Mes chers amis, puisqu’il ne m’aurait pas été permis, et qu’il aurait même été trop dangereuse et fâcheuse conséquence pour moi de vous dire ouvertement pendant ma vie ce que je pensais de la conduite et du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs, j’ai résolu de vous le dire au moins après ma mort. Ce serait bien mon intention et mon inclination de vous le dire de vive voix, auparavant que de mourir, si je ne me voyais proche de la fin de mes jours, et que j’eusse encore pour lors l’usage libre de la parole et du jugement.
Mais comme je ne suis pas sûr d’avoir, dans ces derniers jours ou dans ces derniers moments-là, tout le temps ni toute la présence d’esprit qui me serait pour lors nécessaire pour vous déclarer mes sentiments, c’est ce qui me fait maintenant entreprendre pour vous les déclarer par écrit, et de vous donner en même temps les preuves claires et convaincantes de tout ce que j’aurai dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard que ce fût, autant qu’il serait en moi, des vaines erreurs dans lesquelles nous avons eu tous, tant que nous sommes, le malheur de naître et de vivre, et dans lesquelles même j’ai eu le déplaisir de me trouver moi-même obligé de vous entretenir. Je dis “le déplaisir” parce que c’était vraiment un déplaisir pour moi de me voir dans cette obligation-là. Ce pourquoi aussi je ne m’en suis jamais acquitté qu’avec beaucoup de répugnance et avec assez de négligence, comme vous avez pu le remarquer.
Voici ingénument ce qui m’a premièrement porté à concevoir ce dessein, que je me propose. Comme je sentais naturellement en moi-même que je ne trouvais rien de si doux, de si agréable, de si aimable et rien de si désirable dans les hommes que la paix, que la bonté d’âme, que l’équité, que la vérité et que la justice, qui devraient, ce me semble-t-il, être pour les hommes mêmes des sources inestimables de biens et de félicité, s’ils conservaient soigneusement entre eux de si aimables vertus que sont celles-là, je sentais naturellement aussi dans moi-même que je ne trouvais rien de si odieux, rien de si détestable et rien de si pernicieux que les troubles de la division et la dépravation du cœur et de l’esprit. Et notamment la malice du mensonge et de l’imposture aussi bien que celle de l’injustice et de la tyrannie qui détruisent et anéantissent dans les hommes tout ce qu’il pourrait y avoir de meilleur en eux, et qui pour cette raison sont sources fatales non seulement de tous les vices et de toutes les méchancetés dont ils sont remplis, mais aussi les causes malheureuses de tous les maux et de toutes les misères dont ils sont accablés dans la vie.
Dès ma plus tendre jeunesse, j’ai entrevu les erreurs et les abus qui causent tant de si grands maux dans le monde. Plus j’ai avancé en âge et en connaissance, plus j’ai reconnu l’aveuglement et la méchanceté des hommes, plus j’ai reconnu la vanité de leurs superstitions et l’injustice de leurs mauvais gouvernements. De sorte que, sans jamais avoir eu beaucoup de commerce dans le monde, je pourrais dire après le sage Salomon que “j’ai vu” et que j’ai vu même avec étonnement et indignation “l’impiété régner sur toute la Terre, et une si grande corruption dans la justice que ceux-là mêmes qui étaient établis pour la rendre aux autres étaient devenus les plus injustes et les plus criminels et avaient mis en place l’iniquité.” (Ecc. 3.16) J’ai connu tant de méchancetés dans le monde que la vertu même la plus parfaite et l’innocence la plus pure n’étaient pas exemptes de la malice des calomniateurs. J’ai vu et on voit encore tous les jours une infinité d’innocents persécutés sans raison et opprimés avec injustice, sans que personne fût touché de leur infortune ni qu’ils trouvassent aucun protecteur charitable pour les secourir.
Les larmes de tant de justes affligés et les misères de tant de peuples si tyranniquement opprimés par les mauvais riches et par les grands de la Terre m’ont donné aussi bien qu’à Salomon tant de dégoût et tant de mépris pour la vie que j’estimai comme lui la condition des morts beaucoup plus heureuse que celle des vivants. Et ceux qui n’ont jamais été plus heureux mille fois que ceux qui sont et qui gémissent encore tant de si grandes misères. “Et j’ai préféré l’état des morts à celui des vivants; et j’ai estimé plus heureux que les uns et les autres celui qui n’est pas encore né et n’a point vu les maux qui se font sous le soleil.” (Ecc. 2.3.)
Et ce qui me surprenait encore plus particulièrement dans l’étonnement où j’étais de voir tant d’erreurs, tant d’abus, tant de superstitions, tant d’impostures, tant d’injustices et de tyrannies en règne, était de voir que, quoi qu’il y eût dans le monde quantité de personnes qui passaient pour éminents en doctrine, en sagesse et en piété, cependant il n’y en avait aucune qui s’avisât de parler ni de se déclarer ouvertement contre tant de si grandes et si détestables désordres. Je ne voyais personne de distinction qui les reprît ni qui les blâmât, quoique les pauvres peuples ne cessassent point de se plaindre et de gémir entre eux dans leurs misères communes.
