“La propagande que vous nous reprochez tant, nous ne la pratiquons qu’à votre exemple !”
Bien que je sois un grand criminel, il n’en est pas mois vrai que, tant qu’on m’a laissé tranquille, je n’ai fait de mal à personne, que pendant tout le temps que cela m’a été possible, j’ai travaillé constamment sans molester qui que ce soit et j’ai respecté en tout, les droits et la liberté de chacun.
Voynet avait dit dans La Loi Naturelle : “Conserve-toi, instruis-toi, instruis les autres.” Et, bien que Voynet ne fût pas anarchiste, comme je n’avais rien vu dans cet aphorisme qui fût mauvais ou préjudiciable à personne, je le mettais de mon mieux en pratique. Je travaillais non seulement pour moi, non seulement pour me conserver et m’instruire, mais encore pour instruire les autres. Ainsi, en considération de ce que tous les phénomènes naturels sont liés par des rapports numériques, le soir venu, j’étudiais les mathématiques pour me mettre plus à même d’approfondir les grands problèmes que la nature pose sans cesse à l’homme et à me rendre aussi plus apte à répandre la vérité autour de moi. C’est vous dire que je considérais comme un devoir d’exprimer ma façon de penser sur tous faits et théories. Mais malheureusement, comme, malgré mes efforts constants, mes capacités sont faibles, je passais plus de temps à les accroître qu’à m’en servir, et, en général, je m’abstenais.
Effectivement, pendant les trois mois durant lesquels j’ai joui d’une liberté relative, je n’ai pas pris une seule fois la parole en public et je n’ai écrit que deux articles. Mais bien que je ne connusse l’existence des lois qu’on a qualifiées de scélérates, (je ne sais pas trop, car à mon avis, elles le sont essentiellement toutes) j’étais tellement persuadé que chacun à le droit d’exprimer librement sa pensée, quelle qu’elle soit, surtout lorsqu’il respecte ce droit chez les autres, que je signais toujours mes articles, bien que je pusse, comme beaucoup d’autres, user de pseudonymes. Telle fut ma vie pendant ces trois mois.
Maintenant, supposez qu’il n’y ait eu que des coquins comme moi au monde, travaillant, étudiant, exprimant franchement leurs idées, sans que leurs convictions aient besoin pour se manifester de l’appât d’un gain quelconque comme cela a lieu généralement dans la presse honnête, enfin, respectant les droits et la liberté de chacun comme je le faisais; supposez, dis-je, qu’il n’y ait plus un seul honnête homme, ni intègre magistrat, ni brave général, ni honorable député, enfin, plus un seul honnête homme; et bien dites-moi un peu quel mal il en serait résulté pour l’humanité ?
Bien que je n’ai alors porté préjudice à personne, il n’en est pas moins évident que cela ne pouvait durer ainsi. Où irions-nous s’il était permis de ne pas être du même avis que les dirigeants; s’il était loisible d’élever le voix autrement que pour la mêler au chœur des thuriféraires de l’ordre social dans lequel nous avons le bonheur de vivre : si l’on pouvait impunément prendre la défense des vaincus, des faibles, de ceux qui tombent sous le coup des lois, et cela avec cette circonstance aggravante qu’on le fait pour rien, par pure conviction, sans que ces malheureux aient seulement une famille millionnaire pour vous subventionner ? C’était scandaleux ! Non seulement ne pas crier haro sur le baudet, mais aller jusqu’à prétendre que, si le malheureux Aliboron donnait quelques bons coups de pieds à ceux qui veulent sa mort, cet acte de révolte serait un acte de légitime défense ! Oui, messieurs, j’étais allé jusqu’à dire dans un article que tout acte de révolte est un acte de légitime défense !
C’était intolérable, d’autant plus intolérable qu’il n’y avait pas moyen de démontrer le contraire. Passe encore, si j’avais émis une idée absurde que l’on aurait pu réfuter, mais je me permettais d’avoir raison. Une telle audace ne pouvait pas rester impunie, car j’avais évidemment tort d’avoir raison et on me le fit bien voir en me condamnant à finir mes jours dans les marais de Guyane. Mais, par malencontre, il s’est trouvé que cela ne m’a pas plus, et que la démonstration de mes torts ne m’a pas paru bien nette et bien péremptoire, je n’ai pas voulu me laisser tuer sans me défendre. C’est certainement là une méchanceté insigne dont tous les amants de la forme doivent être scandalisés.
Ah ! Si ceux qui ont décrété que tous les individus qui ne pensent pas comme eux sur certains faits doivent être mis en prison ou envoyés au bagne au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, avaient seulement exprimé leurs pensées de vives voix, j’aurais été très pardonnable de me révolter, car cela eût été arbitraire; mais du moment qu’il avaient eu soin de le mettre par écrit sous la rubrique : Loi, je devais bien évidemment me laisser faire. Toutefois, comme ni ma condamnation précédente, ni tout ce qui vient d’être dit ne me paraît fort concluant, et que je doute encore que ce soit mon malheureux lapin qui ait commencé, je crois qu’il serait bon de délimiter un peu nos positions respectives pour voir dans tout cela de quel côté est la logique, la raison, le droit et la justice. Que voulez-vous ? à nous autres anarchistes, semblables à cela à Rousseau, il nous faut raison pour soumettre notre raison.
