Ce mot est souvent un nom de genre et s’accompagne d’un adjectif qui désigne l’espèce : amour paternel, amour filial, amour sexuel, etc.
Lorsque nulle épithète ne s’y joint, il est pas univoque. Pour la plupart des philosophes, il reste nom de genre, désigne tout sentiment affectueux et s’oppose à haine. Au langage mystique, au langage commun aussi, il exprime parfois des sentiments de fraternité humaine (voir aux mots Charité et Fraternité ) ou même certaines émotions devant la beauté réelle ou imaginée du Cosmos (voir ce mot ).
Au langage le plus courant, amour désigne l’affection pour un être dont on désire, rêve ou connaît le baiser. Littré dit : « Sentiment d’affection d’un sexe pour l’autre. » Définition trop étroite et qui résout, d’un dogmatisme sournois, une grave question. Que le fait plaise ou déplaise, il y a eu, il y a des amours entre personnes du même sexe.
Plusieurs législations condamnent l’amour homosexuel et il rencontre une opinion publique railleuse ou sévère. Est-ce parce que cette forme d’amour évite trop sûrement les pièges du génie de l’espèce ? Est-il condamné pour les mêmes raisons que le malthusianisme ? (Tout législateur est un grand repopulateur par procuration.) Est-ce parce que les religions modernes condamnent le plaisir et ne lui accordent quelque tolérance que s’il contribue aux prétendues fins de Dieu ou de la Nature ?...
L’anarchiste obéit, en, ce domaine, à ses goûts personnels, et il ne blâme jamais les goûts innocents différents des siens. Or, il appelle innocent ce qui ne fait de mal à aucune personne réelle. Quant aux fameuses « personnes morales » ( voir ce mot ), il les considère, selon les cas, avec la plus froide indifférence ou la plus légitime hostilité.
Solon ne punissait le non-conformisme que chez l’esclave qui le pratiquait avec une personne de condition libre. Sa loi était moins repopulatrice que protectrice de l’inégalité. En France, du XVè au XVIIè siècle, plusieurs non-conformistes furent brûlés en vertu des Etablissements de Saint Louis, mal compris, à ce qu’il semble. Le « bougre » que saint Louis faisait brûler, après jugement de l’évêque, était un hérétique. Malheureusement pour les homosexuels des siècles suivants, le mot avait changé de sens et ni les juges ecclésiastiques ni le bras séculier ne s’en étaient aperçus. Plusieurs montèrent sur le bûcher par la faute de l’Eglise et de la sémantique.
On ne brûle plus aujourd’hui. Parfois on tue encore sournoisement. Nul n’ignore quel crime commirent contre Oscar Wilde le Code et les juges. La loi allemande punit aussi le non-conformisme. Abstraitement, la loi française est ici moins scélérate. Mais les magistrats y suppléent par de nobles subtilités et Adelsward-Fersen ne fut guère mieux traité à Paris qu’Oscar Wilde à Londres.
Je n’ai pas le culte des définitions ( voir ce mot). Sauf en mathématiques, elles sont toujours débordées d’un côté par le défini, débordantes de l’autre. Sans se fier à elles, on tâche pourtant de les faire le moins inexactes qu’on peut. Pour ne pas exclure arbitrairement le platonisme, j’ai accordé le nom d’amour au rêve, même vague, du baiser.
L’amour platonique n’est pas exactement l’amitié entre homme et femme. Une sexualité atténuée (platonisée, diraient précisément les psychanalystes) entre dans ce composé instable. Ici comme partout, il n’y a que des cas individuels et nos généralités disent des à peu près. L’amour de Pétrarque et de Laure s’accompagne de désir éludé par jeu ou par nécessité et si l’on ose dire, de quelque pelotage. Il est différent du sentiment de Dante pour Béatrice. Le sentiment de Dante lui-même a revêtu des nuances successives sans perdre le droit de s’appeler amour platonique : ardent et douloureux dans La Vie Nouvelle ; apaisé et comme glorieux dans Le Paradis ; presque complètement abstrait dans Le Banquet où Béatrice pâlit, se dépersonnalise, se perd presque aux brumes du symbole.