Ce silence de tant de personnes sages, et même d’un rang et d’un caractère distingué, qui devaient, ce me semble-t-il, s’opposer au torrent des vices et des injustices ou qui devaient au moins tâcher d’apporter quelques remèdes à tant de maux, me paraissait avec étonnement une espèce d’approbation dont je ne voyais pas encore bien la raison ni la cause. Mais ayant depuis examiné un peu mieux la conduite des hommes et ayant depuis pénétré un peu plus avant dans les mystères secrets de la fine et rusée politique de ceux qui ambitionnent les charges, qui affectent de vouloir gouverner les autres et qui veulent commander avec autorité souveraine et absolue ou qui veulent plus particulièrement se faire honorer et respecter des autres, j’ai facilement reconnu non seulement la source et l’origine de tant d’erreurs, de tant de superstitions et de tant d’injustices.
Mais j’ai reconnu encore la raison pourquoi ceux qui passent pour sages et éclairés dans le monde ne disent rien contre tant de si détestables erreurs et tant de si détestables abus, quoiqu’ils connaissent suffisamment la misère des peuples séduits et abusés par tant d’erreurs et opprimés par tant d’injustices. La source donc, mes chers amis, de tous les maux qui vous accablent et de toutes les impostures qui vous tiennent malheureusement captifs dans l’erreur et dans la vanité des superstitions, aussi bien que sous les lois tyranniques des grands de la Terre n’est autre que cette détestable politique des hommes dont je viens de parler.
Car les uns voulant injustement dominer partout et les autres voulant se donner quelque vaine réputation de sainteté et quelquefois même de divinité se sont les uns et les autres adroitement servis non seulement de la force et de la violence, mais ont encore employé toute sorte de ruses et d’artifices pour séduire les peuples afin de parvenir plus facilement à leurs fins; de sorte que les uns et les autres de ces fins et rusés politiques abusant ainsi de la faiblesse et des moins éclairés, ils leur ont facilement fait accroître tout ce qu’ils ont voulu, et ensuite leur on fait recevoir avec respect et soumission, de gré ou de force, toutes les lois qu’ils ont voulu leur donner et, par ce moyen, les uns se sont fait honorer, respecter et adorer comme des divinités ou au moins comme des personnes divinement inspirées et envoyées tout particulièrement de la part des dieux pour faire connaître leurs volontés aux hommes, et les autres se sont rendus riches, puissants et redoutables dans le monde, et, s’étant les uns et les autres, par ces sortes d’artifices, rendus assez riches, assez puissants, assez vénérables ou assez redoutables pour se faire craindre et obéir, ils ont ouvertement et tyranniquement assujetti les autres à leurs lois.
A quoi leur ont grandement servi aussi les divisions, les querelles, les haines et les animosités particulières qui naissent ordinairement parmi les hommes. Car la plupart d’eux se trouvant fort souvent d’humeur et d’esprit et d’inclination fort différents les uns des autres, ils ne sauraient s’accommoder longtemps ensemble sans se brouiller et sans se diviser les uns les autres. Et lorsque ces troubles et ces divisions arrivent, pour lors ceux qui sont ou qui se trouvent les plus forts, les plus hardis et souvent même ceux qui sont les plus fins, les plus rusés ou les plus méchants ne manquent point de profiter de ces occasions-là pour se rendre plus facilement les maîtres absolus de tous.
Voilà mes chers amis, la vraie source et la véritable origine de tous les maux qui troublent le bien de la société humaine et qui rendent les hommes si malheureux dans la vie. Voilà la source et l’origine de toutes les erreurs, de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses divinités et de toutes les idolâtries répandues par toute la Terre. Voilà la source et l’origine de tout ce que l’on vous propose de plus saint et de plus sacré, dans tout ce que l’on vous fait pieusement appeler religion. Voilà la source et l’origine de toutes ces prétendues saintes et divines lois que l’on veut vous faire observer comme venant de la part de Dieu même. Voilà la source et l’origine de toutes ces pompeuses mais vaines et ridicules cérémonies que vos prêtres affectent de faire avec faste dans la célébration de leurs faux ministères, de leurs solennités et de leur faux culte divin.
Voilà aussi l’origine et la source de tous ces superbes titres et noms de seigneurs, de prince, de roi, de monarque et de potentat, qui tous, sous prétexte de vous gouverner en souverains, vous oppriment en tyrans, qui, sous prétexte de bien et de nécessité publique, vous ravissent tout ce que vous avez de plus beau et de meilleur, et qui, sous prétexte d’avoir leur autorité de quelque suprême divinité, se font eux-mêmes obéir, craindre et respecter comme des dieux. Et enfin voilà la source et l’origine de tous ces vains noms de noble et de noblesse, de comte, de duc et de marquis dont la Terre fourmille, comme dit un auteur très judicieux du siècle dernier, et qui sont presque tous comme des loups ravissant qui, sous prétexte de vouloir jouir de leurs droits et de leur autorité, vous foulent, vous pillent, vous maltraitent et vous ravissent tous les jours ce que vous avez de meilleur.
Voilà pareillement la source et l’origine de tous ces prétendus saints et sacrés caractères, d’ordre et de puissance ecclésiastique et spirituelle que vos prêtres et vos évêques s’attribuent sur vous; qui, sous prétexte de vous conférer les biens spirituels d’une grâce et d’une puissance toute divines, vous ravissent finement vos biens temporels qui sont incomparablement plus réels et plus solides que ceux qu’ils font semblant de vouloir vous conférer; qui, sous prétexte de vouloir vous conduire au ciel et vous y procurer un bonheur éternel, vous empêche de jouir tranquillement d’aucun véritable bien sur la Terre; et qui enfin vous réduisent à souffrir dans cette vie seule que vous avez des peines réelles d’un véritable enfer, sous prétexte de vouloir vous garantir et vous préserver, dans une autre vie qui n’est point, des peines imaginaires d’un enfer, qui n’est point non plus, que cette autre vie éternelle dont ils entretiennent vainement pour vous, mais non utilement pour eux, vos craintes et vos espérances.