Nous n’avons pas de ces mentalités qui se contentent du demi-faux jour des compromis entre les principes contraires. Nous aimons la clarté et la franchise. Il faut que l’on nous dise enfin, sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, on s’appuie, pour prétendre que les uns ont le droit de commander, de faire la loi aux autres ! Car enfin, ce droit, d’où leur vient-il ? Qui le leur a donné ? Il faut nécessairement que ce soit un être qui le possédait lui-même. Mais cet être, quel est-il ? Sur quel fait certain peut-on se baser pour affirmer qu’il existe rien de semblable ? Est-ce que la science moderne n’a pas rejeté dans le domaine des fictions chimériques les concepts métaphysiques de causes ? Est-ce que Dieu n’est pas venu pour elle, suivant l’expression du célèbre géomètre Laplace, une hypothèse inutile ?
Et quand bien même vous nous feriez voir d’une façon certaine qu’il y a un être d’une nature supérieure à la nôtre, ayant des droits supérieurs aux nôtres, vous n’en seriez guère plus avancés, car il faudrait que vous nous fissiez voir encore que ce droit de commander, il vous l’a bien réellement conféré. Car, ce droit de faire la loi, l’a-t-il donné à un ou à plusieurs ? A quels signes certains reconnaîtrons-nous ceux à qui nous devons obéir ? S’il y en a qui aient des titres positifs et indéniables, qu’ils paraissent et les montrent ! Où est le pouvoir légitime parmi tous ceux qui se sont succédé ? Tous ont prétendu avoir le droit de faire des lois : l’avaient-ils réellement ?
Le droit passerait-il des uns aux autres au hasard des révolutions et des coups d’Etat ? Serait-ce la victoire qui déciderait toujours du droit ? Ce jugement de Dieu que l’on a trouvé absurde entre deux individus, le proclamerez-vous raisonnable entre deux collectivités ? Et ces collectivités ayant le droit de s’asservir, suivant les hasards du combat, seront-elles de deux individus ou de plus ? Car enfin, il faudra bien fixer une limite à laquelle l’oppression sera réputée légitime. Mai sur quoi se fondera-t-on pour dire, par exemple que vingt hommes n’ont pas autant le droit de faire la loi à quinze, que vingt millions à quinze millions ?
Ne voyez-vous pas qu’au lieu de s’embarrasser dans ces difficultés interminables, il serait plus simple, plus conforme à la nature de l’homme qui, au point de vue de la science positive, n’est qu’un agrégat temporaire d’atomes de quatorze corps simples, qu’il serait, dis-je, plus logique et plus juste de proclamer comme nous, que personne n’a le droit de commander à personne; que l’oppression ne saurait jamais être légitime, que l’asservissement d’un seul par cent millions est tout aussi inique que l’asservissement de cent millions par un seul ? Qui oserait donc dire que les vaincus, que les faibles ont toujours tort, que le droit est toujours du côté de la force et se confond avec elle ?
Ah ! Je sais bien que, si les dirigeants ne le disent pas, c’est parce qu’ils ont peur d’une explosion d’indignation chez leurs esclaves, c’est parce qu’ils savent que leur empire est bâti sur le mensonge et qu’ils ne sont fort que de la bêtise des peuples qu’ils bernent par de grandes phrases, qu’ils trompent par de vaines promesses, qu’ils jouent avec d’odieuses comédies, qu’ils abrutissent avec leur inepte morale. Mais quand on veut aller au fond des choses, quand on veut examiner leurs titres, quand on leur demande sur quoi se fondent leurs prétendus droits supérieurs, ils montrent leurs gendarmes comme Ximénés montrait ses canons. Il me sera donc permis de penser et de dire que, si les maîtres de l’humanité n’ont jamais, dans aucun temps et chez aucun peuple, opposé aucune raison à ceux qui s’insurgeaient contre leurs volontés; si leur ultima- ratio a toujours été leurs machines de guerre, leurs prisons, leurs bûchers, leurs guillotines, ce n’est pas la bonne volonté ou le talent qui leur aient manqué pour en trouver d’autres, mais bien parce qu’ils n’ont pas pu et parce qu’ils n’y en a pas.
Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres positifs vous conférant des droits supérieurs aux nôtres. Nous avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre tous les pouvoirs qui voudraient s’imposer à nous, contre l’arbitraire des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit de repousser la force par la force; car nous qui respectons les droits et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les nôtres par tous les moyens. C’est ce que plusieurs d’entre nous ont tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux à mesure que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne reconnaissons pas et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue autorité tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu vous vous appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la loi.
Ces actes de légitime révolte contre les prétentions qui ne reposent sur aucun droit, vous les avez, vous érigeant en juges dans vos procès, qualifiés de crimes. Si c’était votre droit de le qualifier ainsi, n’était-ce pas le nôtre de faire voir que le crime ne venait pas de nous ? Que la première atteinte aux droits imprescriptibles des individus ne venait pas de notre côté mais bien du votre ? Mais quand, partisans de la libre discussion, nous avons voulu nous défendre, quand nous avons voulu faire voir à tous que vos accusations étaient mensongères, vous avez fui le débat publique, et, fidèles à votre système d’oppression, vous nous avez interdit toute défense par une loi qui a été mis sur le sceau de l’iniquité de toutes les autres. Vit-on jamais fouler aux pieds plus cyniquement la justice et l’équité ?
