SOLDATS
Brutes héroïques et soudards, Budgétivores, “Abnégateurs” et Froussards par LYG.
suivi de
“Aux objecteurs de consciences” et “Votre cri”
poèmes de Gérard de Lacaze-Duthiers et de M. J.
SOLDATS
Presque partout, à travers les âges, le guerrier a été glorifié. Il symbolise, en effet, la force brutale, le courage physique, le mépris de la mort, toutes choses indispensables aux individus et aux collectivités qui veulent survivre dans un monde livré à la violence, à la lutte implacable de chacun contre tous. Avec le sorcier, représentant l’intelligence, le guerrier a, dans les sociétés tribales, partagé honneurs et profits : préfiguration de ce qu’a été plus tard l’alliance sabre-goupillon, de ce qu’est aujourd’hui la vaste et complexe association de malfaiteurs qui dicte sa loi au monde.
Une fraction importante de la littérature universelle exalte dithyrambiquement l’héroïsme des champs de bataille. Romanciers, dramaturges, poètes, musiciens -Païens, athées ou chrétiens - semblent se griser à l’évocation des flots de sang où de l’odeur de la poudre, et ils tressent des lauriers aux tueurs pourvu qu’ils soient en uniforme. Les artistes ont transmis à la postérité les “gueules” des grand chefs d’armées dont les portraits garnissent les musées, dont les statues encombrent les squares. Au moins la moitié des places, des rues, des ruelles, des impasses portent des noms de soldats.
Pour les 9/10, l’histoire officielle est consacrée aux batailles et le moindre gamin, - de la laïque ou de la confessionnelle - connaît, par le menu, les exploits du Grand Ferré, de Jeanne Hachette ou de D’Assas. Les Te Deum dans les cathédrales, aux grands anniversaires des victoires, complètent les cérémonies païennes de la Flamme sur les Dalles sacrées et les processions d’estropiés - et de futurs estropiés - sous les Arcs de Triomphe. Et les foules s’extasient devant les poitrines brinquebalantes de la ferblanterie des décorations.
Fait caractéristique : l’ambition suprême des chefs civils est d’accéder aux grades militaires : il n’a pas suffi à Staline de devenir le dictateur de toutes les Russie et des États satellites; il a voulu être maréchal ! Fantaisie de gâteux retombé en enfance et s’enchantant d’un hochet dérisoire ? Non ! Signes des temps de brutalité où le militaire est roi... Les peuples, traditionnellement pacifiques, entrent dans la danse guerrière. Les armées, naguère méprisées en Chine, soulèvent un enthousiasme délirant quand, à présent, elles défilent dans les rues pavoisées des villes. Les Hindous s’éveillent de leurs rêves métaphysiques pour applaudir les légions s’entraînant pour le meurtre en série.
Psychoses collectives préludant aux chocs de demain entre les Blancs de l’Est et les Blancs de l’Ouest, aux chocs d’après-demain entre Blancs, Jaunes et Nègres. Un avenir magnifique de profits et de gloire pour les tueurs officiels... Il serait naïf de croire qu’il suffit de déshonorer le soldat pour conjurer les catastrophes. Il faudrait surtout un changement radical du statut des sociétés humaines. La paix désarmée n’est possible que dans la justice, c’est-à-dire dans l’égalité économique des nations et des individus. Le statut international et social inique d’aujourd’hui, comme celui d’hier, implique la violence, et donc le culte du héros militaire. Ce culte mourrait de lui-même dans un monde où les hommes se réconcilieraient dans l’égalité.
Mais la révolution dans les institutions n’est possible et durable que par un révolution dans les esprits, par un révision de la table des valeurs. Ruiner l’adoration pour l’héroïsme guerrier c’est ruiner l’adoration pour la force, pour la violence, c’est préparer à l’humanisme des sociétés fondées sur la justice - et c’est à peu près contribuer à créer un climat de paix. La déification du soldat est un moyen classique ¾ et qui a fait ses preuves - pour mobiliser les consciences qu’on ne saurait démobiliser sans arracher le guerrier du piédestal où on l’a juché.
