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  • Et notre haine rit...

    Renzo Novatore (première parution : 1922)



    « L’histoire, le matérialisme, le monisme, le positivisme, et tous les mots en « ismes » de ce monde sont des outils vieux et rouillés dont je n’ai plus besoin et auquel je ne prête plus attention. Mon principe c’est la vie, la fin c’est la mort. Je veux vivre ma vie intensément pour embrasser ma vie tragiquement. Vous attendez la révolution ? La mienne a commencé il y a longtemps ! Quand vous serez prêts (Mon Dieu, quelle attente sans fin !) je ferai volontiers un bout de chemin avec vous. Mais quand vous vous arrêterez, je continuerai ma voie folle et triomphale vers la grande et sublime conquête du néant ! Toute société que vous bâtirez aura ses limites. Et en dehors des limites de toute société, les clochards héroïques et turbulents erreront, avec leurs pensées vierges et sauvages - eux qui ne peuvent vivre sans concevoir de toujours nouveaux et terribles éclatements de rébellion ! Je serai parmi eux ! Et après moi, comme avant moi, il y aura ceux qui disent à leurs frères : « Tournez-vous vers vous-mêmes plutôt que vers vos Dieux ou vos idoles. Découvrez ce qui se cache en vous-mêmes ; ramenez-le à la lumière ; montrez-vous ! » Parce que toute personne qui, cherchant dans sa propre intériorité, extrait ce qui y était caché mystérieusement, est une ombre qui éclipse toute forme de société pouvant exister sous le soleil ! Toutes les sociétés tremblent quand l’aristocratie méprisante des clochards, les inaccessibles, les uniques, les maîtres de l’idéal et les conquérants du néant, avance résolument. Avancez donc iconoclastes ! En avant ! Déjà le ciel devient noir et silencieux ! »

     


    Introduction Biographique

    Renzo Novatore est le nom de plume d’Abele Rizieri Ferrari, est né le 12 mai 1890 à Arcola, un village de La Spezia en Italie dans une famille pauvre de paysans. Très peu disposé à s’adapter à la discipline scolastique, il a seulement suivi quelques mois de la première classe d’école primaire et a ensuite quitté l’école pour toujours. Quoique son père l’ait forcé à travailler à la ferme, la force de sa volonté et sa soif de connaissance l’ont amené à devenir poète et philosophe autodidacte. Explorant ses questionnements hors des limites imposées par le système éducatif, il lit très jeune Stirner, Nietzsche, Wilde, Ibsen, Palante, Baudelaire, Schopenhauer et plusieurs autres auteurs avec un esprit critique.

     

    A partir de 1908, il se considère comme un anarchiste. En 1910, il est accusé de l’incendie d’une église locale et passera trois mois en prison. Un an plus tard, il part en cavale plusieurs mois, recherché par la police vol et braquages. Le 30 septembre 1911, la police l’arrête pour vandalisme. En 1914, il commence à écrire pour des journaux anarchistes mais il est enrôlé de force pendant la première guerre mondiale. Il déserte de son régiment le 26 avril 1918 et est condamné à mort par un tribunal militaire pour désertion et haute trahison le 31 octobre. Il quitta son village et partit en fuite, propageant à qui voulait l’entendre le soulèvement armé contre l’état.

     

    Le 30 juin 1919, un fermier le dénonce à la police après un soulèvement à La Spezia. Il est condamné à dix ans en prison, mais fut libéré lors d’une amnistie générale quelques mois plus tard. Il rejoint alors le mouvement anarchiste et participe activement aux divers efforts insurrectionnels . En 1920, la police l’arrête de nouveau pour un assaut armé sur un dépôt militaire aux baraques navales de Val Di Fornola. Plusieurs mois plus tard, à nouveau libre, il participe à une autre tentative insurrectionnelle qui échoue à cause d’une balance.

     

    Durant l’été 1922, trois camions pleins de fascistes s’arrêtèrent devant sa maison, où il vivait avec sa femme et ses deux fils. Les fascistes entourèrent la maison, mais Novatore répondit à l’aide de grenades qu’il avait lui-même fabriqué et réussit à s’échapper. Il entra à nouveau dans la clandestinité alors que les fascistes prenaient peu à peu le pouvoir en Italie. Il resta cependant en contact avec nombre de ses compagnons qu’il rencontrait la nuit en foret, avec l’aide de sa femme, Emma. Il participa également, avec ses amis Enzo Martucci et Bruno Filippi aux Arditi del Popolo, ces groupes à forte composante anarchiste en guerre contre les squadristi fascistes.

     

    Quelques mois avant la marche sur Rome des fascistes, le 29 novembre 1922, Novatore et son compagnon, Sante Pollastro, entrèrent dans une taverne de Teglia. Trois carabinieri (la gendarmerie italienne) déguisés en chasseurs les avaient suivis jusqu’à à l’intérieur. Alors que les deux anarchistes essayaient de fuir, les carabinieris commencèrent à tirer. L’adjudant tua Novatore, qui fut immédiatement vengé par Pollastro. Un carabiniere réussit à s’enfuir en courant, et un dernier supplia Pollastro pour la pitié. L’anarchiste s’échappa sans le tuer.

     

    Renzo Novatore a écrit pour de nombreux journaux anarchistes (Cronaca Libertaria, Il Libertario, Iconoclasta, Gli Scamiciati, Nichilismo, Pagine Libere) dans lesquels il débattait avec d’autres anarchistes, parmi eux, Camillo Berneri. Il publia une revue, Vertice, qui a malheureusement été perdue, hormis quelques extraits. En 1924, un groupe d’anarchistes individualistes publia deux brochures de ses écrits : Al Disopra dell’ Arco et Verso il Nulla Creatore.

     

    Après sa mort, la police découvrit qu’avec quelques autres compagnons, il s’apprêtait à frapper à nouveau la société. A la Cour d’Assises où ses complices furent jugés, ses compagnons rappelèrent son courage et le décrivirent comme « un mélange étrange de lumière et d’obscurité, d’amour et d’anarchie, de sublime et de criminel ». Enzo Martucci, le décrivît après sa mort tel « un athée de solitude qui voulait charmer l’impossible et qui embrassa la vie comme un amant ardent. Il fut un conquistador élevé d’immortalité et de puissance, qui voulait tout pousser jusqu’à sa splendeur maximale de beauté ».

     


    Deux extraits de Verso il nulla creatore


    Mais aujourd’hui le crépuscule est rouge...
    Le coucher de soleil est ensanglanté...
    Nous sommes tout près de la tragique célébration du grand crépuscule social.
    Déjà le temps a sonné avant l’aube les premiers coups d’un jour nouveau sur les cloches de l’histoire.
    Basta, basta, basta !
    C’est l’heure de la tragédie sociale !
    Nous détruirons en riant.
    Nous incendierons en riant.
    Nous tuerons en riant.
    Nous exproprierons en riant.
    Et la société croulera.
    La patrie croulera.
    La famille croulera.
    Tout croulera, parce que l’Homme libre est né.
    Est né celui qui, à travers les pleurs et la douleur,
    a appris l’art dionysiaque de la joie et du rire.
    L’heure est venue de noyer l’ennemi dans le sang...
    L’heure est venue de laver notre âme dans le sang.
    Basta, basta, basta !
    Que le poète transforme sa lyre en poignard !
    Que le philosophe transforme sa sonde en bombe !
    Que le pêcheur transforme sa rame en une formidable hache.
    Que le mineur sorte des antres étouffantes des mines obscures armé de son fer brillant.
    Que le paysan transforme sa bêche féconde en une lance guerrière.
    Que l’ouvrier transforme son marteau en faux et en haches.
    Et en avant, en avant, en avant !
    Il est temps, il est temps — il est temps !
    Et la société croulera.
    La patrie croulera.
    La famille croulera.
    Tout croulera, parce que l’Homme Libre est né.
    En avant, en avant, en avant, ô joyeux destructeurs.
    Sous le noir étendard de la mort, nous conquérerons la Vie !
    En riant !
    Et nous en ferons notre esclave.
    En riant !
    Et nous l’aimerons en riant !
    Parce que les hommes sérieux ne sont que des gens qui savent agir en riant.
    Et notre haine rit...
    Elle rit rouge. En avant !
    En avant, pour la destruction totale du mensonge et des fantasmes !
    En avant, pour la conquête intégrale de l’Individualité et de la Vie !

    ***

    Mais il n’a dit ni « oui » ni « non ».
    Il est parti !
    Pusillanime !
    Comme toujours !
    Il est parti...
    Il s’en est allé vers la mort !...
    Sans comprendre pourquoi.
    Comme toujours.
    Et la mort est venue...
    Elle est venue danser sur le monde : pendant cinq longues années !
    Elle dansa de façon macabre sur les tranchées boueuses de toutes les parties du monde.
    Elle dansa de ses pieds de foudre...
    Elle dansa et rit...
    Rit et dansa...
    Pendant cinq longues années !
    Ah, comme la mort est vulgaire lorsqu’elle danse sans avoir dans
    son dos les ailes d’une idée.
    Quelle chose idiote que de mourir sans savoir le pourquoi...
    Nous l’avons vue, la Mort - lorsqu’elle dansait.
    C’était une Mort noire, sans transparence.
    C’était une Mort sans ailes !
    Comme elle était laide et vulgaire...
    Comme sa danse était gauche.
    Mais elle dansait !
    Faut voir comment elle les fauchait - en dansant -, tous les superflus et tous ceux qui restaient encore.
    Tous ceux pour lesquels - nous dit le grand libérateur - fut inventé l’Etat.
    Mais hélas ! Elle ne fauchait pas que ceux-là.
    La mort - pour venger l’Etat - a aussi fauché ceux qui n’étaient pas inutiles, et même ceux qui étaient nécessaires !...
    Mais ceux qui n’étaient pas inutiles, ceux qui n’étaient pas de trop, ceux qui sont tombés en disant « non ! »
    Seront vengés.
    Nous les vengerons.
    Nous les vengerons parce que c’étaient nos frères !
    Nous les vengerons parce qu’ils sont tombés avec des étoiles dans les yeux.
    Parce qu’ils ont bu le soleil en mourant.
    Le soleil de la vie, le soleil de la lutte, le soleil d’une Idée.

     


    Le tempérament anarchiste dans le tourbillon de l’histoire

    Dans l’anarchisme (entendu comme vie pratiquement et matériellement vécue) il y a, au-delà des deux différents concepts philosophiques, communisme et individualisme, qui le divisent au plan théorique, deux instincts spirituels et physiques qui distinguent deux tempéraments, qu’on retrouve dans les deux tendances précitées.
    Même si ils sont tous les deux les rejetons d’une même souffrance sociale, il s’agit de deux instincts différents qui nous donnent deux différentes souffrances d’origine hédoniste.
    Il y a ceux qui souffrent de la plénitude de la vie, comme dirait Nietzsche, communistes et individualistes confondus, et ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie. Les communistes et les individualistes amants de la tranquillité et de la paix, du silence et de la solitude, font partie de ces derniers.
    Ceux qui ressentent en eux un puissant frémissement dionysiaque, débordant de puissance, et qui voient la vie comme la manifestation héroïque de la force et de la volonté, font partie de la première catégorie.
    Ceux-là ont besoin, instinctivement et matériellement, de jeter la flamme de leur « moi » contre les murailles du monde extérieur, afin de dégonder la tragédie et de la vivre pleinement ; un besoin instinctif et matériel.

     

    Nous sommes de ceux-là !

     

    Anarchistes, nous le sommes avant tout par instinct et par passion sentimentale.
    Nos idées ne sont rien d’autre que les créatures hardies et lumineuses nées de l’étreinte primitive avec la raison théorique négative.
    Aujourd’hui l’histoire de l’humanité est prise dans un de ces tourbillons, peut-être le plus grandiose, dans lesquels l’âme humaine est appelée à se renouveler radicalement sur les ruines, horribles et magnifiques, du feu et du sang, de la catastrophe et de la destruction, ou à se cristalliser lâchement dans le concept de vie décrépite et cadavérique que nous a dicté et imposé cette anachronique société bourgeoise.

     

    Si le poing puissant des rebelles, des forts et des héros, saura sauter par-dessus les deux courants de l’anarchisme qui vibrent de l’intensité vitale pour s’unir autour du noir étendard de la révolte, jetant le feu sur toutes les nations d’Europe, le vieux monde croulera, parce que face aux héros tout doit fatalement se changer en tragédie ; et seulement dans la tragédie naissent les esprits neufs qui savent entendre plus noblement et plus hautement la chanson festive de leur vie libérée.

     

    Si ce poing des audacieux ne se projette pas hors de l’ombre, pour jeter le gant noir du défi et de la révolte à la face hideuse de la société bourgeoise, les serpents de la démagogie politique et tous les clowns spéculateurs et hypocrites de la douleur humaine resteront les maîtres du camps, et sur le sol rougeoyant et tragique qui cherche à illuminer l’obscur tourbillon de la sombre histoire qui passe, ils jetteront le masque obscène, blanc de Céruse, sur le libre horizon de la pensée humaine, celui-là même de ce clown débauché nommé Marx, et tout finira en une comédie abjecte et grotesque, devant laquelle tout anarchiste devrait se suicider par dignité et par honte.

     

    Pour ces anarchistes italiens qui vibrent de l’exubérance vitale, pour ces anarchistes italiens –individualistes et communistes- pour qui la lutte, le danger et la tragédie sont autant de besoins spirituels et matériels, l’heure est venue !
    L’heure de s’imposer et de vaincre. La vraie liberté et le vrai « droit de l’homme » sont seulement dans la capacité de VOULOIR.
    Le droit et la liberté, c’est la Force !

     

    Ce qui pour les autres résonne comme un douloureux sacrifice doit être pour nous un don, une immolation joyeuse. Il faut se jeter sur les flots du temps passé, suivre la croupe des siècles, remonter l’histoire avec force pour revenir aux sources vierges desquelles jaillit encore, chaud et fumant, le sang des premiers et libres sacrifices humains.
    Il faut repénétrer, nus et déchaussés dans les pierres vives de la mythique sève légendaire et se nourrir, comme l’ont fait nos pères lointains, de la moelle léonine et de la nature sauvage.
    Seulement ainsi, à l’égal de Maria Vesta, nous pourrons dire au premier héro qui sut offrir, stoïquement et sereinement, sa chaire aux flammes rouges d’un lugubre et crépitant bûcher ennemi : « A présent nous aussi, comme toi, pouvons chanter dans les supplices ».

     

    La vie que nous vend la société n’est pas une vie pleine, libre et festive. _ C’est une vie démolie, mutilée et humiliante.
    Nous devons la refuser.

     

    Si nous n’avons pas la force et la capacité de saisir violemment de nos mains cette vie haute et luxuriante, que nous pouvons entendre, jetons cette larve sur l’autel tragique du sacrifice et du renoncement final.
    Au moins pourrons-nous mettre une couronne héroïque de beauté sur la tête ensanglantée de l’art créateur qui illumine.
    Mieux vaut monter sur les flammes du bûcher et tomber, le crâne explosé par la rafale d’un inconscient peloton d’exécution qu’accepter cet ersatz de vie ironique qui n’est que la torve parodie de la vraie vie.

     

    Assez de lâcheté, ô amis !
    O compagnons, assez de cette malicieuse illusion de l’ « action généreuse des foules ».
    Basta !
    La foule est comme du foin que le socialisme a laissé pourrir dans l’établi de la bourgeoisie.

     

    Errico Malatesta, Pasquale Binazzi, Dante Carnesecchi et les autres, milliers d’inconnus qui moisissent dans ces bouges meurtriers et pleines de miasmes que sont les prisons de la monarchie des Savoie, pour lesquelles les médaillés du PSI [1] demandent à la porcherie du Palais Montecitorio [2] les moyens d’en construire d’encore plus grandes, devraient être pour nous autant de remords spectraux avançant sous des formes épouvantables à travers les méandres incertains de notre âme hésitante ; ils devraient être autant de chaudes bouffées de sang qui fuient notre cœur pour sortir vertigineusement sur les traits de notre visage et le recouvrir d’une sombre honte.

     

    Je sais, nous savons, que cent hommes, dignes de ce nom, pourraient faire ce que cinq cent mille « organisés » inconscients ne sont pas et ne seront jamais capables de faire.
    Ne voyez-vous donc pas, ô amis, l’ombre de Bruno Filippi qui ricane en nous regardant ?
    Ne voyez-vous pas que nous ne sommes pas plus d’une centaine d’anarchistes dignes de ce nom, en Italie ? Il n’y a plus qu’une centaine de « moi » capables de marcher, les pieds enflammés, sur le sommet tourbillonnant de nos idées. Errico Malatesta et tous les autres, tombés par milliers entre les mains de l’ennemi aux préludes de cette tempête sociale, attendent avec une noble et fébrile anxiété, la foudre qui fracasse l’édifice croulant, qui éclaire l’histoire, qui relève les valeurs de la vie, qui illumine le chemin de l’homme.

