes ? Il est plus consolant de penser que l’humanité n’a pu se dégager de l’animalité qu’avec les pires difficultés, qu’elle est en voie d’évolution; que sa conscience morale et son aptitude à pratiquer le bien sont susceptibles de se perfectionner et de grandir.

        Vous nous avez dit, mon ami, il y a quelques mois, qu’il ne fallait pas désespérer de l’avenir. Soit. Mais sur quoi baser notre espérance, sinon sur la possibilité de rendre l’homme meilleur (plus moral) par l’éducation et par la culture personnelles ?

        Excusez, je vous prie, cette trop longue épître et croyez-moi toujours, bien cher ami, votre très affectueusement dévoué.

André LORULOT.
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LA MORALE PEUT-ELLE SE PASSER DE LA SCIENCE ?

(réponse de)
HAN RYNER

        A essayer de vous répondre ou à peu près, je vous donne une preuve d’amitié. Sauf vous refusez quelque chose, rien ne m’est aussi pénible qu’examiner un problème dont je n’ai pas posé les termes. Muettes, parlées ou écrites, mes méditations n’ont d’autre intérêt que de me faire entrer plus profond et plus librement en moi-même. Lorsque c’est vous que je désire mieux connaître, je vous lis et m’applique uniquement à comprendre. L’idée ne me vient pas de discuter vos opinions, c’est-à-dire de les confronter aux miennes pour préférer les miennes.

        Eh ! il me semblerait presque que j’envois mes enfants se battre contre les vôtres. Vos opinions forment une harmonie vivante et un spectacle dont je jouis comme d’un beau visage, et de ses sourires, et de ses regards, et des ses animations successives. La nature n’est jamais trop riche à mes yeux et, même en vos heures les plus belles, je ne désire ni vous ressemblez ni que vous me ressembliez.

        Vous convaincre - heureusement ! la chose est impossible, - ce serait priver d’une nuance heureuse l’univers de la pensée. Je ne désire même pas que vous posiez les problème comme je les pose. Que dis-je ? Je ne tiens nullement à les poser moi-même comme il y a cinq ans.


        Dans un travail choisi, médité et d’une juste étendue, aurais-je dit exactement ce que je dis aux lignes hâtées qui constituent une réponse à une enquête. Mes réponses aux enquêtes font presque partie de mon “courrier” et des dix lettres quotidiennes à quoi me condamne ma courtoisie. Je m’applique, certes, à y laisser échapper le moins de sottises possible. Mais tout cela reste de l’improvisation bien inquiétante.

        Avec du loisir et de l’espace, qu’aurais-je dit à cette époque sur ce sujet ou sur le sujet voisin qui m’aurait intéressé ? Je n’essaierai pas de le savoir. Mais, aujourd’hui, quand je n’ai pas le trouble d’être interrogé du dehors, quand je me réponds librement à moi-même et que j’emploie joyeusement le vocabulaire qui m’exprime le mieux, je ne vante plus la morale. Depuis au moins le 20 novembre 1921, j’oppose aux morales la sagesse et, au nom de la sagesse, je condamne les morales.

        Je donne une date précise parce que ce jour-là, dans la grande salle des Sociétés savantes, je prononçai une Causerie sur la Sagesse qui fut sténographiée et où cette opposition est nettement marquée. Que signifie mon attitude actuelle et sa nouveauté apparente ou réelle ? Que signifie mon amoralisme de sagesse ? Un progrès, je crois, d’individualisme et de libération.

        Je reproche aux morales d’être des moyens de tyrannie et de servitudes; je loue dans la sagesse une méthode d’affranchissement. Les morales m’apparaissent de fausses sciences de la vie; la sagesse, l’art modeste, mais véritable, de vivre. Vais-je revenir, pour vous répondre, à mon vocabulaire et à mes conceptions de 1920 ? Vous ne me pardonneriez pas un tel recul, une telle insincérité, une telle trahison envers moi. Mais alors, la discussion reste-t-elle possible ?...