Brutes héroïques et soudards
Le jeune Franc attendait avec impatience le jour où, sous les ombres d’une vieille forêt germaine, on lui remettrait la framée ou le bouclier. Guerrier désormais, il devenait “le compagnon” d’un chef qu’il choisissait parmi les plus braves et pouvait prendre part aux razzias. Il tuait sans remords, succombait sans regrets, certain d’aller à la Walhalla boire la bière dans des cruches d’or. Voilà le type du soldat barbare ¾ courageux et libre - qui a laissé dans l’histoire une traînée lumineuse et fétide d’héroïsme et de sang. On le retrouve à toutes les époques, guerroyant à la fois pour vivre et pour se distraire, pour le butin, la gloire et la satisfaction des tendances brutales.
Troglodytes primitifs, chasseurs de fauves... et d’hommes aussi sans doute; Hébreux massacrant philistins et Amalécites pour s’établir en “Terre promise”; Huns suivant tumultuairement Attila dans sa randonnée à travers l’Europe; Normands pillards et conquérants; Chevaliers médiévaux amoureux d’exploits, d’aventures et de rapines, galopant vers les charniers de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt ou ensanglantant le Temple de Jérusalem; routiers tortionnaires des “Grandes Compagnies”; “Conquistadors”, “enchantés d’un mirage doré”, portant la terreur dans les deux Amériques; bandes armées ravageant l’Allemagne pendant la guerre de Trente ans; demi-soldes des ex-troupes napoléoniennes cherchant fortune dans les colonies espagnoles en révolte; tous ces héros, tous ces brigands passent à travers les siècles comme des hordes de fauves lancés sur la piste par l’instinct et l’appétit et sans qu’aucun fouet de piqueur les morde pour les pousser.
Ces brutes héroïques deviennent de plus en plus rares. Pour les voir dans toute leur beauté, dans toute leur horreur, il faudrait aller, de nos jours, chez les cannibales d’Afrique ou de Papouasie. Certes, on en trouve de nombreux spécimens dans la littérature contemporaine mais nulle personne sensée ne peut prendre au sérieux les gasconnades ultra-héroïques de Desparbès ou les prouesses surhumaines des dingos qu’exalte Jacques d’Arnoux avec l’imprimatur de Monseigneur Rémond.
Amolli, efféminé par le calme des champs, par les distractions des cités, l’homme s’est trop habitué aux délices de la paix pour se prêter avec volupté aux “saignées fécondes”. D’ailleurs, avec le matériel moderne, les batailles sont des hécatombes qui refroidissent les plus belliqueux. On peut raffoler du combat à l’épée, à la baïonnette ou au pistolet et ne pas se sentir la moindre vocation pour des duels contre les gaz ou les “marmites”, ou les bombes atomiques : on trouverait peu d’amateurs pour ce rôle de cible vivante. Les charges de Reichshoffen, les assauts des zouaves avec le clairon de Déroulède sonnant dans le soleil, toute cette imagerie d’apothéose s’est dissipée en face des mitrailleuses, dans l’ouragan des tirs de barrage, sous les nappes de gaz toxiques.
Ceux qui peuvent non seulement se trouver à l’aise mais exulter dans une bataille sont aujourd’hui moins que des brutes héroïques ¾ des fous, des fous dangereux. Dans une société normale, on leur passerait la camisole de force et on les traiterait à la douche. Les quelques rares spécimens qui existent encore, après avoir accumulé les citations en temps de guerre, deviennent, en temps de paix, locataires des asiles d’aliénés ou clients des cours d’assises. Aujourd’hui, heureusement, on se bat un peu partout dans le monde et la plupart de ces anormaux ne demandant qu’à s’engager, sous n’importe quel étendard, là où il y a des coups à donner et à recevoir, on peut prévoir que la graine disparaîtra rapidement.
Prévoir... et espérer - si l’on place les sentiments humains au-dessus du sadisme du meurtre. Et qu’on ne dise pas qu’il est inhumain de souhaiter cette disparition : peut-on souhaiter à des héros d’autre fin que celle qu’ardemment ils désirent ? Le seul bienfait des conflits sanglants est de débarrasser les sociétés de ces déchets. Mais à quel prix !