Et comme la forme de ces sortes de gouvernements tyranniques ne subsistent que par les mêmes moyens et par les mêmes principes qui les ont établis et qu’il est dangereux de vouloir combattre les lois fondamentales d’un Etat ou d’une République, il ne faut pas s’étonner si les personnes sages et éclairées se conforment aux lois générales de l’Etat, si injustes qu’elles puissent être, ni qu’ils se conforment (au moins en apparence) à l’usage et à la pratique d’une religion qu’ils trouvent établie, quoiqu’ils reconnaissent suffisamment les erreurs et la vanité; parce que, telle répugnance qu’ils puissent avoir à s’y soumettre, il leur est néanmoins beaucoup plus utile et beaucoup plus avantageux de vivre tranquillement en conservant ce qu’ils peuvent avoir que de s’exposer volontairement à se perdre eux-mêmes en voulant s’opposer au torrent des erreurs communes ou en voulant résister à l’autorité d’un souverain qui veut se rendre maître absolu de tous.
Joint d’ailleurs que dans de grands États et gouvernements comme sont les royaumes et les empires, étant impossible que ceux qui en sont les souverains puissent seuls par eux-mêmes pourvoir à tout et maintenir seuls par eux-mêmes leur puissance et leur autorité dans de si grandes étendues de pays, ils ont soin d’établir partout des officiers, des intendants, des vice-rois, des gouverneurs et quantité d’autres gens, qu’ils paient largement aux dépens du public pour veiller à leurs intérêts, pour maintenir leur autorité et pour faire ponctuellement exécuter partout leur volonté, de sorte qu’il n’y a personne qui oserait se mettre en devoir de résister ni même de contredire ouvertement à une autorité si absolue sans s’exposer en même temps dans un danger manifeste de se perdre.
Ce pourquoi les plus sages mêmes et les plus éclairés sont contraints de demeurer dans le silence, quoiqu’ils voient manifestement les abus, les erreurs, les désordres et les injustices d’un si mauvais et si odieux gouvernement.
Ajoutez à cela les vues et les inclinations particulières de tous ceux qui possèdent les grandes ou les moyennes et même les plus petites charges, soit dans l’état civil, soit dans l’état ecclésiastique ou qui aspirent à les posséder. Il n’y en a certainement guère de tous ceux-là qui ne pensent beaucoup plus à faire leur profit et à chercher leur avantage particulier qu’à procurer sincèrement le bien public des autres. Il n’y en a guère qui ne s’y portent par quelques vues d’ambition ou d’intérêt ou par quelques vues qui flattent la chair et le sang.
Ce ne seront point par exemple ceux qui ambitionnent les charges et les emplois dans un état qui s’opposeront à l’orgueil, à l’ambition ou à la tyrannie d’un prince qui veut tout soumettre à ses lois. Au contraire, ils le flatteront bien plutôt dans ses mauvaises passions et dans ses injustes desseins, dans l’espérance de s’avancer et de s’agrandir eux-mêmes sous la faveur de son autorité.
Ce ne seront point non plus ceux qui ambitionnent les bénéfices ou les dignités dans l’Église qui s’y opposeront, car c’est par la faveur et par la puissance même des princes qu’ils prétendent y parvenir ou s’y maintenir quand ils y seront parvenus. Et bien loin de penser à s’opposer à leurs mauvais desseins ou de contredire en aucune chose, ils seront les premiers à les applaudir et à les flatter pour tout ce qu’ils font.
Ce ne seront point eux non plus qui blâmeront les erreurs établies, ni qui découvriront aux autres les mensonges, les illusions et les impostures d’une fausse religion, puisque c’est sur ces erreurs et ces impostures mêmes qu’est fondée leur dignité et toute leur puissance aussi bien que tous les grands revenus qu’ils en retirent tous les jours. Ce ne sont point de riches avares qui s’opposeront à l’injustice du prince ni qui blâmeront publiquement les erreurs et les abus d’une fausse religion, puisque c’est souvent par la faveur même du prince qu’ils possèdent des emplois lucratifs dans l’Etat ou qu’ils possèdent des riches bénéfices dans l’Église.
Ils s’appliqueront bien plutôt à amasser des richesses et des trésors qu’à détruire des erreurs et des abus publics dont ils tirent les uns et les autres de si grands profits. Ce ne seront point les dévots hypocrites qui s’y opposeront parce qu’ils n’aiment qu’à se couvrir du manteau de la vertu et à se servir d’un spécieux prétexte de piété et de zèle de religion pour cacher leurs fourberies et leurs plus méchants vices, et pour parvenir plus finement aux fins particulières qu’ils se proposent, qui est toujours de chercher leurs propres intérêts et leurs propres satisfactions, en trompant les autres par de belles apparences de vertus.
Enfin ce ne seront point les faibles ni les ignorants qui s’y opposeront, parce qu’étant sans science et sans autorité il n’est pas possible qu’ils puissent développer tant d’erreurs et tant d’impostures dont on les entretient, ni qu’ils puissent résister à la violence d’un torrent, qui ne manquerait pas de les entraîner s’ils faisaient difficulté de le suivre. Joint d’ailleurs qu’il y a une telle liaison et un tel enchaînement de subordination et de dépendance entre tous les différents états et conditions des hommes, et il y a aussi presque toujours entre eux tant d’envie, tant de jalousie, tant de perfidie et tant de trahisons même entre les plus proches parents, que les uns ne sauraient se fier aux autres, et par conséquent ne sauraient rien faire ni rien entreprendre sans s’exposer en même temps à être aussitôt découverts et trahis par quelqu’un.
