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PIERRE MARTIN & LA GRANDE MANIFESTATION DU PREMIER MAI 1890, A VIENNE

                    Pierre Martin et la grande manifestation

                              du 1er mai 1890 à Vienne.

Après le Carnaval de Romans et la révolte des vilains évoqués dans une chronique de décembre dernier, voici un autre événement plus récent et relativement mal connu de l’histoire en Rhône-Alpes,  la folle journée du 1er mai 1890 à Vienne (Isère). L’évocation de cet épisode historique est aussi l’occasion de parler un peu plus longuement d’un militant anarchiste un peu oublié dans la mémoire collective : Pierre Martin, dit Le Bossu.

La petite ville de Vienne, au Sud de Lyon, dans la vallée du Rhône, profite pleinement de la Révolution industrielle du XIXème siècle et voit s’implanter, sur son territoire, de nombreuses usines, notamment dans le secteur du textile. La spécialité locale est la fabrication du drap. La présence d’un nombre important d’ouvriers et d’ouvrières travaillant dans des conditions souvent difficiles, mal logés, mal payés et surexploités, constitue un terreau fertile pour le développement des premiers noyaux de syndicalisation. Après plusieurs mouvements de grève assez durs à St Etienne, à Vienne ou dans les environs rapprochés, la tension sociale est particulièrement vive en avril 1890. C’est le moment que choisissent un certain nombre de militants politiques (d’agitateurs professionnels comme diraient les services de police de toutes époques), pour faire une tournée de conférences dans le secteur, notamment dans le but d’essayer de familiariser les ouvriers avec l’idée de grève générale, et leur faire comprendre l’importance d’une mobilisation exemplaire pour la journée du 1er mai. Pourquoi cette date-là et pas une autre ?

Il n’est encore aucunement question d’une quelconque « fête du travail ». Début mai 1886, un mouvement de grève considérable a eu lieu aux Etats-Unis pour réclamer (entre autres) la réduction de la durée de la journée de travail à 8h. Dès le ler mai, plus de 300 000 ouvriers ont répondu à cet appel, et 12 000 usines ont été bloquées dans tout le pays. Le mouvement de grève s’est prolongé et, lors d’un rassemblement se déroulant à Haymarket (Chicago), des heurts violents ont eu lieu avec la police. Huit militants anarchistes ont été accusés d’avoir lancé un engin explosif sur les policiers (deux d’entre-eux seulement étaient présents sur les lieux et aucun témoignage sérieux n’a permis de confirmer leur implication). Ils ont été arrêtés, jugés de façon plus qu’expéditive et cinq d’entre eux ont été condamnés à mort. Leur exécution, le 11 novembre de la même année, a soulevé l’indignation de la classe ouvrière dans le monde entier. Trois ans plus tard, le congrès de l’Internationale Socialiste, réuni à Paris, a décidé de faire du 1er mai une journée de lutte à travers le monde. Encore faut-il expliquer tout cela aux ouvrières et ouvriers concernés.

Louise Michel, en particulier, fait partie de ces conférenciers qui ont la capacité d’électriser les foules. Les meetings auxquels elle participe, dans toute la France, attirent toujours un grand nombre d’auditeurs.  Le 13 avril, une réunion publique organisée à Vienne par Pierre Martin, un militant local, réunit environ 1200 personnes. Le 27 avril un nouveau meeting, auquel participent Louise Michel et les compagnons Joseph Tortelier et Eugène Thennevin, rassemble plus de 3000 participants. Le mot d’ordre est clair : « il faut que le 1er mai 1890, tous les ouvriers se lèvent comme un seul homme et ne se rendent pas au travail ». Le débrayage pour la journée est voté à main levée et presque à l’unanimité. Au matin du 1er mai, 2000 personnes se rassemblent à nouveau dans la grande salle du théâtre. Les militants des différentes corporations interviennent tour à tour à la tribune. La tension monte ; les esprits s’échauffent…

Le discours de Pierre Martin est très écouté : il propose que l’on se rende dans les usines où les ouvriers n’ont pu débrayer. Dans trois entreprises au moins du secteur textile, le mot d’ordre de grève n’a pas été suivi, notamment en raison des pressions que les patrons exercent sur les employés/ées, en particulier la menace de licenciement immédiat, pratique facile à mettre en œuvre à l’époque. Les tentatives du premier magistrat de la commune pour calmer la foule sont vaines et ses paroles apaisantes sont très vite couvertes par un chahut indescriptible. Les participants au meeting forment différents cortèges pour traverser le centre ville et les quartiers populaires de Vienne. On sort les drapeaux rouges et les drapeaux noirs et on entonne « la Carmagnole » ! Les mouchards de la police estiment que le défilé rassemble environ trois mille manifestants, ce qui est une mobilisation exceptionnelle, sachant que le nombre total d’habitants de Vienne est d’environ 25 000.