Peut-on raisonnablement proposer à l’admiration des hommes des gens que le chroniqueur allemand Sébastian Frank peignait ainsi, au XVIe siècle, en parlant des lansquenets : “Des êtres damnés, perdus, dont le métier et le goût sont de sabrer, transpercer, voler, incendier, égorger, jouer, s’enivrer, forniquer, faire sciemment des veuves et des orphelins ?”
Budgétivores
La plupart des soldats de métier n’ont point ces goûts sanguinaires. Les mercenaires sont, en général, des hommes moyens, sans vocation militaire, s’enrôlant parce que l’armée offre des avantages matériels qu’on ne trouve guère dans le civil. Officiers et soldats, engagés et rengagés, attendent pacifiquement, dans la routine de la vie de caserne, l’avancement, la retraite ou la demi-retraite avec emploi réservé de rond-de-cuir. Tout autant que les “pékins”, ils craignent les coups durs et font le possible pour les esquiver. Ce sont des civils en uniforme sans aucune des “vertus guerrières” des “grands soldats”.
Dans des sociétés “humaines“, ils mèneraient une vie banale dans une profession quelconque. On peut regretter que, malgré leurs “vertus domestiques”, ils servent de chiens de garde aux privilégiés pour un plat de lentilles. Mais il faut bien vivre ! Si, par hasard, un destin, qu’ils sont loin d’avoir cherché, veut qu’ils tombent au “champ d’honneur”, ce n’est certes point une raison suffisante pour emboucher, à leur endroit, les trompettes de la renommée : simple accident professionnel... Et quelle profession ! “J’ai fait tous les métiers, - disait le Jérôme Coignard d’Anatole France -, hors celui de soldat qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés. Ne voulant point être César, vous concevez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou Brin d’Amour et je ne cache pas... que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées.”
“Abnégateurs”
La qualité essentielle d’un bon soldat est l’esprit de discipline ¾-car “la discipline constitue la force principale des armes”. Le soldat doit être un souple instrument entre les mains des chefs et, de bas en haut de la hiérarchie, les chefs eux-mêmes doivent suivent les impulsions données, marcher ou s’arrêter au gré d’une pensée secrète qu’ils ignorent et qui disposent d’eux comme de pions sur l’échiquier. Obligation absolue d’exécuter tous les ordres même d’incapables, de fous ou de traîtres. Total abandon de soi - non seulement de son corps mais du plus intime de son être. “La discipline militaire ¾ reconnaissait Jacques Frontière (un officier) ¾, ne s’arrête pas à la monotonie de l’uniforme; elle atteint jusqu’au cœur, jusqu’au cerveau de ceux qui sont entrés, de leur plein gré, dans l’armée. Servitude de tous les instants.”
... “Ceux qui sont entrés, de leur plein gré, dans l’armée”..., car il en existe. Des hommes acceptent, par une adhésion libre de leur volonté, le rôle d’outil. Vigny prétendait que cette servitude - consentie parce que jugée nécessaire - n’est pas sans grandeur. Cette opinion serait peut-être fondée si la subordination était conditionnelle et temporaire en même temps que volontaire. Mais la subordination, dans “la Grande Muette”, est inconditionnelle et irrévocable. Or, s’engager à obéir, sans réserves, à n’importe quels chefs et à n’importe quels ordres, est une honteuse absurdité. Céder à d’autres hommes la possession et la maîtrise de soi pour des fins variables, inconnues d’avance, s’abaisser, par une sorte de suicide au rang de chose utile ou nuisible suivant les volontés des maîtres occasionnels, où donc est la grandeur d’une pareille abdication ?
La littérature antimilitariste est riche de pages magnifiques où est décortiquée cette simili-grandeur. On pourrait toutefois arguer d’un parti-pris systématique, tandis qu’il est bien difficile de récuser l’implacable analyse de Vigny lui-même dans “Servitude et grandeur militaire”. Après avoir exalté “l’abnégation”du soldat, “saint et martyr de la religion de l’honneur”, Vigny, en effet, ne peut s’empêcher de reconnaître combien est dégradante l’obéissance passive. Il plaint et méprise, tour à tour, le troupier, “ce paria moderne“, “victime et bourreau”, “martyr féroce et humble tout ensemble”, “sacrifié..., silencieux..., abandonné”, “gladiateur condamné à vaincre qui a un sabre d’esclave au lieu d’une épée de chevalier.” “Que de fois j’ai comparé cette existence à celle du gladiateur. Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant : “Ceux qui vont mourir te saluent.”