     

    Mais la foudre lumineuse et fatale ne peut surgir du cœur des masses. Les masses, qui semblaient amoureuses de Malatesta, sont lâches et paralysées.

     

    Le gouvernement et la bourgeoisie le savent… ils le savent, et ils ricanent.
    Ils se disent : « Le PSI est avec nous. C’est le pion indispensable à la réussite de nos torves méfaits. C’est l’Abracadabra qui trouve forme dans la voix Abraca et Abra de notre magique et millénaire sorcellerie. Les masses timorées sont ses esclaves, et Errico Malatesta est vieux et malade. Nous le ferons mourir dans le sombre secret d’une cellule humide et ensuite, nous jetterons son cadavre à la face de ses compagnons anarchistes. »

     

    Ainsi pensent le gouvernement et la bourgeoisie, dans le secret de leur âme idiote et mauvaise.

     

    Et nous voudrions supporter indifféremment cet ignoble défi ? Nous voudrions supporter en silence cette insulte sanglante et brutale ? Serions-nous aussi lâches ?

     

    J’ose espérer que ces trois gigantesques points d’interrogation si terribles et solennels, trouvent parmi les anarchistes une réponse musclée qui dise : Non ! Avec un écho plus terrible encore.

     

    C’est des cimes en flammes du tourbillon lumineux que doivent jaillir les foudres libératrices.
    Le fort vieillard attend. Compagnons héroïques, allons-y !

     

    Le cadavre d’un vieil agitateur vaut toujours plus que la vie de mille êtres mauvais et imbéciles.
    Frères, souvenez-vous-en !

     

    Faisons en sorte que sur nous ne tombe jamais la plus profonde de toutes les hontes humaines.

     

    [Paru dans Il Libertario, La Spezia, n°793, 8 décembre 1920. Extrait du recueil Un fiore selvaggio.]

     


    Pour la défense de l’anarchisme héroïque et expropriateur

    « Le délit est la vigoureuse manifestation de la vie pleine, complète, exubérante, qui veut librement s’épandre et trépider au-delà de toute règle et de toute frontière, ne reconnaissant d’obstacles ni dans les personnes, ni dans les choses...
    Et c’est justement là le côté esthétique du délit, ce qui le rachète, l’ennoblit et l’élève, Jusqu’à la lumière pure et éclatante d’une vraie et authentique œuvre d’art. »
    (E. Brunetti)

     

    Quelques-uns - trop nombreux parmi les militants (mot impropre et anti-anarchiste que ce mot de militant) - et qui jouissent du privilège (pauvre et triste privilège) d’être considérés par le plus grand nombre - le plus grand nombre même dans notre camp, hélas ! est souvent un troupeau - comme les seuls, les uniques, les vrais gardiens du feu divin qui brûle et crépite sur le mystique autel de la Vestale sacrée, de la Sainte-Anarchie, quelques-uns donc vont braillant depuis longtemps, depuis trop longtemps, que l’époque obscure de l’anarchisme héroïque est désormais, heureusement, dépassée ; que le temps est finalement venu de ne plus se laisser dominer par les ombres troubles et tragiques d’Henry et de Ravachol, que la bande en automobile de Jules Bonnot et de ses compagnons réfractaires ne fut qu’une triste expression de la décadence anarchiste, assimilable à une certaine dégénérescence intellectuelle de la morale bourgeoise ; que le vol n’est et ne peut être action anarchiste, mais bien plutôt un dérivé de la morale bourgeoise elle-même, que...

     

    Mais à quoi bon continuer ? (...)

     

    Il y a, pour nous, trois raisons anarchistes qui militent pour la défense de l’acte terroriste et de l’expropriation individuelle.

     

    La première est d’ordre social, sentimental et humain et comprend le vol comme nécessité de conservation matérielle de cet individu qui, tout en ayant toutes les prédispositions de la bête, les sacrifie vite pour se soumettre aux lois sociales et auquel la société nie également les moyens les plus misérables pour une existence encore plus misérable.

     

    Pour cet individu, que la sadique et libidineuse société s’est amusée - à travers les jeux macabres de sa bestiale perversité - à pousser jusqu’aux derniers degrés de la dégradation humaine, Errico Malatesta lui-même -qui ne peut être accusé d’avoir de l’anarchisme un concept païen, dionysiaque, nietzschéen - admet que le vol, en plus d’un droit, peut être même un devoir.

     

    Mais, en vérité, pour admettre ce genre de vol, il me semble qu’il n’y aurait pas absolument besoin d’être anarchiste.

     

    De Victor Hugo à Zola, de Dostoïevski à Gorki, de Tourgueniev à Korolenko, toute une longue cohorte d’artistes et de poètes romantiques ou véristes, humanistes ou néo-chrétiens, ont admis, expliqué et justifié ce genre de vol. (...)

     

    (...) Le fameux juriste Cesare Beccario lui-même, après avoir reconnu que "les lois", dans l’état présent, ne sont que des privilèges odieux qui sanctionnent le tribut de tous à la domination de quelques-uns, affirme que "le vol n’est pas un délit congénital à l’homme, mais bien l’expression de la misère et du désespoir, le délit de cette partie la plus misérable des hommes, pour laquelle le droit de propriété ne concède qu’une cruelle existence".

     

    Sur cette première raison du vol, il n’y a donc, croyons-nous, aucun besoin de s’arrêter trop longtemps pour démontrer ce qui désormais n’a plus aucun besoin d’être démontré.

     

    Nous pouvons ajouter simplement que pour l’homme à qui la société nie le pain, si un délit existe, c’est bien celui de ne pas voler et de ne pas pouvoir voler.

     

    Je le sais, il n’y a encore que trop de reptiles malfaisants à apparence humaine, qui exaltent et chantent la "grande vertu" des "pauvres honnêtes". Ce furent eux, dit Oscar Wilde, qui traitèrent pour leur compte personnel avec l’ennemi, en vendant leurs droits d’aînesse pour un ignoble plat d’exécrables lentilles.

     

    Être pauvre - et "pauvre honnête" - signifie, pour nous, être les ennemis, et les ennemis les plus répugnants de toute forme de dignité humaine et de toute élévation de sentiment.

     

    Que peut bien symboliser un "pauvre honnête", sinon la forme la plus dégradante de la dégénérescence humaine ?

     

    "Autre chose est la guerre. Je suis par nature batailleur. Assaillir est un de mes instincts", Ainsi parle Frédéric Nietzsche, le fort et sublime chantre de la volonté et de la beauté héroïque.

     

    Et la seconde raison anarchiste qui milite pour la défense de l’acte terroriste et de l’expropriation est une raison héroïque.

     

    C’est une raison héroïque qui comprend le vol comme arme de puissance et libération qui peut être employée seulement par cette minorité audacieuse d’êtres ardents qui, tout en appartenant à la classe des "prolétaires" discrédités, ont une nature vigoureuse et vaillante, riche de libre spiritualité et d’indépendance, qui ne peut accepter d’être enchaînée aux fers d’aucun esclavage, ni moral, ni social, ni intellectuel, et d’autant moins à cette servitude économique qui est la forme d’esclavage la plus dégradante, la plus mortifiante et la plus infâme, impossible à supporter quand dans les veines bat un sang sain, généreux et frémissant ; quand dans l’âme gronde le tragique orage aux mille tempêtes ; quand dans l’esprit crépite l’inextinguible feu de la rénovation perpétuelle ; quand dans la fantaisie étincellent les images de mille mondes nouveaux ; quand dans la chair et dans le cœur battent les ailes frémissantes des mille désirs insatisfaits ; quand dans le cerveau brille l’héroïque pensée qui incendie et détruit tous les mensonges humains et les conformismes sociaux.

     

    Et ce sont ces petites minorités exubérantes et audacieuses de nature dionysiaque et apollinienne, tantôt sataniques et tantôt divines, toujours aristocratiques et inassimilables, méprisantes et antisociales, qui, embrasées par la flamme anarchiste, constituent les grands bûchers éternels où toute forme d’esclavage tombe en cendre et meurt.

     

    Ce furent de tout temps ces natures mystérieuses et énigmatiques, mais toujours anarchistes qui, volontairement ou involontairement, écrivirent en lettres de sang et de foi, de passion et d’amour, l’hymne glorieuse et triomphale de la révolte et de la désobéissance qui brise règles et lois, morales et formes, poussant la brute et pesante humanité toujours en avant, à travers l’obscur chemin des siècles, vers ce libre communisme humain dans lequel ils ne croient peut-être pas eux-mêmes-, ce furent toujours eux, les torches flambantes, qui jetèrent à travers les sombres ténèbres sociales la lumière phosphorescente d’une vie nouvelle ; ce furent toujours eux les grands annonciateurs des tempêtes révolutionnaires qui bouleversèrent tout système social au sein duquel toute individualité virile se sent horriblement suffoquer. (...)

     

    (...) Outre les deux raisons énumérées, une troisième raison d’ordre supérieur milite pour la défense de l’anarchisme héroïque et expropriateur : une raison esthétique ! (...)

     

    (...) Puisque entre le délit et l’intellectualité, il n’y a aucune incompatibilité, dit Oscar Wilde, il est logique que le "délit anarchiste" ne peut et ne doit être considéré par personne que comme un délit d’ordre supérieur. Matière et propriété de l’art tragique, et non pas "chronique noire" pour rassasier les avides et monstrueux appétits de la foule grossière et bestiale fatalement égarée.

     

    "Si j’avais commis un délit, s’écrie Wolfgang Goethe, ce délit ne mériterait plus ce nom ". Et Conrad Brand, dans Plus que l’amour : "Si cela est pour moi un délit, que toutes les vertus du monde s’agenouillent devant mon délit. "

     

    Comme le poète allemand et le héros de D’Annunzio, ainsi s’exclame l’anarchiste. Car l’anarchiste est un fils vigoureux de la vie, qui rachète le délit en exaltant - avec lui - sa Mère.

     

    Qu’importe si aujourd’hui, hier et demain, la morale -cette Circé maléfique et dominatrice - appelle, appela et appellera "péché", ".sacrilège", "délit" et "folie" l’héroïque manifestation de l’audacieux rebelle qui, décidé a s’élever au-dessus de tout ordre social cristallisé et au-dessus de toute frontière préétablie, veut affirmer - par sa propre puissance - l’effrénée liberté de son moi, pour chanter - à travers la tragique beauté du fait - l’anarchique et pleine grandeur de toute son individualité intégralement libérée de tout fantôme dogmatique et de tout faux conformisme social et humain, créé par une plus fausse et répugnante morale devant laquelle seulement la peur et l’ignorance s’inclinent.

     

    Le Bien et le Mal, comme ils sont aujourd’hui valorisés par la foule et interprétés par le peuple et les dominateurs du peuple, sont de vides fantômes contre lesquels nous retournons, en pleine maturité de conscience, toute notre sacrilège irrévérence fortifiée d’implacable logique stirnérienne ainsi que du rire grondant, supérieur et serein du sage Zarathoustra.

     

    Sur les tables des nouvelles valeurs humaines nous sommes en train d’écrire avec notre sang - qui est le sang volcanique d’Antéchrists dionysiaques et innovateurs - un autre Bien et un autre Mal. (...)

     

    Finissons-en avec l’ignoble comédie de notre solidarité accordée seulement aux "innocents". Si les innocents la méritent, il y a des "coupables" qui la méritent encore plus que les innocents !

     

    "Coupable" doit être pour nous synonyme de meilleur.

     

    [Extrait de L’Adunata del Affrattar, 1922.]

     


    L’Expropriateur

    L’Expropriateur est la figure la plus belle et sans complexes que j’ai eu à rencontrer dans l’anarchisme. Il est celui qui n’attend rien. Il est celui qui n’a aucun autel sur lequel se sacrifier. Il glorifie la vie seule par la philosophie de l’’Action. Je l’ai connu un après-midi d’août éloigné alors que le soleil brodait dans l’or la nature verdoyante, parfumée et festive qui chantait une chanson joyeuse à la beauté païenne.
    Il m’a dit :

     

    j’ai toujours été un agité, un vagabond, un esprit indocile.

     

    J’ai étudié les hommes et leur esprit dans des livres et dans la réalité. J’ai constaté qu’ils étaient un mélange entre le comique, le vulgaire et le lâche. Ils m’ont rendu nauséabond. D’une part, de sinistres fantômes moraux, créés du mensonge et de l’hypocrisie qui règne. D’autre part, des animaux sacrificiels qui adorent avec fanatisme et lâcheté. Tel est le monde des hommes. Telle est l’humanité. Je ressens du dégoût pour ce monde, pour ces hommes, pour cette humanité. Les plébéiens et les bourgeois sont les mêmes. Ils se méritent bien les uns les autres. Le socialisme ne serait pas d’accord. Il a découvert les bons et les mauvais. Et pour détruire ces deux antagonismes, il a créé encore deux autres fantômes : l’Égalité et la Fraternité entre les humains…

     

    "Mais les hommes seront égaux sous l’Etat et libres sous le Socialisme… Le socialisme a renoncé à la Force, la Jeunesse, la Guerre ! Mais quand la bourgeoisie, ces mendiants spirituels, ne veut pas se voir égale à la plèbe, ces mendiants substantiels, alors même le socialisme pleurnicheur permet la guerre. Oui, même le socialisme permet de tuer et d’exproprier. Mais au nom d’un idéal d’égalité et de fraternité humaine… L’égalité et la fraternité sacrées qui commença avec Caïn et Abel !

     

    "Mais avec le socialisme et sa demi pensée ; on est demi-libre ; on vit nos vies à moitié ! Le socialisme est l’intolérance ; c’est l’impotence de la vie ; c’est la foi en la crainte. Je vais au-delà !

     

    "Le Socialisme trouve l’égalité bonne et l’inégalité mauvaise. Les esclaves bons et les tyrans mauvais. J’ai traversé le seuil du bon et du mauvais pour vivre ma vie intensément. Je vis aujourd’hui et je ne peux pas attendre demain. L’attente est pour le peuple et pour l’humanité, elle n’est donc pas mon affaire. L’avenir est le masque de la crainte. Le courage et la force n’ont aucun avenir pour la raison simple qu’ils sont eux-mêmes l’avenir qui prend le passé et le détruit.

     

    "La pureté de la Vie continue seulement avec la noblesse du courage qu’est la philosophie de l’action."

     

    J’observe : "la pureté de cette vie qui est la votre me semble avoisiner le crime !"

     

    Il répond : "le Crime est la synthèse la plus haute de la liberté et de la vie. Le monde moral est un monde de fantômes. Voici là des spectres et leurs ombres ; voici là l’Amour Idéal, universel, l’Avenir. Regarde, l’ombre des spectres : l’ignorance, la crainte et la lâcheté sont là. Obscurité profonde, peut-être éternelle. J’ai moi aussi vécu dans cette prison sombre et sale. Alors je me suis armé d’une torche sacrilège, mettant le feu aux fantômes et violant la nuit. Quand j’ai atteint les portes du bon et du mauvais, je les ai furieusement démolis et j’ai traversé leur seuil. La bourgeoisie m’a lancé son anathème moral, la cohue idiote sa malédiction morale.

     

    "Mais tous les deux sont l’humanité. Je suis un homme. L’humanité est mon ennemi. Elle veut m’étreindre dans ses mille vilaines tentacules. J’essaye de saisir tout ce qui me reste de mes alanguissements. Nous sommes en guerre. Tout ce que j’ai la force d’arracher est mien. Et je sacrifie tout ce qui est mien sur l’autel de ma vie et de ma liberté. Cette vie mienne que je sens palpiter parmi les flammes propulsives qui flambent dans mon cœur ; parmi l’agonie sauvage de mon être tout entier qui remplit mon esprit des bouleversements divins et crée les fanfares tonitruantes de guerre et les symphonies polyphoniques d’un plus haut et plus étrange amour inconnu, qui se répercute dans mon esprit. Cette vie qui remplit mes veines d’un sang vigoureux et vif qui étend les spasmes diaboliques d’exaltante expansion par tous les nerfs de mes muscles et ma chair ; les spasmes de cette vie mienne que j’entrevois à travers la vision affolée de mes rêves, désireux et dans le besoin d’un développement infini. Ma devise est : exproprier et bruler, en laissant toujours derrière les cris d’atrocité morale et en détruisant les troncs antiques derrière moi.

     

    "Quand les hommes ne possèdent plus la richesse morale - les seuls trésors vraiment inviolables - alors je jetterai mes brise-serrures. Quand il n’y aaura plus de fantômes dans le monde, alors je jetterai ma torche. Mais cet avenir est loin et peut ne viendra-t-il jamais ! Et je suis un enfant de cet avenir éloigné, tombé dans ce monde par le hasard, dont je salue la puissance."

     

    Voici donc ce que l’Expropriateur m’a dit en cet août éloigné alors que le soleil brodait dans l’or la nature verdoyante, parfumée et festive qui chantait une chanson joyeuse à la beauté païenne.

