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                                                   LA MORALE PEUT-ELLE

                               SE PASSER DE LA SCIENCE ?

                                     par André LORULOT



    Mon bien cher ami,

              Il y a fort longtemps (je vous en avais parlé à plusieurs reprises) que je désirais entamer avec vous une discussion sur la Morale. Malheureusement, le temps m’a manqué pour le faire plus tôt. Ce désir m’est venu lorsque vous avez publié, dans le journal de Mme Martial (L’Heure de la Femme), votre opinion sur les rapports de la Science et de la Morale. Voici ce que vous écriviez et je ne pense pas que vous ayez modifié vos conceptions depuis lors :

              “Pour moi, la Morale doit se constituer en discipline “indépendante”; elle doit être indépendante de la Science, comme de la politique ou des rêves métaphysiques. Les plus grands moralistes sont antérieurs à la constitution de la Science. Socrate disait : “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien.” Et Jésus n’appuyait sa morale ni sur une biologie, ni sur une sociologie. Je considère la Morale comme un art. Et, sans doute, tous les arts s’appuient sur une certaine connaissance, mais qui n’est pas proprement scientifique, qui est plutôt critique. Le statuaire n’a pas besoin de savoir ce qu’est le marbre pour le naturaliste,, ni de connaître les dernières données de la Science sur le travail de ses muscles. Il lui faut savoir seulement ce qu’on peut faire du marbre et ce que peuvent faire ses muscles. Toute la science nécessaire à l’artiste moral, c’est celle conseillée par le dieu de Delphes : “Connais-toi toi-même”. Et il ne s’agit pas de connaître métaphysiquement mon essence profonde ou scientifiquement les secrets de ma physiologie. Il s’agit de connaître ma vraie volonté profonde et les moyens dont je dispose pour la réaliser. Et cela, tout homme de bonne volonté le sait pratiquement, même s’il est incapable de l’exprimer.”  (Han Ryner)

             Ce court article soulève en moi bien des réflexions - et bien des objections. Voulez-vous, mon cher ami, que nous discutions - si vous en avez le loisir ? Vous n’aimez pas les définitions, je le sais. Je me garderai donc de vous en infliger, mais permettez-moi cependant de vous faire remarquer que l’absence de tout accord sur le sens précis des mots que l’on emploi est préjudiciable à la clarté du débat. Ainsi, qu’est-ce que la Science ? Sous ce terme, vous semblez désigner uniquement la connaissance organisée, la Science officielle, en quelque sorte.        

            Autrement, vous n’écririez pas que les plus grands moralistes sont antérieurs à la constitution de la Science. La Science, en effet, c’est la connaissance, toute connaissance, quelle qu’elle soit. Nous ne pouvons fixer ses origines. La vie humaine (et même la vie animale, fût-elle la plus humble) n’aurait jamais été possible sans un minimum de connaissance, sans un minimum de science permettant à l’individu de s’adapter à son milieu, d’y satisfaire ses besoins, de conserver sa vie et de se reproduire.

            La Science est aussi vieille que l’Humanité. (La Science, c’est l’art de tirer parti de son expérience, a dit, je crois, Le Dantec.) Les grands moraliste, dites-vous, sont antérieurs à la Science. Vous voulez dire, assurément, “Ils sont antérieurs aux grands savants.” En êtes-vous certain ? Croyez-vous qu’avant Confucius il n’y ait eu aucun homme de science en Chine ?

              Qu’avant Socrate ou Pythagore, l’Égypte, la Grèce, la Chaldée n’aient pas engendré des chercheurs géniaux et des inventeurs (que de découvertes scientifiques - astronomiques, industrielles, etc., - étaient déjà effectuées, dès la plus haute antiquité, en Égypte, par exemple !) Mais laissons les “grands moralistes” et les “grands savants”. Les uns prêchent l’amour du bien. Les autres cherchent à pénétrer les lois de la nature. Tous ont besoin de coopérer et de s’unir, à mon avis. Tous ont besoin de savoir ce qui s’est fait avant eux et de mettre à profit le long et douloureux effort de l’humanité.

            Le premier homme “moral” fut quelque sauvage sensible, qui partagea on pain avec un affamé, un malade, un faible. Pour quel motif ? Parce qu’il y trouve une satisfaction intime ? Parce qu’il avait lui-même connu les souffrances de la faim ? Ou parce qu’il avait, ce jour là, abondance de vivres ? Ou parce qu’il désirait se faire un allié dans la rude lutte pour la vie ? Ou parce que (c’est votre thèse) il obéit à une poussée invincible, irraisonnée, vers le bien ?

            Quel que soit le motif d’action auquel on s’arrête, il faut convenir que l’acte “moral” eût été impossible, inconcevable même, s’il n’avait été précédé d’un travail intellectuel, d’une certaine acquisition de connaissances. Il a fallut que notre primitif possédât des notions sur la faim, sur la souffrance qu’elle engendre, sur la rareté ou l’abondance des aliments, sur la conduite, bienveillante ou hostile, que les autres humains étaient susceptibles d’adopter à son endroit. Or, tout ceci, je l’appelle science. Non pas science de Faculté ou d’Académie, mais science humaine tout simplement. Et c’est la seule, en réalité, qui compte. La Morale n’est donc pas indépendante de la Science. Elle est, elle-même, une branche de la Science. Elle est, aussi, comme le couronnement de la Science. Toute la puissance du Savoir doit être dirigée vers le règne de la Morale, c’est-à-dire vers le bonheur humain. L’humanité sera morale lorsqu’elle s’appliquera à faire servir toutes les connaissances, toutes les découvertes, tous les progrès scientifiques au bonheur des hommes. Il faut donc souhaiter que la Science et la Morale soient unies d’une façon de plus en plus étroite.

            Lorsque Socrate prononce cette phrase désormais si célèbre : “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien”, il ne fait pas l’apologie de l’ignorance. Jamais ignorant ne montrera pareille modestie. Bien au contraire ! Plus les hommes sont ignorants, plus ils sont dogmatiques ! Moins la base de leurs opinions est solide, plus ils trouvent d’âpreté pour les affirmer et d’intolérance pour les imposer ! Socrate a voulu dire, à mon sens, qu’il connaissait peut-être beaucoup de choses, mais que tout cela était encore bien peu, comparé à l’étude de ce qu’il lui restait à apprendre. S’ensuit-il que Socrate méprisait la Science ? Je ne le crois pas ¾ et vous non plus, j’en suis sur.

            Le statuaire, dites-vous encore, n’a pas besoin d’être aussi renseigné que le naturaliste sur la nature du marbre. Il lui suffit de connaître ce que l’on peut faire avec le marbre et ce que peuvent faire ses muscles. D’accord ! Qui n’a jamais prétendu que la Morale devait contenir toute la Science ? De même que le statuaire peut se borner à acquérir celles des connaissances qui sont indispensables à l’exercice de son art, le moraliste peut se contenter, de son côté d’emprunter à la Science les indications susceptibles de le renseigner sur la conduite humaine. Il est vrai qu’elles sont plus nombreuses...

            “Connais-toi toi-même !” répétez-vous, mon très cher ami, avec votre sagesse souriante. Vous n’ignorez pas, je le sais, que cette connaissance est la plus difficile à acquérir de toutes les connaissances ? Se connaître soi-même ! Quelle ambition ! Et peut-être aussi, au fond, quelle illusion... ! Vous n’ignorez pas non plus, que pour se connaître soi-même, il faut étudier les autres, il faut se confronter à eux, les regarder vivre, essayer de comprendre les raisons de leurs actes. “Se connaître soi-même”, cela sous-entend la connaissance d’une foule de notions générales. Il faut savoir ce qu’est l’homme, quelle est sa place dans l’univers, comment il fonctionne (physiologiquement et psychologiquement), d’où proviennent ses maladies, etc. Il faut apprendre à dominer ses émotions, ses sentiments, ses instincts et, pour y arriver, il faut étudier les lois naturelles de la vie, ne fût-ce que d’une façon résumée. Là encore, nous voyons que la Morale peut s’appuyer sur la Science. Je dirai même qu’elle le doit.

            “Il s’agit de connaître ma vraie volonté profonde et les moyens dont je dispose pour la réaliser. Et cela, tout homme de bonne volonté le sait pratiquement, même s’il est incapable de l’exprimer.” Telle est la conclusion de votre petit article. “Ma vraie volonté profonde” ? Vous la connaissez, vous, mon cher Ryner, parce que vous avez beaucoup réfléchi et aussi, ne le niez pas, parce que vous avez beaucoup étudié. Les philosophies et les morales n’ont plus de mystères pour vous et votre esprit (d’où rayonnent tant de richesses !) s’enrichit lui-même chaque jour, car il reste ouvert avec avidité à tous les effluves du savoir, de la conscience, du libre examen.

            Mais le gredin, le fourbe, vers quels actes leur “volonté profonde” les dirigera-t-elle ? Trouble mélange, où dominent les impulsions mauvaises, en fera-t-elle des être moraux ? “Tout homme de bonne volonté” est-il, lui-même, dans votre cas ? Et d’abord, qu’est-ce qu’un homme de “bonne volonté”, sinon l’homme moral, l’homme de bien ? La “bonne volonté” est souvent impuissante, du reste. Tant d’obstacles se dressent sur son chemin ! Tant de méchancetés, de concurrences, de perfidies nous entourent et, trop souvent, nous entraînent...

            Que nous dit la Morale ? Débarrassée de son fatras religieux, légal et social; délivrée des prescriptions et des interdictions plus ou moins tyranniques et grotesques auxquelles elle a servi de véhicule jusqu’à présent, elle se réduit à ces principes : faire le bien, être juste, être bon, ne violenter personne, ne pas porter tort à autrui.

            Si l’on demandait - et certains dilettantes de l’amoralisme ne manqueront pas de rééditer cette plaisanterie un peu surannée : Qu’est-ce que le Bien ? Qu’est-ce que le Mal ? La riposte serait aisée à faire. Et si l’on questionnait : Faut-il une morale ? Pourquoi pas la liberté toute simple, la spontanéité, la suppression de toute discipline, même purement morale ? Je n’éprouverais aucune gêne à répondre ceci : La vie sociale serait impossible sans une morale, quelle qu’elle soit, sans une règle de conduite, individuelle ou collective. L’idéal social c’est que la discipline morale soit librement acceptée de chacun et non de l’extérieur (religion, autorité, obligation quelconque). Sur ce point, nous sommes, je crois, du même avis.

            Le Bien ? Le Mal ? On demande des précisions ? Pure chicane, au fond. Dans le principe, nulle hésitation n’est possible. Le Bien, c’est ce qui favorise la vie, sous tous ses aspects. Le Mal, c’est ce qui nuit, ce qui opprime, enlaidit ou fait souffrir. On pourra, certes, ergoter; on invoquera les joies malsaines, les plaisirs trompeurs. Il n’en reste pas moins que, sauf exceptions faciles à déterminer, le Bien, c’est la joie, c’est le Bonheur. Une société vertueuse serait une société heureuse. Et vice versa. L’idéal religieux pose autrement le problème. Il glorifie la souffrance, le renoncement, la mortification. Il ne conçoit pas la Vertu sans le grimacement des larmes et l’abdication dans la Joie.

              Je n’insiste pas. Vous savez aussi bien que moi, mon ami, pourquoi les religions asservisseuses ont imposé aux masses crédules un tel idéal, une telle duperie devrai-je dire. Voici, en réalité, ce qui nous sépare :Pour vous, la Morale est une sorte d’instinct, inné en la conscience de tous les hommes. Il suffit de s’interroger sincèrement pour entendre la voix du devoir monter de soi-même. Vous faites, d’un autre côté, une part très large au libre arbitre : L’homme de “bonne volonté” (et tout homme peut l’être) n’a qu’à marcher droit devant lui, en écoutant ses voix intérieures. Elles ne peuvent pas le tromper assurez-vous. Pour les religions, cet instinct moral a été déposé en l’homme par Dieu, qui lui a donné à la fois (afin de pouvoir juger ultérieurement) la notion de son devoir et la liberté de s’accomplir. Vous ne faites pas intervenir Dieu, mon cher ami. Vous n’expliquez pas comment l’homme est devenu possesseur de ce précieux instinct moral. Vous vous bornez à constater qu’il fait partie intégrante de lui-même et vous mettez en lui toute votre confiance. Je ne partage pas cette conception.

              Ce prétendu “instinct moral” n’apparaît guère que sous l’influence de la vie en commun et de l’éducation. On trouve assurément des ignorants qui sont plus moraux que beaucoup d’hommes instruits et même gavés de science. Ces ignorants étaient sans doute des natures saines et portées au bien. Il a suffi de quelques conseils, il a suffi de l’éducation familiale, de la vie dans un bon milieu, avec de bons exemples sous les yeux, pour qu’ils deviennent des êtres excellents, en dépit de leur ignorance. Quant à ces gens instruits, qui sont des gredins malgré leur pesant bagage de connaissances, nous en avons tous connu, hélas !

            Le triste exemple qu’ils nous donnent ne prouve rien, néanmoins, contre la Science. Ils ont étudié, non pas pour devenir meilleurs, mais pour gagner de l’argent. Ils ont travaillé, parfois durement, non pour développer leur conscience et pour se libérer, mais pour dominer et exploiter leurs semblables. Mise au service du Bien (de la Morale, par conséquent), la Science est salvatrice. Mise au service du Mal, de l’Autorité, de l’Oppression, elle aggrave, au contraire, les maux de l’humanité. L’exemple odieux de la guerre le prouve surabondamment.

            Pour vivre ensemble, côte à côte, pour avoir des relations familiales, commerciales ou autres, les hommes primitifs ont du élaborer, dès l’origine, un certain nombre de principes. Ou plutôt, ces principes se sont dégagés par eux-mêmes de la vie sociale. On ne les a pas décrétés; ils se sont imposés. Les débuts de la Morale, comme les débuts de toute science, ont été empiriques. Bien des tâtonnements, des hésitations, des contradictions, des erreurs même, ont dû marquer le développement de l’idée morale. 

            Elle s’est fortifiée, cependant, par la suite des âges et, de génération en génération, le balbutiement moral a été transmis. Il s’est gravé profondément dans la conscience collective, qui a fini par en être imprégnée. C’est cela qui peut nous faire croire au caractère inné de la Morale. Mais il est certain que ce prétendu instinct du bien a besoin d’être développé et affermi par l’éducation, surtout dans une organisation sociale qui ne favorise que très rarement les tendances nobles et pures que tout individu non dégénéré peut avoir en lui.

            Le tort de la Science, c’est de négliger la formation du caractère. Cela est du ressort de la Morale, me direz-vous ? Mais en ce cas, il faut que la Morale soir assise sur une base scientifique solide, qu’elle emploie tous les moyens d’action, physiques et mentaux, pour rendre les hommes meilleurs. Un ignorant peut être bon, mais il est souvent impulsif, changeant et facile à suggestionner. Quant à l’homme instruit, il ne doit pas être infatué de son savoir. Sa culture doit le rendre indulgent et tolérant. Il lui faut être énergique, afin de se dominer.

              Et il doit être idéaliste, afin d’éviter l’injustice, afin de ne jamais pratiquer la violence, ni faire le mal d’une façon quelconque. Si nous laissions à la Morale un caractère métaphysique ou purement sentimental, si nous ne lui donnions pas d’autre appui qu’un libre arbitre décevant, nous aurions les meilleurs motifs de nous décourager. Comment expliqueriez-vous que cette pure lumière, contenue en chacun de nous, ne soit jamais parvenue, à part quelques trop rares exceptions, à se manifester ?

            Comment expliqueriez-vous que, depuis cinquante mille ou cent mille années que dure notre humanité, le règne du Mal ait toujours prévalu ? Que tant de barbarie et de brutalité aient pu s’épanouir ? Que l’hypocrisie et l’égoïsme aient fait tant de victimes ? Il est plus consolant de penser que l’humanité n’a pu se dégager de l’animalité qu’avec les pires difficultés, qu’elle est en voie d’évolution; que sa conscience morale et son aptitude à pratiquer le bien sont susceptibles de se perfectionner et de grandir.

            Vous nous avez dit, mon ami, il y a quelques mois, qu’il ne fallait pas désespérer de l’avenir. Soit. Mais sur quoi baser notre espérance, sinon sur la possibilité de rendre l’homme meilleur (plus moral) par l’éducation et par la culture personnelles ?

            Excusez, je vous prie, cette trop longue épître et croyez-moi toujours, bien cher ami, votre très affectueusement dévoué.

    André LORULOT.
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    LA MORALE PEUT-ELLE SE PASSER DE LA SCIENCE ?

    (réponse de)
    HAN RYNER

            A essayer de vous répondre ou à peu près, je vous donne une preuve d’amitié. Sauf vous refusez quelque chose, rien ne m’est aussi pénible qu’examiner un problème dont je n’ai pas posé les termes. Muettes, parlées ou écrites, mes méditations n’ont d’autre intérêt que de me faire entrer plus profond et plus librement en moi-même. Lorsque c’est vous que je désire mieux connaître, je vous lis et m’applique uniquement à comprendre. L’idée ne me vient pas de discuter vos opinions, c’est-à-dire de les confronter aux miennes pour préférer les miennes.

            Eh ! il me semblerait presque que j’envois mes enfants se battre contre les vôtres. Vos opinions forment une harmonie vivante et un spectacle dont je jouis comme d’un beau visage, et de ses sourires, et de ses regards, et des ses animations successives. La nature n’est jamais trop riche à mes yeux et, même en vos heures les plus belles, je ne désire ni vous ressemblez ni que vous me ressembliez.

            Vous convaincre - heureusement ! la chose est impossible, - ce serait priver d’une nuance heureuse l’univers de la pensée. Je ne désire même pas que vous posiez les problème comme je les pose. Que dis-je ? Je ne tiens nullement à les poser moi-même comme il y a cinq ans.


            Dans un travail choisi, médité et d’une juste étendue, aurais-je dit exactement ce que je dis aux lignes hâtées qui constituent une réponse à une enquête. Mes réponses aux enquêtes font presque partie de mon “courrier” et des dix lettres quotidiennes à quoi me condamne ma courtoisie. Je m’applique, certes, à y laisser échapper le moins de sottises possible. Mais tout cela reste de l’improvisation bien inquiétante.

            Avec du loisir et de l’espace, qu’aurais-je dit à cette époque sur ce sujet ou sur le sujet voisin qui m’aurait intéressé ? Je n’essaierai pas de le savoir. Mais, aujourd’hui, quand je n’ai pas le trouble d’être interrogé du dehors, quand je me réponds librement à moi-même et que j’emploie joyeusement le vocabulaire qui m’exprime le mieux, je ne vante plus la morale. Depuis au moins le 20 novembre 1921, j’oppose aux morales la sagesse et, au nom de la sagesse, je condamne les morales.

            Je donne une date précise parce que ce jour-là, dans la grande salle des Sociétés savantes, je prononçai une Causerie sur la Sagesse qui fut sténographiée et où cette opposition est nettement marquée. Que signifie mon attitude actuelle et sa nouveauté apparente ou réelle ? Que signifie mon amoralisme de sagesse ? Un progrès, je crois, d’individualisme et de libération.

            Je reproche aux morales d’être des moyens de tyrannie et de servitudes; je loue dans la sagesse une méthode d’affranchissement. Les morales m’apparaissent de fausses sciences de la vie; la sagesse, l’art modeste, mais véritable, de vivre. Vais-je revenir, pour vous répondre, à mon vocabulaire et à mes conceptions de 1920 ? Vous ne me pardonneriez pas un tel recul, une telle insincérité, une telle trahison envers moi. Mais alors, la discussion reste-t-elle possible ?...

              Eh ! quand on veut discuter ma pensée de 1920, c’est à l’homme de 1920 qu’il faut se dépêcher d’écrire.  Lorsque je l’appelais morale comme les éthiques dogmatiques, mon éthique individualiste refusait déjà de s’appuyer sur la science. Même avant de l’appeler sagesse, j’indiquais pourtant quel intellectualisme repousse mon éthique, quel intellectualisme elle accepte. A répéter “Connais-toi toi-même”, je dis que je ne repousse pas toute connaissance.

            Puisque vous définissez la science de façon à lui faire envelopper toute connaissance - même celle nécessaire à “la vie animale, fût-elle la plus humble”, ¾ il est trop évident que mon éthique admet une certaine qualité de cette science-là. Mais est-ce bien d’elle que parlent les partisans de la morale scientifique ? Sont-ils autant que vous modestes et faciles à satisfaire ?...

            Ce que je crois, c’est qu’il est imprudent d’appuyer notre amour du beau et du bien sur la science organisée, sur ce qu’on appelle science quand on oppose, par exemple, la science à l’art. La science m’apporte des moyens d’action qui sont éthiquement indifférents, puisque j’en peux faire du bien ou du mal. Ce n’est pas elle qui me dira quel usage j’en dois faire. Mes préoccupations éthiques n’ont pas à intervenir dans mes recherches désintéressées (mais ceci ¾ et le reste, donc ! ¾ demanderait à être développé et nuancé). En revanche, seule ma sagesse doit diriger les applications de ma science et mon industrie.

            Vous m’entendez et que ce n’est pas la direction technique que j’accorde à la sagesse. La science me donne des techniques extérieures. Ma sagesse m’empêche d’en utiliser quelques-unes. La science me donne des moyens qui ne sauraient m’indiquer mon but. Ces moyens extérieurs ne peuvent pas grand chose pour mon être intime et, si je ne suis pas sur mes gardes, peuvent beaucoup contre lui. La puissance que me donne la science est dangereuse et elle enivre ceux qui ne sont pas des volontés d’harmonie.


              J’ai noté quelque part cette phrase de Louis Ménard : “Moraliser et juger un théorème par le sentiment esthétique ou par la conscience, ce sont trois tentatives de la même force et qui rappellent la condamnation de Galilée.” Peut-être les premiers qui ont parlé de morale scientifique opposaient-ils science et théologie et étaient-ils des libérateurs de l’esprit de la conduite. Mais leur point de vue doit, me semble-t-il, être dépassé. Si nous nous attardons à les écouter, ne feront-ils pas de l’éthique un chapitre de telle science particulière ? En voici qui en font une sœur jumelle de l’hygiène et une petite fille de haute dame Biologie.

            A l’instant même où ils prétendent satisfaire les hommes qui veulent donner à leur vie la beauté et la continuité d’une oeuvre d’art ¾ ce qui, certes, n’est pas effort animal, ¾ ils ramènent l’homme à l’animal. D’autres en appellent à la sociologie, oubliant que l’homme n’est pas uniquement un être social et que, dans tous les cas, la beauté même de ses gestes sociaux ne peut être qu’un rayonnement de sa beauté interne.

            Peut-être, ami, avez-vous plus que moi tendance à réduire les choses les une aux autres, dans l’espoir de les expliquer; peut-être ai-je plus que vous tendance à les séparer et à jouir de leur diversité. Mais, si je cède à l’autre pente et à l’amour des rapprochements, je compare l’éthique à l’art plutôt qu’à la science.

            Et voici quelques-unes de mes raisons : La science me paraît une connaissance entièrement communicable. Le disciple y reçoit tout ce que possède le maître. Tant que des catastrophes extérieures ne troublent pas son évolution, la science, il me semble, reste presque régulièrement progressive. L’art est une discipline autrement individuelle et qui ne saurait se communiquer entièrement. Il exprime des choses profondes, personnelles, particulières à l’artiste. Le disciple n’y égalera le maître que s’il se délivre du maître. C’est pourquoi, sans doute, l’évolution d’un art est beaucoup plus capricieuse que celle d’une science. Ici, il n’y a pas de raisons pour qu’Aujourd’hui fasse mieux qu’Hier.

            Il n’y a de science que du général. L’art s’efforce de créer des oeuvres individuelles. Le savant s’applique à éliminer le plus possible ce qu’il appelle avec dédain “l’équation personnelle”. L’artiste qui n’exprime pas une personnalité ne compte pas. Même dans une science peu avancée, on trouve quelques points sur lesquels les savants sont d’accord. Sans quoi, il n’y aurait pas encore science. Le progrès de la science consiste, pour une part, à multiplier ces points solides.

            En art, le désaccord est éternel. Il y a de belles oeuvres dans les sens les plus divers; on trouve, dans toutes les directions, des oeuvres manquées. Et, sans doute, tout ceci doit être entendu de façon un peu large. Nul art n’est absolument dépourvu de science; nulle science ne s’exerce sans exiger un peu d’art. Le réel est concret, mêlé, fuyant; le langage est abstrait, rigide, paralysant. Nulle part, le langage ne réussit à rejoindre le réel. Ces réserves faites, entre les existences que j’admire et les oeuvres d’art que j’aime, je crois découvrir une émouvante parenté. Chaque vie louable me paraît une création nouvelle, la manifestation d’une beauté personnelle. Entre les hommes qui, le long des temps, ont surveillé leurs actes comme un poète surveille ses paroles, nul progrès ne m’apparaît.

            On peut préférer Épictète ou Jésus, Spinoza ou Cléanthe : on exprimera un goût individuel et on comprends chez le voisin des préférences contraires. Je m’étonnerais si j’entendais affirmer qu’Archimède savait autant de choses que M. Branly.

              Tolstoï, au contraire, ne me paraît pas plus avancé que François d’Assise et l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus complet que celui de Diogène. Ainsi l’œuvre d’Homère n’est inférieure à aucune de celles qui ont suivi. Des époques déjà anciennes ont produits des êtres qui me semblent approcher de la perfection, et ces harmonies furent réalisées par des méthodes divergentes. Antisthène et Diogène diffèrent d’Épicure et de Métrodore; Zénon, Cléanthe, Épictète diffèrent d’Hillel, de Jésus ou de Philon : autant qu’une tragédie de Sophocle diffère d’une épopée dialoguée d’Eschyle ou d’un drame d’Euripide, autant qu’une oeuvre de Racine s’éloigne d’une comédie de Molière ou d’une féerie de Shakespeare.  Mais on ne peut rapprocher deux concrets sans être frappé de leurs différences.

            Si l’éthique est un art, ah ! Comme il se sépare des autres : ici, l’ouvrier, l’outil et l’œuvre se confondent. Mais je ne rencontre nulle part une science de l’action; partout les disciplines du désirable me paraissent des arts. Désintéressé au point d’ignorer l’effort téléologique, le vrai savant, dans son laboratoire, cherche la vérité, non la beauté; ce qui est, non ce que j’aimerais.

    Han RYNER.
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    APPENDICE

            ... Si j’en avais le loisir, je vous montrerais que la morale, cette fausse science de la vie, cette fille impérieuse et hargneuse de la souriante sagesse, ne commande qu’à force de s’asservir elle-même. C’est une loi de la vie; le colonel ne peut avoir une attitude dédaigneuse devant le capitaine qu’à la condition de garder une attitude rampante devant le général.

            Ainsi, la morale, n‘ose nous commander qu’en appelant au secours d’autres sciences prétendues ou réelles; mais celles-ci bâtissent sur un domaine tout à fait différent du sien. Tantôt, elle essaie de construire, la folle, sur les nuages de la métaphysique. Tantôt, elle appelle à son aide la biologie, et, au moment même où elle essaie de satisfaire les hommes qui tentent de donner à leur vie la beauté et la continuité d’une oeuvre d’art, ce qui, certes, n’est pas un effort animal, elle ramène l’homme à l’animal.

            Ou bien elle en appelle à la sociologie, oubliant que l’homme n’est pas uniquement un être social et que, dans tous les cas, la beauté de ses gestes sociaux ne peut être qu’un rayonnement de sa beauté interne. Et elle ne s’aperçoit pas, l’étourdie ! que, contrairement à toute méthode possible, elle appelle les ténèbres pour éclairer la lumière, part du moins connu pour aller vers le plus connu. Je ne puis pas vous exposer tout cela. Permettez-moi uniquement de vous indiquer que la morale est hargneuse dans la forme autant que dans le fond, dans son vocabulaire autant que dans les choses qu’elle prétend nous imposer.

              Elle prétend nous imposer des commandements absolus et, quand elle les groupe et les résume, elle les appelle agréablement impératif catégorique. Or, le premier geste modeste, la première démarche libératrice de la sagesse, c’est de regarder en face les prétendus impératifs catégoriques, les prétendus commandements absolus et de voir qu’il n’y a pas de comandements pour un être libre. Il y a seulement des conseils, et les prétendus commandements, quelque forme qu’ils prennent, ne peuvent être que des conseils.

            Oui, même si un fantôme divin venait à apparaître et à me donner des ordres, ces ordres ne seraient encore que des conseils. Il aurait beau s’entourer d’éclairs et de tonnerres, il aurait beau me dire : “Si tu n’obéis pas, si tu manges de la viande le vendredi, tu iras en enfer”, je me redresserais et je songerais qu’obéir à un ordre qui me paraît déraisonnable est un pire enfer que tous ceux dont il peut me menacer. Dans tous les cas, je ramènerai à des conseils tous les ordres qu’on essaiera de me donner et j’examinerai s’il sont en accord avec mes voix intérieures. Contraires à ma raison et à mon cœur, je les écarterai comme de mauvaises et ridicules suggestions.

            Ainsi, la sagesse nous apprend qu’il n’y a pas d’ordre sans condition, qu’il n’y a pas d’impératif catégorique, pour employer le hargneux vocabulaire de sa hargneuse fille la morale; il n’y a que des impératifs hypothétiques, des conseils conditionnels. Lorsqu’un conseil prend la forme d’un ordre, je distingue deux cas. Ou bien il veut m’influencer, et j’ai le devoir de le ramener à la modestie d’un conseil précisément pour ne pas me laisser influencer. Ou bien on sait que je veux réaliser l’hypothèse.

            L’hygiène déclare apodictiquement : il faut faire telle chose, parce qu’on suppose que je veux continuer à me bien porter. Mais, si, pour une raison quelconque, j’avais d’autres intentions, le conseil perdrait toute puissance sur moi. Le médecin appelle un peu orgeuilleusement ses conseils des ordonnances, parce qu’il suppose que je veux guérir. Mais je puis avoir des raisons de ne pas guérir. Le vieux Cléanthe avait cessé de manger pendant quelques jours à cause d’un abcès dans la bouche.

             Quand le médecin lui dit : “Maintenant tu peux manger”, le philosophe répondit : “Je suis trop vieux, j’ai dit tout ce que j’avais à dire, j’ai fait tout ce que j’avais à faire, j’ai écrit tout ce que j’avais à écrire. Puisque j’ai accompli la moitié du chemin vers la mort inévitable, je ne reviendrai pas en arrière.” La sagesse nous avertit que tout ordre doit être ramené à un conseil et que nous devons examiner si ce conseil est raisonnable ou non, si ce conseil, venu du dehors, correspond ou non à notre conscience. Si nous écoutons la sagesse, c’est donc à notre seule conscience, éveillée ou non par une parole extérieure, que toujours nous obéirons.

    Han RYNER.


    (“Petite Causerie sur la Sagesse”, prononcée à Paris, le 20/11/1921)



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  • ESPAGNE LIBERTAIRE


                                - L’ORGANISATION OUVRIERE -

    - Coup d’œil sur l’histoire - Un passe grandiose - Sous la république - Insurrections - L’alliance ouvrière - L’épreuve décisive - Les réalisations immédiates - Le problème de la terre - La transformation économique -
    - L’enseignement libertaire de la révolution espagnole -


                       par A. & D. PRUDHOMMEAUX


     
                              ESPAGNE LIBERTAIRE

    L’organisation ouvrière
    _________

    INTRODUCTION

              Tout homme ou femme à qui la liberté n’est pas indifférente doit hommage à ses frères et sœurs d’Espagne, comme au seul peuple qui se soit longuement et désespérément battu pour barrer la route au totalitarisme, et dont la résistance n’ait, depuis lors, jamais fléchi.

              De toutes les dictatures d’un type nouveau qui s’établirent en Europe comme suite à la première guerre mondiale de masses, la tyrannie phalangiste fut, on le sait, la dernière à prévaloir. Ce n’est qu’au terme d’une guerre civile épuisante, qui se prolongea jusqu’en 1939 et fit un million et demi de morts, que le massacreur Franco réussit à consolider son pourvoir sur les régions les plus avancées et les plus peuplées de l’Espagne; encore n’y parvient-il que grâce à l’intervention ouverte de Mussolini et de Hitler ¾A la défection piteuse des démocraties occidentales ¾ et à la main mise de Staline sur la situation extérieure et intérieure du secteur républicain espagnol.

              Des misères et des terreurs de la guerre civile, du blocus économique ¾ mais aussi de l’étouffement des mouvements émancipateurs ouvriers et paysans sous le militarisme, le centralisme et l’étatisme rouge importés par Moscou ¾ résulta enfin, sur une terre désertée par cinq cent mille réfugiés politiques, un régime d’obscurantisme forcené. Et en 1939 le chemin se trouva ouvert, après le banc d’essai espagnol, pour la deuxième guerre mondiale, multipliant partout les maux que l’on croyait avoir enfermés, par la politique de neutralité, entre les Pyrénées et la mer.

              On ne le répètera jamais trop : c’est à la vitalité de l’organisation ouvrière, indépendante des partis et des gouvernements, que l’Espagne doit d’avoir succombé la dernière aux formes modernes de l’absolutisme; et c’est à la carence des travailleurs des autres pays européens, bureaucratiquement soumis à leurs politiciens et à leurs dirigeants respectifs, qu’est due la catastrophe où l’Espagne laborieuse, puis l’Europe, puis le monde entier se trouvèrent précipités. Reportons-nous en effet aux heures décisives de 1936 ¾ caractérisées par l’avènement du Front populaire en Espagne, en France, et dans une série de pays ¾ et donnons la parole à un réfugié politique allemand antifasciste, témoin non prévenu :

              “Le mouvement ouvrier européen se trouvait en recul depuis des années. Le fascisme triomphant en Italie et en Allemagne avait conduit dans les autres pays à un développement plus ou moins rapide de l’Etat totalitaire. Seule, la classe ouvrière espagnole se tenait sur le terrain de l’offensive. Depuis 1931, elle avait attiré sur elle, d’une façon ininterrompue, l’attention internationale. Jusqu’en 1933, c’étaient exclusivement les anarchistes et anarcho-syndicalistes qui se mettaient en avant par leur activité révolutionnaire et dont les tentatives, même entourées de méconnaissances et d’incompréhension, trouvaient cependant leur écho dans toute l’Europe. Après 1933, se produisit, par contraste avec la réaction gouvernementale, une vague de radicalisation qui révolutionna également les masses non-anarchistes du peuple travailleur, et permit enfin à la vigilance ouvrière de remporter la victoire du 19 juillet 1936.

              ”Les évènements qui se déroulèrent alors en Espagne représentaient quelque chose d’entièrement nouveau; en effet, les occupations de terres et d’usines par les travailleurs espagnols n’avaient pas pour but de faire simplement pression sur les propriétaires, les cadres et les pouvoirs publics pour obtenir une amélioration des conditions de travail et de salaires; elles tendaient bel et bien à la gestion direct des moyens de production et d’échange par tous ceux qui les mettent en oeuvre ¾ et, dans le cas des terres laissés en friche en d’entreprises déficientes, la “prise en main” avait le caractère d’une véritable mesure de salut social. Handicapée sur le marché mondial des produits agricoles et des produits industriels, soit par une administration parasitaire, soit par la concurrence des pays neufs, l’Espagne bourgeoise n’était capable, ni de secourir ses chômeurs, ni de mettre en valeur son propre sol et d’en tirer sa nourriture.

              ”A cela, la réplique de l’Espagne ouvrière et paysanne était un acte de justice et de responsabilité, opéré par la base, en dehors de toute bureaucratie et de toute dictature de parti, et par lequel le pays devait nourrir le pays. Tel était, dès l’avènement de la république en 1931, la tendance avancée dans les syndicats; toutefois, les travailleurs espagnols avaient en général, accordé à leurs nouveaux gouvernants libéraux un certain idéal de patience et de misère, dans l’attente des réalisations sociales promises, et qui n’étaient pas venues. Le choix de ces gouvernants étaient maintenant ou bien de se réfugier derrière la faction militaire, cléricale et fasciste qui saurait défendre les vieux privilèges par la terreur ou bien de s’en remettre à la protection des travailleurs armés, en les laissant organiser et administrer eux-mêmes les secteurs immobilisés de l’économie et des services publics.

              ”Il va sans dire que le trouble était grand dans le secteur libéral et socialiste, porté au pouvoir à nouveau par les élections de février 1936 après une période biennale de noire réaction; mais la conduite hésitante des bourgeois républicains, plus ou moins avides de réformes, fut en dernier ressort, tranchée par l’audace des éléments extrême. C’était quelque chose d’entièrement nouveau en Espagne et dans le monde et qui ouvrait une ère nouvelle dans l’histoire. Pour la première fois, un peuple entier s’était dressé contre le fascisme.

              En Allemagne et dans d’autres pays, l’embourbement parlementaire et la fossilisation bureaucratique du mouvement ouvrier avaient favorisé la montée de la dictature; en Espagne, la rupture de l’ensemble des travailleurs d’avec les méthodes parlementaires et la politique bourgeoise, permit au peuple tout entier d’opposer une résistance aux généraux. Seconde constatation important : le développement en Espagne portait comme caractère spécifique l’entrée du pays dans une période de bouleversements sociaux sans que ces innovations profondes se fissent sous la dictature d’un parti. La transformation débuta, au contraire, par la participation directe des larges masses au processus économique, et la charge des expropriations nécessaires fut endossée par les syndicats ouvriers qui déterminaient d’une façon décisive la construction socialiste.


              ”Au point de vue politique, le nouvel ordre, élaboré en première ligne dans le cadre des possibilités et des nécessités de la guerre, ne reposait pas non plus sur la mondialisation du pouvoir par un Etat. Il était basé sur la collaboration démocratique de groupements antifascistes très différents, souvent diamétralement opposés jadis.”
              
              Ce fait ne devient compréhensible que par une étude du rôle joué par le mouvement anarchiste en Espagne. Cette étude est le but de cette publication. Il ressort clairement que même le cours du mouvement ouvrier non-anarchiste en Espagne ne peut être saisi qu’à l’aide d’une connaissance suffisante de l’importance qui revient à l’anarchisme dans l’histoire révolutionnaire du pays.

              L’organisation internationale à laquelle appartint dès son origine la Confederacion Nacional del Trabajo ou C.N.T., est l’Association Internationale des Travailleurs, la fidèle continuatrice de la Première Internationale en Europe, restée vivante dans la conscience des ouvriers espagnols comme l’Associacion Internacional de los Trabajadores, et trouvant son expression dans l’anarcho-syndicalisme moderne. Si le mouvement révolutionnaire cherche aujourd’hui de nouvelles voies, si les travailleurs, après la trahison ou l’embourgeoisement de leurs syndicats de masse centralistes convertis en instruments des partis politiques, aspirent à de nouvelles formes de rassemblement et à de nouvelles méthodes d’action, ils ne pourront pas passer à côté de l’anarchisme espagnol, du mouvement du 19 juillet et du programme de l’Association Internationale des Travailleurs. Il faut que le socialisme libertaire, dont l’Espagne saura relever le drapeau, brise partout le joug du socialisme d’Etat, c’est-à-dire du socialisme fasciste. L’avenir du monde entier en dépend !

    COUP D’OEIL SUR L’HISTOIRE

              Celui-là seul peut comprendre la situation actuelle en Espagne qui connaît l’histoire du mouvement révolutionnaire de ce pays, c’est-à-dire de l’anarchisme espagnol. Les points de repères que constituent cette étude pourront contribuer à dégager la véritable signification des évènements espagnols de 1936-1939, face à toutes les falsifications dictées par des intérêts de parti. Le mouvement antifasciste espagnol de résistance à Franco ne saurait être considéré sous l’aspect d’une défense bourgeoise-parlementaire comme la politique du Front Populaire : c’était la première étape de l’émancipation du prolétariat, le commencement de la révolution sociale.