Pour Voltaire (Dictionnaire philosophique, amour socratique, note) l’amour platonique ne fut jamais que faux semblant, où, comme il dit, « art de cacher l’adultère sous le voile ». Il explique, malicieux : « Les hommes avouaient hautement un amour qu’il était convenu que les femmes ne partageraient point... Il nous reste assez de monuments de ce temps pour nous montrer quelles étaient les mœurs que couvrait cette espèce d’hypocrisie. »
Voltaire a raison pour beaucoup de cas. Mais le monde intérieur est plus varié qu’il ne croit. Nos classifications, bien qu’elles ne soient jamais trop riches, restent toujours insuffisantes et l’expression ne saisit qu’une partie des nuances et des formes des sentiments réels. Le platonisme fut souvent une préface hypocrite ou inquiète, une descente habile ou un glissement involontaire ; il fut parfois autre chose : le parfum, par exemple, qui reste après la liqueur bue, l’amitié charmée qui, chez les êtres tendres et sans jalousie, peut succéder aux sensualités.
L’amour platonique nous semble un peu ridicule aujourd’hui, s’il est l’amour unique. Mais, pour le pluraliste, il peut, à côté d’émotions plus sensuelles, avoir ses heures de charme souriant. Même dans l’amour unique, si une maladie ou quelque autre obstacle s’oppose aux réalisations physiques, le platonisme apporte grâce et consolation. L’amour d’Héloïse pour Abélard diminué n’est pas simple amitié. Ce n’est pas non plus le deuil d’une veuve. Ce mélange de souvenirs, de rêve blessés, de regrets incertains, d’imaginations tendres est certes inanalysable et instable - comme tout ce qui est vivant.
L’amour existe-t-il chez les animaux ? Chez certains, pas même la possession, ni, semble-t-il, la jouissance. La femelle du poisson écailleux abandonne ses œufs ; le mâle les féconde ensuite sans savoir, qui les a pondus. Y a-t-il quoi que ce soit qui ressemble à l’amour chez les insectes communistes, abeilles et fourmis, où le mâle est tué dès qu’il a rempli son rôle fécondateur et où une seule rencontre féconde la femelle pour toute sa vie ? La mante religieuse, certaines araignées, certaines sauterelles dévorent le mâle pendant la période ou aussitôt après. Puisqu’il accepte ce sort inévitable ou consent à ce gros risque, il faut supposer chez lui un vif attrait vers la femelle. Mais la femelle éprouve sans doute peu de plaisir, qui garde son sang-froid de chasseresse.
Les oiseaux donnent une idée plus voisine de notre amour. Le moineau, le coq sont des mâles remarquablement doués et ardents. Le coq pose, si l’on ose dire, des lapins ; il attire parfois la femelle en poussant le même appel que s’il venait de découvrir un ver de terre. Plusieurs mammifères, le cheval, le taureau ont des allures, des fiertés, des mouvements, des regards, des cris qui disent éloquemment le désir.
L’amour humain a pourtant ses caractéristiques et ses privilèges. Seul, l’homme n’obéit pas aux saisons et à un rythme étroit, mais aime à toute époque de l’année. Seul, il connaît les délicieuses langueurs qui suivent le baiser. Seul, il connaît les embrassements et leurs douces variantes. Son corps est sensible par toute sa surface. L’animal connaît le baiser, non la caresse. Et, sur l’étoffe de la nature, quelles brillantes ou délicates broderies dessine notre imagination...
Mais nous savons empoisonner nos joies. La jalousie n’est pas chose exclusivement humaine ; elle prend chez l’homme une profondeur plus douloureuse. Et les pauvretés tyranniques et cruelles du sadisme, les pauvretés serviles du masochisme sont notre création.
C’est pourquoi plusieurs condamnent l’amour ou répètent après Buffon que seul le côté physique en est bon. Supprimer les sentiments qui donnent de si grandes joies mutuelles pour mieux écarter ceux qui amènent des douleurs et des méchancetés est méthode trop appauvrisseuse. Il est d’autres moyens de tuer en soi la jalousie, l’autoritarisme, l’exclusivisme, le propriétarisme ; il est d’autres moyens de purifier l’amour de toute hostilité. Les épicuriens le savaient. Epicure et Métrodore restaient les plus parfaits des amis en aimant la même Léontium. Lucrèce fait un tableau très sombre et très âpre des amours ordinaires où « parce que le plaisir n’est point pur, des aiguillons secrets poussent à blesser l’objet même de notre frénésie. » Mais il connaît le remède aux folies, aux aigreurs et aux brutalités de l’amour unique. Il enseigne à « jeter dans les corps qu’on rencontre l’humeur amassée », à « troubler par des blessures nouvelles la blessure ancienne » et à « cueillir des voluptés exemptes de peine ».