Il ne serait pas même sûr de se fier à aucun ami ni à aucun frère dans une chose de telle conséquence qui serait celle de vouloir réformer un tel gouvernement. De sorte que, n’y ayant personne qui puisse ni qui veuille ou qui ose s’opposer à la tyrannie des grands de la Terre, il ne faut pas s’étonner si ces vices règnent si puissamment et si universellement dans le monde. Et voilà comme les abus, comme les erreurs, comme les superstitions et comme la tyrannie se sont établis dans le monde.
Il semblerait au moins dans un tel cas que la religion et la politique ne devraient point s’accommoder et qu’elles devraient pour lors de trouver réciproquement contraire et opposées l’une à l’autre, puisqu’il semble que la douceur et que la piété de la religion devrait condamner les rigueurs et les injustices d’un gouvernement tyrannique; et qu’il semble d’un autre côté que la prudence d’une sage politique devrait condamner les erreurs, les abus et les impostures d’une fausse religion. Il est vrai que cela devrait se faire ainsi. Mais tout ce qui se devrait faire ne se fait pas toujours.
Ainsi, quoiqu’il semble que la religion et la politique dussent être si contraires et si opposées l’une à l’autre par leurs principes et dans leurs maximes, elles ne laissent pas néanmoins que de s’accorder assez bien ensemble lorsqu’elles ont une fois fait alliance et qu’elles ont contracté amitié ensemble, car on peut dire qu’elles s’entendent pour lors comme deux coupeurs de bourses. Car pour lors elles se défendent et se soutiennent mutuellement l’une l’autre. La religion soutient le gouvernement politique, si méchant qu’il puisse être. Et à son tour le gouvernement soutient la religion, si vaine et si fausse qu’elle puisse être.
D’un côté les prêtres, qui sont les ministres de la religion, recommandent sous peine de malédiction et de damnation éternelle, d’obéir aux magistrats, aux princes et aux souverains comme étant établis de Dieu pour gouverner les autres, et les princes de leur côté font respecter les prêtres. Il leur font donner de bons appointements et des bons revenus et les maintiennent dans les fonctions vaines et abusives de leur faux ministère, contraignent les peuples ignorants de regarder comme saint et comme sacré tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils ordonnent aux autres de croire ou de faire, sous ce beau et spécieux prétexte de religion et de culte divin.
Et voilà encore un coup comme les erreurs, comme les abus, comme les superstitions, les impostures et la tyrannie se sont établis dans le monde, et comme ils s’y maintiennent au grand malheur des pauvres peuples qui gémissent sous de si rudes et pesants jougs. Vous penserez peut-être, mes chers amis, que dans un si grand nombre de fausses religions qu’il y a dans le monde, mon intention serait d’excepter au moins la religion chrétienne, apostolique et romaine dont nous faisons profession, et laquelle nous disons être la seule qui enseigne la pure vérité, la seule qui reconnaît et adore comme il faut le vrai Dieu, et la seule qui conduit les hommes dans le véritable chemin du salut et d’une éternité bienheureuse.
Mais désabusez-vous mes chers amis, désabusez-vous de cela, et généralement de tout ce que vos pieux ignorants ou vos moqueurs et intéressés prêtres et docteurs d’empressent de vous dire et de vous faire accroire, sous le faux prétexte de la certitude infaillible de leur prétendue sainte et divine religion. Vous n’êtes pas moins séduits ni moins abusés que ceux qui sont le plus séduits et abusés. Vous n’êtes pas moins dans l’erreur que ceux qui y sont le plus profondément plongés. Votre religion n’est pas moins vaine ni moins superstitieuse qu’aucune autre. Elle n’est pas moins fausse dans ses principes ni moins ridicule et absurde dans ses dogmes et dans ses maximes. Vous n’êtres pas moins idolâtres que ceux que vous blâmez et que vous condamnez vous-mêmes d’idolâtrie.
Les idoles des païens et les vôtres ne sont différentes que de noms et de figures. En un mot, tout ce que vos prêtres et vos docteurs vous prêchent avec tant d’éloquence touchant la grandeur, l’excellence et la sainteté des mystères qu’ils vous font adorer, tout ce qu’ils vous racontent avec tant de gravité de la certitude de leurs prétendus miracles et tout ce qu’ils vous débitent avec tant de zèle et tant d’assurance touchant la grandeur des récompenses du ciel et touchant les effroyables tourments de l’enfer ne sont dans le fond que des illusions, des erreurs, des mensonges, des fictions et des impostures inventées premièrement par de fins et rusés politiques, continuées par des séducteurs et par des imposteurs, ensuite reçues et crues aveuglément par des peuples ignorants et grossiers, et puis enfin maintenues par l’autorité des grands et des souverains de la Terre qui ont favorisé les abus, les erreurs, les superstitions et les impostures, qui les ont même autorisées par leurs lois afin de tenir par là le commun des hommes en bride et faire d’eux tout ce qu’ils voudraient.