              Tout historien non prévenu de l’antifascisme espagnol doit partir de cette idée que le mouvement ouvrier ibérique diffère profondément de celui de l’Europe continentale. Aujourd’hui encore, dans la péninsule, l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme conservent un rôle prépondérant dans le mouvement antifasciste. En Catalogne, leur importance n’a pas diminué. Ceci n’a rien à faire avec l’affirmation aventurée qu’en Espagne “il y a encore des anarchistes parce que c’est un pays arriéré et peu industrialisé.”  L’anarchisme espagnol est précisément l’expression typique des régions avancées d’Espagne.

              Le mouvement antifasciste actuel se dirige en Catalogne, et de plus en plus aussi dans le reste de l’Espagne, irrésistiblement vers une révolution sociale. Mais, il suit une tradition bien différente des insurrections révolutionnaires dans les autres pays européens, et cette tradition est particulièrement riche d’enseignements et d’exemples. Il est donc indispensable d’étudier l’anarchisme espagnol et de réviser à son sujet un grand nombre de préjugés. La tactique du mouvement antifasciste espagnol, exprimée en une seule devise, est la tactique de l’action directe. Or, ceci est le moyen de lutte de l’anarcho-syndicalisme.


              Du moment qu’en Espagne cette méthode a été employée contre le fascisme à l’instinct décisif, c’est toute une nouvelle époque de lutte révolutionnaire et de nouvelles bases qui sont fondées aux yeux du monde. Les illusions parlementaires et politiques de trois quarts de siècle ont été portées au tombeau.  L’anarchisme espagnol est né au sein du prolétariat industriel catalan. Là, s’est formé, vers 1840, un mouvement libertaire dans l’industrie textile et il a trouvé, tout d’abord, son expression pratique dans des coopératives de consommation et de production à tendance proudhonienne.  De là aussi, sont sortis les premiers syndicats ouvriers, qui furent frappés d’interdiction en 1854. Cette mesure provoqua la première grève générale qui mobilisa en Catalogne plus de 40.OOO ouvriers.

              Dans toute l’Espagne, s’est dessiné à cette époque un large mouvement ouvrier de masse basé sur des idées socialistes à tendance anti-étatique. Ce mouvement pratiquait l‘action directe comme arme de combat et propageait le fédéralisme selon les conceptions de l’Espagnol Pi y Margall. En 1868, ces organisations entrèrent en contact avec l’Association Internationale des Travailleurs (Associacion de los Trabajadores) fondée en 1864. Fanelli, l’ami de l’anarchiste russe Michel Bakounine, parcourut l’Espagne à cette époque et c’est avec sa collaboration qu’on été fondés, à Madrid et à Barcelone, les premiers groupes de l’Internationale en terre ibérique. Un autre centre important du mouvement se créa parmi les travailleurs agricoles de l’Andalousie.

              Pendant les mouvements de révoltes politiques, en 1868-1869 déjà, la jeune organisation prit position aussi bien contre la monarchie que contre le libéralisme bourgeois - et pour une révolution sociale. Les groupes du mouvement ouvrier espagnol se déclarèrent ouvertement contre le parlementarisme, qu’ils considéraient comme une tromperie des classes possédantes vis-à-vis du prolétariat. En 1870, se tient, à Barcelone, le premier Congrès ouvrier espagnol. Ainsi fut fondée la “Fédération régionale espagnole de l’A.I.T.”, appelée en Espagne “l’Internationale”. Cette Fédération groupa d’emblée trente mille ouvriers et se déclara de principes purement anarchistes. Le 19 juillet 1870, Farga Pellicer ouvrit le Congrès de Barcelone par ces paroles :

              “Le droit, le devoir, la nécessité vécue nous réunissent ici pour que  nous arrivions à voir clair sur les problèmes de l’économie sociale. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, disent les statuts de l’Internationale... Tous ceux qui vivent du monopolisme et de l’exploitation, sont intéressés à maintenir éternellement notre esclavage. Il n’y a donc aujourd’hui pour toute l’humanité qu’une seule lutte qui ait une signification sociale véritable; c’est la lutte de la misère contre le capitalisme. Or, l’Etat est le gardien et le protecteur des privilèges sociaux et l’Église les bénit et les présente comme étant la volonté de Dieu. La seule chose qui nous reste à faire, c’est de trouver les moyens pour nous délivrer de l’esclavage moderne, du salariat, qui est à la base de notre oppression. Il nous faut donc détruire la puissance du Capital, de l’Etat et de l’Église, pour construire sur leurs ruines l’Anarchie, la Fédération libre des groupes libres de travailleurs.”


              Une résolution de ce Congrès fut particulièrement importante pour le développement ultérieur du mouvement ouvrier en Espagne. Elle traite le sujet “L’Internationale et la politique” :

              “Tous les efforts des peuples pour conquérir le bien-être et qui se basent sur le maintien de l’Etat non seulement n’ont mené à aucun résultat, mais se sont brisés partout et toujours contre l’Etat. L’autorité et le privilège sont les piliers les plus solides de l’ordre social actuel basé sur l’injustice; leur destruction et l’édification d’un nouvel ordre social d’égalité et de liberté sont nos tâches.


              Toute participation de la classe ouvrière à la politique d’Etat de la bourgeoisie équivaut dans tous les cas à une consolidation de l’ordre social existant, qui paralyse l’action révolutionnaire socialiste des travailleurs. Le Congrès recommande donc à toutes les organisations de l’Internationale de renoncer à toute collaboration avec l’Etat; il les appelle à concentrer leur activité autour de l’organisation fédéraliste des producteurs, qui seule pourra assurer le succès de la révolution sociale. Cette organisation fédéraliste est la véritable expression des intérêts du travail et doit se faire en dehors de tout gouvernement.”

              Dans cette résolution se dessine déjà clairement la ligne de développement qui est suivie aujourd’hui encore par la C.N.T. et par la F.A.I. Jusqu’à la deuxième décade du vingtième siècle, n’a existé à côté de la vieille Fédération Régionale espagnole aucune autre organisation sérieuse de masse des ouvriers espagnols de la ville et des champs. En 1871, le second Congrès de l’Internationale dut se réunir illégalement. L’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme espagnols ont vécu, jusqu’au début de 1936, presque exclusivement dans l’illégalité. Monarchie, dictature et démocratie bourgeoise ont employé toutes leurs forces à étouffer la tendance vers la révolution sociale en Espagne. C’est seulement après que l’U.G.T. réformiste et le Parti Socialiste qui la domine eurent subi pendant trois ans une certaine radicalisation, que se constitua en Espagne un front révolutionnaire plus large, qui a réuni les deux seules grandes organisations de masse, C.N.T. et U.G.T., dans une alliance ouvrière.

              En 1872, les délégués espagnols avaient pris part au Congrès de l’Internationale à la Haye, où ils s’étaient définitivement dressés contre les conceptions étatistes-centralistes de Karl Marx et tous s’étaient joints à l’aile bakouniniste, anti-autoritaire, de l’Internationale. Déjà, les ouvriers espagnols avaient adopté une attitude très sceptique vis-à-vis du Conseil Général de Londres, qui n’avait que des intérêts purement politiques. Ils avaient essayé de faire comprendre aux travailleurs des autres pays leur conception propre de prise en  charge de l’économie par les organisations constructrices et productives. Vers 1870 déjà, les organisations ouvrières espagnoles procédaient à des travaux préparatoires de statistique et de structure pour une réorganisation socialiste de l’économie. Cette tentative fut ridiculisée à l’époque par les socialistes à tendance politique.

    UN PASSE GRANDIOSE

              Au Congrès de la Fédération Régionale à Cordoue, en 1873, se trouvaient représentés trois cent mille ouvriers espagnols, répartis entre deux cent soixante-trois localités. Cette grande organisation conservait sa position contre l’idée d’un “Etat ouvrier” ¾ si influente sur les révolutionnaires des autres pays qu’elle détournait vers la politique et la conquête des pouvoirs publics.

              “A la place de cette conception (écrit Carbo), elle plaçait l’idée d’une libre fédération des associations industrielles et économiques, sans frontières artificielles et sans aucun organisme d’Etat. Ce but a guidé la classe ouvrière espagnole dans toutes ses luttes pour un avenir meilleur. On avait reconnu que l’engrenage de l’appareil d’Etat devait être détruit à fond avant qu’on puisse parler de libération véritable. Ainsi, la lutte des travailleurs pour leur libération économique du joug capitaliste minait en même temps l’Etat. De cette façon, le mouvement a acquis ce caractère anti-autoritaire frappant qui lui est resté jusque aujourd’hui.”

              Pendant la première république espagnole, en 1873, l’organisation revendiqua son but social révolutionnaire, critiquant le fédéralisme purement politico-bourgeois. En 1874, après la nouvelle montée de la réaction, l’Internationale fut interdite et déclarée hors la loi. Pendant sept ans, le mouvement vécu dans l’illégalité complète. Les marxistes croyaient que le groupe social-démocrate, fondé à Madrid en 1871, pourrait bénéficier de l’héritage anarchiste. Mais il en fut autrement. Dans les premières années déjà qui suivirent l’illégalité, le mouvement se réorganisa et réunit à nouveau cinquante-huit mille membre sur les bases d’un programme anarchiste et insurrectionnel. C’est à ce moment que s’ouvrit une époque de lutte de classes profonde, qui provoqua des poursuites impitoyables. Vers l’année 1890, l’anarchisme se voyait dans l’obligation de lutter contre ses oppresseurs par des actes terroristes devenus célèbres. Un grand nombre d’anarchistes furent exécutés après des tortures effroyables (procès de Montjuich).

              Il est complètement faux de considérer le terrorisme comme le moyen de lutte propre à l’anarchisme. Dans des circonstances spéciales, l’anarchisme espagnol s’en est servi comme l’ont fait tous les mouvements politiques. Mais l’anarchisme lui-même, et spécialement la C.N.T. anarcho-syndicaliste, veulent réaliser précisément l’action directe organisée des masses comme base d’une société nouvelle. Au cours des années de persécution d’une part, de discussion idéologique de l’autre, l’organisation de l’anarchisme espagnol s’était relâchée quelque peu. Ce n’est qu’en 1907 que commença une réorganisation plus serrée de tout le mouvement. Sur l’initiative de la Catalogne, les différentes fédérations régionales reprirent un contact étroit. A Barcelone fut créé le journal Solidaridad Obrera, quotidien depuis 1916, et qui est resté jusqu’en juillet 1936 le seul quotidien ouvrier en Catalogne.

              Le mouvement anarchiste représentait toujours, au début du XXe siècle, la seule grande organisation ouvrière du pays, bien qu’entre temps (vers 1880), l’U.G.T. social-démocrate ait fait son apparition. Les anarchistes se trouvaient à la tête de nombreuses luttes importantes menées par les ouvriers espagnols. En 1909, éclata à Barcelone l’insurrection anarchiste contre la guerre du Maroc, connue sous le nom de “Semaine Tragique de Barcelone”. Les masses populaires proclamèrent la grève générale, descendirent armées dans la rue, empêchèrent l’embarquement des troupes et brûlèrent soixante églises et cloîtres. Le mouvement fut écrasé dans le sang. Francisco Ferrer, le fondateur d’une organisation libertaire d’Écoles Modernes, accusé d’être l’instigateur intellectuel de la révolte, dut exécuté avec quelques autres anarchistes à Montjuich. En 1911, fut fondée, à Madrid, la C.N.T. (Confederacion Nacional del Trabajo), qui, basée sur les traditions fédéralistes d’Espagne et sur les idées anarchistes, s’est donné un programme anarcho-syndicaliste.

              Le syndicat ouvrier autonome, indépendant de toute politique, forme la base de l’anarcho-syndicalisme moderne. Il se sert de tous les moyens de lutte, de l’action directe organisée, et combat pour une transformation socialiste de la société, caractérisée par la prise en charge de l’économie et la défense de la révolution par les travailleurs eux-mêmes. Il n’admet dans cette lutte aucune intervention de l’appareil politico-bureaucratique et de la classe exploiteuse. L’anarcho-syndicalisme est donc anarchiste et dirigé contre l’Etat et la propriété privée.

              Pendant la guerre mondiale, la C.N.T. a gardé son attitude antimilitariste internationaliste. Au cours de ces années de guerre, de nombreuses grèves furent déclenchées en Espagne, parfois en commun avec l’U.G.T. Mais celle-ci, simple instrument dans les mains de la social-démocratie, restait constamment prisonnière dans le cadre limité par la politique parlementaire bourgeoise. La fin de la première guerre mondiale est marquée par un fort mouvement de croissance de la C.N.T. Le patronat menacé organise les syndicats jaunes “Sindicatos libros “ pour combattre la C.N.T. En même temps, il met sur pied une centrale d’assassins à seule fin d’exterminer la C.N.T. en Catalogne.


              En quelques années seulement, quatre cent militants de la C.N.T. tombèrent sous les coups de cette clique du patronat et les anarchistes répondirent par les mêmes moyens. En 1919, la C.N.T. organisa ses grèves les plus larges, qui furent suivies d’une vague de répression terrible. A ce moment, le gouvernement catalan fit une première tentative, qu’il devait renouveler en 1931, pour faire dévier le mouvement vers le réformisme et la collaboration de classes. Il noua des relations avec quelques éléments qui se trouvaient à la tête de la C.N.T., pour arriver à ses fins. Ces tentatives échouèrent.

              En 1919, eut lieu le deuxième congrès de la C.N.T. Environ 714.000 ouvriers espagnols y étaient représentés. Le congrès ratifia, une nouvelle fois, le programme anarcho-syndicaliste et établit, comme but final de la lutte, le communisme libertaire (Communismo libertario). Le congrès décida, en outre, que les syndiqués qui remplissaient une fonction dans la vie politique ou dans un parti politique ne pouvaient pas occuper un poste responsable dans la C.N.T.

              Au cours des années qui suivirent, la C.N.T. atteignit le point culminant de sa puissance. Les politiciens et le patronat tentèrent tout pour détruire cette organisation importante. Mais, Primo de Rivera lui-même, avec sa dictature fasciste, ne parvint pas à en venir à bout. Pendant les sept années de dictature, la C.N.T. réalisa de nombreuses actions syndicales et grévistes. Plusieurs de ses militants les payèrent de leur vie : ils furent exécutés. Il convient de rappeler que les socialistes “politiques” s’associèrent à cette répression. Leur chef, Largo Caballero, fit partie du ministère Primo de Rivera, au cours de la deuxième étape de la dictature, en qualité de Conseiller d’Etat au Travail.

              De grandes grèves précipitèrent enfin l’effondrement de la dictature. La C.N.T. se releva. Les sociaux-démocrates formèrent le gouvernement de la république en collaboration avec les républicains. Le premier ministre républicain du travail fut... Largo Caballero. Les élections de l’été 1931 avait apporté, pour la première fois, à son parti, un nombre appréciable de sièges au parlement, parce que ses candidats s’étaient fait porter sur les listes bourgeoises. Ce fut là le point de départ du  développement de l’U.G.T., qui devenait, de 1931 à 1933, une espèce de syndicat d’Etat destiné à être proclamé syndicat obligatoire de la classe ouvrière espagnole. Elle pouvait distribuer des milliers et des milliers de places de fonctionnaires au sein de l’Etat bourgeois.

    SOUS LA REPUBLIQUE

              En juin 1931, la C.N.T. tint son congrès de réorganisation. Il groupait les délégués de 600.000 membres. Le congrès adopta une série de résolutions sur les questions d’organisation et de tactique (rassemblement des syndicats en fédérations d’industrie, mot d’ordre pour le prolétariat rural, etc.) et réaffirma son idéal anarcho-syndicaliste. Cette déclaration devait lui attirer l’hostilité des politiciens et de tous ceux qui confondent la conquête de l’assiette au beurre  dans la république avec l’émancipation sociale du prolétariat. De nouvelles persécutions s’abattent sur nos camarades.

              De 1931 à 1933, pendant l’époque “démocratique”, environ 800 ouvriers de la C.N.T. sont assassinés par la police et, jusqu’en mai 1936, il est impossible à la C.N.T. de réunir un nouveau congrès. Les périodes de légalité, de semi-illégalité et d’illégalité complète se succèdent à de brefs intervalles. La C.N.T. compte en moyenne, au cours de ces années, un million d’ouvriers révolutionnaires. Ces travailleurs forment le noyau actif de la classe ouvrière espagnole. Un groupe réformiste réussit toutefois, en 1933, sous la conduite de Pestana et avec l’aide de politiciens bourgeois, à provoquer la scission  d’un certain nombre de syndicats oppositionnels. Cette perte affaiblit momentanément la C.N.T. en Catalogne et dans le Levant. Mais ces associations rentreront dans la C.N.T. en 1936, désavouant Pestana.


              La république poursuit la destruction de la C.N.T. par différentes voies. Une nouvelle loi sur les associations, en date du 8 avril 1932, soumet tous les syndicats au contrôle de l’Etat et à son arbitrage dans les conflits du travail. Mais ce projet n’obtient pas le succès escompté. La C.N.T. reste fidèle à l’action directe. Elle n’accepte pas l’arbitrage officiel bien qu’il fût rendu obligatoire; elle se refuse à déposer ses listes d’adhérents à la police comme le gouvernement veut l’y contraindre, et il est impossible de la dissoudre. A la fin de la domination républicano-socialiste en été 1933, une nouvelle tentative se fait jour d’asséner le coup de grâce à la C.N.T. : le parlement vote la loi “contre le vagabondage”.

              Les autorités veulent s’en servir pour faire interner les militants actifs dans des camps de concentration comme éléments instables et “socialement dangereux” (formule créée par la loi en question). Contre des hommes comme Ascaso et Durutti, une inculpation de ce genre est prononcée. Encore en 1936, sous le règne du Front Populaire, des étrangers antifascistes étaient incarcérés, des mois durant, à Barcelone, en application de cette loi scélérate. Et en 1935, au moment de la domination Lerroux-Gil Robles, elle fut même exploitée contre le parti de ceux qui l’avaient créée.

              Au cours des années 1931-1935, la Confédération avait mené une série de grandes grèves qui, toutes, furent déclarées illégales par le gouvernement du moment, qu’il fût de droite ou de gauche. Peu après l’effondrement de la monarchie, éclata la grande grève des ouvriers du téléphone. Les revendications de la C.N.T. étaient les suivantes : augmentation des salaires et abolition des hauts traitements, sans changement des prix pour les usagers. Le gouvernement des républicains de fraîche date combattit la grève, engagea des jaunes de l’U.G.T. et transforma le mouvement en lutte politique. Le ministre Maura interdit à la Compagnie d’entrer en pourparlers avec les grévistes, et le ministre Prieto lui promit une indemnité, versée par la caisse d’Etat, pour les pertes subies. A la même époque, l’assassinat d’un militant de la C.N.T. par la police provoqua à Séville un sursaut de révolte dans la population.

              Dans les rencontres qui eurent lieu, vingt ouvriers furent abattus par les balles de la police, quatre prisonniers fusillés au cours d’une “tentative de fuite” et, pour finir, l’artillerie bombarda, sur l’ordre du gouvernement républicano-socialiste, la maison où se trouvait le local de la C.N.T. Telle fut la lune de miel de la République. Les évènements qui suivirent ce début prometteur de l’été 1931 se maintinrent fidèlement dans la voie tracée. Les grandes grèves et les rencontres fréquentes avec la police restaient toujours à l’ordre du jour. Citons, comme exemple, la grève générale grandiose de Saragosse, au printemps de l’année 1934, qui dura cinq semaines. Un mouvement de solidarité immense s’organisa spontanément à Barcelone en faveur des enfants des grévistes. Mais le gouvernement de Catalogne fit tirer sur la foule pacifique qui attendait l’arrivée des enfants de Saragosse devant les locaux de Solidaridad Obrera. Un ouvrier fut tué...

              Dans la majorité des cas, les grèves des ouvriers de la C.N.T. étaient couronnées de succès, moralement et matériellement. Un grand nombre d’entre elles furent déclenchées pour des raisons de solidarité : diminution du temps de travail pour faire embaucher des chômeurs, etc. Dans toutes les luttes syndicales de la C.N.T., les revendications morales et de solidarité revêtaient une plus grande importance que les revendications matérielles. Là réside la grande différence entre le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste en Espagne et les mouvements de socialisme étatique en Europe centrale. Des actions de boycott et de sabotage furent également menées à bonne fin. Une brasserie à Barcelone, qui avait licencié un certain nombre d’ouvriers de la C.N.T., fut acculée à la ruine par un boycottage de plus d’un an, organisé dans toute l’Espagne. Elle dut se résigner à payer de forts dommages au syndicat et à réembaucher tous les ouvriers licenciés. -

     En décembre 1938, 400 employés de tramway anarcho-syndicalistes furent jetés à la rue, après une grève formidable des transports de quatre semaines, et remplacés par des syndiqués réformistes. Pendant deux ans, les actes de sabotage contre les tramways, les autobus, etc., se succédaient à Barcelone. Une nuit même, ont vit dévaler des tramways en feu, tous freins desserrés, le long des artères  principales de la ville. Gil Robles déclara l’état de siège à Barcelone. Mais en vain ! Au début de l’année 1936, enfin, les licenciés obtinrent satisfaction; ils rentèrent tous à la compagnie des transports. Ainsi, la C.N.T. a lutté dans des milliers de cas avec une persévérance et un courage inouïs, partout où le droit des ouvriers était foulé aux pieds.

              Plusieurs fois,, il y eut des révoltes ouverts contre l’Etat, avec comme but immédiat la réalisation du communisme libertaire. Cette orientation débuta par le soulèvement de Figols  en Catalogne, qui fut brisé. Par mesure de répression, le gouvernement républicano-socialiste fit déporter 120 anarchistes catalans dans les terres de fièvres africaines, où plusieurs camarades succombèrent. En janvier 1933 éclata,  dans quelques régions d’Espagne, une nouvelle révolte. Elle fut écrasée, après l’effroyable. Tragédie de Casas Viejas, où la police se livra à un massacre odieux, obéissant aux ordres gouvernementaux : “Pas de blessés !” “Pas de prisonniers !” Mais c’est le soulèvement de décembre 1933 qui peut être considéré comme le mouvement le plus grandiose de la C.N.T. Avant de la décrire, rappelons bien les faits suivants :

              La lutte destructrice contre la C.N.T. était menée par tous les moyens. Tout était bon : la violence brutale et la calomnie ! L’année 1933 déjà, marque la naissance de cette campagne de calomnies, organisée par des éléments ignorants ou de mauvaise foi, dirigés par des offices gouvernementaux. Les organes des partis de gauche ne manquaient pas d’insinuer que la C.N.T. travaillait à la solde du  fascisme. Pour donner un exemple des procédés employés, nous mentionnons le complot “monarco-anarchiste” contre la république, soi-disant découvert par le gouvernement Azana, peu avant sa chute, et qui fut “mis à jour” dans tout le pays avec force bruit.

              La préfecture de police de Madrid répondit aux interrogations  des journalistes que seul le ministère de l’Intérieur était instruit du caractère de ce complot. Le ministre de l’Intérieur, par contre, dit à ces mêmes journalistes : “Je n’ai pas parlé de complot”. “Mais la presse en a parlé”, firent remarquer les journalistes. Et le ministre de rétorquer : “Vous devez considérer que je n’écris pas pour la presse”. Malgré cela, la calomnie avait fait son oeuvre.

              En juin 1936 encore, les républicains barcelonais de bonne teinte vous chuchotaient  à l’oreille que la C.N.T. et les fascistes collaboraient pour mener une attaque contre la république. Or, la C.N.T. et la F.A.I., qui n’avaient jamais ambitionné la gloire personnelle, ni des postes dans la bureaucratie, poursuivirent leur lutte désintéressée pour la cause des travailleurs et contre toute oppression, en face des calomnies les plus grossières. Elle se taisaient, n’ayant pas la possibilité de démentir, dans l’Europe toute entière, les bruits infâmes qui couraient.  Le 19 juillet, les compagnons montèrent sur les barricades et firent ce que la F.A.I. et la C.N.T. avaient toujours préconisé. D’un seul coup, les persécutés, les calomniés, les suspectés se trouvaient à la tête du peuple parce qu’ils étaient les plus courageux, les plus aptes à l’action.

    INSURRECTIONS

              Revenons maintenant au mouvement de révolte de décembre 1933. En 1933, on préparait les nouvelles élections. Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes lancèrent le mot d’ordre : “Ne votez pas ! Préparez-vous à la révolution sociale !” Ils essayèrent de convaincre le peuple du  fait que le parlementarisme affaiblit la force active du peuple et le rend inapte à la lutte directe contre le fascisme (comme le montre l’exemple allemand). Les socialistes eux-mêmes déclaraient, en 1933 : “Si la droite l’emporte aux élections de cet automne, la lutte décisive dans la rue doit être déclenchée.” L’issue des élections provoqua une aggravation aiguë de la situation.


              Une grande effervescence régnait dans la classe ouvrière. Dans cette atmosphère  trouble éclata l’insurrection de décembre. C’était le troisième soulèvement révolutionnaire sous la république, et le premier dirigé officiellement par la C.N.T. anarcho-syndicaliste. Il dépassait, en portée, tous les mouvements révolutionnaires que l’Espagne avait connus dans le passé.

              Son but ne fut non seulement la lutte contre le danger  fasciste, mais une transformation sociale complète. La proclamation de la C.N.T. disait : “les ouvriers organisés occupent les usines et les ateliers, prennent possession des moyens de production et les mettent sous le contrôle des comités d’usine. Le commerce et les magasins tombent sous le contrôle des comités organisés par quartiers. Ces comités ont la tâche de distribuer les produits et d‘assurer le ravitaillement de la population. Les banques sont surveillées par les comités révolutionnaires.”

              Le mouvement atteignit sa plus large portée et sa plus grande profondeur dans l’Aragon, où les paysans et les ouvriers luttèrent, partout, les armes à la main. Le drapeau noir et rouge des anarchistes flottait sur les édifices publics et les usines. A Saragosse, la lutte dans les rues dura cinq jours. La grève générale fut déclarée dans l’Espagne entière. Mais, malheureusement, l’insurrection resta limitée à quelques localités et leurs environs; l’Aragon se trouva isolé et fut vaincu.

              La passivité des masses social-démocrates démentit la promesse, faite par leur parti, de descendre dans la rue au cas d’une victoire électorale de droite. Des milliers et des dizaines de milliers de militants furent jetés en prison, un procès fut échafaudé contre le Comité Révolutionnaire et suivi de nouvelles déportations dans les bagnes africains. La situation en Espagne devenait de plus en plus menaçante. Peu à peu, la conviction que seule une entente entre la C.N.T. et l’U.G.T. pouvait arrêter le danger fasciste, fit son chemin dans les esprits.

              En février 1934, une assemblée secrète de la C.N.T. décida d’adresser à l’U.G.T. un appel pour la collaboration des deux organisations. La résolution adoptée par la C.N.T. invitait l’U.G.T. à prendre officiellement position sur l’entente possible entre les deux organisations ouvrières en Espagne et déclarait, en même temps, que, pour la C.N.T., il ne pouvait pas être question de collaboration avec des partis politiques, ceux-ci aspirant à une dictature sur les ouvriers et non au socialisme ouvrier venant de la base.

              L’U.G.T. ne répondit pas à ces propositions de la C.N.T. de février 1934. Ce silence doit être considéré comme une des raisons qui ont entraîné et conditionné l’isolement des Asturies révolutionnaires au mois d’octobre de la même année. Il y eut des alliances ouvrières dans différentes parties de l’Espagne. Mais celles-ci, formées avec la tolérance et le soutien des modérés, n’englobaient que des groupes et groupuscules du mouvement ouvrier à l’exclusion de la C.N.T. Seulement aux Asturies, se réalisa une véritable alliance ouvrière, c’est-à-dire un pacte entre les deux grandes organisations : la C.N.T. et l’U.G.T. Cette alliance a porté ses fruits.

              Le 4 octobre 1934, quand les ministres du parti de Gil Robles entrèrent pour la première fois dans le gouvernement de la république, l’Espagne vit un mouvement de protestation de la gauche politique. Ce soulèvement prit un caractère séparatiste en Catalogne, un caractère prolétarien révolutionnaire dans les Asturies. A Barcelone, le mouvement de protestation contre le gouvernement Lerroux-Gil Robles débuta par l’arrestation en masse des militants anarchistes et l’interdiction de Solidaridad Obrera. La police et les partisans armés du gouvernement de gauche imposèrent ensuite la grève générale et des milliers de jeunes de la gauche catalane descendirent armés dans la rue.

              Au matin du 6 octobre, la C.N.T. fit distribuer un manifeste, appelant les ouvriers à la protestation contre le fascisme espagnol, mais sans, cependant, soutenir les buts bourgeois et séparatistes. A ce moment, la C.N.T. était illégale en Catalogne; ses syndicats étaient fermés, depuis dix mois, par la police. La fédération local lança donc le mot d’ordre d’aller rouvrir à tout prix les syndicats, dans la journée du 6 octobre.


              Cet appel fut suivi, mais les ouvriers furent immédiatement attaqués par la police. Devant le local du syndicat du bois, un combat de rues s’engagea. Le ministre de l’Intérieur, Dencas, préconisait une “lutte contre le fascisme” basée sur la destruction de la C.N.T. et de la F.A.I. ! Il en résulta la défaite ridicule, sans lutte, du mouvement  séparatiste. La C.N.T. et la F.A.I. ont survécu à la gloire de M. Dencas qui se réfugia, dès l’engagement de la lutte antifasciste catalane au mois de juillet 1936... en Italie mussolinienne, où était sa vraie place. Le mouvement pris un cours bien différent aux Asturies. Là, il se transforma en révolution sociale ouverte.

              Socialistes et anarchistes combattaient côte à côte; les meilleurs compagnons de la C.N.T. tombèrent dans la lutte. Un mouvement de conseils d’ouvriers et de paysans se répandit dans les Asturies; mais la réaction de Lerroux-Gil Robles l’écrasa dans le sang. La lutte aux Asturies marqua un grand pas en avant, comparée à l’insurrection de décembre 1933 en Aragon : car l’U.G.T. et la C.N.T. y combattirent, pour la première fois, épaule contre épaule; l’U.G.T. rompit, pour la première fois également, avec le passé réformiste de ses chefs et celui du parti socialiste. La C.N.T. joua dans cette lutte un rôle éminent. Malgré ce fait, des écrivains à renommée internationale ont osé émettre l’accusation éhontée que les anarchistes avaient trahi la révolution aux Asturies. La gloire d’avoir répandu ce mensonge, et de ne pas l’avoir démenti depuis, revient à M. Ilia Ehrenbourg.

              Après une période de répression terrible, la C.N.T. a pu entreprendre, au printemps 1936, la réorganisation de ses cadres démolis. Entre temps, l’idée d’une entente entre l’U.G.T. et la C.N.T. avait gagné du terrain. Des milliers et des milliers de prisonniers des deux tendances, victimes de la législation républicano-socialiste maniée par les Lerroux et les Gil Robles, remplissaient les prisons et les bagnes. De nouvelles élections se préparaient.

              La C.N.T. pris position en face de la situation. Une grande partie des masses travailleuses, qui avait perdu toute confiance dans le parlementarisme en tant qu’arme de la lutte sociale en présence du fascisme, invoquaient un seul argument en faveur de la participation aux élections : par une “victoire des gauches”, l’amnistie pouvait être arrachée. La C.N.T. ne voyait pas une nécessité particulière de combattre cette opinion. D’un autre côté, elle avait compris clairement qu’il importait avant tout, pour le moment, de créer une atmosphère amicale de rapprochement et de compréhension entre les masses de la C.N.T. et de l’U.G.T.

              Elle mena donc son travail d’éducation habituel contre le parlementarisme et toutes les illusions politiques de parti avant les élections de février; mais, elle renonça pour cette fois à mettre l’accent sur le mot d’ordre : “Ne votez pas !”. Elle pouvait le faire parce que la ligne du développement général du mouvement ouvrier espagnol était clairement visible : les masses, qui votaient sous l’impulsion du mot d’ordre : “Pour nos prisonniers !” avaient perdu depuis longtemps toute foi dans le parlementarisme. La tactique de l’action directe, préconisée depuis des années par la C.N.T., devant des sourds, en apparence au moins, trouvait des adeptes dans les ranges de l’U.G.T. et fut appliquée plus largement de jour en jour.

              L’Espagne réagit, au moment critique de l’approche du danger décisif, d’une façon fort différente de celle des pays de l’Europe centrale. Ceux-ci ne connaissaient que leurs organisation de masses purement parlementaires-centralistes. Mais le fait qu’un mouvement combatif antiautoritaire avait mené, pendant près d’un siècle, d’innombrables actions directes contre l’oppression et l’exploitation, n’avait pas manqué de faire impression sur les masses de la péninsule. En face du danger suprême, les ouvriers espagnols adoptèrent une attitude autre que les ouvriers allemands. Ils n’attendirent pas les chefs, ils ne firent pas confiance aux manœuvres politiques du gouvernement de Madrid, ils entrèrent dans la lutte.

    L’ALLIANCE OUVRIERE

              Du 1er au 10 mai 1936, a lieu à Saragosse le Congrès de la C.N.T. Bien que l’organisation ne soit reconstituée légalement que depuis quelques mois à peine, elle voit affluer les délégués d’environ sept cent cinquante mille syndiqués. Des problèmes importants sont en discussion. Les délégués proclament, une nouvelle fois, le “communisme libertaire” comme but final de la C.N.T. Ils résolvent le problème de l’unité de la Confédération, en accord avec les délégués présents des syndicats oppositionnels existant en Catalogne et dans le Levant. Ces syndicats rentrent au sein de la C.N.T. De même, l’ensemble des délégués prend position en faveur de l’Alliance ouvrière.

              L’idée fondamentale du Congrès est la suivante : “La C.N.T. ne lutte pas pour un socialisme bureaucratique à réaliser dans les ministères à coups de décrets, mais pour un syndicalisme socialiste de la base. Le problème de la révolution sociale est mis immédiatement à l’ordre du jour par la nécessité de la lutte contre le danger fasciste. Cette lutte défensive, de même que la révolution, ne peut être menée que par la C.N.T. et l’U.G.T. alliées, et non par une des deux organisations isolées; les expériences des dernières années l’ont prouvé. La domination d’une de ces organisation sur l’autre est impossible. Elles doivent s’entendre.

              En premier lieu, elles doivent combatte en commun le fascisme par l’action directe. En second lieu, elles doivent défendre en commun la révolution sociale qui naîtra de la défaite du fascisme. En troisième lieu, les travailleurs des diverses régions, considérées comme autonomes, décideront seul du  régime social en Espagne. Les régions pourront avoir une structure différente répondant à la volonté des travailleurs qui les habitent. Les minorités s’y engageront à une collaboration loyale avec les majorités. Il ne peut, en aucun cas, être question d’une dictature, mais seulement d’une démocratie ouvrière révolutionnaire socialiste de l’Espagne, comme l’affirme l’un des militants les plus en vue de la C.N.T., Orobon Fernandez (mort peu avant le putsch fasciste).

              Le Congrès décide enfin de limiter autant que possible au minimum les luttes pour des buts immédiats, les grèves et les actions partielles et de concentrer toutes les forces pour la lutte décisive. La C.N.T. a reconnu clairement, dès le début de 1936, ce qu’il importait de faire pendant les mois à venir. Son attitude tactique brillante, son sentiment sûr des possibilités et des nécessités du moment, se firent jour pendant les premiers mois de l’année et éclataient, à Saragosse, dans toutes les discussions des camarades. C’est cette clairvoyance qui permit le 19 juillet à la C.N.T. et à la F.A.I. de prendre une position aussi prépondérante dans l’Espagne tout entière et particulièrement en Catalogne et dans le Levant, au moment de la lutte contre le fascisme. Et c’est ainsi, qu’au moment critique de l’attaque fasciste en Catalogne, l’appel “Viva la F.A.I. !” a pu devenir le cri de ralliement de tout un peuple.

              Du mois de février au moins de juin, l’Espagne vit déferler une vague de grèves spontanées que la C.N.T. cherchait à canaliser. Mais les masses entrèrent en action elles-mêmes, le mouvement débordait. Le régime du Front Populaire, incapable, ne pouvait se décider à rien, tandis que les ouvriers syndicalistes et socialistes d’un côté, et le fascisme de l’autre, se préparaient un coup décisif. Là se trouvaient les fronts véritables de la lutte en Espagne, et non pas entre un soi-disant gouvernement légal et des putschistes militaires quelconques. Les combats de juillet avait été annoncés par des milliers et des milliers de grèves générales et partielles dans le pays, qui toutes apportèrent des victoires inouïes aux travailleurs. En Catalogne, par exemple, les ouvriers syndicalistes licenciés sous les régimes précédents, de droite ou de gauche, furent réembauchés. La même chose se produisit à l’échelle de l’Espagne entière pour les ouvriers combattants du mouvement d’octobre 1934.


              Des améliorations sociales furent arrachées. Des mouvements d’unité antifasciste se faisaient jour : la C.N.T. à Madrid, générale de protestation contre le fascisme, la plus étendue que la capitale madrilène n’avait jamais connue. Simultanément éclate le complot fasciste et l’action de défense des travailleurs et des républicains. La Catalogne et le Levant marchent à la tête de l’Espagne libre. Un mouvement populaire antifasciste se forme. Ce mouvement n’a rien de commun avec ce qu’on appelle Front Populaire, dans les autres pays et aussi en Espagne. Il ne s’agit pas d’une coalition des partis politiques en vue du maintien d’une certaine portion de pouvoir en faveur des partis de “gauche”, le tout basé sur la sauvegarde du capitalisme.

              Dans le  mouvement de lutte contre le fascisme, l’alliance ouvrière est devenue une réalité sans passer par la voie bureaucratique. (La C.N.T. avait adressé immédiatement, après la Congrès, sa proposition officielle d’alliance ouvrière à l’U.G.T. Le secrétaire générale de l’U.G.T. répondit à la C.N.T. que le comité exécutif de son organisation approuvait la proposition cénétiste et qu’il préparait un referendum dans les rangs de l’U.G.T. à ce sujet. Le 19 juillet accéléra les choses.) Au milieu du mois de juillet encore, le régime d’Azana veut arrêter le putsch fasciste par des concessions à la réaction.

              Le gouvernement Casarès Quiroga démissionne et l’homme de l’aile droite du soi-disant Front populaire, Martinez Barrios, est chargé de constituer un  cabinet de réconciliation avec les cléricaux. Mais Barrios ne peut prendre charge de ses fonctions. Le peuple se dresse avec indignation contre cette manœuvre. Il prend sa cause en ses propres mains; il emploie instinctivement, à ce moment historique de l’histoire espagnole et européenne, les armes que la C.N.T. a fait connaître au travailleur espagnol : l’action directe, la grève générale et la lutte armée dans la rue. La Catalogne et le Levant sont les premiers à tirer les conséquences de l’action défensive antifasciste; ils l’élargissent et en font la première phase de la révolution sociale.

    L’EPREUVE DECISIVE

              Les comités antifascistes se saisissent en Catalogne et dans le Levant de tout le pouvoir public. Tout d’abord est formé un Comité de milices, ensuite un Comité de Ravitaillement et, enfin, un Conseil économique antifasciste. Dans chacun de ces comités, les divers tendances antifascistes ont leurs représentants : C.N.T. (3), F.A.I. (2), U.G.T. (3), Petits paysans (1), Parti socialiste-communiste unifié P.S.U.C. (1), Communistes oppositionnels P.O.U.M. (1), Républicains (4). La C.N.T. anarcho-syndycaliste concède une représentation paritaire au syndicat socialiste U.G.T., pour fonder les bases de l’Alliance ouvrière. Animée du même esprit, la C.N.T. demande la formation d’organes paritaires de lutte antifascistes dans toute l’Espagne et dans toutes les régions. Dans ces organes, les deux grandes organisations syndicales devront toujours jouir de l’égalité numérique. La C.N.T., en compensation de son attitude en Catalogne, obtient cette égalité dans les régions où l’anarcho-syndicalisme représente une minorité en face des syndicats socialistes.