          Eh ! quand on veut discuter ma pensée de 1920, c’est à l’homme de 1920 qu’il faut se dépêcher d’écrire.  Lorsque je l’appelais morale comme les éthiques dogmatiques, mon éthique individualiste refusait déjà de s’appuyer sur la science. Même avant de l’appeler sagesse, j’indiquais pourtant quel intellectualisme repousse mon éthique, quel intellectualisme elle accepte. A répéter “Connais-toi toi-même”, je dis que je ne repousse pas toute connaissance.

        Puisque vous définissez la science de façon à lui faire envelopper toute connaissance - même celle nécessaire à “la vie animale, fût-elle la plus humble”, ¾ il est trop évident que mon éthique admet une certaine qualité de cette science-là. Mais est-ce bien d’elle que parlent les partisans de la morale scientifique ? Sont-ils autant que vous modestes et faciles à satisfaire ?...

        Ce que je crois, c’est qu’il est imprudent d’appuyer notre amour du beau et du bien sur la science organisée, sur ce qu’on appelle science quand on oppose, par exemple, la science à l’art. La science m’apporte des moyens d’action qui sont éthiquement indifférents, puisque j’en peux faire du bien ou du mal. Ce n’est pas elle qui me dira quel usage j’en dois faire. Mes préoccupations éthiques n’ont pas à intervenir dans mes recherches désintéressées (mais ceci ¾ et le reste, donc ! ¾ demanderait à être développé et nuancé). En revanche, seule ma sagesse doit diriger les applications de ma science et mon industrie.

        Vous m’entendez et que ce n’est pas la direction technique que j’accorde à la sagesse. La science me donne des techniques extérieures. Ma sagesse m’empêche d’en utiliser quelques-unes. La science me donne des moyens qui ne sauraient m’indiquer mon but. Ces moyens extérieurs ne peuvent pas grand chose pour mon être intime et, si je ne suis pas sur mes gardes, peuvent beaucoup contre lui. La puissance que me donne la science est dangereuse et elle enivre ceux qui ne sont pas des volontés d’harmonie.


          J’ai noté quelque part cette phrase de Louis Ménard : “Moraliser et juger un théorème par le sentiment esthétique ou par la conscience, ce sont trois tentatives de la même force et qui rappellent la condamnation de Galilée.” Peut-être les premiers qui ont parlé de morale scientifique opposaient-ils science et théologie et étaient-ils des libérateurs de l’esprit de la conduite. Mais leur point de vue doit, me semble-t-il, être dépassé. Si nous nous attardons à les écouter, ne feront-ils pas de l’éthique un chapitre de telle science particulière ? En voici qui en font une sœur jumelle de l’hygiène et une petite fille de haute dame Biologie.

        A l’instant même où ils prétendent satisfaire les hommes qui veulent donner à leur vie la beauté et la continuité d’une oeuvre d’art ¾ ce qui, certes, n’est pas effort animal, ¾ ils ramènent l’homme à l’animal. D’autres en appellent à la sociologie, oubliant que l’homme n’est pas uniquement un être social et que, dans tous les cas, la beauté même de ses gestes sociaux ne peut être qu’un rayonnement de sa beauté interne.

        Peut-être, ami, avez-vous plus que moi tendance à réduire les choses les une aux autres, dans l’espoir de les expliquer; peut-être ai-je plus que vous tendance à les séparer et à jouir de leur diversité. Mais, si je cède à l’autre pente et à l’amour des rapprochements, je compare l’éthique à l’art plutôt qu’à la science.

        Et voici quelques-unes de mes raisons : La science me paraît une connaissance entièrement communicable. Le disciple y reçoit tout ce que possède le maître. Tant que des catastrophes extérieures ne troublent pas son évolution, la science, il me semble, reste presque régulièrement progressive. L’art est une discipline autrement individuelle et qui ne saurait se communiquer entièrement. Il exprime des choses profondes, personnelles, particulières à l’artiste. Le disciple n’y égalera le maître que s’il se délivre du maître. C’est pourquoi, sans doute, l’évolution d’un art est beaucoup plus capricieuse que celle d’une science. Ici, il n’y a pas de raisons pour qu’Aujourd’hui fasse mieux qu’Hier.