Notre pluralisme ( voir ce mot ), admet peut-être d’autres délicatesses que le sien, des nuances plus riches, des souvenirs plus attendris, et, à l’heure voluptueuse, un sens plus fin de ce que le baiser actuel a de saveur unique et originale.
L’amour plural de Lucrèce est tourné uniquement vers le sexe. Nos choix multiples aiment des individus, les grâces personnelles de leurs caresses, de leurs paroles, de leurs pensées, de leurs sentiments. Nous aimons des uniques. Prêt à tous les accueils, l’anarchiste pluraliste distingue chaque accueilli. Il aime ce qu’il a de nouveau, de singulier, de spontané ; il ne le considère pas seulement comme une occasion, de volupté banale ou même de volupté renouvelée et originale.
Lucrèce élimine l’amour proprement dit pour ne conserver que la volupté. À À toutes nos voluptés, sachons plutôt donner une âme et un accompagnement d’amour.
Han RYNER
AMOUR
Attachement sentimental à une personne ou goût prononcé pour une chose. Telle est la définition qui, sans prétendre à être parfaite, paraît la mieux appropriée, à un mot dont on se sert couramment pour exprimer des sentiments a ce point divers, comme origine et comme nature, qu’ils n’ont presque plus aucun rapport entre eux.
Le Français, sans violer les usages de son milieu ni les coutumes de sa langue, n’est-il pas fondé à dire :
J’aime la musique et la peinture ? J’aime mon pays natal et l’humanité ? J’aime ma maîtresse et ma mère et quelques vieux amis ? J’aime aussi les volailles grasses et le gibier de haut goût ?
Pourtant quelles différences profondes ne constatons-nous pas, entre le sentiment d’affectueuse gratitude éprouvé pour une mère, et le sentiment voluptueux que nous inspira notre amante ; entre l’attrait qu’exerce sur notre intellect une forme d’art, ou un genre d’étude, et le besoin que nous avons de renouveler la satisfaction gustative que nous occasionna une table bien servie !
Plus élégante et plus précise en ceci, la langue anglaise nous offre deux termes, et non un seul, pour exprimer, sans confusion possible, tantôt les élans les plus généreux du cœur humain, et tantôt des préférences gastronomiques ou similaires.
Il n’est pas question de jeter, à l’instar de la religion catholique, l’anathème sur les plaisirs sensuels, si légitimes et si nécessaires, ni de déclarer seuls dignes d’estime les joies platoniques et les enivrements intellectuels, mais bien de déplorer, au nom de la poésie et de la clarté, l’insuffisance fréquente des mots qui s’y rapportent.
Notre définition ne serait point complète, en effet, si nous ne distinguions entre l’amour qui a pour objet les choses, et l’amour qui a pour objet des êtres animés, principalement les personnes humaines. Et, d’analyser ce dernier nous conduit à distinguer encore entre l’amour que l’on éprouve pour soi-même, et celui que l’on ressent pour autrui, entre l’amour idéaliste, ou familial, ou passionné, et l’amour sexuel, car les caractères n’en sont point identiques.
L’amour de soi est représenté par l’instinct de conservation personnelle, avec le désir d’atteindre au bonheur et d’assurer son bien-être.
Ce que l’on nomme l’amour-propre, c’est l’amour de soi conçu du point de vue moral, c’est-à-dire le respect de soi-même, en tant que mesure de préservation pour ce qu’il y a de meilleur en nous, plus le souci de notre dignité, par égard pour l’appréciation que peuvent avoir de notre conduite ceux auxquels nous avons accordé estime et affection. L’amour-propre et l’amour de soi ne sont point des défauts, mais de fort grandes qualités qui, rendant l’individu actif et de fréquentation agréable, tant en vue de son intérêt particulier qu’indirectement au profit de son entourage, méritent d’être classées parmi les vertus d’utilité sociale.
Ni l’amour-propre ni l’amour de soi ne sont à confondre, d’ailleurs, avec l’égoïsme, qui, au point de vue de l’utilité sociale, n’est pas une vertu mais un vice, si tant est que l’on veuille bien conserver au mot égoïsme la signification consacrée par l’usage, non sans raison d’ailleurs. En effet, le mot égoïsme ne signifie pas seulement en conformité avec l’étymologie : amour de soi, mais encore et surtout : recherche des satisfactions personnelles sans considération des conséquences pour autrui. Défini ainsi, l’égoïsme apparaît nécessairement comme un remarquable facteur de tyrannie, et comme un des plus grands obstacles à l’harmonie sociale.