J’avais cherché à faire voir, dans l’article qu’on a incriminé, que l’acte d’oppression étant nécessairement inférieur à l’acte de révolte, celui-ci ne pouvait être qu’un acte de légitime défense et que ce n’est pas nous qui avons commencé la tragique dispute. Or, qu’avez-vous opposé à mes raisons ? Rien ! Une condamnation. Croyez-vous que cela soit bien concluant en votre faveur ? Depuis que l’humanité existe, il y eu des gens qui ont prétendu avoir le droit de commander aux autres, qui ont profité de la naïveté de ces derniers pour vivre à leurs dépens qui, tantôt sous le fallacieux prétexte de faire leur bonheur, tantôt sous celui qu’ils avaient une mission divine, leur ont imposé leurs volontés.
Toujours on les vit, dans le cours de l’histoire, appuyer leur pouvoir et fonder leur autorité sur les préjugés les plus absurdes, sur les superstitions les plus grossières, entretenues savamment par eux chez leurs esclaves. Mais grâce au progrès de la science moderne, qui a rattaché aux idoles métaphysiques leurs oripeaux, qui, le flambeau de la vérité à la main, a mis en fuite tous les fantômes engendrés par l’ignorance et l’erreur, au sein des ténèbres de la barbarie primitive, nous nous sommes enfin aperçus que vous n’avez pas, que vous ne pouvez pas avoir le droit de nous commander. Car, par le fait, vous n’en avez pas, c’est incontestable ! Et malgré cela, vous avez prétendu et vous prétendez encore nous contraindre à obéir par force ! Et quand nous repoussons la force par la force, n’est-il pas évident que ce n’est pas nous qui avons commencé les violences; n’est-il pas évident, ainsi que je le disais, que ce n’est pas le lapin anarchiste qui a commencé ?/ Vous voulez écraser impitoyablement les autres, les exploiter, les asservir à vos volontés, jouir par le contraste de leur détresse, de vos béatitudes, les souffleter de vos aumônes, piétiner leur dignité d’homme, et si par hasard quelques-uns plus éclairés sur leurs droits, se révoltent enfin contre tant de souffrances et d’ignominies, vous les appelez criminels ! Et s’ils veulent protester contre cette accusation mensongère, vous les supprimez ? De quel côté est la justice et l’équité là-dedans ? Vous avez des moyens de publicité presque illimités, pour répandre vos accusations, mais vous savez si bien qu’elles ne sont pas fondées, vous savez si bien que vos prétendus droits supérieurs ne souffrent pas l’examen que vous voulez nous interdire toute défense, si minime soit-elle. Car enfin, qu’avais-je fait^pour que l’on poursuivit avec tant d’acharnement ma perte ? J’avais tout bonnement cherché à repousser les accusations que vous portez contre nous !... N’était-ce pas mon droit ? Me dire que non, parce que la loi le défend, c’est résoudre la question par la question.
Quoi ! Des individus auraient le droit souverain d’empêcher ceux qui ne pensent pas comme eux d’exprimer leurs idées ? Sur quoi donc, je vous prie, vous basez-vous, pour prétendre que des gens puissent avoir un droit aussi exorbitant ? Mais non, on veut avoir le droit de nous accuser, de nous insulter, de nous vilipender, et si nous élevons la voix pour nous défendre, on nous crie : “Vous faites l’apologie de faits qualifiés crimes”; et l’on nous envoie en prison ou dans les bagnes, et l’on appelle cela justice. Et voyez comme dans tout cela il y a un parti-pris d’étouffer la vérité, comme on redoute la lumière, comme on craint la discussion des principes au grand jour, en public; non seulement on ne veut pas nous laisser parler publiquement, non seulement on a décidé de nous condamner à huit clos pour que nos protestations n’arrivent pas à l’oreille du public, ce qui suppose implicitement que l’on tient à le tromper; mais encore on s’est méfié du jury lui-même ! Bien que sa composition soit exclusivement bourgeoise, bien qu’il soit composé uniquement de personnes ayant un intérêt direct au maintien de l’ordre des choses actuel, on a eu peur de son indépendance et l’on nous a déférés aux tribunaux correctionnels, parce que l’on sait que, là, il n’y a rien à dire, et que notre condamnation est certaine d’avance.