        Il n’y a de science que du général. L’art s’efforce de créer des oeuvres individuelles. Le savant s’applique à éliminer le plus possible ce qu’il appelle avec dédain “l’équation personnelle”. L’artiste qui n’exprime pas une personnalité ne compte pas. Même dans une science peu avancée, on trouve quelques points sur lesquels les savants sont d’accord. Sans quoi, il n’y aurait pas encore science. Le progrès de la science consiste, pour une part, à multiplier ces points solides.

        En art, le désaccord est éternel. Il y a de belles oeuvres dans les sens les plus divers; on trouve, dans toutes les directions, des oeuvres manquées. Et, sans doute, tout ceci doit être entendu de façon un peu large. Nul art n’est absolument dépourvu de science; nulle science ne s’exerce sans exiger un peu d’art. Le réel est concret, mêlé, fuyant; le langage est abstrait, rigide, paralysant. Nulle part, le langage ne réussit à rejoindre le réel. Ces réserves faites, entre les existences que j’admire et les oeuvres d’art que j’aime, je crois découvrir une émouvante parenté. Chaque vie louable me paraît une création nouvelle, la manifestation d’une beauté personnelle. Entre les hommes qui, le long des temps, ont surveillé leurs actes comme un poète surveille ses paroles, nul progrès ne m’apparaît.

        On peut préférer Épictète ou Jésus, Spinoza ou Cléanthe : on exprimera un goût individuel et on comprends chez le voisin des préférences contraires. Je m’étonnerais si j’entendais affirmer qu’Archimède savait autant de choses que M. Branly.

          Tolstoï, au contraire, ne me paraît pas plus avancé que François d’Assise et l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus complet que celui de Diogène. Ainsi l’œuvre d’Homère n’est inférieure à aucune de celles qui ont suivi. Des époques déjà anciennes ont produits des êtres qui me semblent approcher de la perfection, et ces harmonies furent réalisées par des méthodes divergentes. Antisthène et Diogène diffèrent d’Épicure et de Métrodore; Zénon, Cléanthe, Épictète diffèrent d’Hillel, de Jésus ou de Philon : autant qu’une tragédie de Sophocle diffère d’une épopée dialoguée d’Eschyle ou d’un drame d’Euripide, autant qu’une oeuvre de Racine s’éloigne d’une comédie de Molière ou d’une féerie de Shakespeare.  Mais on ne peut rapprocher deux concrets sans être frappé de leurs différences.

        Si l’éthique est un art, ah ! Comme il se sépare des autres : ici, l’ouvrier, l’outil et l’œuvre se confondent. Mais je ne rencontre nulle part une science de l’action; partout les disciplines du désirable me paraissent des arts. Désintéressé au point d’ignorer l’effort téléologique, le vrai savant, dans son laboratoire, cherche la vérité, non la beauté; ce qui est, non ce que j’aimerais.

Han RYNER.
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APPENDICE

        ... Si j’en avais le loisir, je vous montrerais que la morale, cette fausse science de la vie, cette fille impérieuse et hargneuse de la souriante sagesse, ne commande qu’à force de s’asservir elle-même. C’est une loi de la vie; le colonel ne peut avoir une attitude dédaigneuse devant le capitaine qu’à la condition de garder une attitude rampante devant le général.

        Ainsi, la morale, n‘ose nous commander qu’en appelant au secours d’autres sciences prétendues ou réelles; mais celles-ci bâtissent sur un domaine tout à fait différent du sien. Tantôt, elle essaie de construire, la folle, sur les nuages de la métaphysique. Tantôt, elle appelle à son aide la biologie, et, au moment même où elle essaie de satisfaire les hommes qui tentent de donner à leur vie la beauté et la continuité d’une oeuvre d’art, ce qui, certes, n’est pas un effort animal, elle ramène l’homme à l’animal.