Le patron de l’usine Brocard a sinistre réputation parmi les employés/ées. Un nouveau mot d’ordre est lancé : il faut que les cortèges convergent sur la fabrique et bloquent les métiers pour que les ouvrières puissent débrayer également. La foule s’ébranle et se heurte très vite à d’importantes forces de police mobilisées pour l’occasion. Des barricades se dressent dans les ruelles et des pavés volent en direction des agents. Mais la détermination des manifestants ne fléchit pas : Brocard est un voyou, un exploiteur ; Brocard doit payer. Je laisse la parole à Pierre Martin qui est, indiscutablement l’une des figures majeures du mouvement. Voici ce qu’il déclare lors de son procès  : « On arriva enfin chez Brocard. Là, il y eut comme un frisson qui courut dans cette foule de prolétaires. Hommes, femmes et enfants s’arrêtent et un cri formidable partit de touts les poitrines : Brocard le misérable, Brocard l’affameur !…

On enfonça les portes, on s’engouffra dans le magasin , on y saisit une coupe de draps de 43 mètres, on la jeta au peuple, on la traîna dans la boue, on la coupa, on la déchira, on se l’arracha. Il semblait qu’on coupait ; qu’on s’arrachait, qu’on déchirait du Brocard » La police intervient alors avec violence. Elle réussit à protéger les deux autres fabriques, mais ne peut empêcher le saccage des établissements Brocard. Dix-huit personnes sont arrêtées pour ces dégradations et déférées devant la cour d’assises de l’Isère. Lors de ses déclarations devant le tribunal, le même Pierre Martin, excellent orateur, ne manque pas de préciser quel est le quotidien des ouvrières et des ouvriers dans cette usine. Il est intéressant de rappeler ses propos, car on ne réalise pas toujours bien quelles étaient les conditions de travail dans ces ateliers de tissage à la fin du XIXème. « Les tisseuses et les petits appondeurs (*) travaillaient 18 h par jour et le service de nuit, pour les femmes, durait de 7 heures du soir à 5 heures et demie du matin sans interruption. » Considéré par la justice comme l’un des meneurs du mouvement, Pierre Martin est condamné à 5 ans de prison, 10 ans d’interdiction de séjour et 200 F d’amende. Les peines sont lourdes également pour les autres inculpés. Estimant que le tribunal constitue une excellente tribune pour l’exposé de ses idées, Pierre Martin ne manque pas de faire appel et il est jugé à nouveau devant la cour d’assises de Gap en fin d’année. La sentence est révisée à la baisse et la peine de prison réduite à trois années.

Il est grand temps maintenant de nous intéresser à ce Pierre Martin, enfant du pays et personnage clé de cette histoire…

Pierre Martin est né à Vienne, le 15 aout 1856. Sa mère était servante dans une ferme et la profession de son père n’est pas connue. Ce qui est certain c’est que la misère dans laquelle vivait sa famille l’a empêché d’entreprendre des études alors qu’il avait indubitablement les capacités pour le faire. Comme il est d’usage et de nécessité dans les couches populaires, il commence à travailler très jeune. Il débute comme apprenti dans le tissage à six ans. En 1879, âgé de 23 ans, il participe à la longue grève des ouvriers du tissage de Vienne. Celle-ci dure pendant cinq mois. Les grévistes protestent contre la baisse de leur rémunération liée à un nouveau mode de calcul du travail à la tâche. Leur détermination ne vient à pas à bout de l’intransigeance des patrons et le mouvement se termine sur un échec lourd de conséquence pour le développement du mouvement ouvrier local. Pierre Martin devient une figure importante du mouvement anarchiste.

Bien qu’il n’ait pas fait de longues études, il est très érudit et complète ses connaissances en fréquentant la bibliothèque de Vienne et en discutant avec d’autres militants. Il va employer toute son énergie et ses talents d’organisateur et d’orateur à faire renaître le mouvement ouvrier des cendres de 1879, et entrainer l’adhésion d’un grand nombre de compagnons aux idées anarchistes. Un groupe très actif de militants se constitue sur Vienne et se dénomme « les indignés ». Un important travail de propagande est fait sur l’agglomération ; des conférences sont organisées régulièrement au théâtre de Vienne que la mairie met à disposition sans faire trop de difficultés. Pierre Martin se déplace également et rencontre Kropotkine, Elysée Reclus ou Louise Michel qu’il connait déjà. Peu à peu, l’agitation sociale se propage dans toute la région : Saint-Etienne, Lyon, Villeurbanne… et les autorités s’inquiètent.

