Georges Brassens et la “renaissance” de la chanson française
KEN KNABB
“Ces gens [Brassens et d’autres chanteurs français d’après-guerre] ne sont responsables non seulement pour la plus grande renaissance de la chanson dans les temps modernes, mais pour le grand changement contreculturel, pour le remplacement de l’instinct de possession par la sensibilité lyrique. . . . Le grand secret de Brassens, c’est qu’il parle sciemment pour les vrais irrécupérables. Dès ses débuts, il savait que ni lui ni ses partisans de plus en plus nombreux ne seraient jamais récupérés, et il savait pourquoi; il le disait dans chacune de ses chansons, quel qu’en fût le thème. Avec lui la contre-culture atteint l’âge mûr.”
—Kenneth Rexroth, (Aspects subversifs de la chanson populaire)
Georges Brassens (1921-1981) fut anarchiste pendant toute sa vie, et ses chansons dénotent un esprit vivement antiautoritaire, même si la plupart traitent des simples douleurs et plaisirs de la vie plutôt que de sujets expressément politiques. Malheureusement, peu d’anglophones le connaissent.
Pour les Français, il est au moins aussi important que l’est Bob Dylan pour nous (ou au moins, qu’il était pour les gens de ma génération). Mais ils ne se ressemblent pas tellement. Brassens se rattache à une culture plus ancienne et à certains égards plus sage. Par manque de telles racines, Dylan fut poussé vers une dissociation mentale et verbale plus extrême, plus apocalyptique, qui rappelle parfois Rimbaud. Je ne crois pas que Brassens, ni personne d’autre, n’étaient près d’égaler l’incandescence de Dylan pendant sa plus grande période (Bringing It All Back Home, Highway 61 Revisited, Blonde on Blonde — 1965-1966). Mais même alors Dylan était inégal, et son sarcasme amer semble souvent mesquin et immature par comparaison à l’humanité de Brassens, avec son humour et son ironie qui viennent de l’expérience du monde.
Mettant de côté leurs styles musicaux, assez différents, Dylan aurait pu sans doute écrire quelque chose comme “Mourir pour des idées” (qui suggère que ceux qui nous conseillent à mourir pour des idées soient les premiers d’en donner l’exemple) ou “La ballade des gens qui sont nés quelque part” (sur les “imbéciles heureux” qui sont très fiers de leur lieu de naissance, quel qu’il soit). Léonard Cohen aurait pu écrire quelque chose comme “Le petit joueur de flûteau” (fable sur un musicien itinérant qui refuse de renier ses principes) ou “Le blason” (ode au “plus bel apanage” du corps féminin). Mais je ne crois que ni l’un ni l’autre aurait été capable de la joie innocente et exubérante des “Copains d’abord” (célébrant la camaraderie d’une bande de garçons qui naviguaient une mare aux canards dans un petit bateau) ni le caractère simple mais poignant de “Auprès de mon arbre” (où il regrette sa folie d’avoir coupé un vieil arbre, avoir jeté une vieille pipe, et avoir abandonné une vieille amie) ni le comique urbain de “La traîtresse” (la maîtresse qui trahit son amant en se couchant avec son mari) ou “Quatre-vingt-quinze pour cent” (qui prétend que les femmes simulent l’orgasme 95% du temps). D’ailleurs, quel autre Français sauf Brassens aurait pu concevoir de “Fernande” (“La bandaison, papa, ça ne se commande pas”)?
Je pourrais continuer avec bien d’autres exemples de l’originalité de Brassens, mais il est plus amusant de l’écouter que d’en discuter. Il a écrit environ 150 chansons, et mis en musique un certain nombre de poèmes. La plupart ont parus sur une série de douze disques de 33 tours (1954-1976), qui ont toutes été rééditées en CD. Il y a également quelques disques divers: enregistrements de concerts, etc., ainsi que des compositions posthumes enregistrées par d’autres. Même ceux qui ne connaissent pas le français prendront goût à fredonner ses mélodies.