              Plus tard, les différents comités seront remplacés par un nouveau conseil exécutif de la Généralité en Catalogne, considéré comme l’organe placé à la tête du grand mouvement populaire antifasciste et non comme un gouvernement de parti de l’ancien style. Les rapports de force y sont semblables à ceux des précédentes formations. A côté du nouveau conseil, le Conseil économique subsiste. Son programme économique a été accepté par le nouvel organe. Dans toutes les communes de Catalogne, de nouveaux conseils municipaux sont formés suivant le rapport des forces des Comités de milices. Un développement semblable a lieu dans le Levant, influencé fortement par les anarcho-syndicalistes. Là, le Comité exécutif populaire prend en main toutes les fonctions politiques et le Conseil économique, composé exclusivement par la C.N.T. et l’U.G.T., toutes les fonctions économiques de la région.

             Dans l’Aragon, est créé un organe encore plus nettement non-étatique : le Conseil de défense d’Aragon. Toutes ses nouvelles formations se situent sur un même plan. Elles servent la révolution, doublent les vieilles institutions politiques et constituent une garantie de développement dans la direction qui correspond à la volonté de liberté du peuple espagnol. Si l’Espagne lutte contre la dictature des généraux, ce n’est pas pour mettre à leur place une autre dictature, ni pour défendre la démocratie capitaliste corrompue et incapable. Elle combat pour le fédéralisme et le socialisme.

              Et ce combat est “compatible avec une prise de responsabilité politique, jusque dans le gouvernement central.” Telle est du moins l’interprétation qui prévaut alors au sein même du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol. Nous ne discuterons pas cette manière de voir, avec laquelle nous n’étions pas d’accord à l’époque, et qui a été reconnue, en bonne partie, illusoire, par les protagonistes eux-mêmes de la politique dite de collaboration gouvernementale. Nous nous bornerons ici à reproduire leur raisonnement de 1936 d’après des documents publiés alors.

              “La C.N.T. et la F.A.I. n’ont nullement abdiqué les principes anarchistes par leur entrée dans le gouvernement de Caballero. Devant une situation donnée, la C.N.T. considère la cabinet comme le conducteur de la guerre, et juge ne pouvoir pas rester plus longtemps en dehors.

              Un mouvement qui contrôle à tout moment environ deux millions de travailleurs dans toute l’Espagne et qui a fourni le principal contingent de miliciens antifascistes, doit participer aussi officiellement à la conduite de ces milices; il le reconnaît en entrant dans le Gouvernement de la république, pour éviter de compromettre la lutte contre le fascisme, au moment de la concentration ultime des forces, par des querelles de compétence et de forme. Les idées de la C.N.T. sur la révolution et le socialisme reste inaltérées devant cette mesure, comme le prouve la poursuite du  développement social en Catalogne-Levant.

              ”Le mouvement de collectivisation et de socialisation en cours en Catalogne et dans le Levant ne présente aucun caractère de socialisme d’Etat bureaucratique. Il s’agit d’un socialisme ouvrier syndicaliste qui se développe à partir de la base. Le Conseil économique coordonne et organise, il ne décrète pas. Le Conseil exécutif de la Généralité sanctionne toutes les décisions des comités; il se rend compte, d’après les paroles du président Companys, que la population catalane penche vers l’anarcho-syndicalisme et édifie selon ses principes. Au milieu de la guerre civile, les syndicats de la C.N.T. ont entrepris en Catalogne et dans le Levant un travail constructif gigantesque pour transformer les relations sociales et culturelles. Ils ont été bien secondés dans quelques cas, et surtout dans le Levant, par l’U.G.T.

              “L’activité de la C.N.T. au cours de cette guerre civile ne pouvait pas être couronnée encore par la lutte immédiate pour la réalisation du “communisme libertaire”. Une base d’entente avec les partis politiques participant à la lutte commune contre le fascisme devait être trouvée. Cependant le mouvement de collectivisation de cette étape déjà révèle visiblement des traits libertaires. La collectivisation est réalisée par les syndicats, leur activité n’est que coordonnée par le Conseil économique et le Conseil exécutif de la Généralité. Ce sont les ouvriers qui en prennent l’initiative. Vu sous cet angle, l’U.G.T. socialiste travaille, elle aussi, dans le sens du syndicalisme et non pas du socialisme d’Etat.

              Les Plénum des syndicats catalans de la C.N.T., pendant les mois de lutte, montrent d’une façon évidente le caractère du développement social en Catalogne.”

              A cette thèse, toutefois, s’oppose une contre-thèse assez répandue dans la base du mouvement : “La bureaucratie s’est montrée inutilisable dans la lutte contre le fascisme, sans parler de la construction ultérieure du socialisme. La révolution doit donc former ses organes propres, spécifiques et nouveaux. Un gouvernement de concentration socialo-bourgeoise à Madrid n’a rien d’un organe révolutionnaire. Ce n’est qu’une tentative faiblarde de continuer la légalité bourgeoise. Or, ce ne sont pas les forces de la légalité bourgeoise, mais les travailleurs qui ont pris en main la cause du peuple tout entière, et qui doivent assumer dans leurs organisations de lutte la responsabilité directrice.

              Les organisations syndicales seules peuvent donner aussi, dans une mesure croissante, un contenu social à la révolution, comme cela s’est produit d’abord en Catalogne et au Levant. Le socialisme espagnol qui jaillira du mouvement populaire antifasciste ne peut être une dictature, mais le résultat d’un travail constructif, d’une libre communauté entre la C.N.T. et l’U.G.T. La C.N.T. et la F.A.I. n’ont pas lutté contre le fascisme et ne se tiennent pas aux avant-postes de toute l’Espagne, pour admettre qu’une nouvelle tyrannie se substitue à l’ancienne; ils luttent contre tout pouvoir spécial se superposant à la classe des travailleurs. La présence des membres de la C.N.T. et de la F.A.I. dans les organes du gouvernement n’est qu’un compromis imposé par les circonstances, un recul momentané dans la révolution. Car celle-ci n’a pas d’autre instrument que les masses organisées sur le terrain de la commune et de l’atelier.”

    LES REALISATIONS IMMEDIATES

              Quoi qu’il en soit, voici un tableau de l’activité réalisée à l’arrière des fronts durant les premiers mois de la guerre civile. Nous empruntons à un journal mensuel Die Spanische Révolution, édité à Barcelone, un article consacré à la vie syndicale en Catalogne à la fin de l’été 1936 : “En Catalogne, les ouvriers et les paysans procédèrent eux-mêmes à l’édification d’un nouvel ordre social. Le pays s’achemine vers le socialisme. Ce socialisme n’est pas décrété d’en haut, il n’est pas le produit de la dictature d’un parti politique. C’est un nouvel ordre social libertaire qui repose sur la collaboration d’organisations économiques autonomes des producteurs et consommateurs du pays. Le socialisme des ouvriers catalans n’est pas un système économique politiquement dirigé suivant le mode autoritaire; il se base sur la coordination des efforts constructifs des syndicats, indépendants de toute contrainte politique. Pour la première fois, nous voyons se réaliser ici la vieille formule de la Première Internationale : L’émancipation des ouvriers par les ouvriers eux-mêmes.

              “Ce sont les ouvriers et paysans organisés qui décident librement de la nouvelle constitution sociale de leur pays. Après des journées de luttes acharnées dans les rues de Barcelone, des milliers de prolétaires catalans sont partis au front de la guerre civile dans l’Aragon. Les meilleurs fils de la classe ouvrière catalane sont engagés depuis fin juillet 1936 dans une lutte tenace contre le fascisme, une lutte sanglante pour chaque pouce de terrain.


              Mais, en même temps, les ouvriers et paysans du pays ont entrepris une oeuvre de réorganisation qui n’a pas sa pareille dans l’histoire des luttes sociales modernes. Au mois d’août déjà se réunirent à Barcelone des syndicats de plusieurs centaines de milliers d’ouvriers agricoles et de paysans pour élaborer et fixer les normes de la collectivisation de l’agriculture. Immédiatement après eut lieu le Plénum  anarcho-syndicaliste de la reconstruction. Là, les délégués se consultèrent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits sur la socialisation de l’industrie. Ces ouvriers discutèrent et décidèrent des problèmes fondamentaux de l’économie catalane, animés de l’esprit de sacrifice le plus grand et pénétrés d’une profonde connaissance des problèmes qu’ils avaient à résoudre.

              Cette assemblée économique fut suivie par une nouvelle conférence des syndicats ouvriers catalans qui prirent position, au cours d’une consultation de deux jours, en face du problème de l’organisation scolaire et éducative;  C’était ce qu’on a appelé le Plénum de la culture, où des prolétaires catalans de la ville et de la campagne, organisés syndicalement, examinèrent les questions de la reconstruction culturelle. Sur la large base des congrès syndicaux publics où parole fut donnée même aux délégués venus du coin le plus perdu de la campagne, furent ainsi fixées les lignes du développement culturel du pays. Ensuite, les fédérations locales, régionales et provinciales des syndicats les ont appliquées dans les communes, les régions et les provinces de Catalogne à la vie économique et culturelle.

              LE “Plénum de la Culture” des syndicats catalans concentra le plus fort de son attention sur la question scolaire. Les délégués du congrès discutèrent à fond les détails de la nouvelle organisation scolaire. En voici les résultats : Il sera créé un conseil des parents dans chaque école populaire pour contrôler l’école et travailler en collaboration avec les instituteurs et le Comité scolaire d’unité. Dans les écoles supérieures, on formera des Conseils communs aux élèves et aux professeurs, qui fixeront le plan d’études. En plus, de nouvelles Écoles Normales devront être fondées où seront formées également des forces non professionnelles s’intéressant à la pédagogie.

              Le développement future de la vie scolaire en Catalogne et l’activité des représentants anarcho-syndicalistes dans le Comité scolaire d’unité devront être constamment coordonnés par les syndicats et soutenus activement par eux. Les syndicats devront ainsi intensifier leurs efforts en vue d’éduquer les adultes. Tels furent les résolutions du Plénum de la culture des anarchistes et anarcho-syndicalistes.

              “Une vue d’ensemble des conférences tenues par les organisations anarcho-syndicalistes à Barcelone de juillet à octobre laisse apercevoir clairement la ligne du développement du mouvement révolutionnaire en Catalogne. De la lutte défensive contre le fascisme, menée en commun depuis des mois par la classe ouvrière et la bourgeoisie de gauche, se dégage un courant de renouvellement social qui est caractérisé par les tendances d’un socialisme constructif syndicaliste. Il repousse de plus en plus aussi les vieilles formes politiques de la démocratie bourgeoise et les remplace enfin par des nouveaux organes des producteurs et des consommateurs, prenant naissance à la base, administrant par eux-mêmes leurs affaires sociales, politiques et culturelles et organisant la défense de la révolution.


             Cette tendance, clairement visible en Catalogne, se répand dans d’autres régions d’Espagne et influence déjà fortement toute la région de Valence. A Barcelone, chaque tramway, chaque taxi, chaque voiture du métro, chaque autobus, chaque cinéma et chaque théâtre portent aujourd’hui les initiales “C.N.T.” Dans les différents quartiers de la ville, les couleurs (rouge et noir) des anarcho-syndicalistes signalent les sièges des syndicats. Ce n’est pas là de l’égoïsme de tendance des ouvriers syndicalistes. Au contraire, c’est l’expression fière de la conviction que les ouvriers eux-mêmes sont les seuls soutiens de la révolution; que les entreprises  sont des cellules et les forteresses de la construction socialiste.

              Les travailleurs se déclarent émancipés et libres de toute tutelle. Ils affirment la justesse de l’idée que le socialisme n’est pas la découverte et l’œuvre de sages “chefs” qui tiennent le gouvernail de l’Etat dans leurs mains, mais qu’il repose sur les réalisations de production et d’administration des ouvriers dans les usines, dont l’organisation  propre imprime à la nouvelle économie ses caractéristiques et son rythme vital.

              “L’organisation libertaire croît dans toutes les régions du pays. La C.N.T. contrôle aujourd’hui environ deux millions d’ouvriers. Nous donnerons ici les chiffres exacts de la Catalogne seulement, vieille région cénétiste, et de la Castille, où la C.N.T. représentait toujours une minorité. Elle y a subi, au cours de la guerre civile antifasciste, un développement tempétueux. Au Plénum de la reconstruction à Barcelone, cité plus haut, 327 syndicats furent représentés. De la statistique de ces syndicats, il résulte que la C.N.T. groupait en octobre en Catalogne plus de six cent mille travailleurs. Ces chiffres éclairent nettement l’importance de la Fédération régionale catalane de la C.N.T.

              La Catalogne est le pays typique de la Confédération Nationale du travail. A Madrid a eu lieu un Plénum des syndicats de la C.N.T. de Castille. Le mouvement a pris un grand élan dans cette région traditionnelle de domination de la social-démocratie et de la bureaucratie ministérielle. De sept mille membres au début de la dernière réorganisation légale, elle est montée à soixante-dix mille en septembre. Depuis les premiers mois de cette année surtout, la C.N.T. joue un rôle toujours plus considérable en Castille dans la direction des grandes luttes sociales.

              Il est connu que la C.N.T. a été la conductrice de toutes les grandes grèves à Madrid; bien qu’elle soit un minorité, elle a su conquérir toujours de nouveau les sympathies des masses de l’U.G.T. Un Plénum de la C.N.T. du Levant s’est réuni tout récemment (province de Valence). Il a rassemblé les délégués de trois cent mille ouvriers. L’anarcho-syndicalisme espagnol cherche à gagner aussi l’U.G.T. et à l’associer à ses efforts. La C.N.T. se propose de réaliser la destitution de la bureaucratie d’Etat, en commun avec l’U.G.T., et de pourvoir à son remplacement par les organes propres du mouvement antifasciste, non seulement en Catalogne, mais également à Madrid et dans toutes les régions espagnoles.”

    LE PROBLEME DE LA TERRE

              Le quotidien C.N.T. de Madrid, organe central anarcho-syndicaliste, écrivait en octobre 1936 à propos de la question agraire: “Le Ministère espagnol de l’Agriculture a promulgué un décret, suivant lequel toutes les terres appartenant à des personnes compromises dans le mouvement fasciste doivent être étatisées. Comme tant de fois déjà, l’Etat suit en boitant les faits sociaux. Les travailleurs agricoles espagnols n’ont pas attendu la solution par décret de cet important problème. Ils ont précédé le gouvernement et partout où le putsch fasciste a été abattu, mais aussi là où il n’avait pas éclaté, ils ont occupé les terres et ont fait la révolution à la base.

              Les travailleurs agricoles donnent les preuves d’une incompréhension claire des nécessités du problème agraire, ils sont mieux orientés que l’Etat. Sans aucune différenciation, ils exproprièrent tous les grands propriétaires fonciers. La justice sociale, la nécessité d’en finir avec le féodalisme en Espagne, les ont conduits dans cette voie. La socialisation de la terre par les travailleurs eux-mêmes est la seule solution viable. Si la socialisation de la terre ne s’était étendue qu’aux putschistes à punir,  cela n’aurait nullement abouti à la solution des problèmes agraires.

              “Les pouvoirs publics doivent comprendre que le 19 juillet a brisé définitivement la continuité de la légalité démocratique. Les privilèges de l’ancien ordre social sont prescrits, une nouvelle vie germe. Les syndicats des travailleurs agricoles ont collectivisé la terre et la production, et voici que le gouvernement déclare que la terre doit être expropriée en faveur de l’Etat.

              Cela constitue une méconnaissance de la volonté révolutionnaire des masses. En Catalogne et dans le Levant ont eu lieu déjà des congrès de syndicats agricoles. Des conférences régionales de tels syndicats se sont tenues dans d’autres districts de l’Espagne, même dans la Castille social-démocrate. Dans plusieurs de ces conférences, l’U.G.T. socialiste fut représentée parce qu’elle aussi perçoit clairement la nécessité du moment.

              Toujours le mot d’ordre se fit entendre : Socialisation de la terre par et pour les travailleurs ! Socialisation et non étatisation ! Prise en charge de la production par les organisations de classe des ouvriers !  C’est là lu but final logique du mouvement ouvrier, de la C.N.T. comme de l’U.G.T. Si on le repoussait, il ne vaudrait même pas la peine d’édifier des syndicats. Les organisations ouvrières et paysannes ont le but d’administrer la production. Le moment est venu de faire preuve de leurs capacités.

              Les syndicats portent toute la responsabilité de la reconstruction sociale, les gouvernants devraient le comprendre. La révolution a créé ses propres organes d’expression. Ces organes reflètent les nécessités de la lutte et de la reconstruction. Toute étape historique a des formes d’expression propres, trouvant les institutions correspondantes à ses besoins. Il s’agit de reconnaître la direction dans laquelle le peuple avance pour modeler les destinées de la nouvelle Espagne. L’Etat doit reconnaître ce qui se fait sur les terres espagnoles. Si les organisations des ouvriers agricoles socialisent la terre et la production, il n’a qu’à sanctionner cette mesure.”

              Depuis, la collectivisation fit des pas de géant en Catalogne, au Levant, en Andalousie et, surtout, dans la partie libérée de l’Aragon, où des dizaines de milliers de paysans établirent une solidarité économique complète sans limites entre les terroirs, sans argent, et sans inégalités d’un village à l’autre.

              Après la présence de cin cents délégués représentant cent mille collectivistes, a eu lieu à Caspe le premier congrès des Collectifs de l’Aragon. Au cours des cinq mémorables séances, ont été posées les bases d’une nouvelle économie sociale. Voici, d’après l’Espagne Nouvelle, les projets de résolution élaborés par les diverses commissions  comme conclusion aux discussions et échanges de vues qu’elles étaient  chargées d’interpréter :

    1. Structure de la Fédération Régionale des Collectifs Agricoles.

    1° Constituer la Fédération régionale des Collectifs, pour coordonner la puissance économique de la région, et pour donner caution solidaire à cette Fédération, d’accord avec les principes d’autonomie et de fédéralisme qui sont les nôtres.

    2° Pour construire cette Fédération, observer les règles suivantes : a) Les Collectifs doivent se fédérer par canton; b) Pour maintenir la cohésion et le contrôle des Comités cantonaux entre eux, il sera créé le Comité régional des Collectifs.

    3° Les Collectifs établiront une statistique exacte de leur production et de leur consommation, qu’ils enverront à leur Comité cantonal respectif ¾ lequel le transmettra au Comité régional.

    4° La suppression de la monnaie dans les collectifs et son remplacement par la carte de ravitaillement, permettront de mettre à la distance de chaque Collectif les quantités de subsistances nécessaires.

    5° Pour que le Comité régional puisse procéder au ravitaillement des Collectifs en produits provenant d’importations, les Collectifs ou les Comités cantonaux fourniront au Comité régional une quantité de produits en rapport avec la richesse de chaque localité ou canton, enfin de créer les Fonds régional d’échanges extérieurs.

    II. Nouvelle forme organique de l’administration de la terre.

    Nous acceptons le Municipe ou commune comme organe futur de contrôle sur l’administration des propriétés du peuple. Toutefois, en tant que collectivistes fédérés cantonalement, nous proposons d’abolir les limites locales de la propriété que nous cultivons et, à notre avis, il sera nécessaire que le Congrès envisage les points suivants :
    1° Les Collectifs étant constitués en Fédérations cantonales, il sera entendu que les terroirs locaux administrés par ces Fédérations ne constitueront plus qu’un seul terroir sans limites intérieures; et, pour tout ce qui concerne les champs cultivés, instruments de travail, machines agricoles, ainsi que les matières premières qui leur sont destinées, ils seront mis à la disposition des Collectifs qui viendraient à en manquer.
    2° Il sera fait appels aux Collectifs qui ont surabondance de main-d'œuvre ou qui, en certaines époques de l’année, n’utilisent pas tous leurs producteurs parce que ce n’est pas le moment approprié pour leurs travaux, et les équipes disponibles pourront être utilisées, sous le contrôle du Comité cantonal, pour renforcer les Collectifs qui manquent de bras.

    III. Conduite à tenir vis-à-vis des Conseils locaux et les petits propriétaires.

    1° Rapports avec les Conseils locaux : a) Les Conseils locaux composés de représentants des diverses organisations antifascistes, ont une fonction particulière entièrement légale, qui leur a été reconnue par le Comité régional de Défense de l’Aragon; b) Les Conseils administratifs des Collectifs exercent une fonction nettement distincte de celle des Conseils locaux et cantonaux; c) Mais comme les syndicats sont appelés à nommer et contrôler les délégués aux deux fonctions ci-dessus, elles peuvent être exercées par le même camarade, étant bien entendu qu’il ne doit les mêler en quoi que ce soit.

    2° Rapports avec les petits propriétaires : a) Il est bien entendu que les petits propriétaires qui, par leur propre volonté, se tiennent à l’écart des collectifs, n’ont aucun droit à en exiger des services en travail ou en nature, puisqu’ils se considèrent capables de se suffire à eux-mêmes; b) Toutes les propriétés foncières, rurales et urbaines et les autres biens ayant appartenu à des éléments factieux au moment de l’expropriation et qui sont acceptées dans le Collectif, passent aux mains du Collectif. De plus, toutes les terres qui jusqu’à présent n’ont pas été travaillées par leur propriétaire, fermier ou métayer, passent aux mains du Collectif.; c) Aucun petit propriétaire se tenant en dehors du Collectif ne pourra posséder plus de terre qu’il n’en aura labouré lui-même, étant bien entendu que cette possession ne lui donnera droit à percevoir aucun bénéfice de la nouvelle société; d) Il sera tenu pour libre et responsable, parmi les travailleurs associés, pour autant que sa personne ou son bien ne causeront aucune perturbation de l’ordre collectif.”

    LA TRANSFORMATION ECONOMIQUE

              Pour montrer à quel point profond les travailleurs catalans ont modifié l’économie de leur pays en trois mois seulement, nous voulons reproduire ici encore quelques documents du mouvement antifasciste catalan. Quand les ouvriers eurent, dans les usines mêmes, accompli la socialisation et créé de nouveaux corps administratifs, quand ils eurent entrepris l’étude des conditions économiques de chaque industrie et branche commerciale, le Conseil économique, composé de toutes les tendances antifascistes, publia le programme général suivant exprimant les tendances fondamentales du mouvement ouvrier tout entier :
    “Réglementation de la production en accord avec les besoins de la consommation.
    “Contrôle du commerce extérieur.
    “Collectivisation de la grande propriété terrienne, respect de la petite propriété.
    “Dévalorisation partielle de la propriété urbaine par la réduction des loyers et la diminution du revenu des propriétaires.
    “Collectivisation de la grande industrie, des services publics, et des transports.
    “Réquisition et collectivisation de toutes les entreprises abandonnées par leurs propriétaires.
    “Développement de la Coopération sur le terrain de la distribution et collectivisation des grandes entreprises distributives.

    “Contrôle ouvrier des banques jusqu’à la nationalisation complète du système bancaire.
    “Contrôle ouvrier sur toutes les entreprises qui constituent l’artisanat et la petite industrie.
    “Résorption intégrale, dans l’agriculture et l’industrie, de tous les chômeurs par la revalorisation des produits agricoles et le retour des travailleurs à la terre. Création de nouvelles branches industrielles, électrification de la Catalogne, etc.
    “Suppression de tous les impôts indirects.”

              Plus tard, la création d’une réglementation générale devint nécessaire pour la collectivisation, réglementation basée sur la généralisation des faits et données existant dans la pratique. Le Conseil exécutif de la Généralité publia ce règlement en novembre. L’auteur en est un représentant de la C.N.T. au Conseil économique et dans la Généralité, le camarade Fableau. Il est libellé ainsi :

    “La production est collectivisée, mais l’artisanat et la petite industrie restent propriété privée, de même que les biens des coopératives de consommation.

    “Toutes les entreprises occupant cent ouvriers ou plus au 20 juillet, sont collectivisées d’office. Les entreprises occupant moins de cent ouvriers ne sont collectivisées d’office qu’au cas où le propriétaire était fasciste ou a abandonné son entreprise après la révolution. Les entreprises de moins de cent ouvriers peuvent être collectivisées aussi, si la simple majorité des ouvriers et le ou les propriétaires en sont d’accord. Ces entreprises peuvent même être collectivisées sans l’asservissement du patron au cas où 75% des ouvriers le demandent. En plus, le Conseil économique peut réaliser de sa propre initiative la collectivisation des petites entreprises, si certains intérêts de l’économie générale l’exigent.

    “Les tribunaux populaires décident de la question si un propriétaire est fasciste ou non.

    “Sont considérés comme ouvriers toutes les personnes participant à l’activité productrice, qu’il s’agisse de travaux manuels ou intellectuels.

    “Dans les entreprises collectivisées, les ex-propriétaires sont acceptés en tant qu’ouvriers et mis à des places correspondantes à leurs capacités.

    “Dans les entreprises où des intérêts étrangers sont en jeu, la forme de l’expropriation est fixée par une assemblée commune de tous les intéressés avec le Département économique de la Généralité. La direction des entreprises collectivisées repose dans les mains des Conseils d’usine, élus en assemblée générale d’usine. Ces conseils doivent se composer de cinq à quinze membres. La durée de participation au Conseil est de deux ans; chaque année, la moitié des membres doit être remplacé.

    “Les anciennes Directions , Conseils administratifs et Commission de contrôle, disparaissent complètement.

    “Les Conseils d’usine sont responsables devant l’Assemblée plénière de l’entreprise et devant le Conseil général de la branche d’industrie.
    “En commun avec le Conseil général de leur branche d’industrie, ils règlent la marche de la production.

    “En plus, ils règlent les questions du dommage du travail, des conditions de travail, les institutions sociales, etc.

    “Le Conseil d’usine désigne un directeur. Dans les entreprises occupant plus de 500 ouvriers, cette nomination doit se faire en accord avec le Conseil économique. Chaque entreprise nomme en plus, comme représentant de la Généralité, un de ses membres du Conseil d’usine, en accord avec les ouvriers.

    “Les Conseils d’entreprise tiennent au courant de leurs travaux et de leurs plans aussi bien dans l’Assemblée plénière des ouvriers que le Conseil général de leur branche d’industrie.

    “Au cas d’incapacité ou de refus d’application des décisions précises, des membres du Conseil d’usine peuvent être destitués par l’Assemblée plénière ou par le Conseil général de leur branche d’industrie.

    “Si une telle destitution est prononcée par le Conseil général de l’industrie, les ouvriers de l’entreprise peuvent en appeler et le Département de l’économie de la Généralité décide du cas après avoir entendu le Conseil économique antifasciste.

    “Dans l’économie non-collectivisée, les petites entreprises formeront leur Conseil de contrôle ouvrier, dont l’activité s’étendra à la direction des affaires et de la production dans l’entreprise aussi bien qu’aux conditions sociales.

    “Les Conseils généraux des branches d’industrie sont composés de : 4 représentants des Conseils d’usine, 8 représentants des syndicats suivant les proportions des différentes tendances syndicales dans l’industrie et 4 techniciens envoyés par le Conseil économique antifasciste. Ce comité travaille sous la présidence d’un membre du Conseil économique.

    “Les Conseils généraux des industries s’occupent des problèmes suivants : organisation de la production, calcul des prix de revient, éviter le double emploi entre les entreprises, étude des besoins de produits dans l’industrie, étude des marchés intérieurs et extérieurs, élaboration de propositions sur la fermeture et la nouvelle création d’entreprises, fusions, etc., étude et propositions  sur le terrain des méthodes de travail, suggestions sur la politique douanière, édification de centrales de vente, acquisition des moyens de travail et des matières premières, attributions de crédits, installation des stations techniques d’essais et de laboratoires, statistique de la production et des besoins du consommateur, travaux préliminaires pour le remplacement des matériaux étrangers par des matières espagnoles, etc.

    “Les branches d’industrie sont organisées suivant les affinités de production de groupes d’entreprises, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la manufacture du produit marchand.”

    L’ENSEIGNEMENT LIBERTAIRE DE LA REVOLUTION SOCIALE

              Dans un meeting tenu à Sueca en octobre 1936, le camarade Valencien Juan Lopez a fort bien su faire ressortir le caractère libertaire, hostile à toute dictature, qui caractérise la révolution ibérique. Voici ses paroles :

              “Nous avons à réaliser quelque chose qui devra servir d’exemple à toutes les révolutions et que seuls les travailleurs espagnols pourront montrer au monde. C’est de changer la société en évitant la dictature, qu’elle vienne d’un seul parti ou de tous les partis réunis formant le bloc des forces antifascistes. Au cours des trois mois de mouvement antifasciste armé et de travail révolutionnaire à l’arrière-garde, les régions de l’Espagne ont accompli leur renaissance à une nouvelle vie autonome. Le pouvoir central avec ses organes a fait place politiquement et économiquement à une Espagne fédéraliste.

              Au moment critique, il y a trois mois, il n’existait plus de gouvernement. Toutes les articulations de l’Etat étaient brisées, aucun de ses organes capitalistes ne fonctionnait plus. A cette époque, toute l’organisation politique et économique du vieux régime reçut le coup de grâce. Mais l’Espagne continua à vivre : ses villes et ses villages, ses régions vivaient et s’exprimaient sans avoir le moins du monde besoin des organes de l’Etat, ni des directives du gouvernement central qui était tombé en poussière devant la révolte militaire fasciste.

              “Les représentants du vieux régime, camouflés dans toutes les organisations politiques et même dans le gouvernement, sont intéressés à présent à recoller les morceaux cassés, à faire fonctionner à nouveau ses organes étatiques, à recréer un nouvel Etat centraliste espagnol. La réside le danger immédiat d’une dictature. Nous sommes en face d’une lutte entre la jeune force de vie et le régime mourant qui essaie de prolonger son agonie. Faute de pouvoir y parvenir par la persuasion et par l’entretien de l’illusion démocratique, ce régime, tôt ou tard, est obligé d’en appeler à la violence et même à la terreur. Notre tâche, au moment présent, est de reconnaître les réalités de la révolution espagnole et faire front contre le danger, non par un flux de belles paroles, mais par une organisation parfaitement souple, un rassemblement harmonieux de toutes les forces antifascistes. Il faut éviter la dictature parce que celle-ci ne peut qu’étouffer le caractère spécifique de la révolution espagnole.”

              Dans le mouvement antifasciste espagnol, combattaient des ouvriers et des républicains de différentes tendances. Toutefois, on peut dire : le fascisme aurait triomphé sans coup férir en Espagne, si l’action de défense avait été menée par les seules forces appelées légales de la république ou les organisations du Front Populaire parlementaire. Les ouvriers révolutionnaires donnaient au mouvement son vrai visage. Le mouvement de juillet n’aurait pas surgi en Espagne sans la C.N.T. et la F.A.I. Et, si demain, la dictature s’éffondre, ces deux organisations imprimeront à la nouvelle Espagne des traits importants de sa nouvelle physionomie  sociale et culturelle.

              Le socialisme espagnol ne sera pas calqué sur l’Etat fasciste totalitaire; il n’impliquera pas une dictature d’un petit groupe politique sur les masses travailleuses. La vie publique en Espagne sera basée sur la liberté, l’initiative et l’action directe des unités économiques organiques des producteurs et de consommateurs, des syndicats, des communes, cantons et régions. L’esprit du 19 juillet y restera vivace. Et ce renouveau sera un exemple pour tous les peuples européens qui saluèrent jadis le premier soulèvement social-révolutionnaire d’un peuple contre le fascisme.

              Voici, à cet égard, le témoignage non prévenu d’un homme à qui l’on ne peut refuser ni la clairvoyance, ni la science, ni le courage, car il s’agit de Carlo Roselli (ancien professeur d’Economie politique à l’Université de Gênes, qui en exil fut plus tard assassiné avec son frère Nello par les sicaires de l’O.V.R.A. mussolinienne). Membre du mouvement républicain “Guistizia e Libertà” Rosselli fut condamné en Italie comme antifasciste à trois ans de travaux forcés, gagna ensuite l’Espagne et dirigea la section italienne de la colonne Ascaso sur le front de Huesca, où il fut blessé. Rosselli a étudié les réalités espagnoles et il a dit ce qu’il a vu. Il écrivait entre autres en 1936  :

              “Le sort de l’Espagne dépend actuellement de la Catalogne. Le pessimisme qui domine dans certains cercles qui sympathisent avec nous me semble justifié. Même Madrid menacée et une partie considérable de l’Espagne du Sud se trouvant sous la botte des fascistes, tout le littoral de la Méditerranée et la Catalogne restent essentiellement antifascistes et enthousiastes.

              Or, la Catalogne comprend une grande partie de la population espagnole, la moitié des richesses du pays et les trois quarts de son industrie. L’armée catalane se trouve devant Saragosse. En trois mois, la Catalogne a su remplacer le vieux régime social écroulé par un système nouveau; et elle le doit surtout aux anarchistes, qui ont fait preuve d’un remarquable esprit de modération, de sens des réalités et de l’organisation. Barcelone présente maintenant une physionomie tout à fait normale. Tous les services publics, tous les théâtres fonctionnent normalement. Dans toutes les administrations palpite la vie d’une révolution vraiment constructive.

               “En Catalogne, toutes les forces révolutionnaires se rallièrent à un programme réel syndicalo-socialiste : socialisation de la grosse industrie et des latifundia (exception faite des biens étrangers); respect de la petite propriété, etc. L’anarcho-syndicalisme, autrefois méconnu, outragé, déploie des capacités constructives formidables. Santillan, anarchiste et chef d’état-major des milices catalanes, m’a parlé de la reconstruction de la grosse industrie militaire. Et, en effet, nous avons pu nous rendre compte de la valeur de cette mobilisation industrielle sur le front même. Nous sommes allés sur le front en vêtement de treillis, avec une chemise et une paire d’espadrilles. Actuellement, nous nous transformons lentement en une armée bien équipée. Miracle ! Miracle dont il faut chercher le secret dans l’enthousiasme révolutionnaire du peuple, ainsi que dans les capacités des syndicats et de leurs dirigeants.

              “Je ne suis pas anarchiste; mais j’estime de mon devoir devant la justice de proclamer franchement mon opinion sur la nature de l’anarchisme catalan, qui est trop souvent présenté comme une force purement critique et destructrice, voire criminelle. L’anarchisme catalan est, malgré tout, un très grand courant dans le mouvement ouvrier occidental. Il descend de Proudhon et de Bakounine et il a toujours mis en relief la mission historique d’une organisation ouvrière économique.


              Les communistes libertaires de Catalogne sont des “volontaristes” pour lesquels la vie sociale, dans son ensemble, n’est pas le résultat d’un développement mécanique des forces productrices, mais celui de la volonté créatrice et de la lutte des masses. Leur point de départ est l’individu. D’après eux, la révolution doit avoir l’homme comme point de départ, et comme instrument, et comme but. Pas de règlements bureaucratiques, mais une association libre d’hommes libres. Une sorte d’humanisme libertaire, telle est l’essence de l’anarchisme catalan qui est un mouvement imbu de culture. La culture est sa passion. Son plus grand martyr est un instituteur, un pédagogue : Francisco Ferrer. Les “anarchistes illégalistes”, les Durutti, Ascaso, Jover, Oliver, fondèrent à Paris une librairie au moment où on les poursuivait en Catalogne en tant que bandits.

              “Une nouvelle formule de démocratie sociale naît aujourd’hui en Catalogne : une sorte de synthèse théorique et pratique de l’expérience russe et de l’héritage occidental. L’anarchisme catalan est une force jeune et fraîche, ayant en même temps une base solide. Sur certains points, il est, peut-être, quelque peu primitif, mais d’autant plus ouvert à l’avenir. Ses dirigeants ne sont pas des hommes âgés, ramollis par le parlementarisme. Ce sont, pour la plupart, des jeunes révolutionnaires n’ayant pas plus de trente à trente-cinq ans, mûris et bien trempés dans les années de prison et d’exil et possédant, comme tous les Catalans, un bon sens pratique. Je suis resté sur le front soixante-quinze jours avec les anarchistes, je les admire.

              Les anarchistes catalans sont l’avant-garde héroïque de la Révolution occidentale. Avec eux naît un monde nouveau, et c’est une grande joie de les servir. Vous, révolutionnaires doctrinaux de Madrid, hommes de la IIe et IIIe Internationale, réformistes, vous qui vous y embrouillez ! Lorsqu’il  s’agit de l’anarchisme, pensez aux journées du 19 et 20 juillet à Barcelone : n’oubliez pas que l’un des meilleurs généraux fascistes, le nommé Godet, avait préparé scientifiquement, et de longue date, l’attaque foudroyante de la Catalogne. Les points stratégiques furent occupés à l’avance par 40.OOO hommes. Théoriquement, Barcelone était tombée... Le destin de l’Espagne est entre les mains de la Catalogne. Le socialisme et le communiste autoritaires observent avec angoisse ce phénomène qui dépasse leurs formules écrites.”

              Voici les paroles de Rosselli. Nous devons ajouter que l’anarchisme et le syndicalisme espagnols ne se limitent nullement à la Catalogne. Ils sont répandus dans le pays tout entier et groupent partout des masses derrière eux. Les forces démocratiques de tout le pays, les travailleurs à orientation socialiste et communiste ne devraient pas ignorer plus longtemps : elles ont beaucoup à apprendre de l’Espagne. Un fleuve de renouveau moral peut couler de l’Espagne révolutionnaire et féconder tous les pays de l’Europe. En Espagne, vit encore une classe ouvrière qui n’est pas disciplinée artificiellement et dont les chefs ne représentent pas un “Etat bureaucratique dans l’Etat” mais un mouvement d’expression vitale de la volonté populaire révolutionnaire en elle-même. Là jaillit la source des forces de l’anarchisme ibérique, cette source d’énergie combattive, organisatrice, révolutionnaire inépuisable qui s’est tarie depuis longue date dans les mouvements ouvriers des autres pays,bureaucratisés politiquement, mais qui peut renaître avec l’esprit libertaire dont aucune race, aucun peuple n’est foncièrement privé, car il fait la grandeur et la dignité de l’espèce humaine.


    A. & D. PRUDHOMMEAUX.


    (paru dans LES CAHIERS DE CONTRE COURANT, en décembre 1955)


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  • LE RESPECT DU CHEF DES LES « ORIGINES » ET SOUS LES « GRANDS ROIS »

         La plupart des peuples ont conservé, à l’égard de leurs dominateurs : rois, tyrans, dictateurs ou aventuriers divers, une sorte de respect superstitieux que l’avènement des sciences, bien mal utilisées et bien mal réparties, n’a pas réussi à faire disparaître.
         D’après James G. Frazer, il ne peut y avoir aucun doute sur l’origine sacrée du culte du chef et de la royauté chez la majorité des peuples. Dans bien des cas, nous rencontrons ce qu’il y a lieu de considérer comme une identité de Dieu et de roi, le roi étant pour ainsi dire une incarnation de Dieu.

         « A Rome, écrit Haggerty Krappe, dans sa Mythologie Universelle, certains actes religieux étaient tellement liés à la royauté que, même après la proclamation de la République, il fallait nommer un Rex sacrorum pour les accomplir. Des siècles plus tard après la chute de la République, l’empereur est toujours aussi pontifex maximus, et l’avènement du christianisme n’y changea d’abord rien. En Scandinavie, le roi joue un rôle très important dans les grands sacrifices, et lorsque les rois norvégiens se font chrétiens, si l’on s’élève contre ces conversions, c’est seulement parce que la nouvelle foi semble empêcher les rois de se livrer à ces actes sacerdotaux.
         « Si ces actes sont tellement liés à la royauté, c’est parce qu’on présume qu’ils n’ont la valeur bienfaisante qu’on leur attribue que lorsqu’ils sont accomplis par le roi. C’est par ces actes (comme par bien d’autres d’un ordre purement magique) que le roi influe sur le bien-être du groupe politique auquel il est préposé. C’est de lui et de sa conduite que dépendent les récoltes, non seulement dans la Thèbes du roi Œdipe, mais chez les anciens Irlandais et les Scandinaves païens... »

         A l’époque qui précède la séparation des tribus chez les peuplades indo-européennes régnait la croyance que le chef était possédé d’une force mystérieuse et surnaturelle qui l’élevait bien au-dessus du commun des mortels.
         Par la suite, et pendant des siècles d’absolutisme, le culte du chef fut entretenu, imposé, exalté et contrôlé rigoureusement par les autorités civiles et religieuses au service de clans « aristocratiques » ou de quelques privilégiés. L’enthousiasme des tièdes était sérieusement relevé par des procédés comme la prison, les galères ou par quelques petits supplices qui correspondaient aux goûts raffinés de ces joviales époques.
         Dans son Esprit des Lois (t. XII, p. 12), Montesquieu donne un aperçu des peines qui punissent le crime verbal de lèse-majesté. On ne pouvait s’en tirer que par l’écartèlement, le bûcher ou la pendaison.