L’amour, on pourrait dire le goût particulier ou le penchant, que nous avons pour certaines choses, en opposition avec l’indifférence ou l’aversion que nous éprouvons pour d’autres choses, semble provenir exclusivement des habitudes et des aptitudes transmises par notre hérédité, puis des suggestions de notre éducation première, modifiées par notre expérience propre et l’influence du milieu.
Cet amour pour ce qui apparaît comme un prolongement de notre moi, ou bien, physiologiquement ou intellectuellement, comme une nourriture en rapport avec nos besoins, est caractérisé par un désir de possession, qui n’est point un mal, tant qu’il ne prend pas des proportions extrêmes, avec la volonté d’appropriation exclusive ou d’accaparement.
Nous pouvons aimer les spectacles de la nature et la science, les œuvres d’art, la bonne chère et les pierres précieuses, sans en réserver pour nous seuls la jouissance à l’instar de trop nombreux maniaques qui en arrivent à ignorer le plaisir qu’il peut y avoir à faire plaisir, et oublier que, lorsqu’on a réglé toutes ses factures, on n’est jamais entièrement quitte pour cela envers l’humanité.
L’amour que nous éprouvons pour des êtres vivants semblables à nous ou proches de nous, auxquels nous lient des sympathies, révèle à l’examen quelque chose de plus que le désir de la jouissance par la possession, surtout lorsque ne sont en jeu ni la passion érotique ni l’ardeur sexuelle.
Ne voit-on pas fréquemment, à l’occasion de collectes publiques, de petits ménages bien modestes se priver pour porter secours, sans aucune certitude de réciprocité, à des populations lointaines dont ils n’auront, selon toute vraisemblance, jamais l’occasion de visiter le pays ? Ne vit-on point des mères, parfois des amantes, se résigner à de cruelles séparations pour assurer le bonheur d’un être cher ? Beaucoup de gens ne prennent-ils point sur leurs loisirs ou leurs économies, non seulement pour soulager des détresses cachées, mais encore pour éviter aux animaux de mauvais traitements, aux arbres des forêts la destruction, alors qu’ils ne bénéficieront point de l’ombre de ceux-ci, et que le martyre de ceux-là se produit loin de leurs regards ?
C’est que les habitudes millénaires de l’entr’aide, plus forte que les rivalités de tous genres, ont établi entre des êtres, même appartenant à des races ou des espèces différentes, une solidarité qui souvent se manifeste par des actes spontanés, exempts de calcul.
C’est que les personnes que nous aimons, en lesquelles nous nous retrouvons, ne sont pas seulement un prolongement de nous-mêmes, mais un peu de nous-mêmes, d’où une participation indirecte, parfois très vive, à leurs souffrances et à leurs joies.
Et ceci nous amène à considérer l’amour, dans sa forme la plus idéaliste : la recherche du bonheur personnel par la conscience du bonheur d’autrui, même lorsque celui-ci se paye du sacrifice de notre plaisir ou de notre sécurité.
L’instinct maternel, l’amitié, le mysticisme social en offrent de fréquents exemples.
On ne peut en dire autant de l’amour lorsqu’il est dicté par l’attirance sexuelle. Rien ne dispose mieux, en effet, à une véritable frénésie d’appropriation, à une soif plus marquée d’égoïstes extases, en dépit des apparences.
Lorsque la violence exquise et brutale de ces appétits se tempère, ce n’est, principalement chez l’homme, que dans la mesure où interviennent des sentiments plus durables et plus doux : la tendresse partagée, l’estime mutuelle, la communauté des habitudes et des aspirations. Ainsi, selon les tempéraments, les circonstances et le degré d’éducation, l’amour sexuel est-il susceptible de prendre des formes variées.
Lorsque l’on dit que des animaux ou des gens sont en amour, c’est pour exprimer en termes atténués qu’ils sont en rut. Et le rut, c’est la forme la plus rudimentaire de l’attirance sexuelle, ce n’est que le besoin impérieux d’apaiser par le coït les ardeurs dont, à intervalles réguliers, sont le siège les organes génitaux masculins et féminins. La caractéristique du rut c’est de ne s’embarrasser guère d’idéalisme et de sentimentalité. Pour le plaisir de l’accouplement, le mâle cherche une femelle, la femelle aguiche un mâle. L’essentiel est qu’ils ne soient pas trop déplaisants. Et l’on se quitte sans regrets excessifs, lorsque la fringale est passée.