     

    Iconoclasta ! #10, Pistoia, 26 Novembre 1919.

     


    Faisons sauter la dernière arche !

    L’individualisme anarchiste tel que nous l’entendons - et je dis nous parce que pensent ainsi une poignée de camarades non négligeable - est ennemi de toute école et de tout parti, de toute morale religieuse ou dogmatique, de même que de toute sottise plus ou moins académique.

     

    Toute forme de discipline, de règle et de pédanterie, répugne à la noblesse sincère de notre moi, inquiet, vagabond et rebelle.

     

    Notre logique est de n’en avoir aucune. Notre idéal est la négation catégorique de tous les autres idéaux pour le triomphe maximum et suprême de la véritable vie réelle, instinctive, échevelée et joyeuse.

     

    Pour nous, la perfection n’est pas un songe, un idéal, une énigme, un mystère, un sphinx, mais une réalité gaillarde et puissante, lumineuse et palpitante. Tous les hommes sont parfaits en eux-mêmes. Seulement, il leur manque le courage héroïque de leur perfection. Du jour où l’homme a cru que la vie était un devoir, un apostolat, une mission, il a eu honte de sa propre puissance d’être vrai et, poursuivant des fantômes, il s’est renié lui-même et s’est éloigné du vrai. (...)

     

    Telle est la partie éthique de notre individualisme : ni mystique romantique, ni idéaliste monacal, ni moral, ni immoral, mais amoral, sauvage, furieux, guerrier, qui tient ses racines lumineuses voluptueusement affermies entre l’involucré phosphorescent de la nature païenne et son feuillage verdoyant, reposant, sur la bouche purpurine de la vie vierge.

     

    A toute forme de société qui voudrait imposer renoncement et douleur artificielle à notre Moi anarchiste et rebelle, assoiffé d’expansion libre et trépidante, nous répondrons avec un hurlement strident et sacrilège de dynamite.

     

    A tous ces démagogues de la politique et de la philosophie qui portent en leur poche un système tout fait, hypothéquant un lambeau d’avenir, nous répondons avec Bakounine : "Vous êtes des ânes et des impuissants" ; tout devoir qui nous sera imposé, nous le foulerons furieusement sous nos pieds sacrilèges.

     

    Tout noir fantôme qui sera dressé devant nos pupilles avides de lumière, nous l’éteindrons de nos mains profanatrices et libérées des préjugés.

     

    Nous, les fils rebelles de cette humanité pourrie qui a enchaîné les hommes dans la fange dogmatique des superstitions sociales, nous ne nous ferons pas faute de porter notre frémissant coup de maillet sur les maillons rouillés de l’odieuse chaîne.

     

    Nous sommes donc, individualistes anarchistes, pour la révolution sociale, mais à notre façon, s’entend.

     

    La révolte de l’individu contre la société ne date pas de la révolte des foules contre les gouvernements. Lorsque les foules subissent les gouvernements, végétant dans la paix sainte et honteuse de leur propre résignation, l’individu anarchiste se dresse contre la société, parce qu’entre elle et lui la guerre est éternelle et ne connaît pas de trêve, mais quand à un détour de l’histoire il croise la foule en révolte, il hisse son drapeau noir et, avec eux, lance sa dynamite.

     

    L’individualiste anarchiste s’avère dans la révolution sociale, non un démagogue, mais un élément démolisseur, non un apôtre, mais une force vive, agissante, destructrice...

     

    Toutes les révolutions passées se sont révélées, en fin de compte, bourgeoises et conservatrices. Celle qui illumine le rouge horizon de notre époque si magnifiquement tragique s’achèvera en un féroce humanisme socialiste. Nous, anarchistes individualistes, nous pénétrerons dans la révolution sociale incités par notre besoin exclusif d’incendier, d’exciter les esprits. Pour que ne soit pas une nouvelle révolution, comme dit Stirner, celle qui s’approche, mais quelque chose d’autrement puissant, d’orgueilleux, ne respectant rien, sans honte, sans conscience, un crime surgissant avec ses éclairs zébrant l’horizon, quelque chose devant qui, lourd de pressentiments, le ciel s’obscurcisse et se taise. Écoutez Ibsen : "Je ne connais qu’une révolution - qui fut vraiment radicale - je fais allusion au Déluge. C’est la seule révolution vraiment sérieuse. En fin de compte, le Diable y perdit alors tous ses droits ; vous savez que Noé prit la dictature. Refaisons cette révolution d’une façon plus complète. Mais voici qu’apparaissent les hommes et en même temps les orateurs. Vous donc préparez l’eau pour l’inondation. Je fournirai le baril qui fera sauter l’arche... "

     

    Ou, comme la dictature s’indique, hélas, inévitable dans la sombre révolution mondiale qui de l’Orient envoie ses livides éclairs sur notre fieffée pusillanimité, notre tâche ultime, à nous individualistes anarchistes, sera de faire sauter la dernière Arche à coups de bombes et le dernier dictateur à coups de Browning. La nouvelle société restaurée, nous retournerons en marge d’elle pour vivre notre vie dangereusement, notre vie de nobles criminels et d’audacieux pêcheurs !

     

    [Extrait de Il Libertario, 1919.]

     


    Hurlement de liberté au royaume des fantômes

    Le monde est une église pestifère et bourbeuse où tous sont tenus d’adorer une idole à la façon d’un fétiche et où s’élève un autel sur lequel ils doivent se sacrifier. Même ceux qui allumèrent le bûcher iconoclaste destiné à incendier la croix sur laquelle pendait, cloué, l’homme-dieu, même ceux-là n’ont pas encore compris ni l’appel de la vie ni le hurlement de la liberté.

     

    Après que le Christ, du fond de sa légende, eût craché sur la face de l’homme le plus sanglant des outrages en l’incitant à se renier pour s’approcher de Dieu - se présenta la Révolution française qui, ô féroce ironie, renouvela le même appel en proclamant les Droits de l’Homme.

     

    Selon le Christ et la Révolution française l’homme est imparfait. La croix du Christ symbolise la possibilité de devenir homme ; les "Droits de l’Homme" symbolisent absolument la même chose. Pour atteindre la véritable perfection, il importe, selon le premier, de se diviniser, pour les seconds de s’humaniser.

     

    Mais le Christ et la Révolution française sont d’accord pour proclamer l’imperfection de l’homme-individu, du Moi réel, en affirmant que c’est seulement à travers la réalisation de l’idéal que l’homme peut atteindre les cimes magiques de la perfection.

     

    Le Christ te dit : "Si tu gravis patiemment le calvaire désolé et t’y fais clouer sur la croix, devenant mon image, l’image de l’homme-dieu, tu seras une créature parfaite, digne de t’asseoir à la droite de mon père qui est dans le royaume des cieux." Et la Révolution française te dit : "J’ai proclamé les Droits de l’Homme ; si tu entres dévotement dans le cloître symbolique de l’humaine justice sociale, pour te sublimer et t’humaniser par la grâce des règles morales de la vie sociale, tu seras un citoyen et je t’octroierai tes droits et te proclamerai homme." Mais qui oserait jeter aux flammes la croix où pend, cloué, l’homme-dieu, et ces tables où sont gauchement gravés les droits de l’homme, afin de pouvoir planter sur la masse vierge et granitique de la libre force, l’axe épicentrique de sa propre vie - cet homme-là serait un impie et un malfaiteur que menaceraient les crocs sanglants de deux sinistres fantômes : le divin et l’humain.

     

    A droite, les flammes sulfureuses et sempiternelles de l’enfer qui punit le péché, à gauche le sourd grincement de la guillotine qui condamne le crime.

     

    Le progrès, la civilisation, la religion, l’idéal ont enserré la vie dans un cercle mortel où les fantômes les plus répugnants ont établi leur règne fétide.

     

    L’heure d’en finir est venue. Il faut rompre violemment le cercle et en sortir. Si les chimères des légendes divines ont terriblement influencé l’histoire humaine et si l’histoire humaine poursuit la mutilation de l’homme instinctif réel - eh bien ! nous, nous nous rebellons ! Ce n’est pas notre faute si des plaies symboliques du Christ ont giclé des gouttes purulentes sur le disque rouge de l’humanité pour y engendrer l’infecte pourriture civile qui proclama les Droits de l’Homme. Si les hommes veulent croupir dans les tanières systématiques de la putréfaction sociale (...), qu’ils s’en accommodent ! Nous ne ferons certes rien pour les libérer.

     

    Si je regarde autour de moi, j’ai envie de vomir. D’un côté, le savant en qui je dois croire pour ne pas être ignorant. De l’autre côté, le moraliste et le philosophe dont je dois accepter les commandements pour ne pas être une brute. Ensuite vient le Génie que je dois glorifier et le Héros devant lequel je dois m’incliner tout ému.

     

    Puis viennent le compagnon et l’ami, l’idéaliste et le matérialiste, l’athée et le croyant, et toute une autre infinité de singes définis et indéfinis qui m’accablent de leurs conseils et veulent, en fin de compte, me mettre sur la bonne voie. Parce que, bien entendu, le chemin que je suis est mauvais, comme sont mauvais ma pensée, mes idées, moi tout entier. "Je suis un homme qui s’est trompé". Ces pauvres insensés sont tous pénétrés de l’idée que la vie les a désignés pour être des pontifes, officiant sur l’autel des plus grandes missions, car l’humanité est appelée a de grands destins.

     

    Ces pauvres et compatissants animaux, trompés par des menteurs idéaux et transfigurés par la démence, n’ont jamais pu comprendre le miracle tragique et joyeux de la vie, pas plus qu’ils ne se sont jamais aperçus que l’humanité n’est nullement appelée à un grand destin.

     

    S’ils avaient compris quoi que ce soit de tout ce qui précède, ils auraient au moins appris que leurs soi-disant semblables n’ont aucune envie de se briser l’épine dorsale pour franchir l’abîme qui les sépare les uns des autres.

     

    Mais je suis qui je suis, peu importe le reste.

     

    Et les coassements de ces bavards multicolores ne servent qu’à égayer ma noble et personnelle sagesse.

     

    N’entendez-vous pas - ô singes apostoliques de l’humanité et du devenir social - ce vrombissement qui bruisse au-dessus de vos fantômes ?

     

    Écoutez, écoutez donc ! C’est mon ricanement qui s’élève et se répercute, furibond, dans les hauteurs.

     

    [Extrait de Vertice, 1921.]

    Renzo Novatore

     


    [1] Partido Socialisto Italiano

    [2] Parlement italien.

     


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  • Un an au pénitencier de Blackwell’s Island

    Par Emma Goldman (1893)


    Nous sommes en 1893, Emma a alors 24 ans et vient de rencontrer son nouveau compagnon Edward Brady, natif d’Autriche où il vient de purger une peine de 10 années de prison pour publication d’écrits illégaux. Son ancien amant Alexandre « Sasha » Berkman est lui même incarcéré pour avoir tenté d’assassiner un patron d’industrie l’année précédente, Henry Clay Frick (cf.index des nomsà la fin). Accusée « d’incitation à l’émeute » lors d’un discours prononcé à Union Square, Emma est arrêtée à Philadelphie puis extradée vers l’État de New York. La police lui propose, sans succès, de devenir indic pour éviter la prison. L’instruction se base sur les notes d’un agent de police, prétendument prises durant le meeting, alors que douze personnes présentes témoignèrent de l’impossibilité physique de prendre des notes à cause de la foule et qu’un expert déclara que l’écriture était bien trop régulière pour avoir été prise debout dans un endroit bondé. Un journaliste duWorld de New York témoigna en sa faveur mais ce fut sa perte. En effet, le lendemain du meeting, leWorld avait publié un article de ce même journaliste rendant compte du discours d’Emma à Union Square. Or, l’article avait été retouché et le propos du journaliste, complètement modifié, accusait Emma. Le journaliste n’osa pas témoigner contre son employeur en plein tribunal et son article fut suppléé à son témoignage. Contre l’avis de son avocat elle refusa de faire appel : la farce de son procès avait renforcé son opposition à l’État et elle ne voulait lui demander aucune faveur. Son avocat refusa alors d’être présent le jour du jugement. Le mêmeWorld qui lui avait joué un si mauvais tour lui proposa de publier le discours qu’elle avait préparé pour s’adresser au jury ; elle y consenti, sous réserve d’avoir accès aux épreuves avant le tirage. Emma ne fut pas autorisée à adresser le discours qu’elle avait préparé au tribunal mais l’édition spéciale duWorld sortit comme prévu juste après le verdict de la cour. Elle fut condamnée à un an de détention au pénitencier de Blackwell’s Island (littéralement : l’île du puits noir).


    C’était une magnifique journée d’octobre, claire et lumineuse. La barge se hâtait sur l’eau avec laquelle jouaient les reflets du soleil. J’étais accompagnée par plusieurs journalistes, qui me pressaient tous de leur accorder une entrevue. « Je voyage avec une escorte digne d’une reine, » remarquai-je de bonne humeur ; « jetez seulement un coup d’oeil à mes satrapes. » « Mais cette môme ne s’arrête donc jamais ! », répétait sans cesse un jeune reporteur, admiratif. Lorsque nous avons atteint l’île, j’ai dit adieu à mon escorte, les enjoignant de ne pas écrire plus de mensonges que nécessaire. Je leur ai crié gaiement que je les reverrai dans un an et j’ai suivi le shérif adjoint le long de la large allée de gravier bordée d’arbres qui conduisait à l’entrée de la prison. Arrivée là je me suis tournée vers la rivière, j’ai inspiré profondément une dernière bouffée d’air libre, et j’ai franchi le seuil de ma nouvelle demeure.


    Je fus appelée devant la surveillante-chef, une grande femme au visage stupide. Elle commença par s’enquérir de mes origines. « Quelle religion ? » fut sa première question. « Aucune, je suis athée... » « L’athéisme est interdit ici. Tu iras à l’église. » Je répondis que je ne ferais rien de la sorte. Je ne croyais en rien de ce que défendait l’Église et, n’étant pas une hypocrite, je n’assisterai pas aux offices. De plus, j’étais d’origine juive. Y avait-il une synagogue ? Elle répondit sèchement qu’il y avait des services pour les détenus juifs le samedi après-midi, mais comme j’étais l’unique prisonnière juive, elle ne pouvait pas me permettre d’aller seule parmi tant d’hommes.

    Après avoir pris un bain et revêtu l’uniforme des détenues je fus envoyée dans ma cellule et enfermée.

    Je savais d’après ce que Most m’avait raconté de Blackwell’s Island que la prison était vieille et humide, les cellules petites, sans eau ni lumière. J’étais donc préparée à ce qui m’attendait. Mais au moment où la porte fut verrouillée, j’ai commencé à éprouver une sensation de suffocation. Dans les ténèbres j’ai tâtonné à la recherche de quelque chose pour m’asseoir et mes mains ont rencontré étroit un bas-flanc de métal. Une fatigue extrême m’a soudain submergée et je me suis endormie immédiatement.

    Je pris conscience d’une vive brûlure dans les yeux, et je bondis, effrayée. Une lampe était tenue près des barreaux. « Qu’est-ce que c’est ? », ai-je crié, oubliant où je me trouvais. La lampe s’abaissa et je vis un visage maigre et ascétique qui me regardait fixement. Une voix douce m’a félicité de mon profond sommeil. C’était la matonne du soir qui faisait sa ronde régulière. Elle me dit de me déshabiller et me laissa.

    Mais je ne pus trouver à nouveau le sommeil cette nuit-là. La sensation irritante de la couverture rugueuse, les ombres rampantes de l’autre côté des barreaux, me gardèrent éveillée jusqu’à ce que le son d’un gong me mette à nouveau sur pied. Les cellules furent déverrouillées, les portes violemment ouvertes. Des silhouettes rayées bleues et blanches s’en extirpèrent, formant automatiquement une ligne dans laquelle je pris place moi-même. Il y eut un commandement : « En avant, marche ! », et la ligne commença à se déplacer le long du corridor, descendant les escaliers vers un recoin contenant des lavabos et des serviettes. Il y eut à nouveau un commandement : « Lavez-vous ! » et tout le monde se mit à réclamer bruyamment une serviette, déjà sale et humide. À peine avais-je eu le temps de m’asperger d’eau les mains et le visage, sans même avoir pu m’essuyer, que l’ordre de retour fut donné.

    Vint ensuite le petit déjeuner : une tranche de pain et une tasse en fer blanc remplie d’eau chaude brunâtre. Puis à nouveau la ligne fut formée, et l’humanité rayée fut divisée en sections et envoyée vers ses tâches quotidiennes. Avec d’autres femmes, je fus emmenée à l’atelier de couture.

    La procédure de formation de la ligne - « En avant, marche ! » - était répétée trois fois par jours, sept jours par semaine. Après chaque repas, dix minutes étaient accordées pour parler. Ces êtres refoulés déversaient alors un torrent de mots. Chaque précieuse seconde augmentait le rugissement des sons ; et soudain, le silence.