Prenant prétexte des attentats à la bombe qui sont perpétrés à Lyon en Octobre 1882, la police opère un vaste coup de filet dans tout le secteur. Pierre Martin est aussitôt arrêté ainsi que plusieurs compagnons viennois. En janvier 1883 débute à Lyon le procès des « soixante-six », puisqu’il s’agit là du nombre de militants arrêtés. Sur les bancs des accusés figurent bien entendu Pierre Martin, mais aussi d’autres célébrités comme Kropotkine. Martin assure lui-même sa défense, mais sa grandiloquence n’impressionne pas les jurés, et, bien qu’il ne soit finalement jugé que pour un délit d’opinion, il est condamné, une première fois, à quatre ans de prison (entre autres sanctions). « Nos idées sont-elles d’ailleurs tellement subversives qu’on ne puisse les discuter ? Nous voulons la liberté pour tous, l’égalité pour tous. Ah ! Si au lieu de prêcher l’égalité, nous avions prêché le servilisme, si nous avions dit au travailleurs : obéis, courbe l’échine, ne te plains jamais, nous ne serions pas assis sur ces bancs ! »

Pierre Martin est enfermé à Clairvaux et sa santé va se ressentir des conditions déplorables de son séjour. il est hospitalisé à plusieurs reprises pour des problèmes pulmonaires. Son séjour derrière les barreaux affecte son physique mais en aucun cas son moral. Ses convictions se renforcent et il se lie d’amitié avec Kropotkine. Leur relation sera durable. En janvier 1886, Pierre Martin bénéficie d’une remise de peine. Il est libéré et rentre à Vienne où il va retrouver sa place dans le mouvement social. En 1890, il participe aux événements racontés au début de cette chronique et retrouve le chemin de la prison.

Lorsqu’il est libéré, en août 1893, après avoir purgé la peine à laquelle il a été condamné par la cour d’assises de Gap, il s’installe à Romans dans la Drôme, avec sa compagne, Fanny Chaumaret. Sa santé a à nouveau été sérieusement affectée par le séjour derrière les barreaux : la pneumonie dont il a souffert à Clairvaux s’est à nouveau réveillée. Dans son nouveau lieu de résidence, la police ne lui laisse aucun répit, bien qu’il semble nettement moins actif, sur le plan politique, qu’à Vienne. Moins d’un an après sa sortie de prison, il est arrêté à nouveau et inculpé pour avoir participé à une « entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes et les propriété ». Elément clé de cette accusation, les nombreuses brochures anarchistes trouvées lors de la perquisition de son domicile… Les preuves rassemblées par les agents étant jugées plutôt légères, il bénéficie cette fois d’un non-lieu de la part de la justice, ce qui ne l’empêche pas d’être « bouclé » pendant trois mois. Pierre Martin et sa compagne quittent alors Romans. Ils vont mener une existence plutôt nomade. Le militant devient photographe ambulant et  loge dans une caravane…

Cette existence va durer plusieurs années sans que l’on connaisse exactement tous les villages où il a séjourné.  La police, elle, continue néanmoins à le suivre à la trace. Il est à nouveau inquiété, en 1906 et 1907 pour avoir signé, au côté d’autres militants, des tracts antimilitaristes. Bien qu’il se tienne un peu à l’écart des groupes actifs, il reste un ardent défenseur des idées anarchistes et de la diffusion de ces idées dans le mouvement syndical. Sa rencontre avec Sébastien Faure va le conduire à « monter » sur Paris. Son séjour, prévu pour durer quelques jours, va finalement durer jusqu’à la fin de sa vie. Il répond aux sollicitations de ses camarades et devient administrateur du journal « Le Libertaire », auquel il consacre le reste de son énergie. La police ne manque pas une occasion de le harceler. Pendant les deux premières années de la grande guerre il va militer dans le « camp de la paix », refusant de s’associer aux partisans de l’Union sacrée. Il rejette le « manifeste des seize » publié en 1916, rédigé par un certain nombre de militants anarchistes et qui est une sorte de ralliement, plutôt boiteux, aux idées bellicistes. Pierre Martin décède, le 6 août 1916 dans les locaux du « Libertaire » et il est incinéré au cimetière du Père Lachaise.

« En effet, n’ayant pas de santé pour deux sous, j’ai une endurance de crapaud : écrasé, abimé au physique, je bouge quand même, je remue toujours un peu. Je dois cela aux idées anarchistes qui, en procurant au moral un salutaire courage, donne à mon corps faible une résistance assez forte. » (lettre à Jean Grave, rédigée en 1892 depuis la prison d’Embrun).

Notes – Il y a fort peu de documents sur Pierre Martin. Les sources principales utilisées pour cet article sont un article de Carole Reynaud-Paligot publié dans le journal d’histoire populaire « Gavroche » en 1992 (et reproduit dans la brochure « itinéraire » consacrée à Elysée Reclus), un texte figurant dans le « dictionnaire international des militants anarchistes » et un autre dans « l’éphéméride anarchiste ». Bien que la police se soit longuement intéressé à lui, les photos sont très rares aussi. Les cartes postales de Vienne utilisées comme illustrations pour cette chronique proviennent de la collection personnelle de l’auteur.
(*) Précision sur le métier d’appondeur : celui qui est chargé de réparer les fils sur le renvideur et de nouer la chaîne sur le métier à tisser. Source : Tous les métiers du textiles à Vienne« . Un document passionnant rédigé par Mr Henri Collet et destiné aux visiteurs du « Musée de la draperie » de Vienne.

 

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