Mais voici où la cérébralité intervient : les sens sont assoupis, la sexualité sans exigences. Et, tout à coup, à l’instant où, perdu dans la foule, on ne pensait guère à une idylle, un regard entre mille autres vous emplit d’un trouble étrange, un visage, une démarche entre-aperçus, fixent irrésistiblement votre attention, sans que l’on puisse démêler la cause exacte d’un attrait si puissant et si soudain. On ne se connaît point ; on n’a pas eu le loisir de s’étudier, d’apprécier ses qualités et ses défauts, ni ce que sera le contact des épidémies. Et pourtant l’on se sent pris par quelque chose de mystérieux, qui n’est point de l’amitié, et ne peut être de l’estime, qui est plus captivant et plus fort que de la sympathie et, précédant le désir, ne peut être confondu avec lui. Question d’esthétique en conformité d’ensemble avec les silhouettes de nos rêves ? Affinités charnelles obscurément révélées par d’imperceptibles détails ? On ne sait pas toujours. On ne saura peut-être jamais. Toujours est-il que c’est de cette manière que débutent très souvent les liaisons qui comptent le plus dans une existence, et représentent le mieux des liaisons d’amour, sinon par la durée, du moins par l’intensité des souvenirs qu’elles nous laissent.
Beaucoup plus explicable et plus banal est l’amour qui s’ébauche par une camaraderie toute platonique, laquelle évolue jusqu’à l’amitié et, au premier rayon de soleil du printemps, fait se retrouver les gens dans le même lit.
Ces tièdes associations sont fréquemment heureuses et durables, parce qu’elles dégénèrent souvent en habitudes, et sont rarement bouleversées par des tempêtes passionnelles.
Dans un cas comme dans l’autre, il est à remarquer que ce qui a fixé le désir sexuel exclusivement sur une personne, ou tout ou moins concentré sur elle pour un temps nos préférences, c’est quelque chose d’intellectuel ou de sentimental, qui n’a que des rapports éloignés avec le besoin physiologique d’accomplir un acte reproducteur que rien n’empêcherait d’accomplir avec beaucoup d’autres personnes.
Il y a eu admiration pour la beauté des formes, attrait pour ce que révèlent des pensées intimes l’attitude et l’expression du visage. Il peut y avoir eu simple rapprochement affectueux dû à la ressemblance des caractères, quelquefois même à la compassion pour une faiblesse ou une déchéance. Lorsque, inévitablement, surgit le feu du désir, au lieu de s’étendre au hasard, il suit la voie déjà tracée par le culte de la beauté, ou de la vérité, ou de la bonté. Ce qui ne signifie pas qu’il ne s’éteigne point si la satisfaction des sens ne se trouve en complément des autres attraits. L’attirance sexuelle n’est pas seulement le rut ; elle est déterminée par des éléments très complexes Mais elle ne dure point et fait place à une simple estime ou à une familiale affection là où le rut ne découvre point sa part.
L’homme - et la femme est comprise dans cette expression - n’est ni un ange ni une bête... C’est un ange monté sur une bête qui réclame du foin, et se cabre et hennit de révolte lorsque la brise apporte à ses naseaux la senteur aphrodisiaque des forêts.
Mais idéalisé, ennobli d’intelligence et de savoir, ou purement sensuel, l’amour doit être libre.
Il se suffit à lui-même dès l’instant que, sans nuire à personne, i1 embellit notre existence et contribue à notre bonheur.
Il n’a pas besoin de l’excuse de la procréation, qui en est seulement la conséquence normale, ni d’une sanction légale ou religieuse, qui ne sont que règlement d’intérêts ou simples formalités conventionnelles. En lui-même, il contient sa poésie et sa justification.
La fumée de l’encens, et la lecture monotone du code civil sont incapables de faire naître l’amour où il n’existe point, de lui conférer de la moralité où il n’est que vil marchandage. L’arbitraire du législateur est impuissant à rétablir en fait l’union des. âmes, et l’appétit des sens, au sein des foyers où n’existe plus qu’animosité et que haine.
Quelle que soit la forme des unions, ce qui en fait la beauté morale c’est la saine jeunesse et l’attachement des conjoints, l’affectueuse harmonie de leur vie intime, la constante amitié qu’ils se portent dans les épreuves de l’existence.