Voilà mes chers amis, comme ceux qui ont gouverné et qui gouvernent encore maintenant les peuples abusent présomptueusement et impunément du nom et de l’autorité de Dieu pour se faire craindre, obéir et respecter eux-mêmes plutôt que pour faire craindre et servir le Dieu imaginaire de la puissance duquel ils vous épouvantent. Voilà comme ils abusent du nom spécieux de piété et de religion pour faire accroire aux faibles et aux ignorants tout ce qui leur plaît, et voilà comment ils établissent par toute la Terre un détestable mystère de mensonge et d’iniquité, au lieu qu’ils devraient s’appliquer uniquement les uns et les autres à établir partout le règne de la paix et de la justice aussi bien celui de la vérité, le règne desquelles vertus rendrait tous les peuples heureux et contents sur la Terre.
Je dis qu’ils établissent partout un mystère d’iniquité parce que tous ces ressorts cachés de la plus fine politique aussi bien que les maximes et les cérémonies les plus pieuses de la religion ne sont effectivement que des mystères d’iniquité. Je dis des mystères d’iniquité pour tous les pauvres peuples qui se trouvent misérablement les dupes de toutes ces mômeries de religion aussi bien que les jouets et les victimes malheureuses de la puissance des grands. Mais pour ceux qui gouvernent ou qui ont part au gouvernement des autres, et pour les prêtres qui gouvernent les consciences ou qui sont pourvus de quelques bons bénéfices, ce sont comme des mines d’or ou comme des toisons d’or.
Ce sont comme des cornes d’abondance qui leur font venir à souhait toutes sortes de biens, et c’est ce qui donne lieu à tous ces beaux messieurs de se divertir et de se donner agréablement du bon temps pendant que les pauvres peuples abusés par les erreurs et les superstitions de la religion gémissent tristement, pauvrement et paisiblement néanmoins sous l’oppression des grands, pendant qu’ils souffrent patiemment leurs peines, pendant qu’ils s’amusent vainement à prier des Dieux et des saints qui ne les entendent point, pendant qu’ils s’amusent à des dévotions vaines, pendant qu’ils dont des pénitences de leurs péchés, et enfin pendant que ces pauvres peuples s’épuisent jour et nuit en suant sang et eau pour avoir chétivement de quoi vivre pour eux, et pour avoir de quoi fournir abondamment aux plaisirs et aux contentements de ceux qui les rendent si malheureux dans la vie.
Ah ! mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l’autorité qu’on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner, vous n’auriez certainement que du mépris pour tout ce que l’on vous fait adorer et respecter, et vous n’auriez que de la haine et de l’indignation pour tous ceux qui vous abusent et qui vous gouvernent si mal et qui vous traitent si indignement.
Il me souvient à ce sujet d’un souhait que faisait autrefois un homme, qui n’avait ni science ni étude mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens pour juger sainement de tous ces détestables abus et de toutes les détestables tyrannies que je blâme ici.
Il paraît par son souhait et sa manière d’exprimer sa pensée qu’il voyait assez loin et qu’il pénétrait assez avant dans ce détestable mystère d’iniquité dont je viens de parler, puisqu’il en reconnaissait si bien les auteurs et les fauteurs. Il souhaitait que tous les grands de la Terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres. Cette expression ne doit pas manquer de paraître rude, grossière et choquante, mais il faut avouer qu’elle est franche et naïve. Elle est courte, mais elle est expressive puisqu’elle exprime assez en peu de mots tout ce que ces sortes de gens-là mériteraient.
Pour ce qui est de moi, mes chers amis, si j’avais un souhait à faire sur ce sujet (et je ne manquerais pas de le faire s’il pouvait avoir son effet), je souhaiterais d’avoir le bras, la force, le courage et la masse d’un Hercule pour purger le monde de tous vices et de toutes iniquités, et pour avoir le plaisir d’assommer tous ces monstres de tyrans à tête couronnée, et tous les autres monstres, ministres d’erreurs et d’iniquités, qui font gémir si pitoyablement tous les peuples de la Terre. Ne pensez pas, mes chers amis, que je sois ici poussé par aucun désir particulier de vengeance ni par aucun motif d’animosité ou d’intérêt particulier.
Non, mes chers amis, ce n’est point du tout la passion qui m’inspire ces sentiments-là, ni qui me fait parler de la sorte et écrire ainsi. Ce n’est véritablement que l’inclination et l’amour que j’ai pour la justice et pour la vérité que je vois d’un côté si indignement opprimée, et l’aversion que j’ai naturellement du vice et de l’iniquité que je vois d’un autre côté si insolemment régner partout. On ne saurait avoir trop de haine ni trop d’aversion pour les gens qui causent pourtant de si détestables maux et qui abusent si universellement des hommes.
Quoi ! n’aurait-on pas raison de bannir et de chasser honteusement d’une ville et d’une province des charlatans trompeurs qui, sous prétexte de distribuer charitablement au public des remèdes et des médicaments salutaires et efficaces, ne feraient qu’abuser de l’ignorance et de la simplicité de peuples en leur vendant bien chèrement des drogues et des onguents nuisibles et pernicieux ? Oui, sans doute, on aurait raison de les bannir et de les chasser honteusement comme d’infâmes trompeurs.
De même, n’aurait-on pas raison de blâmer ouvertement et de punir sévèrement tous ces brigands et tous ces voleurs de grand chemin qui se mêlent de dépouiller, de tuer et de massacrer inhumainement ceux qui ont le malheur de tomber entre leurs mains ? Oui, certainement, ce serait bien fait de les punir sévèrement. On aurait raison de les haïr et de les détester. Et ce serait même très mal de souffrir qu’ils s’exerçassent impunément leurs brigandages.