         La vile populace était ainsi solidement maintenue dans le respect de ces grands personnages qui tenaient leur pouvoir de la divinité.
         Aujourd’hui encore, l’histoire officielle ne craint pas de faire l’éloge et de célébrer les vertus de ces « grands rois » qui ne furent le plus souvent que des personnages très ordinaires, quand ils n’étaient pas des crétins ou de misérables sacripants capables de toutes les atrocités.
         Pour les nécessités d’une certaine propagande nationaliste qui a besoin de « belles traditions », l’histoire mensongère de ces illustres rois et proposée aux naïfs qui s’extasient sur les prétendues perfections morales des lointaines époques qui ont vu vivre de tels héros.

         A l’occasion de la commémoration du septième centenaire de la mort du roi saint Louis, une assemblée de dévots émettait récemment le vœu que le pieux roi devienne le « patron secondaire » de la France, avec sainte Jeanne d’Arc et sainte Thérèse de Lisieux.
         Le pieux roi était surtout un lascar qui mettait au pas les mécréants et travaillait ferme à l’établissement de l’esprit troupeau, sous l’égide de la croix. Outre la continuation du massacre des Albigeois, on lui doit des lois sur les « jurements » qui témoignent d’un singulier esprit chrétien. Joinville raconte qu’un orfèvre accusé d’avoir juré fut, par ordre du roi, attaché presque nu à l’échelle où l’on exposait les condamnés, ayant autour du cou les boyaux et la fressure d’un porc, « en si grande foison, dit le chroniqueur, qu’elle lui venoit jusqu’au nez. »
         Le saint roi faisait marquer le front, brûler les lèvres, percer la langue avec un fer chaud à tous ceux qui étaient convaincus d’avoir juré... Il apportait le même esprit chrétien dans la répression du vol, particulièrement du « vol domestique ». Le voleur domestique était pendu, quant à celui qui commettait un vol dans une église, il avait les yeux crevés...

         Ferdinand Lol (membre de l’Institut) écrit dans son livre « La France des origines à la guerre de cent ans » (1941, p. 200) « En Angleterre, en Castille, les pouvoirs publics refusèrent d’accueillir les inquisiteurs. En Allemagne, Frédéric II, par politique, en France, Saint Louis,  par piété, mirent la force armée à la disposition des « commissaires », en grande majorité des dominicains. Alors (1233) les inquisiteurs commencèrent en France les exploits qui ont laissé une réputation sinistre. La caractéristique de l’inquisition, c’est moins la cruauté de la répression, si affreuse soit-elle (la mort par le feu), que la procédure : c’est la procédure inquisitoriale renouvelée du Bas Empire, secrète et arbitraire. L’accusé ne sait ni qui l’accuse, ni même au juste de quoi on l’accuse. »

         Un autre grand roi qui tente encore souvent la plume des historiens, c’est François 1er. On n’arrête point de célébrer sa bonne mine, sa galanterie et le soutien qu’il accordait aux lettres et aux arts.
         Ce singulier « Père des lettres » a pourtant publié des « lettres patentes » en 1535, qui défendaient d’imprimer quelque livre que ce fut, dans tout le royaume, sous peine de la hart (Isambert, Anciennes lois, t. XII, p. 402)
         L’histoire prétend que ce « grand roi » demandait son avis à son fou Triboulet dans les cas embarrassants. Les réponses que l’on prête à ce fameux Triboulet prouveraient qu’il avait à lui seul plus d’intelligence et de jugement que son maître et tous les membres du conseil royal réunis; mais il est probable que tout cela a été imaginé, car, suivant Bernier, auteur de « Histoire de Blois », Triboulet n’était qu’un misérable imbécile que personne n’aurait remarqué s’il n’eût obtenu la bienveillance de deux rois.

         L’abbé Gervaise, dans la « Vie de Saint Martin de Tours », raconte la curieuse histoire de la profanation du tombeau de saint Martin, en juillet 1522, par François 1er qui avait besoin d’argent et fit transporter à la Monnaie le treillis d’argent qui fermait le tombeau, pour en faire des « testons ». « Cette action si peu attendue d’un prince catholique, écrit l’abbé Gervaise, jeta tous les gens de bien dans la consternation. Ceux-mêmes qui s’étaient chargés de cette entreprise la trouvèrent si honteuse qu’ils ne voulurent jamais permettre qu’on en dressât un procès-verbal ! »

         C’est pourtant le même « profanateur » qui s’employa, comme il en avait fait le serment, à exterminer l’hérésie en la personne des Vaudois de Cabrières, Mérindol et La Coste. « Le 18 avril 1545, écrit de Thou, vingt-deux bourgs ou villages furent brûlés ou saccagés avec une inhumanité dont l’histoire des peuples les plus barbares fournit à peine des exemples. Les malheureux habitants, surpris pendant la nuit et poursuivis de rocher en rocher, à la lueur des feux qui consumaient leurs maisons, n’évitaient une embûche que pour tomber dans une autre; les cris pitoyables des vieillards, des femmes, des enfants, loin d’amollir le cœur des soldats, forcenés de rage comme leurs chefs, ne faisaient que les mettre sur la trace des fugitifs, et marquer les endroits où ils devaient porter leurs coups... »

         Le bon François 1er aimait beaucoup assister à la torture de l’estrapade, fort employée pour prolonger les douleurs des « malversants en matière de religion », condamnés en foule par les tribunaux d’inquisition de l’époque. La victime était attachée à l’extrémité d’une espèce de balançoire qu’on abaissait sur le bûcher, et qu’on relevait alternativement avec un choc violent, de manière que ses membres étaient à la fois disloqués et brûlés à petit feu, jusqu’à ce qu’elle tombât sur le bûcher lorsque les flammes avaient gagné les cordes qui la garrottaient.

         « Le 21 janvier 1535, le roi ayant résolu d’expier, par une procession solennelle, les offenses commises par les hérétiques contre le saint sacrement, ordonna qu’on fit jouer des estrapades sur son passage, et dans les six principales places de la capitale. A chaque station, en effet, on attendit, pour commencer le supplice, l’arrivée de François 1er et de la procession, et le roi, humblement prosterné, implorait la miséricorde divine sur son peuple, jusqu’à ce que les malheureux martyrs eussent péri dans d’atroces douleurs, au milieu des huées du peuple. » (Garnier, t. XII, p. 552.)


         Dans son « Histoire des Français », Lavallée parle de l’alliance de François 1er, exterminateur de l’hérésie, avec le Turc Soliman, et de l’indignation soulevée en Europe contre François 1er qui, par cette alliance, avait permis à Barberousse de s’en retourner à Constantinople avec 14 000 chrétiens qu’il avait enlevés en Italie. Une fois sur le chapitre des « grands rois », il est impossible de ne pas s’arrêter au populaire personnage qui s’illustra par cette fameuse trouvaille de la poule au pot qui ne fit guère son apparition que dans l’histoire arrangée par les thuriféraires du monarque. A propos d’Henri IV, rappelons ce que Charles Lameth énonçait devant l’Assemblée nationale, le 16 mai, 1790 : « Un terrible danger de laisser le droit de déclarer la guerre aux rois, qui peuvent la faire pour leurs passions personnelles, c’est l’exemple de Henri IV (qui, au moment où il tomba sous le poignard d’un assassin, se préparait à une guerre qui allait embraser l’Europe, pour conquérir non pas des Empires, mais la princesse de Condé. »

         Cette remarque de Lameth pourrait inspirer encore d’utiles médiations, les «  rois » qui nous dominent étaient aussi dangereux que les anciens monarques. Elle permettrait de ne pas trop s’éplorer de la disparition prématurée de ce grand roi Henri dont les mœurs et la probité ne furent guère mises en évidence par une cruelle satire qui fut l’ouvrage d’une princesse de Conti, sa proche parente. Cet ouvrage ne concorde guère avec ce que disent les auteurs modernes qui représentent le roi comme l’image de la clémence, de la douceur, de la bienfaisance... En réalité, le bon roi était incapable dans la répression du crime de lèse-majesté, comme ses devanciers. Ce crime, au premier chef, était puni de mort; et le coupable était roué, écartelé, tenaillé, brûlé ou pendu, selon les circonstances.
         Pour de simples paroles, Henri IV fit écarteler Bourgoin, prieur des Jacobins, en 1590; en 1591, il faisait écarteler pour le même motif un jeune novice carme à peine âgé de douze ans; en 1595, il faisait pendre un vicaire de Saint Nicolas des champs  qui avait fait l’apologie du régicide; en 1600, il fit brûler vive la femme Nicole Mignon pour avoir conspiré contre le régime; en 1602, il faisait trancher la tête à son ex ami de Gontault-Biron pour une vague histoire de complot; à la même époque, il faisait rompre en place de Grève un nommé Fontanelle soupçonné d’être complice de Biron; en 1609, il faisait pendre un jardinier coupable de ne pas avoir révélé qu’on lui avait offert de l’argent pour supprimer le roi; en 1604, il ordonnait la pendaison de Nicolas L’Hôte, qui fut traîné sur une claie et écartelé après sa mort pour des faits assez imprécis; en 1605, il fit supplicier les frères Lucquesse accusés de conspiration... (Voir Montesquieu, Esprit des Lois, t. XII, p. 12.)

         C’est sous le règne d’Henri IV que fut brûlé par la main du bourreau le fameux Traité des élections de Génébrard qui y soutenait le principe des élections des évêques par le clergé et par le peuple, contre la nomination par le roi. Saint François de Sales se glorifiait, dit-on, d’avoir été le disciple de ce Génébrard qui passait, en son temps, pour un dangereux démocrate. C’est aussi sous le bon roi Henri IV que fut réimprimée avec la plus extrême rigueur l’insurrection des croquants (qui eut pour point de départ la ville de Crocq, en 1592) Dans un manifeste daté du second jour de juin 1594, et signé : Vos bons frères et amys les gens armés du Tiers-état des pays de Quercy, Agenois, Périgord, Xaintonge, Limousin, haulte et basse Marche, les croquants protestaient devant Dieu que nous reconnaissons nostre roy nous estre donné de Dieu et que de droit divin naturel et humain, la couronne de France lui appartient, et qu’il nous faut vivre et mourir pour son service, etc...

         Mais une convention des nobles du Périgord « pour défendre le service du roi » proclamait que « les rebelles se sont élevés contre tout droit divin et humain, en ce qu’ils ont bien voulu renverser la religion, ne payant pas les dismes ordonnées dès le commencement du monde pour le service de Dieu, etc., qu’ils ont voulu renverser la monarchie pour establir une démocratie à l’exemple des Suisses, etc. L’insurrection fut noyée dans le sang; le mot croquant devait rester comme synonyme de paysan, et c’est dans ce sens que devait l’employer La Fontaine dans sa fable intitulée : « La Colombe et la Fourmi.»

         Le bon roi Henri fit également décréter la peine de mort contre les braconniers trouvés en état de récidive dans la forêt royale. Mais il était surtout préoccupé par le jeu et les femmes, ce qui devait causer sa perte, si l’on en croit les « Mémoires de la princesse Palatine » (édition de 1833), selon laquelle Ravaillac avait tué le roi pour se venger de ce qu’il avait séduit et ensuite abandonné sa sœur. Pour satisfaire sa passion, Henri IV avait pour mentor et confident principal un ancien valet de chambre de Henri III qui avait fait une fortune énorme dans le maniement des deniers publics. Ce Zamet, disent les auteurs de la Biographie Universelle, avait, pour captiver l’affection de Henri, des titres qui, aux yeux de l’home privé, valaient bien ceux que le vertueux Sully pouvait avoir à la confiance du monarque.

         L’amant de Gabrielle voulait-il traiter sa maîtresse avec magnificence, et toutefois sans aucune des gênes de l’étiquette, la maison de Zamet était à sa disposition. Désirait-il trouver une distraction passagère entre les bras de quelque maîtresse de louage (selon l’expression de l’Estoile) ou de quelque belle garce, comme dit Bassompierre, Zamet fournissait encore le logis, souvent même il ménageait au roi la surprise de quelque « objet nouveau... » A la suite d’un repas que la duchesse de Beaufort avait pris chez ce Zamet, elle sentit les atteintes d’un mal violent dont elle devait mourir rapidement. « Retirez-moi de ce mauvais logis », dit-elle, et, après trente-six heures de souffrances inouïes, elle expira avec l’enfant qu’elle portait dans son sein. L’espèce d’horreur que témoigna cette infortuné quand, du petit Saint-Martin, où elle était allée faire ses dévotions, on la ramena dans la maison de Zamet, les tâches noires qui parurent sur son visage, le mariage du « bon roi Henri » enfin la faveur dont jouit Zamet auprès de la nouvelle reine, tels furent les indices d’après lesquels la rumeur publique accusa ce financier d’avoir empoisonné Gabrielle pour le compte du bon roi.

         « L’histoire s’est surtout avilie en s’extasiant sur « le plus magnifique de tous les rois », le grand, le divin Louis XIV qui, encensé par tous, ne craignait pas de se comparer modestement au soleil. A la cours de ce gros balourd, les prélats même n’étaient pas les derniers à se faire remarquer par l’exagération de leurs flatteries. (Saint-Simon, t. III, p. 35) Gratien de Courtilz, qui fut enfermé neuf ans à la Bastille, sous le grand roi, a écrit dans son « Testament politique de Colbert » : « ce dernier prétendait que les évêques de France étaient tellement dévoués aux volontés du roi, que, s’il avait voulu substituer l’Alcoran à l’Évangile, ils y auraient donné les mains. » Sous ce grand roi, le pouvoir royal fut exalté avec une impudence révoltante. Déjà, le 13 août 1631, Richelieu avait fait tenir un Lit de Justice, où le premier président, pour complaire au cardinal, avait prononcé ces paroles devant Louis XIII :

         « Sire, les rois sont les dieux visibles des hommes, comme Dieu est le roi invisible des hommes... Les rois ont un grand avantage sur les autres hommes pour s’acquitter dignement de la fonction de leur charge, Dieu les inspire... » C’est l’évêque de Meaux, Bossuet en personne, qui allait saluer l’inspiration divine qui permettait au grand roi Louis XIV d’entreprendre les dragonnades et la dispersion des « hérétiques » « Malgré les nombreuses troupes qui gardaient les frontières, cinquante mille familles sortirent de France et se réfugièrent en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse... La plaie fut irréparable pour la France. On les accueillit partout avec la plus grande faveur; on les sollicita même de s’enfuir en leur promettant des établissements avantageux. Un faubourg de Londres fut peuplé d’ouvriers en soie, en cristaux, en acier; et la palme de l’industrie passa dès lors en Angleterre. Le Brandebourg sortit de ses fanges, Berlin devint une ville, la Prusse fut défrichée; les réfugiés eurent une influence si décisive sur les États de Frédéric Guillaume que, dès cette époque, datent la grandeur de ces États et le poids qu’ils mirent dans la balance de l’Europe. » (Th. Lavallée, Histoire des Français, t. III, p. 254 et suiv.)

         Le grand roi, qui avait toujours besoin d’argent, organisa la perception des impôts, surtout la gabelle, avec une criminelle rigueur. Des statistiques dont l’authenticité ne peuvent être contestée établissent que, bon an, mal an, il y avait 4 500 saisies dans l’intérieur des maison, plus de 10 000 sur les routes et les lieux de passage, 300 condamnations aux galères pour crime de contrebande de sel. Les femmes, les enfants, n’étaient pas épargnés. En 1675, six à sept mille paysans bretons, exaspérés par la gabelle, dévastèrent deux bureaux de perception à Fougères et à Rennes. Dans cette dernière ville, le gros duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, voulut dissiper le peuple attroupé. Ses gardes furent repoussés à coups de pierres, et il fut traité de gros cochon. Louis XIV envoya six mille hommes de troupe afin de punir les mécontents.

         La punition fut terrible. « Un témoignage non suspect peut être invoqué à cet égard,, c’est celui de Mme de Sévigné, toute dévouée à Louis XIV. »  Voici ce qu’elle demandait à sa fille dans des lettres datées de la Scilleraye  et de Buron, près de Nantes : « On a fait une taxe de 100 000 écus sur le bourgeois, et, si on ne trouve pas cette somme dans les vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigée par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir  sous peine de la vie; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville... On a roué un violon qui avait commencé la danse. Il a été écartelé après sa mort et ses quatre membres exposés aux quatre coins de la ville... Nos pauvres Bretons s’attroupent, quarante, cinquante, par les champs, et disent mea culpa; c’est le seul mot français qu’ils sachent; on ne laisse pas de les pendre... Les troupes viennent de tous côtés; elles vivent, ma foi, comme en un pays de conquête... Ce sont des larmes et des désolations ! » (Histoire de Nantes, par Mellinet, t. IV, p. 308)

         Le 7 septembre 1651, le grand roi donnait une déclaration confirmative de l’ordonnance de Louis XII, qui prescrivait des peines sévères contre les blasphémateurs. En 1681, il donnait une autre ordonnance qui défendait à tous soldats de jurer et de blasphémer le saint nom de Dieu, de la Sainte Vierge et des saints, à peine d’avoir la langue percée d’un fer chaud. Le règne de Louis XIV fut le triomphe absolu de l’étatisme; Jacques Saint-Germain écrit dans « Les Financiers sous Louis XIV » : « La perception de la grande gabelle occupe 30 000 fonctionnaires, celle de la petite 6 000. Plus de 200 greniers à sel sont répartis sur le territoire, 34 chambres et magasins surveillent leur fonctionnement ou assurent leur approvisionnement.

         « Pour régler les difficultés fiscales surgies à l’occasion du recouvrement des revenus de la nation, il existe plus de 150 juridictions occupant environ 10 000 juges... Colbert, en 1661, avait trouvé 45 780 officiers en fonction. Ce chiffre aura au moins doublé à la fin du Ministère Desmaretz. Négociants, artisans, paysans ne peuvent plus accomplir un acte économique sans qu’aussitôt surgisse un fonctionnaire dûment mandaté pour dresser un rapport, infliger un procès-verbal de contravention et, dans le meilleur des cas, prélever des droits de visite. A aucun moment de la monarchie on n’a vu s’affairer autant de contrôleurs. »

         Installée sous la Monarchie absolue, cette extravagante administration a subsisté jusqu’à nos jours; entrée tout à fait dans les mœurs de nos étranges républiques, elle n’étonne plus personne. A ses débuts, elle était mal supportée, et c’est ce qui explique le soulagement ressenti par le peuple à la mort du roi soleil. Duclos écrit dans ses « Mémoires » (p. 498) : « Le corps de Louis XIV fut porté à Saint-Denis. L’affluence fut prodigieuse dans la plaine. On y vendait toutes sortes de mets et de rafraîchissements. On voyait de toutes parts le peuple danser, chanter, boire, se livrer à une joie scandaleuse; et plusieurs eurent l’indignité de vomir des injures, en voyant passer le char qui renfermait le corps. »

         Mais, sans transition, le peuple avait son esprit moutonnier et sa croyance au bon tyran, acclamait le successeur du monarque disparu, et les Parisiens manifestaient un crédule engouement pour le bambin royal et applaudissaient les bons mots et les espiègleries de ce dernier dont parle le recueil du marquis de Clavière (Portraits intimes du XVIIIème siècle, t. II, p. 115) Ces espiègleries étaient souvent aussi spirituelles que celle que conte Mathieu Marais dans son journal : « Le valet de chambre, M. Bontemps, étant venu heurter à la porte de son cabinet vitré et étant entré, le roi en badinant lui a craché au visage, et a dit : « Retirez-vous, je suis avec mon chancelier... » Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, cette euphorie ne devait pas durer longtemps, les excès du nouveau roi devant rapidement égaler ceux de son aïeul.

         Le Parlement de Rouen déclarait dans une requête au roi : « Si l’état actuel des finances oblige, en temps de paix, à imposer sur les peuples des fardeaux plus pesants qu’ils n’en ont porté en temps de guerre, les maux sont à leur comble, et présagent l’avenir le plus effrayant. » (Bresson, Hist. financière de la France; Remontrances du Parlement de Rouen, du 16 avril 1763) L’auteur de « L’Histoire de la vie privée de Louis XV » montre ce qu’il restait de la popularité du roi en décrivant ses obsèques célébrées fort lestement : « La même indécence régnait sur les chemins parmi les spectateurs, et à Saint-Denis les cabarets étaient remplis d’ivrognes qui chantaient. Si c’est dans le vin qu’est la vérité, on connaîtra facilement la façon de penser du peuple à propos d’un de ces hommes. On lui disait, pour le faire sortir du cabaret, que le convoi de Louis XV allait passer. ¾ Comment, s’écria-t-il, ce coquin-là nous a fait mourir de faim toute sa vie, et il nous ferait encore mourir de soif à sa mort ? »
         Nous avons montré suffisamment ce qu’était en réalité les plus grands rois que nous présente l’histoire qui met hypocritement à leur compte tout ce que l’humanité doit au génie humain de leur époque, nous aurions pu aller plus loin et établir la biographie réelle d’un grand nombre de personnages légendaires qui ont dominé les nations et laissé des réputations plus ou moins usurpées. Il nous faudrait des volumes pour relater les folies, les sottises, les incohérences et les crimes de la plupart de ces personnages. Quand on se livre à des recherches sérieuses sur leur vie, on est épouvanté en découvrant tant de turpitudes chez ces gens qui prétendaient tenir de Dieu un pouvoir aristocratique, c’est-à-dire, selon l’acception première, le pouvoir du meilleur. On remarque facilement que ce furent toujours les plus fort qui gouvernèrent en se prétendant les meilleurs. Ils imposèrent aux peuples, par la violence, ces sentiments de respect qui ne sont pas éteints. Pour excuser les crimes des castes dirigeantes, les historiens déclarent volontiers que leurs exactions correspondaient simplement aux mœurs de leur époque. Il n’en était rien en ce qui concerne le peuple, et surtout les pauvres gens des campagnes qui vivaient timides et craintifs, dans un véritable abrutissement, toujours victimes de la noblesse et des gens de guerre.

         Les « vilains », eux, aimaient si peu la guerre, qu’au XIVème siècle, lorsque fut institué le corps des francs-archers, appelés aussi francs-taupins à cause de  leur origine terrienne, on ne cessa de les chansonner à cause de leur manque d’ardeur au combat et de la facilité avec laquelle ils prenaient la fuite en cas de déroute. On oubliait volontiers que ces malheureux n’avaient rien à gagner dans les orgies guerrières de leurs maîtres. Jacob Le Duchat, dans ses « Notes sur Rabelais » (1711) cite une de ces chansons dirigées contre l’importante institution d’où date, en France, l’établissement d’une milice régulière :


    Un franc-taupin un si bel homme estoit
    Borgne et boiteux, pour mieux prendre visée;
    Et si avoit un fourreau sans épée;
    Mais il avoit les mulles au talon,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin un arc de fresne avoit
    Tout vermoulu, sa corde renouée;
    Sa flesche étoit de papier empennée,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin son testament faisoit
    Honnestement dedans le presbytère,
    Et si laissa sa femme à son vicaire
    Et lui bailla la clef de sa maison,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin chez un bonhomme estoit,
    Pour son dîner avoit de la mourue.
    Il lui a dit : Jarnigoy ! je te tue,
    Si tu ne fais pas la soupe à l’oignon,
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin de Haynaud revenoit,
    Sa chausse estoit en talon deschirée;
    Et si disoit qu’il venoit de l’armée;
    Mais onc n’avoit donné un horion.
    Deriron, vignette sur vignon.

    Un franc-taupin en son hostel revint,
    Et il trouva sa femme l’accouchée,
    Adonc, dit-il, j’ai la billevesée;
    Un an a que ne fus en ma maison.
    Deriron, vignette sur vignon.

         C’est la Révolution de 89 qui remit en question une institution bien ancienne, puisque la conscription était le mode de recrutement des légions romaines. Dès 1789, Dubois-Crancé proposait à l’Assemblée nationale le recrutement de l’armée par la conscription de tous les citoyens  actifs de chaque département. Appuyés par le baron de Menou, cette proposition fut rejetée sur l’intervention du duc de Liancourt, qui rappela qu’à Rome la conscription avait produit le délit de couper le pouce aux enfants mâles, ce qui fut l’origine du latin pollex truncatus, d’où est venu le mot poltron (« Moniteur » des 14, 15 et 16 décembre 1789) Amendé par le député Jourdan, le projet fut adopté le 3 Fructidor. Il fixait à cinq ans la durée du service militaire en temps de paix; en temps de guerre, elle était illimitée, mais le remplacement était autorisé.

         L’histoire a beaucoup parlé de l’enthousiasme des conscrits impatients de payer l’impôt du sang. Il y eu pourtant de nombreux réfractaires. Le « Moniteur » du 15 Vendémiaire an VII reconnaît « qu’un grand nombre de ces réfractaires se cachaient ou formaient des bandes armées d’autant plus redoutables aux agents de l’autorité que, se tenant dans les contrées où ils étaient nés et dont ils connaissaient les moindres accidents de terrains, ils étaient pourvus de vivres et de munitions par leurs familles... D’autres se coupaient les doigts ou se faisaient arracher les dents pour être réformés; il y en eut même qui préfèrent la mort au supplice d’une sorte d’esclavage dont il était impossible de prévoir terme. »

         Ainsi, en établissant la conscription et les conseils de guerre, la Révolution réduisait considérablement la portée de la Déclaration des droits de l’homme présentée comme le plus important apport libertaire de tous les temps. On admire aujourd’hui le naïf optimisme de ces révolutionnaires qui croyaient alors que la chute de la royauté suffisait pour réaliser la libération complète et définitive de l’individu. Le conventionnel P. M. Manuel ne déclarait-il pas : « Sans ces Mandrins couronnés, il y a longtemps que la raison et la justice couronnaient la terre... Que de temps il a fallu pour casser la fiole de Reims ! » P. M. Manuel comptait sans l’élément moutonnier qui peut perturber toutes les conceptions et rendre incertaines toutes les expériences. Il n’avait point lu Fontenelle, ce philosophe sceptique du XVIIIème siècle qui exposait ainsi ses conceptions prudentes sur l’homme et le progrès :

         « Même lorsque les lumières auront fait de grands progrès, lorsqu’il n’y aura plus ni nobles ni roturiers, il n’y aura toujours qu’un petit nombre de gens pour savoir et soupeser la valeur de ce qu’ils savent, pour se prêter à leurs passions, sans devenir par elles un danger pour la tranquillité des autres. Le peuple croira en la science comme en une manière de religion rationnelle; il obéira aux privilégiés de l’intelligence, s’ils détiennent la force, et savent lui persuader, fût-ce en le dupant sur sa propre intelligence, et qu’il sait où il va, et pourquoi il suit ceux qui le mènent. Le sage sait tout cela et que ces changements ne se feront pas en un jour, et que, pour bouleverser l’ordre social traditionnel, ils ne transformeront pas tellement le fond des choses. Le problème sera toujours de concilier des intérêts, la méthode devant seulement varier un peu avec une époque de croyances traditionnelles et avec un temps de connaissances et de croyances rationnelles (J. R. Carré, La Philosophie de Fontenelle, p. 632-633, 1932.)

         Quand on lit aujourd’hui toutes ces harangues enflammées qui proclamaient jadis le magnifique avenir de l’homme et les étincelantes promesses du progrès, et lorsqu’on confronte toutes les promesses avec les évènements qui ont marqué le temps écoulé depuis ce XVIIIème siècle qui annonçait l’avènement d’un monde nouveau, on ne peut qu’être frappé par la sagesse de Fontenelle qui considérait avec circonspection ce que l’on appelait progrès. L’application, croyait-il, n’a de ses qu’en vue d’une utilité, et les véritables utilités ne sont peut-être pas en nombre illimité. Les plaisirs étant liés aux besoins, on pourrait découvrir qu’à permettre de nouveaux plaisirs, en créant de nouveaux besoins, on n’avance guère.

         Au fond, les siècles diffèrent pour les connaissances, mais pas tellement pour les plaisirs véritables. Il est vrai que les plaisirs intellectuels paraissent illimités; mais on sait aussi ce qu’on risque à apprendre à penser, si la pensée dissout le bonheur ordinaire, qui est fait d’inconscience et de folie. » Fontenelle pensait, tout comme Pierre Bayle, que nos actes sont généralement irréfléchis, et souvent stupides; bien loin de stimuler l’action, la pensée ne pourrait que la freiner dans beaucoup de cas. Mais comment l’homme de pensée consentirait-il à mentir à soi-même, en galopant en aveugle derrière des chimères soumises aux imprévisibles options de l’esprit troupeau ?


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    L’ABSOLUTISME ET LE « LION POPULAIRE »

         On peut encore constater aujourd’hui ce que Voltaire dénonçait hier : « Je possède une dignité et une puissance que l’ignorance et la crédulité ont fondée; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds; s’ils se relèvent et me regardent en face, je suis perdu; il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer. Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendu puissants. Ils ont d’autres puissants sous eux, et ceux-ci en ont d’autres encore, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre et de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance, comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes et comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble enfin, ils soudoient les fanatiques qui crient à haute voix : « Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez et taisez-vous ! »

         Bonaparte, qui déclarait à Rœderer : « Plus je lis Voltaire, plus je l’aime... », devait surtout aimer les phrases de cette nature. Il ne manqua pas d’en faire son profit. En 1810, l’écrivain anglais John Scott Byerley publiait une traduction du « Prince » de Machiavel; dans son introduction, il montre l’étroite analogie qui existe entre les principes de Machiavel et les actes de Bonaparte. En 1816 paraissait un ouvrage, attribué à Aimé Guillon, qui reprenait le même thème, sous le titre : « Machiavel commenté par Bonaparte. » Les principes de Machiavel étaient, en réalité, de simples observations que le secrétaire florentin devait à son époque (1) Un de ses traducteurs, Amelot de la Houssaye, en tentant de réhabiliter l’auteur, a bien montré que le monde n’avait pas besoin de ce « bréviaire inspiré », du fait que le pouvoir porte en soi un élément corrupteur qui suffit amplement à guider tout autocrate dont la « durée » est la suprême loi.

         Depuis que des individus ou des cliques ont exercé le pouvoir, les préceptes mis en valeur, avec quelque ironie, par Machiavel ont été mis en pratique avec plus ou moins d’habileté et avec des fortunes différentes. Peut-être n’a-t-on pas oublié les principaux, si souvent mis et remis au « goût du jour. » : « Le prince devra donc agir en animal astucieux; il s’efforcera d’être à la fois renard et lion, car, s’il n’était que lion, il n’apercevrait pas les pièges; s’il n’était que renard, il ne saurait se défendre contre les loups; il lui faut être renard pour distinguer les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit pas point accomplir sa promesse, lorsque cet accomplissement pourrait lui nuire... Le prince doit songer uniquement à conserver sa vie et son Etat; s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. » (Chapitre XVIII.)

         Bonaparte n’a besoin d’aucun effort pour s’approprier la morale des princes, « et ce qu’on peut appeler le grand libertinage de l’ancien régime » écrit Albert Sorel. Il l’aurait inventé s’il ne l’avait respiré partout. Sa seule ambition aurait suffi à lui révéler ces données de la politique contemporaine, si des princes philosophes et des philosophes amis des princes n’avaient pris la peine de les dresser en maximes et de les exprimer en français pour les rendre plus claires et les répandre davantage. « Bonaparte qui avait juré que son épée ne serait jamais employée que pour la défense de la République et de son gouvernement, avait pour lui, dit encore Sorel, la masse qui, depuis 1789, a tout porté dans la Révolution, oscillant de droite à gauche, mais allant toujours, d’instinct, au plus urgent, simplifiant toutes les idées et rompant de son choc formidable toutes les mesures des politiques. C’est la foule paysanne et bourgeoise, tout ce qui par les biens nationaux, par les emprunts, par les emplois vit de l’Etat et, en vivant, a besoin d’un Etat puissant, d’un Etat payant bien... Tous, dit un contemporain, Rœderer, qui mieux que personne a ressenti et traduit les impulsions de cette classe moyenne, « tous étaient si fatigués des tentatives désastreuses, si consternés de leur impuissance, si effrayés du retour de la démagogie... »

         Dans l’armée comme dans le peuple, Bonaparte avait pour lui la masse moutonnière qui désirait un maître. Il se présentait au bon moment, mais tout aspirant dictateur eût été tout aussi bien agréé par la population. C’est ce que devait reconnaître Napoléon lui-même : « Je ne serais pas venu qu’il est probable qu’un autre aurait fait de même. La France aurait fini par conquérir le monde. Un homme n’est qu’un homme. » (Gourgeaud, t. II, p. 78.) Avec une dérisoire facilité, ce général républicain devait s’élever à la Toute Puissance.

         Il ressuscita l’ancien cérémonial monarchique, créa une noblesse nouvelle, rétablit la distinction des ordres et eut des courtisans à qui il donnait volontiers un coup de pied dans le ventre, quand tel était son bon plaisir. Pour compléter la métamorphose, il abolit le tribunat, enchaîna la presse, rétablit les prisons d’Etat, transforma à son profit la Constitution et fonda le régime des décrets impériaux. Il effaçait totalement ainsi tout ce qui, depuis quinze ans, avait agité les esprits, ce qui avait coûté tant de sang : la liberté, l’égalité, la République disparaissait comme un rêve par la volonté du nouvel usurpateur qui entendait concentrer en sa personne tous les pouvoirs comme tous les droits des citoyens. (M. Pérennes.) Après la chute de Napoléon, la Restauration, accueillie d’abord avec quelque indifférence, se chargea d’attiser les haines par toutes sortes de mesures impopulaires.

         C’est ainsi que, le ç avril 1817, une ordonnance du roi attribuait une somme de 3 millions 950 000 francs à l’amélioration du sort du clergé. Comme cette ordonnance avait été précédée d’une sérieuse augmentation des taxes qui pesaient sur un pays ruiné par la guerre, le mécontentement ne devait pas tarder à se faire sentir. En 1830, un rapport des ministres de Charles X et quatre ordonnances de ce prince, en date du 25 juillet, pour suspendre la liberté de la presse (déjà bien étriquée) et établir un nouveau mode d’élection,  provoquent un soulèvement. Paris tombe au pouvoir du peuple. L’archevêché, la maison des missionnaires de France et l’établissement des jésuites à Montrouge sont dévastés... Cette révolution en miniature ne devait pas avoir une très grande influence sur la situation du peuple, en dépit du ressentiment qu’elle eut à l’extérieur. (2)

         Pour certains historiens qui ferment résolument les yeux sur les faits surtout quand ils sont séparés de nous par le voile du passé, cette situation était particulièrement brillante. Un hebdomadaire écrit, en analysant superficiellement ce qui se passe au début de l’année 1971 : « Ce gouvernement qui dure, cette économie qui se consolide, cette nation qui ne revendique aucun territoire et ne défie personne, tout cela paraît bien morne. La France s’ennuyait déjà sous Louis-Philippe, dans la paix et la prospérité. Aujourd’hui comme alors, il lui manque des occasions de frémir. » (R. Sédillot, « La Vie française », 26-2-71) Lamartine, cet indécis que Proudhon n’a pas oublié dans sa galerie des « paillasses révolutionnaires », avait bien lancé cette boutade, en 1859 : « La France est un pays qui s’ennuie. » Mais il y avait alors, pour justifier la chute de la monarchie, bien autre chose que de l’ennui.

         On connaît le mot de Béranger à Dumas qui le félicitait, après la Révolution de 1830, d’avoir fait un roi. « Je n’ai pas précisément fait un roi, répondit le chansonnier, j’ai fait ce que font les petits Savoyards quand il y a de l’orage : j’ai mis une planche sur le ruisseau. » Et c’est Lamartine lui-même qui écrivait, le 24 décembre 1846 : « Je n’ai rien à faire qu’à attendre, le roi est fou, M. Guizot est une cavité enflée, M. Thiers une girouette, l’opposition une fille publique, la nation un Géronte, le dernier mot de la comédie sera tragique pour beaucoup... »

         Le fameux peintre Honoré Daumier ¾ qui eut, lui aussi, les honneurs de la prison Sainte-Pélagie, comme beaucoup de républicains ¾ a su camper magnifiquement les sommités du régime : Louis-Philippe, l’homme au légendaire parapluie, le maréchal Lobau, qui commandait à la Garde Nationale de Paris, qu’il affuble d’une défroque d’apothicaire en le nommant « prince Lancelot de Tricanule » à cause de sa méthode de dispersion des manifestations populaires au moyen de lances à incendie; Guizot, et le « Ventre législatif », qui montre les députés conservateurs dirigeant à moitié endormis, « satisfaits de tout, car ils ne sont en peine de rien. » Je ne citerai que pour mémoire « le massacre de la rue Transnonain » qui ne contribua pas peu à illustrer les capacités du régime.

         Quant à la « prospérité » et à la situation réelle des ouvriers, il est facile de l’évaluer assez exactement en compulsant des ouvrages semblables à ceux du Dr Louis-René Villermé, chargé par la Section des Sciences morales de l’Institut de mener une enquête qui se poursuivra pendant plusieurs années. Son « Tableau de l’état physique  et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie », paru en 1840, et ses « Considérations sur le personnel des Bassins houillers » (1847) donne une idée de la misère d’une bonne partie du prolétariat. Le mal est profond : en 1846, cette misère est encore aggravée par la disette, tandis que le chômage s’étend davantage dans l’industrie.

         C’est encore Lamartine qui écrit, en 1844 : « Tout ce peuple chôme, souffre, maigrit, mendie, s’exprime et tombe en pourriture humaine... » (Droit au travail) C’est en 1847 que l’économiste « orthodoxe » Frédéric Bastiat publiait un inimitable pamphlet qui avait pour titre : « Une mystification; prendre cinq et rendre quatre, ce n’est pas donner » (Numéro 2 de « Jacques Bonhomme », juin 1847) Dans ce pamphlet, écrit avec l’esprit de Voltaire, Bastiat s’en prend à une construction sociale viciée qui ressemble toujours étonnement à celle qu’aujourd’hui nous déplorons  : « Ainsi que vous le savez, j’ai beaucoup voyagé et j’ai beaucoup à raconter. Parcourant un pays lointain, je fus frappé de la triste condition dans laquelle paraissait être le peuple, malgré son activité et la fertilité de son territoire Pour avoir l’explication de ce phénomène, je m’adressai à un grand ministre, qui s’appelait Budget. Voici ce qu’il me dit :

         « J’ai fait faire le dénombrement des ouvriers. Il y en a un million. Ils se plaignent de n’avoir pas assez de salaire, et j’ai dû m’occuper d’améliorer leur sort. D’abord j’imaginai de prélever deux sous sur le salaire quotidien de chaque travailleur. Cela faisait rentrer 100 000 francs tous les matins dans mes coffres, soit trente millions par an. Sur ces trente millions, j’en retenais dix pour moi et mes agents. Ensuite je disais aux ouvriers : il me reste vingt millions, avec lesquels je ferai exécuter des travaux, et ce sera un grand avantage pour vous. En effet, pendant quelque temps, ils furent émerveillés. Ce sont d’honnêtes créatures, qui n’ont pas beaucoup de temps à eux pour réfléchir. Ils étaient bien un peu contrariés de ce qu’on leur subtilisât deux sous par jour; mais leurs yeux étaient beaucoup plus frappés des millions ostensiblement dépensés par l’Etat.