Et c’est seulement en raison de ces vertus, et non de leur caractère légitime ou illégitime que nous devrions apprécier les couples humains.
Tout le reste n’est que décor, souci des apparences, ou sacrifice à certaines nécessités.
Admettre le principe de la liberté de l’amour, ce n’est pas nécessairement faire de la promiscuité la règle ; ce n’est ni condamner les liaisons durables, ni fournir des excuses à ceux qui, sans considération des tristes réalités de la vie sociale présente, sèment autour d’eux le désespoir, pour la satisfaction des caprices sans lendemain.
Mais c’est reconnaître l’égalité parfaite de l’homme et de la femme devant une morale unique ; c’est revendiquer hautement pour tous, comme pour nous-même, le droit d’aimer qui nous plaît, suivant le mode qui nous convient, de nous accorder sans cesser de nous appartenir, sans autre condition que la réciprocité du désir, sans autre obligation que de prendre sous notre responsabilité le dommage que notre conduite aurait pu apporter dans l’existence d’autrui.
Ce principe devrait être à la base des accords conjugaux dans une organisation sociale rationnelle, dont le but serait la collaboration des efforts de tous pour assurer à chacun le maximum de bien-être et de liberté avec le minimum de contrainte et de concessions, et non l’assujettissement permanent de l’individu à des dogmes surannés, ou pour des fins étrangères aux siennes.
Jean MARESTAN
AMOUR, AMOUR EN LIBERTÉ, CAMARADERIE AMOUREUSE
Sous l’appellation d’amour, on peut comprendre force définitions. La mienne, dans cet article, sera la suivante. Par amour, j’entends tantôt l’attirance ou la passion sexuelle, tantôt le désir et la satisfaction de l’appétit sexuel, satisfaction manifestée ou par le coït ou réalisée par le besoin de toucher, caresser, embrasser quelqu’un du sexe opposé, voire de jouir de sa présence, s’entretenir avec lui. (Nystrom : La vie sexuelle et ses lois ; Forel : La question sexuelle ; Robert Michels : Sexual Ethics.)
Individualiste anarchiste, je ne pose nullement comme un dogme que l’attraction, l’appétit, le désir sexuels - l’Amour donc - ait seulement pour origine les appas ou attraits extérieurs de l’être aimé, le fait qu’elle ou il vous « porte à la peau ». Bien au contraire, surtout lorsqu’il s’agit d’unités humaines sélectionnées comme le sont les anarchistes, l’amour peut tout aussi bien avoir pour cause la sensibilité de l’être aimé, son caractère, son intellectualité, sa nature affectueuse, les aventures dont est remplie son existence, l’activité-raison d’être de sa personnalité, ses manifestations de tendresse à votre égard, même sa persistance dans le désir. Il n’est pour moi aucun motif d’attirance ou de sympathie qui soit supérieur ou inférieur à un autre.
Par liberté de l’amour, amour libre, amour en liberté, liberté sexuelle j’entends l’entière possibilité pour une ou un camarade, d’en aimer un, une, plusieurs autres simultanément (synchroniquement), selon que l’y pousse ou l’y incite son déterminisme particulier.
En ce qui me concerne, individualiste anarchiste, je conçois cette possibilité, cette liberté sans égard aucun aux lois édictées par les gouvernants en matière de mœurs, aux habitudes reçues ou acceptées en fait de moralité par les sociétés humaines actuelles. Pour moi, la liberté de l’amour se conçoit « par delà le bien et le mal » conventionnels.
Dans un milieu individualiste anarchiste, la liberté de l’amour se comprend, logiquement, en dehors de l’état civil, de la situation sociale, de l’apparence extérieure, de l’opinion publique, de la consanguinité ; elle n’a pas égard aux préjugés courants sur la pudeur, la virginité, le vice, la vertu, la considération, l’estime, la réputation, la fidélité sexuelle, etc. Elle ne tient pas compte du fait que l’être désiré ou aimé cohabite ou entretient déjà des relations amoureuses.
