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ANDO-SOEKI, PRECURSEUR JAPONAIS DE L'ANARCHISME par S. Sudo


          Ando-Sœki  naquit entre 1700 et 1710 dans la province d’Akita, située au nord-est de la grande île de Nippon. Sa vie fut très agitée. Orateur, pamphlétaire et conspirateur, aussi bien que chercheur et philosophe, il laissa en tout une centaine de volume dont la plupart se référèrent au thème principal de sa pensée : “La nature, chemin pratique de la vérité”. Malheureusement, presque tous les originaux ont été réduits en cendres, lors de l’incendie consécutif au grand tremblement de terre qui ébranla Tokyo et ses environs le 1er septembre 1923.

L’HOMME REVOLTE

          Il y a deux cent ans, la structure sociale au Japon était essentiellement féodale, sous la domination théorique de la dynastie Fokougaoua. On distinguait quatre classes, allant des clercs et des guerriers aux artisans libres et aux commerçants. En fait, quatre-vingts pour cent de la population s’adonnait à l’agriculture, tout en subissant les exactions des seigneurs, impôts et corvées, dîmes et natures, etc. C’est contre cet état de choses absolutiste et demi-barbare que Ando-Sœki  allait élever une protestation radicale, tant par son action conspiratrice propagandiste que par une critique impitoyable des superstitions et des hypocrisies morales en vigueur.

          Il battit en brèche les dogmes religieux, les traditions militaires et l’esprit d’autorité qui formaient la base et la sanction des hiérarchies de caste, et, par la-même, de tout le système politique et économique du pays. Il exalta la dignité et la liberté possibles du travail paysan, en un temps où ce travail était soumis à l’exploitation la plus unique, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales. En effet, la maxime en usage dans le Japon féodal était la suivante : “Il faut tenir en respect les paysans, en ne leur laissant pour vivre que l’extrême nécessaire, et en tirant d’eux tout le labeur compatible avec leur survie.”

          Ando-Sœki  étendit sa critique jusqu’au fondement moraux du bouddhisme et du confusianisme. Il leur opposa une philosophie libertaire poussée jusqu’à ses dernières conséquences pratiques. Bien que la science de son temps fût encore rudimentaire, il éclaira, par une intuition profonde, le problème des origines et des destinées humaines, et les rapports de l’individu avec l’univers. Il appliqua consciemment la méthode d’observation des phénomènes de la nature, pour en tirer les “vérités pratiques en accord avec la marche des choses”. Selon son expression, “la vie de l’homme doit s’accorder à la justice et à la vérité, en s’inspirant des principes de l’activité naturelle.” Il réclamait “l’abolition des lois qui font violence à la nature et à la société.”


          Dans de nombreux exposés publics qu’il donna de ses idées à des auditoires paysans, il affirmait que “la culture de la terre est l’origine et le fondement naturel des sociétés.” Luttant avec une persévérance exemplaire pour la réalisations de ses idées, avec des compagnons de route qui se nommaient Kamijama, Senkakou, bien d’autres encore, Ando-Sœki poursuivit une vie d’aventures et de dangers, en opposition au régime féodal et à la dynastie des Fokougaoua.

L’HOMME ET LA NATURE

          “Hommes, vous êtes tous les fils de la nature. Cependant il est parmi vous des individus qu’on tient pour supérieurs à elle et qu’on décore du titre de saints. Mais aucun d’eux n’a reçu d’attributions spéciales pour décider de la paix et de la guerre; et ils n’ont ni raison ni cause pour formuler de vaines ambitions. Ce qui est lamentable, c’est que ces hommes prétendus sanctifiés n’ont rien compris à la nature. Au lieu de cela, ils ont échafaudé une doctrine dogmatique et un système de lois qu’ils mettent en oeuvre pour leur propre avantage personnel.”Telle était la façon dont Ando-Sœki concevait l’origine de l’autorité sociale, et c’est pourquoi il stigmatisait les hommes investis d’une fonction “sacrée” : “Vous n’êtes pas des producteurs, mais de méprisables parasites ! “ leur disait-il.