         « Peu à peu, cependant, ils se ravisèrent. Les plus fins d’entre eux disaient : ¾ il faut avouer que nous sommes de grands dupes. Le ministre Budget commence par rendre à chacun de nous trente francs par an, et gratis; puis il nous rend vingt francs, non pas gratis, mais contre du travail. Tout compte fait, nous perdons dix francs et nos journées à cette manœuvre.

         «  ¾ Il me semble, seigneur Budget, que ces ouvriers-là raisonnaient assez bien.
         «  ¾ J’en jugeait de même, et je vis bien que je pouvais continuer à leur soutirer leur gros sous d’une façon aussi naïve. Avec un peu plus de ruse, me dis-je, au lieu de deux, j’en aurai quatre. C’est alors que j’inventai l’impôt indirect. Maintenant, chaque fois que l’ouvrier achète pour deux sous de vin, il y a un sou pour moi. Je prends sur le tabac, je prends sur le sel, je prends sur la viande, je prends sur le pain, je prends partout et toujours. Je réunis ainsi, aux dépens des travailleurs, non plus trente millions, mais cent. Je fais bombance dans de beaux hôtels, je me prélasse dans de beaux carrosses, je me fais servir par de beaux laquais, le tout jusqu’à concurrence de dix millions. J’en donne vingt à mes agents pour guetter le vin, le sel, le tabac, la viande, etc.; et, avec ce qui me reste de leur propre argent, je fais travailler les ouvriers.

         «  ¾ Et il ne s’aperçoivent pas de la mystification ?
         «  ¾ Pas le moins du monde. La manière dont je les épuise est si subtile qu’elle leur échappe. Mais les grands travaux que je fais exécuter éblouissent leurs regards. Ils se disent entre eux : Morbleu ! Voilà un bon moyen d’extirper la misère. Vive le citoyen Budget ! Que deviendrions-nous, s’il ne nous donnait de l’ouvrage ?
         «  ¾ Est-ce qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’en ce cas vous ne leur prendriez plus leur gros sous, et que, les dépensant eux-mêmes, ils se procureraient de l’ouvrage les uns aux autres ?
         «  ¾ Ils ne s’en doutent pas. Ils ne cessent de me crier : « Grand homme d’Etat, fais-nous travailler un peu plus encor. » Et ce cri me réjouit, car je l’interprète ainsi : Grand homme d’Etat, sur notre vin, sur notre sel, sur notre tabac, sur notre viande, prends-nous un plus grand nombre de sous encore. »

    L’ETAT
    (Extraits)

         Je voudrais qu’on fondât un prix, non de cinq cent francs, mais d’un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui donnerait une bonne, simple et intelligible définition de ce mot : l’Etat. Quel immense service ne rendrait-il pas à la société ! Tout ce que nous en savons, c’est que c’est un personnage mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu’il y ait au monde. Car, Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies; et, si vous en faites, je gage dix contre un que vous chargez l’Etat de les réaliser...

         Oh ! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n’arrête, pas mêmes les contradictions... Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s’appelant l’Etat, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets, de l’huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions pour tous les doutes, des vérités pour toutes les intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l’enfance, du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins, prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience, d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité.

         Et pourquoi ne le désirerais-je pas ? Dieu me pardonne, plus j’y réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me tarde d’avoir, moi aussi, à ma portée, cette source intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller, infaillible que vous nommez l’Etat... Comme il est certain, d’un côté, que nous adressons tous à l’Etat quelque requête semblable, et que, d’une autre part, il est avéré que l’Etat ne peut procurer satisfaction aux uns sans ajouter aux travail des autres, en attendant une autre définition de l’Etat, je me crois autorisé à donner ici la mienne. Qui sait si elle ne remportera pas le prix ?

         L’ETAT, c’est la grande fiction à travers laquelle TOUT LE MONDE s’efforce de vivre aux dépens de TOUT LE MONDE.

         Car, aujourd’hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d’autrui. Ce sentiment, on n’ose l’afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on ? On imagine un intermédiaire, on s’adresse à l’ETAT, et chaque classe tour à tour vient lui dire : « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons. «  Hélas ! l’Etat n’a que trop de pente à suivre le  diabolique conseil; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d’hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l’occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. L’Etat comprend donc bien vite  le parti qu’il peut tirer du rôle que le public lui confie. Il sera l’arbitre, le maître de toutes les destinées; il prendra beaucoup,; donc il lui restera beaucoup à lui-même; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le cercle de ses attributions; il finira par acquérir des proportions écrasantes...

         ... Bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d’une autre énergie que la nôtre... Je prétends que cette personnification de l’ETAT a été dans le passé et sera dans l’avenir une source féconde de calamités et de révolutions. Voilà le public d’un côté, l’Etat de l’autre, considérés comme deux êtres distincts, celui-ci tenu d’épandre sur celui-là, celui-là ayant droit de réclamer de celui-ci le torrent des félicités humaines. Que doit-il arriver .? Au fait, l’Etat n’est pas manchot et ne peut l’être. Il a deux mains, l’une pour recevoir et l’autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L’activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l’activité de la première. A la rigueur, l’Etat peut prendre et ne pas rendre. Cela s’est vu et s’explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu’elles touchent. Mais ce qui ne s’est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se peut même concevoir, c’est que l’Etat rendre au public plus qu’il ne lui a pris...

         L’Etat se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux manifeste... La contradiction se dresse toujours devant lui; s’il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal; et s’il renonce à la fiscalité, il faut qu’il renonce aussi à la philanthropie... (Frédéric Bastiat. Article inséré au « journal des Débats », numéro du 25 septembre 1848.)

         Je crois devoir insister sur cette période qui vit naître réellement des individualités exceptionnelles. La Révolution de 1848 semblait devoir être le point de départ d’une ère ininterrompue de progrès social. Mais ses animateurs n’avaient pas une idée exacte de la situation, et ils surestimaient l’action des « forces populaires. » Lamennais, qui, en 1840, avait été condamné à un an de prison pour sa brochure « Du pays et du gouvernement », dans laquelle il attaquait Louis-Philippe, croyait naïvement que tout allait s’arranger par la seule vertu du parlementarisme. Lui qui avait prononcé la fameuse phrase : « Personne n’a apporté en naissant le droit de commander », il ne trouvait rien de plus neuf, de plus original, que de faire confiance à l’Etat, cette conjonction de toutes les ambitions, de toutes les impostures.

         Avec la plupart des doctrinaires de son époque, il attendait tout du suffrage universel. A ceux qui objectaient le « retournement » possible des élus de ce fameux ouvrage, il rétorquait : « L’opposition une fois constatée, entre elle et ses représentants qui auraient cessé de l’être, la nation, avec un calme sans violence (en aurait-elle besoin ?), rappellerait à soi l’exercice délégué de sa souveraineté et protesterait par un refus de l’impôt contre le pouvoir rebelle. » Ozanam, Louis Blanc, Maret, Eugène Pelletan, et beaucoup d’autres partageaient cet optimisme qui paraît, aujourd’hui, bien enfantin, mais qui était bien dans la note de l’époque, si l’on en croit Bakounine qui écrit dans ses « Confessions » : « Non seulement j’étais comme grisé, mais tous l’étaient, les uns de peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés... Il semblait que l’univers entier fût renversé. L’incroyable était devenu habituel, l’impossible le possible. En un mot, l’état des esprits était tel alors que, si quelqu’un était venu dire : le Bon Dieu vient d’être chassé du ciel, la République y est proclamé... tout le monde l’aurait cru et personne n’en aurait été dupe... »

         Pourtant, cette folle allégresse n’était pas tellement unanime. En 1848, de nombreux polémistes et militants ne partageaient pas du tout l’opinion de M. de Girardin, qui, rallié au gouvernement provisoire, écrivait dans « La Presse » : « Confiance ! Confiance ! La défiance est comme le paratonnerre qui attire la foudre... La confiance est le courage de l’esprit !... » Rapidement, Raspail vit que la Révolution allait être confisquée. Le 20 avril, il écrivait dans « L’Ami du Peuple » : « S’il est dans la vie un spectacle capable de plonger l’âme la plus dévouées dans la tristesse du découragement, c’est sans conteste celui d’un peuple qui, après avoir conquis d’un seul bond sa liberté politique et chassé la tyrannie par la seule puissance de son mépris, cherche à se donner de nouveaux maîtres et à céder peu à l’œuvre de sa régénération... » Quant à Cabet, qui, avec son journal « Le Populaire », avait une certaine influence sur le peuple, il ne pouvait s’attendre qu’à un échec, lui qui avait écrit dans son « Voyage en Icarie » : « Si je tenais une révolution dans ma main, je tiendrais ma main fermée, parce que le peuple n’est pas encore assez éclairé pour qu’une révolution lui soit profitable. » Ce qu’avait déjà dit, à peu près, Fontenelle.

         Dans son système « utopique », Cabet considérait l’éducation comme une base indispensable. C’est pourquoi il réclamait l’instruction générale, gratuite, réelle, complète. Pour lui, l’éducation ne devait pas rester un instrument de duperie au service d’un pouvoir, mais tendre exclusivement à éclairer l’individu, pour lui permettre d’être vraiment un homme libre. Disciple de Fourier, Victor Considérant développe à peu près les mêmes idées dans le tome III de sa « Destinée sociale », ouvrage paru en 1844. Il fait cette constatation : « Sur trente-six millions de Français, il y en a au moins vingt-huit millions qui ne reçoivent pas ce que l’on nomme l’éducation. La France, sous ce rapport, ne présente aucun trait de différence avec n’importe quelque population barbare. La culture y est un privilège réservé exclusivement aux familles riches ou aisées...

         Victor Considérant, lui, commentait ainsi la propagande qui présentait la « démocratie politique » comme la panacée par excellence : « Donnez au pauvre toutes les libertés politiques du monde, donnez-lui le droit de suffrage, d’électorat et d’éligibilité; il n’en sera pas d’un iota plus libre; il n’en sera pas moins contraint de se mettre chaque jour en quête d’un maître pour avoir son pain de chaque jour. Que lui importe la liberté politique si vous lui refusez la liberté sociale ? » « Tant que l’aisance sociale n’existe pas, que l’homme du peuple n’a pas un minimum d’existence socialement garanti, le peuple n’est qu’un vaste troupeau de pauvres créatures incultes, grossières, toujours exploitées sous le nom de prolétaires, de paysans, de serfs ou d’esclaves, par les classes détentrices de la propriété et des instruments de travail ¾ troupeau souvent écorché et toujours fondu ¾. Tout cela est indéniable. » (Destinée Sociale », t. I.)

         Le 23 avril, jour des élections à la Constituante, c’est P.-J. Proudhon qui écrit dans ‘Le Représentant du Peuple » : « L’économie politique du gouvernement déchu conduirait totalement le peuple, par une série d’impossibilités, à la misère. » « L’économie politique du gouvernement provisoire conduit également le peuple, par une autre série d’impossibilités, à la misère, et la République à la banqueroute. » Après les élections, il « prend note » : « La question sociale est ajournée... C’est donc la bourgeoisie qui règlera, comme auparavant, la condition des travailleurs... » Le 30 avril, il dénonce « les mystifications du suffrage universel » : « Parce que les auteurs qui, les premiers, se sont occupés de l’origine des gouvernements, on enseigné que tout pouvoir a sa source dans la souveraineté nationale, on a bravement conclu que le mieux était de faire voter, de la voix, du croupion, ou par bulletin, tous les citoyens, et que la majorité, absolue ou relative, des suffrages ainsi exprimés était adéquate à la volonté du peuple. On nous a ramenés aux usages barbares... »
         P.-J. Proudhon était un sceptique, comme l’était Fontenelle, plus d’un siècle avant lui. Chez l’un comme chez l’autre, en dépit des multiples contradictions qu’on peut leur reprocher, tout individu qui sait lire et comprendre peut trouver une richesse d’idées extraordinaire. Comme Fontenelle, Proudhon accorde un crédit plutôt mitigé à la nature humaine. Dans son livre qui eut le plus de retentissement, il écrit : « M. Locke n’envisage pas qu’il peut y avoir des gens qui ont poussé la philosophie jusqu’au point de vivre dans une parfaite tranquillité dans ce monde, sans aucune persuasion d’une vie à venir, et même avec une forte persuasion du contraire; cela se peut rencontrer cependant; il n’y faut peut-être que les secours de la raison, dépouillée des préjugés de l’éducation et de l’autorité. » (Œuvres, éd. 1848 - Depping - p. 618-619.)

         En épilogue des « Confessions d’un révolutionnaire », Proudhon écrit : « Ironie, vraie liberté ! C’est toi qui me délivre de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même... » Fontenelle avait exprimé un point de vue identique : « Mais à frôler tant de savoirs, tant d’habiles, sûrs de leur recettes et de leur art de vivre, joyeux ou désabusés, le risque est de les suivre, le risque est de ne plus rester libre vis-à-vis de soi-même, en ne les suivant pas. Le sage sent comme le peuple, mais à fleur d’épiderme; le sage pense comme tous les habiles, mais sous bénéfice d’inventaire, et tient leurs assurances pour autant d’intéressantes suggestions, souvent contradictoires; le sage pense comme lui, mais domine sa pensée d’un regard ironique, qui rend justice à l’univers; la pensée est pour lui la chose la plus sérieuse, et se prendre au sérieux la chose la plus ridicule. » (J.-R. Carré, La Philosophie de Fontenelle, p. 633)

         En 1848, le pessimisme de P.-J. Proudhon et de la plupart des révolutionnaires authentiques de l’époque allait être justifié par le triomphe de cet esprit troupeau qui, par plus de cinq millions de suffrages, allait installer Louis-Napoléon à la présidence de la République. C’est alors que le pamphlétaire anarchiste allait écrire, contre le Prince-Président, deux articles incendiaires, qui lui valurent des poursuites immédiates, suivies d’une condamnations à trois ans de prison. On lui reprochait, notamment, cette phrase : « Ah ! certes, si le peuple, comme le singe de la fable, prenant par mégarde le nom d’un port pour un nom d’homme, avait élu président de la République l’ours Martin ou le bœuf Dagobert; si cet élu du suffrage universel vous ordonnait de faire comme lui et de marcher à quatre pattes, vous croiriez-vous tenus de lui obéir ? »

         Dans son pamphlet pour la présidence, Proudhon avait usé de formules violentes qui firent scandale dans tous les milieux, il avait écrit que le peuple n’était pas encore guéri de la royauté, que notre race hypocrite et lâche, après avoir pendant quatorze siècles léché les bottes de soixante rois, était aussi incapable de se passer de ses rois que de vivre avec eux, qu’elle n’avait jamais su que jouer à cache-cache avec la liberté. Et il adressait cette diatribe au prince napoléon dont il prévoyait le triomphe : « Ils disent de toi que tu n’es qu’un crétin, un aventurier, un fou. Tu as fait la police et fait la comédie, tu as toute l’étoffe à la férocité près, qui n’est plus de notre âge, des Néron et des Caligula. Viens, te dis-je, tu es l’homme qu’il nous faut. Viens mettre à la raison ces bourgeois. Viens prendre leur dernier enfant et leur dernier écu ! Viens venger le socialisme, le communisme, le cabétisme, le fouriérisme ! Viens, les apostats de tous les règnes sont là qui t’attendent, prêts à te faire litière de leurs consciences comme de leurs femmes. Il manquait un gloire au nom de Bonaparte. Viens terminer nos discordes en prenant nos libertés ! Viens consommer la honte du peuple français, viens, viens, viens ! »

         Dans le deuxième numéro de « L’Anarchie, journal de l’ordre », Anselme Bellegarrigue, venu d’Amérique juste à point pour assister à la Révolution, exprime cette opinion sur l’échec des plans révolutionnaires : « Si, durant la période du règne de Louis-Philippe, les révolutionnaires s’étaient attachés à exalter l’initiative industrielle des individus, au lieu de développer les thèses stupides de munificence de l’Etat, s’ils n’avaient appris aux individus à ne compter que sur eux-mêmes au lieu de tout attendre de la Providence éclopée des gouvernements... Le bonheur qui, quoi qu’en disent les oisifs, est une question de moralité et de travail, se serait établi en France à titre universel et le gouvernement oublié dans son coin nous occuperait peu... » Bellegarrigue s’inspirait de ce qu’il avait vu outre-Atlantique ou l’initiative individuelle disposait de larges espaces vierges et n’était pas limitée par des traditions nationales. En France, la situation était bien différente.

         Le fameux révolutionnaire Auguste Blanqui était, lui aussi, pénétré de cette idée qu’il fallait transformer la mentalité populaire, mais il ne se faisait pas trop d’illusions : « ... Les ténèbres, écrivait-il, ne se dissipent pas en vingt-quatre heures... L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simples haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie, pour le bastion, vingt ans. » Après réflexion, Blanqui, considérant la tâche à entreprendre, estime qu’il a été bien optimiste, et il déclare : «  Les transformations du cerveau ne s’improvisent pas. Elles sont l’œuvre des siècles. » Le fameux Louis-Napoléon qui avait suscité l’enthousiasme des foules n’était pourtant, comme il fallait le montrer, qu’un personnage de piètre envergure. Un pamphlétaire de l’époque pouvait écrire : « Le populo naïf avait cru s’attacher un aigle, il n’a découvert qu’un dindon. » « L’Almanach des Campagnes » publiait, en 1849, une copieuse attaque d’un anonyme, qui se terminait ainsi :

    Ses amis nul scrupule
    Nous disent : patientez !
    Il est plein de qualités
    Qu’avec soin il dissimule;
    Des ses talents inouïs
    Vous seriez trop éblouis.
    Pour nous, dont la tête est saine
    Notre avis est moins flatteur.
    Verrait-on un bon acteur,
    Chez lui, sans paraître en scène,
    Rester toujours enfermé,
    En disant : j’suis enrhumé.

    En vérité, je n’augure
    Rien de bon du prétendant;
    Je le juge en regardant
    Son maintien et sa figure
    C’est un faux Napoléon
    Qu’on met en circulation.

    Rien de glorieux ne perce
    Sur ce visage mesquin
    Avec un vilebrequin
    ses yeux furent mis en perce;
    Tous les jours Alcide Tousez
    Lui crie : Rendez-moi mon nez.

    Et pourtant ce Bonaparte
    Veut nous soumettre à ce lois,
    Disant ! « Che hâfre des droits. »
    Il a donc perdu la carte !
    Prendrait-il pour un serin
    Le Grand Peuple souverain ?

         En 1852, le Grand Peuple souverain approuvait par 7 millions 336 434 voix, contre 1. 560.709, le coup de force du nouveau tyran qui s’était installé le 2 décembre 1851 sur le trône de l’oncle... Le nouveau satrape avait une haute opinion de lui-même; il disait un jour à Cavour : « Vous savez qu’il n’y a que trois hommes en Europe, nous deux et un troisième que je ne vous nommerai pas. » (Émile Ollivier, « L’Empire Libéral », t. III, p. 118) Mais Bismarck disait de lui, en 1855 : « C’était une grande incapacité méconnue. » Après l’inévitable catastrophe, quelqu’un disait au comte De Beust, ambassadeur à Paris : « Ces choses n’arrivent que lorsqu’un imbécile s’imagine être la Providence... » De Beust répondit : « Que pensez-vous des millions d’imbéciles qui lui avaient confié cette mission ? » Ces millions d’imbéciles avaient pourtant des cornacs qui prétendaient les guider dans la bonne voie !

    LE SCEPTICISME DE STIRNER

         Les éminents sociologues qui se chargent d’expliquer la marche des civilisations feignent, généralement, d’ignorer le plus grand ennemi de cette hypocrisie sociale qui s’installait, au XIXème siècle, sous le camouflage du suffrage universel et d’une prétendue morale : Max Stirner. Ceux qui daignent lui consacrer quelques mots le considèrent comme un excentrique, un intellectuel épris de morbide et de « décadent ».
         Il y a pourtant chez l’auteur de « Die Eigentum » en dehors de certaines idées trop poussées à l’abstrait et qui ne sauraient avoir leur conclusion pratique, une exaltation de la révolte de l’individu qui aurait dû être perçue par tous ceux qui se rebellent contre la vieille machine autoritaire qui continue à écraser l’homme dans un monde qui change en vain de visage pour rester soumis aux mêmes hypocrisies.

         Dans une étude remarquable, parue en 1905 dans « La Renaissance Latine » et dont je ne peux me dispenser de reproduire l’essentiel, Maxime Leroy, proudhonien, qui écrivait des études intéressantes sur le syndicalisme, et dont les remarquables travaux me furent connus grâce à notre regretté ami Alfred Rosmer, Maxime Leroy rend justice à Stirner en ces termes : « Stirner se sépare de Proudhon ou mieux, il le dépasse, lorsqu’il considère la morale comme une transformation purement extérieure de la religion. Elle est à l’Etat démocratique, pense-t-il, ce que la religion était à l’Etat autocratique de naguère. Son essence est la même, elle est autoritaire, c’est une intolérance, un autre Indiscutable; Dieu s’est réincarné dans l’impératif populaire. C’est la même tutelle : les lois « morales » commandent, elles n’admettent point la discussion, elles sont l’absolu, elles exigent le respect, provoquent l’apostolat, inspirent le fanatisme; une orthodoxie suit une autre orthodoxie; c’est de l’orthodoxie dans son sens étroit.

         « Même modifié dans un sens laïc, la morale est composée de « mots-Dieux », vérité, droit, lumière, justice, qui dès qu’on ose les toucher provoquent une formidable clameur dans toute la société. L’individu qui les discute ou seulement les raille est traité de profanateur, de sacrilège, appelé dans l’actuelle terminologie criminel, utopiste, révolutionnaire. En quoi nous libère-t-elle de la religion ? La morale est un dogme encore, le rite le plus récent de notre crédulité. « Loi foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse... » « L’optimisme des hommes de la Révolution ne s’est pas réalisé; l’homme n’a pu se libérer de ce qu’ils appelaient l’arbitraire et le monde s’est développé en dehors de leurs prévisions. » « Un anarchiste qui a fait quelque bruit dans le monde a insisté sur les nécessités sociales. «  L’homme, a-t-il écrit, dans « Dieu et l’Etat », ne devient homme et n’arrive à la conscience, à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l’action collective de la société toute entière... En dehors de la société, l’homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, ce qui signifie à peu près la même chose... La liberté n’est point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle. »

         « Là où Stirner voit le maximum de liberté, Kropotkine, signale le maximum de dépendance : « Je ne suis humain et libre moi-même qu’autant que je reconnais la liberté et l’humanité de tous les hommes qui m’entourent... Un maître d’esclaves n’est pas un homme, mais un maître. » C’est d’ailleurs la théorie courante des anarchistes contemporains, poursuit Maxime Leroy. «  L’homme le plus individualiste est l’homme le plus solidarisant », a écrit un des principaux rédacteurs du « Libertaire » Les publicistes et juristes de l’école classique ne pensent pas autrement; ils ne font plus de distinction antagonique entre la liberté et l’association. On trouvera sur cette philosophie nouvelle les plus fortes et justes pensées dans l’admirable roman de J.-H. Rosny, « La Charpente » « Mais la leçon d’idéophagie du philosophe bavarois ne doit pas être perdue malgré cette critique fondamentale; elle est pleine de sens; pour qui voudra la comprendre, elle sera l’affranchissement. Remaniée, elle est la meilleure objection à l’anti-dogmatisme négatif, qui ne peut plus suffire.

         « Nous sommes des idéolâtres, c’est-à-dire encore des idéolâtres, Stirner combat justement cette nouvelle foi. Les idées ont remplacé les idoles. Les idées ont remplacé les idoles de pierre et de bois, c’est un changement de matière, mais elles ne sont ni moins folles ni moins inhumaines. Nos croyances laïques, au fond, restent religieuses : aucun doute n’en corrige suffisamment l’intransigeance. Chacun s’imagine posséder la vérité; on se tue pour des idée laïques; les hommes modernes ne sont guère que des sacristains irrespectueux. « Nos athées sont des gens pieux », dit encore Stirner. Nous ne savons pas encore douter selon la méthode scientifique; nous donnons et retenons en même temps, contrairement au vieux précepte de l’école de droit.

         « S’il est naturel que beaucoup d’opinions naissent, que les différences entre les idéologies s’accentuent sans cesse avec la pensée plus abondante parmi les hommes, il l’est moins que cette multiplication d’idées ne nous préservent pas des maux de l’ancienne croyance. Nous avons encore une mentalité de propriétaires romains et de croyants catholiques : chacun ferme soigneusement les portes de sa maison. Ainsi, naturellement, nous constatons comment les idées les plus émancipatrices deviennent bien vite des instruments d’oppression : que d’hommes sont morts dans les usines, au fond des mines; que d’enfants, de femmes irrémédiablement anémiés au nom de la liberté du commerce et de l’industrie ! Le christianisme, élément d’émancipation, devient le catholicisme, le plus effroyable instrument d’oppression morale et économique que le monde ait jamais connu. Ne faudrait-il pas conclure que, si l’homme va si spontanément à la croyance, à l’absolu, et tend le dos à la houlette du berger, ce n’est pas la croyance qu’il faut prêcher : c’est le scepticisme, c’est le doute, c’est la défiance à la Vérité.

         « On pourrait objecter, il est vrai, que l’intolérance des partis en présence a des origines économiques et que par conséquent aucune diffusion de la théorie sceptique ne pourra empêcher les hommes de défendre durement leurs intérêts de caste, leur dogmatisme étant précisément la forme de l’attaque et de la résistance de leur puissance, de leur force de domination. On répondra assez facilement, semble-t-il, que les esprits, très pénétrés dès leur enfance, du principe de l’évolution des idées auront moins de répugnance à admettre des transformations sociales qui lèsent leurs intérêts particuliers, que des hommes habitués à considérer les institutions comme éternelles et immodifiables. Or, il est bien certain que tout l’enseignement, toute la morale, les académies, les salons, les églises, nous poussent à la croyance, au dogmatisme, aux conceptions absolues. En ce sens, Stirner a raison. Seulement, si l’on ne croit plus, agira-t-on encore ? Mais toute action impliquant une affirmation préalable, étant même une affirmation, douter et agir ne sont-ils pas des termes exclusifs, contradictoires ? Mais que l’on veuille bien observer qui n’est point question de ne plus rien croire, mais de la manière de croire. Le stirnérien croit encore ¾ au moins à lui. »

         Au lieu de croyances absolues, définitives, l’homme de réflexion ne doit admettre que des croyances provisoires, des croyances qui peuvent toujours être modifiées, transformées, selon les données de l’expérience. Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point avec Maxime Leroy; dans un monde plus évolué, l’esprit humain sera en perpétuel mouvement; il croira, comme on va d’étape en étape, successivement : ses croyances, filles de la curiosité, ne devront jamais être assez fortes pour tuer cette curiosité et lui fermer le monde de l’étape qui doit suivre. L’homme doit être sceptique. Stirner aura vu juste sur ce point, et il n’aura fait que donner une autre forme à la pensée formulée plus tard par Claude Bernard : « Les théories sont comme les degrés successifs qui monte la science en élargissant de plus en plus son horizon. Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières, jusqu’à ce qu’on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de faits. » (« Introduction à la médecine expérimentale », 1, 2.)

         L’auteur du Discours de la Méthode a posé le doute au commencement de son livre pour arriver à la vérité. C’est chez lui un procédé provisoire qui mène à l’affirmation définitive. Il faudrait que le doute fût méthode permanente qui permît d’arriver à des affirmations provisoires, à des vérités d’actualité, reconnues momentanées, qui ne soient pas de nature à obstruer la voie à des réalités nouvelles. Le dogmatisme est immanent dans le cartésianisme, le doute est secondaire; la science demande que le doute devienne, au contraire, comme le veut Stirner, fait essentiel. Comme il n’est même pas concevable qu’il puisse mener à un absolu quelconque, le doute est bien la seule garantie contre le dogme, contre la formation de l’esprit troupeau.

    1870 : GUERRE « POPULAIRE »

         En 1848, le mot démocratie couvrait déjà les marchandises les plus diverses, et justifiait les alliances les plus étranges. Autre « mot-Dieu », comme le remarquait Stirner, le mot Patrie était mis en avant pour inciter le peuple à suivre les grands rassemblements nationaux. Comme disait Gobineau, on actionnait « cette creuse et ridicule marionnette que l’on appelle la Patrie ¾ cette idole de bois, dont les premiers charlatans venus remuent les fils : car d’elle-même, elle n’existe pas. » (Lettre à Tocqueville, 15 janvier 1856.) Cet opium humanitaire avait des résultats souvent inattendus. C’est ainsi qu’on peut lire cette phrase attendrie, dans ‘Mémoires d’exil », de Mme Edgar Quinet : « Le général Cavaignac était dernièrement à La Haye. Le colonel réunit à déjeuner l’ancien chef du pouvoir exécutif de 1848 et Barbès. Ces deux grands citoyens se convinrent infiniment, l’alliance de tels hommes efface les partis et cimente l’unité morale de la démocratie. »

         Albert Ranc, commentent l’ouvrage de Mme Quinet, faisait alors cette mise au point : « Des déjeuners pareils ne cimentent rien du tout, et le général Cavaignac n’était pas un grand citoyen. C’était un homme très médiocre, avec les dehors de l’apparence d’un homme supérieur; ce qu’il y a de plus dangereux en temps de révolution. Parce que le général Cavaignac, après juin ne donna pas l’amnistie, et parce qu’il livra la République, pieds et poings liés, à la réaction, sa mémoire sera sévèrement jugée et condamnée par l’histoire. » Un témoin, qui doit beaucoup trop au romantisme, mais qui n’en a pas moins eu quelques inspirations saines et généreuses, Ernest Coeurderoy, auteur des pages désolées de « Jours d’exil », a dit ce qu’il fallait penser d’un certain bluff démocratique qui parlait au nom de la nation tout entière : 

              « De grâce, ne confondez pas le petit groupe de Français humanitaires avec la nation française chauvine, vantarde, amoureuse de soi et par-dessus tout gasconne. Dites que cette minorité imperceptible a trop combattu pour la solidarité des peuples... Mais vous ne devez pas dire que c’est la nation ! Savez-vous où elle a toujours été ? « Elle était avec les armées conquérantes de la République, avec sa Convention qui refusait des secours à la Pologne épuisée, sous prétexte que Kosciusko était né gentilhomme; elle était à Saint Dominique, en Italie, à Saragosse, elle élevait des colonnes et des arcs de triomphe à son grand empereur... Elle fut toujours solidaire en paroles, oppressive en actions... Une nation, dites-vous, n’est pas responsable des actes de son gouvernement. Eh quoi !... une nation qui se laisse constituer gendarme, geôlier ou bourreau des autres n’est-elle pas complice de ceux qui la constituent ? »

         Dans son « Histoire socialiste » (t. XI, p. 177), Jaurès confirme ce que disait Coeurderoy à propos du chauvinisme national. Rappelant la hautaine et tranchante déclaration de M. de Gramont, lue au corps législatif, contre l’offre de la couronne d’Espagne à un Hohenzollern, il écrit : « Ce fut une tempête d’acclamations, toute la droite absolutiste donnait à plein souffle dans ce clairon; toute la masse informe et lâche du centre, qui ne s’était ralliée à un semblant d’Empire libéral que par courtisanerie morne envers le maître et par peur de perdre l’investiture officielle, croyant acclamer la pensée de l’Empereur, débordait d’enthousiasme national; seule, la gauche, offusquée par l’audace prussienne mais attachée à l’idée de la paix, gardait un silence embarrassé et triste.

         « Au dehors, des vents de folie se déchaînaient. Est-ce à dire que la disponibilité impériale a été emportée par un mouvement irrésistible de l’opinion ?  C’est ce que plaidèrent, dès le lendemain du désastre, les avocats de l’Empire effondré. Certes, M. Fernand Giraudeau a pu accumuler les citations qui prouvent que, contre la candidature Hohenzollern, tous les partis furent unanimes !... « La rédaction du sentiment national était si vive que les esprits perdaient toute mesure... La responsabilité de l’Empire subsiste cependant toute entière. Même si tout d’abord une rafale d’aveugle colère avait soufflé sur le pays, n’était-ce pas le devoir du gouvernement de résister à cet affolement d’un jour et de ne pas engager l’avenir, sous le coup de la première émotion, par des actes irréparables ? Il est tragique et plaisant tout ensemble, devant la postérité, de voir l’Empire invoquer pour se défendre la toute-puissance de l’opinion déchaînée... »

         En 1871, la petite poignée de républicains qui, avec Blanqui, Eudes, Granger, essaya d’ébranler Paris, en tentant un coup de main sur la poste de la Villette, fut engloutie dans la réprobation ou l’étonnement de tous. C’est Blanqui lui-même qui le constate avec tristesse : « Les insurgés... se mirent en marche vers Belleville par le boulevard extérieur. Il fut alors évident pour eux que le projet n’avait aucune chance de réussite. La population paraissait frappée de stupeur... Non seulement le peuple ne proclama pas à temps la République, mais il ne seconda pas par des mouvements de la rue les timides efforts des députés de la gauche pour dessaisir la régence et décider le corps législatif à prendre en main le gouvernement... »

         Dans les représailles des Versaillais contre la Commune, on retrouve une certaine foule, une foule dont il n’est pas possible de dissimuler l’ignoble comportement. Dans son « Histoire de la Commune de Paris », Louis Dubreuilh cite le témoignage d’un de ces infortunés qui furent traînés à la géhenne de Satory :  « Il est impossible de décrire l’accueil que nous reçûmes dans la citée des ruraux. Cela dépasse en ignominie tout ce qu’il est possible d’imaginer, au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville, en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions... On nous mena d’abord devant le dépôt de la cavalerie, où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons; enfin, rien n’échappait à la rage de ces énergumènes ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc... »

         Il avait suffi à raconter à cette foule, pour déchaîner sa férocité, que les communards étaient la lie de la population. Picard, ministre de l’Intérieur, en annonçant la victoire versaillaise, disait des 1 685 prisonniers qui avaient été traînés à Satory : « Jamais la plus basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. » Parmi ces visages ignobles, il y avait celui du grand géographe Élisée Reclus. Dans le numéro du 26 mai de « La Petite Presse », organe versaillais, on pouvait lire : « Les soldats exaspérés ne veulent plus faire de prisonniers. La population civile est plus furieuse encore peut-être. Écrasée sous le joug de la Commune et de ses sicaires, elle montre aujourd’hui contre eux un acharnement que l’on qualifierait de féroce, si l’on pouvait parler de férocité vis-à-vis des scélérats contre lesquels s’exercent cette haine. »

         Pour Dubreuilh, la férocité des soldats s’explique facilement; elle montre « en quelles brutes impitoyables la discipline et l’encasernement muent les enfants du peuple revêtus de la livrée militaire. » Quant aux « honnêtes gens », ils ont eu peur, et ils se vengent avec une âcre volupté de leurs terreurs d’hier. « Le bourgeois lâche, demeuré tapis dans son logis depuis des semaines, reparaît insolent parmi les soldats; il tient la rue, le brassard tricolore en évidence, signe de ralliement des champions de l’ordre. Derrière lui, sa clientèle, sa valetaille, tous ceux qui vivent des miettes tombées de la table capitaliste, plus vils, plus ignominieux encore que les maîtres... L’armée, à leur gré, est trop molle, trop magnanime encore. Ils rédigent, conduisent les perquisitions, dénoncent les rares suspects qui ont pu glisser entre les mailles du filet, créent dans leurs quartiers respectifs des « comités d’épuration », salle d’attente des abattoirs des Cours prévôtales. » D’après les statistiques, le nombre de dénonciations atteignit du 24 mais au 13 juin 1871 le fabuleux total de 279 828...

         Pendant l’occupation allemande de 1940-45, on a pu constater un phénomène semblable. Un traducteur qui s’était trouvé, par la force des choses, contraint de travailler pour une Kommandantur  où affluaient les dénonciations, et qui fut inculpé ensuite pour collaboration, produisit cet argument pour sa défense : « Est-ce ma faute, s’il arrivait chaque semaine des milliers de dénonciations que je ne pouvais jeter au panier ?... » Là encore,  une certaine propagande portait ses fruits, et nombre d’écervelés étaient convaincus de faire ainsi « oeuvre patriotique », de soutenir le Maréchal, sans risques, contre la « lie terroriste » et ses complices... Le même esprit fit les mêmes prodiges quand la situation se fut retournée !

    ETERNELLE CREDULITE

         Après le désastre de 1870-71, cruellement illustré par Daumier qui a représenté un paysan contemplant des ruines, avec la légende : « C’est pas pour ça que j’avions voté oui ! » Après cette atroce saignée et la démonstration éclatante de l’incapacité des « foudres de guerre », le bon populo n’en perdit pas pour autant son goût pour le panache et pour les généraux. C’est une des tares les plus difficiles à extirper du cerveau du bon citoyen pusillanime qui rentre à l’heure pour ne pas se faire engueuler par sa femme et s’incline docilement quand on le rabroue pour avoir mis le pied en dehors des clous. Il est attiré par les fastes militaires et par la martialité du général qui parade, en grand uniforme, raide comme un mannequin du musée Grévin, en tête des défilés de 14 juillet. Il lui attribue facilement le pouvoir magique de faire marcher choses et gens au pas gymnastique. Dans les périodes de guerre, il se fera tuer parce que le général aura dit que « l’heure était venue de se faire tuer plutôt que de reculer. » Quand survient la paix, on lui confie volontiers son entière destinée.

         Il n’est donc pas surprenant que la République née du désastre de 1879 se soit trouvée nantie, après la chute de « l’étroniforme Thiers », du fameux maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta, qui avait commandé en chef pendant l’atroce répression de la Commune. Le maréchal-président, célèbre par ses bévues, était un magistral crétin qui n’avait pas l’étoffe d’un dictateur. C’est ce qui l’empêcha de mener à bien ce qui fut appelé par Victor Hugo « un essai préliminaire de coup d’Etat », en 1877. Si le maréchal avait persisté, ce n’est pas la barrière dérisoire qu’on prétendait lui opposer qui eût été capable de l’empêcher de parvenir à ses fins. Quand on lit, aujourd’hui, les péroraisons des hommes politiques de cette époque, on est étonné par tant d’aveuglement et on se demande comment des hommes doués de quelque intelligence ont pu s’enivrer pareillement de formules vides et de paroles creuses !