A plus forte raison, mes chers amis, aurions-nous sujet de blâmer, de haïr et de détester, comme je fais ici, tous ces ministres d’erreurs et d’iniquités qui dominent si tyranniquement sur vous, les uns sur vos consciences et les autres sur vos corps et sur vos biens. Les ministres de la religion qui dominent sur vos consciences étant les plus grands abuseurs de peuples, et les princes et autres grands de ce monde, qui dominent sur vos corps et sur vos biens, étant les plus grands voleurs et les plus grands meurtriers qui soient sur Terre. Tous ceux qui sont venus, disait Jésus-Christ, sont des larrons et des voleurs (Jean 10.8)
Vous direz peut-être, mes chers amis, que c’est en partie contre moi-même que je parle ainsi, puisque je suis moi-même du rang et du caractère de ceux que j’appelle ici les plus grands abuseurs de peuples. Je parle, il est vrai, contre ma profession, amis nullement contre la vérité, et nullement contre mes propres sentiments. Car, comme je n’ai guère été de légère croyance, ni guère enclin à la bigoterie ni à la superstition, et que je n’ai jamais été si sot que de faire aucun état des mystérieuses folies de la religion, je n’ai jamais eu non plus d’inclination d’en faire les exercices, ni même d’en parler avantageusement ni avec honneur. Au contraire, j’aurais toujours bien plus volontiers témoigné ouvertement le mépris que j’en faisais s’il m’eût été permis d’en parler suivant mon inclination et suivant mes sentiments.
Et ainsi, quoique je me sois laissé facilement conduire dans ma jeunesse à l’état ecclésiastique pour complaire à mes parents, qui étaient bien aise de m’y voir, comme étant un état plus doux, plus paisible et plus honorable dans le monde que celui du commun des hommes. Cependant je puis dire avec vérité que jamais la vue d’aucun avantage temporel ni la vue des grasses rétributions de ce ministère ne m’a porté à aimer l’exercice d’une profession si pleine d’erreurs et d’impostures.
Je n’ai jamais pu me faire au goût de la plupart de ces gaillards et plaisants messieurs, qui se font un si grand plaisir de recevoir avec avidité les grasses rétributions des vaines fonctions de leur faux ministère. J’avais encore plus d’aversion de l’humeur railleuse et bouffonne de ces autres messieurs qui ne pensent qu’à se donner agréablement du bon temps avec les gros revenus des bons bénéfices qu’ils possèdent, qui se raillent plaisamment entre eux des mystères, des maximes et des cérémonies vaines et trompeuses de leur religion, et qui se moquent encore de la simplicité de ceux qui les croient et qui, dans cette créance, leur fournissent si pieusement et si copieusement de quoi se divertir et vivre si bien à leur aise. Témoin ce pape (Jules X, Léon III) qui se moquait lui-même de sa dignité, et cet autre (Boniface VIII) qui disait en plaisantant avec ses amis : “Ah! que nous sommes enrichis par cette fable de Christ !”
Ce n’est pas que je blâme les risées qu’ils font agréablement de la vanité des mystères et des mômeries de leur religion, puisque ce sont effectivement des choses dignes de risée et de mépris (bien simples et bien ignorants sont ceux qui n’en voit point la vanité), mais je blâme cette âpre, cette ardente et cette insatiable cupidité qu’ils ont à profiter des erreurs publiques, et cet indigne plaisir qu’ils prennent à se railler de la simplicité de ceux qui sont dans l’ignorance; et qu’ils entretiennent même dans l’erreur.
Si leur prétendu caractère et si les bons bénéfices qu’ils possèdent leur donnent lieu de vivre grassement et tranquillement auprès du public, qu’ils soient donc au moins un peu sensibles aux misères du public, qu’ils n’aggravent point la pesanteur du joug des pauvres peuples en multipliant par un faux zèle, comme font plusieurs le nombre des erreurs et des superstitions, et qu’ils ne se moquent point de la simplicité de ceux qui par un si bon motif de piété leur font tant de bien et qui s’épuisent pour eux. Car c’est une ingratitude énorme et une perfidie détestable que d’en user ainsi auprès des bienfaiteurs, comme sont tous les peuples, envers les ministres de la religion, puisque ce n’est que de leurs travaux et de la sueur de leur corps qu’ils tirent toutes leur subsistance et toute leur abondance. Je ne crois pas, mes chers amis, vous avoir jamais donné sujet de penser que je fusse dans ces sentiments-là que je blâme ici.
Vous auriez pu au contraire avoir remarqué plusieurs fois que j’étais dans des sentiments fort contraires et que j’étais fort sensible à vos peines. Vous auriez pu remarquer aussi que je n’étais pas des plus attachés à ce pieux lucre des rétributions de mon ministère, les ayant souvent négligées et abandonnées lorsque j’aurais pu en profiter, et n’ayant jamais été un brigueur de gros bénéfices ni un chercheur de messes et d’offrandes.