    L’atelier de couture était vaste et lumineux, le soleil entrant souvent par les hautes fenêtres, ses rayons intensifiant la blancheur des murs et la monotonie des uniformes réglementaires. Sous cette lumière crue les silhouettes vêtues de pantalons trop larges et d’habits rudes et sans grâce paraissaient plus hideuses encore. Pourtant, l’atelier était un soulagement bienvenu après la cellule. La mienne, située au rez-de-chaussée, était grise et humide même en pleine journée ; les cellules des étages supérieurs étaient un peu plus lumineuses. Contre les barreaux de la porte, on pouvait même lire à l’aide de la lumière venant des fenêtres du corridor.

    Le verrouillage des portes pour la nuit était la plus terrible expérience de la journée. Les détenues défilaient le long des cellules, formant la ligne habituelle. En atteignant sa cellule, chacune quittait la ligne, pénétrait dedans et, les mains sur la porte de fer, attendait le commandement. Retentissait alors l’ordre « Fermez ! » et avec fracas les soixante-dix portes se fermaient, chaque prisonnière s’enfermant automatiquement elle-même. Plus déchirant encore était l’avilissement quotidien d’être obligée de marcher au pas cadencé jusqu’à la rivière, transportant le seau d’excréments accumulés durant vingt-quatre heures.

    Je fus nommée responsable de l’atelier de couture. Ma tâche consistait à couper les habits et à préparer le travail pour les deux douzaines de femmes employées là. En plus de cela je devais tenir les comptes du matériel entrant et des paquets sortants. J’accueillis tout ce travail avec joie. Cela m’aidait à oublier l’existence sinistre au sein de la prison. Mais les soirées étaient une torture. Durant les premières semaines je tombais endormie aussitôt que ma tête touchait l’oreiller. Mais bientôt, toutefois, les nuits me trouvèrent agitée sans répit, recherchant en vain le sommeil. Quelles nuits épouvantables ! Même si j’obtenais les deux mois ordinaires de commutation de peine, j’en avais encore près de deux cent quatre-vingt dix à affronter. Deux cent quatre-vingt dix nuits - et Sasha ? Souvent, étendue dans les ténèbres de ma cellule, je comptais mentalement le nombre de jours et de nuits qu’il avait encore devant lui. Même s’il pouvait sortir après sa première sentence de sept ans, il lui resterait encore plus de vingt-cinq mille nuits ! Je fus terrorisée à l’idée que Sasha pourrait ne pas y survivre. Je sentais qu’il n’y avait rien de tel pour mener les gens à la folie que les nuits d’insomnie passées en prison. Mieux valait encore la mort, pensai-je. La mort ? Frick n’était pas mort, et la jeunesse magnifique de Sasha, sa vie, les choses qu’il aurait pu accomplir - tout cela avait été sacrifié - peut-être pour rien. Mais l’Attentat [1] de Shasha fut-il commit en vain ? Ma foi révolutionnaire n’était-elle qu’un simple écho de ce que les autres m’avaient dit ou enseigné ? « Non, pas en vain ! » insistait quelque chose en moi. « Aucun sacrifice n’est perdu pour un grand idéal. »

    Un jour la surveillante-chef vint me dire que j’allais devoir obtenir de meilleurs résultats de la part des femmes. Elles ne produisaient pas autant, me dit-elle, que sous la conduite de la prisonnière qui avait eu la responsabilité de l’atelier de couture avant moi. Je fus indignée à la suggestion de devenir un tyran. C’était parce que je haïssais les esclaves autant que leurs maîtres, informais-je la matonne, que j’avais été envoyée en prison. Je me considérais moi-même comme étant une des détenues, et non pas leur supérieure. J’étais déterminée à ne pas faire quoi que ce soit qui renierait mes idéaux. Je préférais la punition. Une des méthodes utilisées pour traiter les offenseurs consistait à les placer dans un coin face à un tableau noir, les contraignant à rester quatre heures dans cette position, constamment sous le regard vigilant d’une matonne. Cela me semblait insultant et mesquin. Aussi, je décidai que si l’on m’imposait une telle indignité, j’augmenterais mon offense et serais envoyée au cachot. Mais les jours passèrent et je ne fus pas punie.

    En prison, les nouvelles voyagent avec une rapidité surprenante. Avant vingt-quatre heures toutes les femmes surent que j’avais refusé d’agir comme une esclavagiste. Elles n’avaient pas été méchantes avec moi, mais elles étaient restées distantes. On leur avait dit que j’étais une terrible « anarchiste » et que je ne croyais pas en Dieu. Elles ne m’avaient jamais vue à l’église et je ne prenais pas part à leur dix minutes d’effusion de paroles. À leurs yeux j’étais une marginale, une freak. Mais quand elles apprirent que j’avais refusé de jouer au boss avec elles, leur réserve disparut. Le dimanche, après la messe, les cellules étaient ouvertes pendant une heure pour permettre aux femmes de se rendre visite. Le dimanche suivant je reçus la visite de toutes les détenues de mon étage. Elles sentaient que j’étais leur amie, m’assurèrent-elles, et elles feraient n’importe quoi pour moi. Les filles travaillant à la blanchisserie me proposèrent de laver mes habits, d’autres de repriser mes chaussettes. Chacune d’elles était anxieuse de pouvoir me rendre un service. Je fus profondément émue. Ces pauvres créatures étaient tellement assoiffées de tendresse, que la moindre manifestation de gentillesse leur paraissait énorme. Après ce jour, elles vinrent souvent me voir pour partager avec moi leurs problèmes, leur haine de la surveillante chef, ou leurs confidences à propos de leur engouement pour les prisonniers masculins. Leur ingéniosité à continuer de flirter juste sous les yeux des gardes était étonnante.

    Les trois semaines passées aux Tombeaux [2] m’avaient apporté des preuves suffisantes que l’assertion révolutionnaire, selon laquelle le crime est le résultat de la pauvreté, était basée sur des faits réels. La plupart des accusés qui attendaient leur procès venaient de la plus basse couche de la société, des hommes et des femmes sans amis, souvent même sans logis. C’étaient des créatures malheureuses, ignorantes, mais toujours remplies d’espoir parce qu’elles n’avaient pas encore été condamnées. Au pénitencier, le désespoir possédait pratiquement tous les prisonniers et les prisonnières. Cela aider à réveiller les ténèbres mentales, la peur et la superstition qui les maintenaient en esclavage. Parmi les soixante-dix prisonnières, il n’y en avait pas plus d’une demi-douzaine qui montrait encore quelque discernement. Les autres n’étaient que des réprouvées sans la moindre conscience sociale. Leurs malheurs personnels remplissaient leurs pensées ; elles ne pouvaient pas comprendre qu’elles étaient des victimes, des maillons dans une chaîne infinie d’inégalités et d’injustices. Depuis leur enfance elles n’avaient rien connu d’autre que la pauvreté, la misère, le besoin, et les mêmes conditions les attendaient après leur libération. Pourtant elles étaient toujours capables de sympathie et de dévouement, d’impulsions généreuses. J’eus bientôt l’occasion de m’en rendre compte par moi-même lorsque je tombai malade.

    L’humidité de ma cellule et le froid des derniers jours de décembre avaient déclenché une attaque de mon vieux mal, les rhumatismes. Pendant des jours la surveillante-chef s’opposa à ce que je sois transférée à l’hôpital, mais elle fut finalement obligée de se soumettre aux ordres du médecin de visite.

    Le pénitencier de Blackwell’s Island supportait bien l’absence d’un médecin « permanent ». Les détenues recevaient l’assistance médicale du Charity Hospital, qui se trouvait non loin. Le personnel de cet institut comportait des étudiants en stages de six semaines, ce qui entraînait de fréquents changements dans l’équipe. Ils étaient supervisés directement par un médecin de visite de la ville de New-York, le Dr. White, un homme agréable et humain. Le traitement donné aux prisonnières était aussi bon que celui que pouvaient recevoir les patientes de n’importe quel hôpital new-yorkais.

    L’infirmerie du pénitencier était la pièce la plus grande et la plus claire de tout le bâtiment. Ses fenêtres spacieuses donnaient sur une vaste pelouse en face de la prison et, plus loin, sur l’East River. Quand il faisait beau le soleil entrait généreusement. Un mois de repos, la gentillesse du médecin, et l’attention touchante de mes camarades prisonnières me soulagèrent de ma douleur et me permirent de me remettre.

    Durant l’une de ses visites, le Dr. White décrocha la carton suspendu au pied de mon lit sur lequel étaient notés mon crime et mon curriculum vitae. « Incitation à l’émeute, » lut-il. « Balivernes ! Je crois que vous ne seriez même pas capable de faire du mal à une mouche. Quelle belle émeutière vous feriez ! » plaisanta-t-il avant de me demander si ça ne me plairait pas de rester à l’infirmerie pour m’occuper des malades. « Bien sûr, ça me plairait, » répondis-je, « mais je ne connais rien au métier d’infirmière. » Il m’assura que personne non plus dans toute la prison. Il avait plusieurs fois essayé de persuader la ville de nommer une infirmière professionnelle comme responsable du service, mais il n’avait pas réussi. Pour les opérations et les cas graves il devait faire venir une infirmière du Charity Hospital. Je pourrais facilement apprendre les choses élémentaires pour m’occuper des malades. Il m’apprendrait à prendre le pouls et la température et à accomplir des soins similaires. Il irait parler au directeur de la prison et à la surveillante-chef si j’acceptais de rester.

    J’ai rapidement commencé mon nouveau travail. L’infirmerie contenait seize lits, la plupart d’entre eux toujours occupés. Les différents cas étaient traités dans la même salle, des graves opérations aux tuberculoses, en passant par les pneumonies ou les accouchements. Mes journées étaient longues et épuisantes, les gémissements des patientes angoissants ; mais j’aimais mon travail. Il me donnait l’occasion de me rapprocher des malades et d’apporter un peu de gaieté dans leurs vies. Ma situation était tellement plus enviable que la leur : j’avais un amant et des amies, je recevais pleins de lettres et Ed m’envoyait des messages journaliers. Des anarchistes autrichiens, qui tenaient un restaurant, m’envoyaient des déjeuners tous les jours, qu’Ed apportait lui-même au bateau. Fedya me fournissait en fruits et en sucreries chaque semaine. J’avais tant de choses à donner ; c’était une joie de partager avec mes soeurs qui n’avaient ni amis ni attention. Il y avait quelques exceptions, bien sûr ; mais la majorité n’avait rien. Elles n’avaient jamais rien eu avant et elles n’auraient rien lorsqu’elles seraient libérées. Elles étaient les réprouvées, les laissées pour compte, abandonnées sur le tas de fumier de la société.

    J’eus petit à petit l’entière responsabilité de l’infirmerie, une partie de mes devoirs étant de diviser les rations spéciales accordées aux prisonnières malades. Ces rations consistaient en un litre de lait, une tasse de bouillon de boeuf, deux oeufs, deux biscuits, et deux morceaux de sucre pour chaque invalide. En plusieurs occasions le lait et les oeufs manquaient et je signalai le problème à l’une des matonnes de jour. Plus tard elle m’informa que la surveillante-chef avait dit que ce n’était pas un problème, et que certaines patientes étaient assez fortes pour se passer de leurs rations spéciales. J’avais eu des occasions considérables d’étudier cette surveillante-chef, qui détestait toutes celles qui n’étaient pas anglo-saxonnes. Ses cibles préférées étaient les Irlandaises et les Juives, qu’elle discriminait habituellement. Je n’étais donc pas surprise de recevoir un tel message de sa part.

    Quelques jours plus tard la prisonnière qui apportait les rations pour l’hôpital me dit que les portions manquantes avaient été données par la surveillante-chef à deux prisonnières noires. Cela non plus ne me surpris pas. Je savais qu’elle avait une attirance particulière pour les détenues noires. Elle les punissait rarement et leur accordait souvent des privilèges inhabituels. En échange, ses favorites épiaient les autres prisonnières, même celles de leur propre couleur qui étaient trop honnêtes pour se laisser acheter. Je n’eus moi-même jamais aucun préjugé à l’encontre des gens de couleur ; en fait, je ressentais une profonde souffrance pour eux parce qu’ils étaient traités comme des esclaves aux États-Unis. Mais je haïssais la discrimination. L’idée que des gens malades, blancs ou noirs, puissent être privés de leurs rations pour nourrir des personnes en bonne santé outrageait mon sens de la justice, mais je restai impuissante face à ce problème.

    Après mon premier conflit avec cette femme, elle m’avait laissé particulièrement tranquille. Une fois elle devint folle de rage parce que je refusais de traduire une lettre écrite en russe qui était arrivée pour l’une des prisonnières. Elle m’avait appelée dans son bureau pour que je lise la lettre et que je lui en dise le contenu. Lorsque je vis que la lettre ne m’était pas adressée, je l’informais que je n’étais pas employée comme traductrice par la prison. C’était déjà suffisamment mauvais de la part du personnel carcéral de fouiner dans le courrier personnel d’êtres humains impuissants ; je n’y participerais pas. Elle répondit que c’était stupide de ma part de ne pas tirer avantage de son bon vouloir. Elle pouvait me renvoyer dans ma cellule, me priver de ma commutation de peine pour bonne conduite, et faire en sorte que le reste de mon séjour devienne un enfer. Je lui répondis qu’elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait, mais que je ne lirais jamais les lettres personnelles de mes malheureuses soeurs, et que je les lui traduirais encore moins.

    Puis vint le problème des rations manquantes. Les malades commencèrent à suspecter qu’elles n’avaient pas leur part entière et elles se plaignirent au docteur. Confronter à une question directe de sa part, je dus lui dire la vérité. Je n’ai jamais su ce qu’il avait dit à la matonne, mais les rations arrivèrent à nouveau entières. Deux jours plus tard je fus appelée en bas et enfermée au cachot.

    J’avais vu à plusieurs reprises les effets du cachot sur d’autres prisonnières. Une détenue y avait été enfermée pendant vingt-huit jours, au pain et à l’eau, alors que les règlements interdisaient tout séjour de plus de quarante-huit heures. À sa sortie, elle avait du être transportée sur une civière ; ses mains et ses jambes étaient enflées, son corps couvert de plaques. Les descriptions que m’en avaient fait la pauvre créature et d’autres infortunées me rendaient malade. Mais rien de ce que j’avais entendu n’était comparable avec la réalité. La cellule était nue ; on devait s’asseoir ou se coucher sur le dur sol de pierre. L’humidité des murs faisait du cachot un endroit épouvantable. Pire encore était l’absence totale d’air et de lumière, les ténèbres impénétrables, tellement épaisses qu’on ne pouvait même pas deviner sa main levée devant sa figure. J’eus la sensation de sombrer dans une fosse dévorante. Je pensais à la description de Most : « L’Inquisition Espagnole renaît en Amérique ». Il n’avait pas exagéré.

    Après que la porte se fut refermée sur moi, je restai debout, redoutant l’idée de m’asseoir ou de m’adosser au mur. Puis je tâtonnai vers la porte. Petit à petit l’obscurité perdit de sa densité. Je saisis un son faible qui approchait lentement ; j’entendis une clé tourner dans la serrure. Une matonne apparut. Je reconnu Miss Johnson, celle qui m’avait effrayée à mon réveil lors de ma première nuit au pénitencier. J’en étais venue à connaître et à apprécier sa belle personnalité. Sa gentillesse envers les prisonnières était l’unique rayon de soleil dans leur existence terne. Elle m’avait prise en affection pratiquement dès le début, et elle m’avait à plusieurs reprises démontré son attention de manière détournée. Souvent la nuit, quand tout le monde était endormi, et que le calme était tombé sur la prison, Miss Johnson entrait dans l’infirmerie, posait ma tête sur ses genoux, et caressait tendrement mes cheveux. Elle me racontait les nouvelles parues dans les journaux pour me distraire et elle essayait d’égayer mon humeur maussade. Je savais que j’avais trouvé une amie chez cette femme, qui était elle-même une âme seule, n’ayant jamais connu l’amour d’un homme ou d’un enfant.

    Elle entra dans le cachot en portant une chaise pliante et une couverture. « Tu peux t’asseoir là-dessus », dit-elle, « et t’enrouler là-dedans. Je laisserai la porte entrouverte pour laisser passer un peu d’air. Plus tard, je t’apporterai du café chaud. Cela t’aidera à passer la nuit. » Elle me raconta combien c’était douloureux pour elle de voir des prisonnières enfermées dans ce trou effrayant, mais qu’elle ne pouvait rien faire parce qu’on ne pouvait pas faire confiance à la plupart d’entre elles. Elle était persuadée qu’avec moi, c’était différent.

    À cinq heures du matin mon amie dut récupérer la chaise et la couverture et verrouiller la porte. Je ne me sentais plus oppressée par le cachot. L’humanité de Miss Johnson avait dissipé l’obscurité.