         Le 12 octobre 1877, Victor Hugo disait, au cours d’une réunion électorale, au Gymnase Paz, de Paris : « Messieurs, le suffrage universel va parler, et ce qu’il dira sera définitif. La parole suprême que va prononcer l’auguste voix de la France sera à la fois un décret et un arrêt, décret pour la République, arrêt contre la Monarchie... « Tout dénouer, ne rien trancher, tell est, citoyen, l’excellence du suffrage universel. Le peuple gouverne par le vote, c’est l’ordre, et règne par le scrutin, c’est la paix. « Il faut donc que le suffrage universel soit obéi. Il le sera. Ce qu’il veut est voulu d’en haut. Le peuple, c’est la souveraineté; la France, c’est la lumière. On ne parle en maître ni au peuple ni à la France. Il arrive quelquefois qu’un gouvernement peu éclairé semble oublier les proportions; les suffrage universel le lui rappelle... »

         Il aurait été excusable de tenir un tel langage en 1848. Les faits ne permettaient pas de présenter le suffrage universel avec cette grandiloquence, en 1877. C’est le moins qu’on puisse dire. C’était l’opinion du correspondant parisien du « Journal de Genève » qui écrivait dans le numéro du 13 mars 1877 : « Les républicains se sont constamment abusés sur le compte du suffrage universel, oubliant que quand on le tient, en France, on peut moitié par force, moitié par adresse, lui faire dire ce qu’on veut. » Près d’un siècle a passé, et cette opinion est encore magistralement corroborée par les faits ! Au cours de l’agitation électorale qui précéda le 14 octobre 1877, jour fixé pour l’élection d’une nouvelle Chambre, le journal « Le Gaulois » publia un manifeste de P. Brousse, qui disait : « A quoi servirait, ouvriers, d’abattre le gouvernement des curés et des ducs, si vous installez à la place le gouvernement des avocats et des bourgeois ? Songez que, parmi ceux que vous porteriez au pouvoir, il est des hommes que vos pères y ont placés en février 1848; et ces hommes ont fait fusiller vos pères en juin ! N’oubliez pas que, parmi ces hommes que vous installeriez au gouvernement, il en est que vos frères y ont envoyés en 1870; et ces hommes ont fait ou laissé massacrer vos frères en mai 1871 !... Non, si les barricades dressent leurs pavés sur les places publiques, si elles sont victorieuses, il ne faut pas qu’il en sorte des gouvernements, mais un principe; pas d’hommes, mais la Commune ! »

         Dans sa majorité la première Internationale était antiparlementaire; le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier, en 1872, prenait, notamment, cette résolution : « Considérant :
         « Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire;
         « Que nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne de conduite politique qu’elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme;
         « Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autres objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économique absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes;
         « Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante;
         « Le Congrès, réuni à Saint-imier, déclare :
         1) Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat;
         2) Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut-être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existants aujourd’hui;
         3) Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la Révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité et l’action révolutionnaire. » (James Guillaume, L’Internationale, t. III, p. 8; 1909.)

         Dans « l’Almanach du Peuple pour 1873 » (G. Guillaume, éd. Saint-Imier), Jules Guesde, qui devait se déjuger par la suite et fournir une brillante illustration de sa thèse en finissant comme ministre d’un Etat ultra-réactionnaire, Jules Guesde lui-même écrivait : « Depuis vingt-quatre ans que les urnes sont debout en France ¾ dans la France du 10 août 1792 et du 18 mars 1871 ¾ sur les cadavres des insurgés, qu’en reste-t-il ? L’Assemblée nationale de 1848... la dictature de Cavaignac... la Présidence de M. Louis Bonaparte... l’Empire, en 1852... la capitulation Trochu-Favre, et la République conservatrice de 1871... Dans les conditions sociales actuelles, avec l’inégalité économique qui existe, l’égalité politique, comme l’égalité civile, est un son-sens... De là l’impuissance du suffrage universel, lequel, loin d’aider à l’émancipation matérielle et morale des serfs du capital, n’a pu et ne peut que l’entraver...
         A l’époque du cens, la bourgeoisie était un état-major sans armée. Le suffrage universel lui a fourni cette armée électorale dont elle avait besoin pour se maintenir au pouvoir. » En somme, le futur ministre n’était pas loin de Chamfort qui écrivait impudemment : « La nation est un grand troupeau qui ne songe qu’à paître et qu’avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. » Voltaire a écrit aussi, dans son « Précis du siècle de Louis XV » : « La raison pénètre en vain chez les principaux citoyens : le peuple est toujours porté au fanatisme »... « Il n’y a d’autre remède que d’éclairer enfin le peuple lui-même; mais on l’entretient quelquefois dans les superstitions, et on voit ensuite avec étonnement ce que ces superstitions produisent. » Le peuple a été éclairé d’une certaine manière, mais on ne lui a pas appris à se méfier des « mots-Dieux » Il lui aurait fallu d’ailleurs une véritable science pour ne pas tomber dans les innombrables pièges qui, au nom des grands principes, lui furent toujours tendus par les professionnels de l’astuce politique et de la tromperie.

         L’affaire du fameux général Boulanger, qui fut surnommé « la locomotive des décavés », montre, magnifiquement, tout ce qui pouvait et peut encore se tramer dans le marécage politique. Le général avait pris contact avec les éléments monarchistes en vue d’une prise éventuelle du pouvoir. Mais le général n’était qu’un pauvre type qui manquait d’estomac, et la combinaison échoua. Et, le 16 septembre 1890, Boulanger écrivait cette défense dans le « XIXème siècle » : « C’est décidément une bien vilaine chose que la politique. C’est moi que tout le monde a voulu tromper, dont tout le monde a voulu se servir, qu’on accuse d’avoir voulu tromper tout le monde. C’est moi qui ai été trahi et qui jamais n’ai voulu trahir la République ni sortir de la légalité qu’on accuse de complot et de forfaiture. C’est à moi qu’on demande compte de l’argent, quand je n’ai jamais voulu me mêler des questions d’argent et quand tant de gens m’en ont demandé, surtout ceux pour lesquels il n’y en avait jamais assez et qui n’ont jamais voulu autre chose... »

         A cette époque, le futur tigre, Clemenceau, sévissait à la « Justice » et publiait des articles au vitriol contre les « réactionnaires » Ce qui ne l’empêcha pas de préparer l’élection de M. Carnot à la présidence de la République; après avoir dit, selon le témoignage de M. Henri Rochefort, paru dans « l’Intransigeant » : « Carnot est un imbécile et un parfait réactionnaire, mais nous n’avons pas mieux. » Parlant à un reporter, Émile Zola tirait cette conclusion de l’affaire boulangiste et des intrigues concomitantes :

         « Je crois que jamais, à aucun moment, on n’a assisté à un pareil déballage; jamais les dessous de la politique, qui ont toujours été les mêmes, en réalité, n’ont ainsi été étalés au grand jour. Je suis convaincu que c’est un fait typique : le besoin d’informations, la soif de vérité deviennent chaque jour plus grands; c’est bien dans les choses de la science et de l’art, mais je n’ose en dire autant pour la politique. » Parmi ses plus sûrs supporters, le général Boulanger comptait Alfred Naquet, qui était bossu et, pour cela, surnommé « la mascotte du dictateur » Un jour, le reporter du « Gaulois » eut la fantaisie d’interroger Joseph, l’ancien groom du général : « Chaque fois que M. Naquet venait voir le général, déclarait-il, celui-ci passait la main sur sa bosse, en lui disant : « Mon cher Naquet, j’aurai du bonheur toute la journée... Et le père Naquet faisait la tête ! » Dans une chanson publiée le 26 août 1889, Jules Jouy chansonnait la mascotte du dictateur et prévoyait ainsi son inévitable volte-face :

    Mais les bossus sont inconstants
    Et peu chiches de pirouettes;
    Soumises aux effets du temps,
    Leurs bosses sont des girouettes.
    Boulange, idole des badauds,
    Si l’aiguille change de pôle,
    Ton Naquet, te tournant le dos,
    Changera sa bosse d’épaule.

         Dans « Décadence et Liberté », (Grasset, 1931), Daniel Halévy écrit : « En 1886, le général Boulanger entra au ministère de la Guerre... Sa voix était chaude, sa barbe blonde : le peuple crut entendre et voir un homme... Son premier triomphe fut en Dordogne, où il fut élu par 172 000 voix contre 85 000. Le 19 août 1888, triple victoire, dans le Nord, la Somme, la Charente-Inférieure,. Le 27 janviers 1889, Paris lui donnait 244 000 voix. Vox populi... Au soir de son triomphe parisien, Boulanger n’avait qu’un geste à faire, et il entrait à l’Élysée... » En 1889, les paysans tourangeaux devaient, également, réélire Wilson, le gendre du président Grévy, dénoncé comme trafiquant de  décorations... Pourtant, aux élections de 1893, il y a une cassure. Qu’elle soit due à une soudaine clairvoyance des masses ou à un manque d’habileté des « manipulateurs de scrutin », le fait est là : il y eut cinq millions d’abstentions sur dix millions d’électeurs inscrits ! Mais ce n’était là qu’un intermède sans lendemain. Les rusés comédiens qui menaient le jeu n’avaient pas dit leur dernier mot.

         Quand l’embrigadement du troupeau ne se fait pas à un rythme assez rapide, les gouvernements n’hésitent pas à utiliser des méthodes et une technique spéciale qui permettent de faire circuler parmi les masses des sentiments d’allégresse ou de crainte. La menace des troubles, des attentats, s’est toujours révélée particulièrement efficace. « Mon frère, écrivait Napoléon à Joseph Bonaparte, qu’il avait installé à la préfecture de Naples, vous ne régnerez pas tant que vous n’aurez as eu une émeute. » (La police sous l’Empire, par Eugène Pelletan, p. 6) « La République française », dans son numéro du 26 janvier 1879, parlait pourtant de supprimer les « blouses blanches », c’est-à-dire les agents provocateurs qui, sous le second Empire, étaient généralement mêlés aux émeutes. L’organe républicain déclarait  :

         « La police de la République doit désormais s’inspirer, comme tous les services publics, du seul intérêt de la justice. La police, dans de telles conditions, ne sera ni moins honnête ni moins respectable que toute autre grande administration... Elle n’aura ni blouses blanches ni faiseurs de bombes... Il y a là, comme partout ailleurs, un héritage ignoble que nous ne saurions accepter pour le nouveau régime : l’héritage du système impérial. Ce régime détestable, qui vivait par la police... » Cependant, en 1893, ce régime détestable se portait assez bien, si l’on en juge parce qu’écrit Daniel Halévy dans son ouvrage : « Décadence de la Liberté » : « Le président du conseil, Dupuy, était alors décidé à fermer la Bourse du Travail. Il avait besoin d’un prétexte, la police le lui fournit. Un légère bagarre d’étudiants survenus au Quartier Latin devint une occasion d’émeutes énergiquement poussée par les agents provocateurs. Omnibus renversés, ébauches de barricades, rien n’y manqua. Et tout à coup, sans crier gare, dans Paris en rumeur, la police ferma la Bourse du Travail. Un homme d’Etat de beaucoup d’autorité, M. Goblet, le dit fort bien : « Qu’est-ce qu’il y a au fond de tout cela ? Je défie qu’on puisse le dire. »

         Dans un livre publié par la Librairie Larousse, : « L’histoire contemporaine de 1871 à 1913 », on peut lire un récit imagé de ces journées : « Bientôt les rues du Quartier Latin furent envahies par des individus qui transformèrent l’agitation en émeute : omnibus renversés, pavés amoncelés,  ébauches de barricades, becs de gaz brisés, bancs descellés, kiosques incendiés, charges et patrouilles... » Daniel Halévy commente ainsi ces faits : « Pour le lecteur qui sait le vrai des choses, tout est indiqué; pour le lecteur qui ignore, rien n’est dit. » Décrivant les mêmes émeutes de 1893, Alexandre Zévaès écrit dans son livre « Ombres et silhouettes » (1928) : « Mais je dois ajouter ¾ et cette allégation ne surprendra pas ceux qui savent que, depuis l’Empire et ses blouses banches, les mœurs et pratiques policières n’ont point changé ¾ que certaines des violences commises, notamment les bris de devantures et les pillage d‘une armurerie, doivent être imputés à des agents provocateurs expédiés au Quartier Latin, dont les violences avaient pour but de justifier les charges, les assommades, les arrestations, l’arrivée continuelle de régiments que le ministère devait, deux jours plus tard, utiliser à l’occasion de la fermeture de la Bourse du Travail.

         En 1932, Anatole de Monzie reconnaît la joyeuse survivance de ces mœurs policières, en écrivant dans son livre « La saison des juges » : « La provocation tend à devenir une méthode et le provocateur un fonctionnaire. On provoque pour réprimer; on excite à la consommation pénale. Les moyens employés sont de plus en plus ingénieux... » En 1892, Pierre Kropotkine écrivait : « Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an 1 de la liberté n’a jamais duré plus d’un jour, car, après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’Autorité. » (« La Loi et l’Autorité », Les Temps Nouveaux. »)

         Déjà, à cette époque, l’autorité disposait d’un admirable instrument pour influencer la masse et la maintenir dans le courant déterminé par le pouvoir; il y avait la presse. En 1871,  Flaubert écrivait à Georges Sand : « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois. Le rêve est en parti accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions... Nous ne souffrons que d’une chose : la bêtise. Mais elle est formidable et universelle. Quand on parle de l’abrutissement de la plèbe, on dit une chose injuste, incomplète. Conclusion : Il faut éclairer les classes éclairées... la presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. » (Correspondance, t. IV, p. 74, 78, 80.)

         En 1910, on pouvait lire dans un livre attribué à Francis Delaisi cette observation relative à la parfaite conservation de l’esprit troupeau : « ... Oh ! certes, nous vivons sous le régime de la liberté de la presse. C’est une des gloires les plus vantées de la République. On peut tout à son aise critiquer le gouvernement, railler les ministres, caricaturer le chef de l’Etat. A condition de ne pas toucher ni à l’armée, ni à la magistrature, ni à la police, on peut lancer aux gouvernants les pires injures. C’est l’amusette politique; plus le peuple s’y passionne, moins il songe à ses intérêts vitaux. « Mais si la République a aboli la censure, la Haute Banque l’a rétablie sous une nouvelle forme. Par l’interméidaire de ses courtiers, elle exerce un véritable contrôle sur tout ce qu’impriment les journaux. Aucune information ne passe si elle contrarie ses émissions; aucun article n’est publié s’il est contraire à ses intérêts. Le courtier, maître du bulletin financier, est là qui veille. Il met un doigt sur ses lèvres, et l’on se tait; il parle et toute la presse répète ses paroles. Ainsi, sur toutes les questions vitales, le public ne sait que ce qu’on veut lui faire savoir. »

         « Dans une démocratie, a dit Montesquieu, les institutions ne valent que ce que vaut l’opinion publique qui les contrôle. » En France, l’opinion publique est menée par les journaux qui sont aux mains des financiers. C’est pourquoi notre démocratie est une fiction. » Delaisi écrivait encore : « D’autre part, l’Etat a la charge d’équiper et d’entretenir notre invincible armée. Il commande, chaque année, quelques cuirassés de 40 millions, des centaines de canons, des millions de cartouches, et cela fait vivre de puissantes industries métallurgiques.
         Si la fièvre d’armements qui règne aujourd’hui sur l’Europe venait à s’apaiser ou seulement à décroître, le Creusot, les Aciéries de la Marine, Châtillon-Commentry et autres grandes usines métallurgiques seraient obligées de fermer leurs portes. On conçoit qu’elles s’intéressent passionnément aux questions politiques. » (La démocratie et les financiers, éd. de la « Guerre sociale ».) Les puissantes industries métallurgiques s’intéressaient aux questions politiques et au « dopage » d’un esprit militaire indispensable à la défense de leurs intérêts. Elles ne pouvaient manquer d’encourager la diffusion des ouvrages célébrant cette haute vertu dans le style d’Édouard Rousseaux qui écrivait en 1904, dans « Au drapeau ! » :

         « De Charlemont, sentinelle avancés aux défilés de l’Argonne, ces Thermopyles de la France, un sentiment anime les populations, une idée fait battre les cœurs : la haine de l’étranger et l’amour du pays... L’esprit militaire est synonyme d’esprit français. Affirmer que l’esprit militaire est anti-républicain, c’est tuer la République et c’est mentir à l’Histoire. » Cette active propagande ne pouvait manquer d’avoir son effet; quand vint au ministère de la Guerre M. Millerand, une ancienne éminence socialiste qui avait dit : plutôt l’insurrection que la guerre... l’esprit chauvin avait déjà atteint des développements qui donnaient grand espoir aux carnassiers de la revanche. On peut lire ce texte, qui en témoigne, dans les dépêches adressées par Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris, à son président du Conseil Sazonof (14 mars 1912) :  « Il y a lieu, sans aucun doute, d’attribuer au nouveau ministre de la Guerre, M. Millerand,  une grande part dans l’animation de l’intérêt public touchant l’armée...

         « M. Millerand a jugé utile de remettre en vigueur quelques traditions militaires hors d’usage, comme, par exemple, la cérémonie de la retraite du samedi qui attire à présent une grande partie de la population de la capitale. Enfin, dimanche dernier a eu lieu la revue de printemps sur le champ de Vincennes. Ce jour-là, les rues de Paris présentaient de grand matin une animation extraordinaire. Non seulement tous les moyens de communication furent totalement employés par le public, mais aussi toute une foule accompagna à pied, en chantant des chansons patriotiques, les régiments qui se rendaient à Vincennes... Une attaque de cavalerie termina la revue, pendant laquelle plusieurs aéroplanes et deux dirigeables survolèrent le champ. Pendant toute la journée, les troupes furent l’objet de nombreuses ovations de la population, qui s’était rassemblée à Vincennes au nombre d’environ un million de personnes. Les cris de « Vive l’armée ! » accompagnèrent les troupes jusqu’aux casernes. »

         Comme la réplique exacte de ces indécentes singeries était exécutée avec le même brio, et la même participation populaire, de « l’autre côté du ruisseau », chez « l’ennemi héréditaire », tout était en place pour le déclenchement de cette joyeuse boucherie de 1914, qui devait faire, au total, 11 millions de morts. De quoi constituer un défilé macabre que Dante n’avait pas prévu dans son « Enfer » Un défilé qui aurait pu aller des Pyrénées à l’Oural !  Des fortunes considérables furent édifiées sur cet abominable carnage. Les victimes, elles, furent récompensées par des monuments aux morts et par la dernière mouture des péroraisons patriotiques. C’est ce qu’exprimait, en son langage direct et dur, le poète beauceron Maurice Hallé, voici juste un demi-siècle :

    Ils sont là, ceuss qu’on a connu
    Dans l’temps quand j’allains à l’école,
    Ceuss qui, au cim’tièr’, sont r’venus
    Ceuss qui pourriss’nt sous l’herbe folle.

    Cent quinz’ gâs ! Les cent quinz’ plus forts
    Les pèr’s, les enfants et les frères
    Qui sont réunis par la mort
    Comme l’taint unis su la terre...

    Et j’ons maudit la guerr’, c’tte pus grand’ cochonn’rie
    Inventée par les homm’s; et j’ons pleuré nos morts
    Qui, en vie, s’sont battus pour l’idéal Patrie
    Mais s’sont fait massacrer pour le Dieu Coffre-fort.
    Et j’somm’s partis, avec d’la peine et d’la rancoeur
    Car leurs noms sont gravés, pour toujours dans nout’ cœur
    Comm’ is sont, dans la pierre, inscrits par le sculpteur.
    Il est onze heur’s du soèr... Ah ! que les morts sont loin !
    Tous preus du monument ya un gâs qui dégueule...
    Les gâs accompagn’nt les fumelles : Tout preus des meules.
    Le long des ch’mins, dans les coins noèrs ou dans les draps
    Les amoureux pourront satisfair’ leu z’envie;
    La vie a r’pris ses drouets. La vie réfait d’la vie !
    C’est eun lumièr’ qu’on souffle et qui ne s’éteint pas.
    Des uns s’en vont... D’aut’s continu’nt... e’ tout r’commence.
    Les morts d’annhui, demain s’ront caus’ des naissances.
    C’tte nuit, c’est la couvraille humain’. Jitez la s’mence !
    Faisez-nous pour pus tard de bons et solides gâs
    Qui, è l’âge de vingt ans, f’ront encor des soldats,
    Qui, à leu tour aussit’, f’ront la guerr’ ¾ la dargnière ¾
    Qui r’vienront mutilés ou qui né r’rvienront pas.
    Changeant les champs fertil ‘s en de stéril’s cim’tières,
    Et pour qu’on inaugure encor’, des monuments,
    Au nom d’la République et du Gouvernement...

    (« Par la Grand’Route et les Chemins creux », 1921)

         La jobardise du peuple avait été atrocement punie; les survivants furent comblés avec des crois de guerre, le complet Abrami, la prime de démobilisation et par un retour à la vie civile qui comportait le repos hebdomadaire et la perspective des huit heures. Combien d’entre eux, qui avaient dit : il y aura des comptes à régler, s’aperçurent de certaines opérations frauduleuses, comme celles des usines d’Alsace-Lorraine, rendues à la France et cédées, sans publicité, au Comité des Forges pour la somme de 80 millions, payables en vingt ans, alors que ces usines avaient été évaluées 8 milliards ! Mais la guerre de 1914 n’apporta pas seulement, sous le couvet des disciplines nationales, de scandaleux bénéfices aux ploutocraties financières; elle devait permettre aux diplomates de poser des jalons pour un massacre futur et aux dictatures de Staline, de Mussolini et d’Adolf Hitler de s’installer avec l’aide de cohortes abruties par quatre années de guerre et de sombre bêtise. Dans son livre « Mein Kampf » (page 385), Adolf Hitler qualifiait le peuple allemand de « troupeau de moutons stupides » Cette appréciation ne fut pas précisément infirmée par la facilité avec laquelle il devait conduire cette masse à sa perte. On ne peut que penser à cette vieille légende germanique qui représente un ménétrier conduisant tout un peuple de rats à la rivière.

         Mais, née de cette guerre imbécile, la plus grande escroquerie morale de tous les temps aura été, certainement, cette dictature qui devait s’installer solidement, avec l’aide de tous les éléments avancés de l’univers, sous le nom de dictature du prolétariat. Les historiens de l’avenir n’en finiront pas de se poser des questions, quand ils voudront analyser les raisons de la réussite et de la durée de cette abominable tromperie qui est encore appelée : réalisation du socialisme. Le russe Boris Souvarine, qui fut un des plus zélés soutiens de la Révolution bolchevique, à ses débuts, nous a donné cette explication : 

         « Pour maintenir un état de choses aussi abominable, il a fallu une police secrète pléthorique, agissant avec un arbitraire sans limites, usant et abusant du système des otages, exerçant préventivement son droit de vie et de mort sur la population décimée par la répression, terrorisée par une longue répression atroce. Il a fallu même rétablir la torture, mais plus raffinée, plus généralisée que sous Ivan le Terrible. Des millions d’êtres humains avilis, dégradés, ont péri ou dépéri dans les camps de travaux forcés, sous des climats meurtriers. Plusieurs collectivités ethniques entières,, auxquelles Lénine avait promis le droit de disposer d’elles-mêmes, ont été brutalisées avec une violence inouïe, déportées en masse, sans égard aux femmes et aux enfants, dans des conditions qui ne laissent que très peu d’individus survivre. ! L’esprit troupeau n’en a pas moins permis de réaliser cette extraordinaire expérience : faire passer pour du « socialisme », aux yeux d’une multitude ouvrière émerveillée, ce qui n’a été que la confiscation par l’Etat ¾ c’est-à-dire par la clique au pouvoir et sa suite militaire, policière et bureaucratique ¾ des biens de toute une collectivité. Quant à la confiscation totale de la liberté ¾ préjugés bourgeois, disait Lénine ¾, elle ne pouvait passer pour autre chose que du « réalisme socialiste », après la réussite parfaite de la première supercherie !


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    IL N’Y A PAS DE SURHOMMES

         Dans les temps anciens, les dirigeants passaient en quelque sorte pour une émancipation de la divinité. Leurs dons intellectuels étaient, pourtant, généralement fort loin de justifier leur auguste destinée. L’histoire nous apprend que le monde a été presque toujours dirigée par des extravagants, des imbéciles ou des fous : Chez les empereurs romains, on cite Caligula qui avait nommé pontife son cheval Incitatus; Domitien qui convoquait, de toute urgence, le Sénat afin de le consulter sur la manière dont il devait faire cuire un turbot; Caracalla qui avait fait casser tous les coquillages sur les rivages de Bretagne, parce qu’ils offusquaient sa vue; mais dans les temps « modernes » on trouve aisément les mêmes caractères : le fameux Charles-Quint, qui, par ses méfaits guerriers, tient une si grande place dans l’histoire n’aurait été qu’une sorte de dégénéré en proie à certaines névroses; tous les vendredi de carême, il se donnait la discipline; il fit célébrer ses obsèques de son vivant. « Il parlait lentement et en bégayant. Le développement de son intelligence fut aussi tardif que celui de son corps. Il resta longtemps sous la dépendance absolu de Chièvres, son gouverneur? » (Prescott, règne de Philippe II, t. I, ch. IX.)

         Son petit-fils Don Carlos avait la cervelle un tantinet dérangée : « Il bat ses gens, fait manger une paire de bottes à un cordonnier malhabile, veut brûler une maison parce qu’une goutte d’eau lui est tombé sur la tête. Plus tard, dans sa prison, il couvrait d’une mare d’eau le plancher  de sa chambre, s’y promenais une partie du jour nu-pieds, à peine vêtu, sur le parquet glacé. Il se faisait, la nuit, apporter plusieurs fois de suite une bassinoire pleine de neige, qu’il y gardait pendant des heures. » (Prescott, t. II.) Le plus jeune fils de Philippe IV d’Espagne, Charles II, était infirme, épileptique et ne faisait que jouer avec des nains, suivre des processions et réciter des Pater et des Ave. Frédéric Guillaume de Prusse était en proie à une sorte de folie intermittente. Ivrogne à l’excès, excentrique brutal, il tenta plusieurs fois de s’étrangler et finit par tomber dans une profonde hypocondrie.

         Moreau de Tours a écrit dans sa « Psychologie morbide » : « On chercherait vainement une preuve plus éclatante des rapports qui existent entre l’état névropathique  et certains états intellectuels et affectifs, que dans la famille de Pierre le Grand. Génie à sa plus haute puissance, imbécillité congénitale, vertus et vices poussés à l’extrême, férocité outrée, emportements maniaques irrésistibles, suivis de repentir, habitudes crapuleuses, morts prématurées, attaques éptiliformes : tout se trouve réuni chez le tsar Pierre ou dans sa famille. » Henri VII d’Angleterre, si l’on en croit « L’histoire du cardinal Polus », par Thomas Philippi, « n’était qu’un fou sanguinaire qui ne pouvait résister à ses criminelles impulsions. On connaît aussi l’histoire du fameux roi de France Charles VI, dit le Bien Aimé : « Charles était toujours dans sa frénésie; pour comble malheur, il reprenait parfois sa raison... Sa maladie finit par dégénérer en une sombre imbécillité, et plusieurs l’attribuèrent à la magie. Sa démence ayant augmenté par un accident arrivé à un ballet, on envoya chercher un magicien à Montpellier pour le désensorceler. » (Abbé de Choisy, Hist. de Charles VI, 1695.)

         Bien plus près de nous, il y eut le cas tragique du fameux Louis II de Bavière, qui inspira l’histoire romancée et même le cinéma. Soutien et ami de Wagner, Louis II, poursuivi par des fantômes, devint fou. Transféré au château de Berg en 1886, il se jeta dans le lac de Berg, le lendemain de son arrivée. Son frère, Othon 1er, atteint aussi d’aliénation mentale, mourut dans une crise de folie, au château de Furstenried, en 1916... Cette liste, qui pourrait être considérablement allongée, et même complété par les innombrables rois, empereurs et princes qui ne furent que de pitoyables individus soumis aux influences les plus fantaisistes comme les plus pernicieuses ¾ cette liste montre que « les gouvernements de droits divin » ne pouvaient pas être les meilleurs.

         Très souvent, des agents de « basse extraction », selon le terme consacré par les gens « bien nés », ont dépassé de cent coudées les privilégiés de la naissance, soi-disant désignés par la divinité pour accomplir de grands desseins. Certains aventuriers, certains imposteurs ont révélé des ressources intellectuelles  étonnantes. Parmi les impostures fameuses, On ne saurait oublier celle de George Psalmanazar qui se présenta, en Allemagne, puis en Angleterre, comme un naturel de l’île de Formose. Il était âgé d’une vingtaine d’années quand il sut s’attirer l’appui du chapelain d’un régiment écossais. Peu après,  il obtenait le patronage de l’évêque Compton et il traduisait le catéchisme de l’Église romaine en formosan (1704); il publia aussi une magnifique description géographique de l’île de Formose qui fut traduite en français (Amsterdam, 1705.)

         Sous les auspices de l’évêque, Psalmanazar étudia à Oxford, et, pendant des années, il mena à Londres une existence d’extravagance et de paresse. Ce n’est qu’en 1747 que la publication d’un système complet de géographie permettait de connaître la vérité sur l’île de Formose et la fausseté des descriptions du pseudo Formosan qui n’avait jamais mis les pieds dans ces régions éloignées. La stupéfaction était grande. Disraeli devait déclarer dans « Curiosities of Literature » : Psalmanazar a montré un merveilleux pouvoir de description dans la plus grande imposture intellectuelle. Son île de Formose était une allusion éminemment audacieuse et défendue avec beaucoup de bonheur et d’érudition... » Un autre auteur reconnaissait que Psalmanazar semblait avoir surpassé le génie de Chatterton (Horace Walpole to Rev. Wm Mason, 1977. Letters, éd. 1861.)

         Et Richardson devait convenir que « Psalmanazar avait inventé un langage formosan suffisamment original, copieux et régulier, pour en imposer aux hommes du plus grand savoir ! » (Dissert. on the languages of the East, p. 237.) Sur cet étrange personnage, il a été publié en français : « Éclaircissements nécessaires pour bien entendre ce que le St N. D. D. B. R. dit être arrivé à l’Écluse en Flandre par rapport à la conversion de Mr George Psalmanazar », par Is. d’Almavi, La Haye, 1706.) Mais one sut jamais quelle était l’origine exacte du fameux imposteur qui a laissé à l’Église un catéchisme  en formosan ! Les nombreux chroniques britanniques qui, autrefois, se sont occupés de son cas, disent qu’il devait être originaire du Midi de la France. Quoi qu’il en soit, cet extraordinaire individu avait dupé l’élite intellectuelle la plus érudite de son époque !

         On se demande par quelle aberration l’auteur nationaliste R. Johannet a pu attribuer ¾ après Renan, il faut le dire ¾, un rôle extraordinaire aux dynasties, dans la formation des nations, dans un livre sur le « Principe des nationalités » On écrivait des volumes sur les maux apportés aux peuples par les dynasties. Les peuples payaient de leur sang les luttes incessantes des dynasties entre elles. « Depuis le traité de Verdun, en 843, dit Ruyssen dans son livre sur les « Minorités nationales », que des nationalités mises en pièces, que des nations retardées dans leur intégration par suite de partages, d’héritages, de constituions d’apanages ou de dots, de tractations entre familles régnantes. »

         C’est bien l’Etat qui, à lui seul parfois, a créé la nationalité. Mais il convient de méditer sur le rôle des guerres et des massacres dans cette création. Pour les historiens, il est vrai que le matériau humain ne compte pas plus que le matériau qui sert à la construction d’une route ou d’un édifice. Ils considèrent d’ailleurs, selon le mot d’Auguste Comte, que « l’individu n’est qu’une abstraction » Cette façon de penser, qui est celle de tout dictateur, mène au plus profond mépris de la liberté individuelle. La déclaration d’indépendance, adoptée par le Congrès des États-Unis d’Amérique, le 4 juillet 1776, proclamait : «  Nous tenons pour vérités démontrées que tous les hommes ont été créés égaux et qu’ils possèdent, en naissant, certains droits que rien ne peut leur ravir, tels que celui de la vie, celui d’être libres et celui d’aspirer au bonheur, que les gouvernements n’ont été institués que pour garantir l’exercice de ces droits et qu’ils ne tiennent leur pouvoir que de la volonté des gouvernés... »

         Cette déclaration, qui devait être suivie par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » décrétés par l’Assemblée nationale de France, en août 1789, était une sorte de fait « providentiel » James Bryce a appelé ce fait le « symbole des Apôtres de la Démocratie » « Nul individu, écrit-il, ne possède une sagesse suffisante pour qu’on lui confie un pouvoir illimité. A moins d’être un saint ? Même peut-être s’il est un saint ¾, il en abusera... En résumé, le gouvernement auquel participe le peuple entier doit assurer mieux que tout autre les deux principaux objectifs d’une saine administration : la justice et le bonheur des individus. La justice, parce qu’aucun homme, aucune classe ou groupe d’individualités ne seront assez puissants pour faire du tort à leurs concitoyens; le bonheur, parce que chaque membre de la citoyenneté connaissant le mieux ce qui p^eut contribuer à sa propre satisfaction, aura toute facilité de travailler à la réalisation de ses fins. Les principes de liberté et d’égalité se justifient par leurs résultats. »

         Ayant inventé une « démocratie moderne », de hardis philanthropes  ont réglé comme papier à musique toutes les conditions d’une bonne administration populaire. On a expliqué au peuple souverain qu’il pouvait exercer sa souveraineté en se dessaisissant de ses pouvoirs en faveur de représentants qualifiés; étant entendu que ces représentants qualifiés doivent être secondés par une bureaucratie plus qualifiée encore ! Cela peut paraître excellent, en principe... Dans les faits, la chose est légèrement différente.
         Le peuple élit, à périodes fixes, ces fameux représentants qui doivent voter des impôts ¾ et ils ne s’en privent pas ¾, de faire des lois, et qui sont censés contrôler le gouvernement. Ce sont, pour la plupart, des médecins lassés de sonder le péritoine de leur clientèle, des avocats de sous-préfecture, des professeurs fatigués par la dogmatique des cours, des ratés qui écrivaillaient dans des feuilles provinciales, tous gens plein de bagout, profondément ignorants de la vie économique ou sociale, en retard d’un siècle sur tout ce qui concerne leur tâche de représentant. Leur incompétence se trouve d’ailleurs admirablement complétée par la compétence, réelle, des bureaucrates qui les assistent en apportant dans leur besogne les ressources inégalables de la routine et de la force d’inertie. Persuadé de l’importance de son acte de souverain, le brave citoyen s’en va donc, tous les quatre ou six ans, selon les « instances » en cause, porter son petit morceau de papier dans la boîte de Pandore électorale.

         Autrefois, quand les riches seuls votaient, lorsqu’il fallait payer des contributions directes élevées pour être électeur ou des contributions plus fortes pour être candidat, les paysans, esclaves de la terre, les ouvriers des usines, les mineurs, les employés des magasins se lamentaient et disaient : « Si nous avions le suffrage universel, comme nous sommes le nombre, nous serions les maîtres... » Pour être le maître, le peuple a fait la révolution, la grande révolution de 93. Il a tout de même eu son bulletin de vote ! Aujourd’hui, le résultat est patent : Sous la troisième, la quatrième, la cinquième République, c’est la plus honteuse corruption qui s’étale. Et l’on ne peut rien faire contre elle, parce qu’elle s’exerce au nom des intérêts du peuple souverain qui coiffe toutes les démarches et tous les programmes.

         Les fameux élus sont nécessairement les élus de la finance, parce que les campagnes électorales nécessitent des capitaux importants ou l’appartenance à un parti qui peut en assumer les dépenses. Il faut surtout obtenir l’appui de la presse. Or, les financiers, organisés en syndicats puissants, se sont emparés des principaux journaux à l’aide desquels ils manient l’opinion selon leur fantaisie. Ils intéressent les députés à leurs affaires. Ils soutiennent les gouvernements « sages » Ils remplissent les bureaux de leurs créatures. En un mot, ils « mènent » l’Etat !

         Saint-Simon écrivait Jadis : « Quels sont les moyens de bonheur pour la société ? Nous ne craignons pas de l’avancer hardiment, et tout homme sensé en établira la preuve, il n’y en a pas d’autres que les sciences, les beaux-arts et les arts et métiers; car les hommes ne peuvent être heureux que par la satisfaction de leurs besoins physiques et de leurs besoins moraux, ce qui est le but unique et l’objet plus ou moins direct des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers. C’est à ces trois directions et à elles seules que se rapportent tous les travaux utiles à la société : hors de là, on ne trouve que les parasites et les dominateurs... »

         Or, c’est bien sous la domination des parasites et des dominateurs que notre société démocratique est placée. Ces gens-là sont peu nombreux, mais ils sont riches, instruits, tenaces, unis en groupes étroitement solidaires, et surtout, ils savent bien ce qu’ils veulent. Ils tirent leurs fortunes de la spéculation et ils opèrent souvent avec l’appui des politiciens qui gouvernent et qui ne peuvent rien refuser à des personnages qui pourraient, au besoin ¾ et nous en avons de très nombreux exemples ¾, culbuter les ministères, ruiner les réputations politiques les mieux établies. La foule des honnêtes gens, crédule, ignorante et veule, sera fatalement la proie de ces parasites professionnels actifs et supérieurement organisés.

         Il n’en reste pas moins que cette bonne foule est convaincue que le suffrage universel lui permet d’être gouvernée par les « meilleurs » Elle a conservé une sorte de respect superstitieux pour ceux qui la dirigent et qui vivent grassement à ses dépens. L’électeur moyen est fermement convaincu qu’il est gouverné par des hommes d’une essence supérieure, voire par des génies; de temps en temps, la presse lui fabrique des « grands hommes » qui n’ont leur pareils nulle part ailleurs. Il leur témoigne une confiance de caniche et s’imagine qu’il ne pourrait vivre sans leur protection.

         Je n’exagère pas; voici peu de temps, une émission de télévision posait un problème « crucial » : « Qu’est-ce qui arriverait si le formidable mécanisme qui peut déclencher une guerre nucléaire, tombait dans les mains d’un paranoïaque ? » Ceux qui, autour d’une table, devaient donner une réponse à la question posée tombèrent d’accord sur l’impossibilité qu’une telle éventualité puisse se produite. Aux U.S.A., en U.R.S.S., aussi bien qu’en France, c’est Son Excellence le Président de la République qui dispose du bouton fatidique et qui peut, seul, décider de la seconde où il convient de « zigouiller le mandarin »

         Les acteurs de cette émission étaient des intellectuels doués visiblement d’une intelligence au-dessus de la moyenne. « On se demande, abasourdi, écrivait ensuite le journal « Espoir », d’où ils tirent leurs conclusions optimistes, car les exemples ne manquent pas de chefs d’Etat malades mentaux et de présidents de la République qu’un beau jour on découvre l’esprit dérangé. Le cas de Paul Deschanel est tout près de nous. Et plus près encore celui de deux fous dangereux, maîtres, pendant quelques années, du destin de deux grandes nations : Hitler et Staline, tous les deux atteints de paranoïa à un degré avancé, et tous deux responsables d’effroyables tueries... » A l’aide de la presse parlée et écrite, les oligarchies parasitaires qui gouvernent les peuples sont arrivées à expulser tout bon sens des cervelles, à détruire toute logique.

    LES « GRANDS HOMMES »
    SIMPLES ETIQUETTES DE L’HISTOIRE

         Il est facile de comprendre que le soin de faire le bonheur de plusieurs millions d’hommes ne peut être confié à un seul individu. Il faudrait que ce dernier soit doué d’une sagesse alliée à des connaissances extraordinaires, qualités qui ne se rencontrent jamais dans une seule cervelle. Le XVIème siècle vit naître un de ces prodiges qui prétendaient tout connaître et être en mesure de résoudre tous les problèmes qui pouvaient se poser à l’esprit humain. Ce fut Pic de la Mirandole. On prétendit qu’à l’âge de 18 ans il savait vingt-deux langues. A 24 ans, il avait soutenu des thèses sur tous les objets des sciences. On trouve à la tête de ses ouvrages les 1 400 conclusions générales sur lesquelles il offrait de disputer. Elles paraissent aujourd’hui plutôt ridicules. Quant à ses ouvrages, dont les principaux sont : « De opere sex dierum », « Traité de la dignité de l’homme », un « Traité du Royaume de J.-C. » et « De la vanité du monde », plus trois livres sur « Le Banquet » de Platon. Ils nous donnent une bien piteuse idée de l’esprit « universel » de l’auteur.

         Comme je l’ai montré dans mon essai : L’Antidote, l’homme génial, correspondant à l’opinion populaire qui fabrique aisément des géants, n’existe pas, ne peut pas exister; il n’existe que des individualités douées de tendances particulières, orientées dans un sens déterminé. C’est à cette faculté créatrice que nous devons tant de travaux admirables en littérature, en peinture, en mécanique, en science. Les auteurs de ces merveilleux travaux auraient peut-être échoué en des ouvrages beaucoup plus simples mais pour lesquels ils n’avaient aucune disposition. Le mécanisme de cette faculté créatrice n’est pas encore bien nettement déterminé. Le métaphysicien Froschammer avait produit une théorie originale qui avait séduit les esprits qui dédaignent les données de l’expérience.