Vigny ironise sur “le calme parfait du soldat et de l’officier qui est précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride et l’éperon et fier de n’être nullement responsable.” Il suit anxieusement, “dans ses conséquences possibles, cette abnégation du soldat, sans retour, sans conditions et conduisant quelques fois à des fonctions sinistres.” Il trouve horrible que “des gouvernements d’assassins et de voleurs” puissent profiter de l’habitude qu’à un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.”
Et il cite l’exemple typique du vieux marin, rongé de remords, traînant avec lui, sur tous les champs de bataille d’Europe, la folle dont il a, par ordre, fusillé le mari. Il considère également scandaleux “que quelques aventuriers, parvenus à la dictature, puissent transformer en assassins quatre cent mille hommes par une loi d’un jour comme leur règne.” Il souligne l’absurdité du fait que le soldat “jeté où l’on veut qu’il aille, en combattant aujourd’hui tel cocarde, se demande s’il ne la mettra pas demain à son chapeau.” Et, à côté de cette critique, âpre souvent, de la discipline, on trouve l’apologie de certains refus d’obéissance.
L’auteur rappelle l’anecdote du vicomte d’Orte se dressant fièrement contre Charles IX qui lui a donné l’ordre d’étendre à Dax la Saint-Barthélemy. Il admire cette courageuse attitude et son commentaire aboutit à ce cri d’indignation : “Comment vivons-nous sont des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle ? Nous admirons le libre arbitre et nous le tuons. L’absurde ne peut régner ainsi longtemps.
Vigny n’ose pas aller jusqu’au bout de ses révoltes et tirer toutes les conséquences logiques de ses critiques de l’armée. L’ex-officier, avec ses préjugés de caste, arrête parfois et rend hésitant le philosophe. Celui-ci, en définitive, se laisse obligeamment convaincre par les sophismes de celui-là. Mais les pauvres “paradoxes” de l’officier “cherchant à capituler avec les monstrueuses résignations de l’obéissance passive”, ne réussissent qu’à mettre en relief, par contraste, le vigoureux réquisitoire du philosophe contre le suicide moral du guerrier meurtrier et martyr par devoir.
Froussards
De pareils volontaires ne sont d’ailleurs qu’infime minorité dans les immenses armées contemporaines. Suivant l’exemple des Jacobins de 1793, tous les pays civilisés ont inscrit, dans leur législation, le principe de l’impôt du sang obligatoire pour tous. Cette obligation est à priori tellement odieuse qu’on s’efforce hypocritement de la présenter comme une simple formalité. On fait semblant de croire que, même sous la contrainte, des nuées de défenseurs accourraient à l’appel de la patrie en danger. Tout juste s’il ne faut pas modérer plutôt qu’exciter la soif de martyre et l’ardeur belliqueuse des combattants.
Tous les manuels de morale fourmillent d’assertions dans le genre de celles-ci : “Pour la patrie, on est toujours prêt à donner librement son cœur et sa vie... le dévouement pour le pays est instinctif et sans bornes... Le Français fait, avec amour, le sacrifice de sa vie à son pays... Nous n’hésitons pas une minute à donner notre existence quand il s’agit de venger l’honneur national.” (Martin et Lemoine : Lectures Choisies. Passim.) Au 14 juillet 1915, Poincaré affirmait que “tous les Français, citoyens et soldats, préféraient la mort à une victoire incomplète.” Journalistes et gouvernants de tous pays ne cessèrent, de 1914 à 1918, de glorifier la vaillance des poilus.
Ceux-ci devinrent, dans les chroniques et les discours, des héros de légende, bataillant à la fois par devoir et par goût, recevant avec allégresse des avalanches de projectiles, barbotant dans l’eau et dans la boue avec un plaisir puéril, délirant de joie toujours dans les pires moments. Des pacifistes naïfs mêlaient leur voix au chœur innombrables des charlatans : Romain Rolland encensait “cette jeunesse héroïque avide de se sacrifier”; Marcelle Capy vantait la générosité des combattants : “la patrie leur demandait leur sang et ils le donnaient parce qu’ils étaient sensibles.”