Une quantité remarquable de matériaux de et sur Brassens a parue récemment sur le Web. Voici seulement quelques-uns des sites les plus utiles, en commençant avec deux qui intéresseront ceux qui ne connaissent pas le français, ou qui le connaissent très peu:
http://www.projetbrassens.eclipse.co.uk/georgesbrassens.html (site en langue anglaise, avec liens à plusieurs autres sites sur Brassens en anglais)
http://www.brassens.org/ (beaucoup de traductions en anglais, parfois avec plusieurs versions différentes d’une seule chanson)
http://www.brassens.info/UK/ (ici on peut entendre Brassens chantant presque toutes ses chansons, via Windows Media Player)
http://perso.wanadoo.fr/brassens/commun/cadre_accueil.htm (cliquez “Oeuvres” pour trouver les paroles de toutes ses chansons, accompagnées des mélodies)
http://perso.wanadoo.fr/jcd66/Brassens/ (explications des phrases argotiques et d’autres références obscures dans une cinquantaine des chansons)
http://www.brassens.sud.fr/present.html (matières de référence extensives — discographie, bibliographie, partitions, accords, etc.)
http://www.georgesbrassens.org (site multilingue, avec liens aux musiciens qui interprètent Brassens en d’autres pays et en d’autres langues)
* * *
Vous pouvez également trouver agréable d’explorer quelques-uns des autres chanteurs et auteurs de chansons français. La chanson française est un monde riche et fascinant. Pour ne mentionner que quelques-uns de mes favoris, il y a Pierre-Jean Béranger, le chanteur populaire du début du XIXe siècle. Aristide Bruant, l’homme à l’écharpe rouge et à la cape noire représenté sur l’affiche bien connue de Toulouse-Lautrec, qui fût commandée pour la publicité du café où chantait Bruant; ses chansons traitent généralement des quartiers les plus pauvres de Paris. Yvette Guilbert, la célèbre chanteuse de la même période, dite “la Belle Époque” (ca. 1890-1910). Les “chansons réalistes” tragiques et souvent sordides des années 1930 (Fréhel, Damia, la première Piaf). Parmi les autres interprètes divertissantes de la même période sont Mistinguett, Mireille, Patachou. Et le délicieux “fou chantant” Charles Trenet, qu’on a décrit comme une combinaison de Danny Kaye et Salvador Dali. Bien des gens le considère comme le plus grand auteur de chansons françaises. C’est possible, quoique je crois que Brassens le dépasse un peu.
Puis, il y a la renaissance des grands chanteurs-poètes d’après-guerre dont Rexroth a fait l’éloge, qui, en plus de Brassens, comprend Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, Jacques Brel, Félix Leclerc, Guy Béart et Anne Sylvestre. En plus de ses propres chansons, Ferré a mis en musique Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire et a collaboré avec Caussimon (“Le temps du tango” est un exemple excellent de leur oeuvre commune). Je préfère la manière simple et directe de Brassens, par comparaison au style strident et mélodramatique de Brel, mais Brel a certainement écrit de très bonnes chansons. (Par ailleurs, avec l’exception d’Édith Piaf et Maurice Chevalier, il est le seul chanteur francophone qui est, ou au moins qui était, un peu connu aux États-Unis, grâce à la comédie musicale de 1966, Jacques Brel Is Alive and Well in Paris.) Félix Leclerc est canadien français, et ses chansons étranges et obsédantes ont un son plus “au grand air”, évoquant le paysage vaste et hivernal de Québec, par contraste avec le ton urbain de la plupart des autres. Guy Béart est un curieux personnage, mais souvent très entraînant. Anne Sylvestre, peut-être parce qu’elle est femme et aussi parce qu’elle a commencé un peu plus tard que les autres (au milieu des années 1950), est celle dont les intérêts et la sensibilité préfigurent le plus clairement la contre-culture des années soixante.
La plupart de ces gens étaient anarchistes dans une certaine mesure, mais comme l’a remarqué Rexroth, leur véritable mérite était d’avoir exprimé un mode de vie alternatif plutôt que d’avoir écrit des chansons de protestation explicite. Une des exceptions est “Le déserteur” de Boris Vian, enregistré par Mouloudji en 1954, et qui fut interdite de la radio pendant la guerre de l’Indochine. C’est une chanson très émouvante, mais Mouloudji est un interprète tellement grand qu’il aurait pu rendre émouvant une liste de blanchissage.