C’est donc dans ces conditions et en vertu de pareils principes de justice que l’on m’a condamné à la relégation pour avoir voulu repousser les accusations qu’on porte contre nous, sans la moindre apparence de raison. Mais comme condamner n’est pas répondre, et que l’affaire qui nous occupe aujourd’hui rentre précisément dans le cas général que j’examinais dans l’article en question, je ne crois pas pouvoir mieux faire dans l’intérêt de la vérité, que de le reprendre et de le commenter. (Suit l’article) Pour justifier ce que j’avançais dans cet article, je m’appuierai uniquement sur les chiffres puisés dans des oeuvres de partisans, de défenseurs de l’ordre social actuel et dans les statistiques officiels; car si nos adversaires ne peuvent citer aucun fait précis à l’appui de leurs prétentions à nous imposer un joug, nous n’en manquons pas pour légitimer notre révolte. Ne croyez pas que j’aille vous reprocher les sanglantes hécatombes que de temps à autre les dirigeants ont faites pour maintenir leur suprématie. Non ! En sociologie comme en géologie, ce sont les causes lentes ou pour exprimer plus exactement, les causes régulières qui produisent les effets les plus considérables; ce sont celles dont l’action constante nous échappe à première vue, parce que nous ne prêtons en général d’attention qu’aux accidents qui, par leur rareté même, nous frappent le plus. Qu’est-ce en effet que les vingt-mille morts de juin 1848, les quarante-mille de mai 1871, quand on les compare au nombre des victimes que fait annuellement l’organisation sociale ? Rien ! Absolument rien !
Ce n’est même presque rien, si on les compare au nombre des victimes faites chaque année, en France. Un économiste et statisticien, M. Vaccaro, dans une oeuvre ayant pour titre La lutte pour la vie dans l’humanité, nous dit : “Entre 1828 et 1848, la mortalité des enfants dans les familles ouvrières de Manchester était de 97%; à Bruxelles, la mortalité infantile était de 54% chez les pauvres, de 6% chez les riches; à Berlin, les chiffres correspondants étaient de 35% et 3,5%. Un autre économiste, Cooper, nous apprend que, sur 1000 naissances, il 941 hommes vivants au bout de cinq ans chez les riches, et seulement 655 chez les pauvres; au bout de vingt ans, 836 et 366; au bout de cinquante ans, 537 et 283. Si je cite ces chiffres, c’est parce qu’un partisan de l’ordre actuel des choses, M. Novicow, s’appuie sur eux pour tenter de justifier scientifiquement l’organisation économique que nous subissons, et cela en vertu des théories de Darwin.
L’auteur en question prétend en effet démontrer, dans un passage de son livre intitulé L’avenir de la race blanche, que la sélection sociale se fait dans le même sens que la sélection naturelle et par des moyens identiques. Malheureusement, la logique l’emporte et les faits sont trop patents pour être niés; aussi M. Novicow détruit-il lui-même toute son argumentation par une simple parenthèse, quand il nous dit, en comparant la sélection sociale et la sélection naturelle : “On le voit, l’élimination se fait par en bas dans un cas comme dans l’autre. Ceux qui tombent dans les bas-fonds de la société sont ceux qui ont (toutes choses étant égales d’ailleurs) le moins de qualités physiques : force de volonté, esprit d’ordre, activité, etc.”
Et il ne voit pas que c’est précisément parce que les choses ne sont jamais égales dans la société actuelle, que la sélection sociale diffère essentiellement de la sélection naturelle. D’ailleurs, s’il nous parle de ceux qui tombent dans les bas-fonds de la société, il ne nous dit rien de ceux qui y naissent, car il serait difficile d’attribuer ce fait à leur manque d’esprit d’ordre. On voit donc, que contrairement à ce que prétend l’auteur, le processus économique n’est pas actuellement identique au processus biologique. Mais quoi qu’il en soit, les chiffres n’en restent pas moins, et comme je les ai puisé dans les oeuvres de nos adversaires, on ne pourra m’accuser de parti pris ou d’exagération. Or, ces chiffres montrent bien combien est meurtrière, pour la majeure partie de l’humanité, l’organisation économique actuelle. Vous prétendez, je sais bien que la misère ne résulte pas de cette organisation, mais des vices et de la paresse des individus qui y sont plongés. Mais pour voir ce qu’il en est, il suffit d’employer le raisonnement usité en géométrie, afin de savoir si une quantité quelconque est ou non indépendante d’une autre.
Supposons qu’à la place des hommes actuellement existants, soit tombée du ciel une race d’hommes ayant toutes les vertus possibles et imaginables. Supposons que ces êtres vertueux soient tous également forts, également intelligents, également actifs, et supposons de plus qu’ils se partagent également toutes les richesses. Et bien je dis que par le fait seul de ce partage, par le fait seul qu’on n’aura pas laissé la propriété indivise, par le seul fait qu’on aura conservé la propriété individuelle, la misère et tout son cortège de maux reparaîtront dans cette société d’êtres parfaits, bien que toutes les causes que leur assignent les moralistes en aient été bannies.
En effet, les lois de la nature continuant à agir, il y aura surpopulation, c’est-à-dire qu’il y aura plus de naissances que de décès. Or, dans l’état de choses actuel, où la misère tue un grand nombre d’individus, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, cet excédent des naissances sur les décès est de 14 à 15 millions annuellement. Mais, comme nous avons supposé le capital également partagé entre les individus également forts, également intelligents, également actifs, il est clair que le capital de chacun aura reçu de son travail une égale plus-value. Or, par suite, de l’excédent des naissances sur les décès, une partie d’entre eux doit prélever sur cette plus-value la dépense de plus d’êtres humains. Donc, au commencement de la seconde année, les uns auront un capital plus fort que celui des autres. Or, à égalités de qualité, ce sont ceux qui sont le moins pourvus de capitaux qui succombent dans la lutte pour l’existence et qui, malgré toutes leurs vertus, tombent dans les bas-fonds de la société puisque, selon l’aveu de l’auteur précédemment cité, il faut que toutes choses soient égales pour qu’il en soit autrement.