Avec une telle abondance de héros, l’obligation n’est évidemment pas nécessaire. Aussi, se garde-t-on d’obliger. “Comment voulez-vous, disait Georges Duruy, ¾ professeur à l’École Polytechnique, - que la France soit défendue si ces jeunes gens, versés chaque année dans nos régiments sont invités à la servir sans même qu’ils la connaissent ?” On le voit : il s’agit d’une invitation seulement. Si on la décline, on attire sur sa tête toutes les foudres du code... mais c’est une invitation tout de même. La patrie vous prie, avec une exquise politesse, de se faire massacrer pour elle et de massacrer à tour de bras. Soyez assez poli pour ne pas refuser, car on vous expédierait dans quelque bagne où l’on vous enseignerait - sans nulle courtoisie d’ailleurs ! - que l’impolitesse est le plus abominable des crimes...
Trêve de plaisanterie ! on a beau dévoiler la vérité par des concerts d’éloges grandiloquents et des euphémismes, légalement l’obligation existe - et il serait étrange, inconcevable qu’on eût fait partout des codes militaires d’une rigueur inouïe (la mort pour la plupart des infractions en présence de l’ennemi), si ces codes n’étaient que de charmantes superfluités. Ils sont loin de l’être. La peur du bagne et du poteau sont la condition indispensable de l’existence des grandes armées. Les preuves historiques abondent malgré toutes les tentatives de falsification. Bornons nous à citer quelques exemples.
On a porté aux nues les volontaires de 1792 “frémissants d’enthousiasme” (voir Michelet et Hugo). Mais leur héroïsme ne dura guère si tant est que, dans l’ensemble, ils furent jamais des héros. Pillards, soudards (“l’eau-de-vie leur sortait par les yeux”, raconte le baron Godart, un volontaire), ils n’aimaient pas se battre. “J’ai beaucoup trop de ceux qui mangent et pas assez de ceux qui servent”, écrivait Biron. Leur engagement finissait le 1er décembre et, dès la fin de l’année, les routes qui mènent de Belgique et des bords du Rhin en France étaient encombrées d’officiers et de soldats regagnant leurs foyers.
Le 27 décembre, une des compagnies de Beurnonville était réduite à un sous-lieutenant et à un sergent. En vain, la Convention essaya de faire honte à ceux qui partaient : “La loi vous permet de vous retirer; le cri de la patrie vous le défend.” Le cri de la patrie n’empêcha pas la désertion de continuer. Pour avoir des soldats en suffisance, il fallut la levée en masse de février 1793, le décret de réquisition d’août (qui allumèrent la guerre civile dans 60 départements) et, plus tard, la conscription Jourdan de 1789 et les séries de lois qui, durant le XIXe siècle et le XXe militarisèrent les Français par la violence parce qu’ils ne consentaient point à se laisser militariser par persuasion.
Longtemps, les victimes opposèrent une résistance farouche. On dut renouveler les dragonnades, faire occuper les bourgs et jusqu’aux petits villages par les brigades mobiles, condamner des villes à de fortes amendes pour enrayer les épidémies d’insoumissions, prendre même des mesures sévères contre les autorités locales qui, par la falsification des registres de l’état civil, favorisaient les réfractaires. En 1810, 160.000 insoumis étaient pourchassés par 55.000 gendarmes dans les montagnes et dans les bois. Peu à peu, cependant, la conscription est entrée dans les mœurs grâce à l’éducation civique et patriotique par l’école, grâce surtout à la mise au point d’une merveilleuse organisation policière qui traque forcément, toute la vie, quiconque prétend se soustraire à l’impôt du sang.
La spontanéité ‘sacrificatoire” n’existe pas davantage dans les autres pays. Pendant la guerre de Sécession, en Amérique, l’insuffisance du nombre des volontaires obligea les Fédérés à recourir à la conscription. Voyez aussi l’exemple bolcheviste : comme ils l’avaient promis, les Commissaires du peuple instituèrent d’abord (le 15 janvier 1918) le service volontaire de six mois. Mais la maigreur des effectifs les força quelques mois après (le 29 mais 1918) à revenir au service obligatoire pour les jeunes classes et le 28 septembre 1922 ils rétablirent l’obligation de servir pour tous les hommes valides.