          Il cribla de sarcasmes tous les sages légendaires, tous les santons chinois de la préhistoire, depuis Fou-Yi jusqu’à Confucius, pour leur soumission au despotisme politique. Ainsi : “Yaou, le premier empereur de l’immense Chine, osa déclarer aux peuples qu’ils étaient composés de ses fils. C’était là un mensonge, puisque Yaou n’a jamais cultivé la terre, se contentant de s’emparer des biens produits par les autres. En fait, Yaou était nourri par le peuple; et par conséquent, c’était lui “le fils” des paysans qui avaient la bonté de le nourrir. Pourtant malgré cela, il répétait : “Les peuples sont mes fils”. Manque de pudeur et de délicatesse !” Quant à Souen, qui succéda à Yaou sur le trône après l’avoir écarté de vive force, ses droits n’étaient pas meilleurs : “Le monde naturel ne pouvait abdiquer devant Yaou ni accepter Souen, et tous deux n’étaient que des usurpateurs. Car ni le monde, ni un pays quelconque, ne peut être la propriété de personne.” Tel était l’avis de ce précurseur.
         
LE POUVOIR DES SAGES

          Ando-Sœki niait la sagesse du législateur Confucius. Selon lui, tous les “sages” légendaires s’étaient écartés des vérités et des normes naturelles pour imposer leurs doctrines, tirant profit de la justice et de l’humanité même pour se placer au-dessus d’elles, comme arbitres du bien et du mal. “Eux aussi vivaient de la corvée et de l’impôt. Car ils ne tissaient point et ne cultivaient point la terre; et cependant ils se vêtaient et mangeaient. Et leurs continuateurs en font autant.


          C’est ainsi, dit Ando-Sœki, que ces dignes disciples vont vendant la sainte doctrine pour du pain et des lentilles.” “Vorace et paresseux !”, c’est ainsi qu’ils nomment les saints hommes ¾ les politiques, les magistrats, les éducateurs, les clercs et les négociants qui consomment sans rien produire. Et, en même temps, il tourne en ridicule les faux moralistes qui déclarent avec componction : “Les saints hommes nous ont enseigné que la justice pèse plus que l’or. Devant la justice, la vie n’est qu’un pauvre grain de poussière.”

          C’est avec de telles paroles que l’on mène à la mort des hommes qui s’inclinent devant leurs maîtres. On leur fait croire qu’une parole creuse vaut mieux et a plus d’importance pour eux que leur propre vie. C’est au nom d’une telle justice qu’on fait disparaître d’innombrables êtres humains. “Prêcher la “justice”, et envoyer les hommes à la tuerie ou à l’échafaud au nom de la loi proclamée en son nom, tel est le double crime des “sages” et des “saints”, selon Ando-Sœki.

LE POUVOIR DES GUERRIERS

          Il n’est pas plus tendre envers les héros militaires. S’en prenant à la caste des samouraïs, il déclare : “La science des armes est nuisible, et les livres qui l’enseignent ont semé le carnage dans le monde. Dans chaque pays, le rôle capital de l’armée est d’être un instrument de désordre” ... “Toute la politique des armées ne sert qu’à massacrer les hommes et à livrer aux rats les richesses du pays, mais ne tendra jamais à supprimer la guerre. Les experts militaires prétendent pacifier le monde; et, pour cela, ils provoquent guerres, massacres et famines. C’est que, pour eux, la guerre et la paix sont synonymes de désordre.”

          “Dans une société où tous les hommes travaillent et cultivent la terre, il n’existe ni guerre ni cause de guerre”...“Supprimons immédiatement tout attirail meurtrier et détruisons les épées, les lances, les arcs, les balistes, les arquebuses, les frondes et tous les instruments qui servent à la guerre. Renonçons aux parades et aux défilés militaires, et retournons à un mode naturel de vie. N’employons que des moyens pacifiques pour défendre notre pays.”

          Et encore : “Les gens de castes militaires se sont toujours présentés en maîtres, et se sont imposés comme tels; mais jamais ils n’ont cultivé la terre. Ils ont reçu les produits du sol et du travail comme leur dû, et ont fait étalage public de leur luxe et de leurs  richesses. C’est la raison pour laquelle ils combattent entre eux et se liguent contre qui les envie, s’approchent du trône et cherchent à se l’approprier pour vivre dans l’arrogance et le faste. C’est aussi la raison pour laquelle ils provoquent les guerres où toujours le vainqueur se change en maître, en parasite, en “seigneur souverain”, s’attribuant le pouvoir absolu. Et le même phénomène se reproduit sans fin à travers les temps.”