    Lorsqu’on me sortit du cachot et qu’on me renvoya à l’infirmerie, il était pratiquement midi. Je repris mes devoirs. Plus tard j’appris que le Dr. White m’avait demandée, et, ayant été informé que j’étais punie, il avait catégoriquement demandé ma libération.

    Aucune visite n’était autorisée avant qu’ait été accompli un mois de peine. Depuis mon incarcération j’avais attendu Ed avec impatience, bien qu’en même temps je redoutais sa venue. Je me souvenais de ma terrible visite avec Sasha, au pénitencier de Pennsylvanie. Mais ce ne fut pas si épouvantable à Blackwell’s Island. J’ai retrouvé Ed dans une salle où d’autres prisonniers recevaient les amis et la famille qui venaient les voir. Il n’y avait pas de garde entre nous. Les autres détenues était tellement absorbées avec leurs propres visiteuses que personne ne fit attention à nous. Pourtant nous nous sentions contraints. Les mains jointes, nous avons parlé de choses générales.

    Ma seconde visite eut lieu dans l’infirmerie. Miss Johnson étant de garde, elle plaça avec prévenance un paravent pour nous soustraire à la vue des autres patientes, et resta elle-même à distance. Ed me prit dans ses bras. C’était une extase de sentir à nouveau la chaleur de son corps, d’entendre battre son coeur, de s’accrocher avidement à ses lèvres. Mais son départ me laissa dans un violent tumulte émotionnel, dévorée d’un besoin passionnel de la présence de mon amant. Le jour durant j’essayais de calmer le désir brûlant qui déferlait dans mes veines, mais la nuit venue la passion s’empara de moi. Je finis par trouver le sommeil, un sommeil agité, perturbé par des rêves et des images des nuits enivrantes passées avec Ed. C’était un supplice trop épuisant. Je fus contente lorsqu’il amena Fedya et d’autres amis avec lui.

    Une fois Ed vint accompagné par Voltairine de Cleyre. Elle avait été invitée à New York par des amies pour parler à un meeting organisé en ma faveur. Lorsque je lui avais rendu visite à Philadelphie, elle était trop malade pour pouvoir discuter. Je fus heureuse de cette possibilité de devenir désormais plus proche d’elle. Nous avons parlé des choses les plus chères à nos coeurs - Sasha, le mouvement. Voltairine promit, à ma libération, de se joindre à moi dans un nouvel effort en faveur de Sasha. En attendant elle m’assura qu’elle lui écrirait. Ed aussi était en contact avec lui.

    Mes visiteurs et visiteuses étaient toujours envoyés à l’infirmerie. Je fus donc surprise d’être un jour appelée dans le bureau du Directeur pour voir quelqu’un. Il s’agissait de John Swinton et sa femme. Swinton était une célébrité nationale ; il avait travaillé avec les abolitionnistes et s’était battu pendant la Guerre Civile. En tant qu’éditeur en chef du New York Sun il avait plaidé en faveur des réfugiés Européens qui venaient chercher asile aux États-Unis. Il était l’ami et le conseiller de jeunes aspirants littéraires, et avait été un des premiers à défendre Walt Whitman contre les jugements erronés des puristes. Grand, droit, avec un beau visage, John Swinton était un personnage impressionnant.

    Il me salua chaleureusement, me faisant remarquer qu’il était justement en train de dire au Directeur Pillsbury qu’il avait lui-même fait, pendant les jours de l’abolition, des discours plus violents que tout ce que j’avais pu dire à Union Square. Et il n’avait pas été arrêté pour autant. Il avait dit au Directeur qu’il devrait avoir honte de garder enfermée « une petite fille comme ça ». « Et que pensez-vous qu’il a répondu ? Il a répondu qu’il n’avait pas le choix, qu’il ne faisait que son devoir. Tous les faibles disent ça, des lâches qui rejettent toujours la faute sur les autres. » Juste à ce moment le Directeur s’approcha de nous. Il assura Swinton que j’étais une prisonnière modèle et que j’étais devenue une infirmière efficace en très peu de temps. En fait, je travaillais si bien qu’il aurait voulu que l’on m’ait condamnée pour cinq ans. « Qu’elle générosité, n’est-ce pas ? », rigola Swinton. « Peut-être lui donnerez-vous un travail payé lorsqu’elle aura purgé sa peine ? » « Assurément », répondis Pillsbury. « Hé bien, vous seriez bien stupide. Ne savez-vous donc pas qu’elle ne croit pas en la prison ? Aussi sûr que vous êtes vivant, elle les laisserait toutes s’échapper, et qu’adviendrait-il alors de vous ? » Le pauvre homme était embarrassé, mais il se joignit à la rigolade. Avant que mon visiteur prenne congé, il se tourna une fois de plus vers le Directeur, l’avertissant de « prendre bien soin de sa jeune amie », sans quoi il « ferait éclater tout cela au grand jour ».

    La visite des Swinton changea complètement l’attitude de la surveillante-chef envers moi. Si le Directeur avait toujours été assez décent avec moi, elle commença à me couvrir de privilèges : de la nourriture de sa propre table, des fruits, du café, et des ballades sur l’île. Je refusai toutes ces faveurs à l’exception des balades ; c’était ma première opportunité en six mois d’aller à l’air libre et d’inhaler l’air printanier sans barreau d’acier pour y mettre un frein.

    En Mars 1894 nous avons reçu un grand afflux de prisonnières. C’était pratiquement toutes des prostituées ramassées pendant les rafles récentes. La ville avait été frappée d’une nouvelle croisade contre le vice. Le Comité Lexow, avec à sa tête le Révérend Parkhurst, maniait le balai qui devait nettoyer New York de ce fléau affreux. Les hommes trouvés dans les maisons closes étaient automatiquement relâchés, mais les femmes étaient arrêtées, condamnées et envoyées à Blackwell’s Island.

    La plupart de ces malheureuses arrivaient dans des conditions déplorables. Elles étaient soudainement privées des narcotiques qu’elles utilisaient pratiquement toutes habituellement. La vue de leur souffrance était poignante. Avec une force de géantes les frêles créatures secouaient les barreaux de fer, juraient et hurlaient pour demander de la drogue et des cigarettes. Puis elles tombaient au sol, exténuées, gémissant pitoyablement tout au long de la nuit.

    La misère de ces pauvres créatures me rappela ma propre lutte pour me passer de l’effet apaisant des cigarettes. Mis à part durant mes dix semaines de maladie à Rochester, j’avais fumé pendant des années, parfois jusqu’à quarante cigarettes par jour. Lorsque nous avions des problèmes d’argent, et qu’il fallait choisir entre du pain ou des cigarettes, nous nous décidions généralement pour ces dernières. Nous ne pouvions tout simplement pas tenir très longtemps sans fumer. Être coupée de cette habitude en arrivant au pénitencier fut pour moi une torture presque au-delà de mes forces. Les nuits dans la cellule devinrent doublement atroces. Le seul moyen d’obtenir du tabac en prison passait par la corruption. Mais je savais que si une des détenues était attrapée en m’apportant des cigarettes, elle serait punie. Je ne pouvais les exposer à ce risque. Priser du tabac était autorisé, mais je n’ai jamais pu m’y habituer. Il n’y avait rien à faire à part s’adapter à la privation. J’eus la force de résister et j’oubliais ma dépendance en me plongeant dans la lecture.

    Il n’en était pas de même pour les nouvelles arrivantes. À partir du moment où elles apprirent que j’étais responsable de la pharmacie, elle m’ont poursuivie avec des offres d’argent ; pire encore, avec de pitoyables appels à mon humanité. « Juste une bouffée de dope, pour l’amour de Dieu ! ». Je m’insurgeais contre l’hypocrisie chrétienne qui permettait aux hommes de s’en aller librement et qui envoyait les pauvres femmes en prison pour avoir accédé aux demandes sexuelles de ces mêmes hommes. Priver soudainement les victimes des narcotiques qu’elles avaient utilisés pendant des années me paraissait impitoyable. Je leur aurais volontiers donné ce dont elles avaient si terriblement besoin. Ce ne fut pas la peur de la punition qui m’empêcha de leur apporter un peu de soulagement ; c’était la confiance que le Dr. White avait en moi. Il m’avait fait confiance avec les médicaments, il avait été gentil et généreux - je ne pouvais pas le trahir. Les cris des femmes me déroutèrent, m’affaiblirent durant des journées entières, mais je m’en suis tenue à mes responsabilités.

    Un jour une jeune Irlandaise fut amenée à l’hôpital pour une opération. Vu la gravité du cas, le Dr. White fit appel à deux infirmières diplômées. L’opération dura jusqu’à tard dans la soirée, puis la patiente fut laissée sous ma garde. Les effets de l’éther l’avait rendue vraiment malade ; elle vomit violemment, et arracha les points de suture de sa plaie, ce qui provoqua une hémorragie sévère. J’envoyai un appelle urgent au Charity Hospital. Il me sembla que des heures s’écoulèrent avant que le docteur et son équipe arrivent. Il n’y avait pas d’infirmières cette fois-ci et je dus prendre leur place.

    La journée avait été inhabituellement dure, et j’avais eu très peu de sommeil. J’étais épuisée et je devais me tenir à la table d’opération avec la main gauche pendant qu’avec celle de droite je passais les instruments et les éponges. La table d’opération céda soudain et mon bras fut attrapé. J’ai hurlé de douleur. Le Dr. White était tellement absorbé dans ses manipulations que pendant un instant il ne réalisa pas ce qui s’était passé. Quand il releva enfin la table et que mon bras fut ressorti, on aurait dit que chaque os en avait été brisé. La douleur était insoutenable et il ordonna une piqûre de morphine. « On s’occupera du bras plus tard. L’opération d’abord ». « Non, pas de morphine, » suppliais-je. Je me souvenais encore de l’effet qu’avait eu la morphine sur moi quand le Dr. Julius Hoffman m’en avait donné une dose contre l’insomnie. Cela m’avait fait dormir, mais au cours de la nuit j’avais essayé de me jeter par la fenêtre, et il avait fallu toute la force de Sasha pour me retenir. La morphine m’avait rendue folle, et il était désormais hors de question que j’en prenne.

    L’un des médecins me donna quelque chose qui eut un effet calmant. Après que la patiente opérée eut été transportée dans son lit, le Dr. White examina mon bras. « Vous êtes délicate et rondelette, » dit-il, « ça a sauvé vos os. Rien n’a été cassé - juste un petit peu aplati ». Il mit une attelle à mon bras. Le docteur voulait que j’aille au lit, mais il n’y avait personne d’autre pour veiller au chevet de la patiente. C’était peut-être sa dernière nuit : ses tissus étaient tellement infectés que les points ne tiendraient pas, et une autre hémorragie s’avérerait fatale. Je décidai de rester à son côté. Je savais que je n’arriverai pas dormir avec un cas aussi sérieux que celui-ci.

    J’ai assisté toute la nuit à sa lutte pour la vie et, au matin, j’ai envoyé chercher un prêtre. Tout le monde fut surpris de mon acte, particulièrement la surveillante-chef. Comment pouvais-je, moi une athée, faire une chose pareille, se demanda-t-elle, et choisir un prêtre, par dessus le marché ! J’avais refusé de voir les missionnaires aussi bien que le rabbin. Elle avait remarqué que j’avais sympathisé avec les deux soeurs catholiques qui nous rendaient souvent visite le dimanche. Je leur avais même préparé du café. Ne pensais-je pas que l’Église catholique avait toujours été l’ennemie du progrès et qu’elle avait persécuté et torturé les Juifs ? Comment pouvais-je être si inconséquente ? Je lui ai assuré que je pensais bien sûr tout cela. J’étais tout autant opposée aux Catholiques qu’aux autres Églises. Je les considérais toutes identiques, ennemies du peuple. Elles prêchaient la soumission, et leur Dieu était le Dieu des riches et des puissants. Je haïssais leur Dieu et jamais je ne ferai la paix avec lui. Mais si je pouvais croire à une religion parmi toutes, je préférerais l’Église catholique. « Elle est moins hypocrite, » lui ai-je dis ; « elle tient compte des fragilités humaines et possède un sens de la beauté ». Les soeurs catholiques et le prêtre n’avaient jamais essayé de prêcher avec moi comme l’avaient fait les missionnaires, le pasteur, et le rabbin vulgaire. Ils avaient laissé mon âme à son propre destin ; ils m’avaient parlé de choses humaines, spécialement le prêtre, qui était un homme cultivé. Ma pauvre patiente était parvenue à la fin d’une vie qui avait été trop dure pour elle. Le prêtre lui donnerait peut-être quelques moments de paix et de gentillesse ; pourquoi est-ce que je n’aurais pas dû faire appel à lui ? Mais la matonne était trop bornée pour suivre mon raisonnement ou comprendre mes motifs. Je demeurais pour elle une « fille bizarre ».

    Avant de mourir, ma patiente me demanda de la disposer pour la mort. J’avais été plus gentille avec elle, me dit-elle, que sa propre mère. Elle voulait savoir que ce seraient mes mains qui la prépareraient pour son dernier voyage. Je la ferais belle ; elle voulait être belle pour rencontrer la Mère Marie et le Seigneur Jésus. Cela demanda peu d’efforts de la rendre aussi jolie une fois morte qu’elle l’avait été en vie. Ses boucles noires rendaient son visage d’albâtre plus délicat que toutes les méthodes artificielles qu’elle avait utilisé pour rehausser sa beauté. Ses yeux lumineux étaient maintenant clos ; je les avais fermés de ma propre main. Mais ses sourcils ciselés et ses longs cils noirs rappelaient l’éclat qui avait été le sien. Comme elle avait dû fasciner les hommes ! Et eux l’avaient détruite. Elle était désormais hors de leur atteinte. La mort avait atténué ses souffrances. Elle paraissait maintenant sereine dans sa blancheur de marbre.

    Au moment des fêtes juives, je fus de nouveau appelée dans le bureau du Directeur. Ma grand-mère m’y attendait. Elle avait supplié Ed à plusieurs reprises pour qu’il l’emmène avec lui, mais il avait refusé afin de lui éviter cette expérience douloureuse. Mais rien ne pouvait arrêter cet être dévoué. Avec le peu d’anglais qu’elle baragouinait elle s’était fait son chemin jusqu’au Commissaire des Peines, s’était procuré un laisser-passer, et était venue jusqu’au pénitencier. Elle me tendit un grand torchon blanc contenant du matzoth, du poisson gefüllte, et un gâteau de l’Est préparé de sa main. Elle essaya d’expliquer au Directeur quelle bonne fille juive était sa Chavele ; en fait, meilleure que n’importe quelle femme de rabbin, parce qu’elle donnait tout aux pauvres. Elle était terriblement nerveuse quand vint le moment du départ, et j’essayai de l’apaiser, la suppliant de ne pas craquer devant le Directeur. Elle sécha bravement ses larmes et sortit en marchant droite et fière, mais je savais qu’elle pleurerait amèrement aussitôt qu’elle serait hors de vue. Sans doute prierait-elle son Dieu pour sa Chavele.

    Le mois de juin vit plusieurs prisonnières quitter l’infirmerie. Quelques lits seulement restaient occupés. Pour la première fois depuis que j’étais entrée à l’hôpital j’eus quelque temps libre, et j’en profitais pour lire plus souvent. J’avais accumulé une bibliothèque conséquente. John Swinton m’avait envoyé plusieurs livres, ce que firent aussi d’autres amis, mais la plupart d’entre eux venaient de Justus Schwab. Il n’était jamais venu me voir ; il avait demandé à Ed de me dire qu’il lui était impossible de venir me rendre visite. Il haïssait tant la prison qu’il ne serait pas capable de me laisser derrière les barreaux. S’il venait il serait tenté d’utiliser la force pour me ramener avec lui, et cela ne ferait que causer des problèmes. À la place il m’envoyait des piles de livres. Walt Whitman, Emerson, Thoreau, Hawthorne, Spencer, John Stuart Mill, et plusieurs autres auteurs Anglais et Américains que j’appris à connaître et à aimer grâce à l’amitié de Justus. Au même moment d’autres auteurs vinrent à s’intéresser à mon salut - des spiritualistes et des rédempteurs métaphysique de tout poil. J’essayai honnêtement d’atteindre leur pensée, mais j’étais sans doute trop terre à terre pour suivre leurs ombres dans les nuages.

    Parmi les livres que je reçus figurait la Vie d’Albert Brisbane, écrit par sa veuve. La page de garde portait une dédicace reconnaissante à mon intention. Une lettre cordiale de son fils, Arthur Brisbane, était jointe au livre, dans laquelle il exprimait son admiration et l’espoir qu’à ma libération je lui permettrai d’organiser une soirée pour moi. La biographie de Brisbane me fit découvrir Fourrier et d’autres pionniers de pensée socialiste.