Il y a beaucoup de chanteuses excellentes dans cette période —Juliette Gréco, Monique Morelli, Catherine Sauvage, Barbara — mais ma favortie, et de loin, est Germaine Montero. Ses interprétations de Béranger et de Bruant sont parfaites, mais elle a aussi fait des modernes comme Ferré et Prévert, et le plus beau de tout, 23 chansons de Pierre Mac Orlan. Les enregistrements de Mac Orlan étaient des favoris de Guy Debord et ses amis au début des années 1950, et ils sont disponibles à présent dans une collection de deux CDs entitulée Meilleur. Montero a également enregistré des chansons populaires d’Espagne et des poèmes de García Lorca (elle a étudié le théâtre avec Lorca au début des années 1930), et elle a créé le rôle-titre de Mère Courage de Brecht.
Bien de ces chansons françaises jouissent toujours d’une certaine popularité. J’ai été dans des bars parisiens pleins à craquer où une interprète commencerait une des vieilles chansons et la moitié de la salle s’est mise immédiatement à la joindre, connaissant toutes les paroles par coeur. Et Brassens, au moins, est maintenant populaires pas seulement en France mais dans bien d’autres pays du monde. En Russie il y a même un “Choeur Georges Brassens”!
La principale raison pour laquelle ces chansons sont presque inconnues en Amérique est évidemment la différence des langues, mais il y a aussi des distances musicales et culturelles. Pour les gens qui ont grandi sur les rythmes post-be-bop, les mélodies françaises peuvent sembler un peu démodées, au moins au commencement. D’autre part, le manque relatif d’accentuation dans la langue française fait que certains des compositeurs les plus sophistiqués, comme Ferré par exemple, nous semblent assez flous et incohérents. Et les paroles, mêmes des chanteurs d’après-guerre, concernent les thèmes éternels: amour et solitude, amitié et trahison, célébrant les joies de la vie, regrettant son caractère éphémère, satirisant le monde officiel — les mêmes thèmes qu’on peut trouver chez Villon ou les goliards du Moyen Âge (Carmina Burana), rien de particulièrement “post-moderne”.
Je suppose que certaines des chansons de Bessie Smith ou Billie Holiday peuvent être considérées comme à peu près équivalentes aux chansons réalistes, mais il y a toujours un monde de différences culturelles. Yves Montant chantait les poèmes de Jacques Prévert sans que personne ne l’ait trouvé étrange. L’équivalent américain serait si Frank Sinatra avait enregistré un disque de e.e. cummings ou de Lawrence Ferlinghetti. La combinaison des paroles d’une haute qualité poétique avec la musique populaire, courante en France depuis plus d’un siècle, n’existe guère au pays anglophones avant la contre-culture des années soixante. Avec celle-ci, les choses commencent à confluer mondialement — les belles paroles d’Anne Sylvestre font penser de Léonard Cohen ou de Joni Mitchell (qu’elle a précédé de plusieurs années)...
Mes intérêts ne vont guère plus tard que cela. Je dois admettre que je n’ai pas vraiment exploré les chanteurs français plus récents. Probablement certains sont bons, mais la plupart de ceux que j’ai entendu ne me semblent pas très différents que leurs contemporains américains, et je n’ai été particulièrement enthousiasmé par aucune musique pop américaine depuis environ 1970.
Ces remarques ne sont évidemment que des expressions du goût personnel. Je ne prétend pas que mes préférence musicales impliquent quelque chose de radical. En fait, je met en question la croyance de Rexroth sur l’effet subversif de la poésie et de la chanson, sauf dans le sens très vague que de telles oeuvres peuvent parfois nous éveiller, nous donner une suggestion des possibilités de la vie qui sont généralement refoulées. Si j’aime ces chansons françaises, ce n’est pas parce qu’elles auraient des aspects radicaux, mais parce que j’ai plaisir à les chanter et à les écouter.
J’aime aussi bien plusieurs autres genres de musique — folklorique, jazz, classique, etc. — mais ceux-là sont facilement accessibles à n’importe qui qui veut les explorer. J’ai rédigé cette petite introduction à Brassens et ses compatriotes parce qu’ils sont inconnus à la plupart des gens anglophones, et qu’ils pourraient les apprécier.
Bon appétit!