         Dans son livre « Die Phantasie als Grundprincip der Welprovesses » (Munich, 1877), il affirmait qu’une imagination objective et cosmique travaillait dans la nature, produisait les innombrables variétés de formes végétales et animales, puis transformée en imagination subjective, devenait dans le cerveau humain la source d’une forme nouvelle de création. Les travaux qui ont été effectués depuis n’ont pas permis, malheureusement, de découvrir ce fameux principe créateur. Que de choses en auraient été simplifiées ! Dans certaines « disciplines », on acquiert facilement la qualification de génie, de « grand homme » Les peuples appliquent généreusement ce titre glorieux aux grands chefs qui les ont trompés dans la politique ou qui les ont dirigés dans les hécatombes guerrières... C’est surtout en pensant à ceux-là que je rappellerai cette apostrophe de Tolstoï : « Les prétendus grands hommes ne sont que les étiquettes de l’histoire; ils donnent leurs noms aux évènements. »

         « Il y a une tendance à la variation dans tout ce qui vit : végétaux, animaux, homme physique et mental. Le besoin d’innover n’en est qu’un cas particulier, écrit Ribot. Quand cette tendance est fondamentale, elle peut produire des effets bien différents, suivant que l’esprit de l’époque incline davantage vers la poésie ou la peinture, la musique ou la recherche scientifique, l’industrie ou l’art militaire. » J’ai connu un marchand de peau de lapin qui passait pour un homme extraordinaire, à cause de sa réussite dans une profession difficile, disait-on,; je ne suis pas sûr que Napoléon lui-même aurait pu s’en tirer aussi bien. Et je crois que mon négociant en peaux n’aurait pas fait aussi brillante figure à la fameuse bataille d’Austerlitz où le hasard aurait pu tout aussi bien le diriger. Les heurts et malheurs des peuples tiennent ainsi bizarrement aux caprices de l’apparition du « génie »

    ¾
         C’est aussi Ribot qui dit : « Il est impossible de déterminer tout ce que l’invention doit au hasard, c’est-à-dire la rencontre et la convergence de deux facteurs; l’un interne (le génie individuel), l’autre externe (l’évènement fortuit) Dans l’humanité primitive, son influence a du être énorme : l’emploi du feu, la fabrication des armes, des ustensiles, la fonte des métaux; tout cela est issu d’accidents aussi simples que la chute d’un arbre sur une rivière suggérant la premier idée d’un pont... » Dans les « triomphes » d’ordre militaire, la part de hasard est généralement très grande. C’est ce que Clemenceau exprimait, dans un langage plutôt brutal, quand il parlait des grands conducteurs d’armées : « Ils possèdent l’art de convertir toutes leurs défaites en victoire, quand, par hasard, il arrive vraiment à l’un d’eux de l’emporter, c’est parce que le collègue qui commande l’armée d’en face s’est montré encore plus bête que lui. » Il ne faudrait pas puiser longtemps dans les annales des grands massacres du siècle, pour être convaincu qu’il il y a là autre chose qu’une boutade.

         Les foules ont besoin de génies, de grands hommes, de héros; elles attribuent avec ravissement aux individus qui les dominent, grâce à leur culot, à leurs qualités réelles ou à un concours de circonstances favorables, des qualités d’un surhomme. On reste stupéfait quand on considère attentivement la facilité avec laquelle se forment les légendes qui hissent un « uebermensch » sur le piédestal. « Dans la foule, écrit H. Delacroix, dans « La Religion de la Foi » (Paris, Alcan, 1922, p. 66 à 69), l’individu satisfait le besoin grégaire et l’instinct moutonnier; il sort de l’isolement où il s’étiole; il interrompt la monotonie quotidienne pour goûter des émotions qui paraissent régler ces états de foule :

    1) Dans la foule disparaissent les habitudes de contrôle personnel et la contrainte sociale coutumière; on se laisse aller; il se produit une sorte de détente et d’abolition de la critique qui préparent l’expansion de l’affectivité, de l’excitation étrangère...
    2) La foule est en état d’attention expectante et d’adoration ou de crainte éperdue. Une exigence obscure, un vague pressentiment la hante... La foule se charge et se comprime pour exploser...
    3) De vagues virtualités passent à l’acte. Les sentiments se déchargent en mouvements, en cris, en actes. Le premier pas est fait par ceux qui ont le moins de contrôle sur leur esprit et sur leurs muscles...
    4) Sur un terrain ainsi préparé dans ces esprits déséquilibrés et surexcités tombent des suggestions qui se développent à l’abri de toute critique. La réceptivité est accrue dans une sorte d’obnubilation, la suggestion s’installe et s’épanouit : « Abasourdissement, dit Huysmans; on vit alors dans un milieu sans proportion. Et c’est justement qu’il parle des « chambres de chauffe de la piété. »

         Grâce à ces « chambres de chauffe de la piété », on assiste parfois à des scènes délirantes. Aux « grandes heures de l’histoire », quand les foules ont besoin de hurler leur enthousiasme, elles se précipitent aux pieds des idoles du jour, elles les portent en triomphe, les assourdissent de vivats. Et ces idoles sont parfois des demi-fous, comme Hitler ou Mussolini ou des généraux charlatanesques. L’adoration des foules est presque toujours mère des dictatures et des tyrannies. Chez les foules primitives, les croyances collectives pesaient lourdement sur les consciences individuelles et les empêchaient de différer; on peut encore dire qu’il existe dans les sociétés modernes des groupements monolithiques qui empêchent l’humanité d’évoluer vers des formes éloignées de toute barbarie.

         La foi qui se fortifie au creuset de la guerre, la foi patriotique est plus que toutes un redoutable ferment de barbarie. Dans son livre « Dictateurs et Dictatures » (Gallimard, 1930), le comte Sforza, peu enclin à diffuser des propos subversifs, le reconnaît en ses termes : « Quatre année et demie ont appris aux survivants ou, du moins, à pas mal d’entre eux, que la guerre était un devoir, non seulement dans le champ physique, mais dans le champ moral; l’obéissance la plus aveugle était une vertu nationale, même dans les matières de l’esprit.
         La discipline militaire, passive et immédiate, n’a été qu’un jeu, en comparaison de la soumission brutale et ivre que l’on a exigée à l’égard des théories les plus fausses et les plus artificielles, qui ont sévi dans tous les pays belligérants et que le patriotisme a sacrées comme vérités d’évangile. « Si nous faisions un effort pour nous ressouvenir aussi froidement de cela que s’il s’agissait d’un épisode des guerres puniques, nous devrions en conclure que la terreur qui a balayé l’Europe, à la veille de l’an mil, que la fièvre qui l’a secouée lors de sa première Croisade et de ses « Dieu le veult », n’ont été que des incidents passagers, en comparaison de l’épidémie d’abaissement intellectuel qui a marqué la docte Europe du XXème siècle, pendant les quatre années de la guerre et les jours troubles et malsains qui ont suivi les traités de paix... »

         S’exprimant en termes académiques, le diplomate italien répétait en somme ce qu’avait dit le poète libertaire Gaston Couté, en son langage inoubliable, avant le « grand massacre de l’an 14 » :

    Boum ! V’là la guerr’ !... V’là les tambours qui cougn’ la charge
    Portant drapeau, les électeurs avec leu’s gâs
    ¾¾ Feu ! qu’on leu’dit. ¾ Et i’s font feu !¾En avant, arche ! ¾¾
    Et, tant qu’ils peuv’nt aller, i’s march’nt, i’smarchent...
    ... Les grous canons dégueul’nt c’qu’on leu’ pouss’ dans l’pansier,
    Les ball’s tomb’nt coumm’ des peurn’s quand l’vent s’cou les peurgniers,
    Les morts s’entass’nt et, sous eux, l’sang coul’ coumm’ du vin
    Quand troués, quat’ pougn’s solid’s, sarr’nt la vis au persoué.
    V’là du pâté !... V’là du pâté de peup’ souv’rain !
    Les vach’s, les moutons,
    Les oué’s, les dindons.

    Pour le compte au farmier se laiss’nt querver la pieau
    Tout bounnément, mon Gnieu ! sans tambour ni drapieau...

    ... Et v’là ! Pourtant les bêt’s se laiss’nt pas fér’, des foués !
    Des coups l’tauzieau encorne el’ saigneux d’l’abattoué,
    Mais les pauv’s électeurs sont pas des bét’s coumm d’aut’es. Quand l’temps est à l’orage et l’vent à la révolte...
    l’s votent !

         Après le carnage de 1914, un certain courant anti-guerrier s’était tout de même manifesté, malgré les braillements du carnaval mussolinien. En Allemagne même le pacifisme était à l’honneur. René Arcos écrivait dans la revue « Europe », en août 1924, au retour de Wiesbaden où la municipalité socialiste avait organisé une manifestation contre la guerre : « Par toutes les rues et les boulevards, pressée, toujours plus dense, la foule arrive à Kurhaus. Les tramways bondés à ne plus pouvoir avancer la déchargent devant les grilles. Tous les âges, toutes les conditions, mais la classe ouvrière domine visiblement. Des femmes en cheveux, les jambes nues dans de gros souliers, des enfants de guerre, chétifs, si pâles dans leurs habits « puants la foire », et tout vieillots... Tous les arrivants portent, accroché à leur poitrine, l’insigne des pacifistes, le petit drapeau noir et jaune avec l’inscription : « Nie wierder Krieg » On a bientôt de la peine à circuler dans les vastes jardins du Kurhaus. Douze mille personnes aux visages graves s’y entassent et la plupart resteront debout deux longues heures pour entendre les orateurs qui se succèderont sans arrêt sur les deux tribunes érigées en plein air. »

         Un peu plus tard, Gilbert Nowina et Georges Pioch faisaient une tournée de propagande dans les grandes cités allemandes. A leur retour, Nowina me disait sa surprise d’avoir été accueilli partout par des foules très enthousiastes... Mais les difficultés économiques, créées par les crétins supérieurs qui avaient manigancé leur « Europe d’après-guerre », devaient fatalement rejeter les foules vers le premier aventurier qui leur promettait la lune. En 1934, René Acros écrivait dans « Europe » (15-11-34) : « J’ai couché, il y a quelques jours, à Francfort-sur-le-Main. La jeunesse hitlérienne défila pendant une bonne partie de la nuit à travers la ville. J’entends encore le bruit des mille et mille bottes scandant les chants guerriers des S.A. Qui se fût avisé de crier : «Nie wierder Krieg, eut été assommé sur place. A Kaiserlautern, à Coblence, à Mayence, à Cologne, à Heidelberg, dans les moindres cités du Palatinat et de la Rhénanie, même défilés, mêmes chants sauvagement agressifs. Toute la jeunesse allemande en uniforme, au son des fifres et des tambours, défilé au pas de parade devant son nouveau maître. Aucune velléité de résistance nulle part, mais bien une passion, une ivresse de l’obéissance...

         « Hitler était-il, comme me disait encore l’un des membres jadis les plus influents du parti social-démocrate allemand, le fruit amer du monstrueux traité de Versailles, de la politique poincariste qui mena la France dans la Rhur, et, en général, de toute l’absurde politique française depuis la fin de la guerre ? C’est possible et même probable. Mais le temps n’est plus d’épiloguer sur ce qui s’est passé hier. Le présent nous tient à la gorge, et la situation devient chaque jour plus angoissante.  »  « En 1933, mon ami Henri Rougemont se trouvait à Hambourg; bien plus tard, il devait me raconter ce qu’il y avait vu : une foule délirante, hurlante, une horde sauvage qui acclamait frénétiquement Hitler et la multitude des torchons à crois gammée. « J’ai pensé alors, me dit Rougemont, à cette phrase du Clemenceau de la « Mêlée sociale » : Avez-vous jamais vu des oies criant devant la devanture d’un charcutier : « Vive le pâté de foie d’oie ! » ? Je ne pensais pas que le charcutier acclamé par cette foule ferait aussi rapidement, et dans des proportions hallucinantes, du « pâté de peuple souverain » dans tout l’univers. C’est quelque chose qui dépasse l’imagination la plus enfiévrée ! »

         L’écrivain Ludwig Bauer écrivait en 1932 : « La guerre est pour demain. » Il analysait les quelques « espoirs » restant et il concluait à leur intense fragilité. Il ne reste guère que la peur, disait-il, la peur généralisé que l’on éprouve à la seule évocation d’une nouvelle guerre. Mais peut-on compter vraiment sur ce sentiment ? Les meilleurs films contre la guerre ont trop souvent produit un effet tout à fait contraire à ce qu’on attendaient les pacifistes. Il y a un sadisme des scènes de guerre et de violence qui attire autant que le spectacle de la décollation sur les places publiques, que le récit détaillé des crimes les plus horribles dans les grands quotidiens. De plus, tant qu’elle n’est pas là, la guerre n’inspire pas que la crainte : elle offre l’aventure aux générations qui n’ont jamais fait cette terrible expérience. » Hitler bénéficiait déjà de l’apport des divers procédés modernes d’endoctrinement, d’embrigadement et de conditionnement. Il allait réaliser ce qu’avait prévu Alexandre Herzen : « Un jour, Gengis Khan nous reviendra avec le télégraphe. »

    L’ILLUSION « PROLETARIENNE »

         La grande force des régimes totalitaires de notre temps a été d’arriver à inculquer les mêmes idées à une foule de gens qui savent parfaitement lire, mais qui n’ont pas la capacité de choisir leurs lectures. Le Pouvoir choisi pour eux, décrète ce qui est bon et ce qui est mauvais et, par une diffusion constante de contre-vérités très acceptables, voire par l’exploitation maxima du sentiment chauvin, parvient à créer un fanatisme que rien ne rebute. C’est ainsi que se sont agglomérées, sous la bannière de l’anti-capitalisme, et de l’anti-impérialisme, des foules fanatisées préparant généralement pour elles une exploitation et une oppression plus implacables que celles dont elles croyaient se délivrer. L’espérance prophétique enfoncée dans les cervelles par la prédication marxiste est une de ces formidables escroqueries qui résultèrent de la duperie des mots et des mythes forgés par une propagande supérieurement organisée.

         Les socialistes qui ont précédé Marx tenaient compte de l’infinie complexité de l’être humain, de ses besoin moraux et matériels; ils lui parlaient de justice, de vérité, de liberté individuelle, de fraternité... Marx est arrivé avec sa pile de bouquins, affirmant solennellement que les seules vérités nécessaires, et accessibles aux hommes étaient contenues dans son monumental « Catéchisme » La justice, la vérité, la liberté, la fraternité, ne sont pour lui, selon l’expression de son compère Frederich Engels, que des marottes idéalistes ou, selon l’expression de Lénine qui est venu apporter sa surenchère, de vaines plaisanteries bourgeoises. Par une des nombreuses contradictions que l’on peut relever dans ses écrits, Marx qui a prêché d’exemple quant à l’utilité de l’effort, nie dans sa Bible toute valeur à l’idée individuelle, qui ne peut rien faire au milieu des grands courants qui, seuls, déterminent la marche de l’histoire.

         Cette théorie ne pouvait que favoriser de nouvelles tyrannies se disant portées par l’histoire et habilitées pour installer le prolétariat dans un prétendu socialisme qui devait mettre fin à tous les maux. Non seulement Marx n’avait pas du tout prévu que ses théories serviraient d’alibi à la dictature d’un parti, mais il n’avait pas prévu non plus que la classe prolétarienne ne serait pas capable d’assumer son rôle prétendument historique et que le XXème siècle amènerait l’ère des administrateurs comme dira Burnham en découvrant que la classe qui s’élève et qui tend à tout diriger n’est pas la classe ouvrière, en dépit des prévisions marxistes, mais celle des techniciens de direction, administrateurs, bureaucrates, etc... C’est un phénomène qui est en passe de s’accomplir, non seulement dans les pays capitalistes, mais dans la « patrie du prolétariat » même.

         D’autre part, les classes sont loin d’être aussi nettement tranchées que le prétend la doctrine marxiste. La confusion est grande et les foules oscillent toujours entre les extrêmes qui ont eux-mêmes un certain mal à se déterminer. C’est ce qui explique que, dans les circonstances favorables créées par la dernière guerre, le prolétariat n’a montré qu’une impuissance absolue. L’ouvrier, qui devait conquérir le monde, a commis la lourde faute, à une certaine époque, de laisser naître des industries géantes qui devaient entraîner des conséquences redoutables, notamment une spécialisation de plus en plus poussée qui a dégradé le travailleur, et en faisant un rouage dérisoire dans un ensemble qui dépasse la compréhension.
         Dans les immenses usine de notre bruyante époque, l’homme est toujours un esclave, l’esclave du machinisme; le régime politique qui le dirige n’y change rien. C’est ce que disait Fritz Brupbacher dans son introduction à la « Confession » de Bakounine (1932) : « Notre époque est celle du système Taylor... Or, pour l’individu que l’on rationalise dans le sens de Ford ou dans celui de Staline, cela revient exactement au même. » Le « Manifeste Communiste » avait bien dit : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » Mais en U.R.S.S., il a été formé d’innombrables propagandistes qui ont eu pour tâche d’assouplir les textes, de les interpréter selon les vues du pouvoir et de montrer que la « science marxiste » est à la base même de la vie soviétique.

         C’est une entreprise de bourrage de crâne qui n’a jamais été égalée dans le monde. De 1917 à 1947, il a été imprimé en U.R.S.S. environ 737 millions d’exemplaires de livres et de brochures définis comme des « classiques du marxisme-léninisme » (Sovietskaïa petchat v tsifrakh) (la Presse soviétique en chiffres), Moscou, 1948, p. 53.) Depuis cette époque, l’impression des « classiques » a augmenté en U.R.S.S. dans des proportions considérables, mais il a été mis en sourdine à certaines expressions délirantes d’un prétendu marxisme-léninisme arrangé à la sauce stalinienne. Sous l’appareil stalinien, créé avec des éléments stabilisés, alourdis, quelque peu abrutis, pénétrés de cet esprit que Trotski appelait un « énorme vomissement de l’histoire », le régime publiait des textes vraiment ahurissants.

         J’ai conservé, particulièrement le souvenir d’un petit « ouvrage » que m’avait fait connaître notre ami Ferdinand Planche, à l’époque où Staline faisait figure de Père Éternel dans le monde communiste. Ce livre, qui nous avait bien fait rire, était l’œuvre d’un certain professeur Papanine, savant et explorateur, qui expliquait en termes grandiloquents son récent voyage au Pôle où il prétendait avoir créé la première cellule communiste, sans doute parmi les pingouins. Il était alors très courant, en U.R.S.S., de prendre contact avec des extravagances de cette nature. Si le professeur Papanine avait appliqué les méthodes marxistes-léninistes sur la banquise, d’autres vous expliquaient gravement, en d’innombrables récits où la louange se mêlait curieusement à la technique, que les mêmes méthodes avaient fait merveille dans la pêche à la baleine, la construction des routes, la culture des haricots ou l’élevage du lapin angora...

         Staline était l’homme omniscient qui devait décider de tout. A ce propos, Lucien Laurat a écrit un petit livre qui montre admirablement jusqu’où a pu aller la stupéfiante mégalomanie du dictateur, mais aussi le crétinisme ou la bassesse des éléments pieux qui l’acclamaient et acquiesçaient à toutes ses fantaisies. Il s’agissait d’une découverte fondamentale du camarade Staline qui avait approfondi les causes de la stagnation de la linguistique soviétique et proposait des remèdes. Le professeur Tchémodanov, un homme qui possédait vraiment une grande compétence, reconnaissait ses torts et déclarait : « Le nouveau travail génial du camarade Staline est un événement colossal, un tournant dans l’évolution des sciences sociales... »

         « L’exemple le moins reluisant de la lâcheté humaine, écrit Laurat, est sans doute fourni par le professeur G. Akhclédiani (« Pravda », 27 juin), qui, au moment même où il dénonce ses « erreurs » en tant que disciple de Marr, tombe à bras raccourcis sur ses coaccusés en écrivant : « De tels linguistes occupaient les chaires universitaires. On peut imaginer quels cadres enseignants ils ont préparés et ce que de tels professeurs ont pu enseigner aux élèves. » Et Laurat tire la conclusion de cette effarante histoire : « Voici, écrit-il, des hommes graves et d’âge mûr, des savants dont on peut contester les méthodes et les hypothèses, mais dont l’érudition est certaine, titulaires de chaires et auteurs d’ouvrages destinés depuis des lustres à former les linguistes de demain ¾des hommes, donc, qui connaissent leur métier, auquel ils ont consacré toute leur vie ¾ et, obéissant soudain au doigt et à l’œil, ces hommes abjurent, comme s’ils étaient devant un tribunal de l’inquisition, les convictions qu’ils ont acquises au cours d’une longue carrière de recherches et d’études, ils les abjurent du jour au lendemain, tout simplement, à la suite d’un article de Staline fourmillant de banalités et de pléonasmes, de contresens et de flagrantes erreurs, pour lesquels ils auraient recalé n’importe quel candidat au professorat.

              Aucun d’entre eux ¾ qu’il soit partisan ou adversaire de Marr, ne peut souscrire à cette stupéfiante découverte que les dialectes seraient des « dérivations » des langues nationales; leurs « mea culpa » datent du 27 juin et du 4 juillet, tandis que Staline n’a rectifié cette sottise que le 2 août. Ils ont donc remercié Staline de les avoir remis dans la « bonne voie » et l’ont félicité de ses « éclaircissements géniaux » tout en sachant à quoi s’en tenir quant à la valeur de son génie linguistique. Pourquoi l’ont-ils fait ? Parce que c’est l’usage sous la dictature stalinienne, et c’est l’usage parce que l’univers concentrationnaire menace ceux qui n’approuvent pas tout ce que le chef génial proclame vérité absolue, si frelatée qu’elle soit... » (Staline, La linguistique et l’impérialisme russe, éd. Plon, 1951.) 
        
         Cette domestication des « élites » était si difficilement imaginable que la plupart des commentateurs d’Occident se refusaient à y croire et préféraient adopter les plus ridicules explications. Sous les régimes les plus absolus comme les plus déréglés, jamais ce degré de domestication n’a été atteint. Imaginez, en ce temps où le « planétaire » et le « nucléaire » dominent, Nixon, Pompidou ou un autre conducteur d’ouailles, prenant parti dans une controverse de savants et affirmant, à l’aide de quelques banalités puisées dans des manuels de vulgarisation à l’usage des écoliers, que le soleil tourne autour de la terre et que tout le monde doit s’inspirer de cette évidence. Malgré les défaillances des régimes en des domaines bien connus, je ne crois pas que la sentence serait acceptée sans sourciller, comme le fut celle de Staline qui était au moins aussi ridicule.

         Ce qui porte à son comble cette inoubliable comédie, c’est le fait que les savants subitement mis au pas avaient joui pendant vingt-cinq ans des encouragements officiels. Pendant cette longue période, on ne jurait que par Marr. « La Pravda » du 5 janvier 1949 admonestait ainsi un auteur nommé Zinder qui, dans un ouvrage intitulé « Questions de phonétique », avait oublié de citer Marr :  « Zinder ne souffle mot sur N. Marr et passe sous silence les solutions données par ce dernier aux problèmes de la phonétique sur la base du marxisme-léninisme. Zinder ne fait pas ressortir la supériorité de la linguistique marxiste sur le linguistique bourgeoise. » Le bulletin de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. (Izvestia Akadémii Naouk S.S.S.R., numéro 4, 1949, p. 289-298) exposait toutes les thèses essentielles de Marr, comme la quintessence de la linguistique  marxiste. L’araignée s’étant soudainement déplacée dans la cervelle du génial Staline, ces thèses étaient ensuite unanimement dénoncées comme anti-marxistes !

         On conçoit aisément ce que peut être la mentalité populaire dans un tel climat. Trotski prétendait qu’après Staline, n’importe qui pourrait gouverner au Kremlin. Le successeur du Petit Père  Génial. Khrouchtchev, n’était pas non plus un aigle. Son ignorance égalait largement celle de son devancier. Il croyait, lui aussi, que le Talmud marxiste suffisait à tout, et il disait, en 1957, au cours d’une interview qui fut publiée par le « New York Times » du 10 octobre 1957 : « Les changements dans le monde se dérouleront dans la direction indiquée par Marx, Engels et Lénine dans leurs écrits théoriques. » Khrouchtchev, comme son maître Staline, ignorait que la pensée moderne repose tout entière sur le refus du principe d’autorité, et que Marx lui-même, tout dogmatique qu’il paraisse, s’est réclamé de cette science qui remet sans cesse en cause les théories et les hypothèses les plus solides. Khrouchtchev eut au moins le bon sens, nonobstant des truculences, de ne pas se prendre pour le nouveau génie de l’incomparable philosophe marxiste-léniniste.

         La révolution bolchevique  aura aussi apporté une singulière contribution à cette ahurissante dévalorisation des mots qui se poursuit depuis un demi-siècle. C’est ainsi que la démocratie, par voie de pléonasme, s’est renforcée en démocratie populaire pour qualifier le moins démocratique des régimes ! Ce régime « démocratique » a pratiqué une politique éducative qui n’hésitait devant aucune exagération pour servir le culte du chef et du militarisme le plus exacerbé. Du vivant de Staline, ce culte prenait des proportions d’un grotesque achevé. Cet hymne dithyrambique en témoigne :

    Toi qui fis naître l’homme
    Ô grand Staline, ô chef des peuples !
    Toi qui fis naître l’homme
    Toi qui fécondas la terre,
    Toi qui rajeunis les siècles,
    Toi qui fais fleurir le printemps
    Toi qui fis vibrer les cordes musicales
    Toi, splendeur de mon printemps, ô toi
    Soleil reflété par des milliers de cœurs.

    (« Pravda » du 28 août 1935)

         Pour les enfants, la grammaire de la langue russe de  L. V. Chterba (édition d’Etat d’études et de pédagogie, Ministère de l’Éducation de la R.S.F.S.R., Moscou, 1946, 7ème édition) contenait des explications précieuses. Citons, par exemple, l’exercice 323 (page 130) : « Na pas soigner les armes, les perdre par négligence, par nonchalance, c’est abuser honteusement de la confiance de millions de patriotes soviétiques, c’est outrager leurs meilleurs sentiments, leur travail héroïque. Le souci de ses armes, voilà ce qui doit entrer dans la chair de chaque combattant. La loi d’airain de notre guerrier dans toutes les circonstances de la vie, dans n’importe quelles conditions, c’est de veiller avant tout à préserver son fusil, sa mitraillette, sa mitrailleuse, son canon. Mourir à côté du matériel mais ne pas l’abandonner à l’ennemi. »

         C’est exactement ce que disait notre fameux Déroulède qui, pour écrire des litanies de ce calibre, n’avait pas eu besoin, lui, d’étudier la sainte Bible marxiste-léniniste. Le professeur Charles Andler, qui avait publié un ouvrage remarquable sur « les Origines du socialisme d’Etat  en Allemagne », en 1897, écrivait en février 1913, dans « la Vie ouvrière », une critique qui mériterait encore aujourd’hui d’être fortement méditée. Andler parlait alors de la dangereuse constitution d’un socialisme d’affaires, militariste et colonial. « Dans la pensée flottante des anciens, écrivait-il, plus d’une défaillance leur sert d’excuse. Ils vont jusqu’à s’abriter derrière les citations de Lassalle ou de Marx. Ils s’en font un couvert derrière lequel ils avancent avec une tactique très bien entendue de défilement... »
         Faisant allusion à l’ouvrage de Gerhard Hildebrand : « Sozialistische Auslandspolitik » (Politique étrangère socialiste), paru en 1911, il disait : « Le socialisme changera plus d’une de ses doctrines sous la pression, parfois désagréable, des vérités scientifiques méconnues de lui. Il aura toujours raison d’emprunter à d’autres partis un acquis de science sociale où ils l’ont parfois devancé. Mais il serait d’avance rayé du nombre des puissances morales dont nous attendons qu’elles préparent le monde de demain, s’il retombait dans les procédés politiques des partis que sa raison d’être presque unique est de dépasser... »

         Analysant la situation économique, sans tenir compte d’ailleurs des immenses possibilités du machinisme, Andler faisait cette constatation, assez curieuse quand on considère qu’elle est faite en 1913 : « La Russie, qui à elle seule fournit du blé pour 1 600 millions de marks à l’Allemagne, non seulement gardera sa récolte de céréales pour elle, mais ses appels réitérés au crédit étranger signifient qu’elle travaille fébrilement à développer ses chemins de fer, ses usines électriques, ses industries textiles et ses machines outils. L’étonnement des Anglais fut grand de voir que, pour les chemins de fer du Transvaal, les usines russes en 1909 purent soumissionner à un prix inférieur du tiers à celui des usines anglaises. Déjà la Chine aussi, à Han Yang, possédait avant la Révolution une usine aussi grande que le Creusot et qui renaîtra de ses cendres; son énorme production de charbon lui permet d’inonder de ses fers, de ses aciers bruts toutes les côtes du Pacifique. L’industrialisation de ces pays sera complète dans trente ans. Ils ne nous fourniront plus de blé et plus de matières textiles, et c’est un mal. Mais le mal le plus grand, c’est qu’ils n’absorbent plus nos produits manufacturés. »

         Contrairement à l’opinion accréditée, on peut donc remarquer que les bolcheviques russes n’ont rien innové. La tendance à faire passer l’industrialisation avant le bien-être des populations existait déjà sous le tsarisme. En 1913, certaines thèses socialistes avalisaient le colonialisme, sous prétexte de faire passer le courant socialiste dans les pays arriérés. « Cette brutalité n’est pas nouvelle, constatait Andler. On la retrouve chez les folliculaires salariés de la teutomanie courante, aristocratique et bourgeoise. « La Gazette de la Croix » en vie et « La Gazette de Voss », quoique libérale, en suit le sillage. Dans les « Preussische Jahrbücher », le professeur Delbrück est saisi du même délire; et Max Harden, dans la « Zunkunft », se fait une petite fortune en ameutant les chauvins de l’empire par ses hurlements frénétiques. Mais on n’avait pas encore eu l’aplomb de faire passer ses brutalités pour du socialisme. »

         Hélas ! depuis 1913, que n’a-t-on fait passer pour du socialisme ! On y a fait passer même le fameux système Taylor ¾ rajeuni sous le nom de méthode Stakhanov ¾, qualifié, dès son apparition, par Merrhein de « méthode de travail la plus féroce, la plus barbare qu’un cerveau humain ait pu imaginer. » (« La Vie Ouvrière », 20 février 1913.) Andler écrivait encore, « Jusqu’ici, le parti socialiste a suivi machinalement sa tradition ancienne : il a voté pour les crédits militaires... Nous saurons désormais qu’il y a un socialisme prêt à voter ces crédits, résolu à ne plus harceler la diplomatie allemande, et disposé à souligner sa solidarité avec la dynastie... » Andler appelait ce socialisme « un socialisme impérialiste »

         Mais il s’agissait surtout de la condamnation de certaines intentions et de certaines attitudes qui laissaient prévoir de dangereux abandons. En fait, c’est en Russie, non en Allemagne, que la couverture marxiste allait permettre le développement d’un socialisme impérialiste, accueilli, avec un aveuglement qui fera l’étonnement des générations de demain, par les « élites ouvrières du monde entier. » Le prétendu socialisme russe devait, lui, redonner un lustre formidable à ce militarisme qui a répandu tant de sang dans le monde et que les révolutionnaires issus du cataclysme de 1914 prétendaient détruire. Rien que pour cette raison, on peut dire que ce « socialisme » aura été, après le christianisme, la plus grande escroquerie de l’histoire !

         Marx a écrit cette phrase : « Pour savoir ce qui est utile à un chien, on doit connaître la nature du chien. Appliquant ce principe à l’homme, celui qui voudrait critiquer tous les actes, relations et gestes humains, en vertu du principe de l’utilité, doit d’abord s’occuper de la nature humaine en général et ensuite de la nature humaine modifiée par chaque période historique. Bentham n’y va pas par quatre chemins. Avec la naïveté la plus éclatante, il prend le négociant moderne, et spécialement le négociant anglais, pour l’homme normal. » (Le Capital », éd. anglaise, I, p. 668, note.) Mais le « prophète » ne s’apercevait pas qu’il avait commis la même erreur qu’il reprochait à Bentham. Il n’a vraiment pas beaucoup tenu compte de la nature humaine en général, nature bien autrement difficile à définir, d’ailleurs, que ne l’imaginent les marxistes. Son choix du type d’homme défini par les philosophes français du XVIIIème siècle, à l’aide de toutes les raisons historiques, comme type de l’homme « normal », n’était guère plus valable que celui de Bentham.

         On a fait de Marx un inventeur miraculeux : l’inventeur de la lutte de classes qu’il s’est borné à constater. Mais personne n’a voulu remarquer que la lutte des classes n’était, en réalité, qu’un mode particulier de la lutte pour la vie. Dans la société capitaliste, la mêlée est générale; on voit souvent des luttes opposer des individus que l’on pourrait confondre dans la même classe, s’il était facile, à notre époque, de tracer les limites d’une classe. En réalité, les luttes de classes ne sont pas la conséquence de l’industrialisation moderne. « Vers le VIIème siècle, au temps de la conquête romaine, l’histoire de la Grèce est pleine de révolutions et de contre-révolutions, de massacres, de bannissements, et de confiscations. La haine des partis n’a jamais été exprimée avec plus de férocité que dans les petites cités où les luttes intestines prenaient la forme de véritables vendettas. (G. Glotz, « The Greek City », p. 104, Londres, 1929.)

         « Les luttes qui suivirent, et qui s’étendirent sur des siècles, étaient des luttes du peuple organisé pour une effective participation au gouvernement. La résistance était opiniâtre. En 494 avant notre ère, le peuple obtenait des charges pour ses « tribuns », mais le pouvoir de ces derniers était si limité qu’il ne pouvait en rien être considéré comme une participation au gouvernement de l’Etat. En 451 avant J.-C., la publication des Dix Tables faisait une tradition légale de la propriété commune et arrachait un privilège aux patriciens. En 449, l’assemblée plébéienne commençait à légiférer... En 445 avant J.-C., les barrières légales contre le mariage entre parents étaient supprimées... Soixante-huit ans allaient passer; les Gaulois vinrent à Rome en 390, réalisant, pour un temps, une unité née du danger commun. Ce fut donc en 367 avent J.-C. que le consulat devint accessible aux plébéiens... « Par cette victoire de l’an 367 avant J.-C., les plébéiens semblent avoir obtenu enfin tout ce qu’ils demandaient. » (G. S. Brett, « The Government of Man », pp. 126-127, Londres, 1913.)

         J’estime que Marx, en réduisant la lutte universelle au seul conflit qui oppose les ouvriers et les patrons, a considérablement dénaturé la question qui, aussi restreinte, ne permet plus de chercher un remède aux innombrables inconvénients de la vie des sociétés, ces sociétés fussent-elles dirigées selon les principes infaillibles du marxisme-léninisme, teinté ou non de stalinisme. Une fois convaincu de cette simplification marxiste, il suffit d’instaurer un régime qui déclare les classes supprimées ¾en principe ¾et l’égalité économique réalisée, pour que tout soit parfait. On peut impunément ensuite créer d’énormes distinctions et pratiquer soixante-quinze catégories de salaires.

         Comme en Occident, où de sinistres imbéciles ont imaginé d’empiler les hommes par milliers dans d’ignobles cases en béton, l’U.R.S.S. s’est lancée depuis peu dans la construction des « grands ensembles » On retrouve là une forme de guerre qui n’avait pas été prévue par les logiciens marxistes, une guerre qui est le fruit d’une promiscuité de tous les instants. Ce compartimentage, ces rapprochements forcés créent une mentalité de méfiance, on pourrait dire de haine, et posent des problèmes que le pouvoir préfère ignorer. Si le parti au pouvoir en U.R.S.S. ne disposait d’une force policière qui couvre  tout le pays d’un réseau supérieurement organisé, c’est là que la lutte des classes pourrait sans doute se manifester le plus violemment.

         Dans son livre « La nouvelle classe », l’ex-dirigeant communiste Djilas démontrait que la Révolution russe n’a pas « aboli » les différences de classes, ni créé cette société sans classes objet de tant d’opuscules de propagande. Au lieu d’accuse Staline d’avoir corrompu la Révolution, Djilas reconnaît les faits : « La création d’une « nouvelle classe exploiteuse » était l’aboutissement logique de la dictature d’un parti qui avait supprimé « physiquement » toute opposition. » Il précisait ainsi la nature du système : « Les trois facteurs de base qui constituent ce type d’oppression totalitaire sont le pouvoir, la propriété et l’idéologie. Ils sont monopolisés par le parti politique unitaire et unique ¾ ou, suivant l’explication et le vocabulaire adoptés ici, par l’oligarchie qui constitue ce parti et cette nouvelle classe. » (Éditions anglaise, 1957, p. 166.)

         Dans « Europe » du 15 février 1925, Yvon Lapaquellerie écrivait : « Catherine ¾ quand on dit Catherine, on a dit à peu près toute la Russie pensante de son époque¾, Catherine II traitait la Révolution française d’égrillarde, avec un ricanement de fureur. « Je ne saurais croire, disait-elle, au grand talent des savetiers et cordonniers pour le gouvernement et la législation. » Il y a quelques mois, l’Europe eut le même ricanement amer à la vue d’une photographie que reproduisirent les journaux : la femme d’un envoyé des Soviets à Londres lavant son linge dans un baquet. Aux savetiers français succède la buandière russe. Mais les savetiers français sont montés en grade depuis 1789, et leurs petits-fils devenus conservateurs font la grimace à la vue d’une ambassadrice qui nettoie elle-même son linge sale. » En cet an de grâce 1971, l’Europe ne fait plus la grimace en considérant les illustrations que les journaux consacrent à la Russie ¾ du moins l’Europe à laquelle Yvon Lapaquellerie faisait allusion ¾. La Révolution russe étant « digérée », on nous propose aujourd’hui des images d’ambassadrices en vison et de généraux très gras qui se dandinent comme des veaux avec leur fardeau de décorations.... Ce ne sont pas des images de nature à provoquer les ricanements de nos élites bourgeoises fort habituées à ce genre de divertissement.

         L’idée que le marxisme, dans sa pratique, servirait à l’établissement d’un despotisme nouveau a été émise, il y a bien longtemps, puisque ce fut tout au début de la carrière militante de Marx par Arnold Ruge qui fut quelque temps l’ami de l’auteur du « Capital » et qui lui aida à publier les « Annales franco-allemandes » , en 1844. Ruge avait prédit que le programme de Marx conduirait inévitablement à un « Etat policier esclavagiste » Vers 1840, l’anarchiste P.-J. Proudhon adressait à Marx une lettre amicale qui lui demandait de ne point se faire l’apôtre d’une nouvelle religion et d’une intolérance nouvelle. Plus tard, Bakounine devait accuser Marx de vouloir entraîner les peuples vers un enrégimentement et un encasernement autoritaires : « Dans « l’Etat populaire » de Marx, nous dit-on, il n’y aura pas de privilège de classe... Mais il aura une nouvelle classe, une nouvelle hiérarchie... et la société sera a partagée en une minorité dominante et une immense majorité... (« Œuvres », vol. IV, pp. 476-477, Paris, 1910.)

         « Il veulent concentrer les rênes de l’administration dans leurs mains fermes, sous prétexte que le peuple ignorant a besoin d’une vigoureuse  tutelle; ils vont fonder une banque centrale d’Etat qui tiendra en mains tout le commerce, l’industrie, l’agriculture et même la production scientifique; et les masses de la population seront divisées en deux armées : l’industrielle et l’agricole, sous le commandement direct d’ingénieurs d’Etat qui deviendront les nouveaux privilégiés de l’Etat scientifico-politique. » (Étatisme et Anarchisme », p. 237, Saint-Pétersbourg, 1922.) Sous le tsarisme, des membres de la clandestinité révolutionnaire russe ont insisté fréquemment sur les dangers que recelait le marxisme. Makhaïski, notamment, a publié une brochure qui démontrait que, dans l’ordre social établi par le marxisme, les bureaucrates, les politiciens, les ingénieurs et les économistes prendraient la place des capitalistes comme exploiteurs du travail.