    La bibliothèque de la prison possédait quelque bonne littérature, notamment les oeuvres de George Sand, George Eliot, et Ouida. Le responsable de la bibliothèque était un Anglais instruit purgeant une peine de 5 ans pour contrefaçon. Les livres qu’il me distribuait commencèrent rapidement à contenir des billets doux rédigés dans les termes les plus affectueux, qui s’enflammèrent bientôt avec passion. Il avait déjà passé quatre années en prison, disait l’un de ses billets, et l’amitié et l’amour d’une femme lui manquaient cruellement. Il me suppliait de lui offrir au moins l’amitié. Pourrais-je lui écrire occasionnellement à propos des livre que j’étais en train de lire ? Il n’aimait pas l’idée de s’engager dans un stupide flirt de prison, mais le besoin d’expression libre et sans censure était par trop irrésistible. Nous avons échangé plusieurs billets, souvent d’une nature très ardente.

    Mon admirateur était un splendide musicien et jouait de l’orgue dans la chapelle. J’aurais aimé y assister, pouvoir l’écouter et le sentir à mes côtés, mais la vue des prisonniers dans leurs uniformes rayés, certains d’entre eux menottés, et par dessus tout avilis et insultés par le sermon du pasteur, était trop épouvantable pour moi. J’en avait été témoin une fois, le 4 juillet, quand des politiciens étaient venus pour parler aux détenus des splendeurs de la liberté Américaine. J’avais dû passer par l’aile du bâtiment des hommes pour délivrer un message au Directeur, et j’avais entendu la pompeuse déclamation patriotique sur la liberté et l’indépendance adressée aux hommes rendus à l’état d’épaves physiques et mentales. Un des condamnés avait été mis aux fers à cause d’une tentative d’évasion. Je pouvais entendre le cliquetis de ses chaînes qui accompagnait chacun de ses mouvements. Je ne supportais pas d’aller à l’église.

    La chapelle était située en dessous de l’infirmerie. Deux fois par dimanche, assise sur l’escalier, je pouvais entendre mon admirateur jouer de l’orgue. Le dimanche était presque une journée de vacances : la surveillante-chef était de congé, et nous étions libérées de l’irritation que nous causait sa voix brutale. Les deux soeurs catholiques venaient parfois ce jour-là. J’étais charmée par la plus jeune, qui n’avait pas vingt ans, très jolie et pleine de vie. Je lui ai demandé une fois ce qui l’avait amenée à entrer dans les ordres. Levant ses grands yeux au ciel, elle me répondit : « Le prêtre était si jeune et si beau ! » La « bébé nonne, » comme je l’appelais, pouvait babiller des heures de sa jeune voix enjouée, me contant nouvelles et ragots. C’était pour moi un soulagement après la grisaille de la prison.

    De tous les amis que je me suis faits sur Blackwell’s Island le prêtre était le plus intéressant. Au premier abord je n’ai pas éprouvé beaucoup de sympathie pour lui. Je pensais qu’il était comme le reste des autres religieux prosélytes, mais j’ai rapidement compris qu’il voulait uniquement parler de livres. Il avait étudié à Cologne et avait beaucoup lu. Il savait que j’avais plusieurs livres et il me demanda si je voulais bien en échanger quelques-uns avec lui. J’étais abasourdie et je me demandais quelle sorte de livre il allait m’amener, à part le Nouveau Testament ou le Catéchisme. Mais il vint avec des oeuvres de poésie et de musique. Il avait libre accès à la prison à n’importe quelle heure, et il venait souvent à l’infirmerie à neuf heures du soir et y restait bien après minuit. Nous discutions alors de ses compositeurs favoris - Bach, Beetoven et Brahms - et nous comparions nos points de vue en poésie et nos idées sociales. Il m’offrit un dictionnaire Anglais-Latin ainsi dédicacé : « Pour Emma Goldman, avec mon plus grand respect. »

    J’eus l’occasion de lui demander pourquoi il ne m’avait jamais donné la Bible. « Parce que personne ne peut la comprendre ou l’aimer si on la force à la lire, » me répondit-il. Cela me donna envie de la lire et je la lui demandai. Sa simplicité de langage et son côté mythique me fascinèrent. Il n’y avait pas de faux-semblant chez mon jeune ami. Il était dévot, entièrement consacré à sa tâche. Il observait chaque jeûne et pouvait se perdre des heures en prières. Une fois il me demanda de l’aider à décorer la chapelle. Lorsque je suis descendue, j’ai trouvé la frêle figure émaciée dans une prière silencieuse, oublieuse de tout ce qui l’entourait. Mon idéal, ma foi, était à l’opposée de la sienne, mais je sus qu’il était aussi ardemment sincère que moi. Notre ferveur était notre terrain d’entente.

    Le Directeur Pillsbury venait souvent à l’hôpital. C’était un homme peu commun pour son environnement. Son grand-père avait été geôlier et son père et lui-même étaient tous deux nés en prison. Il comprenait ses pensionnaires et les forces sociales qui les avaient créés. Il me confia une fois qu’il ne pouvait supporter les « balances » ; il préférait le prisonnier qui avait de la fierté et qui ne s’abaissait pas à agir à l’encontre de ses codétenus dans le but de gagner des privilèges pour lui-même. Si un détenu affirmait qu’il s’amenderait et ne commettrait plus jamais de crime, le Directeur était sûr qu’il mentait. Il savait que personne ne pouvait recommencer une vie nouvelle après des années de prison et le monde entier contre lui, à moins qu’il ait des amis pour l’aider au dehors. Il avait l’habitude de dire que l’État ne fournissait même pas suffisamment d’argent à un homme libéré pour se payer les repas de sa première semaine. Comment, alors, pouvait-on attendre de lui qu’il « agisse bien » ? Il racontait l’histoire d’un homme qui lui avait dit, le jour de sa libération : « Pillsbury, la prochaine montre que je volerai je vous l’enverrai comme présent. » « C’est mon type d’homme, » en rigolait le Directeur.

    Pillsbury pouvait faire beaucoup de bien pour les infortunés à sa charge dans la position où il se trouvait, mais il était constamment entravé. Il avait dû permettre aux prisonnières de faire la cuisine, la lessive et le ménage pour d’autres qu’elles-mêmes. Si la table damassée n’était pas correctement roulée avant le repassage, la lavandière courait le risque d’être envoyée au cachot. La prison entière était minée par le favoritisme. Les détenues étaient privées de nourriture à la moindre infraction, mais Pillsbury, qui était un vieil homme, n’y pouvait pas grand chose. En outre, il faisait tout pour éviter un scandale.

    Au plus approchait le jour de ma libération, au plus la vie en prison devenait insupportable. Les jours s’éternisaient et je devenais agitée et irritable. Même lire devint impossible. Je restais des heures perdue dans mes souvenirs. Je pensais aux camarades du pénitencier de l’Illinois graciés par le Gouverneur Altgeld. Depuis que j’étais arrivée en prison, j’avais réalisé combien la commutation de la peine des trois hommes, Neebe, Fielden et Schwab, avait joué pour la cause pour laquelle avaient été pendus leurs camarades de Chicago. Le venin de la presse à l’encontre de Altgeld pour son geste de justice prouva combien il avait profondément touché les groupes d’intérêts, particulièrement par son analyse du procès et sa démonstration limpide selon laquelle les anarchistes exécutés avaient été judiciairement assassinés en dépit de leur innocence prouvée du crime dont on les accusait. Chaque détail de ces journées de 1887 se dressait comme un grand soulagement devant moi. Je pensais aussi à Sasha, à notre vie ensemble, son acte, son martyr - je revivais maintenant avec une réalité poignante chaque moment des cinq années écoulées depuis que je l’avais rencontré pour la première fois. Pourquoi Sasha était-il encore si profondément enraciné en moi ? Mon amour pour Ed n’était-il pas plus extatique, plus enrichissant ? Peut-être était-ce son acte qui m’avait attachée à lui avec des liens si puissants. Comme ma propre expérience de la prison était insignifiante comparée à ce que Sasha était en train d’endurer dans le purgatoire d’Allengheny ! Je ressentais maintenant de la honte d’avoir pu, ne serait-ce qu’un moment, trouver quelque dureté à mon incarcération. Pas un seul visage ami dans la salle du tribunal pour être près de Sasha et le réconforter - confinement solitaire et isolation totale, plus aucune visite ne lui avait été autorisée. L’inspecteur avait tenu sa promesse ; depuis ma visite en novembre 1892, Sasha n’avait pas été autorisé à voir qui que ce soit. Combien il devait avoir soif de la vue et du contact d’un esprit affinitaire, comme il devait le désirer ardemment !

    Mes pensées se précipitèrent. Fedya, l’amoureux de la beauté, si fin et sensible ! Et Ed. Ed - il m’avait fait embrasser tant de désirs mystérieux, il m’avait ouvert de telles sources de richesse spirituelles ! Je devais mon développement à Ed, ainsi qu’aux autres qui avaient traversé ma vie. Mais, plus que toute autre chose, ce fut la prison qui s’avéra être la meilleure école. Une école plus douloureuse, mais combien nécessaire. C’est là que j’ai pu approcher des profondeurs et des complexités de l’âme humaine ; c’est là, plus qu’ailleurs, que j’ai côtoyé l’horreur et la beauté, la bassesse et la générosité. C’est aussi là où j’ai appris à voir la vie à travers mes propres yeux et pas au travers de ceux de Sasha, Most ou Ed. La prison a été le creuset qui a mit ma foi à l’épreuve. Elle m’a aidé à découvrir ma propre force, la force d’être seule, la force de vivre ma vie et de me battre pour mes idéaux, contre le monde entier si cela était nécessaire. L’État de New York ne pouvait pas m’avoir rendu un plus grand service qu’en m’envoyant au pénitencier de Blackwell’s Island !

    Emma Goldman.


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  • Pourquoi j’ai cambriolé, Pourquoi j’ai tué

    Par Octave Garnier (1913)

    Tout être venant au monde a droit à la vie, cela est indiscutable puisque c’est une loi de la nature. Aussi, je me demande pourquoi sur cette terre, il y a des gens qui entendent avoir tous les droits. Ils prétextent qu’ils ont de l’argent mais si on leur demande où ils ont pris cet argent que répondront-ils ? Moi je réponds ceci : « Je ne reconnais à personne le droit d’imposer ses volontés sous n’importe quel prétexte que ce soit ; je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit de manger ces raisins ou ces pommes parce que c’est la propriété de M. X... Qu’a-t-il fait plus que moi pour que ce soit lui seul qui en profite. Je ne réponds rien et par conséquent j’ai le droit d’en profiter selon mes besoins et s’il veut m’en empêcher par la force je me révolterai et à sa force je lui opposerai la mienne car me trouvant attaqué je me défendrai par n’importe quel moyen. »


    C’est pourquoi à ceux qui me diront qu’ils ont de l’argent et qu’alors je dois leur obéir, je leur dirai : « Quand vous pourrez démontrer qu’une partie du tout représente le tout, lorsque ce sera une autre terre que celle sur laquelle vous êtes né comme moi et un autre soleil que celui qui vous éclaire [qui] a fait pousser les arbres et mûrir les fruits, quand vous m’aurez démontré cela, je vous reconnaîtrai le droit de m’empêcher d’en vivre, car, d’où sort l’argent : de la terre, et l’argent est une partie de cette terre transformé en un métal que l’on a appelé argent et une partie du monde a pris le monopole de cet argent et a, par la force, en se servant de ce métal, forcé le reste du monde à lui obéir. Pour ce fait, ils ont inventé toutes sortes de systèmes de torture tel que les prisons, etc. »

    TROP LACHES POUR SE REVOLTER

    Pourquoi cette minorité qui possède est-elle plus forte que la majorité qui est dépossédée ? Parce que cette majorité du peuple est ignorante et sans énergie ; elle supporte tous les caprices des possédants en baissant les épaules. Ces gens sont trop lâches pour se révolter et, bien mieux, si parmi eux il y en a qui sortent de leur troupeau, ils s’efforcent de les y empêcher soit exprès, soit par leur bêtise, mais ils sont aussi dangereux l’un que l’autre. Ils se réclament de l’honnêteté mais sous leur marque se cache une hypocrisie et une lâcheté qui n’est pas discutable.

    Que l’on me montre un honnête homme !

    C’est pour toutes ces choses que je me suis révolté, c’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre les oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition.

    DES MON PLUS JEUNE AGE

    Dès mon plus jeune âge, je connus déjà l’autorité du père et de la mère et avant d’avoir l’âge de comprendre je me révoltai contre cette autorité ainsi que celle de l’école.

    J’avais alors treize ans. Je commençai à travailler ; la raison me venant, je commençai à comprendre ce que c’était que la vie et l’injure sociale ; je vis les individus mauvais, je me suis dit : « il faut que je cherche un moyen de sortir de cette pourriture qu’étaient patrons, ouvriers, bourgeois, magistrats, policiers et autres ; tous ces gens me répugnaient, les uns parce qu’ils supportaient de faire tous ces gestes. » Ne voulant pas être exploité et non plus exploiteur, je me mis à voler à l’étalage ce qui ne rapportait pas grand-chose ; une première fois je fus pris [1], j’avais alors dix-sept ans ; je fus condamné à trois mois de prison ; je compris alors ce que c’était que la justice ; mon camarade qui était prévenu du même délit puisque nous étions ensemble, fut condamné à deux mois et avec sursis. Pourquoi, je me le suis toujours demandé. Mais je puis dire que je ne reconnais à personne le droit de me juger pas plus un juge d’instruction qu’un président de tribunal, car personne ne peut connaître les raisons déterminantes qui me font agir ; personne ne peut se mettre à ma place en un mot personne ne peut être moi.

    J’AURAIS BIEN VOULU M’INSTRUIRE

    Quand je sortis de prison, je rentrai chez mes parents qui me firent des reproches assez violents. Mais d’avoir subi ce que l’on appelle la justice, la prison, m’avait rendu encore plus révolté [2]. Je recommençai à travailler, mais pas dans le même métier. C’est alors qu’après avoir été dans un bureau, je me mis à travailler dans la boucherie, ensuite boulangerie et quand je sortis de prison, je voulus travailler dans la boulangerie, métier que je connaissais très bien, mais partout où j’allais, on me demandait des certificats. Je n’en avais pas, alors on ne voulait pas de moi cela me révoltait encore. C’est là que je recommençai à ruser pour trouver du travail, je me fabriquai de faux certificats et finalement je trouvai une place dans laquelle je travaillai environ de seize à dix-huit heures par jour pour la somme de 70 à 80 F par semaine de sept jours et lorsque je demandai un jour de repos cela ne plaisait pas à Monsieur le patron.

    Au bout de trois mois environ de ce travail, j’étais harassé, fourbu et pourtant il fallait continuer sous peine de [3] crever de faim, car ce que je gagnais suffisait à peine pour mes principaux besoins, mais d’un autre côté, je constatai que mon patron, lui, ramassait le bénéfice de mon travail et que faisait-il, lui, pour cela ? rien sinon de me dire : « Vous arrivez dix minutes en retard aujourd’hui », ou alors : « Votre travail n’est pas très bien fait aujourd’hui, il faudra veiller à cela, sinon... »

    Enfin, comme je n’aime pas faire toujours le même geste car je ne [me] considère pas comme une machine, j’aurais bien voulu m’instruire, connaître beaucoup de choses, développer mon intelligence, mon physique, en un mot devenir un être pouvant se diriger dans tous les sens, tout en ayant le moins besoin possible d’autrui. Mais pour arriver à cela, il me fallait du temps, des livres. Comment me procurer tout cela avec mon travail ? Il m’était impossible de réunir toutes ces choses, car il fallait manger et pour cela il fallait travailler et pour qui ? pour un patron. Je réfléchissais à tout cela et je me dis : je vais encore changer de métier, peut-être ça ira mieux, mais je n’avais pas compté avec le système social actuel ; j’avais du goût pour la mécanique, mais quand je me présentai chez des mécaniciens, ils me disaient : Nous voulons bien vous occuper, mais nous ne pouvons vous payer car vous ne produirez pas assez, ne connaissant rien dans le métier ; qu’ils me paieraient, mais quand je saurais travailler, c’est-à-dire au bout de quinze à dix-huit mois et encore, qu’ils paient 6 à 8 F par jour pour dix à douze heures de travail. L’état social commençait singulièrement à me dégoûter. En fin de compte, je me trouvai de l’embauche dans le terrassement, mais je constatai encore que c’était la même chose : travailler beaucoup pour ne pas même suffire à mes besoins. Je fis les déductions suivantes que partout et dans tout, c’était la même chose ; je ne voyais que misère chez tous ceux qui travaillaient à côté et autour de moi et pour comble, tous ces miséreux, au lieu d’essayer de sortir de cette situation [4], s’y enfonçaient encore plus en buvant de l’alcool jusqu’à rouler par terre et en perdre la raison. Je voyais tout cela et aussi l’exploiteur être content de cette situation et même pire, payer encore à boire à ces brutes qui en avaient déjà trop absorbé ; pour une bonne raison, c’est que pendant qu’ils étaient abrutis, ces gens ne pouvaient raisonner et c’est ce qu’il lui fallait pour mieux les tenir sous son autorité.