Comme les soldats des pays capitalistes, les soldats de Staline se battent d’autant mieux qu’il y a derrière eux, beaucoup de maréchaussée. Quoi de plus concluant ainsi que les expériences anglaise et américaine de la première guerre mondiale ? Malgré le colossal effort de propagande, les avantages accordés aux engagés et la menace d’une imminente mobilisation générale, la plupart des Yankees et des Anglais restèrent sourds au cri de la Patrie et à l’appel de la Civilisation : “Il fallut user de la contrainte. Lors de la deuxième guerre mondiale, on ne s’est plus amusé à tenter l’épreuve du volontariat. Les soldats allemands, français, italiens... de 1914 à 1918, n’auraient guère montré plus de zèle que les Anglo-Saxons ¾ du moins après la crise aiguë de folie collective des premiers jours. La fuite était difficile et dangereuse avec la surveillance étroite dans les tranchées, dans les zones des armées, dans les gares, dans les villes, sur les frontières. Cependant, des nuées de déserteurs s’abattirent sur les pays neutres.
Sans doute, le nombre des réfractaires fut restreint relativement aux masses qui s’entrechoquèrent. Les soldats n’osant se révolter contre la loi essayèrent de ruser avec elle. On “s’embusqua” et l’on tenta de “s’embusquer”. On se “maquilla” ou l’on essaya de se “maquiller” malgré la sévérité des autorités médicales. On appela la maladie libératrice. On courut au devant des accidents. Combien auraient sacrifié un peu de leur peau pour sauver les reste ! Innombrables furent ceux qui ont désiré “la fine blessure” pour s’évader du champ d’horreur.
Quel rescapé ne se souvient d’avoir entendu ce cri du cœur de quelque veinard descendant des lignes avec un pansement frais : “Vous y montez, les copains ? Je m’en fous maintenant.. Ah ! J’ai le filon !” Ce fut le règne du système D, un sauve-qui-peut général... mais hypocrite. “Ils voudraient n’être pas là ¾ disait Léon Wœrth ¾ mais ils acceptaient que d’autres y soient... Une gâche, c’est la mystique de la guerre, la seule.” Pourtant, les poilus n’osaient pas grogner trop fort et “les bourreurs de crânes” purent interpréter à leur guise “le silence furieux et navré du prolétariat militaire”.
Ils jugèrent plus patriotique... et moins dangereux d’observer la gaieté factice des soldats au retour des tranchées, quand l’étreinte de la mort se desserrait un peu et qu’on oubliait bêtement la guerre dans un quart de vin - ou, qu’en défilant dans un village de l’arrière, les loques humaines se redressaient “saoulées par la musique sonore” Ils firent semblant d’ajouter foi aux vantardises imbéciles des permissionnaires. Ils prêtèrent aux plus brutes un haut sentiment de devoir. Que n’allaient-ils scruter ces âmes de héros sur la ligne de feu, aux heures tragiques !
Dans les attaques, la plupart des hommes “fuyaient en avant, semblables aux bêtes oubliées dans un incendie qui bondissent devant les flammes.” Ils “attendaient la fin des bombardements comme un malade attend la fin d’une crise.” “Ah ! chers amis - écrivait le docteur Klein, le 14 juin 1915 - qui est ici ne parle pas si complaisamment de trépas, de sacrifice, de victoire, comme le font ceux qui, derrière nous, sonnent les cloches, déclament les discours, écrivent les journaux.”
Les non combattants furent bientôt “les seuls livrés aux souffles de violence fiévreux.” On compterait facilement ceux qui, jusqu’au bout, restèrent “avides de se sacrifier” ou acceptèrent le sacrifice dans regrets et sans colère. Des Français arrêtés, la fleur au fusil, dans leur marche triomphale sur Berlin, des Allemands partis pour “la guerre fraîche et joyeuse”, combien auraient consenti, librement, à piétiner durant quatre années, les boues ensanglantées de l’Yser, de Verdun, de la Somme, de Champagne ? La plupart auraient accepté, comme le héros des “Croix de bois” de Dorgelès, de “rentrer chez eux en faisant la route à reculons, un gros rondin sur le dos et sans godasses.”