Dans un milieu anarchiste individualiste, on considère comme éminemment ridicule qu’il soit réservé à un seul sexe de proposer l’expérience amoureuse, comme s’il n’appartenait pas tout autant à la compagne qu’au compagnon de faire connaître son désir de relations amoureuses. Dans un tel milieu, où l’on considère l’amour comme une question de puissance non de quantité, où on aime tous ceux et autant qu’on peut aimer sans limite autre que la capacité individuelle, il est logique qu’on considère tout et toute camarade comme un amant ou un compagnon, comme une amante ou une compagne possible, en perspective. Nulle, nul, ne saurait trouver à redire à s’y voir sollicité en vue d’une expérience amoureuse, quels que soient la, le, les camarades qui en fassent la proposition. Et cela dans n’importe, quelles circonstances ou conditions. Nul « tiers » ne saurait opposer un obstacle à la proposition de l’expérience amoureuse, à plus forte raison à sa réalisation. Dans la mesure de ses possibilités, au contraire, chacun facilitera la pratique de la liberté de l’amour considérant son geste comme un acte de camaraderie.
En effet, l’expérience amoureuse à mon sens n’est pas seulement une manifestation d’égoïsme pur, une recherche de jouissance, de plaisir physique ou sentimental, dans le but d’augmenter la somme de bonheur individuel, je la considère comme une expérience de la vie individualiste, comme un aspect de la camaraderie qui réunit les uns aux autres les individualistes anarchistes. Voilà pourquoi les manifestations amoureuses rentrent dans le cadre de la camaraderie intersexuelle et toute, tout individualiste peut considérer comme incomplète une camaraderie qui n’incluerait pas l’expérience amoureuse.
Par suite, dans un milieu individualiste anarchiste, où l’on a fait table rase des préjugés traditionnels, de la morale religieuse et laïque, le sentiment - autre nom pour désigner l’attraction et la sympathie sexuelle - ne se conçoit pas sur un plan métaphysique ou extraphysiologique. L’impression sentimentale n’est ni mystique ni inexplicable ; elle peut parfaitement être élucidée, raisonnée, analysée.
Comme tous les autres produits de la sensibilité individuelle, le sentiment est susceptible d’éducation, d’entretien, de culture intensive et extensible. On peut vouloir être plus sentimental qu’on se trouve actuellement et y parvenir, comme on peut arriver, par des soins appropriés, à faire rendre à un arbre ou à une terre de plus gros fruits ou des épis plus volumineux. On peut s’éduquer en vue d’être aimant, tendre, affectueux, caressant, etc.
C’est en prenant en considération toutes ces remarques que par amour libre j’entends des rapports sexuels aussi libres, aussi variables et aussi multiples, au sein des milieux individualistes anarchistes, que le sont ou devraient l’être entre camarades de sexe opposé les rapports intellectuels ou moraux. On ne saurait comprendre, en effet, pourquoi les manifestations amoureuses devraient être mises de côté dans les relations qu’entretiennent des camarades.
La question de la camaraderie passant au premier plan, - toutes réserves étant faites quant aux tempéraments « solitaires » ou « amoureux uniques » exceptionnels, ou encore quant à certaines répugnances personnelles décidément invincibles - aucune, aucun camarade sain, normal, ne se refusera à tenter l’expérience de camaraderie amoureuse dès lors qu’elle est proposée par une ou un camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d’affinités affectives, sentimentales, voire intellectuelles - qui en retirerait une si grande joie, le plaisir n’étant pas moindre chez celle ou celui qui accepte la proposition.
A vrai dire, dans un milieu individualiste anarchiste dont les constituants ont. été sélectionnés sur la base des affinités personnelles, le refus ne peut être qu’exceptionnel, étant bien entendu que toute conception de la liberté de l’amour implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté entière de se refuser à qui vous déplaît. Mais pas plus que le refus de participer à la production dans un milieu de camarades producteurs ou de s’associer à un effort quelconque en vue de rendre plus intense la joie de l’association à laquelle on appartient - le refus de camaraderie amoureuse ne saurait être l’effet du caprice, de la coquetterie, du désir de faire souffrir ou de troubler l’harmonie du groupe auquel on appartient. Je pose en thèse que dans le domaine de l’amour, des manifestations amoureuses, les individualistes anarchistes ne peuvent vouloir se faire souffrir davantage que dans les autres expériences de la vie en camaraderie.
Du Xe au XVIe siècle, il a existé des groupements mystico-anarchistes où le toutes à tous, tous à toutes a été pratiqué avec ce résultat que ceux qui en faisaient partie ignoraient la misère, ne réglaient pas leurs différends au moyen de juges ou par l’emploi de la violence physique, ignoraient maîtres et serviteurs. Les enfants surtout apparaissent comme merveilleusement choyés. Les documents qui demeurent des persécutions qui leur furent infligées, quand ces milieux devenaient trop importants, stigmatisent en termes véhéments et leur promiscuité et l’ignorance de paternité en laquelle leurs enfants étaient tenus. C’est l’abomination de la désolation pour ces juges, pour la plupart ecclésiastiques, puisqu’il s’agissait de sectes hérétiques. Ce n’est pas une des inconséquences les moins curieuses de ces tribunaux composés d’hommes voués au célibat volontaire de se mettre à ratiociner sur des faits échappant à leur compétence.