LE POUVOIR DES MARCHANDS

          Selon Ando-Sœki, l’homme doit obéir aux signes de la nature, à la végétation, dans saisons et non pas à l’argent qui se trouve aux mains d’un autre homme. De toutes les autorités, celle de l’argent est la plus factice des toutes. “Ainsi les travailleurs et les artisans fabriquent les objets pour l’utilité et l’agrément de tous; mais les oisifs, les “saints aux mains blanches” imposent aux salariés la construction des palais, des forteresses et des temples d’où ils dominent le peuple; il leur faut des futilités pour leur caprice et leur jouissance, des instruments de guerre pour leurs brigandages et des instruments de trafic pour leur commerce. Ils sont curieux d’habitations immenses et de navires géants pour entasser les objets rares et précieux de tous les pays qu’ils visitent.”

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          “Ils gaspillent aussi les biens immenses et cela les conduit à provoquer sans cesse de nouvelles guerres, y nourrissant leurs désirs de possession et l’illusion de s’approprier d’autres terres et richesses par le moyen de l’invasion.” Ne croirait-on pas entendre ici Montesquieu passant en revue les causes de décadence romaine ?

          “Les commerçants achètent et vendent; ils s’affairent à exploiter les mines d’or, à monnayer les métaux et à faire circuler la monnaie par le monde. Or, cette activité est stérile et ils sont seuls à en tirer profit; là-dessus, toutes les classes sociales, en haut comme en bas, courent après l’argent et veulent en posséder, chose contraire à la nature et aux règles du bon sens. Ainsi les possesseurs de grandes fortunes sont appelés “aristocrates”, “notables”, “riches”, “bienfaiteurs”, et à ceux qui manquent d’argent on réserve le nom de “vilains”, “pauvres hères“, “misérables”; la morale est dénaturée par le simple jeu de la circulation monétaire, et l’on peut, sans rien faire, se procurer le travail d’autrui.”

          “Le trafiquant ne travaille pas, mais il “fait travailler” son argent; et ceci est la source de toute une suite de maux. Là où il y a beaucoup de trafiquants et peu de paysans et d’artisans, se produit le déséquilibre et s’installe le désordre; si l’année est mauvaise, le peuple meurt de faim; des honnêtes gens sont réduits à tuer et à vivre de pillage. Encore ne le font-ils pas pour l’argent, mais pour manger et rester en vie.” C’est en ces termes que Ando-Sœki signalait, il y a deux siècles écoulés, les causes essentielles des maux dont nous souffrons encore aujourd’hui. Voyons maintenant quelle était sa conception positive de l’ordre social.

PHYSIOCRATIE

          “Nous considérons l’agriculture comme la source unique de la richesse mondiale, qui alimente de subsistances tous les êtres et tous les travaux. Seule, l’agriculture ¾ et nous entendons par là le travail direct de la terre et la jouissance directe de ses fruits ¾ peut assurer à tous une alimentation suffisante, le vêtement et  le toit, un système social sans égoïsme et sans désordre. Les cultivateurs sont les vrais fils de la nature, ils ne sont ni nobles ni esclaves, ni supérieurs ni inférieurs, ni “sages” ni fous ¾ ce sont de simples hommes qui vivent en harmonie avec le reste de la création.”

          Porte-parole des paysans travailleurs aspirant à leur indépendance, l’auteur s’appuie sur leur expérience et l’équilibre qui se manifeste entre les forces naturelles et les forces humaines. Une société pacifique et harmonieuse,  susceptible  de créer chez tous les hommes les conditions du contentement intérieur, ne peut se baser que sur la vie naturelle et le retour à la terre; telle est l’idée à la fois philosophique et poétique, telle est aussi la conception réaliste des choses et des relations entre les hommes qui anime Ando-Sœki affirmant de toute sa foi : “La vie est assurée par ce qui pousse; elle est liée au travail de la terre, et quiconque ne cultive pas, vit en parasite du pays.”


          A ses yeux, la politique, la religion, l’économie mercantile et le système monétaire ne sont que des dérivés de la violence et de l’autorité, des moyens utilisés pour s’approprier  indûment les produits de la terre cultivée.


          Le peuple est opprimé et exploité par des inutiles qui sont en même temps de grands gaspilleurs. “Cessez donc, dit Ando-Sœki, de nourrir cette classe improductive, qui ne saurait absolument pas vivre sans la récolte que vous lui abandonnez.”

          Voici une esquisse du tableau qu’il trace de la solidarité nouvelle : “Les paysans apporteront au marché le grain et les légumes; les pêcheurs viendront avec leurs poissons; la laine, le sel, le riz, les vêtements seront ainsi échangés en toute liberté. Les relations entre les hommes des ports, des montagnes, des villes et des champs s’adouciront devant l’abondance des aliments, des boissons, du combustible et autres produits. Ils vivront sans arrogance et sans humiliation, sans avidité et sans envie, sans désordre et sans répression, sans souffrances, sans guerre, sans armées, sans vol et sans châtiments. Ce sera, en un mot, l’expression active d’un monde pacifié et tranquille, sans pauvreté ni richesses, sans fausses sagesses ni sottes simplicités.”