    COURTE APPARITION DANS LES SYNDICATS

    Quand, par hasard, il se produisait un geste de révolte parmi ces imbéciles (je ne fais pas de distinction de corps de métiers), immédiatement le patron les menaçait de les renvoyer et alors le calme revenait.

    Il m’est arrivé de faire grève aussi, mais j’en ai eu vite compris le sens et la portée. Toute cette troupe « d’hommes » incapables d’agir individuellement se nommaient un chef qu’ils chargeaient de discuter avec le patron le sujet de mésentente.

    Quelquefois, ce chef imbécile et cupide se vendait au patron pour quelques pièces d’argent et alors quand toutes ces brutes n’avaient plus d’argent, il leur conseillait de retourner travailler. Voilà tous les aboutissants de la grève ou alors quand parfois la grève réussissait et que les ouvriers avaient gagné ce qu’ils avaient demandé : augmentation de salaire, alors les capitalistes eux, réaugmentaient les denrées alimentaires et autres, si bien qu’un temps innombrable était perdu, de l’énergie dépensée inutilement, puisque rien n’était changé réellement. Aussi, dans les syndicats, je ne fis qu’une courte apparition car je fus vite au courant que tous ces messieurs n’étaient autres que des profiteurs et arrivistes qui criaient révolte partout, qu’il fallait détruire le capitaliste et autre, mais pourquoi. Je compris qu’ils voulaient détruire l’état social actuel, tout simplement pour s’installer, eux, à la place, remplacer la République par le syndicat, c’est-à-dire éliminer un Etat pour le remplacer par un autre dans lequel il y a lois et toute la même engeance sociale actuelle, en somme ne changer que le nom pour arriver à cela. Comme les capitalistes, ils emploient les mêmes procédés : promesses. Votre sincérité, en somme, ils ne font qu’exploiter toujours la bêtise ouvriériste. Quand je sortis de ce milieu, je rentrai dans un autre à peu près identique : les révolutionnaires. Mais je ne fis que passer. Je devins alors anarchiste. J’avais environ dix-huit ans, je ne voulus plus retourner travailler et je recommençai encore la reprise individuelle, mais pas plus de chance que la première fois. Au bout de trois ou quatre mois, j’étais encore pris. Je fus condamné à deux mois. Je sortis cette fois et j’essayai encore de travailler. Je fis une grève générale dans laquelle il y eut bagarre avec la police, je fus arrêté et condamné à six jours de prison.

    DES HOMMES SOBRES, RAISONNABLES, D’UNE VOLONTE DE FER

    Tout cela continua à m’aigrir le caractère et naturellement plus j’allais, plus je m’éduquais, plus je comprenais la vie. Comme je fréquentais les anarchistes, je comprenais leurs théories et j’en devenais un fervent partisan, non parce que ces théories me plaisaient, mais parce que je les trouvais les plus justes discutables.

    Je rencontrai dans les milieux anarchistes des individus propres à la vie, individus essayant le plus possible, de se débarrasser des préjugés qui font que le monde est ignorant et sauvage, ces hommes avec qui je me faisais un plaisir de discuter, car ils [5] me démontraient non des utopies, mais des choses que l’on pouvait voir et toucher. En plus de cela, ces individus étaient sobres. Quand je discutais avec eux, je n’avais pas besoin, comme chez la généralité des brutes, de détourner la tête quand ils me causaient, leur bouche ne rendait pas un relent d’alcool ou de tabac Je les trouvais raisonnables et j’en rencontrai d’une volonté de fer et très énergiques.

    Mon opinion fut vite fondée, je devins comme eux, je ne voulus plus du tout aller travailler pour d’autres, je voulus aussi travailler pour moi mais comment m’y prendre, je n’avais pas grand choix, mais acquis un peu d’expérience, et, plein d’énergie, résolu à me défendre jusqu’à la mort, contre cette meute pleine de bêtise et d’iniquité qu’est la présente Société.

    QU’EST-CE QUE LA PATRIE POUR MOI

    Je quittai Paris vers dix-neuf ans et demi, car j’entrevoyais, avec horreur, le régiment. Là encore je vis, avec beaucoup plus de raison, ce que c’était la loi dite sociale et humanitaire. Je compris ce que ces mots République, Liberté, Egalité, Fraternité, drapeau, Patrie et autres voulaient dire. Je me discutais intérieurement, le parti que je devais prendre et je discutai aussi avec mes camarades, la valeur de ce vocabulaire social que l’Etat fait apposer partout et sur tous les édifices publics ; je compris l’horrible hypocrisie représentée par ce langage. Tout cela n’est qu’une religion comme celle de Dieu que l’on jette en pâture à tous les religieux qui sont la généralité du monde. On leur dit : vous devez respecter la Patrie, mourir pour elle, mais qu’est-ce que la Patrie pour moi, la Patrie c’est toute la terre, sans frontière. La Patrie, c’est là où je vis, soit en Allemagne, soit en Russie, soit en France, pour moi, la Patrie n’a pas de bornes, elle est partout où je me trouve heureux. Je ne fais pas de distinction de peuple, je ne cherche qu’entente partout, mais autour de moi je ne vois que religieux et chrétiens ou hypocrites fourbes. Si les ouvriers réfléchissaient un peu, ils verraient et comprendraient qu’entre capitalistes il n’existe pas de frontière, que ces rapaces malfaiteurs s’organisent pour mieux les oppresser et alors ils ne travailleraient plus à la fabrication de canons, de sabres, de monnaies, d’habits militaires, ils abandonneraient les arsenaux, ils s’abstiendraient de s’alcooliser, ce qui est le plus redoutable ennui [ennemi ?] de la raison, ainsi que le tabac qui annihile le cerveau, mais ils sont trop veules actuellement, peut-être cette masse inconsciente et fourbe changerait-elle peut-être, je l’espère, mais moi je ne veux pas me sacrifier pour elle. C’est maintenant que je suis sur la terre et c’est maintenant que je dois vivre et je m’y prendrai par tous les moyens que la science met à ma disposition. Peut-être que je ne vivrai pas vieux, je serai vaincu dans cette lutte qui est ouverte entre moi et toute cette Société qui dispose d’un arsenal incomparable au mien, mais je me défendrai de mon mieux, à la ruse, je répondrai par la ruse à la force je répondrai par la force jusqu’à ce que je sois vaincu, c’est-à-dire mort.

    DESERTEUR

    Donc, vers le mois de mai 1910, je partis en province pour tâcher de gagner la frontière pour ne pas être soldat, mais vers le mois de juillet je retourne de nouveau en prison pour coups et blessures. J’en sors à la fin d’août, un mois avant que ma classe ne parte. Sitôt sorti, je travaille quelques jours sur un chantier de terrassement pour avoir un peu d’argent ; je prends le train pour les frontières de Belgique, je paie une partie du voyage et ne paie pas l’autre car il fallait manger en route. J’arrivai à Valenciennes, je descendis du train et cherchai à sortir de la gare, mais je fus visé par le chef de gare qui me courut après. On discuta un peu, il me menaça des gendarmes et finalement j’eus raison de sa conscience car il me dit de sortir. Je n’avais plus d’argent en arrivant, je travaillai encore sur un chantier une semaine puis j’envoyai promener le patron car sur les frontières les patrons ont l’habitude de mener les ouvriers comme des bêtes de somme, pis même, et cela me révoltait. Je fis deux cambriolages et quittai le pays pour gagner définitivement la Belgique. J’arrivai vers le 6 octobre 1910 à Charleroi, je me mis encore au travail pendant quelques jours, je fréquentai les anarchistes, cela seul, et vers les premiers jours du mois de novembre, je fus arrêté comme tel mais faute de preuves, je fus relâché huit jours après.

    CAMBRIOLEUR

    Quand je sortis de prison, je travaillai encore quelques jours et fis la connaissance de quelques camarades ayant mes opinions, camarades qui étaient bons et francs, énergiques, auxquels je m’associai pour le cambriolage, car il fallait vivre et je ne voulus plus du tout aller ni à l’usine, ni au chantier. J’avais alors vingt ans et demi.

    Vers le commencement de novembre, je fis la connaissance d’une compagne, je partis avec elle pour Bruxelles où mes camarades m’avaient précédé. Là, nous y restons jusqu’à la fin de février 1911. Je fus obligé de quitter Bruxelles car j’étais recherché pour des cambriolages que j’avais commis à Charleroi et alentours ; je quittai donc Bruxelles et je revins à Paris où j’allai m’installer au journal l’anarchie, pour lequel je me mis à l’œuvre. J’y travaillai presque tous les jours et comme l’ordinaire était un peu maigre, je fis, en compagnie de quelques camarades, une quantité de cambriolages, mais cela ne rapportait pas beaucoup, je fis l’émission de fausse monnaie, mais cela ne rapportait pas beaucoup et je risquais autant que d’aller faire un cambriolage qui me rapportait plus. Je laissai donc la fausse monnaie là.

    Vers le mois de juillet 1911, plusieurs de mes meilleurs camarades tombèrent entre les mains de la police. J’en fus beaucoup peiné et je déterminai de me venger de cette société criminelle, aussi je quittai le journal et venai [vins] m’installer à Vincennes, encore avec ma compagne qui m’était dévouée et que j’aimais beaucoup.

    Pendant le temps que je passai au journal, si j’avais perdu quelques-uns de mes camarades, par contre, je fis la connaissance d’autres, aussi énergiques que moi, aussi nous discutâmes ensemble le moyen de faire sentir plus fort que jamais le cri de notre révolte. C’est ainsi que nous décidâmes de louer plusieurs logements pour pouvoir travailler en toute sécurité, Nous n’avions pas beaucoup d’argent, aussi, nous nous mîmes tout de suite au travail. Nous faisions cambriolage sur cambriolage dont je puis citer les principaux qui furent ceux des mois d’août, septembre, octobre 1911.

    En août nous en faisons plusieurs qui nous rapportent chaque 3 ou 400 F dont un près de Mantes, un bureau de poste qui nous rapporta 700 F, une villa à Mantes qui nous rapporta 4.000 F, mais à côté de cela, nous en faisions beaucoup d’autres qui ne valaient pas grand-chose. En septembre, octobre, pendant ces deux mois, le principal cambriolage fut celui du Bureau de poste de Chelles, dans le département de Seine-et-Marne qui nous rapporta 4.000 F et quelques autres de moindre importance, enfin, vers le commencement de novembre, nous en faisions encore un à Compiègne qui nous rapporta 3.500 F. C’était une perception, mais cet argent avait été dépensé car beaucoup de nos camarades ayant été ennuyés par la police et autre cause, on leur était venu en aide pécuniairement.

    Pendant ces derniers mois, j’avais cherché un copain chauffeur, mais vainement. Mais j’avais appris à conduire, mais n’étant pas encore très habile, j’hésitais encore à me lancer pour aller voler une automobile afin de faire un coup qui nous mettrait à l’abri du besoin pendant un certain temps. Lorsque sur ces entrefaites, je fis la connaissance de Bonnot. Nous causâmes de projets, et, finalement, nous nous entendîmes ensemble.

    LE COUP DE L’ENCAISSEUR

    C’est alors que vers le 10 décembre 1911, dans la nuit même, nous commettions le vol d’une automobile à Boulogne et nous allions la garer chez un mécanicien [dont] un ami nous avait donné l’adresse. Nous allâmes le trouver et nous lui demandâmes de garer notre voiture. Il accepta. Nous ne lui avions pas dit que la voiture avait été volée, car il n’aurait peut-être pas accepté. Je lui dis : « Nous reviendrons la chercher dans une huitaine de jours. » Je lui donnai un faux nom et une fausse adresse, puis nous partîmes.

    Nous discutâmes ensuite ce que nous avions à faire. Nous avions deux travaux colossaux à faire car dans le courant du mois d’octobre j’avais acheté un chalumeau et nous devions avoir une automobile pour le transporter. Dans ce travail il y avait deux coffres à percer. Comme je savais manier le chalumeau et Bonnot bien conduire, nous en conclûmes avec les autres camarades que nous tenterions tout prochainement l’opération d’un autre côté. Nous avions étudié un autre coup, celui de dévaliser un encaisseur ; au cas où l’un manquerait, l’autre pourrait réussir. C’est ainsi que dans la nuit du 20 au 21 décembre, nous partîmes chercher la voiture au garage, je payai le mécanicien et l’on se mit en route ; il était une heure du matin. L’on prit en passant le chalumeau qui était chez un ami.

    Nous étions en tout quatre copains, mais une circonstance [ne] nous permit pas de faire ce travail car pour faire cela il nous fallait un temps qui nous soit complice et ce que nous attendions ne se produit pas, il fallait qu’il tombe de l’eau.

    Enfin, vers 3 h 1/2 du matin, l’on repartit reporter le chalumeau. C’est alors que nous décidâmes de faire le garçon de banque, tâche qui était pleine d’embûches comme on va le voir.

    Nous nous promenons dans Paris pendant le reste de la nuit, jusqu’à 8 h 1/2, c’est moi qui restai au volant pour bien me faire la main et je commençais bien déjà, je me sentais capable d’affronter les virages assez dangereux à une bonne allure ; c’était d’autant plus utile, car il fallait bien deux chauffeurs au cas où l’un d’eux aurait été blessé, que l’on puisse au moins dépister ceux qui tenteraient de nous poursuivre.

    A 8 h 1/2 je passai le volant à Bonnot et je prenais place à côté de lui et les deux autres se trouvaient dans la voiture, car c’était une magnifique limousine.

    Nous n’étions pas très bien d’accord comment nous devions faire le coup, car c’était à 9 heures du matin, rue Ordener, en pleine rue et dans ce quartier assez populeux.

    Enfin, nous arrivâmes à 9 heures moins deux minutes à 200 mètres environ de l’endroit où l’encaisseur passait, car il venait de la rue de Provence, Bureau Central de la Société Générale, et venait rue Ordener apporter de l’argent à une succursale.

    Quelques jours avant j’étais venu faire le guet avec Bonnot, pour nous rendre compte de l’heure exacte et du chemin qu’il prenait

    A neuf heures exactement, nous l’apercevons, descendant du tramway comme d’habitude, accompagné par un autre personnage délégué spécialement pour cela. L’heure est grave, il faut agir promptement, une seconde d’hésitation peut nous perdre ; la voiture avance, je descends et un de mes compagnons descend également de voiture tandis que Bonnot reste avec le quatrième à la voiture pour que personne n’approche. Je marche sur le trottoir, à la rencontre du garçon de Banque, la main dans la poche de mon pardessus, la main sur la crosse de mon revolver. Mon compagnon est, lui, sur l’autre côté du trottoir, à quelques pas derrière moi.

    Arrivé à trois pas du garçon, je sors mon revolver et, froidement, je tire une première balle, puis une deuxième ; il tombe pendant que celui qui l’accompagne s’enfuit en courant, transi de peur ; je ramasse un sac, mon copain ramasse un autre que cet imbécile ne veut pas lâcher, car il n’est pas tué, mais il finit par lâcher prise, car il perd connaissance.

    Nous allons remonter en voiture, quelques passants veulent nous en empêcher, mais nous sortons alors nos revolvers, nous tirons quelques coups et tout le monde se sauve, Nous montons en voiture, moi, toujours à côté de Bonnot ; il est 9 h 1/2 nous sommes à Saint-Denis, nous ne savons pas bien par où nous diriger. Enfin, nous prenons la route du Havre, mais pas directement, nous faisons beaucoup de détours afin d’éviter de nous faire prendre ou de livrer bataille car nous étions terriblement armés. Je n’avais pas moins de six revolvers sur moi dont un qui se montait sur une crosse et qui a une portée de 800 mètres et mes compagnons en avaient chacun trois et nous avions environ 400 balles dans nos poches et bien décidés à nous défendre jusqu’à la mort.

    Il est environ 11 heures du matin, nous arrivons à Pontoise, nous nous arrêtons un moment et nous ouvrons les sacs. Dans les sacs que j’ai ramassés il y a 5.500 F. Nous partageons de suite. Dans le sac que mon copain a ramassé il y a 320.000 F de titres. Nous sommes désillusionnés. Nous comptions trouver 150.000 F en argent liquide. Enfin, ne nous désolons pas, l’on pourrait peut-être vendre les titres ou bien nous recommencerons autre chose.