J’aurais certainement toujours pris beaucoup plus de plaisir à donner qu’à recevoir si j’eusse eu le moyen de suivre en cela mon inclination, et en donnant j’aurais volontiers eu toujours plus d’égard pour les pauvres que pour les riches, suivant cette maxime du Christ qui disait (au rapport de Saint Paul, Act. 20.53) qu’il vaut mieux donner que recevoir, beatius est magis dare quam accipere, comme aussi suivant cet avis du même Christ, qui recommandait à ceux qui font des festins d’y appeler non les riches, qui ont le moyen de rendre la pareille, mais d’y appeler les pauvres, qui n’ont pas le moyen de rendre (Luc 14.13)
Et suivant cet autre avis du sieur Montaigne qui recommandait à son fils de regarder toujours plutôt vers celui qui lui tournerait le dos (Essais. III, 13) J’aurais volontiers fait aussi, comme faisait le bon Job dans le dans de sa prospérité : “J’étais, disait-il, le père des pauvres, j’étais l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, la main du manchot, la langue du muet.” Et j’aurais volontiers ravi aussi bien que lui la proie des mains des méchants, et je leur aurais aussi volontiers que lui cassé les dents et brisé les mâchoires; conterebam molas iniqui, et de dentibus illius auferebam praedam (Job 29. 15-16) “Il n’y a que les grands cœurs, disait le sage Mentor à Télémaque, qui sachent combien il y a de gloire à être bon.” (Télémaque)
Et à l’égard des faux et fabuleux mystères de votre religion et de tous les autres pieux mais vains et superstitieux devoirs et exercices que votre religion vous impose, vous savez bien aussi ou du moins vous avez pu assez facilement remarquer que je ne faisais guère d’état de vous en entretenir ni de vous en recommander la pratique. J’étais néanmoins obligé de vous instruire de votre religion, et de vous en parler au moins quelquefois, pour m’acquitter tellement de ce faux devoir auquel je m’étais engagé en qualité de curé de votre paroisse, et pour lors j’avais le déplaisir de me voir dans cette fâcheuse nécessité d’agir et de parler entièrement contre mes propres sentiments. J’avais le déplaisir de vous entretenir moi-même de des sottes erreurs et dans des vaines superstitions et des idolâtries que je haïssais, que je condamnais et que je détestais dans le cœur.
Mais je vous proteste que ce n’était jamais qu’avec peine et avec une extrême répugnance que je le faisais. Ce pourquoi aussi je haïssais grandement toutes ces vaines fonctions de mon ministère, et particulièrement toutes ces idolâtriques et superstitieuses célébrations de messes, et ces vaines et ridicules administrations de sacrements que j’étais obligé de vous faire. Je les ai mille et mille fois maudits dans le cœur, lorsque j’étais obligé de les faire, et particulièrement lorsqu’il me fallait les faire avec un peu plus d’attention et avec plus de solennité que d’ordinaire.
Car voyant pour lors que vous vous rendiez avec un peu plus de dévotion à vos églises pour y assister à quelques vaines solennités ou pour entendre avec un peu plus de dévotion ce que l’on vous fait accroire être la parole de Dieu-même, il me semblait que j’abusais de votre bonne foi, et que j’en étais par conséquent d’autant plus digne de blâmes et de reproches, ce qui augmentait tellement mon aversion contre ces sortes cérémonieuses et pompeuses solennités et fonctions vaines de mon ministère, que j’ai été cent fois sur le point de faire indiscrètement éclater mon indignation, ne pouvant presque plus dans ces occasions-là cacher mon ressentiment ni retenir dans moi-même l’indignation.
J’ai cependant fait en sorte de la retenir, et je tâcherai de la retenir jusqu’à la fin de mes jours, ne voulant pas m’exposer durant ma vie à l’indignation des prêtres ni à la cruauté des tyrans, qui ne trouveraient point, ce leur semblerait-il, de tourments assez rigoureux pour punir une telle prétendue témérité. Je suis bien aise, mes chers amis, de mourir aussi paisiblement que j’ai vécu, et d’ailleurs, ne vous ayant jamais donné sujet de me souhaiter aucun mal ni de vous réjouir s’il m’en arrivait aucun, je ne crois pas aussi que vous seriez bien aise de me voir persécuter et tyranniser pour ce sujet, ce pourquoi j’ai résolu de garder le silence là-dessus jusques à la fin de mes jours.
Mais puisque cette raison m’oblige présentement de me taire, je ferai au moins en sorte de vous parler après ma mort. C’est dans ce dessein que je commence à écrire ceci pour vous désabuser, comme j’ai dit, autant qu’il serait en mon pouvoir, de toutes les erreurs, de tous les abus et de toutes les superstitions dans lesquelles vous avez été élevés et nourris et que vous avez pour ainsi dire sucés avec le lait.
Il y a assez longtemps que les riches et les grands de la Terre pillent et oppriment les pauvres peuples. Il serait de les délivrer de ce misérable esclavage où ils sont. Il serait temps de les désabuser partout, et de leur faire connaître partout la vérité des choses. Et si, pour adoucir l’humeur grossière et farouche du commun des hommes, il a fallu autrefois, comme on le prétend, les amuser et les abuser par de vaines et superstitieuses pratiques de religion afin de les tenir plus facilement en bride par ce moyen-là, il est certainement encore plus nécessaire maintenant de les désabuser de toutes ces vanités-là, puisque le remède dont on s’est servi contre le premier mal est devenu avec le temps pire que le premier mal par l’abus qu’on en a fait.
Ce serait à tous les gens d’esprit et à ceux qui sont les plu sages et les plus éclairés à penser sérieusement à travailler fortement à une si important affaire que celle-là, en désabusant partout les peuples des erreurs où ils sont, en rendant partout odieuse et méprisable l’autorité excessive des grands de la Terre, en excitant partout les peuples à secouer le joug insupportable des tyrans, et en persuadant généralement à tous les hommes ces deux importantes et fondamentales vérités :
1° que pour se perfectionner dans les sciences et les arts, qui sont ce à quoi les hommes doivent principalement s’employer dans la vie, ils ne doivent suivre que les seules lumières de la raison humaine;
2° que pour établir de bonnes lois, ils ne doivent suivre que les seules règles de la prudence et de la sagesse humaine, c’est-à-dire les règles de la probité, de la justice et de l’équité naturelle, sans s’amuser vainement à ce que disent des imposteurs, ni à ce que font les idolâtres et superstitieux déicoles, ce qui procurerait généralement à tous les hommes mille et mille fois plus de biens, plus de contentement et plus de repos de corps et d’esprit que ne sauraient faire toutes les fausses maximes ni toutes les vaines pratiques de leurs superstitieuses religions.