L’inégalité dans la répartition des richesses, et par conséquent la misère des uns et l’opulence des autres, sont donc indépendants de la vertu ou des vices des individus et ont pour unique cause première le régime de la propriété. Cela étant, prenons les derniers chiffres, puisque ce sont ceux qui accusent la plus faible différence entre la mortalité des classes. Ils nous font voir qu’il meurt 274 individus de plus sur mille, en cinquante ans, chez les pauvres que chez les riches.
Or, si l’on conçoit qu’il y a trente millions de prolétaires en France sur près de quarante millions d’habitants, ce qui fait trois prolétaires pour quatre individus, et certes ce n’est pas exagéré; et si l’on admet que le rapport de la natalité au chiffre de la population soit le même dans toutes les classes, bien que les statistiques officiels montrent que ce rapport est sensiblement supérieur dans la classe pauvre, on voit que sur les 850.000 naissances qu’accusent annuellement ces statistiques, 633.500 sont attribuables à la classe ouvrière, et dès lors, un calcul fort simple nous montre que 174.675 individus meurent en moyenne chaque année, victimes de l’organisation sociale que vous défendez.
Cela fait journellement environ 480 décès attribuables aux conditions économiques qui résultent du régime actuel de la propriété, 480 par jour. Et vous nous dites de patienter, et vous nous parlez de réformes sages et lentes, surtout lentes; et vous ne semblez pas vous doutez que toutes les trois minutes de retard apportées par votre entêtement ou votre indifférence à la rénovation sociale sur les bases de justice et de solidarité coûtent la vie à un homme ? Et si un des malheureux se révolte enfin contre cette monstrueuse organisation qui le broie, vous l’appelez criminel ? Et vous ne voulez pas que nous protestions quand nous voyons intervertir si audacieusement les rôles ?
Nous autres prolétaires, vous nous asservissez dès notre enfance à toutes sortes de volontés arbitraires, vous nous forcer à de perpétuelles capitulations de conscience, vous ne nous laissez d’autres droits positifs que celui de mourir de faim, vous nous surchargez de toutes sortes de devoirs plus fantaisistes les uns que les autres; et si, venant enfin à reconnaître que vous n’avez, pour nous imposer un pareil joug, aucun droit, nous nous révoltons contre cette organisation qui nous torture, qui nous avilit, qui tue chaque année des centaines de mille des nôtres, qui met sans cesse en péril notre existence, c’est nous les asservis, les exploités, les opprimés qui sommes les criminels ? Car enfin, c’est pour avoir prétendu qu’il n’en était rien que l’on m’a condamné !
Pourtant des faits précis, déterminés, scientifiquement connus sont là pour prouver que j’ai raison. N’est-il pas en effet positivement démontré que les êtres vivants se différencient des êtres inanimés par la faculté qu’ils ont de réagir contre les influences du milieu ambiant ? N’est-il pas certain que l’usage de cette faculté est la condition sine qua non de leur existence ? N’est-il pas évident que l’organisation sociale qui cause annuellement la mort de tant de malheureux se perpétue par le concours spontané ou consenti de tous ? Dès lors, n’est-il pas de toute évidence que ceux dont votre ordre social met sans cesse l’existence en péril ont le droit naturel de réagir contre ceux qui, consciemment ou non, le perpétuent ? Je n’avais donc rien avancé que de vrai dans l’article qu’on a incriminé. Car enfin, il faut bien voir les choses telles qu’elles sont. La misère, ce n’est pas seulement la souffrance pour ceux qui y sont plongés, c’est aussi la mort. Et sur quoi, somme toute, peut-on se baser pour affirmer que ces 480 malheureux que votre état social tue journellement n’ont pas autant le droit de vivre que les autres ?
Et si, par égoïsme ou par indifférence on a le droit de nous tuer plus ou moins vite à l’aide de privations physiques et de douleurs morales, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de tuer les tueurs et leurs complices conscients ou non par tout autre moyen ? L’état social qui engendre de tels maux n’existait-il pas avant nous ? N’est-ce donc pas ceux qui font tous leurs efforts pour le maintenir, qui, les premiers, portent atteinte à la vie de leurs semblables ? Et quand ceux-ci se révoltent et revendiquent leurs droits à l’existence par un moyen quelconque, quand ils rendent coup pour coup, ne sont-ils pas en droit de légitime défense ? Pourquoi voudriez-vous que ces 170.000 individus que vos institutions économiques font périr chaque année se laissent tuer sans rien dire ? Pourquoi il serait honnête de nous tuer par un meurtre anonyme et nous serions des criminels en nous révoltant contre une pareille prétention ? Et nous n’aurions même pas le droit de rétablir les faits; de faire voir, qu’en somme, nous ne faisons que nous défendre ?