    Je prends le volant à mon tour et nous partons. Il pleut, ça ne fait rien, nous bravons la pluie. Nous arrivons à Beauvais, l’employé d’octroi nous fait signe d’arrêter, nous passons outre ; je mets le pied sur l’accélérateur et nous lui brûlons la politesse ; tant sa bêtise est grande, il tente de courir après nous, puis reste stupéfié ; cet ignoble brute n’a sans doute jamais vu cela,
    Nous avons [faim], j’arrête la voiture devant la boutique d’un boulanger, un camarade descend chercher du pain et du chocolat et nous repartons. Il est à peu près 4 h 1/2, nous avons fait beaucoup de chemin, nous sommes bien fatigués, mais il faut arriver. Je passe le volant à Bonnot, nous arrivons vers 5 h 1/4 dans un petit pays où je descends de voiture pour chercher un bidon d’huile pour la voiture et nous repartons à 5 h 1/2, je reprends le volant ; en route nous nous trompons de route et au lieu d’arriver au Havre, nous arrivons à Dieppe, il est grande nuit ; il est 6 heures passé, nous n’avons plus beaucoup d’essence, nous prenons la résolution d’abandonner la voiture à Dieppe alors, je cherche une rue déserte pour la laisser ; j’en trouve une, je la suis quand tout à coup la voiture n’avance plus, le moteur s’arrête, je vais pour descendre de la voiture, mais à peine ai-je mis un pied par terre que j’enfonce jusqu’au genou, je prends ma lampe de poche car tous les becs de gaz sont éteints, je regarde par terre, je vois de la boue jusqu’au moyeu des roues et j’aperçois les falaises et la mer, alors j’avertis les amis de ce qui arrive, nous prenons vite la décision de laisser la voiture, nous arrachons les numéros de la voiture et nous les jetons à la mer et nous partons dans la direction de la gare. En route, mon chapeau s’envole et je ne le revois plus, heureusement j’ai une casquette, je mets ma casquette et c’est fini, nous arrivons à la gare, un de nous va chercher quatre billets pour Paris, nous avons un train de suite qui arrive à une heure du matin à Paris ; nous le prenons et rentrons tranquillement chacun chez nous.

    Nous prenons avant de nous quitter, rendez-vous pour le lendemain. Pendant ce temps, la Sûreté parisienne, la Sûreté générale est sur les dents, les flics se demandent ce qui leur tombe sur la tête, ils croient déjà là révolution arrivée mais ce n’est qu’une escarmouche, un peu sérieuse, ils vont en voir bien d’autres [...] .

    Octave Garnier.


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  • LES GAMINS FEROCE DE L'ANARCHIE par René Ruth

    « Pour les jeunes, ceux qu’on baptise les nouvelles couches, c’est de l’histoire ancienne, de la vieillerie fripée qui ne vaut pas un regard, en un temps où l’on a d’autres chats à fouetter, où les regrets sont superflus, les retours vers le passé incongrus et où tant de nouveautés mirifiques sollicitent l’attention promptement détournée. C’est que le drame n’est pas d’hier. Mille neuf cent douze, pensez donc ! C’est vieux, si vieux. » C’est ce que Victor Méric écrivait… en 1926. Et nous voici un siècle après le drame, sur lequel pourtant on ne cesse de revenir. Même si les jeunes couches ont toujours d’autres chats à fouetter … Le drame, c’est celui de la « bande à Bonnot ». Méric en a été le témoin, il a suivi de près les événements, il en a parlé dans la presse, il a connu plusieurs des protagonistes, fréquenté le même milieu, le milieu bigarré et agité des individualistes libertaires tournant autour du journal « l’anarchie ». Son récit, son « reportage », « Les Bandits tragiques », a donc été publié en 1926. On le citait, on ne le trouvait plus depuis bien longtemps. Les éditions Le Flibustier viennent de le ressortir.

     

    La chevauchée sauvage

    On a beaucoup écrit sur la bande à Bonnot, le plus souvent d’un point de vue anecdotique et approximatif qui privilégie le côté sensationnel de ce « premier braquage en automobile » et les batailles où ont fini Bonnot puis Garnier et Valet. Jean Maitron, le Maitron du « Dictionnaire », avait réuni sérieusement des documents dans les années soixante. Tout récemment, des travaux universitaires ont pris le relais. Et des souvenirs d’acteurs directement mêlés à l’affaire ont paru ou reparu. C’est cet environnement qui a sans doute permis la réémergence du livre de Méric : il n’a pas dû laisser des traces favorables dans la mémoire libertaire parce qu’il se montre bien critique pour le milieu qu’il dépeint. Encore qu’il bascule souvent de la réprobation à l’admiration, et retour. En fait, travaux universitaires et souvenirs se complètent. Si les premiers, comme « Les En-dehors » d’Anne Steiner (L’Echappée, 2008) ou « Les Milieux libres » de Céline Beaudet (Editions libertaires, 2006) tracent le cadre général et précisent biographies et chronologie, de leur côte les témoignages, dans la subjectivité du vécu et les partis pris affectifs, nous replongent dans l’ambiance du temps, dans le heurt des idées et des sentiments. S’il est vrai, comme le dit Anne Steiner à propos des souvenirs de Rirette Maitrejean - dont la vie dans ces années lui sert de fil conducteur dans le récit de cette affaire - qu’on risque de se retrouver face à des portraits réducteurs livrés sans distance critique, les réactions passionnelles et les souffrances endurées apportent leur part de vérité. Victor Méric n’est pas comme Rirette - elle a subi un an de prison préventive avant le procès et l’acquittement - sorti laminé de cette histoire ; il avait gardé ses distances, du temps avait passé, mais son évolution politique avait peut-être renforcé ses préventions … Ce qui l’incite, nous dit-il, à revenir sur « toute la chevauchée sauvage, éperdue, vertigineuse, qui durant un an jeta la perturbation dans le public », c’est l’injuste condamnation au bagne d’Eugène Dieudonné pour le braquage de la rue Ordener et les coups de feu tirés sur le garçon de recettes de la Société générale. Alors que trois des agresseurs l’innocentaient, dont Bonnot juste avant de mourir. L’éditeur de ces « Bandits tragiques » invoque lui aussi ce jugement inique et le rouleau compresseur du procès comme raison de cette republication, mais y avait-il vraiment besoin de cette justification ? Les mémoires de Dieudonné ont été réédités par Libertalia ; il réussit à s’évader du bagne l’année même où sortait le livre de Méric. Revenons à Méric. Du premier braquage à la traque, puis aux véritables opérations militaires qui viennent à bout de Bonnot, de Garnier et de Valet en tournant au grand spectacle populaire et mondain, il raconte l’histoire comme dans un roman-feuilleton bien rythmé, qui ne refuse ni le pathétique ni l’indignation. Il y ajoute des chapitres pour s’interroger sur « l’âme des bandits » ou décrire les « milieux anarchistes ». Pour le procès, il utilise la presse de l’époque, comme cet article de L’Illustration plein de mépris pour ces « vulgaires tueurs » à qui on dénie toute motivation politique. Seule Rirette Maitrejean, comparée dans les journaux, comme le fait Méric lui-même, à la « Claudine » de la jeune romancière Colette, échappe à ce traitement, de même que son compagnon Kibaltchiche, le futur Victor Serge, présenté comme « théoricien authentique » et « sincère marchand d’illusion ». Méric fait d’ailleurs une place importante à celle qu’il nomme respectueusement Mme Maitrejean, en puisant largement dans les « Souvenirs d’anarchie » qu’elle a confiés au journal Le Matin quelques mois après le procès. La première interview, avec une mise au point de 1937 et un hommage à Victor Serge de 1956, peut se lire à nouveau (La Digitale, 2005). Devenue correctrice, Rirette est restée en relations avec le milieu libertaire, et c’est par son intermédiaire qu’a été pris le contact avec Camus.

     

    Le mauvais vin des mots

    Avec les « bandits tragiques » eux-mêmes, Méric se montre plus sévère, tout en mettant en évidence leur jeunesse (ils avaient vingt ans), la pauvreté de leur enfance, leurs difficultés à trouver un emploi - parfois par suite de leur engagement syndical. Il reconnaît aussi leur énergie et leur courage, et l’authenticité de leur révolte contre une société qui ne leur laisse aucune chance. « Au moment même où les bandits poursuivaient le cours de leurs exploits » il publie un article qui « jette une lumière crue sur les mobiles qui les firent agir » : il l’introduit dans son volume sans mentionner qu’il en est l’auteur… Evoquant leur volonté de vivre pleinement, il note aussi leur désir de s’instruire. Paradoxalement, c’est là qu’il voit une des failles de ces « gamins féroces de l’anarchie, selon l’expression de Victor Serge ; ces « gosses rageurs et narquois » comme il dit lui-même. Il met en cause leurs lectures hâtives et mal assimilées, la transformation en dogmes rigides de théories scientifiques saisies par bribes. Selon une expression qu’il répète : ils se grisaient du « mauvais vin des mots ». Un autre témoin, dont je parlerai plus loin, André Salmon, à propos « des vifs égarements des garçons de culture incertaine » et des périls de l’autodidactisme, juge que « Méric parle imprudemment en fils de sénateur, en ancien brillant élève du lycée de Marseille » . Victor Serge, au début de ses « Mémoires d’un révolutionnaire » qui reviennent sur cette période, dit aussi qu’ils étaient « tout à fait grisés de leur algèbre ». « Qu’il y eût dans cette griserie un grand enfantillage, infiniment plus d’ignorance que de savoir et aussi un désir tendu de vivre autrement à tout prix, m’apparaissait avec netteté ». Plus loin, il parle de leur pensée linéaire, de leur froide colère, et de leur manque de contacts humains. C’est à propos de leur volonté de culture - les « bandits » allaient aussi au concert et au théâtre - que Méric évoque, sans négliger les anecdotes comiques, les Causeries populaires créées par Libertad avec un tel succès qu’il se décida à lancer son journal « l’anarchie » dont le siège nomade allait servir de lieu de rencontre et même de vie à ces en-dehors que fréquentait la bande à Bonnot. Rirette et Kibaltchiche étaient au moment de l’affaire gérants de l’anarchie, d’où leurs ennuis. Là encore, Méric est-il partial ? Il semble bien que certains sujets étaient trop arides, et certains intervenants trop farfelus. Il faudrait d’autres témoignages, et comparer avec ce que proposaient les Universités populaires, dont Libertad s’inspirait tout en s’y opposant. Entre 1899 et 1908, 230 Universités populaires s’étaient ouvertes sur l’ensemble du territoire ave plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs. Il faudrait voir également comment se formaient les fidèles des conférences qu’organisaient certaines Bourses du Travail. Dans sa thèse, non éditée, sur L’Individualisme anarchiste en France, 1880-1914 Gaetano Manfredonia consacre un chapitre aux Causeries ; il y défend Libertad contre les calomnies qui l’ont épinglé. Ce chapitre a été publié en brochure par la Question sociale. Quant à Méric lui-même, il donne des portraits contrastés de Libertad qu’il a bien connu et qui lui inspire peu de sympathie. Il raconte qu’il y eut des bagarres entre partisans et adversaires - individualistes eux aussi - de Libertard, « et cela se solda par des morts et des blessés ». Serge ne parle que de blessés.

     

    La terreur noire

    Dans sa description des « milieux anarchistes », faite surtout d’anecdotes, il s’attache au pittoresque. Pris toujours dans son attitude contradictoire de rejet et d’admiration, il relève l’importance du « devoir d’hospitalité » qui s’y pratiquait, de la porte toujours ouverte, et de la solidarité qui devait entraîner dans l’inculpation et même dans la mort des compagnons qui ne s’associaient pas aux coups de la bande et souvent les réprouvaient. Il ne néglige pas non plus la bonne humeur des sorties dominicales vers la campagne ou la mer. Surtout, son champ de vision se restreint à l’environnement de « l’anarchie » qui restait atypique parmi les communautés, les « colonies » des milieux libres. Il ne trouve pas un mot pour les courants syndicalistes ou socialistes libertaires. Son propre parcours n’y est certainement pas pour rien.

    André Salmon, qui le considère comme un polémiste d’extrême gauche … tout en regrettant son style un peu mou, le présente comme un « brave type trébuchant de l’anarchie au socialisme révolutionnaire ». Ses articles lui ont valu plusieurs séjours en prison. Méric, qui a vécu de 1876 à 1933, a été secrétaire de rédaction au Libertaire de Sébastien Faure. Puis il a rejoint Gustave Hervé à La Guerre sociale, où se côtoient anarchistes et socialistes révolutionnaires, et adhère du coup au parti socialiste (SFIO). Lors de sa scission en 1920 il est un des fondateurs du parti communiste, mais il en est exclu dès 1923 parce que réfractaire à la discipline de Moscou. Il participe alors à la création du Parti communiste unitaire, qui deviendra l’Union socialiste communiste. En 1931, toujours pacifiste et antimilitariste, il crée le journal La Patrie humaine et fonde la Ligue internationale des combattants de la paix.

    Il est un peu dommage qu’on ne sache pas bien, en lisant ces « Bandits tragiques », ce qui relève de souvenirs personnels et ce qui est emprunté à d’autres. Il a connu Bonnot : Salmon raconte que c’est Méric qui lui a présenté son « copain Bonnot, un anar » assez peu de temps avant les grands exploits à une terrasse de café et qu’ils ont bu une bière ensemble. Ecrivain, critique d’art, ami de Picasso et d’Apollinaire, Salmon est l’auteur de « La Terreur noire » dont une réédition magnifiquement illustrée a été publiée par L’Echappée. Sa chronique - bien subjective aussi mais sans malveillance, même si l’auteur a volontiers la dent dure - va de la fin de la Commune aux années vingt. L’éditeur, qui loue ses qualités d’écrivain et son style flamboyant qui plonge le lecteur dans l’époque et donne à son récit un souffle rare, a ajouté des notes quand il lui semblait que Salmon malmenait trop un personnage. Méric, « un de mes camarades », n’est pas trop malmené.

    Le père de Salmon a été communard, son grand frère anarcho-syndicaliste. Lui-même, dans sa tendre enfance, a été embrassé par Louise Michel. Mêlant histoire et souvenirs personnels, compulsant journaux et mémoires, Salmon remonte toute la série des attentats anarchistes et des actions violentes qui ont semé la peur sous le spectre de l’anarchie. Pour sa persévérance documentaire, il aurait selon la préface obtenu une carte de membre à vie du CIRA (Centre international de recherches sur l’anarchisme). En 1959, son ouvrage n’a pourtant pas été bien accueilli en milieu libertaire. On lui reprochait surtout de limiter sa chronique à la saga terroriste, aux détriments du mouvement social. Sa belle réédition, sauf erreur de ma part, n’a pas suscité beaucoup d’échos chez nous, si l’on excepte l’indispensable bulletin bibliographique À contretemps dans son numéro 34 (mai 2009 - accessible sur le Net).

     

    D’hier à demain

    L’intérêt de tout cela ? On peut s’interroger d’abord sur la multiplication récente des livres qui traitent de cette période. Elle tient certainement au recul de l’idée d’une révolution proche et d’un intérêt retrouvé pour l’individualisme révolutionnaire du début du XXe siècle, dans sa volonté de vivre l’anarchisme dès aujourd’hui, ses tentatives pour créer des espaces de liberté où s’élaboreraient de nouvelles manière de coopérer et d’exister ensemble. Et qui constitueraient aussi des bases de résistance et d’intervention dans des actions collectives. Cet individualisme avait donc, en-dehors des formes extrêmes de repli ou d’illégalisme violent, une ouverture sur le social. Il peut être ressenti à l’heure actuelle une riposte à l’individualisme concurrentiel et consumériste.

    « Le réveil des illégalismes », comme dit le n° 22 de la revue Réfractions (printemps 2009) a également sa part dans ce regain d’intérêt, même s’il n’est pas question de retourner dans l’impasse des bombes ou de la « reprise individuelle » à tout prix, et qu’il s’agit d’abord d’un recours à des méthodes « illégales » dans le cadre de mouvements sociaux ou d’actions de défense de salariés menacés. Sans oublier les manifestations de désobéissance civile.

    L’autre point important est celui de la mémoire. On la prône même un peu trop aujourd’hui, et de façon souvent exclusive, comme facteur d’intégration à une communauté. S’imprégner d’une pensée, surtout si elle implique l’engagement dans une pratique, c’est aussi se familiariser avec le vécu et la sensibilité de ceux qui l’ont exprimée et représentée, avec leurs tentatives, leurs réussites et leurs échecs. Les conditions changent mais chaque expérience, chaque manière de vivre et d’agir concrétise une face, une potentialité de l’anarchie, qui se développe ainsi comme une « communauté » à travers le temps. Et chacun, selon ses choix et ses sympathies, peut s’y trouver des interlocuteurs qui méritent mieux que de rester dans l’oubli. Les formes marginales, extrêmes, éclairent des orientations latentes, des contradictions ou des dérives que recèle le noyau de la théorie. Les regards extérieurs, s’ils ne sont pas malhonnêtes, peuvent nous faire avancer dans une compréhension plus aigue de notre manière d’être. Dans la variété des documents et des approches, les recoupements et vérifications sont à notre portée. Et n’oublions pas que la réduction au présent de nos intérêts et de notre conscience est aussi un des modes de conditionnement de l’idéologie dominante. René Furth

    Décembre 2010


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