Quelle est, au fond, la cause essentielle des lamentables effondrements des armées polonaises, françaises, balkaniques, russes de 1939 à 1942 ? La désorganisation des barrages de police à l’arrière des fronts par les attaques massives des blindés de l’aviation : ces barrages brisés, ce fut la fuite éperdue de troupes manquant d’enthousiasme. Car pour qu’une guerre de peuple à peuple soit possible, il faut qu’une propagande massive crée des courants militaristes qui viennent battre les fronts de bataille et contribuent à clouer à son poste le soldat hésitant; quand une guerre est vraiment impopulaire, quand on n’a pas suffisamment préparé les esprits, le code pénal n’empêche pas toujours la débandade des régiments.
Mais si le code n’est pas suffisant, il est cependant indispensable pour transformer des millions d’hommes en troupiers. Sans le fascicule de mobilisation, les casernes se videraient, les armées se disloqueraient, s’évanouiraient. Pour obtenir l’obéissance passive, pour transformer l’homme en automate, il est nécessaire que le moindre geste de révolte soit passible de punitions sauvagement sévères. Il faut la crainte d’un long et dur emprisonnement pour maintenir les soldats dans les quartiers. Il faut l’épouvante du poteau pour empêcher l’abandon de tranchées “furieusement marmitées”.
L’héroïsme est une plante rare; on ne bâtit sur lui aucune armée du peuple. “On a besoin qu’un homme ait devant les supérieurs plus de crainte que devant l’ennemi” (Docteur Klein). “Le soldat obéit parce qu’il est sujet à la peur... Il va à l’ennemi comme au moindre danger. Les troupes sont mises, de part et d’autre, dans l’impossibilité de fuir. C’est tout l’art des batailles.” (A. France) La lâcheté des soldats permet les grandes victoires, car le revolver du serre-file et la menace des 12 balles donnent au pleutres des apparences de héros.
Les soldats donnent leur sang, dit-on. Non ! On les saigne sans leur demander de consentement. “Dans les temps de guerre, reconnaissait le radical Huc, la perspective des sanctions ne laisse que peu de place aux conflits de la conscience.” “Sans les conseils de guerre, avouait J.-J. Brousson, beaucoup de gens eussent chômé le plus glorieux des métiers. Et plus d’un a gagné l’auréole héroïque sans en avoir la vocation... Les conscrits partent en chantant; mais ce sont les bancroches, manicroches, pieds bots qui hurlent le plus fort... Ils font chorus à la gare mais ne montent pas dans le train.” Quant à ceux qui montent et ont la chance d’avoir un billet de retour, ils font d’autant plus de matamores qu’ils ont tremblé au feu. Les poilus qui moisirent dans les tranchées par peur de l’opinion et des gendarmes gardent (Ô triomphe de l’esprit cocardier !) la vanité de leurs chevrons et de leurs blessures.
Quelle aberration ! Se croire digne d’admiration parce qu’on est resté enchaîné, rivé à sa place dans le troupeau, à l’abattoir, à peu près uniquement par l’épouvante ! Combien pitoyables des martyrs sans la foi ! Combien méprisables des tueurs par frousse ! A l’égard de la grande masse des mobilisés, deux sentiments seuls sont concevables : la pitié et le mépris. Suivant le tempérament de celui qui assiste aux hécatombes guerrières d’aujourd’hui, c’est la pitié qui l’emporte ou bien le mépris. C’est la pitié dans Dorgelès, par exemple; c’est le mépris dans L. Wœrth. Quant aux auteurs de récits de guerre qui présentent la foule des mobilisés comme une collection de quelques dizaines de millions de demi-dieux, ce sont des naïfs, des farceurs ou des canailles.