/ Vous voudriez nous empêcher de crier à tous; mais c’est nous que l’on attaque, mais c’est nous que l’on tue; les faits sont là pour l’attester, les statistiques officiels le proclament, nos adversaires eux-mêmes le proclament, nos adversaires eux-mêmes font froidement dans leurs livres le compte de nos cadavres ! Ce n’est donc pas nous qui sommes les criminels ! La propagande par le fait que vous nous reprochez tant, nous ne la pratiquons qu’à votre exemple ! C’est en effet en grande partie par des actes, c’est par des supplices, c’est par des récompenses, c’est par les exemples que les dirigeants du passé ont inculqué dans la mentalité des générations antérieures les idées morales qu’ils ont jugées favorables à asseoir leur domination, et c’est par les mêmes procédés que vous cherchez à les perpétuer dans l’intellect des générations présentes.
Croyez-vous donc que nous n’y voyons pas clair ? Croyez-vous que nous ne voyions pas que, malgré tous vos beaux discours sur la supériorité de la nature de l’homme, vous agissez comme si vous étiez convaincus comme nous, que l’homme n’est qu’un animal, que ses actes, que ses idées sont fatalement déterminés par les influences du milieu ambiant. Vous employez, en effet, pour dresser vos esclaves prolétaires à vous rapporter vos rentes, les mêmes procédés que vous employez pour dresser vos chiens à vous rapporter le gibier. Vous les fouillez, vous les caressez, vous leur imposez des diètes, vous leur abandonnez un os ou les restes de votre table. Vous donnez à vos esclaves méritant des médailles ou des uniformes brillants, comme vous donnez à vos chiens des colliers avec des rubans et des grelots, parce que vous savez que les uns comme les autres sont assez bêtes pour s’entrégorger sous les harnais.
Il y a parmi les dirigeants comme une vaste conspiration contre le bon sens et la raison. On ne tient aucun compte des données positives de la science moderne. On subventionne des gens pour apprendre aux enfants du peuple que le monde a été créé en six jours il y a 6000 ans, qu’une baleine a avalé un homme, et autres choses de même calibre et cela en dépit des découvertes de la géologie et de l’anatomie. On leur enseigne officiellement le spiritualisme bien qu’on sache que ce n’est qu’un halas d’hypothèses pures dont la plupart font outrageusement violence aux faits. On sait pourtant bien que ce n’est là qu’un vaste montage de coup car, dans l’enseignement supérieur des sciences, on a depuis longtemps renoncé à parler de Dieu, de l’âme et autres billevesées métaphysiques. Le physiologiste, comme dit Littré, constate que le cerveau pense, comme le physicien constate que la matière pèse, et on n’ose pas parler d’âme au premier, pas plus qu’on n’ose montrer au second avec Chateaubriand : “Dieu abaissant le globe du soleil de l’Occident et élevant la lune à l’Orient, tout en étant attentif à la prière de sa créature”, de peur de les faire éclater de rire.
Malheureusement, parmi les dirigeants, il s’en trouve qui parfois débinent le truc. M. E. Lepelletier ne déplorait-il pas dernièrement dans L’Echo de Paris, l’usage de donner des bourses à quelques enfants du peuple, pour leur permettre de suivre leurs études, disant que cela faisait une pépinière d’anarchistes. En effet, il avait raison; ceux qui savent et qui ne sont pas aveuglés par l’intérêt, sont forcément des révoltés. Ce que M. Edmond Lepelletier a dit, tous les dirigeants conscients le pensent. Ils voudraient qu’on ne dit le fin mot des choses qu’à ceux qui ont intérêt à le taire, car ils savent que la science est mère de la révolte. Ils voudraient empêcher les pauvre de savoir, de raisonner, car pour jouir ils n’ont besoin que de “chair à travail” (sic), et ils sentent qu’ils ne peuvent conserver la possession du domaine matériel de l’humanité qu’en se réservant la possession exclusive du domaine intellectuel.
En vain, la biologie et la physiologie nous montrent-elles que tous les phénomènes qui s’accomplissent dans l’homme sont soumis au grand principe du déterminisme, qui domine toute la science moderne. On nous parle toujours de libre arbitre et de responsabilité, comme si nos actes de volition n’étaient pas déterminés, ainsi que tous les autres phénomènes de la nature, par le concours de leur condition d’existence. Sur quoi se base-t-on pour affirmer l’existence de ce libre arbitre ? Sur rien. On l’affirme et cela fait le compte ! Les lois ne sont-elles pas extérieures à nous ? Leur existence n’influe-t-elle pas sur les actes des individus ? Cette influence manifeste ne prouve-t-elle pas que nos actes sont déterminés par des conditions en partie extérieures à nous et par conséquent indépendantes de nous ? Tout cela est évident, mais on nie audacieusement les faits, parce que les dirigeants ne peuvent maintenir leur suprématie qu’en trompant les autres. C’est donc pour avoir usé du droit naturel que tous les êtres humains ont d’exprimer leurs pensées; c’est pour avoir répondu aux accusations fausses que l’on porte contre nous, c’est pour avoir dit la vérité qu’on a voulu m’imposer encore une fois, et pour toujours, le joug honteux des chiourmes. Attaqué ainsi, au mépris de toute justice, dans mes droits, dans ma liberté, dans ma vie; traqué par les agents des pouvoirs publics, mis dans l’impossibilité de subsister, placé dans l’alternative de mourir de faim ici ou de consomption sous le climat meurtrier des tropiques, j’ai rendu coup pour coup dans la mesure de mes forces, en vertu de mon droit de légitime défense.