L’INDIVIDU ET LE TOUT

          Ando-Sœki combat également les doctrines de Confucius et du Bouddha, en leur opposant le sens de la liberté et de l’égalité comme un phénomène vital et naturel : “Les relations humaines naturelles ne comportent ni sommet ni abîme, ni roi ni peuple, ni Bouddha ni superstitions. La racine de chacun plonge dans le même fonds naturel.” Il repousse également la vieille philosophie chinoise qui se perd en formules vagues : “Yang-Tsé-Tsen ignorait les vérités naturelles puisqu’il considérait l’âme et le corps comme  deux parties distinctes; ce qui est une erreur grossière.”

          “Dans son livre intitulé Le Ciel et la Terre, il écrit que la grandeur et l’harmonie de l’univers dépendent d’une influence qui s’exerce de manière uniforme sur toutes parties; bien que le Tout offre une multiplicité d’aspects, la paix qu’établit cette influence est unique. De même, bien que les hommes soient divers, la souveraineté qui les harmonise doit être celle d’un seul. A mon avis, Yang-Tsé-Tsen a traité ainsi de l’univers sans connaître la vérité, car le principe de totalité n’apporte pas la paix au monde, cette pais étant en puissance au fond de chaque chose, et de chaque être. Ce qu’on prétend être “paix organisée” apparaît quand les “saints” se séparent des autres hommes et prétendent dominer. C’est alors que commence le désordre.”

        S’attaquant au taoïsme il dit : “Les prétendus saints ont accaparé l’intérêt du monde en établissant leur propre législation. C’est ainsi qu’à surgi le taoïsme. Les taoïstes affirment que la source de la vertu se trouve dans l’unité et que le bon chemin conduit au Tout (en chinois “la vertu et le chemin” sont synonymes de morale). Ils séparent de la vie la source de la vertu, ce qui constitue une erreur grossière, parce que dans la nature, la vie est la vérité du cosmos et la vertu n’en est que l’esprit, de sorte que la vérité et l’esprit ne sont pas séparables dans la nature. Ils parlent de la vertu en méconnaisant son essence. Ils se réfèrent à la vie, mais ils ignorent l’ontologie.

RELATIVITE UNIVERSELLE

          Ando-Sœki exprime ses principes concernant la vie naturelle et la pratique de la vertu dans les termes suivants : “Réciprocité et vérité vitale.” La réciprocité signifie le caractère relatif de l’univers, de même que la vérité vitale exprime le fait vivant de la nature. Et il nous dit : “La réciprocité existe, par conséquent la vérité vitale peut exister. Si la réciprocité n’existait pas, il ne pourrait jamais y avoir de vérité vitale.”

          A une époque où les sciences naturelles étaient rudimentaires - et dans le Japon isolé - il avait poussé très loin son observation. Et c’est ainsi que, récusant toutes les superstitions, il affirmait que l’univers est le produit de la relativité et constitue une grande fédération libre, dans laquelle il n’est besoin d’aucun principe absolutiste autoritaire, ni d’aucune existence privilégiée. Et il recommande que cette harmonie universelle soit projetée dans la vie sociale, estimant que par ce moyen il serait possible d’accéder au bonheur de tous.

          Sans exception aucune, ses opinions concernant la société et la vie de l’homme procédaient de son observation des phénomènes naturels. Son attitude était celle des biologistes modernes, mais il tirait de ses intuitions la vérité qu’il espérait utiliser de manière directe, en appliquant le problème de la “conivence entre les hommes.”

          Ando-Sœki disait il y a plus de deux cent ans que le Japon devait acquérir la conscience de sa situation et l’idée de ce que devait être son comportement futur : “Le Japon est situé en Extrême-Orient, lieu où la moisson est abondante et la nature de l’homme débonnaire. Le principe naturel y apparaît sans artifice. C’est un pays où il est facile d’établir  l’harmonie et le bon sens. Pourquoi, vivant dans un pays si harmonieux, s’obstine-t-on à d’autres pays cette religion et cette morale qui nous induisent en égoïsme et en erreur ?”  Telles sont, fort condensées les idées exprimées par ce précurseur japonais de l’idée anarchiste dont l’oeuvre et l’action sont à peu près ignorés en France.


S. SUDO.





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