Est-ce à dire que les quatre groupes envisagés englobent tous les soldats ? Évidemment non ! On trouve dans les armées, comme parmi les civils, des destins hors série, des individualités qui méritent respect et admiration. En faisant éclater le léger vernis de civilisation artificielle qui recouvre l’homme réel, le combat libère tout ce qu’à refoulé la vie quotidienne : des trésors de dévouement chez quelques-uns, la peur, la brutalité ou le sadisme chez la plupart.
Pour un de Saint-Exupéry cherchant au frôlement voulu de la mort l’exaltation suprême de la vie, combien de pauvres bouges qui ne sont que chair à canon, chair tremblante, frémissante et non résignée ! A côté du Chevalier sans peur et sans reproches, combien de soudards, de condottieri et de bandits ! Pour un pur héros de la Résistance, combien de gangsters et de profiteurs ! L’armée - haussée par un ciel de gloire par des panégyristes qui mentent sciemment, effrontément - compte probablement quelques perles, quelques rares perles, mais elles sont noyées dans un océan de larmes, de sang et de boue.
LYG.
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AUX OBJECTEURS DE CONSCIENCE
Salut nobles héros d’une divine paix,
Que vous soyez chrétiens, juifs ou libre-penseurs,
Vous qui portez gravé dans le fond de vos cœurs
Le geste le plus beau que l’homme ait jamais fait !
Car vous avez dit : “”Non !” à la guerre maudite,
Et vous avez su mettre ainsi votre conduite
En harmonie avec un idéal humain :
Vous avez refusé d’être des spadassins.
Refus qui vous honore et qui sera demain
Approuvé par ceux qui, brisant enfin leurs armes,
En rassurant les cœurs sécheront bien des larmes.
Exemple qui sera suivi de beaucoup d’autres,
D’un avenir meilleur vous serez les apôtres.
Si le monde imitait votre geste héroïque,
Rien ne troublerait plus son bonheur pacifique,
Et l’on ne verrait plus de monuments aux morts
Endeuiller nos cités comme un cruel remords,
Ni de sanglants drapeaux, de hideuses statues
Qui glorifient le crime et le geste qui tue.
De tous vous aurez droit à la reconnaissance,
En nous montrant la voie avec persévérance,
Vous nous aurez appris à vaincre sans violence,
A ne point reculer devant l’Inquisition
Sous la forme d’un juge affublé d’un galon.
Nous saurons désormais, après tant de vaillance,
Qu’obéir à la loi c’est une déchéance,
Qu’il n’est d’autre chemin et d’autre obéissance
Pour régénérer l’homme et le rendre meilleur,
Que ce souverain juge et maître : la Conscience !
Gérard de Lacaze-Duthiers.
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Votre cri
Amis, faites entendre votre cri :
On assassine l’homme au Chili.
La racaille militaire, cette lie
Qui rampe hypocritement dans les démocraties
En vivant, méprisante, sur le peuple et sa vie.
Rongeant son frein et ses envies d’asseoir sa suprématie
Par l’exploitation absolue
De l’âme de chaque individu
N’appartenant à ses amis
- Cette tourbe -
Répands une fois encor’
La terreur et la mort.
Homme de toute ethnie !
Si tu maintiens ton inertie,
Redoute de te voir à ton tour investi :
Chaque faiblesse de ta dignité, tu en paieras un jour le prix.
Fascisme noir, fascisme rouge,
Ne méritent aucune adhésion, aucune emprise sur nos vies.
L’Homme est né libre !
Refuse à toues les faux prophètes, civils ou militaires,
Le droit à une hégémonie.
Aucun homme n’a droit sur ta vie.
La seule chose à ne pas sacrifier
Porte ce beau nom : Liberté.
Quel que soit le pays où l’on tente de l’assassiner
Considère-toi comme concerné.
Que le cri des consciences humaines
N’ait de cesse de faire tant de bruit
Qu’il fasse peur à ces criminels
A mettre au ban de l’Humanité !
Accordons à tous les tyrans le traitement
Qu’eux-mêmes aiment tant appliquer ?
Mais le sang pour le sang,
Ca risque de ne jamais s’arrêter...
Je rêve d’un monde évolué
Où l’on destinerait aux asiles
Tous ceux qui désirent dominer.
Car ce n’est qu’à ce prix que l’homme pourra respirer
Et peut-être vivre un jour en paix.
M.J. Octobre 1973.