Ayant respecté les droits de chacun, ayant répondu à la parole par la parole, à l’écrit par l’écrit, j’étais parfaitement dans mon droit en répondant au fait par le fait. Car il était juste, que respectant le droit des autres, je voulusse qu’on respectât les miens; que, laissant chacun libre d’exprimer ses idées, je prétendisse avoir le droit d’exprimer les miennes; que, ne portant préjudice à personne, je prétendisse faire respecter ma liberté et ma vie ! Je n’avais d’ailleurs rien avancé que de vrai, et dire la vérité, même quand elle est désagréable aux dirigeants, c’est rendre service à tous. L’humanité ne sera, en effet, jamais trop riche de vérités, car l’ignorance et les idées fausses qui en découlent sont les sources premières de tous ces maux. En effet, si ces maux continuent à affliger l’humanité, si l’ordre des choses qui les engendre se maintient quoique l’immense majorité des individus ait intérêt à sa disparition; si l’on voit même un grand nombre d’individus parmi ceux qui sont le plus intéressés à la rénovation sociale, faire tous leurs efforts pour l’entraver, c’est que, se fiant aux trompeuses apparences, ils ne se rendent pas compte des ravages que cette organisation meurtrière qui les tue, qui décime leurs enfants, fait dans leurs rangs; c’est qu’ils ignorent leurs droits d’être vivants, pauvres moutons à qui tous les bergers, mauvais par nature, ont fait croire qu’il était honnête de se laisser tondre et criminel de regimber.
Et bien ! Cet aveuglement funeste, cause de tant de misères, de tant de hontes, de tant de morts, nous voulons le faire cesser, et derrière la maladie qui fauche 480 prolétaires par jour, nous voulons leur faire voir la misère, les privations, les excès de fatigue qui préparent le terrain à l’action des microbes pathogènes, et derrière la misère, nous voulons leur montrer l’organisation économique qui l’engendre et l’action constante des détenteurs du pouvoir et de leurs agents qui perpétuent cette dernière et leur dire : “Voilà les causes réelles de vos souffrances, de la mort prématurée des vôtres. Votre droit naturel d’êtres vivants est de réagir contre elles et de les supprimer quelles qu’elles soient.”
Vous prétendez bien avoir le droit d’enseigner aux enfants du peuple dans les écoles que vous appelez, par euphémisme, des écoles neutres, que M. Carnot est mort victime d’une secte de criminels appelés anarchistes. Et nous, nous prétendons avoir le droit de leur dire que plus de 170.000 prolétaires meurent annuellement en France, victimes d’une organisation sociale que vous savez être meurtrière, mais que vous maintenez quand même parce qu’elle vous confère des privilèges; car, enfin, nous prétendons avoir le droit de parler comme vous et de dire à tous la vérité. Vous prétendez bien avoir le droit de prêcher la soumission et la résignation aux victimes de l’organisation sociale, sans leur dire sur quel faits précis vous vous appuyez pour prétendre qu’il doivent se soumettre à vous; sans leur dire pourquoi ils doivent se résigner à souffrir et à mourir prématurément pour vous faire la vie plus douce et plus longue.
Et c’est pour cela que nous leur disons : “Aucun fait certain ne prouve qu’il soit obligatoire que ce soit vous qui périssiez; il n’est pas plus juste, il n’est pas plus normal que ce soit l’un plutôt que l’autre qui succombe; ne vous laissez donc pas écraser, défendez donc votre dignité, vos droits, votre liberté, votre vie par tous les moyens; ils sont tous bons, tous honnêtes, et plus vous frapperez fort, mieux cela vaudra!
Et nous prétendons avoir le droit de dire cela parce que, victimes nous-mêmes de cette organisation, nous ne voulons pas nous rendre complices par notre silence des maux qu’elle engendre; nous prétendons avoir le droit de dire cela, parce que cela est vrai, parce que cela est juste, parce que cela est nécessaire au triomphe de la justice sociale, ainsi que l’histoire, c’est-à-dire l’expérience des siècles passés nous l’enseigne.
On nous accuse d’exciter au meurtre, parce que nous disons aux malheureux de ne pas se laisser opprimer. Mais voyez qui nous accuse ! Ce sont ceux-là qui, journellement attisent les haines de peuple à peuple, qui en ce moment même tentent de réveiller les haines de race et de religion; ce sont ceux qui rêvent de vastes hécatombes où des millions d’hommes armés de fusils perfectionnés s’entretueraient; et tout cela parce qu’ils savent qu’en hypnotisant leurs esclaves prolétaires avec la trouée des Vosges, ils les empêcheront de penser avec le bon La Fontaine que nos ennemis, ce sont nos maîtres. Oh ! admirable logique de l’esprit de parti ! Quand un de ces malheureux que votre organisation sociale torture et tue, se révolte, ses victimes sont toujours innocentes, mais tous ceux que vous faites mourir dans vos expéditions coloniales ou autres, pour ramasser dans la boue sanglante des champs de batailles des panaches, des croix et des galons, ne le sont-elles pas ?