         En 1918, Abba Gordin, auteur de « Anarkhia Dukha » (Moscou, 1919), « Interindividualism » (Moscou, 1920-22), « Egotica », (Moscou, 1919), publiait, en russe, à Moscou, un livre intitulé « Le christianisme et le marxisme ou la sociomagie et la sociotechnologie » Dans ce livre, qui fut saisi par la Guépéou (ou Tcheka), Gordin prétendait identifier les éléments messianiques, missionnaires, etc., c’est-à-dire les éléments « sociomagiques » du marxisme, avec l’eschatologie prophético-chrétienne. Tel fut bien, en effet, l’impact du messianisme marxiste sur certaines foules, grâce à la propagande fort bien orchestrée de l’Etat soviétique. En 1920, Bertrand Russel, qui fut un enthousiaste de la Révolution russe, à ses débuts, écrivait dans son livre « Bolshevism, Practice and Theory », p. 15, New York, 1920) : « Le bolchevisme a apporté une nouvelle religion. Ses promesses sont magnifiques : la fin des injustices de la richesse et de la pauvreté, la fin de l’esclavage économique, et la fin de la guerre... »

         Mais comme le disaient les révolutionnaires clairvoyants : « le roncier ne pouvait donner des roses », et les résultats devaient décevoir profondément l’humaniste qu’était Russel, mais aussi un grand nombre d’hommes qui avaient aidé de toutes leurs forces à l’instauration de cette nouvelle tyrannie. Dans cet immense pays où le nationalisme est plus virulent qu’au temps des tzars, où la puissance de l’Etat est aussi extrême que l’impuissance totale de la majorité des citoyens, où la politique impérialiste est plus agressive que partout ailleurs, près de deux cent millions d’habitants vivent dans un conglomérat qui tient de la caserne et de la fabrique d’armes. Le tout surmonté de l’étendard rouge de la Révolution marxiste ! Le plus incroyable, c’est qu’au bout d’un demi-siècle cette triste plaisanterie fasse encore d’innombrables dupes, attentives à tout ce qui sort de cette Église qui avait promis le paradis sur la terre. Les religions, nées de l’esprit troupeau sont difficilement déracinables, quels que soient les avatars que les « grands prêtres » leur font subir !

    PERSPECTIVES

         Jusqu’à une époque relativement récente, le problème était assez simple : il s’agissait de mettre un terme à la misère, aux privilèges, à l’injustice, aux contradictions économiques, aux militarisme, à la guerre. Aujourd’hui, tout s’est compliqué d’une manière qui n’était pas prévue dans les Catéchismes des prophètes. A tous ces maux, l’homme, armé d’une implacable technique, en a ajouté d’autres qui mettent en cause l’existence même de la planète. Avant la dernière guerre, l’écrivain Anton Zischka écrivait un livre hallucinant qui révélait les extravagants exploits d’une « science qui manquait totalement de conscience » Il intitulait son livre : « Le monde est fou » On peut bien dire, en considérant les formidables progrès techniques de notre temps, que cette folie est devenue une véritable folie furieuse.

         A l’Est, comme à l’Ouest, la nature a été mise au pillage; l’air est corrompu, les eaux des rivières, des lacs, des océans sont polluées, sans que, pour autant, la marche infernale soit entravée. Bien au contraire, les dirigeants, qui ne peuvent plus nier cette détérioration de l’habitat humain, s’efforcent d’en minimiser l’importance et affirment qu’ils prendront toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’extension du fléau nouveau, un fléau qui menace de dépasser de très loin les pestes et les maladies épidémiques du Moyen Âge. On se rend compte que les fameuses mesures annoncées ne sont que de misérables palliatifs, incapables de nous ramener dans le courant normal d’une vie saine et équilibrée.

         Ma collaboration aux travaux du Comité Méditerranéen contre les pollutions m’a permis d’entrer en contact avec des personnalités scientifiques très informées de la gravité du problème. Tous ceux qui n’ont pas ce gênant « fil à la patte » qui ne permet pas de s’exprimer à cœur ouvert estiment que le monde s’achemine à toute allure vers une auto-destruction finale. Pour montrer le peu de crédit que l’on peut ajouter aux affirmations des techniciens d’Etat qui sont chargés de vérifier l’existence ou la non existence des pollutions, nous citerons l’affaire des containers de déchets atomiques, jetés dans la mer, après que ces messieurs aient donné toutes garanties sur leur parfaite étanchéité. Or, en septembre 1970, le commandant Cousteau, qui avait patiemment étudié la question, déclarait au Conseil de l’Europe :

         « Utiliser l’Océan comme une poubelle nucléaire est une idiotie ! En 1959, j’ai été à l’origine d’une initiative tendant à empêcher le dépôt de déchets atomiques en Méditerranée. Notre action a réussi. Depuis, on dépose ces déchets dans l’Atlantique. Si je suis toujours persuadé que c’est un danger très grave, c’est à cause de sa durée. Une erreur de calcul est irréparable pour plusieurs générations,, alors que, pour les autres pollutions, les erreurs peuvent être corrigées. Les mesures prises ne sont pas sûres. Les containers de déchets radioactifs parvenus au fond des océans s’écrasent sous la pression. On les a photographiés ouverts, baillant comme des huîtres. L’éducation du public est le principal espoir dans la lutte contre la pollution. Un véritable appel à la révolte est nécessaire. Il faut que nous devenions tous les contestataires de la pollution et que le concert des protestataires soit assourdissant ! »

         On observera que c’est justement ce genre de pollutions ¾ les plus graves, selon Cousteau ¾ qui sont passées sous silence par tous les pouvoirs publics. Mieux, on continue sur cette funeste lancée, et les augures se félicitent cyniquement des progrès accomplis pour transformer l’univers en géhenne. C’est ainsi que totalitaires soviétiques et réactionnaires français collaborent actuellement pour lancer dans l’espace d’énormes bolides qui rendront l’atmosphère irrespirable, pour le seul maintien d’un prestige imbécile. « Il faudrait se révolter », dit Cousteau. Bien sûr ! Mais, à part une certaine jeunesse qui ne sait pas encore très bien ce qu’elle veut, personne ne bouge. Les institutions internationales, dans le genre de l’UNESCO, prennent tout au plus acte du processus en cours et sont incapables d’imposer les mesures de sauvegarde nécessaire.

         Quant aux syndicats ouvriers, ceux qui ne sont pas entièrement gagnés par la corruption politique se livrent à des combats dérisoires uniquement pour justifier l’existence de leurs dirigeants, et ils s’acharnent à résoudre des problèmes depuis longtemps dépassés. Personne ne semble s’apercevoir qu’il est indispensable qu’il y ait encore du monde, pour que l’homme de demain puisse jouir des commodités que les diverses démagogies daignent lui consentir. Un ami autrichien me rappelait dernièrement la thèse développée voici juste quarante ans par Oswald Spengler, dans un ouvrage qui fit beaucoup de bruit : « Der Mensch und die Technik. Beitrag zu einer Philosophie des Lebens » (« L’homme et la Technique. Contribution à une philosophie de l’existence. »)

         Spengler adoptait une conception nietzschéenne de l’évolution de l’homme considéré comme un être né pour lutter, pour affirmer sa supériorité sur ses semblables et sur la nature. De ce fait, on ne pouvait lui demander de renoncer à la technique, instrument de domination par excellence. Mais Spengler estimait qu’il était vain de prétendre que la technique devait obligatoirement aboutir au bonheur de l’humanité. Outre que rien ne permettait, scientifiquement, de reconnaître pour juste cette hypothèse. Il ne faut pas oublier, disait-il, que les lois essentielles qui président à l’évolution de la vie en général, donc à celles des civilisations, ne permettent guère d’accepter cette idée d’une ascension ininterrompue vers une félicité qui, par la volonté de l’homme même, ne doit pas connaître de fin.

    Toute civilisation, après une période d’épanouissement qui semble annoncer des temps miraculeux, finit par être entraînée vers la décadence et disparaît. Notre civilisation occidentale doit connaître le même sort. Spengler prétendait discerner les premiers symptômes de sa dissolution. Nous assisterons bientôt, disait-il, à son passage à l’état de squelette pétrifié. Les adversaires de Spengler ¾ qui évoquaient l’attitude d’hostilité de l’homme à l’égard de la nature ¾ rétorquaient que l’homme, au contraire, s’était, en quelque sorte, identifié avec la nature, en apprenant à mieux utiliser les forces qu’elle met à sa disposition. Aujourd’hui, Spengler pourrait dire,  sans rencontrer d’objection sérieuse, que c’est précisément l’attitude de l’homme à l’égard de la nature qui fait présager un écroulement prochain de cette civilisation qui n’est plus tolérable, sous aucune de ses formes.

         N’y aurait-il vraiment plus d’espoir ? Faut-il voir vraiment dans l’évolution actuelle du monde une confirmation de ce pessimisme de Spengler qui n’accordait aucune chance de salut à notre civilisation. Il n’est pas permis de le dire, car le monde a déjà survécu à de très graves « maladies » Certaines civilisations qui ont disparu ne sont pas vraiment mortes; elles se sont transformées. Le mysticisme de la science, qui n’a pas donné ce qu’on pouvait en attendre, pourrait être remplacé par un soudain désir de « survie » qu apporterait de nouvelles raisons d’espérer à l’individu. Il est indubitable qu’une transformation complète de l’individu, de la société, de la manière de vivre, d’envisager les choses et gens, de les comprendre, est une nécessité vitale, une condition de « survie » Quelle serait la voie pour accéder à ce monde nouveau ? Nous ne sommes pas en possession de « tables magiques » qui apportent une solution à tous les problèmes de la terre. Et si nous nous permettons d’écrire certaines vérités qui effraient tant les hommes politiques soucieux de ne pas contrarier leur clientèle, ce n’est pas pour embrigader qui que ce soit, pour tenter d’imposer notre manière de voir, pour jouer au « sauveur suprême » Notre seule ambition serait d’amener les individus à réfléchir. Un petit effort leur permettrait souvent d’éviter des pièges astucieusement préparés. Par la réflexion, les hommes apprendraient à s’écarter de cet esprit troupeau qui est, en réalité, la cause de la plupart des maux qui nous accablent  et dont nous sommes, fréquemment, les artisans.
         Le point crucial est, décidément, là. On ne peut rien faire, rien créer de solide sans éclairer les individus. Sur ce sujet tout le monde est d’accord, même ceux qui ont la ferme intention de faire fonctionner l’éteignoir et d’emprisonner l’homme sous le noir capuchon de la dictature. Un mensonge bien présenté, bien attifé, a généralement plus de poids qu’une vérité trop dénudée. Et les puissances qui dirigent les hommes ou qui aspirent à les diriger, le savent fort bien. Il est très facile, quand on dispose d’énormes budgets publicitaires, de créer des « mythes passionnels » autour desquels on organise un grand tam-tam pour attirer les foules en quête de paradis.

         Il est également facile de préparer de vastes conflits armés, en persuadant les foules que leur bonheur est dans la bataille; on invente de terribles inimitiés, quand elles n’existent pas; on met de l’huile sur le feu, là où elles existent. On met en avant les grands principes ou d’invraisemblables prétextes. En définitive, c’est toujours l’élément populaire qui fait les frais de la classe; quel que soit l’enjeu de la tragi-comédie, ce sont surtout les humbles qui s’entretuent. Les idéologies meurtrières prennent le dessus, quand l’esprit troupeau leur facilite la tâche, quand l’individu cesse de réfléchir pour adopter les slogans publicitaires, quand il se précipite derrière les gros bataillons, quand il se laisse prendre aux promesses des charlatans. Alors les hommes deviennent de simples pions dans le jeu des cyniques qui aspirent au pouvoir; la société se fait sans eux, contre eux; une société où domine la violence, les conflits, l’hypocrisie, la fraude, la mauvaise foi...

         Aucun des systèmes mis en application, jusqu’à présent, ne peut changer fondamentalement les bases de la société, parce que tous établissent leur domination sur un conditionnement des masses. Or, comme je l’ai démontré dans mon essai : « L’antidote », le seul remède à tous les maux de la civilisation est dans l’homme, dans l’individu, dans sa diversité scientifiquement démontrée et qu’il faudrait amplifier dans le sens le plus noble et le plus bénéfique. Aucun individu, aucun groupe, ne possède à lui seul les qualités innées qui lui permettraient de régir à la fois les choses et les individus. Dans l’organisation rationnelle du monde, chacun devrait avoir sa place, selon ses aptitudes.
         Le plus humble des hommes est capable d’apporter sa pierre à l’édifice commun; le bon sens pourrait, très souvent, prévaloir sur les brillantes cogitations, sur la plus réputée dialectique. Il faudrait faire entrer cela dans la tête de nos contemporains et les amener à ne plus céder aussi facilement leurs droits d’hommes à de dangereux aventuriers qui se déclarent eux-mêmes des êtres supérieurs. Beaucoup d’idéalistes ont rêvé que le refus de l’homme empêcherait un jour ces périodiques immolations qui sont la honte de l’humanité. Ce n’était qu’un rêve, mais il faudra bien que ce rêve se réalise pour que survive le bipède humain. Quelle sera la société de demain, s’il doit y avoir encore une société ? Étant donné les imprévisibles événements qui peuvent, à tout instant, survenir, il est bien difficile d’établir, sans risque d’erreur, ce qui sera et ce qui ne sera pas.

              Les marxistes eux-mêmes, qui reprochent aux autres de ne pas avoir de programme scientifique quant à l’édification de la société future, n’ont guère présenté que des programmes électoraux dont il est inutile de souligner les grotesques réalités; là où ils se sont « installés », grâce à l’esprit troupeau, ils n’ont fait que reprendre les vieilles institutions des régimes déchus, en aggravant souvent leurs défauts. Il est bon d’ailleurs de rappeler qu’on trouve chez un Marx un parti pris évident de ne pas envisager de solution concrète.

         Charles Rappoport, un des plus sérieux, et des moins contestés des théoriciens marxistes, a écrit dans le premier volume de l’Encyclopédie socialiste : « On remarquera que le Manifeste évite soigneusement de donner des idées positives sur l’organisation de la famille et de l’unité nationale sous le régime socialiste. Il se borne à railler l’hypocrisie et les sophismes bourgeois, à relever les contradictions flagrantes entre ce qui se dit et ce qui se fait, entre l’idéal et la réalité dans la société actuelle. Le socialisme scientifique s’est toujours refusé à construire des plans détaillés de l’avenir. Il suffit de connaître la direction dans laquelle se meut la société, l’ensemble des forces sociales. Tout problème, pour être susceptible d’une solution scientifique, suppose des données précises à l’aide desquelles on cherche la solution. Les conditions de l’avenir sont des inconnues pour nous. Donc, le problème de l’organisation détaillée de l’avenir est insoluble. On ne peut que donner des solutions possibles, émettre des hypothèses dans l’intérêt de la propagande et dans un but de vulgarisation. »

         En somme, le théoricien montre que Marx était quelque peu prétentieux, quand il qualifiait sa doctrine de scientifique, à l’exclusion de toutes les autres. Le pragmatisme marxiste n’est pas allé assez loin en prétendant que le machinisme se chargerait d’organiser le monde dans un sens « socialiste » Aujourd’hui, on s’aperçoit de plus en plus que le machinisme pourrait bien arriver à ce qu’il n’y ait plus de monde du tout. A cet égard, ce n’est vraiment pas le marxisme qui nous apporte des apaisements, lié comme il est aux multiples avatars du capitalisme traditionnel. Seule une prise de conscience, un dégagement de cet esclavage mental qui enchaîne l’homme à des croyances, des dogmes, des systèmes de contrainte depuis longtemps périmés, pourrait faire dévier l’humanité de sa route dangereuse, et lui permettrait d’évoluer dans un sens libertaire.

         J’ai la conviction profonde - et qui est maintenant partagée par nombre d’hommes de science et de penseurs éminents - qu’il faudra, tôt ou tard, mettre en application les solutions que nous n’avons cessé de préconiser depuis si longtemps : Tout d’abord, la limitation de la natalité; le pullulement humain étant devenu un fléau qui en entraîne beaucoup d’autres, à commencer par les guerres, les invasions, les dictatures... Dans un monde soumis à une augmentation formidable de la population, les contacts humains deviennent de plus en plus difficiles, les relations familières qui régnaient entre les individus, quand l’humanité était répartie en petits groupes, ne peuvent plus exister. Quant aux difficultés économiques, aux facilités que la formation d’un esprit troupeau accorde aux trafiquants, aux ambitieux de toute nature, nous n’avons pas besoin d’y insister !

         Il faut ensuite supprimer partout les armées permanentes, arrêter les fabrications d’armements et détruire, totalement, ceux qui existent actuellement. S’il se trouve encore des hommes qui veulent se battre, il restera les rings de boxe, de catch et bien d’autres divertissements du même genre. Dans l’ensemble, et quelle que soit la docilité apparente de ceux qui participent aux tueries organisées, il ne nous semble pas que ces horreurs correspondent vraiment à une tendance incompressible de l’animal humain. Le problème de la surnatalité et celui de la guerre, une fois réglés, il faudra bien mettre aussi l’économie au diapason des besoin, ramener le progrès technique à la mesure de l’individu, réduire le gigantisme industriel à de plus normales proportions, en finir avec ses formidables entassements d’êtres humains qui ressemblent à d’hallucinantes termitières. Permettre à tous, en supprimant ce qui est criminel, dangereux ou scandaleusement inutile, de vivre au sein d’une nature régénérée, de profiter d’un coopératisme et d’un système d’éducation organisés à l’échelle mondiale, selon les possibilités de chaque époque.

         Le problème du pullulement, de la guerre et du désordre de l’accaparement et de la spéculation une fois réglés, l’individu, cellule de base de la société, pourrait peut-être jouir de sa petite part de soleil et de fleurs ! Si rien ne se faisait dans ce sens, avant la fin de ce siècle qui aura vu d’étonnantes réalisations, je me demande quels pourraient être les insectes organisés qui témoigneraient encore, un peu plus tard, de l’existence, d’une vie animée sur la planète. Quant à l’homme, il est fort probable qu’il n’en resterait aucune trace dans les ruines d’un univers abandonné aux forces cosmiques et peut-être aux microbes qui nous survivront.




    Louis DORLET




    (1) On lit dans une « Apologie de Machiavel », par C.-Louis Machon : « Ses maximes sont aussi vieilles que le temps et les Etats. Il n’enseigne rien de particulier ni d’inoui, mais raconte seulement ce que nos prédécesseurs ont fait, et ce que les hommes d’aujourd’hui pratiquent utilement, innocemment et inévitablement. » (Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux », 1881, p. 446.)
    (2) Je lis cette phrase dans un ouvrage chronologique, écrit en 1833 par un auteur catholique : « Le contre-coup de la Révolution française devait se faire sentir dans tous les pays. Il commence en Belgique où l’oppression de la religion catholique et l’enchaînement de la presse entretenaient un mécontentement assez fondé. Le peuple, en août 1830, chasse les troupes et s’empare de la capitale à la suite des combats; une régence y est établie... »





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  •           Ando-Sœki  naquit entre 1700 et 1710 dans la province d’Akita, située au nord-est de la grande île de Nippon. Sa vie fut très agitée. Orateur, pamphlétaire et conspirateur, aussi bien que chercheur et philosophe, il laissa en tout une centaine de volume dont la plupart se référèrent au thème principal de sa pensée : “La nature, chemin pratique de la vérité”. Malheureusement, presque tous les originaux ont été réduits en cendres, lors de l’incendie consécutif au grand tremblement de terre qui ébranla Tokyo et ses environs le 1er septembre 1923.

    L’HOMME REVOLTE

              Il y a deux cent ans, la structure sociale au Japon était essentiellement féodale, sous la domination théorique de la dynastie Fokougaoua. On distinguait quatre classes, allant des clercs et des guerriers aux artisans libres et aux commerçants. En fait, quatre-vingts pour cent de la population s’adonnait à l’agriculture, tout en subissant les exactions des seigneurs, impôts et corvées, dîmes et natures, etc. C’est contre cet état de choses absolutiste et demi-barbare que Ando-Sœki  allait élever une protestation radicale, tant par son action conspiratrice propagandiste que par une critique impitoyable des superstitions et des hypocrisies morales en vigueur.

              Il battit en brèche les dogmes religieux, les traditions militaires et l’esprit d’autorité qui formaient la base et la sanction des hiérarchies de caste, et, par la-même, de tout le système politique et économique du pays. Il exalta la dignité et la liberté possibles du travail paysan, en un temps où ce travail était soumis à l’exploitation la plus unique, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales. En effet, la maxime en usage dans le Japon féodal était la suivante : “Il faut tenir en respect les paysans, en ne leur laissant pour vivre que l’extrême nécessaire, et en tirant d’eux tout le labeur compatible avec leur survie.”

              Ando-Sœki  étendit sa critique jusqu’au fondement moraux du bouddhisme et du confusianisme. Il leur opposa une philosophie libertaire poussée jusqu’à ses dernières conséquences pratiques. Bien que la science de son temps fût encore rudimentaire, il éclaira, par une intuition profonde, le problème des origines et des destinées humaines, et les rapports de l’individu avec l’univers. Il appliqua consciemment la méthode d’observation des phénomènes de la nature, pour en tirer les “vérités pratiques en accord avec la marche des choses”. Selon son expression, “la vie de l’homme doit s’accorder à la justice et à la vérité, en s’inspirant des principes de l’activité naturelle.” Il réclamait “l’abolition des lois qui font violence à la nature et à la société.”


              Dans de nombreux exposés publics qu’il donna de ses idées à des auditoires paysans, il affirmait que “la culture de la terre est l’origine et le fondement naturel des sociétés.” Luttant avec une persévérance exemplaire pour la réalisations de ses idées, avec des compagnons de route qui se nommaient Kamijama, Senkakou, bien d’autres encore, Ando-Sœki poursuivit une vie d’aventures et de dangers, en opposition au régime féodal et à la dynastie des Fokougaoua.

    L’HOMME ET LA NATURE

              “Hommes, vous êtes tous les fils de la nature. Cependant il est parmi vous des individus qu’on tient pour supérieurs à elle et qu’on décore du titre de saints. Mais aucun d’eux n’a reçu d’attributions spéciales pour décider de la paix et de la guerre; et ils n’ont ni raison ni cause pour formuler de vaines ambitions. Ce qui est lamentable, c’est que ces hommes prétendus sanctifiés n’ont rien compris à la nature. Au lieu de cela, ils ont échafaudé une doctrine dogmatique et un système de lois qu’ils mettent en oeuvre pour leur propre avantage personnel.”Telle était la façon dont Ando-Sœki concevait l’origine de l’autorité sociale, et c’est pourquoi il stigmatisait les hommes investis d’une fonction “sacrée” : “Vous n’êtes pas des producteurs, mais de méprisables parasites ! “ leur disait-il.

              Il cribla de sarcasmes tous les sages légendaires, tous les santons chinois de la préhistoire, depuis Fou-Yi jusqu’à Confucius, pour leur soumission au despotisme politique. Ainsi : “Yaou, le premier empereur de l’immense Chine, osa déclarer aux peuples qu’ils étaient composés de ses fils. C’était là un mensonge, puisque Yaou n’a jamais cultivé la terre, se contentant de s’emparer des biens produits par les autres. En fait, Yaou était nourri par le peuple; et par conséquent, c’était lui “le fils” des paysans qui avaient la bonté de le nourrir. Pourtant malgré cela, il répétait : “Les peuples sont mes fils”. Manque de pudeur et de délicatesse !” Quant à Souen, qui succéda à Yaou sur le trône après l’avoir écarté de vive force, ses droits n’étaient pas meilleurs : “Le monde naturel ne pouvait abdiquer devant Yaou ni accepter Souen, et tous deux n’étaient que des usurpateurs. Car ni le monde, ni un pays quelconque, ne peut être la propriété de personne.” Tel était l’avis de ce précurseur.
             
    LE POUVOIR DES SAGES

              Ando-Sœki niait la sagesse du législateur Confucius. Selon lui, tous les “sages” légendaires s’étaient écartés des vérités et des normes naturelles pour imposer leurs doctrines, tirant profit de la justice et de l’humanité même pour se placer au-dessus d’elles, comme arbitres du bien et du mal. “Eux aussi vivaient de la corvée et de l’impôt. Car ils ne tissaient point et ne cultivaient point la terre; et cependant ils se vêtaient et mangeaient. Et leurs continuateurs en font autant.


              C’est ainsi, dit Ando-Sœki, que ces dignes disciples vont vendant la sainte doctrine pour du pain et des lentilles.” “Vorace et paresseux !”, c’est ainsi qu’ils nomment les saints hommes ¾ les politiques, les magistrats, les éducateurs, les clercs et les négociants qui consomment sans rien produire. Et, en même temps, il tourne en ridicule les faux moralistes qui déclarent avec componction : “Les saints hommes nous ont enseigné que la justice pèse plus que l’or. Devant la justice, la vie n’est qu’un pauvre grain de poussière.”

              C’est avec de telles paroles que l’on mène à la mort des hommes qui s’inclinent devant leurs maîtres. On leur fait croire qu’une parole creuse vaut mieux et a plus d’importance pour eux que leur propre vie. C’est au nom d’une telle justice qu’on fait disparaître d’innombrables êtres humains. “Prêcher la “justice”, et envoyer les hommes à la tuerie ou à l’échafaud au nom de la loi proclamée en son nom, tel est le double crime des “sages” et des “saints”, selon Ando-Sœki.

    LE POUVOIR DES GUERRIERS

              Il n’est pas plus tendre envers les héros militaires. S’en prenant à la caste des samouraïs, il déclare : “La science des armes est nuisible, et les livres qui l’enseignent ont semé le carnage dans le monde. Dans chaque pays, le rôle capital de l’armée est d’être un instrument de désordre” ... “Toute la politique des armées ne sert qu’à massacrer les hommes et à livrer aux rats les richesses du pays, mais ne tendra jamais à supprimer la guerre. Les experts militaires prétendent pacifier le monde; et, pour cela, ils provoquent guerres, massacres et famines. C’est que, pour eux, la guerre et la paix sont synonymes de désordre.”

              “Dans une société où tous les hommes travaillent et cultivent la terre, il n’existe ni guerre ni cause de guerre”...“Supprimons immédiatement tout attirail meurtrier et détruisons les épées, les lances, les arcs, les balistes, les arquebuses, les frondes et tous les instruments qui servent à la guerre. Renonçons aux parades et aux défilés militaires, et retournons à un mode naturel de vie. N’employons que des moyens pacifiques pour défendre notre pays.”

              Et encore : “Les gens de castes militaires se sont toujours présentés en maîtres, et se sont imposés comme tels; mais jamais ils n’ont cultivé la terre. Ils ont reçu les produits du sol et du travail comme leur dû, et ont fait étalage public de leur luxe et de leurs  richesses. C’est la raison pour laquelle ils combattent entre eux et se liguent contre qui les envie, s’approchent du trône et cherchent à se l’approprier pour vivre dans l’arrogance et le faste. C’est aussi la raison pour laquelle ils provoquent les guerres où toujours le vainqueur se change en maître, en parasite, en “seigneur souverain”, s’attribuant le pouvoir absolu. Et le même phénomène se reproduit sans fin à travers les temps.”


    LE POUVOIR DES MARCHANDS

              Selon Ando-Sœki, l’homme doit obéir aux signes de la nature, à la végétation, dans saisons et non pas à l’argent qui se trouve aux mains d’un autre homme. De toutes les autorités, celle de l’argent est la plus factice des toutes. “Ainsi les travailleurs et les artisans fabriquent les objets pour l’utilité et l’agrément de tous; mais les oisifs, les “saints aux mains blanches” imposent aux salariés la construction des palais, des forteresses et des temples d’où ils dominent le peuple; il leur faut des futilités pour leur caprice et leur jouissance, des instruments de guerre pour leurs brigandages et des instruments de trafic pour leur commerce. Ils sont curieux d’habitations immenses et de navires géants pour entasser les objets rares et précieux de tous les pays qu’ils visitent.”

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              “Ils gaspillent aussi les biens immenses et cela les conduit à provoquer sans cesse de nouvelles guerres, y nourrissant leurs désirs de possession et l’illusion de s’approprier d’autres terres et richesses par le moyen de l’invasion.” Ne croirait-on pas entendre ici Montesquieu passant en revue les causes de décadence romaine ?

              “Les commerçants achètent et vendent; ils s’affairent à exploiter les mines d’or, à monnayer les métaux et à faire circuler la monnaie par le monde. Or, cette activité est stérile et ils sont seuls à en tirer profit; là-dessus, toutes les classes sociales, en haut comme en bas, courent après l’argent et veulent en posséder, chose contraire à la nature et aux règles du bon sens. Ainsi les possesseurs de grandes fortunes sont appelés “aristocrates”, “notables”, “riches”, “bienfaiteurs”, et à ceux qui manquent d’argent on réserve le nom de “vilains”, “pauvres hères“, “misérables”; la morale est dénaturée par le simple jeu de la circulation monétaire, et l’on peut, sans rien faire, se procurer le travail d’autrui.”

              “Le trafiquant ne travaille pas, mais il “fait travailler” son argent; et ceci est la source de toute une suite de maux. Là où il y a beaucoup de trafiquants et peu de paysans et d’artisans, se produit le déséquilibre et s’installe le désordre; si l’année est mauvaise, le peuple meurt de faim; des honnêtes gens sont réduits à tuer et à vivre de pillage. Encore ne le font-ils pas pour l’argent, mais pour manger et rester en vie.” C’est en ces termes que Ando-Sœki signalait, il y a deux siècles écoulés, les causes essentielles des maux dont nous souffrons encore aujourd’hui. Voyons maintenant quelle était sa conception positive de l’ordre social.

    PHYSIOCRATIE

              “Nous considérons l’agriculture comme la source unique de la richesse mondiale, qui alimente de subsistances tous les êtres et tous les travaux. Seule, l’agriculture ¾ et nous entendons par là le travail direct de la terre et la jouissance directe de ses fruits ¾ peut assurer à tous une alimentation suffisante, le vêtement et  le toit, un système social sans égoïsme et sans désordre. Les cultivateurs sont les vrais fils de la nature, ils ne sont ni nobles ni esclaves, ni supérieurs ni inférieurs, ni “sages” ni fous ¾ ce sont de simples hommes qui vivent en harmonie avec le reste de la création.”

              Porte-parole des paysans travailleurs aspirant à leur indépendance, l’auteur s’appuie sur leur expérience et l’équilibre qui se manifeste entre les forces naturelles et les forces humaines. Une société pacifique et harmonieuse,  susceptible  de créer chez tous les hommes les conditions du contentement intérieur, ne peut se baser que sur la vie naturelle et le retour à la terre; telle est l’idée à la fois philosophique et poétique, telle est aussi la conception réaliste des choses et des relations entre les hommes qui anime Ando-Sœki affirmant de toute sa foi : “La vie est assurée par ce qui pousse; elle est liée au travail de la terre, et quiconque ne cultive pas, vit en parasite du pays.”


              A ses yeux, la politique, la religion, l’économie mercantile et le système monétaire ne sont que des dérivés de la violence et de l’autorité, des moyens utilisés pour s’approprier  indûment les produits de la terre cultivée.


              Le peuple est opprimé et exploité par des inutiles qui sont en même temps de grands gaspilleurs. “Cessez donc, dit Ando-Sœki, de nourrir cette classe improductive, qui ne saurait absolument pas vivre sans la récolte que vous lui abandonnez.”

              Voici une esquisse du tableau qu’il trace de la solidarité nouvelle : “Les paysans apporteront au marché le grain et les légumes; les pêcheurs viendront avec leurs poissons; la laine, le sel, le riz, les vêtements seront ainsi échangés en toute liberté. Les relations entre les hommes des ports, des montagnes, des villes et des champs s’adouciront devant l’abondance des aliments, des boissons, du combustible et autres produits. Ils vivront sans arrogance et sans humiliation, sans avidité et sans envie, sans désordre et sans répression, sans souffrances, sans guerre, sans armées, sans vol et sans châtiments. Ce sera, en un mot, l’expression active d’un monde pacifié et tranquille, sans pauvreté ni richesses, sans fausses sagesses ni sottes simplicités.”

    L’INDIVIDU ET LE TOUT

              Ando-Sœki combat également les doctrines de Confucius et du Bouddha, en leur opposant le sens de la liberté et de l’égalité comme un phénomène vital et naturel : “Les relations humaines naturelles ne comportent ni sommet ni abîme, ni roi ni peuple, ni Bouddha ni superstitions. La racine de chacun plonge dans le même fonds naturel.” Il repousse également la vieille philosophie chinoise qui se perd en formules vagues : “Yang-Tsé-Tsen ignorait les vérités naturelles puisqu’il considérait l’âme et le corps comme  deux parties distinctes; ce qui est une erreur grossière.”

              “Dans son livre intitulé Le Ciel et la Terre, il écrit que la grandeur et l’harmonie de l’univers dépendent d’une influence qui s’exerce de manière uniforme sur toutes parties; bien que le Tout offre une multiplicité d’aspects, la paix qu’établit cette influence est unique. De même, bien que les hommes soient divers, la souveraineté qui les harmonise doit être celle d’un seul. A mon avis, Yang-Tsé-Tsen a traité ainsi de l’univers sans connaître la vérité, car le principe de totalité n’apporte pas la paix au monde, cette pais étant en puissance au fond de chaque chose, et de chaque être. Ce qu’on prétend être “paix organisée” apparaît quand les “saints” se séparent des autres hommes et prétendent dominer. C’est alors que commence le désordre.”

            S’attaquant au taoïsme il dit : “Les prétendus saints ont accaparé l’intérêt du monde en établissant leur propre législation. C’est ainsi qu’à surgi le taoïsme. Les taoïstes affirment que la source de la vertu se trouve dans l’unité et que le bon chemin conduit au Tout (en chinois “la vertu et le chemin” sont synonymes de morale). Ils séparent de la vie la source de la vertu, ce qui constitue une erreur grossière, parce que dans la nature, la vie est la vérité du cosmos et la vertu n’en est que l’esprit, de sorte que la vérité et l’esprit ne sont pas séparables dans la nature. Ils parlent de la vertu en méconnaisant son essence. Ils se réfèrent à la vie, mais ils ignorent l’ontologie.

    RELATIVITE UNIVERSELLE

              Ando-Sœki exprime ses principes concernant la vie naturelle et la pratique de la vertu dans les termes suivants : “Réciprocité et vérité vitale.” La réciprocité signifie le caractère relatif de l’univers, de même que la vérité vitale exprime le fait vivant de la nature. Et il nous dit : “La réciprocité existe, par conséquent la vérité vitale peut exister. Si la réciprocité n’existait pas, il ne pourrait jamais y avoir de vérité vitale.”

              A une époque où les sciences naturelles étaient rudimentaires - et dans le Japon isolé - il avait poussé très loin son observation. Et c’est ainsi que, récusant toutes les superstitions, il affirmait que l’univers est le produit de la relativité et constitue une grande fédération libre, dans laquelle il n’est besoin d’aucun principe absolutiste autoritaire, ni d’aucune existence privilégiée. Et il recommande que cette harmonie universelle soit projetée dans la vie sociale, estimant que par ce moyen il serait possible d’accéder au bonheur de tous.

              Sans exception aucune, ses opinions concernant la société et la vie de l’homme procédaient de son observation des phénomènes naturels. Son attitude était celle des biologistes modernes, mais il tirait de ses intuitions la vérité qu’il espérait utiliser de manière directe, en appliquant le problème de la “conivence entre les hommes.”

              Ando-Sœki disait il y a plus de deux cent ans que le Japon devait acquérir la conscience de sa situation et l’idée de ce que devait être son comportement futur : “Le Japon est situé en Extrême-Orient, lieu où la moisson est abondante et la nature de l’homme débonnaire. Le principe naturel y apparaît sans artifice. C’est un pays où il est facile d’établir  l’harmonie et le bon sens. Pourquoi, vivant dans un pays si harmonieux, s’obstine-t-on à d’autres pays cette religion et cette morale qui nous induisent en égoïsme et en erreur ?”  Telles sont, fort condensées les idées exprimées par ce précurseur japonais de l’idée anarchiste dont l’oeuvre et l’action sont à peu près ignorés en France.


    S. SUDO.






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  • Les psychotropes comme un refuge. L'alcool et les drogues diverses. Un rempart contre l'angoisse. Face à une incapacité de gérer au mieux une situation donnée, dévalorisé alors avant que d'être découragé on s'adonne à quelques plaisirs artificiels qui seraient-là pour nous aider à supporter ce qu'on ne peut supporter.
    Mais tout ce qui nuit au corps et au mental, quand bien même cela peut nous agréer pour un temps, nuit à l'entièreté de ce que nous sommes, de ce que nous pourrions faire et devenir.

    Je suis toujours effaré, à cette époque du superlatif, de... l'exagération dans les propos - cette époque du trop, "trop bon", "trop fort", trop puissant" de voir ces gamins qui aiment à se "défoncer", se "déchirer", "s'exploser la tête"... C'est très grave quand cela devient un jeu et, plus qu'un jeu, une sorte de rituel, l'occupation qui reste favorite de quelques camarades en soirée et ce même dans les milieux qui se voudraient "subversifs"...-

    Mieux vaut TOUJOURS se réfugier, s'il faut se réfugier dans les choses SAINES ! Construire et non pas détruire. Je le dit toujours mais la santé, vraiment, comme l'entretien du moral comme du reste de son corps, est SUBVERSIF car, en ayant en sa possession tous ses moyens physiques et intellectuels, on reste maître de soi, en toute circonstance et on a tout à gagner à n'être que son propre maître et non l'esclave d'un autre ou de quoi que ce soit d'autre. Comme une façon de s'appartenir en premier lieu. Voilà ce qui donne les idées claires. Simplement.

    J'ai eu de bons amis qui aimaient à boire. Parfois un peu trop. D'autres encore qui aimaient à abuser de d'autres substances. Comme je ne pouvais, en ces moments où ils s'adonnaient à leurs vices absolument rien échanger avec eux, comme leu...r vie me semblait toute dissolue et leurs préoccupations être guidées par le moyen de se procurer ce qui allaient leur permettre de se perdre, j'ai cessé de les fréquenter absolument. Ceci n'étant pas mes histoires pour ne choisir autour de moi que des gens avec qui il était possible d'avoir un minimum d'échanges et de rapports sains.

    Et si les magasins, des grandes surfaces au plus petites boutiques vendent autant de bouteilles d'alcool c'est bien parce que, non seulement le système le permet mais aussi et surtout l'encourage grandement. Car, outre les sommes colossales... que lui rapporte ce produit, cela lui permet aussi de calmer les élans de révolte et de canaliser parfaitement les énergies nouvelles, spontanées et généreuses des Individus qui pourraient être quelque peu influents dans un milieu donné. Positivement s'entend.

    C'est ainsi que la C.I.A. a créé, notamment, le L.S.D. afin de l'introduire dans le mouvement hippie sensé être anar, au départ... Quant à l'alcool aujourd'hui, l'interdiction donnée de n'en vendre pas aux gamins de moins de 18 ans est aussi là pour camoufler cet état de fait. La pénalisation du cannabis est aussi un choix tactique car il est à parier que si la vente de ce produit devenait légale, l'Etat, le plus GROS proxénète et dealer de tous les temps, y perdrait beaucoup. Pour terminer, on peut constater toujours avec beaucoup de tristesse les murs entiers de bouteilles d'alcool au mépris du moindre fruit ou légume biologique...
    Je pourrais terminer en disant que si l'état cherche à te détruire, il conviendrait mieux de trouver les moyens de le détruire, lui. Reste à se prémunir de ce qu'il met en place pour cela.


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