        Ou bien elle en appelle à la sociologie, oubliant que l’homme n’est pas uniquement un être social et que, dans tous les cas, la beauté de ses gestes sociaux ne peut être qu’un rayonnement de sa beauté interne. Et elle ne s’aperçoit pas, l’étourdie ! que, contrairement à toute méthode possible, elle appelle les ténèbres pour éclairer la lumière, part du moins connu pour aller vers le plus connu. Je ne puis pas vous exposer tout cela. Permettez-moi uniquement de vous indiquer que la morale est hargneuse dans la forme autant que dans le fond, dans son vocabulaire autant que dans les choses qu’elle prétend nous imposer.

          Elle prétend nous imposer des commandements absolus et, quand elle les groupe et les résume, elle les appelle agréablement impératif catégorique. Or, le premier geste modeste, la première démarche libératrice de la sagesse, c’est de regarder en face les prétendus impératifs catégoriques, les prétendus commandements absolus et de voir qu’il n’y a pas de comandements pour un être libre. Il y a seulement des conseils, et les prétendus commandements, quelque forme qu’ils prennent, ne peuvent être que des conseils.

        Oui, même si un fantôme divin venait à apparaître et à me donner des ordres, ces ordres ne seraient encore que des conseils. Il aurait beau s’entourer d’éclairs et de tonnerres, il aurait beau me dire : “Si tu n’obéis pas, si tu manges de la viande le vendredi, tu iras en enfer”, je me redresserais et je songerais qu’obéir à un ordre qui me paraît déraisonnable est un pire enfer que tous ceux dont il peut me menacer. Dans tous les cas, je ramènerai à des conseils tous les ordres qu’on essaiera de me donner et j’examinerai s’il sont en accord avec mes voix intérieures. Contraires à ma raison et à mon cœur, je les écarterai comme de mauvaises et ridicules suggestions.

        Ainsi, la sagesse nous apprend qu’il n’y a pas d’ordre sans condition, qu’il n’y a pas d’impératif catégorique, pour employer le hargneux vocabulaire de sa hargneuse fille la morale; il n’y a que des impératifs hypothétiques, des conseils conditionnels. Lorsqu’un conseil prend la forme d’un ordre, je distingue deux cas. Ou bien il veut m’influencer, et j’ai le devoir de le ramener à la modestie d’un conseil précisément pour ne pas me laisser influencer. Ou bien on sait que je veux réaliser l’hypothèse.

        L’hygiène déclare apodictiquement : il faut faire telle chose, parce qu’on suppose que je veux continuer à me bien porter. Mais, si, pour une raison quelconque, j’avais d’autres intentions, le conseil perdrait toute puissance sur moi. Le médecin appelle un peu orgeuilleusement ses conseils des ordonnances, parce qu’il suppose que je veux guérir. Mais je puis avoir des raisons de ne pas guérir. Le vieux Cléanthe avait cessé de manger pendant quelques jours à cause d’un abcès dans la bouche.

         Quand le médecin lui dit : “Maintenant tu peux manger”, le philosophe répondit : “Je suis trop vieux, j’ai dit tout ce que j’avais à dire, j’ai fait tout ce que j’avais à faire, j’ai écrit tout ce que j’avais à écrire. Puisque j’ai accompli la moitié du chemin vers la mort inévitable, je ne reviendrai pas en arrière.” La sagesse nous avertit que tout ordre doit être ramené à un conseil et que nous devons examiner si ce conseil est raisonnable ou non, si ce conseil, venu du dehors, correspond ou non à notre conscience. Si nous écoutons la sagesse, c’est donc à notre seule conscience, éveillée ou non par une parole extérieure, que toujours nous obéirons.

Han RYNER.


(“Petite Causerie sur la Sagesse”, prononcée à Paris, le 20/11/1921)


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M
Merci pour avoir publié ce dense & BEL article de Han RYNER , grand Acrate & Pacifiste que votre état franco-parisien  voudrait faire oublier !! ...
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M
It was an amazing surprise for us to realize that some frenchies had not thrown Han RYNER  into oblivion or comtent !!<br /> Therefore , we shall thank you for that , and wish you'll pursue such useful task ...
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