Les chiffres que nous avons vu tout à l’heure nous apprennent que dans les cinq premières années de l’existence, il meurt 286 enfants sur mille, dans la classe ouvrière, par suite des privations que leur impose dès la naissance votre marâtre société, et n’est-il pas singulier que ce soit précisément ceux qui font tous leurs efforts pour perpétuer un état de choses meurtrier pour tant de petits êtres qui, ô ironie ! nous reprochent de ne pas apprécier à sa juste valeur la vie humaine et de faire des victimes innocentes ? Et vous voudriez nous interdire tout cri de révolte devant une telle monstruosité, voilée une pareille hypocrisie ? Vous voudriez nous empêcher de crier aux pères et aux mères ?; vous ne voyez donc pas que cet ordre social, comme un nouveau Moloch, dévore vos enfants ? Mais révoltez-vous donc !
Ah ! messieurs, la théorie des victimes innocentes est sans doute, fort belle; son développement peut donner lieu à de beaux mouvements oratoires, mais il faudrait se le rappeler plus souvent; il ne faudrait pas s’en souvenir uniquement quand l’un de nous, tombé en votre pouvoir, comparait ici: il faudrait que vous l’eussiez constamment à la mémoire; il faudrait que chaque fois qu’au milieu de vos affaires ou au sein de vos plaisirs, vous entendiez sonner l’heure, vous vous disiez : “Encore vingt de mes semblables sont morts victimes de l’organisation sociale, et nous seulement je n’ai rien fait pour les sauver, mais j’ai tout fait pour qu’ils périssent, car j’ai fait tout pour perpétuer cette organisation qui les tue, et dans une heure, vingt autres périront à leur tour, victimes de meurtre vil, lâche, anonyme, perpétré sur eux par les indifférents, par tous ceux qui agissent consciemment ou non, comme moi.”
Oui, il faudrait que vous nous disiez cela constamment; et alors, si vous n’avez pas le cœur froid et sec; si vous ne dites pas en votre for intérieur : “Je me moque de qui souffre et qui meurt; si vous voulez vous dissocier par un acte d’éclatante réprobation d’avec les meurtriers anonymes de tous ces miséreux, alors vous aurez le droit de parler de victimes innocentes; mais je vous préviens que, dans ce cas, vous ne viendrez pas siéger dans cette salle, à moins que ce ne soit ici, à cette place et les menottes aux mains. Le prolétaire voit tous les jours ses enfants pâlir, s’étioler et mourir, et si parfois vous daignez reconnaître, pour capter son suffrage, que les choses pourraient aller mieux, vous n’en réprouvez pas moins ce que vous appelez de folles impatiences, car vous n’êtes pas pressés, ayant tout ce qu’il vous faut.
Et que vous importe, en effet, qu’un retard de quelques années dans l’évolution sociale coûte la vie à quelques millions de petits pauvres ? Ainsi, ne cesserons-nous de lui crier : “Ne vote pas, révolte-toi, ne te choisis pas de maîtres, cours sus à ceux qu tu as; si tu veux être libre, si tu veux être heureux, si tu veux vivre ta pleine vie, si tu veux que tes petits vivent, révolte-toi, révolte-toi ! Car l’expérience des siècles consignés dans les annales de l’humanité est là pour te dire que l’on obtient rien sans cela. La nuit du 4 août ne vient jamais qu’après le 14 juillet !” Les progrès sociaux, les réformes, même les plus illusoires, n’ont pu être obtenus que par la violence. Jamais ils n’ont été le fait des obéissants, des résignés, mais toujours des révoltés qui sous le coup des lois, dans les cachots, dans les tourments, au pied de l’échafaud, ont répondu fièrement aux maîtres de l’humanité : Non Serviam.
L’histoire nous enseigne aussi que les entraves au progrès sont toujours venues des détenteurs des pouvoirs publics, et que par conséquent, tant qu’il subsistera un vestige de pouvoir, l’humanité gênée dans son évolution naturelle, entravé dans sa marche normale vers le mieux-être, sera obligée de temps à autre de renverser par des révolutions violentes les barrières dressées par les privilégiés du moment, qui voudraient la voir camper indéfiniment dans une institution, s’éterniser dans l’adoration d’une idée. Et c’est pour cela, pour lui économiser bien des révolutions, bien des déchirements, que nous disons aux hommes : Ne vous arrêtez pas à des 4° ou 5° états, allez droit au but, à la liberté, à l’anarchie; car c’est alors seulement que l’humanité pourra évoluer sans secousses violentes vers les limites sans cesse reculées de la perfectibilité.
Georges Etiévant.
Le 27 juillet 1892, le jury de Seine-et-Oise condamne Georges Etiévant à cinq ans de prison pour un vol de dynamite à Soisy-sous-Etiolles. En décembre 1897, il est condamné à deux et trois ans de prison pour des articles signés dans Le Libertaire. Le 16 Janvier 1898, passant devant le poste de police de la rue Berzelius, il attaque le planton Renard. Vingt-deux coups de couteau. L’agent Le Breton qui venait secourir son collègue reçoit, quant à lui, treize coup de couteau. Au poste de police où il est emmené, Georges Etiévant tire encore un coup de pistolet sur Le Breton. Le 15 juin, il passe devant la Cour d’Assises de la Seine. C’est la peine de mort, commuée en travaux à perpétuité. Quelques années plus tard, il meurt en prison.