Mais puisque personne ne s’avise de donner ces éclaircissements-là aux peuples ou plutôt puisque personne n’ose entreprendre de le faire ou même puisque les ouvrages et les écrits ce ceux qui auraient déjà voulu l’entreprendre ne paraissent pas publiquement dans le monde, que personne ne les voit, qu’on les supprime à dessein, et qu’on les cache exprès aux peuples afin qu’ils ne les voient point, et qu’ils ne découvrent pas par ce moyen les erreurs, les abus et les impostures dont on les entretient, et qu’on ne leur montre au contraire que les livres et les écrits d’une multitude de pieux ignorants ou d’hypocrites séducteurs qui, sous ombre de piété, ne se plaisent qu’à entretenir et même à multiplier les erreurs et les superstitions, puisque, dis-je, cela est ainsi et que ceux qui par leur science et par leur bel esprit seraient les plus propres à entreprendre et à exécuter heureusement pour les peuples un si bon et si louable dessein que serait celui de les désabuser de toutes erreurs et de toutes superstitions, ne s’attachent eux-mêmes dans leurs ouvrages qu’ils donnent au public qu’à favoriser, qu’à maintenir et aggraver le joug insupportable des superstitions, au lieu de tâcher de les abolir et de les rendre méprisables, et qu’ils ne s’attachent aussi qu’à flatter eux-mêmes les grands, à leur donner lâchement mille louanges indignes, au lieu de blâmer hautement leurs vices, et de leur dire généreusement la vérité; et qu’ils ne prennent un si lâche et si indigne parti que par des vues basses et des indignes complaisances ou par de lâches motifs de quelques intérêts particuliers, comme pour mieux faire leur cour et pour mieux valoir, eux et leur famille ou leurs associés, etc. j’essaierai moi, tout faible et tout petit génie que je puisse avoir, j’essaierai ici, mes chers amis, de vous découvrir ingénument les vérités que l”on vous cache.
J’essaierai de vous faire clairement voir la vanité et la fausseté de tous ces prétendus si grands, si saints, si divins et si redoutables mystères que l’on vous fait adorer, comme aussi la vanité et la fausseté de toutes ces prétendues si grandes et si importantes vérités que vos prêtres, que vos prédicateurs et que vos docteurs vous obligent si indispensablement de croire, sous peine, comme ils disent, de damnation éternelle. J’essaierai, dis-je, de vous en faire voir la vanité et la fausseté.
Que les prêtres, que les prêcheurs, que les docteurs et que tous les fauteurs de mensonges, de telles erreurs et de telles imposture s’en scandalisent et qu’ils s’en fâchent tant qu’ils voudront après ma mort. Qu’ils me traitent alors, s’ils veulent, d’impie, d’apostat, de blasphémateur et d’athée. Qu’ils me donnent pour lors tant d’injures et tant de malédictions qu’ils voudront. Je ne m’en embarrasse guère, puisque cela ne me donnera pas la moindre inquiétude du monde. Pareillement, qu’ils fassent pour lors de mon corps tout ce qu’ils voudront.
Qu’ils le déchirent, qu’ils le hachent en pièces, qu’ils le rôtissent ou qu’ils le fricassent, et qu’ils le mangent même, s’ils veulent, en quelle sauce ils voudront, je ne m’en mets nullement en peine? Je serai pour lors entièrement hors de leur prise, rien ne sera plus capable de me faire peur. Je prévois seulement que mes parent et amis pourront, dans cette occasion-là, avoir du déplaisir et du chagrin de voir et d’entendre ce que l’on pourra dire ou faire indignement de moi ou contre moi après ma mort.
Je leur épargnerais effectivement volontiers ce déplaisir, mais cette considération, forte qu’elle soit, ne me retiendra cependant pas, le zèle de la vérité et de la justice, le zèle du bien public aussi bien que la haine, et l’indignation que j’ai de voir les erreurs et les impostures de la religion, aussi bien que l’orgueil et l’injustice des grands, si impérieusement, si tyranniquement dominer sur la Terre, l’emporteront dans moi par-dessus toutes autres considérations particulières, si fortes qu’elles puissent être.
D’ailleurs, je ne pense pas, mes chers amis, que cette entreprise me doive rendre si odieux ni m’attirer tant d’ennemis que l’on pourrait penser. Je pourrais peut-être me flatter que si cet écrit, tout informe et tout imparfait qu’il est (pour avoir été fait à la hâte et écrit avec précipitation) passait plus loin que vos mains et qu’il eût le sort de devenir public, et que l’on examinât bien tous mes sentiments et toutes les raisons sur lesquelles ils seront fondés, j’aurai peut-être (au moins parmi les gens d’esprit et de probité) autant de favorables approbateurs que j’aurais ailleurs de mauvais censeurs. Et je puis dès maintenant dire que plusieurs de ceux qui, par leur rang ou par leur caractère ou par leur qualité de juges et de magistrats ou autrement, seraient par respect humain obligés de me condamner extérieurement devant les hommes m’approuveront intérieurement dans leur cœur.
Jean Meslier
1664-1729