En régime de promiscuité sexuelle, ou de communisme sexuel, l’enfant est infiniment plus choyé qu’en régime familial. Les éléments masculins ignorent quels sont leurs enfants, aussi ceux d’entre eux qui ont des sentiments paternels les manifestent-ils généralement à l’égard de tous les enfants du groupe auxquels ils appartiennent et, par suite du sentiment acquis, à tous les enfants des milieux où ils passent.
Je considère que le toutes à tous, tous à toutes est l’aboutissement normal et inévitable de l’application sincère et logique des théories de l’amour libre et de la liberté sexuelle. Parmi les individualistes anarchistes, naturellement, cette formule ne se conçoit appliquée que dans des milieux volontairement, librement choisis par celles et ceux qui les constituent.
Même en laissant de côté toute conception doctrinale, il est clair que dans tout milieu sélectionné, petit ou grand, où les occasions de jouissance amoureuse, physique ou sentimentale, seraient en abondance, les ruptures amoureuses perdraient leur caractère brusque, tranché, blessant. D’ailleurs, comme les mots « toujours » et « jamais » ont une apparence et une signification trop dogmatiques pour les admettre autrement que relativement dans le vocabulaire individualiste anarchiste, si c’est « en camarades » qu’on se lie amoureusement, c’est « en camarades » qu’on se délie : sans aigreur, sans âpreté, avec douceur, en amis disposés à recommencer l’expérience amoureuse le lendemain même de sa fin, le cas échéant. A la vérité, de bons camarades ne s’imposent pas la cessation de leurs relations amoureuses ; quand ils y mettent un terme, c’est qu’ils sont d’accord l’un et l’autre.
La liberté de l’amour implique que ceux qui la pratiquent possèdent une éducation sexuelle étendue et pratique. Tout essai de vie amoureuse sous-entend, parmi les individualistes anarchistes, que ceux qui la tentent sont au courant de l’hygiène sexuelle, des moyens à employer pour se préserver de toute contamination vénérienne, éviter les suites de tout rapport sexuel suspect ou douteux.
On s’est demandé pourquoi des idées semblables à celles que je viens d’exposer rencontrent, particulièrement parmi l’élément féminin des milieux anarchistes - individualistes comme communistes, d’ailleurs - une mécompréhension qui est souvent de l’hostilité. Sans nier les autres causes dont l’examen approfondi allongerait démesurément cet article, on peut attribuer cette opposition à la persistance de l’éducation religieuse chez les compagnes anarchistes. Dans les pays protestants, l’idée qui présida à la Réforme, la réaction du fond contre la forme, de l’esprit contre la matière, de la foi sur les œuvres aboutit, en matière de mœurs, officiellement bien entendu, aux mêmes déviations, à la même mutilation, au même mépris de l’oeuvre de chair que dans les pays catholiques. Sous le déguisement de préceptes moraux, on y retrouve les commandements de l’Eglise romaine : « Impudique point ne seras de corps ni de consentement. - Désirs impurs rejetteras pour garder ton corps chastement. - Œuvre de chair ne consommeras qu’en mariage seulement. » Ces préjugés sont parmi les plus tenaces à déraciner et c’est pourquoi pour maint esprit averti, l’émancipation sexuelle de la femme, l’éducatrice naturelle de l’enfant, semble devoir passer avant toutes les autres émancipations. Quand on serre la question d’un peu près, il n’est pas difficile de s’apercevoir que l’émancipation réelle de la femme dépend de son émancipation religieuse absolue et de son émancipation sexuelle. C’est seulement quand elle s’est débarrassée de la notion Dieu et de la notion moralité qu’elle est délivrée de la superstition et de l’ascétisme, de l’autel et du trône, du prêtre et du mari. La femme qui « a de la religion » et la femme qui « a des mœurs » sont les deux piliers de l’esclavage féminin individuel et du conservatisme social féminin. Elles le sont par surcroît de l’ignorance et de l’exploitation où croupissent la généralité des hommes.
E. Armand.